BIBLIOTHÈQUE

INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX

CENTRE D’ÉTUDE D’AFRIQUE NOIRE

SÉRIE

AFRIQUE NOIRE

11

Sous la direction de

D.G. LAVROFF

Directeur scientifique du Centre d’Etude d’Afrique noire

Christian COULON

Chargé de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique

LE MARABOUT ET LE PRINCE

( et pouvoir au Sénégal) ÉDITIONS A. PEDONE 13, Rue Soufflot, 13 PARIS

Sommaire

Couverture Page de titre AVANT-PROPOS Éloges journalistiques ABRÉVIATIONS INTRODUCTION - PRÉSENCE MARABOUTIQUE PREMIÈRE PARTIE - LE PHÉNOMÈNE MARABOUTIQUE COMME RECONSTRUCTION SOCIALE ET POLITIQUE

CHAPITRE I - LES PROPHÈTES ARMÉS DU FOUTA-TORO

I - LA SOCIÉTÉ TOUCOULEUR AU MOMENT DE LA

PÉNÉTRATION FRANÇAISE

A) La révolution tooroodo B) Clivages sociaux et rapports de domination

C) La fragilité de l’appareil politique

D) La pénétration française au Fouta

II - LE JIHAD D’EL HADJ OMAR

A) Un destin exceptionnel

B) La signification du Jihad de Cheikh Omar III - LES AUTRES RÉSISTANCES MARABOUTIQUES AU FOUTA-TORO

A) Tierno Ibrahim B) Amadou Cheikhou C) Samba Diadana

IV - LES RÉVOLTES MARABOUTIQUES AU FOUTA-

TORO SOUS LA COLONISATION

A) Alfa Moussa B) Ali Yoro Diop C) Tierno Lamine

CONCLUSION

CHAPITRE II - LES PROPHÈTES-PRÊCHEURS DU PAYS WOLOF

I - LA CRISE DE LA SOCIÉTÉ WOLOF

A) La crise des systèmes sociaux et politiques traditionnels

1. — LA SOCIÉTÉ WOLOF TRADITIONNELLE

2. — L’EXPANSION DU POUVOIR CENTRAL ET

SES CONSÉQUENCES

3. — LA MONTÉE DU POUVOIR MARABOUTIQUE

AVANT LA COLONISATION B) La conquête coloniale et ses conséquences

1. — LES DERNIÈRES RÉSISTANCES AFRICAINES ET LE RÔLE DE L’ISLAM 2. — LES EFFETS DE LA COLONISATION ET LE DÉVELOPPEMENT DE L’ISLAM MARABOUTIQUE

a) Le vide politique

b) Les bouleversements économiques et sociaux

II - ET LA NAISSANCE DU MOURIDISME

A) Le marabout qui inquiéta les Français B) L’ascète soufi

C) Le « messie » wolof

III - LES RÉNOVATEURS TIDJANES, QUADIR ET LAYENNE

A) El Hadj Malik Sy, El Hadj Abdoulaye Niass et le développement de la voie tidjane

B) Cheikh Bou Kounta et la C) Limanou Laye, le « mahdi » lébou

CONCLUSION CHAPITRE III - DE L’APPEL MESSIANIQUE A LA SOCIÉTÉ MARABOUTIQUE

I - LA RELATION DE DÉPENDANCE MARABOUT-

TAALIBE

A) La soumission personnelle B) La relation charismatique C) La relation de clientèle

II - L’ORGANISATION DU POUVOIR MARABOUTIQUE

A) Le khalifat

B) Les villages maraboutiques

1. — LES VILLAGES DE MODOU AWA BALLA M’BACKÉ

2. — LES VILLAGES D’EL HADJ AMADOU N’GOM

C) Les daa’ira

DEUXIÈME PARTIE - LES MARABOUTS ET L’ÉTAT

Chapitre 4

CHAPITRE I - LES MARABOUTS DE LA COLONIE

I - LES CRAINTES FRANÇAISES

A) L’agitation prophétique B) Le panislamisme C) L’indépendance maraboutique

II - LE RAPPROCHEMENT

A) Le contrôle et la surveillance des marabouts B) L’économie de traite et la fonction des marabouts

C) Les marabouts, force conservatrice de l’ordre colonial

III - L’ÉCHANGE DES SERVICES

A) Services rendus par les marabouts aux autorités

coloniales

1. — LA FONCTION DE LÉGITIMATION DE L’AUTORITÉ COLONIALE

2. — LA FONCTION DE RELAIS DE L’AUTORITÉ COLONIALE

a) Dans le domaine administratif et politique b) Dans le domaine économique

B) Services rendus par les autorités coloniales aux

marabouts

1. — LA RECONNAISSANCE DE L’AUTORITÉ MARABOUTIQUE

2. — LA PROTECTION DES INTÉRÊTS MARABOUTIQUES IV - LES MARABOUTS DANS LA VIE POLITIQUE DE LA COLONIE

A) L’africanisation de la vie politique et le rôle des marabouts à l’époque du suffrage restreint

1. — LE LEADERSHIP POLITIQUE AFRICAIN ET

L’ENTRÉE EN SCÈNE DE L’ISLAM 2. — LES MARABOUTS A LA RECHERCHE DE PROTECTEURS POLITIQUES

3. — RIVALITÉS MARABOUTIQUES ET CONFLITS

POLITIQUES

B) Les marabouts dans la lutte politique L.S. Senghor/L. Gueye

1. — LES TRANSFORMATIONS DE LA VIE

POLITIQUE

2. — LES MARABOUTS COMME ENJEU POLITIQUE

3. — LE FACTEUR MARABOUTIQUE DANS LA

VICTOIRE DE L.S. SENGHOR

CONCLUSION

CHAPITRE II - CONSTRUCTION ÉTATIQUE ET POUVOIR

MARABOUTIQUE (1958-1970) I - LES MARABOUTS ET LES CRISES POLITIQUES DE

1958 ET 1962

A) Les marabouts et les incertitudes politiques du Sénégal à

la veille de l’indépendance : les tentatives d’action autonome

1. — LES MARABOUTS ET LE RÉFÉRENDUM DE SEPTEMBRE 1958 : LE « OUI » DES MARABOUTS

2. — LES TENTATIVES D’ORGANISATION

AUTONOME

B) Les marabouts dans la rivalité Senghor/Dia

II - LA COMPLÉMENTARITÉ DU POUVOIR POLITIQUE ET DU POUVOIR MARABOUTIQUE

A) La faiblesse du pouvoir central et la nécessité

d’intermédiaires politiques

B) Des intérêts convergents C) Le dynamisme conservateur des marabouts

D) Les liens culturels et religieux entre les marabouts et les

dirigeants politiques

III - L’ÉCHANGE DE SERVICES

A) Services rendus par les marabouts aux autorités politiques 1. — LA FONCTION DE LÉGITIMATION 2. — LA FONCTION D’AUXILIAIRES DE

L’ADMINISTRATION

B) Services rendus par les autorités politiques aux marabouts

1. — LE RESPECT DE L’AUTORITÉ

MARABOUTIQUE 2. — LA PROTECTION DES INTÉRÊTS DES

MARABOUTS

IV - LES MARABOUTS ET L’U.P.S.

A) Les marabouts dans les luttes locales de factions

B) Les marabouts et l’opposition

V - LES LIMITES DE LA COLLABORATION

A) La méfiance des autorités politiques envers les marabouts

1. — LA CRAINTE D’UN FRONT UNI DES MARABOUTS

2. — LA CRAINTE DES RELATIONS EXTÉRIEURES

DES MARABOUTS

3. — LA SURVEILLANCE DES MARABOUTS

B) Le rapprochement avec les réformistes CHAPITRE III - DYNAMIQUE ISLAMIQUE ET CRISE

HÉGÉMONIQUE

I - LE NOUVEL ÉLAN DE L’ISLAM

A) L’Islam et les conduites populaires B) Audaces maraboutiques

1. — LE CORAN CONTRE LE CODE

2. — LES CONTESTATIONS MARABOUTIQUES

SILENCIEUSES

C) Les soldats de Dieu

D) Initiatives réformistes

II - PRATIQUE ISLAMIQUE ET TRAVAIL ÉTATIQUE

A) L’Islam, l’arachide et la démocratie B) Etat intégral et intégrisme islamique

CONCLUSION GÉNÉRALE - LES ARCANES DES ZAWIYA

BIBLIOGRAPHIE

I - La société sénégalaise - Le système politique sénégalais

II. - Islam en Afrique de l’ouest III. - L’Islam au Sénégal

A) Etudes historiques et générales

B) Monographies sur les diverses confréries et biographies sur les grands marabouts C) Etude de l’Islam par région ou groupe ethnique

D) Islam et développement

E) L’Islam dans le système politique

Notes Copyright d’origine

Achevé de numériser

Ofrissi aqueth obratge a mas duas mainadas, Joana apèi Laura que vaduren pendent sa realisacion. Lurs rides coma lurs plurs an acoitat ma reflexion, tot en m’ensenhans la relativitat de l’ideau scientific. Egau, esperi qu’un jorn, quan poiràn lugir aqueth libre, i trobaràn la riquesa d’un monde que me m’inicièt à l’univèrs de la diferéncia.

AVANT-PROPOS

*

Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat intitulée : Pouvoir maraboutique et pouvoir politique au Sénégal, soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris en 1977, sous la direction de M. le Professeur M. MERLE. Depuis, j’ai eu l’occasion de poursuivre mes travaux sur l’Islam sénégalais, dans le cadre de mes activités de chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Cela m’a permis de compléter, d’actualiser et quelquefois de modifier mes analyses précédentes. Cette recherche n’aurait pas été possible sans le soutien du Centre d’étude d’Afrique noire de Bordeaux, et également de l’Institut fondamental d’Afrique noire de Dakar et du Centre de documentation et de recherche du Sénégal de Saint-Louis que je tiens ici à remercier. Ce travail doit aussi beaucoup à mes amis sénégalais, et en particulier à Cheikh Khataba SECK et à Mamadou DEME, qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour m’introduire dans le monde fascinant des confréries. Par ailleurs, les débats fréquents et amicaux que j’entretiens depuis longtemps avec Jean COPANS et Donal CRUISE O’BRIEN sur l’analyse sociologique et politique de l’Islam au Sénégal ont été un stimulant permanent dans mon travail. Je voudrais enfin exprimer toute ma gratitude et mon amitié à Brigitte POIRIER et Micheline COMMET qui ont relu et tapé mes manuscrits successifs, à Hélène BOURROUILHOU qui m’a très gentiment aidé à relire les épreuves, et par-dessus tout à François CONSTANTIN qui a veillé sur mon travail et l’a suivi depuis plus de dix ans.

*

Certes, je comprends que vous vous trouviez à votre aise sur tel îlot de l’Archipel depuis longtemps stabilisé, qui a gardé quelques ombrages sous lesquels vous avez découvert des sources limpides, cueilli des pommes et des fraises, tressé des hyacinthes en couronne. Et que vous le préfériez, à tout prendre, à ce volcan furieux qui est sorti des flots près de votre rivage avec un grand tumulte, au milieu des vapeurs sifflantes, des flammes tordues, des pierres et des cendres pleuvant de tous côtés. Mais, prenez-y bien garde. Son apparition prouve justement que la terre n’a pas cessé de trembler et que si votre îlot s’abime d’un seul coup sous les eaux bouleversées, vous ne regretterez pas de trouver quelque banc de limon brûlant où vous pourrez vous cramponner en attendant mieux, même s’il est situé aux abords de cette contrée indécente. Elie FAURE (Découverte de l’archipel, 1932).

*

ABRÉVIATIONS

*

A.N.S. : Archives nationales du Sénégal. C.E.A.N. : Centre d’étude d’Afrique noire (Bordeaux). C.H.E.A.M. : Centre des hautes études d’Afrique et d’Asie modernes (Paris). E.N.A.S. : Ecole nationale d’Administration du Sénégal. E.N.E.A. : Ecole nationale d’économie appliquée (Dakar). E.N.F.O.M. : Ecole nationale de la France d’Outre-mer. I.F.A.N. : Institut fondamental d’Afrique noire. O.R.S.T.O.M. : Office de la recherche scientifique et technique outre-mer.

*

INTRODUCTION

PRÉSENCE MARABOUTIQUE

*

Lorsque, voilà plus de dix ans maintenant, j’ai entrepris ma recherche sur les marabouts du Sénégal, j’ai eu l’impression d’aller à contre-courant. On m’expliquait que mon sujet n’était pas de mise, qu’il ne constituait pas une « grande question » susceptible de m’ouvrir, par la voie royale, les portes de l’Université. Je n’étais pas dans le vent. A l’heure où l’on parlait de « développement » et « d’intégration nationale », pourquoi porter son attention sur ce qui paraissait relever de « l’archaïsme » ou de l’Afrique « traditionnelle » ? Je n’étais pas dans le sens de la marche de l’Histoire. Je m’intéressais à quelque chose de dépassé, de résiduel, qui était appelé à disparaître devant le « progrès ». J’aurais dû laisser mes marabouts entre les mains des historiens ou des anthropologues. Les observateurs les plus avertis des affaires sénégalaises m’accordaient volontiers que l’Islam maraboutique représentait dans ce pays une « force politique », mais de là, comme je le proposais, à faire une lecture de la société politique sénégalaise à travers la dynamique de l’Islam, il y avait une distance que, me disait-on, il n’était pas scientifiquement légitime de franchir. Seule ma foi m’a sauvé. Elle s’alimentait de la lecture de l’œuvre pionnière de P. Marty1 qui insistait, avec tout son savoir d’arabisant et tout son réalisme d’administrateur colonial, sur l’omniprésence de cette religion populaire dans la vie quotidienne des « indigènes » du Sénégal. Or, ce que j’observais autour de moi me permettait d’entrevoir la permanence du phénomène maraboutique, son actualité vivante, plus de cinquante ans après la publication du livre de P. Marty... et dix ans après l’indépendance du pays. En 1969, je me rendais aux grands pélerinages de l’Islam sénégalais, d’abord au magal de , puis au gamou de , pour sentir l’atmosphère de cette religion populaire. Je n’en retournais guère avec l’impression que ces manifestations tenaient d’un folklore religieux en voie d’extinction ou traduisaient les derniers relents d’une féodalité submergée par l’Histoire. Bien au contraire, je voyais des centaines de milliers de fidèles se presser dans les mosquées et aux portes des résidences de leurs chefs religieux ; je voyais des foules ferventes évoluant dans une formidable fête populaire où les conteurs et les gargotiers, dans une poussière aveuglante et au milieu d’une agitation indescriptible, cherchaient à attirer l’attention des pèlerins. Lourdes et la foire du Trône. Les grands pèlerinages de l’Occident médiéval. L’exubérance et les senteurs d’une fête orientale. Je notais aussi l’empressement des responsables politiques, des hauts fonctionnaires ou des grands commerçants, bref de toute une « élite moderne », à rendre hommage aux marabouts, à se montrer publiquement en leur présence, à faire preuve de zèle à leur égard, à leur apporter des oboles et des cadeaux somptueux. J’étais sans doute très loin de mes manuels de science politique, mais je palpais dans toute son ambiguïté une réalité vivante. Je choisissais l’Afrique vécue contre le futurisme hasardeux des prophètes de l’Histoire ou des théoriciens-idéologues de l’Etat, qui se rejoignaient pour reléguer dans le réduit de la « tradition » des phénomènes sociaux que leurs démarches s’avéraient incapables d’appréhender dans leur dynamisme, qui confondaient « modernisation » et développement selon les modèles des sociétés dites industrielles. Ce qui me frappait au contraire, c’était la façon dont cet Islam maraboutique et populaire s’adaptait aux changements sociaux, économiques et politiques, à tel point qu’il constituait un enjeu pour la classe dirigeante, qui, malgré son discours « développementaliste », cherchait à capter à son profit une religion qui, loin de s’étioler, montrait une vigueur étonnante. Aujourd’hui, les événements de l’actualité musulmane, au Sénégal comme ailleurs, témoignent de la vitalité des idéologies et pratiques musulmanes. J’admets volontiers que l’activisme et le militantisme islamiques ont progressé dans les pays musulmans, au cours de ces dernières années, de façon spectaculaire, à tel point que se pose aujourd’hui dans ces sociétés une « question musulmane » que l’on ne pouvait guère entrevoir il y a une dizaine d’ années ; j’ai aussi le sentiment que cet activisme et ce militantisme sont liés à une crise des valeurs et à une crise hégémonique, dues en grande partie à des contradictions entre la « société politique » et la « société civile », entre l’action de l’Etat et les « modes populaires d’action politique », pour reprendre l’expression, heureuse, de J.F. Bayart2. Cependant, l’Islam n’exprime ces crises que parce que les idéologies et pratiques islamiques ont travaillé en profondeur et depuis fort longtemps le champ du changement social, qu’elles se sont immiscées dans tous ses interstices, qu’ elles en ont façonné les mouvements, et qu’ainsi un nouveau tissu social a vu le jour qui peut éventuellement apparaître comme une alternative sociale et politique. Depuis des siècles se déroule dans le monde musulman un jeu complexe et jamais achevé entre Islam et société. Face à tous ceux qui s’attachent à monter en épingle l’explosion de l’Islam (la « grande peur » de l’Islam destinée à provoquer le « réveil de l’Occident »), il convient de mettre en relief le dynamisme (dont on peut bien sûr discuter les modalités et les finalités) qu’il a manifesté, dans l’ombre ou au grand jour, devant les changements rapides et fondamentaux qui ont traversé les sociétés musulmanes, en particulier depuis la colonisation. Et ce que l’actualité nous met ces derniers mois sous les yeux n’est que l’épisode d’une longue histoire... G.H. Jansen, dans un livre récent sur l’Islam militant, a très justement mis l’accent sur la récurrence de tels phénomènes3. Le Sénégal, plus discrètement sans doute que l’Iran ou l’Afghanistan, est un exemple fort éclairant qui souligne que l’histoire de l’Islam ne saurait être dissociée de celle de la société, qu’au fond le « développement » ou la « modernisation » ne sont guère parvenus à bloquer la vigueur d’une religion plus que jamais populaire. En 1969, lors de mon premier séjour au Sénégal, l’Islam ne se présentait sans doute pas sous des formes aussi actives que celles qu’il a prises depuis. Il n’y avait pas de « parti de Dieu », les « écoles arabes » n’étaient pas aussi nombreuses qu’aujourd’hui, et l’on n’organisait pas des chants religieux sur le campus de Dakar. Cependant, la vie musulmane était intense ; et au fur et à mesure que mon enquête progressait mes impressions premières, quant à l’emprise que celle-ci exerçait dans la société en général et dans la société politique en particulier, se confirmaient. Plus j’avançais dans ma recherche, et plus il me semblait légitime, en tant que politologue, d’associer Islam et changement politique. Mais pour que se précisât ma problématique il fallait lever quelques préalables d’ordre méthodologique, historique et culturel ; et ces différents éléments me paraissent encore aujourd’hui indispensables à une bonne compréhension du phénomène musulman au Sénégal et de l’approche que j’ai choisie pour l’étudier. D’abord, il était nécessaire de jeter un regard critique sur toute la littérature, qui commençait à être abondante, issue de la jeune science politique africaniste. Mon propos n’était pas de la rejeter systématiquement, mais plutôt d’expliquer les fausses pistes dans lesquelles elle s’engouffrait. Mon hypothèse sur le dynamisme de l’Islam au Sénégal ne pouvait en effet s’accommoder de l’ethnocentrisme et de l’évolutionnisme qui me semblaient caractériser les analyses politiques de l’Afrique. Ma première tâche consista donc à décortiquer ces théories dominantes et à proposer un cadre conceptuel nouveau pour l’étude des sociétés politiques africaines4. Je soulignais notamment que la plupart des auteurs avaient trop tendance à porter leur attention sur le « centre », sur les éléments les plus apparents et les plus formels du politique. Tout se passait comme si les institutions de l’Etat, l’élite « moderne », les partis et leur idéologies avaient le monopole du politique. Dans cette perspective, tout le reste apparaissait comme résiduel, comme condamné par le « développement », ou comme obstacle à la « modernisation ». Cela revenait, en somme, à prendre le langage de l’Etat et de ses « modernisateurs » nationaux ou étrangers pour argent comptant. « Trop souvent, comme H. Bienen l’a fort bien expliqué, les phénomènes politiques des nouveaux Etats furent décrits comme si les intentions étaient des faits, comme si le verbe s’était fait chair »5. Cette perspective téléologique, qui tendait à surévaluer « le pouvoir du pouvoir », a marqué non seulement et très naturellement la démarche institutionnaliste, pour laquelle l’Etat est l’élément constitutif du politique, mais aussi celles, certes plus novatrices, des théoriciens du « développement politique » qui virent les seules forces et idéologies « modernisantes » dans les élites et les structures sociales issues de la culture occidentale. Une telle science politique est trop élitiste et ethnocentrique pour être à même de saisir les mécanismes sociaux et politiques dans toute leur complexité6. Elle correspond parfaitement à l’idéologie dominante de nos sociétés « modernes » selon laquelle toute évolution et tout progrès doivent être impulsés et organisés par un « centre », une « avant-garde », une « bureaucratie rationnelle ». L’analyse marxiste n’est pas toujours exempte de ces travers. Si elle a eu l’immense mérite de souligner l’importance de la dépendance et des transformations que celle-ci induisait dans les sociétés néo-coloniales, elle n’a par contre pas vu que la domination n’impliquait pas que les sociétés africaines soient immobilisées, gelées, arrêtent leur histoire. D’autre part, l’évolutionnisme, voire le prophétisme historique dont le marxisme, notamment dans sa version stalinienne, a été imprégné, a amené celui-ci à négliger l’étude des mouvements sociaux qui ne se situaient pas dans le giron des « classes fondamentales ». Les sociétés paysannes, et plus globalement tout le champ de ce que l’on a appelé un peu vite « la tradition », étaient perçues comme des forces statiques et conservatrices, incapables, par nature, de porter le changement. Quant aux initiatives populaires que cette « société traditionnelle » était susceptible de porter, notamment par les mouvements religieux, l’approche marxiste, et cela depuis la célèbre étude de F. Engels sur la guerre des paysans en Allemagne, si elle reconnaissait la dimension politique de tels phénomènes, les réduisait souvent à une sorte de langage piégé, fruit d’une « conscience fausse ». Devant ces différentes versions de l’ethnocentrisme sociologique, je pense qu’il est important d’affirmer, à la suite de pionniers comme G. Balandier, que les élites « éclairées » et les institutions centrales n’ont pas le monopole, loin s’en faut, du changement, et que les « sociétés traditionnelles » sont en perpétuelle mutation. Elles sont créatrices d’histoire. L’Islam maraboutique du Sénégal se présente bien comme un champ authentiquement politique dans lequel viennent s’investir des actions et des groupes sociaux différents, voire antagonistes. C’est que le champ religieux est un lieu de pouvoir et de résistance, d’intégration et d’autonomie. Loin de pouvoir être considéré comme une « réserve ethnologique » ou « archaïque » il est associé depuis des siècles à l’histoire des peuples sénégalais. La colonisation et la décolonisation n’y ont rien changé. Cette profondeur historique de l’Islam au Sénégal est un point de référence important pour qui veut comprendre sa situation dans la période contemporaine. L’Islam est en effet présent au Sud du Sahara depuis près de dix siècles. Il a fortement marqué les modes de vie des populations qu’il a atteintes. L’Islam d’Afrique noire n’est pas la religion importée et superficielle que toute une littérature simpliste présente. Il n’est pas douteux que l’Islam se soit accommodé de formes culturelles et sociales anciennes. Mais cette adaptation, qui est le propre de toutes les situations de changement, ne signifie pas que la religion nouvelle ait été absorbée par la société « animiste ». Il y a eu dépassement, innovation. Partout où l’Islam a durablement pénétré, il a donné naissance à une société nouvelle, à un autre style de vie, à de nouvelles solidarités sociales. Il en est ainsi arrivé à devenir une sorte de cadre de référence, un langage à travers lequel la société pense, agit, se transforme. Il convient toutefois de reconnaître que ce cadre de référence ne s’est mis en place que très lentement, ne serait-ce que parce que certaines sociétés sénégalaises, comme les Sérère ou les Diola, ne se sont converties en masse à l’Islam qu’assez récemment. Pendant des siècles l’Islam fut d’abord la religion des princes. Si les historiens signalent sa présence depuis le XIe siècle sur les rives du Sénégal, notamment au Fouta-Toro, il faut attendre la fin du XVIIe siècle et surtout du XVIIIe siècle pour que s’amorce un véritable mouvement populaire en faveur de l’Islam, et cela dans des conditions politiques bien particulières. Il ne s’agit plus en effet d’un Islam venu d’en haut, mais au contraire d’un Islam de révoltés, lié à des protestations populaires contre les aristocrates en place. Il s’agit donc alors d’un Islam qui exprime et canalise un mécontentement social et politique et qui se retourne contre les autorités en place, même si celles-ci s’attachent à le récupérer à leur profit. Ce mouvement continua avec la colonisation. D’abord, bien sûr, au niveau des conversions, au point qu’aujourd’hui on peut raisonnablement estimer qu’environ 85 % de la population sénégalaise est d’obédience musulmane. Mais la religion musulmane progressa aussi à un niveau social et politique ; car, de façon plus ou moins sourde et implicite, elle délimita un champ social particulier relativement (peut-être faussement) autonome, relevant des initiatives propres des sociétés indigènes, des « dominés ». Le colonisateur, et plus tard la classe dirigeante sénégalaise, le comprirent fort bien et c’est pourquoi ils s’efforcèrent avec tant de détermination à amener ce champ religieux dans le giron de leur action, à l’institutionnaliser. Cette dimension populaire de l’Islam sénégalais tient en grande partie aux caractères soufi, confrérique et maraboutique qui sont les siens. L’Islam sénégalais en effet n’a pas grand chose à voir avec l’Islam légaliste et rigide des ulama, des docteurs de la loi. Il existe certes au Sénégal un courant religieux de ce type, issu de la Salafiyya et de la Wahhabiyya. Mais l’immense majorité des fidèles ne se reconnaît guère vraiment dans cet Islam d’intellectuels. Les musulmans sénégalais demeurent avant tout attachés au culte des saints, aux confréries et aux marabouts. Cet Islam là ne fait pas principalement appel à la connaissance rationnelle, aux textes sacrés comme tels, encore que le savoir soit prisé, mais plutôt au cœur et au geste, aux miracles et aux « guides », aux thaumaturges, voire aux mahdis. L’Islam soufi, c’est bien sûr d’abord la recherche mystique des grands initiés s’abandonnant à la contemplation et à l’ascèse ; mais pour le fidèle ordinaire, le novice, le murid, (aspirant), c’est surtout la croyance aux vertus charismatiques des saints, c’est l’invasion du surnaturel dans le quotidien, c’est l’intense convivialité des grands rassemblements religieux comme les pèlerinages, c’est l’émotion extatique des séances de chants religieux ou de la récitation du dhikr7, lorsque (...) « les yeux demi-clos, le chapelet roulant lentement entre le pouce et l’index, ils invoquent l’être suprême, demeurent attentifs aux palpitations de leur cœur, comme s’ils attendaient une manifestation spirituelle, un sentiment intime susceptible de dévoiler à leurs sens la présence de l’esprit divin... un commencement de la vision béatifique qui inondera de lumière leur conscience... »8. On peut dire avec H.A.R. Gibb que la force du soufisme « repose dans la satisfaction qu’il donne aux instincts religieux du peuple, instincts qui étaient dans une certaine mesure découragés et retenus par les enseignements abstraits et impersonnels des orthodoxes et qui furent soulagés par l’approche religieuse plus directement personnelle et émotionnelle des soufis »9. Mais le succès populaire de l’Islam soufi tient aussi pour beaucoup à la critique implicite ou explicite qu’il effectue du pouvoir et de ses détenteurs. Parce qu’il fait du salut une affaire moins institutionnelle (respect de la loi musulmane) que les ulama, parce qu’il prône un certain détachement vis-à- vis des « fausses joies » que procure le monde terrestre, et que donc il tend à établir une distance (qui peut aller jusqu’à l’hégire ou à la révolte) à l’égard du pouvoir et de sa loi, il suscite la méfiance du prince, plus enclin tout naturellement à s’appuyer sur la religion plus légalitaire des savants et des jurisconsultes musulmans. Il n’est donc pas étonnant que le soufisme, comme le dit J. Chevalier, « ait inquiété théologiens, juristes, possédants et policiers, tous les cuistres de la lettre et tous les tyranneaux du pouvoir »10. En Afrique de l’ouest, et plus particulièrement au Sénégal, l’écho qu’a rencontré et que rencontre toujours auprès du peuple la parole des marabouts soufis provient pour une bonne part du fait qu’elle a exprimé, de manière plus ou moins confuse (trompeuse diraient certains), le malaise et les aspirations des « dominés ». Cet Islam là représente donc une culture politique populaire authentique, que bien entendu la classe politique dirigeante va tâcher d’investir afin d’en annihiler les potentialités subversives, en s’assurant la collaboration de ces véritables chefs de communautés que sont les marabouts. Ces communautés, que sont-elles au juste ? Lorsqu’on parle d’ Islam soufi on pense surtout aux congrégations, aux confréries, appelées turuq (sing ), qui sont souvent apparues aux observateurs comme de véritables gouvernements occultes. Elles se sont développées dans tout le monde musulman à partir du XIIIe siècle. Selon F.M. Pareja, on en compterait aujourd’hui deux cents environ11. Certaines d’entre elles ont près de huit siècles derrière elles et des millions de fidèles épars à travers plusieurs continents. Cependant, la plupart de ces confréries n’ont aucune organisation centralisée et sont éclatées en de multiples branches souvent indépendantes, voire quelquefois opposées les unes aux autres. Au Sénégal, la plus ancienne de ces confréries est la Qadiriyya qui joua un rôle important dans l’islamisation des populations d’Afrique au sud du Sahara, grâce notamment aux marchands et aux savants de Tombouctou. A l’heure actuelle, les fidèles sénégalais de la Qadiriyya sont partagés entre plusieurs centres religieux ou zawiya12 dont les principaux sont ceux de Boutlimit et de Nimjatt en Mauritanie et de N’Diassane (près de Tivaouane) au Sénégal. La popularité de la Qadiriyya est toutefois en déclin. Des régions entières, comme le Fouta-Toro, autrefois sous son obédience, sont passées presque totalement depuis le siècle dernier à une confrérie plus dynamique, la Tijaniyya. Celle-ci fut fondée à la fin du XVIIIe siècle par Ahmed al Tijani, originaire du sud algérien. La voie tidjane fut introduite au sud du fleuve Sénégal par les tribus maures. Son succès au Sénégal et au Soudan vient surtout de ce qu’ elle a su exprimer, mieux que la vieille Qadiriyya, confrérie établie et conservatrice, les aspirations populaires face aux classes dirigeantes traditionnelles et au colonisateur. Actuellement, la Tijaniyya semble la plus importante confrérie du Sénégal de par le nombre de ses adeptes. Mais, comme la Qadiriyya, elle se trouve divisée en plusieurs groupements dont les principaux sont celui dirigé par les descendants d’El Hadj Omar, particulièrement bien implanté auprès des Toucouleur, celui de Tivaouane (sans doute le principal centre tidjane au Sénégal), celui de la famille Niass à , celui des Haïdara en Casamance et celui, le plus récent, de Medina Gounass (dans l’est du pays) qui est en extension constante. Mais il y a aussi au Sénégal des confréries musulmanes locales. La plus importante est la confrérie , dont le fondateur, Amadou Bamba (1850-1924), fut le principal instigateur de l’Islam en pays wolof au moment de la colonisation. La Muridiyya était à l’origine très liée à la zawiya qadir de Cheikh Sidia de Boutlimit, mais elle est devenue complètement indépendante. Elle a son propre wird créé par son fondateur. Au moment de l’indépendance, on estimait que les représentaient près de 20 % de la population musulmane. L’absence de statistiques concernant l’appartenance confrérique ne permet pas d’apprécier avec exactitude sa situation actuelle. On peut cependant, sans grands risques de se tromper, affirmer qu’elle s’est développée de façon considérable au cours de ces vingt dernières années, au point, disent certains, de talonner la Tijaniyya. C’est que la Muridiyya est une confrérie fort dynamique et relativement unie, malgré les dissensions qui sont apparues entre les successeurs de Cheikh Amadou Bamba. Il reste toutefois que l’autorité centrale du khalife de la confrérie coexiste avec des zawiyas locales fort puissantes, dont la plupart sont dirigées par des parents de celui-ci. Enfin, deux autres groupes confrériques de bien moindre importance sont à signaler, celui des layennes de la région du Cap-Vert, fondé à la fin du siècle dernier par Limanou Laye et qui réunit quelques dizaines de milliers de fidèles, principalement les Lebou de Dakar et de ses environs, et les hamallistes, dissidence de la Tijaniyya, qui semble aujourd’hui sur le déclin. Les turuq néanmoins ne sont guère des organisations qui mobilisent directement les taalibe (fidèles). Ceux-ci sont surtout attachés à la personne du cheikh ou marabout qui a la mission de leur montrer la « voie ». Cette présence du « guide » est très typique de l’Islam soufi. C’est le cheikh qui doit prendre en charge le disciple afin de le faire progresser vers le stade suprême de la « perfection ». En fait, le marabout n’est pas seulement un guide spirituel, mais aussi un « maître » intervenant à tous les moments et dans tous les aspects de la vie quotidienne. Depont et Coppolani ont très bien remarqué cette omniprésence maraboutique dans leur étude sur l’Islam en Algérie.

« Partout, et en toute circonstance, l’intervention du marabout se fait sentir, débonnaire, capricieuse et parfois arbitraire. Elle répond à tous les besoins, guérit tous les maux, favorise toutes les entreprises, même les plus téméraires, donne du bonheur aux méritants, élève les humbles à la foi robuste, protège les grands, comme elle provoque toutes les catastrophes, occasionne les accidents, fait naître les épidémies, voue aux peines éternelles les impurs, fait échouer les meilleurs desseins, est l’arbitre des batailles, dirige les expéditions. De son sanctuaire, le marabout ruine le puissant, indifférent aux choses de Dieu, voit tout, entend tout, connaît tout ; son action se manifeste en tous lieux et dans toutes les particularités de la vie. »13.

Ces observations peuvent parfaitement s’appliquer au Sénégal. F. Carrère et P. Holle notent de leur côté en 1855 que les marabouts tentent de « perpétuer à leur profit une société séparée (...) ». Et ils ajoutent :

« Ils prennent le noir à sa naissance, le suivent quand il grandit, l’assistent lors de son mariage, et ne l’abandonnent que lorsqu’ils ont confié à la terre sa dépouille mortelle. »14.

Il faut donc partir de ce lien personnel étroit entre le cheikh et son taalibe pour saisir l’Islam sénégalais dans sa réalité sociale et politique. P. Marty l’avait bien compris lorsqu’il définissait en ces termes la religion des musulmans sénégalais :

« Les noirs du Sénégal se classent d’eux-mêmes, et sans exception, sous la bannière religieuse des marabouts et ne comprennent l’Islam que sous la forme de l’affiliation à une voie mystique, ou plus exactement de l’obéissance à un « serigne » ou à un « tierno ». Leur grand titre de gloire et leur profession sont d’appartenir à un marabout. A toutes les questions, ils répondent, invariablement et d’un seul jet : « Je suis musulman et mon marabout est un tel ». L’un ne va pas sans l’autre. Etre musulman c’est obéir aux ordres de son marabout et mériter par ses dons et son dévouement de participer aux mérites du Saint-Homme. »1516.

Ces termes et hypothèses étant sommairement définis, il est maintenant possible d’entrer dans le vif du sujet. Dans une première partie, je soulignerai la « distance » existant entre le pouvoir maraboutique et le pouvoir central. Nous verrons comment le pouvoir maraboutique s’est constitué face aux changements économiques, sociaux et politiques qu’a connus le Sénégal, surtout à partir du XVIIIe siècle. Dans certains cas les marabouts tenteront une véritable « reconstruction » politique, dans d’autres ils s’attacheront plutôt à fuir dans une sorte de société parallèle. Mais l’idée d’un contre-pouvoir sera toujours présente dans ces entreprises. Celles-ci donneront naissance à une véritable société maraboutique qui se perpétue jusqu’à nos jours de façon fort vivante. Les marabouts,en effet, se sont fort bien accommodés d’une « modernisation » qui a laissé relativement intacte leur emprise sur les masses musulmanes. Mais une telle évolution passait nécessairement par l’établissement de relations avec le pouvoir central. Ces relations feront l’objet de la deuxième partie dans laquelle j’étudierai l’interdépendance des sociétés maraboutiques et du centre politique, à l’époque coloniale et depuis l’indépendance. Je montrerai comment les marabouts sont devenus des intermédiaires dans le système politique sénégalais. Mais j’insisterai aussi sur les difficultés du pouvoir central à institutionnaliser cette relation, sur la relative autonomie de l’Islam maraboutique, sur le populisme qu’il véhicule et qui fait qu’il demeure, sous certains aspects, un contre-pouvoir.

*

PREMIÈRE PARTIE

LE PHÉNOMÈNE MARABOUTIQUE COMME RECONSTRUCTION SOCIALE ET POLITIQUE

L’originalité du pouvoir maraboutique tient en grande partie aux conditions historiques qui ont marqué son développement. La structure actuelle des « communautés » maraboutiques, leur organisation et leur idéologie ne se comprennent que par référence à ce passé, marqué par l’action de ces grandes figures « messianiques » que furent, par exemple, El Hadj Omar ou Amadou Bamba. Les marabouts furent les figures de proue de véritables mouvements sociaux qui virent le jour dans des situations de domination et de changements intenses. Ces mouvements constituent autant de réactions et de réponses aux mutations que connurent alors les sociétés sénégalaises. Ils doivent être vus comme des tentatives de reconstruction sociale et politique, comme des initiatives populaires de bâtir d’autres sociétés ou microsociétés dans « un temps présent détestable », comme le disait A. Bamba. A bien des égards, les mouvements maraboutiques rappellent ces mouvements messianiques et millénaristes qui sont le propre « des masses déracinées et désespérées », selon l’expression de Norman Cohn17. Ils visent à créer de nouvelles « communautés », pour reprendre le langage de V. Turner, contre les « structures » existantes. La « structure », explique V. Turner, est un ensemble de relations s’organisant autour de réseaux, de statuts, de rôles, d’offices. La « communauté » est un système de « relations entre individus concrets, historiques, particuliers ». Ces individus ne sont pas segmentés dans des rôles et des statuts, mais sont liés entre eux par ce qu’il appelle des « identités humaines »18. Et cet idéal communautaire est un des thèmes typiques du soufisme : « Toute communauté soufie constitue une fraternité indivisible : le murid, le disciple est appelé « fils du Cheikh ». Les disciples se considèrent entre eux comme des frères, qui s’aiment les uns les autres pour l’amour de Dieu »19. C’est là sans doute un modèle idéal, jamais réalisé ; mais il représente l’idéologie propre, explicite ou sous-jacente, de ces mouvements maraboutiques. Ceux-ci entendent sortir de l’ordre existant jugé oppressif et s’ériger en « contre-sociétés » « qui défendent ouvertement d’autres valeurs et prétendent instaurer, tout au moins en leur sein, un ordre nouveau »20. Mais à qui s’attaquent nos marabouts ? Pas seulement, comme on l’a dit trop souvent, au pouvoir colonial en lui-même. Ces mouvements ne sont pas uniquement de nature nationaliste. Ils peuvent certes exprimer une opposition à la présence étrangère et chrétienne, mais plus largement ils manifestent un refus du pouvoir oppressif d’où qu’il vienne. Ils portent en eux, implicitement, la méfiance envers le prince, qui me paraît être un trait essentiel de la culture politique des sociétés anciennes de l’Afrique de l’ouest21. Plus que des « prophètes nationaux » luttant contre l’envahisseur, les marabouts sont les censeurs du prince, que celui-ci se présente sous les traits du chef africain ou de l’administrateur européen ; et cette philosophie politique traditionnelle ne pouvait que s’accorder avec l’anti- institutionnalisme soufi dont j’ai parlé plus haut. « Un roi n’est pas un parent » aimait à dire le philosophe wolof Kothie Barma, qui est resté célèbre dans la tradition orale pour s’être opposé à la tyrannie du damel Daw Demba (XVIIe siècle). C’est pour avoir représenté auprès des masses l’idéal de cette sagesse populaire que les marabouts ont été suivis avec autant d’enthousiasme. Les mouvements et communautés maraboutiques sont donc le fruit d’une étrange rencontre entre le soufisme et la philosophie politique africaine. Cette rencontre ne date pas de la colonisation. L’histoire sénégalaise est riche en épisodes dans lesquels les marabouts ont fait figure de champions de la liberté contre la tyrannie des princes africains. Ainsi, « la guerre des marabouts », à la fin du XVIIe siècle, mit en jeu toute une conception du pouvoir, comme l’a bien remarqué Labat :

« (...) Ils (les marabouts) commencèrent à blâmer l’empire absolu que les rois africains avaient sur leurs sujets et leurs biens, ils les traitèrent à la fin de tyrannie, et firent concevoir à ces peuples que le plus grand de tous les dieux était la liberté (...). »22. La pénétration et la domination coloniales suscitèrent de la même façon un élan religieux populaire, d’autant plus ample que les changements sociaux qu’elles provoquèrent furent d’une grande envergure. Dans ces conditions les mouvements islamiques qui virent le jour au XIXe siècle et au début du XXe siècle au Sénégal exprimèrent, de manière plus ou moins confuse, un refus de l’ordre européen et une volonté de se démarquer de lui. Dans un certain nombre de cas, ces mouvements prirent la forme d’une résistance active et armée. Ce fut notamment le cas au Fouta-Toro que toute une tradition islamique préparait à de telles entreprises. Mais là encore, il faut noter que les jihads s’attaquèrent tout autant aux hiérarchies indigènes qu’au pouvoir colonial. Dans d’autres parties du Sénégal, et notamment en pays wolof, les messianismes musulmans furent de nature plus pacifiques. S’ils ne se manifestèrent pas dans l’ensemble de façon active dans la lutte contre la pénétration coloniale, qui s’organisa plutôt sous la direction des chefs traditionnels, ils mobilisèrent par contre la population wolof une fois que le pouvoir colonial fut installé ; et le phénomène maraboutique est davantage lié en pays wolof aux transformations sociales et politiques profondes dues à l’introduction de la culture de l’arachide, à l’urbanisation et au vide politique que la défaite des princes amena, qu’à une résistance anticoloniale à proprement parler. Les « communautés » maraboutiques actuelles sont issues de toutes ces histoires.

*

CHAPITRE I

LES PROPHÈTES ARMÉS DU FOUTA-TORO

*

Le Fouta-Toro est situé dans le nord du Sénégal, le long des rives du fleuve du même nom. Ses habitants, Toucouleur et Peul principalement, ont été pendant des siècles en contact permanent avec le monde arabe et plus particulièrement avec les Maures et les Marocains. Il en est résulté des vagues successives d’islamisation dont la plus ancienne remonte au XIe siècle. La tradition musulmane est en effet un des traits caractéristiques de la société toucouleur, dont l’histoire est étroitement mêlée aux vicissitudes de l’Islam dans cette partie de l’ouest africain. Il n’est donc pas étonnant que les mouvements de cette société se soient exprimés principalement selon un code culturel islamique. Cela se vérifie particulièrement au moment où les Français s’installent au Fouta. Mais le rôle de la colonisation dans l’apparition de mouvements islamiques de type prophétique ne doit pas être surestimé. Elle ne fit que précipiter, que souligner les problèmes internes que connaissait alors le Fouta. Ces deux facteurs, comme nous le verrons, sont d’ailleurs étroitement liés. I

LA SOCIÉTÉ TOUCOULEUR AU MOMENT DE LA PÉNÉTRATION FRANÇAISE

Le Fouta-Toro avait connu à la fin du XVIIIe siècle une grande révolution musulmane qui avait donné une nouvelle vigueur au pays toucouleur. Cependant, cette poussée réformatrice s’essouffla rapidement, de telle sorte que le régime en place ne put faire face efficacement au défit colonial. Dès lors, comme cela se produit souvent dans les sociétés bloquées et divisées par des luttes intestines, la solution aux contradictions sociales et aux pressions extérieures émergea sous la forme de mouvements prophétiques.

A) La révolution tooroodo La révolution des « pieux musulmans », les tooroBe (sing tooroodo), s’était faite contre le régime peul denyanke. Celui-ci était jugé antireligieux par les tooroBe. En réalité, les denyanke n’étaient guère « païens » comme le prétendaient les tooroBe, mais leur Islam était plus un « Islam de cour » qu’un Islam militant. Il s’accommodait, en outre, du maintien de croyances ancestrales. A y regarder de plus près, la faiblesse ou la faillite religieuse du régime ne fut pas la raison principale du soulèvement qui porta les « vrais musulmans » au pouvoir. La révolution tooroodo fut surtout la réponse à la tyrannie d’un régime qui faisait le jeu des chefs maures et marocains et notamment des razzias qu’ils effectuaient pour obtenir des esclaves. Les denyanke ne protégeaient plus leurs sujets, mais profitaient au contraire des incursions étrangères ; ils apparaissaient comme des « collaborateurs ». On leur reprochait aussi de ne rien faire pour s’opposer au commerce des esclaves auquel s’adonnaient les Européens. De plus, l’instabilité politique chronique du régime, ainsi que les misères provoquées par plusieurs années de sécheresse, précipitèrent la chute des denyanke. La révolution musulmane fut donc avant tout la révolte des opprimés et des « sans pouvoirs ». Il est d’ailleurs significatif que les tooroBe fussent qualifiés de « fils de crève-la-faim mendiants » par les dirigeants peul23. C’est donc à tous ces maux que voulurent s’attaquer l’instigateur du mouvement, Souleymane Bâl, et son successeur, Abdul Kader, qui prit le titre d’almami24. A l’oppression et à la tyrannie, ils entendaient substituer une morale et un ordre politique nouveaux basés sur la sharia. Mais cette loi musulmane nouvelle, notamment dans ses modalités politiques, ne sera pas sans rappeler le vieux fond culturel traditionnel qui voulait que le chef soit contrôlé dans tous ses actes. L’image idéale de l’iman, de l’almami, est donc en complète opposition avec la réalité du pouvoir des derniers denyanke. Les qualités requises pour assumer ces fonctions sont autant de garanties contre l’absolutisme et la tyrannie. Le leader de la révolution tooroodo, Souleymane Bâl, se serait adressé en ces termes à l’assemblée des musulmans :

« Je vous recommande de vous conformer aux directives suivantes pour élire un iman : — Choisissez un homme savant, pieux et honnête, qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants ; — Détrônez tout iman dont vous voyez la fortune s’accroître et confisquez l’ensemble de ses biens ; — Combattez-le et expulsez-le s’il s’entête ; — Veillez à ce que l’imanat ne soit pas transformé en une royauté héréditaire où seuls les fils succèdent à leur père ; — L’iman peut être choisi dans n’importe quelle tribu ; — Choisissez toujours un homme sérieux et travailleur ; — Fondez-vous toujours sur le critère de l’aptitude. »25.

Le pouvoir des tooroBe évolua finalement vers une sorte « d’oligarchie théocratique », comme l’écrit G. Mollien en 1920 ; mais cet auteur ajoute justement que malgré cela, au Fouta, le peuple exerce une grande influence26. L’almami était choisi par un collège de grands électeurs (JaggorDe). Son pouvoir n’avait rien de celui d’un monarque autoritaire ; à la moindre bévue, ou dès que le pays était en état de crise, il était impitoyablement renvoyé. En 114 ans de régime tooroodo la fonction d’almami fut remplie cinquante trois fois, et très souvent le choix des grands électeurs se portait plus volontiers vers un personnage insignifiant que vers un individu apte à exercer un leadership fort. L’absence de capitale administrative et le refus de mettre sur pied une armée permanente sont aussi très significatifs de cette volonté d’établir des garde-fous contre tout danger de centralisation du pouvoir politique ; et si les tooroBe n’ont pas érigé au Fouta-Toro un régime fort et centralisé, ce n’est pas, comme le suggère D. Robinson, parce qu’ils ne l’ont pas pu, mais surtout parce qu’ils ne l’ont pas voulu27.

B) Clivages sociaux et rapports de domination Cette « démocratie » politique n’empêcha cependant pas le régime tooroodo de devenir synonyme d’inégalité et de domination. Il est significatif qu’à l’origine les tooroBe se recrutaient dans les couches les plus diverses de la population et ne constituaient pas un groupe fermé. On appelait tooroodo tout musulman fervent. Cependant, « assez vite, comme l’écrit P. Diagne, l’élan réformateur résorbé s’efface devant la lutte pour l’accaparement de l’appareil politique et des privilèges »28. « Le régime de l’almamiat du Fouta-Toro s’est rapidement mué en un régime d’exploitation consciente »29. Non seulement les tooroBe, catégorie sociale il est vrai fort nombreuse, finirent-ils par former une véritable caste, mais, plus important encore, au sein de ce groupe tooroodo se dégagea une petite minorité qui peu à peu monopolisa pouvoir et richesse. L’Islam, qui avait été à l’origine l’idéologie mobilisatrice du mouvement de Souleymane Bâl, devint la simple justification du système social et politique dominant. Les « grandes familles » tooroBe firent appel pour légitimer leurs pouvoir et privilèges à leur « mission historique » (l’islamisation du Fouta) et à leur maîtrise des sciences religieuses. Souvent aussi, ces élites dirigeantes, afin d’asseoir leur autorité sur une base religieuse et historique plus sûre, s’appliquaient à se trouver une origine arabe et faisaient même remonter leur généalogie au Prophète ou à ses compagnons. Tout un système de croyances et de représentations tendait donc à marquer la suprématie sociale (bural) des groupes dominants et sa reproduction. Cet arsenal idéologique et symbolique permettait à l’oligarchie tooroodo de détourner à son profit certaines institutions musulmanes comme l’assakal (le zakat arabe, dîme destinée en principe à être redistribuée aux nécessiteux)30 et les terres bayti (en principe terres de la communauté). Enfin, ces « grandes familles » trouvaient dans l’appartenance à la Qadiriyya, confrérie très hiérarchisée à laquelle appartenait à l’époque, plus ou moins directement, la majorité de la population toucouleur, un moyen supplémentaire d’assurer leur hégémonie. Cette domination de l’oligarchie toucouleur apparaît nettement dans l’appropriation des terres qui, comme dans toute société paysanne, était un élément déterminant du pouvoir. Les terres les plus fertiles de la région, en particulier celles qui se trouvent en bordure du fleuve Sénégal (appelées terres waalo) ont été de tout temps les plus convoitées et attribuées par les souverains du Fouta en guise de récompense à ceux qui leur apportaient leur appui. Les souverains denyanke, et notamment le satigui N’Diaye, qui régna au début du XVIIIe siècle, avaient fait d’importantes donations à certaines familles influentes, moyennant un cadeau (madodi) et un tribut annuel. Les almamis pratiquèrent la même politique. Abdoul Kader, le premier almami, divisa le pays en vastes domaines qu’il confia à ses plus fidèles lieutenants et confirma dans leurs possessions les familles denyanke qui avaient accepté de se soumettre à son autorité. Ainsi, les grandes familles tooroBe, « maîtres de la terre », percevaient sur la masse des cultivateurs des redevances importantes comme l’assakal, le ndioldi (droit annuel de culture) ou le tiottigu (droit d’héritage du droit de culture). Les cultivateurs qui ne bénéficiaient pas d’un droit de culture permanent pouvaient louer des terres. C’était le cas notamment des terres en rempetien ; mais ce système coûtait fort cher puisque le « locataire » devait donner la moitié de la récolte au « maître de la terre » ou au titulaire du droit de culture. Il est donc clair que l’organisation sociale toucouleur reposait sur la domination d’un groupe privilégié, détenteur à la fois du pouvoir politique et des moyens de production. On a décrit et analysé la strucure sociale toucouleur à partir de la division en ordre souvent appelés castes31 ; mais la hiérarchie des castes ne nous semble pas la clé de voûte du système. Selon nous, le clivage fondamental est celui qui différencie les « grandes familles » de la masse de la population. Si la quasi totalité des « grandes familles » était tooroBe l’immense majorité de ceux-ci, malgré leur statut social élevé, ne participait pas à l’exercice du pouvoir et n’était guère plus riche que les membres des ordres inférieurs. Cependant, les clivages n’engendrèrent jamais à proprement parler des tensions sociales ouvertes. L’absence de conscience de classe, l’importance des relations de type patron-clients contribuèrent à empêcher tout affrontement direct. Néanmoins, ces inégalités sociales rendirent une grande partie de la population disponible pour des « aventures » politico- religieuses et suscitèrent un contexte favorable à l’émigration.

C) La fragilité de l’appareil politique A ces divisions entre différentes catégories sociales vinrent s’ajouter des rivalités au sein même de la classe dirigeante, rivalités qui facilitèrent l’emprise coloniale. Le premier almami, Abdoul Kader, qui régna vingt-sept ans, jouit d’une situation privilégiée. Il était à la fois le guide spirituel du pays, le chef de l’armée, l’arbitre des conflits et le gérant d’un important domaine public. Tout ceci lui donnait le pouvoir de contrôler réellement le Fouta. Il n’en mourut pas moins victime d’un complot ourdi par des chefs locaux. Très vite, les Grands Electeurs, issus de grandes familles, prirent le pas sur l’almami et la vie politique au Fouta se transforma en joutes politiques entre clans. A côté de ces rivalités claniques existaient aussi des rivalités entre les différentes régions du pays. Le pouvoir central en effet devint rapidement le monopole de quelques familles du Fouta central (Lao, Irlabé-Eliabé, Bosséa, N’Guenar), si bien que les almamis et les Grands Electeurs éprouvaient quelques difficultés à faire admettre leur suzeraineté sur le Dimar et le Toro à l’ouest, le Damga et le Ferlo à l’est, dont les dirigeants s’estimaient d’autant plus libres à l’égard du pouvoir central que la source de leur autorité était souvent bien antérieure à la révolution tooroodo. C’était le cas en particulier du lam-Toro (« maître du Toro ») dont les ancêtres régnaient sur cette région avant même la période denyanke. Ces aristocraties locales se rebellèrent à plusieurs reprises contre les almamis ; et au milieu du XIXe siècle la désintégration du Fouta était telle que l’autorité de l’almami n’était effective que sur une portion très limitée du pays. Les Français surent évidemment tirer bénéfice de cette situation qu’ils s’appliquèrent à maintenir et même, nous allons le voir, à exacerber.

D) La pénétration française au Fouta Les relations entre Saint-Louis et le Fouta remontent au XVIIe siècle. Elles furent pendant longtemps essentiellement d’ordre commercial. Les Français pratiquaient sur le fleuve la traite de la gomme. Le Fouta était aussi le « grenier » de Saint-Louis qu’il approvisionnait en mil. Mais le fleuve était surtout une zone de passage vers le pays de Galam et de Bambouck où les Français allaient chercher de l’or, des esclaves, de l’ivoire, des plumes d’autruche. Très tôt, semble-t-il, les chefs du Fouta reconnurent aux commerçants saint-louisiens le droit de commercer et de voyager sur le fleuve, moyennant le paiement de redevances annuelles appelées « coutumes ». Pendant longtemps donc, malgré quelques escarmouches, les rapports entre le Fouta et les Français furent de nature pacifique et restèrent principalement d’ordre marchand. Après la chute des denyanke, les almamis continuèrent à l’égard des Français la même politique que leurs prédécesseurs. Un traité fixant les obligations mutuelles des deux partis fut signé. Les chefs toucouleur n’avaient aucune raison d’empêcher les Français de faire du commerce et d’emprunter le fleuve, tant que ceux-ci acceptaient de leur verser les « coutumes » et qu’ils ne cherchaient pas à s’implanter politiquement dans le pays32. Cependant les tooroBe se montrèrent plus exigeants et plus méfiants que les denyanke, au point que certains Français proposèrent à l’administration de rétablir ces derniers. Les chefs toucouleur n’avaient pas tout à fait tort d’être inquiets, car les Français commençaient dès le début du XIXe siècle à envisager sérieusement une installation permanente au Fouta. Un fort fut construit à Bakel en 1818, un autre à Dagana en 1821. Les relations entre Français et Toucouleur se détériorèrent rapidement et les incidents se multiplièrent. A chaque acte d’hostilité des Toucouleur les Français répondaient par des actions de représailles, brûlant et pillant pour « faire exemple » tous les villages soupçonnés de complicité avec les « agresseurs ». En 1844 le gouverneur Bouët-Willaumez formula clairement ce que devait être la politique de la France à l’égard du Fouta dans les années à venir :

« Travailler au démembrement de la confédération du Fouta, qui devient inquiétante par son esprit de domination, par le fanatisme de sa population et par l’étendue de son territoire. Ne lui laisser jamais commettre un acte de violence sans la châtier rigoureusement. Réduire progressivement et supprimer le plus tôt possible les coutumes (...). »33.

Le gouverneur du Sénégal se faisait ainsi le porte-parole des commerçants de Saint-Louis qui trouvaient de plus en plus contraignants les droits de passage et de commerce prélevés par les autorités tooroBe. Ils réclamaient la suppression des « escales » (points de traite) et leur remplacement par des établissements de commerce permanents et fortifiés. Ce fut, semble-t-il, sous la pression de ces mêmes commerçants que Faidherbe, qui servait au Sénégal depuis 1852 comme sous-directeur du Génie, fut nommé gouverneur en 1854. Son expérience contre Abd El Kader en Algérie, sa réputation de fermeté en faisaient le plus sûr garant d’une politique « énergique » à l’égard du Fouta. Selon Faidherbe, la domination militaire était la condition de l’activité commerciale. Malgré certaines réticences de la part de ses supérieurs hiérarchiques à le suivre, il entreprit d’étendre et de renforcer l’emprise française sur le Fouta. Il justifia sa politique en présentant les Toucouleur comme des gens « arrogants » et « fanatiques ».

« Les Toucouleur, écrit-il, sont une race intelligente et perfide ; ils ont été viciés par l’islamisme qui les a rendus aussi menteurs et voleurs que les Maures. »34.

Pour parvenir à ses fins il utilisa la force, mais sut aussi faire preuve d’habileté politique. Profitant des luttes de clans et des rivalités régionales, il réussit à faire élire des chefs qui lui étaient favorables et encouragea tout mouvement susceptible d’accélérer le morcellement du Fouta. C’est ainsi qu’entre 1858 et 1860 il signa des traités séparés avec le Dimar, le Toro et le Damga, par lesquels ces provinces se détachaient de l’autorité de l’almami et se mettaient sous la protection de la France. P. Cultru pouvait en 1910 résumer ainsi l’oeuvre de Faidherbe :

« Ce gouverneur, pour la première fois depuis que les Français avaient paru sur les côtes de l’Afrique occidentale, a fait sentir aux peuplades belliqueuses la force supérieure d’un peuple intelligent et civilisé. »35.

C’est dans ce contexte politique et social et en réaction contre lui que vont apparaître une série de « prophètes » musulmans, et en premier lieu, le plus célèbre d’entre eux, El Hadj Omar Tall. II

LE JIHAD D’EL HADJ OMAR36

L’histoire du mouvement politico-religieux d’El Hadj Omar a été suffisamment étudié pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir dans le détail sur les principales étapes de son développement. Il s’agit bien plus pour nous d’essayer de comprendre comment, à un moment donné de l’histoire d’une société, surtout d’une société en crise, une entreprise de caractère messianique est susceptible d’offrir une solution devant les risques de désintégration sociale. Comme pour l’étude de tout mouvement messianique, analyser le jihad d’El Hadj Omar sous cet angle requiert que l’on s’attache tout autant au message du leader, aux représentations collectives qu’il suscite et à leur signification, qu’aux faits eux-mêmes, que nous ne rappellerons que pour mémoire.

A) Un destin exceptionnel Aux yeux de beaucoup de ses contemporains toucouleur (et encore aujourd’hui de nombreux habitants du Fouta-Toro), El Hadj Omar fut un « rénovateur » (mujaddid), un saint (wali), voire le mahdi en personne. Les légendes chantées par les griots ou les chroniques de langue arabe ou pular le présentent comme un être extraordinaire, choisi par Dieu et le Prophète pour accomplir une mission exceptionnelle37.

« Sache, ô lecteur, écrit un auteur de langue arabe, que celui qui fait l’objet de cette biographie a été l’un des prodiges envoyés par Dieu pour montrer aux hommes la vérité et les conduire dans le droit chemin... Tous les savants de son époque ont été d’accord pour reconnaître que le monde n’aurait jamais produit un homme pareil à lui et pour déclarer qu’au cas où tous les livres auraient disparu de la surface de la terre, il eût été capable de dicter de mémoire toutes les sciences relatives à la loi divine et à la vérité suprême et mystique. « Il avait reçu cinq dons de Dieu le Très Haut : 1°) Il pouvait, soit en songe, soit à l’état de veille voir l’Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et le sauve). 2°) Il connaissait le grand nom de Dieu, inconnu des hommes. 3° Il lisait dans le cœur des hommes. 4° Il avait reçu de Dieu l’autorisation spéciale de donner l’instruction spirituelle et de diriger les hommes dans le droit chemin. 5° Enfin il avait été autorisé par Dieu à faire la guerre sainte. »38.

Omar lui-même était convaincu d’être un instrument de Dieu et un guide pour les hommes. L’auteur que nous venons de citer lui attribue les paroles suivantes :

« En une certaine circonstance, je vis le Prophète (que Dieu le bénisse et le sauve). « Dieu, me dit-il, a voulu que tu sois parmi les meilleurs des siens, je veux dire le meilleur de mon peuple ». Le cœur rempli de joie et de bonheur, je m’approchai de lui (que Dieu le bénisse et le sauve) et lui dis : « J’accepte cet éloge et j’en suis heureux, ô envoyé de Dieu. »39.

E.H. Omar Tall est né à Halwar dans la province de Toro en 1794. Le Toro, rappelons-le, à toujours manifesté quelque particularisme à l’égard du pouvoir central de l’almami. D’autre part, au moment de la jeunesse du Cheikh, le Toro se trouvait être, de par sa situation géographique, l’une des premières zones du pays toucouleur à être confrontée à la pénétration française. Bien qu’appartenant au groupe noble (tooroBe), la famille d’E.H. Omar était assez pauvre et peu influente. Son père était cependant un marabout renommé pour son instruction et sa piété. Un notable tooroodo, l’almami Youssef, aurait pressenti le destin exceptionnel du fils du marabout de Halwar :

« Je vous le dis par la grâce de Dieu, cet enfant... construira à lui seul plus de mosquées que les chefs du Fouta et du Boundou réunis n’en ont jamais construites. »40. Les légendes font de lui un enfant prodigieux et précoce. Le jour de sa naissance, qui était la veille du Ramadan, il aurait refusé le sein de sa mère, et pendant tout le mois de jeûne il se serait abstenu du lait maternel du lever au coucher du soleil. Il aurait connu le Coran par cœur à un âge très jeune et aurait assimilé avec une rapidité déconcertante toutes les sciences religieuses. Il étudia d’abord auprès de son père, puis auprès de marabouts tidjanes de la tribu maure des Ida-ou-Ali et d’un lettré peul du Fouta-Djallon. Selon la tradition, il aurait également effectué un séjour à Pire dans le Cayor (en pays wolof), dont l’école islamique était alors fort réputée. En 1825, il entreprend le pèlerinage à La Mecque, ce qui constituait à l’époque un véritable périple. Sur le chemin des Lieux Saints, il s’arrête assez longuement au Macina et au Sokoto, deux des Etats musulmans les plus importants d’Afrique de l’ouest. Il atteint finalement La Mecque aux environs de 1827 et demeure plusieurs années en terre arabe pour compléter son instruction. En Egypte, sa réputation grandit ; et les savants de l’université d’Al Azhar, quelque peu sceptiques sur la science de ce « Cheikh sorti du pays de l’ouest », le convoquèrent un jour afin de sonder ses connaissances théologiques41. Tous furent saisis, nous rapporte M.A. Tyam, « par la façon dont-(il)-répondit à des questions profondes, ardues, qui ne sont pas faciles ». Dieu, dit la tradition, aurait puni les interlocuteurs incrédules d’Omar en les rendant provisoirement muets. Au pied de la Kaaba, il rencontre un disciple de Cheikh Tidjani (fondateur de la confrérie tidjane) nommé Mohamed El-Ghâli. Ce dernier, inspiré en songe par Cheikh Tidjani lui-même, le nomme khalife de la confrérie pour les pays noirs et l’initie à l’istikara, formule spéciale destinée aux grands initiés, devant les guider dans les circonstances difficiles. A partir de là, les signes de protection religieuse se multiplient et lui permettent d’affronter toutes sortes d’épreuves. El Hadj Omar nous en donne de nombreux exemples dans son œuvre les « Rimah » (« Les Lances »). Il écrit par exemple :

« Nous nous trouvions sur un bateau sur la mer salée entre Jeddah et l’Egypte. Les vents s’élevèrent et le bateau était sur le point de sombrer. Tous les passagers s’attendaient à être anéantis. Je me réveillai et je dis : « Réjouissez-vous, je viens de voir le Cheikh Al- Tijani et le Cheikh Muhammad Al Gâli. Ils m’ont dit : voici une bonne nouvelle pour le Cheikh Omar, — (Nous lui promettons) — que le bateau ne pourra pas tomber sans que nous le sachions, car nous sommes avec lui. Ne crains rien. Ceci n’a aucune importance ». Les vents s’apaisèrent et la mer redevint calme. »42.

Cheikh Moussa Kamara, de son côté, signale qu’en Syrie El Hadj Omar guérit le fils d’un sultan frappé de folie. Ce fut sans doute l’un des premiers miracles du Cheikh43. Sur le chemin du retour il est à nouveau reçu par le khalife Mohamed Bello de Sokoto qui lui donne sa fille en mariage. Il demeure plusieurs années auprès de son beau-père et acquiert une solide réputation de lettré. Il s’arrête aussi de nouveau dans le Macina où Cheikh Amadou l’accueille généreusement. Il n’en sera pas de même à Segou dont le souverain voit d’un mauvais œil ce prédicateur zélé s’introduire dans son royaume. E.H. Omar y est fait prisonnier et ne fût relâché, dit la chronique, que grâce à une intervention divine. Il se dirige ensuite vers le Fouta-Toro où il ne fait qu’un bref passage et va s’installer avec ses disciples au Fouta-Djallon dans le village de Dyegounko que lui a concédé l’almami du pays, Boubacar. Là, il passe ses jours à méditer, à instruire ses fidèles et à rédiger son œuvre doctrinale (Les « Rimah »). Au cours de la saison sèche 1845-46, il effectue une tournée dans le Fouta-Toro. Il y est reçu avec bienveillance par la population, mais éveille la méfiance de la plupart des notables tooroBe qui, attachés à la Qadiriyya, éprouvent quelque suspicion à l’égard de cet enfant du pays venu prêcher une voie nouvelle44. Quelques tooroBe lui prêtent cependant allégeance, comme Alfa Tierno Bayla Wane, qui sera le plus fidèle de ses lieutenants. Les jeunes sont beaucoup plus enthousiastes. Beaucoup décident de le suivre et de se soumettre corps et âme à celui qui leur promet le salut éternel.

« Alors, écrit M.A. Tyam, un groupe sortit du pays pour s’attacher à notre cheikh, des gens qui ont renoncé à mère et père, qui ont choisi — (d’aller) — vers le paradis. »45. A Bakel, il eut une entrevue avec le gouverneur du Sénégal auquel il aurait tenu les propos suivants :

« Je suis l’ami des Blancs. Je veux la paix. Je déteste l’injustice. Quand un chrétien a payé la coutume, il doit pouvoir commercer en toute sécurité. »46.

De retour à Dyegounko, les relations se tendent avec l’almami du Fouta- Djallon qui sent son autorité menacée par ce marabout dont le prestige ne cesse de croître. C’est pourquoi, en 1848, E.H. Omar va s’établir avec ses disciples à Dinguiray aux confins du Fouta-Djallon et du Diallon Kadougou où il obtient du souverain dialonke de Tamba un territoire quasi désert entre le Bafing et le Tinkisso. A Dinguiray les révélations divines se font sans cesse plus nombreuses et la mission du Cheikh se précise47. Il assimile désormais son épopée à celle du Prophète. Dyegounko est baptisé La Mecque et Dinguiray Médine. L’émigration de Dyegounko à Dinguiray est comparée à l’exode de Mohammed (hijra) de La Mecque à Médine. Les disciples affluent de tout le Fouta-Toro au point que le village atteint rapidement huit à neuf mille habitants. Le 6 septembre 1852 Dieu révèle par trois fois à Omar qu’il est autorisé à faire la guerre sainte aux païens. Sa première cible est le royaume de Tamba dont il s’empare sans trop de difficultés. L’annonce de ses exploits provoque le départ du Fouta de nombreux Toucouleur qui viennent grossir les rangs de la communauté et de l’armée du marabout. Dans une lettre au gouverneur du Sénégal datée du 23 avril 1853, le commandant du poste de Bakel écrit :

« Il est partout considéré comme un Messie musulman. Il est probable qu’avant deux ans il sera le maître des rives du Sénégal. »48.

Aucun affrontement ne se produit cependant avec les Français. Mais plus il avance vers l’ouest, plus il pénétre dans la zone d’influence des Européens. En 1854, Faidherbe est nommé gouverneur du Sénégal. Sa détermination à dominer le Fouta et le Soudan suscite une vive réaction du Cheikh qui, en janvier 1855, par une lettre aux habitants de Saint-Louis, déclare la guerre sainte aux Français :

« Maintenant, proclame-t-il, je me sens de la force et je ne cesserai que lorsque la paix me sera demandée par votre tyran — (le gouverneur) — , qui devra se soumettre à moi, suivant ces paroles de notre maître : « Fais la guerre aux gens qui ne croient ni en Dieu ni au jugement dernier ou qui ne se conforment pas aux ordres de Dieu ou de son Prophète au sujet des choses défendues, ou qui, ayant reçu la révélation ne suivent pas la vraie religion, jusqu’à ce qu’ils paient la djezia — (tribut) — par la force (...) ». Quant à vous, enfants de N’Dar — (Saint-Louis) — Dieu vous défend de vous réunir à eux. Il nous a déclaré que celui qui se réunira à eux est un infidèle comme eux, en disant : « vous ne vivrez pas pêle- mêle avec les Juifs et les Chrétiens. Celui qui le fera est lui-même un Juif, un Chrétien. Salut. »49.

La poussée et la répression françaises au Fouta ne pouvaient qu’encourager les Toucouleur à s’expatrier auprès d’El Hadj Omar. Celui-ci prend Nioro dans le Kaarta en 1885, mais échoue deux ans plus tard devant Médine dans le Khasso où la garnison française repousse son attaque. Comprenant qu’il ne pourrait venir à bout des forces coloniales Cheikh Omar renonce alors à conquérir le Fouta et oriente désormais ses conquêtes vers l’est, là où les Français ne sont pas installés. En 1858, il parcourt cependant le Fouta-Toro. Mais il ne cherche pas à affronter les Français. Il se limite à exhorter la population à quitter le pays où la présence française devient de plus en plus pesante. Il s’adresse en ces termes aux habitants de son Toro natal :

« Emigrez, ne tardez pas, sortez d’où il n’y a pas de religion, d’où la sounna est sens dessus-dessous. Emigrez, ce pays a cessé d’être le vôtre. C’est le pays de l’Européen. Votre existence avec lui ne réussira pas. » Ceux, ajoute M.A. Tyam, qui avaient consenti, échangèrent des biens, se procurèrent des bêtes de somme, firent leurs paquets. Aussitôt les bagages furent chargés. Vers l’est on se dirigea. Le Cheikh mit en tête notre village de Halwar ; il dit : levez-vous, allez jusqu’à Nioro. »50.

En 1861, après avoir conclu avec les Français un traité délimitant ses propres territoires de ceux des pays de protectorat, il conquiert le pays bambara. Puis il entreprend de soumettre l’Etat musulman du Macina dont le roi, Amadou, avait refusé de l’aider lors du siège de Médine. Cependant, les Peul du Macina s’accommodèrent fort mal du joug toucouleur et s’insurgèrent contre « l’usurpateur ». En février 1864 ils obligent le Cheikh à se réfugier dans les falaises de Bandiagara où il meurt mystérieusement. Les conditions obscures de sa mort entretiendront, longtemps après son décès, auprès des populations du Fouta-Toro, le mythe de son retour, comme le montre ce texte qui circula dans la vallée du fleuve Sénégal à la fin du XIXe siècle et que rapporte P. Marty :

« Sécou Omarou — (Cheikh Omar) — n’est pas mort. Il dort, il mange, il n’a pas été tué et son armée n’a pas été détruite. D’ailleurs Allah n’a-t-il pas dit dans son Coran : « On juge que ceux qui ont péri à la guerre sainte sont morts. Ils vivent au contraire ». Cheikh Omar est comme Jésus qui ne fut pas tué, mais à qui on substitua un autre personnage. Dieu lui a élevé une case entre La Mecque et Médine. Il y est en prière et adore Allah. De temps en temps, il va à La Mecque et y séjourne dix-huit jours, puis revient à sa case. Il va dans les mêmes conditions à Médine. Il a chez lui six de ses taalibe : trois sont d’Egypte, un du Fouta-Diallon, les deux autres du Fouta-Toro. Le Prophète lui a prescrit de rester là jusqu’à la venue du Mahdi. Cheikh Omar se joindra à lui pour faire la guerre sainte. »51.

Son fils, Amadou, s’efforcera pendant près de trente ans, en dépit de la progression européenne, de préserver l’essentiel de l’héritage omarien. Refusant de se soumettre aux Français, il émigrera finalement au Sokoto avec dix mille Toucouleur. B) La signification du Jihad de Cheikh Omar L’épopée d’E.H. Omar a fait l’objet de plusieurs interprétations. Pour les uns, il aurait été l’ennemi déclaré des Français. Faidherbe en fit l’incarnation du mal, et les auteurs africains contemporains un grand résistant à l’impérialisme européen, un nationaliste acharné. Mais d’autres auteurs se sont inscrits en faux contre cette analyse qui selon eux relève du mythe politique nationaliste. Y. Saint-Martin en particulier a essayé de montrer qu’en définitive le marabout toucouleur n’avait pas eu à l’égard des Français une attitude foncièrement hostile et s’était même plutôt efforcé de maintenir avec les autorités coloniales des relations pacifiques. Il fait remarquer, documents d’archives à l’appui, que Cheikh Omar s’est appliqué à éviter tout affrontement direct avec les forces françaises. Il a eu recours à l’action diplomatique chaque fois qu’un différend l’a opposé au gouverneur de Saint-Louis. Pour Y. Saint-Martin les mobiles dominants d’E.H. Omar seraient d’ordre éthique et religieux. L’empire toucouleur aurait été une « construction religieuse autour d’une foi revivifiée par la prédication et le wird tidjane »52. E.H. Omar aurait cherché à mobiliser le peuple toucouleur dans le but de réformer la foi et de propager la voie tidjane dans l’ouest africain :

« Il n’y a pas tant « résistance nationale », écrit Y. Saint-Martin, que choc en définitive tardif, de deux impérialismes cherchant à s’exercer sur les mêmes régions. »53.

A notre avis, ces deux interprétations ne sont pas contradictoires ; elles s’articulent fort bien. Il n’est pas douteux que la mission première que El Hadj Omar s’était fixée était de purifier et de rénover un Islam qu’il jugeait trop compromis avec les pratiques païennes et trop peu militant. Mais son entreprise visait en même temps à rétablir une communauté musulmane authentique dans une région divisée et affaiblie par les querelles de clans et les oppositions entre provinces. La confrérie Qadiriyya lui semblait inapte à mener à bien cette mission, tant elle avait perdu de son dynamisme à force de se confondre avec les intérêts de l’élite dirigeante toucouleur. La voie tidjane, plus récente et donc moins compromise avec l’ordre établi, était à ses yeux le meilleur véhicule pour renouer avec les idéaux du Prophète et la pureté de l’Islam primitif. Seulement, son projet se heurta à un facteur nouveau, l’emprise croissante des Français dans l’ouest africain, qui l’obligea à rectifier son dessein. Dans un premier temps, il espéra sans doute que les « étrangers » se limiteraient à faire du commerce. Il se serait fort bien accommodé de cette situation qui ne pouvait que profiter aux musulmans et qui n’était nullement en opposition avec les règles de l’Islam dans la mesure où les « chrétiens » payaient un tribut (jizya) aux autorités locales, comme le veut la tradition musulmane dans tout le territoire du dar al-Islam54. Par contre, il était pour lui inadmissible que les « chrétiens » se comportent autrement qu’en « étrangers » tolérés et cherchent à imposer leur loi aux musulmans. Si les Français devenaient des dominateurs la « communauté des croyants » se devait de les combattre par l’épée, ou bien, si le rapport de force était inégal, il convenait d’émigrer dans une région où ils pourraient vivre selon les règles de leur religion55. Ayant compris, fort justement, qu’il ne pourrait chasser les Français du Fouta-Toro, E.H. Omar décida de partir vers l’est, là où le colonisateur n’avait pas encore vraiment pénétré. Il invita ses compatriotes à quitter un territoire qui était devenu un dar al-harb, c’est-à-dire un pays soumis à une puissance non-musulmane. Ce fut l’émigration, le fergo Nioro56 assimilé à l’hijra du Prophète de La Mecque à Médine. Cheikh Omar fut donc, d’une certaine façon, un résistant à la colonisation française. Mais ne pouvant affronter directement les Français, il manifesta son opposition à la domination étrangère et « chrétienne », en allant s’établir hors de la zone d’influence coloniale. L’épopée d’El Hadj Omar doit être comprise comme étant une forme de résistance de nature religieuse dont les modalités relèvent de ce que les spécialistes des mouvements messianiques appellent un « escapisme actif ». Mais, en réalité, dans cet escapisme, le religieux et le politique se confondent, car selon Cheikh Omar la religion du Prophète ne peut vraiment être vécue et ne peut s’épanouir que dans le cadre d’une communauté où les règles de l’Islam fournissent les bases de l’organisation politique. De toutes les façons, les motivations de ceux qui allaient rejoindre le Cheikh à Nioro ou son fils à Ségou furent tout autant politiques que religieuses.

« Lorsque, plus tard, écrit Y. Saint-Martin, la domination française paraîtra trop lourde, les exigences des Blancs insupportables ou contraires aux traditions, beaucoup penseront à ce Kaarta où ils pourraient rejoindre le « prophète » ou son fils pour y vivre selon leurs coutumes et leurs goûts. »57.

C’est ce que remarque, en effet, par exemple le responsable du poste d’Aéré en 1878 :

« Les gens du pays, bouleversés par les exactions du feu lam-Toro et craignant que le nouveau ne fasse pire, quittent en masse le canton d’Aéré et émigrent dans le Nioro. Au commencement de l’immigration ils prétextaient la propagation de la religion musulmane (...), mais aujourd’hui ils déclarent hautement leur véritable intention qui est de se soustraire aux vexations dont ils étaient et peuvent encore être victimes. »58.

L’entreprise E.H. Omar a représenté pour les Toucouleur un refuge contre l’oppression ; et à bien des égards le prophète du Fouta s’érigea en défenseur de la tradition tooroodo et des valeurs politiques et religieuses qu’elle portait. Il stigmatisait volontiers ceux qui avaient « trahi » la « révolution tooroodo ». Comme l’explique bien D. Robinson, il se réclamait de l’exemple de Souleymane Bâl et soulignait le contraste existant entre la situation du Fouta au milieu du XIXe siècle et le projet des fondateurs de l’almamiat59. E.H. Omar blâmait l’oligarchie tooroodo pour s’être appropriée l’assakal et pour monopoliser toutes les fonctions religieuses et politiques. F. Carrère et P. Holle rapportent cette déclaration qu’il fit aux habitants du Fouta :

« Vous êtes comme des infidèles, buvant et mangeant l’injustice, et vos chefs violent la loi de Dieu en opprimant les faibles ». « Ces paroles, ajoutent les auteurs, le rendaient cher aux opprimés. »60. Mais, à y regarder de plus près, E.H. Omar est plus qu’un simple « justicier ». Sa philosophie politique marque une méfiance systématique à l’égard des chefs et des « lettrés vénaux » qui les servent :

« Le prophète m’a dit lui-même, écrit-il, que je serai l’un de ses hommes de confiance aussi longtemps que je ne m’associerai pas aux sultans et que je ne m’attacherai pas au monde. »61. « Je n’ai pas fréquenté les rois, et je n’aime pas ceux qui les fréquentent. Le prophète a dit : « Les meilleurs chefs sont ceux qui fréquentent les savants ; mais les pires savants sont ceux qui fréquentent les chefs. »62.

En fait, le mujahid du Fouta-Toro n’a rien d’un fondateur d’empire, comme toute une mythologie coloniale puis nationaliste a voulu le faire croire. La « croisade » d’El Hadj Omar est une sorte de longue marche sans fin qui tient de l’errance du chevalier de l’Islam plus que de la construction d’empire :

« Il ne faisait lui-même que passer, et repasser en cas de besoin. C’était donc aux chefs locaux, investis par lui, comme son fils, de stabiliser les résultats de la conquête religieuse, et de transformer celle- ci en administration : en un mot de s’installer dans un « royaume », toutes choses que le Cheikh Omar ne voulut jamais faire et qui, d’ailleurs, lui avaient été déconseillées par Muhammad Al-Ghâli. »63.

El Hadj Omar est donc plutôt, comme l’analyse de F. Dumont l’a magistralement montré, un « anti-sultan », dont les propos et l’action sont plus ceux d’un ascète soufi que d’un chef temporel. III

LES AUTRES RÉSISTANCES MARABOUTIQUES AU FOUTA-TORO

E.H. Omar est le plus connu des « combattants de la foi » du Fouta-Toro, mais il n’est pas le seul à avoir voulu régénérer la société toucouleur et résister à la pénétration coloniale. Les autres mouvements n’eurent guère l’ampleur de celui de E.H. Omar, mais leur récurrence met en relief toute l’importance de la culture islamique comme idéologie de recours et d’action dans des situations de changement social intense.

A) Tierno Ibrahim Au moment où, dans les années soixante, Tierno Ibrahim entreprend son action contre la présence européenne et les chefs collaborateurs, le Fouta oriental est dans un état de détérioration sociale et politique tel qu’il n’est guère étonnant d’y voir surgir un « prophète » qui va exprimer et cristalliser les aspirations de la population. Au fur et à mesure que les navires et les troupes européennes accentuent leurs activités le long du fleuve, l’hostilité des Toucouleur grandit et les départs vers Nioro se multiplient. Voyageant pendant l’hivernage de 1855 à bord du « serpent », Faidherbe décrit ainsi son passage dans le Damga :

« Arrivés à Orndoli, dans le Damga, on vit un grand nombre d’habitants sur la rive, et suivant leur vieille habitude quelques-uns d’entre eux se mirent à nous provoquer par gestes et même à nous mettre en joue. Le gouverneur fit immédiatement tirer sur ces insolents, bien décidé qu’il était à ne jamais supporter des populations riveraines les insultes qu’elles avaient l’habitude de nous prodiguer. »64.

Deux ans plus tard, afin, écrit Faidherbe, « d’assurer à l’avenir la navigation dans cette partie du fleuve Sénégal »65, un fort est construit à Matam. En 1860, le commandant Cornu se rend au Damga avec une compagnie de tirailleurs sénégalais et y fait reconnaître par la force l’autorité d’un chef (elfeki) nommé par lui. En 1863, les Français, tirant profit de la volonté des chefs du Damga de se soustraire au pouvoir central de l’almami du Fouta, leur firent signer un traité plaçant cette province sous leur protectorat. Lorsque Tierno Ibrahim Kane revient dans son village de Koundel près de Matam, en 1864, après avoir étudié auprès du marabout maure Cheikh Sidia Al-Kabir et enseigné dans le Cayor, il retrouve donc un Damga où règne la confusion politique la plus totale, où l’elfeki n’est plus guère respecté, et qui est de plus vidée d’une partie de ses habitants qui ont préféré rejoindre Cheikh Omar que d’accepter de se plier à la puissance coloniale et ses alliés locaux. En 1864 la situation du Damga est d’autant plus précaire que la récolte du mil ayant été catastrophique, la population est en proie à la famine. Dans un tel contexte on comprend que Tierno Ibrahim ait attiré dès son retour de nombreux disciples qui ont vu en lui leur « sauveur ». Après un bref séjour à Koundel, il décide de passer avec ses disciples sur la rive droite du Sénégal et de s’installer à Magama. Ce déplacement n’est pas sans signification. Il marque la détermination de Tierno Ibrahim de refuser toute compromission avec un pouvoir local qu’il estime corrompu et à la solde des étrangers. A l’égard des Français, son attitude n’est guère différente de celle d’El Hadj Omar. Il n’est pas hostile à ce que ceux-ci commercent le long du fleuve, mais craint que, sous ce prétexte, ils ne cherchent à christianiser le Fouta, à y détruire les coutumes locales et à y imposer leur autorité. C’est pourquoi il n’hésita pas, à plusieurs reprises, à lancer ses partisans à l’attaque des vaisseaux français. D’autre part, il se montre critique de l’ordre existant. Il reprend les critiques d’E.H. Omar contre l’almamiat et créa une nouvelle communauté où la sharia était appliquée et où l’emprise européenne était absente. Au printemps 1865, ayant réuni une force armée d’une certaine importance, il défait une unité des troupes coloniales, ce qui renforce considérablement son prestige. Au début de 1867, le commandant du poste de Matam note que les hommes du marabout sont de véritables « malfaiteurs en arme qui volent les traitants »66. Quelque mois plus tard, il est cependant tenu en échec par un chef du Bosséa, Abdoul Boubakar, dont l’influence ne cessait alors de croître dans le Fouta oriental parallèlement à celle de Tierno Ibrahim et qui, bien qu’hostile aux Français, ne pouvait que réagir contre celui qui était pour lui un rival. L’année suivante, Tierno Ibrahim réoccupe Magama où il fait bâtir une fortification. Mais Abdoul Boubakar revient à la charge. Magama est assiégé et Tierno Ibrahim pendu. Abdoul Boubakar devient alors le véritable chef du Fouta central et oriental, qu’il parviendra pendant plus de vingt ans à soustraire à l’emprise directe de la France. L’agitation provoquée par Tierno Ibrahim dans le Fouta oriental était à peine éteinte qu’un autre marabout toucouleur, Amadou Cheikhou, appelé aussi Amadou Madiou, prenait les armes au nom d’Allah et de la confrérie tidjane dans le Toro.

B) Amadou Cheikhou Amadou Cheikhou était le fils de Hamme Ba qui en 1828 s’était déclaré lui-même mahdi et avait fondé avec ses fidèles le village de Ouro-Madiou dans le Toro, entre Podor et Guédé, au bord du marigot Doué. A la mort de son père en 1862, Amadou devient le chef du village. Il semblait bien installé dans sa position de notable toucouleur, lorsque, en 1868, une terrible épidémie de choléra, qui décima plus d’un quart de la population du Fouta, détermine sa vocation. L’épidémie provoqua un climat de contestation et une grande exaltation religieuse parmi les Toucouleur. Amadou Cheikhou répandit le bruit que l’épidémie n’était pas fortuite, mais était un châtiment de Dieu, qui voulait ainsi punir la dégradation des pratiques islamiques, la corruption des notables et leur collaboration avec les Français, dont la présence était symbolisée par les forts de Podor et d’Aéré. Comme El Hadj Omar et Tierno Ibrahim, Amadou Cheikhou ne prétendait pas interdire aux Européens de faire du commerce, mais il considérait qu’il fallait mettre fin à leur intervention incessante dans les problèmes internes du Fouta. Il condamnait le lam-Toro (chef du Toro) pour avoir accepté l’alliance française. De fait, les autorités traditionnelles du Toro étaient à cette époque l’objet d’une intense manipulation (que favorisaient leurs rivalités) de la part des Français et étaient de plus en plus critiquées par une grande partie de la population et de nombreux notables. Le commandant du poste de Podor dans son rapport du 12 avril 1869 écrit à ce sujet au gouverneur :

« Le lam-Toro Mouley n’a aucune influence dans le Toro. C’est un homme de caractère faible et craintif. Il contribue lui-même à discréditer son autorité en ne tenant aucun compte du vœu des habitants pour le choix de leurs chefs et en faisant payer par ces derniers pour leurs nominations. »67.

Cette même année, le marabout tidjane d’Ouro-Madiou lance la phase militaire de son mouvement. A la suite d’une querelle de famille avec le chef de Coki dans le nord du Cayor, il attaque ce dernier et le défait au mois de juin. Puis il se joint à Lat- Dior, alors chef de son canton natal du Guët, pour affronter un détachement des troupes coloniales qui dut s’incliner à Mekkhe quelques semaines plus tard. En représailles, et en guise d’avertissement, le gouverneur envoie une expédition détruire le village d’Amadou Cheikhou. La plupart des constructions du village sont abattues. Seule la case du marabout reste intacte. Ses disciples virent là un signe de protection divine. Au même moment, le lam-Toro Mouley, incapable d’arrêter le développement du mouvement, est destitué par les Français et remplacé par Samba Oumané. Cette nomination est assez mal accueillie par les notables du Toro qui, sans prendre ouvertement fait et cause pour Amadou Cheikhou, vont manifester quelques réticences à entreprendre une action contre lui. Le commandant du poste de Podor écrit le 8 septembre 1869 :

« Notre nomination est méconnue par la plupart des chefs et notables du Toro. Dans une réunion des chefs faite par Samba Oumané le 2 septembre, ils ont refusé leur concours pour attaquer Amadou Sekou — (Amadou Cheikhou) — , disant que ce dernier étant marabout et un de leurs parents, ce n’était pas à eux, mais aux Blancs, de venir tirer sur lui (...). Tous ces chefs ne nous sont attachés que par la crainte et c’est la crainte seule de représailles de notre part qui les fait obéir au lam-Toro. (...) Amadou Sekou a dans le Toro, tant à cause de son titre de marabout que de sa parenté avec la plupart des chefs et notables, une influence assez grande pour contrebalancer celle de Samba Oumané ; et comme il sait que ce dernier ne trouvera pas dans tout son commandement un nombre suffisant de guerriers consentant à l’attaquer, il reste dans le pays ou à proximité et son prestige de prophète ne fait qu’y gagner. »68.

Le mouvement religieux s’étend et s’affirme chaque jour davantage. Le « prophète » parcourt le pays en prêchant la guerre sainte et promettant que ceux qui le suivraient ne pourraient être atteints par les balles des Blancs.

« A l’exception des habitants de Guédé — (résidence du lam- Toro) — et de quelques autres villages moins importants et de ceux des villages environnant le Poste, écrit le commandant de Podor le 22 octobre, tous les habitants sont pour le moment du parti du Marabout. Celui-ci fait adroitement tourner à son profit notre impopularité chez les Toucouleur. Il nous est difficile en ce moment de convaincre soit par des paroles, soit par des écrits, les habitants de l’intérieur du but de paix et de civilisation de notre mission dans le pays. »69.

L’influence d’Amadou Cheikhou gagne même le Dimar et l’ouest du Lao que le lam-Toro essayait de soumettre à son autorité. Fin octobre, le commandant du fort d’Aéré est assassiné. A la même période, le lam-Toro et ses hommes subissent les assauts répétés des partisans du madiou. Le marabout enjoint au lam-Toro de se soumettre à lui et de se convertir à la voie tidjane. Devant le refus de celui-ci, il continue ses attaques. En novembre, le gouverneur envoie une canonnière bombarder les rives du Sénégal, accroissant par là l’hostilité des Toucouleur à l’égard de la France. Loin d’intimider les disciples d’Amadou, cette expédition ne fait que les rendre plus hardis et plus déterminés à l’encontre des Français. Fin novembre, la situation est telle qu’aucun vaisseau français ne peut naviguer sans danger au-delà de Podor. Décidés à agir avec fermeté contre un mouvement qui remettait gravement en cause leur autorité dans le Fouta occidental, les Français organisent une nouvelle expédition contre Amadou en février 1870. Le 15 février, les troupes du marabout doivent capituler à N’Dioum. Amadou Cheikhou réussit cependant à prendre la fuite avec quelques-uns de ses hommes.

« Les jours suivants, note Faidherbe, furent employés à brûler les villages les plus compromis et à dissiper les derniers groupes d’insurgés. »70.

La défaite ne semble pas cependant, bien au contraire, avoir porté atteinte à l’auréole du marabout, au point que le commandant de Podor écrit en janvier 1870 :

« Tout le Toro, à l’exception de Guedé, s’est maintenant déclaré pour le marabout. »71.

Celui-ci pénètre alors dans le royaume wolof du Djolof, où il avait de nombreux partisans, et y dépose le bur (roi) Ban Kantan Khary dont il prend la place. A l’automne 1870, Amadou Cheikhou retourne au Fouta et y vainc le lam-Toro. Mais craignant la supériorité des forces françaises, il se retire définitivement dans le Djolof. Désormais le mouvement du madiou ne se manifestera plus dans le Toro, sinon par de brèves incursions ; mais pendant plusieurs années encore les émissaires du marabout y recruteront des disciples et y prêcheront l’émigration vers le Djolof où résidait celui qui venait de se proclamer chef de la confrérie tidjane pour le Soudan. En 1875 alors qu’il s’apprêtait à envahir le Cayor, les troupes françaises auxquelles s’etaient jointes celles de son ancien allié Lat-Dior, infligèrent une lourde défaite à Amadou qui périt dans la bataille. L’action du « prophète » d’Ouro-Madiou ne fut en définitive qu’un bref épisode, mais elle parvint à mobiliser, autour d’un personnage charismatique et au nom d’un Islam rénové et combattant, la quasi-totalité des habitants du Toro contre les « infidèles » et ceux des chefs Toucouleur qui s’étaient alliés à eux.

