AU TEMPS DES FROU-FROUS Les femmes célèbres de la Belle Époque Du même auteur

Livres sur la Touraine (Éditions C.L.D.)

LA VALLÉE DE L'INDROIS (1979) LA VALLÉE DE L'INDRE (1980) LA VALLÉE DE LA CREUSE (1982) LE PAYS LOCHOIS A LA BELLE ÉPOQUE (1983) LA VALLÉE DE LA VIENNE (1984) GUIDE DE LA TOURAINE DU SUD (1984)

Aux éditions Tallandier

GRANDES COURTISANES DU SECOND EMPIRE (1981)

Aux éditions Aubier

CONTREBANDIERS DU SEL : LA VIE DES FAUX SAUNIERS AU TEMPS DE LA GABELLE (1984) Bernard BRIAIS

AU TEMPS DES FROU-FROUS Les femmes célèbres de la Belle Époque

ÉDITIONS -EMPIRE 68, rue Jean-Jacques Rousseau - (I Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage? Envoyez simplement votre carte de visite aux ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J. Rousseau, 75001 Paris. et vous recevrez, régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'informations qui présentent nos différentes collections, que vous trouverez chez votre libraire. © Éditions France-Empire, 1985 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. IMPRIMÉ EN FRANCE COLLECTION : « CONTÉ... »

Nous avons des difficultés à imaginer un monde où les maisons ne possédaient pas l'électricité, ni l'eau courante, ni le chauffage central, ni le téléphone, ni la télévision. Où les fiacres, les coupés et les cabriolets circulaient dans les rues parfumées au crottin. Où d'humbles objets comme la lampe à pétrole, la chaufferette, le soufflet, avaient leur utilité quotidienne et contribuaient à créer un modeste confort. Cette époque-là, pourtant, c'était hier. Des hommes et des femmes l'ont vécue, et apportent leurs témoignages sur ces temps à la fois si proches et si lointains. Derniers témoins d'un monde défunt, leurs souvenirs ont valeur de document. Des historiens, de leur côté, reconstituent ces sociétés disparues. Tout le monde ne vivait pas de la même manière en 1900. C'est pourquoi chacun de ces ouvrages s'attachera à refléter les aspects de classes sociales bien déterminées, en France comme à l'étran- ger. Tel est le propos de « Si 1900 m'était conté », collection dirigée par Claude Pasteur et Jean-Claude Pasteur.

Déjà parus : LA VIE DE CHATEAU. LES BOTTINES A BOUTONS. Au TEMPS DES TROÏKA. IL ÉTAIT UNE FOIS LA MONTAGNE. L'AMÉRIQUE AVANT LES GRATTE-CIEL. LA MÉDECINE A LA BELLE ÉPOQUE. UN MINEUR NOMMÉ PATIENCE. LA CORSE DE MON ENFANCE. MON VILLAGE EN POLOGNE. GENDARMES A LA BELLE ÉPOQUE. LES DAMES DE LA POSTE. QUAND LES LABOUREURS COURTISAIENT LA TERRE. MARIN-PÉCHEUR AU TEMPS DES VOILIERS. Avant-propos

L'auteur de cet ouvrage, contrairement à tous ceux qui l'ont précédé dans cette collection, n'a pas connu la Belle Époque, et pour cause : il est né en 1945. Mais ce jeune professeur d'Histoire témoigne pour cette période d'une passion qui s'est déjà exprimée dans d'autres de ses livres; il s'y promène avec une singulière aisance et une curiosité inlassable, scrutant les hommes, mais surtout les femmes, avec un attendrissement qu'il nous communique. C'est ainsi qu'il nous présente plus de cent cinquante jolies femmes de ces temps révolus où on pratiquait au plus haut degré l'art de vivre et l'art d'aimer. L'auteur, lui, possède l'art subtil de nous faire oublier sa documentation, pourtant solide. Et c'est avec une ferveur presque amoureuse, qu'il brosse les portraits de ces créatures de rêve, scintillantes de bijoux et enveloppées de fourrures de Révillon, séduc- trices jusqu'au bout de leurs griffes roses. On est bien loin des Féministes, qui pourtant, à la même époque, bataillaient pour justement sortir leurs sœurs de leur condition de « femme-objet ». Bernard Briais avoue que ce vaste sujet dépasse le cadre qu'il s'était assigné, laissant à un autre auteur le soin de présenter ces combat- tantes aux mérites austères. Son propos à lui, jeune histo- rien, a été d'écrire un livre de charme, un hymne à la femme-femme. Il y a parfaitement réussi. CLAUDE PASTEUR Préface

1900 : le monde bascule inexorablement d'un siècle dans l'autre sans espoir de retour. Les jeunes, regardant vers l'avenir, rêvent de lendemains qui chantent; les moins jeunes, se retournant sur leur passé, regrettent déjà leur « bon vieux temps ». Ni les uns ni les autres ne soupçonnent que l'Europe se prépare à vivre les dernières années de son Age d'Or; ni les uns ni les autres ne pensent qu'ils assistent aux derniers moments d'une civilisation qui va bientôt sombrer dans le cataclysme de la Grande Guerre. Aujourd'hui, ces années, pourtant encore proches, nous apparaissent si lointaines qu'elles nous semblent presque appartenir à un autre âge, plus ou moins mythique, plus ou moins légendaire. C'est le « continent effondré » dont parle Paul Morand, cette planète bizarre où les ministres portaient la barbe et l'accent méridional, où les députés radicaux communiaient dans le culte de la République et de l'anticléricalisme, où les hommes d'affaires usaient leur foie chez Maxim's et leur cœur aux Folies-Bergère, où les notaires achetaient des automobiles et plaçaient les emprunts russes... mais où, aussi, le petit cireur de bottes pouvait aller pieds nus, où les hommes-sandwiches ne mangeaient pas toujours à leur faim, où les gamins qui vendaient les journaux ne savaient pas forcément lire... Et puis, dans cet univers étrange, il y avait les femmes... Robes froufroutantes et tailles de guêpe, faux-culs agressifs et poitrines débordantes, chapeaux-jardinières et chignons haut perché... Ah! Quelles femmes! L'aïeul dans son cadre a les yeux qui s'allument et les moustaches qui s'agitent! et Colette (la courtisane supérieure et l'écrivain à succès); Meg Steinheil et Yvette Guilbert, (« la connaissance du Président » et la diseuse fin de siècle); Casque d'Or et Élisabeth Greffulhe (la fille des rues et la femme du monde); La Goulue et Anna de Noailles (la gambilleuse du Moulin Rouge et la poétesse éthérée); Marguerite Durand et Henriette Caillaux (la féministe militante et l'amoureuse passionnée); Réjane et Marie Curie (la comédienne à la mode et le double prix Nobel), - entre toutes ces femmes, à première vue, les points communs paraissent rares et pourtant : toutes vécurent à la même époque, toutes appartinrent à cette société qui ne laissait guère à leurs congénères, sur la grande scène de l'histoire, que des rôles de figurantes (et Dieu sait si certaines figu- rèrent superbement!). Avec ces femmes-phares qui réussirent contre vents et marées à sortir de l'ombre, c'est le cœur de la Belle Époque qui se remet soudain à battre et voilà que, dans leur gracieux sillage, resurgit cette fabuleuse période, cette France d'Émile Loubet et de M. Fallières, qui reste peut- être d'abord celle de et de Caroline Otéro! Liane de Pougy, Émilienne d'Alençon, Mylo d'Arcyle, Marguerite Brézil... leurs noms égrénés résonnent comme autant d'éclats de rire qui viennent enjoliver les débuts moroses de la III République et nul doute que, sans eux, l'époque n'aurait pas paru aussi « Belle »! BERNARD BRIAIS Première partie Les femmes-femmes (les courtisanes)

