MONSIEUR BARCLAY Du même auteur :

Concerto pour transistors. Stock, 1976. Arthur Rubinstein ou l'amour de Chopin. Messine, 1980. L'Amérique de George Gershwin. Messine, 1982. Paderewski, l'idole des Années Folles. Balland, 1984. Eric Lipmann

MONSIEUR BARCLAY

BALLAND © Editions Balland, 1985 A Marie- Brière et Edouard Ruault, sans qui...

Avant-propos

Parmi tous les gens plus ou moins intéressants mais en tout cas célèbres qui jalonnent l'Histoire du Spectacle, Eddie Barclay est un des rares qui n'aient pas encore écrit leurs « Mémoires ». Est-ce parce qu'il m'a dit un jour : — Pourquoi veux-tu que je les écrive, alors que je n'ai jamais été foutu de lire ceux des autres ? Peut-être que ce petit ouvrage l'incitera à revenir sur cette décision. C'est en tout cas tout le mal que je lui souhaite. E. L.

1.

— Allô, Mardochée ? Ça va ? — Oui, ça va... — Et ton film, alors... tu es content? — Très content. On va faire 180000 entrées à cette semaine. — Et ton problème de chèque? Tu as réglé ton problème de chèque ? — Oui, oui. La banque a tout payé ce matin. — Bon... alors je vois que tu as quelqu'un dans ton bureau. Rappelle quand tu seras seul, que tu me dises un peu la vérité... Cette histoire typiquement « show-business » amuse toujours les invités d'Eddie Barclay. C'est Grégoire Katz, ancien directeur général de la firme de disques du maître de maison, qui vient de la raconter. Son accent yiddish est tellement au point que j'en pleure. Inénarrable, le narrateur Katz. C'est la première fois que je pénètre dans la célèbre « Maison du Cap ». A priori, je n'étais pas très emballé. J'étais comme la quasi-totalité de ceux qui ne l'ont jamais rencontré : — Barclay ? Non merci. Il est trop « Barclay ». Pas du tout mon genre. Charme négatif, image contradictoire que notre ami commun Quincy Jones parvint à dissiper en quelques arguments persuasifs : — Come on, man... tu verras. Il est formidable. Et puis tu n'auras jamais aussi bien mangé de ta vie... C'est donc attiré par ce leurre hautement intellec- tuel que je découvris le propriétaire du sanctuaire tropézien sis au bout de la plage de Tahiti... Fidèle à son image, il était de blanc vêtu et de casquette d'officier de marine coiffé, le regard bleu posé légèrement au-dessus de l'horizon méditerranéen, la main refermée sur un pastis. Il me regarda pour ce que j'étais : le quatre cent trente-huit mille quatre-vingt-quatorzième copain-de-copain qui venait jeter un œil sur cette réussite de légende : — Bienvenue, faites comme chez vous, servez- vous, allez vous baigner, on ne passera pas à table avant quatorze heures. Une bouteille fraîchement ouverte de champagne Barclay ruisselait de charme dans un seau argenté, reine d'une importante population d'alcools de toutes sortes, posées sur une table basse entourée de canapés moelleux, dans lesquels se prélassaient Kidadah et Rachidah, les filles de Quincy. Près de la fenêtre dominant la piscine, , José Artur, Daniel Hechter et Guy Hagnon jouaient au poker. La chaîne hi-fi distillait la voix légèrement surannée de Nat « King » Cole à travers de multi- ples haut-parleurs dissimulés dans le jardin domi- nant la mer, au bout duquel trônait une tente chamarrée style « Camp du Drap d'Or ». C'est sous cet édifice royal que nous fut servi le déjeuner. Repas intime : nous n'étions que vingt- quatre à nous partager les célèbres rillettes de la meilleure ferme sarthoise, les cochonnailles fine- ment sélectionnées, les loups grillés au beurre de caviar, les fricandeaux de ris de veau et de cervelles aux morilles, les poulardes de Bresse à la crème d'estragon avec leurs petits légumes, le soufflé au gruyère, les fromages comme chez Androuet, les salades de fruits rouges et leurs sorbets... arrosés par un choix d'une demi-douzaine de vins allant d'un prodigieux Muscadet, plus fruité qu'un Châ- teauneuf, au Château-Latour 61, en passant par un Tavel bien frappé et un rouge de Provence éton- namment suave. Assise en face du maître qui goûtait à tout, mais juste un peu, la compagne de l'heure (et future Mme Barclay VII), Catherine Esposito, veillait au manège de deux demoiselles habillées de blanc qui amenaient les plats de la cuisine sur une petite