HISTOIRE DU (0 Éditions Albin Michel, 1976 22, rue Huyghens, 75014 Paris I.S.B.N. 2-226-00387-8 Charles Ford

Histoire du Western

AM Albin Michel Remerciements

L'auteur remercie Mmes Vanda Harris, Dina Maigret et Arlette Mar- chai, MM. Robert Florey, George Fronval, Georges H. Gallet, André de Masini et Jack Spears pour l'aide précieuse qu'ils ont bien voulu lui apporter pendant l'élaboration du présent ouvrage.

Photos Collections Robert Florey, Charles Ford, Georges H. Gallet et Dina Maigret, ainsi que Cinéma International Corporation, Columbia, Essanay, Inceville, Paul Ivano, Metro-Goldwyn-Mayer, Paramount, Twentieth Century-Fox, United Artists, Universal, Warner Bros. Avant-propos

L'Histoire, la littérature et le cinéma sont les éléments fondamentaux de ce que l'on appelle familièrement le western. L'Histoire fournit les faits, la littérature et le cinéma les exploitent en les développant et en les embellissant. Hommes de lettres et cinéastes font preuve d'un même zèle lorsqu'il s'agit de broder des fioritures sur les événe- ments historiques. Les cinéastes, en particulier, inventent parfois des épisodes imaginaires qui prennent presque des allures de science- fiction. Les œuvres littéraires consacrées à l'Ouest, les western stories, ont connu et connaissent toujours une grande vogue aux Etats-Unis mais ne bénéficient pas de la même popularité dans le reste du monde, malgré la ferveur des lecteurs juvéniles pour les récits de Fenimore Cooper, de Gustave Aymard ou de Karl May. Finalement, c'est bien le cinématographe qui a conféré aux histoires du Far West une célébrité universelle et une quasi-immortalité. Le cinéma avait, d'emblée, conquis les foules américaines qui n'avaient pratiquement pas d'autre spec- tacle, les tournées théâtrales, perdues dans une immensité territoriale sans équivalent, ne pouvant toucher qu'une infime partie de la popu- lation. Le climat était extrêmement favorable à l'expansion du spec- tacle cinématographique et le cinéma est devenu l'art national des Etats-Unis précisément parce que la grande république américaine n'avait pas de tradition théâtrale comparable à celle des pays de vieille civilisation européenne. Claude Coulon, qui a consacré une thèse au théâtre américain, a pu écrire : « ... pendant un siècle et demi on tint la gageure d'avoir un théâtre sans aucun dramaturge. Dans le milieu conservateur et puritain de la Nouvelle-Angleterre, l'art de faire rire (ou pleurer) les honnêtes gens était réputé illégal, immoral, ou les deux. Les candidats à l'interdiction (ou pire) n'étaient pas plus nombreux que les auteurs visant à l'ori- ginalité. En 1767, lorsqu'il écrivait son Prince des Parthes, première pièce d'un Américain représentée en Amérique, Thomas Godfrey appor- tait son humble contribution à l'assassinat de la tragédie considérée comme un des beaux-arts par le néo-classicisme exporté de France puis d'Angleterre. Et, à la veille de la Grande Guerre, on répétait allègrement à Broadway les comédies de salon et les drames bourgeois que l'Europe avait mis à la mode. Dans l'intervalle, il n'y avait pas eu une seule œuvre vraiment originale, au point que dans son Diction- naire du Diable, Ambrose Bierce pouvait définir le dramaturge améri- cain comme " celui qui adapte les pièces du français ". En 1917, le professeur Arthur Hobson Quinn publiait un choix de " pièces améri- caines représentatives Aucune des dix-sept œuvres sélectionnées ne représentait l'Amérique 1. » Malgré les « photodrames » produits par Adolph Zukor et lancés sous le signe du théâtre avec le slogan publicitaire « famous players in famous plays », malgré les exemples plus récents de théâtre filmé, c'est l'Aventure sous toutes ses formes qui demeure, aujourd'hui autant qu'hier, l'inspiratrice la plus féconde du cinéma américain. De tous les films d'action ou d'aventures, le western est sans aucun doute le plus populaire. Il fournit non seulement aux spectateurs leur ration atten- due d'émotions fortes, mais aussi puise son inspiration dans l'histoire et le folklore du Nouveau-Monde, renouvelant perpétuellement sur la pellicule l'épopée des pionniers de l'Ouest, épris de grands espaces à conquérir ou à défricher, et les exploits d'armes des protagonistes de la guerre de Sécession ou des guerres indiennes. Dans aucun pays, dans aucune discipline de création artistique, on ne peut trouver de genre aussi pleinement enraciné dans le terroir, jouissant d'une aussi grande renommée et bénéficiant d'une ferveur aussi constante. Malgré les hauts et les bas inhérents à toute création et à toute production artistique, le succès du western est effectif tout au long de l'histoire, du cinéma. Sa route est jalonnée de réussites éclatantes et de nos jours encore, malgré une évolution qui n'est pas toujours heureuse, le western reste vigoureux et prestigieux. Comme l'a souligné André Bazin, « plus encore peut-être que la pérennité historique du genre, son universalité géographique nous étonne ». Et André Bazin pour- suit : « En quoi les populations arabes, hindoues, latines, germaniques 1. Informations et Documents, n° 346, octobre 1974. ou anglo-saxonnes, près desquelles le western n'a cessé de remporter un succès constant, sont-elles concernées par l'évocation de la nais- sance des Etats-Unis d'Amérique, la lutte de contre les Indiens, le tracé des lignes de chemin de fer ou la guerre de Sécession ? Il faut donc que le western recèle quelque secret mieux que de jou- vence : d'éternité ; un secret qui s'identifie de quelque manière avec l'essence même du cinéma1. » On ne saurait mieux dire car le western semble, en effet, être auréolé d'un prestige mystérieux, d'une sorte de halo surnaturel. Alors que l'on parle couramment de drame ou de comédie, d'opéra ou d'opérette, les gens de plume placent presque toujours, et instinctive- ment, une majuscule au mot Western. Toutes les définitions sont bonnes pour ce genre de création : cinéma américain par excellence, essence même du cinéma, vrai cinéma, épopée nationale... Toutes ces formules, avec ou sans guillemets, prouvent en tout cas la personna- lité exceptionnelle du genre le plus original, le mieux défini, le plus parfait sans doute, de l'art cinématographique, d'un genre qui a accompli un long périple au cours de plus de quatre-vingts ans d'exis- tence parallèle au cinéma lui-même. Citons encore cette phrase lapi- daire d'André Bazin : « Le western est né de la rencontre d'une mytho- logie et d'un moyen d'expression. » Il se trouve que la mythologie est séduisante et que le moyen d'expression est doué d'une puissance d'envoûtement à nulle autre pareille, d'où la vogue continue du western. Ses œuvres majeures enchantent les élites, ses produits de consomma- tion courante ne lassent jamais le public populaire. Souvent décrié en raison de sa naïveté séductrice, le western a eu très tôt des défenseurs lucides. Ainsi, dès 1921, non sans optimisme, Ernest Coustet exaltait les vertus du western aux dimensions usuelles et les mérites du western, fort répandu à l'époque, aux épisodes multiples savamment distillés semaine après semaine : « La plupart des actions (de ces films)... nous incitent à devenir forts dans la vie, confiants dans nos entreprises, souriants même dans le malheur. Ces films glorifient le travail, exaltent l'esprit de décision ; leur héros est le " self-made-man " ; ils nous enseignent l'activité féconde, la har- diesse, le sang-froid, nous détournent de l'apathie, de la morne routine, de la résignation passive et fataliste ou de l'accablement stérile dans l'adversité, et tant de qualités rachètent bien des défauts 2. » Cet

1. J. L. Rieupeyrout et A. Bazin, Le Western ou le Cinéma américain par excellence, Editions du Cerf, Paris, 1953. 2. Le Cinéma, Hachette, Paris, 1921. aspect positif du western, dont la définition s'appliquait d'ailleurs à certaines autres catégories de films d'action, explique en grande partie la faveur des foules. Le spectateur dit moyen, plus que tout autre, exige que le méchant soit châtié et le bon récompensé. Il admire l'audace, respecte la justice, s'émerveille des prouesses. Tout le cinéma américain, on ne le répétera jamais assez, est né sous le signe de l'Aventure. Dès ses débuts, la production cinémato- graphique s'est trouvée fortement marquée du sceau de l'aventure, aussi bien dans ses activités — n'oublions pas que les « guerres des brevets » ont transformé pendant onze ans l'industrie du cinéma américain en une véritable jungle — que dans son inspiration créa- trice. Rapidement, la production de films s'orienta vers deux repré- sentations différentes, deux branches distinctes de l'aventure. Les grandes migrations vers l'Ouest à la recherche d'un nouvel espace vital, riches en péripéties mouvementées, en épisodes guerriers et en personnages pittoresques — pionniers, trappeurs, hors-la-loi, justi- ciers — tout ce folklore surgi d'un passé inoublié, tout cela se cristal- lisa dans la naissance du western de cinéma. La vie quotidienne s'étant libérée de l'anarchie sauvage et de l'incertitude constante, l'Amérique s'était jetée dans les bras d'une civilisation mécanique envahissante. Alors que le western marquait une nette préférence pour la rétrospective, tous les accessoires de l'existence mécanisée et du progrès contemporain se retrouvèrent dans l'autre branche des films d'aventures qui n'a pas été baptisée d'un nom particulier mais qui prit certainement sa forme la plus caractéristique et originale, bien qu'éphémère, dans les « sériais » ou films à épisodes. Automobiles, avions, motocyclettes et locomotives y remplaçaient le cheval, la dili- gence et le chariot bâché des westerns. A n'en pas douter, c'est parce que le western est l'expression specta- culaire de la plus pure tradition du peuple américain qu'il a main- tenu son prestige, traversant victorieusement toutes les crises écono- miques et artistiques. Cent ans durant, le peuple américain a vécu sa grande aventure, sa course vers l'Ouest paradisiaque ; pendant des années, hommes et femmes ont vécu les angoisses de la « frontière » mouvante. Une civilisation nouvelle s'est implantée sur les terres fécondes ou arides, des villes entières ont été édifiées en l'espace d'une nuit. La loi divine et humaine a dû s'imposer par la force. Ce sont les mille facettes de cette immense aventure, les péripéties innombrables, les légendes magi- ques, les héros tumultueux, que nous conte le western. Les cinéastes n'ont pas été les premiers à chanter les exploits de la Frontière ou de la Prairie et il y a, entre l'histoire et eux, les auteurs de « western stories » qui ont doté la littérature américaine et même européenne d'un genre spécifique et bien fourni. La plupart des héros du Far West, de Daniel Boone à Buffalo Bill, se retrouvent dans les récits romancés qui forment la vaste littérature de l'Ouest. Très souvent, les scénarios de westerns s'inspirent de cette littérature et présentent les événements de l'épopée tels qu'ils ont été consignés ou reconstitués par les hommes de lettres spécialisés dans la « western story ». Grâce à l'image animée, les évocations de l'Ouest ont pris un singulier relief et ont fortement impressionné plusieurs générations. Dans son livre L'Exotisme et le Cinéma, Pierre Leprohon en porte témoignage : « Les premiers " Westerns " nous plongent, étourdis, dans un monde que nous osions à peine imaginer. Des cow-boys galopent vers un horizon de plaines sans limites, des trappeurs agonisent dans l'immense solitude glacée, de faméliques chercheurs d'or trouvent la mort à défaut de fortune. Les noms que nous murmurions autrefois comme autant d'incantations prennent soudain l'aspect de réalités. A travers la " fenêtre ouverte " de l'écran, apparaissent toutes les terres dont nous avons rêvé. La Prairie du Far West, les Montagnes Rocheuses, les gorges du Colorado cessent pour nous d'être des mythes.(...) C'est grâce aux westerns, aux fabuleuses équipées des films à épisodes, pleines d'aventures naïves et passionnantes, que nous avons découvert l'aspect inconnu de cette Amérique de légende. Elle a gardé pour nous, mêlé à nos souvenirs d'enfance, un merveilleux attrait, une couleur violente que nous ne sommes pas prêts d'oublier... 1 » Petit à petit, les thèmes du western se sont amplifiés, élargis, ont mûri. De même, les livres français consacrés au Far West et au western cinématographique se sont multipliés et ont enlevé à Jean- Louis Rieupeyrout le monopole qu'il croyait s'être assuré. Dans un ouvrage fort bien documenté et qui est surtout consacré aux aspects sociaux du problème, Georges-Albert Astre a dressé un bilan complet des sujets traités dans le western américain. Il écrit notamment : « Simultanément, ou successivement (et en valorisant plus ou moins telle ou telle d'entre elles) les diverses possibilités thématiques du Western ont été largement explorées. Furent mis en œuvre, ou mis en scène, le primitivisme agrarien, la fièvre de l'or et l'édification des voies de communication, le débat moral entre droit naturel et droit civil, le progrès de la civilisation mettant en déroute la " sauva- gerie ", comme, inversement, la redécouverte passionnée de la non- 1. L'Exotisme et le Cinéma, Editions J. Susse, Paris, 1946. civilisation, de la virginité du monde. Quelques débats majeurs, prati- quement, sous-tendent le Western : ils n'ont cessé d'obséder la conscience américaine et plongent à la fois dans les inquiétudes du puritanisme et dans l'idéologie du XVIIIe siècle qui présida à la formation de la Fédération. Réduire le Western à un affrontement du " Bien " et du " Mal " conduit à n'en donner qu'une caricature. En fait, c'est autour du débat loi naturelle-loi sociale que s'organisent la plupart des films issus de l'Ouest. Dans cet univers hérité du puri- tanisme des Pères pèlerins et des Quakers, toutes choses ont tendance à s'exprimer en incompatibles ; et il est manifeste qu'aujourd'hui encore les habitants de cette nation répugnent à poser dialectiquement les problèmes que leur soumet l'Histoire. D'où résulte un système d'antinomies et d'antagonismes qui donnent au Western, de prime abord, ce caractère simpliste dont on lui fait grief, et qui est, il est vrai, propre à séduire la morale, ou la moralité familiale. Il est cer- tain, au demeurant, que Hollywood et plus encore les chaînes de télévision n'ont cessé de présenter le Western comme un répertoire de " références éthiques " à usage spécifiquement familial : John Wayne a, pour le meilleur et pour le pire, servi de maître de morale à des millions de foyers américains et il a exercé ce " ministère " de la plus consciente manière !1 » Le genre et le style des westerns nous sont devenus tellement fami- liers que l'on a pris la fâcheuse habitude d'étendre la dénomination à presque tous les films d'aventures se déroulant en plein air. Notre propos n'est pas d'étudier tous les « westerns français » ou autres « westerns suédois » que les guillemets excluent d'ailleurs automati- quement du présent ouvrage. Nous nous en tiendrons au classement originel : le western est un film dont l'action se situe dans les vastes plaines, dans les prairies du Far West (Ouest lointain) ou du Wild West (Ouest sauvage) ; c'est aussi un film dont l'action évoque les étapes les plus importantes de la conquête et de la pacification de l'Ouest : la guerre étrangère, la guerre de Sécession et ses suites, la guerre indienne, la guerre pour implanter la loi. La présente His- toire du Western, qui vient après tant d'autres, nourrit l'ambitieux dessein de retracer, dans ses grandes lignes, la lutte de l'homme américain pour son espace vital, selon le rêve du président Thomas Jefferson, de brosser un tableau rapide et succinct de la littérature vouée à la « western story », enfin de dresser un bilan substantiel