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LE CRÉPUSCULE DES « LIONNES »

Paradoxalement, en ce temps mysogine, on adore la femme, on idolâtre son corps, on n'arrête pas de chanter ses yeux, ses mains, ses jupons, sa troublante volupté, son envoûtant « je ne sais quoi ». Les peintres, sous prétexte d'art, la déshabillent subtilement à longueur de tableaux... Obsédés par la rage de vivre, les « heureux du jour » se lancent dans un furieux tourbillon de plaisirs, dans une frénétique course à l'amour. Un seul souci semble guider le monde : profiter au maximum du temps présent, brûler jusqu'au bout les heures qui passent, comme si on savait que les beaux jours étaient comptés, comme si on avait le pressentiment du prochain suicide de l'Europe. Toutes les vendeuses d'amour sont alors au zénith. Le demi-monde séduit, fascine, et les grandes courtisanes règnent avec insolence sur Paris. Adulées, enviées, imitées, redoutées, ces déesses bien païennes, sûres de la toute- puissance de leur sexe, vivent leur apogée et jouissent d'une extraordinaire publicité en dépit d'une morale au col dur et aux corsets serrés. Si bien qu'aujourd'hui encore, lors- qu'on évoque les femmes de ce temps-là, ce sont les images des plus illustres représentantes de la Haute-galanterie qui reviennent d'abord à la mémoire. Certes, les grandes courtisanes ne sont pas une création des années 1900, la France possédait déjà dans ce domaine un riche passé, une tradition enviable. Après la courtisane romantique dont, sous Louis-Philippe, la célèbre , avait inspiré Dumas dans sa Dame aux camélias et Verdi dans la Traviata, les « Lionnes » du Second Empire avaient marqué l'histoire de la galanterie de luxe avec l'assentiment d'un régime dont les dirigeants donnaient eux-mêmes l'exemple, le « mauvais exemple », contribuant à faire de Paris le Lupanar Universel, le lieu de rendez- vous des viveurs du monde entier. La défaite de Sedan obscurcit, pour un temps, les beaux jours de « Nana » et de ses consœurs, et beaucoup de ces vieilles gloires ne se remirent jamais de la chute du régime dont elles avaient symbolisé la corruption, la débauche, et contre qui s'étaient acharnés les adversaires politiques de Napoléon III. Blanche d'Antigny, si adulée sur la scène des Folies Dramatiques et , qui avait réussi à régner pendant deux ans sur le cœur pourtant versatile de l'empereur, partaient bientôt pour un demi-monde meilleur. D'autres, comme Adèle Courtois, renonçant définitive- ment à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, faisaient une reconversion spectaculaire dans la bigoterie. Cora Pearl, après avoir ébloui Paris de son luxe et de ses excentricités, écrivait ses Mémoires afin d'assurer sa survie, tandis que Mogador, qui avait jadis fait les beaux soirs du bal Mabille et les belles nuits d'heureux galants, devenue veuve De Chabrillan, vieillissait lamentablement dans l'oubli et la misère. Plus heureuse, Jane Detourbey, l'ancienne « bonne amie » de Plonplon (le cousin de Napoléon III), d'Émile de Girar- din et de tant d'autres, devenue la très respectable Mme de Loynes, tenait un des salons littéraires les plus réputés de Paris et se montrait totalement amnésique sur son passé tapageur. Seule ou presque, Léonide Leblanc continuait avec un acharnement méritoire, en dépit des irréparables outrages du temps, ses carrières théâtrales et galantes. En 1883, sur la scène du Gymnase, bien que quinquagénaire, elle était encore capable de provoquer un scandale dans le Maître de Forges, en échangeant avec son partenaire un baiser dont le réalisme déclencha dans la salle un brouhaha réprobateur. Abel Hermant qui se rendit chez elle en 1886 put constater, grâce au généreux décolleté d'une robe qui laissait voir une ample partie de ses attraits, que « sa fraîcheur demeurait incomparable », ce qui permet, sans doute, d'expliquer sa longévité exceptionnelle comme cour- tisane. En effet, celle qu'on avait surnommée dans sa jeunesse « M Maximum » à cause des sommes exorbitantes que sa beauté légendaire lui permettait d'exiger de ses soupi- rants, accrochait encore quelques cœurs à son tableau de chasse (dont celui du président de la Chambre, Floquet) tout en poursuivant avec le duc d'Aumale, le fils de Louis- Philippe, une liaison commencée depuis longtemps et que l'exil du Prince pendant de longues années n'avait pas éteinte. Chaque jeudi, elle continuait à le recevoir dans ses appartements de la rue d'Offrémont ou bien c'était elle qui le rejoignait dans son château de Chantilly. Un jour que Léonide se rendait près du Duc par le train, elle se trouvait dans un wagon de première classe en compagnie de dames de la meilleure société qui regagnaient leurs maisons de campagne de Chantilly. Ces dernières bavardaient entre elles en négligeant l'inconnue qui, dans son coin, ne prenait pas part à la conversation mais qui, bien entendu, n'en perdait pas une syllabe. Soudain, un incident imprévu provoqua la colère de ces dames. Alors qu'elles se préparaient à descendre à leur arrêt habituel, quelle ne fut pas leur stupeur de constater que le train ne s'y arrêtait pas. - « C'est trop fort, s'écria l'une d'elles. Il faut protester. J'en parlerai à Monseigneur (le duc d'Aumale) dès demain. Je dîne justement avec lui. - Moi, je déjeune, surenchérit une autre. » Alors Léonide, sûre de son effet, ajouta avec sa malice habituelle : « Et moi, je couche avec lui ce soir! » 2

PARIS, « GARÇONNIÈRE » DES ROIS...