C) Samba Diadana La mort d’Amadou Madiou ne mit cependant pas un terme aux tentatives de résistance des Toucouleur à l’implantation française dans le Fouta central et occidental. Lorsque les autorités de Saint-Louis lancèrent la construction d’une ligne télégraphique le long du fleuve Sénégal, elles se heurtèrent de nouveau à l’hostilité d’une grande partie de la population. La menace la plus sérieuse vint d’un marabout tidjane de Dioudediabé, près de Cascas, dans le Lao, Tierno Samba Diadana. Samba Diadana appartenait à une famille tooroodo du Lao qui avait donné un almami au Fouta, mais la branche d’où il était issu ne paraît pas avoir occupé des fonctions importantes, si ce n’est au niveau local. Après avoir, comme tout tooroodo qui se respecte, effectué des études islamiques assez poussées auprès de divers lettrés du Sénégal, il se fixa à Gaoudal, sur la rive droite du fleuve. Au moment où Samba Diadana entreprend sa « mission », le Lao est depuis plusieurs années en proie à la révolte. Les habitants de cette province du Fouta acceptent en effet difficilement l’installation de la ligne télégraphique dans laquelle ils voient un jalon supplémentaire de la pénétration française dans leur pays. De nombreux incidents vinrent troubler la construction de la ligne à partir de 1881. Non seulement la population refusa de prêter son concours lors des travaux, mais à plusieurs reprises des actions de sabotage, chaque fois durement réprimées, furent organisées. Seul le chef du Lao, Ibra Almamy, fils de l’almami Mahamadou Wane, se fit le collaborateur des Français. Il est vrai qu’il avait été uniquement nommé grâce à leur soutien, contre l’avis de la plupart des notables qui craignaient qu’il ne favorisât l’implantation française au Lao. Malgré les critiques dont il était l’objet, Ibra Almamy, que P. Marty appellera plus tard le « champion de la France », protégea donc avec ses captifs la construction de la ligne télégraphique. Mais son autorité n’en fut que plus contestée et chancelante. « La plupart des gens du Lao, écrit le commandant du cercle de Saldé, le 10 octobre 1883, ne veulent pas de leur chef Ibra Almany ; ceci date depuis 1881 époque à laquelle on avait commencé les travaux de la ligne télégraphique de Podor à Saldé. Tous les gens du Lao ne voulaient pas entendre parler du télégraphe (...). »72.

Pendant plusieurs années les gens du Lao misèrent sur l’intervention d’Abdoul Boubakar, chef du Bosséa, connu par sa volonté d’indépendance à l’égard des Français. Mais en 1885 celui-ci signa un modus vivendi avec les autorités de Saint-Louis par lequel, tout en gardant son autonomie, il s’engageait à permettre la construction de la ligne contre une allocation de 2.500 francs par an. C’est dans ces conditions que le marabout de Dioudediabé se déclare, vers 1888, mahdi et fils spirituel d’El Hadj Omar73. Il réunit autour de lui tous les mécontents du Lao qui font de lui leur « héros », leur « prophète » contre le « champion de la France ». Pour tous ceux-là, Samba Diadana était un homme exceptionnel, un saint (wali) dont le pouvoir magique les rendait invulnérables aux balles des Français et d’Ibra Almamy. Selon Ibra Almamy, Samba Diadana envoya des émissaires dans tout le Fouta central et jusqu’au Damga avec le message suivant :

« Je suis prophète de Dieu. J’ai la même mission que les anciens. Je changerai la situation du pays en peu de temps avec l’armée d’anges que Dieu m’a confiée et je ferai en sorte que la religion musulmane soit au-dessus de toutes les religions de l’univers. »74.

Et Ibra Almamy poursuit :

« Ces paroles incitèrent les gens du pays à dire : « Ce marabout est plus capable qu’El Hadj Oumar Tidiani et fera certainement plus que ce dernier ; par conséquent, nous devons l’aider. »75.

L’agitation gagna en particulier Cascas, important comptoir sur le fleuve, dont les habitants menacèrent de piller les chalands français et de massacrer les traitants. Au début de 1890, le chef du Lao, sur ordre des Français, avertit Samba Diadana, qui avait fait construire dans son village une fortification (tata), de cesser toute propagande contre lui et de s’en tenir désormais à son rôle de marabout. Ce dernier refusant de se soumettre, Ibra Almamy prit d’assaut le tata, et après un difficile combat se rendit maître du village. Samba Diadana fut pris et eut la tête tranchée sur place. Le 5 avril, l’administrateur de Saldé pouvait télégraphier à Saint-Louis :

« Justice est faite — La tête du prêcheur guerre sainte Samba Diadana m’a été portée dans un sac — En présence ce fait j’estime assez promptement pacification Cascas. »76.

Samba Diadana fut le dernier grand prophète-résistant du Fouta. Le souvenir de son aventure est resté vivace dans toutes les mémoires du Lao. Encore aujourd’hui, ses descendants jouissent d’un certain prestige et détiennent, selon la croyance populaire, des pouvoirs mystérieux. Le tata du marabout est devenu un lieu de pèlerinage où l’on va se recueillir pour demander la pluie. IV

LES RÉVOLTES MARABOUTIQUES AU FOUTA-TORO SOUS LA COLONISATION

La mort de Samba Diadana précéda de peu la dernière campagne de pacification, qui allait placer totalement le Fouta-Toro sous la loi coloniale. Au début de 1891, Dodds réduit avec 3.000 hommes les dernières poches de résistance et fait reconnaître partout l’autorité de la France. Les traités de protectorat sont abolis et la chefferie coloniale est organisée. Désormais les chefs de province et de canton seront choisis par le gouverneur et n’auront pour tâche que d’exécuter les ordres de l’Administration française, notamment en ce qui concerne la perception de l’impôt et le recrutement pour le travail forcé et l’armée. L’instauration de la loi coloniale n’alla pas cependant sans mal, et çà et là des mouvements de révolte vinrent perturber l’ordre colonial sans jamais cependant réussir à le remettre sérieusement en question. Ces soulèvements, en effet, n’eurent pas l’envergure des mouvements de Tierno Ibrahim, d’Amadou Madiou ou même de Samba Diadana. Ils furent essentiellement ce que Jean Baechler appelle des « décharges agressives »77, qui dans le Fouta prirent le plus souvent la forme de révoltes mahdistes. Dans la plupart des cas ces mouvements furent très brefs et sporadiques, et leurs visées fort limitées. Ils s’attaquèrent parfois globalement à la domination coloniale, mais s’insurgèrent surtout contre son expression locale, la chefferie. Nous retiendrons ici les trois mouvements qui furent les plus importants et qui nous paraissent les plus typiques.

A) Alfa Moussa Alfa Moussa, toucouleur tooroodo d’origine peul se déclare mahdi et entreprend de prêcher la guerre sainte en 1894, au moment où la province des Irlabés-Eliabés, dans le Fouta central, est placée sous le commandement d’Abdoulaye Kane, peul d’origine noble, ex-interprète du service des Affaires indigènes, connu pour sa dévotion à la cause française78. Alfa Moussa était originaire de Galoya où il fut initié à la Tidjaniyya par un disciple d’El Hadj Omar. En 1894, à l’âge de vingt-deux ans, des voix lui révèlent que Dieu l’a désigné comme mahdi. Il annonce aussi avoir reçu de Dieu un tam-tam de guerre et proclame qu’un cheval blanc allait bientôt descendre du ciel pour lui permettre de mener ses troupes au combat. Il ajoute que Dieu l’autorisait à faire la guerre sainte, et manifeste son intention d’attaquer les comptoirs de Galoya et de N’Doulalian et de faire couper la tête à tous les chefs indigènes qui n’accepteraient pas de se soumettre à lui79. La mission de ce nouveau mahdi suscita une certaine agitation parmi les populations du Fouta central, qui considéraient avec méfiance le système de chefferie établi par le colonisateur. Alfa Moussa aurait réussi à grouper à la mosquée de Fokol, où il organisa son action, une centaine de guerriers. Sommé par le chef de la province Abdoulaye Kane de cesser sa prédication, il se rend à Saldé avec ses hommes et lui déclare :

« Je réponds à ton appel, parce que tu es le serviteur de Dieu. Je viens t’enrôler parmi mes disciples. »80.

Arrêté et mis aux fers le 14 mars 1894, il explique que Joseph a été emprisonné de longues années par Pharaon, et que Dieu le fera délivrer. En effet, quelques jours plus tard, il s’évade, arraché dit-il, des mains des « infidèles » par les anges de Dieu. Repris à Thilogne, il est déporté au Gabon. Grâcié en 1903, après avoir promis de se soumettre à l’autorité française, il est rapatrié à Galoya et finit sa vie comme paisible cultivateur et maître d’école coranique.

B) Ali Yoro Diop Quelques années plus tard un autre mahdi allait troubler le Dimar, province la plus occidentale du Fouta, « pays, selon l’expression d’un commandant de cercle, d’où partent les fauteurs de troubles et de rebellion contre l’autorité »81. Le Dimar, en effet, avait été l’un des points forts d’El Hadj Omar et avait fourni de nombreux disciples à Amadou Madiou. Il n’est donc guère surprenant que le pouvoir colonial ait éprouvé quelques difficultés à y asseoir son autorité. Le mouvement mené par Ali Yoro Diop est directement lié à ces difficultés et notamment à l’organisation de la chefferie. Le Dimar était, du temps des almamis, soumis à un chef unique relativement indépendant du pouvoir central et choisi au sein de la famille dirigeante au village de Dialmath82. Pendant un certain temps, les Français reconnurent l’autorité d’un seul chef sur tout le Dimar. Mais en 1903, à la mort de Samba Chianka, désireux de morceler l’autorité afin de diminuer l’influence de la chefferie, ils divisèrent le pays en deux provinces. Le Dimar occidental fut confié à un fils de Samba Chianka, Babacar Mame, le Dimar oriental à un fils du chef des Irlabés-Eliabés, Abdoulaye Kane, nommé Racine Kane. La population du Dimar fut peu satisfaite de la nomination de ce dernier qui était étranger au pays. De nombreuses lettres furent adressées au gouverneur pour protester contre cette nomination. Les habitants de Dialmath écrivirent au gouverneur général :

« Nous avons l’honneur de vous porter cette plainte à ce que vous avez nommé le fils d’Abdoulaye Kane le chef du Dimar en vous faisant connaître que nous ne l’aimons pas, nous ne le voulons pas, nous ne l’acceptons pas. »83.

Quant aux notables du Dimar, ils firent remarquer au gouverneur dans une lettre collective :

« qu’un étranger ne saurait trop aimer le pays et ne saurait s’en occuper autant qu’un natif du pays... »84.

Plusieurs signataires de ces pétitions furent arrêtés et deux d’entre eux furent déportés en Casamance. Devant le refus du gouverneur de céder à leurs pressions, les notables et la population du Dimar exprimèrent leur mécontentement en organisant une véritable résistance passive envers l’Administration coloniale et ses chefs. C’est dans ce contexte qu’Ali Yoro Diop, jeune tooroodo du village de Fanaye et élève du marabout tidjane Alpha Moussa Sy, se découvre une mission de « prophète ». Ce jeune homme de dix-huit ans se dit l’envoyé de Dieu et ne tarde pas à tenir des propos nettement hostiles aux Français. Il déclare que le but de sa mission est de débarrasser le pays de la domination française. Son influence grandit rapidement notamment à Fanaye son village natal. Il se fixe à Tiakane, sur la rive droite, où les habitants cotisent pour lui construire une maison. Les cadeaux affluent en témoignage de la vénération que lui vouent ses nombreux fidèles. Le commandant du cercle de Dagana, inquiet du prestige du jeune marabout, le fait arrêter le 7 février et l’envoie en résidence surveillée à N’Doute, dans le cercle de Tivaouane. Mais un mois plus tard il prend la fuite et se réfugie en Mauritanie et peut- être au Soudan. Lorsqu’il revient à Fanaye en mars 1908 le pays est en pleine effervescence. La sécheresse et une invasion de sauterelles ont provoqué une profonde misère. L’impôt rentre mal et les chefs éprouvent de plus en plus de difficultés à exécuter les ordres de l’Administration.

« Certains régions, écrit le commandant du cercle de Dagana en janvier 1908, ne possèdent actuellement aucune ressource (...). Il n’y a point à nous dissimuler que nous traversons une période critique et que la misère est profonde. »85.

Le mois suivant, le même administrateur estime que les chefs sont « trop liés à la population » et il ajoute :

« Il est grand temps de brider toute cette population du Dimar par trop habituée à agir au gré de sa volonté. »86.

Au chef-lieu du cercle le mécontentement de la population est tel qu’un commerçant syrien est assassiné et l’immeuble de la maison de commerce Erneville incendié. Le retour d’Ali Yoro soulève l’exaltation de nombreux habitants du Dimar, car on disait couramment dans le pays que lorsqu’il réapparaîtrait il tuerait tous les Français et tous les gens qui ne pratiquaient pas fidèlement la religion musulmane. Le 10 mars le chef du village de Fanaye-rive droite informe le commandant de Dagana du retour de l’« agitateur » qui « engage les populations du Dimar à se joindre à lui pour chasser les Français »87. En quelques jours il réussit à entraîner avec lui une centaine de personnes des villages de Fanaye, Tiakane et Dara-Salam. « A l’entendre, note le lieutenant-gouverneur du Sénégal dans son rapport au gouverneur général, sa fuite a été miraculeuse ; pendant ces deux années d’absence il est allé à La Mecque ; il est le mahdi, le maître de l’heure venu pour chasser les infidèles. Ceux-ci ne peuvent lui faire aucune résistance et si par hasard ils en tentaient, ils seraient foudroyés par le feu du ciel. »88.

Le 11 mars le chef de Pakone, sur la rive droite, fait savoir au commandant de cercle qui lui avait donné l’ordre d’arrêter Ali Yoro qu’il lui est impossible d’accomplir cette mission étant donné le nombre important des partisans du marabout. Quelques jours plus tard, Ali Yoro décide de passer de la prédication à l’action. Il regroupe ses fidèles et leur annonce qu’ils allaient se mettre en route pour Dagana puis pour Saint-Louis afin de raser la tête du commandant et du gouverneur, qui devraient se soumettre à l’Islam. Il demande à ses fidèles de s’armer, mais ajoute que ceux qui n’ont pas de fusils n’avaient rien à craindre car « si les Blancs ne veulent pas accepter mes paroles, ils seront aussitôt anéantis par des fusils qui partiront du ciel »89. Le 14 mars, Ali Yoro et ses partisans passent le fleuve et se dirigent vers Dagana. Le commandant du cercle ordonne à tous ceux qui accompagnaient le mahdi de réintégrer leurs cases et envoie des émissaires auprès d’Ali Yoro afin de gagner du temps en attendant l’arrivée de la compagnie de tirailleurs sénégalais demandée à Saint-Louis. Ali Yoro répond à l’administrateur français en lui faisant parvenir une charge de poudre et une balle de plomb dans un morceau de tissu. Le 15 mars, la troupe du « prophète » attaque le fort de Dagana. Ali Yoro est tué au combat et ses hommes obligés de se rendre. A la suite des événements, plusieurs meneurs et membres de la famille du mahdi furent déportés. Cependant, l’Administration coloniale renonça à « punir » plus rigoureusement la population des villages du Dimar qui avaient répondu à l’appel du « prophète », afin de ne pas

« impressionner fâcheusement les indigènes, déjà par trop enclins à placer des auréoles de martyrs sur la tête de simples fauteurs de troubles. »90. En définitive, l’agitation provoquée par le madiou de Fanaye, en dépit de son côté spectaculaire et violent, ne dépassa guère le cadre de quelques villages du Dimar oriental. Elle est néanmoins typique de ces soulèvements mahdistes qui sont apparus en Afrique noire et en Afrique du nord au moment de la colonisation européenne et ont tenté, de façon confuse et utopique (les moyens étant disproportionnés par rapport aux fins poursuivies), de mettre fin à la domination européenne.

C) Tierno Lamine La dimension mahdiste et nationaliste est beaucoup moins visible dans le dernier mouvement dont nous allons rendre compte, celui du marabout Tierno Lamine qui suscita des troubles dans le Ferlo, province périphérique du Fouta, autour de 1920. Il s’agit surtout en l’occurrence d’une opposition à l’arbitraire du représentant du pouvoir colonial, le chef de canton. Il est cependant intéressant de savoir qu’une fois de plus un marabout a été à la tête d’un mouvement de contestation des structures coloniales. La région du Ferlo, peuplée essentiellement de Peul et de Toucouleur, a toujours été de par sa position géographique une zone relativement indépendante. Tout pouvoir extérieur s’y est heurté à la résistance passive ou active des populations locales. L’Administration française n’échappa pas à cela, et les manifestations de mécontentement que l’on y décela dans les années vingt sont directement liées aux efforts du pouvoir colonial d’y faire reconnaître son autorité par l’intermédiaire de son chef de canton. Les opérations de recouvrement de l’impôt aussi bien que de recrutement pour l’armée ou les travaux routiers provoquèrent l’hostilité des habitants du Ferlo à l’égard du chef nommé par les Français, et furent à l’origine des événements que nous allons relater.

« Les indigènes de cette région, écrit le commandant du cercle de Matam en 1919, ont toujours été des indépendants. Un désir d’échapper à tout contrôle se manifeste depuis les opérations de recrutement de mars 1919 au cours desquelles ils se sont singularisés de façon regrettable. A cette occasion, note le commandant, la haine sourde qu’ils ont vouée à leur chef de canton, Samba Elfeky, s’est encore accrue. Ils ne reculent devant aucun moyen pour tâcher d’obtenir son départ. »91.

Une lettre du chef de la province du Damga, Abdoul Salam Kane, à l’administrateur du cercle de Matam, est significative de l’état d’esprit des chefs du pouvoir colonial à l’égard de la population du Ferlo et explique de façon nette l’arrière-plan idéologique de leur action.

« Ces gens — (les habitants du Ferlo) — , écrit Abdoul Salam Kane, qui de tout temps ont vécu retiré dans leur brousse, n’ont pas la même mentalité que les autres indigènes du Fouta, qui les considèrent comme des êtres à part, « baraeine » (animaux en pular)... En s’attaquant à Samba Elfeky, leur chef actuel, qui a pu obtenir d’eux de remarquables résultats, à tous les points de vue, les ferlankobes montrent une fois de plus leur mauvais esprit rétrograde qui vise l’administration française plutôt que la personne du chef actuel, qui a voulu faire des administrés de ce ramassis d’indigènes composé à l’origine de tout ce que la population saine du Fouta et du Boundou a expulsé de leur pays et qui vivaient à l’écart dans cette brousse du Ferlo où par suite de l’isolement, ils sont devenus aussi réfractaires que sauvages, ainsi que des animaux. »92.

Le chef de canton, Samba Elfeky, note quant à lui en novembre 1919 :

« Le Ferlo était une région sauvage, loin de tout contact avec la société ; il nourrit des personnes qui ont l’honneur d’être groupées pour former une société et avoir un chef qui les guide. Etant le premier chef qui les a accommodés et qui a cherché à les faire comprendre et convaincre de leur devoir, ils nourrissent contre moi et complotent contre moi. »93.

Tierno Lamine, qui était alors certainement le marabout le plus influent du Ferlo, fut le porte-parole de tous les mécontents. En 1920, il reçoit une délégation de notables et rédige une pétition accusant Samba Elfeky d’exactions envers ses administrés. L’année suivante, le marabout, devant l’échec de sa pétition, prêche l’émigration vers le Damga et le N’Guenar, seul moyen à ses yeux d’échapper à l’autorité du chef de canton. Le commandant du cercle de Matam propose alors au gouverneur d’interner ce« fauteur de troubles » et ajoute :

« Un exemple est nécessaire dans le Ferlo. Il serait impolitique de ne pas réprimer des troubles de la nature de ceux suscités par le marabout récidiviste et incorrigible Tierno Lamine. »94.

En juillet 1921, un complot, dont Tierno Lamine aurait été l’un des principaux instigateurs, est ourdi contre le chef de canton. Dans la nuit du 14 au 15, un groupe d’hommes armés à la tête duquel se serait trouvé un ancien tirailleur déserteur, tente d’abattre Samba Elfeky. Les meneurs, et en particulier Tierno Lamine, sont arrêtés et la résistance à l’implantation coloniale se fit plus sourde dans le Ferlo. CONCLUSION

Le développement de mouvements de type prophétique au Fouta-Toro au XIXe siècle et au début du XXe siècle est directement en rapport avec la progression de l’implantation coloniale. Mais en même temps, il souligne l’impuissance de la classe dirigeante toucouleur à réagir aux transformations sociales et politiques. Il est significatif que dans l’ensemble, bien qu’appartenant au groupe tooroodo, les « prophètes toucouleur » ne soient pas issus des « grandes familles » du Fouta. L’attitude de ces « grandes familles » à l’égard des mouvements maraboutiques a varié d’un cas à l’autre et d’une famille à l’autre. Elle alla de la méfiance, voire de l’hostilité déclarée, à l’adhésion totale. Mais ce qu’il importe de noter, c’est que l’initiative politique et religieuse d’une opposition à la colonisation n’a pas été, dans l’ensemble, leur fait. Les « prophètes » de leur côté ont, pour la plupart, vivement critiqué le régime de l’almamiat, le gouvernement des notables et des chefs. Certes, les perspectives politiques qui étaient les leurs étaient plutôt confuses (tout au moins par rapport à la conception du politique que l’on a dans les sociétés industrielles) ; cependant, il serait erroné de considérer ces mouvements comme typiques des sociétés opprimées et sous-développées. L’idéologie messianique qui les mobilise apparaît utopique, mais les institutions auxquelles ils s’attaquent, elles, sont bien réelles ; et les « prophètes » ne se trompent guère d’adversaires. Quant à la religion, son utilisation est parfaitement fonctionnelle. Elle opère comme thématique de recours. Les concepts de « guerre sainte » ou d’« hégire », par exemple, expriment dans le cadre de la tradition islamique populaire des attitudes politiques précises face à la domination. Il n’est pas non plus étonnant que les mouvements se réclament presque tous de la confrérie tidjane. La Qadiriyya était trop mêlée aux classes dirigeantes et à leur prudence pour pouvoir satisfaire les aspirations au changement des « prophètes ». La Tijaniyya, au contraire, apparaissait au Fouta porteuse d’intransigeance et de pureté. Elle refusait toute accommodation qui aurait empêché les musulmans de vivre pleinement et totalement leur foi. En même temps, ce renouveau religieux était un appel aux traditions religieuses toucouleur. Le Fouta-Toro avait été en effet (et était encore dans une moindre mesure à l’époque) un centre de rayonnement de l’Islam en Afrique occidentale et avait connu avec la révolution tooroodo un élan religieux générateur d’une société nouvelle. Propager et purifier l’Islam était donc la mission historique du peuple toucouleur. Ethnisme et militantisme islamique étaient indissociables. El Hadj Omar ne s’adressait- il pas à ses compatriotes en ces termes :

« O population du Toro, soyez comme nos pères du temps jadis, qui étaient pétris de gloire, de pitié, de bonté, de justice. O population du Toro (...) recouvrez votre héritage, votre patrimoine. »95.

Enfin, il faut noter que ces mouvements représentent aussi la réaction des « cadets » face au conservatisme des « aînés ». C’est auprès de la jeunesse toucouleur qu’E.H. Omar rencontre le plus d’enthousiasme ; et l’on se souvient qu’Alfa Moussa, le mahdi de Galoya, n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il lança son action. Ali Yoro Diop, lui, en avait dix-huit. Lorsque l’on sait à quel point la société toucouleur est gérontocratique, on se rend compte à quel point ces mouvements sont novateurs. Retour aux sources et à la pureté de l’Islam, appel à l’héritage culturel et religieux toucouleur, appel à la jeunesse, résistance à la colonisation, tels furent les traits fondamentaux, étroitement liés entre eux, des mouvements prophétiques toucouleur. Leur échec tient à leur attitude ouvertement hostile et souvent agressive à l’égard du colonisateur qui ne pouvait bien évidemment composer avec ces formes de résistance. Dans le cas wolof au contraire, nous allons voir comment des mouvements prophétiques, moins chargés directement d’agressivité envers la puissance coloniale et moins ouvertement politiques, vont réussir à s’organiser en structures permanentes.

*

CHAPITRE II

LES PROPHÈTES-PRÊCHEURS DU PAYS WOLOF

*

Au prophétisme guerrier des marabouts toucouleur répond le prophétisme plus pacifique des marabouts wolof. Ce n’est pourtant pas qu’il n’y ait pas eu de résistance armée en pays wolof. Mais ces résistances furent menées principalement par les princes et non, comme au Fouta, par des rénovateurs religieux. Cependant, les traditions guerrières wolof ne suffisaient pas à mobiliser la population contre l’envahisseur. L’Islam vint ainsi procurer à l’aristocratie wolof l’idéologie de combat qui leur faisait défaut et permit de donner un minimum d’unité aux mouvements de résistance. Les marabouts, eux, à quelques exceptions près, restèrent dans l’ombre ou du moins ne se manifestèrent dans l’ensemble pas aux premiers rangs de la résistance. Mais leur auréole était grande auprès de la population ; et la conversion très pragmatique (et de dernière heure) des dirigeants wolof à l’Islam marquait un jalon supplémentaire dans le progrès de la religion du Prophète. Ces conversions à la cause musulmane montraient en effet l’impuissance des religions traditionnelles et de leurs derniers défenseurs face à la pénétration européenne. L’effacement des marabouts n’était donc qu’apparent et provisoire. Depuis plusieurs siècles, l’extraordinaire poussée de l’Islam en pays wolof soulignait la détérioration des structures et valeurs anciennes, l’effritement du prestige de l’aristocratie et la montée d’un pouvoir parallèle et parfois contestataire : celui des marabouts. La résistance des princes wolof ne fut en définitive qu’un baroud d’honneur. Leur défaite ruina ce qu’il leur restait d’autorité et laissa le champ libre aux marabouts-prêcheurs qui, sans entrer ouvertement en conflit avec le colonisateur, offrirent aux populations une structure de vie et une idéologie de remplacement, tant par rapport à l’ancienne société des damels qu’à celle, nouvelle, du colonisateur. Le développement du pouvoir maraboutique en pays wolof se présente donc comme une réponse à la désagrégation de la société traditionnelle et aux bouleversements, très profonds dans cette partie du Sénégal, apportés par la colonisation. Il fut une solution globale à une crise globale. I

LA CRISE DE LA SOCIÉTÉ WOLOF

Comme au Fouta-Toro, deux éléments, d’ailleurs très liés entre eux, se conjuguent qui expliquent la crise de cette société : l’un est d’origine interne et tient aux contradictions croissantes que connurent les systèmes sociaux et politiques traditionnels ; l’autre, d’origine externe, la colonisation, a accéléré et précipité leur détérioration.

A) La crise des systèmes sociaux et politiques traditionnels Pour comprendre la situation de la société wolof au moment de la colonisation, il faut prendre en considération l’évolution des structures sociales et politiques au cours des siècles précédents. En effet, la crise de cette société dans la seconde moitié du XIXe siècle n’est que l’aboutissement de processus sociaux et politiques dont on peut déjà saisir les lignes directrices dès le XVIIIe et même le XVIIe siècle.

1. — LA SOCIÉTÉ WOLOF TRADITIONNELLE La société wolof, tout comme la société toucouleur, était divisée en groupes très hiérarchisés dont la fonction dans le système social et politique était nettement déterminée. Au sommet de la pyramide sociale et politique se trouvait la haute noblesse composée des lignages royaux (garmi) ; au-dessous, les kangam, grands dignitaires de la couronne, exerçaient des commandements territoriaux. Les garmi et les kangam étaient des hommes libres (géér) tout comme les paysans roturiers, appelés baadoolo, qui constituaient la grande masse des paysans. Le terme baaloolo, littéralement : « celui qui n’a pas de force » ou « celui qui n’a pas de pouvoir », rend bien compte du caractère subalterne de ce groupe social. Les nêño comprenaient les différentes castes artisanales : griots (géwél), forgerons (tög), tisserands (ràbb), bûcherons (lawbe) cordonniers (wude). Enfin, à la base de la pyramide, on trouvait les esclaves (jaam). Ce terme recouvre cependant des catégories serviles fort différentes les unes des autres. Si les esclaves achetés ou capturés à la suite d’une guerre connaissaient en effet un sort peu enviable, les jaamjuddu, nés dans la maison du maître, n’avaient pas une condition particulièrement rude et faisaient quasiment partie de la famille de leur maître. Mais la catégorie servile qui nous intéresse le plus ici, parce qu’elle fut amenée à jouer un rôle prépondérant dans les systèmes politiques wolof, est celle des « esclaves de la couronne », les jaamu-buur-i. C’était parmi eux qu’étaient recrutés les guerriers, les ceddo, qui, à la faveur des crises sociales et politiques, allaient occuper des positions de plus en plus élevées, et même bien souvent exercer un contrôle direct sur la politique des souverains auxquels ils étaient attachés. Le caractère très inégalitaire de cette société était cependant compensé, à l’origine, par trois éléments qui empêchaient les clivages d’être trop aigus et d’engendrer des bouleversements sociaux et politiques. — D’abord, des liens personnels, de type patron-clients unissaient verticalement les divers groupes sociaux. Ce système assurait aux uns prestige et revenus, aux autres protection et sécurité. Les inégalités sociales n’étaient pas synonymes d’exploitation totale, puisque les catégories subalternes bénéficiaient de certaines compensations en retour de leur soumission.

« Les Ger, explique l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, ne peuvent exploiter matériellement les ressortissants des castes inférieures sans déchoir aux yeux du peuple. Ils sont au contraire tenus de les assister à tous les points de vue. Même s’ils sont moins riches, ils doivent « donner » si un homme de caste s’adresse à eux. En échange, ce dernier doit céder le pas sur le plan social. »96.

Dans le code moral et social wolof, en effet, l’homme de pouvoir doit savoir donner, protéger, accueillir. Il doit agir en homme d’honneur, en samba linguer, envers ceux qui lui sont soumis97. — D’autre part, les relations entre le pouvoir central et les communautés locales étaient très lâches, de telle façon que le monarque et la noblesse royale étaient dans l’impossibilité d’opprimer la masse de ceux que l’on peut difficilement appeler leurs « administrés ». Dans les communautés villageoises la monarchie avait au départ laissé intact le pouvoir des lamanes, qui étaient à la fois chefs de lignages et maîtres de la terre. Le lamane n’était pas à l’origine propriétaire éminent du sol. Il avait pour fonction de répartir les parcelles en usufruit entre les différentes familles et de concéder des droits de culture aux étrangers qui venaient se fixer dans le village. Le lamane était donc l’administrateur des biens fonciers de la communauté villageoise. En retour, il percevait des redevances qui étaient plutôt symboliques et représentaient un « cadeau d’hommage ». En somme, on peut affirmer avec Abdoulaye Bara Diop que « le système foncier du lamanat apparaît exempt d’abus ; du moins les limitait-il sérieusement »98. — Enfin, dans les royautés wolof, le pouvoir était étroitement surveillé par tout un système de contrepoids destiné à empêcher l’arbitraire et la tyrannie. Le roi (damel au Cayor, brak au Walo, buur au Sine) était d’abord élu au sein de certains lignages ; mais surtout les notables qui l’élisaient exerçaient sur lui un contrôle pouvant aller jusqu’à la destitution.

« C’est un fait, écrit Pathé Diagne à propos du Cayor, qu’il y a une volonté évidente de la part des électeurs du pouvoir central de lui rappeler constamment son état de sujétion et d’enfermer ses actes dans les sphères précises qui lui sont reconnues. »99.

Boubacar Barry souligne les mêmes limites du pouvoir du brak au Walo :

« Le brak, affirme-t-il, n’était en réalité qu’un coordinateur exerçant son contrôle sur un personnel dépendant. »100.

La sagesse populaire wolof, elle aussi, marquait cette méfiance envers le prince. La tradition orale a retenu jusqu’à nos jours l’aventure de Kothie Barma qui s’était opposé à la tyrannie du damel Daw Deimba (1640-1647). Celui-ci, nous dit la chronique de Yoro Dyâo, « empêcha les noirs de se marier, chassa les vieillards de sa présence, et défendit aux badolo de porter des culottes et de mettre du sel dans leur couscous, disant que cela était bon pour les rois et les princes et nullement fait pour les sujets »101. Le héros populaire qu’était Kothie Barma vint finalement à bout du prince, qui fut déposé. Il tira de l’affaire la leçon suivante sous la forme d’une sentence demeurée célèbre : « Buur du mbokk » : un roi n’est pas un parent ; c’est-à-dire son égoïsme peut le pousser à sacrifier à ses intérêts ses plus proches parents.

2. — L’EXPANSION DU POUVOIR CENTRAL ET SES CONSÉQUENCES Cependant, toutes ces garanties vont progressivement s’effacer au profit d’une domination directe sur les hommes et la terre. L’appareil d’Etat deviendra plus oppressif et les clivages sociaux plus marqués. Soucieux de se procurer de nouvelles ressources afin d’étendre leur pouvoir et d’acheter des marchandises européennes, les souverains wolof exigèrent des lamanes des redevances sans cesse plus élevées, ce qui poussa ceux-ci à augmenter considérablement les contributions demandées aux paysans. Les souverains portèrent même atteinte au domaine lamanal lui- même, en attribuant en apanages à leurs parents, alliés et clients, de vastes domaines fonciers. Après avoir distribué les terres vierges libres, les gormoon, les monarques n’hésitèrent pas en effet à empiéter sur les terres des lamanes dont une grande partie fut ainsi concédée aux lignages les plus influents et aux grands dignitaires. Ces concessions s’appelaient lew et étaient en général délimitées par le parcours d’un cavalier en une journée. Ce processus aboutit en fin de compte à l’accaparement des terres par une petite minorité liée au pouvoir central et à la fin de l’autonomie des communautés villageoises qu’avaient incarnée les lamanes. Les charges fiscales supportées par les baaloolo devinrent de plus en plus lourdes et le pouvoir du monarque et de ses alliés de plus en plus coercitif. Les relations de clientèle tendirent alors à s’effacer progressivement, sauf au sein du groupe dirigeant, et firent progressivement place à la force brutale et à l’arbitraire.

« Les paysans, note E. Le Roy, sensibles à l’intervention croissante et bientôt intolérable du pouvoir central, auront l’impression que ce dernier possédait en ultime recours toute latitude en matière d’occupation de la terre. »102. Pour mener à bien leurs visées dominatrices, les souverains wolof s’appuyèrent essentiellement sur les esclaves de la couronne, d’autant plus dévoués à leur monarque que celui-ci leur laissait toute liberté de piller et de rançonner les masses rurales. De serviteurs attachés à la couronne, ils devinrent donc, au fur et à mesure que le pouvoir central s’efforça de contrôler le pays et de réprimer les résistances locales, une véritable caste de guerriers, les ceddo, qui laissèrent derrière eux, selon l’expression de V. Monteil, une « réputation de grands ivrognes et de pillards incorrigibles »103. Cet autoritarisme de la monarchie et ces pratiques des ceddo étaient assez anciennes, puisque Le Maire, dès le XVIIe siècle, écrivait à propos du brak du Walo :

« Si la tyrannie n’a pu s’exercer sur ses voisins il l’a fait sentir à ses sujets, parcourant son propre païs, demeurant deux jours dans un village, trois dans un autre, où il se fait nourrir avec toute sa suite. Elle est composée de deux cents coquins des plus raffinés par le commerce qu’ils ont eu avec les Blancs dont ils n’ont retenu que les mauvaises qualités. Lorsqu’ils ont ruiné les villages, ils y font souvent des esclaves à la moindre ombre d’offense. »104.

Plus d’un siècle après G. Mollien décrit en ces termes le séjour du damel (souverain) du Cayor dans la province de Gandiole :

« Gandiole, depuis que le damel y était, ressemblait à une ville qu’un conquérant aurait pillée. La plupart des cases étaient abandonnées ou détruites. On ne rencontrait dans les rues ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Ces êtres faibles victimes ordinaires de la rapacité des princes africains étaient à Babagné pour échapper aux vengeances du damel. Il avait demandé aux habitants de Gandiole une contribution de quatre-vingt-trois esclaves. (...) Gandiole, transformée en un camp, était remplie d’hommes à cheval ou de fantassins qui accouraient de toutes les provinces pour voler à de nouveaux pillages. »105. Les deux textes que nous venons de citer mentionnent les pratiques esclavagistes des monarques wolof. Ils mettent ainsi en évidence l’un des principaux mobiles qui a poussé l’aristocratie et les ceddo à soumettre les communautés villageoises. La mise en captivité de populations conquises était une pratique courante en Afrique occidentale avant l’arrivée des Blancs, mais elle prendra un essor nouveau lorsque les Européens se tourneront vers les chefs africains pour approvisionner en main-d’œuvre les plantations d’Amérique et des Antilles. Alors, comme le souligne J. Suret-Canale :

« l’occupation la plus lucrative devint la guerre avec son cortège de destructions humaines et matérielles (...). C’est alors, poursuit-il, que l’insécurité permanente, les guerres et les razzias incessantes, génératrices de misère et de famines, devinrent les traits permanents de l’Afrique noire... »106.

La traite négrière provoqua donc, directement ou indirectement, d’innombrables guerres entre Etats voisins. Mais elle conduisit aussi les monarques africains à asservir leurs propres sujets dans le but de se procurer argent et marchandises européennes. Or, il semble bien que les Etats wolof furent parmi les principaux fournisseurs d’esclaves entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Abdoulaye Ly, dans son étude sur le commerce français en Afrique occidentale au XVIIe siècle, montre bien, en se basant sur de nombreux documents d’archives, à quel point les Etats wolof ont participé au commerce négrier107. Les recherches de B. Barry confirment cette thèse pour ce qui est du Walo. Lorsque, au XIXe siècle, la traite des esclaves fut prohibée, l’aristocratie et les ceddo n’en furent que plus enclins à augmenter les charges qu’ils faisaient peser sur les paysans afin de maintenir leurs revenus. Dans cette situation d’insécurité permanente, encore aggravée par les incessantes rivalités internes de l’aristocratie, les marabouts s’érigèrent souvent en censeurs de la classe dirigeante et apparurent aux yeux des baadoolo comme l’unique rempart contre les exactions dont ils étaient victimes. 3. — LA MONTÉE DU POUVOIR MARABOUTIQUE AVANT LA COLONISATION Les masses paysannes se tournèrent en effet vers les représentants de la religion musulmane pour se protéger contre les abus de l’aristocratie et des ceddo. La classe dirigeante, elle, restait fortement attachée aux pratiques païennes. Quant aux ceddo ils furent les derniers éléments de la société wolof à embrasser l’Islam. Les marabouts de cour, ceux qui assuraient, grâce à leur connaissance de l’écriture arabe, la bonne marche de l’administration monarchique païenne, étaient souvent tenus en suspicion par leurs maîtres. Ils passaient pour des perturbateurs en puissance et des rivaux potentiels. Ils étaient adulés, mais aussi craints. Cependant les princes n’osaient guère les persécuter, car ils étaient supposés avoir des pouvoirs surnaturels. Plus le pouvoir central devenait oppressif et plus les paysans se plaçaient sous la protection des marabouts et allaient rejoindre les communautés maraboutiques, plus indépendantes du monarque que les communautés villageoises traditionnelles. Zones de refuge, ces communautés maraboutiques furent aussi parfois des foyers d’agitation politique ; et à plusieurs reprises les marabouts se révoltèrent contre l’autorité monarchique. A la fin du XVIIIe siècle, au Cayor, les musulmans de la province de Dyambur où s’étaient regroupés des hommes de toutes les catégories sociales liés par leur adhésion à l’Islam et leur refus de la tyrannie s’insurgèrent contre le damel Amari N’Goné. Battus par les armées du souverain du Cayor, les marabouts rebelles furent vendus comme esclaves, à l’exception de ceux qui parvinrent à s’enfuir au Cap-Vert, où ils contribuèrent à fonder la « république lébou ». En 1827, le Dyambur, sous la direction du grand marabout de Coki, Niaga Issa, prend à nouveau les armes contre le damel du Cayor. Obligé de se réfugier dans le village de N’Dimbé, à la frontière du Walo, Niaga Issa vise la conquête de ce royaume. Il confie la direction des opérations à un marabout du Cayor, forgeron d’origine, nommé Diile. D’après le gouverneur Brou, Diile s’était fixé pour mission « d’établir un gouvernement théocratique » et de « donner ordre à tous, Blancs, Jaunes ou Noirs, de venir se faire raser et de le reconnaître comme second Moïse108. Diile réussit à vaincre les armées du brak (souverain) du Walo, Fara Penda, et soumit assez vite la majeure partie du pays. Voyant les établissements français de Dagana et de Richard-Toll menacés, le gouverneur Brou décida d’intervenir. En mars 1830 Diile, fait prisonnier, est pendu à Richard-Toll, après avoir été obligé de déclarer à haute voix qu’il n’était qu’un imposteur. Quant à Niaga Issa, il s’enfuit au Cap-Vert où il se mit sous la protection du Serigne N’Dakarou (le chef de Dakar) qui refusa de le livrer aux Français. Analysant le mouvement prophétique de Diile, B. Barry écrit :

« (...) Diile, malgré son échec, est à beaucoup de points de vue un précurseur de la société wolof sans castes, un propagateur de l’Islam et enfin un homme politique de grande envergure dont le succès aurait changé peut-être le destin du Waalo. Il échoua parce que, d’une part, il était venu trop tôt pour pouvoir rompre les rigueurs de l’endogamie et vaincre la résistance de l’aristocratie païenne, et parce que, d’autre part, pour s’opposer aux intérêts de la France qui ne pouvait tolérer la présence d’une force hostile dans le Fleuve. »109.

Cependant, plus important à long terme que ces mouvements sporadiques, nous paraît être le développement, tout au long du XIXe siècle, des communautés maraboutiques où venaient se grouper tous ceux qui voulaient échapper aux méfaits du pouvoir monarchique. Ce sont ces communautés maraboutiques qui sont à l’origine des sociétés maraboutiques actuelles. Face au pillage permanent, à la mise en tutelle des pouvoirs locaux, à l’augmentation permanente des charges fiscales, les marabouts apparaissent aux yeux des masses opprimées comme les garants d’une certaine justice. Dans les mentalités populaires deux types de pouvoir s’opposent alors : le pouvoir ceddo, synonyme d’arbitraire et de tyrannie, et le pouvoir des marabouts dont on attend, nous dit G. Mollien dans son récit de voyage, « une conduite sans reproche »110. Nul mieux que l’abbé Boilat, dans ses Esquisses sénégalaises (1853), n’a exprimé ce contraste : « On entend, en général, par marabout un prêtre mahométan, mais il faut aussi comprendre dans cette catégorie tout homme recommandable par ses bonnes mœurs et pratiquant toutes les observances de la loi. C’est ainsi que l’entendent les Wolof. Ces hommes moralisent le peuple, donnent généralement des conseils de paix et de conciliation. »111.

Et plus loin :

« Le mot thiedo [ceddo] est à l’opposé du marabout ; il signifie un impur, un homme sans foi ni probité. Ces sortes d’hommes répandus dans le Walo, le Cayor, le Baol, les royaumes du Sine et du Saloum, forment les milices du pays. Ne vivant que de vol et de pillage sur les grands chemins, ils sont propres à la guerre (...). Sans croyance aucune, ils s’abandonnent à tous les vices (...). »112.

Et à bien des égards, la colonisation sera aussi vécue comme un autre pouvoir ceddo.

B) La conquête coloniale et ses conséquences Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la politique coloniale de la France, en pays wolof comme en pays toucouleur, s’oriente vers une domination directe des sociétés indigènes. Alors qu’auparavant la présence française se limitait à une série d’établissements militaires et commerciaux et d’interventions directes ou indirectes dans les affaires africaines, sous l’impulsion de Faidherbe, la domination française se fit plus totale et aboutit à la suppression des Etats indigènes qui devinrent désormais de simples colonies.

1. — LES DERNIÈRES RÉSISTANCES AFRICAINES ET LE RÔLE DE L’ISLAM Nous avons déjà noté dans les lignes précédentes les différents facteurs de crise des systèmes politiques wolof. On comprend que les aristocraties wolof, minées par leurs querelles intestines et abhorrées par des couches de plus en plus larges de la population, n’étaient pas capables de faire face à l’expansion française, qu’elles avaient d’ailleurs souvent contribué à développer. Cependant, la conquête coloniale se heurta dans certaines parties du pays wolof à une forte résistance locale, animée quelquefois comme au Fouta par des marabouts, mais le plus souvent par des membres de l’aristocratie traditionnelle qui tentèrent, dans un dernier sursaut national, de mobiliser leur peuple contre les Européens au nom de l’Islam qu’ils avaient pourtant longtemps ignoré ou combattu. Ma Ba Diakho et Amadou Cheikhou, tous deux marabouts tidjanes toucouleur, n’opérèrent pas uniquement en pays wolof, néanmoins leur action et leur prestige dépassèrent largement leur territoire d’origine, le Rip pour le premier et le Toro pour le second. A un certain moment, ils furent des figures de proue du prosélytisme islamique et de la résistance aux Européens. Ma Ba naquit dans l’Etat mandingue du Badibu (Rip pour les Wolof). Sa famille était originaire du Fouta-Toro113. Après des études coraniques dans le Cayor, il revient au Badibu et entreprend une lutte contre le pouvoir païen mandigue. En 1860, il s’empare du Badibu, puis il se lance à la conquête de l’Etat voisin du Saloum où un parti maraboutique combattait au nom de l’Islam le régime païen de Samba Laobé Fall. En 1861 Ma Ba chasse Samba Laobé de son trône et le remplace par l’ex-damel du Cayor, Macodou. Deux années plus tard, Ma Ba est reconnu almami du Rip et du Saloum par les Français. Mais, bien vite, ses visées politiques et son prosélytisme islamique apparurent incompatibles avec « l’ordre colonial ». Aussi, les Français, qui au départ ne s’étaient pas montrés hostiles à sa volonté de « pacifier » une région en proie à l’anarchie et aux méfaits des ceddo, décidèrent-ils d’arrêter l’expansion d’un mouvement islamique dont le contrôle leur échappait. En juin 1864, les forces de Ma Ba se dirigent vers le Nord en plein pays wolof où selon Faidherbe son prestige était considérable114. Les armées du Djolof sont défaites, et Ma Ba songe alors, semble-t-il, à constituer un vaste empire musulman qui serait soustrait à l’influence française. Mais le gouverneur Pinet-Laprade se met en campagne contre lui. Les troupes coloniales aidées par les ceddo brûlent Nioro et les villages environnants. Battu, Ma Ba se réfugie en Gambie. Au début de 1867, les troupes de Ma Ba soumettent la région située entre la Gambie et le Saloum, puis marchent sur le royaume sérère et païen du Sine dont le souverain, Coumba N’Doffène, était l’allié des Français. Ma Ba trouve la mort au cours de cette expédition. Ses successeurs, confrontés à la présence française, ne réussissent à maintenir leur autorité que sur le Rip. Ainsi, le dessein de Ma Ba, organiser une sorte de confédération islamique échappant au contrôle colonial, avait échoué. Mais le marabout était cependant parvenu à étendre la religion musulmane et à affaiblir l’autorité de l’aristocratie païenne au profit d’une élite musulmane. Les ambitions du marabout toucouleur Amadou Cheikhou étaient très proches de celles de Ma Ba. Nous avons déjà rendu compte dans le chapitre précédent de sa mission prophétique. Notons simplement que le Djolof, qu’il conquit en 1870 était, comme les autres Etats wolof, rongé par de continuelles querelles intestines dont les paysans étaient, là comme ailleurs, les principales victimes. Cet état d’insécurité permanente explique en grande partie l’audience croissante des marabouts et plus spécialement d’Amadou Cheikhou qui avait au Djolof de nombreux partisans. Cependant, quel que fût l’impact de ces mouvements maraboutiques en pays wolof, il n’en demeure pas moins que l’Islam s’y manifesta surtout comme force d’opposition à la colonisation à travers l’action de souverains d’origine païenne, tels Lat-Dior ou Al Boury N’Diaye, qui comprirent tout le parti qu’ils pouvaient tirer de l’Islam comme levain de la résistance aux Blancs. Lat-Dior naquit vers 1842 dans un milieu fétichiste, bien que selon certains il ait fréquenté l’école coranique d’un marabout de Longor. Nommé chef de la province du Guët, il devient damel du Cayor en 1863 avec l’appui des Français. Mais le jeune damel fait rapidement preuve d’esprit d’indépendance, ce qui lui vaut d’être destitué et remplacé par un homme acquis à la France. Chassé du Cayor, Lat-Dior se réfugie auprès du marabout Ma Ba Diakho, alors maître du Saloum, et décide de se faire musulman. L’hospitalité du marabout toucouleur n’était pas totalement désintéressée. Sans doute espérait-il utiliser son nouveau disciple pour propager l’Islam en pays wolof. Quant à Lat-Dior, il pensait certainement que son alliance avec Ma Ba représentait un atout supplémentaire dans sa lutte pour reconquérir le pouvoir. Le marabout du Rip pouvait en effet non seulement lui apporter un appui militaire, mais aussi lui fournir une idéologie, celle d’un Islam combattant, susceptible de raviver les énergies de ses compatriotes contre les Français. Il vit donc surtout dans l’Islam une force mobilisatrice. Son petit-fils, A. Bamba Diop, écrit à ce sujet :

« Il était personnellement un musulman convaincu, mais il était beaucoup plus nationaliste que musulman. »115.

A la mort de Ma Ba, Lat-Dior se lie au marabout Amadou Cheikhou. Son comportement à cette époque témoigne de sa soumission effective à l’Islam. Dans son étude sur Lat-Dior, V. Monteil fait remarquer que lors de son retour au Cayor il est appelé Silmakha, surnom des nouveaux convertis, et rapporte des témoignages de chefs de poste selon lesquels « beaucoup de gens se font raser la tête et annoncent hautement leur intention de rallier Lat-Dior »116. Les Français, obligés de rappeler une partie des troupes coloniales en métropole à cause de la situation en Europe (guerre de 1870), s’efforcent d’éviter tout affrontement et sont quasiment contraints de reconnaître de nouveau Lat-Dior comme damel. En 1875, Lat-Dior se joint aux troupes françaises pour combattre son ancien allié, Amadou Cheikhou, qui marchait sur le Cayor. Cependant, le damel du Cayor comprit, au fil du temps, qu’à force d’aider les Français dans leurs entreprises il risquait de n’être plus qu’une marionnette entre leurs mains. C’est pourquoi il s’opposa farouchement à la construction du chemin de fer Dakar - Saint-Louis. Après de multiples péripéties Lat-Dior est destitué en 1883 et remplacé à la tête du Cayor par Samba Laobé, plus favorable aux projets d’implantation des Français. Le damel déchu va alors tenter un ultime combat contre les toubabs (les Blancs). Mais face à la puissance française Lat-Dior ne disposait que de forces réduites. En effet, une grande partie des esclaves de la couronne et notamment le plus influent d’entre eux, Demba War Sall, inquiets de l’emprise qu’exerçaient sur Lat-Dior leurs ennemis de toujours, les marabouts, avaient abandonné leur ancien maître et rejoint les rangs des Français. C’est que, en contrepartie de leur soutien au damel, les marabouts avaient exigé que Lat-Dior mît fin aux pratiques de pillage et s’engageât à jeter les bases d’une société plus égalitaire, ce que les ceddo ne pouvaient accepter. Lat-Dior est tué lors de la bataille de Déhkelé, le 26 octobre 1886. L’itinéraire religieux et politique d’Al Boury N’Diaye, dernier burba Djolof, n’est guère différent de celui de son cousin Lat-Dior. Elevé comme lui dans un milieu païen, sa conversion à l’Islam ne fut en définitive que le fruit des circonstances. Comme Lat-Dior, il serait devenu musulman sous l’influence de Ma Ba, lorsque celui-ci envahit le Djolof, en 1864. Allié aux Français et à Lat-Dior pour chasser Amadou Cheikhou du Djolof, il poursuit une politique que M.A. Klein a qualifié à juste titre de « maraboutique », sous l’œil inquiet du gouverneur117. Ayant pris conscience qu’au Djolof comme dans les autres Etats wolof les marabouts avaient gagné la confiance des paysans, il devint un ferme défenseur de l’Islam et serait même devenu le disciple d’Amadou Bamba, le fondateur de la confrérie mouride118. Devant la pression croissante de la France, il entre ouvertement en dissidence et va rejoindre au Soudan le fils d’El Hadj Omar, Amadou. Ainsi, durant les dernières années du XIXe siècle, l’Islam fournit aux souverains wolof une dernière arme contre le colonisateur. Contrairement au Fouta-Toro, cette résistance islamique ne fut pas dans l’ensemble l’initiative des marabouts, mais de la classe dirigeante traditionnelle. Les traditions guerrières des chefs wolof les rendaient plus enclins à une action armée que les notables lettrés du Fouta. Mais l’adoption de l’Islam comme idéologie de combat marque néanmoins la détérioration des bases idéologiques traditionnelles des aristocraties wolof et l’influence croissante des missionnaires de l’Islam : les marabouts. Après la défaite des princes wolof, l’Islam continue sa progression, d’autant plus que les effets de la colonisation étaient favorables à son développement.

2. — LES EFFETS DE LA COLONISATION ET LE DÉVELOPPEMENT DE L’ISLAM MARABOUTIQUE La colonisation française fut en pays wolof beaucoup plus intense et directe qu’elle ne le fut au Fouta qui demeura sous l’autorité (bien entendu déléguée) de ses chefs tooroBe et fut maintenue dans une économie de subsistance peu propice aux transformations profondes. Chez les Wolof, la crise de la société traditionnelle, conjuguée aux changements apportés par les Blancs, suscita l’apparition et le développement de structures de remplacement de l’ordre ancien et de l’ordre colonial. Nous retiendrons ici deux éléments principaux qui nous semblent avoir précipité la désagrégation de la société wolof et orienté les masses vers les marabouts : le vide politique créé par la disparition des systèmes politiques anciens et les bouleversements sociaux et économiques provoqués par le passage d’une économie de subsistance à une économie de traite. a) Le vide politique La destruction des Etats wolof transforma profondément les relations de pouvoir au détriment des anciens chefs et au profit des marabouts. Les princes wolof désormais soumis, de gré ou de force, au pouvoir colonial, furent relégués à des fonctions d’exécution. Leur prestige auprès des masses paysannes avait été déjà gravement atteint, nous l’avons vu, par leurs pratiques arbitraires et coercitives. Avec la colonisation, leur autorité n’en fut que plus diminuée encore, d’une part parce qu’ils n’apparurent plus désormais que comme des subordonnés du pouvoir étranger, d’autre part, parce que, en tant que tels, ils se virent confier les tâches les plus impopulaires : recouvrement de l’impôt, recrutement pour l’armée notamment. Le colonisateur tout en cherchant pour des raisons d’efficacité à se concilier les anciennes familles régnantes, s’appliquait cependant en même temps à réduire leur autorité. Le gouverneur général de l’A.O.F., William Ponty, écrivit en août 1913 au lieutenant-gouverneur du Sénégal :

« ...Nous devons continuer à les — [les chefs indigènes] — entourer, comme auparavant, des marques extérieures d’honneur et de considération, nous acquitter des obligations que nous avons pu contracter envers eux, utiliser leurs services en faisant d’eux des auxiliaires de notre administration, mais en nous préoccupant constamment d’atténuer, par ailleurs, leur autorité sur les populations. »119.

En 1893, lorsque les Français réorganisèrent le Cayor, ils firent la part belle au groupe le plus détesté par les sujets de l’ancien Etat wolof : les ceddo. Demba War Sall, ex-chef des esclaves de la Couronne, qui avait trahi son ancien maître Lat-Dior pour prendre fait et cause pour les Français, fut placé à la tête de la « Confédération du Cayor » qu’il administra de telle façon qu’elle inquiéta les autorités coloniales elles- mêmes. Les archives du Sénégal conservent les plaintes adressées au gouverneur contre le chef du Cayor ainsi que les appréciations (appelées « bulletins de notes ») que les administrateurs coloniaux attribuaient aux chefs indigènes. Le dossier de Demba War Sall en dit long sur son comportement. Dès 1893, on remarque qu’« il s’est fait de nombreux partisans, malheureusement aux dépens de la population ». Le bulletin de 1894 précise qu’il « avait une tendance très marquée il y a un an à faire revivre les anciennes dîmes imposées par les damels aussi bien aux Sérère qu’aux Wolof »120. Ceci ne l’empêche pas trois années plus tard d’être fait chevalier de la Légion d’honneur. Le rapport de 1897 lui reconnaît une grande énergie dans le commandement, mais ajoute qu’il s’occupe surtout de ses « rancunes personnelles »121. Sangone Dior, chef de la province de M’Boul Gallo et frère aîné de Demba War, est traité dans un rapport de 1897 de « chef incapable et méchant... qui ne se dérange que pour imposer des amendes disproportionnées aux fautes commises »122. Les mêmes observations valent pour le frère cadet de Demba War, Bounana Sall, chef de la province du Guët, à qui il est reproché la même année « d’avoir la main trop lourde pour ses administrés qui le détestent généralement »123. L’attitude des chefs dans les autres régions du pays wolof ne semble guère différente. L’administrateur du cercle de Thiès écrit par exemple, le 7 septembre 1902, au directeur des affaires indigènes :

« La dernière tournée que je viens d’effectuer dans la province du Baol occidental m’a permis de constater que l’administration de cette province était profondément gangrénée et que la plupart des chefs n’hésitaient pas, pour augmenter leurs ressources, à se livrer aux pires actions, vols d’amendes, dilapidation des impôts, cadeaux disproportionnés. »124. Cependant, en dernière analyse, l’important pour le colonisateur était que la population fût bien tenue en mains, même si la fermeté entraînait souvent des abus. Certes, avec le temps, et au fur et à mesure que les cadres de la chefferie seront formés à l’Ecole des fils de chefs de Saint-Louis, l’« esprit ceddo » aura tendance à disparaître pour faire place à un comportement plus bureaucratique. Néanmoins, l’auréole des chefs n’en sera pas pour autant rehaussée, ne serait-ce que parce que, aux yeux de tous, ils n’étaient que des auxiliaires des Français, quel qu’aît pu être le prestige de leurs ancêtres. Il leur était dans ces conditions difficile d’asseoir leur légitimité sur les qualités qui dans la culture traditionnelle wolof commandent le respect, font d’un individu un samba linguer : l’honneur, le courage, la générosité125. Privés de toute initiative d’importance, relégués à des tâches subalternes et impopulaires, les chefs wolof verront donc leur légitimité traditionnelle, déjà fort entamée de par leurs agissements avant la conquête, se dégrader au point de n’être plus que caricaturale. Face à cette détérioration de la légitimité de l’aristocratie wolof, les marabouts, dont le prestige n’avait cessé de croître, firent figures de « chefs naturels » (par opposition aux « chefs administratifs ») de communautés au sein desquelles la crise d’autorité était patente.

« Il fut un temps, écrit P. Marty, après 1886, où la disparition des chefs politiques du Sénégal d’antan — damel, bour, bourba, têgne — laissait le champ libre à des hommes nouveaux, où le prestige des royautés et aristocraties locales, qui succombaient sous les coups de la puissance française, était éclipsé par la force et la vérité de l’Islam, par la vertu et la sainteté des marabouts, ses représentants. »126.

Contrairement à l’aristocratie wolof, les marabouts n’eurent pas à souffrir de l’humiliation de la défaite ni d’une compromission trop ouverte avec le colonisateur. Ils furent considérés comme le symbole sinon d’une opposition manifeste aux Blancs, du moins de la résistance passive à leur égard. Ils furent les nouveaux samba linguer du pays. L’adhésion à l’Islam et surtout l’allégeance aux marabouts se présentent donc comme une réponse des Wolof à la conquête coloniale et à l’anéantissement des structures politiques précoloniales. C’est encore P. Marty qui remarque : « Il semble que dans le Cayor, qui fut le centre de la résistance acharnée de la race oualofe à notre domination, les indigènes ne se sont convertis à l’Islam que pour retrouver sur un autre terrain une base de résistance passive. »127.

Ce vide politique, dont les marabouts tirèrent profit, fut ressenti de façon d’autant plus aiguë que le pays wolof connut avec la colonisation des changements économiques et sociaux qui remettaient radicalement en cause le cadre de vie traditionnel. b) Les bouleversements économiques et sociaux L’introduction et le développement de la culture arachidière en effet engagèrent la société wolof dans une économie de traite. Elle provoqua l’éclatement des solidarités traditionnelles, et suscita d’importants mouvements de population. Toutes les sociétés colonisées ont bien sûr subi un choc social et psychologique semblable. Mais l’ampleur de la crise est forcément différente dans une société qui demeure soumise aux rythmes séculaires d’une économie de subsistance (comme le Fouta-Toro) et dans une société qui s’organise autour d’une culture industrielle liée directement aux intérêts de la métropole128. Les chiffres des exportations d’arachides sont à cet égard assez significatifs. Alors qu’en 1885 le Sénégal exportait seulement un peu plus de 25.000 tonnes, il en exporte plus de 140.000 en 1900 et 508.000 en 1930. Cette « fièvre de l’arachide », favorisée par la construction du chemin de fer Dakar - Saint-Louis, puis Thiès-Kayes, entraîna le développement de centres urbains commerciaux, les « escales », autour des principales gares. En brousse, les mutations furent tout aussi gigantesques. Les paysans furent encouragés à délaisser les cultures vivrières pour consacrer l’essentiel de leurs activités agricoles à l’arachide. De nouveaux villages virent le jour sur les « terres neuves » à la suite de migrations, qui, comme en ville, mirent en contact les unes avec les autres des populations d’origine sociale, géographique et ethnique différentes. Donc, en milieu urbain comme dans les villages, les anciennes structures sociales, et notamment les relations de parenté, qui tenaient une si grande place dans l’organisation des communautés wolof, se détériorèrent. La cohésion parentale se désintégra et fut remplacée par des solidarités nouvelles au début assez floues donc assez peu sécurisantes129. Dès lors, on comprend mieux pourquoi, dans ses grandes lignes, le développement des confréries musulmanes suit de très près l’expansion de la culture arachidière. Les marabouts offraient une structure de rechange. Les communautés maraboutiques de par les liens qui unissaient entre eux les différents adeptes et ceux-ci avec leurs chefs religieux, se présentaient comme une solution aux troubles et bouleversements provoqués par la désintégration de la société traditionnelle. La poussée maraboutique à laquelle on va assister avec la colonisation du pays wolof n’est donc pas seulement, comme on a trop tendance à la présenter aujourd’hui, une réaction nationaliste directe. Nous avons montré qu’elle était liée à un processus complexe dont l’origine est antérieure à la colonisation. La perte de l’indépendance et la domination coloniale ont cependant porté un coup fatal à une société qui était dans un état de crise chronique et dans laquelle les marabouts cristallisaient les espoirs de tous ceux qui étaient les victimes du système politique. Si donc la conquête coloniale a joué un rôle essentiel ce fut tout autant par les changements sociaux qu’elle amena que par la simple substitution d’une autorité étrangère à une aristocratie impopulaire et affaiblie par ses querelles intestines. De toutes les façons, chaque groupe de la société wolof trouvera dans les confréries maraboutiques les éléments de satisfaction et de compensation correspondant à sa situation et à ses aspirations propres. Le mouridisme est certainement l’expression la plus nette de ce phénomène. II

AMADOU BAMBA ET LA NAISSANCE DU MOURIDISME

Amadou Bamba fut le marabout wolof qui donna le plus de soucis aux Français. Aujourd’hui, il est vénéré comme un ancêtre du nationalisme, voire de la négritude. On rappelle qu’il fut exilé par l’Administration coloniale et qu’il fonda une confrérie nouvelle qui se veut typiquement africaine. En réalité, au-delà du « mythe A. Bamba », il demeure que le fondateur du mouridisme ne prêcha jamais la guerre sainte ni ne fit preuve d’hostilité ouverte et systématique à l’égard des Européens. Aussi certains, et en particulier les islamologues, voient-ils essentiellement en lui un mystique soufi et un sage musulman. Le personnage est donc ambigu et se prête à des interprétations diverses, voire divergentes. Ces différentes optiques tiennent, nous semble-t-il, au niveau d’analyse auquel l’on se place.

A) Le marabout qui inquiéta les Français Ahmed Ben Ahmed Ben Habib-Allah, plus connu sous le nom de Cheikh Amadou Bamba, qui lui fut donné en souvenir d’un précepteur et ami de son père, est né vers 1853 à M’Backé-Baol, village fondé par son grand- père à la fin du XVIIIe siècle. Sa famille, originaire du Fouta-Toro, était installée depuis plusieurs générations en pays wolof où elle avait acquis une solide réputation de lettrée, à tel point qu’elle faisait partie de l’entourage immédiat des dynasties wolof qui avaient l’habitude de s’attacher quelques- uns des marabouts les plus savants et les plus influents. Son père, Momar Anta Sali, était proche de Lat-Dior, damel du Cayor, dont il fut un moment le secrétaire et le conseiller. D’ailleurs, pour lui marquer son estime et sa reconnaissance, Lat-Dior lui donna sa sœur Thioro Diop en mariage130. Lorsque, en 1871, Lat-Dior, après son exil dans le Saloum, est réintégré dans le commandement du Cayor, Momar Anta Sali le suit ; mais refusant les honneurs de la cour il va s’établir dans le village de Patar. Quelques années plus tard, en 1878, il fonde le village de M’Backé- Cayor où il meurt en 1883. Cette situation familiale n’est pas sans importance, car elle signifie que Cheikh Amadou Bamba, loin d’être issu de la « plèbe » ou du « bas clergé » comme un grand nombre de « messies » ou de « prophètes », est, par ses origines, très lié aux milieux dirigeants wolof dont il partagea les péripéties sous le coup de la colonisation. A. Bamba fait donc partie de cette « aristocratie » de la religion et du savoir que les princes cherchaient à se concilier, même si et justement parce qu’elle constituait une force relativement autonome, susceptible, comme cela s’est produit à plusieurs reprises, de concurrencer leur légitimité. Momar Anta Sali donna à son fils la formation religieuse et intellectuelle qui convenait à son rang. Il le confia aux marabouts les plus savants de Mauritanie et du Sénégal. A. Bamba étudia en particulier auprès de la tribu maraboutique maure des Sidia où il parfit ses connaissances dans la littérature soufie. A. Bamba tira pleinement profit de cette éducation qui, jointe à ses qualités personnelles, lui permit de devenir l’un des marabouts les plus respectés du Sénégal et lui donna l’auréole que confère dans la culture wolof la « connaissance ». Il fut et reste l’un des meilleurs écrivains sénégalais de langue arabe de son époque. Il laissa une œuvre importante (plusieurs centaines de poèmes religieux) dont F. Dumont dans une thèse remarquable a su mettre en relief l’originalité131. Au moment où Lat-Dior est battu par les Français et le Cayor démantelé (1886), A. Bamba est donc déjà l’une des figures prédominantes du pays wolof. Son renom de science et de piété n’aurait cependant guère donné naissance à un mouvement religieux de type messianique si les circonstances sociales et politiques avaient été autres, et notamment si les structures sociales et politiques n’avaient subi les bouleversements que nous avons soulignés plus haut. Ce sont ces conditions, plus sans doute que le « message » lui-même du marabout, qui expliquent qu’en quelques années le petit noyau initial de disciples va prendre les proportions d’une organisation de masse dans laquelle se retrouvèrent ceux qui, à des titres divers, se sont sentis victimes de ou désemparés devant cette évolution. A la mort de Lat-Dior, Bamba émigre vers le Baol où le contrôle français était encore mal établi et s’installe avec ses disciples à M’Backé-Baol, village de son grand-père, puis choisit de se fixer avec sa petite communauté à Darou-Salam. A la suite, disent les légendes, d’une révélation de l’ange Gabriel, il fonde en 1887 Touba qui deviendra la cité sainte du mouridisme132. En 1893, à l’âge de quarante ans, qui a valeur de symbole en Islam puisque c’est aux environs de la quarantaine que Mohammed a commencé à prêcher, A. Bamba définit sa propre « voie » marquant ainsi son indépendance à l’égard de ses maîtres de la Qadiriyya, sans cependant chercher à s’opposer à eux. Il compose un wird particulier et relativement simple que tout adepte de la nouvelle « voie » doit réciter matin et soir133. Lorsque le Baol est à son tour démembré, A. Bamba part avec cinq cents taalibe pour le Djolof (1895) qui jouit à l’époque d’une certaine autonomie et où il est reçu et protégé par le burba Samba Laobé Penda lui-même. L’Administration coloniale commence à s’inquiéter du prestige de ce marabout qui suscite une ferveur populaire partout où il se rend et reçoit la soumission de ceux des anciens lieutenants des damels, burbas et autres princes wolof qui s’étaient opposés à la colonisation. Du même coup, il s’attire la haine de ceux qui avaient rallié le camp français et avaient accepté des commandements dans le cadre de la chefferie coloniale. Des rumeurs circulent qui parlent de mahdi et de guerre sainte. Les Français, rendus attentifs par l’expérience à toute apparition de mouvements religieux de ce genre, craignent que sous le couvert de propagande religieuse ne se prépare une insurrection armée de type mahdiste. L’administrateur du cercle de Saint-Louis écrit au gouverneur du Sénégal le 15 août 1895 :

« (...) Tous les anciens partisans des damels, tous les tiedos qui vivaient de guerre, de pillages, de rapines et que l’organisation actuelle a réduits à la misère se sont groupés autour du marabout Mahdi, destructeur des Blancs. Aucun ne se gêne de le dire et si A. Bamba, plus rusé, proteste à tout venant de son dévouement à la cause française, ses talibés se gênent moins et en plein Saint-Louis le proclament Mahdi. »134.

La thèse d’un complot antifrançais est tout naturellement entretenue par les chefs indigènes de l’Administration coloniale qui voient leur légitimité contestée et bafouée au profit de celle de Bamba. C’est à leur demande expresse qu’en 1895 A. Bamba est exilé au Gabon pour une durée de sept ans. Lorsqu’il revient au Sénégal en 1902, ce n’est plus seulement le « saint » mais aussi le « martyr du colonialisme » que la population sénégalaise accueille. Les disciples affluent de toutes parts et les autorités s’émeuvent à nouveau de cette agitation.

« Ce marabout, écrit le résident du Baol oriental où A. Bamba s’est fixé, semble jouir depuis son retour d’exil d’un prestige sans cesse croissant, accrû surtout par le caractère quasi miraculeux que ses adeptes et prosélytes accordent volontiers à son retour dans la colonie et qu’ils considèrent plutôt comme une preuve de sa toute puissance que comme un acte de clémence de notre part. »135.

Invité à plusieurs reprises à se rendre auprès de l’administrateur du cercle de Thiès pour s’entretenir avec lui, puis à Saint-Louis afin de faire acte de soumission à l’égard du gouverneur, il fait savoir, selon le résident français du Baol, « qu’il est captif de Dieu et ne reconnaît d’autre maître que lui et ne rend hommage qu’à lui seul »136. Les chefs indigènes se plaignent de ne plus être écoutés et réclament de nouvelles mesures contre Bamba :

« L’influence, l’autorité de serigne Bamba, précise le résident du Baol, tendent à se substituer à la leur. »137.

C’est dans ces conditions que Bamba, malgré ses protestations de fidélité, est à nouveau arrêté (13 juin 1903) par un détachement de cent cinquante tirailleurs et de cinquante spahis, ce qui montre la gravité de l’opération et les craintes des autorités. Il est envoyé en résidence obligatoire à Souet-El- Ma, en Mauritanie, chez son ancien maître spirituel, Cheikh Sidia. Le gouverneur du Sénégal est alors convaincu d’avoir porté un coup fatal au mouvement mouride et note dans son rapport de 1905 que « ceux qui furent les plus fervents disciples ne gardent de lui qu’un souvenir déçu »138. L’attitude paisible d’Amadou Bamba en Mauritanie lui vaut en 1907 la permission de revenir au Sénégal. Il n’est cependant pas libre de ses mouvements, mais assigné à résidence à Thiène dans le cercle de Louga où l’Administration lui concède un domaine de quatre km2. L’isolement de la résidence de Thiène n’empêche cependant pas de très nombreux visiteurs de se rendre auprès du marabout, au point que l’Administration, désireuse de contrôler et de diminuer cet afflux de fidèles, décide d’exiger de chaque personne voulant approcher A. Bamba la présentation d’une pièce attestant qu’elle avait payé l’impôt. Malgré cette disposition, le gouverneur du Sénégal signale dans son rapport politique du troisième trimestre de 1908 :

qu’« un nombre croissant d’indigènes... viennent s’établir à Thieaine auprès du marabout A. Bamba » et insiste sur la nécessité d’une étroite surveillance car, précise-t-il, « sous couleur d’un zèle religieux il semble qu’il — (Bamba) — cherche à grouper autour de lui des partisans qui, dans un temps plus ou moins éloigné, pourraient mettre obstacle à notre influence et causer des troubles dans la région jusqu’ici paisible du Djoloff. »139.

A la demande de l’Administration, A. Bamba accepte de réduire le nombre de personnes vivant auprès de lui et de limiter celui des visiteurs. Cette bonne volonté du marabout contribue à améliorer quelque peu ses relations avec les autorités mais n’enraye absolument pas le développement de la nouvelle confrérie qui s’organise sous la direction des lieutenants d’A. Bamba. En 1910, A. Bamba dans une fatwa adressée à ses fidèles leur demande d’obéir aux Français chez lesquels, précise-t-il « j’ai personnellement constaté une équité et une justice que je n’ai pas rencontrées ailleurs ». Et il conclut sa déclaration en ces termes :

« Que tous ceux qui me suivent, parmi mes talibés et autres musulmans, sachent que je n’ai aucune arrière-pensée ni mauvaise intention à leur égard, et que ce que les intrigants racontent à mon sujet est pur mensonge. La vérité est que je suis sincèrement attaché aux Français et toujours satisfait de demeurer dans l’endroit de leur pays qu’ils veulent bien me désigner pour habiter, sachant combien sont heureux ceux qui vivent avec eux et en paix. Que ceux qui suivent mes conseils fassent comme moi. »140.

Ces gages de soumission n’altèrent cependant pas fondamentalement la suspicion dans laquelle il est tenu par les Français qui s’emploient à l’atteindre dans son prestige. C’est la raison pour laquelle il est transféré en 1912 à Diourbel, centre commercial et administratif d’une certaine importance.

« Là, écrit le gouverneur du Sénégal, directement placé sous la surveillance de l’Administration du cercle et ne devant recevoir que des visiteurs munis d’une autorisation administrative... il devrait cesser d’être l’homme auréolé de sérénité extatique et de mysticisme que ses adeptes font Dieu. »141.

Néanmoins, au fil des années, et se rendant compte que le mouvement mouride ne provoque nulle agitation politique, les autorités coloniales n’exerceront plus sur Bamba qu’une surveillance discrète et s’efforceront d’éviter toute mesure vexatoire. Aussi, dans son rapport politique de 1913, le gouverneur du Sénégal pouvait-il écrire :

« Nos rapports avec A. Bamba sont ainsi entrés dans une voie normale, et l’attitude des Mourides est restée très correcte dans l’ensemble. On peut donc espérer que les chefs de ce puissant organisme, que guette d’ailleurs la division à la mort de Bamba, ne tenteront pas d’égarer leur activité hors du terrain économique sur lequel ils contribuent pour leur part au développement du pays. »142.

Cette dernière remarque doit retenir l’attention, dans la mesure où elle montre que dès cette époque le mouvement mouride s’oriente vers l’établissement de communautés de travail dans lesquelles les taalibe cultivent le mil et surtout l’arachide sous l’autorité des marabouts de la confrérie. Ce passage d’un mouridisme mystique à forte teinte messianique et politique à un mouridisme dirigeant son énergie vers le labeur et l’expansion agricole, est pour beaucoup dans le changement d’attitude de l’Administration coloniale qui ne pouvait que se réjouir de voir les paysans mourides fournir d’importantes quantités d’arachides aux maisons de commerce européennes. D’autre part, d’un point de vue politique, une telle évolution liait les intérêts matériels des marabouts mourides à ceux des colonisateurs. A. Bamba, quant à lui, resta largement étranger à ces transformations qui s’effectuaient surtout sous l’impulsion de ses seconds. Jusqu’à sa mort, en 1927, il demeura le mystique de la première heure, et ne se préoccupa guère du développement et de l’organisation de la confrérie, qui comptait à son décès environ cent mille adeptes.

B) L’ascète soufi Contrairement à ce que pourrait laisser supposer les péripéties de sa vie et l’appréhension dont il fut l’objet de la part des Français, A. Bamba ne nous apparaît pas comme un « activiste ». Il vécut en ascète et prêcha le renoncement aux choses de ce monde. S’il fut un meneur d’hommes, ce fut presque malgré lui, car il inclinait plutôt à se consacrer à la prière, la méditation, la lecture et l’enseignement. En ce sens, et si l’on s’en tient à ses faits et gestes, la personnalité d’A. Bamba semble relever davantage du maître spirituel, de ce que M. Weber appelle le « maître d’éthique » (teacher of ethics) dont le gourou hindou est l’exemple le plus connu, que du prophète dont « l’entreprise, nous dit Weber, est plus proche de celle de l’orateur populaire (« démagogue ») ou du publiciste politique que de celle du « maître »143. Les autorités françaises finirent d’ailleurs par admettre qu’en définitive A. Bamba n’avait rien d’un mahdi et que son attitude montrait surtout un homme soucieux de vivre sa foi hors des contingences de cette terre.

« Le plus grand chef spirituel des musulmans du Sénégal — écrit le commandant du cercle de Louga dans une étude sur le mouridisme (non datée, mais rédigée certainement un peu avant la première guerre mondiale) — vit solitaire, pauvrement, dans la prière et la méditation, l’esprit replié sur la vie intérieure. Ses plus ardents disciples ne le voient que très rarement. (...) Indifférent aux richesses comme au pouvoir, il ne garde rien des nombreuses et importantes offrandes qu’il reçoit de tous les points du territoire. »144. Il est donc peu plausible qu’A. Bamba ait eu, même dans les toutes premières années de sa prédication, quelque visée temporelle, qu’il ait cherché, comme l’a écrit P. Marty et comme l’imaginait l’Administration coloniale, « à restaurer à son profit l’autorité locale » devant l’écroulement des Etats wolof145. A plusieurs reprises il a désavoué ceux de ses disciples ou de ses proches qui voulaient le pousser dans ce sens. C’est ainsi qu’en 1903, dans une proclamation célèbre à ses taalibe, il déclare :

« Le but de la présente lettre est de vous prier de laisser complètement les paroles que vous faites publier dans le pays et qui blessent les gens qui les entendent. Dorénavant celui, parmi vous, qui me mettra encore mal avec le Gouvernement et les chefs, par ses paroles, sera abandonné dans ce monde et dans l’autre. »146.

Si l’on en croit ses biographes wolof, et en particulier l’un de ses fils, Cheikh Bachirou M’Backé, dont l’ouvrage Les Bienfaits du Durable, de l’Eternel ou les exploits mémorables du Maître, le Serviteur a été récemment étudié par Amar Samb, A. Bamba a toujours conseillé aux princes qui l’entouraient de renoncer au pouvoir afin de se mettre totalement au service de Dieu147. Toutefois, en même temps, et justement parce qu’il refusait de se compromettre dans les affaires politiques pour pouvoir se vouer à Dieu, il manifestait un grand sentiment d’indépendance envers les autorités, qu’elles fussent françaises ou indigènes, et ne s’y soumettait que contraint par la force des choses. Il écrit dans l’un de ses poèmes :

« Fais l’antichambre des autorités, m’ont-ils dit, et tu obtiendras des offrandes qui t’enrichiront pour toute la vie. J’ai répondu : Mon Dieu me suffit, je me contente de Lui, je ne désire rien d’autre que la science et la religion. Je ne redoute personne si ce n’est mon Roi, je n’espère en personne si ce n’est mon Maître, car c’est Lui, l’Auguste, qui peut m’enrichir et me sauver. »148.

Au damel Lat-Dior, qui serait venu lui demander son aide contre les Français, il aurait répondu : « Pour mieux dominer le monde, je ne trouve pas de meilleures solutions que de lui tourner le dos. »149.

Il y a donc chez A. Bamba l’idée très soufie que le monde d’ici-bas n’est qu’« une prison terrible », comme il aimait à le dire, et qu’il est vain d’y chercher le pouvoir :

« Quant à la poursuite de la grandeur ou de la puissance, Pour accéder au commandement ou à la prééminence, Ou pour se distinguer parmi ses semblables, C’est une chose qui éloigne le croyant de Dieu. »150.

Mais l’on comprend que cette volonté de rester à l’écart de la vie publique ait pu être interprétée, étant donné les circonstances, comme une forme de résistance à la colonisation, et ceci aussi bien par les autorités françaises que par les princes et le peuple wolof. Et à n’en pas douter les gestes d’apaisement d’A. Bamba envers les Français n’ont rien de spontané. Ils ne signifient pas que le fondateur du mouridisme ait accepté de se soumettre au pouvoir temporel, mais qu’un minimum de collaboration avec les autorités s’avérait indispensable afin de poursuivre sa mission religieuse. Car si A. Bamba n’a jamais sérieusement songé, selon nous, à se lancer dans une entreprise politique, il n’en avait pas moins le sentiment qu’une mission lui était impartie : celle de messager de Dieu et du Prophète auprès des masses sénégalaises. Il voulait être, comme il le proclamait lui-même, « un refuge, une protection, un asile ».

« Tout mouride, qui cherchera refuge Auprès de moi, sera heureux, Et sera tenu loin des épreuves. Chacun de ceux qui me suivront sera soulagé Des turpitudes sur terre (...). »151.

Cette mission est d’ordre divin, car il s’estime muni de la grâce divine et même d’une vertu charismatique lui permettant d’accomplir des « prodiges », mais aussi historique, car elle est liée aux « malheurs » de son temps en face desquels le « renoncement » s’impose152. Mais ce renoncement (zuhd), s’il est l’un des thèmes favoris et permanents de l’Islam soufi, prend bien évidemment une dimension particulière en période coloniale. Dans un tel contexte, en effet, il vise plus ou moins directement les innovations introduites par le conquérant. Aussi certains poèmes de Bamba, d’inspiration eschatologique, dans lesquels le « temps présent » (c’est-à- dire, sans que cela soit vraiment et clairement dit, la pénétration coloniale) est associé à l’enfer, furent-ils de nature à alimenter les craintes des uns et l’enthousiasme des autres. Néanmoins, ce n’est pas la colonisation en tant que telle et les bouleversements qu’elle a provoqués qui préoccupent A. Bamba, mais bien plutôt le fait que ces changements aient été introduits par des « nazaréens », c’est-à-dire des chrétiens. Car s’il est un point sur lequel A. Bamba se montre intransigeant et sectaire, c’est bien celui de l’influence « chrétienne » dont il redoute qu’elle n’éloigne les croyants de la voie de Dieu et du Prophète. En somme, A. Bamba rejette plus les valeurs et coutumes caractéristiques de la civilisation occidentale chrétienne que la domination politique elle-même. C’est le sens qu’il faut donner à sa méfiance à l’égard des Européens. Cette méfiance n’est pas d’essence politique, mais religieuse et sociale. Ce qu’il condamne avant tout, c’est que les musulmans adoptent la culture occidentale qui, pour lui, est synonyme de culture chrétienne : « Actuellement, écrit-il, les gens ont tendance à suivre la voie des Européens. Maudits soient-ils et que Dieu soit sans pitié à leur égard. »153. Que propose A. Bamba face à ce « danger » ? Sa doctrine n’a rien en elle-même de subversif, puisqu’en bon soufi il préconise surtout la recherche de Dieu dans le détachement des jouissances terrestres et la méditation. Malgré tout, A. Bamba ne fait pas de ce renoncement une règle absolue. Conscient de la faiblesse des hommes et des nécessités de la vie d’ici-bas, il sait bien que la retraite dans le désert ne peut être le fait que d’une minorité d’élus. Pour la masse des fidèles, ce renoncement se limite à quelques principes de sobriété, d’humilité et de générosité. De plus, afin d’éviter tout égarement, le fidèle doit se soumettre à un guide spirituel, à un cheikh. C’est là l’un des thèmes fondamentaux de la pensée d’Amadou Bamba, et l’on sait qu’il deviendra, au fil des années et du développement de la confrérie, le point central de l’idéologie mouride et même plus largement de l’Islam sénégalais.

« La vérité, écrit A. Bamba, est dans l’amour pour son cheikh. Et, partant, dans l’obéissance à ses ordres, Sans lui opposer la moindre résistance. (...) Il faut renoncer à son libre-arbitre Car la pensée du cheikh est inattaquable. »154.

La soumission du taalibe à son maître n’est toutefois pas chez A. Bamba une règle en elle-même, car celui-ci a pour obligation de guider celui-là et notamment de l’instruire et de le conseiller. Mais il nous faut ici insister sur un point essentiel de la pensée de Bamba. Selon lui, l’enseignement du cheikh doit s’adapter aux capacités et à la volonté de chacun. C’est ainsi qu’en 1903, après son arrestation, il donna les instructions suivantes à ses disciples :

« — Celui qui veut apprendre à lire et à écrire en arabe devra s’adresser à mon frère Ibrahima, dit Ibra Fati. — Celui qui veut travailler sans rien apprendre devra s’adresser à mon frère Sidi El Moctar, dit Cheikh Anta. — Celui qui veut réunir les deux à la fois devra également s’adresser à Ibra Fati. — Celui qui ne veut faire ni l’un ni l’autre devra être chassé et ira là où il voudra. »155.

On voit apparaître dans ce texte la valeur du travail dans la doctrine mouride. Cependant le thème du travail, si l’on se base sur l’étude de F. Dumont, ne paraît guère fondamental à côté de l’importance accordée à l’instruction156. Ce n’est qu’avec le temps et comme justification de rapports de dépendance entre marabouts et taalibe que la « mystique du travail » sera érigée en véritable doctrine. Pour nous résumer, Amadou Bamba ne semble pas avoir été, à travers les écrits que nous avons de lui et les divers témoignages que nous possédons sur sa personnalité, un apôtre de l’anticolonialisme, comme le craignaient les Français et comme ont tendance à le présenter aujourd’hui certains nationalistes africains157. S’il se disait porteur d’un message, c’était plus comme missionnaire que comme messie ; et s’il a combattu la « voie des Européens » il n’a jamais prêché le jihad contre eux. Le seul jihad qu’il ait jamais prôné ne fut-il pas « la guerre sainte aux âmes », comme il disait lui- même. Seulement, si l’on fait porter l’analyse non plus sur le personnage A. Bamba, mais sur le phénomène social qu’il révèle, il en va tout autrement ; car Bamba s’il ne fut pas un nationaliste conscient, n’en a pas moins été l’incarnation d’un mouvement wolof qui a vu en lui le symbole de la résistance aux Blancs ou tout au moins un refuge face à leur domination et aux transformations sociales qu’elle introduisait.

« On peut parfaitement admettre, écrit V. Monteil — comme Montgomery Watt et Maxime Robinson l’ont montré à propos du Prophète Muhammad, au début du VIIe siècle dans la péninsule arabique — qu’un personnage historique exprime, sans s’en rendre compte, les conditions sociales et les besoins de son époque. L’idéologie qu’il propose dans un milieu donné, à un moment donné, répond généralement à une tension, à une crise. A ce point de vue, le « message » d’Amadou Bamba, « subversif » pour le colonialisme d’alors, venait offrir un facteur de résistance et de cohésion sociale à des groupements négro-africains ébranlés par le choc de la pénétration coloniale. »158.

C) Le « messie » wolof A. Bamba se disait porteur d’un « message », d’« une mission », mais seulement en tant que porte-parole et serviteur de Dieu et du Prophète. Il en fut tout autrement pour ses disciples, ou en tous les cas pour la plus grande partie d’entre eux, qui le tenaient confusément et indifféremment pour le rédempteur, le mahdi ou la réincarnation de Mohammed. Au niveau des croyances et des comportements populaires, nous sommes donc bien en présence d’un phénomène de type messianique. Un leader charismatique incarne les espoirs et aspirations d’une collectivité. Il délivre les individus qui se donnent à lui des souffrances du moment, des turpitudes de l’histoire. Il est le véritable « sauveur ». Ses qualités sacrées lui permettent de dominer les forces naturelles et surnaturelles. Il a un destin à accomplir, celui d’instaurer sinon une société nouvelle, du moins une communauté de vie loin des bouleversements, des conflits et de la domination étrangère. Il est le symbole de la permanence de l’indépendance et de la dignité d’un peuple soumis à un pouvoir étranger. Ceci explique l’adoration dont il était l’objet et les crises d’hystérie collective que son apparition provoquait, à la grande inquiétude des Français pour qui ces manifestations d’exaltation populaire ne pouvaient manquer d’être suspectes. Le commandant de cercle du Cayor note en 1903 que Bamba a le don d’hypnotiser ceux qui l’approchent159, et le résident du Baol oriental écrit la même année à propos des taalibe du marabout :

« Pratiquant le soufisme, ils tombent en extase ou se roulent dans des convulsions épileptiques, injuriant et insultant tout le monde et donnant ainsi aux yeux de la population un spectacle dont l’action démoralisante sur l’esprit des indigènes offre de sérieux dangers. »160.

P. Marty, quant à lui, décrit en ces termes les comportements des disciples mourides à la vue de leur maître :

« On se roule auprès du Saint, on baise ses babouches, le bas de son boubou, on lui tend les mains. Avec componction il laisse tomber un jet de salive sur ces paumes ouvertes, qui se referment, s’étreignent et se répandent en frictions frémissantes sur le visage et le corps du fidèle. Ce sont alors des frissonnements, des pâmoisons, des convulsions épileptiques, suivis de contorsions et de bonds extraordinaires, le tout accompagné de hurlements épouvantables. La folie finit par gagner tout le monde. Dans cette cacophonie on entend les imprécations les plus terribles ou les appels d’amour les plus ardents. Dieu est injurié, le Prophète, les Saints traînés dans la boue, le Paradis méprisé, l’Enfer exalté ; personne ne sait plus ce qu’il dit. La fusion avec le Très-Haut est si complète que les sons proférés par une bouche humaine n’ont plus d’importance... »161. Ces manifestations collectives dénotent la forte charge affective et émotionnelle du phénomène messianique. Contrairement à l’explication avancée par P. Marty, elles ne tiennent pas essentiellement à l’irrationalité ou l’émotivité de la « mentalité nègre » mais sont caractéristiques de beaucoup de mouvements de ce type162. Ces excentricités dans le comportement libèrent l’adepte de toutes les contraintes sociales. Elles sont un défi au monde du normal. Elles traduisent le caractère « extraordinaire » du mouvement et de la personnalité du « guide ». Dans le cas qui nous intéresse ici, elles sont étroitement liées à la croyance en la mission surnaturelle de Bamba, dont le corps, les gestes et jusqu’aux habits sont porteurs de la grâce divine. On ne s’étonnera pas non plus alors que Bamba soit considéré comme un thaumaturge dont les miracles alimentent encore de nos jours la mythologie mouride. A. Bamba était donc à n’en pas douter pour ceux qui le suivaient un être choisi par Dieu. Il passait pour être en communication avec Allah, le Prophète et les Anges et leur instrument sur cette terre. La légende de la fondation de Touba illustre bien cette croyance. A. Bamba, en effet, dit cette légende, reçut de l’archange Gabriel plusieurs révélations quant à sa mission de rénovateur de l’Islam au Sénégal. Un jour, l’Ange lui ordonna de parcourir le pays afin de trouver l’endroit qui deviendrait le « lieu saint » où les Mourides et plus tard le monde entier viendraient prier et faire pénitence et où lui-même serait enterré. L’Ange Gabriel lui révéla également que ceux qui se rendraient en pèlerinage à son tombeau bénéficieraient des mêmes grâces que les fidèles qui vont se recueillir sur la tombe du Prophète à Médine. A. Bamba, dit-on, chercha pendant trente ans. Un jour qu’il était parti de Diourbel vers le Nord, il sentit en lui une force qui le guidait. Il savait que cette force n’était autre que la main de Dieu. De temps en temps une lumière l’aveuglait et une langue de feu léchait les broussailles. Il parcourut ainsi le pays pendant quarante jours. Il avait dépassé l’emplacement actuel de Touba lorsque l’Ange Gabriel, se manifestant à nouveau, lui demanda de revenir sur ses pas. Il retourna jusqu’à un baobab et s’arrêta pour faire sa prière. Alors, une grande lumière l’éblouit, et il sut qu’il était arrivé au lieu qu’il avait tant cherché. Il rit de contentement et à quinze kilomètres à la ronde les gens l’entendaient. Cet arbre est devenu le « baobab de la béatitude ». Les Mourides prétendent que ceux qui s’y rendent en pèlerinage sont assurés du bonheur éternel163. La tradition mouride a retenu d’autres légendes sur Touba qui toutes mettent en relief les dons exceptionnels d’A. Bamba et notamment son pouvoir de prédiction. On raconte, par exemple, que plusieurs tonnes de livres, œuvres d’A. Bamba, seraient enfouies en différents endroits du village. On cite tout spécialement un ouvrage dans lequel tous les événements survenus au Sénégal depuis sa mort auraient été prévus. Tous ces faits sont pour les Mourides des certitudes. Ils les avancent comme preuves irréfutables de la sainteté du marabout. Pour certains même, il ne fait pas de doute que Bamba est une réincarnation du Prophète. Dans un texte ronéoté qui circulait dans les milieux mourides en 1970, il est question d’une conversation que Mohammed aurait eue avec ses compagnons et au cours de laquelle il aurait annoncé qu’il revivrait « parmi un peuple noir de l’Islam ». Et l’auteur ajoute : « Cheikh Amadou Bamba n’incarne-t-il pas cette prophétie de Mohammed ? »164. Les « prodiges » du « messie » font que celui-ci est pour ses disciples au- dessus des Français. Ces derniers ont avec eux la force des canons, le « prophète » de Touba, lui, est un instrument de Dieu ; et en définitive les nazaréens ne peuvent pas grand chose contre lui.