voiture électrique recouverte d'un dais à rayures. Les invités, que des habitués, dégustaient cela comme un ordinaire plutôt cantinier. Seuls Quincy Jones et moi poussions des « oh ! » des « ah ! » et des « hmmm ! » lyriques, incapables de participer à la conversation animée par Grégoire Katz, Olivier de Kersauson (fils adoptivo-putatif d'Eddie Bar- clay, professionnel de l'embarcation solitaire et de la grosse tête collective), Guy Hagnon (ex-cham- pion de Judoka devenu le principal challenger du célèbre marchand de cigares Davidoff) et quelques personnages ornés de chaînes Boucheron et de montres Cartier qui ne semblaient pas encore avoir été totalement dépossédés par le pouvoir actuel. — On vit nos derniers instants de bonheur ! affirma une blonde bien en chair en triant quelques grains de caviar. — Ils nous saignent à blanc ! professa un athlète bronzé en se resservant cinq doigts de Latour. — On se croirait en 1792, me glissa Kersauson, qui commençait à se sentir l'âme combative. — Je ne crois pas! objecta puissamment Gré- goire Katz, l'homme-qui-n'a-jamais-réussi-à- embrasser-Carlos-sur-la-bouche Il me semble au contraire que plus « ils » sont au pouvoir, plus « ils » s'habituent à la bonne vie. Matignon, c'est Capoue. — Poil aux genoux, ajouta Eddy Mitchell, tou- jours anxieux de participer aux débats de l'esprit. — Katz a raison, soutint José Artur. Rien de tel que les tables ministérielles pour équilibrer les princes qui nous gouvernent : deux gueuletons par jour recentrent les âmes les plus gauchisantes. — L'ennui, conclut Katz, c'est qu'ensuite ils y prennent goût : très difficile de les virer. Ils ne

1. Les ventres de ces deux sympathiques personnalités leur interdisent pareilles privautés. veulent pas retourner aux radis-beurre de leurs débuts... Les miroitements du soleil qui se reflétaient dans la grande bleue toute décorée de voiles blanches, la plage dorée de Tahiti, les gazouillis sympathiques des cigales constituaient un décor idéal pour traiter par la dérision toute préoccupation politique. Lors- qu'un des invités voulut faire prendre un tournant sérieux à la conversation, Barclay émit en souriant son credo personnel : — Moi, je m'en fous complètement. Je pourrai toujours redevenir barman et jouer du piano pour les clients. C'est peut-être difficile à croire, dit-il en me regardant plus précisément, mais je ne suis pas un homme d'argent... « Air connu, répondis-je avec courage dans ma tête. Plus ils sont bourrés, plus ils disent que ça leur est égal de bouffer des sandwichs et de vivre sous la tente... » — C'est vrai, dis-je à Quincy en glissant une pastille de faux sucre dans mon café après avoir ingurgité quatre cent trente-sept mille huit cent quatre-vingt-treize calories : C'est vrai, quoi. Je me souviens qu'un jour, je suis allé voir mon premier patron, Marcel Bleustein-Blanchet, pour lui demander une augmentation. Il était dans son merveilleux bureau, au cinquième étage de l'im- meuble Publicis. Meubles Boulle, Picasso, Renoir et Toulouse-Lautrec aux murs, trois portes-fenê- tres donnant sur l'Arc-de-Triomphe. Il m'a reçu, un Davidoff plus imposant que la trompette de Miles Davis aux lèvres. « Alors, mon pauvre Lip- mann, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? » Je lui dis mon désir de gagner un peu plus. « Mais vous ne pensez qu'à l'argent! Moi, je vais vous dire : je n'y pense jamais. Faites comme moi, et bientôt, vous verrez : vous en aurez plein ! » — Tu sais, me répondit Quincy (qui en était à cinq millions d'exemplaires du Thriller de Michael Jackson qu'il a produit) ce n'est pas si bête ce qu'il a dit. A la condition d'avoir une passion, bien sûr. La passion, c'est le vrai moteur. Eddie Barclay s'était joint discrètement à nous. — Alors c'est vrai ? Vous accepteriez sans sour- ciller de ne plus être milliardaire ? Il eut un petit hochement méprisant : — Ça veut rien dire, d'être milliardaire. C'est une expression pour lecteurs de France-Dimanche ! Ce qu'il y a de vrai, c'est que je ne serai jamais pauvre. D'abord parce que j'adore travailler. Ensuite parce que, très sincèrement, je m'en fous complètement. Je regardai la gigantesque baie que nous sur- plombions, toute