1. Georges-Albert Astre et Albert-Patrick Hoarau, Univers du Western, Cinéma Club Seghers, Paris, 1973. du western cinématographique puisque, aussi bien, c'est le cinéma qui, en définitive, a donné au western ses lettres de noblesse, qui lui a assuré une renommée universelle et popularisé dans le monde entier les personnages du Far West. La responsabilité morale du cinéma dans la création des légendes de l'Ouest est telle que l'on a pu trouver, sous la plume d'Iris Barry et se rapportant à Thomas H. Ince, cette phrase pour le moins curieuse : « Il exprima le climat moral de la Prairie, de la Frontière, qui n'était déjà plus et n'exista peut-être jamais que dans l'imagination de l'Américain moderne1. » Dans les pages qui suivent, on trouvera une sorte de palmarès des « héros » de l'écran qui ont fait vivre ou revivre pour nous cette foule presti- gieuse de shérifs et de hors-la-loi, de Vigilants et de Texas Rangers, tous ces « justiciers du Far West » qui ont chevauché devant les caméras, écrivant au rythme haletant de leurs galopades une des aventures les plus prodigieuses de notre siècle.

1. Brève histoire du cinéma américain dans Trois Siècles d'Art aux Etats- Unis, Editions des Musées Nationaux, Paris, 1938. CHAPITRE PREMIER Notions d'histoire : la ruée vers l'Ouest et ses protagonistes

La conquête de l'Ouest Au début de la conquête de l'Ouest américain, il n'y avait rien d'autre que la Nature, sauvage, hostile, inaccessible et inexplorée. Ensuite, il y eut le Peau-Rouge, sauvage, hostile, inconnu, incompréhensible. La Nature ne se laissait pas facilement violer, le Peau-Rouge se défendait âprement et attaquait avec rage. Climat cruel qui faisait souffrir, faisait des victimes, décimait les envahisseurs pacifiques. Nullement découragés, ils s'accrochaient au sol, se cramponnaient au mirage, affrontaient avec ténacité et souvent avec témérité les éléments natu- rels déchaînés, les Indiens farouchement rébarbatifs et furieusement épris d'indépendance, les cavalcades torrentielles de buffles. Poussés, semble-t-il, par une force invisible et irrésistible, les pionniers mar- chaient vers l'Ouest, bravant tous les périls. A cet exode tumultueux, qui remplaçait en sens inverse le fameux Drang nach Osten, il y avait des raisons profondes et impérieuses. Faisons d'abord parler les chiffres : à la fin du XVIIIe siècle, les Etats-Unis comptaient à peine quatre millions d'habitants, leur nombre va pourtant augmenter d'une manière exceptionnellement rapide. La population américaine atteint sept millions en 1810, monte à vingt-trois millions dans les années cin- quante pour arriver à soixante-seize millions à la fin du xixe siècle. En moins de cent ans, plus de trente-deux millions d'immigrants s'établiront définitivement aux Etats-Unis qui apparaissaient comme la terre de prospérité et de liberté. Vue d'un bon œil par les autorités fédérales, l'immigration se développera surtout à partir de 1830. Dans de nombreux pays européens, les agences spécialisées canalisent vers les paquebots des principales lignes transatlantiques, la Cunard Line et le German Lloyd entre autres, les flots compacts d'émigrants qui abandonnent la vieille Europe sans esprit de retour, espérant trouver le bonheur et la fortune dans le Nouveau-Monde. Les pays pauvres ou opprimés fournissent les plus vastes contingents : l'Italie, l'Alle- magne, la Pologne, la Bohême et aussi l'Irlande, après la famine de 1847 de triste mémoire. Des familles entières s'entassent sur le pont des paquebots, les émigrants isolés feront venir les leurs plus tard ou bien créeront des foyers nouveaux sur place. Bientôt, la population américaine, sans cesse gonflée par l'afflux constant de sang neuf, se sentira à l'étroit sur les territoires de l'Est où les immigrants débar- quent principalement pour travailler dans les usines, dans les manu- factures et dans le commerce. Cette vague démesurée et insolite allait provoquer le vaste mouvement démographique connu sous le nom de « ruée vers l'Ouest ». A la recherche de leur espace vital, les Améri- cains sont bientôt contraints de se déplacer vers l'Ouest où des terres immenses, encore vierges et par conséquent achetables à vil prix, sont à la disposition des amateurs. Américains de vieille souche ou immi- grés aventureux, nombreux sont ceux qui vont s'élancer vers l'Ouest. L'Aventure commençait dès le départ et ne se terminait nullement à l'arrivée. William B. Kearns a donné une excellente description de la « lutte finale » des migrateurs : « Une fois parvenus à destination, les pionniers devaient s'organiser pour survivre. Et si le voyage repré- sentait la partie la plus spectaculaire de l'aventure, les difficultés ne faisaient que commencer avec l'installation. Mais la crainte du retour était si vive chez les colons qu'elle leur donnait la force de résister à toutes les épreuves. Ceux qui n'avaient pas réussi dans les travaux des champs ou de la mine tâchaient de se livrer à quelque commerce, légal ou non. Bientôt, une sorte de société s'organisa. Société un peu particulière, généreusement arrosée de whisky calibre 42 et compo- sée de vingt fois plus d'hommes que de femmes. Il est vrai que celles-ci ne se distinguaient guère de leurs compagnons : harnachées de la même manière, portant comme eux un pistolet à six coups au côté, elles arboraient souvent, en guise de signe distinctif, un mouchoir attaché à leur manche. Les compagnies de Vigilants, miliciens aux, procédés expéditifs, finirent par mettre un peu d'ordre dans ce monde survolté, avec l'aide des shérifs qui, pour faire des exemples, pendaient le plus rapidement possible les accusés reconnus coupables. Peu à peu, les villes de l'Ouest se disciplinèrent. Seuls demeurent aujour- d'hui le souvenir de cette aventure fabuleuse et les traits presque indélébiles dont la tradition des grandes pistes a marqué en profondeur le caractère américain 1. » Cette conquête de l'espace vital ne s'est pas effectuée d'un seul coup, ni en un temps record, loin de là. Les historiens de la nation américaine distinguent trois phases successives et nettement définies de la vaste opération menée à bien à la fois par les individus et par les autorités. Au lendemain de la guerre d'Indépendance, l'Union ne comptait que treize Etats — les anciennes treize colonies — mais le Traité de Versailles, signé en 1783, lui attribuait les vastes terri- toires à l'Ouest du Mississippi avec droit de libre circulation sur le fleuve. La première étape de la colonisation de l'Ouest consiste donc à peupler, administrer, organiser et mettre en valeur les territoires situés entre les Etats originels de l'Union et le Mississippi. A cette époque, les Américains ne s'aventurent que fort rarement sur la rive occidentale du fleuve. Les récits de quelques pèlerins courageux suffi- saient à enlever à leurs contemporains toute envie de franchir le Mississippi : les terres étaient incultes et inhospitalières, les Indiens cruels et réfractaires à tout contact avec les visages pâles. De plus, des montagnes enneigées profilaient au loin une masse compacte et hostile. Et si le gibier était abondant, les troupeaux de bisons empê- chaient toute chasse normale. Jusqu'en 1803, le gouvernement améri- cain n'avait élevé aucune revendication sur ces terres inaccessibles ; pourtant les vicissitudes de la politique amenèrent Napoléon à se défaire de la Louisiane qui appartenait à la France sans que celle-ci fût capable d'y exercer une autorité réelle. En achetant la Louisiane, l'Union faisait une excellente affaire puisque, d'un seul coup, elle doublait la superficie de son territoire. Le président Thomas Jefferson, qui rêvait d'étendre les Etats-Unis « d'un océan à l'autre », lança dès 1804 une expédition ayant pour mission de chercher et de décou- vrir une voie de communication fluviale entre l'Atlantique et le Paci- fique. Les explorateurs Lewis et Clark arrivèrent rapidement à une double conclusion : la jonction des deux océans par voie fluviale était impossible, en revanche il n'était pas trop malaisé de tracer des pistes qui emprunteraient tantôt la terre ferme, tantôt les cours d'eau descendant vers la côte du Pacifique. Sur la foi du rapport officiel de Lewis et Clark, qui minimisaient le danger présenté par les Indiens et assuraient que les colons trou- veraient sur leur route des pâturages, des forêts, des rivières gonflées 1. Le Far West, dans Informations et Documents, publication de l'USIS, Paris, 1963. de poissons, nombreux furent les volontaires qui partirent à l'aventure. L'installation en Louisiane ex-française et l'infiltration dans les terri- toires situés au-delà du Mississippi constituent la deuxième phase de l'opération. Le Middle West ne suffisant plus au peuple américain en pleine expansion, les intrépides pionniers suivent les pistes, franchis- sent les monts Appalaches, traversent la vallée du Mississippi et pénètrent dans la Prairie 1. Au cours de la troisième phase, les Améri- cains aménagent et exploitent les territoires du Texas, de la Californie et du Nouveau-Mexique conquis en 1848 sur le Mexique. C'est alors que la « ruée vers l'or » de Californie vient enrichir de nouveaux épisodes la chronique de la conquête, en attendant les péripéties san- glantes de la guerre de Sécession. On affirme généralement que les pionniers de l'Ouest empruntaient cinq pistes différentes pour se rendre à destination : c'est que l'on oublie sans doute les tracés de l'ancêtre Daniel Boone et que l'on tient pour négligeable la qui servait surtout de voie pour les troupeaux se rendant du Texas dans le Wyoming ou le Montana. Cette piste, que les pionniers ne connurent pratiquement pas, se trouve donc placée hors de la légende de l'Ouest. Il n'en va pas de même pour les sentiers découverts par Daniel Boone, ce guide qui se croyait envoyé par Dieu sur terre pour pacifier les contrées sauvages. Dès 1760, cet enfant de la Prairie, adopté par une tribu indienne, s'était mis à la disposition des colons téméraires en quête de nouveaux espaces. Il avait fondé une espèce de village fortifié dans le Kentucky, appelé Boonesborough, puis avait aidé ses amis à créer dans la région de nombreux établissements qui prirent corps aux environs de 1775. Les sentiers que Daniel Boone marqua de sa silhouette herculéenne du côté occidental des monts Appalaches eurent leur grande utilité un peu plus tard. A partir du moment où commence la véritable « ruée vers l'Ouest », cinq pistes sont couramment utilisées : celle de Lewis et Clark, la célèbre Santa Fé Trail, l', la piste des Mormons et celle de la . Les explorateurs Merriwether Lewis et , envoyés par Thomas Jefferson, s'étaient élancés dès 1804 vers le Far West. Guidés par un couple étrange, l'Indienne et son mari, un métis français du nom de Toussaint Charbonneau, les voya- geurs ouvrirent une voie qui partait de Saint-Louis et longeait les rives du Missouri, puis celles de la rivière Columbia. La deuxième