« Ses partisans, note le chef supérieur du Djolof en 1903, aimaient à raconter partout que c’était de son propre gré qu’il avait été déporté, parce que, disent-ils, il voulait, comme Mahomet se retirer dans un lieu solitaire afin de mieux prier Dieu (...). Il était revenu, ajoutent-ils, au moment où il l’avait désiré et malgré l’opposition des toubabs. »165.

Et en 1906 le gouverneur du Sénégal signale dans un rapport politique que les taalibé mourides font répandre ces mots : « La puissance d’A. Bamba est plus grande que celle des Français. Convertissez-vous. Celui qui sera le premier converti sera le premier heureux ; celui qui sera le dernier sera le plus malheureux »166. « Messie » populaire, A. Bamba fut aussi le héros de certaines fractions des anciennes classes dirigeantes. En s’affiliant à la voie mouride, certains princes wolof aspiraient à trouver une base de résistance passive à la colonisation. L’« hommage » à A. Bamba était alors une sorte de refus d’allégeance au pouvoir étranger. En même temps, l’adhésion au mouvement mouride offrait aussi l’occasion à cette aristocratie de se « reconvertir » et de tenter de constituer dans le domaine religieux l’autorité qu’elle avait perdue sur le terrain politique. Un certain nombre de lieutenants de Bamba étaient en effet issus des grandes familles du pays wolof et deviendront d’importantes personnalités religieuses mourides. Le plus connu d’entre eux, Cheikh Ibra Fall, descendant des damels du Cayor et lié par mariage aux familles wolof les plus prestigieuses, fut le disciple le plus dévoué d’A. Bamba et l’un des piliers de l’organisation mouride. Il est aussi connu que certains princes wolof cherchèrent à redorer leur blason en mariant leurs filles aux marabouts mourides. En somme, le messianisme mouride d’A. Bamba repose sur trois types de réactions qui se complètent les unes les autres : — En tant que phénomène populaire. il est la réaction type d’un « peuple paria », pour reprendre l’expression de M. Weber. La croyance messianique est ici associée à la perte de l’autonomie politique. — En tant qu’expression d’une aristocratie, il est la réaction d’une classe dominante devenue classe subordonnée. Cette situation n’est pas sans évoquer celle de la « classe paria » de M. Weber. La réaction messianique a dans ce cas pour but de renverser la hiérarchie sociale (en l’occurrence la hiérarchie coloniale) et de porter ceux qui sont en état d’infériorité au sommet de la pyramide sociale (en l’occurrence de conserver à ceux qui viennent de perdre le pouvoir politique des positions d’autorité dans un domaine qui échappe au colonisateur). — En tant que phénomène de renouveau social, il est une réaction aux désordres et à l’anomie provoqués par des changements quelquefois brutaux et toujours profonds. Sous une forme plus partielle et plus atténuée, nous retrouvons les mêmes traits explicatifs pour ce qui est des autres mouvements islamiques de la même époque. Si l’aspect messianique n’y est pas toujours aussi marqué que dans le cas mouride, l’élément charismatique y demeure essentiel. Il s’agit plus en définitive d’une différence de degré que de nature. III

LES RÉNOVATEURS TIDJANES, QUADIR ET LAYENNE

La conquête religieuse du pays wolof ne fut pas le seul fait d’Amadou Bamba. Ce dernier, de par l’agitation qui a accompagné sa « mission » et le succès qu’il a remporté auprès des couches de la population les plus touchées par la colonisation, a quelque peu éclipsé l’action d’autres mouvements maraboutiques dont le développement, s’il a été plus paisible, n’en a pas moins été puissant et régulier.

A) El Hadj Malik Sy, El Hadj Abdoulaye Niass et le développement de la voie tidjane La voie tidjane a été introduite au Sénégal par les cheikhs maures (en particulier les Trarzas), et par les marabouts guerriers toucouleur comme El Hadj Omar. Cependant, en pays wolof, la Tijaniyya ne s’est guère propagée qu’au début du siècle sous l’impulsion notamment de deux grands marabouts : El Hadj Malik Sy dans le Cayor et le Djolof et El Hadj Niass dans le Sine-Saloum. L’un comme l’autre n’ont guère donné de soucis à l’Administration coloniale, ce qui explique le peu de renseignements recueillis sur eux à l’époque. Ils n’ont suscité aucun trouble sérieux et leurs disciples se sont généralement montrés calmes et respectueux de l’autorité établie. Les symptômes émotionnels, caractéristiques du messianisme, que nous avons notés chez les Mourides d’A. Bamba, n’apparaissent pas aussi nettement chez les Tidjanes, encore que ces deux marabouts fussent doués, d’après nos informateurs, de pouvoirs surnaturels et aient été considérés comme des saints (wali). Cela tient d’abord, sans doute, à l’originalité de la voie tidjane qui met autant l’accent sur l’enseignement que sur l’attachement personnel du disciple envers son marabout. La soumission à un maître spirituel est pour les Tidjanes nécessaire mais non suffisante, comme elle a tendance à l’être chez les Mourides. D’autre part, la voie tidjane, si elle a fortement attiré un grand nombre de simples paysans dans les mêmes conditions que la confrérie mouride, a aussi, et c’est là sa particularité, su amener à elle la nouvelle classe moyenne sénégalaise née de la colonisation.

« Il (le tidjanisme), écrit Ibrahima Marone dans son étude, devenait la confrérie des propriétaires terriens, des gens aisés, des soi-disant évolués (...). Certains notables, pour être dans le ton de leur classe, quittaient le Khadirisme — [Qadiriyya] — pour embrasser le wird tidjane. »167.

Cette nouvelle classe a vu dans la voie tidjane, de structure et d’idéologie plus ouvertes que la vieille Qadiriyya et que la confrérie d’A. Bamba, une justification religieuse de sa promotion sociale. Elle s’y est sentie plus à l’aise que dans les cadres rigides des autres confréries. Ces deux éléments — confrérie enseignante, confrérie « bourgeoise » — expliquent la tendance plus rationnelle que messianique de la Tijaniyya sénégalaise168. Aux yeux de la masse, malgré tout, le charisme des grands marabouts tidjanes a eu la même fonction que celui d’A. Bamba, sans que l’on assiste cependant à une déification de leur personnalité. Ainsi, la tradition populaire wolof a surtout retenu d’El Hadj Malik Sy sa sainteté. Perçu comme un individu exceptionnel, il était cependant avant tout un « sage ». S’il était objet de vénération, il n’était pas toutefois célébré comme un fétiche. Il était appelé mawdo, c’est-à-dire le « patriarche ». El Hadj Malik Sy, comme la plupart des grandes figures maraboutiques sénégalaises, est d’origine toucouleur. Il est né vers 1855 près de Dagana, à l’est de Saint-Louis. Jusqu’à l’âge de trente ans, il étudie le Coran, le droit, la théologie, la grammaire et la logique, auprès des meilleurs maîtres du Cayor, du Fouta et du Djolof. Il effectue ensuite le pèlerinage à La Mecque. A son retour, il s’installe dans le Djolof où sa réputation de lettré et la crise politique que connaît alors cette province lui attirent un grand nombre de disciples. Bien qu’il ait pris pour femme Safietou Niang, descendante de grands seigneurs du Djolof, ses relations avec l’aristocratie de la province ne paraissent pas avoir été très bonnes. Les princes du Djolof voyaient en effet d’un assez mauvais œil ce « fils du peuple », prendre une telle influence169. En 1895, il se fixe avec ses disciples à N’Diarndé, dans le Cayor, où il organise une véritable communauté maraboutique. Plus tard, devant l’affluence grandissante des adeptes, il fonde un autre village, Diacsaw, toujours dans le Cayor. Dans les deux villages les disciples partagent leur temps entre l’étude du Coran et les travaux champêtres. Mais l’accent y est surtout mis sur l’instruction et la prière, à telle enseigne, indique Ibrahima Marone, qu’il arrivait à E.H. Malik d’arracher ses taalibe à leurs houes et à leurs hilaires pour la prière et l’étude. Il aurait même juré d’expulser tout taalibe qui négligerait ses devoirs religieux au profit de toute autre activité170. En 1902, il se fixe à Tivaouane, importante escale le long de la voie ferrée Dakar-Saint-Louis, tout en continuant à effectuer de fréquents déplacements dans ses villages. La zawiya de Tivaouane devient une véritable « université islamique populaire » où sera formé un nombre considérable de maîtres d’écoles coraniques. Le grand marabout de Tivaouane n’a jamais eu, à notre connaissance, maille à partir avec le colonisateur.

« Malik, écrit l’administrateur du cercle du Cayor en 1910, ne s’occupe aucunement de politique, et l’action de l’Administration avec laquelle il entretient des rapports courtois, le laisse indifférent. Il est d’ailleurs plein d’égards pour les autorités du cercle, sollicite toujours l’autorisation du commissaire de police avant de célébrer une fête religieuse et se montre volontiers obligeant. (...) Son influence est bonne et ne contrecarre en rien les visées de l’Administration. »171.

A sa mort en 1922, le gouverneur du Sénégal précise dans son rapport politique : qu’il « fut toujours un auxiliaire dévoué de notre Administration »172. Cependant, à y regarder de plus près, il semble bien qu’El Hadj Malik Sy, s’il ne s’est jamais heurté au colonisateur et même s’il a quelquefois loué son action, a toujours souhaité que ses disciples les plus zélés vivent dans un certain isolement, loin des villes et de l’influence occidentale. C’est à ce souci que correspond la création des villages de N’Diarndé et de Diacsaw. C’est que le projet religieux d’El Hadj Malik Sy se doublait d’un projet social. Il voulait organiser des communautés dans lesquelles s’établiraient de nouveaux rapports sociaux basés sur l’égalité et l’entraide. Il s’est efforcé de créer une chaîne de solidarité afin, disait-il lui-même, que « le sac à provisions du voyageur ne soit plus une nécessité ». El Hadj Abdoulaye Niass agit de concert avec El Hadj Malik Sy pour étendre la voie tidjane au Sénégal. Leurs personnalités sont cependant assez différentes. El Hadj Niass est d’origine sociale très modeste. Fils d’un simple forgeron du Djolof qui quitta son pays à la suite d’une famine, il est l’exemple vivant de la mobilité sociale que l’Islam soufi et en particulier la Tijaniyya préconisent. De plus, il a un passé de résistant à la colonisation, ce qui lui a attiré la sympathie de certains, mais au début, la méfiance des Français. Fixé dans le Rip où il fonda le village de Taiba, il fut en effet aux côtés de Ma Ba, au moment de la conquête, un ennemi acharné de la France. Plus tard cependant, ses relations avec les descendants de Ma Ba se détériorèrent (au sujet d’une réquisition de mil jugée exagérée). Taiba fut pillé et le marabout dut se réfugier en Gambie. C’est là qu’il en vint à de meilleurs sentiments envers la France. En 1910, il s’installe à Kaolack. En 1915, dans une longue adresse à l’administrateur de Kaolack, il proclame son dévouement à la France et les vœux que lui et ses adeptes formulent pour sa victoire. Dès son installation à Kaolack, son prestige grandit très vite au point de supplanter dans le Sénégal central celui des descendants de Ma Ba Diakho. Certains membres de cette famille se soumettent à lui et son représentant dans le Rip fut pendant longtemps Souleymane Ba, imam de la mosquée de Nioro, membre de l’illustre clan des Ba. El Hadj Malik Sy et El Hadj Abdoulaye Niass furent donc des figures de proue de la Tijaniyya en pays wolof et aujourd’hui encore leurs descendants sont parmi les marabouts les plus puissants et les plus respectés du Sénégal. Il faut toutefois préciser qu’à côté d’eux d’autres marabouts tidjanes eurent à la même époque une action non négligeable, mais dont l’impact fut cependant plus réduit. Citons pour mémoire Amadou Seck, dit Serigne Lambadj, dans le Walo, qui fut déporté au Congo en 1902 pour s’être opposé au recrutement militaire, et Mamadou Seck, dit Serigne Thienaba, dans le Baol occidental.

B) Cheikh Bou Kounta et la Qadiriyya La voie qadir n’a pas connu en pays wolof le succès de la Tijaniyya ou Muridiyya. Pourtant, tout au long du XIXe siècle, elle avait été la confrérie de l’élite musulmane des villes et des cours royales. Mais peut-être justement parce qu’elle apparaissait comme une confrérie « installée », aristocratique, elle n’a pas pu ou su suivre le formidable mouvement populaire qui a poussé les masses wolof vers Amadou Bamba ou El Hadj Malik Sy. Un autre facteur d’ordre « national » ou « racial » a cependant aussi certainement joué. La Qadiriyya est en Afrique occidentale sous la direction de marabouts maures. Or, quel que soit leur prestige de savants auprès des peuples du Sénégal, ces derniers demeurent des étrangers. Cet élément a sûrement fait obstacle au développement de la voie qadir, surtout à un moment où l’Islam a fait figure d’idéologie de résistance active ou passive à la colonisation, où donc il a pris une coloration de mouvement national. Toutefois, certains cheikhs maures réussirent à conserver en pays wolof une importante clientèle, surtout, d’ailleurs, dans la région de Saint-Louis, lieu traditionnel d’échange et de contact entre le monde noir et le monde arabe. Ce fut le cas en particulier de Cheikh Sidia et de Cheikh Saad Bouh dont la réputation de thaumaturge et l’ascendance chérifienne ont favorisé l’action. Cheikh Bou Kounta, lui, eut l’avantage, par rapport aux autres marabouts maures, d’être né au Cayor où son père s’était établi et marié. Cheikh Bou Kounta est issu de la tribu maure des Kounta qui selon certaines légendes, savamment entretenues, serait originaire de La Mecque. Il ne semble pas avoir eu une éducation religieuse très poussée ; mais ses qualités de commerçant et surtout ses dons de thaumaturge lui valurent une grande autorité en pays wolof. Il déclarait en effet avoir reçu directement le wird de Dieu au cours d’une extase et avait une grande renommée de guérisseur. Aux environs de 1885 lorsqu’il se fixa à N’Diassane (près de Tivaouane) il aurait réussi à faire jaillir une source dans un endroit où pourtant il n’y avait pas d’eau173. Au moment de sa mort (1914) le nombre de ses taalibe s’élevait, selon P. Marty, à 50.000 personnes174. Une bonne partie d’entre eux cependant n’était pas d’origine wolof, mais bambara et sarakhollé (anciens captifs en particulier). Le lien de dépendance des taalibe envers leur marabout était d’autant plus fort que ceux-ci étaient pour beaucoup des êtres déracinés au plan ethnique ou social. Il n’est donc guère étonnant que dans la communauté maraboutique de Cheikh Bou Kounta l’instruction religieuse était réduite au minimum. Le commandant de cercle de Coppet écrit au sujet du marabout dans son rapport sur l’Islam au Cayor (1910) :

« Il est très large d’esprit, n’attache pas une importance considérable à l’observance rigoureuse des rites, et paraît surtout soucieux d’augmenter ses ressources. Il fait ouvertement commerce des chevaux, du bétail, cultive la terre, envoie des taalibé chercher au Soudan de l’or qu’il vent à Tivaouane à gros bénéfices. »175.

Les enfants qui lui étaient confiés étaient essentiellement employés aux travaux des champs, à la garde des troupeaux et à la construction des cases. On comprend que ce marabout « affairiste », dont le charisme tenait lieu de religion pour ses adeptes, ait toujours entretenu des relations cordiales avec les autorités coloniales. Ses « affaires » lui dictaient le respect de l’autorité établie.

« Bou Kounta, écrit de Coppet, est toujours prêt à mettre son influence au service de l’Administration pour laquelle il est parfois un excellent agent de renseignements. »176.

C) Limanou Laye, le « mahdi » lébou Enfin, nous rendrons compte, pour terminer ce tour d’horizon, de la « mission » de Seydina Limanou Laye, fondateur d’une confrérie, la confrérie Layenne, dont les adeptes se recrutent à peu près exclusivement chez les Lébou, ethnie apparentée par les coutumes, l’histoire et la langue aux Wolof. La confrérie Layenne frappe en effet par son caractère très « ethnique », malgré ses prétentions à faire des prosélytes parmi les autres groupes du pays. Elle est étroitement associée de par son histoire et ses traits propres à ce petit peuple de quelques dizaines de milliers d’individus qui occupe depuis des temps très reculés la presqu’île du Cap-Vert (où se trouve Dakar) et qui essaime vers le Sud, dans la région appelée la Petite Côte. Aussi pensons-nous qu’il convient d’appréhender le phénomène layenne comme une des manifestations de ce « particularisme » lébou et plus exactement comme une réponse « indigène » aux multiples changements qu’a connus cette partie du Sénégal au cours de la fin du XIXe siècle. Ce particularisme toutefois n’a rien de bien nouveau. Il s’est traduit par un fort esprit d’indépendance aiguisé par le fait que le Cap-Vert a toujours été une zone de refuge qui est devenue à la fin du XVIIIe siècle la « république lébou », distincte du Cayor qui jusqu’alors avait autorité sur la presqu’île177. Cette « république lébou » était d’inspiration musulmane ; et il est très intéressant de remarquer qu’elle était régie par des principes qui rappelaient la vieille méfiance africaine envers le pouvoir. Le chef de l’Etat, le sëriñ Ndakàru, était élu par une assemblée de notables ; et ceux-ci s’appliquaient à choisir pour remplir ces hautes fonctions des personnages peu portés à l’arbitraire ou peu capables de gouverner.

« Les Lébous, écrit C. Michel, une fois qu’ils ont été débarrassés du damel, se sont toujours arrangés pour choisir un serigne incapable de dominer, qui puisse être tenu en laisse. »178.

L’installation des Français à Dakar va fortement altérer cette organisation politique, bien que la fonction de sëriñ Ndakàru fût maintenue. Commencent alors l’accaparement des terres et le déplacement de villages rendus nécessaires par le développement de la ville qui atteint en 1881 plus de 8.000 habitants. C’est donc dans cette société bouleversée par l’action européenne, et où le « pouvoir surveillé » n’est plus guère de mise, que Limanou Laye commence à prêcher en 1883. Seydina Limanou Laye, de son vrai nom Libasse Thiaw, est né à en 1843. Contrairement à la plupart des grands marabouts de son époque, il n’a jamais appris à lire ni à écrire l’arabe et son éducation religieuse était des plus rudimentaires. Pendant longtemps il vécut comme un simple pêcheur lébou. Mais un jour de 1883, à l’âge de quarante ans (comme le Prophète), il reçoit une révélation divine. Il sort de sa case, demande à sa sœur et à sa tante deux pagnes blancs, s’en revêt, et parcourt le village en criant : « Ajibou da iya Ilah » (« Répondez à l’appel de Dieu »). Tout le monde le prend pour un dément. Il réplique : « Je ne suis point fou, je suis l’envoyé de Dieu auprès de vous. Je vous apporte le salut. Celui qui suivra mes recommandations boira les liqueurs divines dans les jardins fleuris du paradis. Mais gare à ceux qui douteront de ma mission de Madiou. »179.

D’emblée Limanou Laye se présente donc comme le mahdi, la réincarnation de Mohammed. Il avait l’habitude de répondre à ceux qui lui objectaient que Mohammed était le dernier prophète : « C’était moi hier à La Mecque et c’est encore moi aujourd’hui à Yoff ». Il est vrai qu’à l’époque dans certains milieux lébou, on ne cessait de prédire l’avènement du madiou. On disait qu’il ne serait pas de race blanche, qu’il serait illétré et que son rôle serait de renouveler l’Islam. Selon Limanou Laye, sa naissance avait d’ailleurs été annoncée par des signes particuliers :

« (II) nous a dit que lorsque Dieu décida de l’envoyer sur terre, écrit Cheikh Matar Lô, il fit pivoter les couches du globe terrestre, de sorte que ce qui était à l’Est vint à l’Ouest, et vice versa. C’est un phénomène qu’on appela à l’époque : tremblement de terre. Mais on en ignore la cause. »180.

Des légendes lébou affirment que le jour de sa naissance l’eau de la mer n’était plus salée et que pendant son enfance les arbres se prosternaient sur son passage. Jusqu’à sa mort Limanou Laye accomplit, d’après les traditions layennes, de nombreux miracles, vus par ses adeptes comme autant de preuves de sa mission divine. Il avait notamment le pouvoir de maîtriser la mer, de guérir les fous, de ressusciter les morts, de dire le passé de quelqu’un sans l’avoir connu, etc. Il connaissait le Coran sans jamais l’avoir appris et disait : « Dieu qui m’envoie auprès de la race noire m’a appris son Coran, comme il l’apprit jadis à son prophète Mohammed ». Ces prodiges lui attirent, en quelques mois, dans la presqu’île du Cap- Vert, de nombreux fidèles qu’il s’applique à organiser en confrérie. La base de son dogme n’a rien de bien original : croire en Dieu (« Llahi », « Laye » par déformation, d’où le nom de la confrérie et le surnom du madiou). La devise de la nouvelle confrérie : « La illaha illalah Lanou Sallo si dounya » (Dieu est notre unique préoccupation en ce bas monde) marque bien le souci majeur du mahdi lébou. Limanou Laye exhorte donc avant tout ses disciples à suivre les préceptes du Coran et à fuir le monde ; et pour qu’ils puissent mieux résister aux tentations et vivre selon la loi de Dieu, il les groupe dans un quartier du village de Yoff. Plus tard, il fondera avec eux le village de Camberène. Il apporte toutefois certaines modifications non dans le dogme, mais dans l’expression de la religion, qui témoignent de sa volonté d’adapter le message divin aux traditions locales. C’est ainsi, par exemple, peut-être parce qu’il ne connaissait pratiquement pas l’arabe, qu’il accordait une grande importance à la langue wolof, notamment dans les chants religieux. A ceux qui minimisaient le wolof devant le prestige de la langue arabe, il disait :

« le jour de la résurrection, je bavarderai avec vous en langue wolof » ou encore « le wolof sera enseigné un jour dans les écoles. »181.

D’autre part, dans cette société en grande partie matrilinéaire qu’est la société lébou, où le rôle de la femme est primordial, il donna aux femmes le droit de participer pleinement aux cérémonies et chants religieux. En même temps qu’il essaie d’accommoder la religion musulmane à certains traits de la culture lébou, il s’attache cependant à réformer les coutumes qui lui paraissent les plus néfastes. Du point de vue social, par exemple, il prône l’égalité et fait adopter la formule « Laye » dans les salutations, pour remplacer les noms de familles, supports, dans les cultures wolof et lébou, de l’inégalité sociale. Enfin, notons qu’il y a dans le message du marabout de Yoff un ton typiquement soufi et africain : ne pas s’attacher au monde et à la puissance.

« Ne cherchez pas à vous surpasser les uns les autres dans l’acquisition des biens de ce bas monde. Ne soyez pas avides des biens de ce monde, car le monde est [comme] un cadavre [impropre à la consommation]. Seuls les chiens et les vautours mangent un tel cadavre. »182. « Sachez que moi, je ne cherche pas à acquérir des bâtiments, ni des boutiques ; je ne cherche pas à avoir du bétail, ni des chameaux, ni des ovins, ni des chevaux, ni des ânes, je ne cherche pas un ensemble d’hommes pour me cultiver les champs ; je n’envoie non plus aucun émissaire chargé de recueillir pour moi des dons ou des aumônes. »183.

En 1886, les autorités coloniales, ainsi que les notables locaux qui leur étaient liés, commencent à manifester quelque appréhension envers ce marabout dont la réputation grandit. Le commissaire de police ouvre une enquête qu’il confie au sergent de ville M’Baye. Ce dernier dans son rapport remarque que Limanou Laye « a acquis une grande popularité » et il ajoute :

« (...)il chante le Lay la laï, tombe en syncope, et se relevant au bout d’un quart d’heure il fait des pronostics et se fait valoir ainsi. »

Il conclut cependant :

« Quant à sa politique, rien jusqu’ici ne peut montrer une politique quelconque qu’il puisse avoir et faire supposer qu’il soit un perturbateur contre l’autorité française. »184.

Comme toujours en face d’un mouvement de ce genre, les Français craignent que sous prétexte de prosélytisme religieux ne se développe une agitation politique.

« Il ne se contente pas de prières, écrit le délégué de l’Intérieur de Dakar au gouverneur, mais ayant fait croire à une mission divine par des actes de magnétisme qu’il fait passer pour des miracles, il attire à lui les populations indigènes de Dakar, de la presqu’île du Cayor et même de Saint-Louis. Les adhérents se comptent par milliers. Fusils et munitions sont achetés et cachés pour servir le moment venu. »185.

Bien qu’aucune preuve pouvant étayer les accusations d’excitation à la guerre sainte ne soit présentée, son arrestation est décidée. En fait, toutes les informations tendant à faire croire à une révolte imminente furent fournies aux autorités par un des grands notables de Dakar, Demba Fall Diop, qui cherchait à amoindrir le prestige du chef de canton de Dakar, Dial Diop, son rival, accusé de neutralité bienveillante ou de timidité à l’égard de Limanou Laye. Dans l’ensemble cependant les membres de l’aristocratie lébou ne cachaient pas leur méfiance à l’égard du marabout dont l’autorité se constituait à leur détriment. Les enfants de cette élite lébou avaient, eux, une attitude différente :

« Par son influence, écrit l’administrateur du cercle de Thiès en 1890, il attire près de lui tout ce que Dakar, Rufisque et la banlieue comptent de fils de famille. Ces jeunes gens ont tout abandonné, familles et biens, pour se consacrer les dévoués serviteurs du marabout. »186.

Le 7 septembre 1887, le commissaire de police de Dakar, à la tête d’une colonne de spahis se rend à Yoff pour arrêter le marabout. Mais devant l’hostilité de la population il est obligé de faire retraite. La tradition layenne retient naturellement une version différente et affirme que le commissaire et ses hommes furent mis en déroute par la seule puissance spirituelle de Limanou Laye. Le marabout décide alors de quitter Yoff après avoir dit à ses disciples que tout envoyé de Dieu doit subir un exil. Après s’être caché trois jours durant, il est finalement arrêté et emprisonné à Gorée. L’histoire locale rapporte qu’étant reçu par le gouverneur, il se découvrit en signe de politesse, et qu’au même moment le tonnerre se mit à gronder. A Gorée, disent encore les légendes layennes, son geôlier prenait soin tous les soirs de bien fermer la porte de sa cellule, mais à sa grande surprise tous les matins il la retrouvait ouverte. Après trois mois de détention, un terrible tonnerre éclata ; c’était, dit-on, une protestation divine contre son injuste incarcération. En réalité, aucune charge n’ayant pu être retenue contre lui, Limanou Laye est relâché et retourne triomphalement à Yoff. Il meurt en 1909. La veille de sa mort, l’eau de mer devint douce, comme cela s’était produit le jour de sa naissance... Limanou Laye n’a jamais manifesté l’intention de se révolter contre les Blancs. Selon lui, c’était une fausse interprétation des textes religieux qui avait conduit les musulmans à penser que le mahdi ferait régner la justice par la violence. Néanmoins, on trouve dans son message et dans sa vie un certain nombre d’éléments qui peuvent être interprétés comme autant de manifestations d’une contestation de l’ordre établi : la valorisation de la culture autochtone (les Lébou deviennent le peuple élu, le wolof une langue de religion), le rejet au plan symbolique de la supériorité des Blancs qui, disait Limanou Laye, « ne peuvent faire que ce que Dieu veut bien », le détachement à l’égard des choses de ce monde et des signes de la puissance terrestre, donc le refus mystique de la société existante. CONCLUSION

En somme, les mouvements charismatiques wolof peuvent être qualifiés de forme indirecte et latente de contestation de l’ordre social et politique, traditionnel aussi bien que colonial. Ils n’ont pas cherché à renverser le système établi, mais plutôt à s’en dissocier, à lui devenir étrangers. Tout en acceptant de se soumettre politiquement aux autorités coloniales, ils se sont appliqués à demeurer à part, à fuir la société existante et, avec le temps, à s’organiser en microsociétés. Ces microsociétés apparaissent en filigrane dans ces mouvements dès leur émergence, mais elles ne se structureront qu’avec le temps lorsque se posera le problème de leur « routinisation », c’est-à-dire de leur continuité, lorsqu’il faudra organiser la « fuite sociale ».

*

CHAPITRE III

DE L’APPEL MESSIANIQUE A LA SOCIÉTÉ MARABOUTIQUE

*

Les mouvements maraboutiques que nous venons d’étudier au moment de leur naissance étaient tous, à des degrés divers il est vrai, de nature charismatique. Ils constituaient des communautés émotionnelles dont l’organisation était des plus lâches. Les liens qui unissaient les fidèles entre eux et les fidèles au leader charismatique ne faisaient l’objet d’aucune réglementation. La doctrine, quant à elle, n’était guère systématisée ni codifiée, en dehors de quelques principes généraux qui pour la plupart ne faisaient que reprendre les dogmes essentiels de l’Islam et plus précisément de l’Islam soufi. Le marabout charismatique lui-même, par définition, tenait moins son autorité d’une institution ou d’une hiérarchie, même lorsqu’il se réclamait d’une confrérie ancienne, que d’une « mission » personnelle. Cette absence d’institutions et de dogmes est typique des mouvements charismatiques tels que M. Weber les a analysés. Selon lui, l’abandon personnel des disciples envers leur « héros », leur foi en son « appel » tiennent lieu de doctrine. La direction du mouvement ne repose sur aucun critère déterminé. Le chef charismatique n’a pas de « fonctionnaires », de « clergé », mais des « hommes de confiance », des « disciples ».

« Il n’y a ni « nomination » ni « distribution », ni « carrière » ni « avancement » : seulement un appel selon l’inspiration du chef... Aucune hiérarchie, mais seule l’intervention du chef... »187.

M. Weber souligne également le caractère « étranger à l’économie » du charisme pur.

« Dans son type pur, écrit-il, il dédaigne et rejette l’utilisation économique de la grâce comme source de revenus — ce qui est, ajoute-t-il cependant, certainement plus une prétention qu’une réalité. »188.

Ces traits spécifiques de la domination charismatique sont liés à son caractère « exceptionnel ». Née dans et de circonstances « extraordinaires », elle défie les normes de la vie quotidienne. Seulement, étant « révolutionnaire », la domination charismatique est par nature instable et éphémère. La communauté charismatique doit rapidement revenir à la vie quotidienne qu’elle avait initialement ignorée et rejetée. Alors se pose le problème de sa continuité, qui ne peut être résolu que si elle s’organise, se donne des règles institutionnelles et doctrinales relativement précises. C’est ce que M. Weber appelle la « routinisation » du charisme :

« La domination charismatique, qui n’existe pour ainsi dire, dans la pureté du type idéal, que « statu nascendi », est amenée, dans son essence, à changer de caractère : elle se traditionalise ou se rationalise (se légalise), ou les deux en même temps, à des points de vue différents. »189.

L’urgence de la domination apparaît notamment au moment de la mort du leader charismatique, lorsque ses disciples, et plus spécialement ses « lieutenants », doivent trouver un successeur. Mais la plupart du temps, le processus est enclanché bien avant cet événement. En ce qui concerne les mouvements qui nous intéressent ici, il survint du vivant même des marabouts charismatiques et fut essentiellement le fait de leurs « compagnons », c’est-à-dire en fait principalement des membres de leur famille, soucieux de perpétuer le mouvement créé par le « maître ». Toutefois, ce n’est effectivement qu’avec la disparition du fondateur de la confrérie ou de la zawiya que le leadership sur le groupe change véritablement de nature et que l’institutionnalisation prend tout son sens. Le charisme, même s’il est partiellement transmis au successeur, ne suffit plus comme principe d’autorité.

« Lorsque le leadership charismatique décline, écrit Joachim Wach dans son célèbre ouvrage The Sociology of Religion, un type d’autorité différent apparaît, le clergé, distinct des laïcs (...) Droits, privilèges et salaires sont fixés. La direction est réglementée de façon plus définie. »190.

Etudiant plus précisément l’évolution des mouvements soufis au moyen- âge dans le monde arabe, J.S. Spencer Trimingham distingue trois périodes historiques correspondant à trois phases sociologiques : 1) la période Khanaqah qui représente l’âge d’or du mysticisme, 2) la période Tariqa dans laquelle « une voie mystique » particulière se dégage, 3) la période Ta’ifa qui voit l’organisation d’une véritable congrégation.

« Les ordres, écrit l’auteur, devinrent des institutions hiérarchiques et leurs dirigeants plus que tous les autres chefs religieux musulmans constituèrent presque un clergé... »191.

Est-ce à dire que désormais nous sommes en présence d’une sorte d’« église musulmane » avec son corps hiérarchisé de « fonctionnaires de la religion », de « prêtres », au service d’un culte et d’une doctrine codifiés ? Les organisations maraboutiques sénégalaises telles qu’elles se sont développées et se présentent aujourd’hui aux yeux de l’observateur n’ont pas atteint ce stade de l’évolution. La routinisation des mouvements charismatiques a abouti au Sénégal à un modèle d’autorité se rapprochant de la domination « patrimoniale », mais dans lequel la dimension charismatique n’est pas totalement absente et renforce la relation personnelle. Rappelons que pour M. Weber la domination « patrimoniale » est la forme la plus courante de domination « traditionnelle ». Elle se caractérise par l’obéissance et la fidélité à un chef qui perpétue « l’éternel d’hier ». L’autorité patrimoniale est donc personnelle. Le chef est un seigneur, non un magistrat. Ce pouvoir lui appartient en vertu d’attributs personnels conférés par la tradition. La relation marabout-taalibe au Sénégal est donc essentiellement une relation de dépendance personnelle dans laquelle charisme et clientélisme se complètent. Le charisme sacralise la relation de clientèle et la relation de clientèle rend tangible, matériel, le lien charismatique, le nourrit. I

LA RELATION DE DÉPENDANCE MARABOUT-TAALIBE

La relation de dépendance caractérise certes, comme nous venons de l’expliquer dans une perspective wébérienne, l’une des voies de routinisation du charisme (la plus fréquente selon Weber). Mais sa force, en ce qui concerne les relations maraboutiques au Sénégal, réside principalement dans le fait qu’elle s’appuie sur un substrat religieux, culturel et sociologique qui la favorise. Substrat religieux, car l’originalité de l’Islam soufi réside notamment dans la croyance en la nécessité d’un guide spirituel envers lequel le fidèle doit faire acte d’allégeance personnelle (bay’a). Substrat culturel, car nous avons remarqué que dans la société wolof traditionnelle (mais ceci est également vrai pour la plupart des autres ethnies du pays) les relations de dépendance personnelle de type patron-client servaient de trame aux relations politiques entre les divers groupes sociaux. Substrat sociologique enfin, car dans la plupart des sociétés paysannes précapitalistes la dépendance personnelle, comme l’écrit Marx à propos du moyen-âge européen :

« caractérise aussi bien les rapport de production matérielle que les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement. »192.

Cette relation de dépendance apparaît de prime abord comme un phénomène de soumission du taalibe envers son marabout. C’est ainsi que l’ont perçu les premiers observateurs de l’Islam sénégalais, en particulier P. Marty qui attribuait la personnalisation de l’autorité maraboutique « aux tendances des indigènes vers l’anthropomorphisme et vers sa conséquence pratique : l’anthropolâtrie »193. Mais en approfondissant l’analyse, on se rend compte que le lien personnel qui unit le marabout à son taalibe repose sur un système complexe de croyances faisant appel à l’auréole sacrée du chef religieux mais aussi aux avantages que son prestige est supposé procurer à ses fidèles. A) La soumission personnelle

« Etre « l’homme » d’un autre homme : dans le vocabulaire féodal, il n’était point d’alliance de mots plus répandue que celle-là, ni d’un sens plus plein. Commune aux parlers romans et germaniques, elle servait à y exprimer la dépendance, en soi. »194.

De même, être le « taalibe » d’un marabout est certainement l’alliance de mots la plus répandue de l’Islam sénégalais. La soumission (qui peut aller jusqu’à une complète abnégation de l’individu) à l’égard d’un « guide » est considérée comme la condition nécessaire à l’accomplissement de la foi. Un tel acte d’allégeance est parfaitement conforme à la tradition soufi, et tous les grands marabouts charismatiques, A. Bamba ou E.H. Malik Sy par exemple, ont attiré l’attention de leurs fidèles sur ce point. On constate cependant des différences notables d’une confrérie à l’autre. Chez les Mourides, l’acte de soumission est appelé jébbëlu, mot wolof dérivé d’un verbe signifiant : se livrer, se rendre, s’offrir, se dévouer. Toute personne voulant devenir membre de la confrérie doit y procéder. Le jébbëlu s’établit sur une base volontaire en ce sens que le fidèle (ou plus exactement l’aspirant) peut se lier à un chef religieux de son choix au sein de la caste dirigeante de la confrérie, et qu’il a parfaitement le droit en théorie de rompre l’allégeance si le marabout se conduit mal avec lui195. A la mort du marabout le jébbëlu est rompu. Il doit être réitéré. En général, le fidèle s’adresse à un parent du défunt, le plus souvent à son fils. Les grands marabouts de la confrérie, de leur côté, ont l’obligation, qui ne va pas toujours sans tiraillements à la suite de querelles de succession, de faire leur jébbëlu avec le khalife de la confrérie, ce qui assure normalement à ce dernier une autorité sur l’ensemble des fidèles et des marabouts de la « voie ». Les femmes sont dispensées de cet acte d’allégeance, car elles dépendent pour cela de leur époux (ou de leur père). Le jébbëlu fait l’objet d’une cérémonie particulière qui n’est pas sans rappeler « l’hommage » féodal. Le taalibe se met à genoux devant son cheikh et lui dit : « Je vous donne ma vie. Je me soumets à vous corps et âme. Je ferai tout ce que vous me demanderez et m’abstiendrai de tout ce que vous m’interdirez. »

Ensuite, le marabout bénit son disciple et lui crache dans les mains. Le taalibe passe alors ses mains sur son visage, montrant ainsi qu’il a reçu la « vie » de son nouveau maître. En général, cette cérémonie s’accompagne d’un don, symbolique ou quelquefois très effectif, en nature ou en argent, du disciple à son nouveau « maître ». La cérémonie d’initiation à la confrérie Qadiriyya, tout en ayant des traits communs avec celles des Mourides, est moins personnalisée et se confond avec la prise de wird (texte d’initiation liturgique propre à chaque confrérie). Le cheikh demande au nouvel adepte non pas seulement un vœu d’allégeance personnelle, mais aussi un serment de fidélité aux règles de l’Islam et de la confrérie. Le postulant, la tête rasée, doit réciter devant son marabout la fatiha (première sourate du Coran) et (ou) la formule rituelle « Lâ ilaha illâ Ilah » (point de dieu hors de Dieu). Puis le marabout lui écrit et lui fait dire à haute voix le wird qadir. Ce n’est qu’ensuite que le taalibe s’engage à subordonner sa volonté à celle de son marabout. L’appartenance à la Tijaniyya passe essentiellement par la confirmation du wird de la confrérie.

« Chez les Mourides, nous déclara un marabout tidjane, ce qui compte c’est le jébbëlu. Peu de Mourides pratiquent le wird. A l’opposé chez les tidjanes ce qui est important c’est le wird. On peut même pratiquer le wird sans s’être formellement engagé avec un marabout. »196.

Les fidèles tidjanes font acte de soumission personnelle à l’égard du marabout qui leur a conféré le wird. Ils prononcent la formule suivante :

« Je vous considère désormais comme mon marabout dans la confrérie tidjane. »

Certains cheikhs tidjanes, se réclamant d’un Islam moderne, vont jusqu’à refuser de se voir attribuer le titre de « marabout », préférant celui moins personnalisé à leurs yeux de « chef religieux ». Néanmoins, il n’en va pas de même pour leurs taalibe qui continuent à entourer leur « chef religieux » d’un véritable culte.

« Même si je dis des bêtises, nous affirma l’un de ces « chefs religieux », les taalibe m’approuvent. »197.

Cette remarque nous montre que la diversité des formes d’allégeance d’une confrérie à l’autre ne doit pas dissimuler les grandes similitudes qui existent entre elles au niveau de la dépendance réelle du taalibe envers son marabout. La force du lien qui unit le cheikh à son disciple ne varie pas seulement en fonction de l’affiliation à telle ou telle confrérie, mais aussi selon d’autres facteurs, comme l’appartenance à la caste (la déférence est plus grande chez les castes inférieures), la situation géographique (plus ou moins grande distance de son marabout, la dépendance optimale étant caractéristique des villages maraboutiques qu’ils soient mourides, tidjanes ou qadir), le contact avec le monde moderne, en particulier. Ayant fait son jébbëlu ou ayant pris le wird, le taalibe a maintenant un certain nombre d’obligations envers son guide spirituel. Ces obligations sont d’ordre moral, mais aussi d’ordre matériel. Le fidèle doit d’abord adopter en présence de son cheikh une attitude d’extrême respect, voire de totale soumission. Il garde les yeux fixés au sol, ne s’asseoit qu’exceptionnellement à ses côtés, ne lui adresse la parole (en dehors de salutations) que si celui-ci le sollicite. D’autre part, le taalibe fournit au marabout en argent ou en nature les contributions suivantes : — L’assaka qui en principe est dûe aux nécessiteux, mais que la plupart des musulmans sénégalais donnent à leur marabout, considérant que ce dernier est mieux placé qu’eux pour faire la charité à ceux qui en ont le plus besoin. Cependant, en réalité la redistribution n’est ni directe ni automatique, et bien des marabouts utilisent l’assaka à des dépenses purement personnelles. — L’adhiya : elle est destinée exclusivement au marabout. A l’origine, elle se justifiait par le fait que le cheikh, en homme de Dieu, se consacrait à l’enseignement et à la prière et devait donc compter sur l’assistance matérielle de ses fidèles. Elle est versée normalement une fois par an, à l’occasion d’une visite pieuse appelée ziara que le taalibe effectue auprès de son marabout, ou d’une tournée de celui-ci dans les régions où il compte des disciples. En général, il semble que l’adhiya soit plus importante que l’assaka. — Enfin, il y a des contributions exceptionnelles fixées par le marabout et destinées à des entreprises collectives (édification d’une mosquée, construction d’un tombeau, par exemple). Le nouveau khalife des Mourides, Abdou Lahat M’Backé, a régularisé cette forme de prestation appelée en wolof sas (portion, part). Le montant des sommes allouées dépend du revenu de chacun des disciples. Les plus riches d’entre eux n’hésitent pas bien souvent, à faire preuve d’une générosité débordante dans l’espoir d’accéder ainsi plus facilement au paradis, mais aussi dans bien des cas de s’assurer l’appui politique d’un marabout particulièrement influent. Il n’est pas rare de voir les principaux marabouts du pays recevoir des sommes de plusieurs centaines de milliers de francs C.F.A. et même des voitures américaines. La majorité des fidèles, qui sont de simples paysans, paient ces diverses contributions sur leur propre récolte. On estime généralement que ce prélèvement équivaut à environ dix pour cent de la récolte. A cela s’ajoutent les travaux qu’ils effectuent sur le champ du marabout ou sur les champs collectifs cultivés spécialement pour lui dans les villages et appelés « champs du mercredi », en wolof toolu alarba198. L’importance de ces différents dons et prestations peut surprendre l’observateur étranger ; mais pour les musulmans sénégalais, ils constituent, c’est bien sûr ce qu’expliquent les marabouts, une sorte de garantie pour l’au-delà :

« Ces dons, écrit en 1966 Dramé M’Backé, secrétaire général du khalife des Mourides, que les Mourides font à leurs marabouts, ce n’est pas à la personne du marabout qu’ils s’adressent, mais à Dieu, un dépôt que l’on retrouvera dans l’au-delà. Evidemment, le marabout peut en disposer quelquefois et cela arrive souvent, comme on ne peut empêcher une banque de tirer profit des sommes qui lui sont confiées par ses clients à qui elle garantit quand même la sécurité des biens. »199. Il n’est donc pas surprenant que les marabouts comptent parmi les personnes les plus fortunées du pays et représentent une véritable puissance économique. On comprend aussi que la mystique du travail soit le nœud de l’idéologie maraboutique sénégalaise et son aspect le plus original. Le travail, surtout le travail pour un cheikh, est en effet assimilé à une forme de prière, sans pour autant pouvoir se substituer, comme on l’a trop souvent écrit, aux obligations rituelles. Seuls les Baay-Faal, sous-groupe de la confrérie mouride, estiment que le travail pour leur marabout les dispense de prier et de jeûner. Selon eux, le travail est une condition suffisante pour gagner le paradis. Reste que pour l’immense majorité des musulmans sénégalais, le travail revêt une importance religieuse capitale. Les Mourides ont sans doute été les premiers à systématiser la finalité religieuse du travail, mais aujourd’hui, et depuis fort longtemps, les marabouts de toutes les confréries l’ont intégrée dans leur doctrine, et si Falilou M’Backé, ancien khalife des Mourides, avait l’habitude de dire que le travail était « la clef du paradis », son homologue tidjane de Tivaouane, Ababacar Sy, ne manque jamais une occasion d’exalter le « travail libérateur ». Toutes ces manifestations de dévouement et d’abnégation à l’égard des marabouts ne s’expliquent cependant que parce que leurs taalibe voient en eux des intercesseurs ou même des intermédiaires auprès de Dieu. Tous croient que les marabouts sont doués de pouvoirs et de vertus particulières qui tiennent à leur baraka (barka en wolof), à leur « charisme ».

B) La relation charismatique Les grands marabouts actuels du Sénégal ont en effet hérité du charisme de leurs ancêtres. Comme l’on dit au Sénégal, ils « vivent de leur baraka ». On peut également parler, pour ceux qui sont reconnus comme khalife d’une confrérie ou d’une branche confrérique, d’un « charisme de fonction » attaché à leur position hiérarchique200. Ce charisme, héréditaire ou de fonction, n’a certes pas la même force que le charisme originel d’un mahdi ou de tous ceux qui se présentaient comme des envoyés de Dieu ; il est tout de même suffisamment intense pour amener le taalibe à vénérer son marabout comme un saint. Le marabout est aussi respecté à cause de sa sagesse et de ses connaissances ; mais pour la majorité des fidèles, ce n’est pas là le plus important. Il est des serignes qui n’ont que des connaissances rudimentaires en arabe et en matière religieuse ; il en est d’autres, peu nombreux il est vrai, qui ne respectent pas les principes les plus élémentaires de l’Islam ; ils n’en sont pas moins révérés comme des saints. Amar Samb cite le cas d’un grand marabout mouride qui « avait toujours le pied dans les vignes du Seigneur », sans que pour autant son autorité en fût diminuée car, expliquait-il, l’alcool se transformait en lait une fois parvenu dans son estomac201. Aux yeux de leurs fidèles, les marabouts sont de véritables amulettes vivantes. On cherche à toucher leurs vêtements ou à recueillir leur salive afin de capter un peu de leur puissance, au point que certains d’entre eux ne peuvent se déplacer que protégés par des gardes du corps ou des policiers. C’est que, selon les croyances populaires, les marabouts sont des « protégés de Dieu » (wali) dont la baraka est à l’origine de « prodiges ». Les taalibe sont intarissables sur les « miracles » de leur serigne. Falilou M’Backé avait la réputation de faire pleuvoir quand il le désirait. Tel grand marabout tidjane passe pour être né en connaissant le français (qu’il parle, il est vrai, fort bien), et pour changer de couleur à sa guise ; le khalife qadir de N’Diassane, Lamine Kounta, aurait, dans un rêve, reçu l’ordre de l’ange Gabriel et du Prophète de bâtir un palais selon des recommandations précises. Depuis, il a eu d’autres révélations, et, à chaque fois, élève son bâtiment d’un étage, à la plus grande crainte des autorités administratives... qui n’osent cependant pas s’opposer à la parole divine. Les marabouts se disent et sont considérés comme des êtres proches de Dieu.

« Quelles que soient ses connaissances, le taalibe n’est pas aussi près de Dieu que son marabout. » nous affirma un dignitaire de la Qadiriyya. Un autre informateur, lui-même frère d’un des plus grands chefs religieux tidjanes, nous fit remarquer que les marabouts étaient « en direct avec Dieu ». De là à penser que le marabout soit à même d’intervenir auprès de Dieu pour ses disciples, il n’y a qu’un pas. Cette croyance en l’intercession, en particulier au moment de la mort, du marabout n’a rien de bien nouveau ni d’original. Certaines traditions islamiques, en particulier soufies, admettent en effet que lors du jugement dernier chaque prophète conduira sa communauté devant la justice divine et intercédera pour elle. M. Gaudefroy-Demombynes, dans son livre classique sur l’Islam, écrit :

« Au XIIe siècle, sous l’influence (...) du soufisme, Ghazali décrit, en larges touches, la scène du jugement dernier (...). Il voit les groupes de Croyants qui marchent derrière leurs Envoyés et leurs Prophètes ; les savants en sciences religieuses, ulamâ, suivent l’étendard bleu d’Abraham ; les pauvres ascètes, fugarâ, l’étendard jaune de Jésus, les riches l’étendard bigarré de Salomon, etc. C’est la procession des confréries soufies groupées chacune autour de l’étendard d’un saint. »202.

Enfin, le charisme du marabout repose aussi, aux yeux de ses fidèles, sur ses pouvoirs de magicien, de devin ou de guérisseur. Il est significatif que, jusqu’à une période récente, le dispensaire de N’Dam, près de Touba, capitale du Mouridisme, soit resté sans malades à cause de l’opposition des marabouts qui entendaient préserver leurs fonctions de thérapeutes. Beaucoup de serignes en effet, même s’ils ont eux-mêmes leur propre médecin, ne conseillent pas à leurs fidèles de se rendre à l’hôpital ou au dispensaire en cas de maladie, préférant confectionner ou faire confectionner pour eux des « gris-gris » (téére) adéquats pour guérir tel ou tel mal. Dans la société sénégalaise contemporaine le marabout tend ainsi à se substituer à ou à se confondre avec le magicien (jabarkat) ou le chasseur de sorcier (bilojii) traditionnels (préislamiques), de même que les jins musulmans se substituent à et se confondent avec les esprits du monde animiste, les rab203. Le marabout, par exemple, pourra utiliser sa science du listikhar, procédé de voyance, pour acquérir des informations. Il s’agit d’une pratique ascétique permettant d’entrer en communication avec les jins du client. Il pourra aussi, pour guérir certains troubles mentaux dus à des jins malfaisants, pratiquer le khalwa, qui est un mode de communication avec l’univers céleste ou plus simplement préparer des khaatim (tableaux, dessins comportant des versets du Coran). Mais c’est certainement dans le domaine du « maraboutage » (liggééy) que la fonction magique du serigne est la plus patente. Le maraboutage est un ensemble de pratiques magiques destiné à protéger quelqu’un. Mais afin de pouvoir protéger quelqu’un, il faut souvent nuire à un autre ou à d’autres, qui se diront « maraboutés », attaqués. La société moderne, et les situations de concurrence qu’elle multiplie favorisent bien évidemment le recours à de telles techniques de protection.

« Chacun, remarquent M.C. et E. Ortigues, dans la mesure où il est bien portant, beau, prospère, intelligent, apprécié, aimé, fécond, et dans la mesure où cela est censé être perçu par l’entourage, se sent en danger de devenir l’objet d’envie, de jalousie, donc d’être marabouté. Et c’est ainsi que chaque malaise, chaque incident désagréable ou mésaventure, chaque échec, accident, maladie, est, parfois après élimination de l’hypothèse d’agression par les rab ou les sorciers, attribué à un maraboutage (...). Dans la région dakaroise, le recours au maraboutage est quotidien : pour avoir un enfant aussitôt après le sevrage du dernier, pour que la coépouse n’ait pas d’enfant, pour protéger chaque membre de la famille, de l’entourage, pour attacher le mari ou l’amant, pour le détacher des autres femmes, pour réussir dans un sport ou dans sa profession, pour supplanter ses rivaux en politique. Il est bien connu, par exemple, qu’à chaque remaniement ministériel annoncé ou pressenti, les hauts fonctionnaires font antichambre chez les grands marabouts, leur laissant des sommes considérables. »204.

Certes, il convient de noter que tous les grands marabouts ne s’adonnent pas à de telles pratiques. Néanmoins, tous sont censés détenir un grand pouvoir magique. I. Niass, par exemple, le grand marabout tidjane de Kaolack, était connu et redouté pour les dons surnaturels qui auraient été les siens. K. N’Krumah, l’ex-président du Ghana, bien qu’il ne fût pas musulman, l’appela à plusieurs reprises auprès de lui ; et lorsqu’il fut destitué à la suite d’un coup d’Etat, I. Niass envoya à Sékou Touré un télégramme afin de le remercier d’avoir apporté aide et protection à son « disciple ». C) La relation de clientèle Les qualités de magicien attribuées aux marabouts montrent qu’il y a dans la relation marabout-taalibe un aspect utilitaire sur lequel il nous faut maintenant insister. Le charisme pur peut sans doute se suffire à lui-même ; il est de nature émotionnelle. Mais le charisme de fonction ou le charisme hérité est plus « rationnel », comme le souligne J. Wach205. Les fidèles croient toujours en la « grâce » du marabout, mais ils attendent aussi de leur soumission des avantages matériels. Le marabout doit non seulement faire en sorte que ses taalibe accèdent au paradis, mais encore qu’ils bénéficient d’un certain bien-être. La relation charismatique marabout-taalibe a donc à la fois, pour reprendre la distinction de L.D.K. Kristof, un caractère théologique et séculier. Elle est théologique car elle a au plan idéologique une origine surnaturelle, et elle vise un accomplissement dans l’au-delà ; mais elle est en même temps séculière dans la mesure où elle ne peut subsister que si elle procure aux fidèles des avantages sur cette terre. Le charisme pur n’est plus une condition suffisante de l’autorité maraboutique. Celle-ci a besoin d’être « nourrie » pour être effective206. En définitive, la soumission du taalibe n’est pas aussi aveugle qu’elle paraît au premier abord. Le marabout a également des devoirs vis-à-vis de son disciple ; et sans que la relation repose sur une véritable réciprocité de type don contre-don, elle n’en présente pas moins certains traits typiques d’une relation patron-clients, avec tout le côté inégalitaire qu’un tel lien implique. De façon générale, en effet, le marabout est tenu d’assister ses disciples en toute circonstance. Il doit être à même de les nourrir en cas de disette, de les aider à trouver un emploi, et même de leur trouver une épouse. Chaque fois que le taalibe sera dans le besoin, ou qu’il aura des ennuis de quelque sorte que ce soit, il se confiera à son marabout et attendra de lui des conseils, mais aussi une aide plus tangible. Celui-ci, s’il ne veut pas déchoir, devra « faire quelque chose » pour son disciple. L’idéologie maraboutique reprend ici, notons-le, le code de valeurs de la noblesse wolof207. En tant qu’« homme d’honneur », le marabout, tout comme autrefois le prince, doit faire preuve de largesse à l’égard de ses dépendants. Il doit savoir donner tout comme il sait recevoir. Ce rôle de patronage des marabouts est particulièrement important en ce qui concerne l’attribution de terres. Les marabouts en effet furent les pionniers de la culture de l’arachide et par là même de la « colonisation » des « terres neuves » non (ou peu) cultivées.

« Les chefs musulmans, écrit E. Le Roy, se conduisirent comme les continuateurs du système monarchique en particulier sur les terres neuves où ils furent les protagonistes les plus actifs. Ils se considèrent comme de véritables chefs de terre, représentants locaux et temporels de la communauté islamique. Pour cette raison, ils confisquèrent à leur profit la totalité des procédures de haute-police détenues auparavant par le monarque. Quiconque désire des terres dans cette région doit d’abord aller s’incliner devant le serigne à Touba. »208.

De la même façon, C. Cros, dans son rapport sur les migrations dans le Saloum oriental, explique la conversion (récente) de milieux peul et sérère au mouridisme (mais cela joue aussi, dans une moindre mesure, pour les tidjanes et les qadir) par leur souci de trouver de nouveaux terrains de culture. Se lier à un marabout revient alors à s’assurer un droit de culture209. Dans ce cas, le charisme ne vient qu’après coup et n’apparaît que si le marabout est capable d’obtenir de l’Administration la permission, tacite ou formelle, de s’accaparer des terres nouvelles. Ce qu’il importe de souligner en l’occurrence, est que l’influence du marabout est fonction des avantages qu’il peut retirer pour lui et ses disciples de ses relations avec les pouvoirs publics. Ainsi G. Rocheteau écrit-il à propos des communautés maraboutiques établies sur les « terres neuves » :

« En fin de compte, le prestige du serigne dépend fondamentalement du succès de ses interventions auprès de l’Administration, et si celles- ci tardent, le rythme d’accroissement — (de la communauté) — se ralentit considérablement, quelle que soit l’importance de son fondateur. »210.

L’autorité du marabout sur ses taalibe repose de plus en plus sur les services qu’il peut leur rendre par ses interventions auprès de l’Administration. Sa fonction de patronage évolue donc sensiblement vers une fonction d’intermédiaire, de « middleman ». Face à une Administration dont les règles de fonctionnement restent étrangères à la majorité de la population, et dont la corruption, sans qu’elle soit spécifique au Sénégal, est l’un des traits caractéristiques, le marabout, grâce à ses relations d’influence, sera à même d’obtenir pour ses taalibe telle ou telle mesure particulière. Il fera accélérer une procédure administrative, appuiera une demande d’emploi, ou trouvera une bourse d’étude pour le fils d’un de ses disciples. Tous les grands marabouts que nous avons rencontrés consacrent une grande partie de leur temps à ce genre d’activités. Ils sont parfaitement conscients, comme nous l’a dit l’un d’entre eux, qu’« il faut faire quelque chose pour satisfaire le côté matériel des taalibe ». Lors d’une visite à l’un des principaux marabouts tidjanes de Dakar, celui-ci nous montra une demande de passeport de l’un de ses fidèles qu’il comptait déposer lui-même. A ses côtés se trouvait une femme malade qu’il allait se charger de faire entrer à l’hôpital. Il nous dit d’autre part être intervenu en faveur de l’un de ses taalibe qui avait été impliqué dans une affaire d’objets volés. Devant notre étonnement de voir un chef religieux faire de telles démarches, il nous fit remarquer que le devoir d’un marabout était non seulement d’instruire ses disciples mais aussi de venir en aide à ceux qui étaient en difficulté. Pour lui, il s’agissait d’une prescription de Dieu : les musulmans doivent se soutenir les uns les autres. La protection maraboutique ne s’applique cependant pas qu’aux plus faibles, mais s’étend aussi aux élites modernes qui considèrent que le fait d’être patronné par un chef religieux est un élément favorable à leur réussite politique ou commerciale. Il est de notoriété publique que les commerçants les plus riches du Sénégal sont très liés aux grands chefs religieux du pays qui usent de leur influence auprès des autorités pour leur obtenir des facilités de crédits ou des marchés publics. Quant aux politiciens, dans les zones où le pouvoir maraboutique est omniprésent (dans la région arachidière notamment), ils ne peuvent guère espérer devenir des « patrons » politiques s’ils ne font pas eux-mêmes partie de la « clientèle » d’un grand marabout. Les relations entre les grands marabouts et les élites modernes sont néanmoins quelque peu différentes de celles qu’ils entretiennent avec la plupart de leurs taalibe, car leur nature est plus égalitaire ; elle se traduit en définitive essentiellement par un échange de services. Dans les autres cas, la réciprocité est plutôt illusoire. Les obligations du taalibe sont fixées avec précision, alors que celles du marabout sont vagues et générales (la protection). De plus, le travail et les dons des disciples sont à l’origine du prestige et de la fortune du marabout ; ils sont constitutifs de son pouvoir, alors qu’ils n’assurent aux taalibe qu’une contrepartie qui n’est en somme pour le serigne qu’une obligation morale d’essence paternaliste. La relation de patronage est donc idéologique ; elle cache en réalité une relation d’inégalité et de domination. Il serait cependant faux de la considérer comme purement illusoire. J’ai été témoin à plusieurs reprises d’actions très concrètes entreprises par les marabouts pour venir en aide à tel ou tel de leurs disciples qui était dans le besoin. Et dans la période de sécheresse qu’a connue le Sénégal au cours de ces dernières années l’assistance maraboutique a souvent été très réelle et a fonctionné comme une véritable « sécurité sociale » face aux carences et aux limites de l’aide publique. C’est donc de cette relation personnelle de type à la fois charismatique et clientéliste qu’il faut partir pour comprendre les problèmes d’organisation du pouvoir maraboutique. II

L’ORGANISATION DU POUVOIR MARABOUTIQUE

A la tête de chaque confrérie ou de branche confrérique se trouve un khalife qui a une autorité théorique sur tous ceux qui se réclament de la « voie », marabouts aussi bien que taalibe. Son pouvoir est en fait très relatif et dépend de sa capacité à soumettre ses « lieutenants », qui se comportent le plus souvent en « grands féodaux », de manière assez indépendante. En réalité, quel que soit le prestige du khalife, il n’efface ni ne porte atteinte au lien personnel qui unit chaque marabout à ses taalibe. Ceci explique que c’est à travers les organisations propres à chaque cheikh, donc personnelles, plus qu’à travers les structures centrales que le pouvoir maraboutique est le plus efficient.

A) Le khalifat A première vue, les organisations confrériques se présentent au Sénégal sous une forme pyramidale simple et rigide au sommet de laquelle le khalife exerce un pouvoir qui, à travers certains relais, atteint chaque fidèle. Les Mourides ont leur khalife, de même que les Layennes. Pour ce qui est des confréries d’origine étrangère, comme la Tijaniyya ou la Qadiriyya, la situation est plus complexe. Théoriquement, les branches sénégalaises ne sont pas indépendantes, mais soumises aux descendants des fondateurs de la confrérie. Cependant, l’éloignement géographique, aussi bien que les rivalités entre successeurs du fondateur ont rendu les liens très lâches (cas de la Tijaniyya) ou inexistants (Qadiriyya) entre les branches sénégalaises et les centres d’origine. Cette faiblesse dans la direction confrérique a facilité au Sénégal la dispersion de la Tijaniyya et de la Qadiriyya en de multiples zawiyas qui, si elles ne sont pas nécessairement concurrentes, n’en sont pas moins autonomes les unes par rapport aux autres. La Tijaniyya ne compte pas moins de cinq groupements au Sénégal, pour ne s’en tenir qu’aux plus importants, et la Qadiriyya trois, ayant chacun leur khalife. Le khalife est nommé par les principaux marabouts de la confrérie (ou branche confrérique)211. Leur choix est cependant limité par le respect de la coutume qui veut qu’à la mort d’un khalife ce soit son fils ou le plus âgé de ses frères qui lui succède. Ainsi chez les Mourides, à la mort d’A. Bamba (1927), un conseil de la confrérie composé des frères du défunt, de ses trois fils aînés, de son cousin et de ses premiers adeptes, désigna son fils aîné, Mamadou Moustapha, comme khalife. En 1945, lorsque celui-ci mourut, son frère cadet, Falilou, lui succéda. Après le décès de Falilou (1968), Abdou Lahat, sixième fils d’Amadou Bamba, devint khalife de la confrérie. Chez les Tidjanes, il en alla de même. En ce qui concerne la Tijaniyya de Tivaouane, par exemple, à la mort d’E.H. Malik Sy, en 1922, les grands marabouts de la zawiya appelèrent son fils aîné, Ababacar, à leur tête. Lorsque ce dernier mourut en 1957, son frère, Abdoul Aziz, prit la succession. Le processus de succession fut en général identique dans les autres branches tidjanes, chez les Layennes et les Qadir. Au départ cependant, l’autorité du khalife est handicapée par les divisions que ne manque pas de susciter chaque succession et qui se traduisent par la constitution de factions au sein de la confrérie. Ces divisions opposent le plus souvent les fils du défunt et leurs oncles. Il s’agit de querelles qui concernent à la fois l’héritage matériel du défunt, mais aussi son titre de chef de la communauté, auxquels s’ajoutent souvent des dissensions politiques212. La confrérie mouride a connu des problèmes de cet ordre dès la mort de son fondateur (1927). La désignation de Mamadou Moustapha en effet suscita le mécontentement de l’oncle de ce dernier, Cheikh Anta, qui fut le principal organisateur du mouridisme du vivant même d’Amadou Bamba. Cheikh Anta en tant qu’aîné des frères vivants d’Amadou Bamba estimait que le titre de khalife lui revenait de droit, selon les coutumes wolof de succession. Cheikh Anta était d’autre part l’élément le plus dynamique de la nouvelle confrérie dont il était le véritable « homme d’affaires ». Mais il semble bien que son ambition, les nombreuses intrigues financières et politiques auxquelles il était mêlé, ainsi que sa réputation d’indépendance d’esprit lui aient valu de nombreux ennemis au sein de la confrérie, mais aussi de l’Administration coloniale dont l’avis a certainement été décisif dans l’élection de Mamadou Moustapha. Falilou, frère cadet de Mamadou Moustapha, prit un moment fait et cause pour son oncle et effectua le pèlerinage à La Mecque en sa compagnie en 1928. Deux clans étaient donc apparus, qui ne cessèrent de s’opposer, malgré des réconciliations périodiques. La mort de Mamadou Moustapha en 1945 et la nomination de son frère Falilou comme chef suprême de la confrérie divisèrent de nouveau les Mourides en deux camps. Le fils aîné de Mamadou Moustapha, Cheikh M’Backé, contesta en effet la décision du conseil mouride qui une nouvelle fois subit la pression des autorités coloniales aux yeux desquelles Cheikh M’Backé était suspect de sentiments antifrançais et panarabes. Cheikh M’Backé marqua son opposition à Falilou en s’abstenant de participer à toutes les cérémonies présidées par son oncle. Cette lutte de clans dura plus de vingt ans et fut alimentée, malgré, là encore, des réconciliations régulières et des collaborations passagères, par les rivalités politiques, Cheikh M’Backé soutenant Lamine Gueye et Falilou, Léopold Sédar Senghor. En 1947, Cheikh accepta pourtant de participer au conseil d’administration mouride créé cette année là pour superviser les activités matérielles de la confrérie. Il fut nommé secrétaire général, alors que Falilou était président. Mais dès l’année suivante, lorsque son oncle décida de changer la date du grand magal (pèlerinage) de Touba, Cheikh manifesta son désaccord. Il avertit les grands marabouts mourides que tout en acceptant de participer au grand magal il continuerait, quant à lui, de suivre la tradition personnelle et invita ses taalibe à célébrer avec lui un magal à l’ancienne date213. Le conseil d’administration ne survécut d’ailleurs pas à ces querelles et ne se réunit plus que très épisodiquement, le plus souvent à la demande des autorités politiques et administratives. Néanmoins, au début des années cinquante, les principaux marabouts mourides s’accordèrent pour déterminer les règles de succession afin d’éviter les divisions provoquées par leur imprécision. Ils décidèrent que désormais la succession se ferait en ligne collatérale et signèrent un document à cet effet. Certains craignaient (et d’autres espéraient) que Cheikh M’Backé ne brigât le khalifat à la mort de Falilou. Quelques mois avant le décès du khalife général en effet, et alors que celui-ci était déjà fort malade, Cheikh M’Backé organisa une réunion de ses fidèles à son domicile dakarois, avenue Charles-de-Gaulle, à laquelle quinze mille personnes participèrent. Les autorités politiques et religieuses du pays s’interrogèrent sur la signification de cette cérémonie qui ne correspondait à aucune célébration mouride particulière. Beaucoup y virent la volonté de Cheikh M’Backé d’affirmer son autorité et sa popularité dans la perspective de la mort du khalife. Toutefois, rien de tel ne se produisit. Abdou Lahat M’Backé prit normalement la succession de son frère aîné et Cheikh M’Backé devint son conseiller, et selon certains, son « éminence grise ». Cette collaboration occasionna un malaise au sein des dignitaires et taalibe de la confrérie où Cheikh M’Backé, tant à cause de sa réserve à l’égard du gouvernement et de son parti, qu’à cause de ses nombreuses affaires commerciales, ne comptait pas que des amis. Cette méfiance de certains milieux mourides envers la nouvelle équipe dirigeante de la confrérie profita au fils de Falilou, Modou Bousso qui, sans se poser ouvertement en rival du nouveau khalife, s’efforça néanmoins de regrouper les fidèles de son père sous son autorité, fit preuve d’une certaine indépendance et alla même jusqu’à susciter des difficultés à Abdou Lahat à propos de parcelles de terrains contestées et aussi des modalités d’organisation du grand magal. Lorsqu’en 1970 le khalife général partit en tournée dans le pays, Modou Bousso le précéda partout pour faire en sorte que les taalibe et les cheikhs de son père lui versent l’adhiya qui était dû au nouveau chef de la confrérie214. Dans cette affaire, la politique n’était pas non plus absente ; le khalife général et Cheikh M’Backé désirant prendre quelque liberté d’action à l’égard du gouvernement, alors que Modou Bousso se réclamait de la fidélité dont son père avait toujours fait preuve envers le président Senghor. Le cas mouride est typique de la crise d’autorité que connaissent toutes les confréries (ou branches confrériques) à la mort de leur chef. Sans nous étendre outre mesure, signalons simplement que chez les Tidjanes de la zawiya de Tivaouane le décès du khalife Ababacar Sy (1957) attisa les divisions qui existaient déjà entre les descendants d’El Hadj Malik Sy, et notamment entre le nouveau khalife et son neveu Cheikh Tidiane Sy, fils du précédent khalife. L’origine, d’un point de vue sociologique, de cette « clanification » de l’autorité confrérique est à rechercher dans les liens personnels qui, en créant des groupes de clientèles, rendent difficile l’existence d’un pouvoir suprême. Le khalife d’une confrérie a un pouvoir réel sur ses taalibe personnels, mais il ne jouit que d’une autorité indirecte et essentiellement morale sur les autres fidèles de la confrérie qui sont avant tout attachés à leur marabout propre et ne reconnaissent le khalife que si celui-ci réussit à s’assurer le loyalisme de celui-là. On comprend mieux alors les querelles de succession. Dans le cas, aujourd’hui le plus fréquent, d’une succession collatérale, le fils aîné du khalife décédé recevra la soumission de la plupart des taalibe de son père, ce qui lui donnera une autorité certaine, souvent plus grande que celle du nouveau khalife qui, au départ, ne peut guère compter que sur ses propres taalibe et sur l’auréole que lui vaut son titre de chef suprême. Il est donc impératif pour chaque nouveau khalife d’entreprendre dans les mois (ou les premières années) qui suivent son élection une action collective susceptible de mobiliser les énergies de chaque taalibe et marabout de la confrérie et en même temps d’asseoir son autorité sur tous. Il peut, par une telle entreprise, apparaître comme la clé de voûte de la confrérie, comme le seul capable de centraliser les efforts et les fonds recueillis en vue, par exemple, de la construction d’une mosquée ou de l’organisation d’un magal (en général pour vénérer la mémoire du fondateur ; le fondateur étant la référence suprême utilisée pour marquer l’unité de la confrérie). Ainsi, Mamadou Moustapha, le successeur d’Amadou Bamba, commença les travaux de la grande mosquée de Touba, qui est aujourd’hui l’une des plus vastes d’Afrique. Le gouverneur général du Sénégal écrit à ce sujet dans son rapport politique de 1931 :

« Il est à présumer que l’édification de cette mosquée, sur l’emplacement du tombeau d’A. Bamba, servira à resserrer les liens religieux unissant entre eux tous les fidèles de cette secte, et à augmenter le prestige du nouveau chef spirituel de la confrérie. »215.

Son frère, Falilou, qui régna pendant plus de vingt ans, continua ces travaux jusqu’à l’inauguration officielle en 1963, et fut aussi le principal organisateur du grand magal de Touba. Abdou Lahat M’Backé réunit deux mois après son élection les principaux marabouts de la confrérie en vue d’organiser une collecte de fonds destinée à la construction d’une clôture de la grande mosquée de Touba. Il fut décidé que chaque grand marabout devrait donner un million cinq cent mille francs C.F.A. (30.000 fr.) pour cette installation216. Le khalife général de chaque confrérie s’applique donc à tout mettre en œuvre pour favoriser les manifestations collectives qui seules sont à même d’asseoir son pouvoir et son prestige. D’où l’importance accordée aux pèlerinages ; car si chaque grand marabout à son magal ou gamou personnel, chaque confrérie (ou branche maraboutique) organise sous la direction du khalife général, à date fixe (selon le calendrier musulman), une manifestation à laquelle tous les adeptes sont conviés217. Le grand magal de Touba réunit ainsi chaque année plus de cinq cent mille fidèles et le gamou de Tivaouane presque autant. Toutefois ces cérémonies collectives, si elles contribuent à mettre en relief le rôle central du khalife, ne profitent pas exclusivement ni toujours directement à son prestige. Les taalibe qui s’y rendent, en effet, ne manquent certes pas d’aller se recueillir à la mosquée centrale, celle qui est sous l’autorité directe du khalife, mais ils viennent aussi et souvent surtout pour aller rendre visite à leur marabout personnel, chaque grand marabout ayant une résidence dans la capitale de la confrérie218. En fait la suprématie du khalife général est largement dépendante sur ce point, aujourd’hui, des autorités politiques et administratives. Ce sont ces autorités qui aident matériellement le khalife à organiser ces manifestations ; ce sont elles également qui envoient auprès de lui une délégation officielle afin de lui apporter l’hommage du gouvernement. C’est grâce à elles enfin que la presse, la radio, le cinéma (les « actualités ») et la télévision rendent compte avec plus ou moins d’ampleur de ces cérémonies. En somme, l’autorité du khalife, que ce soit chez les Mourides, les Tidjanes, ou les Qadir, est assez faible et précaire. Sa force dépend essentiellement de sa capacité à s’ériger en porte-parole de la confrérie auprès de l’Administration et du gouvernement, mais aussi et surtout de son habileté à se faire reconnaître comme chef suprême par les grands marabouts de la confrérie. Quoi qu’il en soit, il n’est pas aisé pour un khalife d’imposer sa volonté à ses « lieutenants ». Ceux-ci voient d’un très mauvais œil son immixtion dans leurs affaires personnelles219. De même que les grands vassaux du moyen-âge, les grands marabouts mourides, tidjanes ou qadir agissent de façon quasi indépendante, même si la suzeraineté du khalife est acceptée. Ce sont eux, et non le khalife, qui exercent un pouvoir direct sur les taalibe220. Il faut ajouter à cela que le khalife, toujours à l’image des souverains du moyen-âge, ne dispose guère d’un appareil central imposant lui permettant d’atteindre directement la base. Tout au plus loue-t-il les services d’un secrétaire « arabe » (c’est-à- dire un secrétaire sachant lire et écrire l’arabe), d’un secrétaire « français », et a-t-il des représentants dans les diverses villes et régions du pays. Pour chaque action qu’il entend entreprendre au nom de la confrérie toute entière, il doit consulter ses « vassaux » qui seront seuls capables de la mener à bien. Ils sont les intermédiaires obligatoires entre le chef suprême et la masse des fidèles. Ces grands dignitaires de chaque confrérie sont en nombre limité. Seule une cinquantaine de serignes mourides ont une autorité réelle. Pour les Tidjanes de Tivaouane, les Tidjanes niassènes du Sine-Saloum ou les Qadir de N’Diassane ce nombre est même plus réduit. Ces véritables « castes » sont constituées des descendants de la famille du fondateur et aussi de ses premiers disciples et lieutenants. Ainsi, chez les Tidjanes de Tivaouane y a- t-il à côté de la branche du khalife actuel celle des fils de l’ancien khalife Ababacar dont Cheikh Tidiane est actuellement le chef ; il y a aussi par exemple la branche de N’Gom, installée près de Saint-Louis. Chez les Mourides, on compte une vingtaine de branches importantes. Chacun de ces groupes, chez les Mourides comme chez les Tidjanes, est dirigé par un khalife (à ne pas confondre avec le khalife général) selon des règles de succession identiques à celles qui président à la nomination du khalife général. A ce niveau également des querelles de succession se produisent quelquefois sur des bases et selon des modalités semblables à celles que nous avons remarquées au sommet. Enfin, nous devons noter qu’aujourd’hui l’accession à un poste de dignitaire est pratiquement fermée, car il s’agit d’une fonction qui se transmet de façon hérédidaire. C’est la raison pour laquelle nous avons employé plus haut le terme de « caste ». Il fut un temps, au début du siècle, où les disciples les plus zélés, quelle que fût leur origine sociale, et même s’ils n’appartenaient pas à la famille du fondateur, pouvaient se voir confier des responsabilités et devenir serigne. Ce titre était conféré uniquement en fonction du dévouement et des qualités personnelles dont faisait preuve tel ou tel fidèle. De grandes personnalités mourides, par exemple Bara Diene, Abdoulaye Fall, ou Issa Gueye (qui appartenait pourtant à la caste des griots) furent promus par Amadou Bamba au poste de cheikh de la nouvelle confrérie221. Leurs descendants sont aujourd’hui à la tête de branches maraboutiques influentes au sein du mouridisme. Il n’en va plus de même actuellement. Les grands marabouts représentent une aristocratie soucieuse de préserver ses privilèges et de les réserver à ses propres descendants. En conclusion sur ce point, on peut dire que l’élément principal du pouvoir maraboutique ne repose pas sur l’autorité centrale du khalife général, même lorsque celle-ci est réelle. Les fidèles sont réunis le plus souvent sur la base de leur soumission à tel ou tel grand marabout, et non pas tant sur celle de leur appartenance à une même confrérie. Il reste néanmoins que depuis quelques années le dynamisme que connaît l’Islam au Sénégal a donné une nouvelle vigueur aux manifestations musulmanes collectives et en particulier au grand magal de Touba et au gamou de Tivouane, qui sont devenus les symboles de l’unité musulmane face à l’Etat. Mais au-delà de cette identité symbolique collective, c’est surtout sur les groupements organisés à partir du lien personnel entre le serigne et ses disciples que réside la force de l’Islam.

B) Les villages maraboutiques Les villages maraboutiques sont des communautés agricoles créées par les marabouts. Ces regroupements de taalibe n’ont rien de bien nouveau. Nous avons vu qu’ils existaient déjà avant la colonisation française et servaient souvent de refuges aux paysans opprimés par l’aristocratie traditionnelle. Néanmoins, avec le développement de la culture arachidière et l’encouragement de l’Administration française, ils se multiplièrent au point de constituer un véritable mouvement de colonisation des « terres neuves ». Ce « front pionnier de l’arachide » progresse encore actuellement et a atteint le Sénégal oriental. Les Mourides furent le fer de lance de cette expansion qui fut grandement servie par la construction du chemin de fer du Dakar-. Les terres à conquérir furent littéralement divisées entre les principaux lieutenants d’Amadou Bamba. Ainsi se constituèrent des « zones d’influence », réservées à tel ou tel grand marabout. Mamadou Moustapha, fils d’A. Bamba, créa entre 1912 et 1917 une nébuleuse de villages dans l’ancienne province du Lâ autour de Touba et de M’Backé. Ibra Faty, frère préféré d’A. Bamba, fit de même dans le canton de N’Doyene ; son village de Darou-Mousty devint le centre d’un véritable petit empire qui s’agrandit encore de nos jours. Cheikh Ibra Fall installa un village à Touba-Fall (canton de Lâ). Cheikh Issa Diene fonda des communautés agricoles aux environs de Guinguinéo. Cependant, les Mourides n’ont jamais eu le monopole de la conquête pionnière. A force d’assimiler mouridisme et colonisation des terres, on a fini par négliger et même par laisser dans l’oubli les communautés agricoles tidjanes ou qadir. Il est vrai que l’impulsion fut donnée par les marabouts mourides, comme il est vrai qu’ils demeurent les principaux bénéficiaires de l’ouverture de « fronts pionniers ». Les villages maraboutiques mourides sont incontestablement plus nombreux que les villages maraboutiques tidjanes ou qadir. Toutefois, et bien qu’ils n’aient fait qu’imiter la démarche mouride, les chefs religieux de la Qadiriyya et de la Tijaniyya ont également fait preuve d’esprit d’initiative sur ce point.

« A l’exemple des chefs religieux de la secte mouride, qui ont fait servir depuis longtemps leur influence au développement des cultures, écrit le gouverneur du Sénégal en 1933, les marabouts des autres sectes musulmanes encouragent à leur tour leurs adeptes à travailler la terre. »222.

Ce mouvement nous semble même antérieur aux années trente. El Hadj Malik Sy, par exemple, dès avant la première guerre mondiale, avait établi certains de ses disciples dans des villages de culture, tels ceux de Diaksaw et de Keur Gaye dans le Cayor et de Keur Al Hadj Malik dans le Sine. Le khalife qadir, Cheikh Bou Kounta, de son côté, avait dès le début du siècle essaimé des communautés de taalibe autour de N’Diassane, sa capitale. Il reste néanmoins que les Mourides ont fait de la colonisation des terres leur activité principale et ont mis au point un système d’établissement qui est, à quelques variantes près, suivi aujourd’hui par la plupart des « marabouts agriculteurs ». Tout commence par le défrichement de la brousse par les taalibe, et la construction de cases pour le marabout et ses disciples. Ainsi naît ce que l’on appelle au Sénégal un daara. Le daara est une communauté de jeunes taalibe célibataires âgés en moyenne de douze à vingt ans. Les daara sont théoriquement des centres d’éducation religieuse, des écoles coraniques. Mais sur les terres de colonisation ils sont bien différents. Il s’agit de communautés de jeunes taalibe, appelés takder, travaillant sur les champs du marabout et vivant sur place, donc de façon isolée223. Ces jeunes gens ont été mis par leurs parents à la disposition totale du marabout qui leur rendra leur liberté quand bon lui semblera, en général lorsqu’il leur aura trouvé une épouse. Le takder est soumis corps et âme au marabout. Il n’est autorisé à s’absenter du daara qu’à titre tout à fait exceptionnel ; et nombreux sont les takder qui restent plusieurs années sans voir leurs parents. La vie dans les daara est austère et spartiate. Elle repose sur des méthodes de socialisation mettant l’accent sur la discipline, le travail et à travers eux à la soumission envers le marabout. La plupart des grands marabouts toutefois ne résident pas à titre permanent dans les daara. Ils y délèguent leur autorité à un diawrigne qui est à la fois chef de culture et maître coranique224. L’enseignement religieux que reçoivent les jeunes takder est souvent assez rudimentaire, l’activité dominante restant la culture arachidière et celle du mil. Après les récoltes, vers le mois de novembre, les takder quittent les champs et sont employés à des travaux de construction dans les villages de leur marabout. Quelquefois ils vont de village en village demander l’aumône. Le daara est un groupement humain ignoré par l’Administration :

« (...) il n’a, écrit P. Pélissier, aucune personnalité civile puisqu’il est directement rattaché au marabout qui vis-à-vis des autorités officielles est un véritable chef de village responsable du recensement, de la collecte de l’impôt, de la distribution des semences d’arachides, etc. »225.

Le système d’implantation par les daara est encore courant de nos jours. Nous avons personnellement assisté, au cours des années 1969 et 1970, à l’établissement de plusieurs daara sur le domaine de six cents hectares de Touba-Belel que l’Administration sénégalaise a concédé à Abdou Lahat M’Backé lorsque celui-ci a accédé au khalifat. A Touba-Belel, chaque daara comprend dix-sept takder et deux diawrigne, tous placés sous l’autorité d’un des fils du khalife, Serigne Cheikhouna M’Backé, et encadrés par des vulgarisateurs agricoles de la S.O.D.E.V.A., chargés d’introduire des méthodes culturales perfectionnées, et ce faisant de maximiser les ressources du khalife226. Avec le temps le daara deviendra un véritable village dans lequel d’anciens takder, devenus après leur mariage disciples adultes, mais aussi des familles de migrants, s’installent de façon permanente sous l’autorité du marabout. Celui-ci y conservera toujours des champs personnels sur lesquels les villageois travailleront gratuitement. Mais la plupart des terres seront attribuées par le marabout à ses disciples qui en deviendront les vrais propriétaires, même si le chef religieux garde un droit de regard sur tous les problèmes fonciers de la communauté, comme autrefois les lamanes. En l’absence de liens familiaux et lignagers la cohésion du village tient à la relation de dépendance commune envers le serigne. Certes la soumission des villageois au marabout est moins totale et contraignante que celle des takder des daara. Les enquêtes des chercheurs de l’O.R.S.T.O.M. en milieu mouride ont montré notamment que les taalibe d’un village maraboutique ne consacraient en définitive qu’assez peu de temps aux travaux sur les champs du marabout, entre dix et quinze pour cent dans la majorité des cas. Ph. Couty, à partir de son analyse du village de Darou Rahmane II, écrit par exemple :

« En admettant que la dépendance du talibé à l’égard de son marabout connaisse une intensité maximum au cours de son passage en daara et s’exprime alors par un labeur particulièrement considérable dont le marabout bénéficierait, un court séjour suffit à montrer que dans les villages ordinaires les liens entre marabouts et paysans sont beaucoup plus relâchés. Le paysan travaille surtout pour lui et pour sa famille, encore qu’il réserve une certaine partie de son temps au marabout dont il dépend. »227.

Seulement, nous ne pouvons pas suivre Ph. Couty lorsqu’il estime qu’« en mesurant le temps de travail on aura un indice de la soumission au marabout »228. La mesure du temps de travail constitue un indice simple, parce que facilement quantifiable ; mais, à notre sens, il ne donne qu’une indication très partielle de l’autorité d’un marabout sur ses disciples. Le sociologue ou le politiste, plus sans doute que l’économiste, sont sensibles à la diversité des éléments qui permettent d’apprécier les relations de domination ou de dépendance entre individus ou entre groupes. Or ces éléments ne sont pas tous aisément mesurables. Ce qui nous semble intéressant justement dans le cas des villages maraboutiques c’est que la faiblesse relative des prestations en travail (comparées aux daara) est compensée par la récupération directe ou indirecte des fonctions d’autorité, même les plus nouvelles, par les marabouts, permettant ainsi à ceux-ci de garder la haute main sur l’organisation villageoise. Dans les villages maraboutiques en effet, le marabout est le boroom dëkk- bi, c’est-à-dire le « maître du village ». Dans certains cas, il est lui-même chef administratif, donc investi par l’Etat et chargé de tâches précises (recensement, collecte de l’impôt essentiellement). Mais, le plus souvent, cette fonction est confiée à un « grand taalibe ». Cependant, ce dernier n’est absolument pas le détenteur réel du pouvoir, malgré son titre. Aux yeux de tous, des villageois comme de l’Etat, il n’est que le loxu serigne-bi, le « bras » du marabout. En définitive, c’est bien le serigne qui exerce les fonctions d’autorité : il est le « maître de la terre » (c’est lui qui concède des terrains de culture à ses disciples), il règle les conflits de toutes sortes, dirige lui-même ou par personne interposée la coopérative, etc. Quant aux sections locales du parti gouvernemental (Union progressiste sénégalaise, puis Parti socialiste), là où elles existent, elles sont plus ou moins directement sous le contrôle du marabout. Voici, à titre d’exemple, l’extrait d’une lettre d’une section U.P.S. du quartier de Touba-Okasse (Touba est rappelons-le la capitale du mouridisme) au secrétaire général du Parti, L.S. Senghor :

« Depuis que le Parti est un arbuste jusqu’à ce qu’il est devenu un grand arbre avec son long tronc difficile à grimper, c’est Serigne Falilou — (khalife Général des Mourides 1945-1968) — qui, au premier abord, a planté les piquets, nous permettant ainsi de grimper jusqu’au sommet (...). »

L’autorité de l’Etat, du gouvernement, du Parti n’atteint donc le village maraboutique qu’indirectement, comme l’illustrent ces déclarations que nous a faites un paysan du petit village mouride de Darou-Manane (département de M’Backé) :

« Chaque fois qu’un chef de carré a quelque chose à demander au gouvernement, il s’adresse d’abord au marabout. Ici le gouvernement ne connaît pas les gens et les gens ne connaissent pas le gouvernement. S’il y a un vol ou un crime, c’est le marabout qui s’en occupe. S’il le veut, il prévient le chef d’arrondissement. Pour voter, nous ne connaissons que le marabout. Avant de partir voter, nous demandons au marabout ce que nous devons faire. »229.

Notre description des villages maraboutiques n’est cependant en définitive qu’un modèle « idéal » qui cache la diversité des situations. Aussi nous a-t-il semblé nécessaire de lui ajouter deux études de cas : celle des villages du marabout mouride Modou Awa Balla M’Backé (arrondissement de Darou-Mousty, département de Kébémer) et celle des villages du marabout tidjane El Hadj Amadou N’Gom (arrondissement de Rao, département de Dagana).

1. — LES VILLAGES DE MODOU AWA BALLA M’BACKÉ Modou Awa Balla M’Backé est le fils d’Ibra Faty M’Backé, frère d’A. Bamba. Ibra Faty s’établit à Darou-Mousty en 1912 à l’initiative d’A. Bamba. Avant l’arrivée des Mourides la région était habitée par des pasteurs peul. L’emplacement actuel de Darou-Mousty portait le nom de Diakhedien. D’un point de vue politique cependant, la région relevait, avant la colonisation, d’un chef wolof, Bar N’Guët, qui était lui-même sous l’autorité du damel du Cayor. Les premiers taalibe qui vinrent se fixer à Darou-Mousty étaient des takder organisés en sept daara de trente hommes chacun. La forêt fut défrichée et plusieurs puits creusés. Au moment de la première guerre mondiale, la population s’agrandit de jeunes gens venus se réfugier à Darou-Mousty pour éviter le recrutement dans l’armée française. Au fil des années Darou-Mousty devint un village fort important qui polarisa toutes les activités économiques et commerciales de la région, centrées essentiellement sur l’arachide. Ibra Faty M’Backé procéda, à partir de Darou-Mousty, à une colonisation de tout le territoire environnant à laquelle il associa sa nombreuse descendance. Des dizaines de daara furent utilisées à cet effet qui donnèrent naissance aux villages qui entourent aujourd’hui Darou-Mousty. Cette colonisation n’alla pas cependant sans difficulté. Elle se heurta à l’hostilité des Peul, qui voyaient leurs terrains de pâturages se réduire peu à peu, et à la méfiance des successeurs du chef du Guët que les Français avaient maintenu à la tête de la province et des deux cantons qui la composaient230. Actuellement le fils et successeur d’Ibra Faty, Modou Awa Balla M’Backé, est à la tête d’un véritable petit Etat qui correspond grosso modo à l’arrondissement dont Darou-Mousty est le chef-lieu. La majorité de la population de l’arrondissement est en effet composée de taalibe soit du marabout lui-même, soit de ses fils. Tous ces fidèles se rassemblent une fois l’an à l’occasion d’un magal qui commémore la mort d’Ibra Faty (1943). Le marabout de Darou-Mousty exerce donc directement ou indirectement son autorité sur la plupart des villages de l’arrondissement. — D’abord c’est lui qui, en réalité, nomme les chefs de village. A Darou-Mousty, le premier chef fut son cousin Matar Samba Diop, auquel succéda un autre de ses parents Momar Debeu M’Backé. Aujourd’hui, le chef du village est un vieux taalibé de Modou Awa Balla, Modou Wedji, ancien diawrigne d’un daara du marabout. Selon ses déclarations mêmes, il se considère moins comme le représentant local de l’Administration que comme celui de son serigne auquel il rend compte de toutes ses activités. Dans les autres villages de l’arrondissement, il en va de même, quand ce ne sont pas les fils ou frères du marabout en personne qui occupent cette fonction. — D’autre part, les descendants d’Ibra Faty ont autorité sur une grande partie des terres de l’arrondissement en vertu du « droit de hache » (qui appartient dans les coutumes wolof à celui qui le premier a fait tomber les arbres pour cultiver). Ils se comportent comme les anciens lamanes : ils attribuent la terre, règlent les conflits fonciers et même, dans certains cas, demandent une redevance appelée n’dabu. — Enfin, les marabouts de Darou-Mousty s’attribuent une grande partie des nouvelles fonctions d’autorité qu’elles soient économiques, politiques ou sociales. La première coopérative de l’arrondissement a été constituée à l’initiative du marabout qui y a placé un de ses frères comme président. Le président actuel est un taalibe du jeune frère de Modou Awa Balla.

« (...) La structure de la confrérie mouride de Darou-Mousty, écrit un stagiaire de l’Ecole nationale d’Administration du Sénégal, est telle que les groupements coopératifs de l’arrondissement ne constituent que le reflet de l’état de soumission complète des taalibe à leurs marabouts. En effet, à la tête des vingt-six organismes arachidiers de l’arrondissement se trouvent soit des marabouts, soit leurs fils, soit leurs représentants. Les présidents et les peseurs des coopératives arachidières sont tous choisis en fonction de leur position dans la hiérarchie de la confrérie. »231.

