GUY D'AMOURS

PURGA TI0 MERL17VI

Suivi de

ENTRE L'HISTOIRE ETLA FTCTION

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l'Université Lavd pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)

FACULTÉDES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL, SAINTE-FOY

0 Guy D'Amours, 2000 National Library Bibliothèque nationale du Canada Acquisitions and Acquisitions et Bibliographie Services services bibliographiques 395 Wellington Street 395, rue Wellington Ottawa ON KIA ON4 Ottawa ON K1A ON4 Canada Canada

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La présente thèse est divisée en deux parties. La première partie est un roman sur le personnage de Merlin écrit dans une perspective historique où l'auteur entend retracer, en la disséquant, la fiawe historique du personnage. Le roman, écrit au «je », est en quelque sorte les confessions d'un homme politique et évêque du TP siècle nommé Dubricius et surnommé Merlin. Dans la seconde partie, I'auteur s'interroge sur la subjectivité de l'homme, qu'il soit historien ou écrivain, devant l'Histoire. En cherchant par comparaison et observation les différentes relations qui existent entre i'homrne, Ie réel et l'Histoire, Sauteur montre la réflexion qui l'a conduit vers une prise de conscience personnelle de la fiagité de la science historique. Edh, l'auteur résume le cheminement créa* qui a donné naissance à son roman, La présente thèse est divisée en deux parties- La première partie est un roman sur le personnage de Merlin écrit dans une perspective historique où l'auteur entend retracer, en la disséquant, Ia figure historique de Merlin- D'une part, le roman se veut le plus fidèle à la période au cours de laquelle il se déroule (vet siècles) ;aussi les éléments contextuels, sociaux ou culturels ont-ils été établis à partir d'un ensemble de documents et de recherches historiques. D'autre part, pour retracer une figure pIausible de Merlin, l'auteur donne par logique et déduction une interprétation inversée de la légende et du mythe de Merlin en cherchant dans les fàits rendus magiques et irréels par la mémoire, des actions et des pensées vraisemblables. Le roman, écrit au je D, est en quelque sorte les confessions d'un homme politique et évêque du V siècle nommé Dubricius et surnommé Merlui.

Dans la seconde partie, l'auteur se questionne sur la subjectivité de I'homme, qu'il soit historien ou écrivain, devant l'Histoire. Le but premier est de s'interroger sur notre aptitude, en tant qu'être pensant, à percevoir objectivement le réel et, par extension, l'Histoire- En cherchant par comparaison et obsemation les différentes relations qui existent entre l'homme, le réel et l'Histoire, L'auteur montre le cheminement qui l'a conduit vers une prise de conscience de la f?agiIité de la science historique. En situant dans un premier temps la perspective humaine (réalité intérieure) sur un me de perception du réel, et dans un second temps l'histoire et la création historique, su.un are hl'storico-flcfif,I'auteur montre toute la subjectivité dont est chargé le jugement face au réel et a l'Histoire. La conclusion qui en décode est que les jugements habituellement portés sur le récit d'historien et le roman historique sont souvent superficiels et rarement objectas. La thèse s'ouvre sur un questionnement quant à la valeur de l'un et l'autre des deux genres et propose une suite logique à l'étude en cours, soit la comparaison systématique, lucide et méticuleuse selon quatre critères bien précis d'un roman historique et d'un récit d'historien portant sur le meme sujet et possédant la même valeur. Enfin, I'auteur termine en cherchant à tracer le grandes lignes de l'itinéraire qui l'a conduit a la réalisatio son roman. A A AVANT-PROPOS

Pour quelqu'un qui n'a jamais effectué un travail de recherche de longue haleine, iI n'est pas facile de s'imaginer concrètement ce que cela représente de « faire un doc »- Une thèse n'est pas que l'agglomération de données restructurées, mais le résultat d'un long et difficile processus alternant sur des années entre le raisonnement désordonné et la réflexion inspirée, l'acharnement firtile et l'effort efficace, Ie sombre découragement et la certitude exaltée, la pauvreté hancière et la fortune intellectuelle, le désespoir et la fierté, les critiques acerbes et les mots d'encomgements, et, enfin, la tristesse et la joie.

Bien au-delà des aubes qui m'ont brutalement rappelé d'aller au lit, des miettes de sandwiches avalés à toute vitesse entre deux paragraphes échappées dans le clavier, des « bugs » informatiques qui m'ont obligé à remettre sur le métier cent fois mon ouvrage, des comptes en souEance qui m'obligeaient à aUer « vraiment » travailler durant quelques mois, il y a bien plus important :

Merci Nathalie, sans ta foi en moï, ton ardeur à prendre soin de Roxanne, Fé,lix, Léonie et Anaïs et à faire souvent mon devoir de père, j'en serais encore à fouiller dans des livres.

Merci Roxanne, Félix, Léonie et Ana& l'ordinateur sera désormais plus disponible et papa aussi.

Merci Monsieur Paquette, vos intuitions, vos conseils et votre encyclopédique savoir mériteraient d'être à la première ligne de ma bibliographie ; votre retraite laisse un trou géant et béant à l'université, et je crains fort qu'on ne puisse le combler de si tôt.

Merci Maman, tu m'acceptes tel que je suis et c'est déjà beaucoup.

Merci Papa, ta fierté aura été un des moteurs vers ma réussite et ton compte de banque une assurance contre ma faillite. Merci Monsieur Gagné, sans une rencontre forhite sur une plage de Gaspésie, il n'y aurait pas eu de thése.

Merci Madame Beaulieu, vous avez été le meilleur @de qui puisse être dans le Iabyrinthe de l'administration universitaire.

Merci Monsieur JoIy, vous m'avez enseigné qu'être minutieux n'était pas une exigence superflue de la recherche.

Merci Madame Yourcenar, votre sagesse et votre tde~tsont mon premier diplôme-

Merci Merlin- Tu m'as appris à persévérer et m'as procuré un bon sujet de roman.

Merci enfin a tous ceux qui ont contribué de près ou de loin a ma réflexion ;ce que je suis, c'est tout ce que j'ai aussi été. TABLE DES lMATIERES

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Résumé court ...... II Résumé long ...... ïïI Avant-propos ...... TV Table des maheres...... VI

Purgatio Meriini ...... 1 Carte de la Britannia au temps de Merlin (vers 500) ...... 106 Carnets...... 107

SECTION THÉoRIQUE Entre I'Hisioire et la Ficlion...... , ...... 111 Introduction...... 112 Chapitre 1 :Lliermétisme du réel ...... 1.1 Le réel ...... 1.1.1 Définition du réel ...... 1.1.2 ~éeiet venté ...... 1.1.3 Lliomme pensant devant le réel...... 1.2 Le processus de reconstruction du réel ...... 1.2.1 Perception du réel ...... 1.2.1.1 Les donnéese~?emes...... 1.2. 1.2 La connaissance sensiile...... 1.2.1.3 Subjectivité esogene ...... 1.2.2 Compréhension du réel ...... 1.2.2.1 La cornaissance intellectuelle...... 1.2.2.2 Subjectivité endogène ...... 1-3 Entre le réel et I'irréel ...... 1.3.1 Le schéma de la perception du réel et de llirréeI...... 1.3.1.1 De f inaccessibilité de l'irréel ...... 1.3 -2 Des obstacles 9 une vision objective de la relativité de la réalité intérieure...... 1.3.2.1 L'illusion scientifique ...... 1.3.2.2 L'iIIusion psychosociale...... 148 1.3.2.3 L'ilion nonne...... 15 1 1-3-3 Conclusion partielie...... 154 Chapitre 2 :L'hermétisme de l'Histoire...... 157 2. 1L'Histoire ...... 158 2.1.1 Définitions de l'Histoire...... 158 2.1.2 Histoire et histoire ...... 159 2 .L.3 L'homme pensant devant l'Histoire...... 160 2.1.3. L L'exenrplum ...... 160 2.1.3.2 De l'historié et I'historia à l'estoire ...... 163 2.1.3 -3 De la Renaissanceau siècle des Lumières...... 164 2.1.3.4 La naissance de l'lustoire moderne...... 165 2.1.3 -5 L'histoire aujourd'hui...... 166 2-2 Le processus de reconstruction de l'Eixstoire...... 168 2.2.1 D8aillmces de la " science historique " ...... 168 2.2.2 Indétermination du champs historique ...... 169 2.2.3 Confusion de la matière historique...... 171 22.4 L'inaccessible Histoire ...... L74 2.2 -5 Les limites de i1iypercritique...... 178 2-3 Entre l'Histoire et la Fiction...... 181 2.3.1 Le schéma de la perception historico-fictive ...... 181 2.3.1. L Valse à deux sur L'axe historico.fictif...... -183 2.3 -2 De fausses croyances...... LSS 2.3 -3 Roman historique et récit historique...... 192 Chripitre 3 : De la vérité a la Maisemblance ...... 198 3-1 L'écrivain devant L'Histoire...... 199 3-2 Fréquenter Ie passé...... 200 3-3 Se détacher ch présent...... 209 Conclusion...... 213 Bibliographie...... 216 Section réflexion critique ...... 216 Section création ...... 225 Annexe I...... 230 'arrive à peine du mausolée d'Artus et mes yeux ne sont pas encore taris. Cette petite îie isolée au regard des hommes par la mer, les marais et la forêt dense que les JAnciens appelaient Avalon est pourtant magnifiquey mais je ne parviens pas à m'empêcher de songer que cette flore majestueuse se noumra désormais de la dépouille de ce astant aimé. Un instant j'ai eu envie de m'étendre avec lui dans cette éternité qui nous attend tous ;j'adrnets volontiers que ce n'eût pas été un grand sacrifice pour un vieillard presque centenaire' mais l'idée de choisir de le rejoindre dans cette fitude de paix, tout comme j'avais décidé de le mettre au monde ou d'en faire le maître de la Britannia, m'a paru un instant le dernier acte possible de ce drame. Je me retins.

J'entreprends ici de raconter ma vie. Je ne parlerai pas du magicien ni du prophète qu'on m'a cm être, mais de l'homme passionné que j'ai véritablement été. On m'a accusé d'avoir moi-même causé la mort d'Artus et de Modred, de les avoir voles à notre Britannia ;je n'ai rien pris à personne et n'aurais pu le faire : Artus et la mère de Modred fùrent les êtres que j'ai le plus aimés. En outre, ni l'un ni l'autre n'eût été ce qu'il devint sans ma volonté.

Je veux qu'on sache que je ne chercherai plus à mentir comme je l'ai fait trop souvent par le passé ;je serai de bonne foi. Je ne sais si on pourra me croire, mais je jure devant Dieu que je ne mentirai point. Ce qui provient de mes observations personnelles, je le rendrai dans les limites de la perfection qu'impose la perception de tolrt homme devant les autres et soi-même ; ce qui était avant moi, ou indépendamment, j'en puiserai les sources dans les manuscrits que le bon BIaiz m'a confiés et je m'efforcerai de ne pas corrompre mes autres sources plus qu'elles ne l'ont été dans la bouche de ceux qui me les ont livrées. Ton gain, lecteur, le seul au fond qui en soit vraiment un pour tout homme, ce sera la Vérité. Dans ce long mensonge que fut ma vie, une seule personne n'a jamais cru en moi- Même après fa victoire de Badonicus, quand la Brïtannia devint un havre de paix, même quand par mes conseils tous les ennemis fùrent maintenus à distance, Gwenhwyvar ne montra aucune reconnaissance. Peut-être était-ce elle au fond qui était la véritable prophétesse. Elle m'a souvent accusé de m'être imposé comme le maître de tous, mais elle se trompait. Bien avant ma naissance, j'étais destiné à être le défenseur de notre Britannia contre toutes attentes ;j'étais par mon sang voué à le devenir. Contrairement à ce qu'elle a toujours pensé, ce ne fiit pas l'ambition q~ me ,ouida tout au long de ma vie, mais l'hérédité. Quand les légions romaines fûrent rappelées à Rome par l'empereur Honorius quarante ans avant ma naissance, la Britannia se trouva à la merci des tribus que Rome, à défaut de les domestiquer, avaient repoussées aux frontières. Les Britons conquis avaient quant a eux peu a peu appris à vivre selon les us et coutumes romaines, et la par romana, confort oisif maintenu grâce au pain et aux je- mirage illusoire d'une vie sans combat, avait fÏni par dénaturer nos tembles ancêtres qui avaient combattu avec fierte les élans conquérants des armées de César. Les terrifiants guemers blonds étaient devenus au fii des siècles de pacifiques citoyens de Rome. En voulant se protéger contre ses envahisseurs, l'empereur nous avait donc laissés sans défense et aux prises avec de pires ennemis que les siens. Sans chef pour diriger l'ensemble, chaque village proclama son dirigeant comme autorité suprême.