1. A Saint-Louis, au bord du fleuve, une gigantesque Arche de l'Ouest rappelle aujourd'hui le départ des premiers pionniers qui ont franchi le Mississippi à cet endroit. piste prenait naissance à Independence, dans le Missouri, et conduisait en ligne droite sur presque 1 300 kilomètres jusqu'à Santa Fé, aujour- d'hui capitale du Nouveau-Mexique. Cette « trail » traversait déserts, forêts et prairies infestés d'Indiens dont on pouvait craindre à chaque instant une attaque. Notons toutefois que la légende a singulièrement exagéré le danger rouge puisque les statistiques, confirmées par les historiens sérieux, accusent onze morts blancs assassinés par les Peaux- Rouges en l'espace de vingt ans ! Les attaques étaient pourtant fré-, quentes et si elles furent aussi peu meurtrières, c'est parce que les colons avaient su organiser efficacement leur défense, formant des colonnes serrées et des camps retranchés, ceux-là mêmes que le cinéma rendra familiers. La piste de l'Oregon, bien plus longue que la Santa Fé Trail, allait devenir, au bout de quelques années, la route la plus fréquentée. Dès 1805, des trappeurs et des missionnaires l'avaient reconnue et, leur inspection ayant été satisfaisante, les pionniers l'empruntèrent volon- tiers pour gagner le Pacifique. Etendue sur 3 200 kilomètres, l'Oregori Trail a connu des jours héroïques. Sa traversée était rendue parti- culièrement difficile par la nature elle-même : peu ou pas d'eau pour abreuver le bétail, attaques constantes de loups affamés, tempé- rature cruelle allant du froid le plus glacial à la chaleur la plus suffocante. Sans parler, bien entendu, de l'hostilité permanente des Indiens. Tous ces périls, affrontés avec courage, toutes ces difficultés, surmontées avec ténacité, ont alimenté la légende de l'Ouest et l'épopée nationale. La piste des Mormons, née dans des conditions et des circonstances particulières, connut la migration la plus vaste. La secte des Mormons avait été fondée par le « prophète » Joseph Smith. Né en 1805, il avait eu en 1827 la « révélation » lui permettant de créer l'Eglise de Jésus-Christ et des Saints des derniers jours, mieux connue comme religion des Mormons. Ceux-ci ne reconnaissaient que leurs propres lois, ils étaient polygames, ne buvaient ni vin ni bière et dédaignaient le tabac. Les Mormons étaient entourés de l'animosité générale, les puritains ne leur pardonnant pas la polygamie. Joseph Smith emmena successivement ses fidèles, à la recherche d'un refuge, dans le Missouri, l'Ohio et finalement en Illinois où ils fondèrent la ville de Nauvoo. Là encore ils se heurtèrent à l'hostilité des popu- lations et, en 1844, Joseph Smith et son frère Hiram furent « lynchés » par les habitants de la région. Le nouveau chef de la secte, , nommé deux ans plus tard, décida d'emmener ses fidèles vers l'Ouest. Quinze mille Mormons avec trois mille chariots bâchés et trente mille têtes de bétail se mirent en route vers le désert. Endurant les pires souffrances, mais soutenus par une foi inébranlable, ils franchirent les Montagnes Rocheuses et s'établirent sur les bords du Grand Lac Salé, fondant ainsi la ville de qui deviendra la capitale de l'Utah. Plus de soixante mille autres adeptes devaient emprunter la même piste, jalonnant la route non pas de squelettes d'animaux mais de cadavres humains. Pauvres, déshérités, traînant le plus souvent eux- mêmes leurs « covered wagons », les Mormons succombaient souvent à la tâche. William B. Kearns écrit à ce sujet : « En effet, nombre de Mormons étaient des émigrants très pauvres et n'avaient pas les moyens d'acheter cheval ou bœuf pour traîner le char à deux roues où ils entassaient leurs maigres biens. Rares étaient les haltes qui n'étaient pas marquées par quelque tombe. Le froid, la sous-alimen- tation, la sécheresse, la fatigue décimaient les misérables cohortes. La dysenterie faisait, bien souvent, le reste 1. » Les survivants de cet enfer furent à l'origine de la prospérité de l'Utah où ils furent les premiers à appliquer des méthodes modernes d'irrigation. Environ deux ans après la dramatique odyssée des Mormons, un événement considérable va provoquer un nouvel exode vers l'Ouest, plus tumultueux, plus torrentiel que les précédents. Nous sommes en 1848. En Californie, dans la vallée de Sacramento, un aventurier d'origine suisse, Johann Suter, découvre quelques pépites d'or non loin de sa scierie. Dès que la nouvelle est connue, c'est la « ruée vers l'or » décrite en ces termes par Jacques Janssens : « De l'Est, du Centre, de partout, des hommes entreprenants et des aventuriers accourent dans l'espoir de faire fortune. Ils foncent sans hésiter à travers les déserts en souffrant mille privations et en s'exposant aux embuscades des Indiens. Les pistes qui franchissent les chaînes monta- gneuses et la Prairie sont jalonnées des ossements des moins heureux. Les plus riches prennent passage à bord des clippers et contournent la Terre de Feu par le cap Horn. D'autres traversent l'isthme de Panama. D'Europe, un flot continu d'immigrants vient grossir leurs rangs. Beaucoup, séduits par le mirage de l'or, ont abandonné leur, travail, leur famille. Les bâtiments qui font escale dans les ports de l'Union sont désertés par leurs équipages. Tout le monde veut se faire chercheur d'or. Tout le monde espère faire fortune. En l'espace de dix-huit mois, cent mille personnes débarquent dans le nouvel Eldo- rado2. » Les convois qui venaient par terre empruntaient la piste