En dehors de quelques rescapées comme Léonide Leblanc, chaque jour un peu plus menacées par l'âge, reliques d'un temps à jamais révolu, la « Vieille Garde » des Lionnes du Second Empire abdiquait. La relève était assurée par une nouvelle génération qui allait reprendre le flambeau de la haute galanterie avec un panache qui n'avait rien à envier à leurs illustres ancêtres et, à la « Belle Époque » comme sous l'Empire, Paris gardera son titre de capitale mondiale des plaisirs et restera le paradis terrestre de tous les barons de Gondremark qui voudront « s'en fourrer jusque-là », de tous les capitalistes déprimés et blasés, la garçonnière des rois et des Altesses qui, laissant couronnes et titres dans leurs valises, viendront passer quelques jours de vacances près de ces femmes si hospitalières. Pour ces visiteurs illustres, qui venaient chez nous sous prétexte d'une visite officielle, le gouvernement, compré- hensif, s'arrangeait pour ménager, au milieu d'un emploi du temps bien rempli, quelques entractes. Discrètement les services du quai d'Orsay organisaient des têtes à têtes avec celles que Proust appelait « la fleur de l'esthétique pari- sienne ». Parmi toutes les têtes couronnées qui défilèrent dans les alcôves des courtisanes les plus en vue du moment, le roi d'Angleterre, Édouard VII, était depuis longtemps un vieil habitué. Déjà sous l'Empire, alors qu'il n'était encore que Prince de Galles, il constituait une des figures les plus en vue du Boulevard, un des piliers du café Anglais ou de la Maison d'Or. Ce n'est pas son mariage en 1863 avec la princesse Alexandra de Danemark qui empêcha cet amou- reux de Paris « jusque dans ses verrues » de venir préparer, à sa façon, l'entente cordiale. Après les Cora Pearl ou les Giulia Barucci de sa jeunesse il fréquentait désormais Liane de Pougy, Caroline Otero, Jeanne Granier aussi bien que la Goulue et Mistinguett. Il retrouvait également chez Maxim's Lady Laughty qu'il ne pouvait rencontrer Outre- Manche dans son trop puritain pays. On y vit aussi le roi des Belges, Léopold II, réputé également pour ses aventures extra-conjugales et qui, au mépris du scandale, n'avait pas hésité à loger au Palais Royal de Bruxelles la belle Aimée Desclée (comédienne, créatrice du rôle de Froufrou, et femme galante appréciée), ce qui avait provoqué la colère de la pauvre reine Marie- Henriette de Habsbourg qui avait même quitté le château conjugal et n'y était revenue que sous la pression et les arguments convaincants de l'Archevêque de Mâlines. Léopold II fera de fréquents séjours à Paris où, accusé à tort d'une liaison avec Cléo de Mérode, il rejoignait en réalité , une ancienne serveuse de bar, qui deviendra baronne Vaughan, et que Léopold, après la mort de la reine Marie-Henriette, épousera secrètement à San Remo. Dans ce défilé de souverains, Paris accueillait aussi Alphonse XIII d'Espagne qui, un jour, à peine arrivé, offrait un attelage de mules à la comédienne Rachel. Quant aux grands ducs russes, Boris, Michel, Nicolas, Dimitri et Vladimir, ils constituaient une aubaine pour une multitude de vendeuses d'amour et faisaient tellement partie de la société heureuse du temps qu'ils sont à l'origine de l'ex- pression joyeuse : « faire la tournée des grands ducs ». Bien sûr, tous les clients des courtisanes n'étaient pas des morceaux de rois et les réussites spectaculaires de quelques-unes ne doivent pas faire oublier l'échec et souvent la déchéance de la multitude des obscures, des sans-grade, qui travaillaient dans les « maisons » et qui, véritables prolétaires de la galanterie, vivaient bien tristement cette « Belle Époque ». Car si le commerce de l'amour était alors florissant, la concurrence s'avérait rude entre toutes les marchandes d'illusions et seules les plus chanceuses ou les plus adroites arrivaient à se hisser au-dessus du troupeau des simples filles publiques et à accéder aux catégories supérieures de la profession : grandes cocottes, demi-cas- tors, biches ou horizontales... Outre des charmes incontestables, elles devaient posséder également des talents multiples, non seulement dans la pratique de leur métier, mais dans la gestion de leurs affaires. En effet, pour faire une carrière qui ne se limitât pas à un succès fulgurant et passager, il leur fallait beau- coup de qualités afin de gérer leur capital-charme et le faire valoir à la bourse des plaisirs. Elles devaient surtout organiser leur publicité pour que les trompettes de la renommée ne cessent de résonner et que les journaux qui possédaient des rubriques « demi-mondaines », tels le Gil Blas, le Charivari ou le Cri de Paris, relatent leurs faits et gestes. Pour se maintenir au firmament de la haute galanterie et ne pas seulement y passer comme un brillant météore, les belles hétaïres devaient constamment entre- tenir leur réputation de « beauté, d'inconduite et d'élé- gance », comme disait Proust, réputation qui leur garanti- rait un succès durable. Léonie Dutertre, dont la vie galante avait commencé par des succès retentissants (elle avait notamment séduit un des plus riches banquiers de Paris), vit soudain sa carrière brisée par la variole. Réduite à la misère, elle se suicida en 1883 en avalant un flacon de laudanum! 3