C'est ainsi que mon grand-père Demetius fiit proclame chef des Demetae et qu'il se retrouva à la tête d'hommes attendris au point de ne plus pouvoir opposer à la hreur et aux armes des ambitieux envahisseurs que leur peur et leurs larmes. Contrairement à la plupart des citoyens de la Britannia, Demetius rejeta tout ce qui était romain ; il insista pour que son village, que les Romains avaient nommé Moridunum, se fit désormais appeler Caermarthen, comme l'avaient voulu nos ancêtres-

Tout comme moi, mon grand-père avait à cœur la survie de notre nation. R passa sa vie à reconstruire l'armée britonne, à entraher les hommes, à réconcilier les clans, à faire la paix pour mieux préparer la guerre- El fréquenta un moine nommé Constant. C'était un homme bon, mais qui ne connaissait pas le rôle de maître d'une nation. Son père Constantin avait été élu empereur de la Bntannia par la centaine de légionnaires qui avaient refbsé de répondre à l'appel d'Honorius. Ce Constantin n'était au fond qu'un légionnaire parmi les autres, mais on crut qu'il serait peut-être aussi fameux que son homonyme de Rome. Quelques semaines après sa nomination, Constantin partit à la conquête de la Gaia avec sa poignée d'hommes, abandonnant son fils Constant avec un titre d'empereur qui ne valait plus rien, si ce n'est qu'une partie de la population le considérait comme légitime. On raconte que Constantin mourut peu de temps après son arrivée en Gallia sous la lame du général Stilicon,

Constant avait dû entendre parler des exploits militaires de mon grand-père, car un de ses messagers arriva un jour à Caermarthen pour annoncer que le village d'Isurïum avait été pillé par les Pictes. La forteresse dYEburacums'en trouvait menacée et Constant n'avait plus les ressources sdfisantes pour répliquer à cette attaque. Demetius répondit à l'appel en y menant cent cinquante de ses meilleurs hommes. Ils arrivèrent à Tsurium dans la nuit et encerclèrent la ville. Un éclaireur fùt délégué et revint en disant qu'il y avait au moins trois cents guerriers pictes qui festoyaient. Des dizaines de corps jonchaient le sol et les femmes et les enfants hurlaient en essayant d'échapper aux mains aventureuses des Pictes. Mon grand-père envoya un messager au chef picte qui se nommait Daman. Le cheval revint sans son cavalier ;une tache de sang témoignait de l'accueil qu'on lui avait réservé. Mon grand- père ordonna que l'on ne laisse aucun ennemi skweà cet affront. Il avait l'habitude des attaques promptes, des face-à-face sanglants d'où il ne sortait qu'un vainqueur ou deux vaincus. Le cri de guerre bnton monta dans la nuit. Les ho-es de Daman fiirent surpris ; ils avaient livré leurs demiers combats contre une armée dirigée par un moine efiayé ; ils en Sontaient une menée par un dragon enragé. Aucun Picte ne survécut. Demetius avait I'habitude de conserver la tête des chefs ennemis qu'ii avait vaincus, mais il fit une exception: en guise d'avertissement, la tête de Daman fùt placée au bout d'un piquet de bois qu'on planta au sommet de la muraille construite jadis par Hadrien. Les Pictes se tinrent tranquilles un moment.

Demetius fùt convié à Isca Silurum, la forteresse où vivait Constant. II apprit à connaître cet homme que le coeur avait fait moine mais a qui le destin avait donné contre son gré un titre d'empereur. On dit que les tempéraments contraires s'attirent ;eh bien, la complicité qui se développa entre ces deux hommes en est la preuve. Je ne crois pas aux amitiés désintéressées, pas plus qu'a l'amour qui ne demande rien ; un ami ou une maîtresse n'est au fond qu'une douce bruine sur le désert de nos âmes. Constant trouva en Demetius un refuge contre les angoisses de sa solitude et les assauts de sa peur ; mon grand-père se sentit paternellement impliqué dans la déroute de cet homme qui était pourtant son aîné de plus de trente ans ;il trouva en lui ce fls fiêle qu'un père encourage à foncer, mais en se réjouissant de cette faiblesse qui lui conseme sa toute-puissance paternelle. On a dit de moi que j'étais un prophète capable de prédire le fùtur ;je n'ai toujours fàit que prévoir sagement les inévitables conséquences des inéluctables agissements humains. Nous n'en serions peut-être pas au désastre qui nous frappe aujourd'hui si Constant avait écouté les avertissements de mon grand-père.

Il y avait dans l'entourage de Constant un nommé Vurtigem, un Picte qui avait jugé bon de se joindre aux forces britonnes. Il n'était encore qu'un jeune homme, mais le nouvel empereur avait pour lui I'admiration et la tendresse qu'une maîtresse réserve habituellement à son amant. Vurtigem avait longtemps vécu dans le nord de la Britannia, près de la frontière du territoire romaiq et ia menace constante que représentait la vie aux ffontières du temtoire en avait fait un guemer aguerri. Il avait ce regard que j'ai tant admiré chez Artus, la sagesse en moins. Pourtant, sa plus grande force ne résidait pas dans le maniement des armes, mais dans celui des mots, talent qu'il avait hérité de son père Pever, un marchand qui avait fait des anaires en or auprès des riches voyageurs venus d'Orient. Les légionnaires d71sca Silurum I'écoutaient plus que l'empereur et on chuchotait que c'était lui qui régnait véritablement.

Demetius avait des centaines d'hommes à ses ordres, et s'il ne pouvait afEmer sans se tromper qui était le meilleur, il avait dû apprendre rapidement à recomaitre le pire. Vurtigern ne lui plut pas. Il n'avait jamais fait confiance aux incornus qui se prosternent devant d'autres inconnus. Le respect doit se gagner; j'ai trop vu combien celui qu'on obtient sans effort est le miit de la stupidité, de la peur ou de la cupidité. Il fit part de ses doutes à Constant. Aveuglé par I'arnour, l'empereur s'en trouva insulté et si@a à mon grand-père que l'heure de son départ avait sonné. Demetius se fâcha et il s'en fallut de peu qu'un combat n'éclatât entre ses hommes et ceux de Constant. Sans l'intervention de Lupus, mon grand-père et ses hommes seraient probablement morts ce soir-là dans la forteresse d'kca Sifurum,

Lupus était un clerc que le pape avait envoyé en Britannia pour veiller à ce que la Parole continuât à se répandre malgré le chat difticile qui y régnait. Vurtigem, partisan du retour aux institutions primitives de nos ancêtres, encourageait constamment Constant a reprendre les anciens cuites pour s'attacher le peuple. Ii ne se fit pas un ami de Lupus. Aussi, quand Demetius dénonça ouvertement l'attitude de Vurtigem, Lupus se tint ii ses côtés. II usa de son autorité religieuse et s'adressa au moine plutôt qu'à l'empereur, exhortant les deux parties à conserver leurs forces pour les véritables ennemis. Sa requête fit entendue, mais Constant le chassa avec mon grand-pére. Demetius l'accueillit a Caermarthen comme un invité de marque.

C'est dans l'adversité que naissent les sources des plus hautes humanités, comme c'est dans la guerre que le génie se révèle dans toute sa mesure. La triste situation de notre nation affectait profUndément Lupus et il dut reconnaître que mon grand-pére était l'homme tout désigné pour l'adoucir. Lupus devint l'ami de Demetius ; plus encore, son conseiller : son calme atténuait le caractère primesautier de Demetius ;sa subtilité couvrait les erreurs grossières que le chef commettait souvent par trop de fianchise ; sans jamais parvenir à christianiser Demetius personnellement, la foi au Christ de Lupus effaça tranquillement l'image païenne qu'il avait projetée jusqu'alors. Mon grand-père lui fit un grand honneur en lui donnant un surnom qui le consacra comme son intime. Ii ne fit que traduire son nom latin en briton ; l'animai carnivore que les Latins appellent « lupus », nous l'appelons « blaiz ». C'est ainsi que le bon BI& devint le meilleur ami de mon grand-père.

Constant réalisa trop tard que Demetius avait vu juste. J'ai maintes fois observé froidement le regard des ennemis qui agonisaient sur le champ de bataille et souvent, au delà de la peur et de Ia soufiance, j'ai perçu dans leurs yeux une douce lueur de soulagement, de compréhension et d'acceptation. La mort est une grande amie de la vérité, car devant eile, nul ne peut plus mentir- On raconte que Constant, étendu dans une mare de sang' cherchant désespérément à enlever les quatre ou cinq glaives que les soldats de Vurtigern venaient de lui planter dans le dos, jeta un sort à l'auteur de ce crime. Le pauvre homme ne conjura en fait personne, sinon lui-même, en utilisant son dernier souffle pour citer les Saintes Écritures : « Vae soli ! ». La solitude n'est supportable que si elle est volontaire ;imposée, elle devient vite atroce- Ce meurtre fiit sans doute une délivrance.

Vurtigem savait qu'il ne pourrait régner avec le sang de l'empereur sur ses mains- Il fit arrêter les meurtriers_Jusqu'à ce que leurs têtes tombent sur le sol, les pauvres jurèrent avoir reçu l'ordre d'assassiner Constant par celui-là même qui les condamnait. Quelques légionnaires refusèrent de coopérer avec l'assassin et s'en allèrent rejoindre l'armée de Demetius, en espérant que ce dernier rendît justice. Mais mon grand-père n'attaqua jamais Vurtigem- Quelques sots esprits l'accusèrent d'avoir peur. Socrate disait qu'on ne peut craindre ce qu'on ne connaît point; ainsi la peur ne pouvait affecter cet homme qui l'ignorait. Certains légionnaires crurent que la rancune le retenait, s'imaginant qu'il n'intervenait pas dans le but de laisser une preuve sanglante de ce qui advenait quand on désobéissait a ses conseils. Mais les plus grands chefs savent mettre leur haine de côté pour leur peuple- Demetius savait qu'il ne saurait réunir à sa cause les hommes de Vurtigem. Or, la côte est de la Britannia avait toujours été bien gardée par les hommes de Constant, elle Ie serait tout autant sinon plus par ceux de Vurtigem. Il savait que d'inutiles combats résulteraient d'un &ontement avec l'uwrpateur et il sut mettre de côté son aversion pour lui afin de présenrer la stabilité qu'il avait instaurée avec Constant.

Les grandes tribus de Britannia étaient alors réunies en deux factions. Les Ordovices, les Brigantes, les Cornovii et les Silures suivaient mon grand-père ; les Dumnonii, les Iceni, les Trinovantes et les Atrebates continuèrent à collaborer avec Vurtigem. Pendant vingt ans, les deux hommes tinrent l'ennemi à distance. Aux mains de ces guerriers, la Bntannia se conserva sans cependant jamais s'améliorer. Il leur manquait l'ordre que je sus plus tard instaurer. Ma naissance fit entourée d'une étrange aura de merveilleux, et je ne doute pas que mon origine trouble ait contribué à faire de moi ce que je devins plus tard aux yeux de tous. Demetius était déjà un vieillard quand il comprit que personne aprés lui ne pourrait tenir les brides de Bntannia avec çufl?sammentde fermeté pour éviter que ce cheval à plusieurs têtes ne s'emporte. Ii questionna Blaiz qui ne trouva qu'une solution iméalisable : il lui fallait un héritier Iégitime qui par son nom obtiendrait le respect nécessaire au maintien de l'unité de notre peuple. Mais Demetius n'avait eu qu'une fille unique, ma mère Dyfï-ig, qui avait choisi de se garder pour le Christ- Tl ne parla jamais de ses espoirs déçus à ma mère.

Un de ses conseillers dut parler, car ma mère apprit que le sort de la Britannia se jouait entre ses reins. Un sou, elle s'en alla trouver mon grand-père et lui demanda de lui trouver un amant d'une seule nuit. L'homme devait avoir les yeux couverts, ne pas lui adresser la parole, et devait quitter Caermarthen le soir même. Nul ne sait qui mon grand- père choisit pour féconder sa fille unique- Les yeux clos de ma mère scellèrent à jamais l'énigme de mon père. On m'a dît souvent dans mon enfance que je ressemblais à ce Demetius que je n'ai pas connu personnellement- L'idée que ce vieil homme parvenu à la fin de sa vie n'ait jamais trouvé un homme digne de devenir le géniteur de son héritier m'a souvent traversé l'esprit. Rares sont ceux qui savent ce que c'est que d'être un enfant sans père; cette image d'un grand-père incestueux ne me répugna jamais suft?samment pour renier celui qui peut-être me donna la vie.