constellée de propriétés somp- tueuses : — Ils sont tous comme vous, alors... des natures généreuses, passionnées, désintéressées. Un seul défaut : ils font mal leurs relations publiques. Alors que vous... — Il y a un peu de tout, là-dedans, comme partout ailleurs. L'argent n'a jamais empêché un homme d'être heureux ou malheureux. Moi, ceux que je n'aime pas — ceux que j'appelle les méchants — ce sont ceux qui ne dépensent pas. Ceux qui thésaurisent. L'argent est fait pour être dépensé. Mais ça ne veut pas dire qu'il faut le jeter par les fenêtres. Parce que je suis capable de claquer des dizaines de millions pour mes amis ou pour la promotion de mes artistes, mais je finis toujours le petit morceau de pain qu'il y a dans mon assiette, et je ferme toujours la lumière en sortant d'une pièce. C'est peut-être débile par rapport à mon style de vie, mais c'est une morale atavique. Je fus incapable de réprimer un petit sourire en contemplant l'ambiance hollywoodienne de la maison... — C'est la première fois que je suis propriétaire, me dit-il. Depuis trois ans seulement, c'est-à-dire depuis que j'ai vendu ma société. Tu comprends : je n'avais pas 100 000 francs devant moi, et j'avais envie d'une belle villa, comme certains de mes collaborateurs s'en étaient payé depuis longtemps. Mes voitures, mes appartements, je les ai toujours loués. Avoir enfin quelque chose à soi, à soixante ans... vous trouvez que c'est un luxe écrasant, vous? Quincy a raison. Le vrai moteur, c'est la passion. Passion du métier, passion de l'art de vivre. Evidemment, il y a ceux qui ont la passion de l'argent. L'argent peut être un métier, après tout. Un banquier, ça le fait sans doute bander de manipuler des montagnes de fric. Moi, c'est pas mon truc. Mon truc, c'est la musique, la produc- tion et les copains... J'étais séduit, mais sceptique. Pour une raison que je ne cherchais même pas à analyser, la fortune de Quincy Jones — sans doute plus importante que celle de Barclay — me paraissait plus légitime. Parce qu'il est noir, parce qu'il avait bouffé du rat étant môme dans le ghetto de Chicago... et puis aussi parce qu'il est américain. A croire qu'ils ont plus le droit d'être riches que nous... Bref, le souvenir de Barclay s'est estompé aussi vite que mon bronzage, et je me suis attelé à terminer mon film, « I love Quincy ». Ce n'est que lorsqu'il a été diffusé que j'ai entendu à nouveau le son de la voix d'Eddie Barclay, au téléphone : — Venez donc déjeuner demain... C'est ainsi que je découvris l'appartement de l'avenue Friedland. Première surprise : en sonnant à la porte, je déclenchai un système d'éclairage permettant à une caméra vidéo de me dévisager. Josette (la dame qui conduisait la voiture électrique pour apporter les plats dans le jardin de Saint- Tropez) m'ouvrit aussitôt. Une entrée sombre, moquettée, éclairée au sol. Les pulsations électroni- ques de Radio-Energie émises par des haut-parleurs encastrés un peu partout. Trois marches qui mènent de plain-pied dans un salon à deux niveaux, jonché de divans profonds et de coussins replets, habités par une étonnante société d'animaux en peluche; une table basse peuplée de bouteilles somptueuses dominées par l'inévitable magnum de champagne Barclay et, partout... sur les dessertes, sur les guéridons, sur les consoles et sur les tapis, des centaines, des milliers de photos. Eddie avec James Coburn. Eddie avec . Eddie avec Chirac. Eddie avec Sean Connery. Eddie avec Sinatra. Eddie avec tout ce qui a pu être célèbre depuis les quarante dernières années. Eddie tou- jours souriant, avec ce même regard un peu loin- tain, cette même façon un peu intimidée et un peu émerveillée d'être là... — Servez-vous. M. Barclay va vous rejoindre. Verre en main (il restait un fond de Cheval Blanc 69) je feuillette ce catalogue disparate du Gotha international dont le fil conducteur est ce person- nage (qui se déplume déjà) avec Piaf, et qui déguste des cigares somptueux qu'il ne doit jamais fumer jusqu'au bout, car on dirait presque qu'il ne les allume que pour le photographe. — Bonjour, ça va ? Il a toujours l'air aussi lointain; j'ai presque l'impression de déranger en ayant accepté l'invita- tion. Les timides