LE RÔLE SOCIAL DES COURTISANES

Vilipendées par les uns, enviées secrètement par les autres, les courtisanes jouaient en réalité un rôle social incontes- table. A une époque où les jeunes filles de bonne famille grandissaient emprisonnées dans la camisole de force d'une morale intransigeante, les garçons se voyaient obligés d'aller « faire leurs classes » auprès de « maîtresses » plus ou moins professionnelles, car si la future épouse, avant son mariage, devait tout ignorer des « choses » de l'amour (d'où les affreux drames des nuits de noces!) le futur époux, par contre, devait avoir de l'expérience pour deux, expérience qu'il ne pouvait acquérir qu'en fréquentant les nombreuses « maisons » qui fleurissaient jusque dans les chefs-lieux de canton les plus reculés, ou bien, s'il en avait les moyens, en s'adressant à des initiatrices de plus haut étage qui, par leur élégance, leur esprit, leurs manières, leur conversation, pouvaient lui rappeler son propre milieu. « Une liaison avec une grande demi-mondaine, c'est la seule manière convenable pour lui d'attendre un grand mariage », écrit Colette dans Gigi à propos de Gaston Lachaille, un fils de la grande bourgeoisie d'affaires. Après le mariage, arrangé par deux familles soucieuses avant tout d'accorder leurs fortunes (n'en déplaise à l'amour et aux sentiments!) rien ne changeait vraiment : la femme continuait à pratiquer la vertu (malheur à la femme adul- tère, elle était passible de la prison!) tandis que son mari reprenait ses anciennes habitudes, allant à ses cercles (c'est ainsi qu'il appelait - selon Lauwick - une « petite femme » avec des « rondeurs ») afin d'oublier une épouse trop légi- time dont le rôle se bornait à tenir la maison et à faire des enfants. « A l'homme tous les profits du mariage, à la femme tous les ennuis » (Taine). Les défenseurs des « bonnes » mœurs avaient beau dénon- cer ces briseuses de cœur, ces destructrices des familles, ces dévoreuses de fortunes, ces mangeuses, ces « man- geardes », ces ogresses, ces Attila en jupons, rien n'y faisait. De même, les menaces proférées par le clergé à l'encontre de ceux qui fréquentaient ces créatures infernales demeu- raient inefficaces, car si l'église promettait un paradis hypo- thétique à ceux qui suivaient ses saints préceptes, les courtisanes, elles, savaient faire entrevoir un ciel bien réel (même s'il s'agissait du septième), à tous ceux qui pous- saient la porte de leurs sanctuaires. Si ces « princesses d'amour », ces « femmes faciles » (qui étaient, selon Guillaume Hannoteau, « aussi difficiles que les autres » car, étant très sollicitées, « il leur fallait limiter leur clientèle ») eurent sur les mœurs une influence impor- tante, influence regrettable pour les uns, salutaire pour les autres, elles jouaient aussi un rôle dans l'évolution des modes, exhibant sur les champs de course les derniers modèles des grands couturiers. Colette allait jusqu'à affir- mer : « Cette année-là, les automobiles se portaient hautes et légèrement évasées, à cause des chapeaux démesurés qu'imposaient Caroline Otero, Liane de Pougy et d'autres personnes notoires en 1899. Aussi les voitures versaient- elles mollement dans les virages... » Bien entendu, dès que le couturier Paul Poiret commença à libérer le corps de la femme, elles furent les premières à jeter leur corset par-dessus les moulins!

En dehors des hippodromes, on pouvait rencontrer chaque jour quelques représentantes éminentes de la corporation au . Ce parc aménagé sous Napoléon III, qui voulait en faire « un salon du pauvre » où l'ouvrier viendrait avec sa famille respirer l'air pur, devint vite un des hauts-lieux de la galanterie parisienne, un terrain de chasse privilégié où des « biches » peu farouches se lais- saient facilement capturer pourvu que le chasseur fût armé d'un compte en banque bien garni. Allée des Acacias, les équipages se croisaient et se recroi- saient lentement en même temps que les regards de leurs occupants. Sourires complices, œillades aguichantes, signes d'initiés, toute une pantomime bien réglée se déroulait entre les partenaires des deux sexes dans ce jardin d'Éden d'une capitale heureuse. Parfois un équipage s'arrêtait et sa belle passagère descendait pour un « footing » hygié- nique : quelques pas le long du lac ou jusqu'au Tir aux Pigeons afin de mieux faire admirer ses charmes. Ces hanches qui se déhanchaient, ces jupes interminables qui se balançaient mollement en balayant le sable des allées, ce port du buste et de la tête couronnée d'un chapeau monumental, toute cette grâce dans la démarche, cette élégance dans la tenue ne pouvaient que fasciner les beaux messieurs et même les jeunes collégiens comme Marcel Proust qui venait passer là une bonne partie de ses après- midi, découvrant ces femmes qui « faisaient » le Bois et qui lui inspirèrent le personnage d'Odette de Crécy. L'hiver, les courtisanes venaient glisser sur le lac gelé. Le reste de l'année, elles se livraient à ce sport au Palais de Glace où elles arrivaient régulièrement vers dix-sept heures. Tout le monde le savait et c'est pourquoi les demoiselles honnêtes patinaient en début d'après-midi sous le regard protecteur de leurs honorables mères qui, dès quatre heures, rappelaient leur progéniture obéissante afin de partir juste à temps pour éviter de leur faire côtoyer les grandes horizontales dont le contact aurait pu porter ombrage à la vertu de ces pures jeunes filles! Avec l'arrivée des courtisanes, le Palais de Glace chan- geait soudain d'ambiance, la piste prenait un air plus coquet, l'atmosphère se déridait, les valses semblaient plus entraînantes, une lueur s'allumait dans les yeux des moni- teurs dont le torse se bombait davantage. « Ah ! si vous aviez vu Liane de Pougy ou Caroline Otero valser, légèrement, si légèrement, appuyées sur le bras du professionnel dont la fine moustache leur caressait parfois la joue », soupirait, en se souvenant, Hugo, le maître d'hôtel le plus célèbre de la Belle Époque, celui de chez Maxim's. Et les arabesques, les courbes, les contre-courbes que les patins dessinaient sur le miroir de la piste, s'inscrivaient tout à fait dans le style à la mode. Le soir, on retrouvait les belles dans les lieux de plaisir les plus renommés de Paris, à l'Abbaye de Thélème, au Pigall's, au Tabarin, au Rat Mort, au Rabelais... dans ces cabarets où les clients cosmopolites parlaient toutes les langues de la terre pendant que leurs invitées discutaient entre elles en « javanais », cet « esperanto de la bringue » que même les plus huppées utilisaient parfois. Le promenoir du Casino de Paris, établissement tout neuf, ouvert en 1890, était en permanence encombré d'af- fables « promeneuses » peu timides qui acceptaient volon- tiers d'aller prendre un café-crème ou un verre de cham- pagne avec un élégant inconnu. Les Folies-Bergère, ce lieu de perdition selon les mora- listes du temps, était décrit en ces termes dans un guide de 1900 : « C'est le vaste exutoire où les viveurs de toutes les nations se coudoient avec les dames du pays de Cythère. C'est là que les bergers galants font des folies pour les bergères beaucoup moins vertueuses que celles de M. de Florian. C'est le Paradis infernal dont les prudes provin- ciales ne parlent qu'avec terreur... Lorsqu'un honnête bour- geois est appelé à Paris pour ses affaires, sa femme, à son départ, lui dit à l'oreille : " Surtout, mon ami, ne va pas aux Folies-Bergère, il paraît qu'il y a là des créatures qui se chargent de ruiner des millionnaires en six semaines. " Et de fait, c'est un véritable paradis, avec jusqu'en le moindre coin des miroitements de glaces, des étincellements de lumière, et parmi les verdures des palmiers, parmi les fleurs semées à profusion dans le jardin, de très nombreuses jolies femmes. » Tandis que certaines évoluaient dans la salle, d'autres exhibaient leurs charmes sur la scène où toutes les grandes courtisanes passèrent un jour ou l'autre! Zola qui s'y rendit un soir de 1882, après avoir aperçu, derrière le rideau, la « femme à barbe », assista au spec- tacle : «... Sur la scène, derrière la rampe à gaz, sous un jet de lumière électrique, les danseuses presque nues s'éver- tuaient à jouer des jambes. Toutes ont un sourire de convention plaqué sur la face. Dans le rayonnement qui les environne, leurs maillots bien tirés sur leurs jambes ont des courbes pleines d'ombres claires. Entre des colliers dont les grains claquent, on aperçoit des coins de chair un peu neigeuse, puis leurs bras blancs dont elles se font des auréoles. Leurs poitrines tressautent et vont s'élancer des corsets que des guirlandes feuillues piquées de coquelicots enlacent. Le décor représente un parc, si l'on veut... »