La grossesse de ma mère ne passa pas inaperçue- Blaiz était en voyage à Rome et c'était un évêque nommé Zénon qui s'occupait temporairement de ses affaires. II l'accusa d'avoir rompu ses vœux et exigea un procès. Mon grand-père s'opposa a un tel jugement, soutenant que juger sa filie revenait à l'accuser lui- On le défia. C'était mal connaître ce guerrier qui avait fat mourir sous sa lame plus d'hommes que la peste. Zénon chercha à monter les Caermarthenois, usant du meilIeur argument qui soit contre la vérité : la peur. II y parvint presque. Des groupuscules brandissant des arguments religieux commencèrent à proliférer. Ma mère fbt même agressée violemment sur la place publique ; sans l'arrivée d'un ami de mon grand-père, je n'aurais jamais vu le jour. En apprenant ce qui s'était passé, mon grand-père s'emporta. Il s'en alla trouver Zénon et le mit sévèrement en garde. Le lendemain, le malheureux dévot, aveuglé par cette prétention religieuse à la vérité qui affecte trop de ces faux chrétiens que j'ai croisés tout au long de ma vie pour ne pas finir dans un grand brasier un jour, envoya malgré tout un messager à Rome pour obtenir le droit de juger ma mère. On trouva le messager et Zénon pendus à l'entrée de Caermarthen le soir même. Les rumeurs ne cessèrent pas pour autant ; eIIes se transformèrent ; comme c'est toujours le cas en ces moments de grande fébrilité populaire, les dinérentes versions se rencontraient, s'entrechoquaient et finissaient par se réunir en une seule idée, mélange subtil des deux premières, qui allait à son tour se confionter à une autre version des faits. Chacun des habitants, en utilisant le filtre personnel de ses goûts et de ses peurs, s'était finalement inventé sa propre histoire. Cependant, dans chacune des parties de la ville, une version officielleynouvel amalp.me forgé a même le matériau populaire du coin, était unanimement admise. Les proches de mon grand-père connaissaient la véritable raison de la mort étranse de Zénon. Mais beaucoup d'habitants, imprégnés de superstitions chrétiennes et de magie, mélangèrent tout. On supposa que si ma mère refbsait de dire qui était le père de son enfant, c'est qu'eue n'avait pas connu d'homme. Les esprits les plus troublés se convainquirent qu'il s'agissait I& de I'œuvre d'un incube, ces prétendus êtres démoniaques qui peuvent prendre l'apparence humaine pour féconder une femme. Aussi pensa-t-on que Zénon avait été tué par le Diable lui-même. Mon grand-père trouva l'idée fort drôle et au lieu de forcer la venté, il tourna cette superstition à son avantage. II améliora la rumeur en laissant subtilement courir le bruit selon lequel l'enfant à naître serait extraordinairement doué, et que si Dieu le voulait, il paMendrait peut-être à s'en fke un puissant allié. Ma mère put enfin être tranquille.

Je naquis durant l'hiver de la vingtième année du règne de Valentinien III et la trente-septième de celui de Theodosius II, alors que ma mère venait de quitter l'adolesce~?ce et que mon grand-père était déjà un vieillard. Je fùs accueilli dans ce monde par les deux hommes que j'ai toujours considérés comme mes pères : Demetius, qui me légua la force brute du guerrier, et BIaiz, par qui j'acquis la connaissance. Je ne connus jamais Demetius, mais jusqu'à ce que je devinsse plus grand qu'il n'avait été, l'ombre de sa gloire me couvrit contre I'astre tonide de la jdousie, durant ces années où mêmes les plus grands des hommes ne sont encore que des êtres fragles bailottés entre la suMe et le trépas. Cet homme qui n'avait toujours vécu que pour la Britannia mourut pour elle. Quatre mois après ma naissance, dors que la fioidure s'évanouissait lentement sous les rayons du Grand Astre, Dernetius livra avec ses hommes une violente bataille contre les Pictes en Maxima Caesariensis, près de Devsl Sa dernière victoire lui coûta la vie.

En mourant, il me Libéra d'un fardeau que tout homme porte désespérément, bien que je ne fusse pas alors en mesure de le comprendre. Un Picte enragé supprima I'être qui sans le vouloir m'eût probablement étouffé par sa toute-puissance. Ce n'est pas sans raison que je n'ai jamais voulu qu'Artus soit élevé par son géniteur ou même son parent éloigné ; a trop aimer, on finit par contraindre et je ne voulais surtout pas qu'Artus soit protégé contre les risques de sa destinée.

Dynig avait accepté de faire un petit-fils à son père, mais non de devenir mère. Quelques mois après ma venue, quand je fus suffisamment fort pour me passer de son lait, elle me coda aux bons soins de Blaiz et se retira pour toujours dans son monastère. Je ne la revis qu'une fois, à sa demande, alors que j'étais encore un jeune enfant. Notre mémoire a ces âges est sélective et je n'ai retenu de cette brève rencontre que l'austérité de ses vêtements qui tranchait avec sa douce voix Nous passâmes de longues heures ensemble ;je me blottissais dans ses bras, espérant que ce moment ne -finirait jamais. Encore aujourd'hui, c'est la seule béatitude contre laquelle j'échangerais toute ma vie. Nous ne prononçâmes pas un mot, trouvant dans le silence la plus subtile réunion qui soit. J'ai toujours considéré que le temps qui passe est un grand don de Dieu sans lequel nous ne serions pas différents des fleurs et des arbres qui n'y sont soumis qu'a demi ;j7aïme profondément la tombée du jour qui me donne à la fois I'impression d'avoir existé et le sentiment presque extatique qu'à la dernière nuit des temps tout ceci n'aura été qu'un songe du dieu Lug. Ce soir-là, cependant, j'aurais défié le dieu solaire lui-même pour qu'il oublie la loi qui règne dans l'univers et qu'il laisse pour une fois la lune au ciel pendant un jour complet. Quand Blaiz arriva dans la chambre où nous nous trouvions, je compris que le temps était venu de dire adieu. Sallais parler, mais ma mère posa délicatement son doigt sur mes lèvres et me dit simplement ce vers d'Horace : « Dulce et decorurn est pro patria mon ». Elle m'embrassa sur le fiont et me confia pour la dernière fois à Blaiq que je suivis docilement sans me retourner. Elle mourut peu de temps après. Blaiz vint m'annoncer la nouvelle alors que j'étais plongé dans mes études. Je le sentais nerveux, ou peut-être était4 simplement triste. Je le regardai quelques instants, puis me replongeai silencieusement dans ma lecture. Je n'ai jamais reparlé de Dy6g jusqu'à ce jour.

Bfaiz m'accueillit dans sa maison comme son propre fils. Mais à ses yeux, j'étais bien plus : on lui avait confié le fùtur maître de la Britannia. Je fis traité et élevé comme un fils d'empereur, avec cette différence qu'il s'mangea pour éviter que jamais je ne me sentisse supérieur au servant du servant. J'ai conservé toute ma vie ce respect de l'autre quel qu'il soit et jamais je n'ai toléré le mépris dans mon entourage ; j7ai vu de grands hommes se laisser submerger par la rancune, la colère, voire la haine, mais la condescendance me mit invariablement en face d'êtres peureux et perfides. Blak insistait pour que je fsquentasse des enfants de toutes origines ;ce me fùt fort utile par la suite :je sus comment atteindre le coew et l'esprit de tous. On me donna la chance de tout apprendre sans jamais me forcer à rien faire. Si Blaiz voulait que je lise Épictète, il ne m'en parlait pas, mais je trouvais son Mmel égaré par hasard près de ma paillasse. Aucun livre de la bibliothèque de Blaiz ne m'était interdit. Je ne sais si cette grande salie au mur de grès où j'ai passe une partie de mon enfance existe encore ; il est probable que ces livres, qu'un Romain nommé Symmaque avait confiés à un jeune enfant érudit nommé Lupus qui se destinait à la vie religieuse peu après le sac de Rome, aient été détruits par les récents pillages. Peu m'importe : je comprends maintenant que le savoir peut temporairement infléchir les poussées du destin, non les modifier délïnitivement ;toutes mes connaissances et mes aptitudes n'auront fait que retarder la course du destin. Blaiz ne me questionnait jamais sur ce que j'apprenais, mais il fit toujours présent pour répondre à mes questions. B suBsait que je lui parle d'un mot grec dont je ne comprenais pas complètement le sens pour qu'un invité parlant parfaitement cette langue vienne séjourner dans notre demeure. II y avait continuellement un hôte avec nous. Le repas du midi était particulièrement animé : un ami de Rome récitait des vers de Virgile, mais en les expliquant en des termes qui s'adressaient à moi ; un cousin à peine arrivé d'Athènes discutait longuement avec lui de l'idée de stabilité matérielle de Parménide, de la théorie des germes d'Anaxagore, de l'amour unificateur d'Empédocle, des atomes de l'âme de Démocrite, ou de la finalité d'Aristote ;un étranger d'Alexandrie, Métroaste, amïvé selon Blaiz par hasard, passait le plus clair de son temps à expliquer le serment d'Hippocrate et les grands principes de la médecine. On ne me dit jamais qu'ils venaient tous pour moi, ce qui me conserva pour eux le plus grand intérêt ;j'avais l'impression de voler aux conversations ce savoir que je ne me croyais pas destiné. Plutôt que de me gaver jusqu'à ce que ma cervelle trop remplie ne se lassât de tous ces mots, mon bon maître m'affama jusqu'à ce que je finisse par le supplier de me donner autre chose à mettre en mon esprit.

De Tréves nous arriva un jour celui qui m'enseigna le plus grand art de la guerre, celui de parler aux hommes. Il se nommait Aristippe. C'était un homme de petite taille et en l'écoutant, je compris que la grandeur de I'esprit d'un homme n'avait rien à voir avec la dimension de son corps. Il me déroula les subtiles ficelies de la rhétorique, celles que l'homme à la langue habile et à l'esprit vif peut accrocher à l'esprit, aux bras, aux jambes et, plus important encore, aux coeurs de ceux à qui il s'adresse. J'avais toujours considéré ce taIent comme le pire des défauts ;je réagis vivement. J'aliai trouver BIaiz et lui fis part de mes réticences. Persuader les hommes sans qu'ils ne s'en rendent compte, n'était-ce pas la même chose que d'en faire ses esclaves ? Blaiz se fit convaincant : être bon et sage ne suffisait pas pour régner parfiaitement, il fallait parfois transmuer les idées de pierre en or ; la Brîtannia ne pourrait être réunifiée que par un homme qui saurait convaincre, ce qu'il jugeait être une forme de victoire plus subtiIe. J'avais déjà à cet âge la passion de notre terre et j'étais prêt à sacrifier ma vie pour elle. Ce n'était pas suffisant : il fdlait que j'accepte de me trahir moi-même pour la sauver. Je tenais la vérité en haute estime, comme la plus grande vertu qui soit, mais on m'apprit qu'un mensonge pouvait parfois mener à de plus grandes vérités et que toute vérité est dans L'œil de celui qui regarde. Aristippe resta donc avec nous pendant de longs mois. le devenais peu à peu le Merlin que l'on a connu. Je compris comment faire penser les autres comme je pensais, comment les contraindre à admettre le contraire de leurs idées les plus chères, comment les forcer à croire en ce qu'ils ne pouvaient voir et à voir ce qui ne pouvait être vu, et, enfin, à ne plus penser si cela était nécessaire. I'étais un bon élève ; bientôt, plus personne ne put résister à mes syllogismes indéfectibles. Comme Riothamus l'a fait plus tard pour Artus, Blaiz ne négligea pas ce qu'il considérait être le fourreau de I'épée sans lequel celle-ci tombe au sol en laissant son propriétaire sans défense :je fis entraîné comme un Spartiate. Cette fois je regimbai ;la fin de l'enfance seule me fit fialement accepter mon sort sans le comprendre ; ce n'est que beaucoup plus tard, lors de ces longues nuits humides que je passai camouflé dans les tranchées marécageuses de la Vdentia, que je pus bénir ces entraînements que je croyais réservés aux barbares.

Blaiz m'initia personnellement aux mystères de la foi chrétienne. Je fus inspiré par ce Nazaréen qui avait donné sa vie pour sauver le monde. Ces enseignements destinés à des pêcheurs contrastaient avec la rigueur des penseurs grecs ; mais ils m'apparurent bientôt comme la continuité logique des idées philosophiques que j'avais particulièrement appréciées. Je considérai rapidement cette religion relativement nouvelle comme ma seconde mission. Il y avait beaucoup à faire ; les paroles que le Christ avait dites en toute simplicité sur le bord du Jourdain étaient sujettes à de nombreux litiges. Il y avait dans ces disputes de moines copistes quelque chose d'aberrant : chacune naissait dans le contraire de ce qu'elle prétendait soutenir ; la tolérance prônée jusqu'à la fin par ce grand sage n'était plus que des taches d'encre à défendre jusque dans le paradoxe du sang. Un mort est un mort et j'ai tué dans ma vie, mais je ne le fis jamais en croyant respecter les préceptes que Jésus avait enseignés ;une passion plus grande, vicieuse même, qui me conduira peut-être à un châtiment éternel auquel je ne puis vraiment croire d'un Dieu si bon, me fit préférer la Britamia à ce à quoi j'ai officiellement do~éma vie. Il est trop tard pour les regrets et je ne pourrai pas dissimuler ma double identité encore longtemps : l'évêque Dubncius et Merlin seront menés ensemble au dernier jugement.