Du point de vue politique les marabouts de Darou-Mousty ont d’abord soutenu la S.F.I.O. de Lamine Gueye, puis se sont progressivement, et non sans tiraillements ni divisions, ralliés à L.S. Senghor. Ainsi en 1956, un frère de Modou Awa Balla, Modou Habib, exerçait la présidence de la section B.D.S. (Bloc démocratique sénégalais) de Darou-Mousty. Le chef du village et taalibe du grand marabout, Modou Wedji, en était le vice- président. L’actuel conseiller régional de l’arrondissement (membre de l’assemblée régionale) est un fils de Modou Awa Balla M’Backé.

2. — LES VILLAGES D’EL HADJ AMADOU N’GOM La zone sur laquelle s’étend l’autorité, avec plus ou moins d’ampleur, d’El Hadj Amadou N’Gom, chef religieux tidjane, se confond avec l’arrondissement de Rao, au sud de Saint-Louis. Cette autorité néanmoins est beaucoup plus diffuse que celle du marabout de Darou-Mousty. Elle est plus proche de celle d’un grand notable que de celle d’un seigneur féodal. E.H. Amadou N’Gom est le fils d’El Hadj Rawan N’Gom, qui fut le fondateur de la « dynastie » E.H. Rawan. Il était l’un des disciples préférés d’E.H. Malik Sy de Tivaouane qui lui donna le wird tidjane. C’est à la demande de ce dernier qu’il vint se fixer dans la région de Rao, et plus exactement dans les environs du village de M’Pal. Il s’installa d’abord avec ses taalibe dans la brousse qu’il fit défricher afin de pouvoir cultiver l’arachide. C’est ainsi que fut créé le village de Sinthiou N’Gom. Plus tard il se fixa à Fass, qui était à l’origine un champ de culture du khalife tidjane de Tivaouane. Son fils vit aujourd’hui à M’Pal, important village sur la route Saint-Louis - Dakar. Les N’Gom et en particulier leur « patriarche » jouissent dans tout l’arrondissement d’un prestige certain. Ils ont une autorité omniprésente à Fass, à Sinthiou N’Goum ainsi que dans trois ou quatre villages de culture (qui sont plutôt des daara). Dans ces villages ce sont leurs taalibe qui assurent les principales fonctions administratives. Mais ces communautés n’abritent guère que deux ou trois mille individus. Ailleurs, dans la majeure partie de l’arrondissement, la famille maraboutique des N’Gom représente une force sociale et politique avec laquelle il faut compter, mais ne monopolise aucunement les positions d’autorité. En premier lieu, les N’Gom ont dû composer avec les autorités traditionnelles locales qui, bien plus que dans l’arrondissement de Darou- Mousty, ont su maintenir, avec l’appui du colonisateur, une certaine emprise sur la population de la région, y compris sur celle qui prit les N’Gom pour marabouts. Ainsi s’opéra un partage du pouvoir, qui n’alla pas toujours d’ailleurs sans poser de problèmes. Cette « fidélité » à l’égard des autorités traditionnelles, même de la part des taalibe de N’Gom, s’explique aisément par l’origine locale des disciples du marabout. Quoi qu’il en soit, l’actuel chef de M’Pal, descendant du fondateur du village, est une personnalité fort influente de la région. Il semble très indépendant du marabout, bien que son père ait fait son jébbëlu avec E.H. Rawan. En second lieu, une grande partie des terres de l’arrondissement de Rao étaient déjà occupées et cultivées avant l’arrivée du marabout. Cette situation a empêché la constitution au profit de N’Gom d’un empire foncier et économique, comme à Darou-Mousty. Les N’Gom ont néanmoins réussi à placer quelques-uns de leurs fidèles à la tête des coopératives les plus importantes de l’arrondissement, notamment à M’Pal. Troisièmement, la proximité de Saint-Louis, ancienne capitale de la colonie et aujourd’hui chef-lieu de la région du Fleuve, rend l’arrondissement perméable aux influences extérieures et « modernisatrices ». Elle permet un contrôle plus direct de l’Administration et du Parti sur la population et limite donc considérablement l’autonomie du système politique local. Il ne semble pas, par exemple, que la famille des N’Gom ait joué un rôle déterminant dans la vie politique locale, quoiqu’elle ait été mêlée à (et divisée par) de nombreuses luttes de clans. Enfin, les N’Gom sont sous le contrôle religieux du khalife tidjane de Tivaouane. Ils paraissent, de ce point de vue, moins autonomes que ne le sont les marabouts de Darou-Mousty à l’égard du khalife général des Mourides. Les N’Gom et leurs taalibe organisent chaque année une visite au khalife tidjane et lui apportent une contribution financière en signe de soumission. D’autre part, à côté des champs qui leur appartiennent en propre, les N’Gom sont les gérants de terrains cultivés pour le khalife général. E.H. Amadou N’Gom nous a nettement et à plusieurs reprises précisé qu’il n’était que le muqaddam (représentant) du grand chef tidjane de Tivaouane, Abdoul Aziz Sy. Il ne faudrait cependant pas conclure de cette dernière étude de cas que le pouvoir maraboutique est beaucoup plus faible dans les villages tidjanes que dans les villages mourides ; car s’il est vrai que dans l’ensemble les villages mourides sont sous le contrôle direct des marabouts, dans les villages tidjanes la structure du pouvoir et l’intensité de l’emprise maraboutique sont très variables d’un cas à l’autre en fonction de l’éloignement des centres administratifs et de la persistance du pouvoir local traditionnel notamment. Ainsi, par exemple, les villages du marabout tidjane E.H. Tierno Mamadou Ba dans le Sénégal oriental semblent encore plus autonomes par rapport au pouvoir politique et administratif central que ne le sont les villages mourides. Quant aux villages maraboutiques qadir, bien qu’ils soient assez peu nombreux, à l’exception de ceux des Kounta, ils se rapprochent plutôt du « modèle » mouride. L’appartenance confrérique n’est donc pas le critère unique qui permettait d’apprécier le poids du pouvoir maraboutique. Celui-ci varie aussi en fonction de la situation géographique, historique, économique et politique des communautés maraboutiques, comme nous l’ont montré les cas étudiés. Une grande partie de la population musulmane sénégalaise vit cependant en dehors des villages maraboutiques. C’est notamment le cas de l’immense majorité des fidèles tidjanes et qadir. Mais même les Mourides qui ont plus que tous les autres développé le type de communautés villageoises maraboutiques que nous venons d’analyser, doivent adapter leur vie religieuse au contexte sociologique nouveau et en particulier trouver des modes d’organisation qui répondent à l’émigration vers les villes d’un nombre croissant de taalibe.

C) Les daa’ira Les daa’ira sont des associations religieuses qui regroupent dans un village, une ville ou même une entreprise232, les disciples d’un même marabout. Elles permettent aux marabouts d’exercer un contrôle sur ceux de leurs taalibe qui ne sont pas sous leur autorité directe. C’est bien entendu en milieu urbain qu’elles se sont particulièrement développées, même si elles existent aussi en milieu rural. L’émigration vers les villes d’une partie de la population rurale risquait en effet de relâcher les liens personnels unissant marabouts et taalibe. Les chefs religieux musulmans ont quelquefois essayé de canaliser ces mouvements de populations et même, dans un certain nombre de cas, d’en prendre l’initiative. Il est en effet arrivé dans le passé que les marabouts organisent une émigration massive de taalibe vers les centres urbains. Ainsi en 1930 le marabout mouride Cheikh Fall (khalife des Baay-Faal) installa plusieurs milliers de taalibe à Thiès dans un quartier appelé Kaossaka. A Kaolack, ce fut le commandant de cercle lui-même qui en 1934 fit appel au marabout mouride Bachirou M’Backé pour créer à la périphérie de la ville des cultures maraîchères destinées à approvisionner ce centre urbain alors en plein essor. Toutefois, dans l’ensemble, les marabouts n’ont pas particulièrement favorisé ces mouvements de population qui tiennent plus aux facteurs habituels qui poussent les ruraux à quitter la campagne qu’à une stratégie maraboutique bien déterminée. Les marabouts se sont simplement accommodés de cette situation en suscitant la création d’associations religieuses. A l’origine, les daa’ira visaient à réunir tous les adeptes d’une même confrérie (ou branche confrérique), mais rapidement, devant les rivalités de succession et les querelles de clans qui ont divisé les grands marabouts, elles se sont attachées à un marabout particulier. Le lien de dépendance personnelle a donc une fois encore prévalu sur l’appartenance à une même « voie ». Chez les Tidjanes de Tivaouane, par exemple, la première daa’ira vit le jour à Dakar peu de temps après la mort d’El Hadj Malik, à l’initiative d’une dizaine de taalibe. Cette association se proposait de créer un canal officiel de relations entre le centre religieux de Tivaouane et les disciples de Dakar. Cette initiative fut favorablement accueillie par Ababacar Sy (alors nouveau khalife) qui chargea un de ses muqaddam de conseiller l’association. Sous le khalifat d’Ababacar les daa’ira tidjanes se multiplièrent à Dakar et à Saint-Louis notamment. Mais à la mort de celui- ci (1957) elles éclatèrent à cause de la crise de succession, les unes faisant acte d’allégeance envers le nouveau khalife Abdoul Aziz, les autres prenant le parti de Cheikh Tidiane Sy, son neveu. On retrouve la même situation chez les Mourides où la rivalité Ckeikh M’Backé - Falilou donna naissance à une division des daa’ira. Actuellement chaque grand marabout mouride a ses propres daa’ira. L’ancien khalife Falilou en comptait plusieurs centaines. Un marabout de moindre importance, comme Modou Rokhaya M’Backé, en compte une dizaine. Une daa’ira regroupe entre dix et cent personnes. Elle s’organise le plus souvent sur la base de la résidence, mais aussi quelquefois sur celle du lieu de travail, ou de l’appartenance ethnique233. Lorsqu’elles sont suffisamment nombreuses, ce qui n’est le cas que pour les très grands marabouts, les daa’ira d’une région forment une union fédérale. On trouve également parfois entre les deux des échelons intermédiaires (arrondissement, département). Le président de daa’ira est élu par la communauté des fidèles. Il veille à la bonne marche de l’association et à entretenir les liens permanents avec le marabout dont il répercute les directives. La plupart des dirigeants de daa’ira sont généralement des fonctionnaires ou des commerçants, donc des lettrés, ce qui rend plus aisés les contacts avec les autorités administratives lorsqu’il s’agit d’organiser des manifestations religieuses. Ces présidents sont en général distincts des représentants locaux du marabout, encore qu’il existe des cas de cumul. Alors que ceux-ci sont désignés par le marabout, ceux-là sont choisis par les taalibe. La division des tâches entre représentants du marabout et présidents de daa’ira n’est pas toujours claire mais de façon générale on peut dire que les premiers s’occupent des intérêts personnels et matériels du serigne, alors que les seconds ont la charge de la communauté des fidèles. Chaque membre d’une daa’ira doit verser une cotisation de quelques centaines de francs C.F.A. par an. Cette somme est destinée à financer les diverses activités de l’association qui vont de l’organisation de chants religieux... à celle de « tournées » de thé. En plus de cette cotisation, les membres des daa’ira doivent donner chaque semaine ou chaque mois une contribution appelée àllarba (mercredi) qui remplace pour les citadins les travaux que les paysans effectuent chaque mercredi sur les champs du marabout. Une ou deux fois par an les membres des daa’ira vont rendre visite à leur marabout pour lui apporter les sommes ainsi collectées. Ces visites portent le nom de ziara234. Il arrive aussi toutefois que les taalibe d’une daa’ira entretiennent dans les environs de la ville un champ pour leur marabout. Ainsi le khalife mouride Falilou M’Backé faisait-il, par exemple, cultiver à ses taalibe de Dakar ses champs de Bambilor qui se trouvent à une heure de la capitale par autobus. Afin de mieux saisir ce que peut être la vie d’une daa’ira, nous nous pencherons à présent, à titre d’exemple, sur les daa’ira tidjanes de Saint- Louis235. La ville de Saint-Louis compte vingt-cinq daa’ira tidjanes. Vingt d’entre elles « appartiennent » à Cheikh Tidiane Sy, cinq au khalife de Tivaouane, Abdoul Aziz. Cette division est le résultat de la rivalité déjà évoquée entre les deux marabouts. La tension entre ces deux clans nous a semblé au moment de nos enquêtes extrêmement aiguë, au point d’avoir engendré à plusieurs reprises des bagarres dans différentes mosquées de la ville. Les daa’ira de Cheikh Tidiane Sy ont eu, de plus, à souffrir d’une nouvelle division en 1961, lorsque le président d’une de ces associations s’est brouillé avec son chef religieux, pour des motifs à la fois politiques et financiers, et a fondé sa propre communauté qui compte aujourd’hui plusieurs centaines de fidèles. Les daa’ira de Cheikh Tidiane Sy regroupent à Saint-Louis environ cinq cents taalibe. Elles sont fédérées au niveau régional sous l’autorité d’un fonctionnaire, chef de service à la Région. Les présidents des daa’ira sont dans leur majorité des fonctionnaires ayant des liens anciens et personnels avec leur marabout. Beaucoup ont étudié pendant plusieurs années à Tivaouane, ou y ont fait de nombreux stages. Les daa’ira se réunissent deux ou trois fois par mois, en général le dimanche. Les présidents, eux, se rencontrent en principe tous les lundis. Tous les samedis un représentant de la fédération est envoyé à Tivaouane pour recevoir les instructions du marabout. Chaque membre verse chaque mois une cotisation de cent francs C.F.A. (1970). Une partie de cette somme sert à financer les activités de l’association ou de la fédération et en particulier l’organisation une fois l’an d’une séance de chants religieux qui est placée sous la présidence effective de Cheikh Tidiane Sy. Cette séance annuelle se tient dans un stade de la ville et bénéficie d’une assistance de l’Administration qui prête des bâches, des chaises, des instruments de sonorisation et assure le service d’ordre236. Il y a aussi un fonds d’entr’aide destiné en particulier à aider les membres pour les coûteuses cérémonies de baptême de leurs enfants. Une autre partie de cette contribution mensuelle est affectée au marabout. Deux fois par an la fédération organise une ziara à Tivaouane. Un train spécial est loué à cet effet. Les sommes offertes au marabout tournent chaque fois autour de 100.000 francs C.F.A. Au cours de cette cérémonie, le marabout donne ses consignes à ses disciples. Ces consignes sont aussi bien d’ordre religieux que d’ordre politique. Globalement et en dehors de leur aspect strictement religieux les daa’ira, qu’il s’agisse de celles de Cheikh Tidiane Sy ou de celles du khalife des Mourides, remplissent deux fonctions importantes : — Elles assurent d’abord une fonction sociale de rencontre et d’entr’aide. Elles sont particulièrement précieuses pour l’immigrant de la brousse. Les membres de l’association le soutiendront financièrement et moralement lors de son arrivée. Ils feront également tout leur possible pour lui trouver un emploi. — Elles constituent d’autre part de véritables cellules de mobilisation qui peuvent être utilisées à d’autres fins que des fins religieuses. Il en fut ainsi à plusieurs reprises lorsque les marabouts entrèrent dans le jeu politique des luttes de partis ou des luttes de clans. Nulle organisation en milieu urbain n’est plus cohérente ni plus efficace pour diffuser des mots d’ordre politique. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

*

DEUXIÈME PARTIE

LES MARABOUTS ET L’ÉTAT

Pour ces microsociétés que devinrent les mouvements maraboutiques, le problème des rapports avec la société plus large et avec l’Etat se posa rapidement. Nous avons vu que ces mouvements pouvaient être interprétés comme une réaction à l’égard de la dégradation de la société ancienne et des bouleversements amenés par la colonisation et comment ils prirent leurs distances vis-à-vis des institutions de la société coloniale et de l’Etat. Seulement, aucune « communauté » ne peut impunément pratiquer un isolement total, souvent synonyme pour les autorités de refus de se soumettre ou de foyer de contestation. Un minimum d’accommodations s’impose donc. Aussi, tout en continuant à affirmer leur particularisme, à vivre selon leurs règles propres, les microsociétés maraboutiques ont-elles été obligées d’établir des contacts avec les pouvoirs publics : de payer l’impôt ou de se soumettre à la conscription militaire, par exemple. Ce ne fut qu’en s’acquittant de ces obligations minimales qu’elles purent continuer à vivre en toute quiétude et par là même préserver une certaine autonomie. Il n’y eut pas de défi à la puissance temporelle ni de refus systématique de collaborer avec elle. Bien qu’au début la méfiance réciproque fut la règle, un modus vivendi implicite se précisa avec le temps, qui assura aux mouvements maraboutiques une liberté d’action pour autant qu’ils faisaient preuve de loyalisme envers les autorités. En tout état de cause, le dynamisme économique des mouvements maraboutiques allait tout à fait à l’encontre d’un « escapisme » total, mais les poussait au contraire à s’accorder avec « le monde ». Si en effet, à l’origine, les mouvements maraboutiques relevaient, pour la plupart, pour reprendre la distinction de M. Weber, d’un type d’ascétisme qui « rejette le monde », ils nous paraissent plus proches aujourd’hui d’un ascétisme qui « agit dans le monde »237. Les communautés maraboutiques ne vivent pas en autarcie. Leurs activités agricoles les ont intégrées dans l’économie de traite dont elles étaient et demeurent l’un des pilliers essentiels. Elles offrent cette originalité d’être à la fois précapitalistes (disons quasi « féodales ») dans leur organisation et étroitement liées au marché mondial par les cultures qu’elles pratiquent. Samir Amin a bien mis en relief la base et la portée de cette forme inachevée (ou transitoire) de capitalisme agraire :

« Lorsque la formation du latifundium capitaliste procède de la transformation de formations précapitalistes, elle se heurte à la résistance de forces sociales internes d’autant plus vive que la communauté villageoise constitue le fondement de ces formations précapitalistes. Dans les meilleurs des cas, ces forces complètement vaincues, on retrouve le modèle achevé (comme en Egypte par exemple). Mais très souvent on ne peut pas aller jusqu’à ce point. La constitution de formations agraires, intégrées au marché mondial par leurs fonctions essentielles, mais revêtant néanmoins une forme de type féodal en est le résultat. Le système de l’économie arachidière du pays mouride du Sénégal et les sultanats du nord de la Nigeria, celui de l’économie soudanaise, relèvent visiblement de ce procès de transformation inachevée »238.

L’intérêt de la thèse de S. Amin est de montrer que des structures sociales de type ancien peuvent parfaitement s’articuler avec des fonctions économiques modernes, qu’il n’y a pas de séparation rigide et absolue entre elles. Surtout, elle souligne l’erreur qui consiste à diviser les sociétés du Tiers monde en un secteur « moderne », dynamique, et un secteur « traditionnel », « archaïque », évoluant dans l’isolement. Les différences de forme ne doivent pas cacher que le « moderne » et le « féodal » font en l’occurrence partie d’un même tout que S. Amin appelle « formation capitaliste périphérique ». Jean Copans a approfondi et précisé pour le Sénégal (et en particulier pour les Mourides) l’analyse globale de S. Amin. Pour lui, le système mouride (mais l’on peut appliquer le schéma aux autres confréries) ne saurait être autonome. Il le qualifie de « partiel » et « dominé », car il ne s’est constitué et ne fonctionne que par des relations économiques qui lui sont extérieures. On ne peut, soutient-il, parler de « société » mouride. D’abord, explique-t-il, « la mise en place de la hiérarchie maraboutique et d’implantations humaines qui lui sont liées se fait dans le cadre offert par une société traditionnelle, destructurée certes, mais qui existe et vit encore à travers un certain nombre d’institutions et de coutumes » ; ensuite et surtout « la subordination du système à l’égard du circuit monétaire ne permet pas de créer un espace économique autonome dont l’entière direction serait assurée par la hiérarchie maraboutique. La hiérarchie mouride gère partiellement mais ne dirige pas la production économique »239. Ce qu’il faut retenir de ces analyses, c’est que pour la majorité des taalibe, qui sont des cultivateurs, les relations qui les unissent aux marabouts, et, par leur intermédiaire, aux autorités et institutions centrales, s’organisent dans le cadre d’une société paysanne. Ce concept de société paysanne permet de préciser le contexte et la nature de ces relations. La société primitive par comparaison avec la société paysanne jouit d’une autonomie réelle. Reposant sur une économie de subsistance, elle n’a que des rapports limités avec l’extérieur, ou plus exactement ces rapports, s’ils existent, n’affectent pas fondamentalement ses structures propres. La société paysanne, au contraire, produit (partiellement) pour un marché. Elle est donc nécessairement en contact plus ou moins direct avec l’extérieur, non seulement avec les commerçants, mais aussi avec les autorités qui régularisent (ou s’efforcent de régulariser) ce commerce et cherchent à en tirer profit. Le paysan n’existe donc que par rapport à une société plus large que sa communauté rurale, alors que le « primitif » demeure avant tout orienté vers sa communauté propre. C’est ce qui fait dire à Eric R. Wolf :

« C’est seulement quand un cultivateur est intégré dans une société à Etat — c’est-à-dire quand le cultivateur devient sujet aux demandes et sanctions d’un pouvoir extérieur à son groupe social — que l’on peut parler de paysannerie. »240.

Mais d’un autre côté le paysan se distingue du fermier. Ce dernier participe pleinement au marché et est engagé dans un champ vaste et complexe de relations sociales avec l’extérieur, qui vont bien au-delà de la simple subordination ou dépendance envers les commerçants ou l’autorité étatique. Dans nos sociétés occidentales le fermier est souvent un agriculteur totalement capitaliste. Son travail, sa terre, ses instruments de production sont soumis à la concurrence. Le paysan, lui, conserve une certaine indépendance dans l’organisation de sa vie par rapport à la société globale et à l’Etat, dont il n’est pas sous l’emprise directe et totale. Dans bien des cas, les contacts qu’il entretient avec l’extérieur passent par un ou des intermédiaires. Dans le cas du Sénégal, les marabouts s’appliquent, de multiples façons, à s’immiscer dans les circuits économiques entre les producteurs et les responsables de la commercialisation. De telles pratiques ne signifient pas que le paysan mouride et tidjane ne soit pas partie intégrante d’un système économique et social plus large que les communautés maraboutiques, mais elles limitent considérablement la portée de ces relations, car celles-ci ne s’établissent que par un intermédiaire, une courroie de transmission. Cependant, il convient ici d’élargir le problème, car les liens entre le système politique central et les communautés maraboutiques ne se réduisent pas à des rapports de nature économique. Les partis, par exemple, aspirent tout naturellement à mobiliser les citoyens, l’Administration à les contrôler. Les groupes, et les institutions du système politique central cherchent à atteindre le paysan de la brousse. Il est donc indéniable que les taalibe sont intégrés dans un ensemble national et étatique et subissent de ce fait des décisions prises dans un autre cadre que celui de la communauté religieuse. Mais là encore le marabout joue un rôle déterminant, car si ces initiatives sont prises en-dehors de lui (encore qu’il puisse exercer une pression pour les orienter) il se pose toujours en intermédiaire entre le système politique central et ses taalibe. En sens inverse, le taalibe ne saurait, sans déchoir aux yeux du marabout, court- circuiter celui-ci lorsqu’il vote ou qu’il entre en rapport avec les autorités centrales. Dans ce dernier cas, il sait bien de toutes les façons que ses démarches, ses « demandes » auront davantage de chances d’aboutir si elles sont présentées et soutenues par son serigne. Le rôle d’intermédiaire et de courtier politique qu’exercent les marabouts est donc capital. Il nous semble être la clé de voûte, au niveau politique, des relations qui s’établissent entre les communautés maraboutiques et le système politique central. Il est le moyen privilégié de communication entre le « centre » et la « périphérie ». Il est patent en milieu rural, surtout là où les taalibe sont organisés en communautés villageoises, mais il n’est pas forcément absent dans d’autres contextes qui à première vue sont moins favorables à son développement. On le retrouve en milieu urbain, où, démuni devant une Administration qui lui reste étrangère, le taalibe fera, par exemple, appel à son marabout, au responsable de sa daa’ira dans ses démêlés avec la bureaucratie des ministères. Ces fonctions d’intermédiaire ou de courtier politique (les middlemen ou les brokers de la littérature anglo-saxonne) sont en général liées aux processus de centralisation étatique et (ou) à l’expansion de l’économie de marché. Là où ces changements apparaissent, écrit John Ducan Powell, « le patron se transforme en courtier, médiatisant l’impact de la société plus large sur la société paysanne »241. L’anthropologue M.J. Schwartz définit le middleman comme

« l’homme qui relie et articule les besoins, aspirations, ressources et traditions de son village ou de sa tribu, aux demandes, réserves, ressources et ordre légal correspondants de la province et de la nation »242.

Le terme de « courtier », quant à lui, fait plutôt référence à l’action de manipulation de l’intermédiaire. Le « courtier » tire un profit personnel du fossé qui sépare le « centre » de la « périphérie ». Il s’érige, moyennant « rétribution », en « entremetteur » indispensable. Dans certaines situations, l’impact croissant des institutions centrales et de l’économie moderne sur les communautés locales donne naissance à des élites (intermédiaires) nouvelles. L’instituteur, le médecin, le notaire ont souvent joué ce rôle dans les campagnes françaises. Quelquefois ces fonctions d’intermédiaire ne sont pas cumulatives mais spécialisées. Elles peuvent aussi être concurrentielles. Mais au Sénégal, ce qui frappe l’observateur, c’est que les marabouts ont parfaitement su s’adapter à la situation nouvelle. Aussi, loin de miner leur pouvoir, la volonté du « centre » d’atteindre la « périphérie » leur a fourni une « ressource » supplémentaire, celle qu’ils tirent de leur capacité d’établir la communication, qui est venue s’ajouter aux multiples fonctions d’autorité qu’ils exercent par ailleurs au sein de leur communauté. Ceci ne fut possible que par une mainmise ou un contrôle maraboutique sur les antennes locales des institutions centrales. Celles que, pour une raison ou une autre, comme l’école, ils ne pouvaient maîtriser ou récupérer, ils se sont appliqués à les combattre ou à les contenir. Ce rôle de courtier nous paraît donc essentiel. Il explique pourquoi et comment les marabouts sont devenus de véritables « chefs indigènes » aux yeux des autorités coloniales, qui ont pu établir grâce à eux une administration indirecte dans certaines régions du pays. Avec l’indépendance, nous verrons qu’en dépit des changements sociaux, économiques et politiques qu’a connus le Sénégal, les marabouts ont su préserver l’essentiel de leur rôle de courtiers. Ces fonctions ont également permis aux marabouts de s’immiscer dans les luttes partisanes ou de factions. Ils font à cet égard figures de « grands électeurs ». Toutefois, cette situation connaît deux limites, liées à deux éventualités. La première tiendrait à un rôle plus directement actif de l’Etat dans la société civile, à un souci de celui-ci d’inscrire lui-même ses marques dans l’organisation de la vie sociale, donc à une volonté de se passer d’intermédiaires ou de les marginaliser. La seconde viendrait plutôt d’en bas. Elle reposerait sur une pression des « dominés » visant à récupérer à leur profit l’autorité maraboutique, à faire en sorte que les marabouts soient plus des leaders contestataires que des représentants d’une sorte d’Administration indirecte. Nous verrons comment ces deux types de remise en cause agissent actuellement dans le système politique sénégalais.

*

CHAPITRE I

LES MARABOUTS DE LA COLONIE

*

Les rapports que les autorités françaises entretinrent avec les marabouts ne peuvent guère être analysés et compris si l’on s’en tient à des considérations générales sur l’idéologie et la politique coloniales de la France. Ces relations ne relevaient pas principalement d’une politique islamique nettement définie. Celle-ci varia dans le temps et dans l’espace, selon les situations et les hommes. Pour certains, l’Islam représentait une étape quasi nécessaire dans l’évolution des sociétés africaines de la « barbarie » à la « civilisation ». Il fallait donc le soutenir, tout en le contrôlant. D’autres virent dans le soutien à l’Islam un moyen « d’embêter les curés » ou tout au moins de contenir un prosélytisme missionnaire chrétien que leur anticléricalisme réprouvait. Quoi qu’il en soit, il demeure que si beaucoup d’administrateurs coloniaux (surtout ceux qui avaient fait leur apprentissage de la vie coloniale en Afrique du Nord) se sont efforcés, par souci d’éviter tout bouleversement plus que par respect pour l’Islam, de ne pas porter atteinte à la religion musulmane, d’autres, mettant en avant la mission civilisatrice de la France, se sont insurgés contre la protection dont, à leurs yeux, elle bénéficiait. Il est donc difficile de parler d’une politique musulmane de la France en Afrique occidentale, tant l’attitude française fut différente d’une époque à l’autre, d’une région à l’autre, d’un administrateur à l’autre. En définitive, le type de relations que les autorités eurent avec les milieux musulmans, et en particulier avec les marabouts, procède moins d’une politique islamique clairement déterminée et formulée que d’un souci d’efficacité dans l’administration quotidienne d’un territoire. La politique française envers les marabouts doit donc être envisagée, à notre sens, dans le cadre de l’action administrative. Mais là encore, il faut prendre garde à ne pas confondre les déclarations de principe et la pratique effectivement suivie par les administrateurs. Les discussions sur « l’assimilation » ou « l’association », « l’administration directe » ou « l’administration indirecte » doivent être oubliées, ou en tous les cas replacées dans l’univers quotidien du commandant de cercle et du gouverneur. Il apparaît en effet qu’en matière d’« administration indigène », comme on disait à l’époque, les administrateurs coloniaux ont été amenés, en dépit de leur philosophie cartésienne et de leur préférence pour un contrôle direct des populations, à passer par des intermédiaires locaux. Quelles qu’aient pu être leurs croyances profondes sur la « mission civilisatrice » de la France, ils se sont vite rendus compte qu’ils étaient extérieurs à la société indigène et qu’ils ne pouvaient l’administrer de la même façon qu’un préfet administrait son département en métropole. Dans ces circonstances, les administrateurs, bien que souvent méfiants envers les chefs et la société traditionnelle, s’appuyèrent sur des individus qui étaient susceptibles d’être écoutés et suivis par les Africains. Là où ces « leaders » étaient les marabouts, plus que les membres de l’aristocratie ancienne, ils eurent tout naturellement recours à eux, tout en maintenant la structure de la chefferie « officielle ». Le pragmatisme nous semble donc être l’élément primordial de l’attitude française envers les marabouts. D’abord, il éclaire la méfiance dont ils ont été dans l’ensemble l’objet. Mais ce pragmatisme permet aussi de saisir les facteurs qui ont amené un rapprochement entre marabouts et autorités coloniales, malgré la suspicion première. Enfin, il rend très bien compte de la structure même de ces relations qui se caractérise par des échanges de services. I

LES CRAINTES FRANÇAISES

Les Français ne firent jamais totalement confiance aux marabouts, même lorsque ceux-ci furent considérés comme des notables et couverts d’honneurs. L’Administration coloniale ne pouvait oublier que l’Islam avait été directement ou indirectement au Sénégal une des principales forces d’opposition à la conquête française. Elle se méfiait également de l’indépendance des marabouts dont l’autorité, en dernier ressort, de par sa nature religieuse, ne pouvait être bureaucratisée. L’alliance avec les grands marabouts du pays fut donc avant tout un mariage de raison, qui cache, d’un côté comme de l’autre, une suspicion profonde et permanente. Aussi les Français, tout en manifestant extérieurement un grand respect pour les chefs religieux les plus vénérés et les plus loyaux à la cause française, ne cessèrent jamais d’exercer une surveillance et un contrôle vigilants sur leurs activités.

« Tout en affectant les sentiments de l’amitié, la plus grande et la plus entière confiance, écrit en 1914, le lieutenant-gouverneur du Sénégal aux administrateurs de cercles, vous devrez exercer un contrôle étroit de tous les actes des marabouts les plus importants de votre cercle ou susceptibles de créer un mouvement de quelque nature qu’il soit. Vous pouvez le faire soit en entretenant auprès d’eux des agents politiques aussi sûrs que discrets qui vous renseigneront sur les visites qu’ils reçoivent, les conversations qu’ils tiennent, soit en vous rendant compte très habilement des correspondances qui leur parviennent. »243.

Que redoutaient donc essentiellement les autorités françaises ? L’expérience les rendait attentifs à trois phénomènes qui constituaient pour eux autant de menaces à leur domination : l’agitation de type prophétique, le panislamisme et l’indépendance maraboutique.

A) L’agitation prophétique Les Français, en effet, ont toujours appréhendé l’action « d’illuminés », de « fanatiques » qui sous prétexte de régénérer l’Islam se dresseraient contre leur autorité. Tout au long de la colonisation, ils ne relâchèrent pas leur attention sur ce point. A de multiples reprises, il est vrai, ils furent confrontés à des révoltes locales menées au nom de l’Islam par des personnages se disant mahdis. Le Fouta-Toro fut leur terre d’élection. Nous avons rendu compte plus haut de ces phénomènes qui suscitèrent une véritable psychose du pays toucouleur chez les administrateurs coloniaux. Les Sarakhollé, peuple dispersé dans le Sénégal oriental, le sud de la Mauritanie et le Soudan occidental, avait une réputation semblable. Ne possédant pas de territoire propre, plus ou moins ! regroupés en petites communautés dans toute cette région, et donc soumis à des chefs étrangers, ils exprimèrent à plusieurs reprises leur volonté d’autonomie par des mouvements prophétiques. En 1908, un marabout sarakhollé, Fodé Souleymane Bayaga, se déclara madiou et entreprit de rassembler sous sa houlette les membres de son ethnie. Il construisit à Tabadian, en Haute- Gambie, une mosquée fortifiée, malgré l’interdiction du commandant de cercle. Les Français considérèrent son action comme un défi et décidèrent d’y répondre par une « action énergique ». Une compagnie de tirailleurs, appuyée par une section d’artillerie, fut envoyée sur les lieux, le village fut détruit et le marabout tué.

« L’incident de Tabadian, manifestation d’un caractère purement local, écrit le gouverneur du Sénégal, marque une fois de plus le puéril empressement des indigènes à se ranger autour du premier perturbateur venu qui, sous couvert de zèle religieux, et le plus souvent par intérêt ou par ambition, les engage à s’affranchir de notre domination. »244.

Quelques années plus tard, un autre marabout sarakhollé, Fodé Ismaïla, originaire du Guidimaka mauritanien, fut accusé par les Français d’entretenir dans les cercles de Kayes (actuel Mali), de Matam et dans le sud de la Mauritanie une agitation antifrançaise. Il aurait annoncé l’arrivée imminente du mahdi et le règne prochain de l’Islam. Arrêté, avec plusieurs de ses disciples, en 1911, il fut condamné à dix ans d’internement en Côte d’Ivoire245. Dans les autres parties du Sénégal, les mahdis furent beaucoup plus pacifiques et ne suscitèrent guère de troubles sérieux. Néanmoins, les Français se montrèrent très attentifs à leurs agissements. Tout illuminé était considéré comme un ennemi en puissance, même lorsqu’il n’était écouté que par quelques personnes, tel Abdoulaye Niakhite, marabout mouride, qui en 1931 prêcha dans la région de Diourbel et attribua fictivement à ses adeptes la direction des différents services administratifs du pays, se réservant le palais du gouverneur général d’où il comptait régner sur le monde. Les Français craignèrent surtout que ces individus profitent de situations de crises (difficultés économiques, guerre) pour lancer une croisade antichrétienne. Ces inquiètudes les amenèrent parfois à prendre des mesures disproportionnées par rapport aux faits. Ainsi, en mai 1911, le gouverneur du Haut-Sénégal-Niger annonça au gouverneur général qu’un vaste soulèvement islamique se préparait. Le gouverneur du Sénégal fit part à son tour le mois suivant de ses inquiétudes au gouverneur général :

« (...) Il importe de remarquer, écrit-il, que jamais les circonstances n’ont été aussi favorables à un mouvement islamique que celles dans lesquelles se trouve actuellement la colonie. Le récent envoi de troupes de l’A.O.F. au Maroc a réduit considérablement les effectifs du Sénégal. »

Les administrateurs Bonassies et Brunot (qui s’étaient illustrés dans la répression de l’affaire Bayaga) furent chargés d’une vaste enquête, le premier dans les cercles du Fleuve, le second dans les cercles du Sud. Dans chaque cercle de la Colonie un plan de recrutement de « partisans » fut mis sur pied. Il faisait appel en particulier aux derniers éléments « fétichistes ». Les investigations de Brunot et Bonassies ne comportent cependans aucun élément susceptible de corroborer la thèse d’un complot musulman. Brunot, malgré toutes les précautions qu’il prit pour effectuer son enquête (il se présenta comme envoyé pour faire un rapport sur la situation économique), ne décela qu’une vague croyance en la venue prochaine du mahdi. « En réalité, écrit-il, je n’ai trouvé aucun marabout en instance de révolte dans les cercles parcourus du Sine-Saloum, du Niani-Ouli et de Bakel. »

Les conclusions de Bonassies furent à peu près identiques246. Mais l’« alerte » de 1911 ne fut rien à côté de la peur panique que provoqua, dans les années trente et jusque dans les années cinquante, le mouvement hamalliste. Le mouvement hamalliste se réclamait d’un tidjanisme réformé ou plus exactement entendait revenir aux sources de la voie tidjane. Mais au-delà de cette volonté de purification proprement religieuse, il apparut assez vite que le « tidjanisme différencié » répondait à des aspirations sociales et politiques profondes. Il recrutait surtout parmi les gens de basses extractions, les tribus-liges, les captifs, les femmes et les adolescents, bref parmi les couches les plus dominées de la population. A l’origine, le hamallisme se propagea surtout aux confins de la Mauritanie, du Sénégal et du Soudan. Son fondateur fut un marabout de Tichit (Mauritanie), Sidi Mohamed, mais le développement du mouvement fut l’œuvre de son disciple préféré, Cheikh Hamallah, fils d’un maure et d’une femme peul de caste servile. Cheikh Hamallah était un mystique. Il protesta toujours de sa fidélité aux autorités établies. Néanmoins, ses disciples étaient plus remuants et provoquèrent de nombreux troubles, surtout après les mesures répressives prises contre eux. Cependant, aucun de ces troubles ne semble avoir été dirigé contre la France, comme le reconnaît A. Gouilly, pourtant peu suspect de sympathie systématique envers l’Islam247. Après avoir, à plusieurs reprises, été placé en résidence surveillée, Cheikh Hamallah fut finalement condamné en 1940 à dix ans d’internement en France, où il mourut trois ans plus tard. L’un de ses principaux fidèles, Yacob Sylla, un Sarakhollé de Nioro, accusé d’avoir été à l’origine d’une agitation portant atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs à Kaédi (sur la rive droite du fleuve Sénégal) où il s’était installé, avait été exilé en Côte d’Ivoire, dix ans auparavant. L’Administration coloniale, influencée en cela par les autorités religieuses établies, que le hamallisme menaçait directement, attribua aux Tidjanes de Cheikh Hamallah tous les péchés de la terre. A ses yeux, il s’agissait d’un mouvement mettant gravement en danger l’ordre colonial. Le lieutenant-gouverneur du Sénégal, dans une lettre à l’administrateur de Bakel (1930), le définit comme une « sorte de société secrète religieuse à ramifications occultes, imprégnée de xénophobie et de sectarisme à tendance subversive... »248. F. Quesnot, près de trente ans plus tard, écrit que les réunions hamallistes étaient de véritables « messes noires... qui se terminaient généralement en débauches sexuelles »249. De nombreuses enquêtes furent menées (1930, 1935, 1937) afin de découvrir le « réseau hamalliste » et de connaître sa doctrine ; et chaque année, de 1930 jusqu’à l’indépendance, les rapports politiques des gouverneurs comportaient une importante rubrique « hamalliste ». Les dernières données recueillies indiquent que la « secte » aurait eu en 1960 7.511 fidèles au Sénégal : 200 à Matam, 400 à Tambacounda, plus de 4.000 à Ziguinchor, et 1.600 dans la région de Dakar250. Quant à ses tendances subversives, rien n’apparaît clairement dans ces divers documents, si ce n’est des accusations vagues qui changent selon l’époque ; le hamallisme fut taxé de sentiments panarabes ou bolcheviques avant 1940, de sympathie proanglaise sous Vichy, proallemande après la Libération, nationaliste dans les années cinquante. A travers ces quelques exemples, on se rend compte que les autorités françaises ont toujours eu la hantise d’un soulèvement musulman dirigé par des marabouts charismatiques. Dans la plupart des cas, cette crainte était étroitement associée à celle d’une « connection » islamique qui aurait réuni musulmans noirs et musulmans arabes.

B) Le panislamisme L’Administration coloniale en effet s’est toujours inquiétée des relations entre le monde arabe et les musulmans d’Afrique noire. Elle redoutait de voir ses sujets noirs contaminés par le nationalisme islamique des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Elle se souciait de l’action missionnaire et du prestige que pouvaient exercer en Afrique noire les grands centres religieux, culturels ou politiques de l’Islam, que ce fût La Mecque ou Le Caire. L’Islam arabe était synonyme de fanatisme, d’intolérance ; et les musulmans d’A.O.F. risquaient de devenir agressifs à son contact. « (...) Nos indigènes noirs, si calmes et si indifférents dans leur foi musulmane, si sympathiques au toubab, malgré tout ce que l’Islam contient d’agressif contre les chrétiens, n’acquièrent ou ne peuvent acquérir qu’une fâcheuse mentalité au contact des musulmans fanatiques, ou simplement hostiles de l’ouest. »251.

Cet Islam « agressif », ce fut tour à tour, la Turquie de l’Empire Ottoman, l’Arabie wahhabite d’Ibn-Séoud, l’Egypte de Nasser, l’Algérie du F.L.N. L’Administration coloniale fit tout pour encourager un Islam africain, un Islam « du terroir », un Islam « négrifié ». Et ce n’est pas un hasard si les Mourides, groupe typiquement africain, sans liens directs avec l’Islam arabe, ont été en définitive, et malgré les difficultés du début, particulièrement protégés. Ils constituaient, de ce point de vue, un exemple à suivre. Les Français n’oublièrent jamais que bien souvent les « agitateurs », les mahdis, depuis El Hadj Omar jusqu’à Fodé Ismaïla, avaient séjourné dans le monde arabe et y avaient puisé la substance de leur « mission ».

« (...) Il suffit d’étudier, écrit encore P. Marty, les circonstances dans lesquelles se sont produites depuis un quart de siècle les échauffourées et crise d’agitation islamiques, on y trouvera la plupart du temps, comme principal auteur, un pèlerin fraîchement arrivé de La Mecque. »252.

Il convenait donc de limiter et de surveiller toutes les relations (journaux, correspondances, voyages, pèlerinages) pouvant s’établir entre musulmans noirs et musulmans arabes. Quelques exemples précis suffisent à montrer la nature exacte de ces craintes. En 1911, le lieutenant-gouverneur du Haut-Sénégal-Niger manifeste son appréhension devant les « mauvaises rencontres » que font à La Mecque les pèlerins d’A.O.F. Il explique que dans ce haut lieu de l’Islam vit en effet un neveu d’El Hadj Omar, Assemamou Tall, qui s’était enfui de Segou après la prise de cette ville par Archinard. « On dit même, ajoute-t-il, qu’il serait devenu Iman de la grande mosquées de La Mecque (invraisemblable). « De toutes les façons, conclut-il, c’est un personnage à surveiller, car il deviendrait vite dangereux, s’il réapparaissait jamais au Sénégal ou au Soudan. »253.

Lors de la première guerre mondiale, les Français se soucièrent de la propagande germano-turque envers leurs sujets musulmans. Des documents émanant des services allemands et turcs furent en effet trouvés en divers points des colonies françaises, en particulier cette lettre adressée par le « sultant de Turquie » au « peuple du Soudan » :

« Quiconque est avec les Allemands dans cette guerre combat pour moi, et quiconque est avec le chef des musulmans combat pour sa religion ; s’il meurt, il va vers son père, il est mort pour la foi ; il a la confiance d’Allah ; il entrera parmi les Saints du Paradis. Mais s’il est du côté de nos ennemis, il devient un soutien des incrédules comme s’il cherchait à détruire la religion des musulmans. »254.

Des mesures furent aussitôt prises « pour conjurer le danger qui pourrait résulter d’un contact entre nos sujets et les agents panislamiques entretenus par la nation ennemie dans tous les centres musulmans »255. D’une part, le pèlerinage à La Mecque fut interdit. D’autre part, il fut demandé à l’Administration locale de « veiller très spécialement sur les relations extérieures que nos chefs religieux pourraient entretenir, et sur les instructions qu’ils sont susceptibles de donner à leurs fidèles »256. Entre les deux guerres l’Administration coloniale se préoccupa des liens réels ou supposés existant entre le panislamisme et le communisme. P. Marty dans une étude sur le problème conclut qu’il y a entre les deux antinomie des principes, mais que des rapprochements de circonstances sont à craindre sur une tactique anticoloniale257. Mais surtout, les autorités ne virent pas d’un très bon œil se développer, grâce aux moyens de communication modernes, les rapports entre chefs religieux du monde arabe et d’Afrique noire. Elles suivirent de près, dans la mesure où elles le pouvaient, toutes ces relations, et surtout celles que les marabouts du Sénégal établirent avec certains mouvements réformistes, tels que l’Association des oulémas réformistes d’Algérie. Mais à l’époque ces inquiétudes étaient plutôt des inquiétudes de routine. Le ton change quelques années plus tard (fin des années quarante, début des années cinquante). La poussée nationaliste et révolutionnaire, à laquelle on assiste alors dans le monde arabe et en particulier en Afrique du Nord, éveille la vigilance des Français qui craignent qu’elle ne soit contagieuse, d’autant que se multiplient en A.O.F. les associations islamiques réformistes. A cette époque, la France fait figure d’accusée dans le monde arabe. Sa politique coloniale algérienne aussi bien que son soutien à Israël la rendent suspecte aux grands leaders musulmans. Aussi, le pèlerinage inquiète les Français. Le commissaire du gouvernement pour le pèlerinage de 1954 (un Sénégalais) écrit à ce sujet :

« Ce qui devrait être un acte de foi devient et deviendra de plus en plus, un moyen de contact, une sorte de grandes assises où les idées sont confrontées et échangées, des mots d’ordre lancés en faveur de l’unité du monde arabe, et même du monde islamique tout entier (...). Notre pays, en raison des événements récents d’Indochine et surtout d’Afrique du Nord, semble être une cible de choix et ceci sans ménagement d’aucune sorte. »258.

L’Administration s’émeut de l’attraction qu’exercent sur certains musulmans d’A.O.F. les foyers islamiques d’Afrique du Nord et d’Arabie et à travers eux le mouvement réformiste wahhabite259. En 1952, le capitaine Cardaire est chargé d’une mission d’information sur la propagande wahhabite en A.O.F.260. Il attire l’attention des autorités sur l’importance que revêt l’université Al Azhar dans la diffusion des idées panislamiques. Il indique qu’une centaine d’étudiants d’A.O.F. y reçoivent une formation. Il souligne que ces étudiants en sortent avec une attitude nettement proarabe, anti-occidentale et servent de relais, une fois rentrés chez eux, aux mouvements panislamiques. Il s’inquiète de voir ces missionnaires de l’Islam nationaliste créer des écoles dans toute l’A.O.F. L’Administration comptait sur l’encadrement maraboutique pour contenir cette pression panislamique. Mais en même temps, elle se méfiait de l’ouverture de quelques jeunes marabouts à ces idées nouvelles et de l’attitude nuancée de plus anciens. Au Sénégal, les Tidjanes furent les plus visés par ces suspicions. Cette confrérie moins refermée sur elle-même, plus sensible aux grands courants d’idées modernes, plus liée aussi institutionnellement aux foyers extérieurs, plus soucieuse enfin d’éducation arabe que ses concurrentes locales, vit certains de ses éléments œuvrer ou sympathiser avec des organisations réformistes sénégalaises et en particulier avec la principale d’entre elles, l’Union culturelle musulmane, créée en 1953 par Cheikh Touré, fils d’un marabout tidjane de Kébémer. Cette association se proposait de promouvoir la culture arabe et musulmane et de faire pression sur les autorités pour que soit définie une véritable politique islamique. Les textes de l’U.C.M. avaient un ton anticolonialiste très marqué. Toutefois, pris dans leur ensemble, on ne saurait soutenir que les grands marabouts du Sénégal aient favorisé un quelconque mouvement d’idées panislamiques. Tout au plus ont-ils été sensibles à certains thèmes développés par les musulmans réformistes. Leur autorité était trop indépendante de tout lien avec l’Islam arabe (à quelques exceptions près) pour qu’ils s’associent à des mouvements d’origine étrangère.

C) L’indépendance maraboutique Néanmoins, bien plus en définitive que leurs contacts avec l’extérieur, c’était l’autorité locale des marabouts que l’Administration redoutait. Très tôt, les Français comprirent que le lien personnel très fort unissant le marabout à ses taalibe était susceptible de porter tort à l’action coloniale. Les taalibe étaient davantage les sujets de leur serigne que ceux de la France. Le marabout n’était pas seulement un chef religieux, il intervenait dans tous les aspects de la vie de ses disciples. Il avait la haute main sur son éducation et son travail ; il réglait les conflits interpersonnels ou interfamiliaux ; il commandait de nombreux villages. Bref, il était un véritable chef et concurrençait donc directement les agents de l’Administration coloniale. L’encadrement maraboutique était donc tel qu’il constituait aux yeux de l’Administration un Etat dans l’Etat, une société parallèle, imperméable à l’influence coloniale. « Il est indéniable, souligne au début du siècle, le commandant du cercle de Louga à propos des zones mourides, que notre autorité n’existe pas : il (l’indigène) ne reconnaît ni nos chefs ni nos tribunaux. Ce n’est qu’après avoir référé à son chikh [cheikh], que si celui-ci l’y engage, il obéira aux ordres de nos agents indigènes. Il ne s’adressera que rarement aux juridictions du cercle pour régler les litiges qu’il pourra avoir avec d’autres mourides. »261.

Et apparemment, cinquante ans plus tard, la situation n’a guère évolué, puisque le lieutenant Nekkach écrit dans son rapport :

« Amadou Bamba rêvait de fonder un empire religieux. Ses successeurs, héritiers de sa « baraka », sont devenus les chefs d’un véritable Etat dans l’Etat. »262.

Les confréries apparaissaient en outre aux Français comme des organisations hiérarchisées, fermées et homogènes. Elles avaient pour eux tous les aspects d’une société secrète, d’une franc-maçonnerie, qui faisaient écran entre l’Administration et la masse. En cela, elles constituaient un danger, eu égard non seulement à l’ordre politique mais aussi à la mission civilisatrice de la France :

« Nous ne saurions admettre, écrit le gouverneur du Sénégal en 1931, tant au point de vue religieux qu’économique, que l’influence de Moustapha M’Backé aboutit à une sorte d’isolement politique de ce groupe, affaiblissant ainsi notre autorité tutélaire, réduisant notre droit de regard et de contrôle et rendant difficile l’exercice de nos attributions normales d’administrateurs et d’éducateurs. »263.

Les chefs indigènes nommés par l’Administration étaient plus directement victimes du pouvoir maraboutique. Dans leurs fonctions quotidiennes, ils se heurtaient à l’omniprésence des cheikhs et à la résistance passive de la population qui tendait à les ignorer et ne leur obéissait que si le marabout le leur avait demandé. Beaucoup d’entre eux en éprouvaient un vif ressentiment et ne manquaient pas de dénoncer à leurs supérieurs, les administrateurs coloniaux, le mépris dans lequel ils étaient tenus par les marabouts. Ces chefs ont grandement contribué, surtout au début de la colonisation, à donner une mauvaise image des marabouts à l’Administration. En de multiples occasions, ils se montrèrent tellement intransigeants envers les chefs religieux que de graves incidents auraient pu éclater sans l’intervention des Français. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1924 lors d’une opération de recrutement dans le Baol, le chef de canton Tanor somma le marabout tidjane Serigne Thienaba de lui fournir un contingent de jeunes gens bien supérieur à ce qu’il était en droit de lui réclamer. Le marabout qui se montrait réticent fut menacé d’arrestation. La tension entre le chef tidjane et le chef de canton était sur le point de dégénérer en affrontement entre les deux partis lorsque le gouverneur, informé de l’affaire, et désireux de ne pas perdre le soutien d’un marabout qui avait toujours fait preuve de loyalisme envers la France, obligea Tanor à se montrer plus souple264. Le problème des relations entre chefs de canton (ou de province) et marabouts s’est bien sûr posé avec une grande acuité en milieu mouride. En consultant les documents d’archives, on se rend compte que les rapports les plus hostiles aux Mourides sont l’œuvre des « chefs indigènes ». Celui d’Amadou M’Baye, chef de la province du Saniakhor Oriental (cercle de Tivaouane), est à cet égard très significatif :

« (...) L’institution des Mourides, écrit-il, est préjudiciable à la famille, à l’autorité française, à la civilisation, à l’instruction arabe, à la religion musulmane et enfin à la société toute entière. Le sheikh diminue l’autorité française qu’elle fait méconnaître de ses talibés qui vivent pour ainsi dire dans un autre monde que le nôtre. »265.

On sait d’autre part que les chefs indigènes furent pour beaucoup dans l’arrestation d’A. Bamba. Ces démêlés, pour fréquents qu’ils fussent, ne doivent pas cependant être généralisés. D’abord, dans les régions où, comme dans le Sine sérère, l’aristocratie traditionnelle était parvenue à maintenir relativement intacte son autorité, les marabouts se faisaient nécessairement plus discrets. D’autre part, par intérêt personnel, par souci d’efficacité, ou par crainte de nature religieuse, de nombreux « chefs indigènes » établirent des rapports étroits avec des marabouts au point d’apparaître comme les hommes-lignes de ceux-ci :

« C’est malheureux de le dire, parce que je suis chef, écrit le chef de province du Saniakhor oriental, mais il est à constater que plusieurs parmi nous sont aussi dévoués aux sheikhs en cachette qu’à nos administrateurs eux-mêmes, et cela pour deux raisons. La première est que le chef n’espère le salut et le repos que chez le sheikh dont il deviendra le fidèle serviteur pour des espérances louches ; la seconde est que par les largesses, les sheikhs achètent et corrompent à l’avance les personnages voisins dont ils peuvent avoir besoin dans l’avenir. »266.

Souvent des mariages entre familles maraboutiques et familles de chefs vinrent sceller ces alliances qui ne furent pas sans éveiller la suspicion des Français, encore qu’elles n’en rendissent que plus aisée l’administration du pays. Certains chefs qui, par fierté aristocratique, s’étaient montrés au début du siècle résolument hostiles au pouvoir maraboutique, en arrivèrent avec le temps et pour les raisons que nous avons déjà soulignées, à de meilleurs sentiments envers les chefs religieux. M’Bakhane Diop, descendant de Lat Dior, qui fut en 1903, alors qu’il commandait le Baol, l’ennemi le plus acharné d’A. Bamba, devint l’ami personnel de Mamadou Moustapha M’Backé qui l’appuya auprès des Français afin qu’il réintégrât le poste de chef de canton qui lui avait été retiré. Enfin, l’indépendance maraboutique tenait aussi à la puissance économique et financière des cheikhs. Or, celle-ci reposait sur les liens de clientèle entre marabouts et taalibe et était donc extérieure (ou plutôt directement extérieure) aux Français. Les marabouts étaient, de ce point de vue, moins manipulables que les chefs administratifs dont les revenus étaient principalement constitués des salaires qu’ils recevaient de l’Administration coloniale. Les autorités françaises redoutaient donc le pouvoir occulte que l’argent donnait aux marabouts, et en particulier les complicités ou les silences qu’il leur permettait d’acheter, notamment chez les chefs, mais aussi, nous le verrons, chez les politiciens. Ces différentes inquiétudes ne se traduisirent pas toutefois par une action politique systématiquement hostile à l’Islam et aux marabouts. Ce ne fut que lorsqu’un danger immédiat (réel ou supposé) apparut que les Français exercèrent leur autorité avec fermeté, sinon toujours avec adresse. Il n’y eut donc pas de croisade contre l’Islam. Les autorités se montrèrent soucieuses, surtout après la première guerre mondiale, d’éviter toutes les mesures à caractère vexatoire ou tracassier envers les chefs religieux musulmans. Avec le temps, la prudence et la modération devinrent la règle. II

LE RAPPROCHEMENT

Cette prudence et cette modération permirent un rapprochement et même une collaboration entre le pouvoir colonial et le pouvoir maraboutique. Mais ceci ne fut possible que parce que les Français parvinrent à intégrer les marabouts dans la société coloniale et que ceux-ci surent y trouver leur intérêt. Trois éléments doivent être particulièrement mis en relief. D’abord les autorités coloniales purent utiliser les marabouts dans la mesure où ils réussirent à exercer sur eux un minimum de contrôle et de surveillance. Ensuite, l’insertion de marabouts dans l’économie coloniale les rendit plus aptes à collaborer avec l’Administration. Enfin, autorités civiles et marabouts trouvèrent un terrain d’entente dans la défense du statu quo politique.

A) Le contrôle et la surveillance des marabouts Les autorités coloniales, une fois passée la période des grands affrontements armés avec les prophètes musulmans, comprirent qu’il était préférable et moins aléatoire de chercher à contrôler les marabouts qu’à les détruire. A certains moments, cette volonté de contrôle et d’utilisation des forces religieuses musulmanes fut telle qu’elle s’orienta vers l’établissement d’un Islam officiel qui aurait été sous l’emprise directe et totale de la France. Cet objectif est patent en particulier dans le décret de 1903 sur l’enseignement coranique. Ce décret visait à faire en sorte que les écoles musulmanes fussent au service du colonisateur, car selon le gouverneur du Sénégal « l’on y enseignait souvent autre chose que le respect à l’autorité française »267. Il prévoyait un contrôle très sévère de l’Administration sur l’enseignement arabe. Toute ouverture d’école nécessitait une autorisation administrative. Le postulant devait subir un examen devant une commission composée de fonctionnaires français et de notables musulmans. Chaque école était sous la tutelle d’une commission de surveillance. Les maîtres coraniques étaient dans l’obligation de tenir un registre portant des indications sur l’état civil des enfants. Il leur était d’autre part interdit d’envoyer les élèves quêter, comme cela était la coutume. Enfin, les maîtres coraniques devaient s’engager à recevoir les enfants de six à seize ans en dehors des heures régulières de classes des écoles publiques et à ne pas les admettre sans un certificat de scolarité français. L’irréalisme de ces dispositions, qui n’avaient de sens que dans la mesure où tous les enfants sénégalais étaient scolarisés dans les « écoles françaises » et supposaient, en outre, l’existence de fonctionnaires coloniaux compétents en matière islamique et en langue arabe pour les appliquer, sauta aux yeux des observateurs les plus avertis comme P. Marty268. Elles furent vite oubliées, bien que les administrateurs de Vichy tentèrent en 1942 de les remettre en vigueur, sous une forme à peu près identique269. Il y eut aussi, en la matière, à plusieurs reprises, la volonté d’amener les fils de marabouts à l’école française et même de tenter de les intégrer, par l’intermédiaire de la Medersa (Ecole des fils de chefs) de Saint-Louis, dans l’Administration coloniale. Ce fut dans ce but qu’en 1913 un instituteur fut envoyé auprès d’A. Bamba qui avait accepté de faire enseigner la langue française à certains de ses élèves et d’envoyer quelques-uns de ceux-ci à la Medersa de Saint-Louis270. Mais cette tentative ne donna pas les résultats escomptés, car elle se heurta à la résistance passive des marabouts mourides. Les Français renoncèrent donc en définitive à leur projet d’assimilation et de bureaucratisation de la hiérarchie maraboutique, au profit d’une politique de contrôle basée sur la surveillance de ses activtés. Les informations sur les marabouts étaient recueillies par les chefs indigènes, les agents de la Sûreté et les commandants de cercle. Ceux-ci, dans tous leurs rapports, devaient signaler la situation de l’Islam et les activités des chefs religieux dans leur circonscription. Le gouverneur en faisait une synthèse dans son rapport annuel. Parfois, des agents de renseignements, recrutés parmi les disciples ou même les membres de la famille d’un marabout, étaient utilisés. Des « fonds secrets » ou des promesses d’aides diverses permettaient d’acheter ces complicités. Quelques documents d’archives attestent l’existence de telles pratiques. Ces « espions » cependant étaient rarement nommés. Le dossier « Amadou Bamba » comporte toutefois sur ce point des indications fort intéressantes. On y apprend, dans un rapport du commandant de cercle de Tivaouane, daté de 1905, que celui-ci s’est attaché les services de Lat Sene, frère utérin d’A. Bamba, « un de mes agents politiques les plus dévoués, écrit-il qui m’a tenu au courant des agissements d’A. Bamba jusqu’à la veille de mon arrivée à Diourbel »271. Un autre frère d’A. Bamba, Cheikh Thioro, fut employé dans les mêmes conditions. Il briguait un poste de cadi à Saint-Louis, qu’il n’obtint jamais. Il fut nommé cadi de Louga, mais révoqué après quelques années... pour manque de scrupules272. Les enquêtes menées par les administrateurs coloniaux et leurs auxiliaires étaient cependant partielles et partiales. Elles péchaient par le manque de formation de leurs auteurs sur les problèmes de l’Islam et témoignaient des vues étroites et personnelles de l’administrateur local aux prises avec le problème de maintien de l’ordre de son cercle. C’est la raison pour laquelle fut créé en 1906 un corps d’officiers spécialisés dans les affaires musulmanes : le service des affaires musulmanes de l’A.O.F. Ces officiers, qui avaient une connaissance de l’arabe et de la religion musulmane, furent chargés d’entreprendre des enquêtes approfondies sur les confréries et les chefs musulmans. R. Arnaud, qui avait été administrateur en Afrique du Nord, entreprit dans ce cadre le premier travail de recherche relativement exhaustif sur le sujet273. Afin d’aider R. Arnaud dans son enquête, il fut demandé aux administrateurs d’établir sur chaque marabout un bulletin individuel :

« En tout état de cause, écrit le gouverneur de l’A.O.F., que le marabout soit un homme paisible ou qu’il soit considéré comme un individu dangereux, il y aura lieu de constituer son bulletin individuel ; sur ce document seront reproduites toutes les informations utiles à son identité, son lieu de naissance, son âge, ses antécédents, la confrérie à laquelle il est affilié, la famille, etc. L’avis de l’administration locale sur son attitude politique y figurera également. Autant que possible, vous voudrez bien y faire joindre sa photographie. Dès que le bulletin en question aura été composé, il en sera envoyé une copie au gouvernement général à Dakar où seront centralisés les renseignements de même nature concernant le mouvement islamique en A.O.F. »274.

P. Marty, auquel nous avons maintes fois fait référence, succéda à R. Arnaud. Il étudia l’Islam africain à un moment crucial (celui de la première guerre mondiale) où les difficultés politiques et économiques de la France amenèrent l’Administration de l’A.O.F. à rechercher l’appui des chefs musulmans. Ses observations extrêmement minutieuses firent beaucoup pour relativiser l’obsession d’un « danger musulman » en A.O.F. L’analyse qu’il proposa, en particulier du mouridisme, qui ne lui apparut pas comme un mouvement de nature subversive, contribuera grandement à modifier l’attitude française à l’égard d’Amadou Bamba. Les enquêtes du capitaine André, ou plus tard dans les années cinquante du capitaine Cardaire, du lieutenant Nekkach ou du gouverneur Beyries, poursuivirent le travail de ces pionniers. Elles constituent encore aujourd’hui, malgré leur caractère policier et l’esprit colonial qui les commandent, des sommes indispensables à la connaissance de l’Islam africain. Mais surtout, elles fournirent à l’époque un élément nouveau et déterminant dans la politique française envers les marabouts. Elles représentaient une masse d’informations et d’analyses précises qui mettait l’Administration à l’abri de mesures impulsives et irrationnelles. L’Administration disposa désormais de fiches de renseignements personnelles sur chaque marabout quelque peu important du pays. Sur ces fiches étaient notés, outre la biographie générale du marabout, son attitude à l’égard de l’autorité, ses liens avec les autres chefs religieux et hommes politiques du pays, sa situation au sein de la confrérie, ses rapports avec les pays arabes, les zones principales de son influence, la nature et l’importance de ses activités économiques et commerciales. Avec ces informations en mains, les autorités ne ressentaient plus guère le besoin d’une intervention directe, ouverte et coercitive. Les marabouts jouirent désormais d’une sorte d’autonomie surveillée. La connaissance du milieu maraboutique, et en particulier des rivalités qui le divisaient, rendit possibles toutes sortes de manœuvres, tendant par exemple à favoriser, directement ou par personne interposée, tel candidat à la succession d’un khalife, ou à tenter de porter atteinte au prestige et à l’influence de tel marabout au profit de tel autre jugé plus utile ou plus manipulable. Il n’y eut guère de querelle de succession confrérique dans laquelle les Français ne se soient immiscés d’une façon ou d’une autre, et avec plus ou moins de détermination selon l’importance de l’enjeu. Souvent, il convient de le signaler, cette intervention se fit à la plus grande satisfaction et quelquefois à la demande de certains marabouts eux-mêmes, qui misèrent sur le poids de l’autorité coloniale dans la lutte qui les opposait à leurs rivaux. C’est ainsi que les Français réglèrent en grande partie eux-mêmes la succession du khalife qadir de N’Diassane, Cheikh Bou Kounta, en 1914275. Dans la plupart des cas néanmoins, ces interventions furent plus discrètes, mais non moins efficaces. A la mort d’Amadou Bamba en 1927, l’Administration pesa de tout son poids auprès du Conseil mouride pour que le fils de ce dernier, Mamadou Moustapha, fût désigné à la tête de la confrérie. Il en alla de même, en 1945, lorsque mourut Mamadou Moustapha, en faveur de Falilou. Ces immixtions ne furent pas toujours du goût de tous les chefs religieux et notamment de ceux qui en firent les frais. Mais les autorités n’hésitèrent pas, face à ces marabouts, à prendre des mesures intransigeantes lorsque celles-ci s’avéraient à leurs yeux indispensables. Cheikh Anta, le rival de Mamadou Moustapha, dont l’attitude était jugée par trop indépendante et arrogante envers les Français, fut arrêté en 1930 sous le prétexte d’imigration illégale en Gambie. Il fut condamné à huit mois de prison puis, par arrêté du gouverneur général, à dix ans de résidence obligatoire au Soudan. Mais cette politique de fermeté ne s’appliqua qu’envers les marabouts qui étaient vus comme des intrigants ou des agitateurs en puissance. Il était inévitable qu’en se faisant des alliés parmi les marabouts, les autorités s’y fassent aussi des ennemis. Reste un point sur lequel l’Administration exerça une vigilance extrêmement attentive. Nous avons rendu compte plus haut des craintes que les contacts avec le monde arabe suscitaient parmi les administrateurs. Ces craintes expliquent que les Français se soient efforcés de contrôler et de surveiller rigoureusement le pèlerinage. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le voyage à La Mecque fut soumis à des conditions draconiennes. Une autorisation était nécessaire qui n’était délivrée que très parcimonieusement, au regard de la fortune, mais aussi de l’attitude envers la cause française, du postulant. Les personnages jugés trop suspects, comme A. Bamba, étaient systématiquement écartés. Cinq autorisations furent accordées en 1923, vingt l’année suivante, quatre en 1933, onze en 1936276. Plus tard, après la seconde guerre mondiale, le pèlerinage fut organisé par l’Administration de l’A.O.F. elle-même, sous l’autorité d’un commissaire du gouvernement pour le pèlerinage. Le rapport du pèlerinage de 1954 du chef de bataillon Amadou Fall fournit d’utiles renseignements sur le déroulement du voyage et le souci de contrôle sur les activités des pèlerins. Le nombre de pèlerins de l’A.O.F. fut cette année là de 1.400. Le responsable religieux du pèlerinage était Ibrahima Niass, le marabout tidjane de Kaolack. Au cours de leur séjour en Arabie, une délégation de musulmans d’A.O.F. fut reçue par le roi Saoud. A cette occasion, Ibrahima Niass lut un petit discours « qui avait été préalablement soumis à l’ambassadeur »277. Les contacts avec les personnalités arabes étaient étroitement surveillés par le commissaire qui note que dans l’ensemble la France fait l’objet d’une hostilité marquée. Le commissaire rapporte, par exemple, que les pèlerins ont fait l’objet d’une action de propagande de la part de deux ministres de Nasser et du mufti de la mosquée d’Alep qui tenta de les convaincre que la France méprisait l’Islam. Face à ces attaques, Amadou Fall voit dans la présence des pèlerins d’A.O.F. en Arabie une occasion de contre-propagande :

« (...) Devant l’ignorance flagrante de ce qu’est l’Union française dans l’esprit des pays arabes, la présence annuelle de pèlerins de plus en plus nombreux ne peut qu’apporter à ces pays, par les contacts avec les meilleurs éléments de chez nous, une meilleure connaissance des progrès de toute nature réalisés Outre-Mer par la France. »278.

En somme, par un contrôle partiel et une surveillance discrète des activités maraboutiques et plus généralement islamiques, l’autorité française se donna les moyens d’une coopération privilégiée et quotidienne avec les marabouts. Ce contrôle et cette surveillance ne se relâchèrent pas jusqu’à l’indépendance. Ils devinrent cependant quelque peu inutiles avec le temps, car trop d’intérêts politiques et économiques poussaient les Français et les marabouts à s’entendre, pour que cette coopération fût contestée par l’une ou l’autre partie. La participation des marabouts à l’économie de traite, à travers la culture de l’arachide, revêt ici une importance toute particulière, car elle fit d’eux une des pièces essentielles du système colonial.

B) L’économie de traite et la fonction des marabouts Dès le début du XIXe siècle, l’arachide exerça sur l’économie du Sénégal une souveraineté quasi absolue. Les grands projets « saint-simoniens » des premiers administrateurs militaires, notamment dans la vallée du Sénégal, furent abandonnés au profit de la culture de la « graine » dans le cadre de l’économie paysanne domestique mais aussi maraboutique. Pour une grande part, ce développement agricole fut mené sous la direction des chefs religieux musulmans. L’on assiste donc à la rencontre de deux mouvements dont les intérêts convergèrent, celui de l’économie de traite qui soumit la société sénégalaise aux besoins de la métropole à travers une spécialisation de la colonie, et celui des marabouts qui virent dans l’agriculture un moyen de monétariser leur charisme. L’arachide fut au Sénégal le centre des activités des hommes et du pays. Ce fut par elle que l’économie moderne capitaliste pénétra les villages, transforma les modes de vie, suscita d’importants mouvements de population. Elle fut un facteur autrement plus important dans la constitution du Sénégal en société périphérique liée à la métropole que les institutions juridiques de la fameuse politique d’assimilation. Son extension provoqua notamment un déficit vivrier qui obligea le paysan à recourir aux produits étrangers, à s’endetter auprès des traitants et donc à cultiver plus d’arachides pour les rembourser. Le riz d’exportation devint ainsi une denrée courante au Sénégal. Il fut extrêmement profitable aux maisons de commerce qui en faisaient le trafic, puisqu’il était vendu en A.O.F. à un prix deux fois plus élevé qu’en France. Le pouvoir d’achat du paysan n’évolua guère favorablement cependant, dans l’ensemble, car les prix de vente des produits manufacturés augmentèrent proportionnellement plus que le prix d’achat de l’arachide. L’Administration coloniale, quelles qu’aient pu être ses craintes quant aux conséquences sociales et écologiques de la culture extensive de l’arachide, s’appliqua cependant systématiquement à l’encourager. Faidherbe confia la distribution des graines aux officiers coloniaux et Protêt estima que les arachides devaient « sauver le pays ». L’autorité française créa les infrastructures (routes et surtout chemins de fer) nécessaires au développement de la culture arachidière ; elle facilita les prêts de semence par les commerçants en leur accordant la garantie administrative, elle subventionna la recherche agronomique afin d’améliorer les rendements. L’arachide fut donc la « vocation » et la « richesse » du Sénégal aux yeux de l’Administration et du commerce européen. Pour celui-ci, elle était directement une somme de profit, pour celle-là elle permettait, par les taxes à l’exportation et les ressources qu’elle procurait au paysan (pour payer l’impôt) d’alimenter les finances publiques. Pour l’un comme pour l’autre, elle offrait l’avantage d’intégrer la paysannerie à l’économie de la métropole. Mais, ce qu’il importe surtout de souligner, car c’est là que les marabouts vont intervenir, ce sont les conditions de production de l’arachide. La commercialisation de l’arachide n’était, en effet, rentable pour les Européens que si le prix d’achat au producteur était très bas. La culture de l’arachide dans le cadre de grandes unités modernes de production aurait nécessité des investissements et des dépenses en salaires trop importants. Les coûts auraient été trop élevés eu égard aux cours mondiaux. Les échecs financiers répétés des tentatives de culture mécanisée à grande échelle, et en particulier celle de la Compagnie générale des oléagineux tropicaux (C.G.O.T.), après la seconde guerre mondiale sont, de ce point de vue, très significatifs. J. Suret Canale écrit, se basant sur les données de la campagne 1945-46 :

« La tonne d’arachide représentant la production moyenne d’une famille de cultivateurs sénégalais, le prix de vente (3.500 F) représentant par conséquent son revenu annuel, on comprend aisément, le salaire minimum étant alors à Dakar et Saint-Louis, de 20 F par jour (soit 6.000 F par an), que toute exploitation de l’arachide avec emploi de main-d’œuvre salariée était par définition non rentable, à plus forte raison toute exploitation exigeant des investissements quelconques. Le prix de revient en eût dépassé nécessairement le prix de vente accordé au paysan. »279.

On voit mieux, alors, quel va être le rôle des marabouts dans la politique économique coloniale. La culture de l’arachide, si elle permettait tout juste au paysan de vivre, était malgré tout rémunératrice pour les serignes, car elle n’impliquait de leur part nul travail, nul investissement et surtout nul paiement de salaires (malgré certaines contreparties au taalibe). Les chefs religieux musulmans, grâce à leurs nombreux disciples, disposaient en effet d’une force de travail souvent considérable et quasiment gratuite. Ils encouragèrent donc et firent pratiquer la culture de l’arachide, constituèrent une courroie de transmission particulièrement efficace entre les intérêts européens et les paysans. Ils furent l’aiguillon de la politique économique coloniale. L’encadrement qu’ils assuraient, par les diverses structures maraboutiques, fut mis au service de la culture arachidière. L’influence qu’ils exerçaient sur leurs disciples fut la meilleure incitation à la production de la « graine ». Leur action dispensa les Français de mettre en œuvre des moyens autoritaires (cultures obligatoires, « champs du commandant »), pour contraindre les paysans à s’adonner aux cultures d’exportation, comme cela fut souvent le cas ailleurs. Grâce à la culture arachidière, les marabouts purent prélever sur leurs disciples un surplus commercialisable, source d’un revenu monétaire. D’autre part, eux seuls purent entreprendre une exploitation à grande échelle de l’arachide, car les relations personnelles et charismatiques qu’ils entretenaient avec leurs disciples mettaient à leur disposition, à peu de frais, un réservoir de main-d’œuvre quasiment inépuisable et non salarié.

« La voie du développement capitaliste fermée, écrit S. Amin, il n’est pas étonnant que les formes nouvelles d’organisation sociale qui ont accompagné l’extension de l’arachide aient été de type « féodal ». Si le surplus qui peut être ponctionné est très faible, la seule forme d’organisation sociale différenciée possible est celle qui permet d’étendre le prélèvement sur une population rurale nombreuse. L’organisation des confréries maraboutiques répond à cette exigence. »280. Les chefs mourides furent les premiers à s’orienter vers ces activités agricoles, mais rapidement ils furent suivis par tous les autres grands marabouts du pays. Le gouverneur du Sénégal pouvait écrire en 1933 :

« L’attitude des principaux personnages du pays paraît (...) évoluer dans un sens qui mérite d’être signalé. Le marabout qui, jusqu’alors, s’était confiné dans les méditations spirituelles et dans l’accomplissement des prières rituelles, s’occupe maintenant beaucoup des choses matérielles. A l’exception des chefs religieux de la secte mouride qui ont fait servir depuis longtemps leur influence personnelle au développement des cultures, les marabouts des autres sectes musulmanes encouragent à leur tour leurs adeptes à travailler la terre (...). »281.

Ce fut sur cette base que les chefs religieux musulmans firent du travail, et en particulier du travail de la terre, un dogme religieux, une forme de prière. Ce nouvel article de la foi musulmane vint ainsi apporter une sanction religieuse aux prestations matérielles du disciple envers son serigne. Cette croyance, qui même chez les Mourides n’est pas constitutive des doctrines maraboutiques, se développa au même rythme que la culture de l’arachide et eut tendance à avoir dans le domaine religieux la même primauté que l’arachide avait dans le domaine économique. Le travail ne devint donc une prière qu’au fur et à mesure que les intérêts des marabouts et du colonisateur l’exigèrent. L’insistance avec laquelle les administrateurs coloniaux se firent l’écho de ce mythe, qui leur parut être la grande originalité de l’Islam maraboutique sénégalais, est de ce point de vue fort révélatrice. Le « travail-prière » fut bel et bien une création de l’ordre colonial et marqua l’insertion et la fonction des marabouts dans l’économie de traite. Cette exaltation du travail fut une idéologie mobilisatrice au service de ceux qui tiraient profit de la culture arachidière. De nombreuses études ont montré que les taalibe, et tout spécialement les taalibe mourides, sont loin d’être de bons cultivateurs, comparés, par exemple, aux paysans sérère. S’ils travaillent avec zêle, il s’agit d’un zêle aveugle et destructeur qui provoque la dégradation des sols. Leurs rendements sont d’ailleurs inférieurs à ceux des Sérère. Les taalibe travaillent en croisés plus qu’en paysans282. Certains administrateurs coloniaux prirent conscience des conséquences à long terme très négatives du système agricole maraboutique. Mais la rentabilité immédiate prévalait sur ce genre de considérations. Tout fut mis en œuvre pour encourager l’expansion maraboutique sur les terres nouvelles. On comprend mieux dès lors pourquoi les marabouts bénéficièrent de toutes les faveurs de l’Administration. La colonisation des terres fut donc un facteur important de développement des mouvements maraboutiques. Elle leur donna un deuxième souffle. Elle contribua à grossir la fortune des marabouts et par là à leur attirer de nouveaux disciples. Les revenus du serigne firent désormais partie intégrante de son auréole. Ils permirent de « nourrir » son charisme. Mais en même temps, cette expansion allait tout à fait dans le sens de la politique coloniale, puisqu’elle entrait dans le cadre de l’économie de traite. Elle assurait une production de l’arachide à peu de frais. Au départ cependant, la puissance économique des marabouts n’alla pas sans susciter des craintes dans les milieux coloniaux — et plus précisément chez les commerçants européens. Certains d’entre eux reprochaient aux chefs religieux d’être un obstacle à leurs affaires. Le commandant du cercle de Louga, Valzi, se fit l’écho, au début du siècle, de leurs préoccupations dans une étude sur le mouridisme. Il note que les sommes remises aux marabouts provoquent la baisse des ventes de certains produits et constituent donc un manque à gagner pour le commerce.

« C’est ainsi, écrit-il, que dans la région de N’Dandé, la consommation de thé a baissé en moins de trois ans des neuf dixièmes. Que l’on considère, ajoute-t-il, que dans les seules provinces de la ligne une clientèle de plus de cent mille indigènes est presque entièrement perdue, du fait de la secte, pour les comptoirs de la région, et l’on comprendra combien vifs et justifiés sont les sentiments de réprobation que la secte inspire au commerce (...). »283. « D’autre part, poursuit-il, les mourides sont susceptibles de former un dangereux « lobby » pouvant remettre en cause la maîtrise que les Français exercent sur l’économie et le commerce. (...) La concentration entre les mains des chikhs de capitaux amassés par le travail de leurs disciples, la grande influence dont ils disposent sont autant de causes d’inquiétude pour le monde des affaires. Jusqu’à cette date, les chikhs ont agi isolément, mais il ne tient qu’à eux de s’entendre, de s’unir et de former une association avec laquelle les plus fortes maisons seront obligées de compter, qui pourrait accaparer les principaux produits du pays, les arachides notamment, mettre les maisons à l’index, faire la hausse et la baisse dans les campagnes de traite. Cette dernière éventualité se serait déjà produite dans le cercle de Thiès. »284.

Mais l’Administration ne suivit guère en définitive les commerçants sur ce terrain. P. Marty, en particulier, s’appliqua à réfuter leurs arguments qui n’étaient à ses yeux qu’un acte de « mauvaise foi » ayant pour but d’évincer des concurrents. Selon lui, le rôle des autorités dans ce domaine devait se limiter à contrôler l’expansion agricole et commerciale des confréries285. De toutes les façons, les commerçants européens comprirent vite tout le parti qu’ils pouvaient tirer de la richesse des chefs religieux qui devinrent leurs meilleurs clients. Des rapports d’affaires se nouèrent donc avec le temps, que les autorités ne virent pas toujours d’un bon œil, notamment au moment des élections. L’insertion des marabouts dans l’économie de traite contribua à améliorer leurs relations avec les Français. Tout en demeurant à bien des égards, de par leurs organisateurs et leurs valeurs des sociétés « à part », les sociétés maraboutiques se trouvèrent liées au système colonial par la finalité économique de leurs activités. La croyance en la valeur religieuse du travail marque bien le passage d’un Islam mystique à un Islam intégré à l’économie nouvelle. A partir de là, rien n’opposait plus de façon fondamentale les autorités françaises et les marabouts ; et les chefs religieux apparaissent comme une pièce maîtresse de l’économie de traite. Leurs intérêts convergeaient avec ceux des Français :

« Leurs intérêts, écrit le gouverneur du Sénégal dès 1915, sont intimement liés aux nôtres, et plus nous développons chez l’indigène les facultés acquisitives par la création de besoins nouveaux, plus nous augmentons la richesse des confréries par la part prélevée plus ou moins volontairement sur leurs adeptes, et dont le montant est supérieur aux impôts payés à l’Administration. C’est pour cette raison qu’en cette période de crise nous n’avons pas à craindre l’influence maraboutique, et que si jamais au Sénégal une perturbation religieuse se produisait, elle ne serait que l’effet d’un « illuminé »286.

Enfin, les importants revenus dont disposaient les marabouts, ainsi que leur souci de « paraître », les encouragèrent à consommer des produits européens, donc à un niveau symbolique, à rejoindre sur certains aspects la civilisation du colonisateur. Au marabout austère, frugal, mystique, bref « retiré du monde » des premiers temps, s’oppose le marabout-à-Cadillac d’après la première guerre. Un de nos informateurs de Saint-Louis, qui, après avoir été le taalibe d’A. Bamba, devint le secrétaire de Cheikh Anta, nous a fourni d’intéressantes remarques sur ce point. Selon lui, A. Bamba se comportait en ermite, alors que son jeune frère avait « des manières d’Européen ». M. Sarr nous décrivit, avec fierté, la « vie fastueuse de son maître ».

« Il possédait de nombreuses grandes voitures et chaque année achetait même une petite Fiat pour son secrétaire. Il consommait beaucoup de produits européens : conserves, pâtes, par exemple. Il se nourrissait comme les Saint-Louisiens. Deux ou trois fois par jour, on lui apportait de la glace. On lui servait des fruits glacés. Il n’était pas contre la civilisation française. »

On voit bien ici le passage (et sa signification) du pieux marabout soufi au prince des Mille et Une nuits. En somme, les marabouts, à partir du moment où ils étaient contrôlés et intégrés à l’économie de traite, apparaissaient comme les meilleurs garants du statu quo colonial.

C) Les marabouts, force conservatrice de l’ordre colonial Après avoir été considérés comme la force d’opposition potentielle la plus dangereuse, les marabouts, tout en étant l’objet d’une certaine méfiance, vont être érigés par le colonisateur en remparts de l’ordre colonial contre les revendications des élites modernes. Leur participation à l’effort de guerre (1914-1918), leur contribution au « développement » agricole furent autant de facteurs qui les rapprochèrent des Français, et permirent, dès la fin de la première guerre mondiale, la mise en place d’une coopération fructueuse pour les deux parties. Mais cette coopération ne se serait sans doute pas imposée avec autant de vigueur si n’étaient pas apparues, dès les années vingt, des forces contestataires « modernes » qui étaient susceptibles de porter atteinte à l’ordre colonial et au pouvoir maraboutique. Face à ce « danger » nouveau, les autorités et les marabouts unirent leurs efforts pour ne pas se laisser déborder par ceux qui prêchaient un changement politique et social. Pour l’administrateur colonial, l’attitude déférente et dévouée des marabouts contrastait avec l’esprit frondeur des nouvelles élites sénégalaises. Pour les marabouts, le soutien de l’Administration était le meilleur moyen de se prémunir contre les bouleversements qui pouvaient naître de l’évolution sociale. Aussi, l’alliance des forces maraboutiques et de l’Administration coloniale s’avéra-t-elle être, jusqu’à l’indépendance, un important facteur de stabilité politique. Donc, les années vingt virent l’éclosion au Sénégal d’une vie politique nouvelle, et ceci sous l’influence de trois facteurs. D’abord, le développement d’une élite indigène (fonctionnaires, instituteurs), et à travers elle, une prise de conscience de la situation coloniale. Ensuite, le retour des anciens combattants qui, au contact du monde extérieur, s’étaient ouverts à des idées nouvelles et se montraient peu disposés à être traités comme des colonisés. Enfin, l’apparition dans les centres urbains d’une classe ouvrière revendicative. Aussi, sans que l’on puisse parler, au sens strict du terme, d’essor d’un mouvement nationaliste, assiste-t-on au Sénégal, après la première guerre, à une multiplication de revendications et des manifestations (grèves notamment) visant, au nom de l’assimilation, à l’abolition de l’indigénat et à l’extension des droits démocratiques à tous les Africains. Les rapports politiques du gouverneur du Sénégal témoignent de l’inquiétude des milieux coloniaux devant cette situation. Le rapport de 1926. par exemple, insiste sur le développement, chez certains éléments urbains « en contact avec la civilisation européenne » et « influencés par des publications subversives » d’un mécontentement indigène risquant, à terme, de remettre gravement en cause l’ordre établi. Ce mouvement paraît d’autant plus dangereux que ces éléments « subversifs » tendent à diffuser leurs idées à l’intérieur du pays, « dans les escales et les centres commerciaux nouveaux... où les appelait l’exercice de leur profession »287. A cette agitation entretenue par des éléments urbains, le gouverneur oppose la tranquilité des milieux musulmans qui sous la direction de leurs chefs travaillent « dans l’intérêt de la communauté ». Il va même jusqu’à « se réjouir » des progrès de l’Islam et plus particulièrement du mouridisme, parce qu’il est une « émanation aborigène », par opposition toujours aux idées subversives issues de l’extérieur. La grande crise économique des années trente accentue les craintes de l’Administration. Mais, là encore, les autorités comptent sur le conservatisme des musulmans pour endiguer un éventuel mécontentement populaire. Si l’on en croit les rapports politiques, ce fut effectivement ce qui se passa :

« Le malaise général consécutif à l’état de crise économique, la difficulté de la vie matérielle résultant de la raréfaction des ressources de l’indigène, auraient pu agir sur celui-ci et susciter en lui un esprit fâcheux de lassitude ou de mécontentement à l’égard de l’Administration, qui s’était efforcée de développer la culture de l’arachide. Mais le fatalisme de l’Islam aidant, la population a accepté, sans apparente acrimonie, la situation créée par les circonstances climatiques et l’instabilité des cours, dont le jeu mystérieux lui demeure incompréhensible. »288.

L’avènement du Front populaire donna au mouvement syndical une vigueur nouvelle. Les grèves se multiplièrent, en particulier aux chemins de fer. En septembre 1938, les cheminots auxiliaires cessent le travail à Thiès et à Dakar. Le mouvement, qui éclate en dehors des organisations syndicales, fait tache d’huile. La police et la troupe interviennent. Il y a six morts et trente blessés. L’Administration coloniale est obligée de lâcher du lest. Un décret du 11 mars 1937 rend applicable dans les colonies les dispositions du Code du travail relatives aux syndicats, mais avec de sérieuses restrictions puisqu’il exige, pour être membre d’un syndicat, de savoir parler, écrire et lire couramment le français. Un autre décret (20 mars 1937) introduit les conventions collectives et l’élection des délégués du personnel dans les entreprises employant plus de dix personnes. Les autorités sont cependant quelque peu débordées, et les dispositions restrictives du décret du 11 mars ne sont guère appliquées. Cette poussée syndicale (entre mai 1936 et novembre 1937, 119 associations dont 42 syndicats professionnels auraient été créées en A.O.F.) provoque l’inquiétude de l’Administration, toujours prompte à dénoncer la « propagande extrémiste ». La crainte de voir ces mouvements prendre une grande envergure amena les Français à se donner des moyens de surveillance et de répression supplémentaires. En 1934, est créé à cette fin un service spécial de Police et de Sûreté du Sénégal. Ce nouvel organisme comprenait en particulier une brigade de recherches chargée de surveiller « les agissements de nature à troubler l’ordre public »289. Désormais, les marabouts ne sont donc plus les seuls à être l’objet de la vigilance des autorités. Mais surtout, l’évolution sociale et politique que nous venons de noter modifie sensiblement la politique française au Sénégal. Après avoir misé sur les « évolués », qui devaient être le fer de lance de la civilisation française en Afrique, les responsables coloniaux prirent conscience que l’éducation et l’assimilation étaient des armes à double tranchant. Aussi, entre les deux guerres, note-t-on chez les responsables coloniaux une volonté de freiner la politique d’assimilation290. Les Français cherchèrent alors à s’appuyer davantage sur les forces traditionnelles que sur les « évolués ». C’est l’époque où les administrateurs coloniaux redécouvrent les vertus de l’« Afrique éternelle », où Robert Delavignette exhorte Français et Africains à « sauver la culture noire ». Certains voyaient sans doute dans cette nouvelle orientation de la politique française une occasion de dénoncer l’aveuglement culturel et l’ethnocentrisme des milieux coloniaux. Mais dans l’ensemble, et d’un point de vue politique, il demeure que le but de l’opération était surtout de faire barrage aux idées nouvelles. Dans ce contexte, on voit bien le rôle qui peut être dévolu à l’Islam. C’est de maintenir la tradition du terroir, d’être le gardien de « l’authenticité » africaine. D’où, de P. Marty à V. Monteil, toute une littérature sur l’« Islam noir » ou l’« Islam africain », c’est-à-dire adapté à l’âme indigène, par opposition à l’Islam fanatique et étranger au monde noir des Arabes. Le Mouridisme, confrérie « typiquement » sénégalaise, prend alors valeur de symbole. Loin d’être subversive comme à l’origine, elle apparaît désormais comme l’expression rassurante de la culture wolof. Les changements politiques qui suivirent la seconde guerre mondiale (extension de la citoyenneté française, puis évolution vers l’autonomie et l’indépendance dans le cadre de la Communauté) ne modifièrent en rien la fonction des marabouts dans le système colonial. Plus des concessions étaient faites aux élites modernes, plus en même temps l’Administration se rapprochait des marabouts. Tout se passait comme si les autorités cherchaient à compenser et à minimiser les mesures de libéralisation qu’elles accordaient aux forces politiques nouvelles par un soutien accru aux forces dites traditionnelles. Les marabouts représentaient un élément d’ordre et de stabilité qui servait de soupape de sécurité et réduisait ainsi les risques inhérents à toute « modernisation politique ». Plus que jamais, les marabouts apparurent tout au long de cette période comme les garants de la continuité dans le changement. Ils constituaient aux yeux des autorités coloniales le contrepoids le plus efficace à l’action des hommes politiques. De leur côté, les marabouts, quelles que fussent les relations qu’ils entretenaient par ailleurs avec certains politiciens sénégalais, appréhendaient les changements politiques. Les avantages qu’ils avaient acquis grâce à l’Administration coloniale les rendaient méfiants à l’égard d’une évolution qui risquait de remettre en cause la tutelle française. Nous rendrons compte plus loin du rôle fort important qu’ils jouèrent en 1958 en faveur du « oui » au référendum, devant la confusion et la division de la classe politique sénégalaise à ce moment crucial de l’histoire du pays. On voit donc bien qu’en définitive tout poussait les autorités françaises et les marabouts à s’entendre. Avec le temps, l’échange de services prévalut sur les craintes et la méfiance. III

L’ÉCHANGE DES SERVICES

Cet échange reposait sur les ressources humaines matérielles ou sociales différentes mais complémentaires que contrôlait chacun des deux partenaires. Les marabouts avaient la haute autorité sur une grande partie de la population et jouissaient partout d’un grand prestige moral et social. Les autorités coloniales, quant à elles, dominaient l’appareil de l’Etat. Les uns contrôlaient donc le « centre » et les autres la « périphérie ». Toute la structure de l’échange de services en découle. Les marabouts, en effet, en jouant le rôle d’intermédiaires et de courtiers, permettaient aux autorités du « centre » d’atteindre la « périphérie ». Ils étaient une des pièces maîtresses de l’Administration dans la mesure où ils développaient ses capacités d’expansion. Mais vice versa, les marabouts avaient également besoin des autorités coloniales pour protéger et étendre leurs activités économiques et sociales, puisque celles-ci débordaient largement le cadre traditionnel et évoluaient donc dans un espace qui les mettait directement en contact avec le « centre ».

A) Services rendus par les marabouts aux autorités coloniales Deux aspects doivent ici être distingués pour l’analyse, même s’ils sont de fait complémentaires, l’un de nature idéologique et symbolique, l’autre lié aux nécessités de l’administration du pays par les autorités coloniales. Tous deux cependant visaient à augmenter la capacité d’action du « centre » sur la « périphérie ».