En 1897, parmi les danseuses plus ou moins dévêtues qui participaient au spectacle, on pouvait reconnaître une Américaine de vingt-quatre ans, Clara Lyon-Ward qui avait épousé six ans plus tôt un grand nom de l'aristocratie, le prince de Caraman-Chimay. Peu satisfaite de son mari, la jeune épouse jetait bientôt « sa gourme par-dessus tous les moulins, y compris le Moulin-Rouge » (selon « le Journal ») et se lançait dans une vie de débauche qui scandalisa Paris. Un soir, elle donna même au restaurant Paillard un dîner au champagne pour fêter son centième amant! Le prince de Caraman-Chimay, ridiculisé, ne put que demander le divorce. Alors, la belle, privée de moyens d'existence, monta sur la scène des Folies-Bergère, ce qui déchaîna la colère de son ancien mari qui voulut faire interdire le spectacle. Cette histoire amusa fort Clemenceau qui, dans l'Echo de Paris, sous le titre « Pudeur de classe », écrivait : « Il y a cuisses et cuisses, savez-vous? Un blason nobiliaire est une feuille de vigne qu'on ne peut, sans scandale, enlever d'un certain endroit. Si M de Chimay n'était pas du Gotha, qui donc songerait à lui interdire de nous montrer d'elle-même ce qu'elle tient à nous en faire voir? » En dehors des Folies-Bergère dont la barmaid, Suzon, a été immortalisée par Manet, on pouvait encore rencontrer des femmes galantes dans bien d'autres établissements comme l'Alcazar d'été aux Champs-Élysées, où certaines, passionnées de lutte gréco-romaine, ne manquaient aucun match... 4

LE « SAINT-DES-SEINS » MAXIM'S

Mais le Saint-des-Saints ou plutôt le « Saint-des-Seins » comme rectifiait le duc de Morny en pensant aux rencontres féminines qu'on ne manquait pas d'y faire, c'était le res- taurant Maxim's, centre de la grande noce, point de rallie- ment des fêtards de haut-vol et de la crème des femmes galantes, carrefour de la vie de plaisir, étape indispensable de la tournée des grands ducs. Alors que les viveurs de la Vie parisienne d'Offenbach allaient au Café Anglais, leurs descendants de 1900 ne peuvent qu'aller chez Maxim's qui, grâce à la littérature, au théâtre, à l'opérette, demeure inséparable de l'histoire dorée de la Belle Époque : La Veuve Joyeuse de Franz Lehar, le Chasseur de chez Maxim's d'Yves Mirande ou La Dame de chez Maxim's de Feydau créée en 1899 aux Nouveautés par la délicieuse Cassive (Armandine Duval), entraînent les spectateurs dans le fameux établissement, ce mauvais lieu chic où la débauche conservait un certain style, un certain bon genre. Il n'était pourtant pas loin le temps où un nommé Maxime Gaillard avait décidé de louer un petit local situé rue Royale, face au ministère de la Marine. Son trait de génie fut sans doute de choisir comme enseigne son prénom anglicisé. Avec l'arrivée de Cornuché comme directeur, commençait la grande époque de Maxim's dont la vogue allait en partie être due à celui que Sem surnomma « le Monsieur de chez Maxim's », Maurice Bertrand, mari de la veuve d'Alphonse Allais et viveur notoire, qui choisit l'établissement pour faire la noce avec Max Lebaudy, « le petit sucrier » (dont le frère, Jacques, s'était sacré empereur du Sahara). A leur suite arrivèrent tous leurs amis fêtards de la capitale avec évidemment, dans leur rutilant sillage, la cohorte bruyante des demi-mondaines. Léon Daudet, qui y venait quelquefois souper en compa- gnie de Caran d'Ache y trouvait « la population féminine pittoresque et délurée ». En dehors des très grandes courtisanes qui fréquentaient, de temps à autre, l'endroit avec leurs richissimes amants du moment, se tenait là, quasi en permanence, une bande d'habituées qui y traquaient le client solitaire. Parmi ces dames, tout affublées d'un sobriquet pittoresque, on dis- tinguait d'abord les plus huppées comme Renée la Jolie, Lyane la Poupée, Léa l'Impératrice ou la Vallière; dans la catégorie inférieure, celle des simples cocottes, se distin- guaient Nini la Piaffeuse, Cloclo la Rigolarde, Planche à Pain ou encore Zoé la Naïve... Après le dîner qui se terminait vers dix heures, les premiers soupeurs arrivaient sur le coup de minuit. Dans un décor où l'art du vermicelle et le style nouille frôlaient la perfection (peintures de femmes-fleurs, cuivres étince- lants, miroirs enlacés de lotus), dans un cocktail parfumé de patchouli, de vétiver, d'Ylang-Ylang, les explosions de joie et de bouchons de champagne troublaient à peine la musique des tsiganes de Boldi. Sur ce monde en folie, outre Cornuché, régnaient Hugo, le maître d'hôtel dont le carnet vert regorgeait de précieuses adresses, et Gérard, le chasseur. Confidents discrets des unes et des autres, messagers zélés, conseillers prudents, ils étaient les grands ordonnateurs de ces nuits envoûtantes, aidés par « Georgie », le danseur de l'établissement, sur- nommé « l'homme qui rit » par les habitués, car depuis qu'il s'était fait poser une dent en or ornée d'un gros brillant, il n'arrêtait pas d'ouvrir la bouche pour faire admirer son trésor. Il exécutait aussi un numéro truqué d'équilibriste : au sommet d'une longue perche qu'il posait sur son nez, il avait placé un plateau et des verres... Tout se déroulait bien jusqu'au moment où il trébuchait. Alors, le fragile équilibre se rompait et l'ensemble s'écroulait sur les spectateurs affolés... Mais, évidemment, verres et pla- teau étaient fixés à la perche et le numéro se terminait dans les rires et les applaudissements. Bien entendu, on dansait chez Maxim's, les valses d'abord mais aussi toutes les danses à la mode dont certaines ne se maintinrent guère plus d'une saison : la scottisch, la mouillette, la craquette, le cake-walk... et enfin, venu des pampas argentines, le fameux tango dont l'archevêque de Paris condamnait la lascivité. Mais l'air qui, sans doute, eut le plus de succès, devenant une sorte d'hymne de la maison, fut une matchiche : « Pour danser la matchiche Qui nous aguiche Il faut cambrer la taille D'un air canaille... »