Je ne fùs pas que chrétien. Blaiz savait qu'il me fallait connaître des croyances plus anciennes ; car comment atteindre le cœur d'hommes dont l'âme est réservée à un autre dieu que le sien ? Il me présenta a Solen Ce vieiliard à la longue barbe blanche faisait partie d'un cercle d'initiés aux mystères des druides qui avaient su conserver leur tradition en catimini. Il fit l'impossible pour m'enseigner en quelques années une sagesse qui ne pouvait s'acquérir habituellement qu'en vingt-cinq ans. Je connus Sukellos, ce dieu portant massue et dont le chaudron magique inépuisable assure subsistance, résurrection, mais surtout jeunesse et inspiration ; j7admirai la puissance de Lug, le dieu solaire qui le détrôna ; Cemunnos, ce dieu cornu qui est maître de la vie végetale et animale, ce jumeau de Dionysos, me fit penser à ces ancêes communs à notre race et à celle des Grecs. Mais je préférai surtout les déesses : Épona, la cavalière qui conduit les âmes à leur dernière demeure, et Brigitte, déesse mère des mères ; il manquait de telles figures féminines à la croyance chrétienne.

Sans jamais obtenir ~Eciellementle titre de barde, de devin ou de druide, j'acquis la connaissance nécessaire à leurs prodiges ;toute ma magie ne fut jamais que l'application méticuleuse d'un art plus ancien que Rome même. Je trouvai d'étranges liens avec la religion que j'avais adoptée : la force la plus haute était une trinité, plus grossière certes, mais avec une puissance que lui concédait son âge ; une espérance après la mort aussi ;je puis co&er que si le choix m'était offert, j'hésiterais entre le Royaume des cieux et ces iles merveïlieuses, sans souffrance ni mort, que les druides promettent. Je ne vois toujours pas de différence fondamentde entre notre vision de Dieu et cette force divine omniprésente en laquelle les druides ont foi, et qui fit semble-t-il rire les guerriers celtes au temple de Delphes en voyant la forme humaine des dieux grecs. Mais je fus troublé plus que tout par cet attachement à la nature que je ne retrouvai pas ailleurs ;il y avait une logique qui me paraissait inévitable entre la nature et la puissance divine ;je fis de cette découverte une de mes armes préférées' car que reste-t-il a l'armée contre qui se sont retournés les éIéments ?

Je passai ainsi ma jeunesse entouré de grands hommes qui me traitèrent avec justesse et justice. Ii y avait un grand risque à vouloir tout m'apprendre; on eût pu me perdre en route. Mais Blaiz ne me fit jamais sentir que je n'étais pour lui qu'un fbtur roi ou maître ; la fin des apprentissages et des exercices quotidiens me ramena toujours auprès de ce père adoptif qui fit de moi un philosophe, un guemer et un sage.

11 s'écoula quinze ans entre la mort de Demetius et mon accession au titre de conseiller de Vurtigern. Ce furent de temibles années, presque aussi malheureuses que celles qui s'annoncent. La vie et la mort ne cessent de se succéder ;Demetius et Constant avaient été des sources de vie, Vurtigern ouvrit sans le vouloir le passage de la mort. Les rues de Caermarthen ne fiirent plus les mêmes : les lonses promenades des amoureux qui se terminaient passionnément dans les boisés environnants se transformèrent en de courts déplacements hâtifs ; vieillards et enfants fùrent abandonnés à eux-mêmes et il n'était pas rare de voir agoniser l'un d'eux sous les yeux des passants incapables de prendre en charge un autre malade ; les marchands ne firent plus d'affaires, car la majorité des habitants, n'ayant plus de quoi payer, préférait chasser la vermine pour s'en nourrir ; la maladie et la mort étaient partout. Tandis que les ennemis s'avançaient de plus en plus loin sur notre territoire, Vurtigem se ternit daris la forteresse d'ha Silunun. L'existence en Britannia ressemblait à ces insomnies répétées, qui fissent par mettre leurs victimes dans un état d'esprit particulier oii la nuit et le jour se confondent dans le pire des cauchemars éveillés- Le nouveau maître de la Britannia avait perdu le contrôle de la situation.

Une rumeur nous effraya : désespéré, Vurtigem s'apprêtait à appeler des guemers à l'aide, les Saxons. Blaiz et moi savions qu'il ne fallait surtout pas laisser d'autres loups entrer dans notre bergerie. J'avais à peine atteint ma quinzième année de vie et mon heure était venue. J'ai toujours eu un talent pour les déguisements. Il me vient de Blaiz. Il se déguisa et se rendit à Isca Silurum : accoutré en mendiant, iI hurla dans les nies qu'il avait le don de prophétie et que seul un enfant sans père pourrait sauver la Bntannia. Ii ajoutait à ceux qui voulaient l'entendre que le phénomène n'était pas impossible puisqu'il avait déjà vu un tel bâtard a Caermarthen. II ne nous restait plus qu'à attendre.

Quelques jours plus tard, notre plan s'avéra efficace. Je jouais dans la rue avec un ami à la chouie. BI& appréciait ce jeu qui consiste à pousser une grosse balle avec un bâton recourbé et qui nécessite de doser l'habileté, la force et l'intelligence; mes entraînements à la choule devinrent rapidement un amusement qui occupait mes temps libres. Moi et Dinabut n'étions pas préoccupés par ies deux spectateurs qui observaient la scène depuis peu. Je réussis à enlever la balle une fois de plus à mon camarade qui entra dans une grande colère que sede l'enfance peut justifier. Il m'accusa de tricher, insinuation que je récusai poliment. Je lui rendis la balle, mais son esprit avait déjà été enflammé par la fùreur : « Je ne veux pas de faveur de toi, Merlin. Tu n'es qu'un bâtard car tu n'as pas de père- Moi je sais qui m'a engendré 1).

Je souris et regardai mon ami courir vers chez lui d'un oeil amusé. Les deux hommes qui assistaient silencieusement a notre querelle s'approchèrent de moi, par demère. Je me retournai tout d'un coup et tombai face à face avec eux, ce qui les fit sursauter. IIs étaient tous deux vêtus d'une veste de cuir portant le sceau de Vurtigern, une couronne d'or superposée à une immense montagne dont la cime se perdait dans les nuages. Ils s'empressèrent de vé&er I'allégation de Dinabut. Je leur confirmai que je n'avais pas de père. Les deux hommes se regardèrent un instant. Puis, d'un commun accord, iXs se saisirent de moi, me recouvrirent d'une étoffe et se dirigèrent d'un pas rapide vers leurs chevaux qui étaient attachés près de là. J'aurais pu leur résister ; j'étais déjà un habile guerrier qui ne craignait rien ;mais il me fallait à mon tour entrer dans mon destin comme le Chna à Jérusalem. ils me couchèrent sur un cheval, les pieds et la tête de part et d'autre de la bête, et partirent au galop.

Sur le chemin qui devait les ramener à la cour de Vurtigem, les deux hommes s'arrêtèrent dans une petite ville où se tenait un marché. J'étais maintenant assis derrière l'un d'eux, serrant docilement sa taille et observant l'agitation qui régnait autour de lui. Nous nous arrêtâmes près d'une auberge. Nous marchions côte à côte quand, soudainement, j'éclatai de rire. Les deux hommes m'accusèrent de vouloir nous faire remarquer. le jurai que non et pointai la raison de mon hilarité. Je montrai un jeune homme dont l'élégant habillement laissait penser que sa famille n'était pas trop touchée par la misère du pays. Il venait de se procurer de superbes sandales brodées en or et sautillait de joie en les montrant aux passants. J'avais déjà souvent réfléchi au ridicule qui consiste à tirer du plaisir, quand ce n'est pas de la jouissance, de l'en~ichissementquel qu'il soit. La mort nous sépare bien assez tôt de ceux qu'on aime pour savoir que le peu qu'on sait donner de notre vivant se doit de l'être aux hommes et non aux choses. Je ne connaissais pas l'avenir de cet homme, mais je savais de quoi il devait être fait. « Cet homme agit comme s'il ignorait qu'il va mourir.. , P.

Comme je prononçais ces paroles, la foule se mit à crier et à s'éparpiller. Une voiture tirée par quatre chevaux qui s'étaient emportés à cause de la chaleur et du bruit fauchait tout sur son passage. Le jeune riche dont jYavaÏstant ri, aveuglé par son précieux achat, ne vit venir le danger et son corps fùt écrasé sous les roues de la voiture. Son bras reposait sur Ie côté et ses doigts, qui s'étaient refermés sur ses sdiers, se relâchèrent doucement : il lâcha son dernier souffle avant que les souliers ne touchent le sol. Les hommes qui m'accompagnaient fixent pris de terreur et m'accusèrent d'être de connivence avec le Diable ;je ne me défendis point, me contentant de leur sourire- Ils n'avaient rien

compris ; j'avais remis en doute Ie bien-fondé de i'attachement à de vulgaires souliers ; ils avaient cru que je pariais de la mort de cet homme en parîiculier. Ils ne m'adressèrent plus la parole et le reste du voyage leur parut aussi long que celui d'Énée dans la barque de Charon.

Je fiis d'abord frappé par le fait que la forteresse d'Isca SiIurum, vue de l'orée du bois, avait l'air lugubre. Comme nous nous approchions, je compris la démesure de l'homme qui y régnait. Une haute muraille de pierres et de morceaux de bois s'érigeait en cercle. Tout Ie long de la muraille, il y avait un fossé rempli d'eau boueuse qu'on ne traversait que par un pont constitué de billots de bois qu'on pouvait lever de I'intérieur à l'aide d'un ingénieux système de cordes et de poulies. En haut de la muraille, Vurtigem avait fait construire à intervalles réguliers de petites enceintes où deux ou trois hommes pouvaient se tenir et attaquer l'ennemi en toute séc~~5té.La route qui menait à l'entrée avait été volontairement trouée pour qu'aucune machine de guerre ne puisse s'approcher. Au fond de chaque trou, on avait placé de longs pieux enfoncés profondément dans le sol et dont on avait effilé les extrémités.

Les deux hommes m'accompagnèrent jusqu'à un large passage à l'intérieur de l'enceinte. Ils demandèrent à un des deux gardes qui étaient postés de chaque côté de l'entrée d'aller annoncer au maître leur arrivée. Après quelques instants, l'homme revint accompagné d'un jeune homme qui me dévisagea pendant un moment, après quoi il ordonna à I'un des gardes de donner la récompense promise et pénétra aussitôt dans Ie passage en me tirant par la main. L'homme se présenta. Il s'appelait Guorthemir, c'était Ie nIs de Vurtigern. Je fis de même, en précisant qu7AmbrosiusDubncius était le nom que ma mère m'avait choisi, mais que mes amis me surnommaient simplement Merlin, à cause de ma chevelure noire qui rappelait le plumage de ce passereau qu'on appelle merle. Je suivis mon guide pendant un court moment. Nous amvârnes à une herse et Guorthemir annonça que nous étions amivés. De l'autre côté de la herse, B une coudée à peine, pendait un large morceau de tissus qui empêchait de voir au delà À l'aide du pommeau de sa dague, Guorthemir donna quelques coups rythmés sur les barreaux : trois grands suivis de quatre petits. Le silence fut bientôt rompu par des pas qui approchaient rapidement. Le rideau glissa brusquement et je vis enfin Vurtigern.

C'était un homme de grande taille et de forte carme. Une chevelure rousse tombait sur ses épaules et une moustache épaisse et orangée découpait des lèvres charnues qui laissaient entrevoir des dents d'ivoire. Son visage était partiellement recouvert par une mèche de cheveux figarée, derrière laquelle on distinguait une beauté de.Il portait, par- dessus sa tunique, un manteau de cuir couvert de morceaux de tissus colorés et serré à la taille par une ceinture au travers de Laquelle était glissée une épée longue. Ii ouvrit la herse, prononça un « Suis-moi, petit » à peine audible ; il marchait devant moi d'un pas rapide sans regarder derrière. Le passage était un véritable labyrinthe, mais Vurtigern semblait le connaître parfâitement. A gauche, a droite, à gauche, encore à gauche. Je perdis bien vite le compte. Nous arrivâmes à une autre herse que Vurtigern souleva d'un bras pour nous faire passer.