1. — LA FONCTION DE LÉGITIMATION DE L’AUTORITÉ COLONIALE La domination coloniale, en tant que domination étrangère issue d’une conquête, se trouvait confrontée à un difficile problème de légitimité. Le mythe de la mission civilisatrice ne touchait guère que les milieux urbains, où « l’œuvre du Blanc » était visible et tangible. Les paysans de la brousse eux, tout en étant profondément engagés dans l’économie de traite, percevaient difficilement les changements et surtout les bénéfices que la colonisation pouvait leur apporter. Les transformations sociales et politiques introduites par le colonisateur étaient beaucoup plus perceptibles dans les villes que dans les villages. La « modernisation » s’effectua par le haut. Dans les campagnes, la politique coloniale fut de maintenir autant que possible le statu quo, de limiter les changements trop profonds que l’Administration n’aurait pus aussi bien maîtriser que dans les centres urbains. Ce « processus non équilibré de changement », pour reprendre une expression du sociologue S.N. Eisenstadt291, eut d’importantes répercussions au niveau des représentations. En effet, en milieu urbain de nouvelles valeurs apparurent sur lesquelles l’autorité coloniale pouvait asseoir sa domination ; en milieu rural, l’absence de « progrès » posait le problème de la légitimité de la colonisation en termes radicalement différents, d’autant que du fait de l’islamisation, les missionnaires, sauf dans les régions demeurées animistes (pays sérère, Casamance), n’avaient guère la possibilité, comme ailleurs, de jouer le rôle de relais idéologique. Ceci explique que dans les villages la légitimité coloniale reposa plus sur la « loyauté » des populations que sur la croyance aux vertus du « développement », de la « civilisation ». Ainsi, au Sénégal, ce fut par la personne interposée du marabout que le pouvoir colonial rechercha un appui idéologique. Les chefs religieux musulmans en manifestant publiquement leur fidélité aux autorités coloniales fournirent à celles-ci l’auréole de légitimité qui, sans cela, leur aurait fait défaut auprès des masses paysannes. Le paysan obéissait à l’autorité coloniale en tant que taalibe plus qu’en tant de sujet de la France, plus donc par fidélité à son marabout que par adhésion aux valeurs civilisatrices des Européens. Au début de la colonisation, les manifestations de l’attachement des marabouts à la France répondaient sans doute au souci de ces derniers de lever les suspicions qui pesaient sur eux. Mais, ce qui nous paraît particulièrement intéressant, c’est que le nombre et la fréquence des serments de fidélité, loin de cesser ou de diminuer, se multiplièrent avec le temps. A chaque fête religieuse, à chaque pèlerinage, le marabout renouvelait publiquement sa loyauté envers la France. Chaque fois qu’un marabout recevait officiellement une personnalité de la colonie, son discours de bienvenue comportait inévitablement une introduction où était soulignée sa soumission à l’autorité française. Ainsi s’établit un véritable rituel. Dans ce rituel, seul, nous semble-t-il, le symbole de la soumission est à retenir, car le contenu du discours n’a rien d’original et frappe même par sa platitude. La fidélité n’est jamais ou rarement expliquée, elle est donnée ; c’est un serment, non une adhésion rationnellement explicitée. Tous ces discours se ressemblent. Voici, à titre d’exemple, les paroles prononcées le 26 janvier 1954 par le khalife des Mourides, E.H. Falilou M’Backé, lors de la visite du gouverneur Goujon :

« Je profite de cette rare occasion pour renouveler à la France, que vous symbolisez, l’expression de notre profonde gratitude et l’assurance de notre sincère collaboration. Aujourd’hui comme demain, nous entendons toujours rester sous la tutelle paisible de la France. »292.

Quelquefois, cependant, surtout dans les années cinquante, époque où se développe un nationalisme africain, les marabouts mettaient l’accent sur le caractère démocratique de la présence française :

« La France, déclare le marabout Seydou Nourou Tall à la mosquée de Podor en juin 1956, est la seule nation du monde donnant l’égalité absolue aux Noirs et aux Blancs et une participation de ses colonisés à son gouvernement. Cette égalité appelle en retour la gratitude, l’obéissance dans l’ordre et la paix. »

Et le petit-fils d’El Hadj Omar de conclure sur un ton très maraboutique que les « musulmans pouvaient avoir une confiance aveugle en la France »293. Ces déclarations tenaient donc de la routine ; mais en période de crise, lorsque l’autorité de la France était susceptible de connaître quelques difficultés, elles reprenaient tout leur sens. Chaque fois, en effet, que l’autorité coloniale se trouva confrontée à des événements internes ou externes de nature à affaiblir sa légitimité, les marabouts vinrent à son secours et intensifièrent auprès des populations leur propagande en faveur de la France. La guerre de 1914-1918 fut le premier grand test des relations entre les autorités françaises et les chefs musulmans. L’Administration coloniale, on le sait, voyait à l’époque dans les marabouts des mahdis en puissance et craignait que la présence de la Turquie aux côtés de ses ennemis n’entraînât ses sujets musulmans à reconsidérer leur ardeur patriotique. Les marabouts cependant, malgré ces suspicions, ne profitèrent pas de la situation pour créer des problèmes aux autorités françaises. Bien au contraire, ils saisirent l’occasion pour montrer à l’Administration que ses craintes n’étaient guère fondées et qu’elle pouvait compter sur le dévouement et l’appui des musulmans.

« Les marabouts, écrit le gouverneur du Sénégal en 1916, n’ont cessé depuis le début de la guerre de faire preuve du plus grand loyalisme à notre égard. Les Mourides eux-mêmes, sous l’influence de Cheikh Amadou Bamba, servent notre cause et s’intéressent aux événements de la guerre européenne. »294. Et l’année suivante il note que « dans les cercles les marabouts tendent moins à se cacher de l’administrateur ». « Ils cherchent même, poursuit-il, à nous mêler à leurs cérémonies religieuses, alors qu’il y a encore quelques années, l’Européen était systématiquement écarté. »295.

Tous les grands marabouts du Sénégal, tout au long de la guerre, prièrent publiquement pour la victoire de la France et exaltèrent dans leurs sermons leurs disciples à s’engager pour la défense de la patrie. La plupart d’entre eux aidèrent directement l’Administration à recruter des soldats. Il en fut de même lors de la deuxième guerre mondiale. La défaite des armées françaises en 1940 n’alla pas cependant sans gêner les marabouts dans leur autorité, dans la mesure où elle soulignait l’impuissance de leurs prières :

« Il est évident, écrit le gouverneur dans son rapport de 1940, que les marabouts qui avaient prié pour la victoire de la France en 1914-18 passaient pour de très saints hommes, alors que ceux qui prièrent pour nos succès en 1939-40 voient leur prestige quelque peu ébranlé. »296.

Mais leur foi en la France resta entière ; et ils servirent tour à tour et avec le même zêle pétainistes et gaullistes. Il convient ici de mentionner tout particulièrement le rôle joué par le petit-fils d’El Hadj Omar, E.H. Seydou Nourou Tall, qui tout au long de la guerre alla porter la bonne parole de la France à ses coreligionnaires. Nommé en 1940 Grand iman des troupes noires, il mit tout son prestige au service de la France. A la demande de l’Administration, il parcourut l’A.O.F. pour exhorter la population à aider les autorités françaises. Ces tournées à grand spectacle connurent un certain succès populaire et les administrateurs virent en lui un auxiliaire très utile. Cette fidélité absolue, ostentatoire, et à toute épreuve, (il servit les autorités de la France libre avec la même ardeur) valut cependant au grand marabout toucouleur de sévères critiques de la part d’un certain nombre d’élites africaines qui lui reprochèrent son opportunisme politique et le surnommèrent « le marabout politicien ». Les autorités françaises elles- mêmes lui firent plus tard grief de profiter de ses bonnes relations avec l’Administration pour combattre d’autres marabouts, ce qui lui valut une certaine disgrâce dans les années cinquante. Les grandes grèves que connut le Sénégal en 1938 puis en 1947 furent également pour les marabouts l’occasion de manifester leur soutien aux autorités en appelant les ouvriers à la modération, au nom de l’Islam. C’est ainsi qu’en octobre 1938 le khalife des Mourides, Mamadou Moustapha M’Backé, intervint à la demande du gouverneur général auprès des ouvriers du Dakar-Niger. Il leur recommanda de

« ne jamais recourir à des procédés violents, mais de présenter toujours les revendications qu’ils croiraient justifiées à leurs chefs hiérarchiques, avec le calme et le respect dus, en toutes circonstances, aux représentants de l’autorité. »297.

D’autres chefs religieux, tels que Serigne Thienaba ou E.H. Seydou Nourou Tall, se firent également remarquer lors de cette affaire pour leur « action bienfaisante ». Le même scénario se reproduisit lors des grèves de 1947. Les marabouts prêchèrent la soumission aux toubabs dans les mosquées, et à Dakar un meeting fut organisé par l’Administration au cours duquel les chefs musulmans exhortèrent les grévistes à reprendre le travail. Le romancier sénégalais, Sembene Ousmane, a très bien rendu compte dans son roman Les bouts de bois de Dieu de l’attitude et de la fonction des chefs religieux pendant cette période d’agitation syndicale298. Certains milieux progressistes africains affirment même que le khalife des Mourides aurait envoyé ses taalibe pour remplacer les grévistes299. Les marabouts ne se départirent donc jamais, publiquement du moins, de leur fidélité envers l’Administration. Chaque fois que cela fut nécessaire, ils furent là pour redorer le blason de la France et servir ses intérêts (et en même temps, bien entendu, les leurs). Aussi l’autorité coloniale n’hésita-t- elle pas à les considérer, en dépit des appréhensions que nous avons mises en relief, comme de véritables chefs indigènes et à se servir d’eux comme des relais auprès de la population.

2. — LA FONCTION DE RELAIS DE L’AUTORITÉ COLONIALE Les marabouts remplirent en effet, à bien des égards, des rôles d’auxiliaires de l’Administration. Ils furent la courroie de transmission la plus efficace du pouvoir colonial. Plus que les chefs indigènes, liés trop directement et ouvertement à l’Administration étrangère, les marabouts, de par leur légitimité propre, purent atténuer les aspects coercitifs de la domination coloniale et mettre en œuvre la politique économique des autorités françaises. a) Dans le domaine administratif et politique Les autorités coloniales se rendirent vite compte qu’il était impossible d’administrer le pays en ignorant ou en court-circuitant les marabouts. Mieux valait, pour des raisons pratiques, gouverner avec eux que contre eux ou même sans eux. Ce que le chef de canton ou le commandant de cercle n’obtenait des populations que par la force, le marabout l’obtenait par la vertu de son charisme qui l’unissait à ses disciples. L’Administration y perdait sans doute en autorité, puisqu’il lui fallait passer par un intermédiaire, mais elle y gagnait en efficacité. Mieux que le chef de canton ou l’administrateur étranger, le marabout était à même d’arbitrer les conflits, de recruter des soldats ou de la main-d’œuvre, d’encourager ses taalibe à payer l’impôt. Bien des gouverneurs et commandants de cercles furent fascinés par le modèle d’autorité maraboutique et s’employèrent à l’utiliser au profit de l’action administrative. Les chefs de canton eux- mêmes comprirent, pour la plupart, avec le temps, qu’il était préférable d’être dans les bonnes grâces des marabouts que d’engager contre eux une lutte qui aurait paralysé leur action. La nécessité de recruter des soldats pour aller combattre sur les fronts européens lors de la première guerre mondiale fut à cet égard décisive. L’urgence du recrutement et les difficultés auxquelles il se heurtait (fuite des populations notamment) amenèrent les autorités à s’appuyer sur les chefs religieux musulmans. Ceux-ci, dans l’ensemble, acceptèrent de collaborer à l’opération qui était pour eux un moyen de montrer à l’Administration qu’ils n’étaient pas systématiquement hostiles à la France. Il fut fait appel en particulier à Amadou Bamba, longtemps considéré par l’autorité coloniale comme un ennemi irréductible :

« Ce n’est pas sans regrets, écrit le gouverneur du Sénégal, dans un rapport de 1915, que j’ai laissé l’administrateur du Baol reconnaître, en se servant d’Amadou Bamba, l’autorité extra-administrative qu’exerce ce chef religieux ; mais dans les circonstances présentes j’estime que nous n’avons pas le droit de négliger aucun concours pour répondre aux demandes de la métropole. »300.

Amadou Bamba répondit favorablement à la demande des Français. L’organisation mouride, malgré quelques résistances et réticences, notamment dans la région de Darou-Mousty, prouva son efficacité. Les marabouts se chargèrent eux-mêmes du recrutement. A. Bamba aurait fourni directement pendant la guerre 1.400 soldats à l’armée, ce qui lui valut en 1919 la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Les autres cheikhs mourides œuvrèrent pour la plupart avec la même réussite301. Il était donc désormais prouvé que les organisations maraboutiques étaient les meilleures courroies de transmission de l’action administrative. Là où les autorités coloniales intervenaient par l’intermédiaire du marabout, elles arrivaient à leurs fins sans difficultés majeures. Dès lors, le recours aux marabouts devint monnaie courante. On leur laissa le soin non seulement de recruter des soldats, mais aussi, souvent, de percevoir l’impôt, de nommer (ou de proposer) les chefs de village, de régler les litiges fonciers. Bref, les marabouts avaient bien des attributions qui étaient officiellement celles des chefs de canton. Ces derniers durent se contenter de n’être que des « ambassadeurs » de l’Etat colonial dans les régions maraboutiques. Dans d’autres cas, nous l’avons vu, ils s’appliquèrent, pour leur plus grand profit, à agir tout autant comme les représentants des marabouts que comme ceux de l’Administration. Les plus grands marabouts, ceux dont l’autorité morale et religieuse était reconnue bien au-delà des communautés qu’ils dirigeaient directement, se virent en outre confiée par l’Administration la délicate tâche de résoudre les multiples conflits religieux qui divisaient les communautés musulmanes et qui étaient susceptibles de troubler l’ordre public. Les inévitables luttes de clans qu’amenait la démission ou la mort de l’iman d’une mosquée étaient, par exemple, l’occasion d’affrontements parfois très violents entre partisans de tel ou tel candidat à la succession. Autant l’Administration coloniale cherchait à intervenir dans les luttes de clans entre grands marabouts, autant elle refusait de se compromettre dans les multiples luttes de factions locales. Aussi les autorités coloniales prirent-elles l’habitude de faire appel aux grands chefs religieux du pays pour régler ces conflits302. Enfin il arriva aussi, mais plus rarement, que l’Administration demandât à des marabouts d’effectuer des tâches de renseignement. C’est ainsi que Cherif Maky Haïdara, marabout de Sedhiou (Casamance), fut chargé pendant la deuxième guerre d’observer les mouvements de populations en direction de la Guinée Portugaise303. On peut donc légitimement parler d’un système d’administration indirecte reposant sur le pouvoir maraboutique. Ce système d’administration, loin de s’estomper au fur et à mesure que les moyens de communications et d’interventions des autorités se développaient, subsista, d’une part parce qu’il était un contrepoids à l’action des élites nouvelles, d’autre part parce qu’il demeurait le meilleur moyen pour inciter la population, à travers les directives des marabouts, à pratiquer les cultures commerciales que l’Administration préconisait. b) Dans le domaine économique Nous avons déjà analysé le rôle extrêmement important joué par les marabouts dans le développement de la culture arachidière et par là de l’économie de traite. Les marabouts ont été les principaux organisateurs de la colonisation agraire. Les autorités administratives ne sont guère intervenues directement sinon pour créer des conditions favorables à l’implantation de colonies maraboutiques, en ouvrant des voies de communications et en creusant des forages. Encore faut-il souligner que les marabouts devancèrent souvent les initiatives de l’Administration dans ce domaine. Ils n’hésitèrent pas, lorsque cela allait dans le sens de leurs intérêts, à faire creuser des puits et construire des chemins. La nombreuse main-d’œuvre dont ils disposaient gratuitement rendait ces tâches particulièrement aisées, à la plus grande satisfaction des autorités européennes. L’Administration sut en tirer la leçon. Elle estima qu’il valait mieux, lorsque des travaux publics étaient entrepris, demander l’assistance des marabouts en main-d’œuvre que de recruter directement et par la force des travailleurs. Aussi fit-elle appel à maintes reprises à l’aide des marabouts, en particulier pour la construction de la ligne de chemins de fer Diourbel- Touba (terminée en 1931). Enfin, l’Administration apprécia le soutien des marabouts à sa politique économique dans les périodes de crises économiques, lorsque les cours de l’arachide étaient si bas que la tendance naturelle des cultivateurs était de retourner aux cultures vivrières. Bien que touchés par la baisse des cours, les marabouts comprirent qu’ils ne pourraient continuer à bénéficier du soutien de l’Administration et de tous les avantages qu’ils en retiraient qu’à la condition d’être les agents zélés du gouvernement et de la Chambre de commerce. Lors de la crise mondiale des années trente, aussi bien que dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, les autorités coloniales engagèrent les chefs religieux à se mobiliser pour restaurer et intensifier la culture de l’arachide, au détriment des cultures vivrières. Mamadou Moustapha M’Backé, khalife des Mourides, s’engagea ainsi auprès du gouverneur Deschamps à ne cultiver dans ses quelques deux cents champs que de l’arachide304. A l’ouverture de la campagne agricole 1947-1948, le gouverneur Wiltord adressa aux marabouts, sous couvert des commandants de cercle, une lettre leur demandant « d’agir directement » auprès de leurs disciples afin que ceux-ci n’abandonnent pas la culture305. Dans d’autres circonstances, il fut demandé aux marabouts d’aider à la diffusion de nouvelles méthodes culturales (charrues, engrais, etc.). Les services rendus par les marabouts aux autorités coloniales étaient donc de nature fort diverse. Ils correspondaient aux multiples aspects de l’autorité maraboutique. S’ils permettaient à l’Administration de gouverner et de « développer » le pays sans trop de problèmes, ils assuraient en même temps aux marabouts, en contrepartie, des avantages précis qui renforçaient leur pouvoir et leur autorité.

B) Services rendus par les autorités coloniales aux marabouts En retour des services qu’ils rendaient aux Français, les marabouts attendaient des autorités civiles un appui à la fois idéologique et matériel. D’une part, ils cherchaient à être traités en notables de la colonie, de l’autre ils espéraient tirer un profit très direct des soutiens qu’ils accordaient à l’Administration. Dans l’ensemble, celle-ci sut leur donner satisfaction sur ces deux points.

1. — LA RECONNAISSANCE DE L’AUTORITÉ MARABOUTIQUE Nous avons montré que l’autorité maraboutique repose essentiellement sur les liens d’ordre personnel et charismatique qui unissent les chefs religieux et leurs disciples. On est dès lors porté à penser que les marabouts n’ont pas grand-chose à faire d’une quelconque reconnaissance par l’autorité coloniale. Mais nous avons également souligné, lorsque nous avons analysé la « routinisation » de leur charisme, que leur prestige auprès de leurs taalibe était indissociable de leur habileté à leur fournir des services, et pas seulement dans l’au-delà ; c’est-à-dire, dans bien des cas à user de leur influence auprès de l’Administration pour obtenir des avantages qui, pour une part, seront redistribués à leurs disciples. Dans ces conditions, les marabouts se devaient de gagner la confiance des autorités françaises. Plus un marabout était couvert d’honneurs, plus il faisait figure de chef religieux respecté par les Français, et plus son charisme était jugé efficace par ses taalibe. Etre traité en notable religieux par les Français n’était donc pas un handicap, mais au contraire un avantage pour un marabout. Il ne fallait point cependant trop en faire. Le marabout, au risque de déchoir, ne devait pas apparaître comme un homme-lige. Les disciples trouvaient normal que leur marabout servît, dans certaines circonstances, d’auxiliaire aux Européens ; mais ils n’auraient guère accepté qu’il en fût l’esclave. On attendait du marabout qu’il se montre habile négociateur avec les autorités, mais non qu’il fut leur serviteur trop zélé. L’Administration était d’ailleurs très consciente du problème et savait qu’un marabout trop ouvertement lié à elle n’avait pas une audience réelle auprès de la population musulmane. C’est ainsi qu’en 1939 le commandant du cercle de Louga rend compte en ces termes d’une réunion tenu par Seydou Nourou Tall au marché de cette ville :

« La réunion s’est tenue dans le plus grand calme. Toutefois il y a lieu de signaler que, dans le cercle tout au moins, ce personnage religieux ne jouit pas auprès des indigènes du crédit qu’on semble lui accorder en haut lieu. Les indigènes l’écoutent certes, mais entre eux ils le prennent pour un agent de l’Administration, entretenu par elle, et ce qu’il peut dire ne les influence guère. »306.

Un autre facteur poussait également les marabouts à solliciter la reconnaissance de l’Administration : les luttes de clans au sein des confréries et des familles dirigeantes elles-mêmes. Un marabout soutenu par les autorités françaises bénéficiait d’un atout important face à ses rivaux. L’attaquer de front, c’était remettre en cause la politique des Français dans ce domaine. L’Administration, quant à elle, a toujours établi une hiérarchie entre marabouts. Les chefs de confréries ou de branches confrériques, même lorsqu’ils étaient contestés par une partie des fidèles et des marabouts, étaient traités avec des égards particuliers ; ce qui n’empêchait par ailleurs nullement les administrateurs d’entretenir sournoisement les dissensions entre marabouts. Le khalife des Mourides ou ceux des différentes branches tidjanes ou qadir étaient les interlocuteurs privilégiés des autorités coloniales. Les autres marabouts étaient certes honorés et adulés par l’Administration, mais, dans l’ordre des préséances et des avantages, ils n’étaient pas au premier rang. Les grands chefs religieux étaient sensibles à ce respect de la hiérarchie, et cela d’autant plus, bien entendu, que leur pouvoir se heurtait à des oppositions internes. Les autorités françaises montrèrent à plusieurs reprises qu’elles étaient décidées à prendre les mesures pour préserver l’ordre hiérarchique en place. Plus l’adversaire d’un khalife cherchait à se mettre en valeur, plus l’Administration cherchait à lui nuire en coupant court à ses initiatives. Mais la manifestation la plus spectaculaire de la reconnaissance de l’autorité maraboutique était sans aucun doute les honneurs dont l’Administration entourait les chefs religieux. Les grands marabouts étaient de toutes les cérémonies publiques, de toutes les réceptions de la « colonie ». Bien que n’occupant aucune fonction officielle, ils étaient considérés et traités comme des personnalités publiques qu’il convenait d’honorer. Ce fut surtout entre les deux guerres, après que les marabouts aient apporté la preuve de leur fidélité à la France dans le premier conflit mondial, que les autorités coloniales pratiquèrent cette politique. La plupart des marabouts furent décorés de la Légion d’honneur. Chaque fois qu’un ministre de la France d’Outre-mer se rendait en visite au Sénégal, il ne manquait pas de s’entretenir avec les principaux marabouts du pays. Parfois même, il était reçu chez eux. Il arrivait aussi très fréquemment que le gouverneur du Sénégal ou le gouverneur général de l’A.O.F. les appellent en consultation. Lorsqu’ils étaient en tournée dans le pays, le gouverneur ou le gouverneur général allaient toujours saluer les chefs religieux. Ceux-ci les recevaient dans leurs villages avec faste. Dans certaines régions du pays, et en particulier en zone mouride, une grande partie des tournées du gouverneur était consacrée à des réceptions et des entretiens avec les marabouts. Voici à titre d’exemple le programme « maraboutique » de la visite du gouverneur Goujon dans le cercle de Diourbel les 24, 25 et 26 janvier 1954 : le premier jour le gouverneur du Sénégal reçoit les chefs religieux à la résidence de Diourbel, l’après-midi il se rend à la mosquée de la ville. Toute la journée du 26 il rencontre les chefs mourides : le matin, il visite le village de Touba Fall où les chefs Baye-Faal lui sont présentés ; puis il se rend à Touba, capitale de la confrérie, où il visite les lieux-saints du mouridisme ainsi que les champs du khalife dont il est l’hôte à déjeuner. L’après-midi, le gouverneur visite successivement le village d’Abdoul Aziz N’Backé et les exploitations agricoles de Cheikh M’Backé307. D’autre part, dès les années trente, mais surtout après la seconde guerre, les autorités prirent l’habitude de se rendre à l’invitation des chefs musulmans aux cérémonies des principales fêtes religieuses et pèlerinages. A chaque fête de la Korite (fête de la rupture du Ramadan, l’aid sarir des Arabes) ou de la Tabaski (fête de la fin de l’année islamique, l’aid kabir des Arabes), des délégations officielles, que ce soit au niveau de la colonie, du cercle ou de la subdivision, assistaient à la prière dans les mosquées des principales villes du pays. Le grand magal de Touba, comme les autres pèlerinages importants tidjanes ou qadir, recevaient la visite des représentants de l’Administration. Pendant le pèlerinage une réception, appelée « cérémonie officielle » était organisée, et des discours échangés entre le chef religieux et le chef de la délégation française. Cette cérémonie devint partie intégrante du rituel des différents magal et gamou. L’Administration contribuait donc par ces diverses manifestations à rehausser le prestige des marabouts auprès de leurs fidèles. Mais les chefs religieux entendaient aussi tirer de cette sorte de légitimité officielle des avantages très substantiels.

2. — LA PROTECTION DES INTÉRÊTS MARABOUTIQUES Les autorités coloniales accordèrent en effet des récompenses très matérielles aux chefs religieux qui collaboraient avec elles. L’Administration alla même jusqu’à aider des marabouts qui passaient pourtant pour lui être plus ou moins hostiles, espérant ainsi les amener à de meilleurs sentiments. Ce fut le cas par exemple de Cheikh Anta M’Backé dont les documents d’archives attestent qu’il reçût des autorités coloniales des sommes d’argent et des terrains de culture308. D’abord, l’Administration disposait de « fonds secrets » dont une partie était réservée à se concilier les chefs religieux. Tous les grands marabouts en bénéficièrent309. Ensuite, les Français apportèrent leur soutien matériel aux marabouts dans le domaine religieux. Ils leur facilitèrent les formalités pour le pèlerinage à La Mecque, et dans certains cas prirent en charge les dépenses du voyage. Mais ce fut surtout à travers l’aide qu’ils fournirent pour la construction des mosquées et l’organisation de pèlerinages qu’ils se montrèrent attentifs aux intérêts maraboutiques. Il était en effet d’usage que l’autorité coloniale accordât une subvention chaque fois qu’une mosquée de quelque importance était édifiée. Habituellement, cette subvention n’était pas très élevée et avait surtout une valeur symbolique. Cependant, lorsque les demandes d’aide émanaient de grands marabouts, les autorités faisaient un effort supplémentaire, non seulement pour s’attirer les bonnes grâces des chefs religieux, mais aussi pour s’immiscer par ce biais dans leurs affaires. L’intervention de l’Administration dans la construction de la grande mosquée de Touba, capitale du mouridisme, est de ce point de vue particulièrement intéressante et significative. Après le retour d’Amadou Bamba au Sénégal en effet, les chefs mourides projetèrent d’édifier une mosquée qu’ils voulaient être la plus grande d’Afrique noire. Malgré un certaine hésitation, l’Administration leur donna en 1926 l’autorisation de construire. Pour mener cette tâche à bien, les marabouts mourides louèrent les services d’un administrateur en congé, Tallerie, qui fut chargé de la gestion financière et de l’organisation des travaux, moyennant un salaire et des avantages divers fort élevés. Tallerie s’avéra en réalité être un véritable escroc. Il fut accusé d’avoir détourné à son profit une partie des sommes recueillies pour la construction de la mosquée. L’Administration récusa toute responsabilité, mais aida les Mourides à écarter Tallerie. Devant toutes ces difficultés, les marabouts mourides décidèrent de s’adresser directement aux autorités coloniales. Ils leur demandèrent de les conseiller et de surveiller l’organisation des travaux. Cette suggestion parut pleine d’intérêt à l’Administration qui y vit l’occasion d’avoir un droit de regard dans les affaires de la confrérie. Elle accepta donc la proposition des chefs mourides à condition, en contrepartie, que ceux-ci s’engagent à fournir de la main- d’œuvre pour la construction de la ligne de chemins de fer Diourbel-Touba. Les Mourides souscrirent à l’offre des Français. En 1929, l’Administration céda au nouveau khalife Mamadou Moustapha un terrain domanial de quatre cents hectares et accorda une subvention qui, ajoutée aux dons des fidèles, permit de commencer les travaux, qui ne furent définitivement achevés que plus de quarante ans après (en 1963). Tout au long de ces quarante années, les autorités coloniales (puis sénégalaises) supervisèrent les opérations et y apportèrent d’importantes contributions financières. Elles servirent donc très directement les intérêts mourides et plus particulièrement le prestige et le rayonnement que la confrérie mouride retira de la construction de cette immense mosquée, même si, par ailleurs, elles y gagnèrent un profit moral et politique310. L’Administration assista également les grands marabouts dans l’organisation matérielle des pèlerinages. Elle assura le service d’ordre, accorda des congés spéciaux aux fonctionnaires africains, installa des stations de pompage pour l’approvisionnement en eau des pèlerins, affrêta des trains spéciaux pour leur transport. Mais ce fut surtout dans le domaine agricole que les marabouts obtinrent des autorités les avantages les plus considérables. Dans les premières années du siècle, les Français marquèrent quelque hésitation à accéder aux demandes des marabouts en terrains de culture, en particulier dans les zones déjà surpeuplées du Cayor. Les marabouts passaient encore à l’époque pour des agitateurs qu’on ne tenait guère à aider. L’on craignait d’autre part que leur installation dans des régions déjà occupées ne suscitent des conflits et des troubles. Cependant, la volonté de l’Administration de développer la culture arachidière, et les garanties d’efficacité qu’offrait l’organisation maraboutique à cet égard, eurent raison des réticences du début. Le marabout qadir Cheikh Bou Kounta obtint ainsi en 1914, dans le cercle de Thiès, l’immatriculation à son profit de deux cent cinquante hectares de terre qui pourtant semblent avoir été, selon les rapports officiels, la propriété de lamanes (maîtres de la terre) sérère311. Autre exemple significatif : en 1939, le marabout mouride Bassirou M’Backé fit occuper dans le cercle de Kaolack des terrains appartenant aux Sérère depuis plusieurs centaines d’années. L’administrateur du cercle régla l’affaire en enlevant une partie de ces terres aux Sérère pour en confier la culture au marabout312. Dans les « terres neuves », donc en principe non cultivées, de la frange du Ferlo, l’Administration mit tout en œuvre pour faciliter l’implantation des marabouts, en particulier mourides. Le chemin de fer facilita cette installation, d’autant plus que les marabouts obtinrent de connaître à l’avance les tracés des voies ferrées. L’Administration se chargea également, par la diplomatie ou la menace de la force de « régler » le problème des éleveurs peul qui occupaient la région. Les activités pastorales des Peul n’intéressaient pas en effet l’Administration puisqu’elles étaient non commerciales. La politique des Français fut de transformer les zones d’élevage en zones de culture industrielle. Quant aux Peul, ils furent progressivement repoussés, pour une grande partie d’entre eux, vers le désert du Ferlo, malgré les efforts de certains administrateurs pour leur réserver entre les champs de culture des zones de pâturages313. A partir de 1947, dans un souci de moderniser la culture de l’arachide, et plus spécialement d’augmenter les rendements, l’Administration décida de concéder aux chefs religieux de vastes domaines de plusieurs centaines d’hectares qui devaient être exploités suivant les directives des agents des services de l’Agriculture. Il s’agissait de promouvoir par l’usage d’engrais, l’emploi de machines — et la pratique d’assolements, la rationalisation et le développement des cultures. Les marabouts mourides furent, une fois encore, les principaux bénéficiaires de l’opération : Falilou, Bachirou et Cheikh M’Backé reçurent des domaines de six cents hectares chacun. Malgré l’importance de leurs revenus et la main-d’œuvre gratuite fournie par les disciples, les marabouts demandèrent l’assistance financière de l’Administration. Des prêts leur furent accordés par la Caisse commune de crédit agricole et le budget local. L’opération ne répondit pas cependant aux espoirs de l’Administration. Les agents de l’Agriculture se heurtèrent quotidiennement au leadership conservateur des marabouts. Bachirou M’Backé, par exemple, alla, dit-on, jusqu’à encaisser la paye des apprentis- chauffeurs de l’exploitation qui étaient formés par les services techniques de l’Agriculture. De plus, les sommes versées par l’Administration aux marabouts ne furent pas toujours utilisées comme il était prévu, mais bien souvent à des fins personnelles. Des résultats encourageants furent cependant enregistrés. Ainsi en 1951, on constata que de nombreux agriculteurs mourides achetèrent les engrais qu’ils avaient vu employer sur les champs des marabouts314. Enfin, les autorités protégèrent les intérêts des marabouts en ne s’oposant pas à la gestion financièrement douteuse et politiquement antidémocratique de ces derniers dans les coopératives. La loi du 10 septembre 1947 rendit en effet applicable aux territoires d’Outre-mer le statut de la coopération métropolitaine. L’Administration en attendait une meilleure organisation de la commercialisation de l’arachide, et, incidemment, pensait ainsi jeter les jalons de structures socialistes. Dès le début, les grands marabouts mourides, tidjanes et qadir producteurs d’arachides entreprirent de créer des coopératives, non dans une perspective de « coopérateurs », mais pour obtenir des équipements à meilleur prix et vendre à peu de frais l’arachide cultivée et récoltée par leurs taalibe. Le marabout tidjane, Ibrahima Niass, fonda l’une des premières coopératives, la C.O.M.A.S. (Coopérative mutuelle agricole sénégalaise) dont il assuma la présidence. Quelques mois plus tard, Cheikh M’Backé créa la Coopérative de production du Baol et Bachirou M’Backé la Coopérative de production de Diourbel. Bientôt, tous les grands marabouts du Sénégal eurent leur propre coopérative, y compris les marabouts tidjanes de Casamance qui en 1951 se groupèrent en une Coopérative chérifienne Banghère-Sedhiou. Les marabouts escomptaient surtout, par le biais des coopératives, obtenir des avances d’argent de la Banque d’Afrique occidentale (B.A.O.) avec l’aval du Territoire, comme la réglementation le prévoyait. Ils reçurent effectivement des sommes fort importantes, mais que dans la plupart des cas ils furent incapables de rembourser intégralement, non seulement parce qu’ils se montrèrent inaptes à gérer correctement et efficacement les coopératives, mais aussi parce que bien souvent les prêts leur servirent à des dépenses personnelles. L’Administration, voulant ménager les chefs religieux, laissa faire. Les inspecteurs des coopératives (service créé par un arrêté du 3 mai 1949) et les fonctionnaires de l’Agriculture furent incapables, face au « lobby » maraboutique, d’effectuer un contrôle quelque peu sévère et efficace.

« Pour combler le déficit, écrit P. Duran dans son mémoire sur le mouridisme, on fera appel à la générosité de l’Administration. Pour obtenir son aval pour des emprunts de plus en plus importants, les marabouts ont recours aux interventions des conseillers généraux et des parlementaires auxquels ils monnayent l’utilisation de leur influence sur les électeurs. Les fonds ainsi obtenus ne seront pas plus ménagés que ceux venant des adhérents. Les prêts obtenus grâce à l’aval du Territoire, ne serviront pas à commencer les campagnes, mais à désintéresser les créanciers précédents. Les marabouts n’ont absolument pas d’ailleurs l’impression qu’il faudra rembourser le trésor public. »315.

Quant à l’aspect « mutualiste » et « socialiste » des coopératives, inutile de dire qu’il était inexistant. Les structures maraboutiques n’autorisaient guère une participation effective des adhérents, dont la plupart étaient les disciples du président de la coopérative. Tout au plus peut-on dire que les coopératives permirent aux marabouts d’adapter leur leadership à des structures dites modernes. En somme, les marabouts surent admirablement faire payer aux Français le prix de leur intégration au système colonial. Le bénéfice qu’ils tirèrent de cette coopération non seulement ne semble pas avoir porté tort à leur prestige, mais paraît au contraire les avoir rendus à même de renouveler et de « moderniser » les bases de leur autorité. C’est dans le même état d’esprit qu’ils entrèrent dans les luttes partisanes. Leur insertion dans la vie politique eut pour effet de les intégrer un peu plus dans la vie de la colonie et leur permit de se doter de « ressources politiques » nouvelles. IV

LES MARABOUTS DANS LA VIE POLITIQUE DE LA COLONIE

Ce n’est que progressivement que les marabouts furent amenés à entrer dans le jeu politique. Dans un premier temps (du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale), les marabouts eurent une influence limitée, mais tout de même notable dans une vie politique circonscrite aux « quatre communes », donc à la partie du pays où leur autorité était certainement la moins forte. Cependant, dès cette époque, on voit se dégager un « style » politique maraboutique. Après le deuxième conflit mondial, lorsque les paysans devinrent progressivement des électeurs à part entière, les marabouts apparurent comme des « courtiers » indispensables aux différents partis (ou factions) en compétition.

A) L’africanisation de la vie politique et le rôle des marabouts à l’époque du suffrage restreint Le Sénégal fut, jusqu’au milieu du XXe siècle, le seul territoire français d’Afrique noire à être doté d’institutions représentatives. Cependant cette politique d’assimilation demeura en réalité fort limitée puisque seules les principales villes côtières (Gorée, Dakar, Rufisque et Saint-Louis) jouissaient de privilèges démocratiques. De plus, tous les habitants de ces villes n’avaient pas la citoyenneté française, car celle-ci était soumise à des conditions restrictives (en particulier de naissance). En 1879, on estime le nombre de citoyens (appelés originaires) à 5.000, sur une population africaine totale de 30.000 personnes dans les quatre communes. En 1910, il est de 7.000 sur une population africaine de 65.000 personnes. En 1922, à la suite du vote de la loi Blaise Diagne qui facilita l’accession à la citoyenneté française des Africains des « quatre communes », on compte 18.000 originaires sur une population africaine de 66.000 personnes316. Malgré ces limites, la vie politique sénégalaise fut extrêmement animée tout au long de cette période. L’élection des conseils municipaux des « quatre communes », du conseil général ainsi que du député constituait le temps fort des luttes partisanes. Lors de ces batailles politiques, diverses forces sociales, comme les maisons de commerce ou l’aristocratie lébou du Cap-Vert, avaient coutume d’intervenir. Mais il faudra attendre le début du XXe siècle pour voir les forces musulmanes et maraboutiques s’engager dans ces luttes politiques. Cette intervention maraboutique correspond d’ailleurs à la prise en mains par les Africains de la vie politique.

1. — LE LEADERSHIP POLITIQUE AFRICAIN ET L’ENTRÉE EN SCÈNE DE L’ISLAM Jusque dans les premières années du XXe siècle, la vie politique des « quatre communes » était largement dominée par l’alliance des Européens et des Métis. Mais au tournant du siècle, on assiste à une certaine redistribution des cartes. Dans un premier temps, le leadership métis tendit à s’affirmer indépendamment des Européens. En 1902, un avocat métis de Saint-Louis, François Carpot, est élu député. Il sera réélu en 1906. A peu près à la même époque, son frère Théodore prend le contrôle du conseil général. La prééminence des Métis fut cependant de courte durée. L’élite politique africaine commence en effet à cette époque à faire entendre sa voix. Cette prise de conscience aboutit à l’élection du premier africain (un catholique), Blaise Diagne, à la députation, en 1914. Ce dernier sera constamment réélu jusqu’à sa mort (1934) où son rival, mais ancien lieutenant, un Africain musulman, Galandou Diouf, prit la succession. Parallèlement, les Africains conquièrent progressivement le pouvoir au sein du conseil général et des conseils municipaux. A cette montée d’un pouvoir politique africain correspond l’entrée des forces musulmanes sur la scène politique. Au début du XXe siècle, les principaux groupes maraboutiques sont déjà constitués et structurés. Leur influence tend à devenir omniprésente en brousse, mais est également tangible dans les centres urbains où l’Islam apparaît sinon comme une force d’opposition à la colonisation, tout au moins comme une idéologie de résistance à la toute puissance de l’Administration, au leadership politique européen et à l’assimilation totale à la culture française. « Un des facteurs les plus importants du réveil africain, écrit G.W. Johnson, fut la percée de l’Islam (...). En brousse il — (le marabout) — offrait l’Islam comme consolation aux méfaits de la domination française ; mais les Africains des villes répondirent aussi à cet appel, car il s’agissait d’un Islam militant qui semblait fournir une défense effective du mode de vie africain. En somme, l’Islam, qui avait été considéré pendant longtemps par beaucoup de Sénégalais comme une force étrangère à leur milieu, devint un foyer de résistance à l’autorité française. »317.

Au XIXe siècle, l’Islam ne représentait dans les « quatre communes » qu’une force politique négligeable que les politiciens ne prenaient guère en considération. Mais, dès le début du XXe siècle, il leur fallut admettre, même lorsqu’ils étaient d’origine chrétienne, comme F. Carpot ou B. Diagne, que les marabouts étaient des figures populaires dont il convenait de se ménager l’appui, mais aussi des personnages fort riches susceptibles de financer leurs campagnes électorales. Les marabouts, quant à eux, comprirent que les hommes politiques étaient bien placés pour les protéger éventuellement de l’arbitraire de l’Administration et assurer auprès des autorités la représentation de leurs intérêts économiques, bref, pour les défendre sur un terrain qui ne leur était guère familier.

2. — LES MARABOUTS A LA RECHERCHE DE PROTECTEURS POLITIQUES Les grands personnages de l’Islam sénégalais du début du siècle ne se mêlèrent pas eux-mêmes de politique, à l’exception de Cheikh Bou Kounta. Amadou Bamba tout comme E.H. Malik Sy étaient avant tout des mystiques. Ils n’étaient guère à l’aise dans les intrigues politiciennes. Leurs tendances naturelles les poussaient à ignorer les institutions européennes. P. Marty, dans son ouvrage sur l’Islam sénégalais, note qu’El Hadj Malik Sy avait une influence religieuse prépondérante auprès des vieilles familles musulmanes des « quatre communes », mais « qu’il n’a jamais usé de ce pouvoir occulte, malgré des sollicitations »318. Il faut dire qu’à l’époque les marabouts tidjanes n’avaient guère besoin d’avocats. Leurs relations étaient plutôt bonnes avec les autorités françaises, et ils ne s’étaient pas encore lancés pleinement dans la culture de l’arachide et les affaires, comme les Mourides. Chez ces derniers, ce furent Cheikh Anta M’Backé, frère d’A. Bamba, ainsi que Cheikh Ibra Fall, le fidèle lieutenant du fondateur de la confrérie, qui menèrent les opérations politiques. Cheikh Ibra Fall avait compris toute l’influence que donne l’argent, en particulier auprès de l’élite politique. Il dépensa sans regarder pour acheter les services de ceux qu’il estimait être les mieux placés pour défendre non seulement ses propres intérêts, mais surtout ceux de son maître, A. Bamba, auquel il était viscéralement attaché. Or, A. Bamba avait bien besoin de protecteurs tant il était en butte, dans ces premières années du siècle, à l’hostilité de l’Administration :

« Le Cheikh Ibra Fall, écrit dans une lettre datée de 1909 et adressée au commandant du cercle du Baol, le commissaire de police Cazenave, entretient des rapports suivis avec les hauts personnages de Saint- Louis et ne va jamais dans cette ville sans se rendre chez eux ; il y reste même des journées entières et très avant dans la nuit. A chaque élection, on ne manque pas de faire appel à son influence religieuse sur la politique. En échange, ces hauts personnages interviennent en sa faveur auprès du gouvernement local. »319.

P. Marty remarque de la même façon à propos de Cheikh Anta :

« Il a noué des relations diverses avec des hommes politiques, des agents d’affaires et des commerçants du Sénégal. Abondamment pourvu d’argent, il en connaît la puissance (...). Par ces relations, il influence A. Bamba qui, personnellement obligé de par sa sainteté d’éviter tout contact avec les Européens (...), s’en remet volontiers à son frère. »320.

Cheikh Anta était l’« homme d’affaires » de la confrérie et en tant que tel finançait pour son propre compte ou pour celui de son frère les opérations politiques qui lui paraissaient les plus rentables. La stratégie politique du fondateur de la zawiya qadir de N’Diassane, Cheikh Bou Kounta, répondait à des considérations strictement économiques. Ce marabout, qui n’était guère un lettré, s’occupait plus de commerce et de cultures agricoles que de religion. Sa grande richesse lui attirait de nombreuses amitiés politiques qu’il utilisait au mieux pour faire fructifier ses affaires et notamment pour obtenir de l’Administration l’immatriculation de terrains de culture. F. Carpot fut le premier homme politique à mesurer véritablement l’impact croissant de l’Islam et des forces maraboutiques. Comme Métis, il était davantage en contact avec les réalités et l’évolution de la société africaine que les Européens. Comme avocat, il savait les services qu’il pouvait rendre à l’électorat africain et aux marabouts. Il apparut très vite comme l’homme de la situation. Du côté mouride, il intervint, au moment de sa première élection à la députation, auprès de l’Administration coloniale en faveur de Bamba qui était interné en Afrique équatoriale. Et effectivement, quelques mois après l’élection de F. Carpot, A. Bamba fut autorisé à rentrer au Sénégal. Mais le député du Sénégal fut impuissant à empêcher l’année suivante une nouvelle déportation du chef des Mourides en Mauritanie. F. Carpot continua cependant à s’occuper du sort d’A. Bamba. Ses démarches auprès des autorités françaises aboutirent quelques années plus tard. En 1907, A. Bamba était autorisé à se fixer dans le Djolof, puis en 1912 à Diourbel, au cœur du pays mouride. Pendant toute cette période, le zèle de F. Carpot fut largement entretenu par les subsides des Mourides qui contribuèrent pour une bonne part au financement de ses campagnes électorales321. F. Carpot se montra également attentif aux intérêts de Cheikh Bou Kounta. Celui-ci s’était d’abord attaché les services d’un avocat de Dakar, Me Couchard, qui avait été député du Sénégal de 1893 à 1898. Me Couchard tenta de nouveau en 1910 de se faire élire député avec l’aide financière du marabout qadir. Battu par F. Carpot, le député sortant, il se suicida. Cheikh Bou Kounta se tourna alors vers F. Carpot. Il lui demanda de l’aider à obtenir de l’Administration la concession de terrains de cultures dans les environs de Tivaouane. L’affaire était fort délicate, car les terrains en question étaient revendiqués par des lamanes (maîtres de la terre) sérère. Le député prit l’affaire en mains et, après plusieurs interventions auprès des gouverneurs du Sénégal et de l’A.O.F., réussit à faire céder quelques centaines d’hectares au marabout contre l’avis des administrateurs locaux322. F. Carpot ne réussit pas cependant à mobiliser en sa faveur tout l’électorat musulman, malgré les appuis dont il bénéficiait de la part de certains marabouts de l’intérieur du pays. Les électeurs africains, et en particulier les Lébou de Dakar et de Rufisque, faisaient de plus en plus confiance à l’élite politique montante issue de leur propre milieu, au détriment des hommes politiques français ou métis. Les marabouts finirent eux aussi par suivre ce mouvement qui porta B. Diagne, puis G. Diouf à la députation. Les élections de 1914 marquèrent le début de la domination des Africains dans la vie politique. Blaise Diagne fut soutenu par une coalition de forces de mécontents323. Il sut en particulier s’attirer la sympathie de plusieurs chefs lébou de la presqu’île du Cap-Vert, grâce à l’intermédiaire de son lieutenant, le conseiller général de Rufisque, Galandou Diouf, qui avait acquis leur confiance. Un des premiers actes publics de Blaise Diagne, lorsqu’il arriva à Dakar pour entreprendre sa campagne électorale, fut d’aller présenter ses respects aux dignitaires lébou après la prière du vendredi à la mosquée de Dakar. Il rallia à sa cause l’iman de la ville, Assane Doye, qui devint son principal agent électoral dans la communauté lébou et collecta des fonds en sa faveur. Il proposa aussi ses services aux marabouts mourides. Il se rappela au souvenir d’A. Bamba qu’il avait aidé autrefois au Gabon alors qu’il servait dans l’Administration des douanes. Les chefs mourides sentaient bien que l’auréole de F. Carpot était sur le déclin mais, par fidélité aussi bien que par souci de ménager l’avenir, ils n’osèrent pas l’abandonner complètement. Ils décidèrent de donner des subsides à plusieurs candidats. F. Carpot, B. Diagne, mais aussi Theveniaut, ancien commandant du cercle du Baol, reçurent un soutien financier mouride. Mais au deuxième tour qui opposa le Français Heimburger et Blaise Diagne ils soutinrent politiquement et financièrement ce dernier. Il semble que Cheikh Bou Kounta adopta la même tactique324. Les bons offices de B. Diagne contribuèrent grandement à l’amélioration des relations entre les Mourides et l’Administration coloniale. Son amitié avec les Mourides facilita le recrutement de soldats dans les villages d’A. Bamba et de ses lieutenants, lors de la première guerre mondiale. Le député du Sénégal tira pleinement profit du succès de ces opérations et fut nommé en 1918 haut commissaire de la République dans l’ouest africain. En contrepartie, Diagne s’appliqua à donner une image rassurante des Mourides auprès de l’Administration. Il rendit d’importants services au successeur d’A. Bamba, M. Moustapha, notamment dans l’affaire Tallerie325. Ce fut lui qui dénonça l’escroquerie de cet ancien administrateur du cercle de Thiès qui avait fait signer aux chefs Mourides un contrat frauduleux pour la construction de la grande mosquée de Touba.

3. — RIVALITÉS MARABOUTIQUES ET CONFLITS POLITIQUES Mais l’affaire Tallerie (qui suivit la mort d’A. Bamba) marqua la fin de l’unité des grands marabouts de la confrérie et fit éclater au grand jour la rivalité entre M. Moustapha et son oncle Cheikh Anta. Cheikh Anta aurait eu partie liée avec Tallerie ; en tous les cas il fut rendu responsable du scandale par le khalife et rompit avec Blaise Diagne, pour soutenir Galandou Diouf qui venait lui aussi de quitter le « parti diagniste ». La richesse de Cheikh Anta fut fort utile à Galandou Diouf dont les activités commerciales étaient précaires. Le marabout mouride l’aurait sauvé de la faillite. En 1928, sur les instances de ses amis lébou, de Lamine Gueye (lui aussi ancien « diagniste ») et de Cheikh Anta, il se présente aux élections législatives. Cheikh Anta lui alloue une somme de 75.000 F CFA.M. Moustapha, lui, finance la campagne de Blaise Diagne. G. Diouf mise sur la solidarité musulmane contre son rival chrétien. Il fait distribuer un tract invitant les électeurs à relever « la gloire de l’Islam ». Pour la première fois dans l’histoire politique du Sénégal, la défense de la religion musulmane devenait un thème de propagande électorale. Malgré cela, Galandou Diouf est battu, et son protecteur mouride, que l’Administration française considérait, entretenue en cela par Blaise Diagne, comme le « mauvais génie » de la confrérie, est envoyé en résidence surveillée au Soudan. Lorsque, à la mort de Blaise Diagne, Galandou Diouf est porté à la députation (1934), il obtient le retour de Cheikh Anta. Le « parti » du khalife M. Moustapha, dépité par le succès de leur adversaire, s’allie alors à Lamine Gueye, principal rival de G. Diouf, après avoir été lors de la campagne de 1928 son premier lieutenant. On voit bien à travers ces diverses péripéties que l’intervention des marabouts dans la vie politique n’a aucun caractère idéologique. L’adhésion d’un marabout à tel ou tel « parti » est avant tout fonction de ses intérêts particuliers et des luttes de factions au sein de la confrérie. Tout au long de cette période le facteur maraboutique fut donc présent dans la vie politique. Mais la sollicitude des hommes politiques à l’égard des marabouts allait redoubler après la deuxième guerre, lorsqu’avec l’extension du scrutin les partis politiques durent conquérir l’électorat rural.

B) Les marabouts dans la lutte politique L.S. Senghor/L. Gueye La IVe République donna une impulsion nouvelle à la vie politique sénégalaise en étendant progressivement les privilèges des « citoyens » au- delà des anciennes communes de plein exercice, et en dotant le pays d’institutions nouvelles.

1. — LES TRANSFORMATIONS DE LA VIE POLITIQUE La loi dite Lamine Gueye du 7 mai 1946 accorde à tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer la citoyenneté française. Cependant, le principe du suffrage universel ne fut pas immédiatement adopté. Il fallut attendre la loi-cadre du 23 juin 1956 pour voir tous les citoyens des deux sexes âgés de vingt et un ans devenir électeurs. Quoi qu’il en soit, l’extension progressive du droit de vote permit une animation d’autant plus grande de la vie politique que les transformations sociologiques que connaissait le Sénégal étaient porteuses d’exigences nouvelles. Le développement des villes, en particulier de Dakar, et leur industrialisation donnèrent un élan sans précédent au mouvement syndical, de même que l’augmentation croissante du nombre de fonctionnaires africains. Ces nouvelles élites, souvent issues de la « brousse », ne partageaient guère les valeurs de l’ancienne « aristocratie » africaine des « quatre communes » et, se trouvant dans une situation de concurrence avec les cadres français de l’Administration, se montraient plus critiques que leurs aînées envers les vertus de l’assimilation. Elles réclamaient plein pouvoir pour elles-mêmes et plus d’autonomie pour leur pays. La « brousse » ne fut pas épargnée par ces changements. L’exode rural (même saisonnier), le développement des voies de communication et des transports multipliaient les liens entre les villages de l’intérieur et les villes, et exposaient donc le monde rural aux idées et aux modes de vies urbains. D’autre part, l’extension de la culture arachidière, après une période de redémarrage quelque peu difficile, accentua la dépendance des paysans à l’égard des maisons de commerce et des organes coopératifs. Les marabouts suivaient avec extrêmement d’attention ces phénomènes de « modernisation » et agissaient en sorte de ne pas en perdre le contrôle. L’arrivée des hommes politiques sur la scène rurale allait leur fournir l’occasion de donner à leur rôle d’intermédiaire une nouvelle dimension. Ces transformations sociales expliquent la formidable vivacité de la vie politique sénégalaise d’après-guerre. Les formations politiques se multiplient : le Mouvement nationaliste africain, le Rassemblement démocratique africain, les Groupes d’études communistes, la section sénégalaise de la S.F.I.O., pour ne citer que les plus importantes, s’efforcent de mobiliser les énergies. Mais rapidement la situation se décante. Emergent alors deux hommes dont la rivalité allait être l’axe de la vie politique du Sénégal pendant une dizaine d’années. Le premier, Lamine Gueye, brillant juriste de Saint-Louis, est déjà un vétéran des luttes politiques. « Ancien diagniste », fondateur en 1935 du Parti socialiste sénégalais (qui intégrera la S.F.I.O. sous le Front populaire), il avait été l’adversaire malheureux de Galandou Diouf aux élections législatives de 1934 et de 1936. Le second, Léopold Sédar Senghor, est par contre un nouveau venu dans l’arène politique. Originaire du monde rural, il appartient à l’ethnie sérère et est de confession catholique. Il ne doit sa citoyenneté française qu’au prestige que lui confère son titre d’agrégé de grammaire. En tant qu’ancien « sujet » de l’intérieur, il ne pouvait qu’être plus sensible à la situation coloniale que Lamine Gueye. Les deux hommes collaborèrent d’abord au sein de la S.F.I.O. qui s’imposa dès les élections législatives de 1945 comme parti largement dominant. Tous deux furent élus députés à l’Assemblée nationale en 1945 et 1946. Tout naturellement Lamine Gueye représentait les « citoyens » et L.S. Senghor les « non-citoyens » (le collège unique ne fut instauré que par la loi du 25 octobre 1946). Mais ils étaient trop différents pour pouvoir cohabiter longtemps au sein de la même formation politique. L.S. Senghor reprochait à la vieille S.F.I.O. sa timidité sur les problèmes coloniaux. Face à la politique assimilationiste des socialistes français, il s’érigea en défenseur du « socialisme africain » et de la négritude. Il prôna la décentralisation, voire l’autonomie, des territoires d’Outre-mer. En 1948, il démissionna de la S.F.I.O. et fonda son propre mouvement : le Bloc démocratique sénégalais (B.D.S.)326. La S.F.I.O., le B.D.S., et quelques autres mouvements plus marginaux comme le R.D.A., commencent alors à partir à l’assaut des voix du monde rural et pour cela à solliciter l’appui des marabouts. Le gouverneur du Sénégal remarque dans son rapport politique de 1949 :

« Les élus sénégalais ont compris la force que représentent les différents personnages religieux, par l’influence qu’ils ont sur la masse et à l’occasion sur l’expression des suffrages ; ils essayent donc en retour de montrer à quel point ils sont bons musulmans et préoccupés des intérêts de l’Islam. »327.

2. — LES MARABOUTS COMME ENJEU POLITIQUE Les programmes des deux partis font une large place à la promotion de l’enseignement de l’arabe, au développement et à une meilleure organisation du pèlerinage à La Mecque, à la construction de mosquées. L.S. Senghor se lança avec d’autant plus de zèle dans cette offensive que sa religion pouvait être un handicap dans cette course. Dès 1948, il demande l’aide de l’Etat pour l’achèvement de la construction de la mosquée de Touba et se fait le porte-parole des musulmans pour réclamer une augmentation du nombre des pèlerins autorisés à se rendre aux lieux saints de l’Islam. En 1949, il propose un plan d’organisation de l’enseignement de l’arabe prévoyant la création de medersas franco-arabes, de chaires d’arabe dans les établissements secondaires, l’introduction progressive de l’arabe dans l’enseignement primaire, l’envoi de boursiers en Afrique du nord328. La presse des deux partis, L’A.O.F. pour la S.F.I.O., et La Condition humaine pour le B.D.S., consacre de nombreux articles aux questions musulmanes, aux grands pèlerinages, aux principaux personnages de l’Islam sénégalais. Elle ne manque jamais l’occasion de rendre compte des « visites d’amitié » de leurs leaders respectifs aux chefs religieux. Très vite, cette émulation va se transformer en polémique. Les socialistes accusent L.S. Senghor de vouloir manœuvrer les musulmans au profit d’une minorité catholique.

« (...) Nous connaissons l’objectif secret de Senghor, écrit Ousmane Diop, sénateur socialiste, c’est le loup dans la bergerie qui revêt le manteau vert du serigne pour mieux croquer les brebis musulmanes qu’il croit naïves. »329.

L.S. Senghor est présenté comme « l’homme de l’Eglise », « l’apôtre du cléricalisme militant »330. Ses liens avec le Mouvement républicain populaire (M.R.P.), qui avait patronné au Parlement français la constitution du groupe des Indépendants d’outre-mer (I.O.M.) auquel il appartenait, sont dénoncés :

« (...) Cet homme formé à l’ombre de l’Eglise militante, sectaire dans son dogme d’infaillibilité pontificale (...) après avoir traversé les eaux du socialisme, écrit Boubacar Obeye Diop en 1952, frappe à nouveau aux portes du catholicisme social. »331.

Dans le même article, B.O. Diop dénonce avec vigueur l’appui apporté par Senghor au projet européen et eurafricain, car cette Europe là, explique- t-il, c’est « celle de la démocratie chrétienne » et de son allié le capitalisme. Mais L.S. Senghor et ses partisans n’hésitèrent pas à contre-attaquer les socialistes sur le terrain même de l’Islam. Ils accusèrent les socialistes de profaner l’Islam par leurs tentatives de s’en servir comme arme politique332, et leur chef Lamine Gueye, d’être un mauvais musulman : « Drôle de défenseur de l’Islam que Lamine Gueye. Certains marabouts tolèreront-ils plus longtemps que Lamine Gueye continue à se faire passer pour le porte-drapeau de l’Islam, lui qui pour se marier a préféré : — une femme catholique à une musulmane, — le Code civil au Code musulman, — l’église à la mosquée, — la bénédiction d’un prêtre catholique à la khoutba d’un marabout. »333.

3. — LE FACTEUR MARABOUTIQUE DANS LA VICTOIRE DE L.S. SENGHOR L.S. Senghor, malgré sa religion et les attaques que celle-ci lui valait, sortit vainqueur de cette confrontation. En quelques années il réussit à gagner l’appui de la majorité des marabouts les plus puissants, bien qu’au départ Lamine Gueye pouvait se prévaloir de l’amitié de beaucoup d’entre eux, tels E.H. Seydou Nourou Tall, Ababacar et Mansour Sy, Cheikh M’Backé. Dès les élections législatives de 1951, il acquit une large majorité électorale qu’il sut consolider par la suite : 67,8 % des suffrages exprimés en 1957 (contre 30,6 % à la S.F.I.O.), 76,1 % aux élections législatives de 1956 (contre 22,4 % à la S.F.I.O.), 78,1 % aux élections territoriale de 1957 (contre 11,1 % aux socialistes). Si le parti de Lamine Gueye parvint à préserver sa clientèle de Dakar et de Saint-Louis, partout ailleurs (à l’exception de la circonscription de Matam, dans le Fouta-Toro, lors des élections de 1951) il s’effondra devant le B.D.S. Dans la circonscription de Diourbel, haut lieu du mouridisme, les socialistes ne réunirent guère plus de 10 % des suffrages. S’il ne faut pas exagérer l’importance du soutien maraboutique dans ces résultats, il convient tout de même de remarquer que ce fut justement dans les régions où les marabouts sont très influents (Diourbel, Sine-Saloun, Thiès) que le B.D.S. obtint ses meilleurs scores. Comment expliquer ce soutien des marabouts à L.S. Senghor ? D’abord, il sut, beaucoup mieux que Lamine Gueye, dont le fief électoral se trouvait dans les villes, se pencher avec attention sur les problèmes ruraux auxquels les marabouts, en tant que « grands cultivateurs », étaient sensibles. Lamine Gueye était un bourgeois citadin, plus à l’aise parmi les élites occidentalisées que parmi les paysans et notables de la « brousse ». Le style de L.S. Senghor était fondamentalement différent. S’il était un intellectuel brillant, il pouvait aussi être « paysan avec les paysans », avoir un comportement et tenir un langage que les nouveaux citoyens de l’intérieur du pays appréciaient. B. Traoré décrit fort bien, dans son étude sur les partis sénégalais, la façon dont L.S. Senghor menait ses campagnes électorales en milieu rural :

« Vêtu de « kaki », coiffé d’un calot qui deviendra légendaire, en voiture jeep, M. Senghor visite systématiquement tout le Sénégal de l’est à l’ouest, du nord au sud (...). Dans les demeures les plus humbles il se mêle aux paysans, partage avec eux leurs repas, à même la calebasse, et a pour chacun un mot aimable, une plaisanterie puisée dans la meilleure tradition sénégalaise. (...) Devant les paysans, partout, il brandit dans sa main un billet de 5.000 F CFA et s’écrie en valaf « barigo ndiouné » (5.000 francs la tonne), promettant ainsi aux producteurs d’arachides que, s’il était élu, le prix du kilo d’arachides sera porté à 50 F CFA. (...) Au demeurant, cette promesse ne laisse pas insensibles les notables ruraux qui sont intéressés aux problèmes de l’arachide. »334.

En brousse, les principaux auxiliaires du parti socialiste de L. Gueye étaient les chefs de canton dont la popularité n’était pas évidente, et en qui, de surcroît, les marabouts voyaient souvent des rivaux335. Le B.D.S., au contraire, ne manquait pas de dénoncer les abus de pouvoir des chefs au détriment des populations rurales, ce qui ne pouvait que lui attirer la sympathie des marabouts336. Mais le succès de L.S. Senghor tient aussi à la grande habileté avec laquelle il manœuvra dans les luttes intermaraboutiques, et aux maladresses de ses adversaires socialistes sur ce terrain. Du côté mouride, il se ménagea l’appui du khalife Falilou M’Backé auquel il apporta son soutien face à son neveu Cheikh M’Backé, ami et allié de Lamine Gueye. Grâce à ses interventions, L.S. Senghor réussit à enlever à Cheikh le monopole de la direction des travaux de la grande mosquée de Touba, symbole de la puissance mouride. Or, dans cette lutte au sein de la confrérie, miser sur Falilou était un acte de grande sagesse, car le nouveau khalife avait de son côté les marabouts mourides les plus importants, notamment les fils de Cheikh Anta, M. Moustapha Fall (khalife de la branche Baay Faal), ainsi que la plupart de ses frères cadets. Parmi ces derniers, seul Bassirou prit le parti de Cheikh M’Backé et des socialistes ; encore changea-t-il de côté en 1952 après la défaite de la S.F.I.O. aux élections territoriales. Le parti de Lamine Gueye pâtit de la position minoritaire de Cheikh M’Backé, d’autant que le leader socialiste ne manquait aucune occasion de s’afficher avec le rival de Falilou337. Dans la presse socialiste, tous les faits et gestes de Cheikh M’Backé trouvaient écho338. Il était traité comme le véritable chef des Mourides et le magal qu’il organisa en 1951 fut présenté comme le grand magal de la confrérie. La S.F.I.O. souffrit également de la véhémence du Cheikh M’Backé. Lors des élections de 1952, celui-ci n’hésita pas à menacer de châtiments dans l’autre monde les Mourides qui voteraient pour le « parti des chrétiens » et à lancer ses taalibe à l’assaut de la concession du khalife Falilou. Ce dernier incident (qui se solda en définitive par un échec, car les disciples de Cheikh ne parvinrent pas à prendre possession de l’habitation de Falilou) contribua beaucoup à ternir l’image de marque de Cheikh et de ses associés socialistes. L’année précédente des incidents semblables avaient eu lieu à Tivaouane. Le khalife de la zawiya de Tivaouane, Ababacar Sy, qui était pourtant l’ami d’enfance de Lamine Gueye et était connu pour sa modération, fut pris à parti par des militants socialistes qui tenaient une réunion électorale dans la ville. Lorsque les « bérêts rouges » socialistes arrivèrent à Tivaouane, ils auraient été attaqués à coups de pierres par des taalibe tidjanes, poussés, semble-t-il, par le fils du khalife, Cheikh Tidiane Sy, qui était un ferme partisan du B.D.S.339. Les socialistes ne surent pas garder leur calme et se vengèrent en se ruant sur la concession du khalife. Dès lors, ce dernier, encouragé en cela par Cheikh Tidiane, qui avait un grand ascendant sur son père, pencha plutôt en faveur du B.D.S., entraînant avec lui la majorité des taalibe de la « voie » de Tivaouane. Seuls quelques frères d’Ababacar, et notamment Mansour Sy, persistèrent dans leur soutien aux socialistes, sans doute parce qu’ils se posaient en rivaux du khalife. Enfin, les socialistes perdirent aussi l’appui du marabout toucouleur E.H. Seydou Nourou Tall, à la suite d’insultes qu’ils auraient proférées à son encontre à l’Hôtel de ville de Dakar en 1951, parce que, dans l’échauffement de la campagne électorale, ils trouvèrent que le marabout ne faisait pas preuve d’assez de détermination dans ses sympathies socialistes. E.H. Seydou Nourou Tall qui, malgré ses nombreuses compromissions avec l’Administration coloniale, jouissait d’un certain prestige moral au Fouta- Toro en tant que petit-fils d’El Hadj Omar, aida alors le B.D.S. à s’implanter dans cette région. Il disposait pour cela d’un puissant instrument, l’Union générale des originaires de la vallée du Fleuve (U.G.O.V.F.), association ethnique créée en 1947. L’U.G.O.V.F. regroupait l’essentiel de l’élite toucouleur. E.H. Seydou Nourou Tall y avait une grande influlnce, et son fils, Tierno Mountaga Tall, assurait la présidence de la délégation de l’Union à Dakar. Lorsque l’U.G.O.V.F. prit fait et cause pour le B.D.S., les socialistes répliquèrent en constituant une autre association, la Centrale du Fouta, puis la Ligue des Toucouleurs ; mais ces groupements ne parvinrent guère qu’à mobiliser les cadres de la chefferie administrative340341. Le B.D.S. profita de toutes les maladresses des socialistes à l’égard des marabouts pour les accuser d’être irrespectueux de la religion musulmane. Ainsi, à la veille des élections de 1952, il lança l’appel suivant aux musulmans :

« Electeurs musulmans, vous ne voterez pas pour ceux qui organisent des expéditions punitives contre les domaines sacrés des khalifes Ababacar Sy à Tivaouane et E.H. Falilou M’Backé à Touba. Vous ne voterez pas pour ceux qui, dans l’ivresse du pouvoir que vous avez mis entre leurs mains, conspuent en pleine municipalité de Dakar, E.H. Seydou Nourou Tall, descendant du vénérable Cheikh Oumar. »342.

D’autre part, contrairement aux pratiques des socialistes, les leaders du B.D.S. eurent la prudence de ne jamais attaquer de front les quelques marabouts qui restaient fidèles à Lamine Gueye, afin de ménager d’éventuels ralliements. En définitive, la S.F.I.O. ne garda la sympathie que d’un nombre très limité de grands marabouts. On a déjà signalé les cas de Cheikh M’Backé et de Mansour Sy. Il convient d’ajouter à la liste le grand marabout du Sine- Saloum, Ibrahima Niass, lié par une vieille amitié à Lamine Gueye et très méfiant à l’égard des hommes politiques chrétiens (mais qui était paradoxalement au mieux avec l’Administration). Cependant son autorité ne fut pas d’un grand secours à la S.F.I.O., car une grande partie de ses taalibe se trouvait à l’extérieur du Sénégal343. Enfin, Lamine Gueye garda la confiance de certains marabouts de moindre envergure, tels le khalife de la petite confrérie layenne, Seydina Issa Laye344 (puis son successeur Mendioune Issa Laye) qui tenait à être au mieux avec le maire de Dakar où vivait la plus grande partie de ses taalibe, Cherif Maki Haïdara, marabout- commerçant tidjane en Casamance qui fut le président-fondateur de l’Association des notables de Kolda, de tendance socialiste, ou encore El Hadj Tierno Souleymane Agne, président du tribunal coutumier de Tambacounda, dans le Sénégal oriental. Mais ces marabouts socialistes étaient plutôt des marginaux, des individus en rupture de ban avec les dirigeants de leur confrérie, ou des personnages de peu d’influence. Les défaites successives du parti socialiste contribuèrent d’ailleurs à ternir leur auréole auprès de l’opinion musulmane et surtout des taalibe, qui commençaient à douter de la barka des marabouts « socialistes » et de leur habileté à pouvoir leur rendre des services. Aussi, tout le monde parut satisfait lorsqu’en avril 1958 les deux partis décidèrent de s’unir au sein d’une même formation, l’Union progressiste sénégalaise (U.P.S.)345. Mais l’évolution politique du pays suscita d’autres problèmes devant lesquels les marabouts durent réagir. CONCLUSION

L’intégration des marabouts dans la vie politique, leurs relations clientélistes avec l’Administration et leur insertion dans l’économie de traite ont donc, en quelques décennies, transformé en notables de la colonie les mahdis et ascètes soufis qui avaient tant inquiété les Français. Cependant, au niveau des représentations et des modes d’action populaires qui en découlent, il reste que les marabouts gardaient une image et véhiculaient une idéologie relativement autonomes qui faisaient d’eux, aux yeux de la population musulmane, des « protecteurs » qui limitaient l’impact de la colonisation dans la vie quotidienne des « indigènes », réinterprétaient la domination étrangère dans des termes africains et islamiques et préservaient une identité propre sur laquelle le colonisateur n’avait que peu d’emprise346. Tout cet arsenal symbolique et idéologique ne doit pas être négligé, comme aurait tendance à le faire une analyse marxiste étroitement mécaniste et économiste. Le colonisateur pouvait manipuler l’Islam, mais il ne pouvait se substituer à lui. Aussi serait-il faux de présenter des forces musulmanes comme totalement intégrées à l’ordre colonial. Les marabouts vendaient leurs services à l’Etat colonial, mais ils conservaient des « ressources » propres, en particulier celles que leur donnaient leurs relations avec les taalibe ; et ceux-ci n’auraient guère accepté que les chefs religieux deviennent de simples représentants officiels de l’Administration. La pratique populaire de l’Islam interdisait aux marabouts de s’ériger officiellement en agents de l’Etat colonial. Ils pouvaient être des notables ou des « intermédiaires » dans la société coloniale, mais non des rouages patentés de l’Administration. Donc, même si l’autonomie maraboutique était en grande partie illusoire, comme je l’ai montré, elle avait des effets réels au niveau des comportements populaires. C’était dans les marabouts que s’investissait la « différence » entre la société coloniale et la société indigène. Au moment de l’indépendance, cette ambiguïté du pouvoir maraboutique fonctionnait à la grande satisfaction des divers acteurs en présence (Administration, marabouts, masses musulmanes). Mais qu’en allait-il être avec les transformations que provoqua la décolonisation ?

CHAPITRE II

CONSTRUCTION ÉTATIQUE ET POUVOIR MARABOUTIQUE (1958-1970)

*

Comment les marabouts qui étaient devenus des notables de la colonie allaient-ils s’adapter au pouvoir africain ? Ce ne fut pas sans crainte qu’ils abordèrent la transition que connut le Sénégal à la fin des années cinquante. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque certaine jeunes cadres politiques sénégalais dénonçaient le féodalisme et le conservatisme des chefs religieux en qui ils voyaient dés obstacles au développement de leur pays. Le mémoire publié en 1959 par un élève de l’Ecole nationale de la France d’Outre-mer, Abdou Diouf, futur premier ministre, est très typique de la sensibilité antimaraboutique des intellectuels sénégalais qui sortaient des universités françaises :

« (...) la majorité des marabouts, conclut-il, ignore la notion d’intérêt public ; ce ne sont que des féodaux ne représentant absolument rien et ne vivant que dans la poursuite de leurs intérêts propres. »347.

Les hommes politiques plus chevronnés, eux, à cause des liens de clientèle qui les unissaient aux chefs musulmans, ne pouvaient tenir un langage aussi radical. Cependant, ils entendaient construire l’Etat-nation et promouvoir le développement, ce qui impliquait qu’à l’Administration indirecte des marabouts se substitua une communication plus directe entre le centre et la population. Il s’agissait d’intégrer directement la société et en particulier les masses rurales dans l’espace de l’Etat. On comprend alors la vigilance des marabouts. Toutefois, l’évolution, du moins dans les dix années qui suivirent l’indépendance et que nous étudierons dans ce chapitre, n’alla pas dans le sens d’une marginalisation ou d’une dégradation de l’alliance entre le pouvoir politique et le pouvoir musulman qui avait caractérisé la période coloniale. Les crises politiques qui agitèrent la société sénégalaise en 1958 et 1962 créèrent un terrain favorable à la réaffirmation du rôle des marabouts. Cette situation permit la mise en place d’une nouvelle structure de collaboration entre les marabouts et les pouvoirs publics, malgré les tentatives de réforme qu’entreprit le gouvernement, et même si cette coopération connut quelques limites. I

LES MARABOUTS ET LES CRISES POLITIQUES DE 1958 ET 1962

Dans le climat d’incertitudes et de tensions qui accompagna la mise en place des nouvelles institutions, les marabouts apparurent comme une force de stabilisation et de continuité. Les crises de 1958 et de 1962 montrèrent qu’ils ne pouvaient être considérés comme élément négligeable dans la construction du nouvel Etat.

A) Les marabouts et les incertitudes politiques du Sénégal à la veille de l’indépendance : les tentatives d’action autonome L’évolution vers l’autonomie et l’indépendance ne rassure guère les marabouts. Ils ont peur de l’aventure politique. Protégés par l’Administration coloniale dans leurs fonctions politiques et économiques, ils craignent que les changements se fassent à leur détriment. Leurs appréhensions sont d’autant plus fortes que la vie politique sénégalaise se radicalise. Au sein même de l’U.P.S., les « jeunes turcs » donnent de la voix. Ils se font les avocats des paysans pauvres et dénoncent le népotisme et la corruption. Après les événements de mai 1958 en France, ils préconisent un vote négatif au référendum sur la Communauté franco- africaine. Par ailleurs, les marabouts sont entretenus dans leurs sentiments de méfiance envers ces jeunes radicaux par l’Administration française qui sent le contrôle de la situation lui échapper. Aussi, estimant que les relations de clientèle qu’ils avaient avec les notables politiques ne suffisent plus à garantir leur position sociale et leurs intérêts, les marabouts décident d’intervenir eux-mêmes directement dans la vie politique. On voit alors pour quelques mois se mettre en place un « parti maraboutique » qui se manifeste d’abord lors du référendum de septembre 1958. Le succès qu’ils remportent à cette occasion incite les plus décidés d’entre eux à aller plus loin et à créer un véritable mouvement politique.

1. — LES MARABOUTS ET LE RÉFÉRENDUM DE SEPTEMBRE 1958 : LE « OUI » DES MARABOUTS Les événements de 1958 placent le Sénégal dans une grande confusion. Les réformes institutionnelles proposées par le général de Gaulle pour l’organisation d’une Communauté franco-africaine précipitent les oppositions au sein de l’U.P.S. Certains, comme L.S. Senghor et M. Dia, expliquent que l’indépendance immédiate serait préjudiciable au développement du Sénégal, d’autres, représentant l’aile gauche du parti, considèrent que l’autonomie est insuffisante et réclament l’indépendance ; d’où la difficulté pour l’U.P.S. d’adopter une attitude claire. En juillet, une délégation de l’U.P.S. de vingt-six membres se rend à Cotonou à une réunion du Parti du regroupement africain (P.R.A.)348. L.S. Senghor y est mis en minorité. La résolution finale demande « l’indépendance immédiate » et « décide de prendre toutes les mesures nécessaires pour mobiliser les masses africaines autour de ce mot d’ordre et de traduire dans les faits cette volonté d’indépendance ». La majorité des délégués de l’U.P.S. vote cette résolution, désavouant ainsi leur leader. Au Sénégal, partisans du « oui » et partisans du « non » s’organisent : les premiers autour du président de l’assemblée territoriale, le « patron » du Sine-Saloum, Ibrahima Seydou N’Daw, les seconds autour d’Abdoulaye Ly. Le 26 août, le général de Gaulle est accueilli à Dakar par des cris et des banderoles appelant à voter « non ». « L’atmosphère est tendue à Dakar » écrit le Général dans ses Mémoires d’espoir349. Les marabouts sont dépités. Les hommes politiques qui étaient leur plus ferme soutien sont mis en difficulté. Les chefs religieux musulmans craignent que l’indépendance se fasse contre la France et que celle-ci exerce des représailles économiques contre le Sénégal. Qu’adviendrait-il alors de l’arachide ? Pour l’heure, en effet, ce sont plutôt les opposants au projet de la Communauté qui donnent de la voix. M. Dia et L.S. Senghor sont absents de Dakar lorsque le général de Gaulle s’y rend. Devant ce vide ou cette hostilité, l’Administration française mise sur les marabouts pour soutenir et propager sa politique. A Dakar, le général de Gaulle reçoit les principaux chefs musulmans. Le gouverneur Lami et l’officier des Affaires musulmanes, le capitaine Maitre, entreprennent des consultations avec les marabouts qui selon l’expression d’un de nos informateurs « étaient affolés à l’idée que les « toubabs » (les Blancs) allaient partir ». On retrouve la plupart de ces grands chefs religieux au sein du Comité d’organisation islamique, créé fin 1957 dans le but de « sauvegarder les destinées de la religion musulmane »350, et de l’Association pour la Ve République, fondée au moment de la préparation du référendum. Le 5 septembre, avant que l’U.P.S. n’ait fait connaître officiellement sa position, les chefs musulmans proclament qu’ils soutiennent l’action du général de Gaulle. Le nouveau parti unifié du Sénégal hésite en effet à prendre position, redoutant l’éclatement. Le 11 septembre, le comité directeur de l’U.P.S. réuni à Rufisque, adopte une résolution très ambiguë : « oui à l’unité africaine, oui à l’indépendance, oui à l’association avec la France ». Ce n’est que le 20 septembre que l’U.P.S. fait connaître sa décision de faire voter « oui » au référendum. L’aile gauche quitte alors l’U.P.S. et forme le P.R.A. (Parti du regroupement africain), marquant ainsi sa fidélité aux résolutions de Cotonou. Mais, pendant toute cette période de tergiversations, les marabouts, soutenus par l’Administration, multiplient les appels pour le « oui ». La radio et le quotidien Dakar-Matin font une très large place à leurs déclarations. Ainsi, le 17 septembre (donc trois jours avant la décision de l’U.P.S.), ce journal publie en première page (photo à l’appui) la déclaration suivante de Cheikh Tidiane Sy :

« Je suis en faveur d’un vote positif, car j’estime que dans les circonstances actuelles l’intérêt de mon pays est de demeurer dans le cadre d’une communauté franco-africaine et non de s’engager dans la voie aventureuse d’une indépendance précoce (...). Je demande à tous mes fidèles d’émettre en masse un vote positif le 28 septembre prochain (...). Guide spirituel de milliers de croyants, mon devoir est aussi d’éclairer ceux-ci sur leurs intérêts réels et de les maintenir sur le chemin de la sagesse et de la raison. »

Quelques jours avant E.H. Ibrahima Diop, chef coutumier des Lébou du Cap-Vert, avait publiquement demandé au gouvernement français que la collectivité lébou, au cas où le résultat du référendum serait négatif au Sénégal, ne soit pas liée par ce vote et conserve « la possibilité de pouvoir définir librement les nouveaux rapports qui pourraient la lier avec la France ». Quant au khalife de la toute-puissante confrérie mouride, Falilou M’Backé, il avait fait connaître dès le 3 septembre à Mamadou Dia qu’il souhaitait que le Sénégal restât étroitement associé à la France. Il ne fait aucun doute que de telles prises de position aient eu une grande influence sur la décision finale de l’U.P.S. dont la majorité des dirigeants, quelle que fût leur appréciation du projet référendaire, ne voulait pas prendre le risque de s’opposer aux marabouts et d’être désavoués par la population. Le « clou » de la campagne fut, le 26 septembre, le gamou de Tivaouane, lieu saint de la confrérie tidjane, où devant 150.000 pèlerins le gouverneur Lami apporta au khalife le salut de la France et du général de Gaulle. Abdoul Aziz Sy, le chef de la confrérie, proclama solennellement qu’il se considérait comme un « collaborateur sincère de la France ». Il termina son discours par les paroles suivantes :

« Je demande à tous les fidèles de la secte tidjane de ce pays d’être des collaborateurs sincères de la France toujours présente à nos côtés. »

C’est donc à juste titre que l’on a pu parler du « oui » des marabouts. Comme l’écrivait A. Blanchet dans Le Monde :

« (...) Les guides d’un islam traditionnellement profrançais ont influencé de façon déterminante l’adhésion de ce territoire à la future Communauté proposée par la métropole. »351.

Les résultats comblèrent d’aise les marabouts. Les « oui » l’emportèrent largement : 870.362 « oui » contre 21.904 « non » (sur 1.110.823 inscrits).

2. — LES TENTATIVES D’ORGANISATION AUTONOME Le succès remporté par les marabouts lors du référendum apporte la preuve du poids politique des forces islamiques. Les chefs religieux musulmans avaient, pour la première fois, pris une initiative politique au lieu de se contenter d’emboîter le pas des partis. Ils surent en tirer la leçon et entendirent se montrer exigeants envers les responsables politiques sénégalais, d’autant que leurs inquiétudes n’étaient pas toutes dissipées. En effet, l’aile gauche de l’U.P.S., bien qu’affaiblie par le départ de certains de ses leaders au P.R.A., faisait preuve d’un grand dynamisme et s’organisait autour du président du Conseil, Mamadou Dia. La détermination de celui-ci à démocratiser les structures sociales du monde rural et à mettre en place des institutions de type socialiste rendait les marabouts extrêmement méfiants352. D’autre part, le projet d’association du Sénégal avec le Soudan, dont les leaders passaient pour des socialistes intransigeants, n’était pas fait pour rasséréner les chefs religieux. Ce fut dans ce contexte que dans les semaines qui suivirent le référendum le Comité d’organisation islamique fut réactivité et transformé en un Conseil supérieur des chefs religieux. Celui-ci visait à imprégner les nouvelles institutions de la marque de l’Islam et, plus largement, à s’ériger en défenseur patenté des musulmans du pays. Les statuts de l’association précisaient en effet que celle-ci se fixait cinq buts principaux :

— « Protéger, sauvegarder et maintenir les dogmes de l’Islam dans leur véritable sens. — « Contrôler et vérifier que la constitution qui devra être soumise à l’approbation du peuple donne à l’Islam dans le nouvel Etat sénégalais (...) une liberté absolue. — « Faire accepter toute constitution conforme aux intérêts de l’Islam (...) et faire rejeter toute constitution dont la teneur peut porter atteinte tant soit peu à l’Islam et à l’expansion de l’Islam. — « Servir de médiateur dans tout différend existant ou pouvant exister entre musulmans et entre ceux-ci et l’Administration en vue d’une réconciliation parfaite et d’une cordiale entente pour la paix de tous. — « Défendre les intérêts généraux et particuliers des membres de l’Islam dans tous les domaines, économique, politique, social, culturel et judiciaire. » En somme, les marabouts cherchaient à jouer un rôle direct et actif dans la vie publique. Ils voulaient prendre eux-même leurs affaires en mains, dialoguer d’égaux à égaux avec les autorités du nouvel Etat. Ils revendiquaient un statut particulier et officiel dans les institutions. Beaucoup d’entre eux souhaitaient l’instauration d’une république islamique qui les aurait placés dans la situation privilégiée de gardiens de la foi et de la loi. Mais en même temps, ils affirmaient leur fidélité à la France, dont ils soulignaient volontiers qu’elle était une « puissance musulmane ». Le général de Gaulle leur semblait être le meilleur garant contre le socialisme que prônaient les jeunes cadres de l’U.P.S. En outre, ils tenaient à marquer leur distance à l’égard de l’orientation nettement anticolonialiste des mouvements réformistes musulmans (Union culturelle musulmane en particulier) qui recrutaient parmi les anciens étudiants sénégalais des universités arabes. A la fin de l’année 1958, ils demandèrent donc aux autorités de soumettre la constitution de la jeune république autonome au suffrage populaire, non tant par souci démocratique que pour marquer à nouveau leur influence de « grands électeurs ». Ils demandèrent aussi qui quarante des quatre-vingts sièges de la nouvelle assemblée législative soient réservés à des candidats qu’ils choisiraient eux-mêmes. Mais le gouvernement sénégalais ignora le Conseil supérieur des chefs religieux et ses revendications. Il n’adopta pas une politique hostile mais refusa de négocier avec l’organisation des chefs religieux en tant que telle. Les dirigeants sénégalais misèrent sur les relations personnelles qu’ils entretenaient avec les marabouts et prirent contact avec chacun d’entre eux individuellement. C’était la meilleure façon d’empêcher l’unité d’action des forces maraboutiques. Rapidement, on vit les vieilles rivalités entre marabouts renaître. Chaque marabout agit individuellement pour obtenir des autorités tel ou tel avantage personnel. La promulgation de la nouvelle constitution, le 24 janvier 1959, marqua la fin du Conseil, même si celui-ci ne fut pas officiellement dissous. Dès l’adoption de la nouvelle constitution le Conseil des chefs religieux envoie, à l’initiative d’Ibrahima Niass, un télégramme au général de Gaulle pour protester contre la politique suivie : « Chefs religieux Sénégal traduisant opinion majorité pays, vous adressent vives protestations contre le fait que gouvernement Sénégal entend imposer population du pays constitution approuvée seulement par assemblée constituante — stop — vote unique assemblée élue sous régime constitution octobre 1946, permet de soustraire constitution sénégalaise compétence populaire — stop — vous demandons respectueusement user pouvoirs qui vous sont conférés, dans légalité, principes démocratiques inviolables. Sentiments respectueux. »

Mais quelques jours plus tard Falilou M’Backé (khalife des Mourides), Seydina Madina Laye (khalife des Layennes), Abdoul Aziz Sy (khalife des Tidjanes de Tivaouane) ainsi qu’El Hadj Seydou Nourou Tall, le grand marabout toucouleur, désavouent l’initiative de Niass et assurent le gouvernement sénégalais de leur confiance et de leur dévouement. Cependant, les marabouts contestataires décident de poursuivre leur action. Devant l’impossibilité de mobiliser contre le gouvernement l’ensemble des chefs religieux, ils fondent un parti politique d’opposition, le Parti de la solidarité sénégalaise (P.S.S.). Le 7 février, le P.S.S. publie un manifeste dans lequel il annonce son intention d’œuvrer pour l’union des peuples sénégalais et français, des forces traditionnelles et religieuses et des générations montantes, bref, de « refaire la solidarité sénégalaise » pour contrer la « politique de division » de l’U.P.S. Cheikh Tidiane Sy, fils de l’ancien khalife Ababacar, et Ibrahima Niass furent les promoteurs et les animateurs du parti, mais pluseurs politiciens mécontents de l’orientation de l’U.P.S., tel Ibrahima Seydou N’Daw, président de l’Assemblée constituante, vinrent les rejoindre. Au mois de mai a lieu à Kaolack, fief religieux d’Ibrahima Niass et fief politique d’Ibrahima Seydou N’Daw, le congrès constitutif du parti. Cheikh Tidiane Sy est élu président du parti et Ibrahima Seydou N’Daw directeur politique. Le secrétaire général est un avocat de Saint-Louis, Me Oumar Diop. Le P.S.S. attira à lui des gens très différents les uns des autres. Les militants les plus dévoués furent d’abord tout naturellement les alliés et les taalibe des deux grands marabouts. Ibrahima Niass entraîna au P.S.S. la plupart de ses fils et Cheikh Tidiane ses jeunes frères ainsi que les opposants, au sein de la Tijannya de Tivaouane, du khalife Abdoul Aziz. A Saint-Louis, le représentant et ami de Cheikh Tidiane Sy, Madior Cisse, transforma les daa’ira tidjanes en cellules politiques. Ce furent les membres des daa’ira qui se chargèrent de vendre les cartes du parti et de distribuer son journal, Solidarité. D’autre part, le P.S.S. bénéficia du soutien actif de certains dirigeants d’associations islamiques comme Abdarahmane Baba Sali, secrétaire général du Mouvement culturel et social musulman, et Amadou Dia, secrétaire général de la Ligue musulmane sénégalaise de Dakar, qui rêvaient d’établir au Sénégal une république islamique. Mais le P.S.S. trouva aussi un écho favorable chez certaines personnalités « progressistes » qui virent dans le nouveau parti une structure pouvant réunir tous les opposants à l’U.P.S. On y retrouve par exemple Tall Maury, personnage fort influent dans les milieux syndicaux de Thiès ou Amadou Moustapha Wade, ancien leader étudiant et rédacteur à Présence africaine. Le P.S.S. trouva également des sympathies parmi les éléments conservateurs attachés à la présence français et mécontents de voir les dirigeants du pays s’orienter lentement mais sûrement vers l’indépendance dans le cadre de la fédération du Mali. Ce furent pour ces raisons que beaucoup d’élites saint-louisiennes rejoignirent le parti, avec à leur tête Maly Kane Diallo, ancien maire de la ville. Enfin, certains milieux économiques français de Dakar, inquiets du programme socialisant de l’U.P.S. et des risques d’une éventuelle indépendance, apportèrent également leur contribution morale, politique et financière au P.S.S. Selon l’un de nos informateurs, Cheikh Tidiane Sy aurait reçu vingt-cinq millions de F CFA d’hommes d’affaires français. Ce qui est certain, c’est que le quotidien Dakar-Matin, proche des intérêts économiques français, ouvrit largement ses colonnes au P.S.S. Un industriel français, Charles Graziani, ancien allié de Lamine Gueye au Parti socialiste, fut chargé des relations extérieures du nouveau parti. Cette hétérogénéité des soutiens rendit difficile la mise au point d’un programme cohérent. Si l’unité était facile à faire lorsqu’il s’agissait de dénoncer « la dictature de l’U.P.S. », il était plus malaisé de se mettre d’accord sur une ligne de conduite envers le colonisateur. Les résolutions du congrès constitutif de Kaolack témoignent d’une grande ambiguïté, car si d’un côté le P.S.S. s’y prononce pour « la décolonisation intégrale et complète », pour « l’affirmation de la personnalité sénégalaise » et pour « la disparition du pacte colonial », il considère d’autre part que « l’indépendance sans préalable d’éducation des masses et l’assainissement des mœurs politiques serait préjudiciable au peuple et ne profiterait qu’à une infime poignée d’intellectuels »353. Le P.S.S. se veut le défenseur résolu de la Communauté franco-africaine et reproche à ses adversaires de vouloir la saboter. Le manifeste du parti proclame solennellement que le Sénégal doit être « uni avec le peuple de France pour le meilleur et pour le pire »354. La défense de l’Islam et la défense de la Communauté furent les points centraux du programme du P.S.S. Pour les dirigeants ces deux thèmes ne faisaient qu’un. Ils militaient pour « une politique de progrès basée sur une symbiose des valeurs de l’Islam et celle de l’universelle et fécondente culture française »355. L.S. Senghor est dénoncé comme un « agent catholique » dont le projet est de détruire l’Islam au Sénégal, alors que la France incarnée par le général de Gaulle protège et soutient l’Islam. Lors des élections législatives de mars 1959, le P.S.S. apparut nettement comme un parti pro-français et pro-gaulliste. Dans les meetings les drapeaux français, quelquefois frappés de la croix de Lorraine, étaient arborés avec fierté. Le P.S.S. s’assura le soutien de milieux connus pour être résolument pro-français, notamment à Saint-Louis et chez les Lébou du Cap-Vert. Beaucoup d’anciens combattants, et en tête le président d’honneur de la Fédération des anciens combattants de l’A.O.F., M. Papa Seck Douta, se déclarèrent en faveur du P.S.S.L.S. Senghor n’hésita pas d’ailleurs à proclamer que le P.S.S. était : « une création des partis réactionnaires français »356. Le P.S.S. présenta des candidats dans six des sept circonscriptions. Mais l’énergie que dépensèrent ses leaders lors de la campagne ne porta guère les fruits espérés. Le P.S.S. fut très largement battu. L’U.P.S. rassembla sur ses candidats 83 % des suffrages exprimés, contre seulement 12,1 % au P.S.S. (et 4,9 % au P.R.A.). Le P.S.S. ne réussit pas à envoyer un seul représentant à l’Assemblée nationale. Il n’arriva en tête dans aucune des circonscriptions, bien qu’il obtînt la majorité à Saint-Louis (6.418 voix contre 5.020 à l’U.P.S.), à Tivaouane (centre religieux tidjane où l’U.P.S. ne recueillit que 221 voix contre 2.538 au P.S.S.) et à Kaolack (fief d’Ibrahima Seydou N’Daw et d’Ibrahima Niass, où le P.S.S. l’emporte de justesse : 4.788 voix contre 4.591 à l’U.P.S.). Cheikh Tidiane Sy et Ibrahima Niass n’avaient pu, comme ils l’avaient pensé, mobiliser les notables religieux du pays au nom d’un « front sacré de l’Islam ». La plupart des marabouts étaient retournés dans le giron de l’U.P.S. qui s’était appliqué à regagner leur confiance357. Certains d’entre eux d’ailleurs, tel le khalife des Mourides, avaient fait savoir publiquement qu’ils soutenaient l’U.P.S. La défaite électorale sonna le glas du P.S.S., bien que celui-ci, pour sortir de son isolement, s’affilia au R.D.A. Le prestige de son principal leader, Cheikh Tidiane Sy, s’en trouva émoussé. Le 23 juin 1959, à la suite d’une séance de chants religieux trop politisée au goût du gouvernement, le marabout tidjane fut arrêté et écroué à Dakar. Cependant, il fut libéré six mois plus tard, après qu’Ibrahima Niass ait rencontré le président du Conseil, Mamadou Dia, et lui ait promis de dissoudre le P.S.S. Le 14 janvier, les deux marabouts annonçaient leur ralliement à l’U.P.S., et en juillet Cheikh Tidiane Sy venait faire amende honorable à la tribune du Congrès de l’U.P.S. C’en était fini de l’autonomie politique maraboutique. Mais les chefs religieux profitèrent des conflits à l’intérieur de l’U.P.S. pour se poser en interlocuteurs indispensables, voire en arbitres.