Dans un coin, Sem croquait sans complaisance quelques figures du Tout-Paris, ultime consécration d'ailleurs pour ses victimes qui recevaient là un certificat de parisianisme, mais honneur redoutable, car le dessinateur avait le crayon dur et, si l'on en croit Léon Daudet, Sem était « l'effroi des femmes qui ne sont pas jolies et peuvent même, avec l'exagération d'un détail, devenir laides ». Après ces soirées qui ne se terminaient que fort tard (ou plus exactement fort tôt), certains clients allaient terminer leurs nuits à Montmartre ou aux halles où une soupe à l'oignon remettait en place les estomacs fatigués. En été, ils pouvaient gagner en voiture la ferme du Pré-Catelan pour y déguster un verre de lait frais. Certaines soirées chez Maxim's sont restées mémorables et sont entrées dans la légende de l'établissement comme ce souper offert par le roi du coton Mac Fadden qui eut l'idée de faire présenter à ses invités, sur un immense plat porté par plusieurs serveurs, une superbe beauté en chair et en os, n'ayant même pas, pour cacher sa nudité, la plus petite garniture de persil; un mets que les convives ne purent que dévorer des yeux! Le bruit courait aussi que, chez Maxim's, se commet- taient les pires excentricités et qu'il était, par exemple, de bon ton de prendre le champagne dans les souliers des dames. L'origine de cette légende remonte au soir où la délicieuse Juanita de Frezia dînait en compagnie d'un grand duc. Vêtue d'une robe pailletée d'argent dont le large décolleté laissait admirer la délicatesse de sa peau qu'une rivière de gros diamants contribuait à mettre encore plus en valeur, elle attirait les regards admirateurs de l'assis- tance et en particulier ceux d'un jeune homme. Celui-ci vint même s'installer à la table voisine et se mit à la dévisager avec insistance, ce qui finit par agacer Juanita. Elle lui tira plusieurs fois la langue puis, comme l'insolent continuait à la fixer avec la même effronterie, elle lui cria, rouge de colère : « Mais fichez-moi le camp, mon pauvre sot! » et, saisissant l'un de ses escarpins, elle le lui lança rageusement à la tête. Le jeune homme, nullement troublé, alla ramasser la chaussure et, la remplissant de Champagne, s'en servit comme d'un verre. Quand il eut ainsi vidé une bouteille entière, sans jamais cesser de regarder la belle, il lui reporta la chaussure remplie d'orchidées. Désarmée par la curieuse conduite de l'inconnu, Juanita finit par lui sourire et le Grand Duc, fort amusé par toute cette aventure, l'invita à sa table. Cette scène, que toute la salle suivait avec la curiosité que l'on devine, entrait désormais dans l'histoire extraordinaire du restaurant tout comme y entra le duel original qui opposa un jour les deux plus grandes courtisanes de l'époque : Liane de Pougy et Caroline Otero, un duel d'élégance qui n'était que la suite de la rivalité permanente qui opposait les deux femmes et qui définit assez bien la personnalité des deux protagonistes. Ce soir-là donc, Caroline Otero arriva chez Maxim's couverte littéralement de bijoux. Elle en avait mis partout et de toutes sortes : gemmes, colliers, bracelets, bagues... On aurait dit une véritable boutique de joaillerie ambulante, ce qui provoqua, dès qu'elle entra dans la salle, des cris d'admiration. « Les rubis et les saphirs, les émeraudes, les diamants au kilo étincelaient », note Hugo. Caroline, fière de son succès, s'installa à une table avec tout son brillant attirail. Soudain, arriva Liane de Pougy, tout de noir vêtue et sans le moindre bijou, contraste éloquent avec la surcharge de pierreries de sa rivale. La salle, cette fois, applaudit, donnant la victoire à Liane, applaudissements qui redoublèrent lorsque entra à son tour la femme de chambre de Liane, la robe couverte d'une grande partie des bijoux de sa maîtresse que celle-ci y avait fait coudre. Otero, vaincue, se leva et, furieuse, se retira non sans avoir lancé au passage à sa rivale un juron en espagnol. Cette anecdote résume bien les deux courtisanes et montre leur différence de style. Elles appartenaient, en effet, à deux catégories de femmes, à deux sortes d'esthé- tiques qui caractérisaient, l'une et l'autre, la Belle Époque. D'un côté la femme-fleur, symbolisée par Liane de Pougy et peinte par Boldini, beauté annonciatrice du XX siècle, de l'autre, la femme toute en rondeurs incarnée par Otero et célébrée par Renoir ou Rodin, beauté du XIX siècle finissant. 5