Nous nous trouvions dans une sorte de grotte creusée dans la pierre. Bien qu'humide, l'endroit était agréable et confortable. Des fresques multicolores étaient peintes sur les murs et le sol était couvert de peaux d'animawr, ce qui rendait la marche silencieuse et douce. L'éclairage parvenait par de multiples ouvertures pratiquées dans le plafond- Je remarquai que la lumière n'était pas celle du soleil mais une sorte de clarté dinùse qui devait être produite par quelque procédé incandescent nouveau. Sans plus attendre, Vwtigern se mit a parler. Je ne savais pas s'il s'adressait à moi où s'il se parlait à lui- même. Il regardait droit devant lui, les yeux dans le vide. Peut-être se sentait-il comme le condamné aux jeux du cirque, seul dans sa geôle, qui lance ses mots dans Ies airs en espérant être entendu ?

« La nuit était brûlante, commença Vurtigern- Le jour avait été chaud, mais le crépuscule, plutôt que d'apporter sa douce fraîcheur habituelle, avait jeté une noirceur insupportable. Depuis mon arrivée à Isca Silurum, Constant avait pris l'habitude de me rendre visite une fois par jour, quand la tranquillité du soir regagnait la forteresse. Ce soir- là, Constant commença par me dire que les légionnaires de Luguvailum à la muraille d'Hadrien avaient été massacrés, que les villageois affamés et affaiblis étaient décimés par centaines et finalement que tout était fini. Je le regardais calmement. Quand il eut fini, je cherchai à le rassurer en lui disant que tout n'était pas perdu, qu'il devait y avoir une solution à laquelle nous n'avions pas pensé- Je lui dis aussi qu'il devait se calmer, car cette panique infantile n'était pas digne d'un chef romain. Je lui demandai ensuite de me parler de lyktat du pays. L'empereur me dit que selon les dernières nouvelles, environ cent hommes avaient péri sous les coups des guerriers scots ; les quelques cents autres qui gardaient ta fiontiere du nord avaient battu en retraite jusqu'à Isurium. Les Scots ne les y avaient pas suivi, préférant piller le temtoire conquis. Mais de toute évidence, la &gale de la guerre et du sang les reprendrait avant longtemps et Isurium tomberait entre leurs mains. Mais ce n'était pas tout ce que le messager rapportait comme mauvaise nouvelle. A ce qu'il paraissait, le peuple accusait l'empereur Constantin de l'avoir laissé sans protection contre les barbares- Son fils Constant, allait-on jusqu'à dire, aurait mieux fait de demeurer dans son monastère au lieu d'accepter de diriger une armée alors qu'il en était incapable. Constant se plaignit enfin de n'avoir plus d'armée. Il pleurait comme un enfant. Je lui suggérai de réunir les hommes, de leur parler, de les convaincre d'attaquer l'ennemi. Il ne voulait plus rien entendre. Il m'avoua qu'il ne ferait plus rien jusqu'à ce que son père soit revenu. Avant de le quitter, je le mis en garde contre son propre peuple, s'il venait à apprendre que son empereur n'avait pas su prendre les bonnes décisions au bon moment. Je me rendis dans ma chambre pour réfléchir. Il y avait un tourbillon dans ma tête. Je revoyais les moments agréables passés en compagnie de l'empereur. Je me souvins qu'un soir, lui et moi avions assisté à un spectacle donné en mon honneur. L'empereur avait pris soin pour l'occasion de faire de mes goûts le sujet de la soirée. Poèmes, musique, chants et jeu, tout sans exception était destiné à me toucher et l'avait fait. Après cette soirée, Constant m'avait prié d'inverser les rôles pour une fois : c'est lui qui irait me reconduire à ma chambre. Avant de me quitter, Constant m'avait adressé ces mots : K Je serais mort sans toi auprès de moi mon ami. Je t'aime. B. ravis été touché par cet aveu spontané et je l'étais encore- rétais plein de doutes et ne savais que penser. À ce moment précis, je jetai un coup d'œil à l'extérieur et j'aperçus deux jeunes enfants qui cherchaient à se mettre à l'abri de la pluie sous les tuiles de terre cuite qui dépassaient d'un toit. Ils étaient chétifs et vêtus de haillons. Le plus grand des deux serrait l'autre comtre lui et cherchait à le rassurer. Mais rien ne viendrait plus les rassurer. Constant etait bon, mais la peur en avait fait un couard. Ces enfants, comme tous les autres habitants du pays, mourraient seuls et abandonnés par leur empereur. Et ce n'était rien de crever de &im dans une nielle comme un chien abandonné en comparaison de ce qui attendait les v3ctimes des Pictes. Viols, meurtres, tortures et infamie, voilà le sort qui Ieur était réservé à tous si je n'agssais pas immédiatement ».

Vurtigern s'arrêta un instant. Je le regardais sans mot dire. Durant son monologue, Vurtigern avait presque vide une carafe de vin. Il prit une dernière gorgée, puis ajouta ceci : a Voila comment et pourquoi j'ai assassiné L'empereur Constant. ».

Notre plan avait réussi : j'étais entré a Isca Silurum. Mais Blaiz et moi n'avions pas prévu la suite de cette astucieuse introductaon Je dus improviser. Je dis à mon hôte que les astres lui étaient favorables et qu'il devait convoquer tous les chefs de clans de la Bntannia pour leur proposer une alliance contre l'ememi. Des messagers furent aussitôt envoyés partout au pays. De longues journées s'écoulèrent avant qu'il n'obtienne de réponse. Pendant ce temps, je découvris que Vurtigern n'était pas aussi méchant que je me l'étais imaginé. Je me surpris même plus d'une fo3s à éprouver de la compassion pour cet homme qui voulait au fond la même chose que mei, réunifier la Bitannia, mais qui ignorait que la destinée de certains est parfois de mourir pour libérer la voie à d'autres. Je ne puis pas dire que nous nous liâmes vraiment ; il me craignait trop pour qu'un noble sentiment puisse naître entre nous. Je ne savais pas encore ee qu'il allait devenir, mais j'avais l'œil juste en ce qui concerne les aptitudes et les faiblesses des gens, et Vurtigem ne pouvait pas inspirer sufEsamment de crainte pour que tous les chefs britons se rallient à sa cause. Nous avions ~USGnos divergences. Il avait ce défaut que l'on trouve chez les âmes faibles et qui consiste à mettre toujours la suMe personnelle avant le bien commun ;j'étais prêt à mourir pour sauver la Bntannia ;lui aurait cédé notre nation sans discussion pour une seule course du soleil dans le ciel- Il lui amvait aussi de s'emporter dans des rêves de gloire où il se voyait à la tête d'un nouvel empire ; je n'étais encore qu'un enfant, mais BI& m'avait assez bien expliqué la façon de penser des gens ordinaires pour savoir que la force ne sufnit pas à contenir les mouvements des peuples et qu'il fallait y ajouter une part de la qualité qui manquait le plus à Vurtigem: l'humilité. La réponse à son appel confima mes présomptions : seuls les Ordovices acceptérent de se joindre à lui.

Les mouvements des ennemis sur nos terres se muitiplièrent. Chaque jour, un nouveau messager arrivait avec de mauvaises nouvelles : un chef avait rendu les armes, une forteresse avait été prise, un troupeau avait été volé. Un événement fit perdre la tête à mon hôte. Une horde de chasseurs pictes égarés parvinrent à Isca Silunim. IIs n'étaient pas plus de cinquante hommes, mais ils firent des dégâts considérables avant d'être maîtrisés. Deux d'entre eux échappèrent à nos hommes et s'enfuirent en jurant qu'ils reviendraient. Vurtigem me fit venir. J'eus peur de sa peur. La fiayeur est le plus répugnant des masques : les plus beaux visages, les âmes les plus pures s'en trouvent travestis de la pire manière. Ce grand guerrier roux m'apparut comme un enfant abandonné qui cherche autour de lui le réconfort de bras maternels. À genoux devant moi il m'implora de le sauver par ma magie. Les Pictes ne me faisaient pas peur. Je connaissais leurs croyances superstitieuses en une flore divine aux pouvoirs destructeurs. Les astuces que j'ai utilisées contre eux sous le règne dYUtereurent été suffisants pour les convaincre, advenant leur retour armé à Isca Silurum, de nous laisser tranquilles. Mais chasser une horde de Pictes ne nous redo~erait pas notre nation. II fallait unir toutes les forces disponibles pour y arriver. J'étais trop jeune pour obtenir la considération de ces hommes qui avaient combattu aux côtés de mon grand- père ; ma magie même n'eût pas été suf5sante pour me procurer à leurs yeux un respect réservé avec raison à ceux qui ont vécu. Vurtigern avait déjà échoué. Je lui dis que je ne pouvais le sauver de son destin, que la seule solution proposée par le ciel, celle que j'avais toujours préconisée jusqu'alors, était de réunir les chefs de clans. Ce géant appuya doucement sa tête contre mon épaule d'enfant et pleura longuement. Près de soixante ans après le départ des troupes romaines, dans la quatrième année du règne de Libius Sevems et la huitième de Leo, dors que j'étais depuis cinq ans auprès de lui, Vurtigern, malgré mes avertissements, convoqua Horsa, le chef des Saxons, qui se présenta avec son fière Hengist et sa fille Rosheann, d'une beauté sauvage indescriptible. La rencontre eut Iieu dans la demeure de Vurtigern et tous les hommes importants de la cité fùrent invités. Après un repas bien arrosé de vins de Rome, qu'on conservait précieusement pour les grandes occasions, Vurtigern fit sa proposition.

N Nos deu nations sont dans le malheur, commença-t-il par dire. La nôtre, attaquée de toutes parts, affamant ses enfants comme une mere indigne, ne leur oeant pour tout réconfort que de tembles souffTances ; la vôtre, réduisant ses frontières chaque jour, ouvrant par son relief plat et doux un passage toujours plus clément à vos ennemis, ne vous laissant que la mer pour fuir l'invasion multiple. Je vois des temes inoccupées à l'est de la nôtre et je devine en vous des alliés fidèles ; il ne suffirait que d'un geste pacifique de votre part pour que je vous considère comme des frères. Voilà ce que je propose : vous vous installez sur les rives de la Mer du Nord et nous vous fournissons de quoi vous nourrir le temps que vous puissiez récolter vous-mêmes. En échange, vous repoussez les Pictes vers le Nord. Si tout va comme je le prévois, nous aurons la Britannia à nous seuls d'ici peu de temps ».

Je ne comprenais pas comment, tout en demeurant sain d'esprit, on pouvait parvenir a se mentir à soi-même. Il me semblait que la folie consistait justement a fùir la réalité. Ce jour-là, je cherchai à percevoir dans le regard de Vurtigern ce qui pouvait pousser un homme à nier de toutes ses forces une certitude intérieure. Horsa n'était pas une solution ; tôt ou tard viendrait le jour où il n'aurait plus besoin de l'hospitalité naïve qu'on lui ofiait. Vurtigern ne pouvait ignorer cette évidence. Quelque chose dut être plus fort que cette certitude, suffisamment en tous cas pour l'aveugler l'instant d'une fbite absurde devant ce qui était. J'en étais encore à cette période de la vie où il nous faut observer sans juger afin de pouvoir un jour en amver à comprendre sans conclure. J'ai vu depuis ce jour beaucoup d'hommes s'abuser eux-mêmes ;dans tous les cas, il s'avéra que la mort ou la folie n'était pas loin,

Les Saxons s'instailèrent à l'ouest, dans la cité de Durovemum. J'essayai de renverser la décision de Vurtigem ; il était encore temps de chasser ces intrus. Mais Vurtigem ne m'écoutait plus. Au contraire, il les traita comme d'importants invités. Abris, armes, chevawq femmes, rien ne leur fit refusé ; nous dûmes même sacrifier la nourriture de nos propres hommes pour satisfaire l'appétit de nos ennemis. Ils respectèrent leur engagement en livrant de funeux combats avec les Caledones ; effrayés par cette force Eaîche, les pilleurs scots quittèrent Luguvailum ; lentement, les rôdeurs malveillants se firent plus rares. Vurtigern cria victoire. Cette guerre n'était pour moi qu'un sursis qui ne durerait pas. I'avais gardé, durant les cinq années que je passai auprès de Vurtigern, un contact presque constant avec Blaiz. Je lui envoyai d'urgence un message pour signaler que le fléau saxon serait bientôt hors de contrôle ; nous devions agir avant qu'ils ne fussent trop bien installés. La réponse ne tarda pas à venir ;il faiIaj.t patienter encore un peu. La rumeur du meurtre de Constant avait traversé la mer et s'était rendue quelque part en Gdlia ou un jeune homme vertueux n'attendait qu'un prétexte pour récupérer la terre dont son oncle Constantin avait été le maître : un grand guerrier nommé Uter se préparait à revenir reprendre la couronne de son cousin Constant. Si je pouvais retarder suffisamment l'invasion saxonne, le ciel nous enverrait un nouveau dragon-

II n'y a que deux façons pour un £ils d'échapper à l'emprise de son père : le surpasser ou le tuer. Peu de temps après que les Saxons se furent installés sur la côte est de la Britannia, j'allai trouver Guorthemir, le fils de Vurtigem. Il savait que je n'avais rien à voir avec la décision de son père de faire venir Horsa et ses hommes. Il me détestait pour avoir pris sa place de conseiller, mais il se rendit à l'évidence : j'avais une vision juste. Il déplora maintes fois la désobéissance paternelle à mes conseils. Il n'avait ni la prestance de Vurtigern, ni son courage ou sa force. Pour la plupart des habitants d'Isca Silum, il n'était pas Guorthemir, mais le fils de Vurtigern. Je lui demandai ce qu'il comptait faire maintenant que tout était fini. Il fit mine de ne pas comprendre ce que je voulais dire. Je n'avais pas le cœur à jouer. Nous allons bientôt être massacrés par les Saxons », lui dis- je. II baissa les yeux. ravais quelque chose en tête, mais le fils fiade et craintif qui se trouvait devant moi n'était pas encore mkpour I'exécution de mon plan. Il me fallait à tout prix éveiller la colère nécessaire à I'afEontement avec Vurtigem.