B) Les marabouts dans la rivalité Senghor/Dia La crise qui, en 1962, opposa Mamadou Dia, président du Conseil et L.S. Senghor, chef de l’Etat et secrétaire général de l’U.P.S., illustre bien la permanence du facteur maraboutique dans la vie politique. Les adversaires politiques tenteront, comme jadis aux plus belles années des luttes entre « diagnistes » et « dioufistes », « laministes » et « senghoristes », de se ménager le soutien, ou tout au moins la neutralité bienveillante, des chefs religieux, avant d’en découdre ouvertement. La lutte Senghor/Dia fut un épisode complexe de la vie politique sénégalaise, car elle comporte des dimensions diverses et pas toujours complémentaires358. D’abord, la dualité du pouvoir exécutif a fortement contribué à cristalliser les oppositions entre les deux hommes. M. Dia avait la haute main sur le gouvernement et l’Administration ; L.S. Senghor était la tête du Parti et le « garant » des institutions. La coexistence était difficile. Senghor se plaignait d’être tenu à l’écart de la direction des affaires publiques et M. Dia d’avoir à subir les tentatives d’immixtion du président de la République dans le travail gouvernemental. Cette situation créa une atmosphère de malaise que les diverses factions politiques s’employèrent à exacerber. Néanmoins, l’existence de réseaux de factions se regroupant autour des deux leaders ne doit pas cacher les clivages politiques plus profonds qui divisaient les deux « clans ». Si en effet, au niveau local, la rivalité des partisans de chacun des protagonistes ne reposait guère sur des antagonismes idéologiques, il n’en était pas de même au sommet. Dia représentait une certaine rigueur socialiste. Il portait les espoirs des animateurs ruraux et des jeunes fonctionnaires, mais était en butte à l’hostilité, voire à la hargne, du commerce privé français, des traitants sénégalais et de la classe politique traditionnelle qui leur était liée. Toutes ces couches dirigeantes, menacées par la politique socialiste de M. Dia, se tournèrent alors vers L.S. Senghor qui passait pour être plus modéré et plus respectueux des féodalités politiques, religieuses et économiques. Lorsqu’il s’avéra que l’affrontement était inévitable M. Dia se rendit compte que l’appui des jeunes fonctionnaires et animateurs, peu influents dans le « pays réel », n’était pas suffisant. Aussi, pendant l’été, profitant de l’absence de L.S. Senghor, il entreprend la tournée des chefs religieux musulmans. Ce souci de se concilier les grands marabouts peut étonner de la part d’un homme qui se réclamait de la pureté socialiste. Il est néanmoins très significatif du « réalisme » des leaders politiques sénégalais à l’égard des dignitaires des confréries, quelle que soit par ailleurs leur couleur idéologique. Dans une lutte politique de cette envergure aucun des rivaux ne peut espérer l’emporter sans le soutien maraboutique. Dans cet affrontement, L.S. Senghor a une fois de plus contre lui sa religion. M. Dia, sans partir en guerre contre le « danger catholique » comme l’avaient fait autrefois les socialistes de L. Gueye, compte sur sa foi musulmane pour distancer son rival. Il avait en effet la réputation d’un musulman fervent et, en tant que tidjane, avait des attaches avec la zawiya de Tivaouane, et en particulier avec le khalife Abdoul Aziz Sy qui faisait appel à lui chaque fois qu’il devait régler une affaire avec l’Administration. Au mois de juillet, M. Dia se rend au magal de Touba où il remercie le khalife pour son influence bienfaisante auprès des masses rurales et loue l’efficacité économique de la confrérie. Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une tournée dans le centre du pays, il rend visite à E.H. Ibrahima Niass et à Cheikh M’Backé qu’il avait pourtant fustigé quelques jours plus tôt. La semaine suivante, il représente le gouvernement aux cérémonies du mawloud (anniversaire de la naissance de Mohammed) à Thiès, à Thienaba (chez le marabout tidjane Ibrahima Faty Seck), et surtout à Tivaouane où cette grande fête musulmane correspond avec le gamou des fils d’E.H. Malik Sy. Devant le khalife Abdoul Aziz Sy, il lance un appel à l’unité musulmane et annonce son intention de convoquer, après la saison des pluies, une assemblée de dignitaires de toutes les confréries afin de débattre avec eux du rôle que doit avoir l’Islam dans le développement du pays. Sa proposition reçoit l’assentiment de certains chefs religieux comme Abdoul Aziz Sy, E.H. Ibrahima Niass et Cherif Maki Haïdara. Mais d’autres, en particulier le khalife des Mourides, restent dans l’expectative. Mi-octobre, à Saint-Louis, au terme d’une tournée dans la région du Fleuve, il affirme que le gouvernement est décidé à matérialiser son soutien à la culture arabe et musulmane et déclare que l’Islam est une « religion de progrès et non d’obscurantisme »359. Lorsque L.S. Senghor rentre au Sénégal, les adversaires de M. Dia lui présentent l’action du président du Conseil comme une manœuvre contre lui et une tentative d’ériger l’Islam en religion officielle. Le chef de l’Etat prend alors le chemin de Touba et obtient du khalife une déclaration exaltant la vieille amitié qui lie les deux hommes. Le 21 octobre, devant le Conseil national de l’U.P.S., Abdoulaye B. M’Bengue, secrétaire politique de l’U.P.S., et partisan de L.S. Senghor, aborde le problème de la place de la religion dans l’Etat en rappelant que la constitution sénégalaise prévoit la laïcité de l’Etat et que les statuts de l’U.P.S. (art. 4) « garantissent eux aussi l’égalité absolue entre citoyens de toute religion ». Tandis que M. Dia fait appel à la solidarité musulmane, L.S. Senghor se borne à évoquer auprès des marabouts des considérations d’ordre économique360. Il leur montre tous les avantages qu’ils avaient retirés d’une entente avec lui et les tranquillise sur ses intentions. Les chefs religieux musulmans sont sensibles à ces arguments. M. Dia, malgré la sympathie dont il jouit dans certains milieux musulmans, en particulier tidjanes, ne convainc pas vraiment les chefs musulmans. Ceux-ci lui reconnaissent volontiers des qualités personnelles, morales et religieuses mais se défient de la politique économique et sociale qu’il met en place. Ils craignent qu’en cas de victoire, M. Dia et ses partisans n’accélèrent les transformations entreprises et ne portent par là préjudice à leurs prérogatives. Aussi, lorsque le 17 décembre, dans des circonstances particulièrement troubles, quarante députés votent une motion de censure contre M. Dia, lorsque le lendemain ce dernier et ses principaux lieutenants sont arrêtés, il n’y aura aucun marabout pour élever la voix en sa faveur. Abdoul Aziz Sy se retranchera dans le silence ; E.H. Ibrahima Niass, E.H. Seydou Nourou Tall, Falilou M’Backé, eux, manifesteront publiquement leur soutien à L.S. Senghor. Pour une fois, les marabouts furent quasiment unanimes dans leur choix politique, et ceci parce qu’ils estimaient que leurs intérêts fondamentaux étaient en jeu. Ces intérêts étaient d’ordre économique et ils prévalurent en définitive sur la sympathie que certains d’entre eux pouvaient avoir à l’égard de la personne du président du Conseil et de ses initiatives en matière religieuse. L.S. Senghor et ses partisans avaient su mettre le doigt sur l’essentiel des préoccupations des marabouts. A partir de là rien ne semblait plus s’opposer au renouvellement après l’indépendance du « contrat » entre les marabouts et l’Etat qui avait fait les beaux jours de la colonisation. Le pouvoir maraboutique et le pouvoir politique étaient redevenus complémentaires. II

LA COMPLÉMENTARITÉ DU POUVOIR POLITIQUE ET DU POUVOIR MARABOUTIQUE

Les dirigeants de l’Etat et les marabouts ont besoin les uns des autres dans leurs stratégies et leurs intérêts respectifs. Si l’Etat sénégalais a, très clairement dans la période que nous étudions ici, renoué l’alliance qu’avait passée avec les chefs religieux musulmans l’Administration coloniale, c’est que l’élimination des marabouts aurait représenté un risque de bouleversement fort important, dont les conséquences auraient pu être dangereuses pour la classe dirigeante. Du côté des marabouts, nous avons expliqué plus haut que leur situation dans la société est telle qu’ils ne peuvent se passer de l’Etat ; ce qui était vrai avant l’indépendance l’est resté après. Et les marabouts se sont d’autant plus facilement habitués au nouveau contexte politique qu’ils ont su ne pas s’attaquer de front aux initiatives « modernisatrices » de l’Etat, et qu’ils entretenaient avec les dirigeants politiques des liens culturels et religieux. Tels sont les facteurs essentiels qui expliquent la pérennité de l’alliance entre les autorités politiques et les autorités religieuses.

A) La faiblesse du pouvoir central et la nécessité d’intermédiaires politiques En apparence, le pouvoir de la classe dirigeante issue de l’indépendance était impressionnant. La classe politique semblait avoir réuni tous les signes extérieurs de la puissance et même du « sur-pouvoir ». L’appareil étatique (et notamment l’Administration) mis en place s’était doté d’importants moyens d’intervention dans la vie sociale et économique. Les fonctionnaires étaient fort nombreux, au point d’occuper une place essentielle dans la structure de l’emploi (en 1970, il y avait 60 000 agents de l’Etat sur une population salariée de 135 000 personnes). La réforme administrative se proposait d’établir un lien direct et continu entre l’Etat et la population de façon à faire de chaque habitant du pays un véritable citoyen361. La volonté d’encadrer les paysans s’était d’autre part traduite par la création de structures particulières, relevant de ce que l’on a appelé « l’Administration du développement » : création dans chaque arrondissement d’un centre d’expansion rurale, relance de l’organisation coopérative, réforme des circuits de commercialisation de l’arachide par l’intermédiaire de l’O.C.A. (Office de commercialisation agricole). Ces diverses transformations institutionnelles étaient complétées par des structures de mobilisation populaire. Les unes visaient à l’animation des paysans (Animation rurale) pour arriver à une meilleure participation du monde rural à la gestion du développement ; les autres étaient de nature plus manifestement politiques et tendaient à favoriser l’émergence d’une conscience nationale. C’était notamment le rôle imparti à l’U.P.S., qui devint rapidement un parti quasiment unique et qui avait toutes les apparences d’un parti de masse. Cependant, à y regarder de près, on s’aperçoit que les structures politiques administratives et économiques nouvelles étaient loin d’être le pôle organisateur de la société. Il faut aller au-delà de l’illusion institutionnelle et se demander si le pouvoir a autant de « pouvoir » que le suggère le premier niveau de constatation, s’il pénètre totalement l’ensemble social qu’il prétend atteindre. L’U.P.S., par exemple, ne semble pas assumer le rôle que ses dirigeants lui avaient théoriquement dévolu. Elle n’impulse pas la mobilisation des masses pour le développement ni leur intégration durable dans le système politique. Nous ne pensons pas, comme certains observateurs, que l’on puisse considérer l’U.P.S. comme un véritable parti de masse362. Le nombre des cartes vendues ne doit pas faire illusion. Pour le paysan, l’achat de la carte du parti n’est, dans bien des cas, qu’un impôt supplémentaire acquitté sous la pression des autorités, ou tout au plus le témoignage d’un vague attachement au président de la République. Quelquefois aussi, surtout en période préélectorale, les cartes sont payées par les leaders des clans et distribuées par eux à leurs partisans dans le but de consolider leur position et ainsi d’emporter la nomination à la candidature. Il est fort douteux que l’adhésion entraîne une mobilisation partisane. Les adhérents sont moins les militants du parti que les « clients » d’un « patron » politique. Le président Senghor lui-même a fait remarquer que « dans certains cercles où sévissent des luttes de clans... les membres du parti ne versent pas leur cotisation ; on leur paie leur carte, on y ajoute même un « bougnat ». Ce ne sont pas des militants, ce sont des clients. »363.

Une étude menée par une équipe de chercheurs du Centre d’étude d’Afrique noire de Bordeaux en 1970-1974 a montré que les seuls membres actifs de l’U.P.S. étaient les notables locaux et les personnes à la recherche de responsabilités politiques. Si les militants sont quelquefois mobilisés c’est moins pour faire entrer dans les faits les principes du socialisme africain dont se réclame l’U.P.S. que pour soutenir des intérêts purement locaux et défendre leur « patron »364. L’Administration, de son côté, ne paraît pas avoir dans la société sénégalaise un impact correspondant à son importance quantitative. Pour la période 1962-1972 en effet, les dépenses du budget de fonctionnement de l’Etat, c’est-à-dire les dépenses qui couvrent les besoins administratifs, occupent en moyenne les 87,7 % des dépenses totales de l’Etat. Or, paradoxalement, cette pléthore d’agents de l’Etat s’accompagne d’une sous- administration du pays. Il faut d’abord remarquer que la localisation des services et des agents administratifs bénéficie surtout à la capitale et aux grandes villes et à leurs périphéries. Dans son travail, déjà ancien, J. Coste montrait qu’en 1961 la région du Cap-Vert (15 % de la population totale du Sénégal) accueillait 41 % des agents publics et dépensait près de 55 % des crédits d’équipements administratifs365. Les recherches plus récentes de Fatou Sow confirment cette tendance. En 1968, 42,1 % des fonctionnaires résidaient dans la région du Cap-Vert366. Par ailleurs, l’Administration sénégalaise reste profondément étrangère à la culture du pays367. Dans sa conception comme dans ses structures, elle suit de très près le modèle français. Pour le paysan l’Administration représente un univers étrange et impersonnel dont il ne comprend ni le fonctionnement, ni la langue. Le droit est rarement intelligible pour les intéressés. Dès lors, le citoyen moyen aura soit recours à un intermédiaire dans ses rapports avec cette Administration, soit aura tendance à l’ignorer. Les dispositions administratives resteront lettres mortes. Une enquête des services de la Statistique révèle par exemple que dans l’ensemble des six régions 38 % seulement des naissances et 15 % des décès sont déclarés à l’Etat civil368. Cette ignorance des institutions étatiques est particulièrement sensible dans le domaine de la Justice, à cause de l’inadéquation du droit moderne et du droit ancien, malgré la création, après l’indépendance, de justices de Paix qui devaient rapprocher l’institution judiciaire des citoyens369. Bien des litiges sont réglés au Sénégal par d’autres institutions que celles prévues par le droit officiel. C’est là que réapparaît le « secteur périphérique ». Plus l’Administration apparaît culturellement et géographiquement lointaine au citoyen, plus ce dernier se tournera volontiers vers les institutions et autorités de son univers quotidien pour régler des problèmes qui relèvent juridiquement de la seule compétence du « secteur central ». Le « pouvoir du pouvoir » ne doit donc pas faire illusion. On ne peut parler véritablement au Sénégal d’Etat fort. La communication est trop faible entre le « centre » et la « périphérie » pour que le « pouvoir du pouvoir » soit effectif. Dans ces conditions, les autorités centrales font naturellement appel à des intermédiaires. C’est par leur biais que les initiatives du pouvoir central atteindront la « brousse », tout en étant pour certaines d’entre elles vidées de leur contenu de ce fait même. Cette déformation importe peu lorsqu’il s’agit d’activités, comme l’Animation rurale, qui ne sont pas vitales pour la bonne marche du système politique. Ce qui est plus important, c’est que certaines opérations indispensables au bon fonctionnement de l’appareil d’Etat, comme la commercialisation de l’arachide ou la collecte des impôts, puissent être effectuées. La collaboration des intermédiaires prend alors toute sa signification et sera d’autant plus aisée qu’en dernière analyse les intérêts de ces derniers et de la classe dirigeante du centre ne sont pas fondamentalement divergents.

B) Des intérêts convergents L’idéologie « socialiste » des dirigeants sénégalais et l’idéologie « féodale » des marabouts n’étaient incompatibles qu’au niveau du discours. Cette opposition s’efface en réalité devant leurs intérêts mutuels. La bourgeoisie politico-administrative et les marabouts ont en effet ceci de commun qu’ils se trouvent au sommet de la pyramide sociale et que cette position tient en grande partie à l’hégémonie qu’ils exercent sur la paysannerie. Tous deux tirent un profit très matériel des activités économiques des masses rurales et ont avantage à ce que la paysannerie demeure dans un état de dépendance. Les relations de dépendance marabouts-taalibe occultent les divisions verticales de la société sénégalaise. Elles autorisent les marabouts à prélever une part de la production paysanne. Mais le contrôle des marabouts sur les paysans permet d’autre part aux gouvernants, comme le fait remarquer Irving L. Markovitz :

« de satisfaire quelques unes des demandes exhorbitantes des fonctionnaires et autres groupes urbains puissamment organisés, aux dépens du niveau de vie du monde rural. »370.

L’absence de conscience de classe des paysans freine toute mobilisation de ces derniers et perpétue les clivages sociaux existants. Le tableau des revenus par catégories sociales permet de saisir l’importance de ce phénomène.

371

Ces statistiques, où n’apparaissent cependant pas les inégalités économiques au sein de chaque catégorie sociale (marabouts et agriculteurs ne sont pas, par exemple, distingués), montrent que le revenu moyen du paysan est plus de dix fois inférieur à celui du fonctionnaire. La domination des paysans est encore plus patente lorsque l’on sait que les recettes de l’Etat proviennent pour une part importante, directement ou indirectement, du monde rural. Le budget de l’Etat, dont nous avons vu plus haut qu’il était caractérisé par le poids des dépenses de fonctionnement (en particulier des dépenses en personnel) de l’Administration, est alimenté en effet pour une grande partie par des revenus tels que celui tiré de l’arachide produite par les paysans. L’étatisation des circuits de la traite avait peut-être à l’origine pour but de libérer le paysan de l’exploitation coloniale, mais en même temps elle permettait à l’Etat, et à travers lui à la classe dirigeante, de s’attribuer la marge bénéficiaire que prenait autrefois le commerce privé. Les ressources publiques sont donc très dépendantes de la production d’arachide. Toute diminution de cette production fait inévitablement sentir ses effets sur les finances de l’Etat et sur la prospérité de la classe dirigeante. Aussi, on comprend que l’Etat mette tout en œuvre pour encourager le paysan à cultiver l’arachide, quelle que soit la rémunération qu’elle lui procure. Dans ce contexte, l’alliance avec les marabouts apparaît pour la classe dirigeante nouvelle comme impérative. L’influence des chefs religieux sur les masses rurales ainsi que le rôle important qu’ils jouent dans la production arachidière en font des auxiliaires indispensables. Les marabouts eux aussi vivent de l’arachide, soit directement en tant que producteurs, soit indirectement par les ressources qu’elle fournit aux taalibe et dont une partie leur est affectée. Cependant, ils ne peuvent manquer d’être sensibles à une baisse de son prix d’achat, même si la quantité compense dans une certaine mesure la détérioration des prix et si leur coût de production est très faible (main-d’œuvre gratuite, dons des fidèles, aide de l’Etat). Ceci explique qu’à certains moments ils se soient montrés quelque peu réticents envers les directives du gouvernement en matière agricole et aient cherché à exercer une pression sur les autorités pour qu’elles augmentent le prix d’achat de l’arachide. Quoi qu’il en soit, les marabouts ont parfaitement compris que la position clé qu’ils détenaient dans la société sénégalaise faisait d’eux des interlocuteurs privilégiés de l’Etat. En tant que gardiens de l’ordre établi, ils ont aussi tout intérêt à la stabilité politique du pays. En tant que gros producteurs d’arachide, ils apprécient la volonté des dirigeants du pays de développer et de moderniser cette culture dont ils ont été les pionniers et demeurent les maîtres d’œuvre. Enfin, leur attitude réservée à l’égard des institutions nouvelles (coopératives, Animation rurale) a évolué. Ils ont compris que loin de miner leur influence, elles étaient susceptibles de la diversifier et de l’accroître, à condition de les désamorcer de ce qu’elles comportaient de menaçant pour leur autorité.

C) Le dynamisme conservateur des marabouts Les chefs religieux musulmans ne se sont pas opposés ouvertement aux projets de transformation du monde rural mis en place par le gouvernement après l’indépendance. Il y avait, certes, dans ces programmes des aspects qui auraient pu porter atteinte à leur autorité. Le danger ne venait pas seulement ni tellement d’en haut, c’est-à-dire d’une emprise croissante des autorités centrales sur les paysans, mais bien plutôt d’en bas, dans la mesure où l’idéologie socialiste sénégalaise mettait en avant la nécessité d’une prise de conscience du monde rural. Toute démocratisation des structures économiques et sociales à la base remettait en effet en cause le pouvoir hiérarchique des marabouts et les valeurs qui lui sont inhérentes. Mais, plutôt que de boycotter ou d’ignorer les nouvelles institutions, les marabouts ont préféré les manipuler à leur profit. Ils ont agi en sorte de maintenir leur contrôle sur le monde rural. Ils n’ont pas rejeté la « modernisation », ils l’ont récupérée. Cette récupération cependant limite par là même les effets du changement. Les institutions « modernisantes » sont dénaturées. Elles perdent leurs objectifs qualitatifs. Elles sont intégrées au modèle hiérarchique dominant. En définitive, les marabouts ne s’adaptent que pour conserver leur autorité dans des domaines qui risqueraient de leur échapper. Leurs intérêts politiques et matériels les ont conduits à essayer de contrôler toutes les institutions qui s’intercalaient entre le paysan et l’Etat. C’était leur situation d’intermédiaires (et tous les bénéfices qu’ils en retiraient) qui était en jeu. Leur attitude envers les coopératives et l’Animation rurale nous semble très caractéristique de cette stratégie. Les marabouts en effet exercent une influence déterminante dans les coopératives établies dans leur zone d’influence immédiate. Tout naturellement les paysans-taalibe « élisent » leur marabout ou l’un de ses représentants à la tête des coopératives. Par ce biais les marabouts peuvent contrôler la commercialisation de l’arachide ainsi que la distribution du matériel agricole, des engrais, des vivres de soudure, et donc s’imposer comme intermédiaires entre l’Etat et les paysans. La structure démocratique des coopératives se trouve alors vidée de son sens. Les assemblées générales sont fictives et ne peuvent être réunies sans l’accord préalable du marabout. Il est courant que les chefs religieux utilisent les fonds de la coopérative à des fins personnelles ou revendent à des taux usuraires les vivres de soudure (mil en particulier). Il est rare que les autorités de tutelle interviennent pour faire cesser ces malversations. En outre, l’adhésion à telle ou telle coopération se fait souvent davantage en fonction de l’affiliation maraboutique que du lieu de résidence. Les taalibe veulent à tout prix être membres d’une coopérative qui est sous l’obédience de leur marabout, et sont prêts, pour cela, à faire une dizaine de kilomètres plutôt que de commercialiser leur arachide à la coopérative de leur village si celle-ci échappe à l’influence de leur chef religieux.

« La coopérative, écrit un stagiaire de l’Ecole nationale d’économie appliquée dans un rapport sur l’économie de l’arrondissement de Darou-Mousty, n’est pas propriété collective. Toutes les coopératives que nous avons visitées sont dirigées par un marabout ou par son délégué. Le conseil d’administration ne joue qu’un rôle de figurant ; les coopérateurs ne sont que des taalibe qui exécutent. »372.

Nos enquêtes dans différents villages maraboutiques qu’ils soient mourides, tidjanes ou qadir, corroborent ces observations. Cette déformation maraboutique du mouvement coopératif paraît peut- être incompatible avec les objectifs communautaires qui étaient officiellement visés. Cependant, les autorités politiques s’en accommodent fort bien. Pour elles, le principal est que l’Etat puisse maîtriser à son profit la commercialisation de l’arachide. Une fois encore, on voit que les intérêts matériels et politiques de la classe dirigeante nouvelle prévalent sur l’idéologie socialiste qu’elle proclame et que ces intérêts ne sont pas inconciliables avec ceux des marabouts. Laisser les marabouts contrôler les organismes coopératifs est un gage d’efficacité et de stabilité politique.

« Dans la mesure, écrit J. Copans, où l’Etat s’appuie sur les autorités locales il est normal voire nécessaire que celles-ci occupent des fonctions modernes pour que ne surgissent pas de graves conflits voire d’opposition à la politique étatique : le meilleur moyen d’assurer le succès du système coopératif c’est de s’assurer le soutien des autorités locales. »373.

Ces remarques peuvent également s’appliquer à l’Animation rurale. Celle-ci représentait un danger encore plus net au départ pour les marabouts que les coopératives, puisqu’elle impliquait dans l’esprit de ses créateurs une lutte contre l’esprit féodal et les rapports de dépendance au sein du monde rural. Dans un premier temps, les marabouts se sont opposés fermement à cette tentative de modernisation de la mentalité paysanne. Puis, après la chute de M. Dia, principal promoteur et défenseur de l’Animation, lorsque celle-ci fut quelque peu mise sous le boisseau et ramenée à des objectifs plus techniques que politiques, ils se sont efforcés de la contrôler. Ils envoyèrent leurs adeptes suivre les stages de l’Animation afin que celle-ci ne puisse provoquer aucune contestation de leur autorité. Quant aux responsables des services de l’Animation, ils ne se sentirent pas suffisamment appuyés par le gouvernement pour affronter directement les chefs religieux. Ils durent s’accommoder de leur tutelle, tout en espérant qu’à long terme ils pourraient parvenir à réveiller les paysans. En attendant, cette mise au pas et cette récupération de l’Animation par les marabouts conviennent parfaitement aux élites dirigeantes, car dans les deux premières années de l’indépendance leur crainte était grande de voir le monde paysan prendre conscience de sa condition par l’action des animateurs. R. Dumont n’écrivait-il pas en 1961 :

« Qui dit animation dit « prise de conscience » ; et cela peut aller loin dans ses conséquences. Aussi, déjà des privilégiés, inquiets de la possible transformation des structures sociales, traitent « d’activistes » certains chefs de centre. »374. En somme, les marabouts, en détournant ces institutions à leur profit, ont fait preuve d’un conservatisme éclairé. Cela a facilité leur collaboration avec les autorités qui auraient sans doute mal accepté que leurs réformes soient ouvertement combattues. Le dynamisme conservateur des marabouts offrait en outre l’avantage de réduire les risques politiques que celles-ci auraient pu comporter. Mais cette collaboration n’aurait sans doute pas eu la même portée si les liens d’ordre magique et religieux n’avaient pas uni marabouts et dirigeants politiques.

D) Les liens culturels et religieux entre les marabouts et les dirigeants politiques Cette dimension des relations entre les détenteurs du pouvoir politique et les marabouts est souvent négligée par les observateurs qui ont tendance à considérer que les dirigeants sénégalais, par l’éducation qu’ils ont reçue, ont abandonné les croyances et la religion de leurs pères. Cette vision européocentrique de la psychologie africaine doit être relativisée. Derrière la façade occidentale les dirigeants africains restent souvent profondément attachés aux pratiques ancestrales. On peut même affirmer que les tensions sociales et psychologiques propres à leur situation d’acculturés, ainsi que l’univers de compétition dans lequel ils vivent, encouragent le recours à la magie et à la religion.

« La plupart des leaders africains, écrit Aristide R. Zolberg, ceux des partis au pouvoir comme ceux de l’opposition, gardent solidement un pied dans leurs traditions, spécialement dans le domaine très personnel de l’occulte. La croyance très étendue en la magie, la divination et la géomancie s’accompagne dans la plupart des cultures de la croyance dans le pouvoir des sorciers d’agir à distance sur un individu. Il n’est pas exagéré de dire que l’atmosphère de crainte que l’on remarque dans la vie villageoise règne même dans les cercles politiques par ailleurs modernes. »375.

Au Sénégal, rares sont les hauts fonctionnaires ou hommes politiques qui ne portent au cou ou à la ceinture une amulette protectrice confectionnée par un marabout réputé. Le recours à la magie interpersonnelle, ligêêy (le « maraboutage »), est fréquent dans les hautes sphères de l’Etat. Le souci de promotion, les rivalités politiques créent un climat favorable au recours aux pratiques magiques.

« Le ligêêy, écrit Andras Zemplini, suit comme l’ombre ces compétitions, en deux sens. D’une part, aucun cadeau ou « belle parole » ne vaut la visite discrète chez un marabout, un solide « têêre » ou « gallaj » — (gri-gri) — pour s’imposer dans la course. La crainte du maraboutage est, d’autre part, le prix de la victoire. Dès que celle-ci est acquise, le vainqueur est exposé à tous les périls du ligêêy (...). Pour parler wolof, l’on se croit travaillé ou l’on se travaille entre écoliers de la même classe, entre employés et fonctionnaires, entre commerçants de la même place, entre politiciens aspirant à la même place, etc. »376.

Au Sénégal, la plupart des dirigeants politiques, comme la masse de la population, croient aux pouvoirs surnaturels des marabouts. Certains de ceux-ci sont connus pour leurs interventions magiques dans des conflits politiques. C’était en particulier le cas du marabout tidjane Ibrahima Niass. D’autre part, nous ne devons pas oublier que les membres de la classe dirigeante nouvelle sont pour la plupart musulmans, appartiennent à une confrérie, sont les taalibe d’un marabout. Ceux d’entre eux qui, en tant que jeunes intellectuels musulmans, avaient montré quelque sympathie pour les mouvements islamiques réformistes comme l’Union culturelle musulmane revinrent la plupart à une conception plus maraboutique de leur religion. La recherche de la sécurité, la nécessité d’être « parrainé » pour réussir, les situations de concurrence déjà évoquées, leur ont fait retrouver le chemin de Touba et de Tivaouane. Chaque fois que nous avons rencontré les grands marabouts sénégalais nous avons trouvé à leurs côtés des hauts fonctionnaires, des députés, des responsables politiques, venus rendre hommage à leur serigne et lui demander tel ou tel service personnel, par exemple d’intervenir en leur faveur auprès des autorités supérieures, et notamment auprès du président de la République. Il est de notoriété publique que certains hommes politiques sont les représentants de leur marabout plus que de leurs électeurs. Mais cela n’est nullement choquant selon les normes de la culture politique sénégalaise. Le lien religieux est donc sous bien des aspects indissociable des intérêts des partenaires en présence. Le marabout cherche à placer « ses hommes » dans des institutions qu’il ne peut directement contrôler. Les fonctionnaires et les hommes politiques cherchent la protection de leur marabout pour accéder à des positions d’autorité ou pour se prémunir contre des rivaux. En définitive, en dépit de certaines divergences idéologiques, les marabouts et les autorités politiques nouvelles se sont bien vite rencontrés sur le terrain de la défense du statu quo politique et de leurs intérêts. Comme le colonisateur avant elle, la classe dirigeante sénégalaise s’est voulue pragmatique dans ses rapports avec les chefs religieux :

« Au Sénégal, nous déclara un ancien haut responsable de l’U.P.S., tout homme politique est obligé de se poser le problème de l’Islam maraboutique, non au niveau doctrinal ou idéologique, mais en praticien. »

Pour les nouveaux dirigeants du pays, les marabouts demeuraient les meilleurs intermédiaires possibles entre le « centre » et la « périphérie ». On ne s’étonnera pas que la structure d’échanges de services entre gouvernants et chefs religieux établie sous la colonisation soit restée inchangée dans ses grandes lignes dans les années qui suivirent l’indépendance. III

L’ÉCHANGE DE SERVICES

Cette pratique de l’échange de services eut en quelque sorte son âge d’or entre 1960 et 1970. Contrôlant chacun des « ressources » différentes mais complémentaires, les marabouts et la classe dirigeante s’unissent pour maintenir le statu quo. Plus tard, la situation deviendra plus complexe, mais ce schéma clientéliste demeurera en toile de fond, comme une sorte de « type-idéal » des relations entre le pouvoir musulman et le pouvoir politique.

A) Services rendus par les marabouts aux autorités politiques Comme au temps de la colonisation, les marabouts assurent deux fonctions essentielles dans le système politique. D’une part, ils contribuent à légitimer l’autorité du gouvernement, de l’autre ils servent souvent de relais à son action.

1. — LA FONCTION DE LÉGITIMATION La substitution d’une classe dirigeante africaine à une Administration étrangère dans la conduite des affaires publiques n’a pas résolu d’un coup de baguette magique le problème de la légitimité du pouvoir. L’idéologie nationaliste et socialiste n’a guère pénétré au-delà de la couche de l’élite occidentalisée. Aussi pour beaucoup de Sénégalais le gouvernement n’est légitime que pour autant qu’il a le soutien des autorités religieuses et traditionnelles. Les leaders politiques sénégalais ont très bien compris ce phénomène ; et après l’indépendance ils n’ont fait que continuer la stratégie utilisée pendant la période coloniale, lorsque pour mobiliser l’électorat paysan en leur faveur ils faisaient appel aux chefs religieux musulmans. Le gouvernement attend des marabouts qu’ils manifestent publiquement leur soutien à son égard et qu’ils l’aident à « faire sa politique », comme on dit au Sénégal. Les nombreuses fêtes religieuses qui jalonnent l’année musulmane, ainsi que les pèlerinages propres à chaque confrérie ou à chaque marabout sont autant d’occasions pour les marabouts de faire l’éloge du gouvernement, de prier pour son succès, et d’exhorter leur taalibe à obéir aux autorités politiques. A chacune de ces cérémonies les marabouts réaffirment solennellement leur fidélité personnelle envers le président Senghor qu’ils présentent comme leur protégé :

« Le président Senghor, déclare le khalife des Mourides lors du magal de Touba de 1966, est mon ami de tous les jours. Depuis que j’ai eu à le connaître, il y a vingt et un ans, il a toujours tenu ses promesses. Je vous le confie et vous demande de le suivre partout où il vous demandera de le suivre. Je suis sûr qu’il mènera notre Sénégal à bon port. »377.

Inutile de dire que la presse écrite et la radio rendent amplement compte de ces manifestations auxquelles participe toujours une délégation officielle composée de personnalités politiques et administratives de rang plus ou moins élevé selon l’importance du marabout. La bienveillance des marabouts envers le gouvernement peut parfois les amener à manipuler certains dogmes ou rites religieux. En 1970, par exemple, on a vu l’iman de la grande mosquée de Dakar, E.H. Lamine Diene, refuser de proclamer la fin du Ramadan au moment prévu par les règles islamiques (apparition de la lune), parce que ce jour aurait été un lundi et que, selon certaines croyances musulmanes, annoncer l’apparition de la lune un lundi entraînerait la chute du régime ou la mort d’une personnalité éminente. En agissant ainsi l’iman a voulu assurer la continuité du régime... D’autre part, chaque fois que le gouvernement prend une décision de grande importance, il cherche à la faire légitimer par les marabouts qui sont chargés de la répercuter auprès de leurs disciples. Dans l’ensemble, entre 1960 et 1970 les marabouts se sont montrés particulièrement coopératifs envers le gouvernement chaque fois que celui- ci s’est trouvé confronté à une situation difficile. Chaque période de tensions ou de troubles a été marquée, au Sénégal, par des appels de la grande majorité des chefs religieux en faveur du président Senghor. Lorsqu’en 1960 éclata entre les dirigeants du Soudan et ceux du Sénégal le conflit qui mit fin à la fédération du Mali, tous les grands marabouts condamnèrent en termes très nets l’action de Modibo Keita, et renouvelèrent leur confiance à L.S. Senghor. Certains, comme le marabout mouride Modou Awa Balla M’Backé, allèrent jusqu’à ordonner « la mobilisation de tous les taalibe en milices prêtes à défendre notre cher Sénégal »378. En 1962, comme cela a été montré plus haut, la quasi totalité des marabouts se rangea (avec plus ou moins d’enthousiasme il est vrai) au côté du président Senghor lors de la tentative du « coup d’Etat » de Mamadou Dia. Lors des événements de 1968 qui virent les étudiants et les syndicats mettre gravement en péril le gouvernement du président Senghor, tous les grands marabouts se déclarèrent solidaires des autorités en place et fustigèrent les « fauteurs de troubles ». Cheikh Tidiane Sy exprima son point de vue dans les termes suivants :

« Ma position, c’est la collaboration franche avec le gouvernement que nous devons aider dans son action de développement. Telle est ma position et je voudrais que chacun de vous la comprenne et l’adopte. »379.

Mais le message de soutien le plus ferme et le plus sévère à l’encontre des « contestataires » fut celui de E.H. Falilou M’Backé, chef de la puissante confrérie mouride :

« Disciples mourides, je vous ordonne de ne pas suivre le mot d’ordre de grève (...). Sachez que le chef de l’Etat est la vigie de la Nation et que ses désirs que je sais tous être dans le sens de l’intérêt de la Nation sont des ordres que je vous demande d’exécuter. Allez au travail. Que ceux d’entre vous qui sont paysans aillent travailler la terre, au lieu de rester en ville ; qu’ils ne se laissent pas entraîner dans une autodestruction car la Nation, c’est vous tous. Aux parents d’élèves, je demande d’exercer l’autorité nécessaire sur leurs enfants pour qu’ils retournent à l’école et qu’ils soient disciplinés en toutes circonstances. J’apporte au chef de l’Etat mon soutien le plus complet (...). Je lui renouvelle mon amitié et mon indéfectible attachement. »380. On aura remarqué le style très autoritaire de ce texte au travers duquel transparaît toute la doctrine des relations entre le taalibe et son cheikh.

2. — LA FONCTION D’AUXILIAIRES DE L’ADMINISTRATION Le développement global de l’Administration n’a pas entraîné une meilleure emprise de celle-ci dans les zones rurales, pour les raisons que j’ai déjà évoquées. Aussi l’assistance des marabouts à l’action administrative est-elle demeurée une nécessité. Leur appui s’est avéré indispensable au fonctionnement minimum de l’Administration en brousse et dans les grands centres maraboutiques, en particulier pour assurer à l’Etat ses ressources fiscales. Le rôle des marabouts dans ce domaine est grandement facilité par les liens personnels qui unissent souvent les marabouts aux représentants locaux de l’Etat. Quelquefois, ce sont les marabouts eux-mêmes ou leurs « grands taalibe » qui exercent la fonction de chef de village. Ainsi, l’agglomération de Touba, capitale du mouridisme, est divisée d’un point de vue administratif en trois villages qui correspondent aux zones d’influence des grands marabouts de la confrérie. Dans les villages maraboutiques, les taalibe ne reconnaissent que l’autorité de leur serigne, si bien que l’Administration ne peut guère faire autrement que de passer par son intermédiaire pour agir.

« L’autorité du marabout sur mes administrés, nous déclare le chef d’arrondissement de Pambal (département de Tivaouane), situé dans le « fief » de Sidi Lamine Kounta, est telle que je ne peux les considérer comme des citoyens. Ce sont avant tout des taalibe. Ce n’est que sur l’ordre du marabout qu’ils m’obéissent. »

Sidi Lamine Kounta, le khalife qadir de N’Diassane (en 1970) récupère et transmet lui-même l’impôt de « ses » villages au chef d’arrondissement. Ces pratiques sont fréquentes. Même si le marabout n’effectue par directement ce genre d’opérations, il peut par ses ordres et ses recommandations contribuer au succès de l’entreprise. Ceci nous fut clairement expliqué par le chef du village de Darou-Mousty (Département de Kébémer) où réside le grand marabout mouride Modou Awa Balla M’Backé : « Le marabout aide le chef de village et d’arrondissement pour le recouvrement de l’impôt. En principe, le chef d’arrondissement convoque le chef de village. Mais si la récupération est lente, il va voir le marabout. Celui-ci fait battre le tam-tam pour inciter la population à se rendre sous l’arbre à palabres. Une fois que tout le monde est réuni, le marabout dicte ce qu’il faut faire. »

Il en va souvent également de même pour le remboursement des dettes (semences, matériel agricole, engrais, etc.) contractées par les paysans et les coopératives auprès des organismes d’Etat. Mais les marabouts hésitent quelquefois à s’engager dans des actions qui sont susceptibles de nuire à leur popularité. Si en période normale ils peuvent, sans grand danger pour leur charisme, appeler les paysans à se mettre en règle avec l’Etat et même à assumer les fonctions de percepteurs, les années de disette ils se montrent généralement beaucoup moins zélés, et leur soutien à la perceptions des impôts ou des dettes paysannes ne va guère au-delà de vagues déclarations sur les devoirs du citoyen à l’égard du gouvernement. Néanmoins, dans la mesure où ils exercent eux-mêmes, ou par personnes interposées, des fonctions administratives, ils doivent bien s’acquitter de leurs obligations. Dans ce cas là, toutefois, leur statut de marabout leur donne une latitude plus grande que les simples chefs, car le gouvernement n’ose pas se comporter envers un chef religieux de la même façon qu’il se comporterait envers un chef de village ordinaire. D’autre part, les marabouts sont appelés à apporter leur soutien à la politique de développement agricole du gouvernement. Les responsables du développement s’appuient volontiers sur les marabouts pour introduire de nouvelles méthodes culturales ou de nouvellese variétés de semences. Dans la mesure où ces opérations peuvent leur être directement profitables, les marabouts les cautionnent volontiers. En dernière analyse, les marabouts opèrent une sélection des actions de « modernisation ». Ils encouragent celles qui leur sont immédiatement bénéfiques, amortissent et récupèrent celles qui pourraient éventuellement leur être défavorables et s’opposent à celles qui portent trop ouvertement atteinte à leur pouvoir et à leurs intérêts. Dans ce dernier cas, le gouvernement se plie souvent, pour des raisons politiques, à leurs exigences, comme le montre l’inapplication de la loi sur le domaine national. Ceci fait en quelque sorte partie des services que les autorités politiques rendent aux marabouts.

B) Services rendus par les autorités politiques aux marabouts Les contreparties que les marabouts retirent de leur soutien à l’Administration et des services qu’ils lui rendent sont identiques mais certainement plus tangibles qu’à l’époque coloniale.

1. — LE RESPECT DE L’AUTORITÉ MARABOUTIQUE Comme par le passé, les marabouts jouissent d’une sorte de reconnaissance officielle de la part du gouvernement et de l’Administration. Les crises politiques et les difficultés économiques qui ont secoué le Sénégal depuis l’indépendance ont renforcé ce phénomène. Durant la période coloniale les marabouts étaient respectés ; mais depuis l’indépendance ils sont adulés. Les chefs religieux en tirent un grand prestige auprès de leurs taalibe qui se sentent flattés de voir leur serigne traité de la sorte et y voient une confirmation de sa puissance et de son influence. Pour le marabout, le respect dont il est l’objet de la part des autorités civiles est le gage de l’efficacité de ses intervention auprès de celles-ci. Cependant, lorsque la popularité du gouvernement est sujette à caution, les marabouts s’appliquent, tout en ménageant les dirigeants, à ne pas paraître trop liés à lui. La présence d’une délégation gouvernementale à toutes les manifestations religieuses organisées par les grands marabouts est un signe extérieur important qui marque toute l’attention qui leur est portée. De plus, chaque fois que le président, le premier ministre, les députés, les gouverneurs ou les préfets effectuent une tournée, ils ne manquent jamais de rendre visite aux marabouts les plus influents. Cette politique de courtoisie envers les chefs religieux a même tendance à s’étendre aux marabouts de moindre importance381. Lorsqu’ils voyagent, les marabouts sont accueillis par les autorités administratives locales comme le seraient les grands responsables politiques du pays ou les hôtes étrangers. L’accès à la présidence de la République leur est largement ouvert : et tous les grands marabouts ont des entretiens fréquents avec le président Senghor. Ces entretiens font les grands titres du quotidien dakarois et des informations radiodiffusées. Quelquefois aussi, les contacts entre la présidence (ou le gouvernement) et les chefs religieux s’établissent par personnes interposées. Tous les grands marabouts ont un « secrétaire général » qui est plus particulièrement chargé des relations avec les autorités politiques et administratives. Le secrétaire général du khalife des Mourides Falilou M’Backé (mort en 1968), Dame Dramé, avait su donner à son poste une importance considérable. Il était devenu le véritable « premier ministre » du khalife. A la mort de ce dernier, il a profité des relations que sa position lui avait ouvertes dans l’Administration pour se lancer dans les affaires. Il existe d’autre part à la présidence de la République un ou plusieurs conseillers chargés de s’occuper des affaires maraboutiques. Les marabouts ont également des « représentants » quasi officiels dans les grandes administrations. Au ministère des Affaires étrangères ou de l’Intérieur, par exemple, tel attaché d’Administration ou chargé de mission est en fait « l’ambassadeur » d’un grand marabout auprès de son ministre. Les marabouts sont traités comme de véritables chefs de communautés sociales, et non pas seulement comme des hautes personnalités religieuses. L’Etat admet leurs fonctions temporelles et les considère comme les représentants patentés de toute une partie de la population, plus particulièrement de la population rurale. Lorsque le président de la République rencontre un grand marabout, leur entretien porte davantage sur les questions agricoles que sur les affaires de la confrérie ou sur les problèmes touchant à la religion musulmane. L’Administration n’essaie pas habituellement de passer outre ou de se substituer directement à l’autorité maraboutique. Il est admis qu’en toutes circonstances les chefs religieux musulmans sont les intermédiaires indispensables auxquels les agents de l’Etat ont inévitablement recours, qu’il s’agisse, comme nous l’avons vu, de percevoir les impôts, ou de construire une école, de créer une coopérative, ou de convaincre les paysans d’utiliser telle ou telle variété d’arachide. Même l’Animation rurale, dont la finalité est pourtant de donner la parole aux paysans, fait en sorte de ne pas court-circuiter l’autorité maraboutique dans son action. Le responsable de l’Animation rurale du département de M’Backé nous l’expliqua très franchement :

« Les relations avec les marabouts sont délicates. Il ne faut pas que les marabouts nous voient très souvent avec leurs paysans, car ils y verraient une atteinte à leur pouvoir. A tout moment le représentant du marabout doit être informé de ce que nous faisons dans les villages. De toutes les façons il est fréquent que les responsables des cellules d’animation soient leurs bras droits. En principe les responsables des cellules sont choisis librement, le rôle de l’Animation se bornant à indiquer quelques critères de choix. En fait, dans la plupart des cas, le choix passe par le marabout ou ses adjoints. L’Animation évite de s’attaquer directement aux chefs religieux, il ne faut pas les affronter. Ce n’est qu’indirectement et à très long terme que l’on peut espérer changer cette situation de dépendance des paysans à l’égard des marabouts. Pour cela, on compte surtout sur les jeunes. »

Il arrive aussi, et cela nous a été confirmé à plusieurs reprises, qu’un fonctionnaire soit déplacé pour n’avoir pas pu s’entendre avec un marabout. En tout état de cause, s’il a un confit avec un représentant local de l’Administration, un marabout a toujours le recours de s’adresser directement à Dakar, et il est fréquent qu’il obtienne satisfaction.

2. — LA PROTECTION DES INTÉRÊTS DES MARABOUTS En effet, l’alliance entre les autorités civiles et les autorités religieuses offre à ces derniers d’autres avantages que la seule garantie de leur prestige et de leur pouvoir temporel, dont la rémunération matérielle de leur coopération n’est pas le moins important. D’abord, le gouvernement sénégalais, à l’exemple du gouvernement colonial, dispose de « fonds secrets » attribués à des personnages susceptibles de lui apporter une aide dans telle ou telle circonstance. Bien que, selon certains de nos informateurs, ces fonds soient en diminution, il demeure que les marabouts comptent sans doute parmi les principaux bénéficiaires de ces sommes. L’aide matérielle apportée par l’Etat aux activités religieuses des marabouts est mieux connue. L’Administration, par exemple, fournit certains matériels (bâches, chaises, tribunes, installations électriques, etc.) pour les pèlerinages ou les séances de chants religieux. Cela peut paraître à première vue dérisoire. Mais lorsqu’on sait que certaines magal réunissent plusieurs centaines de milliers de personnes, on s’imagine que l’assistance des pouvoirs publics a plus que valeur de symbole. La préparation du magal de Touba est une véritable affaire d’Etat. Chaque année, quelques semaines avant le pèlerinage, se tient au ministère de l’Intérieur une réunion destinée à mettre au point les mesures à prendre, et à laquelle participent, entre autres, le gouverneur de la région de Diourbel, les commandants de la gendarmerie nationale et de la garde républicaine. Les instructions générales proviennent de la présidence de la République et concernent la mise en place d’un service d’ordre, l’organisation de trains spéciaux et l’octroi d’autorisations d’absence aux agents de l’Etat. Ainsi, en 1967, le pèlerinage de Touba mobilisa un service d’ordre de près de huit cents hommes et exigea une dotation en essence d’environ quatorze mille litres aux forces de police. D’autre part, le gouvernement participe au financement de la construction de mosquées, comme celles de Touba ou de Dakar. Le gouvernement met également à la disposition des marabouts des bourses qui permettent à leurs disciples d’aller poursuivre leurs études islamiques dans les pays arabes. Ce sont les marabouts eux-mêmes qui en choisissent les bénéficiaires. Il arrive aussi que l’Etat offre aux chefs religieux des billets d’avion pour se rendre à La Mecque. Mais c’est dans leurs activités économiques que les marabouts jouissent des avantages les plus substantiels. Comme au temps de la colonisation, l’Etat leur accorde de vastes concessions de terres, et ceci malgré la loi sur le domaine national de 1964, dont l’un des objectifs principaux est justement d’éliminer les féodalités terriennes. C’est ainsi qu’en 1966 des milliers d’hectares pourtant compris dans les zones de « forêt » de Deali et de Boulel dans le Sine Saloum ont été déclassés au profit de grands marabouts mourides et du khalife tidjane Abdoul Azir Sy. Les terres affectées à chaque marabout ont varié entre 1.000 et 3.500 hectares selon les cas(36). Plus récemment, un marabout tidjane de Louga, Abbas Sall, s’est vu allouer une concession dans une « forêt classée » à la limite des départements de Linguère et de Kaffrine, malgré l’opposition des Eaux et Forêts, grâce à l’intervention d’un haut personnage de l’Etat qui serait son taalibe. Ces concessions de terrains se font souvent au détriment des éleveurs Peul qui voient ainsi leurs zones de pâturages réduites. Malgré leurs protestations et les promesses des autorités, il est rare que les Peul obtiennent satisfaction, leur influence auprès des autorités administratives étant quasiment nulle comparée à celle du « lobby » maraboutique. Parfois des conflits violents éclatent entre taalibé et Peul, comme ceux qui en 1969 dans l’arrondissement de Darou-Lousty ont nécessité l’intervention de trois cars de police. Souvent aussi, les expériences de modernisation agricoles sont menées en priorité dans les domaines maraboutiques. L’aide agricole aux marabouts, que l’Etat justifie en soutenant qu’elle aura un effet d’entraînement auprès des paysans dans l’amélioration des techniques de culture, est une subvention supplémentaire aux chefs religieux. On ne voit pas très bien comment le petit paysan, dont le revenu est très modeste et stagnant, pourrait avoir les moyens d’introduire dans son exploitation les modifications culturales que le marabout, lui qui est pourtant riche, obtient à peu de frais.

(36) Falilou M’Backé 3.500 ha. Mamoun M’Backé 2.000 ha. Bassirou M’Backé 1.000 ha. Medina M’Backé 1.000 ha. Modou Awa M’Backé 1.000 ha. Abdoul Aziz Sy 1.000 ha.

A cela il convient d’ajouter qu’en tant que gros producteurs d’arachide, les marabouts sont autorisés à avoir auprès de l’O.N. C.A.D. (Office national de coopération et d’assistance pour le développement) un compte spécial qui les autorise à vendre leur récolte personnelle sans passer par l’intermédiaire des organismes coopératifs, donc à un prix plus élevé. Les marabouts disposent aussi d’attributions spéciales de semences et d’importants prêts de campagne pour l’achat de matériel agricole. Ces prêts se montaient en 1970 de deux à sept millions selon les marabouts. Les responsables de l’économie sénégalaise agissent toujours en sorte que les marabouts soient intégrés aux projets de développement. On les a, par exemple, associés au développement de la riziculture dans le delta du fleuve Sénégal, en leur accordant, à titre privé, plusieurs carrés de culture. Il est enfin connu que certains marabouts et leurs taalibe jouissent d’une sorte de privilège d’impunité vis-à-vis de la loi. Plusieurs chefs religieux ont la réputation de s’approprier une partie des impôts qu’ils récupèrent pour l’Administration, sans jamais s’être attirés le moindre ennui, si ce n’est quelques remontrances. Même s’ils veulent appliquer la loi, les préfets doivent « passer l’éponge » en raison de l’intervention de personnalités politiques importantes. Cette « tolérance » joue également pour ce qui est du remboursement des dettes coopératives à l’O.N.C.A.D. Dans le département de Kébémer, en décembre 1970, sur un total des dettes à l’O.N.C.A.D. de 8,5 millions de F CFA, 8,2 provenaient de l’arrondissement de Darou-Mousty, fief du marabout mouride Modou Awa Balla M’Backé. Le préfet se scandalisait de cette situation, mais se déclarait impuissant en face des marabouts. Lorsque des marabouts ont leur compte en banque à découvert, il est fréquent que l’Administration intervienne pour qu’ils ne soient pas poursuivis. Mais le scandale le plus criant reste celui de Touba qui, en plus de sa vocation de centre religieux, est une véritable zone franche où l’on peut se procurer au grand jour toutes sortes de produits de contrebande en provenance de Gambie. Les douaniers ou agents du contrôle économique hésitent à pénétrer à Touba, car un tel geste serait interprété par la hiérarchie mouride comme une ingérence dans ses affaires internes.

« (...) Aucun chef de service, écrit Alexis Sané, n’ose prendre des mesures à l’encontre de Touba. Il n’ose le faire soit pour éviter de créer un « incident diplomatique », soit qu’il est convaincu que ces mesures d’aboutiront jamais (...), soit qu’il craigne de perdre son poste par un effet magique du gris-gris du marabout. »382. Des tentatives de contrôle auraient cependant été effectuées en 1970 par des douaniers en civil. Mais ces derniers se seraient faits molester par la foule et auraient dû rebrousser chemin. Interrogé par le ministre des Finances sur ces incidents, le khalife général aurait répondu que tant que les frontières n’étaient pas mieux surveillées, il ne lui était pas possible d’interdire le commerce illicite. La protection maraboutique sert donc à couvrir des activités illégales, et en particulier la contrebande avec la Gambie que Jean Collin, alors ministre des Finances, dénonçait dans son rapport au Congrès de l’U.P.S. de 1969 comme une « agression économique ». Mais en l’occurrence, les principaux responsables et bénéficiaires de cette situation ne sont pas seulement les Gambiens, comme l’avancent volontiers les autorités sénégalaises, mais aussi les marabouts mourides, à l’égard desquels le gouvernement se montre beaucoup plus prudent383. L’affaire de Touba montre jusqu’ou peuvent aller les concessions des autorités à l’égard des marabouts. Jamais à l’époque coloniale l’Administration n’avait été aussi loin. Cette protection toute particulière des intérêts maraboutiques s’explique, en partie, par l’insertion des chefs religieux musulmans dans la vie politique. Leur immixtion, directe ou indirecte, dans les luttes de « clans », notamment au niveau local, leur permet de s’attacher les services d’hommes politiques qui agissent comme leurs porte-parole dans les circuits décisionnels. Seuls les marabouts « délaissés » sont tentés par l’opposition. IV

LES MARABOUTS ET L’U.P.S.

Le succès retentissant de l’Union progressiste sénégalaise aux élections de 1959 plaça le parti de L.S. Senghor et de M. Dia dans une situation très confortable. Les différents partis d’opposition (Parti du regroupement africain, Parti de la solidarité sénégalaise) sortirent fort affaiblis de la compétition. Dès lors, l’U.P.S. occupera une place de quasi-monopole dans la vie politique pendant près de quinze ans. Tout au long de cette période, aucun parti politique, malgré les problèmes que connut le Sénégal, ne parvint à menacer cette suprématie de l’U.P.S. Les formations de l’opposition furent neutralisées, soit par la répression, soit par l’intégration au parti au pouvoir. Ainsi, le Bloc des masses sénégalaises (B.M.S.), créé en 1961 par d’anciens laministes et l’historien Cheikh Anta Diop, fut dissous en 1963. Certains de ses dirigeants entrèrent à l’U.P.S. ; d’autres fondèrent le Front national sénégalais qui fut interdit l’année suivante. Il en alla de même du Parti du regroupement africain (P.R.A.). Dès 1964, une partie du mouvement (le P.R.A. - Rénovation) fusionna avec l’U.P.S. Deux ans plus tard, le P.R.A., en tant que tel, se rallia au parti au pouvoir. Ce quasi-monopole de l’U.P.S. dans la vie politique ne paraissait laisser qu’une marge de manœuvre extrêmement limitée aux forces maraboutiques qui étaient accoutumées à utiliser les divisions politiques pour valoriser leur position et s’imposer ainsi comme des « courtiers politiques » aux acteurs politiques en présence. Dans ce contexte, quelques marabouts, mais en nombre très limité, s’appliquèrent, avec plus ou moins de détermination, à insuffler, par leur soutien, un élan nouveau à l’opposition. Mais la grande majorité d’entre eux préféra rester fidèle à l’U.P.S. Cependant, les rivalités internes au sein de ce parti permirent aux chefs religieux, comme par le passé, de s’immiscer dans les luttes politiques et d’apparaître à nouveau à la classe politique comme des intermédiaires indispensables.

A) Les marabouts dans les luttes locales de factions La persistance des luttes de factions est un des phénomènes particulièrement intéressant pour qui étudie la vie et la culture politiques sénégalaises. Au-delà des systèmes de partis et des régimes politiques, le clientélisme et son expression politique, le factionnalisme, sont souvent les principaux véhicules de l’action politique384. Les factions (les « clans » dans le vocabulaire politique sénégalais) constituent au Sénégal les unités fondamentales de la compétition politique au sein du parti unique. Bien qu’elles n’aient le plus souvent aucun caractère idéologique, les luttes de factions sont cependant extrêmement vives, au point d’engendrer quelquefois des violences physiques385. Les « guerres » de factions peuvent exister au niveau national. Mais, sauf exceptions (comme en 1962), il s’agit alors surtout de sourdes luttes d’influence entre plusieurs personnalités qui ne mobilisent que rarement des clientèles, et ne s’expriment pas ouvertement. Sans doute vaudrait-il mieux parler à leur sujet de coteries. C’est donc surtout à l’échelon local (villages, quartiers des villes, arrondissements, départements, régions) que les rivalités entre factions s’expriment avec le plus d’ardeur. L’enjeu de ces joutes politiques est le contrôle des organes locaux de l’U.P.S. (dont les dirigeants sont élus) et, partant, la désignation des candidats du parti aux différentes institutions représentatives de l’Etat (Conseil municipaux, ruraux, régionaux, Assemblée nationale). Les instances locales du parti jouent en effet un rôle important dans le choix des candidats du parti aux élections. En ce qui concerne les élections législatives par exemple, bien que, juridiquement, les listes soient nationales (pour éviter les particularismes locaux), les organes départementaux et régionaux de l’U.P.S. (l’Union régionale et la Commission de coordination départementale) désignent leurs propres candidats, ce qui revient à faire de chaque candidat à la candidature le représentant de tel département ou de telle région. La pratique partisane contredit ici l’esprit et la lettre de la loi électorale de 1963. Quoi qu’il en soit, c’est tout naturellemnt dans les mois qui précèdent les élections que les rivalités de « clans » sont les plus âpres. Dans ces compétitions, le placement des cartes du parti est une activité essentielle. L’influence de chaque faction dépend en effet du nombre de cartes qu’elle a vendues à ses partisans, ce qui donne lieu à des manipulations diverses : « Pour se maintenir à la tête des organes de bases, il s’agit d’acquérir ou d’y conserver la majorité. D’où la tentation de ne délivrer de cartes qu’aux seuls postulants fidèles du clan et d’écarter les autres par divers procédés. Soit, également, la pratique consistant à acquérir des lots de cartes qui sont ensuite distribuées gratuitement à ceux qui ont prouvé leur dévouement. »386.

Les dirigeants nationaux de l’U.P.S. fustigent régulièrement l’existence de ces clientèles personnelles et l’énergie qu’elles usent pour s’affronter. Ils soulignent que cette « politique politicienne », pour reprendre un terme familier au président L.S. Senghor, empêche une véritable mobilisation partisane et favorise le népotisme. Malgré ces condamnations, les conflits de factions n’ent sont pas moins permanents et font de l’U.P.S. un parti de « clients » plus que de militants. Ce trait constant à travers l’histoire de la vie politique sénégalaise correspond sans doute à des tendances profondes de la culture politique de ce pays. Néanmoins, l’explication du phénomène par la tradition politique ne constitue sans doute qu’un premier niveau d’analyse. Il faudrait aussi prendre en considération les fonctions politiques qu’il assure. Il apparaîtrait alors sans doute que le clientélisme permet, par les relations de solidarité verticale qu’il crée entre personnes appartenant à différentes couches sociales, d’occulter les inégalités sociales et de désamorcer leur potentiel confictuel. Il serait alors un instrument au service des groupes dominants. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’existence de factions sert aussi à exprimer les conflits personnels qui divisent entre eux les membres des catégories dirigeantes, qu’elles soient politiques ou maraboutiques. Ainsi, souvent, on peut constater que les luttes entre factions politiques recoupent des clivages entre marabouts. Face à un rival, un marabout cherchera tout naturellement l’appui d’un patron politique qui pourra mettre sa clientèle et ses relations au service de ses intérêts. Le chef d’une faction politique, quant à lui, escompte que le marabout mobilise ses taalibé contre son concurrent, et éventuellemnt, si besoin est, lui apporte sa caution auprès du bureau politique de l’U.P.S. et de son secrétaire général. D’ailleurs, dans un certain nombre de cas, la clientèle maraboutique et la clientèle politique se confondent, complètement ou partiellement. Dans les villes, il est courant que les daa’ira de tel ou tel marabout, sur l’ordre de ce dernier, se jettent dans la bataille politique au profit de tel ou tel politicien. La lutte est d’autant plus vive que bien souvent un marabout rival et ses daa’ira soutiennent la faction opposée. Cette juxtaposition des clivages crée un climat de tension extrême, générateur de violence, aussi bien dans les réunions du parti que dans les mosquées. Plus l’échéance politique est proche, plus est manifeste la volonté des uns et des autres d’en découdre. A Dakar, à Kaolack, à Saint-Louis ou à Rufisque, les affrontements de ce type sont particulièrement fréquents. En milieu rural, là où l’influence maraboutique est omniprésente, les choses sont encore plus simples car généralement « militants » U.P.S. et taalibe ne constituent qu’un seul et même groupe. Dès lors, tout politicien à la recherche d’une clientèle se doit de négocier avec le marabout. A la limite, le « patron » politique n’est qu’un prête-nom qui agit pour le compte du marabout. Un certain nombre d’hommes politiques passent au Sénégal pour être les « représentants » de tel ou tel chef religieux qui « fait » leur carrière. Donc, dans certains cas, il y a alliance entre clientèles politiques et clientèles maraboutiques, dans d’autres, elles ne se distinguent pas. Entre ces deux « types » existent, bien sûr, des situations intermédiaires. Quoi qu’il en soit, les leaders de factions sont toujours extrêmement attentifs envers les marabouts susceptibles de les appuyer. Ils leur font une véritable cour, multiplient les gestes de sympathie à leur égard, ne manquent pas une occasion de leur rendre visite et de se montrer en public en leur compagnie. Quelquefois, ils apportent leur contribution financière aux « œuvres » du marabout. Dans les départements de Tivaouane et de M’Backé, hauts lieux de l’Islam sénégalais, les luttes politiques sont dominées dans l’ombre par les grands marabouts. 1°) A Tivaouane, les conflits internes à la zawiya de la famille Sy se projettent dans toute la vie politique locale. Chaque « parti maraboutique » a habituellement son candidat. Lors des élections législatives de 1968 par exemple, le député sortant, Oumar Gorgui Samb, avait le soutien de Cheikh Tidiane Sy et de ses frères, alors que son rival, A. Palla M’Baye, bénéficiait de l’appui (plus discret) du khalife Abdoul Aziz, auquel il avait eu soin de remettre une somme d’un million de F CFA pour la construction d’une mosquée. A. Palla M’Baye emporta largement la « candidature à la candidature » et la défaite du candidat de Cheikh Tidiane Sy rendit ce dernier extrêmement agressif à l’égard des partisans de son oncle, le khalife. La polémique issue de la succession d’Ababacar Sy fut une nouvelle fois relancée. Les relations entre les deux factions maraboutiques se tendirent, à tel point qu’en mars 1971 le gouverneur de la région de Thiès demandait au ministre de l’Intérieur de censurer à la radio certains propos de Cheikh Tidiane Sy susceptibles d’engendrer des bagarres à Tivaouane. Afin de contrer l’action du nouveau député, la faction soutenue par Cheikh Tidiane Sy suscita la création d’une Association pour la promotion de Tivaouane qui constitua un véritable contre-pouvoir dans la cité. L’association était présidée par un jeune frère de Cheikh Tidiane, Abdoul Aziz Jr. 2°) Dans le département et la ville de M’Backé, les marabouts mourides sont impliqués dans toutes les luttes de factions, quand ils n’en sont pas à l’origine. Ainsi, lors de notre enquête dans cette région en 1970-71, deux « clans » s’affrontaient, l’un ayant à sa tête le député-maire de M’Backé, Samba Yalla Diop, l’autre, un conseiller municipal, Modou Amar. Derrière cette banale rivalité entre élus locaux se cachaient en réalité de sourdes mais néanmoins très vives divisions entre marabouts. Le « clan » Modou Amar regroupait principalement les conseillers municipaux d’un quartier de la ville, appelé Darou-Salam, où sont installés les marabouts de la branche mouride issue de Cheikh Anta M’Backé (frère d’Amadou Bamba). Le véritable leader de cette « faction » était moins Modou Amar que son marabout, Modou Rokhaya M’Backé, chef de cette famille mouride à Darou-Salam. Tous les conseillers municipaux de Darou-Salam avaient été choisis par le marabout, avant d’être désignés par les instances de l’U.P.S. et élus au suffrage universel. L’hostilité des « Modou Amar » envers les « Samba Yalla », pour reprendre les appellations locales des deux factions, tenait d’abord, semble- t-il, au limogeage par la direction nationale de l’U.P.S., quelques mois plus tôt, de Doudou Thiam, patron politique de M’Backé. Les marabouts de Darou-Salam étaient liés à Doudou Thiam et éprouvaient quelque rancœur à l’égard de son successeur qui avait œuvré à son discrédit et à son éviction387. Après avoir accédé à la magistrature municipale, Samba Yalla entreprit de débarrasser l’Administration de la ville des « doudou- thiamistes » et s’entoura d’une équipe d’employés parmi lesquels on remarquait un griot de sa propre famille et un ancien militant du Bloc des masses sénégalaises (B.M.S.), intime de Cheikh M’Backé. Mais, au-delà d’une rivalité entre « doudou-thiamistes » et « anti- doudou-thiamistes » se profilait une opposition entre groupes mourides dont les origines étaient lointaines mais toujours présentes. Samba Yalla Diop appartenait à une importante famille de l’aristocratie traditionnelle wolof qui avait fourni plusieurs chefs de cantons à l’Administration française, dans la région de Diourbel notamment. Or, le père du député-maire, El Hadj Cheikh Yaba Diop, qui fut pendant plus de trente ans chef de canton en pays mouride, ne fut jamais favorable à Cheikh Anta M’Backé dont il semble avoir encouragé l’arrestation en 1930. Il était au contraire au mieux avec le khalife Mamadou Moustapha M’Backé, et avait conservé de solides liens d’amitié avec ses fils, bien qu’il ne partageât pas l’engagement politique du plus influent d’entre eux, Cheikh M’Backé. Cheikh Yaba Diop était aussi très uni à la famille de Bassirou M’Backé, quatrième fils d’Amadou Bamba, lui aussi proche de Mamadou Moustapha M’Backé et de ses fils. Avec lui, il créa la Coopérative de production et de consommation de Diourbel qui apparaissait dans le Baol comme concurrente de la Coopérative de production et de consommation de Darou- Salam-Gawane, créée à l’initiative des fils de Cheikh Anta. Il existait donc entre les familles du député-maire de M’Backé et celles de Cheikh M’Backé et de Bassirou M’Backé des liens privilégiés, concrétisés par le fait que Samba Yalla Diop était le taalibe personnel du fils de Bassirou, Serigne Moustapha. Ce « clan » maraboutique était en opposition latente avec celui des descendants de Cheikh Anta ; en ce sens, la lutte de factions des années soixante-dix n’est que l’épisode d’un conflit vieux de quarante ans. Mais cet antagonisme va encore se compliquer d’un autre conflit, celui opposant le nouveau khalife de la confrérie, Abdou Lahat, au fils de son prédécesseur, Modou Bousso. Dans un premier temps, en effet, certains dirigeants locaux de l’U.P.S. demandent au khalife de réconcilier les deux « partis ». Son refus poli fut interprété comme un soutien au député-maire et s’explique sans doute par l’influence exercée sur lui par Cheikh M’Backé qui a des attaches avec la famille de Samba Yalla. Quoi qu’il en soit, cette attitude du khalife suffit à rapprocher son rival Modou Bousso du « clan » des marabouts de Darou-Salam. L’appartenance de chacun à une faction se précise en octobre 1970, à l’occasion du magal de Modou Bousso, qui se tient à Darou-Salam où était né son père. A cette occasion, Modou Bousso fait en effet un affront public au khalife et au député-maire en refusant d’accepter les cadeaux que ceux-ci lui avaient apportés. Dans cette affaire, les instances suprêmes de l’U.P.S. firent d’abord savoir qu’elles n’appuyaient aucun groupe et laissaient aux « militants » la liberté de choisir eux-mêmes leurs dirigeants locaux. Mais il semble bien qu’en réalité le souci de ménager le khalife, aussi bien que les vieux rapports d’amitié entre la famille du maire et le président Senghor, aient poussé le secrétaire général de l’U.P.S. à accorder ses sympathies à la faction du député-maire. Toujours en est-il que ce dernier fut réélu en janvier 1973, après avoir reçu publiquement un vibrant hommage du président Senghor lors d’un meeting à M’Backé388. Cet exemple rend bien compte de la confusion des oppositions politiques et des rivalités maraboutiques, et de leur permanence, en dépit de la présence d’un parti unique. Il montre aussi qu’en définitive la mobilisation partisane repose bien souvent sur des liens maraboutiques. A M’Backé comme à Tivaouane, on « milite » à l’U.P.S. pour soutenir son marabout et la faction politique qu’il appuie. Et éventuellement, si l’U.P.S. n’offre pas un terrain favorable à l’expression des factions maraboutiques, on regarde du côté de l’opposition.

É LUTTES DE FACTIONS A M’BACKÉ

B) Les marabouts et l’opposition Dans l’ensemble, les partis politiques d’opposition, lorsqu’ils ont existé au cours de la période 1959-1970, n’ont guère trouvé d’écho favorable important auprès des marabouts. La raison de cette bienveillance envers le gouvernement et le parti U.P.S. tient à des considérations plus pragmatiques qu’idéologiques. Un marabout qui encouragerait ouvertement tel ou tel mouvement ou telle ou telle personnalité de l’opposition risquerait de s’exposer à des représailles très matérielles s’il persévérait dans son attitude, car les différents services que l’Etat accorde aux marabouts ont pour contrepartie la fidélité des chefs religieux à l’égard des dirigeants du pays. Ceci n’empêche pas une certaine marge de manœuvre des marabouts ; mais si, dans certaines circonstances, les chefs religieux peuvent adopter quelque réserve à l’encontre du gouvernement ou d’un aspect de sa politique, la prudence veut qu’ils ne se hasardent guère dans des actions antagonistes à l’égard des autorités de l’Etat. D’autre part, les partis d’opposition, à l’exception du B.M.S., n’ont pas fait d’efforts particuliers pour s’attirer les bonnes grâces des marabouls. Le Parti du regroupement africain comme le Parti africain de l’indépendance, ne se sont guère attachés à la défense de l’Islam ou de la culture arabe. Toutefois, les leaders de cette opposition de gauche ne se sont pas non plus lancés dans une campagne antimaraboutique. Dans leurs analyses sur les causes de l’oppression et de l’inégalité au Sénégal, le facteur maraboutique est généralement passé sous silence, tout au plus y est dénoncée la collaboration des chefs religieux et de l’U.P.S.389. Le P.A.I., malgré ses positions marxistes-léninistes, alla même en 1959 jusqu’à lancer un appel aux « marabouts patriotes »390. Mais à aucun moment ces partis ne sont apparus comme étroitement liés à un clan maraboutique ou à une confrérie, encore que le P.R.A. ait trouvé quelques sympathies auprès des deux marabouts, un fils de Falilou M’Backé, M. Moustapha, qui était en conflit avec ses frères et E.H. Tierno Mamadou Ba, le marabout mahdi de Medina-Gounass que son intransigeance religieuse poussait à s’opposer au « leadership chrétien » du président Senghor. En réalité, comme le montrent les exemples ci-dessus, les marabouts opposants sont des individus relativement marginaux. Leur attitude envers le gouvernement est liée à la particularité de leur situation dans leur confrérie. Dans la plupart des cas, il s’agit de personnalités en opposition plus ou moins ouverte avec les dirigeants de la « voie » à laquelle ils appartiennent. Une fois de plus, luttes religieuses et luttes politiques se fondent. Soutenir l’opposition politique revient à braver l’autorité du chef de la confrérie. Le marabout opposant refuse d’apporter sa caution au régime parce que celui-ci privilégie le khalife de la confrérie. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que les deux principaux marabouts qui aient ouvertement attaqué l’U.P.S. et le gouvernement, dans les premières années de l’indépendance, soient le rival du khalife Falilou, Cheikh M’Backé, ainsi que son « homologue » chez les Tidjanes de Tivaouane, Cheikh Tidiane Sy. Cheikh M’Backé s’était réconcilié avec son oncle à peu près à la même époque où Lamine Gueye et L.S. Senghor avaient décidé d’unir leurs forces. Pendant deux ans, il ne se manifesta guère à l’attention des hommes politiques. Il semble avoir œuvré dans le sens de l’unité mouride, voulant montrer aux autorités du jeune Etat le poids que la confrérie représentait. Il ne paraît pas avoir joué un rôle quelconque dans le Parti de la solidarité sénégalaise. Mais lorsque, après l’effervescence des années 1958-1959, la vie politique sénégalaise retrouva, dans la « paix » de l’U.P.S., son régime de croisière, Cheikh M’Backé chercha à nouveau à marquer quelque autonomie à l’égard du khalife mouride (sans rompre toutefois avec lui) et du gouvernement. Il ne se lança pas franchement lui-même dans la lutte politique, mais apporta sa caution au Bloc des masses sénégalaises (B.M.S.) où se retrouvèrent plusieurs de ses anciens amis « laministes » et qui était animé par son cousin, Cheikh Anta Diop. Contrairement au P.S.S., le B.M.S. n’était pas à proprement parler un parti maraboutique ou confessionnel. Il n’était pas dirigé par des chefs religieux ni ne préconisait l’instauration d’un pouvoir musulman dans le cadre d’un Etat islamique. Néanmoins, une bonne partie des troupes du B.M.S. était constituée de fidèles mourides et surtout de disciples de Cheikh M’Backé. Ce n’est pas un hasard si l’essentiel des soutiens du parti provenait de la région de Diourbel, principale zone d’influence du mouridisme. Quelques mois après la fondation du nouveau parti (juillet 1961) L.S. Senghor, inquiet de l’impact qu’était susceptible d’avoir auprès des notables musulmans le B.M.S., entreprend des négociations en vue d’intégrer ses responsables dans l’U.P.S., en leur proposant des portefeuilles ministériels. Il utilise pour cela les bons offices du khalife des Mourides, misant sur l’autorité que ce dernier pouvait encore avoir sur son neveu. Mais L.S. Senghor se heurte à l’intransigeance de Mamadou Dia et doit provisoirement renoncer à son projet. En 1962, lors du grand magal de Touba, Cheikh M’Backé se présente à la cérémonie officielle, à laquelle assistait Mamadou Dia, en compagnie de Cheikh Anta Diop. Le premier ministre donne l’ordre à son escorte de policiers d’empêcher Cheikh Anta d’entrer, mais des partisans de Cheikh M’Backé s’opposent à la police. L’incident n’eut pas de suites immédiates, mais est significatif de la volonté de Cheikh M’Backé de défier, dans une même action, l’autorité du khalife et du gouvernement Cependant, les divisions intestines que connut le B.M.S. et son incapacité à mobiliser les masses contre le régime391 affaiblirent la position de Cheikh M’Backé. Celui-ci préféra dès lors se retrancher dans une neutralité plus ou moins bienveillante selon les circonstances à l’égard de l’U.P.S. et du gouvernement. Il convient aussi d’ajouter que les nombreuses affaires dans lesquelles ce marabout particulièrement dynamique s’était lancé l’incitaient à la prudence392. Le gouvernement lui fut gré de cette attitude et lui aurait fourni les moyens de développer ses activités économiques et commerciales. Cheikh M’Backé ne se départit cependant jamais d’une certaine réserve envers le président Senghor et de son allié le khalife Falilou. Le comportement de Cheikh Tidiane Sy à l’égard des autorités politiques fut beaucoup plus tranché que celui de Cheikh M’Backé. Une fois de plus le marabout tidjane se jeta avec ardeur dans la lutte politique. En 1960, l’ancien leader du P.S.S. avait été récompensé de son retour à l’U.P.S. par un poste d’ambassadeur en République arabe unie. Mais Cheikh Tidiane Sy se serait montré incapable de gérer convenablement l’ambassade sénégalaise au Caire. Il aurait dilapidé quatre-vingt-un millions de F CFA du budget de l’ambassade à des fins personnelles. A la fin de 1962, il fut rappelé au Sénégal. Le gouvernement ne rendit pas publique l’affaire du détournement, mais fit comprendre au marabout qu’il ne jouissait plus de sa confiance. Cheikh Tidiane Sy passa alors à nouveau dans l’opposition. Comme au temps du P.S.S., ses taalibe le suivirent et les daa’ira se changèrent en cellules politiques. Dans la région de Thiès où le marabout avait une grande autorité, l’U.P.S. perdit plus de dix mille membres entre 1962 et 1963, alors que le nombre des adhésions progressait dans toutes les autres régions393. En plus de sa « clientèle » personnelle, Cheikh Tidiane s’efforça aussi, comme par le passé, de mobiliser au nom de l’Islam les jeunes réformistes musulmans, principalement les anciens étudiants des universités arabes. Dans le courant de l’année 1963, Cheikh Tidiane organisa des réunions politico-religieuses dans tout le pays, au cours desquelles le président Senghor et l’U.P.S. furent violemment pris à parti. Il semble que le marabout ait alors eu des contacts avec d’autres milieux de l’opposition en vue de créer un nouveau parti politique qui se serait appelé l’Union progressiste musulmane394. Le gouvernement riposta en essayant de rassembler sous sa houlette les musulmans modernistes groupés autour de la Fédération nationale des associations culturelles musulmanes du Sénégal. Mais en septembre 1963, des incidents éclatent lors du congrès de l’Union nationale des étudiants sénégalais en langue arabe (que patronnait la Fédération). Les partisans de Cheikh Tidiane donnèrent de la voix et crièrent « Vive l’Islam. A bas les catholiques ». Le même jour Cheikh Tidiane créa un Comité de salut public et fit distribuer des tracts très agressifs contre le gouvernement. Le marabout tidjane fut alors arrêté pour incitation à la révolte et soupçonné d’intelligence avec l’ambassade égyptienne qu’il aurait fréquentée trop assidûment au goût des autorités sénégalaises. Quelques jours plus tard, les disciples et partisans de Cheikh Tidiane essayèrent en vain de prendre d’assaut la prison où était incarcéré le marabout. Les autorités sénégalaises entreprirent alors une campagne expliquant que l’attitude de Cheikh Tidiane Sy n’était guidée par aucun mobile politique, mais procédait d’un simple chantage financier395. L’affaire du détournement fut alors dévoilée. Dans un communiqué le khalife des Mourides condamna l’action de Cheikh Tidiane Sy et appela les musulmans à prêter leur concours à l’U.P.S. :

« L’Islam, religion de paix, de fraternité et de concorde, ne saurait cautionner, écrit Falilou M’Backé, aucune entreprise susceptibles de mettre en cause le calme et la tranquillité de notre paisible pays, de retarder son développement et de nuire à son crédit extérieur. Comme toujours, l’œuvre de Cheikh Amadou Bamba continuera à veiller sur le Sénégal et préservera ce pays de tous les malheurs. »396.

Cheikh Tidiane ne resta pas cependant longtemps en détention. Le khalife Abdoul Aziz, qu’il n’avait pourtant pas ménagé, usa de son influence pour tirer son neveu d’affaire. En avril 1964, celui-ci fut remis en liberté et recommanda une nouvelle fois à ses disciples de suivre l’U.P.S. ce dont il tira, semble-t-il, quelques avantages. Depuis, le marabout tidjane se veut le meilleur défenseur du parti de L.S. Senghor et de la laïcité de l’Etat397. Le comportement de Cheikh M’Backé et de Cheikh Tidiane Sy à l’égard du régime du président Senghor n’est certainement pas représentatif de l’attitude politique des marabouts. Il montre néanmoins que la fidélité des marabouts envers le gouvernement n’est pas automatique et qu’ils jouissent d’une certaine marge de manœuvre. Aussi la collaboration entre les marabouts et l’Etat, même au cours de la dizaine d’années relativement tranquilles sur ce point qui ont suivi l’indépendance, n’est-elle pas sans limites. V

LES LIMITES DE LA COLLABORATION

L’Etat sénégalais est tout à fait conscient de sa dépendance envers les marabouts, à un double niveau : économique (culture de l’arachide) et politique (nécessité d’intermédiaires). Dans un premier temps, celui qui retient notre attention dans ce chapitre, il n’essaya pas véritablement de se dégager de cette situation ; mais il fit tout de même preuve d’une certaine méfiance envers le pouvoir maraboutique et s’efforça d’établir un contrepoids à la toute-puissance des marabouts en favorisant l’action des musulmans réformistes.

A) La méfiance des autorités politiques envers les marabouts L’autorité directe des marabouts, en particulier sur les masses rurales, a beau être reconnue par le gouvernement et l’Administration, ceux-ci restent malgré tout sur leur garde. Ils redoutent l’indépendance de ces « grands féodaux ». Le gouvernement du Sénégal ressemble fort, sur ce point, à un monarque du moyen-âge européen aux prises avec l’indocilité et la fidélité chancelante de ses turbulents vassaux. Si les marabouts vont rarement jusqu’à la révolte, il arrive qu’ils montrent quelque réticence à répercuter certaines actions du pouvoir central, quelquefois afin d’obtenir de celui-ci des avantages supplémentaires. Les inconvénients de cette indépendance maraboutique sont notamment durement ressentis par certains administrateurs locaux, qui voient toutes leurs initiatives entravées par la liberté d’action qu’entendent conserver les marabouts. Ceci est particulièrement vrai pour les administrateurs formés à l’époque coloniale, habitués à davantage de fermeté à l’égard des chefs religieux. Le préfet d’un département où la présence maraboutique est fort importante nous déclara par exemple :

« Pour moi la soi-disant valeur économique des marabouts, c’est zéro. Souvent les marabouts font le commerce des semences qui leur sont attribuées. Lorsqu’on leur donne des vivres de soudure pour distribuer à leurs taalibe, souvent ils les vendent, et les taalibe n’en voient jamais la couleur. Mais pour des raisons politiques, je suis obligé de laisser faire. Lorsque je rencontre Senghor, il me demande toujours : « Comment va mon ami le serigne un tel ? ». Je considère quant à moi que les marabouts sont des éléments douteux et nuisibles à mon travail préfectoral. »

Ces réactions de défiance n’existent cependant pas que parmi les administrateurs locaux. Au niveau le plus élevé également, en dépit des liens d’amitié et de fidélité qu’on affirme à l’égard des chefs religieux, on éprouve quelque crainte à leur encontre. On redoute leur pouvoir occulte ; on appréhende leur pouvoir politique ; on sait que le moindre faux pas peut amener une brouille et bloquer les réseaux politiques dont les marabouts sont un maillon indispensable. Dès lors, les relations avec les marabouts relèvent de l’art diplomatique ; et les poignées de mains officielles ne constituent qu’un aspect d’une stratégie fort complexe et délicate.

1. — LA CRAINTE D’UN FRONT UNI DES MARABOUTS L’appréhension de voir se former un front uni des marabouts constitue pour les autorités gouvernementales un souci permanent. On comprend en effet qu’il est plus aisé pour les dirigeants du pays de traiter individuellement avec chaque marabout que d’avoir affaire à un « syndicat » des chefs religieux. Mais ceux-ci n’ont guère su, voulu, ou pu jusqu’à présent mener des initiatives dans ce sens. L’échec du Conseil supérieur des chefs religieux du Sénégal dans les mois qui ont précédé l’indépendance a lourdement pesé sur les tentatives qui ont pu être engagées par la suite, comme celle de Cheikh M’Backé en 1968. Cheikh M’Backé, en effet, profita de la maladie, puis de la mort (août 1969) de son oncle le khalife Falilou, qui coïncidait avec les incertitudes politiques que l’on connaît, pour essayer de constituer un « lobby » des chefs religieux suffisamment uni et puissant pour dicter ses exigences à un gouvernement en proie à de sérieuses difficultés, ou, éventuellement, prendre ses distances à son égard. Le projet de Cheikh M’Backé aurait notamment visé à faire pression sur les autorités pour assurer au niveau des institutions de la République l’hégémonie de l’Islam et remettre ainsi en cause le principe de laïcité de l’Etat. Cheikh M’Backé prit des contacts avec les marabouts les plus éminents et une réunion aurait été organisée en septembre, chez Ibrahima Niass, à laquelle auraient assisté les représentants de plusieurs groupes confrériques tidjanes et mourides. Ces différents participants seraient tombés d’accord pour estimer que la conjoncture politique et la situation économique étaient favorables à l’union des chefs religieux, et que seule la voix de l’Islam pourrait sauver le pays de la ruine. Selon certaines rumeurs, cette entreprise aurait reçu le soutien de quelques pays arabes (Maroc, Egypte, Arabie). Toutefois, cette initiative fut loin de faire l’unanimité. Les querelles de clans au sein des différentes confréries (ou branches confrériques) empêchèrent toute action commune. Les marabouts les plus zélés envers les autorités, et tout particulièrement Modou Bousso M’Backé, le fils de Falilou, et Cheikh Tidiane Sy, refusèrent leur participation. Cheikh Tidiane Sy nous déclara à ce sujet que pour lui la meilleure façon de procéder pour agir sur le gouvernement était de collaborer franchement avec lui et de militer à l’U.P.S., et non de créer une organisation autonome dont la constitution ne manquerait pas d’être interprétée par les dirigeants politique comme un acte de défiance à leur endroit.

Malgré l’échec de cette initiative, certains milieux mourides persévérèrent cependant dans une attitude de réserve envers le gouvernement. Mais ce qui nous semble intéressant dans cette affaire, c’est l’extrême attention que montrèrent les autorités politiques à suivre les démarches de Cheikh M’Backé. Il ne fait pas de doute que pour le gouvernement le regroupement des chefs musulmans était avant tout une affaire politique. Et l’on comprend que tout ait été mise en œuvre pour l’entraver. Le gouvernement n’intervint pas directement, mais fit savoir aux marabouts que les faveurs dont ils étaient l’objet étaient liées à des relations de fidélité et que tout autre conception des relations entre l’Etat et les communautés maraboutiques serait nuisible à cette coopération.

La meilleure façon de contrecarrer l’unité des chefs religieux est d’entretenir leurs divisions ou en tous les cas de ne rien faire pour les résoudre. Le gouvernement traite avec les marabouts, non avec les confréries en tant que telles. Cette politique lui permet, par exemple, d’entretenir d’excellents rapports avec le khalife de Tivaouane Abdoul Aziz Sy, mais en même temps de coopérer avec son rival Cheikh Tidiane Sy. On conçoit très bien dans ces conditions qu’il se garde bien de proposer ses bons offices dans les luttes de clans maraboutiques, sauf lorsqu’elles sont susceptibles de troubler l’ordre public. Une seule fois depuis l’indépendance on a vu les pouvoirs publics intervenir publiquement pour régler un conflit entre marabouts. Ce fut au sujet de la nomination de l’iman de la grande mosquée de Dakar en 1964. Devant l’incapacité des notables religieux à se mettre d’accord sur un nom, le président de la République imposa le candidat qui passait pour lui être le plus favorable, Lamine Diene. De même qu’il appréhende l’unité des marabouts, le gouvernement ne voit pas d’un très bon œil les relations que les chefs confrériques sénégalais entretiennent avec les communautés musulmanes de l’étranger.