LIANE L'INCOMPARABLE

Ah, Liane! Liane de Pougy, l'adorable Lianon comme disaient ses intimes, notre « Liane nationale » comme l'écri- vit quelqu'un. Qu'elle portait bien ce prénom qu'elle s'était choisi, un prénom fort en vogue en ce temps-là, mais qui semblait inventé pour elle. Femme-tige, femme-volubilis, elle paraissait descendue d'une affiche de Mucha ou de Chéret. Souple, longue, gracile, fragile, étirée encore par la traîne de ses robes, fleur de la pénombre, fleur lunaire, plante ondoyante poussée sur des rives maladives, plante vénéneuse qui distillait son bienfaisant poison, Liane qui caresse, s'enroule, enlace, Liane qui étreint, enchaîne, enserre pour mieux anéantir. Avec ses yeux sombres « couleur d'étang », un étang aux eaux troubles et troublantes, avec son teint diaphane, elle ressemblait à la princesse lointaine d'un merveilleux pays. C'était la sylphide mythologique, une beauté égarée sur la terre, venue d'un autre (demi)- monde, la déesse païenne, l'envoûteuse, l'ensorceleuse, l'en- chanteuse, la charmeuse, la nymphe éthérée, vaporeuse, évanescente, voluptueuse. Son sourire faussement innocent et joliment pervers lui donnait un air mystérieux, inacces- sible, d'où se dégageait une langoureuse mélancolie. Son regard tourné vers l'intérieur fascinait et hypnotisait ses proies qu'elle n'avait plus qu'à avaler. Digne descendante des courtisanes grecques de l'Antiquité, artiste raffinée, amoureuse inspirée, à l'esprit subtil, sœur de cette Phryné que les juges de l'Héliée, qui savaient apprécier les œuvres d'art à leur juste valeur, acquittèrent à cause de sa beauté, fille de toutes ces hétaïres qui servirent de modèle aux Vénus de Phidias et dont le marbre de Carrare conserve les traits incomparables, Liane de Pougy apparaît vraiment comme la courtisane supérieure, admirablement sensuelle, aimant l'Amour et tous les amours, n'hésitant pas pour cela à sacrifier à Sapho. Même si, plus tard, en 1932, elle se jugea elle-même avec dureté - (« Je fus un être indigne, avec un visage de vierge d'une incomparable pureté... Je fus un monstre de sécheresse et de sot orgueil », écrira- t-elle) - elle mérite amplement le titre de « plus belle cour- tisane du siècle » qu'on lui décerna souvent. Dans le portrait qu'elle trace d'elle-même dans ses Cahiers bleus, elle donne des détails précis sur son anatomie : « Grande et le paraissant plus encore : 1,66 m; 56 kg tout habillée. Longiforme, cou long, ovale plein mais allongé, assez parfait, bras longs, longues jambes. Teint uni, grain de la peau très fin, couleur mate... Bouche assez petite, bien dessinée, dents superbes. Mon nez? On dit que c'est la merveille des merveilles. Petites oreilles en jolis coquil- lages, presque pas de sourcils, alors, un petit trait de crayon selon ma volonté. Yeux vert noisette, joliment dessinés, pas très grands, mais mon regard est très grand. Cheveux bien plantés, très fins, incroyablement fins, d'une jolie couleur du marron luisant des châtaignes... » A propos de la longueur de son cou, Lorrain écrivit qu'il était fait pour la guillotine et il ajouta qu'il regrettait qu'il fût trop souvent masqué par son célèbre collier de cinq rangs de perles. Née à la fin du Second Empire (le 2 juillet 1869 exac- tement) à la Flèche, Anne-Marie-Olympe Chassaigne (tel était son premier nom) avait pour père un capitaine de lanciers à la retraite. Déjà sexagénaire, il fut plutôt pour sa fille une sorte de bon grand-père, peut-être un peu trop tolérant. Sa mère, une femme très pieuse, avait du sang espagnol dans les veines. Après des études brèves à l'Ins- titution des Fidèles Compagnes de Jésus, un établissement religieux de Sainte-Anne-d'Auray, Anne-Marie, dès ses dix- sept ans, épousait l'enseigne de vaisseau Joseph Pourpre, de sept ans son aîné, et, peu de temps après, le 17 mai 1887, elle mettait au monde un garçon, Marc. La toute jeune M Pourpre se résignait difficilement à cette vie d'épouse et de mère, une vie en cul-de-sac qui ne la menait nulle part. Elle qui se sentait née pour l'amour comprit vite qu'elle faisait fausse route et revint bientôt à sa véritable vocation. Un premier amant, ami du mari, le lieutenant de vaisseau Cronond; une lettre de dénonciation qui met le cocu au courant des écarts de conduite de sa femme; le cocu qui surprend l'épouse volage en flagrant délit d'adultère et qui lui loge une balle... dans la fesse; la coquette blessée qui demande à son médecin si la cicatrice se verra et la réponse inévitable de celui-ci : « Cela dépendra de vous, Madame»; on se croirait dans une pièce de Feydeau et il est bien difficile de démêler le vrai du faux dans ce vaudeville de la plus pure tradition. Liane de Pougy, dans ses Mémoires, ne confirme aucun de ces détails colportés par la rumeur publique. Elle précise seulement qu'elle habitait alors à Marseille, rue du Dragon, et que son mari, en service à Toulon, ne venait lui rendre visite qu'un jour par semaine ce qui lui laissait évidemment pas mal de temps libre pour s'adonner à des aventures extra-conjugales. Entraînée par ce qu'elle appelle son « fatal destin », elle décida un jour de « donner un coup de pied aux lois de la société et de la famille », poussée par une « avidité de tout connaître ». Mais pour quitter son mari, il lui fallait de l'argent. Aussi résolut-elle de vendre le piano qui lui venait de sa grand-mère. Un jeune homme se présenta qui, ébloui par la beauté de la vendeuse, paya quatre cents francs sans essayer de marchander (un piano qu'il ne possédera jamais car, lorsqu'il voudra venir le prendre, le mari s'y opposera, comme il en avait légalement le droit!). « Je partis une heure après vers Paris, le rêve, la gloire et les souillures, vers mon destin bouillonnant. » Non seulement elle abandonnait son mari, mais elle lui laissait la garde de leur fils, une femme qui veut séduire Paris ne pouvant évidemment pas s'encombrer d'un mar- mot. Anne-Marie se trouvait enfin à pied d'œuvre, armée d'une volonté à toute épreuve et de charmes irrésistibles. Une amie aux mœurs légères l'hébergea