Brochure Inhnpa

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Idée de Nature, . humanisme et négation de la pensée animale Yves Bonnardel La Raison des plus forts Le texte reproduit ici reprend, légèrement modifiée, la version écrite d’une intervention lors du colloque intitulé “De la négation de la pen- sée animale” qui s’est tenu à l’Université Parix V René Descartes en novembre 2009 à l’initiative des associations Droits des animaux et Tribune animale (Sciences-Po Paris). Il a été publié dans le recueil La Raison des plus forts (éd. IMHO, Paris, 2010). Nous avons vu que les sens et Lorsque nous parlons de pren- les intuitions, les différentes émotions dre en compte les intérêts fonda- et facultés, comme l'amour, la mentaux des autres êtres sensi- mémoire, l'attention et la curiosité, bles, sentients1, nous nous heur- l'imitation, la raison, etc., dont tons systématiquement à l’idée l'homme se vante, peuvent être de Nature. Celle-ci est invoquée trouvés à l'état naissant, ou même pour nier que les animaux sont pleinement développés, chez les des individus conscients, voire animaux inférieurs. Les animaux dont nous avons 1. Sentience : «[…] le fait que certains fait des esclaves, que nous ne voulons êtres ont des perceptions, des émotions, pas considérer comme nos égaux. et par conséquent […] des désirs, des Charles Darwin, Carnet B buts, une volonté qui leur sont pro- (1837-1838) [réf. en fin de livret] pres. » (Estiva Reus,. 2005). qu’ils éprouvent des sensations et née, ou du moins équilibrée, où des sentiments/émotions. Ils tous les éléments «naturels» seraient de simples spécimens auraient une place «naturelle», interchangeables de leur espèce, et contribueraient ainsi, en les rouages d’un ordre naturel, tenant leur rôle, à l’harmonie du programmés, soumis à des ins- Tout. Elle sert toujours plus ou tincts, ne réagissant qu’automati- moins de modèle, de norme. Il quement à des stimuli. Simples faut agir de telle ou telle manière organismes « animés », on leur pour que tout reste dans l’ordre ; dénie ainsi toute subjectivité, sinon surgit le reproche d’être toute intériorité, tous désirs pro- «contre-nature». Les objets natu- pres (Olivier & Reus, 2005a). Ils rels doivent rester tels qu’ils sont, n’existent pas pour eux-mêmes, sous peine d’être dénaturés, à la recherche de leurs propres dégénérés, et d’amener le chaos satisfactions, mais sont des ins- ou en tout cas une déperdition truments d’une fin qui les d’harmonie, de pureté, etc. dépasse, qu’il s’agisse de la Toute chose censée faire partie bonne marche des écosystèmes de la Nature (avec un grand «N» : ou de la survie de leur espèce. En il s’agit de la totalité) se voit attri- fin de compte, ils sont au service buer dès lors une nature (avec un du Tout, de la Nature, à laquelle petit «n»), qui définit ce qui est ils sont censés appartenir. Ils en essentiel en elle, ce qu’il faut res- pecter en elle. C’est sa nature qui sont des parties et on ne leur la fait être ce qu’elle est, qui lui reconnaît de valeur que relative, dicte son rôle, sa place, qui est en fonction du rôle qu’ils sont programme ou code2. censés y jouer. L’idée de Nature est tout autre que celle de réalité. La notion de Qu’est-ce que réalité désigne ce qui est ; c’est l’idéologie de la Nature ? une description de ce qui existe. La notion de Nature se donne Qu’est-ce donc que la Nature ? comme une description, mais Une notion qui désigne le représente en fait ce qui doit être : monde comme totalité ordon- 2. Hier c’était le sang, aujourd’hui ce a. Les références bibliographiques sont les gènes qui sont censés être le figurent à la fin du livret. support de la nature des êtres. 2 c’est une prescription plus ou relief ou le cycle de l’eau, tous moins voilée, qui vise à faire concourent à leur manière (qui l’économie d’une réflexion éthi- correspond à leur place naturelle que sur le monde en dans cet ordre) au « La notion de Nature lui substituant un rap- fonctionnement har- se donne comme une port de type religieux. monieux de l'ensem- description, mais c’est On quitte alors toute ble, et ne sont plus une prescription plus rationalité pour entrer perçus que dans ce ou moins voilée » dans le domaine de la cadre. Ainsi, ils n'ont mystique la plus commune, d'autre valeur à nos yeux que omniprésente de la Modernité relative à la fonction qu'ils rem- (Rosset, 1973). plissent. En voici une illustration Le naturalisme est la croyance (Hamburger, 1976) : en l’existence de la Nature, en l'existence d'un ordre naturel. La «… tout ce que la morale humaine Nature est censée être l’ensemble réprouve avec force, l'injustice, de ce qui existe – hormis les l'inégalité, la cruauté, n'a, chez humains censés dénoter. Elle est l'animal, aucun sens. Pour l'animal, la totalité, perçue