créent souvent ce type d'am- biance. Du coup, je ne sais pas quoi dire. Lui non plus. Il disparaît derrière une porte, me laissant seul avec les photos. Arriveront bientôt Carlos, Jean Lefèvre, Darry Cowl et Nicoletta qui font comme chez eux, chahutent et persiflent. Puis un personnage gouail- leur qui les embrasse tous : Jean-Claude Corbi- neau, dont le rire tonitruant ressemble à un système d'alarme inventé par les Marx Brothers. Ce copain des copains est l'une des âmes damnées du maître de maison, fidèle irréductible qui dirige les services artistiques de la nouvelle maison Barclay, installée dans des bureaux qui jouxtent l'appartement. Ils bavardent comme des collégiens, tandis qu'arrivent d'autres invités parmi lesquels je distingue l'ineffa- ble Bernard Tapie. Barclay revient enfin, embrasse tout le monde. On va passer à table. On est une bonne vingtaine. Valse étourdissante de plats. Filets de barbue à l'oseille, soufflé aux fruits de mer, pintades aux choux, salades diverses, fromages, beignets aux pommes... Je déguste et j'écoute. C'est Tapie qui palabre, malgré une concurrence sérieuse. Mais le prestige et l'autorité du personnage font que même Olivier de Kersauson — qui vient d'arriver — ne peut en placer une. — En fait, quand j'ai vu que je ne pouvais pas réussir dans la chanson, je me suis dit : la seule chose à faire, c'est des affaires. Parce qu'on peut être à la fois artiste et businessman, ce qui est complémentaire. Parce que les affaires, ce n'est pas seulement des éléments rationnels à quantifier ou à analyser. C'est une bonne part d'imagination, de créativité et de rêve. Fréquenter les artistes permet d'acquérir une sensibilité, qu'on n'apprend pas à HEC. Barclay, en ce sens, a toujours été un exemple pour moi. Quand j'avais dix-sept ans, il m'impressionnait surtout parce qu'il était le plus performant. Je veux dire par là celui avec lequel on avait le plus de chances de réussir. Je ne peux m'empêcher de poser une question : — Alors pourquoi le chanteur Bernard Tapie n'est-il pas allé voir Barclay ? — Parce que j'étais assez lucide pour savoir que je n'avais pas assez de talent pour réussir dans ce métier-là. Bon, je chante sûrement aussi bien (peut- être même mieux) que certains qui chantent. Mais pas assez pour la grande carrière. Barclay sort de son rôle de spectateur : — S'il était venu me voir, je l'aurais nommé directeur général. Quelques commentaires de Carlos et de Corbi- neau viennent souligner cette révélation : — On l'a échappé belle ! On boit le café. L'assemblée se décime. Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai été invité à déjeuner. — J'ai vu votre film sur Quincy, me dit Barclay. Bien, très bien. Dommage que vous n'ayez pas eu la possibilité de dire que c'est moi qui l'ai décou- vert, en France, et qu'il a été directeur artistique dans ma maison pendant trois ans. Je cherche à m'en sortir, vaguement : — Oui, c'est-à-dire... il y avait tant de choses, que j'ai forcément été obligé d'en éliminer... Mais à charge de revanche. Après tout... pourquoi ne pas faire un portrait de vous ? La proposition lui plaît. — Je vous donne carte blanche. J'imagine assez mal qu'une chaîne de télévision envisage de consacrer du temps d'antenne à un symbole du capitalisme comme Barclay. Pourtant, par acquit de conscience, je prends rendez-vous avec une petite dame qui vient d'être nommée directrice de l'unité « Variétés et Divertissements » à TF1 : Marie-France Brière, qui dirigeait autrefois Radio 7, et qui fut une collaboratrice de Lucien Morisse à Europe 1. — Barclay ? Je l'adore ! Très bonne idée. Allez- y. Faites le film, me dit-elle, alors que je n'ai fait que suggérer son nom. Sidéré par cette réaction d'enthousiasme inat- tendu, j'ai l'impression de m'être piégé moi-même. Un film sur Barclay ? Avec , et Darry Cowl ? Moi qui commençais à me prendre pour un musicologue ! Le tournage de « Que la fête continue ! » a commencé au mois de juin, à la mairie de Neuilly où Nicolas Sarkozy, successeur RPR d'Achille Peretti, a marié Eddie Barclay à la jeune et rougissante Catherine Esposito, trente-deux ans : — Cher Eddie Barclay, déclara-t-il au cours de son discours, je n'ai pas l'intention de