et l'initia aux rudiments du métier et, comme l'élève montrait des dons exception- nels, sa beauté ne passa pas inaperçue dans les lieux de plaisir qu'elle fréquentait désormais. Il ne lui restait plus qu'à trouver un nom de guerre. Le père Rzewiski, qui fut son confident à la fin de sa vie, prétend qu'une liaison passagère avec un certain vicomte de Pougy lui aurait donné l'idée d'utiliser son nom, la particule étant très prisée dans le demi-monde. Quant au prénom de Liane, il était alors fort en vogue dans ce même milieu et manquait totalement d'originalité. Liane de Pougy était née; elle était tout à fait prête pour sa fulgurante carrière. Henri Meilhac, un des auteurs favoris d'Offenbach, la présenta à Marchand, le directeur des Folies-Bergère qui, en fin connaisseur, l'engagea sans hésiter. Préparée sommairement par la danseuse Mariquita qui eut bien du mal à lui apprendre quelques pas, elle débuta sur la scène du fameux music-hall de la rue Richer dans l'Araignée d'Or : « Danseuse souriante et sans talent, reconnaît-elle elle-même, se mouvant comme un cheval de cirque au son de l'orchestre. » Mais qu'importait après tout la qualité de son exhibition, elle avait, pour plaire aux spectateurs, d'autres arguments : « Ondulée par Marcel, habillée par Callot, chapeautée par Lewis, c'était la belle et grande parade. » Sa beauté, bien mise en valeur par un costume de scène savamment déshabillé, remporta aussitôt un immense succès, d'autant que le Prince de Galles à qui Liane avait envoyé un carton d'invitation se trouvait dans une loge. En 1894, un imprésario l'engageait pour une longue tournée en Russie où Liane joua le rôle de « Sylvie » dans le Passant de Coppée et celui de la « Fée d'Urgèle » dans le Baiser de Bainville. Puis ce furent, en 1895, ses débuts à l'opérette où elle interpréta « Mettella » de la Vie Parisienne et, en 1896, la « Vénus » d'Orphée aux Enfers, rôles qui cor- respondaient parfaitement à son propre personnage. Pen- dant les entractes, elle put faire, pour la première fois, la connaissance de ces fameux grands ducs qui faisaient alors rêver des ribambelles d'apprenties cocottes. De retour à Paris, elle créa Rêve de Noël à l'Olympia, tout en continuant une carrière galante si fructueuse qu'en 1898, des affiches annonçaient son arrivée dans plu- sieurs pays d'Europe par ces mots : « Liane de Pougy avec un million de bijoux sur elle! » Liane connaissait la fortune, la gloire; des articles élo- gieux célébraient sa beauté. Le luxe de ses équipages, ses toilettes, ses chapeaux et surtout ses bijoux suscitaient des envies dans tous les mondes y compris dans le meilleur. Quand les journaux relatèrent en mai 1903 le vol de son fameux collier de cinq rangs de perles, qui valait au moins 600 000 francs, un richissime admirateur lui en expédia un autre encore plus précieux quelques jours après! Elle abandonna son appartement de la rue Victor Hugo pour un hôtel particulier situé 13, rue de la Néva et acheta également une maison de campagne à Saint-Germain et une autre en Bretagne, à Roscoff, « le Clos Marie », qu'elle surnomma « la petite maison qui n'est pas bête », une villa rustique près de la mer qui fut « son refuge dans les étés trop chauds ». Ce train de vie époustouflant, Liane ne le devait évidem- ment pas à ses piètres dons de théâtreuse, mais bien à ses talents de femme galante : « Monarques, grands financiers, poètes, enfants, vieillards, savants, tous accoururent à moi », constate-t-elle dans ses Cahiers bleus, s'empressant d'ajou- ter qu'elle n'avait jamais aimé aucun d'eux, même pas ses « amants les plus magnifiques » parmi lesquels figuraient pourtant les plus grands noms de l'époque. Elle en cite quelques-uns et d'abord celui qui, le premier, dès son arrivée à Paris, lui permit de survivre, le marquis de Portes. Puis, un marquis chassant l'autre, il fut remplacé par le marquis Charles de Mac-Mahon, le fils du célèbre général. Il était follement amoureux de Liane au point de se brouiller avec son épouse et de compromettre sa fortune. Il lui demanda un jour assez naïvement et, en tout cas, peu élégamment : - « Mais enfin, ma chérie, à combien d'hommes as-tu appartenu avant moi? » Liane était alors au tout début de sa vie galante, mais pour remettre en place un homme aussi goujat, elle répondit « quarante-deux » après avoir longuement compté sur ses doigts et énuméré les noms connus qui lui passaient par la tête. - « C'est tout, c'est toi le quarante-troisième. ― Petite misérable... Est-il possible à ton âge; quarante- trois hommes. C'est épouvantable! » balbutia Mac-Mahon. La perfide Liane n'ajouta pas qu'elle était en train de le tromper avec le suivant, le distingué Évremond de Saint- Alary! Un autre, parmi ses premiers adorateurs, alors qu'elle débutait aux Folies-Bergère, le comte Roman Potocki, l'ap- pelait sa petite Lilisky, se déclarait son « chevalier servant » et venait l'attendre chaque soir à la sortie des coulisses pour l'emmener souper chez Paillard. Le fils aîné du duc de Chartres, le prince Henri d'Orléans, descendant indirect de Louis XVI, entre deux voyages en Afrique, n'oubliait pas de passer chez Liane. Une fois, il lui ramena un chien savant, un caniche blanc qu'elle ne put garder longtemps, car il causait trop de dégâts dans sa maison. Il avait la fâcheuse habitude de sauter au cou des visiteurs et c'est ainsi qu'un jour il renversa Émilienne d'Alençon. Il mordit aussi le maître d'hôtel! Liane allait parfois retrouver au Portugal, au palais d'Ajuda, le duc Alfonso d'Oporto, le fils de la reine Maria Pia et du roi Carlos, « ours mal léché aux sentiments simples », selon elle. Elle lui préférait la compagnie de Lord Carnavon, l'ar- chéologue réputé, qu'elle présente comme « un amant déli- cieux, torturant, rempli de charme et de grâce cruelle », un intellectuel! Elle cite aussi parmi ses conquêtes les plus mémorables, le maharadjah de Kapurthala qui voulut l'emmener aux Indes... et puis il y eut tous ceux, innombrables, dont elle ne parle pas, soit qu'elle les ait oubliés, soit qu'elle juge