2. — LA CRAINTE DES RELATIONS EXTÉRIEURES DES MARABOUTS Les marabouts, en effet, ont leur propre « politique extérieure », et cette « politique extérieure » obéit à des intérêts et à des préoccupations qui ne coïncident pas nécessairement avec les lignes directrices de la diplomatie sénégalaise. Celle-ci est d’autant plus vigilante envers les marabouts qu’elle entend mener tant en Afrique que dans le monde une politique active dont témoignent les très nombreux déplacements à l’étranger du président Senghor. Certains chefs religieux musulmans sénégalais entretiennent des rapports suivis avec des communautés religieuses extérieures à leur pays d’origine. Quelques-uns ont des disciples dans d’autres pays africains, comme Ibrahima Niass, dont le rayonnement s’étendait sur toute l’Afrique de l’ouest et jusqu’au Nigeria du nord où il était le leader des Tidjanes réformés398, ou les marabouts tidjanes de Casamance dont les taalibe sont nombreux en Guinée-Bissau chez les Peul et les Mandingue. La communauté mouride elle-même déborde du cadre national et a développé son influence en Gambie et en Côte d’Ivoire. Inversement, les chefs religieux qadir de la Mauritanie du sud ont une certaine audience au Sénégal, notamment dans la région du Fleuve, sur la rive droite du Sénégal. Les réseaux religieux maraboutiques ignorent les frontières étatiques, et cela ne va pas sans gêner parfois le gouvernement qui n’a guère de prise directe sur eux. Il semble par exemple que les liens existant entre les communautés mourides du Sénégal et de Gambie ne soient pas tout à fait étrangers au commerce clandestin entre les deux pays. De même la contrebande entre le Sénégal et la Mauritanie est certainement favorisée par les relations religieuses et plus précisément maraboutiques unissant les groupes tidjanes ou qadir d’un côté et de l’autre du fleuve Sénégal399. Plus embarrassant encore pour le gouvernement sénégalais était la considération dont étaient l’objet de la part des autorités portugaises de Guinée-Bissau les marabouts de Casamance. L’Administration portugaise en effet pratiquait en Guinée une politique « pro-musulmane » qui lui valait le soutien des aristocraties politiques et religieuses peul et mandingue. Aussi était-elle prompte à aider et à protéger les tournées des marabouts sénégalais auprès de leurs disciples guinéens. En 1969, lorsque le marabout tidjane de Banghère, Cherif Youssouf Haïdara, effectua une visite de cinq mois en Guinée, les autorités portugaises mirent à sa disposition une compagnie pour l’escorter durant tout son séjour. L’année suivante, son fils Idrissa se rendit en Guinée-Bissau pour se faire soigner. Le gouverneur de Guinée fit évacuer Idrissa par avion spécial de Guidaye (près de la frontière) à Bissau (la capitale). A cette occasion, des contacts furent pris entre le fils du marabout et les autorités politiques et militaires du pays. L’Administration sénégalaise procéda à une enquête sur cette dernière affaire qui ne manqua pas d’indisposer les nationalistes du P.A.I.G.C. (Parti africain de l’indépendance de la Guinée et des îles du Cap-Vert) qui y virent une preuve supplémentaire de l’incapacité ou de la mauvaise volonté du gouvernement de Dakar à mettre en œuvre une politique active de soutien à leur cause. L’autorité spirituelle d’Ibrahima Niass, dans plusieurs pays d’Afrique de l’ouest, surtout anglophones, n’a pas toujours contribué à aider la diplomatie sénégalaise. En 1966, lorsque Kwame Nkrumah fut destitué à la suite d’un coup d’Etat, le marabout de Kaolack, qui était son « guide spirituel », prit publiquement position en sa faveur et envoya un télégramme dans ce sens au président Sékou Touré de Guinée qui avait accueilli l’ex-chef d’Etat ghanéen. Le gouvernement sénégalais intervint auprès du marabout pour qu’il fasse preuve de davantage de discrétion, mais celui-ci ne voulut rien entendre et continua sa campagne contre les nouveaux maîtres d’Accra. Cependant, l’influence d’Ibrahima Niass a été quelquefois fort utile aux dirigeants sénégalais, notamment lorsque ceux-ci ont cherché à se rapprocher du Nigeria, après la guerre civile. Mais ce sont surtout les contacts que les chefs religieux musulmans cultivent dans le monde arabe qui suscitent la crainte des autorités sénégalaises. Celles-ci sont certes plus perméables à l’internationalisme musulman que ne l’était l’Administration coloniale. Dans un pays où la grande majorité de la population est musulmane, elles ne peuvent s’opposer au développement de liens religieux et culturels entre les communaués islamiques sénégalaises et les grands centres de l’Islam arabe, d’autant que les moyens de communications modernes (radio, transports) facilitent ces rapports. De plus, l’appartenance du président Senghor à une religion largement minoritaire dans son pays ne lui permet pas d’entraver, sans risques politiques, les échanges religieux avec le monde arabe. Toutefois, le gouvernement sénégalais entend avoir le plein contrôle de ces relations, et l’existence de liens privés de nature religieuse ou culturelle qui lui échappent constitue pour lui une préoccupation constante. En réalité, les autorités sénégalaises redoutent surtout de voir la religion musulmane servir de relais et d’appui à des idéologies politiques xénophobes et (ou) socialistes qui remettraient en cause la nature même du régime établi. En outre, une politique extérieure résolument pro-arabe risquerait de nuire au rôle de trait d’union qu’entend jouer en Afrique et dans le monde la diplomatie sénégalaise. Tout ceci explique que les déplacements et les contacts des marabouts en Afrique du Nord et au Moyen-Orient soient particulièrement suivis. Là encore, l’audience internationale du marabout tidjane, Ibrahima Niass, était pour Dakar un souci majeur. Les nombreuses activités du marabout de Kaolack dans le monde islamique, ses relations d’amitié avec certains leaders arabes (Niass était par exemple un ami personnel du président Nasser), ainsi que ses déclarations souvent fracassantes sur ce qui touche de près ou de loin les affaires musulmanes ont souvent mis le gouvernement sénégalais dans une position délicate. Ce fut en particulier le cas en 1966 lorsqu’il condamna publiquement le régime du président Bourguiba de Tunisie pour avoir introduit des mesures que le marabout estimait être contraires au dogme islamique (supression de la polygamie notamment), alors même que le président tunisien venait d’effectuer une visite au Sénégal. Les autres marabouts ont des relations beaucoup plus épisodiques et beaucoup moins politiques avec le monde arabe. Ils sont, d’autre part, plutôt méfiants envers les courants modernistes, réformistes ou socialistes en provenance des pays arabes, car ceux-ci ne sont guère favorables à l’Islam maraboutique. Ceci ne les empêche pas cependant d’être sensibles aux thèmes de l’unité de l’Islam que développent les capitales arabes.

3. — LA SURVEILLANCE DES MARABOUTS Cette méfiance politique des autorités envers les marabouts est nettement perceptible à travers la surveillance constante dont ils sont l’objet. Le service des Affaires musulmanes a été dissous au moment de l’indépendance, parce que les nouvelles autorités entendaient, par cette mesure libérale, s’assurer la sympathie et le soutien des milieux musulmans ; mais la plupart des fonctions de cet organisme ont été confiées à différents services de la présidence de la République, mais surtout du ministère de l’Intérieur. Celui-ci en effet recueille tous les renseignements fournis par ses agents locaux. Tout déplacement, toute déclaration d’un marabout sont consignés dans un bref rapport. Les préfets et les gouverneurs de leur côté suivent attentivement les activités économiques et politiques des marabouts. Ils s’attachent aussi à connaître dans le moindre détail les querelles de clans qui divisent les chefs religieux de leur circonscription. Enfin, un dernier élément dans la « politique musulmane » du gouvernement d’après l’indépendance témoigne d’une certaine volonté de se donner quelque liberté d’action par rapport aux marabouts : le rapprochement avec les réformistes.

B) Le rapprochement avec les réformistes L’Islam réformiste sénégalais, issu de la Salafiyya et de la Wahhabiyya, s’est surtout développé à partir des années cinquante autour de l’Union culturelle musulmane (U.C.M.). Les jeunes arabisants qui ont conduit le combat réformiste n’ont guère menacé la position dominante des marabouts dans l’Islam sénégalais. Il s’agit plutôt d’un Islam d’intellectuels, sans grande emprise sur les masses. Contrairement aux chefs confrériques qui disposent d’une véritable clientèle et qui représentent une puissance économique avec laquelle l’Etat doit compter, la seule « ressource » des réformistes est le prestige de leur science. La base matérielle et sociale de leur autorité est donc quasiment inexistante. Cela ne les empêcha pas cependant de donner de la voix et de faire preuve d’initiative, en créant notamment des nouvelles écoles arabes, plus modernes que les traditionnelles écoles coraniques400. Pendant les dernières années qui ont précédé l’indépendance leur programme s’organisa autour de deux thèmes centraux. Ils s’attaquèrent d’une part à l’obscurantisme des marabouts auxquels ils reprochaient de s’être érigés en médiateurs entre Dieu et les fidèles. Ils dénoncèrent d’autre part la politique « musulmane » de la France qui, disaient-ils, tendait à surveiller l’Islam plus qu’à le laisser s’épanouir librement et favorisait systématiquement les marabouts. L’Administration coloniale adopta à leur égard une attitude méfiante et répressive. Les rapports officiels de l’époque insistaient sur le danger panislamique qu’aurait sous-tendu leur action et dénonçaient la « collusion objective » qui aurait existé entre le réformisme et le communisme... Avec l’autonomie, puis l’indépendance, les relations des réformistes et des autorités politiques s’améliorèrent sensiblement. La méfiance systématique et la répression firent place à certaines formes de collaboration. L’alliance prioritaire avec les marabouts ne fut pas bien entendu, comme nous l’avons vu, remise en cause, mais les réformistes ne furent plus totalement exclus de l’action de l’Etat. Les revendications de l’U.C.M. jouissaient d’une certaine audience auprès des éléments les plus jeunes et les plus radicaux de la classe politique sénégalaise qui étaient sensibles à leur lutte contre les « féodalités maraboutiques » et à leurs mots d’ordre nationalistes. Quelques hommes politiques comme Mamadou Dia ou Abbas Gueye étaient même intervenus en leur faveur auprès de l’Administration coloniale. Mais sans doute faut-il voir dans cette ouverture (relative) à l’égard des réformistes plus qu’une vague sympathie. Les réformistes ont surtout constitué une sorte de contrepoids à l’influence des marabouts. Les hommes politiques se méfiaient de l’indépendance des marabouts. Ils n’oubliaient pas qu’en 1958 ceux-ci avaient essayé de faire « bande à part » ou de leur forcer la main. Aussi, en donnant des gages aux réformistes, le gouvernement sénégalais a-t-il voulu montrer aux marabouts qu’ils n’étaient pas les uniques représentants de l’Islam. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que les réformistes, même si leur idéologie est plus radicale que celles des marabouts, sont plus directement dépendants de l’Etat que ces derniers. Ne disposant pas de « ressources » propres, n’étant pas des leaders populaires, les arabisants ont quelques difficultés à trouver un emploi, ce qui les rend très attentifs aux offres du gouvernement. Ils ne pouvaient donc qu’être sensibles aux nouvelles possibilités que celui-ci offrit en permettant aux écoles privées arabes de se développer, en recrutant des maîtres d’arabe dans l’enseignement primaire et secondaire, en créant en 1965 le collège d’enseignement franco-arabe de Dakar, en demandant à plusieurs administrations (Information, Affaires étrangères surtout) d’engager des spécialistes de la langue et des problèmes arabes. Ce faisant, l’Etat s’assurait un certain contrôle sur les réformistes. Il n’a pas réussi à maîtriser totalement ce courant islamique dont la dynamique lui échappe et qui est par ailleurs assez critique de la politique musulmane du gouvernement. Mais il est parvenu à créer des liens de dépendance avec des hommes et des organisations dont l’islamisme militant était susceptible de nuire à son action. C’est ainsi que la Fédération nationale des associations culturelles musulmanes du Sénégal, fondée en 1962, qui regroupe la plupart des associations réformistes, est rapidement devenue sinon un « agent du régime » comme certains l’ont clamé, du moins une structure de relais entre l’Etat et les arabisants, ce qui autorise un contrôle de leurs activités. Toutefois, il convient de ne pas exagéré l’importance de cette ouverture à l’égard des réformistes. Si celle-ci servit à relativiser le poids maraboutique, elle n’alla pas jusqu’à menacer l’action prioritaire de l’Etat en faveur des chefs des confréries. L’alliance instrumentale entre les marabouts et l’Etat connaissait sans doute des limites. On notait, ça et là, des incidents de parcours. Quelques marabouts avaient même, à certains moments, manifesté leur désaccord avec le gouvernement. Mais, dans l’ensemble, ces accrocs ne paraissaient pas altérer l’atmosphère de collaboration qui régnait entre les autorités politiques et les chefs musulmans. Or depuis, dans les années doixante-dix, la situation est plus mouvante. L’Islam connaît au Sénégal un renouveau qui, à certains égards, remet en question sa position par rapport à l’Etat.

*

CHAPITRE III

DYNAMIQUE ISLAMIQUE ET CRISE HÉGÉMONIQUE

(les années soixante-dix)

*

L’analyse proposée dans le chapitre précédent laisse certainement l’impression d’un Islam maraboutique installé, évoluant dans les réseaux clientélistes et confortant l’ordre économique international ; bref l’Islam y fait figure de rouage de la domination politique et économique. Mais, depuis une décade, un autre Islam plus dynamique, plus contestataire, plus libre par rapport à l’Etat se développe. Un Islam qui retrouve ses accents soufis ou intégristes. Un Islam aussi dont les leaders, si notables soient-ils, tiennent un discours populiste. Un Islam qui résonne des échos de la rue. Cet Islam des « dominés » a sans doute toujours existé ; et peut-être ne l’ai- je pas suffisamment mis en relief dans les pages précédentes. C’est que je voyais s’estomper cette fonction critique et populaire de l’Islam au profit de celle d’instrument d’intégration des masses dans les espaces de domination. Il faut aussi reconnaître que le regard que je porte aujourd’hui sur la période 1970-1980 n’est pas tout à fait de même nature que celui qui a guidé mes analyses antérieures. J’ai appris, au fil de mes travaux, de mes lectures et surtout des échanges fructueux entre chercheurs, à mieux apprécier dans leur complexité les pratiques sociales et politiques des « dominés ». Insensiblement mon approche a glissé vers la « base », et la « périphérie » du début s’est peu à peu inscrite dans les « modes populaires d’action politique »401. Mais la situation sénégalaise m’a également poussé dans cette voie. Le réveil de l’Islam m’a obligé non pas à reconsidérer mon travail mais, j’y reviendrai plus longuement dans les dernières lignes de cet ouvrage, à considérer que le champ religieux était mouvant et que donc l’analyse devait se départir de tout finalisme simpliste, rigide et réducteur. L’Islam sénégalais actuel ne connaît certainement pas de changement radical. Les marabouts sont toujours des intermédiaires politiques et des agents de la dépendance économique. Cependant, ils ne sont pas que cela, car ils se trouvent de plus en plus pris dans les contradictions qui traversent la société politique sénégalaise. Vus d’en haut, des sommets de l’Etat, ils sont des alliés un peu gênants, des notables trop autonomes, dont on voudrait bien se passer, mais qu’on ne peut écarter facilement et sans risques politiques. Vus d’en bas, dans le quotidien des taalibe, ils sont plus que jamais des héros populaires, des protecteurs indispensables, les gardiens de « la citadelle du bien »402. Le nouvel activisme musulman dont est aujourd’hui témoin le Sénégal se situe au cœur de ces contradictions. Mais celles-ci dépassent le champ islamique lui-même et témoignent de rapports nouveaux entre l’Etat et la société. L’Islam apparaît alors comme une sorte de terrain de confrontations sur lequel se joue une crise hégémonique profonde dont les acteurs ont un rôle qui va bien au-delà des paroles qu’ils prononcent. Cela ne signifie pas cependant que l’Islam soit un acteur masqué. Il est le politique au sens plein et authentique du terme ; et s’il fonctionne à l’ambiguïté ce n’est que pour mieux nous apprendre à lire son Texte... I

LE NOUVEL ÉLAN DE L’ISLAM

Qu’y a-t-il donc de nouveau dans l’Islam sénégalais des années soixante- dix ? Ce qui frappe l’observateur, au premier abord, ce n’est pas tant, comme dans d’autres pays musulmans, la (ré) apparition d’un pouvoir musulman contestataire (encore que, nous le verrons, cette dimension n’est pas absente de la renaissance islamique sénégalaise) que l’affirmation d’une présence islamique dans les différentes sphères de l’action sociale. Tout se passe comme si l’Islam, qui paraissait un moment devoir composer avec la culture « moderne », reprenait l’initiative, se lançait dans une sorte de reconquête de la société civile et de la société politique. L’Islam cherche à tirer à lui la couverture sociale que la « modernisation » semblait lui avoir confisquée. Le Sénégal, que l’on croyait volontiers être une annexe de la France, depuis les beaux jours de « quatre communes » et de l’assimilation, à travers ses brillants écrivains et ses hauts fonctionnaires formés à Paris, et même ses marabouts décorés, qui faisaient très notables IIIe République, se redécouvre une âme musulmane. L’appel du muezzin rivalise avec les discours messianiques des chantres de l’an 2000...

A) L’Islam et les conduites populaires Ce renouveau de l’Islam est d’abord patent au niveau des conduites populaires. L’Islam n’a certes jamais été au Sénégal une religion cachée ou clandestine ; et les pratiques islamiques, si on avait pu les mesurer, auraient montré un taux élevé de participation. Mais tout cela se passait dans une atmosphère tranquille et tolérante. Aujourd’hui, l’engouement populaire pour l’Islam se présente sous des formes vigoureuses et mobilisatrices. L’ambiance devient plus ardente et la foi plus explicite. Selon le mot d’un de mes amis sénégalais, l’on assiste à un « grand remue-ménage musulman ». L’Islam est devenu un sujet majeur des conversations de rues et de débat dans la presse. Les portraits des grandes figures de l’Islam sénégalais ou des chefs actuels des confréries sont tirés à des centaines de milliers d’exemplaires et sont certainement plus nombreux dans les foyers que ceux des leaders politiques. Les petits opuscules traitant de la prière, du pèlerinage à La Mecque, de la vie du Prophète ou de celles des grands noms de l’Islam sénégalais, ou encore les recueils des poèmes d’Amadou Bamba, par exemple, sans parler du Coran, sont fort vendus dans les boutiques des libraires libanais ou marocains qui entourent le marché Sandaga de Dakar ou sur les étals des marchands ambulants. Les chapelets musulmans, les badges à l’effigie de tel ou tel marabout ou les généalogies illustrées des grands chefs de l’Islam sénégalais sont de plus en plus prisés des fidèles qui entendent montrer avec ostentation leur appartenance à une religion vivante et présente. Jamais les lieux saints de l’Islam sénégalais n’ont connu une telle affluence. Le magal mouride de Touba ou le mawloud tidjane de Tivaouane attirent des centaines de milliers, voire des millions de fidèles403. Ces « moments forts » de la vie publique musulmane paralysent le pays pendant plusieurs jours et constituent certainement les rassemblements les plus populaires du Sénégal. Ils sont de grandes fêtes, à l’allure débridée et spontanée qui contrastent avec la rigidité de l’organisation des fêtes officielles de l’Etat. Les réunions religieuses de toutes sortes (conférences, séances de chants religieux) se multiplient. Le théâtre populaire musulman connaît un essor remarquable. Du côté tidjane, la troupe du Mouvement des jeunes de l’association éducative islamique, fondée par deux fils de Cheikh Tidiane Sy, propose des spectacles, accompagnés de musique, en arabe et en wolof, tirés de l’odyssée de Mohammed ou à la gloire des vertus musulmanes traditionnelles. Chez les Mourides, la troupe de Bamba Moss Xam a connu un succès retentissant en mettant en scène la vie de Cheikh Amadou Bamba dont elle veut défendre, selon l’expression de son fondateur, « l’image de marque ». Toutes ces manifestations religieuses ou (et) festives ne mobilisent pas seulement, comme cela était souvent le cas autrefois, des personnes d’âge mûr. Elles intéressent de plus en plus les jeunes, y compris ceux des villes, qui entendent être le fer de lance de cette renaissance islamique. Ainsi se sont créées dans plusieurs localités du Sénégal (et même en France) des associations de jeunes mourides. L’attitude offensive de ces groupes est très perceptible à travers le type d’action qu’ils mènent. Ce sont eux qui ont organisé dans un stade de Dakar deux « grandes nuits religieuses » les 24 et 31 décembre 1979, afin de contrecarrer l’influence occidentale de ces soirées « jadis fêtées dans les boîtes de nuit et autres lieux de plaisir »404. Dans la foulée, la vie associative musulmane manifeste une extrordinaire vigueur. Il ne se passe guère de semaine sans que la radio ou la presse écrite annoncent la constitution d’une société d’entraide musulmane, d’un mouvement de solidarité islamique ou d’associations d’amis du Coran qui réunissent dans la plupart des cas des disciples de toutes confréries aussi bien que des réformistes. Beaucoup d’entre elles ont notamment pour fonction de favoriser l’expansion de l’enseignement musulman. Il est vrai que les écoles islamiques rencontrent un succès étonnant (on refuse des élèves à l’Institut islamique de Dakar) dans un pays où pourtant l’école occidentale paraissait jouir d’un prestige ancien. Les mosquées elles aussi se multiplient, en particulier dans les nouveaux quartiers. On s’aperçoit qu’elles restent des lieux de sociabilité qu’aucune autre structure ne peut actuellement et durablement remplacer. Elles sont la représentation par excellence de la vie des quartiers et expriment les rapports sociaux qui s’y jouent405. Ce dynamisme de l’Islam sénégalais se manifeste aussi au niveau des conversions. Environ 15 % des Sénégalais n’appartiennent pas à la religion islamique, et cela constitue une sorte de défi au zèle des activistes musulmans. Un marabout de Segre, Serigne Aliou Ngouty Cisse, est un bon exemple de chef religieux missionnaire qui s’est fixé comme but d’amener à la « vraie religion » les Sérère chrétiens et « animistes » du département de M’Bour. En décembre 1979, il aurait converti plus d’un millier de chrétiens de l’arrondissement de Fissel. Quelques mois plus tard, on annonçait deux cent soixante-quatorze convertis supplémentaires dans les localités de Faylar et Souken. La voie que s’est tracé le marabout pour propager l’Islam est très simple. Il construit des écoles arabes et des mosquées qu’il met à la disposition des populations. Il rémunère les maîtres de sa poche et verse des bourses aux familles des élèves. Il donne des cadeaux aux nouveaux fidèles et paie la dote de ceux qui ont du mal à s’en acquitter. Cette offensive musulmane prend quelquefois des formes plus agressives. Des commandos musulmans ont mis à sac, à plusieurs reprises, des bars et débits de boisson. Le récent attentat (1980) contre l’Hôtel Diola de Ziguinchor aurait été l’œuvre de justiciers de l’Islam qui voyaient dans cet établissement un haut lieu de la débauche. A Pâques 1979, on a également vu des militants islamiques interdire l’accès de l’église de Gédiawaye aux fidèles catholiques. Ces faits sont sans doute jusqu’à présent peu nombreux et isolés, mais ils traduisent la montée d’un intégrisme religieux qui est un défi aux valeurs occidentales et à travers elles à la classe dirigeante qui en est le symbole. Dans la situation économique et sociale fort précaire qui est actuellement celle du Sénégal, cet appel au rigorisme éthique et religieux est susceptible de rencontrer l’adhésion d’une partie des « dominés », qui eux, de toutes les façons, ne peuvent espérer accéder aux « délices » de la civilisation occidentale. La critique sociale des « puissants » et de leur impuissance à s’occuper des « sans pouvoir » apparaît aussi à travers l’action des faiseurs de miracles ou de « prodiges ». Ceux-ci, au fond, visent à venir en aide à ceux qui sont dans le besoin et compensent ainsi les défaillances du gouvernement et de l’Administration. Beaucoup de ces miracles en effet sont de nature sociale et collective, et sont un recours surnaturel pour tous ceux qui se sentent des laissés-pour-compte. Ainsi, en pleine période de pénurie d’eau, en août 1977, des sources d’eau douce auraient jailli sur la plage de Yoff, près du mausolée de Seydina Limanou Laye, fondateur de la confrérie layenne. Quelques jours plus tard une source miraculeuse aurait été découverte à Touba dans la concession de feu El Hadj Falilou M’Backé, sous un arbre où le défunt khalife général des Mourides faisait habituellement ses dévotions. « L’hypothèse d’une canalisation défectueuse est écartée par les techniciens du Forage de Touba », explique le journaliste du Soleil. « Touba, en tout cas, poursuit-il, a pris l’allure des grands magals : des fidèles viennent de partout et, hier soir, deux camions arrivaient de Tambacounda, remplis de pèlerins »406. On a vu aussi au cours de ces dernières années proliférer ce que l’on a appelé les « banques vivantes », c’est-à-dire les multiplicateurs de billets. L’un d’eux, Abdoul Touré, dit « Abdou Khaaliss » (Abdou l’argent), est devenu au cours de l’année 1976 le personnage le plus célèbre du Sine Saloum. Abdou Khaaliss n’avait rien du grand chef religieux. Il était apprenti chauffeur de son état et ne semble avoir reçu aucune éducation musulmane sérieuse. Il aurait eu la révélation de ses pouvoirs lors d’un rêve ; d’autres affirment qu’il se serait rendu dans le pays lointain des maharadjah où il aurait été investi d’un pouvoir mystique. Quoi qu’il en soit, il commença en 1976 à faire bénéficier ses compatriotes de ses dons spéciaux. Il réunissait les foules dans une ambiance joyeuse, ponctuée de mélodies de la troupe de Médina Sabakh que diffusait un magnétophone :

« Riez, clamait-il à l’assistance. Manifestez votre joie, car jamais plus vous ne connaîtrez le malheur. J’ai reçu de Dieu l’ordre de vous venir en aide pour que vous puissiez vous acquitter de vos dettes coopératives et payer vos impôts. C’est Dieu qui le veut, et il en sera ainsi. Indubitablement. »

Son succès fut tel qu’il dut s’entourer d’une véritable équipe de collecteurs. Arrêté quelques mois plus tard pour escroquerie, il expliqua devant le tribunal de Kaolack qu’il n’avait pas cherché à favoriser les « puissants », mais au contraire à secourir les démunis.

« Je n’ai jamais fait de largesses à des personnalités. Je devais venir en aide aux pauvres qui n’avaient pas de quoi payer leurs impôts. »

Dans son réquisitoire contre Abdou Khaaliss, Maître Falilou Diop expliqua que l’action du jeune illuminé était digne de seytane, du diable, car profondément immorale. C’était plus qu’une escroquerie, car, souligna-t-il, « les Sénégalais doivent savoir que la voie royale pour s’enrichir est celle du travail honnête ». Abdou Khaaliss fut condamné à quatre ans de prison... D’autres « envoyés de Dieu » sont apparus au Sénégal au cours de ses dernières années ; et leur action a été grandement favorisée par la sécheresse qu’ont connue les pays du Sahel au cours de cette période. Certains ont même provoqué une agitation politique. C’est pour cela sans doute que la presse n’en a guère parlé. J’ai eu cependant connaissance d’événements de ce type survenus à Baise, dans le département de Bakel, en 1970. Un marabout de ce village, aurait prédit que tout musulman qui militait à l’U.P.S. irait irrémédiablement en enfer. Cela lui aurait été indiqué par Dieu. Il se livra pendant plusieurs jours à une campagne systématique contre le gouvernement et le Parti, traitant les dirigeants du pays « d’infidèles », de « maudits » et de « népotistes ». Il aurait réussi à persuader un grand nombre de musulmans de démissionner du Parti. La gendarmerie de Bakel, alertée, arrêta le marabout pour « menées subversives ». On parle beaucoup au Sénégal de l’arrivée du mahdi. Certains croient que celui-ci n’est autre que le marabout de Medina-Gounass, dont nous reparlerons. D’autres pensent que le khalife des Mourides, Abdou Lahat M’Backé, pourrait bien être cet « ultime recours » offert par Dieu aux hommes avant la fin du monde. Le débat est lancé, au point que le journal Le Soleil a cru devoir se saisir récemment de la question407. Cette seconde jeunesse de l’Islam donne aussi aux chefs religieux une audace et une liberté nouvelles dans leurs relations avec l’Etat.

B) Audaces maraboutiques Le principal souci des marabouts est de canaliser cet engouement musulman pour faire en sorte qu’il ne leur échappe pas et qu’il ne se fourvoie pas sur les chemins de l’aventure. Leur position, à vrai dire, n’est pas aisée. D’un côté, ils entendent profiter de cette renaissance islamique pour affirmer leur rôle de leaders sociaux et se montrer exigeants envers les autorités politiques. De l’autre, ils sont trop « dans le monde » pour prêcher l’hégire, s’ériger ouvertement en censeurs de la classe dirigeante et organiser une action politique autonome. Celle-ci, d’ailleurs, ne serait possible qu’au prix d’un minimum d’union entre grands chefs religieux, au sein d’abord de chaque confrérie ou branche confrérique et ensuite entre celles-ci. On n’en est pas là. Le Front islamique sénégalais n’est pas pour demain. Comme je l’ai expliqué plus haut, la structure de l’Islam maraboutique sénégalais est essentiellement basée sur des réseaux de dépendance personnelle qui ne se prêtent guère à une mobilisation musulmane globale ; et jusqu’à présent l’élan islamique que j’ai noté plus haut, s’il crée une atmosphère nouvelle, ne va pas jusqu’à modifier de façon sensible le système maraboutique lui-même. Pour l’instant, les chefs religieux musulmans s’appliquent surtout à marquer une certaine indépendance à l’égard du gouvernement et de l’Administration et, par là, à maximiser leurs demandes à leur égard. On a vu cependant au cours de ces dernières années un certain nombre d’initiatives maraboutiques communes, face à la politique gouvernementale.

1. — LE CORAN CONTRE LE CODE Le principal point de désaccord entre les marabouts et l’Etat fut incontestablement le Code de la famille adopté en 1972. Les chefs confrériques ont considéré que ce code représentait une atteinte fondamentale aux lois de l’Islam, et ils ne se sont pas privés de le proclamer. Le législateur colonial avait réservé l’application du Code civil aux « évolués ». La masse de la population relevait des différents droits coutumiers. Le colonisateur n’était intervenu que pour mettre la coutume en harmonie avec sa conception de l’ordre public, notamment en matière de mariage, de succession et de contrat. Après l’indépendance, le législateur sénégalais a maintenu à titre transitoire la dualité des statuts personnels, tout en préparant un projet tendant à unifier la législation. Dès 1966, un « rapport sur le futur Code de la famille » était présenté au Conseil national de l’U.P.S. Mais l’élaboration du texte fut très lente en raison de la complexité de la matière, mais aussi à cause du scepticisme des chefs religieux. La crise que connut le Sénégal au cours des années 1968 et 1969 rendit d’autre part le gouvernement prudent quant à l’opportunité d’une réforme qui risquait de lui aliéner des appuis dont il avait grand besoin. Finalement, la commission chargée d’élaborer le Code déposa son projet en 1971. Celui-ci voulait être une synthèse des coutumes anciennes, islamiques notamment, et des exigences de la vie moderne. Il tendait à unifier la législation tout en offrant dans certains domaines (mariage, succession) une possibilité d’option408 Afin de prévenir les critiques des milieux musulmans, le texte fut soumis à l’avis des principaux chefs religieux du pays. Ceux-ci, dans un document de dix pages, marquèrent fermement leur hostilité au projet qui n’aurait, selon eux, tenu aucun compte des principes coraniques.

« Pour nous, musulmans, écrivent-ils, nous nous devons de souligner que l’Islam est régi depuis plus de 13 siècles par le Coran, Constitution suprême, qui a tout prévu et n’a rien omis en matière de mariage, divorce, succession et autres actes touchant à la société. Ses prescriptions immuables et irréfragables sont respectées et appliquées à travers le monde, sans la moindre modification, par tous les érudits et tous les gouvernements qui ont été institués. Nous nous étonnons de voir, maintenant, qu’au Sénégal on veuille y apporter des « innovations » pour ne pas dire des entorses, alors que la colonisation avait admis le Code musulman et créé des juridictions spéciales pour les islamisés. »

Ces remarques générales sont suivies d’un commentaire minutieux des principales dispositions du texte.

« Nous pensons, concluent-ils, que c’est une erreur de vouloir légiférer en ne tenant pas compte des lois divines que le Prophète nous a transmises (...). L’Islam progresse mais ne recule pas. »

Le projet gouvernemental fut finalement adopté. Mais les marabouts espéraient que son application traînerait ou se heurterait à des forces de résistance ou d’inertie. Ce fut en effet ce qui se produisit ; et en novembre 1977 le président de la Cour suprême, M. Keba M’Baye, déclarait à l’occasion de la rentrée des cours et tribunaux : « le Code de la famille n’est pas rigoureusement appliqué dans nos campagnes »409. Les chefs religieux comptaient cependant qu’ils pourraient aller plus loin, jusqu’à la révision du Code. Mais le gouvernement se montra inflexible. Le 19 novembre 1977, L.S. Senghor, présidant le grand meeting annuel de la collectivité lébou, affirma clairement que le Code de la famille était le résultat de dix ans de travail et qu’il n’était pas question de le modifier410. Devant cette situation, il ne restait plus aux marabouts qu’à ignorer la loi. En pleine période électorale (fin 1977, début 1978), interrogés par un journaliste de Promotion, ils annonçaient clairement la couleur. Le khalife des Layennes, Seydina Issa Laye, indiqua que son code à lui c’était l’Islam et sa tariqa (confrérie) et qu’aucun de ses disciples n’irait devant la justice officielle pour les problèmes touchant le mariage, le divorce ou l’héritage. Le khalife des Mourides, Abdou Lahat M’Backé, précisa que le Code n’atteindrait pas Touba, car « la loi de Dieu se traduit en commandements et ne saurait être légiférée par des hommes quels qu’ils soient. Dieu ne se trompe pas, or les hommes se trompent ». Quant à E.H. Abdoul Aziz Sy, le khalife des Tidjanes, pourtant connu pour sa modération, il estima que le Code n’avait pas sa place au Sénégal, car le législateur ne devrait pas imposer aux citoyens des concepts et des règles qui ne sont pas les leurs, « des règles qui les frustent dans leurs réflexes de musulmans »411. L’opposition politique tenta d’intervenir dans ce débat en dénonçant les ambiguïtés et les carences du gouvernement sur ce point et de capter ainsi à son profit le mécontentement des marabouts. Un long article du journal Andë Sopi, dans lequel s’expriment Mamadou Dia et ses amis, inaugura toute une polémique sur la politique musulmane du régime. Celui-ci était accusé d’utiliser la religion à des fins politiques, mais de ne rien faire pour son développement412. Certains représentants d’associations islamiques proches du Parti socialiste s’efforcèrent de faire front. Les marabouts, eux, se réfugièrent dans un silence intéressé et significatif. Ils étaient sans doute fort satisfaits de voir que le problème de la promotion de l’Islam était publiquement posé. Un certain nombre d’autres sujets de discorde ou de mécontentement ont fait l’objet de débat de ce type dans la presse, en particulier les problèmes de l’enseignement islamique et l’organisation du pèlerinage à La Mecque. Ils témoignent qu’un climat nouveau est apparu au Sénégal qui tient, bien sûr, à l’ouverture politique du régime, mais qui est aussi le reflet d’une nouvelle revendication musulmane. Un autre signe de cette nouvelle atmosphère entre l’Etat et les marabouts apparaît dans la contestation silencieuse d’un certain nombre de chefs religieux.

2. — LES CONTESTATIONS MARABOUTIQUES SILENCIEUSES L’attitude de la plupart des marabouts envers le gouvernement n’est pas faite d’hostilité ouverte et systématique, mais plutôt de défiance et de distance. Deux grands personnages de l’Islam sénégalais symbolisent assez bien ce comportement soupçonneux et sourcilleux. Ils servent de modèle à un type d’action musulmane que partagent de plus en plus de marabouts, même si nombreux sont encore ceux qui ont une position plus manifestement dépendante envers les autorités politiques. Il s’agit d’Abdou Lahat M’Backé, khalife de la confrérie mouride, et Mamadou Tierno Ba, chef religieux de la communauté tidjane de Medina-Gounass. Le premier a accédé au khalifat en 1969, à la suite de la mort de son frère aîné, Falilou. Dès le départ, il se fit l’écho de tout un courant mouride qui estimait qu’une soumission trop grande envers le pouvoir politique portait tort au dynamisme de la confrérie et lui aliénait certaines sympathies. Il se débarrassa du secrétaire de l’ancien khalife, D. Dramé, qui passait pour être l’homme de Senghor dans la confrérie et qui avait poussé son « patron » à une attitude jugée servile envers le chef de l’Etat. Il destitua aussi certains représentants locaux du khalifat, comme le chef du village de Touba- Mosquée, et les remplaça par des hommes plus fidèles à sa personne. Le nouveau khalife manifesta publiquement sa réserve lors du magal de 1969. Il reçut, comme cela était la coutume, une délégation gouvernementale, mais s’abstint de toute déclaration favorable au régime comme son prédécesseur avait coutume de le faire. Il donna aussi moins de pompe à la « cérémonie officielle » qui était, jusque-là, le « clou » du pèlerinage. Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une visite à Diourbel, il déclara : « Je n’adore aucune créature humaine. Je ne connais que Dieu et c’est lui seul que j’adore ». Le souci du khalife de dissocier les affaires de la confrérie de celles du gouvernement fut tout aussi net par la suite. Il a des relations polies avec le gouvernement, mais refuse d’apparaître comme un soutien actif du régime. Il s’est efforcé d’établir avec les autorités politiques des rapports exempts de servilité et de démagogie. Le gouvernement, accoutumé aux actes de fidélité ostentatoire, pensa, semble-t-il, un moment contrebalancer la réserve du khalife par un appui aux marabouts mourides plus modérés, et en particulier au fils de Falilou, Modou Bousso, qui entendait continuer la politique de son père envers le régime. Cependant, le gouvernement se rendit compte qu’il pourrait être dangereux pour lui de se mêler trop ouvertement des affaires mourides, car cela aurait pu susciter un mécontentement aux conséquences imprévisibles. Abdou Lahat fut reconnaissant au gouvernement d’avoir adopté une attitude prudente. Il ne boycotte pas d’Administration, et il la remercie même volontiers pour les actions ponctuelles qui favorisent la communauté mouride, mais il s’abstient de tout soutien direct. De son côté, le gouvernement encourage les entreprises agricoles du khalife et a répondu favorablement à certaines demandes de celui-ci, notamment à la construction d’un marché moderne à Touba. Le président Senghor cependant chercha à faire comprendre aux responsables mourides qu’ils étaient aussi des citoyens sénégalais et qu’ils devaient agir comme tels, au lieu de se retrancher dans une réserve critique. Lors d’une visite à Touba, en 1972, il alla jusqu’à déclarer :

« Il reste au paysan mouride à insérer son action non plus seulement dans le cadre de sa communauté religieuse mais aussi dans le cadre national. Il lui reste à continuer de prendre conscience de son rôle d’artisan de la construction d’un Sénégal nouveau. »413.

Ce à quoi le khalife rétorqua lors du magal de 1973 :

« Nous autres Mourides vivons dans un enclos. Nos vies sont gouvernées par les enseignements d’Amadou Bamba ; au-delà nous voyons des barrières, nous voyons Satan et toutes ses œuvres. »414.

Cette guérilla du verbe se situait, cela est important, à une époque où le Sénégal connaissait de sérieux problèmes économiques, et notamment une baisse spectaculaire de la production arachidière. Sous la pression de l’opinion paysanne, les marabouts se montraient très prudents à l’égard de la politique agricole du régime. L’épuisement des sols, la baisse des cours mondiaux incitaient les paysans à délaisser la culture de la « graine » qui était passée longtemps pour une « richesse nationale ». Les marabouts, en tant que leaders paysans, étaient tout naturellement sensibles à cette situation, même si leurs intérêts financiers les amenaient à une appréciation sensiblement différente de la question. Le khalife des Mourides se fit au cours de cette période le chantre de cultures vivrières. Il ne recommanda pas d’abandonner l’arachide, mais expliqua qu’en raison des faibles revenus que celle-ci procurait le paysan devait avant tout penser à nourrir sa famille. Le gouvernement fut très embarrassé de ces propos qui étaient fort populaires car ils correspondaient à un réflexe naturel du paysan qui, lorsque les prix des cultures industrielles ne sont pas suffisamment rentables, a tendance à se replier sur la production vivrière. Il semble que depuis que les prix au producteur ont été légèrement relevés le khalife soit revenu à une position jugée plus réaliste par les dirigeants de l’Etat. Cependant, face à la sécheresse qui sévit régulièrement depuis quelques années, le « zèle » pour la culture arachidière reste tout relatif. L’intégrisme musulman et le bon sens paysan sont donc les deux points d’ancrage complémentaires de la réserve du khalife mouride face à l’Etat. Ils sont peut-être de nature tactique et limités quant à leur portée, étant donné les intérêts objectifs des grands marabouts mourides qui ne les autorisent guère à vivre dans l’isolement, mais ils sont perçus par les taalibe comme l’expression juste de leurs inquiétudes quotidiennes. On retrouve le même type de réserve et de distance chez les Tidjanes de Medina-Gounass, mais dans un contexte quelque peu différent, à cause notamment de la position géographique plus excentrée de la communauté et de l’aspect plus explicitement charismatique de son leader. Tierno Mamadou Saïdou Ba, le fondateur de la communauté, est originaire du Fouta-Toro. Il est réputé pour sa science et sa rigueur morale. En 1935, il vint s’installer avec quelques disciples dans l’est de la Casamance, près de Velingara. Il y acquit en quelques années une grande renommée de saint et de thaumaturge. Aux yeux de beaucoup il passe pour le mahdi. Il attira à lui des Peul de Guinée-Bissau et des Toucouleur de la vallée du Sénégal. La sécheresse de ces dernières années a aussi contribué au progrès de la communauté et a multiplié le nombre de ses disciples au Fouta, malgré l’opposition de beaucoup de chefs tooroBe. Aller à Medina- Gounass c’est en effet s’intégrer à une communauté qui prend en charge la vie des taalibe, c’est pouvoir compter sur la solidarité active de tous en cas de nécessité. Aujourd’hui, le village de Medina-Gounass compte quelques milliers d’habitants. Il s’est développé des deux côtés de la route de Guinée sur une longueur de trois kilomètres. Les activités agricoles principales consistent dans la culture de l’arachide et du mil, auxquelles il faut ajouter des plantations de bananes et d’agrumes415. Tierno Mamadou Ba s’est fixé pour mission, comme avant lui El Hadj Omar, d’organiser une communauté musulmane intégrale dans une sorte d’hégire, loin des influences jugées pernicieuses des villes. A Medina- Gounass, la loi de l’Islam règne dans toute sa rigueur. Le principal souci du marabout est de lutter contre les bida (« innovations ») et d’isoler ses taalibe dans une sorte de cité idéale où tout est réglé par l’Islam. La prière publique est obligatoire, les danses et la lutte bannies, les femmes voilées. La commercialisation de l’arachide et le versement de l’impôt sont les seuls liens tangibles de la communauté avec l’Etat ; encore faut-il noter sur ce dernier point que le chiffre de la population est inconnu de l’Administration qui n’y a jamais effectué un recensement. Le marabout donne chaque année une somme globale au Trésor public, correspondant à peu près à une population imposable de cinq mille personnes. La communauté se passe donc à peu près entièrement des structures officielles. Medina-Gounass est donc un village quasiment indépendant. L’Administration n’y a pas sa place. L’école occidentale n’y est pas acceptée, car selon les paroles de Tierno :

« Celui qui, s’affublant du titre de musulman, fait entrer ses enfants dans une école qui n’est pas celle du Coran est un musulman qui ne craint pas Dieu. »416.

Les Tidjanes de Medina-Gounass entendent vivre de manière autonome, car c’est la seule façon, disent-ils, d’être d’authentiques croyants. Ils ont récemment essayé d’entraver l’implantation d’une agence bancaire dans la région. Ils auraient été aussi mêlés à l’incendie du centre d’accueil et de l’hôtel de Simenti qui abritent les touristes venus visiter le parc du Niokolo- Koba. Le marabout tâche par ailleurs d’entraver également les projets de développement de la culture du coton que le gouvernement met en place avec l’aide d’une compagnie française. Il explique à ses disciples que cette culture risque de remettre en question la fécondité des femmes. C’est que le marabout apprécie peu que l’Etat et les agents de la compagnie textile interviennent sur son terrain. A ses yeux, il s’agit d’intrus et d’infidèles. Le gouvernement et l’Administration ont dû s’accommoder de l’autonomie de la communauté. Elle est tolérée dans la mesure où le marabout ne déclare pas la « guerre sainte » aux autorités et n’a pas de liens affirmés avec l’opposition. On lui a prêté des sympathies à l’égard de Mamadou Dia ; mais celles-ci n’ont jamais donné lieu à des déclarations péremptoires. Le gouvernement entretient à l’égard de Medina-Gounass un silence intéressé. On en parle peu dans la presse et à la radio417. Cela n’empêche pas la communauté de se développer. Le marabout compte de plus en plus de disciples, non seulement en Casamance mais aussi dans le Fouta-Toro et à Dakar. Le mouvement prend l’allure d’un rassemblement intégriste musulman qui, à terme, peut poser un problème sérieux au gouvernement, si un jour il décide de s’organiser politiquement.

C) Les soldats de Dieu La libéralisation de la vie politique depuis 1974 aurait certainement pu être un élément favorable à l’apparition d’un parti musulman de masse. Cependant, la prudence des marabouts sur le terrain politique, ainsi que le particularisme bien connu de chaque branche maraboutique vont à l’encontre d’une telle entreprise. Dans l’ensemble, les marabouts ont profité de cette démocratisation de la vie politique pour se donner une liberté d’action plus grande à l’égard du régime. Quelques-uns, il est vrai, surtout dans le Sine Saloum, ont flirté avec le Parti démocratique sénégalais (P.D.S.) de Me Abdoulaye Wade qui aurait également joui d’amitiés actives auprès de quelques marabouts mourides du département de Kébémer. Il en va de même du Rassemblement national démocratique (R.N.D.), parti, non autorisé, de Cheikh Anta Diop, qui aurait l’appui de certains dignitaires de la confrérie de Touba. Tous les partis politiques cherchent naturellement à prendre en compte dans leur programme cette dynamique de l’Islam. Jamais celui-ci n’avait fait l’objet de tels débats dans les partis politiques et dans la presse. Les marabouts ont bien compris que cela permettait une promotion de l’Islam dont ils espèrent tirer un bénéfice ; et cette attitude leur semble plus payante que d’emboîter le pas à l’opposition. La seule tentative qui aille dans le sens d’un rassemblement politique musulman est celle de « l’ayatollah de Kaolack », El Hadj Ahmed Khalifa Niass qui, en 1979, a fondé le Parti de Dieu (Hizboulahi), aussitôt interdit par le gouvernement. Cependant, l’énorme publicité faite à cet émule de Khomeyni dans la presse africaine et européenne ne doit pas faire illusion. Son initiative à des relents nettement opportunistes. Ce chef religieux, qui jouit du prestige d’un grand nom de l’Islam sénégalais, a été un « militant » de l’U.P.S., puis du P.D.S. avant de s’ériger en « soldat de Dieu ». Les trois cent mille militants dont il se réclame n’ont guère jusqu’à présent réussi à mobiliser l’opinion musulmane sénégalaise. Toutefois, le zèle que met le gouvernement à poursuivre les « justiciers de l’Islam », dont un certain nombre ont été arrêtés en janvier 1980 à Kaolack pour avoir été trouvés en possession de cassettes reproduisant la conférence de presse tenue par leur leader à Paris en octobre 1979418, risque peut-être de parer « l’ayatollah de Kaolack » de l’auréole de « martyr de l’Islam ». De tels actes montrent aussi que le gouvernement tend à perdre son sang-froid lorsqu’est posé le problème de la place de l’Islam dans la société politique sénégalaise :

« Si donc, écrit le journal Andë Sopi, la déclaration de Ahmed Niasse de créer un parti islamique est perçue comme une déclaration de guerre par Senghor qui crie la laïcité de l’Etat, c’est qu’en vérité la perspective d’un programme politique de la communauté musulmane lui est insupportable. »419.

En attendant la suite, les « soldats de Dieu » sont passés à l’action directe. Ce sont eux qui ont revendiqué l’attentat contre l’Hôtel Diola de Ziguinchor. Rien cependant n’autorise en l’état actuel des choses à parler d’une révolution musulmane populaire en marche. Le grand élan de l’Islam au Sénégal n’a pas encore de porte-parole autorisé et incontesté. Chacun voudrait tirer les marrons du feu, y compris les réformistes qui sortent peu à peu de la marginalité et de la semi-clandestinité dans laquelle ils se trouvaient dans les années cinquante et soixante.

D) Initiatives réformistes A première vue, les arabisants et l’Islam intégriste qu’ils appellent de leurs vœux semblent fort éloignés des formes les plus populaires de cette renaissance islamique, avec ses « fous de Dieu » et ses miracles. Leur Islam aristocratique n’a pas grand chose à voir avec celui que produisent les « classes subalternes ». Les marabouts eux, par contre, sont parfaitement à l’aise dans ce climat religieux mystique et merveilleux. Néanmoins, les réformistes ont bénéficié des demandes religieuses qui ont accompagné ce renouveau, notamment dans le domaine de l’éducation. On apprécie leur capacité à concevoir et à organiser un enseignement islamique moderne, ainsi que leur connaissance des textes et traditions sacrés. Leur présence est volontiers sollicitée dans les réunions religieuses, et les conférences qu’ils animent sous l’égide des nombreuses associations musulmanes qui voient le jour connaissent tout autant de succès que les traditionnels « chants religieux ». Ils font souvent fonction d’experts ou d’assistants techniques lorsque les habitants de tel quartier ou de tel village veulent ouvrir une école musulmane ou créer une association de défense de l’Islam. Les marabouts eux-mêmes n’hésitent pas à faire appel à leurs services. Beaucoup de chefs confrériques en effet se sont à leur tour lancés dans la création d’écoles arabes ou franco-arabes. Certes, quelques-uns d’entre eux avaient joué un rôle pionnier dans ce domaine, comme Ibrahima Niass. Mais aujourd’hui, les marabouts les plus traditionalistes commencent à réaliser qu’il faut se mettre au goût du jour. C’est ainsi qu’en 1975 le marabout mouride Serigne Mourtada M’Backé ouvrait à N’Dame, près de Touba, une école moderne, baptisée du nom significatif d’Institut Al Azhar, qui accueillait 260 élèves (dont 100 internes). Dans ces écoles arabes « maraboutiques » les réformistes constituent souvent l’armature du corps enseignant, même si les marabouts envoient de plus en plus certains de leurs taalibe compléter leur éducation dans les pays arabes. On note donc, actuellement, au Sénégal un esprit d’entente et de collaboration entre marabouts et réformistes, quoique les vieilles méfiances ne soient pas tout à fait éteintes. Les chefs confrériques ont compris que les arabisants leur donnaient accès à de nouvelles formes d’intervention. Les seconds ont réalisé qu’ils ne pourraient rien faire sans passer par les marabouts, et que les critiquer systématiquement les isolait de la population ; aussi ont-ils choisi au cours de ces dernières années de collaborer avec les chefs religieux les plus ouverts. Ainsi, les réformistes sortent peu à peu de leur ghetto intellectuel pour se livrer à une action de masse. Pour ce faire, ils se réfèrent volontiers aux grands noms de l’Islam sénégalais. On a vu récemment l’Union culturelle musulmane organiser des séries de conférences sur Amadou Bamba et El Hadj Omar, alors qu’auparavant ils avaient plutôt tendance à chercher leurs modèles dans le panthéon de l’Islam arabe. Portés par cet élan musulman, les réformistes font-ils preuve de plus d’audace dans leurs rapports avec l’Etat ? Pour l’instant, ils tirent surtout avantage de la situation pour mieux se placer dans les institutions islamiques, populariser leurs thèmes d’assainissement de l’Islam et forger ainsi une nouvelle culture islamique. Ceci peut inquiéter la classe dirigeante sénégalaise, mais ne la vise pas directement et immédiatement. Une minorité d’arabisants est cependant prête à aller plus vite et plus loin. On voit circuler au Sénégal quelques livres et pamphlets qui stigmatisent avec virulence, au nom de l’Islam, les mœurs de la bourgeoisie et la culture occidentale, comme ces opuscules signés Cheikh Touré qui, s’ils ne s’en prennent pas ouvertement au gouvernement, attaquent néanmoins violemment « les milieux dits modernes ou européanisés » dans lesquels « n’ont plus cours les éternelles valeurs morales et religieuses sans lesquelles il ne peut y avoir d’humanité »420. Certains réformistes sont sensibles aux arguments selon lesquels les organisations musulmanes officielles, et en particulier la Fédération des associations islamiques du Sénégal, sont davantage des agents du régime que des mouvements religieux soucieux de promouvoir l’Islam. Ils en donnent pour preuve, par exemple, que la F.A.I.S. a fait interdire en 1979 le congrès de l’Union nationale des étudiants sénégalais en langue arabe parce que le rapport que devait présenter à cette occasion le bureau de cette organisation était trop maximaliste et ne faisait pas suffisamment l’éloge du gouvernement. Les étudiants décidèrent finalement de tenir leur réunion à la grande mosquée de Dakar où ils furent dispersés par la police. Cependant, il est significatif que cet incident n’ait provoqué aucun mouvement de masse contre le régime en un lieu et en un jour (le vendredi) pourtant privilégiés pour mener une revendication islamique d’envergure. Le nouvel élan de l’Islam n’a donc pas jusqu’à présent favorisé une quelconque aventure islamique. Mais l’Islam gagne du terrain comme structure de refuge et de protection dans la société civile, face au jacobinisme de l’Etat et à la crise économique. II

PRATIQUE ISLAMIQUE ET TRAVAIL ÉTATIQUE

Le renouveau de l’Islam au Sénégal renvoie en effet à ce qui se passe dans la société politique. Il faut ici se garder des explications simplistes qui ont cours pour rendre compte du réveil de l’Islam dans les sociétés musulmanes actuelles. Lorsqu’on dit que cette résurgence exprime le traditionalisme fondamental de peuples que la « modernisation » n’aurait fait qu’effleurer, on tombe dans un culturalisme étroit et ethnocentrique. Lorsqu’on en fait la traduction d’une frustration ou un sentiment de revanche face à l’Occident, on demeure prisonnier du discours islamique militant. En fait, le nouvel élan de l’Islam, en tous les cas au Sénégal, est la rencontre d’une culture politique ancienne, dont j’ai tracé le cheminement tout au long de ce travail, et d’une dynamique sociale actuelle, telle qu’elle s’inscrit dans la société politique. Il n’y a donc pas d’antagonisme structurel entre la « tradition » d’un côté et la « modernité » de l’autre, mais une combinatoire qui se renouvelle sans cesse, en fonction du parcours propre à chaque société ; el dans ce parcours la configuration que cherche à donner l’Etat à la société sur laquelle il travaille me paraît de première importance. Les conduites culturelles ou religieuses ne sont pas fixées ou institutionnalisées une fois pour toutes. Elles portent et manifestent les changements qui interviennent dans le champ politique. Au Sénégal, on peut, je crois, légitimement avancer l’hypothèse que la nouvelle jeunesse que connaît l’Islam doit être mise en rapport avec une crise de construction de l’Etat. Celui-ci, en effet, est traversé de fissures que cache mal le nouveau décor démocratique dont il s’est paré. Reste à se demander si ces lézardes atteignent les fondations de l’édifice ou peuvent être aisément replâtrées. Crise de conjoncture ou crise hégémonique ? Et quel est le rôle de l’Islam dans cette crise de la construction étatique ? Comble-t-il les fissures ou fuit-il l’édifice pour bâtir la maison de l’Islam ?

A) L’Islam, l’arachide et la démocratie On pourrait d’abord considérer la résurgence de l’Islam comme une réponse à un malaise économique, social et politique. Il ne faut pas en effet oublier que depuis une dizaine d’années le gouvernement sénégalais est confronté à de sérieuses difficultés économiques et sociales. La production agricole, et en particulier l’arachide, ont gravement souffert de la sécheresse ; et comme celle-ci semble liée tout autant à la politique de « développement » qu’aux aléas climatiques, il y a fort à parier que l’agriculture sénégalaise connaisse une crise endémique. Pour ce qui est de l’arachide, les années de production jugée normale (environ 1 million de tonnes) sont depuis dix ans l’exception, d’autant que les paysans ne montrent plus pour cette culture l’enthousiasme d’autrefois, malgré une sensible augmentation du prix d’achat au producteur421. Et, bien entendu, ces difficultés agricoles ont des répercussions importantes au niveau de la demande intérieure, des flux commerciaux et des finances publiques qui sont très dépendantes de l’arachide. Cette situation a précipité l’antagonisme latent entre la population (en particulier, mais pas seulement la population paysanne) et l’Etat. Placé dans une situation délicate et précaire, l’Etat n’a eu que plus de difficultés à recouvrir les dettes paysannes et les impôts. En brousse, les « dragonnades », pour reprendre l’expression de R. Dumont422, se sont multipliées et ont provoqué un fort mécontentement paysan.

« Les fonctionnaires de commandement (préfets et chefs d’arrondissement) et les services d’encadrement, écrit un élève de l’Ecole nationale d’administration dans son rapport de stage, reçurent l’ordre de sillonner tous les villages pour procéder à la récupération des dettes, étant entendu qu’ils seront notés sur la base des taux de remboursement (...). Avec l’appui de la gendarmerie, les fonctionnaires de commandement et les gens de l’encadrement se lancèrent à l’assaut des paysans. Ceux qui n’avaient obtenu qu’une moyenne récolte et qui étaient donc dans l’impossibilité de payer devaient subir des traitements vraiment inhumains : tortures, vexations diverses. »423.

Dans ces conditions, l’Etat est apparu sous ses traits les plus contraignants et oppressifs, dans sa dimension la plus impersonnelle et la plus inhumaine. Face à cela, l’Islam, lui, fournit dans l’imaginaire collectif un modèle de relations d’entraide et un idéal plus communautaire. Il représente l’affirmation d’un Nous par opposition aux tentatives de pénétration des Ils dans une vie quotidienne dont on cherche à préserver l’autonomie. La communauté contre la structure, si l’on suit la typologie de V. Turner dont je me suis inspiré au début de cet ouvrage. Le travail froid de l’Etat nu contre la chaleur de la communauté des croyants. Au plan de l’action symbolique, l’essor du tissu associatif musulman, le succès sans cesse croissant des manifestations collectives que sont, par exemple, les pèlerinages ou les séances de chants religieux, correspondent selon moi à un besoin de développer des réseaux tangibles de sociabilité devant l’impersonnalité de l’univers étatique. La religion populaire autorise aussi tous les espoirs là où l’action de l’Etat échoue ou s’avère insuffisante. Dieu, le Prophète, les saints ou les mahdis ont des pouvoirs dont l’Etat ne saurait se prévaloir. Ils agissent plus efficacement sur l’eau et l’argent, par exemple, que n’importe quel gouvernement ou n’importe quelle Administration. Les miracles dont ils sont capables ne soulignent que mieux l’impuissance de l’Etat à s’occuper de ses sujets lorsque ceux-ci sont dans le besoin. Le Prophète peut faire pleuvoir ou faire jaillir des sources, il peut aussi faire multiplier les billets, alors que l’Etat se montre désarmé face à la sécheresse et ne songe qu’à extorquer les faibles revenus des paysans au lieu de les assister dans leur détresse. Ce n’est donc pas un hasard si de tels miracles ont mobilisé l’opinion sénégalaise au cours de ces dernières années. Il ne s’agit pas de n’importe quels « prodiges », mais de faits « extraordinaires » dont la signification symbolique ne se comprend que par référence à des problèmes réels et immédiats. Ils sont le fruit d’un imaginaire populaire économiquement et politiquement situé. Ils montrent que la « misère » de la culture populaire n’est pas sans perspectives sociales, et que l’analyse sociologique n’est pas absente de son action... Dans cette communauté islamique, les marabouts jouent un rôle de premier plan, car plus que jamais ils se sont érigés en protecteurs de leurs taalibe, et leur prestige n’en a été que plus grand. Dans l’idéologie populaire, ils font fonction de bons « patrons » sur lesquels on peut compter en cas de besoin ; et cela n’est pas toujours dénué de tout fondement dans les moments critiques que traversent les « sans pouvoir ». Beaucoup de chefs religieux, j’en ai de nombreux témoignages, ont aidé matériellement leurs disciples les plus démunis. Leur prodigalité, réelle ou supposée, contraste, aux yeux des fidèles, avec la parcimonie de l’Administration. Et ceci explique aussi la réserve et la prudence de certains d’entre eux envers le régime. Ils savent que leur auréole populaire souffrirait d’un soutien trop affirmé à un gouvernement dont l’action n’est pas toujours comprise à la base. En aucun cas, ils ne veulent apparaître comme les auxiliaires zélés des gendarmes ou des percepteurs d’impôts. Tout l’art politique des marabouts consiste à jouer sur l’ambiguïté de leur position dans la société politique ; d’un côté en utilisant les ressources que leur procure l’Etat, de l’autre en marquant, le cas échéant, leurs distances à l’égard de celui-ci. En période normale, ou en cas de crise limitée, ils pourront se faire plutôt les collaborateurs de l’Etat. Mais si la crise dure et si un mécontentement populaire se développe, les marabouts, sans aller jusqu’à apparaître ouvertement comme des opposants, se montreront plus réticents envers le gouvernement. Et si certains marabouts n’hésitent pas, dans un tel contexte, à soutenir publiquement et totalement le gouvernement, c’est au risque de leur autorité, car dans la culture politique sénégalaise, et ceci depuis fort longtemps, les saints et les chefs soufis sont associés à un rôle de protection contre le pouvoir oppressif. S’ils partent quelquefois en guerre contre le régime, ils préfèrent le plus souvent se faire les interprètes des difficultés de leurs disciples auprès des autorités politiques. On découvre alors en eux de véritables leaders paysans. Comme l’écrit très justement D. Cruise O’Brien à propos des Mourides :

« La confrérie mouride, grâce à sa défense intéressée mais bien réelle des intérêts paysans face à l’hégémonie économique du gouvernement, est peut-être en train de s’affirmer comme le premier syndicat autonome en Afrique. »424.

Ce sont, en effet, les chefs confrériques qui se sont faits les porte-parole des paysans (en même temps bien sûr que de leurs propres intérêts) pour demander le relèvement du prix d’achat de l’arachide. Et c’est incontestablement grâce au poids politique qui est le leur, et aux craintes (savamment entretenues) du gouvernement de les voir prêcher en faveur d’une réduction de la culture de l’arachide, que les prix au producteur ont été, à plusieurs reprises, relevés (1971, 1975 et 1979). En 1971, c’est à l’occasion du grand magal de Touba que le Premier ministre, M. Abdou Diouf, annonça publiquement l’augmentation du prix d’achat de l’arachide. Les marabouts entendent donc être considérés comme les représentants authentiques des masses rurales. Et cette fonction ne semble guère jusqu’à présent leur être contestée, ni par les paysans qui voient en eux des « patrons » efficaces, ni par le gouvernement qui n’est sans doute pas mécontent de trouver des interlocuteurs patentés (et réalistes) en milieu rural. Les graves problèmes agricoles des dix dernières années ont nettement accentué ce rôle de défenseurs du monde paysan des marabouts. C’est en tant que tels, plus qu’en chefs religieux, qu’ils ont des rencontres régulières avec les autorités politiques. Lorsque le président Senghor reçoit le khalife des Mourides il s’entoure de ses conseillers en matière d’agriculture et d’hydraulique ; et les communiqués publiés à l’issue de ces rencontres ont un ton qui ne trompe pas sur le contenu des conversations :

« Les deux personnalités ont noté l’importance de ces rencontres qui permettent périodiquement de se rendre compte des efforts faits tant au niveau du gouvernement que dans les masses rurales, afin que le troisième plan s’exécute harmonieusement dans l’intérêt bien compris du Sénégal. »425. « Au cours de cette rencontre de concertation entre l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle, les problèmes économiques et singulièrement agricoles ont été abordés. Le président de la République et le khalife général des Mourides ont mis l’accent sur les voies et moyens de favoriser la promotion des paysans, des pasteurs, des pêcheurs, promotion qui est une des priorités de notre développement. »426.

A chaque gamou, magal ou mawloud, les autorités officielles demandent aux chefs religieux d’exhorter leurs disciples à rembourser les dettes agricoles, et chaque fois la réponse des marabouts est à peu près la même : on comprend le problème, mais l’Etat doit aussi comprendre que les retards dans les remboursements sont quasiment inéluctables :

« Le retard, explique par exemple Serigne Moustapha Bassirou M’Backé, lors du magal de en janvier 1977, est dû au fait que certains paysans ont déterré très tardivement leurs arachides et que le vent est aussi venu un peu tard pour permettre la bonne finition des travaux champêtres. »427.

Cette nouvelle prudence maraboutique, plus explicite et plus critique qu’autrefois, a été grandement favorisée par l’instauration de la « démocratie contrôlée », depuis 1976. Les débats politiques entre les différentes formations politiques, la multiplication des journaux ont créé un climat nouveau dont l’Islam a profité. Les marabouts sont très satisfaits d’être courtisés et de voir les hommes politiques et la presse polémiquer sur le pèlerinage à La Mecque, l’enseignement islamique ou plus largement la place de l’Islam dans la société. Lors des dernières élections (février 1978), les marabouts n’ont pas rejoint l’opposition, pas plus d’ailleurs, pour la plupart d’entre eux, qu’ils n’ont fait ouvertement campagne pour L.S. Senghor et son parti. Ils ont cherché à cette occasion à présenter leurs cahiers de doléances et à valoriser stratégiquement leur position. Ils ont demandé au gouvernement de s’engager dans la voie du redressement moral face à la dégradation des mœurs ; et le président Senghor lui-même a voulu faire preuve de sa frugalité et de sa sobriété lorsqu’il confia à une délégation d’imans :

« Dans ma famille, on ne boit pas. Moi, je n’en prends que le dimanche avec un peu d’eau. De plus, quand j’étais étudiant je ne faisais pas la noce, à cause de mes études. »428.

Lors de la campagne électorale, toutes les grandes capitales de l’Islam sénégalais furent visitées par le président. Il promit l’assistance du gouvernement pour l’organisation des fêtes religieuses, s’engagea à développer l’enseignement de l’arabe, annonça une politique agricole hardie devant être menée de concert avec les chefs religieux. Les rapports avec le khalife des Mourides semblèrent, à ce moment précis, s’améliorer. Il est vrai que l’empressement du gouvernement à terminer la construction du nouveau marché de Touba y était sans doute pour quelque chose. Mais le khalife, tout en remerciant le gouvernement pour sa sollicitude, déclara néanmoins qu’en dernière analyse c’était Dieu et Cheikh Amadou Bamba qui faisaient « la joie des hommes » et que c’était donc eux qu’il convenait avant tout de remercier pour tout ce qui pouvait arriver de positif429. L’Islam n’a pas eu à souffrir, bien au contraire, de l’ouverture démocratique. Celle-ci lui a donné une liberté d’action nouvelle. A l’opposé de ce que certains avançaient, la mobilisation politique n’a pas remplacé la mobilisation islamique. C’est que, comme le remarque l’un des meilleurs observateurs du Sénégal, P. Biarnès, le « pays légal » ne correspond qu’imparfaitement au « pays réel », et de très larges secteurs de la population, y compris à Dakar, restent tout à fait étrangers au jeu politique officiel430. Et puis, derrière ce jeu officiel s’en déroule un autre, beaucoup plus important, qui concerne non plus la scène politique mais la nature même de l’Etat, et qui intéresse directement la maison de l’Islam.

B) Etat intégral et intégrisme islamique On peut, me semble-t-il, parler d’une nouvelle stratégie hégémonique de l’Etat sur la société qui remet en question les rapports économiques, politiques, idéologiques qu’il entretenait avec l’Islam maraboutique et tout le capital symbolique qu’il représentait. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’Etat sénégalais, je l’ai montré dans le chapitre précédent, pouvait être qualifié « d’Etat mou » ou d’Etat faible. Il agissait dans la société civile en utilisant des « appareils hégémoniques », c’est-à-dire en s’appuyant sur des groupes et organisations alliés. Ainsi il pouvait, comme le fait remarquer A. Gramsci à propos de l’Eglise en Italie, « promouvoir (le) consensus d’une partie des gouvernés qu’[il] reconnaît ne pas pouvoir atteindre par ses propres moyens »431. Ceci lui permettait de dominer les « classes subalternes » sans modifier, apparemment, la vie sociale de la vaste majorité de la population. Le monde rural, notamment, demeurait, en grande partie, surtout dans la zone arachidière, sous l’autorité des marabouts ou d’autres notables ; et donc l’incorporation à l’Etat s’effectuait, en partie, de façon indirecte, à partir d’allégeances locales. L’importance dans la vie politique des clans participait aussi à ce modèle par paliers d’intégration, dans la mesure où il mettait en relief le rôle primordial des patrons politiques locaux432. L’intégration politique s’articulait alors sur un système complexe des relations entre l’Etat et de véritables systèmes politiques locaux. En même temps, cette intégration incomplète et par intermédiaires rendait possible la production de l’arachide à un coût relativement bas, puisqu’elle s’effectuait dans le cadre d’une idéologie et d’une organisation maraboutiques formellement précapitalistes. Dans ces conditions, les marabouts exerçaient une fonction clé : d’abord en assurant une communication politique entre le « centre » et la « périphérie », ensuite en permettant l’insertion indirecte des paysans dans l’économie marchande. Or, ce type d’incorporation politique et économique de la société civile dans la société politique, s’il n’a pas vraiment disparu, tend à faire place, dans les projets des cercles dirigeants actuels, à un modèle plus nettement interventionniste. On passe d’un « Etat mou » de fait à un projet d’« Etat intégral » ; et les difficultés économiques de ces dix dernières années sont l’occasion d’un remodelage de la société sénégalaise par l’Etat. J. Copans a fort bien mis en évidence dans les dernières pages de son ouvrage Les marabouts de l’arachide ce glissement dans le travail étatique :

« L’objectif des groupes dominants de l’appareil d’Etat est le contrôle, le maintien, l’augmentation de la ponction de surplus. Il y a rivalité entre les fractions qui visent à l’économie des coûts de production et celles qui négocient les prix avec l’impérialisme sur le marché mondial, par exemple. La leçon des dernières années est la suivante : les intérêts de l’Etat sénégalais l’ont emporté sur les intérêts privés locaux. L’articulation entre les gros huiliers et l’Etat a été renégociée de façon à mieux assurer les profits réciproques : l’autonomie de l’Etat va de pair avec une dépendance plus intégrée à l’économie étrangère. Après quinze ans de politiques agricoles variées et souvent décevantes, une nouvelle stratégie se fait jour qui est à mettre en corrélation avec tous les projets postsécheresse de l’impérialisme mondial. Enfin, ce rôle croissant de l’Etat, qui se concrétise par le remodelage et la multiplication des institutions « encadrant le paysan », débouche sur une nouvelle politique. L’Etat sénégalais vise, de plus en plus, au contrôle administratif, idéologique et politique direct des masses dominées, qu’elles soient urbaines ou rurales. »433.

L’Etat veut être présent dans des régions de la société qu’il n’atteignait que par des intermédiaires politiques et par des médiations idéologiques. Les tentatives de « modernisation » de l’agriculture vont dans ce sens. Les projets agro-industriels, demandant une intervention directe conjointe de l’Etat et des firmes multinationales (alors que l’agriculture « traditionnelle » reposait essentiellement sur des communaués domestiques ou maraboutiques), fleurissent dans les plans et les discours des responsables politiques. L’avenir économique du pays ne réside plus, selon l’idéologie officielle actuelle, dans le vieux bassin arachidier, mais plutôt dans les nouvelles zones pionnières de la région du Fleuve ou de la Casamance où voit le jour une agriculture directement liée au capital et à l’Etat, et dans laquelle donc le contrôle du « centre » est omniprésent434. Il y a incontestablement aujourd’hui dans les milieux dirigeants sénégalais un courant technocratique dont les orientations politiques sont assez éloignées de celles des patrons politiques de la génération de l’indépendance. Au niveau idéologique, ces jeunes cadres pensent en terme de managment plus qu’en terme de clientélisme, même si le poids du milieu ou les nécessités politiques les poussent à reproduire d’anciennes attitudes. Les modifications dans la gestion et même la nature du secteur public sont très typiques de tels changements435. Les grandes réformes adoptées dans différents domaines traduisent bien cette politique de l’Etat. En matière foncière, la loi sur le domaine national de 1964 marquait déjà cette nouvelle direction de l’Etat. Celui-ci devenait le détenteur de toutes les terres non classées ou non immatriculées. Il s’engageait certes à remettre à des conseils ruraux la gestion de ces terroirs ; toutefois cette opération l’autorisait à un contrôle sur la terre que jusque-là il n’avait que très partiellement exercé. Mais ce fut surtout plus tard, au début des années doixante-dix, que cette volonté de pénétration directe de l’Etat parut en toute clarté. Le nouveau Code de la famille, adopté en 1972, marquait le souci de l’Etat, par l’unification de la législation sur les statuts des personnes, d’en finir avec la diversité des droits coutumiers, et donc de s’ériger en source unique de la règle de droit. De même, la loi de 1972 portant sur la réforme territoriale et locale, si elle repose théoriquement sur le principe de décentralisation, n’en vise pas moins de fait, comme des études récentes l’ont montré, à mieux articulier le « centre » et la « périphérie », à instaurer un lien direct entre l’Etat et les communautés de base, à donner des pouvoirs de contrôle accrus à l’Administration436. On pourrait même émettre l’hypothèse que la politique d’ouverture démocratique « contrôlée » est un moyen supplémentaire de recentrer, dans un cadre choisi par l’Etat, des dynamiques qui avaient tendance à se dérober à son champ politique et faisaient donc écran à la pénétration de la « périphérie ». En somme, l’Etat multiplie ses initiatives et étend son action, au détriment des intermédiaires qu’il s’était jusqu’alors ménagés. Les marabouts deviennent quelque peu encombrants, et on comprend bien qu’ils se sentent délaissés, menacés et dépossédés. Tout se passe comme si l’Etat agissait dans la perspective de se dispenser de leur soutien. J. Copans l’a très bien noté dans son travail sur les Mourides.

« On passe d’une situation où la confrérie mouride fait fonction d’appareil idéologique d’Etat, alors qu’elle ne transmet ni ne pratique l’idéologie de l’Etat et des groupes qui l’occupent, à une situation où l’Etat doit devenir l’émanation d’appareils idéologiques propres (...). L’Etat ne cherche pas à éliminer, ni vraiment à contrôler encore plus, la confrérie, il cherche à développer ses propres instruments de domination. »437.

Les « audaces maraboutiques » dont je parlais plus haut sont une réaction à cette politique, même si elles tendent en dernière analyse, comme l’écrit J. Copans, à une renégociation de l’alliance. Les marabouts veulent montrer qu’ils ne s’en laisseront pas compter et qu’ils sont toujours les meilleurs garants de la stabilité politique et les meilleurs défenseurs de l’agriculture arachidière, dont il reste à prouver que l’Etat, malgré ses projets saint- simoniens, peut se passer. Mais l’Etat a aussi besoin dans sa nouvelle stratégie de contrôle de se doter d’une idéologie autonome, y compris dans le champ islamique, qu’il ne peut ignorer étant donné l’impact de celui-ci dans la culture politique sénégalaise. Pour cela, il se tourne vers les réformistes, plus intégristes que les chefs confrériques, mais au fond plus dépendants qu’eux de l’Etat, dans leurs activités professionnelles notamment. L’Etat apprécie en outre la vision légaliste et institutionnelle que les arabisants ont de l’Islam, et qui les rapproche davantage des ulama que des saints soufis, plus enclins, tout en étant les alliés du pouvoir, à prendre quelquefois leurs distances à son égard, plus ouverts aussi aux réactions populaires, moins susceptibles donc de favoriser cette intégration directe de la population dans la société politique. Dans cette perspective, l’Etat est parvenu à établir des liens étroits avec la Fédération des associations islamiques du Sénégal (F.A.I.S.) qui assure la coordination de toutes les associations musulmanes du pays légalement reconnues. Au sein de cette fédération, le gouvernement et le Parti socialiste ont soutenu les initiatives des groupes les moins contestataires et notamment de l’Union pour le progrès islamique du Sénégal (U.P.I.S.) qui est un soutien actif du régime. Dotée de ressources financières relativement importantes (aide des pays arabes, subvention du gouvernement, cotisations) et d’un dynamisme certain, l’U.P.I.S. compterait actuellement près de vingt mille adhérents répartis en soixante-dix sections locales. Son président, E.H. Mustapha Niang, est un personnage semi-officiel du régime. Lors de son congrès de 1979, qui s’est tenu en présence de M. Abdel Kader Fall, ministre de l’Education nationale, l’U.P.I.S. a adopté une résolution finale félicitant le gouvernement et le chef de l’Etat pour leur action en faveur de l’Islam... et dénonçant l’utilisation de l’Islam à des fins politiques438. On notera aussi les promotions politiques dont ont bénéficié au cours de ces dernières années certains leaders réformistes, comme M. Mustapha Cisse, secrétaire général de la F.A.I.S., qui est ambassadeur au Caire et conseiller du président Senghor pour les affaires arabes et musulmanes. En mettant en avant de telles personnalités, le gouvernement se donne aussi au niveau international une auréole islamique qui n’est pas sans retombées au plan interne. L’intérêt relatif mais croissant que l’Etat manifeste pour l’enseignement de l’arabe (développement de l’étude de l’arabe dans l’enseignement public, soutien à certaines initiatives privées, réunions régulières de responsables de l’enseignement coranique pour définir une nouvelle politique de l’Etat dans ce domaine, promotion de l’Institut islamique de Dakar...) est également à replacer dans ce contexte politique. Il s’agit de maîtriser des institutions de socialisation qui échappent à l’Etat, d’autant que celui-ci a compris qu’il lui était impossible dans un avenir prévisible de scolariser dans ses établissement l’ensemble des jeunes sénégalais. L’école coranique ou arabe devient alors une structure de substitution tendant à contrôler et à normaliser les conduites des enfants et des adolescents... et en particulier celles des jeunes taalibe-mendiants. En février 1977, le gouvernement mettait au point une loi-programme destinée à lutter contre « la divagation des animaux dans les centres urbains et l’encombrement humain dans la ville de Dakar et dans les capitales régionales ». L’expression « encombrement humaine, officiellement utilisée, vise les « handicapés », les « improductifs », les « vagabonds », les « taalibe- mendiants »439. Ceux-ci deviennent l’objet de toute une littérature et de nombreux débats dans la presse, dont on ne peut apprécier la portée que si l’on mesure à quel point les enfants, les vagabonds ou les « anormaux » sont des sujets « privilégiés » dans ce « travail » étatique d’éducation et de fixation, donc de définition d’un ordre public440. En transformant avec l’aide des arabisants l’éducation coranique traditionnelle, l’Etat s’efforce de jeter les bases d’une nouvelle morale officielle à destination de groupes sociaux les plus défavorisés qui n’envoient pas leurs enfants à l’école « européenne » ou en sont rejetés ; et cette éducation musulmane nouvelle remplacerait d’autres formes périphériques de contrôle social. En même temps, cette politique autorise une canalisation et un recentrage du dynamisme actuel de l’enseignement musulman. Encore faudrait-il que l’Etat se donne les moyens d’une telle politique et puisse manipuler à sa guise des institutions dont beaucoup lui échappent à peu près totalement. On comprend alors la volonté d’autonomie des marabouts. Ils sentent bien que le développement de l’intervention directe de l’Etat dans des secteurs qui leur étaient jusque-là réservés ou délégués exige de leur part une stratégie nouvelle basée sur l’affirmation d’une identité propre face au projet d’Etat intégral. Mais on ne peut réduire l’action actuelle des marabouts et plus largement le renouveau de l’Islam à la défense des intérêts politiques, idéologiques et économiques des chefs confrériques. Les choses sont beaucoup plus complexes. La mobilisation populaire en faveur de l’Islam, à laquelle on assiste au Sénégal depuis quelques années, n’est pas seulement ni principalement un rassemblement des troupes confrériques pour sauver le pouvoir maraboutique. Elle me paraît avoir des racines plus profondes. L’Islam devient le marqueur d’une idéologie populaire, et peut-être nationale comme l’avance J. Copans. Il cristallise et articule les espoirs de groupes fort divers qui y trouvent une façon de résoudre l’opposition société civile - société politique. Après tout, il jette peut-être les bases d’un Etat national qui transcenderait, sans forcément d’ailleurs les résoudre, les difficultés d’incorporation que le projet d’Etat intégral rencontre actuellement. Il serait l’alternative de cet Etat intégral. Le populisme que contient le dynamisme de l’Islam interdit de considérer cette hypothèse comme totalement irréaliste. Mais pour l’instant on n’en est pas encore là. D’abord, parce que cette éventualité supposerait que soient dépassées les divisions de toutes sortes qui traversent l’Islam sénégalais. Ensuite, parce que l’Etat, malgré sa tendance à l’hégémonie directe, ne peut renoncer totalement pour des raisons de stabilité politique et de sécurité économique au vieux modèle clientéliste qui a fait ses preuves. On peut aussi se demander si l’Etat intégral a les moyens de son projet. Celui-ci nécessiterait une maîtrise de l’économie et du champ social que la dépendance ne permet sans doute pas. Toutefois, la succession de L.S. Senghor pose la question en termes aigus et immédiats. Les marabouts vont-ils négocier une nouvelle alliance, comme les y incitent bien les hommes politiques sénégalais, ou vont-ils chercher plus qu’à faire monter les enchères, et jouer la carte d’un nationalisme musulman ?

*

CONCLUSION GÉNÉRALE

LES ARCANES DES ZAWIYA

*

La crise hégémonique qui traverse la société politique sénégalaise souligne la position mouvante, fluide de l’Islam. L’Islam glisse entre les doigts dès que l’on essaie de le saisir ; et sa configuration se modifie selon le site d’où on l’observe. Il nous introduit dans l’univers mystérieux de la contradiction, dans des chemins sinueux qui semblent défier la connaissance. Il y a l’Islam de l’hégire, des révoltés ou de la guerre sainte. Il y a l’Islam des princes, des marabouts de cour, l’Islam de l’arachide. Et pourtant, il s’agit bien du même Islam, en création continue. Chaque acteur social l’investit de sa propre vision du monde, l’intègre dans ses propres stratégies, en fonction de sa position dans la société, à un moment donné de l’histoire, mais aussi des traditions que ses expériences ont façonnées. Pour l’Etat, l’Islam maraboutique a longtemps fonctionné, et fonctionne encore largement, comme un appareil idéologique permettant la culture de l’arachide à peu de frais et organisant un ordre politique original, basé sur une administration indirecte, véritable soupape de sécurité pour la classe dirigeante. Cependant, au fur et à mesure que celle-ci cherche à affermir sa position elle tend à vouloir se passer de ses alliés, à structurer directement sa domination, à se donner une légitimité propre, donc à rivaliser avec le pouvoir maraboutique et son capital symbolique. Mais ce faisant, l’Etat contribue à libérer des énergies musulmanes, jusque-là en partie contenues à la « périphérie » et par la « périphérie ». Toutefois, et il faut insister sur ce point, même lorsqu’elle paraissait être en état d’hibernation, la dynamique musulmane était toujours à l’œuvre. Elle agissait à travers des « manières de faire », des « procédures populaires » qui déjouaient, subvertissaient, détournaient les structures officielles et les appareils idéologiques de l’ordre existant441. Les marabouts étaient des courroies de transmission de l’Etat, mais aussi un écran sacré ou une structure de repli face à la pénétration du centre, voire une façon de le manipuler442. Est-ce à dire que l’Islam n’existe que comme un enjeu fluctuant selon la conjoncture ? Je ne le crois pas ; car si la religion peut aussi aisément se mouvoir dans toutes les circonstances et situations c’est bien qu’elle constitue un code politique, un langage politique. On peut donc parler d’une culture politique musulmane qui dispose d’un arsenal symbolique vivant où chacun peut puiser. Cette culture politique musulmane n’est pas une simple superstructure ; elle n’est pas un langage de substitution, pas plus qu’elle n’est la simple expression dans l’imaginaire d’intérêts matériels. Comme le dit M. Sahlins, « la forme même de l’existence sociale des forces matérielles est déterminée par son intégration dans le système culturel »443. L’Islam n’est pas un manteau recouvrant d’une « conscience fausse » des stratégies utilitaires de groupes sociaux ou de peuples « prisonniers de leur univers mythique ». Si nous voulons comprendre le politique dans les différents lieux où il s’inscrit, il faut renoncer à voir dans le sacré un discours immature, piégé et archaïque. L’Islam sénégalais donne sa substance et sa forme au politique dans les conditions — et les limites — que j’ai analysées, parce que les Sénégalais ont trouvé en lui la parole qui semblait convenir à leurs expériences, à leurs problèmes et à leurs espoirs, justement parce que sa plasticité offrait une gamme extraordinaire de systèmes d’action et d’interprétation444. Cette culture politique musulmane mérite donc d’être prise au sérieux. La considérer a priori comme une « illusion » ne peut que faire piétiner l’analyse. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’elle est susceptible par elle- même d’expliquer le politique. Ce serait là tomber dans un autre travers. Ce qu’il nous faut admettre, c’est que la tradition musulmane contribue à la réalisation de nouvelles combinatoires politiques. « La relation entre la tradition et la « modernité » n’est pas dichotomique mais dialectique »445. L’Islam représente au Sénégal ce que l’historien G. Rudé appelle une « idéologie inhérente », une « idéologie venue du sein maternel, basée sur l’expérience directe, la tradition orale, la mémoire populaire »446. Cette « idéologie inhérente » éclaire les arcanes des zawiya et les mystères de la société politique sénégalaise. Elle restitue l’histoire dans l’authenticité des expériences vécues. Elle donne la voix aux acteurs sociaux ; et c’est bien ce dont ont besoin les sciences sociales, elles qui trop souvent parlent pour eux.

Bordèu, lo 4 de Genèr de 1980.

*

BIBLIOGRAPHIE

*

Les deux premières parties de cette bibliographie ne sont qu’indicatives et ne comportent que des ouvrages généraux et (ou) directement utiles à l’étude de l’Islam sénégalais. La troisième partie, sans prétendre à l’exhaustivité, recense la plupart des ouvrages, articles ou études qui traitent spécifiquement de l’Islam au Sénégal. Les références précédées d’un astérisque ( *) n’ont pas fait l’objet d’une publication.

* I - La société sénégalaise - Le système politique sénégalais

AMIN (S.) : Le monde des affaires sénégalais, Paris : Edit. de Minuit, 1969. BALANS (J.L.), COULON (Ch.), GASTELLU (J.M.) : Intégration nationale et autonomie locale au Sénégal, Paris : Pedone, 1976. * BARKER (J.S.) : Local Politics and National Development : The Case of a Rural District in the Saloum Region, thèse de doctorat, Université de Californie, Berkeley, 1967. * COTTINGHAM (C.) : Clan Politics and Rural Modernization, thèse de doctorat, Université de Californie, Berkeley, 1969. COULON (Ch.) : « Elections, factions et idéologies au Sénégal », in C.E.A.N.-C.E.R.I. : Aux urnes l’Afrique ! Elections et pouvoirs en Afrique noire, Paris : Pedone, 1978. CROWDER (M.) : . A Study in French Assimilation Policy, Londres : Methuen and Co, 1963. CRUISE O’BRIEN (D.) : « Sénégal » in DUNN (J.) : West African States : Failure and Promise, Cambridge : Cambridge University Press, 1978. CRUISE O’BRIEN (R.) : The Political Economy of Under-development. Dependance in Senegal, Londres, Beverley Hills : Sage Publications, 1979. DIAGNE (P.) : Pouvoir politique traditionnel en Afrique occidentale, Paris : Présence africaine, 1967. DIOP (M.) : Histoire des classes sociales dans l’Afrique de l’Ouest. Tome 2 : Le Sénégal, Paris : F. Maspéro, 1972. DIOP (A.B.) : La société wolof. Tradition et changement, Paris : Karthala, 1981. FOUGEYROLLAS (P.) : Où va le Sénégal ? Analyse spectrale d’une nation africaine, Paris/Dakar : Anthropos/I.F.A.N., 1970. GAUTRON (J.C.) : L’Administration sénégalaise, Paris : Berger-Levrault, 1977. * GELLAR (S.) : The Politics of Development in Senegal, thèse de doctorat, Université de Columbia, 1967. * HOLTH (O.K.) : Domination externe et développement périphérique : le cas du Sénégal, thèse de maîtrise, Université d’Oslo, 1972. JOHNSON (G.W.) : The Emergence of Black Politics in Senegal : the Struggle for Power in the Four Communes, Stanford : Stanford University Press, 1977. LAVROFF (D.G.) : La République du Sénégal, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1966. PÉLISSIER (P.) : Les paysans du Sénégal, Saint-Yrieix, 1965. SCHUMACHER (E.J.) : Politics, Bureaucracy and Rural Development in Senegal, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1975. TRAORÉ (B.) : « L’évolution des partis politiques au Sénégal depuis 1946 », in TRAORÉ (B.), LÔ (M.) et ALIBERT (J.L.) : Forces politiques en Afrique noire, Paris : P.U.F., 1966. VANHAEVERBEKE (A.) : Rémunération du travail et commerce extérieur. Essor d’une économie paysanne exportatrice et termes de l’échange des producteurs d’arachide au Sénégal, Louvain : Centre de recherche des pays en voie de développement, 1970. ZUCARELLI (F.) : Un parti politique africain : l’Union progressiste sénégalaise, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1970. II. - Islam en Afrique de l’ouest

AL-NAQUAR (U.) : The Pilgrimage Tradition in , Karthoum : Karthoum University Press, 1972. ANDRÉ (Capitaine P.J.) : L’Islam noir. Contribution à l’étude des confréries religieuses en Afrique occidentale, Paris : P. Gethner, 1924. ARNAUD (R.) : L’Islam et la politique musulmane en A.O.F., Paris : Publication du Comité de l’Afrique française, 1912. BREVIÈ (J.) : Islamisme contre naturisme au Soudan français. Essai de psychologie politique coloniale, Paris : E. Leroux, 1923. CARDAIRE (M.) : Contribution à l’étude de l’Islam noir, Paris : I.F.A.N.- Cameroun, 1949. CARDAIRE (M.) : L’Islam et le terroir africain, Koulouba : I.F.A.N., 1954. Centre des hautes études d’Afrique et d’Asie modernes : Notes et études sur l’Islam en Afrique noire, Paris : Peyronnet, 1962. COULON (Ch.) : « Islam africain et Islam arabe : autonomie ou dépendance ? Africanisation de l’Islam ou arabisation de l’Afrique », Année africaine 1976, Paris : Pedone, 1978. COULON (Ch.) : « Enseignement islamique et société en Afrique noire : une introduction », Cahiers de pédagogie africaine, Université de Bordeaux II, 1978, pp. 9-39. * CRUISE O’BRIEN (D.) : Islam Incorporated : Brotherhoods and Politics in Black Africa, 34 p. ronéo. Colloque sur l’Islam en Afrique, Londres : School of Oriental and African Studies, 1980, ronéo. CUOQ (J.M.) : Les musulmans en Afrique, Paris : Maisonneuve et Larose, 1975. FROELICH (J.C.) : Les musulmans d’Afrique noire, Paris : Edit. de l’Orante, 1962. GOUILLY (A.) : L’Islam dans l’A.O.F., Paris : E. Larose, 1952. KABA (L.) : The Wahhabiyya. Islamic Reforms and Politics in French West Africa, Evanston : Northwestern University Press, 1974. LE CHATELIER (A.) : L’Islam dans l’Afrique occidentale, Paris : G. Steintheil, 1899. LEWIS (I.M.) (Ed.) : Islam in Tropical Africa, Londres : Oxford University Press, 1966 (2e édit. en 1980). MARTIN (B.G.) : Muslim Brotherhoods in 19th - Century Africa, Cambridge : Cambridge University Press, 1976. MONTEIL (V.) : L’Islam noir, Paris : Edit. du Seuil, 1964 (2e édit. en 1980). QUELLIEN (A.) : La politique musulmane dans l’A.O.F., Paris : E. Larose, 1910. TRIMINGHAM (J.S.) : Islam in West Africa, Londres : Oxford at Clarendon Press, 1959. TRIMINGHAM (J.S.) : A History of Islam in West Africa, Londres : Oxford University Press, 1962. TRIMINGHAM (J.S.) : The Influence of Islam Upon Africa, Londres et New York : Longman et Librairie du Liban, 1968 (2e édit. en 1980). WILLIS (J.R.) (sous la direction de) : Studies in West African Islamic History, vol. 1 : The Cultivators of Islam, Londres : Frank Cass, 1979. III. - L’Islam au Sénégal

A) Etudes historiques et générales Sur le développement historique de l’Islam sénégalais, outre les ouvrages et articles généraux signalés dans les rubriques précédentes, on pourra se reporter à : COULON (Ch.) : « Prophètes de Dieu ou prophètes de l’histoire ? Messianismes musulmans et anticolonialisme. Quelques réflexions à partir d’exemples sénégalais », African Perspectives, 1976, n° 2, pp. 45- 60. * COULON (Ch.) : Le marabout et le prince : révolution islamique et pouvoir en Afrique occidentale (Sénégal). Communication au colloque : « Sacralité, pouvoir et droit en Afrique », Université de de Paris I, Centre d’études juridiques comparatives, janvier 1980, 29 p., ronéo. CURTIN (P.D.) : « Jihad in West Africa, Early Phases and Inter-Relations in Mauritania and Senegal », The Journal of African History, vol. XII, 1971, n° 1, pp. 11-24. GRIFFETH (R.R.) : « The Islamic Theme in Senegalese Institution Building : the Nineteenth Century », in RIVKIN (A.) (sous la direction de) : Nations by Design. Institution Building in Africa, Garden City : Doubleday, 1968, pp. 182-192. KLEIN (M.A.) : « The Moslem Revolution in Nineteenth-Century », in McCALL (D.F.), BENNETT (U.R.), BUTLER (J.) (sous la direction de) : Western African History, Boston University Papers on Africa, vol. IV, New York : Praeger, 1969, pp. 69-101. * M’BAYE (E.H.R.) : L’Islam au Sénégal, thèse de IIIe cycle, Université de Dakar, 1976, ronéo. SAMB (A.) : « L’Islam et l’histoire du Sénégal », Bulletin I.F.A.N., t. XXXIII, série B, n° 3, 1971, pp. 461-507. SILLA (O.) : « Les Arabes et le Sénégal : arabisme sans arabisations, Notes africaines, n° 121, janvier 1969, pp. 24-30. Sur les cadres maraboutiques de l’Islam sénégalais, l’étude la plus complète reste celle de : MARTY (P.) : Etudes sur l’Islam au Sénégal, Paris : Leroux, 1917, 2 t. Pour une mise au point plus actuelle, voir surtout : QUESNOT (F.) : « Les cadres maraboutiques de l’Islam sénégalais », in C.H.E.A.M. : Notes et études sur l’Islam en Afrique noire, op. cit., pp. 127-194. On pourra également consulter : CHAILLEY (M.) : « Quelques aspects de l’Islam sénégalais », Comptes rendus mensuels de l’Académie des sciences d’outre-mer, t. 22, n° 6, 1962, pp. 249-261. KESBY (Y.) : « Muslims in Senegal », West Africa, n° 417, 1962, pp. 37- 44. SECK (C.B.) : La grande mosquée de Dakar, suivie d’une étude sur l’Islam au Sénégal, Dakar : Impricap, 1966. Parmi les nombreux opuscules de littérature populaire sur l’Islam sénégalais, signalons : HANE (M.M.) : Les trois grandes figures de l’Islam en Afrique, Dakar : Librairie Hilal, non daté. Sur les aspects culturels de l’Islam sénégalais : DIALLO (C.A.) : « Contribution à l’étude de l’enseignement privé coranique au Sénégal », Revue française d’études politiques africaines, n° 76, 1972, pp. 38-48. DJENDY (A.) : « La place du livre dans la formation de l’intelligentsia maraboutique au Sénégal », Annales de la Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Dakar, n° 9, 1979, pp. 221-228. M’BAYE (E.H.R.) : « Foyers d’enseignement islamique au Sénégal), Bulletin de l’Institut islamique de Dakar, n° 1, 1977, pp. 35-75. SAMB (A.) : Essai sur la contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe, Dakar : I.F.A.N., 1972. SAMB (A.) : Matraqué par le destin ou la vie d’un tailbé, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1973. * SENE (Y.) : L’Islam et le wolof au Sénégal, mémoire de maîtrise, Fac. des lettres, Université de Dakar, 1972, ronéo.