1. Op. cit. 2. Petite Histoire des Etats-Unis, Marne, 1956. de l'Oregon jusqu'au Nevada, puis bifurquaient pour se diriger vers le Sud-Ouest, coupant en ligne droite vers . Ce fut la cinquième piste de la migration Est-Ouest. La ruée vers l'or et la naissance de San Francisco constituent un épisode pittoresque et héroïque de la conquête de l'Ouest. Nous emprun- terons encore cette description à Jacques Janssens : « Une agglomé- ration cosmopolite et bigarrée surgit dans la baie de San Francisco, groupant au hasard cabanes de rondins et tentes de toile. Tandis que la plupart des habitants se livrent avec fièvre à la prospection dans la boue des torrents et dans le sable des placers, quelques-uns, peut- être pas les moins avisés, ouvrent des boutiques, des tavernes, des tripots. D'autres ne s'enrichiront pas moins vite en exerçant tout simplement un métier artisanal. Dans ce milieu avide et brutal, les querelles et les rixes sont fréquentes. Les coups de couteau se donnent pour un rien et les revolvers partent tout seuls. Des comités de vigi- lance sont fondés par les citoyens honnêtes. Une justice sommaire impose aux bandits le respect de la vie et du bien d'autrui 1. » Ainsi, cinq pistes principales et plusieurs pistes secondaires, toutes témoins des misères et des turpitudes humaines, sillonnaient la Prairie, les déserts et les montagnes, tissant comme une gigantesque toile d'araignée destinée à permettre l'exode irrésistible, la transhumance impérieuse. Besoin d'espace vital, amour de l'aventure, recherche d'un travail rémunérateur, désir de possession, cupidité, aspiration à la paix, dans le cas des Mormons, tels sont les mobiles plus ou moins nobles qui poussèrent d'Est en Ouest tout un peuple sur les chemins hasardeux et semés d'embûches menant vers la terre promise de l'abondance, vers les contrées d'élection et la « Cité de Dieu ». La poussée la plus forte a lieu au milieu du siècle avec l'exode des Mor- mons en 1846 et 1847, et avec la « ruée vers l'or » en 1848. Aller vers l'Ouest est une nécessité vitale reconnue dans l'Est. Dans le courant de l'année 1851, le New York Tribune publie un article de J.B. Lane Soule intitulé « Go West, Young Man ! ». S'inspirant de cet article, Horace Greely, directeur du même quotidien, répondit à un jeune lecteur venu lui demander conseil pour son avenir : « Allez vers l'Ouest, jeune homme, et grandissez avec le pays ! » A l'époque, l'Ouest était d'ailleurs une entité indéfinissable, une vague notion géogra- phique qu'il fallait élargir pouce par pouce, gagnés sur la nature et sur les Indiens. Pour « aller à l'Ouest », il faut franchir la Frontière, 1. Op. cit. c'est-à-dire risquer sa vie. Les pionniers, les colons, les trappeurs, les aventuriers la risquent tous les jours, attirés irrésistiblement par la magie de l'inconnu prometteur. De ce véritable raz de marée, Jacques Janssens a brossé un tableau évocateur : « Longtemps, la Frontière de l'Ouest n'est pas une ligne de démarcation déterminée et stable. La frontière est vague et mou- vante. Elle est représentée par la frange de la civilisation. Au-delà s'étendent les régions sauvages et inexploitées. La frontière est sans cesse débordée par le courant de la colonisation. D'année en année; l'avance des pionniers en quête de terres la déplace vers l'Ouest. Chaque fois, la civilisation gagne du terrain, les Etats-Unis s'agran- dissent de nouveaux Etats.(...) La colonisation de l'Ouest est presque toujours le fait de l'initiative privée. Elle est réalisée par des familles ou de petits groupes de pionniers. Le pionnier de l'Ouest est un curieux type d'homme, hardi, entreprenant, optimiste, individualiste. Ses façons et son parler sont rudes, à l'image de la vie dure qu'il mène. Le pionnier entreprend la grande aventure avec sa femme, ses enfants, une Bible, son fusil, des outils et quelques têtes de bétail. Il défriche la terre de son choix et la cultive. Ou bien il s'enracine et devient un colon, un fermier ; ou bien il revend sa terre à un nouvel arrivant et s'en va plus loin, toujours plus loin, sur la frange de la civilisation. Celui-là, c'est l'homme de la Frontière. Il ne s'arrê- tera dans sa marche que le jour où la dernière frontière sera atteinte : l'océan Pacifique. Le digne pendant du pionnier est le trappeur. Bon tireur et habile à tendre des pièges, il se livre à la chasse et au trafic des pelleteries. Robuste, endurant et frugal, il passe le plus clair de son temps à courir les forêts.(...) C'est un tableau pittoresque que forme un de ces groupes aventureux. Les hommes, le rifle en bandoulière, attentifs à l'apparition de traces ou de signes suspects, escortent à cheval le chariot bâché dans lequel s'entassent femmes et enfants avec les bagages, les provisions, les outils et les semences, et que suivent quelques bestiaux. Parfois, pour réunir le nécessaire, il a fallu dépenser les derniers dollars. Le plus souvent, afin d'être en mesure de résister aux attaques éventuelles des Indiens, plusieurs familles se réunissent et forment un convoi. Le soir, au bivouac, les chariots forment le cercle et dressent leur rempart autour du feu qui illumine la Prairie. Parvenue dans une contrée qui paraît convenir à ses desseins, la petite communauté se met courageusement au tra- vail. Les voisins, quand il y en a, accourent, parfois de très loin, pour donner un coup de main aux arrivants, en vertu de la loi de solidarité en vigueur dans l'Ouest. On abat des arbres. On élève une cabane de bois colmatée d'argile et couverte d'un toit d'écorce de chêne. On façonne grossièrement des lits, une table, quelques bancs. Puis les hommes défrichent le sol, le labourent, l'ensemencent. Ils chassent et pêchent pour pourvoir à la subsistance de la maisonnée. Les femmes créent un potager, soignent les bêtes, tissent à la main couvertures et vêtements. Et bientôt les premières récoltes viennent récompenser les efforts de tous 1. » Si tout va bien, évidemment. Car une fois les colons installés sur les terres nouvellement conquises et les pionniers arrivés à bout de course, une fois le rêve de Thomas Jefferson réalisé, l'homme améri- cain n'était pas encore au bout de ses peines. Un fléau nouveau et plus meurtrier que les autres allait bientôt s'abattre sur l'Union : la guerre civile. En effet, depuis de nombreuses années déjà, un problème extrêmement grave et épineux divisait l'opinion publique et l'irritait : le problème de l'esclavage. Malgré l'abolition officielle de l'institution, il y avait encore dans le Sud près de quatre millions d'esclaves en 1860. Les populations du Nord ne comprenaient pas le problème des Noirs et étaient résolument hostiles au maintien de l'esclavage sous toutes ses formes. Humainement, sentimentalement, les gens du Nord réprouvaient le procédé ; ils étaient d'ailleurs fortifiés dans leurs sentiments anti-esclavagistes par toute une littérature spécialisée dont le chef de file était indiscutablement le fameux ouvrage de Harriet Beecher-Stowe La Case de l'Oncle Tom. Publié en 1851, ce roman dans lequel l'auteur avait imaginé des faits qui, dans l'ensemble, n'avaient jamais existé, suscita de vives polémiques et surtout la colère des gens du Sud qui traitaient leurs esclaves avec humanité. L'élan était pourtant donné et l'on a pu dire que cet ouvrage, écrit dans un! esprit pacifique, eut une influence déterminante sur la guerre civile 2. De compromis en compromis, la situation était devenue dramatique vers le milieu du siècle et la question de l'esclavage dominait dange- reusement la vie de la nation. A la suite de l'élection à la présidence des Etats-Unis, en 1861, d'un homme libéral et farouchement hostile à l'esclavage, Abraham Lincoln, originaire de l'Illinois, sept Etats déci- dèrent de quitter l'Union : la Caroline du Sud, la Floride, la Georgie, l'Alabama, le Mississippi, la Louisiane et le Texas. C'est donc la sécession. Les Etats dissidents fondent les Etats confé- dérés d'Amérique et élisent même un président, Jefferson Davis. Le pays vit sur un volcan. Décidé à ne pas reconnaître la sécession, 1. Op. cit. 2. Opinion exprimée par Philippe Van Tieghem dans son Dictionnaire des Littératures, Presses Universitaires de France, Paris, 1968. Lincoln hésite pourtant à engager les hostilités. Les confédérés exigent que la ligne de démarcation permettant le maintien de l'esclavage soit prolongée jusqu'au Far West. Leur prétention étant repoussée, ils déclenchent effectivement la guerre de Sécession en attaquant un fort près de Charleston. Pendant quatre ans, fédéraux et confédérés, Nordistes et Sudistes, vont se livrer des batailles sanglantes et les Etats-Unis connaîtront les heures les plus sombres, les plus tragiques de leur histoire. Entraîné par la force des choses dans le conflit, l'Ouest a largement connu sa part de souffrances, de sang et de deuils. Sur mer et sur terre, à l'Est et dans la vallée du Mississippi, les forces de la Confédération, commandées par l'habile général Robert Edward Lee, et les forces de l'Union, placées sous le commandement de divers généraux sans imagination, devaient lutter avec acharnement et avec des fortunes alternatives. Le Nord, numériquement supérieur et infiniment mieux équipé, mettra quatre ans à atteindre ses objec- tifs militaires, c'est-à-dire couper le Sud de l'Ouest, pour le priver ainsi de ravitaillement, bloquer les ports sudistes pour empêcher tout contact avec l'Europe, enfin occuper la capitale de la Confédération, la ville de Richmond en Virginie. Et c'est seulement en avril 1865 que le général Ulysses Grant, nommé un an plus tôt commandant en chef des troupes fédérales, livre et gagne la bataille décisive et obtient la capitulation du général Lee. Les confédérés sont alors libé- rés sur parole ; beaucoup d'entre eux deviendront des aventuriers ou des parias. A Appomattox, lieu de la défaite des Sudistes, le général Ulysses Grant proclame solennellement : « Les rebelles sont de nou- veau nos compatriotes. » Le dernier acte de la grande tragédie est joué, Des deux côtés, on pleure les morts, on panse les blessures, on cherche à oublier le cauchemar. Une période de reconstruction succède à la guerre civile et l'industrialisation du pays fait rapidement d'éton- nants progrès. Pour l'Ouest, c'est une ère nouvelle qui s'ouvre, celle des communications. La construction du Central Pacific Railway, qui reliera par voie ferrée l'Atlantique au Pacifique en 1869, celle de la Western Union, indispensable télégraphe intercontinental, sont géné- ratrices d'aventures souvent meurtrières et fécondes en épisodes édi- fiants. C'est aussi au lendemain de la guerre de Sécession que le Far West prend conscience de son état, socialement et économique- ment. Rien n'était pourtant facile, en vérité, et l'Ouest connaîtra une nouvelle période sanglante, de 1870 à 1880, période que les historiens américains baptiseront « décennie rouge ». La loi, comme on sait, aura du mal à triompher. Les spécimens les plus déshonorants de l'humanité, tous ceux qui préféraient vivre dangereusement hors la loi, ceux pour qui tuer était plus facile que travailler, s'étaient donné rendez-vous dans les villes-champignons qui surgissaient au bord des pistes, dans les villes-relais Santa Fé, , Kansas City, Wichita ou Dodge City. Ils peuplaient les « saloons », s'enivraient de bourbon, accomplissaient les plus basses besognes de tueurs à gages et donnaient du fil à retordre aux shérifs. D'autres se louaient pour voler le bétail ou piller les ranches. Car l'Ouest avait vu venir à lui de nombreux éleveurs. Les convoyeurs, les cow-boys ou plus prosaïque- ment les garçons vachers menaient le bétail jusqu'aux villes desservies par le chemin de fer où les bêtes étaient embarquées dans les trains à destination des grands centres de l'Est. A la réalité, à la fiction, à la légende du pionnier se substituaient maintenant tout naturellement la réalité, la fiction, la légende du cow-boy, du « westerner ». Par milliers, ces hommes vivaient là « d'une vie d'Indiens » (André Maurois) constituant la cohorte anonyme de la Prairie et de la Fron- tière. Au lendemain de la guerre de Sécession, bon nombre de soldats de l'armée confédérée s'étaient mis à la recherche d'un travail quel- conque, mais beaucoup d'entre eux ne réussirent à se caser que dans des bandes armées à la solde de propriétaires terriens ou de fermiers sans scrupules. Schématiquement, et selon une formule que l'on pour- rait qualifier de littéraire et par conséquent de superficielle, deux clans distincts se firent bientôt face : d'un côté les « bons », de l'autre les « mauvais ». Ce partage manichéen sera par la suite projeté dans la littérature et dans le cinéma. Pendant la « décennie rouge », les outlaws procédaient à de sanglants règlements de comptes et se heurtaient, selon les régions et les époques, à la puissance agissante des Vigilants ou des Texas Rangers, ou tout au moins à la volonté des shérifs et des « marshalls ». Bientôt, les ramifications de plus en plus denses du réseau ferré apporteront à l'Ouest une rénovation complète de la vie sociale. Certes, il y aura encore bien des bagarres, mais elles n'auront heureusement plus qu'un caractère isolé ou spora- dique. De même, on verra encore les Indiens attaquer les diligences ou les trains ; là aussi il s'agira d'actes isolés. Assignés à résidence dans de vastes réserves, les Indiens se révolteront à plusieurs reprises et ce sera la guerre indienne. Les troupes fédérales réprimeront impi- toyablement tous les soulèvements, dont le dernier aura lieu en 1890. Cet ultime acte de colère des marque la fin des hostilités. Dorénavant, les Indiens vivront paisiblement dans leurs réserves. De légers troubles auront encore lieu dans la seconde moitié du xxe siècle. La pensée des Américains aura curieusement évolué au sujet des Indiens et ce n'est pas sans raison que Jean Raspail écrit crûment : « Il existe, aux Etats-Unis, une énorme littérature consacrée aux Indiens, dans toutes les disciplines. Ce torrent de papier imprimé s'est encore gonflé, ces dernières années, de toutes les crues boueuses de la pensée occidentale contemporaine. L'écrivain américain moderne a fabriqué un piédestal, il y a hissé l'Indien, et puis il le regarde d'en bas en se roulant dans la cendre. Il bat sa coulpe à se défoncer la poitrine, se couvre de pipi et proclame que nous avons tout à appren- dre de l'Indien, et d'abord le sens de la vie. La fabrication des paniers, le rite du calumet ou le respect des montagnes sacrées deviennent autant de messages que l'affreux Blanc matérialiste se doit de recueil- lir pieusement des mains de l'Indien sage. Les chantres de l'Indianité se sont abattus sur les réserves indiennes comme des nuées de corbeaux. Cela énerve considérablement l'Indien, qui crie, non sans raison, au vol culturel à grande échelle. Car tous ces écrivains-là sont blancs. Les universités, l'été, les dégorgent par milliers. Vine Deloria, qui est un des rares écrivains indiens, avec le merveilleux humour qui carac- térise sa race, assure qu'il était plus facile à son peuple de combattre la cavalerie yankee que l'armée des ethnologues 1. » A la fin du xix® siècle, les Etats-Unis étaient entièrement pacifiés et le progrès sous toutes ses formes avait fait disparaître la poésie cruelle de la Prairie, la légende meurtrière de la Frontière et le mystère ténébreux du Far West. Des années et des années ont passé depuis la pacification totale des territoires nationaux, les Etats-Unis ont connu depuis plusieurs guerres extérieures, et pourtant le souvenir des héros du Far West reste vivace. De la grisaille innombrable émergent des personnages prestigieux dont la légende a été forgée par les contrées qui les ont vus à l'œuvre. L'Arizona, le Kentucky, la Californie, le Texas, l'Arkansas et le Kansas, l'Oklahoma comme le Nouveau-Mexique ou le Mississippi et le Missouri, qui furent le théâtre de leurs exploits, véridiques et parfois inventés, les ont popularisés pour ne pas dire immortalisés. Donnons une fois encore la parole à William B. Kearns, subtil historien du Far West qui nous rappelle : « L'histoire des Etats-Unis est en grande partie axée sur le déplacement de la Frontière vers l'Ouest. Par Frontière, on entendait une bande de territoires mal connue, qui séparait les établissements de l'Est des terres vierges s'étendant jusqu'aux rivages du Pacifique. Cette zone, essentiellement mouvante, se déplaçait avec les progrès du défrichement et de la civilisation. Les hors-la-loi y côtoyaient les pionniers en quête de 1. Journal Peau-Rouge, Editions Robert Laffont, Paris, 1975. terres nouvelles et l'aventure y était quotidienne. Avec le recul du temps, les hommes qui avaient choisi d'y vivre se sont peu à peu transformés en figures de légende. Ils font désormais partie du folklore des Etats-Unis et les écrivains et artistes qu'ils continuent d'inspirer ont peine à déceler, dans leur destinée aventureuse, la part de la réalité et celle de la fiction 1. » En effet, l'imagerie populaire, puis les chan- sons, ensuite la littérature, enfin le cinéma se sont emparés de ces personnages et les ont façonnés à leur convenance en leur prêtant un visage multiple et attrayant, le plus souvent très éloigné de la réalité telle qu'il est encore possible, partiellement en tout cas, de la reconstituer de nos jours. Le cinéma, plus que les autres arts, s'est permis de sérieux écarts et a largement fait appel à la licencia poetica. Dans bien d'autres domaines que le western, le cinéma s'est rendu « coupable » de pareilles distorsions optimistes. Il prétend être un art et non pas une école d'histoire. Or l'art — ne l'oublions pas — c'est, selon l'excellente formule d'Emile Zola, la Nature vue à travers un tempérament. Quand il s'agit de l'histoire de l'Ouest améri- cain, ce tempérament est résolument optimiste, on ne saurait le nier.