comme une la finalité semble bien différente : puissance, une sorte de vaste c'est avant tout la survie, survie organisme, un ordre ou un équi- individuelle et plus encore survie libre fonctionnant harmonieuse- de l'espèce. Peut-être même l'ani- ment. En tant que totalité, mal est-il programmé en fonction l’«ordre» se voit investi d’une d'un plus vaste dessein, à savoir un valeur infiniment supérieure à équilibre sur la Terre entre toutes celle accordée à chacun des «élé- les espèces vivantes. »3 (p. 105) ments» qui le composent. Toute chose prétendue faire partie de 3. Hamburger enchaîne avec un cet «ordre naturel» n'est plus exemple de «régulation naturelle» considérée que par rapport à la par la prédation, qui, associé à des totalité. Du coup, ces «choses considérations de programmation et naturelles», quelles qu'elles de finalité, ne signifie rien d’autre que soient, toutes choses inégales par le fameux : «ils se mangent entre eux, ils sont faits pour cela.» L’auteur était ailleurs, sont mises sur un plan un scientifique bien connu et il est d’équivalence : les individus ani- intéressant de retrouver chez lui cette maux, les végétaux, l'humus, le fameuse croyance naturaliste que les 3 Ou bien encore : comme on le fait pour les «Les zones humides forment humains. Leur vie et leurs actes donc un milieu bien équilibré, où sont perçus uniquement dans chaque espèce tient son rôle. Si leur rapport à la supposée tota- certains foisonnent, ce n'est, en fin lité, comme ayant pour cause et de compte, que pour en alimenter pour but une participation à la d'autres, prédatrices. Ce cycle si totalité, à l’ordre. bien ordonné de la Nature… »4 Une telle vision du monde, On voit à travers ces exemples lorsqu’elle est transférée dans combien les individus animaux l’ordre social, porte un nom : sont réduits à n’être que de sim- totalitarisme. Lorsque seule la ples rouages de l’Ordre. Il sont Totalité (l’ordre social) est envi- au service du Tout, ils n’existent sagée, lorsqu’elle seule se voit que par et pour le Tout. Ainsi on attribuer une valeur, lorsque les ne considère pas que leur propre individus ne sont plus appréhen- vie leur importe et que cela est dés qu’en tant qu’utiles à la com- important, comme on le fait munauté (Arendt, 1972)… On voit ici que cette idéo- pour les humains. « Une telle vision du logie sociale totalitaire On ne considère pas monde porte un nom : trouve son exact leurs actions comme totalitarisme » résultant de leurs parallèle dans l’idée propres désirs et aversions, de Nature moderne. Toute vie subjective et choses qui existent répondent à un personnelle évacuée dessein, à un destin, vaste ou déri- soire, à un programme, et ont finale- ment un sens. Depuis quelques années seule- 4. «La vie agitée des eaux dormantes», ment, on n’ose plus guère invo- Ça m'intéresse n°16, juin 1982, p. 50. quer la notion d’instinct : les ani- En fait, la notion d’«équilibre écologi- maux jusqu’à récemment agis- que», l’un des plus omniprésents pon- saient par instinct, n’agissaient cifs de la vulgarisation écologique, est 5 très critiquée d’un point de vue scien- que par instinct . La notion ser- tifique, comme l’expose notamment Botkins (1990). [Comme déjà dit, les 5. La notion d’instinct n’est plus utilisée références des ouvrages sont données par les éthologues car trop imprécise en dernières pages.] et ne rendant pas compte de la réalité ; 4 vait à nier qu’ils puissent éprou- duelle qui serait à elle-même sa ver quoi que ce soit : leurs réac- propre fin : ces sensations sont tions étaient proprement machi- elles aussi tout au plus l’instru- nales et n’étaient pas du même ment du destin naturel qui leur ordre que les réactions humai- est assigné dans l’ordre du nes. Leurs désirs n’étaient pas de monde. vrais désirs, individuels comme les nôtres, mais servaient un but Les documentaires animaliers étranger à l’individu lui-même. insistent beaucoup sur la préda- L’instinct était le relais de l’es- tion et la fornication animales, pèce en l’individu, la courroie de «fonctions vitales» par excel- transmission de la Nature en l’in- lence, aisément reliées à la néces- dividu, ce qui lui permet de bien sité, à la survie de l’individu ou remplir sa fonction au sein du de l’espèce. S’ils peuvent diffici- Tout, de tenir son rôle naturel. lement faire l’impasse sur le fait que les tout jeunes mammifères Depuis que les progrès de sont extrêmement joueurs, le dis- l’éthologie cognitive nous ont cours affirme de façon insistante forcé de reconnaître tout de que cette propension à s’amuser même l’existence de sensations leur permet d’apprivoiser le animales et de désirs, on insiste monde et de se former à la dure volontiers sur l’adéquation des lutte pour la vie.

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