Je Iui demandai pourquoi il n'avait pas fait part de son désaccord. Était-il vraiment l'enfant faible que tout le monde imaginait ? Je lui dis que je ne le croyais pas. Ki devait accepter d'être différent, d'être plus sage, voire plus inteltigent Ki ne pouvait pas, sous prétexte du sang qui coulait dans ses veines, laisser notre nation aux mains des étrangers. Son regard s'éclaira légèrement ; il me regardait fixement. ry étais presque. Je continuai. Tout l'amour qu'il portait à son père, comment lui était-il rendu ? Je lui dis que je trouvais injuste que son père ne l'ait pas consulté, qu'il le traite encore comme un enfant, qu'if soit incapable de voir en lui son digne successeur. Je jouai la comédie : je jurai qu'il aurait bientôt été appelé à régner si son père m'avait écouté, que les tnius du Sud n'attendaient qu'un ordre de Vurtigem pour l'accepter comme leur chef Sa réaction m'encouragea à mentir carrément : je le voyais, moi, à la tête d'une armée ;je sentais qu'il serait capable de mener des hommes sur le chemin de Ia victoire. Moi, j'avais confiance en ses capacités. Il me regarda un instant ; une flamme brillait dans ses yeux- a Tu as raison D, dit-il avant de partir d'un pas rapide. Je restai assis seul quelques instants. Je compris que j'avais réussi à dévier temporairement la trajectoire du destin. Pour la première fois de ma vie, je réalisai tout le pouvoir que j'avais sur les autres. J'avais maintes fois tourmenté Blaiz avec mes propos ; beaucoup de mes amis se seraient jetés à la rivière si je leur eusse commandé ; effrayer Les gens était un amusement auquel je me plaisais souvent. Mais tout ça n'avait été qu'un jeu. Ce n'en était plus un. Je me mis à trembler d'efioi. Des images se formèrent dans ma tête. Ce ne fut d'abord qu'un grand flou dans lequel je ne distinguais rien, mais peu à peu eues devinrent plus claires' comme lorsque l'on passe sa main sur une peinture couverte de poussière. Je me vis sur la cime de la plus haute montagne de la Britannia. À mes pieds, des dliers d'hommes s'entretuaient violemment. Je savais qu'ils n'avaient pas de raison véritable de s'aEonter. Ils n'en avaient qu'une au fond, et c'était d'obéir à ma volonté. De temps à autre, ils jetaient un coup d'œil vers moi ;je bougeais mes doigts et les lames recommençaient à tomber ;je faisais un mouvement de tête et deux cents cavaliers chargeaient au galop ; le vent, le feu, la terre et les mers se déchaînaient à mon commandement ;je remuais les lèvres et ma voix retentissait dans la plaine : « Tuez-vous, massacrez-vous, c'est moi Merlin qui vous l'ordonne ! ». Je riais comme un démon et ma longue chevelure noire volait au vent. À mes pieds gisaient les cadavres de Demetius, Blaiz et mg.La mort les avait frappés par ma faute et je pouvais lire sur leurs Ièvres figées le dernier mot qu'ils avaient prononcé : « Merlin. » Je continuais à diriger ce massacre en hurlant comme un dément, Le soleil devint noir et toutes les créatures vivantes se tordirent de douleur sur le sol- Puis, une grande lumière m'aveugla et tout disparut. Je me calmai et me retrouvai enfin dans ma chambre. J'étais en sueur. Pour la première fois de ma vie, je me demandai si j'avais raison de me mêler des &aires qui au fond n'appartenaient qu'à Dieu. Il me fallut attendre la fin de ma vie pour obtenir la réponse.

Guorthemir revint me voir le soir même. Ii était transfiguré : cet enfant que j'avais si souvent vu trembler en entendant la voix paternelle me semblait prêt à la faire taire à jamais ; j'avais reçu un fils pusillanime le matin, je me trouvais désormais devant un parricide en puissance. Sa voix même s'en trouvait changée ; une expression feme et résolue avait recouvert le ton nasillard et presque imperceptible que je lui avais toujours connu. Cette métamorphose qui paraissait subite, mais qui au fond ne l'était pas plus que la feuille d'un arbre qui sort du bourgeon en une seule nuit plus chaude, me surprit presque autant que si Gwenhwivar était venue un jour me trouver en souriant pour me porter du vin.

Guorthemir pouvait mentu- pour me piéger ;. s'il n'avait pas l'intelligence de son père, son rôle de second avait été suttisarnment long pour développer en lui l'hypocrisie nécessaire à l'assoiffé à qui l'on fait sentir trop longtemps l'odeur de la bière de &ornent. Peut-être cherchait-il par cette comédie a m'extirper du cercle dirigeant ? J'avais pincé une corde que je savais sensible, mais plutôt que d'obtenir le timbre douceâtre auquel je m'attendais, j'entendais la rage des tambours de guerre. Je testai sa sincérité en lui demandant d'expliquer les raisons de cette colère. Il était dé trouver Vurtigern en sortant de mes appartements. Il avait pénétré dans la chambre de son père sans avertissement, et l'avait surpris dans les bras de Rosheann; son père ne se contentait pas de fraterniser avec l'ennemi, il I'aimajt ; sa rage se décupla Il avait fait de mes mots les siens et s'était contenté de répéter ce qiie je lui avais dit plus tôt. Son père avait souri et lui avait ordonné de quitter immédiatement la pièce. Guorthemir avait fait un ultime effort pour engager une conversation, mais en vain Il avait menacé. J'ai toujours pris les menaces très aux sérieux ; l'homme qui met en demeure est soit en mesure de concrétiser ses avertissements, soit naïf au point de croire que la peur est une arme infaillible ; dans les deux cas i1 mérite représailles. Vurtigem avait ordonné qu'il sorte immédiatement en criant qu'il ne parlerait pas avec lui de ces choses d'hommes qui ne le concernaient pas. Guorthemir avait trouvé dans ce laconisme la réponse am questions que je lui avais insufnées ; il n'avait plus besoin de preuves supplémentaires. Il s'était excusé en tirant sa révérence- Il était désormais comme ce légionnaire posté dans la Rome pacifiée parce qu'il était le fils d'une cousine inquiète de l'Empereur, mais pour qui l'absence de conflit devenait bientôt insoutenable. II me demanda ce qu'il devait faire. Je lui dis de se rendre à Caermarthen avec un message qu'il devait der porter à un nomme Blaiz. II s'en fût le soir même sur le chevd de son père. J'avais perdu tout mon pouvoir sur lui. Le destin était à nouveau le seul maître.

Blaiz le mena auprès des Icenû, une petite peuplade de l'Est qui subissait, par sa proximité avec les homme d7Horsa, plus de pression que les tribus de l'Ouest. Ii présenta Guorthemir comme un grand guemer et chercha à leur montrer que sa connaissance des environs d'ka Silurum était un gage de victoire. Je ne crois pas que les malheureux Icenis aient cru un seul mot de ce mauvais mensonge, mais ils y trouvèrent la force de rêver. Deux cents guemers et guemères se préparèrent à se battre.

Les armées du père et du fils s'affrontèrent trois fois. Les Icenis surprirent un petit bataillon d'éclaireurs envoyés en reconnaissance par Vurtigern sur le bord du fleuve Derguentid. Un seul d'entre eux revint a Isca Silurum. Ii apportait un message : Guorthemir ne laisserait pas la Britannia aux Saxons. Vurtigem mena le tiers de nos hommes à la poursuite des Icenis. Ii les retrouvèrent au g~~5de la rivière Rithergabail. Un violent combat s'engagea. Montés sur leur chevaux, mieux armés et cent fois plus entraînés que nos hommes, les icenis prirent rapidement le contrôle de l'affrontement. Nos pertes étaient considérables. Vurtigern ordonna qu'on batte en retraite. Mais avant que son ordre ne fut exécuté, un essaim de Saxons dirigés par Hengist assaillit l'ennemi sans lui laisser la chance de réagir; les Saxons anéantirent ce rêve utopique de liberté à coups de lames et de lances. Trois dizaines ou moins réussirent a tùir, toujours menés par Guorthemir. Ils firent rattrapés et massacrés quelques jours après. Ce que je vais avouer ici paraîtra cruel :j'avais réussi à gagner du temps.

« 11 nous faut d'autres hommes ». La parole d'Horsa me £it fiémir, Vurtigem me regarda d'un œil inquisiteur. J'avais pris l'habitude de ses oeillades qui attendaient une réponse, comme j'appris à supporter plus tard les regards implacables de Gwenhwyvar ; nous avions convenu d'un code gestuel qui dissimulait mes conseils. Je touchai mon fiont de ma main droite, ce qui voulait dire : « refùs catégorique ». Horsa me jeta un coup d'œil agressE auquel je répondis par un sourire arrogant. Je pouvais me permettre ce genre de bravade, pourvu que je ne dépassasse pas certaines limites. J'avais une fois utilisé ma magie devant Ies Saxons ;j'avais jeté au feu une pleine poignée de la poudre qu'on obtient en broyant de cette pierre que les druides appellent soulphoure et qui s7en£lamme vioiemment au contact de la chaleur. J'avais si mal dosé ma quantité que j'en fbs presque brûlé. L'effet n'en kt que plus important : mon emprise s'etendit instantanément sur les Saxons. Horsa n'osa pas me défier personnellement, mais il n'avait pas à le faire; son regard faisait fiémir notre chef. Vurtigern se lança dans une longue tirade dont je connaissais d'avance la fui : il accepterait. Je me retirai-

Sept ciules saxonnes arrivèrent en Britannia. Chacune comptait à son bord plus de soixantes guerriers. Dans les jours qui suivirent, je reçus un message de Blaiz: Uter s'apprêtait à mettre les voiles. J'ailai trouver Vurtigem et lui annonçai sa mort prochaine. Le pauvre avait vu Horsa changer de ton : il ne demandait plus, il ordonnait. Il y avait désormais des Saxons partout. Vurtigern réalisait trop tard que j'avais eu raison ; il se doutait que cette nouvelle prophétie du Fils du Diable, comme il se plaisait à me nommer, pourrait bien s'accomplir s'il ne réagissait pas rapidement. Ii décida de s'enfuir vers le nord-ouest.

Nous partîmes en pleine nuit, car il craignait qu'a la vue du déplacement imprévu de son armée, les triious voisines n'imaginent quelque attaque surprise. Nous étions près de Lugwallum quand il trouva enfin ce qu'il cherchait : une vieille forteresse abandonnée qui surplombait une falaise. Vurtigem monta sur un rocher et annonça solemeUement que « Cair Vurtigern » serait un endroit OU nous serions en sécurité. Le lendemain, tout le monde était occupé à reconstruire ce qui avait du être un fort imprenable au temps des conquêtes de Jules César. Au bout de quelques semaines, Cair Vurtigern était restaurée et son chef confiant d'y être en sécurité contre toutes attentes. Il se trompait. Il était temps de trouver un nouveau maître à la Britannia ;cette décision ne m'appartenait plus : Uter était tout désigné par le destin. Quant à moi, je n'avais plus rien à faire auprès de Vurtigern. Je rn'enfùis par une nuit tapissée d'étoiles ; Mars flamboyait d'un rouge sang ; le ciel réclamait une guerre que j'alhïs volontiers hidonner.