Ceux qui sont entrés vivants dans la légende De ces personnages du Far West entrés vivants dans la légende, le premier, chronologiquement parlant, est Daniel Boone (1734-1820) que nous avons déjà évoqué rapidement2. Originaire de Pennsylvanie, véri- table enfant de la Prairie, adopté comme on sait par les Indiens, il s'était fait leur ardent défenseur, cherchant à éviter les exactions et les abus des Blancs. George Fronval raconte ainsi les débuts de la carrière de ce premier découvreur de pistes : « Daniel Boone avait entendu parler, par un certain John Finley, d'une région extraordinaire où abondaient les animaux à fourrures. Avec cinq de ses compagnons, en 1769, Daniel Boone se rendit dans ces territoires que les Indiens appelaient les " terres sombres et sanglantes " parce que de nom- breuses tribus s'y étaient sauvagement battues. Pendant six mois, les voyageurs vécurent au grand air, couchant dans des cavernes. Ses compagnons étant retournés en Caroline du Nord, il fut rejoint par son frère et vécut avec lui dans une rustique cabane. Son frère étant retourné au printemps suivant vers l'Est chercher des munitions et des provisions, il demeura seul pendant trois mois, n'ayant avec lui 1. Op. cit. 2. Voir p. 17. ni chien, ni cheval. En 1775, les territoires qu'avait visités Daniel Boone firent partie de la Virginie avant de former le Kentucky1. » Par la suite, vêtu d'une veste de daim, accompagné d'un chien fidèle, Daniel Boone allait parcourir les contrées les plus sauvages sans jamais s'y perdre. Il s'était donné pour tâche d'être le meilleur guide des pionniers désireux de pousser vers l'Ouest. Lui-même s'était aventuré par la passe de Cumberland et avait ouvert quelques sentiers que ses compagnons et ses successeurs empruntèrent souvent. Son libéralisme et son sens de l'équité autant que son habileté et sa hardiesse lui valurent une réputation unique, chantée de manière plus ou moins fantaisiste dans des ouvrages parus vers la fin du siècle. Personnage doué d'une force herculéenne et dont l'humour allait deve- nir célèbre, aimé des Blancs et respecté des Indiens, Daniel Boone sera unanimement regretté lorsqu'il mourra à près de quatre-vingt- six ans. Il s'est fait enterrer dans un cercueil qu'il avait conservé pendant plusieurs années sous son lit. Si l'on s'en tient à l'ordre chronologique, le deuxième héros légen- daire de l'Ouest est le fameux (1786-1836), dont le courage n'avait d'égal que son ignorance tout aussi renommée. Né dans le Tennessee — on prétend que l'événement eut lieu dans unoi taverne — Davy Crockett se rendit rapidement célèbre grâce à ses multiples aventures dont plus de quarante ouvrages allaient conter les détails — trop savoureux pour pouvoir être entièrement véridi- ques — dans les vingt années qui suivront sa mort. D'une taille exceptionnelle — presque deux mètres — et d'une force athlétique, il était laid à faire peur, ce qui ne l'empêchait nullement d'aimer les filles et de rechercher les festivités. Phraseur, beau parleur, menteur comme seuls peuvent l'être les coureurs de prairies, Davy Crockett était tout aussi redoutable dans les discussions que dans les combats. Certains de ses exploits ont été chantés à l'envi ; les historiens sérieux les mettent pourtant en doute et il est assez difficile, aujourd'hui, de faire la part des choses et de déceler la vérité dans la profusion de renseignements pittoresques et extraordinaires que de nombreux auteurs rapportent à son sujet. On sait pourtant d'une façon précise que Davy Crockett était fier de son ignorance et s'en vantait ; pour lui, la grammaire était une « ineptie » et l'orthographe une « inven- tion contre nature ». En revanche, certains historiens affirment non sans humour qu'un de ses exploits les plus réputés — il avait abattu

1. La Fantastique Epopée du Far West, Dargaud éditeur, Neuilly-sur-Seine, 1972. cent cinq ours en l'espace d'une année — ne saurait être authentique pour la raison que Davy Crockett ne savait pas compter jusqu'à cent ! Digne successeur du « guide » Daniel Boone, Davy Crockett était typiquement un homme de la Frontière, aussi mouvant qu'elle, inca- pable de se fixer et de rester en place. Aussi, ce fut avec une véritable stupéfaction que ses amis apprirent que le vaillant pionnier, renonçant à la débauche facile, s'était marié et établi sur ses terres, se conten- tant, pour satisfaire son goût du risque, de s'engager dans la milice chargée de maintenir l'ordre. Il prit même un malin plaisir à se faire élire député au Congrès à la suite d'une campagne électorale au cours de laquelle ses réparties drôles lui assurèrent une popularité encore plus grande et consolidèrent sa légende. A Washington, son bonnet en peau de raton fit sensation pendant les huit années de. son mandat (1827-1835). Davy Crockett commençait à s'encroûter dans la vie publique lorsque la guerre du Texas lui apporta le dérivatif dont il avait besoin. Incapable de se soustraire à l'appel des armes, il rejoignit les défenseurs du fort Alamo qui résistait aux furieuses attaques des Mexicains. On sait que les cent quatre-vingt-quatre soldats de la garnison furent exterminés. La légende prétend que Davy Crockett a été le dernier à succomber. Il n'a peut-être été que l'avant-dernier mais cela ne change rien. Quoi qu'il en soit, le héros est mort glo- rieusement à cinquante ans, ce qui contraste singulièrement avec la mort paisible de son prédécesseur. Quelques lustres après la disparition de Daniel Boone puis de Davy Crockett, quelques nouveaux protagonistes du grand drame de l'Ouest défrayèrent brillamment, bien qu'à des titres divers, la chronique du demi-siècle. A l'époque où les migrations de bétail, protégées par les cow-boys, venaient de s'organiser, les Indiens de plusieurs tribus avaient déterré la hache de guerre, attaquant les convois et pro- voquant de nombreuses bagarres plus ou moins meurtrières. Dès qu'ils quittaient les villes-champignons comme Dodge City, Wichita ou Abilene, nées exclusivement pour les besoins de la transhumance, les cow-boys s'exposaient aux mille dangers de la piste. Animé du'. même esprit libéral que le premier guide Daniel Boone, Christopher Carson, plus connu sous le nom de , éclaireur de grande qualité, s'était fait un point d'honneur d'être le pacificateur par excel- lence. Il était né en 1809 dans le Kentucky et, tout jeune garçon, alors qu'il travaillait dans le Missouri, il partit à l'aventure. Gagnant d'abord Santa Fé puis Taos dans le Nouveau-Mexique, il devint guide pour le colonel John C. Frémont. Au lieu de lutter contre les Peaux-Rouges par les armes, il croyait fermement en la vertu des palabres. Connais- sant à fond plusieurs idiomes indiens, il s'appliqua à négocier, à acheter les terres plutôt qu'à les arracher par la force. Habile diplo- mate tout en demeurant un tireur d'élite, Kit Carson s'employa utile- ment à apaiser le courroux des , sauvant par ses propos conciliateurs d'innombrables convois de bétail. Sa légende, moins connue en Europe que celle de Buffalo Bill, est restée très vivante chez les Américains. En Californie, il lutta contre les Mexicains en servant de guide au général Stephen Wates Kearny et son action pacificatrice avec les Indiens se prolongea jusqu'au début de la guerre de Sécession. C'était un grand redresseur de torts, un véritable justi- cier de la Prairie. Pendant un temps, Kit Carson avait chassé en compagnie de , peu connu en Europe mais considéré par les Américains comme un des plus grands éclaireurs de la montagne, le « roi des Mountain men ». Venu au monde en 1804 à Richmond (Virginie) où son père était propriétaire d'un modeste hôtel et nullement désireux de végéter dans cette profession qu'il jugeait monotone, Jim Bridger se rendit à Saint-Louis pour y travailler chez un forgeron. C'est là qu'il entendit de nombreux trappeurs conter leurs aventures dans l'Ouest et qu'il prit la décision de devenir chasseur de fourrures. Il eut alors à lutter contre les Indiens dans la région de Yellowstone et finit par si bien connaître l'Ouest qu'il put tracer par terre avec une très grande précision une carte des Montagne Rocheuses, à la stupéfaction et à la joie des ingénieurs de l'Union Pacific qui étaient venus le consulter. On raconte que Jim Bridger vécut trois ans avec une pointe de flèche indienne plantée dans le dos. Ce fut finalement un certain Marcus Whitman qui la lui retira. La guerre indienne, déclenchée en 1862 par le massacre de quatre cents colons dans le Minnesota et qui allait durer près de trente ans, a fait connaître les noms de plusieurs chefs indiens parmi lesquels , et dont il sera longuement question plus loin. Simultanément, surtout dans la seconde moitié du XIXe siè- cle, de nouveaux héros se signalèrent à l'attention du monde, soit en raison de leur glorieux combat contre les Peaux-Rouges, soit de leur intrépidité dans la lutte contre les hors-la-loi qui essayaient de dominer les « cow-towns ». Les plus connus furent les deux shérifs Wild Bill Hickock et que surpasse de loin le plus popu- laire des héros de l'Ouest, le colonel William F. Cody, surnommé Buffalo Bill, dont les prodigieux exploits furent vantés dans plus de trois cents ouvrages et des milliers de publications relevant de l'ima- gerie la plus naïve et puérile. Wild Bill Hickock (James Butler Hickock) (1837-1876) fut un shérif plein de mérite, peut-être même le plus fameux d'entre tous. Il est vrai que, tel un Vidocq, il était passé de l'autre côté de la barricade et qu'il avait apporté à ses fonctions de policier toute l'expérience acquise en qualité de hors-la-loi. Son cas n'est pas unique et l'on compte dans l'histoire de la pacification de l'Ouest bon nombre d'anciens outlaws ayant fait amende honorable. Hickock avait débuté dans la vie comme garçon de ferme après quoi il s'était fait engager pour assurer le relais de Rock Creek Station de la compagnie Overland Stage Line. C'est dans cette station du Nebraska qu'il eut un règle- ment de comptes sanglant : s'étant pris de querelle avec les frères McCanlas, il extermina la famille, six personnes selon les uns, dix selon les autres. « Tête brûlée », Wild Bill Hickock était aussi un chasseur de buffles d'une extrême dextérité et c'est lui qui allait apprendre à son ami Buffalo Bill quelques procédés infaillibles. Il avait à son actif de nombreuses morts d'hommes, encore que les racontars aient sensiblement exagéré le chiffre de ses victimes. Pendant la guerre de Sécession, Hickock s'est battu vaillamment comme agent secret dans les rangs nordistes et il a trucidé quelques dizaines de confédérés au cours de missions dangereuses accomplies à l'intérieur des lignes ennemies. Son expérience d'homme de la Prairie lui fut à cette époque d'une très grande utilité et elle le servira encore au temps de la guerre indienne. On disait de lui qu'il avait tué plus de quarante hommes en combat singulier, pour la plupart des hors- la-loi, et ces règlements de comptes, auxquels il procédait avec une rapidité vertigineuse, lui furent crédités lorsqu'il prit du service dans les forces de l'ordre. Sa première étoile de shérif, il la reçut à Fort Riley (Kansas) où il réussit à force d'autorité et d'énergie à mater les vauriens qui infestaient cette petite cité. Plus tard, à Springfield (Missouri), à l'issue d'une querelle, il tua en duel un de ses meilleurs amis, David Tutt. Poursuivant sa vie aventureuse, Wild Bill Hickock allait être pendant un temps éclaireur pour le compte du général Custer, puis mettre fin aux exploits de nombreux desperados qui mettaient à feu et à sang la ville de Hayes City dans le Kansas. C'est là que les habitants d'Abilene vinrent le chercher en 1871 pour lui demander d'épurer leur ville. En qualité de « marshall », il édicta des règles sévères qu'il fit respecter. Wild Bill Hickock était un homme de belle allure, grand, à la moustache tombante, et d'une coquetterie exceptionnelle. A trente- quatre ans, il n'était pas seulement un shérif à poigne mais aussi une sorte de dandy. Son sombrero était impeccable et sa veste ornée de broderies dont le mérite était double puisqu'elles faisaient bon effet et qu'elles étaient en outre capables de faire dévier les balles de pistolet. Le shérif-dandy était en possession d'un arsenal bien particulier et William B. Kearns nous apporte les précisions suivantes : « Ses deux Colt calibre 44 avaient des crosses ornées de nacre. Il y adjoignait généralement un véritable arsenal — carabine à canon scié, deux petits pistolets Derringer dans le gilet, poignard à la cein- ture. Il ne marchait jamais qu'au milieu de la rue, pour pouvoir parer à toute agression. Dans ce cas, la rapidité avec laquelle il tirait ses armes de leur étui bien graissé était, paraît-il, extraordinaire. On raconte qu'étant un jour attaqué par six hommes, la main sur la crosse de leur revolver, il tua deux de ses agresseurs avant que les autres aient eu le temps de tirer un seul coup de feu1. » Un tireur d'élite de sa trempe ne pouvait être abattu que par traîtrise. C'est ce qui devait arriver. Dans une taverne de Deadwood Gulch, dans le Dakota du Sud, Wild Bill Hickock commit l'imprudence, pour jouer aux cartes avec des amis, de s'asseoir de dos à la porte et non pas devant une glace comme il avait coutume de le faire. Il fut assassiné par un certain Jack McCall, tueur à la solde d'une bande de hors-la- loi du Kentucky. Le shérif fut enterré au cimetière de . Retrouvé par la fameuse , l'assassin fut pendu à un arbre. Wild Bill Hickock avait disparu en pleine gloire ; sa légende allait s'en trouver encore amplifiée et enjolivée. Faire respecter la loi dans la Prairie était une chose, maintenir l'ordre dans les cabarets et les saloons des « cow-towns » en était une autre. L'alcool, les femmes, le poker y excitaient les cow-boys à l'extrême et tout le monde n'avait pas la tranquille puissance d'un Whitey Rupp, propriétaire de la plus fameuse maison de jeux de tout l'Ouest, le Keno House de Wichita. Le patron savait se défendre tout seul et protéger son matériel contre les assauts des boys ivres de whisky et de parfums frelatés. Le Colt toujours à portée de la main, Whitey Rupp régnait en maître absolu sur les buveurs et les joueurs qu'il savait, à l'occasion, flanquer poliment à la porte. A Dodge City, ce fut un shérif, Wyatt Earp, qui se rendit célèbre par sa poigne de fer2. Il entra pour la première fois en fonctions dans