B) Monographies sur les diverses confréries et biographies sur les grands marabouts La Tijaniyya A notre connaissance, la seule monographie générale importante sur la Tijaniyya en Afrique est celle de : ABUN-NASR (J.M.) : The Tijaniyya, Londres : Oxford University Press, 1965, qui comporte un chapitre sur le Sénégal. Les textes suivants portent spécifiquement sur la Tijaniyya sénégalaise : DECRAENE (P.) : « La montée des Tidjanes », Le Monde dimanche, 18 janvier 1981. MARONE (I.) : « Le tidjanisme au Sénégal », Bulletin I.F.A.N., t. XXXII, série B, 1970, n° 1, pp. 136-215. * M’BOUP (S.K.) : El Hadj Malik Sy, réformateur de l’Islam au Sénégal, Doctorat d’Université, Paris-Sorbonne, 1970, dactyl. QUESNOT (F.) : L’évolution du tidjanisme sénégalais, Paris : doc. C.H.E. A.M., 1958, dactyl. QUESNOT (F.) : « Influence du mouridisme sur le tidjanisme », in C.H.E. A.M. : Notes et études sur l’Islam en Afrique noire, op. cit., pp. 115-125. Sur El Hadj Omar, se reporter d’abord à la bibliographie suivante : JAH (O.) : « Source Materials for the Career and the Jihàd of al-Hàjj Umar », Bulletin de l’I.F.A.N., t. XLI, série B, n° 2, 1979, pp. 371-397. puis à : DUMONT (F.) : L’anti-sultan ou al-Hàjj Omar Tall du Fouta, combattant de la foi, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1974. KAMARA (C.M.) : « La vie d’El Hadj Omar, traduite et annotée par A. SAMB », Bulletin I.F.A.N., t. XXXII, 1970, n° 1 (pp. 44-137) et n° 2 (pp. 370-411). MARTIN (B.G.) : « Notes sur l’origine de la tariqa des Tiganiyya et sur les débuts d’Al-Hagg Umar », Revue des études islamiques, vol. XXXVII, fascicule 2, 1969, pp. 267-290. MONIOT (H.) : « Al H’àjj Umar », in : Les Africains, t. II, Paris : Editions Jeune Afrique, 1978, pp. 241-261. OLORUNTIMEHIN (B.O.) : The Segu Tukulor Empire, Londres : Longman, 1972. SAINT-MARTIN (Y.) : « La volonté de paix d’El Hadj Omar et d’Ahmadou dans leurs relations avec la France », Bulletin de l’I.F.A.N., t. XXX, série B, n° 3, 1968, pp. 785-802. SAINT-MARTIN (Y.) : L’Empire toucouleur (1848-1897), Paris : Le Livre africain, 1970. SALENC (J.) : « La vie d’El Hadj Omar. Traduction d’un manuscrit arabe de la zaouia tidjanya de Fez », Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques de l’A.O.F., 1918, pp. 405-431. SAMB (A.) : « Sur El Hadj Omar (à propos d’un article d’Y. SAINT- MARTIN) », Bulletin de l’I.F.A.N., t. XXX, série B, n° 3, 1968, pp. 803- 805. TYAM (M.A.) : La vie d’El Hadj Omar, qacida en poular, transcription, traduction, notes et glossaire par Henri Gaden, Paris : Institut d’ethnologie, 1935. * WILLIS (J.R.) : Al-Hàjj Umar b. Sa id al-Futi-al-Turi and the Doctrinal Basis of his Islamic Revivalist Movement in the Western Sudan », thèse de doctorat, School of Oriental and African Studies, Londres, 1970, ronéo. WILLIS (J.R.) : « The Writings of al-Hàjj al-Futi and Shaykh Mukhtàr B. Wadi at Allàh : Literary Themes, Sources and Influences », in J.R. LEWIS (Edit.) : Studies in West African Islamic History ; op. cit., pp. 177-210. Sur le développement de la branche tidjane niassène, on trouvera de nombreux renseignements dans les études suivantes : FROELICH (J.C.) : « Visite à El-Hadji Ibrahima Niasses, L’Afrique et l’Asie, 1968, nos 83-84, pp. 37-41. HISKETT (M.) : « The « Community of Grâce » and its Opponents, the « Rejecters » : A Debate about Theology and Mysticism, in Muslim West Africa with Special Reference to its Hausa Expression, African Language Studies, t. XVII, 1980, pp. 99-140, qui analyse la voie niassène au Ghana. PADEN (J.N.) : Religion and Political Culture ln Kano, Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1973, qui porte sur le Nigeria. Sur la branche de Medina-Gounass : * BA (C.) : Un type de conquête pionnière en Haute-Casamance (Sénégal) : Madina-Gounass, Paris : thèse de IIIe cycle de géographie, 1964. WANE (Y.) : « Ceerno Muhamadu Sayid Baa ou le soufisme intégral de Madina Gunass (Sénégal) », Cahiers d’études africaines, vol. XIV, n° 56, 1974, pp. 661-670.

Les Mourides Pour un état des travaux, voir : DIOP (M.C.) : « La littérature mouride. Essai d’analyse thématique », Bulletin de l’I.F.A.N., t. XLI, série B, n° 2, 1979, pp. 398-439. Parmi les nombreuses études sur la confrérie mouride, les plus complètes sont : MARTY (P.) : Les Mourides d’Amadou Bamba, Paris : E. Leroux, 1913. CRUISE O’BRIEN (D.) : The Mourids of Senegal : the Political and Economic Organization, Oxford : Clarendon Press, 1971. Sy (C.T.) : La confrérie sénégalaise des Mourides. Un essai sur l’Islam au Sénégal, Paris : Présence africaine, 1969. Sur Cheikh Amadou Bamba, la meilleure étude est celle de : DUMONT (F.) : La pensée religieuse de Amadou Bamba, fondateur du mouridisme, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1975. Outre ces ouvrages majeurs sur le mouridisme, on peut se référer aux travaux suivants : ANE (M.M.) : La vie de Cheikh Amadou Bamba, traduction de A. SAMB, 2 1., Dakar : Impricap, 1974. BECKER (Ch.) : « Perspectives nouvelles sur le mouridisme », Psychopathologie africaine, t. XI, 1975, n° 2, pp. 251-259. BOURLON (A.) : « Mourides et Mouridisme », in C.H.E.A.M. : Notes et études sur l’Islam en Afrique noire, op. cit., pp. 53-70. * CASENAVE (M.) : Les Mourides du Sénégal, mémoire C.H.E.A.M., 1950. * DIOP (M.C.) : Contribution à l’étude du mouridisme : la relation taalibe-marabout, mémoire de maîtrise, Fac. des lettres et des sciences humaines, Université de Dakar, 1976, dactyl. DIOP (M.C.) : « Amadou Bamba, le saint fondateur des Mourides du Sénégal », in : Les Africains, t. 2, Paris : Editions Jeune Afrique, 1977, pp. 45-74. CRUISE O’BRIEN (D.) : « Le talibé mouride : la soumission dans une confrérie religieuse sénégalaise », Cahiers d’études africaines, vol. IX, n° 35, 1970, pp. 562-578. DUMONT (F.) : « Amadou Bamba, apôtre de la non-violence » (1850- 1927) : Notes africaines, n° 121, janvier 1969, pp. 20-24. * DURAN (P.) : Notes sur le Mouridisme, Paris, mémoire E.N.F.O.M., 1955, dact. « Ecole (L’) Franco-Mouride de Diourbel », Bulletin de l’enseignement de l’A.O.F., juillet-décembre 1932, pp. 241-242. * GÉRARD (B.) : La mosquée de Touba, Paris : mémoire E.N.F.O.M., 1955, dact. HALPERN (J.) : « La confrérie sénégalaise des Mourides et le développement du Sénégal », Culture et développement, vol. IV, n° 1, 1972, pp. 99-125. KOUNTA (B.A.) : Toute la vérité sur Cheikh Amadou Bamba, Dakar, non daté, ronéo. * MERLE DES ISLES (Lt) : Le magal de Touba, Saint-Louis : Gouvernement du Sénégal, 1950. MONTEIL (V.) : « Une confrérie religieuse : les Mourides du Sénégal », Archives de sociologie des religions, juillet-décembre, 1962, n° 12, pp. 77-102. * NEKKACH (L.) : Le mouridisme depuis 1912, Saint-Louis : 1957, dactyl. République du Sénégal : Hommage à un grand chef religieux : El Hadj Falilou M’Backé, 1886-1968, Edit. du secrétariat d’Etat à l’Information, 1970. * SAMB (A.) : Le mouridisme au Sénégal, Paris-Sorbonne : mémoire D.E.S., 1964, ronéo. SAMB (A.) : « Touba et son Magal », Bulletin I.F.A.N., t. XXXI, série B, n° 3, 1969, pp. 733-753. * SINIBALDI (J.) : Les Mourides du Baol, Paris : mémoire E.N.F.O.M., 1949, manuscrit. SY (C.T.) : « Ahmadou Bamba et l’islamisation des Wolof », Bulletin I.F.A.N., t. XXXII, série B, n° 2, 1970, pp. 412-433. THIAM (M.) : Cheikh Amadou Bamba, fondateur du mouridisme, Conakry : Imprimerie P. Lumumba, 1964.

La Qadiriyya Aucune étude n’a, à notre connaissance, été consacrée à la confrérie qadir au Sénégal. On trouvera cependant des renseignements dans : MARTY (P.) : Etudes sur l’Islam au Sénégal, op. cit. QUESNOT (F.) : Les cadres maraboutiques de l’Islam sénégalais, op. cit.

Les Layennes GAYE (M.S.) et SYLLA (A.) : « Les sermons de Seydinou Mouhamadou Laye et de son fils Issa Rohou Lahi », Bulletin de l’I.F.A.N., t. XXXVIII, série B, n° 2, 1976, pp. 390-410. Lo (C.M.) : « La vie de Seydina Mouhamadou Limânou Laye, traduite de l’arabe et annotée par El Hadj Mouhamadou Sakhir Gaye », Bulletin I.F.A.N., t. XXXIV, série B, 1972, n° 3, pp. 497-523. SARR (E.H.M.) : Ajibou Da Iya Llah ou la vie exemplaire de Limanou Laye, Dakar : Imprimerie nouvelle, 1966. SYLLA (A.) : « Les persécutions de Seydina Mouhamadou Limanou Laye par les autorités coloniales », Bulletin I.F.A.N., t. XXXIII, 1971, n° 3, pp. 590-641.

Hamallisme ALEXANDRE (J.) : « A West African Islamic Movement : Hamallism in French West Africa », in ROTBERG (R.I.) et MAZRUI (A.A.) (sous la direction de) : Protest and Power in Black Africa, Londres : Oxford University Press, 1970, pp. 497-512. QUESNOT (F.) : L’évolution du Tidjanisme sénégalais, op. cit. QUESNOT (F.) : Les cadres maraboutiques de l’Islam sénégalais, op. cit. TRAORE (A.) : Contribution à l’étude de l’Islam : le mouvement tijanien de Cheikh Hamalloulah, thèse de doctorat de IIIe cycle, Université de Dakar, 1975, ronéo. Sur les réformistes, voir : * COULON (Ch.) : Les réformistes, les marabouts et l’Etat au Sénégal, communication au colloque « L’Islam en Afrique », Londres, School of Oriental and African Studies, mai 1980, ronéo.

C) Etude de l’Islam par région ou groupe ethnique BARRY (B.) : « La guerre des marabouts dans la région du fleuve Sénégal de 1673 à 1677 », Bulletin I.F.A.N., t. XXXIII, série B, n° 3, 1971, pp. 564-589. BEHRMAN (C.L.) : « The Political Significance of the Wolof Adherence to Muslim Brotherhoods in the Nineteenth Century », African Historical Studies, vol. I, 1968, n° 1, pp. 60-77. BEHRMAN (C.L.) : « The Islamization of the Wolof by the End of the Nineteenth Century », in McCALL (D.F.), BENNETT (N.R.) et BUTLER (J.) : Western African History, Boston University Papers on Africa, vol. III, New York : Praeger, 1969, pp. 102-131. COLVIN (L.G.) : « Islam and the State of Kajoor : A Case of a Successful Resistance to Jihad », The Journal of African History, vol. XV, n° 4, 1974, pp. 587-606. * COUREAU (Lt) : Caractères anciens et actuels du maraboutisme dans le Fouta-Toro, Paris : doc. C.H.E.A.M., 1952, dactyl. DIOP (A.B.) : « Lat Dior et le problème musulmane, Bulletin I.F.A.N., t. XXXVIII, série B, n° 1-2, 1966, pp. 493-539. * DIOUF (A.) : L’Islam et la société wolof, mémoire E.N.F.O.M., 1959, dact. KLEIN (M.) : Islam and Imperialism in Senegal, Sine-Saloum, 1847-1914, Edinburgh : Edinburgh University Press, 1968. * LEARY (A.F.) : Islam, Politics and Colonialism. A Political History of Islam in the Casamance Region of Senegal (1850-1914), thèse de doctorat en histoire, Northwestern University, 1969, ronéo. LEARY (A.F.) : « The Role of the Mandinka in the Islamization of the Casamance - 1850-1901 », in HODGE (C.T.) (sous la direction de) : Papers on the Manding, La Haye : Mouton, 1971, pp. 227-248. MONTEIL (V.) : « Lat-dior, damel du Kayor (1842-1886) et l’islamisation des Wolof », in MONTEIL (V.) : Esquisses sénégalaises, Dakar : I.F.A.N., 1966, pp. 71-113. ROBINSON (D.) : Chiefs and Clerics. The History of Abdul Bokar Kan and Futa Toro, 1863-1891, New York : Oxford University Press, 1975. SILLA (O.) : « Castes wolof, religion lébou et industrialisation au Sénégal », Revue tunisienne des sciences sociales, t. II, nos 36-39, 1974, pp. 347-363. SIMMONS (W.S.) : « Islamic Conversion and Social Change in a Senegalese Village », Ethnology, vol. XVIII, n° 41, 1979, pp. 303-323 (porte sur la Casamance). D) Islam et développement * BA (S.N.) : La confrérie mouride de l’arrondissement de Darou-Mousty, Dakar : mémoire E.N.A.S., 1971, ronéo. COPANS (J.) : La notion de dynamisme différentiel dans l’analyse sociologique : société traditionnelle, système mouride, société sénégalaise, O.R.S.T.O.M. : Centre de Dakar, 1969, ronéo. COPANS (J.), COUTY (P.), ROCH (J.) et ROCHETEAU (G.) : Maintenance sociale et changement économique au Sénégal - doctrine économique et pratique du travail chez les Mourides, Paris : O.R.S. T.O.M., 1972. * COPANS (J.) : Stratification sociale et organisation du travail agricole dans les villages wolof du Sénégal, Paris ; thèse de IIIe, cycle, E.P.H.E., 1973, 2 t. COPANS (J.) : « La sécheresse en pays mouride (Sénégal). Explications et réactions idéologiques paysannes », in J. COPANS (sous la direction de) : Sécheresse et famine au Sahel, Paris : F. Maspéro, 1975, vol. 2, pp. 102-119. COPANS (J.) : Les marabouts de l’arachide, la confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris : Le Sycomore, 1980. COUTY (P.) : Doctrine et pratique du travail chez les Mourides, O.R.S. T.O.M. : Centre de Dakar, 1969, ronéo. CRUISE O’BRIEN (D.) : « Don divin, don terrestre. L’économie de la confrérie mouride », Archives européennes de sociologie, t. XV, n° 1, 1974, pp. 82-100. * DIOUF (A.) : Le daara mouride, mémoire de l’E.N.E.A. (Dakar), 1965, ronéo. * M’BAYE (I.), THIOUNE (B.), SY (C.) et MADIOR CISSE (E.H.) : Rapport de stage dans l’arrondissement de Darou-Mousty, Dakar : E.N.E.A., 1964, manuscrit. MONTEIL (V.) : « Islam et développement au Sénégal », Cahiers I.S.E.A., n° 120, déc. 1961, pp. 43-68. N’DOYE (E.) : « Migration des pionniers mourid wolof vers les terres neuves : rôle de l’économique et du religieux », in S. AMIN (sous la direction de) : Les migrations contemporaines en Afrique de l’Ouest, International African Institute, Oxford University Press, 1974, pp. 371- 383. ROCH (J.) : Eléments d’analyse du système agricole en milieu wolof mouride. L’exemple de Darou-Rahmane II (Baol Sénégal), O.R.S. T.O.M. : Centre de Dakar, 1968, ronéo. ROCH (J.) : Emploi du temps et organisation du travail agricole dans un village wolof mouride : Kaossara (Baol-Sénégal), O.R.S.T.O.M. : Centre de Dakar, 1969. ROCHETEAU (G.) : Système mouride et rapports sociaux traditionnels. Le travail collectif dans une communauté pionnière du Ferlo occidental (Sénégal), O.R.S.T.O.M. : Centre de Dakar, 1969. ROCHETEAU (G.) : « Pionniers mourides : colonisation des terres neuves et transformation d’une économie paysanne », Cahiers O.R.S. T.O.M., série sciences humaines, vol. XII, n° 1, 1975, pp. 19-53. * SANE (A.) : Situation et perspectives de l’intégration de Touba dans la vie économique du pays, Dakar : mémoire C.F.P.A., 1970. WADE (A.) : « La doctrine économique du Mouridisme », Annales africaines (Faculté de droit et des sciences économiques de l’Université de Dakar), 1967, pp. 175-208.

E) L’Islam dans le système politique BEHRMAN (L.C.) : Muslim Brotherhoods and Politics in Senegal, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press, 1970. BEHRMAN (L.C.) : « French Muslim Policy and the Senegalese Brotherhoods », in McCALL (D.F.) et BENNETT (N.R.) (sous la direction de) : Aspects of West African Islam, African Studies Center, Boston University, 1971, pp. 185-208. BEHRMAN (L.C.) : « Muslim Politics and Development in Senegal », The Journal of Modern African Studies, vol. XV, n° 2, 1977, pp. 261-277. COPANS (J.) : « Politique et religion : d’une relation idéologique interindividuelle à la domination impérialiste : les Mourides du Sénégal », Dialectiques, n° 21, 1977. * CORREA (D.) : L’Etat et les confessions religieuses au Sénégal, Dakar : mémoire de l’E.N.A.S., 1962, ronéo. COULON (Ch.) : « Pouvoir politique et pouvoir maraboutique au Sénégal », Année africaine 1971, Paris : Pedone, 1972, pp. 134-166. COULON (Ch.) : « L’Etat et les marabouts », Revue française d’études politiques africaines, n° 158, février 1979, pp. 15-42. COULON (Ch.) : Pouvoir maraboutique et pouvoir politique au Sénégal, thèse de doctorat d’Etat en sciences politiques, Institut d’études politiques, Paris : 1976, 2 t., ronéo. COULON (Ch.) : « Un gaullisme musulman : les marabouts et la décolonisation du Sénégal », à paraître dans un ouvrage collectif publié par le Centre d’étude d’Afrique noire et l’Institut Charles-de-Gaulle intitulé : Le général de Gaulle et l’Afrique noire, aux Editions Pedone. CRUISE O’BRIEN (D.) : Saints and Politicians. Essays in the Organization of a Senegalese Peasant Society, Londres : Cambridge University Press, 1975. CRUISE O’BRIEN (D.) : « A Versatile Charisma. The Mouride Brotherhood 1967-1975 », Archives européennes de sociologie, vol. XVIII, n° 1, 1977, pp. 84-106. CRUISE O’BRIEN (D.) : « Towards an Islamic Policy in French West Africa », The Journal of African History, vol. VIII, n° 2, 1967, pp. 303- 316. CRUISE O’BRIEN (D.) : « Chefs, saints et bureaucratie. La politique coloniale au Sénégal », in MALEK (A.A.) (sous la direction de) : Sociologie de l’impérialisme, Paris : Anthropos, 1971, pp. 199-216. CRUISE O’BRIEN (D.) : « The Saint and the Squire », in Essays Presented to T. Hodgkin, Cambridge : Cambridge University Press, 1970. * HAPPE (M.) : L’Islam au Sénégal dans le contexte politique, Paris : doc. C.H.E.A.M., 1967, ronéo. LE ROY (E.) : L’Islam confrérique, la tradition politique wolof et l’appareil de l’Etat moderne au Sénégal, communication au colloque : « Sacralité, pouvoir et droit en Afrique », Université de Paris I, Centre d’études juridiques comparatives, janvier 1980, 35 p., ronéo. MARKOWITZ (I.L.) : « Traditional Social Structure : The Islamic Brotherhood and Political Development in Senegal », The Journal of Modern African Studies, vol. 8, n° 7, 1970, pp. 73-96. NICOLAS (G.) : « Islam et Etat au Sénégal », Pouvoirs, n° 12, 1980 pp. 141-147. * SAMME (C.) : Remarques sur l’action de l’Egypte et d’Israël en Afrique noire, Paris : doc. C.H.E.A.M., 1967, ronéo. SY (S.M.) : « La laïcité fondement de l’Etat démocratique. Exigence et limites », Ethiopiques, 1980, n° 2, pp. 18-31.

*

Notes

1 Marty (P.) : Etudes sur l’Islam au Sénégal, Paris : Leroux, 1917, 2 t.

2 Bayart (J.F.) : L’Etat au Cameroun, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979.

3 Jansen (G.H.) : Militant Islam, Londres : Pan Books Ltd, 1979.

4 Cf. Coulon (Ch.) : « Système politique et société dans les Etats d’Afrique noire : à la recherche d’un cadre conceptuel nouveau », Revue française de science politique, vol. XXII, n° 5, 1972, pp. 1049-1073.

5 Bienen (H.) : Tanzania : Party Transformation and Economic Development, Princeton : Princeton University Press, 1970, p. 5.

6 Pour une critique récente de la science politique africaniste, voir l’article de J. Copans : « A chacun sa politique », Cahiers d’études africaines, vol. XVIII, cahiers 1-2, 1978, pp. 93-113.

7 Dhikr : Invocation individuelle ou collective du nom de Dieu. Les formules d’invocation peuvent varier en fonction de la confrérie ou du degré d’initiation, mais commencent en général par le premier membre de la Shahada (profession de foi) : « La ilah illa Allah » (point de divinité excepté Dieu).

8 Depont (O.) et Coppolani (X.) : Les confréries religieuses musulmanes, Alger : A. Jourdan, 1897, p. 156. 9 Gibb (H.A.R.) : Islam. A Historical Survey, Oxford University Press, 1978, 3e édition, p. 92.

10 Chevalier (J.) : Le soufisme et la tradition islamique, Paris : Retz, 1974, p. 191.

11 Pareja (F.M.) : Islamologie, Beyrouth : Imprimerie catholique, 1964.

12 Zawiya : littéralement « angle » ou « coin », et par extension monastère ou hospice. Ce mot désigne plus largement un centre religieux confrérique, avec tout son complexe intellectuel, social et administratif.

13 Depont et Coppolani, op. cit., pp. 132-133.

14 Carrère (F.) et Holle (P.) : De la Sénégambie française, Paris : F. Didot, 1855, p. 359.

15 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 8.

16 Le terme de marabout vient de l’arabe « ribat », sorte de monastère ou d’établissement religieux et militaire. Les « murabit » étaient les occupants des « ribat », combattants de la foi, moines-soldats de l’Islam. Avec le développement du soufisme, le mot « murabit » en arrivera à désigner, surtout en Afrique du nord, les « saints » autour desquels se groupaient des communautés de fidèles (voir H.A.R. Gibb et J.H. Kramers : Shorter Encyclopedia of Islam, Leiden : E.J. Brill, 1974, pp. 325-326.

17 Cohn (Norman) : The Pursuit of Millenium, New York : Harper Torch Books, 1961, p. 31.

18 Voir Turner (V.) : The Ritual Process : Structure and Anti-Structure, Ithaca, New York : Cornell University Press, 1969.

19 Vitray-Meyerovitch (E. de) : Anthologie du soufisme, Paris : Sindbad, 1978, p. 201.

20 Baechler (Jean) : Les phénomènes révolutionnaires, Paris : P.U.F., 1970, p. 71.

21 J’ai développé cette argumentation dans mon étude : Le marabout et le prince (révolution islamique et pouvoir en Afrique occidentale), présentée au colloque « Sacralité, pouvoir et droit en Afrique », Paris, Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, Université de Paris I, Panthéon- Sorbonne, janvier 1980, à paraître aux éditions du C.N.R.S.

22 Labat (J.B.) : Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, Paris : Cave-lier, 1728, t. 3, pp. 85-86.

23 Cf. Abbas Soh (Siré) : Les chroniques du Fouta sénégalais, Paris : E. Leroux, 1913, p. 144.

24 Almani vient de al-imam, chef de prière et plus largement de la communauté des croyants.

25 D’après un texte arabe de Cheikh Moussa Camara, cité par E.H. Rawane M’Baye : L’Islam au Sénégal, thèse de doctorat de 3e cycle, Faculté des lettres et des sciences humaines de Dakar, 1978, p. 153.

26 Mollien (G.) : Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Paris : Imprimerie Vve Courcier, 1820, t. 1, p. 278.

27 Robinson (D.) : Chiefs and Clerics. Abdul Bokar Kan and Futa Toro 1853- 1891, Oxford : Clarendon Press, 1975, p. 18.

28 Diagne (P.) : Pouvoir politique traditionnel en Afrique occidentale, Paris : Présence africaine, 1967, p. 202.

29 Ibid., p. 214.

30 Sur l’idéologie et la pratique du système de domination de l’oligarchie tooroodo, je renvoie le lecteur à mon étude : « Pouvoir oligarchique et mutations sociales et politiques au Fouta-Toro », in Balans (J.L.), Coulon (Ch.), Gastellu (J.M.) : Autonomie locale et intégration nationale au Sénégal, Paris : Pedone, 1975, pp. 22-80.

31 Les principaux ordres sont : — les tooroBe : nobles. — les rimBe : hommes libres parmi lesquels on distingue les seBBe (guerriers), les jaawamBe (courtisans), les subalBe (pêcheurs). — les nyeenyBe : artisans, comme les walilBe (forgerons) ou les awluBe (griots). — les maccuBe : esclaves.

32 Voici, à titre d’exemple, le montant des « coutumes » payées en 1787 aux différents souverains du Sénégal et de Mauritanie avec lesquels les Français entretenaient des relations : Cité par Cultru (P.) : Histoire du Sénégal du XVe siècle à 1870, Paris : Larose, 1910, p. 243.

— Damel (Cayor) 3.589 livres. — Brak (Waalo) 4.915 livres. — Almami (Fouta) 4.333 livres. — Chef du Galam 3.176 livres. — Roi du Trarza (Mauritanie) 4.374 livres.

33 Lettre de Bouët-Willaumez au ministre de la Marine, 6 sept. 1844 : A.N.S., 3 B 89.

34 Faidherbe (général) : Le Sénégal, la France de l’Afrique occidentale, Paris : Hachette, 1889, p. 121.

35 Cultru (P.), op. cit., p. 353.

36 Sur El Hadj Omar, on peut se reporter principalement aux études suivantes : Saint-Martin (Y.) : L’empire toucouleur (1848-1897), Paris : Le Livre africain, 1970. Oloruntimehin (B.O.) : The Segu Tukulor Empire, Londres : Longman, Ibadan History Series, 1972. Willis (J.R.) : Al-Hajj Umar b. Sa’id al Futi and the Doctrinal Basis of his Revivalist Movement in the Western Suran, thèse de doctorat, School of Oriental and African Studies, Londres, 1970. « The writings of Al-Hajj Umar al Futi and Shakn Muktor B. Wadi at Allah : Literary themes, sources and influence », in Willis (J.R.) (Edit.) : Studies in West Africa History, vol. 1 : The Cultivators of Islam, Londres : Frank Cass, 1979, pp. 177-210. Dumont (F.) : L’Anti-Sultan ou Al-Hadjj Omar Tall du Fouta, combattant de la Foi, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1974. Martin (B.G.) : Muslim Brotherhoods in 19th - Century Africa, Cambridge University Press, 1976, voir surtout le chapitre 3 consacré à El Hadj Omar. — « Notes sur l’origine de la Tariga Tiganiyya et les débuts d’al- Hajj Umar », Revue des études islamiques, 2, 1969, pp. 267-290. Puech (M.) : Les Rimah. Un traité de sciences religieuses musulmanes écrit en arabe par le Cheikh El Hadj Omar, Diplôme d’études supérieures, Faculté des lettres de l’Université de Dakar, 1967.

37 Chroniques de langues arabe ou pular sur El Hadj Omar traduites en français : « La vie d’El Hadj Omar. Traduction d’un manuscrit arabe de la tidjanya de Fez ». Introduction et notes de Jules Salenc. Bulletin de Comité d’études historiques et scientifiques de l’A.O.F., 1918, pp. 405-431. Tyam (M.A.) : La vie d’El Hadj Omar. Quacida en pular. Transcription, notes et glossaire par Henri Gaden, Paris : Institut d’ethnologie, 1935. Kamara (C.M.) : « La vie d’El Hadj Omar, traduite et annotée par Amar Samb », Bulletin I.F.A.N., série B, t. 32, n° 1 (janvier 1970), pp. 44-135, n° 2 (avril 1970), pp. 370-411, n° 3 (juillet 1970), pp. 770-858.

38 Salenc (J.), art. cit., p. 419.

39 Ibid., p. 422.

40 Rapporté par A.H. Ba et J. Daguet in « L’Empire peul du Macina », Etudes soudanaises, n° 3, 1955, p. 233.

41 Anecdote rapportée par M.A. Tyam, op. cit., p. 15.

42 Cité par B.G. Martin : « Notes sur l’origine de la Tariqa Tiganiyya et sur les débuts d’al-Hagg Umar », op. cit., p. 292. 43 Kamara (C.M.), op. cit., p. 60.

44 Un chef du Bosséa tenta même de le faire assassiner.

45 Tyam (M.A.), op. cit., p. 26.

46 Voir Carrère (F.) et Holle (P.), op. cit., p. 195.

47 Selon ses disciples, le Cheikh n’entreprenait aucune action sans avoir reçu un ordre de Dieu ou du Prophète. Il sollicitait ces révélations en pratiquant de longues retraites.

48 A.N.S. 13 G 166.

49 Lettre rapportée par Faidherbe, op. cit., pp. 163-4.

50 Tyam (M.A.), op. cit., pp. 116-117.

51 Marty (Paul) : Etudes sur l’Islam au Sénégal, op. cit., t. 1, pp. 88-89.

52 Saint-Martin (Y.) (1970), op. cit., p. 178.

53 Idem.

54 Dar al-Islam : « terre de l’Islam », pays gouverné par des musulmans et où règne la loi islamique. Selon la tradition, les non-musulmans y sont tolérés à condition de payer un tribut en signe de soumission.

55 Tous ces points doctrinaux sont développés par E.H. Omar lui-même dans son œuvre majeure, les « Rimah » : « La migration, écrit-il, est nécessaire (...) là où la désobéissance à Dieu est ouvertement pratiquée (...) et où la situation ne peut être changée », cité par B.G. Martin in Muslim Brother hoods in 19th Century Africa, op. cit., p. 89.

56 Fergo : émigration en langue pular.

57 Saint-Martin (Y.), op. cit., p. 58.

58 Poste d’Aéré, Lettre de sept. 1876, A.N.S. 13 G 145.

59 Robinson (D.), op. cit., p. 37.

60 Carrère (F.) et Holle (P.), op. cit., pp. 194-195.

61 Cité par J.R. Willis : Studies in West African Islamic History, op. cit., p. 179.

62 Cité par F. Dumont, op. cit., p. 216.

63 Ibid., p. 121.

64 Faidherbe, op. cit., p. 167.

65 Ibid., p. 211.

66 A.N.S. 13 G 158.

67 A.N.S. 13 G 124.

68 A.N.S. 13 G 124.

69 Ibid.

70 Faidherbe, op. cit., p. 293.

71 A.N.S. 13 G 124.

72 A.N.S. 13 G 152.

73 Selon certaines sources Samba Diadana n’aurait jamais affirmé être le mahdi. Ce serait Ibra Almany qui aurait fait courir ce bruit afin de justifier son action contre ce « faux prophète ». Reste qu’aux yeux de ceux qui le suivaient il passait pour un être choisi par Dieu et doté de pouvoirs extraordinaires.

74 A.N.S. 13 G154, Lettre d’Ibra Almamy, chef du Lao, au gouverneur, reçue le 6 mai 1890. 75 Ibid.

76 A.N.S. 13 G 154.

77 Baechler (J.), op. cit., p. 66.

78 Dossier Alfa Moussa, A.N.S. Saint-Louis, non classé.

79 Enquête à Galoya, mai 1970.

80 Cf. Marty (P.), op. cit., tome 1, p. 102.

81 Manetche (R.) : Notes sur le cercle de Dagana, A.N.S. 1 G 289 (1904).

82 Sur l’histoire du Dimar, voir : « Histoire du Dimar », Moniteur du Sénégal et dépendance, n° 110, 1858. Duchemin (G.) : Le Oualo et le Dimar depuis 1817, document du Centre de recherche et de documentation du Sénégal, Saint-Louis, ronéo, non daté. Touré (E.H.S.N.) : Le Toro et le Dimar, face à la pénétration coloniale, mémoire de maîtrise, Faculté de lettres de Dakar, départ. d’histoire, 1975, 82 p. ronéo.

83 Lettre de « la part de tous les habitants actuels de Dialmath à M. le gouverneur général Roume », 27 mai 1903, dossier : « Déportés politiques : affaire Ousmane Sy et Elimane Demba de Dialmath », A.N.S., non classé.

84 Lettre du 14 juin 1903, ibid. 85 Rapport du commandant de cercle de Dagana, janvier 1908, A.N.S. 2 G 836.

86 Rapport de février 1908, A.N.S. 2 G 836.

87 A.N.S. 13 G 116 : Ali Yoro et les événements de Dagana.

88 A.N.S. 1 D 170 : Affaire Ali Yoro (incidents de Dagana).

89 Ibid.

90 Ibid.

91 A.N.S. 2 G 19-22.

92 Lettre d’Abdoul Salam Kane à l’administrateur du cercle de Matam (20 juillet 1921). A.N.S. Saint-Louis.

93 Lettre de Samba Elfeky au commandant du cercle de Matam (9 novembre 1919). A.N.S. Saint-Louis.

94 Rapport du commandant de cercle de Matam, 2e trimestre 1921, A.N.S. 2 G 21-26.

95 Cité par C.M. Camara, op. cit., p. 794. 96 Diop (Cheikh Anta) : L’Afrique noire précoloniale, Paris : Présence africaine, 1960, p. 8.

97 Cf. Sylla (A.) : La philosophie wolof, Dakar : Sankoré, 1978.

98 Diop (Abdoulaye Bara) : « La tenure foncière en milieu rural wolof (Sénégal) : historique et actualité », Notes Africaines, n° 118, avril 1968, pp. 48-52. Sur le même sujet on pourra également lire l’excellent travail d’Etienne Le Roy : Système foncier et développement rural. Essai d’anthropologie sur la répartition des terres dans la zone arachidière nord (République du Sénégal), thèse de droit, Université de Paris, 1970, ronéo.

99 Diagne (P.), op. cit., p. 223.

100 Barry (B.) : Le royaume du Walo, Paris : F. Maspéro, 1972, p. 100.

101 « Cahiers de Yoro Dyâo : Le Sénégal d’autrefois, étude sur le Cayor », publiés par R. Rousseau, Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, t. XVI, n° 2, 1933, p. 269.

102 Le Roy (E.), op. cit., p. 62.

103 Monteil (V.) : « Lat-Dior, damel du Kayor (1842-1886) et l’islamisation des Wolof », in Esquisses sénégalaises, Dakar : I.F.A.N., Série « Initiations et études africaines », 1966, p. 87.

104 Le Maire : Les voyages du sieur Le Maire aux îles Canaries, Cap-Vert, Sénégal et Gambie sous M. Dancourts, directeur général de la Compagnie roïale d’Afrique, Paris, 1695, p. 73.

105 Mollien (G.) : Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Paris : Imprimerie Vve Courcier, 1820, pp. 84-85.

106 Suret-Canale (J.) : « Conséquences sociales et contexte de la traite africaine », Présence africaine, 2e trimestre 1964, p. 142.

107 Ly (A.) : La Compagnie du Sénégal, Paris : Présence africaine, 1958.

108 Invasion du Walo par le prophète Diile (1830), A.N.S. 2 B 14.

109 Barry (B.), op. cit., pp. 273-74.

110 Mollien (G.), op. cit., p. 107.

111 Boilat (abbé P.D.) : Esquisses sénégalaises, Paris : P. Bertrand, 1853, p. 301.

112 Ibid., pp. 308-309.

113 Sur Ma Ba Diakho, on consultera surtout le livre de Martin A. Klein : Islam and Imperialism, Sine-Saloum 1847-1914, Edinburgh University Press, 1968.

114 Faidherbe, op. cit., p. 278. 115 Diop (A.B.) : « Lat-Dior et le problème musulman », Bulletin I.F.A.N., série B, t. XXVIII, 1966, n° 1-2, p. 513. Sur Lat-Dior et l’Islam on consultera également l’article de V. Monteil : « Lat-Dior, damel du Kayor, et l’islamisation des Wolof », in V. Monteil, Esquisses sénégalaises, op. cit., pp. 71-113.

116 Ibid., pp. 104-105.

117 Klein (M.A.) : « The Moslem Revolution in Nineteenth Century Senegambia », in Western African History, Boston University Papers on Africa, vol. IV, New York : F.A. Praeger, 1969, pp. 69-80.

118 Voir l’article de V. Monteil : « Le Dyolof et Al Bouri N’Diaye », in Esquisses sénégalaises, op. cit., p. 145.

119 A.N.S. 19 G.

120 A.N.S. 13 G 50 : dossier : Chefs indigènes : Saint-Louis, Louga, Tivaouane.

121 Idem.

122 Idem.

123 Idem.

124 Idem. 125 Samba-linguer : homme respecté, non pas tant en fonction de son origine sociale que de son comportement « noble et généreux » à l’égard de ses parents, clients ou sujets. « Un samba-linguer, note l’écrivain Ousmane Soce, au temps de l’épopée ne fuyait pas devant l’ennemi ; lorsque les griots chantaient ses louanges, il se dépouillait de ses biens et les leur donnait ; il avait de l’honneur une haute idée... (in Karim, Paris : Nouvelles éditions lanes, 1958, p. 23). Sur cette culture wolof traditionnelle de l’élite, on consultera : Foltz (W.J.) : The Senegalese Political Style : A Preliminary Report, communication au colloque sur la vie politique sénégalaise organisé en 1967 à l’Université de Stanford (U.S.A.), 13 p., ronéo. Ly (Boubacar) : « L’honneur dans les sociétés oualof et toucouleur du Sénégal », Présence africaine, n° 61, 1967, pp. 32-67.

126 Marty (P.), op. cit., t. 1, pp. 230-31.

127 Ibid., p. 251.

128 Sur l’expansion de la culture arachidière voir en particulier : Péhaut (Y.) : Les oléagineux dans les pays d’Afrique occidentale liés au Marché commun : la production, le commerce et la transformation des produits, Paris : Ed. H. Champion, 1976. Pélissier (P.) : Les paysans du Sénégal, Saint-Yrieux : Imprimerie Fabrègue, 1966, 939 p.

129 Sur les structures de parenté des Wolof et leur évolution, se rapporter à l’article de Mamadou Niang : « La notion de parenté chez les Wolof du Sénégal » in Bulletin I.F.A.N., t. XXXIV, série B, n° 4, 1972, pp. 802-825, à l’ouvrage de David P. Gamble : The Wolof of Senegambia, Londres : International African Institute, 1957, 110 p., et surtout à la thèse d’Abdoulaye Bara Diop : L’organisation sociale des Wolof du Sénégal, Paris : Université de Paris V (doctorat d’Etat), 1979. 130 Amadou Bamba n’est pas issu de cette union.

131 Dumont (F.) : La pensée religieuse de Amadou Bamba, fondateur du mouridisme sénégalais, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1975.

132 Voir à ce sujet l’étude du Lt Merle des Isles (officier chargé des questions musulmanes au gouvernement du Sénégal) : Le Magal du Touba, 40 p. dactyl., document I.F.A.N. Saint-Louis, n° 7, 1949. Touba viendrait du verbe wolof « tub » qui signifie « se convertir » ou « faire pénitence ». Mais le mot a aussi une origine arabe (action de revenir à Dieu, contrition). Touba est de plus le surnom de Médine.

133 Ce n’est cependant qu’une dizaine d’années plus tard que le mot « mouride » (ou « mourite ») apparaît dans les rapports de l’Administration coloniale et que le mouvement d’A. Bamba est perçu comme une nouvelle « secte ». « Murid » signifie, rappelons-le, « aspirant » dans l’Islam soufi.

134 Dossier Amadou Bamba, A.N.S.

135 Lettre du résident du Baol oriental à l’administrateur du cercle de Thiès (25 avril 1903), dossier Amadou Bamba, A.N.S.

136 Journal de poste de la Résidence de Diourbel, mai 1903, in dossier A. Bamba, A.N.S.

137 Lettre du résident du Baol oriental, cit.

138 Rapport politique, 1905, A.N.S. 2 G 3-7.

139 Rapport politique du troisième trimestre 1908, A.N.S. 2 G 810.

140 Dossier Cheikh Amadou Bamba, A.N.S. Une fatwa est dans la culture islamique la réponse à une consultation juridique.

141 Rapport politique du gouverneur, 1911, A.N.S. 2 G 11-6.

142 Rapport politique, 1913, A.N.S. 2 G 13 7 (1).

143 Weber (M.) : The Sociology of Religion, Boston : Beacon Press, 1967 (1re édition allemande : 1922), p. 53.

144 Valzi (commandant du cercle de Louga) : Etudes sur le mouridisme, A.N.S. de Saint-Louis, non classé, non daté.

145 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 231.

146 Proclamations de 1903, in dossier A. Bamba, A.N.S.

147 Samb (A.) : Essai sur la contribution du Sénégal à la littérature d’expression arabe, Dakar : I.F.A.N., 1972. Voir surtout le chapitre 14 : « L’école de Touba ou A. Bamba ».

148 Ibid., p. 478. 149 Cité par E.H. Rawane M’Baye, op. cit., p. 414.

150 Cf. Dumont (F.) : La pensée religieuse de A. Bamba..., op. cit., p. 47.

151 Ibid., p. 43.

152 Nous disons bien « prodiges » (karamat) et non pas miracles proprement dits, car en musulman orthodoxe Bamba ne peut prétendre être un prophète, qui peut seul accomplir des miracles.

153 Cité par Cheikh Tidiane Sy : La confrérie sénégalaise des Mourides, un essai sur l’Islam au Sénégal, Paris : Présence africaine, 1969, p. 132.

154 Cité par F. Dumont, op. cit., p. 91.

155 Proclamation d’A. Bamba à ses taalibe (1903), in dossier A. Bamba, A.N.S.

156 « Quiconque vous aura écarté de l’instruction, écrit Bamba, vous aura précipité dans l’égarement », cit. par F. Dumont, op. cit., p. 315.

157 Le petit opuscule de Mouhamed Moustapha Hane : Les trois grandes figures de l’Islam en Afrique, Dakar : Hilal (non daté), nous paraît typique de cette mythologie nationaliste. Il écrit par exemple que « Cheikh Bamba n’a pas caché un seul instant sa haine du colonialisme qu’il a toujours combattu ».

158 Monteil (V.) : « Une confrérie musulmane. Les Mourides du Sénégal », Archives de sociologie des religions, n° 12, juillet-décembre 1962, p. 85.

159 Rapport politique du cercle de Cayor, mai 1903, in dossier Amadou Bamba, A.N.S.

160 Lettre du résident du Baol oriental à l’administrateur du cercle de Thiès, 25 avril 1903, in dossier Amadou Bamba, A.N.S.

161 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 265.

162 Ces manifestations sont quelquefois si frappantes qu’elles ont pu servir à désigner le mouvement lui-même. On pense par exemple à la Danse de l’Esprit chez les Indiens de la Prairie d’Amérique du Nord, aux sectes de Shakers, aux convulsionnaires et aux fous de Dieu des Cévennes.

163 Nous empruntons ce récit au Lt Merle des Isles, op. cit. Il nous a été confirmé, à quelques variantes près, par nos informateurs mourides.

164 Kounta (Bachir Ahmed) : Toute la vérité sur cheikh Amadou Bamba, 15 p. ronéo.

165 Lettre du chef supérieur du Djolof, Bouna N’Diaye, au gouverneur du Sénégal, 3 juin 1903, dossier Amadou Bamba, A.N.S.

166 Rapport politique, avril 1906, A.N.S. 2 G 64.

167 Marone (I.) : « Le Tidjanisme au Sénégal », Bulletin de l’I.F.A.N., série B, t. XXXII, janvier 1970, p. 153.

168 Là encore, on peut se rapporter à l’analyse que fait M. Weber de la religion des classes moyennes : « Quand on compare, écrit-il, la vie d’une personne de la classe moyenne, en particulier de l’artisan des villes ou du petit commerçant, à celle du paysan, il est clair que cette vie de la classe moyenne a beaucoup moins de liens avec la nature. En conséquence, le recours à la magie pour influencer les forces irrationnelles de la nature ne joue pas le même rôle pour l’habitant des villes que pour celui de la campagne. En même temps, il est clair que les bases économiques de la vie de l’habitant des villes ont un caractère plus essentiellement rationnel ». (The Sociology of Religion, op. cit., p. 97.)

169 Un grand nombre de mes informations sur le Tijaniyya proviennent de mes nombreux entretiens avec M. Mayor Cisse, chef religieux tidjane à Saint- Louis.

170 Marone (I.), art. cit., p. 150.

171 De Coppet (commandant de cercle) : L’Islam dans le Cayor, 1910, A.N.S. Saint-Louis, non classé.

172 Rapport politique du 2e trimestre 1922, A.N.S., 2 G 22-9.

173 Nous tenons ces informations de son fils, Sidi Lamine Kounta et du secrétaire de ce dernier, M. Samba Diop.

174 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 349. 175 De Coppet : L’Islam dans le Cayor, op. cit.

176 De Coppet, op. cit.

177 Cf. Assane Sylla : « Une république africaine au XIXe siècle (1795-1857) », Présence africaine, 1955, nos 1 et 2, pp. 47-65.

178 Michel (Claude) : « L’organisation coutumière (sociale et politique) de la collectivité léboue de Dakar », Bulletin du comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française, 1934, n° 3, p. 520.

179 Sur la vie de Limanou Laye, nous nous référons aux textes suivants : Sar (El Hadj Malik Ben Mouhamadou) : Ajibou da iya llah, ou la vie exemplaire de Limanou Laye, Dakar : Imprimerie nouvelle, 1966. Lô (Cheikh Matar) : « La vie de Seydina Mouhamadou Limanou Laye », traduite de l’arabe et annotée par El Hadj Mouhamadou Sakhir Gaye et Assane Sylla, Bulletin de l’I.F.A.N., série B, t. XXXIV, n° 3, juillet 1972, pp. 497-523. Sylla (Assane) : « Les persécutions de Seydina Mouhamadou Limanou Laye par les autorités coloniales », Bulletin de l’I.FA.N., série B, t. XXXIII, n° 3, 1971, pp. 590-641. « Les sermons de Seydina Mouhamadou Limanou Laye et de son fils Seydina Issa Rohou Lahi », traduits et annotés par Mouhamadou Sakhir Gaye et Assane Sylla, Bulletin de l’I.F.A.N., série B, t. XXXVIII, n° 2, 1976, pp. 390-410. Dossier sur le marabout Laye, A.N.S. (non classé).

180 Lô (C.M.), art. cit., p. 500.

181 Voir Sylla (A.), art. cit., p. 635.

182 « Les sermons de Seydina Mouhamadou Limanou Laye »..., op. cit., p. 392.

183 Ibid., p. 404.

184 Rapport du sergent de ville M’Baye (non daté), in dossier sur le marabout Laye, A.N.S.

185 Télégramme de Cleret au gouverneur, 31 août 1887, in dossier sur le marabout Laye, A.N.S.

186 Lettre de l’administrateur du cercle de Thiès au directeur des affaires politiques, 25 juillet 1890, in dossier sur le marabout Laye, A.N.S.

187 Weber (M.) : Economie et société, t. 1, Paris : Plon, 1971, p. 250.

188 Ibid., p. 251.

189 Ibid., p. 253.

190 Wach (J.) : The Sociology of Religion, Chicago and London : The University of Chicago Press, 1967, p. 144 (1re édition 1944). J. Wach définit 4 étapes dans l’institutionnalisation de toute religion : 1) la religion fondée (founded religion), 2) le cercle des disciples (circle of disciples), 3) la confrérie ou fraternité (brotherhood), 4) le corps ecclésiastique (ecclesiastical body). 191 Trimingham (J.S.) : The Sufi Orders in Islam, London : Oxford, Oxford University Press, 1971, p. 71.

192 Mars (K.) : Le Capital, première section, Edit. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade : Paris, 1965, Œuvres de K. Marx, t. I, p. 611.

193 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 280.

194 Bloch (M.) : La société féodale - La formation des liens de dépendance - Les classes et le gouvernement des hommes, Paris : A. Michel, 1970 (1re édit. 1939), p. 205.

195 Cf. Le dictionnaire wolof-français de Mgr Kobès et du R.P. Abiven, Mission catholique de Dakar, 1923, p. 72, et le lexique wolof-français, Dakar : C.L.A.D. - I.F.A.N., 1977, t. 1, p. 210.

196 Entretien avec M. Mayor Cisse, Saint-Louis, 1971.

197 Entretien avec Cheikh Tidiane Sy, Dakar, 1971.

198 Ces travaux collectifs mobilisent parfois des milliers de fidèles. Un article du quotidien Paris-Dakar, du 23 octobre 1958, signale par exemple que 4.000 personnes ont participé à la récolte d’arachide du grand champ du marabout El Hadj Ibrahim Niass au village de Taiba-Niassene.

199 M’Backé Dramé : « Le sens du Mouridisme », in Dakar-Matin, 20 janvier 1966. 200 Ce charisme héréditaire ou de fonction procède de ce qu’on appelle dans l’Islam soufi une « chaîne de bénédiction » (silsilat al-baraka) qui unit les marabouts au fondateur de la confrérie ou de la branche confrérique.

201 Cf. A. Samb : Le Mouridisme, Diplôme d’études supérieures, Paris : Sorbonne, 1964.

202 Gaudefroy-Demombynes (M.) : Mahomet, Paris : A. Michel, 1969 (1re édit. 1957), p. 422.

203 Le rab est le double, le jumeau de la personne humaine (nit) qui suit celle-ci comme son ombre. La parfaite santé de l’homme, c’est la parfaite harmonie entre son nit et son rab. Voir à ce sujet le travail de L. Moreau : Islam et animisme, Dakar, multigr. 34 p., et surtout la thèse d’A. Zempleni : L’interprétation et la thérapie traditionnelles du désordre mental chez les Wolof et les Lébou (Sénégal), Faculté des lettres et sciences humaines de Paris, 1968.

204 Ortigues (Marie-Cécile et Edmond) : Œdipe africain, Paris : Union générale d’éditions, collect. 10/18, 1973, pp. 271-2. Ce livre est une réflexion basée sur plusieurs années de pratiques psychanalytiques au Sénégal.

205 Wach (J.), op. cit., p. 337.

206 Sur la distinction « charisme théologique » - « charisme séculier », voir la communication de Ladis D.K. Kristof : On the Nature of Charisma, 9e congrès de l’Association internationale de science politique : Montréal, août 1973, pp. 7-8.

207 Cf. notre Chapitre 2.

208 Le Roy (E.), op. cit., p. 223.

209 Cros (Claude) : Les migrations rurales vers la zone arachidière orientale, Dakar : Ministère du plan et du développement, Direction de l’aménagement du territoire, 1968, ronéo, p. 17.

210 Rocheteau (Guy) : Pionniers mourides au Sénégal : changements techniques et transformations d’une société paysanne, O.R.S.T.O.M. : Dakar, 1970, ronéo, p. 20.

211 En 1957 on a vu cependant un représentant de la Tijanigga marocaine, Sidi Ahmed Tidjani, présider l’assemblée des marabouts tidjanes chargée de nommer un successeur à Ababacar Sy.

212 Les rivalités d’héritage vont parfois jusqu’à des procès comme ce fut le cas en 1914 pour la succession de Bou Kounta. En l’occurrence il s’agissait d’une opposition entre les deux fils aînés de Bou Kounta, Becaye qui prit le titre de khalife et Sidi Lamine. Cf. Dossier de succession Cheikh Bou Kounta, A.N.S., non classé.

213 Le grand magal de Touba fut institué par Mamadou Moustapha pour commémorer la mort d’A. Bamba. Mais en 1946 Falilou décida de reporter la date du pèlerinage qui aurait coïncidé avec les élections générales. Il fixa la date du grand magal à la date anniversaire du retour définitif d’A. Bamba dans le Baol (selon le calendrier musulman). Voir à ce sujet l’étude du Lt Merle des Isles, op. cit., pp. 10-21.

214 Renseignements personnels. 215 Rapport politique de 1931, A.N.S. 2 G 31-14.

216 Renseignements personnels.

217 Les termes gamou (gàmmu) ou magal (màggal) désignent la même chose : un pèlerinage pour commémorer quelques personnages célèbres. Les Mourides emploient plutôt le terme de magal, qui désigne en wolof une action que l’on fait en l’honneur de quelqu’un, encore que son usage est en principe réservé à la grande réunion annuelle des Mourides (le grand magal). Pour toutes les autres manifestations religieuses particulières à tel ou tel marabout, ils utilisent plutôt le terme de gamou, qui veut dire, toujours en wolof, anniversaire. Gamou est également employé par les Tid’janes, à l’exclusion de magal, qui semble propre aux Mourides. Les Qadir, enfin, utilisent indifféremment le terme de gamou ou de ziara (visite pieuse au cours de laquelle le taalibe apporte son offrande au marabout).

218 Dans certains cas, lorsque les rivalités que nous avons soulignées sont particulièrement aiguës, il y a même plusieurs gamous qui se tiennent le même jour dans la capitale religieuse. Ainsi lors du gamou de Tivaouane de 1971, auquel nous avons personnellement assisté, il y eut devant le refus des deux clans en présence de collaborer, deux manifestations distinctes, celle organisée par le khalife lui-même et celle par les fils de l’ancien khalife Ababacar.

219 Le nouveau khalife des Mourides, Abdou Lahat M’Backé, a cependant réussi quelques mois après sa nomination à régler le délicat problème de la succession du fils aîné de Cheikh Anta M’Backé, Mahamadou Mamoune M’Backé.

220 Encore que le khalife, nous l’avons vu, ait ses propres taalibe. 221 Entretien avec Modou Mamhoune Niang, secrétaire arabe du khalife Abdou Lahat, Touba, septembre 1970.

222 Rapport politique annuel, 1933, A.N.S. 2 G 33-2.

223 Takder signifie mot à mot « attache-ceinture », allusion à la ceinture de cuir qui retient leur vêtement.

224 Le titre de diawrigne est emprunté à la hiérarchie politique wolof traditionnelle. Il désignait un haut dignitaire du royaume.

225 Pélissier (P.), op. cit., p. 329.

226 S.O.D.E.V.A. : Société de développement et de vulgarisation agricole (société d’économie mixte dont le but est d’apporter des améliorations culturales en milieu paysan sénégalais).

227 Couty (Philippe) : Emploi du temps et organisation du travail dans un village wolof mouride (Darou Rahmane II), O.R.S.T.O.M. : Dakar, 1969, p. 4. Sur la société villageoise mouride on se réfèrera aussi surtout à l’ouvrage de Jean Copans : Les marabouts de l’arachide. La confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris : Edit. Le Sycomore, 1980.

228 Idem.

229 Enquête dans le village de Darou-Manane, village de culture de Serigne Modou Rokhaya M’Backé, juillet 1972. 230 « Le chef du Gúêt, remarque le gouverneur du Sénégal dans son rapport politique du troisième trimestre de 1918, voit d’un mauvais œil grandir l’influence d’Ibra Faty au détriment de la sienne », A.N.S. 2 G 18-1.

231 Ba (Saïdou Nourou) : La confrérie mouride de l’arrondissement de Darou- Mousty (département de Kébémer), mémoire de stage E.N.A.S., 1971, ronéo, p. 30.

232 Nous avons, par exemple, noté l’existence d’une daa’ira tidjane à l’usine de chaussures Bata (Rufisque).

233 Ainsi existe-t-il une association des Toucouleur tidjanes en résidence à Tivaouane. Cette association est sous l’autorité de Cheikh Tidiane Sy.

234 Nous avons eu par exemple connaissance d’une ziara des daa’ira dakaroises de Falilou M’Backé en novembre 1968, qui rapporta à ce dernier 700.000 F CFA (14.000 F).

235 Nous devons à l’obligeance de MM. Ibrahim Sall, président de la daa’ira tidjane de Pikine (banlieue de Saint-Louis) et de B. Kane, président de la fédération des daa’ira tidjanes de la région du Fleuve, d’avoir pu mener à bien cette enquête.

236 Les chants religieux sont parmi les manifestations les plus typiques et les plus nombreuses de l’Islam sénégalais. Ils ont lieu la nuit et durent souvent jusqu’à l’aube. Ils consistent en psalmodies du Coran ou litanies propres à chaque confrérie. Ces chants sont coupés de sermons du marabout et de ses lieutenants.

237 Weber (M.) : The Sociology of Religion, op. cit., p. 166.

238 Amin (S.) : L’accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement, I.F.A.N./Anthropos : Paris/Dakar, 1970, p. 361.

239 Copans (J.) : « La notion de dynamisme différentiel dans l’analyse sociologique : société traditionnelle, système mouride, société sénégalaise », in Maintenance sociale et changement économique au Sénégal, tome 1 : Doctrine économique et pratique du travail chez les Mourides, Travaux et Documents de l’O.R.S.T.O.M., Paris, 1972, p. 23. Voir également du même auteur : L’organisation du travail agricole et la stratification sociale dans les villages mourides du Sénégal, thèse de troisième cycle, Ecole pratique des hautes études, 1973, 2 tomes. L’essentiel de ce travail fait l’objet d’un ouvrage : Les marabouts de l’arachide, op. cit.

240 Wolf (E.R.) : Peasants, Englewood Cliff (New Jersey) : Prentice Hall, 1966, p. 11.

241 Powell (J.D.) : « Peasant society and clientelist politics », American Political Science Review, vol. LXIV, juin 1970, n° 2, p. 413.

242 Schwartz (M.J.), Edit. : Local-Level Politics, Chicago : Adline Publishing Company, 1968, pp. 199-200.

243 Circulaire du lieutenant-gouverneur du Sénégal par intérim aux administrateurs de cercles, 7 septembre 1914, in dossier Surveillance des musulmans (1914), A.N.S., Saint-Louis (non classé).

244 Rapport politique du 3e trimestre 1908, A.N.S. 2 G 810. Sur cet incident, on peut également consulter le dossier Affaire du marabout Bayaga à Tabadian (Haute-Gambie), A.N.S. 13 G 74.

245 Lettre du lieutenant-gouverneur du Sénégal au gouverneur de l’A.O.F., 11 juin 1911, in dossier : Possibilité d’un mouvement islamique pendant l’hivernage 1911, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

246 Rapports de mission des administrateurs Brunot et Bonassies, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

247 Gouilly (A.) : L’Islam dans l’A.O.F., Paris : Larose, 1952, p. 142.

248 Lettre du lieutenant-gouverneur du Sénégal à l’administrateur de Bakel, 18 mars 1930, dossier : Journal de poste du cercle de Bakel, dossier 44A.N.S.

249 Quesnot (F.) : L’évolution du tidjanisme sénégalais, mémoire C.H.E.A.M., 1958, dactyl., p. 31.

250 Ibid., p. 41.

251 Marty (P.), op. cit., t. 2, p. 25.

252 Idem.

253 Lettre du lieutenant-gouverneur du Haut-Sénégal-Niger au gouverneur de l’A.O.F., 20 mars 1911, in dossier : Questions musulmanes (1906-1918), A.N.S. 19 G 2. Voir aussi dans le même dossier une Note sur les Toucouleurs de Médine rédigée par H. Gaden. 254 Cf. dossier Questions musulmanes (1906-1918), A.N.S. 19 G 2.

255 Lettre du lieutenant-gouverneur du Sénégal aux commandants des cercles, in dossier : Surveillance des Musulmans (1914), A.N.S., Saint-Louis, non classé.

256 Rapport politique du lieutenant-gouverneur du Sénégal, 4e trimestre 1914, A.N.S. 2 G 14-6.

257 Marty (P.) : L’Islam et le communisme, doc. C.H.E.A.M., n° 194, 1937, 31 p. dactyl.

258 Rapport du chef de bataillon Amadou Fall, commissaire du gouvernement pour le pèlerinage de 1954, Dakar, Gouvernement de l’A.O.F., Direction des Affaires politiques, Affaires musulmanes, 35 p. dactyl.

259 Le wahhabisme est un mouvement religieux né au XVIIIe siècle en Arabie qui entendait revenir à un Islam intransigeant et se réclamait de la pureté coranique. Ce fut au nom du wahhabisme que la dynastie séoudienne pacifia et unifia la péninsule arabique au XIXe siècle. Dans le vocabulaire de l’Administration coloniale cependant le wahhabisme désigne, de façon plus large, l’Islam militant, nationaliste, panarabe.

260 L’essentiel de son rapport a été publié en 1954 sous le titre L’Islam et le terroir africain, Koulaba, 1954 : Imprimerie du gouvernement.

261 Valzi : Etude sur le mouridisme, op. cit.

262 Nekkach (Lt.) : Le mouridisme depuis 1912, Saint-Louis, 1952, dactyl. p. 28.

263 Rapport politique annuel du gouverneur du Sénégal, A.N.S. 2 G 37-17. Moustapha M’Backé fut, rappelons-le, le successeur d’A. Bamba.

264 Sur cette affaire, voir le dossier Affaires secondaires concernant le cercle du Baol, A.N.S. Saint-Louis, non classé.

265 Lettre du chef de province du Saniakhor oriental au commandant du cercle de Tivaouane, 30 juin 1909, in dossier Mourides : Etudes diverses, A.N.S. Saint-Louis, non classé.

266 Idem.

267 Rapport politique de 1904, A.N.S. 2 G 4-26.

268 Cf. P. Marty, op. cit., t. 2, p. 98.

269 Cf. Rapport annuel du gouverneur du Sénégal, 1942, A.N.S. 2 G 42-1.

270 Lettre d’A. Bamba au gouverneur de l’A.O.F., 9 février 1913, in dossier Amadou Bamba, A.N.S.

271 Rapport du commandant de cercle de Tivaouane, 1er trimestre 1905, in dossier A. Bamba, A.N.S.

272 Voir dans le dossier A. Bamba les lettres envoyées par Cheikh Thioro au commandant de cercle de Diourbel.

273 Voir Arnaud (R.) : L’Islam et la politique musulmane de la France en A.O.F., Publication du Comité de l’Afrique française, Paris, 1912.

274 Circulaire du gouverneur général de l’A.O.F. aux lieutenant-gouverneurs, 10 février 1906, in dossier : Situation de l’Islam en A.O.F., 1906-1916, 19 G 1, doc. n° 7, A.N.S.

275 Voir dossier : Succession de Cheikh Bou Kounta 1908-1923, A.N.S. Dakar, non classé.

276 Dossier : Pèlerinage à La Mecque, A.N.S. Saint-Louis, non classé.

277 Rapport du chef de bataillon Amadou Fall, op. cit., p. 15.

278 Ibid., p. 28.

279 Suret-Canale (J.) : Afrique noire occidentale et centrale, t. 2, L’ère coloniale (1900-1945), Paris : Edit. sociales, 1964, p. 238. Les termes soulignés le sont par l’auteur (J.S.C.).

280 Amin (S.) : L’Afrique de l’ouest bloquée, Paris : Edit. de Minuit, 1975, p. 33.

281 Rapport politique annuel 1933, A.N.S. 2 G 33-2. 282 Voir en particulier l’ouvrage de Paul Pélissier, op. cit.

283 Valzi, op. cit.

284 Ibid.

285 Marty (P.), op. cit., t. 2, pp. 350-52.

286 Rapport politique du deuxième trimestre 1915, A.N.S. Dakar, 2 G 15-6.

287 Rapport politique de 1926, A.N.S., Dakar, 2 G 26-10.

288 Rapport politique 1932, A.N.S., Dakar, 2 G 32-21.

289 Rapport politique du gouverneur, 1934, A.N.S., Dakar, 2 G 34-5.

290 Voir sur ce point le troisième chapitre, intitulé « French Reaction against Assimilation », du livre de M. Crowder : Senegal. A Study in French Assimilation Policy, Oxford University Press, 1962.

291 Eisenstadt (S.N.) : Modernization : Protest and Change, Englewood Cliffs (New Jersey) : Prentice-Hall, 1966, p. 109 et suiv.

292 Dossier sur la tournée du gouverneur du Sénégal dans le cercle de Diourbel (24-27 janvier 1954), A.N.S., Saint-Louis, non classé. 293 Paris-Dakar, 4 juin 1956.

294 Rapport politique annuel (1916), A.N.S. 2 G 16-4.

295 Rapport politique du premier trimestre 1917, A.N.S. 2 G 17-5.

296 Rapport politique annuel, 1940, A.N.S. 2 G 40-2.

297 Rapport politique du commandant du cercle de Diourbel du 4e trimestre 1938, in dossier : Affaires politiques, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

298 Sembene Ousmane : Les bouts de bois de Dieu, Paris : Le Livre contemporain, 1960, réédité en 1974 par Presses Pocket (Paris).

299 Cette information fut cependant démentie par nos interlocuteurs mourides.

300 Rapport politique du premier trimestre 1915, A.N.S. 2 G 15-6.

301 Entretien avec Babacar M’Baye, ancien taalibe d’A. Bamba, Darou-Salam, septembre 1970.

302 Voir, par exemple, l’affaire de la mosquée de Kaolack, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

303 Rapport politique, cercle de Zinguichor, premier trimestre 1940, dossier Affaires politiques, 1938-1941, A.N.S., Saint-Louis, non classé. 304 Cf. Sheldon Gellar : The Politics of Development in Senegal, thèse de doctorat en science politique, Université de Columbia (U.S.A.), 1967, multigraphiée, p. 97.

305 Cf. Suret-Canale (J.) : L’Afrique noire occidentale et centrale, t. 2 : L’ère coloniale, op. cit., pp. 297-298.

306 Rapport politique du cercle de Louga, in dossier : Affaires politiques, 1938- 1941, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

307 Dossier sur la tournée du gouverneur dans le cercle de Diourbel, janvier 1954, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

308 Voir : Dossier Cheikh Anta M’Backé, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

309 Voir à titre d’exemples : — Dossier Fonds secrets, 1913, A.N.S. 17 G 24 — Correspondance confidentielle, année 1913, lettres du 8 mai : justifications des fonds secrets à Tivaouane, Thiès et dans le Baol, A.N.S.

310 Sur la construction de cette mosquée, voir en particulier le rapport du commandant de cercle du Baol, 22 décembre 1926, A.N.S. 13 G 2-2, ainsi que le travail de J. Sinibaldi : Les Mourides du Baol, mémoire de l’E.N.F.O.M., 1948-49.

311 Dossier : Succession Cheikh Bou Kounta de Tivaouane (1909-1923), A.N.S., non classé.

312 Rapport politique du cercle de Kaolack, 1er tr. 1939, in dossier : Affaires politiques, A.N.S., Saint-Louis.

313 Pour un intéressant plaidoyer en faveur de l’économie peul contre les Mourides, voir le mémoire de P. Duran : Notes sur le mouridisme, mémoire de l’E.N.F.O.M., 1954-55.

314 Sur cette politique de « grands domaines maraboutiques » de l’Administration, on consultera notamment le travail du Lt L. Nekkach : Le mouridisme depuis 1912, op. cit.

315 Duran (P.), op. cit., p. 68.

316 Johnson (G. Wesley) : The Emergence of Black Politics in Senegal. The Struggle for Power in the Four Communes, 1900-1920, Stanford : Stanford University Press, 1971.

317 Ibid., p. 125.

318 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 203.

319 In Dossier Sheikh Ibra Fall, A.N.S., Saint-Louis, non classé.

320 Marty (P.), op. cit., t. 1, p. 238.

321 Cf. Cruise O’Brien (D.) : The Mourides of Senegal, Oxford : Clarendon Press, 1971. 322 Cf. dossier : Succession de Cheikh Bou Kounta de Tivaouane, A.N.S. (non classé).

323 Sur Blaise Diagne, on consultera en particulier l’ouvrage de G.W. Johnson, op. cit., et son étude parue en français dans la revue Notes africaines (juillet 1972, n° 135) à l’occasion de la commémoration de la naissance du premier député africain.

324 Cf. Rapport sur les Mourides, mars-juin 1914, in Dossier Amadou Bamba, A.N.S. (non classé).

325 Voir supra.

326 Sur la vie politique au Sénégal jusqu’à l’indépendance, nous renvoyons les lecteurs aux ouvrages et articles fondamentaux suivants : Morgenthau (R.S.) : Political Parties in French Speaking West Africa, Oxford University Press, 1964. Traoré (Bakary) : « L’évolution des partis politiques du Sénégal depuis 1946 », in Traoré (B.), Lô (M.) et Alibert (J.L.) : Forces politiques en Afrique noire, Paris : P.U.F., 1966, pp. 1-99. Mercier (Paul) : « Evolution des élites sénégalaises », U.N.E.S.C.O., Bulletin international des Sciences sociales, 8 (3), 1956.

327 Rapport politique 1949, A.N.S. 2 G 49-27.

328 L.S. Senghor : « L’organisation de l’enseignement de l’arabe », La condition humaine, 23 août 1949.

329 Diop (O.) : « Le djihad de Serigne Léopold ou la politique du chef du B.D.S. », L’A.O.F., 13 janvier 1949.

330 L’A.O.F., 6 juin 1931.

331 Diop (B.O.) : « L. Senghor à Strasbourg », L’A.O.F., 12 octobre 1952.

332 Cf. Amadou Diop : « Tentative de profanation de l’Islam », La condition humaine, 14 mars 1951..

333 La condition humaine, 27 mars 1952.

334 Traoré (B.), op. cit., p. 49.

335 Les chefs de canton étaient socialistes pour la simple raison qu’après la guerre l’Administration du Sénégal et de l’A.O.F. était dirigée par des socialistes.

336 Voir, par exemple, la campagne menée par la section B.D.S. de Tivaouane à l’encontre du chef de canton Massamba Sall, La condition humaine, 8 mai 1957.

337 Ainsi, en 1947, Lamine Gueye fit le pèlerinage à La Mecque en compagnie de Cheikh M’Backé et voyagea ensuite avec lui dans plusieurs pays arabes.

338 Voir par exemple dans L’A.O.F. du 16 mai 1951, l’article intitulé : « Un grand pionnier de l’agriculture sénégalaise : Cheikh Amidou M’Backé ». 339 Cheikh Tidiane Sy aurait rompu avec la S.F.I.O. à la suite d’un différend avec le gouverneur Wiltord qui était socialiste.

340 Le lieutenant Coureau écrit en 1952 : « Lors des dernières élections territoriales, le marabout E.H. Seydou Nourou Tall, sous couvert d’une tournée de ziara (quête) a parcouru tout le Fouta, en menant une campagne active en faveur de la liste B.D.S. où figurait son gendre Abdoul Baly, qui obtint 80 % des voix ». (Caractères anciens et actuel du maraboutisme dans le Fouta-Toro, mémoire C.H.E.A.M., 1952, ronéot., p. 20). Certaines autres sources coloniales indiquent qu’E.H. Seydou Nourou Tall aurait soutenu moralement et matériellement le Rassemblement démocratique africain. Ceci est peut-être exact pour ce qui est des autres territoires d’A.O.F., mais au Sénégal, où le R.D.A. n’a jamais réussi à s’imposer, le marabout toucouleur ne s’est jamais fait ouvertement l’avocat de ce parti. Cf. Dossier des Renseignements généraux de l’A.O.P. sur E.H. Seydou Nourou Tall, Archives du ministère de l’Intérieur, Dakar.

341 Au Fouta-Toro, les rivalités entre les partisans de la S.F.I.O. et ceux du B.D.S. eurent de nombreuses répercussions au niveau local, notamment pour les élections des imans des mosquées. Les chefs S.F.I.O. avaient en général leur candidat et les représentants du B.D.S. le leur. Cf. à ce sujet le mémoire du lieutenant Coureau (cité note précédente) qui a analysé de tels conflits à Podor et à Kanel. Le Fouta n’avait cependant pas le monopole de tels antagonismes. Un chroniqueur de Dakar-Matin écrit, le 21 avril 1956 : « Dans certains quartiers des musulmans ne font plus la prière à la mosquée la plus proche, soi-disant que l’iman est S.F.I.O. ou B.D.S. ».

342 La condition humaine, 15 mars 1952.

343 Dans sa zone d’influence immédiate au Sénégal, la région de Kaolack, le soutien d’Ibrahima Niass ne suffit pas à faire pencher la balance en faveur de la S.F.I.O. (Aux élections de 1951, 3.689 voix pour le B.D.S. à Kaolack contre 2.128 à la S.F.I.O.).

344 Ce qui n’empêcha pas certains représentants locaux du khalife des Layennes d’être des membres actifs du B.D.S., tel Libasse Cisse, conseiller municipal de Rufisque.

345 Le B.D.S. avait déjà en 1957 absorbé certains éléments de gauche (notamment des anciens R.D.A.) et était devenu le B.P.S. (Bloc populaire sénégalais). La même année, les socialistes, de leur côté, avaient coupé leurs liens avec la S.F.I.O. et étaient devenus le Parti sénégalais d’action socialiste (P.S.A.S.).

346 Cf. sur ce point l’ouvrage de CI. Geertz : Islam Observed : Religious Development in Morocco and in Indonesia. Chicago/Londres : The University of Chicago Press, 1975 (3e édition).

347 Diouf (A.) : L’Islam dans la société oualoff, Paris, mémoire E.N.F.O.M., 1959, p. 110.

348 Le P.R.A. était un parti interterritorial créé en mars 1958. Il regroupait les partis qui appartenaient auparavant à la Convention africaine et au Mouvement socialiste africain. Les principaux mouvements ayant adhéré au P.R.A. étaient : l’U.P.S., le Parti du regroupement soudanais, le Parti populaire du Dahomey, le Mouvement démocratique voltaïque, le Bloc africain de Guinée.

349 De Gaulle (général Ch.) : Mémoires d’espoir, Paris : Plon, 1970, p. 61. 350 Le président d’honneur du comité était E.H. Seydou Nourou Tall et le président actif E.H. Ibrahima Diop, grand serigne (chef coutumier) de Dakar. Parmi les membres les plus importants on notait Cheikh Talibouya et Sidi Lamine Kounta (khalifes qadir), E.H. Falilou M’Backé (khalife des Mourides), Cheikh M’Backé, Seydina M. Daye (khalife des Layennes), I. Niass et Abdoul Aziz Sy (khalifes tidjanes), Lamine Diene (grand iman de Dakar).

351 Le Monde, 26 septembre 1958.

352 M. Dia déclarait dans son discours programme du 4 octobre 1958 : « L’U.P.S. demeure plus que jamais un parti de gauche, un parti socialiste. Il n’est pas question de livrer le parti aux forces conservatrices et rétrogrades. Il s’agit de le faire avancer en intensifiant la lutte contre les tendances contre-révolutionnaires, en s’attachant à la révolution interne. » (Cf. Dakar Matin, 7 septembre 1958).

353 Solidarité, organe du P.S.S., n° 2, 1er juin 1959.

354 Dakar-Matin, 2 février 1959.

355 Solidarité, n° 6, 29 août 1959.

356 Voir Dakar-Matin du 20 février 1959.

357 Mamadou Dia déclara ainsi au Congrès de l’U.P.S. le 21 février : « Nos extrêmistes, dans un premier temps, nous ont fait grief de ne pas rejeter en bloc et catégoriquement ceux qu’ils considéraient comme des forces rétrogrades. Par la suite, l’on a pu voir certains d’entre eux et non des moindres, tenter des ouvertures tactiques pour solliciter l’appui électoral de ceux qu’ils avaient d’abord dénoncés (...). Nous avons devant nous le spectacle de certains de ces chefs et ils sont nombreux, fort heureusement, qui savent faire preuve de sens national, soutiennent les forces dynamiques et constructives du pays. Il serait injuste de renier ce qui est positif. Nous ne sommes pas doctrinaires (...). Il est évident, bien sûr, que nous rejetterons ceux qui se feront les instruments de menées réactionnaires inspirées de l’extérieur. Mais, je le répète, je pense que tous les autres ont leur place dans notre combat. » (Dakar-Matin, 23 février 1959).

358 La crise de 1962 a été en particulier décrite et analysée par P. Thibaud dans son article : « Dia, Senghor et le socialisme africain », Esprit, sept. 1963, pp. 332-348. (Voir aussi la réponse de deux ministres sénégalais in Esprit, janvier 1964, pp. 157-169.)

359 Dakar-Matin, 18 octobre 1962.

360 D’après des informations provenant d’amis politiques de L.S. Senghor, M. Dia aurait aussi en moins de six mois dépensé 70 % des « fonds politiques » au profit des marabouts et de ses amis (voir la lettre ouverte de deux ministres sénégalais au directeur de la revue Esprit). Esprit, janvier 1964.

361 Sur l’Administration sénégalaise dans les dix premières années de l’indépendance voir : Coste (J.) : Problèmes et perspectives de l’Administration du Sénégal, thèse de droit, Université de Bordeaux, 1965 ; Gautron (J.C.) : L’Administration sénégalaise, Paris : Berger-Levrault, 1971.

362 C’est la thèse défendue par F. Zuccarelli dans son ouvrage, par ailleurs fort bien documenté : Un parti politique africain : l’Union progressiste sénégalaise, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1970. 363 Cité par Doudou Diop : Les partis politiques africains : l’U.P.S., parti unique au Sénégal, mémoire de l’Institut d’études politiques, Bordeaux, 1970, p. 22.

364 Balans (J.L.), Coulon (Ch.), Gastellu (J.M.) : Intégration nationale et autonomie locale au Sénégal, Paris : Pedone, 1975.

365 Coste (J.), op. cit., p. 137.

366 Sow (Fatou) : Essai d’analyse d’une catégorie sociale : les fonctionnaires de l’administration centrale sénégalaise, thèse de 3e cycle (Psychologie sociale), Université de Paris, 1969.

367 Voir l’article de Jacques Bugnicourt : « Le mimétisme administratif en Afrique noire : obstacle majeur au développement », Revue française de science politique, vol. XXIII, n° 6, déc. 1973, pp. 1239-1267.

368 Ministère de l’Economie, Direction de la Statistique : Situation économique du Sénégal, 1972, Dakar, ronéot., 1973, p. 5.

369 Sur ce problème on consultera le livre de Mamadou Diarra : Justice et développement au Sénégal, Dakar-Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1973.

370 Markovitz (I.L.) : « Tradition, Islam and Politics in Sénégal », The Journal of Modern African Studies, vol. 8, n° 1, avril 1970, pp. 92-93.

371 L’Economie sénégalaise (2e édition), Paris : Ediafric, 1973, p. 181. 372 M’Baye (I), Thioune (B.), Sy (C.), Madior Cisse (E.H.) : Stage d’analyse, arrondissement de Darou-Mousty, E.N.E.A., 1964, manuscrit, p. 17.

373 Copans (J.) : Les marabouts de l’arachide, op. cit., p. 211.

374 Dumont (René) : Notes provisoires sur les principales conditions du développement agricole au Sénégal, doc. ronéot., 1961, p. 13.

375 Zolberg (A.R.) : Creating Political Order. The Party-States of West Africa, Chicago : Rand Mc Nally and Co, 1966, p. 76.

376 Zemplini (A.), op. cit., pp. 452-53.

377 Dakar-Matin, 9 juin 1966.

378 Voir Dakar-Matin du 24 août 1960. Une liste complète des messages de soutien des marabouts a été publiée par l’hebdomadaire de l’U.P.S., L’Unité africaine du 27 août (n° 60).

379 Dakar-Matin, 1er juin 1968.

380 Idem.

381 « Du temps des Français, nous déclara le marabout tidjane de M’Pal, E.H. Amadou N’Gom, les administrateurs passaient rarement me rendre visite. Pour eux, je n’étais sans doute que le lieutenant du khalife de Tivaouane. Depuis l’indépendance ce n’est pas pareil. Le préfet et même le gouverneur passent souvent me voir. Ils me traitent comme un personnage important.)

382 Sané (A.) : Situation et perspective de l’intégration de Touba dans la vie économique du pays, mémoire C.F.P.A., Dakar, 1970-71, p. 10.

383 Sur la contrebande entre les deux pays, voir la thèse de Michel Armand- Prevost : Un micro-Etat : la Gambie, Faculté de Droit de l’Université de Bordeaux, 1970 (en particulier pp. 147-157).

384 Sur le factionnalisme sénégalais, voir notre étude : « Elections, factions et idéologies au Sénégal », in C.E.R.I./C.E.A.N. : Aux urnes l’Afrique, Elections et pouvoirs en Afrique noire, Paris, Pedone, 1978, pp. 149-186.

385 En 1967, le député Demba Diop, responsable de l’U.P.S. du département de Thiès, était assassiné par ses adversaires politiques. La même année, à Vélingara, des incidents mettant aux prises les partisans de deux factions faisaient un mort et plusieurs blessés.

386 Zuccarelli (F.) : Un parti politique africain, l’Union progressiste sénégalaise, op. cit., p. 167.

387 Doudou Thiam, ministre des Affaires étrangères et suppléant du président, fut destitué de ses diverses fonctions en 1968. Il passait pour un rival potentiel du président Senghor.

388 Voir Le Soleil, 20-21 janvier 1973.

389 Voir par exemple Indépendance, organe du P.R.A., 17 septembre 1960. 390 Cf. Monsarev, organe du P.A.I., n° 4, 1959.

391 Lors du référendum constitutionnel de 1963, le qui fit campagne pour le « non », ne réussit à convaincre que 6.349 votants (contre 1.155.077 « oui »). Aux élections législatives de 1963, l’opposition unie ne recueillit que 5,8 % des suffrages exprimés.

392 En 1951, Cheikh M’Backé avait fondé la Société de production mouride qui s’occupait d’exportation d’arachides. Après la création de l’office de commercialisation agricole, cette société se tournera vers l’importation de denrées diverses. Cheikh M’Backé a également des intérêts dans les salines du Sine-Saloum ainsi que dans une société de pêche. Il posséderait plus de cent titres fonciers à Dakar et quarante immeubles dans tout le Sénégal. Il est aussi administrateur de la Société africaine du bâtiment, du Consortium africain et de la Société générale sénégalaise pour le négoce et l’industrie. Voir Samir Amin : Le monde des affaires sénégalais, Paris : Edit. de Minuit, 1969, pp. 28-32, ainsi que le guide économique Noria : Société et fournisseurs d’Afrique noire et de Madagascar (annuel).

393 Lors de son troisième congrès (février 1962), l’U.P.S. comptait en effet 74.624 adhésions enregistrées dans la région de Thiès. L’année suivante, lors de son quatrième congrès (octobre 1963), le parti ne comptait plus que 64.063 militants dans cette région.

394 « En vérité, écrit l’organe de l’U.P.S., l’Unité africaine (n° 60, 28 août 1963), le mot « parti » est scandaleusement impropre pour désigner l’organisation politico-confessionnelle qu’ils veulent mettre sur pied. Selon la rumeur, ce grand « dahira » prendrait l’appellation que voici : « Union progressiste musulmane ». Comme si l’Islam en terre sénégalaise n’était pas déjà trop défendu, trop bien soutenu au point de susciter des jalousies de la part de maints pays arabes. » 395 Voir l’Unité africaine, n° 64, 23 septembre 1963.

396 Ibid.

397 « Je suis hostile à toute forme d’Etat islamique. Même le roi Fayçal élève ses enfants à l’occidentale et les envoie en Suisse. Notre époque est celle de la coopération non des guerres de religion. Il faut trouver ce qui rassemble, les hommes. » (entretien avec Cheikh T. Sy, Dakar, 19 juillet 1971.)

398 L’influence religieuse d’Ibrahima Niass (mort en 1975) au Nigeria du nord remontait à la seconde guerre mondiale. Selon John H. Paden (Religion and Political Culture in Kano, Los Angeles and Berkeley : University of California Press, 1973), le succès du marabout sénégalais s’explique par plusieurs facteurs : sa jeunesse (il avait alors 37 ans) et son dynamisme, la nécessité d’un leadership religieux capable de surmonter les factions locales, le souci des marabouts peul du Nigeria d’établir des liens plus étroits avec les centres tidjanes du Maroc et d’Algérie, la conversion personnelle de l’émir de Kano à la « voie » niassène.

399 Il est vrai que les autorités se montrent particulièrement souples lorsqu’un marabout traverse une frontière, même s’il transporte de grosses quantités de marchandises. Ainsi, en juillet 1970, avons-nous assisté au passage aux postes frontières de Rosso-Sénégal et de Rosso-Mauritanie du grand marabout qadir de Nimjatt, Cheikh Sidaty. Le marabout était suivi d’un cortège de huit véhicules chargés de divers objets et denrées, dont trois semi-remorques. Aucune formalité n’a été exigée du marabout tant par la douane sénégalaise que par la douane mauritanienne.

400 Cf. notre étude : Les réformistes, les marabouts et l’Etat au Sénégal, Londres : School of Oriental and African Studies, 1980, ronéo. 401 Voir l’article de J.F. Bayart : « La politique par le bas en Afrique noire. Question de méthodes, Politique africaine, n° 1, janvier 1981, pp. 53-82, qui ouvre un débat fondamental sur l’analyse politique des sociétés d’Afrique noire... et d’ailleurs.

402 Titre d’une ode écrite par Amadou Bamba.

403 Le quotidien dakarois Le Soleil estimait à deux millions le nombre de pèlerins s’étant rendu au magal de Touba en 1979 (cf. Le Soleil, 17 janvier 1979).

404 Le Soleil, 22, 23 décembre 1980.

405 Un bon exemple de ce phénomène nous est fourni par l’étude d’A. Os- mont : Une communauté en ville africaine : les Castors de Dakar, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1978.

406 Le Soleil, 13, 14 août 1977.

407 Voir l’article : « Le mahdi, mythe ou fiction ? », par A. Sylla, Le Soleil, 4 février 1980.

408 Parmi les nombreuses études publiées sur le Code sénégalais de la famille, on pourra utilement se reporter à l’article de S. Guinchard : « Réflexions critiques sur les grandes orientations du Code sénégalais de la famille », Penant, nos 760 et 761, 1978 (pp. 175-204 et 325-352).

409 Le Soleil, 5, 6 novembre 1977. 410 Le Soleil, 21-22 novembre 1977.

411 Promotion, nos 40 et 41.

412 Andë Sopi, n° 7, 1977.

413 Le Soleil, 26 mai 1972.

414 Sur cette évolution du mouridisme dans ses rapports avec l’Etat, voir l’article de D. Cruise O’Brien : « A Versatile Charisma. The Mouride Brotherhood, 1967-1975 », Archives européennes de sociologie, vol. XVIII, 1977, pp. 84-107 et les dernières pages du livre de J. Copans : Les marabouts de l’arachide, op. cit.

415 Deux études apportent d’utiles renseignements sur la communauté de Medina-Gounass : Bâ (C.) : Un type de conquête pionnière en Haute- Casamance (Sénégal) : Madina-Gonasse, thèse de 3e cycle de géographie, Paris, 1964. Wane (Y.) : « Ceerno Muhamadu Sayid Baa ou le soufisme intégral de Madiina Gunass (Sénégal) », Cahiers d’études africaines, vol. XIV, n° 56, 1974, pp. 651-670.

416 Wane (Y.), art. cit., p. 695.

417 Sur ce silence, voir l’article de Samba Diouldé Thiam in Andë Sopi, n° 23, avril 1974.

418 Cf. Bulletin Afrique de l’Agence française de presse, 18 janvier 1980. 419 Andë Sopi, n° 30, novembre 1980.

420 Touré (C.) : L’Islam et la famille, Dakar : 1978, p. 1.

421 Sur la sécheresse, ses causes et ses effets, parmi les nombreuses analyses on pourra consulter très utilement le petit livre publié par le Comité information Sahel : Qui se nourrit de la famine en Afrique ?, Paris : F. Maspéro, 1975.

422 Dumont (R.) : Paysanneries aux abois, Paris : Edit. du Seuil, 1972.

423 Seye (A.) : Le malaise paysan dans le département du Thiès, E.N.A.S., 1971, ronéot., p. 66.

424 Cruise O’Brien (D.) : « Ruling Class and Peasantry in Senegal (1960-1970). The Politics of a Monocrop Economy », in R. Cruise O’Brien (Ed.) : The Political Economy of Under-development. Dependance in Senegal, Londres, Beverley Hills : Sage Publications, 1979, p. 226.

425 Le Soleil, 23 avril 1971.

426 Le Soleil, 11 mars 1976.

427 Le Soleil, 20 janvier 1977.

428 Le Soleil, 5 février 1978. 429 Le Soleil, 30 janvier 1978.

430 Biarnès (P.) : L’Afrique aux Africains. Vingt ans d’indépendance en Afrique noire francophone, Paris : A. Colin, 1980, p. 138.

431 Cité par H. Portelli dans son article : « Les fonctions idéologiques de l’Eglise d’après Gramsci », Projets, 1975, n° 99, p. 1076.

432 Sur ce modèle d’intégration politique, voir surtout les travaux de D. Cruise O’Brien, et notamment : Saints and Politicians. Essays in the Organisation of a Senegalese Peasant Society, Londres : Cambridge University Press, 1975. « Sénégal », in J. Dunn (Edit.) : West African States : Failure and Promise, Londres/Cambridge : Cambridge University Press, 1978, pp. 173- 188. Ainsi que notre étude : « Elections, factions et idéologie au Sénégal », in C.E.A.N. - C.E.R.I. : Aux urnes l’Afrique : élections et pouvoir en Afrique noire, op. cit.

433 Copans (J.), op. cit., p. 248.

434 Le livre de A. Adams : Le long voyage des gens du Fleuve (Paris : F. Maspéro, 1977) porte bien témoignage dans sa dernière partie de l’antagonisme entre les initiatives paysannes et l’agrobusiness.

435 Cf. l’étude de J.C. Gautron et B. Zuber : « Les entreprises publiques et semi-publiques du Sénégal », in F. Constantin, C. Coulon, J. du Bois de Gaudusson, J.C. Gautron, B. Zuber : Les entreprises publiques en Afrique noire, t. 1 : Sénégal, Mali, Madagascar, Paris : Edit. Pedone, 1979, pp. 1- 125.

436 Cf. Niang (M.) : Le budget de la communauté rurale sénégalaise : essai de bilan d’une jeune réforme pour la participation et le développement en milieu rural, mémoire D.E.A. « Etudes africaines », Institut d’Etudes politiques, Bordeaux, 1980.

437 Copans (J.), op. cit., p. 249.

438 Entretien avec M. Niang, Dakar, janvier 1979.

439 Cf. Le Soleil, 8 février 1977.

440 Les romans suivants traitent plus particulièrement du problème des taalibe- mendiants : Samb (A.) : Matraqué par le destin ou la vie d’un talibé, Dakar/Abidjan : Les Nouvelles éditions africaines, 1973. Sow Fall (A.) : La grève des bàttu, Dakar/Abidjan/Lomé : Les Nouvelles éditions africaines, 1979.

441 Je me réfère ici aux analyses de M. de Certeau sur « l’invention du quotidien », voir : Arts de faire, Paris : U.G.E. (Collect. 10/18), 1980.

442 Sur cette fonction contradictoire de l’Islam soufi en Afrique noire, voir l’analyse de D. Cruise O’Brien : « Islam Incorporated : Brotherhoods and Politics in Black Africa », Colloque sur l’Islam en Afrique, School of Oriental and African Studies, Londres, mai 1980, 34 p., ronéo, à paraître in Politique africaine, n° 4.

443 Sahlins (M.) : Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Paris : Gallimard, 1980, p. 256.

444 C’est aussi ce que constate M. Gilsenan pour l’Islam égyptien : « L’Islam dans l’Egypte contemporaine : religion d’Etat, religion populaire », Annales, nos 3-4, 1980, pp. 598-614.

445 G. Balandier : Anthropo-logiques, Paris : P.U.F., 1974, p. 210.

446 Rudé (G.) : Ideology and Popular Protest, Londres : Lawrence and Wishart, 1980, p. 28.

« La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal. » © ÉDITIONS A. PEDONE - PARIS - 1981. I.S.B.N. 2-233-00100-1

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été initialement fabriquée par la société FeniXX au format ePub (ISBN 9782402056410) le 28 octobre 2015.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.