dissimuler ni l'émotion ni la joie qui ont été les miennes de célébrer votre mariage. Je voudrais d'abord parler de l'émotion, et ensuite de la joie. En ce qui concerne l'émotion, vous me permettrez de vous dire que j'ai été très flatté que vous me demandiez de célébrer ce mariage parce que je sais que vous êtes profondément — je dirai même viscéralement attaché à l'institution du mariage. Et vous, cher Eddie Barclay, vous ne vous êtes pas contenté de le dire : vous l'avez prouvé. Emotion encore parce que — et j'ose le dire devant vos amis — ce mariage est une première. C'est effectivement la première fois que vous avez fait appel à mes services pour présider cette cérémonie. Vous me permettrez d'en tirer à la fois joie et fierté, car je vous dirai que c'est une preuve de confiance que vous m'avez témoi- gnée, et j'espère avoir convenablement franchi l'épreuve devant un expert aussi avisé de ces questions... Les témoins : Alain Delon, Jean Yanne, Philippe Bouvard et Jacques Martin en pleuraient de rire. La cérémonie fut suivie par un déjeuner halluci- nant de qualité préparé par Gaston Lenôtre en personne au Pré Catelan, et suivi d'une vibrante allocution d'Olivier de Kersauson, lue comme à l'accoutumée sur une serviette de table légèrement douteuse mais porteuse d'aucune inscription : — Aujourd'hui, mon cher papa, vous avez pris épouse. Ce n'est pas la première fois. Mais j'espère que ce sera la dernière, parce que je ne sais pas ce que ce mariage va vous rapporter, mais je sais déjà ce qu'il vous coûte. Si l'argent ne fait pas le bonheur de ceux qui n'en ont pas, il peut faire celui d'un héritier cupide qui attend patiemment que vos jours s'éteignent à la chandelle de Cathy qui la tiendra lorsque la nuit propice des amours du printemps éternel que vous vivrez ne manquera pas de vous apporter des délices que vous connaissez vraisemblablement déjà, petite vipère lubrique! mais que vous retrouverez avec constance, perma- nence, bref, plusieurs fois par jour durant les mois qui viennent, et ainsi de suite. Mais j'espère qu'on ne déplacera pas mon berceau dans la maison pour autant! Vous devez savoir que l'enfance est une chose fragile, qu'il ne faut pas réveiller un enfant par le martèlement des huissiers qui frappent à la porte. Je vous demanderai donc de prendre soin du capital que vous avez désormais en commun, et auquel je compte participer, me contentant des intérêts et du bonheur de vivre entre vous deux! Texte d'autant plus imposant si on imagine qu'il est totalement improvisé par ce loup de mer solitaire et agressif qui cache derrière une habituelle mauvaise humeur et un cynisme parfois à la limite du hors-jeu, un mépris réel et profond pour 98 % de ses contemporains. N'ayant pas la chance de faire partie des 2 % d'élus, je ne peux décrire quels délices cela signifie. Disons seulement que Barclay l'adore et le considère bien sincèrement comme son fils spirituel. Puis ce fut la « Nuit Blanche » au Pavillon d'Armenonville, ou le Tout-Paris, tout de blanc vêtu, se battit aux somptueux buffets pour déguster les spécialités de huit des « trois étoiles » venus spécialement — et amicalement ! — aider l'amphi- tryon à épater le monde en s'épatant lui-même. Dominant la situation de son mètre quatre-vingt- cinq, le maître de maison accueillit lui-même ses mille invités, en compagnie d'une cohorte de photographes actionnant systématiquement leurs flashes sur tout ce qui entrait : — Tu comprends, ce soir-là, c'est l'occasion pour eux d'être un peu vedettes. Il s'agit de les accueillir individuellement, même quand il y en a 1000. D'où des petites astuces, comme ce toboggan que j'avais fait installer une année, et qui nous a d'ailleurs permis d'apercevoir des perspectives inoubliables... ou bien encore ce labyrinthe que j'avais conçu un peu à la manière de certains jardins anglais, et dans lequel pas mal de personnes se sont perdues ou rencontrées avant d'arriver au but. La première idée du convive, après avoir serré la main de Barclay et s'être fait immortaliser le portrait, c'est de déterminer avec précision où sont les buffets, à quelles spécialités il va falloir goûter, à quelle heure elles seront servies. Caviar, foie