1. Op. cit. 2. Tout ce qui peut être raconté sur ce personnage de légende l'a été par Stuart N. Lake dans le livre Wyatt Earp, Frontier Marshall, que J. L. Rieu- peyrout cite abondamment (op. cit.). Pour Wyatt Earp comme pour les autres, on consultera aussi utilement les ouvrages de George Fronval, notamment La Fantastique Epopée du Far West, déjà citée. la ville en 1876, l'année même de la mort de Wild Bill Hickock, prenant en quelque sorte la relève du défunt dans la lignée des grands « marshalls » de l'Ouest. Wyatt Earp (1848-1929) aura la chance de mourir dans son lit après une vie exemplaire, toute au service de l'ordre et de la loi. Courageux mais pacifique, doué d'une force exceptionnelle, il ne tua que huit adversaires, se contentant de maîtriser ou de blesser les autres. Son prestige était immense précisément parce qu'il cherchait par tous les moyens à éviter les effusions de sang. On raconte qu'ayant un jour relevé le défi d'un géant du Texas, il lui administra une correction magistrale, le traînant textuellement dans la boue de la rue. Cette bagarre servit grandement sa réputation. Au début — à en croire Rolf Palm1 — les fonctions de Wyatt Earp à Dodge City n'avaient rien de passionnant ; il était, en effet, seulement chargé de prélever les impôts dans les différents bouges de la ville. Le journal Dodge City Times rapporte en 1877 que le jeune shérif fut condamné à un dollar d'amende pour avoir giflé une propriétaire de lupanar récal- citrante. Wyatt Earp agissait en qualité de suppléant de , ancien adjoint et ami personnel de Wild Bill Hickock devenu « city marshall » à la mort de ce dernier. Pendant quatre ans, Bat Masterson et Wyatt Earp ont fait respecter la loi à Dodge City, une des villes les plus dangereuses de l'Ouest, en proie à des troubles permanents. Ville-terminus de la piste de Santa Fé et ville-étape pour les migrations de bétail du Texas vers le Colorado, le Nebraska et le Kansas, c'était un rendez-vous de cow- boys, de trafiquants de toutes sortes et de chasseurs turbulents. En 1880, lors du recensement officiel de la population, Bat Masterson fut porté sur les registres comme chômeur. Il était sous-locataire d'une certaine Annie Larue avec laquelle il entretenait de tendres rela- tions. A la même époque, son adjoint faisait route vers Tombstone où l'un de ses frères, , était shérif. Le compagnon de voyage de Wyatt Earp était son inséparable , le plus curieux des dentistes, qui lui avait sauvé la vie lors d'une rixe et était devenu son meilleur ami. Virgil Earp avait fort à faire à Tomb- stone, petite bourgade encore insignifiante un an auparavant mais qui s'était brusquement métamorphosée en une ville de plus de sept mille habitants, pour la raison très simple que l'on avait découvert aux alentours du minerai d'or. A la suite de cette découverte, Tombstone

4 novembre1. So war 1962. der Wilde Western wirklich ! dans Quick, n° 44, Munich, allait prendre de l'extension au détriment de la ville rivale de Tucson. Au centre de l'agglomération de Tombstone se dressait un établisse- ment nommé Bird Cage où les cow-boys et les chercheurs d 'or trou- vaient chaussure à leur pied en toute matière. Les batailles de rues étaient fréquentes et la région était infestée de brigands au service d'un riche et puissant ranchman, Ike Clanton, qui entendait régner en despote sur toute la population. Il avait instauré une sorte de racket et rançonnait ses voisins avec la complicité d'une bande armée, Le 15 mars 1881, la ville de Tombstone s'était réveillée en émoi. Au cours de la nuit, une diligence transportant de l'or avait été attaquée. Les bandits n'avaient pas réussi à s'emparer de la précieuse cargaison, mais le cocher et un passager avaient trouvé la mort. Les soupçons de la population se portèrent sur Doc Holliday, le dentiste au Colt nerveux, que la déposition d'une jeune femme partageant sa chambre d'hôtel accablait. On ne savait guère si Kate Fisher partageait cette chambre par amour ou par économie, toujours est-il que Virgil Earp avait en vain tenté de la faire se rétracter, l'accusation portée contre Doc Holliday mettant automatiquement en cause Wyatt Earp, ami inséparable du dentiste. Ayant acquis par ailleurs la certitude que le coup avait été monté par Ike Clanton et ses frères, le shérif Virgil Earp, pour couper court à toutes les rumeurs malveillantes, nomma ses trois frères, Wyatt, James et Morgan, shérifs provisoires et prit la décision d'en finir avec le gang des Clanton. Le 20 octobre 1881, Ike Clanton et ses hommes, qui avaient bu pas mal de whiskies, se déchaînèrent dans la ville, tirant dans les vitrines, cassant des réverbères, semant la panique parmi la population. Les quatre frères Earp, devant la passivité du shérif John Beham, respon- sable de l'ordre dans la région, désarmèrent les perturbateurs et les enfermèrent dans le sherif-office. Le lendemain, un des deux journaux locaux, le Tombstone Nugget, financé par Ike Clanton, s'en prenait violemment au Deputy U.S. Marshall Wyatt Earp qui, selon la feuille, avait outrepassé ses droits. L'autre journal, le Tombstone Epitaph, rectifiait les faits déformés par le quotidien concurrent. Cette polémique envenima encore les choses et, relevant un insolent défi lancé par les Clanton, les représentants de la loi organisèrent une expédition punitive. Leur rencontre avec les Clanton figure parmi les règlements de comptes les plus mémorables de l'Ouest. La fusillade eut lieu non loin de la ville, en un endroit servant de relais qui portait le nom de O.K. Corral. Ce fut une des plus célèbres batailles mettant aux prises les défenseurs de la loi et les représentants du mal. D'un côté, les quatre frères Earp auxquels s'était joint l'inévitable Doc Holliday. De l'autre, les deux frères Clanton, Ike et Billy, secondés par des amis ou des complices, un certain Clairbonne et les deux frères Frank et Tom McLowery. Le bilan de l'opération fut positif : les deux McLowery et furent tués, Ike Clanton grièvement blessé, Clairbonne arrêté. Du côté de l'ordre, seul Doc Holliday fut blessé à la hanche gauche. Sa présence sur les lieux, loin d'apaiser les commé- rages, incita les honnêtes citoyens de Tombstone, poussés par la presse à la dévotion d'Ike Clanton, qui ne désarmait pas, à exiger une enquête. Wyatt Earp et Doc Holliday furent traduits devant un jury qui les innocenta complètement en leur conseillant néanmoins de quitter la ville. Bien plus tard, on devait retrouver la trace de Wyatt Earp dans le Colorado, puis en Alaska où il fut prospecteur d'or en 1898, remon- tant le Yukon et le Klondyke à la recherche de pépites. Devenu riche, il s'établit en Californie, exploitant à une fabrique d'huile. Il est mort paisiblement à quatre-vingt-un ans. Sa légende lui a large- ment survécu et le cinéma s'emploiera à faire oublier tout ce qui pourrait la ternir. Accessoirement, il faut remarquer que la plupart des versions cinématographiques du règlement de comptes à O.K. Corrai suppriment un des frères Earp n'en laissant subsister que trois : Wyatt, Virgil et Morgan. Quelle que soit la place tenue par Wild Bill Hickock et Wyatt Earp dans la mythologie du Far West, tous les deux doivent céder le pas à l'illustre Buffalo Bill. Ses exploits sont restés fabuleux et, contrairement aux autres héros de l'Ouest, il a lui-même contribué à en diffuser la rumeur, à en amplifier les échos, faisant des choses de l'Ouest un spectacle, le Wild West Show. C'est à l'âge de vingt ans que le futur « colonel » William F. Cody (1846-1917) commença à faire parler de lui. Il était alors un des éclaireurs les plus intrépides de la Prairie et son sens du devoir et de la dignité humaine lui avait valu de prime abord la sympathie de ses compagnons et l'affec- tion de Wild Bill Hickock, de dix ans son aîné. Tireur infaillible et cavalier miraculeux, William Frederick Cody était aussi d'une adresse diabolique pour repérer les traces des Indiens. En ces temps troublés — la guerre indienne était ouvertement déclarée depuis le massacre du Minnesota — William F. Cody ne perdit jamais la notion de l'équité. Avec Hickock il s'opposa énergiquement au massacre systé- matique des bisons, seule nourriture des Indiens, et fut un adversaire farouche des trafiquants qui vendaient aux Peaux-Rouges l'alcool funeste. Il fit longtemps campagne — en vain — pour faire interdire la vente du whisky aux Indiens. Pourtant, William Cody avait tué plus d'un Indien de sa propre main et le surnom qu'on lui donnera en 1868 prouve aussi son adresse à abattre les bisons. Nécessité fait loi, ce qui ne laissait dans le cœur de Bill Cody aucune place pour les excès de quelque nature qu'ils soient. Devenu chef de famille à onze ans à la suite de l'assas- sinat de son père par un adversaire politique, Bill fut embauché comme gardien par la compagnie de diligences Russell Waddell and Majors et c'est en 1857, comme gardien de nuit, qu'il tua son premier Indien. Plus tard, un de ses premiers exploits de jeunesse allait attirer sur lui l'attention bienveillante de Wild Bill Hickock. Engagé à dix- sept ans comme courrier rapide par la compagnie du qui reliait par étapes la ville de Saint-Joseph dans le Missouri à Sacramento en Californie, William Cody avait couvert d'une traite près de six cents kilomètres en deux jours et deux nuits, ne s'arrêtant que pour changer de cheval. En 1867, les travaux pour la construction du chemin de fer transcontinental battaient leur plein et il était devenu indispensable d'approvisionner les équipes en viande. Wild Bill Hickock, à qui on avait proposé l'affaire mais qui était pris ailleurs, recommanda