** ** ** Mon retour à Caemarthen fit naître un étrange malentendu qui marqua à jamais mon destin. Les Caermarthenois, incapables d'associer les meurs insolites, pdois cruelles, concernant Merlin à l'enfant extraordinaire qu'ils avaient connu, ne se doutèrent pas un instant que j7étais ce redoutable magicien. Seuls mes proches m'avaient appelé Merlin dans ma jeunesse ;aux yeux de tous, j'avais été le sage petit Dubricius. le considérai que cette confusion représentait un avantage ; si Merlin devenait un jour la cible d'un complot, Dubricius pourrait l'en sauver. Blaiz organisa une cérémonie qui fit de Dubncius un clerc ; je me fis tondre les cheveux d'une oreille à l'autre, comme l'exige la tradition chrétienne. Cette obligation rituelle devint mon déguisement; je me confectionnai une fausse chevelure longue ainsi qu'une barbe épaisse que je portai toujours lorsque j'étais Merlin. Je sais ce que l'on pensera ; on sourira en disant que mon peuple a succombé au charme d'un faux acteur, d'un habile menteur qui sut les berner. C'est faux : en mon âme et conscience je n'ai toujours été que Merlin. Dubricius jouait, il est vrai, mais ce jeu n'exista seulement que pour seMr ma natcre véritable ; l'Évêque Dubricius et l'enchanteur Merlin ne furent jamais que les deux faces de l'unique pièce de mon âme, même si ma vie se trouva ainsi divisée entre un clerc que tout le monde aimait et un guemer magicien qui faisait trembler d'effroi. Cette supercherie me procura plus de pouvoir que n'en eut aucun homme : le plus grand des empereurs, le plus violent des tyrans, n'a jamais la certitude de la sincérité des gens qui l'entourent. Merlin ne l'eut en aucun temps ;je trouvai toujours quelque trace de terreur, voire de dégoût, dans les yeux de ceux qui jurèrent m'aimer plus que tout. J'obtins avec Dubricius la fidélité délibérée que la soumission refuse à tous les grands de ce monde.

Au début, je me perdis un peu dans cette vie géminée. Il m'arriva même, à L'occasion, de prêter à l'un les qualités ou les mots de ['autre. On ne remarqua pas ces égarements ; seules les c(zurs purs peuvent voir au-delà des trompeuses apparences. Il n'y en eut qu'un : durant une cérémonie religieuse. une jeune enfant d'à peine cinq ou six ans m'appela (( Merlin » ; sa mère sortit précipitamment en se confondant en excuses sans se douter un instant que sa petite avait su voir mon âme dans mes yeux. Puis, peu à peu, je m'habituai à ce jeu ;je développai les qualités de l'un et de l'autre, je cessai d'exiger ce qui était impossible a un clerc ou a un chef; Ie clerc ne s'emporta plus jamais ;le magicien se fit plus intransigeant. Enfin, j'attribuai à chacun sa responsabilité première : Dubricius parla aux citoyens, Merlin aux guerriers.

Ma première préoccupation était de préparer la venue du firtur maître de la Bntannia Blaiz et moi savions qu7Uter et ses hommes ne pourraient accoster près de Durovemum, qui était occupée par les troupes saxonnes. Nous savions aussi que Vurtigern était aux aguets, et pour éviter qu'il ne nuise à nos projets, nous dûmes sacrifier un messager portant une fausse lettre qui mentionnait qu7Uter débarquerait près de Venta Icenorurn, la forteresse des Icenis qui avaient suivi Guorthernir dans sa kneste révolte ; j'envoyai le malheureux sur une route que je savais particulièrement surveillée par les hommes de Vurtigern depuis la révolte des Icenis. En même temps, nous envoyâmes un véritable message, connu de BIaiz et moi seuls, pour signaler a Uter la possibilité d'accoster au sud, près de Noviomagus. Nous lui précisions que ses hommes seraient attendus et qu'ils pourraient y être logés et noums. Nous avions tout prévu. L'amvée eut Iieu de nuit, non seulement pour des raison évidentes de visibilité réduite, mais surtout parce que je connaissais les nuits de Cair Vurtigem, où presque tous les hommes étaient confinés aux alentours de la forteresse pour soulager les angoisses du chef

Trois cents hommes s'installèrent à Noviomagus. Uter ne perdit pas de temps ; il n'y en avait pas à perdre ;deux jours après ion arrivée, dès que ses hommes fürent reposés, il firt prêt a combattre. Avant toutes choses, ii tenait à venger son cousin Constant- Je ie menai à Cair Vurtigern. ravais donné à Uter tous les renseignements nécessaires pour qu'il pût mener une attaque efficace. Je lui avais décrit tous les pièges qu'il trouverait sur sa route ; pIus important encore, je lui avais précisé que de par sa situation, la forteresse demeurerait imprenable tant qu'un seul homme serait en vie. Uter employa une vieille ruse romaine que je lui avais conseillée : plutôt que de chercher à entrer chez l'ennemi, iI fallait le forcer à sortir. Il encercla Cair Vurtigern, fit surveiller la seule sortie existante, et ordonna qu'on fit sortir les femmes et les enfants. Je connaissais trop bien Vurtigern pour croire qu'il accepterait de renoncer à ce qu'il considérait probablement être son ultime protection. Uter réitéra sa demande, en précisant qu'il était prêt à sacrifier quoi que ce soit pour mettre fin à cette inacceptable usurpation. Il y eut un long silence. L'air était froid et humide; on pouvait entendre la respiration des hommes prsts à combattre; un hennissement brisait parfois ce calme rempli d'angoisse. Je fixais des yeux la grande porte de bois, espérant qu'elle s'ouvrirait bientôt en Iaissant apparattre une multitude de petites têtes rousses, noires et blondes qui viendraient se blottir dans nos bras- Rien ne bougea. D'où j'étais, je pouvais apercevoir Uter ; ce colosse barbu, monté sur son cheval qui piaffait comme pour témoigner de l'état d'esprit de son maître, regardait dans la même direction que moi. Mais il n'y avait ni impatience, ni peur, ni tristesse dans ses yeux ; les longues années passées à attendre ce jour avaient fermé son cœur à toute émotion ; il n'était plus qu'une énergie guemère dans sa forme la plus pure, celle que je ne retrouvai qu'une seule fois, chez Artus. Soudain, je le vis Iever son épée vers le ciel. La quiétude de Ia nuit se transforma en chaos. Tous les guemers crièrent à l'unisson ; les archers enflammèrent leurs flèches et les projetèrent sur la forteresse qui s'embrasa aussitôt. Un feu meurtrier s'éleva dans la nuit, éclairant d'un étonnement incontrôlable le visage de tous ces hommes pourtant entraînés au combat. Après quelques instants, le pont-levis s'abaissa d'un coup, les cordes qui le maintenaient fermé ayant dG se consumer. Aussitôt, les cavdiers s'avancèrent toutes lances en avant, suivis de près par l'infanterie. On transperça indistinctement tous ceux qui sortaient du brasier. J'étais resté en hère et je vis des femmes qui, pour échapper aux flammes, se jetaient du haut de la muraille avec un enfant dans leurs bras ; le sol fût rapidement jonché de leurs corps tordus et brisés. Je reconnaissais là les signes avant coureurs du triomphe; la victoire était à nous. Au travers de cette cohue, apparut tout à coup Uter, qui trahit Vurtigern vers moi en le tirant par les cheveux. Il me demanda s'il s'agissait bien du meurtrier de son cousin Constant. Je fis signe que oui. Va en enfer, as du Diable D, fit la dernière parole de Vurtigern en ce monde.

Les plus grands combats sont comme les plus beaux orages de la Britannia : leur violence n'a d'égale que Ia rapidité avec laquelle ils s'arrêtent. Bientôt, Cair Vurtigern ne fut plus qu'une ruine fumante que des hommes du hrchercheront peut-être en vain. Les guerriers se tenaient devant Uter et moi. Leur chef me regarda et me demanda ce qu'il faait désormais faire. Je hi dis que nous ailions nous reposer avant de rendre aux Britons ce qui leur appartenait : notre patrie.

La reconstruction de la Britannia commença. Je n'étais pas sans savoir que les Saxons ne seraient pas nos seuls ennemis. J'avais visité de nombreux villages pour enseigner la Parole, et je m'étais permis d'indiscrètes questions qui m'avaient fait réaliser l'ampleur du désordre. Certains chefs britons se plaisaient dans leur rôle au point d'être prêts à tout perdre pour conserver l'autorité suprême. Il me fallait trouver un moyen de les convaincre de suivre Uter. Solen m'avait appris à lire dans le ciel ; la solution me vint de là-haut. Je remarquai une étrange conjonction des étoiles connue sous le nom de cycle de Sarus : notre planète, le soleil et la lune allaient bientôt s'aligner comme cela n'arrive que tous les dix-huit ans. Je fis des calculs ;il ne restait que dix jours avant que l'astre lumineux ne s'obscurcisse durant quelques instants ;c'était suffisant pour rallier les plus récalcitrants. Un phénomène surnaturel allait confier la Britannia à mon protégé. Avec l'accord d7Uter,je convoquai tous les chefs bntons à un grand festin. T'utilisai la bonne idluence de Dubncius pour m'assurer de leur présence ;je jurai que Dieu ne nous laisserait pas dans le doute et nous indiquerait son élu. L'appel du mystérieux fùt plus fort que toutes les réticences : tous les chefs se présentèrent. Je n'ai jamais vraiment compris cette passion de l'étrange commune a presque tous les êtres ; il est vrai que j'aurais aimé, moi aussi, trépigner d'impatience devant un homme que j'eusse cm capable de réellement rompre le cours des forces qui s'exercent malgré nous en ce monde ;j'ai maintes fois imaginé le soulagement ressenti devant les prodiges d'un véritable magicien, dût4 me confondre aux yeux de tous. C'eût été une paradoxale libération de trouver un homme qui puisse me vaincre. Un authentique thaumaturge m'eût fàit croire en une force inconnue, en face de laquelle ma théurgie factice Et devenue une insupportable tromperie ; je n'eus plus été un mage souverain, rien qu'un piètre mythomane, mais j'aurais trouvé dans sa suprématie cette sécurité totale que je n'avais ressentie qu'une seule fois, dans les bras de ma chère Dyfng. Il n'y en eut aucun ; je ne trouvai que de malhabiles hâbleurs qui finirent tous à genoux devant moi Cette absence d'idole me fit presque sombrer dans l'attitude condescendante que j'abhorre pourtant plus que tout autre défaut ; Ia crainte n'était pIus que naïveté, le respect que crédulité, et l'admiration, une aveugle confiance. Cette méprise ne s'éternisa pas. Je compris assez vite qu'il s'agissait pour beaucoup d'un acte de foi comparable à celui que nous faisons en devenant chrétien : je mettais un baume sur les plaies que laissaient les incertitudes du climat guemer qui réaonait partout au pays, comme le CMst était venu soulager les inquiétudes devant l'inévitable anéantissement final.

J'avais prévu que l'éclipse débuterait quand Ie soleil parviendrait au dernier tiers de sa course. Je n'avais pas droit à l'erreur ; mes calculs détermineraient le sort de la Bntannia Je préparai le tout avec autant de minutie et d'attention qu'avait dû mettre Caligula César pour mitonner ses extravagances ludiques au Forum ; il faut admettre que nous avions un but commun, celui d'endormir Ia vigilance de l'auditoire. Nous fimes installer nos hôtes dans l'amphithéâtre de six mille places situé au-delà de la porte sud- ouest d'Isca SiIurum. J'insistai pour qu'il y ait de la nourriture, du vin et de la bière en quantité plus que suffisante ;je savais que chaque chef voudrait avoir la plus belle pièce de viande, celIe que l'on réserve habitueuement au maître ; je m'assurai que les suarii, ces artistes de la coupe porcine, en fissent plusieurs d'égale apparence et dimension ; on découvrira peut-être un jour un lien étroit entre ce ventre, qui transforme ce que nous mangeons en chair et en sang, et le centre de nos émotions, de nos réflexions même, que les peuples du lointain Orient situent entre les deux yeux ;je ne voulais surtout pas jouer notre nation contre un quartier de viande ou quelques morceaux de poisson. Quatre chefs prétendirent être appelés a régner: Emmeran, qui dirigeait les Dumnonii Baudemagus, chef des Atrebates, Cassivel, qui régnait sur les Brigantes, et finalement mon protégé, Uter. Je demandai à chacun d'expliquer devant l'assemblée ce qui pourrait faire de lui le meilleur chef. Ils daèrent à tour de rôle. Je n'avais pas informé Uter de ce qui se passerait ;je lui avais simplement dit qu'il serait le dernier à prendre la parole. k réglai le temps dont disposait chaque chef pour parler. J'étais le maître de la cérémonie ; l'empyrée était le mien. Quand je vis dans le ciel les signes précurseurs de l'éclipse, j'interrompis sans attendre Cassivel. Uter monta sur l'estrade et se mit à parler. Je me souviens parfaitement de chacun de ses mots. C'était avant tout un homme de guerre, mais je réalisai ce jour-là qu'il savait presque aussi bien manier les mots que les armes. Il en était à énoncer ce qui avait motivé son retour : a J'ai du mur », cria-t-il. La fortune seule peut expliquer qu'il prononçât ce mot chargé d'émotion au moment précis oll le soleil s'obscurcit ; mais je le jure, moi-même qui étais dans le secret des dieux, je fus pris à mon propre jeu : je vis dans cette simultanéité un signe providentiel. L'assemblée craintive devint silencieuse. Je pris la parole et expliquai qu'il s'agissait là d'un signe, celui de Dieu.