gras, ortolans, bref, toutes les délicatesses les plus rares et les plus chères... ! Combien de milliardaires ont accepté, pour cela, de faire la queue pendant vingt minutes en se faisant marcher sur les orteils par de jeunes loups provisoirement désargentés, générale- ment accompagnés de pétroleuses habillées comme si elles étaient célèbres depuis longtemps ? La faune est plus que pittoresque, au cours d'une nuit Barclay. Les ethnologues gagneraient à y faire un tour avant que cela ne cesse, et y glaneraient des constatations surprenantes sur le comportement de certains P-DG déguisés en rats d'opéra, trépignant de jalousie à l'idée de ne pas avoir été servis d'une spécialité qu'ils aperçoivent dans l'assiette de cer- tain avocat vêtu en athlète de foire... Pourtant, miracle : une fois que les plateaux sont garnis, on trouve toujours une place assise. La table est bien mise. Les bouteilles sont généreuses et à portée de la main. Et le personnel, nombreux et compétent, vient renouveler vos choix comme si vous étiez chez Taille vent un soir de semaine. Des orchestres se succèdent sur le podium. Celui de Barclay, bien sûr, avec lequel Henri Salvador improvise un « scat » des Brésiliens avec dan- seurs « travelos », des démonstrations des folies du jour, genre « Breakmachine ». Et puis Patrick Sébastien qui vient roder quelques numéros de son prochain spectacle. Et puis Collaro qui fait un « Cocoricocoboy » un peu plus poussé que d'habi- tude; et puis Thierry Le Luron qui vient imiter quelques stars de la politique, présentes ou non. Et puis un gigantesque feu d'artifice. Et puis Jean- Marie Rivière qui vient présenter le spectacle de l'Alcazar. Et puis l'annonce qu'un buffet tardif vient d'être ouvert. Et puis soudain il est cinq heures du matin, le jour commence à se lever — déjà? — et on sert les croissants chauds et le chocolat crémeux... Et pendant ce temps, où se trouve Barclay? Partout et nulle part. En cuisine. Derrière l'orches- tre. Avec un photographe. En interview. Au bar, à se faire servir un léger pastis. Parce qu'il est voyeur, l'ami Barclay. Il regarde les autres s'amu- ser, et s'en amuse comme un fou. Alors pourquoi ces folies ? Quel bénéfice peut-il bien en tirer ? Une promotion pour sa marque ? Le lancement d'un titre ? Il nie farouchement : — Le soir de fête, je ne lance aucun artiste : ils sont tous là, même ceux qui n'enregistrent pas chez moi. J'offre la fête parce que la fête est belle. D'une manière générale, j'adore les belles choses. Les 1. Onomatopées chantées, dont la plus célèbre en France est « Shabada ». Eric Lipmann Monsieur Barclay Depuis quarante ans, le show-business vit sous le règne d'un ancien garçon de café du nom d'Edouard Ruault qui se cache derrière son pseudonyme d'Eddie Barclay. Sans jamais tout à fait oublier l'époque des pourboires, "Le Roi du Microsillon" (comme l'a surnommé la presse dès 1954) a "signé" les plus grandes gloires de la chanson et de la variété, tels : , Louis Armstrong, Brigitte Bardot, , Count Basie, Dalida, Michel Legrand, Mireille Mathieu, Henri Salvador, , Jean Fer- rat, Léo Ferré, Ella Fitzgerald, Quincy Jones, Nicoletta, , Jean Yanne, etc., etc. Même ceux qui n'ont jamais gravé le moindre disque chez lui, comme Johnny Halliday, affirment : — Sans lui, je ne serais certainement pas qui je suis, au- jourd'hui. Barbe-bleue aux sept mariages spectaculaires et aux aven- tures innombrables, il est également le "Roi de la Fête", à Paris ou à Saint-Tropez. Les stars du monde entier n'hésitent pas à affréter des jets privés pour venir assister à ses célè- bres "Nuits Blanches" où on sert le caviar à la louche, et où le champagne coule à flots. Dernier monarque d'une époque révolue, il n'a sans doute pas encore, à 64 ans, fini de défrayer la chronique... Après Rubinstein, Gershwin et Paderewski, l'auteur dé- montre, s'il en était besoin, tout son éclectisme musical en brossant le tableau à la fois amical et amusé de cet étonnant personnage auquel la télévision vient de rendre hommage en lui consacrant un film éblouissant réalisé par le même Eric Lipmann, sous le titre combien évocateur : "Que la fête continue..."

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