son jeune ami Bill Cody. Celui-ci, en l'espace de dix-huit mois, abattit 4 280 bisons avec sa carabine Springfield calibre 50 qu'il avait appelée, on ne sait trop pourquoi, Lucrèce Borgia. Pour mener à bien sa tâche, il chevauchait à la hauteur de sa proie et lui déchargeait à bout portant sa carabine en plein cœur. C'est encore Hickock qui lui avait enseigné cette méthode expéditive ne pouvant être pratiquée que par un cavalier émérite. A la suite de cette véritable hécatombe utilitaire, William Frederick Cody fut surnommé Buffalo Bill, sobriquet inventé par le shérif Bill Tilgham, successeur de Bat Masterson à Dodge City. Pendant la guerre de Sécession, William Cody s'engage dans les rangers du Kansas, puis dans les troupes de l'Union où il accomplit deux missions périlleuses derrière les lignes sudistes, ce qui lui vaut son grade de colonel. Démobilisé, il prend le temps de se rendre à Saint-Louis pour y épouser Louisa Frederici, fille d'un important fonctionnaire local. D'abord scout dans plusieurs forts, le colonel Cody se met au service du général George A. Custer et participe à l'impitoyable lutte de ce dernier contre le chef indien Sitting Bull. Cité à l'ordre de l'armée, William F. Cody redevient Buffalo Bill et assure le ravitaillement en viande de bison des cantines de la compagnie de chemin de fer Kansas Pacific Railroad. A cette époque, un autre chasseur célèbre, Bill Comstock, lança au colonel Cody un défi pour le titre de Buffalo Bill que Comstock revendiquait. Le match se termina par une nette victoire de Cody qui avait abattu soixante-neuf bisons alors que Bill Comstock n'en avait tué que quarante-six. En 1872, à la suite d'une ample campagne de publicité orchestrée autour de ses prouesses par le journaliste Ned Buntline, qui avait lancé chez les éditeurs Street et Smith une série de brochures popu- laires sous le titre Buffalo Bill, le roi des éclaireurs, et sur les instances de l'auteur, Buffalo Bill accepte de donner son nom ou plus exacte- ment son surnom à une pièce de théâtre intitulée en toute simplicité Buffalo Bill, the King of the Westerners. L'apparition « en chair et en os » du héros au dernier tableau faisait chaque soir sensation) bien que William Cody se soit révélé un piètre comédien. A l'une des premières représentations, deux spectateurs de l'orchestre sem- blaient plus particulièrement séduits. C'étaient deux anciens officiers du temps de la guerre de Sécession, le colonel en retraite Ingraham et le commandant également en retraite Burke. Les anciens militaires expliquèrent à leur camarade que l'on pouvait exploiter sa renommée d'une manière plus grandiose et plus rémunératrice. Délayant à l'infini la chevauchée fantastique du Pony Express et la terrifiante chasse aux bisons, Ingraham écrivit et publia quatre-vingts romans à bon marché pendant que Burke montait de toutes pièces une exposition- spectacle intitulée Wild West-Rocky Mountains Exhibition, avec Buffalo Bill en vedette. La première représentation eut lieu le 17 mai 1883 à Omaha (Nebraska), suivie de nombreuses autres dans plusieurs Etats. Un peu plus tard, un nouveau spectacle, intitulé cette fois Buffalo Bill's Wild West Show, fut représenté au Bowery Theater de New York. Le succès fut immense : Buffalo Bill était devenu une attraction- miracle. Pour diriger ce spectacle et y participer avec ses six cents cavaliers, le colonel Cody avait renoncé au mandat de député que les électeurs du Nebraska lui avaient confié sans qu'il eût été consulté et qui lui avait de surcroît valu une grande déception à Washington en raison de l'incompréhension et de la méconnaissance de ses collègues du Congrès à l'égard des problèmes de l'Ouest. En revanche, il lui arrivait, entre deux séries de représentations, de reprendre du service dans l'armée fédérale pour aller guerroyer dans la Prairie à la pour- suite des Indiens rebelles. Pendant trente-cinq ans, le Wild West Show allait « tourner » dans le monde, recueillant partout de substantiels lauriers. A l'instigation de Ingraham et Burke, la troupe était partie pour un séjour de six ans en Europe. Entre 1887 et 1893, le Wild West Show donna des représentations en Angleterre, en France — à Paris, il était installé porte de Neuilly — en Italie et en Allemagne. Buffalo Bill fut applaudi par le pape Léon XIII, la reine Victoria et bon nombre d'autres personnalités illustres. Dans la troupe, le célèbre chef indien Sitting Bull et l'extraordinaire tireuse pre- naient leur part des applaudissements. Exploitant à fond l heureux filon, Ingraham et Burke montèrent une nouvelle pièce, puis organi- sèrent un « congrès mondial des cavaliers sauvages » auquel partici- pèrent, selon Rolf Palm, non seulement des cow-boys et des guerriers indiens, mais aussi des uhlans prussiens, des lanciers anglais, des cosaques et des cuirassiers français ! Rentré aux Etats-Unis, William F. Cody s'installa dans le Wyoming où il fonda la ville de Cody. Hanté par le souvenir des acclamations, il devait repartir une fois encore avec son Wild West Show qu'il installa entre autres à Paris en 1905 au Champ-de-Mars, à côté de la tour Eiffel. Malheureusement, Buffalo Bill avait vieilli et le public aussi bien européen qu'américain s'était quelque peu lassé de ses spectacles éternellement les mêmes. Revenu chez lui, l'ancien héros fut en plus victime d'escrocs qui le dépouillèrent et le contraignirent à vendre tous ses biens ; c'est pourquoi, à partir de 1910, on retrouve Buffalo Bill tenant des emplois secondaires dans le cirque des frères Miller, le Ranch 101, spécialisé dans les pantomimes du Far West. Le 11 novembre 1916, Buffalo Bill donne sa représentation d'adieux. De passage à Omaha en janvier 1917, il est pris d'un malaise et on le transporte chez sa sœur Mary qui habitait à , la pittoresque ville du Colorado. Décédé le 10 janvier, il fut inhumé solennellement au sommet de la Lookout Mountain qui domine la ville. Buffalo Bill avait pris place dans les chasses éternelles, ressuscitant tous les jours dans quelque saga, quelque roman, quelque chanson ou quelque film. Le colonel William F. Cody est décédé le 10 janvier 1917, Buffalo Bill est immortel. Nous savons maintenant que la légende, telle qu'elle se perpétue grâce à de nombreuses œuvres littéraires et cinématographiques, tend nettement à idéaliser les personnages de l'épopée, escamotant le plus souvent des épisodes peu flatteurs, comme c'est le cas pour Wyatt Earp, ou cherchant à minimiser certains travers, comme il y a tout lieu de le supposer dans le cas de Buffalo Bill. Cet optimisme flagrant dans la peinture des principales figures de l'Ouest est encore bien plus marquant lorsqu'il s'agit des hors-la-loi. , Doc Holliday ou nous sont parfois présentés sous des aspects débon- naires qui sont bien loin de correspondre à la réalité. En puisant aux sources réputées sérieuses, en faisant la part qui revient à l'exagé- ration dans un sens comme dans l'autre, on doit arriver à élaborer un portrait-robot assez vraisemblable des principaux intéressés. C'est l'opération que nous allons tenter pour évoquer les outlaws qui ont sillonné la Prairie, semant la terreur et jouissant parfois, malgré tout, de la sympathie d'une grande partie de la population. Avant de conter dans les détails les aventures de Jesse James et de son frère Frank ainsi que de Billy the Kid, nous retrouverons un aventurier d'un calibre très spécial, Doc Holliday, que nous avons déjà entrevu en compagnie de son ami Wyatt Earp. John H. Holliday, surnommé Doc Holliday parce qu'il avait commencé sa carrière comme chirurgien-dentiste, est l'illustration parfaite de la corruption et de la déchéance humaine. Parti pour être un estimable praticien, Holliday ne tarda pas à devenir un tueur redoutable, mêlé aux intrigues les plus sordides, aux fusillades les plus meurtrières, se faisant à l'occa- sion — on l'a vu à O.K. Corral — l'auxiliaire de la justice à condi- tion que la loi soit représentée par ses amis. D'une santé très fragile, le docteur John H. Holliday s'était établi dans la ville de Dallas (Texas), dont le climat lui convenait parfaitement. Malheureusement, l'aimable dentiste avait la passion du poker et bientôt il fréquenta beaucoup plus les maisons de jeux que son cabinet dentaire. Pour défendre ses intérêts aux jeux de hasard, il apprit à manier un Colt, devint orfèvre en la matière, et, comme il était par surcroît coura- geux, il devint rapidement une « terreur ». Dès qu'il eut abattu son premier adversaire, Doc Holliday abandonna complètement sa pratique de dentiste et il se mit à truffer de plomb la cervelle de ses ennemis au lieu de plomber les dents de ses patients. Bien qu'il eût le coup de feu facile, il était considéré comme une sorte de gentleman. Son ami Wyatt Earp en a tracé le portrait suivant : « C'était un dentiste dont la nécessité avait fait un joueur ; un gentleman dont la maladie avait fait un vagabond de la frontière ; un grand, maigre et pâle garçon blond presque mort de tuberculose et en même temps le joueur le plus adroit, l'homme le plus rapide, le plus dangereux avec un six-coups que j'aie jamais connu 1. » Les routes du Texas, du Colorado, du Wyoming et de l'Arizona ont été jalonnées de cadavres du fait de la dextérité fâcheuse de Holliday, tueur sans scrupules. Installé à Dodge City, il avait eu envie, de reprendre son métier et avait fait passer dans la presse locale une annonce ainsi conçue : « J. H. Holliday, dentiste, offre respec- tueusement ses services professionnels aux citoyens de Dodge City et des environs pendant l'été. Cabinet chambre n° 24, Dodge House.

1. Rapporté par Stuart N. Lake dans son livre, paragraphe traduit et cité par J. L. Rieupeyrout (op. cit.). Si satisfaction n'est pas donnée, l'argent sera remboursé. » C'est là que pour des raisons qu'il n'est pas facile de découvrir, sans doute simplement par sympathie, il sauva la vie au shérif Wyatt Earp, départ d'une amitié indéfectible qui allait mener les deux hommes à Tomb- stone et à la fameuse fusillade dans O.K. Corral. On a vu plus haut que les honnêtes citoyens de la ville ne croyaient guère en l'innocence de Doc Holliday et ils s'étaient même imaginé que sa participation à l'expédition des frères Earp n'était qu'une feinte. Une feinte, en vérité, qui rapporta à Doc une sale blessure. A la suite du verdict auquel nous avons fait allusion, Doc Holliday quitta Tombstone où il avait vécu en compagnie de la théâtreuse de saloon Kate Fisher, sa seule liaison officiellement connue. Liaison orageuse puisque Kate Fisher avait été à l'origine des accusations portées contre Holliday au moment de l'attaque de la diligence transportant de l'or. La chronique nous apprend que Doc Holliday continua à mener une vie aventureuse dans les bars jusqu'en 1885, date à laquelle le gentleman-tueur mourut de tuberculose au sanatorium de Glenwood Springs (Colorado), sans pistolet et sans bottes, un verre de whisky à la main. Ses dernières paroles furent : « This is funny. » John H. Holliday (1850-1885), issu d'une excellente famille de Louisiane, personnage subtil et insaisissable malgré les apparences, semble opposer un démenti formel à la théorie pourtant pertinente de l'écrivain américain A.B. Guthrie : « Nous aimons les westerns parce qu'ils nous rendent facile le choix entre le Bien et le Mal. » Passons maintenant à un autre tueur célèbre, haut perché sur l'Olympe des demi-dieux de l'Ouest, Billy the Kid, dont on connaît le tableau de chasse avec une précision accablante : vingt et un cadavres pour vingt et un ans de vie. William Bonney (1859-1880) jouissait pourtant d'une popularité sympathique et c'est par affection que les fermiers du Texas l'avaient surnommé le Kid. Né dans un quartier pauvre de New York, William H. Bonney n'avait que trois ans lorsque sa famille quitta la grande cité de l'Est pour aller vivre dans le Kansas. Après la mort du père, la mère de Billy trouva un emploi dans une pension de famille à Silver City, dans le Colorado. A peine âgé de douze ans, comme il n'y avait pas d'école à Silver City, Billy était déjà un pilier de cabaret. Un élégant cavalier s'étant avisé de dire du mal de sa mère, le jeune garçon l'étendit raide mort sur le parquet. Après cet exploit précoce, Billy Bonney éprouva le besoin de prendre l'air. Il se rendit successivement en Arizona et au Mexique, où son passage ne fut jamais oublié. Et pour cause. A Tucson (Arizona), il avait tué à bout portant et simultanément un Noir et un Blanc, prouvant ainsi qu'il n'avait pas de préjugés raciaux, encore que, selon George Fronval, il ne faisait d'encoches sur la crosse de son revolver que pour les hommes de pure race blanche. Il est donc probable que les Indiens qu'il assassina pour s'emparer de leurs montures ne figu- rent pas à son palmarès des vingt et un ! A Mexico, Billy the Kid avait mis fin à une interminable partie de poker en tuant son parte- naire trop tenace. Arrivé à l'âge de dix-huit ans, Billy estima qu'il fallait mettre un terme à ce qu'il appelait ses frasques de jeunesse. Il pensa sérieusement à travailler. Un citoyen anglais du nom de John Tunstall se présenta à point nommé pour lui offrir une place de cow-boy dans son ranch de Pecos Valley, au Nouveau-Mexique. Billy accepta d'autant plus volontiers que la chasse aux voleurs de bétail allait faire partie de ses attributions. Ses pistolets n'auraient ainsi pas le temps de se rouiller. Billy the Kid devint bientôt le meilleur ami de son patron qui le traitait avec humanité ; aussi, lorsque John Tunstall fut abattu par des voleurs de bovins à la solde du puissant ranchman Jesse Chisum, Billy the Kid jura-t-il de le venger. L'épisode particulièrement sanglant de cette vengeance du Kid fait partie de ce que l'on a appelé dans l'Ouest la , vaste bagarre entre Chisum et les fermiers qui ne voulaient pas se soumettre à sa dictature. Le jeune Bonney organisa le siège de la maison de celui qu'il considérait comme l'assassin de son patron, Alexander McSween, et ne se déclara satisfait qu'après avoir tué dix hommes, faisant ainsi payer cher la vie de son ami anglais. Les habitants de Lincoln County ne pardon- nèrent pas à Billy the Kid cette tuerie et ils choisirent comme shérif un de ses anciens camarades, , espérant ainsi le ramener à la raison. Le Kid fut pourchassé avec d'autant plus de zèle que le nouveau gouverneur du Nouveau-Mexique, le général Lew Wallace, avait promis une récompense de 500 dollars pour sa capture. Pat Garrett, qui avait servi dans les Texas Rangers, tendit une embuscade à Fort Summer et William Bonney fut arrêté en janvier 1881, traduit devant une cour de justice et condamné à mort. Le comportement du gouverneur Lew Wallace en cette affaire a été rapporté de façon contradictoire. Selon les uns, dont Rolf Palm, le verdict du tribunal révolta Billy the Kid parce que le gouverneur lui aurait promis, au cours d'une entrevue secrète, une sentence clémente. Toutefois, Lew Wallace avait alors d'autres préoccupations ; il fignolait, en effet, un livre destiné à le rendre célèbre : Ben-Hur. Selon d'autres, parmi lesquels George Fronval, l'entrevue avec le gouverneur n'aurait nulle- ment été secrète, elle aurait eu lieu le 17 mars 1879 et Lew Wallace se serait contenté d'écouter William Bonney se justifier de crimes dont on l'accusait à tort. Ce qui est dûment prouvé, c'est que Billy the Kid s'évada de la prison de son ancien ami Pat Garrett en assassinant froidement deux gardiens. Pat Garrett s'élança à sa poursuite et le chercha pendant plusieurs mois. Enfin, avec l'aide de deux adjoints, il apprit que Billy the Kid se cachait à Fort Summer, chez un fermier appelé Pete Maxwell. Forçant ce dernier à tendre un piège, Pat Garrett tua William H. Bonney d'une balle en plein cœur, le 14 juillet 1881. Traduit pour la forme devant un tribunal, le shérif fut acquitté, son action ayant été qualifiée d'homicide justifié. Peu après, Pat F. Garrett aban- donna ses fonctions, se fit nommer par Theodore Roosevelt inspecteur des Douanes à El Paso, après quoi on le retrouva en Californie où il exerçait le métier de starter aux courses. Sa fin fut tragique : le 29 décembre 1908 il fut assassiné par un fermier du Nouveau-Mexique, nommé Wayne Brazil, qu'il voulait faire expulser de son ranch. Quelques jours après l'exécution de Billy the Kid, le journal Daily Optic, qui avait annoncé en première page la fin du tueur, apporta une nouvelle pour le moins stupéfiante : un lecteur lui avait fait parvenir l'index de Billy the Kid. Cet index qui avait pressé la gâchette au moins vingt et une fois pour provoquer mort d'homme fut pieuse- ment conservé dans l'alcool. Pendant trente ans, les admirateurs du Kid allaient défiler devant ce débris macabre pour saluer la mémoire de celui qui fut la terreur du Texas et du Nouveau-Mexique, mais qui avait disparu, auréolé de gloire. G. Bernard Shaw devait lui consacrer une pièce, Giacomo Puccini un opéra, Aaron Copland un ballet. Sans parler des chansons, ni des films. Avant d'en arriver au chapitre consacré au bien-aimé Jesse James, le plus prestigieux des hors-la-loi de l'Ouest légendaire, nous devons saluer au passage Sam Bass, le plus fameux détrousseur de trains. En 1877, à vingt-six ans, il est chef de bande et attaque un train de l'Union Pacific Railway chargé d'or, à Big Spring, dans le Texas. Enhardi par cet exploit retentissant, il met les bouchées doubles et attaque quatre convois en l'espace de quinze jours, provoquant non pas la colère mais l'admiration des Texans. Selon la rumeur publique, Sam Bass dévalisait les riches pour donner aux pauvres. C'était un bandit, c'était aussi un justicier. Les Texas Rangers, chargés de l'ordre et de la sécurité, le recherchèrent en vain, mais il y avait un Judas dans sa bande, un certain Jim Murphy, qui leur donna les indications nécessaires pour le surprendre et l'abattre. L'engagement eut lieu à Round Rock ; Sam Bass fut grièvement blessé et il succomba le jour même de son anniversaire. Il avait vingt-sept ans. On assure que c'est Calamity Jane, la seule grande héroïne du Far West, qui recueillit son dernier soupir. Un an après sa trahison, Jim Murphy se suicidait par peur d'être torturé par les vengeurs de Sam Bass. Bien avant la naissance du cinéma, Jesse James était appelé le « brigand bien-aimé ». Il faudrait être un conteur magique pour mettre en valeur tous les exploits, véridiques, faux ou présumés, de Jesse W. James (1847-1882). Notre propos est moins ambitieux et nous nous bornerons à une reconstitution succincte de la vie réelle de ce bandit des grands chemins, brutal et sans scrupules, dont la légende a enjolivé chaque geste, comme pour le modeler à l'image d'un dieu. Marqué par la guerre de Sécession, tirant habilement parti de rivalités politiques, cupide et jouisseur, Jesse James n'était certes pas ce Robin Hood de la Prairie que nous présentent les chants populaires imités par le cinéma. Fils de Robert James, pasteur baptiste installé dans le Missouri, Jesse W. James s'était battu dans les rangs des Confé- dérés et avait été fait prisonnier. Une sentinelle avait lâchement tiré sur lui ; le commandant du camp nordiste le considérant comme moribond le renvoya dans sa famille, à Clay County où sa mère Zeralda lui prodigua les tendres soins qui le sauvèrent. Il s'engagea alors dans la bande de guérilleros sudistes de « Bloody Bill » (Anderson), puis dans celle de W. Charles Quantrill qui opérait dans le Kansas et le Missouri. Aux côtés de ce chef de bande surnommé, à juste titre, paraît-il, « l'homme le plus sanguinaire de toute l'histoire des Etats-Unis », Jesse James devait guerroyer pendant un an, se vantant d'avoir trucidé de ses propres mains neuf Yankees. Après la défaite des Confédérés, Jesse James prit la ferme décision de continuer la guerre pour son propre compte. Avec son frère aîné Frank et deux anciens compagnons de guerre, les frères Robert et James Younger, il forma une bande de malfaiteurs qui opéra entre 1866 et 1882. Au cours du premier pillage d'une banque à Liberty, un garçon de seize ans fut tué. La ville se révolta, organisa une milice et arrêta Jesse James qui fut pourtant acquitté, faute de preuves. Selon les statistiques établies par les services officiels, en l'espace de quinze ans, ceux que l'on appelait les James Boys pillèrent onze banques, attaquèrent et dévalisèrent sept trains postaux et trois dili- gences. Ils commirent seize assassinats. Toutes les attaques furent fructueuses, sauf celle de la First National Bank de Northfield, en septembre 1876. Au cours de cette aventure, Robert et James Younger furent faits prisonniers et Jesse James, blessé, échappa par miracle avec son frère Frank aux miliciens volontaires de Northfield lancés à leurs trousses. Bien que redouté, Jesse James n'était pas haï par tout le monde. Il avait laissé entendre qu'il continuait à défendre le Sud contre le Nord ; il s'attaquait aux banques et aux transports. Or, ces établissements avaient été implantés dans le pays par des Yankees et c'est pour leur compte que les convois chargés d'or sillonnaient la contrée. C'est ce qui explique la tolérance coupable des gens respec- tables. L'opinion était d'ailleurs partagée, selon l'appartenance poli- tique. Les républicains voyaient en Jesse James un vulgaire bandit, les démocrates estimaient que les James Boys continuaient à défendre la cause des Etats sudistes. Alertée par les compagnies de chemin de fer, la célèbre agence de détectives Pinkerton envoya dans le Missouri deux de ses meilleurs limiers qui contraignirent les James Boys à changer continuellement de repaire. Les représentants de Pinkerton incitèrent le gouverneur du Missouri à offrir une prime de 5 000 dollars pour la capture de Jesse James, mort ou vif. On peut penser que ce n'est pas de gaieté de cœur que le gouverneur Crittenden, connu pour ses sentiments démocrates, mit la tête du chef de bande à prix. Les victimes étaient pourtant trop nombreuses, l'aventure de Northfield avait démontré par ailleurs que le « brigand bien-aimé » n'avait pas que des sympa- thisants, il fallait en finir et le gouverneur du Missouri était contraint d'agir énergiquement. Avide, comme beaucoup de ses semblables, d'honorabilité et de quiétude familiale, Jesse James s'était marié dans le plus grand secret et menait une double vie. Pour sa femme et ses deux enfants, il avait acheté une belle maison à Saint-Joseph, ville fondée dans le Missouri par le Canadien français Joseph Robidoux, et il y vivait paisiblement, entouré de la considération distinguée de ses voisins, lesquels ignoraient tout des buts réels de ses déplacements. Cette retraite bourgeoise était inconnue des membres de sa bande ; un jour pourtant l'un d'eux, Robert Ford, la découvrit par hasard. Ce fut la perte de Jesse James dont la tête venait tout juste d'être mise à prix par le gouverneur Crittenden. On a raconté dans les détails la façon dont Jesse James, tourné vers le mur où il était en train de planter un clou pour accrocher une pancarte portant — ô ironie ! — les mots « God bless you » (Dieu vous bénisse !), fut abattu lâchement par son ami Bob qui lui tira deux balles dans la tête. Sortant de la villa où il venait d'accomplir son forfait de traître, Robert Ford se rendit au bureau de poste et envoya au gouverneur du Missouri le télégramme suivant : « Ai tué J. J. Saint-Joseph. Bob Ford. » L'assassin toucha la prime et se retira des « affaires ». Il eut même le mauvais goût d'interpréter sur scène une pièce intitulée Comment j'ai tué Jesse James. Par la suite, il devint propriétaire d'un saloon itinérant dans le Colorado et fut tué à bout portant par l'ancien policier Edward O'Kelly, devenu tueur à gages. Frank James, lui, eut plus de chance. Arrêté quelques jours après la mort de son frère, il fut jugé et acquitté. Il mourra paisiblement dans son lit après avoir été vendeur dans un magasin de chaussures et starter sur un champ de courses. Le meurtre de Jesse James fut accompli le 3 avril 1882. Le lende- main, le journal démocrate Sedalia Democrat publiait un article du major John N. Edwards qui flétrissait l'acte vengeur de Robert Ford en ces termes : « Dans toute l'Amérique, on n'a jamais commis de meurtre plus lâche ni plus inutile que celui-ci. » Enfermée dans un somptueux cercueil d'une valeur de 500 dollars, la dépouille mortelle de Jesse W. James fut transportée par train spécial à Kearney où vivait sa mère. Zeralda James fit graver sur la pierre tombale cette méprisante épitaphe : « Ci-gît mon fils bien-aimé, assassiné par un homme qui ne mérite pas que l'on cite son nom. » La villa de Jesse James fut rapidement aménagée en lieu d'attraction pour touristes habilement exploité par ses survivants. Aujourd'hui, à Saint-Joseph, un hôtel porte son nom qui a imaginé un curieux slogan publicitaire : « Vous ne serez pas attaqués à l'hôtel Jesse James. » Dans les ballades et les chants populaires, Jesse James est toujours qualifié de « brigand bien-aimé » et Robert Ford traité de « sale petit Judas ». Parmi les figures pittoresques du Far West, il en est deux que l'Europe connaît à peine et qui sont pourtant fort populaires aux Etats-Unis. S'il en est ainsi, c'est sans doute parce que le cinéma n'a pas daigné leur accorder la même attention qu'aux autres person- nages de légende. On commettrait une injustice en les escamotant. Nous avons d'ailleurs eu déjà l'occasion de faire allusion à l'un d'eux, Bat Masterson. Originaire de l'Illinois, William Barclay Master- son, appelé familièrement Bat, était encore enfant lorsque ses parents s'installèrent dans le Kansas alors en ébullition. La vie y était difficile et les conflits avec les Indiens constants. Bat et son frère Edward furent donc élevés dans un climat très rude. Successivement, Bat Masterson fut chasseur, éclaireur, joueur professionnel, restaurateur, puis fournisseur de viande pour les chantiers du Santa Fé Railroad. En 1874, il se fixa à Dodge City où il devint rapidement l'ami puis l'adjoint de Wild Bill Hickock. Les querelles étaient fréquentes entre anciens soldats confédérés et Yankees. Diplomate, Bat Masterson s'employa à apaiser les passions, ce qui lui valut de nombreuses amitiés. En sa qualité de shérif, il traquait impitoyablement les bandits et lorsque son frère Ed fut tué par deux assassins, il en exécuta un Charles fimi.enê en 908 à Anvers d'un père français et d'une mère belge, a fait ses études secondaires à Bruxelles, puis a fréquenté les 'facultés de lettres et de droit à Paris et à Varsovie. Au cours d'un long séjour en Pologne, il a été rédacteur en chef de diverses publications de langue française et secrétaire des émissions françaises de Radio-Pologne Katowice. Il s'est rapidement spécialisé dans l'étude du cinéma sous toutes ses formes et plus particulièrement de son histoire. Rédacteur en chef de revues professionnelles, critique, auteur, producteur et animateurd'émissions de radio et de télévision, conférencier, il est surtout l'auteur d'une trentaine de volumes consacrés à l'histoire du cinéma, ainsi que de plusieurs monographies. Charles Ford a enseigné l'histoire du cinéma à l'université de Toronto (Canada), au Centre d'Etudes Cinématographiques de Nice (dont il a été le directeur) et dans différentes académies étrangères. Il est attaché au Conservatoire libre du Cinéma francais à Paris. L'université de Valladolid (Espagne) l'a nommé professeur honoraire. Il est officier de l'Ordre des Arts et Lettres, chevalier du Mérite cinématogra- phique et brigadier d'honneur de l'Etablis- sement Cinématographique des Armées. Il a siégé, comme président ou membre, dans de nombreux jurys internationaux. Du même auteur, aux Editions Albin Michel : L'Univers des images animées.

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