Un seul invité osa contester le choix divin : Cassivel prétendit que lui seul avait ce qu'il faut pour régner. Je cherchai à le raisonner, mais il ne voulut rien entendre. Il s'emporta et hurla que s'il le fallait, il défierait le ciel pour être nommé a la place de ce nouveau venu que personne au fond ne connaissait. Il était temps que Merlin inte~eme.Je quittai la grande tente sans me faire remarquer et j'dai quérir mon déguisement. Quand je revins, Cassivel jurait que le phénomène qui venait de se produire n'avait rien à voir avec Uter ; il ne pouvait l'expliquer, mais il prétendait se souvenir d'un incident semblable dors qu'il était plus jeune. k me dirigeai vers lui et l'interrompis. Il me reconnut et sembla efEayé. Je ne lui voulais aucun mal ;au contraire' Uter avait besoin de lui plus que de tout autre chef; si les Brigantes se rangeaient du côté des Saxons, tous mes efforts devenaient inutiles. Je lui demandai ce qu'il reprochait à Uter, mais il resta muet en me fixant d'un regard inquiet. Je le pris à part et lui expliquai que sans lui, sans son talent de guerrier, la Britannia tomberait aux mains des Saxons. Je lui rappelai que cette terre était à nous, à moi, à Uter, mais aussi à lui. Un autre était appelé a régner de par sa parenté avec Constant, mais lui deviendrait son bras droit' le plus important des alliés. Son visage changeait. J'ajoutai que j'avais w dans le ciel qu'il fdlait que ce soit Uter le premier, mais que les astres mentionnaient également son nom : il serait le prochain grand chef. II me tourna aussitôt le dos et se dirigea vers la grande tente. Je ne savais pas si j'avais atteint son cœur. Il marcha vers Uter d'un pas rapide et avant que mon protégé n'eût le temps de réagir, il lui prit le bras et le leva en criant : c Longue vie à Uter notre chef! »- Tous les hommes répétèrent ses mots à l'unisson, T'étais dans l'ombre et j'y demeurai ; je contemplai ce spectacle merveilleux, les yeux embrouillés par la joie qui me submergeait ; j7étais comme un sculpteur devant son œuvre achevée- Mais la mienne ne faisait que commencer-

En toute entreprise, il n'y a rien de plus fimeste que de mauvais associés », disait Eschyle, et c'était un homme sage. Il n'y avait pas de pires associés que les Saxons. Ce n'était pas qu'iis fussent de mauvais guemers ou de difliciles voisins, au contraire. Ils possédaient même quelque chose que nous n'avions pas encore tout à fait : rien ne pouvait les désunir. Mais la volonté de posséder la Britannia, qui pour nous était une qualité indispensable, était chez eux un impardonnable Sont. le décidai de recommander à Uter de chasser ces intrus. BI& m'avait appris qu'une loi nouvelle, interdisant les vêtements faits de peau et les cheveux longs, avait été instaurée à Rome par un empereur inquiet devant le nombre toujours croissant de barbares. Je poussai Uter a faire une loi similaire qui obligeait les Saxons à s'idenaer, car il me fallait, avant de napper, connaître leur nombre et leur position. Quelques mois plus tard, Uter et moi parthes avec cent cinquante cavaliers à travers le pays. Tous les Saxons errants fiuent immédiatement faits prisonniers. Horsa eut vent de notre démarche et organisa une attaque contre la cité de Corinium, près dYIscaSilurum, espérant probablement y établir ses quartiers ; s'il était parvenu à s'y installer, je n'écrirais pas aujourd'hui. Mais nous avions prévu qu'il ne se laisserait pas chasser sans se défendre. Nous avions des éclaireurs qui nous informèrent que ses troupes marchaient vers l'ouest. Réunies pour la première fois depuis l'acclamation unauime d7Uter, Ies tribus britonnes foncèrent sur les Saxons. Horsa füt dérouté par notre grand nombre ; nous parvînmes a Ies repousser jusqu'à la côte orientale, mais leur chef-lieu, Duovernum, demeura imprenable. Je dus même élever la voix contre Uter, qui s'entêtait à envoyer des hommes buter mortellement contre les pièges de cette forteresse.

Nous tînmes le siège durant plusieurs jours dans l'espérance de les voir edin se rendre. C'était l'été, un été chaud et humide de la Britannia- J'espérais que la chaleur tomde finirait par démoraliser les Saxons. Après deux semaines, Uter vint me trouver. Il suggéra une nouvelle attaque, soutenant que le manque de vivres avait dû affaiblir suffisamment nos ennemis pour que notre armée puisse faire tomber les défenses de Durovemum sans trop de pertes. Un vague pressentiment m'empêchait d'être d'accord avec lui. Il y avait quelque chose d'étrange dans I'entêtement des hommes d7Horsa: devant notre siège sans faille qui réduisait les Saxons à l'état de bêtes captives qui hiraient bientôt par s'entre-dévorer, l'obstination de Ieur chef, que je savais très intelligent, me paraissait trop suspecte pour tenter quoi que ce soit. Il me fallait en savoir plus- Nous avions des prisonniers saxons, et je me souvins que l'un d'entre eux, lors de son arrestation, avait mentionné être un proche dYHengist7espérant ainsi se sauver. Je demandai qu'on le fasse venir devant moi. Il s'appelait Octha. C'était un simple commerçant que les pressions subies par son peuple de l'autre côté de la mer avaient poussé à risquer le voyage. Encouragée par lui, sa fille avait été une des nombreuses maîtresses d7Hengist7ce qui l'avait assuré d'un certain respect dans la hiérarchie du clan. La captivité est la pire de toute les formes de torture ;je préférerais subir le fouet plutôt que de me trouver confiner entre quatre murs ; ainsi contraint, il me semble que i'être le plus fort doit finir par se briser sur l'écueil de sa propre réflexion. Octha n'avait plus rien du jeune arrogant que nous avions arrêté ; l'outrecuidance et la fatuité ne résistent pas à la confrontation avec soi-même qu'oblige la réclusion ;je me demande même si la sagesse et l'intelligence n'y préféreraient pas la mort volontaire. Le prisonnier parla-

Sans nous consulter, Horsa avait décidé d'inviter un puissant chef saxon à le rejoindre en Britannia. Son nom était Ébissa, et selon Octha, son armée comptait deux fois plus d'hommes que celle d7Horsa Sur ces mots, Uter fit pris de panique et prétendit que c'était là une raison supplémentaire d'attaquer immédiatement la forteresse de Durovernum. Je pensais le contraire. Si nous vainquions Horsa tout de suite, il nous faudrait livrer une autre bataille contre les hommes d7Ébissa.Je recommandai à Uter d'être patient et lui exposai mon plan. Un seul combat serait nécessaire pour convaincre les Saxons de rentrer chez eux, sinon de se tenir tranquilles un moment. Nous laissâmes à Cassivei Ie tiers de nos guemers, des fantassins, à proximité de Durovernum pour continuer Ie siège- Uter prit en charge les cavaliers et sYinstalIaavec eux le Iong de la rive sud-est de la Britannia, près de la forteresse ennemie. II devait attendre mon signal avant d'entreprendre toute attaque. Quant h moï, j7utïIisai Ie reste de nos effectifs, principalement des Dumonni et des Demetae qui avaient l'habitude de la mer, pour préparer aux combats navals les quelques navires que nous possédions. L'attente dura encore trois nuits à la fin desqueiles, à I'aube d'une journée pluvieuse, la flotte d'Ébissa apparut enfin à l'h~rï~on,surgissant de la brume épaisse qui lui avait permis de s'approcher du rivage de Durovernum comme une invisible armée des ténèbres. Les Saxons poussèrent des cris de joie. J'eus peur que cette exaltation soudaine ne fasse paniquer Uter ou Cassivel. Il était encore trop tôt ; une attaque immédiate eût totalement anéanti mon plan. Mais iis attendirent patiemment mon signal. La flotte ennemie comptait trente-neuf ciules saxonnes. J'estimai le nombre des nouveaux guemers à environ mille sept cents ; il y en avait le double sous les ordres d7Horsa. Je fus soulagé, car les approximations d70ctha m'en avaient fait attendre trois fois plus. Cette année eut toutefois été plus que suffisante pour écraser les petits bataillons de quatre ou cinq cents guemers qui coexistaient en Britannia avant I'arrivée d7Uter; en se battant pour eux-mêmes à leur façon, chacun eût bientôt dû rendre les armes devant I'union saxonne. Mais l'acclamation générale d'Uter avait réuni plus de cinq mille guemers prêts à combattre pour sauver leur nation. Pour la première fois depuis le départ des légions romaines, la Bntannia lançait un cri it l'unisson. Je ne représentais pas la voix officielIe, bien sûr, mais j'en étais l'instigateur ; Uter était la voile du navire, j'étais le vent,

Je laissai accoster les ciules et débarquer les hommes. Quand je fus assuré que la majorité avait mis pied à terre, je souElai dans le camyx; un son rodant et puissant résonna dans les airs. J'ai toujours pensé que cet instrument, que nos ancêtres utilisaient pour efEayer l'ennemi, renfermait dans son essence la représentation brute des forces qui se déchaînent dans les guerres humaines. Les nouveaux arrivants fixent surpris. Avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir, Uter et ses hommes fondirent sur eux. L'ennemi ne s'attendait pas à cette attaque surprise ; il se trouva rapidement en très mauvaise position. Comme je l'avais prévu, Horsa ouvrit alors les portes de Durovemm pour der porter secours à Ébissa Cassivel ne lui laissa pas fianchir un mille ; à peine quelques dizaines de Saxons parvÏnrent à la plage. Les hommes d'Uter livraient un combat enragé, mais le nombre de guemers saxons jouait contre lui- Cassivel arriva bientôt avec les siens. La bataille continua ainsi pendant un moment qui me parut une éternité. Durant ce temps, je crus m'être trompé ; les Saxons ne rembarqueraient pas sur leurs ciules pour fiiir ; mes hommes et moi étions déjà à bord de nos navires ;nous ne pouvions rien faire pour aider les nôtres. Comme je m'apprêtais à ordonner que l'on débarque pour porter secours à Uter, une voix grave retentit : « Frères, à bord avant que nous soyons tous massacrés ! ». Les hommes d7Ébissa battirent en retraite dans leurs navires, Ils levèrent les voiles et les embarcations s'éloignèrent de la rive. Nous levâmes les nôtres et parthes à leur poursuite- Seules vingt- deux ciules parvinrent à nous échapper ;les autres fkent codées avec leur équipage. D'une rive jonchée de cadavres, Uter et CassiveI m'envoyèrent la main. Je leur rendis la salutation. Nos hommes entonnèrent le chant de la victoire ; le fléau saxon avait été mis en déroute. Mais les conquérants sont comme les chiens domestiques : quand ils ont goûté au sang, ils en consment un souvenir qui les pousse toujours à mordre de nouveau ; les Saxons allaient conserver un goût de la Britannia qui les y entraînerait toujours malgré eux. Mais pour l'instant, nous avions du temps devant nous ;il leur faudrait des mois pour se remettre de notre terrible attaque. Pour la première fois depuis que j'avak quitté Cair Vurtigern, je dormis cette nuit-là du sommeil du juste.

L'automne se présenta avec ses pluies qui ne connaissent pas le cycle du jour, ses brises glaciales qui rappellent à l'homme sa condition animale, et ses orages féroces qui font trembler devant les dieux les esprits soumis à la superstition ou à la culpabilité. II me révéla un ennemi cent fois plus cruel et dangereux que les Saxons : une terrible maladie décima les nôtres. Je n'avais pas prévu que la nature se retournerait ainsi contre nous. Heureusement, les forces natureiles ne font pas de distinction entre les races des hommes ; elles les tourmentent avec une démoniaque constance et une indifférente régularité. La langue, les croyances, les mœurs ou les rêves ne comptent pas pour ces puissances dévoreuses de corps. Pictes, Scots, et Entons n'étaient pour elles que des cadavres potentiels dont il fallait s'emparer. Ce mal commençait par une toux faible mais opiniâtre ; il s'agissait du plus patient des sièges ; cantonnée par la nature dans la forteresse de son corps, la victime n'avait d'autre choix que d'attendre une retraite inopinée ou une charge mortelle. Ensuite venaient les douleurs : dix mille poignards qui tailladaient la chair par I'inténeur et sans laisser de marques. Les désastres intérieurs accomplis par L'affection se révélaient finalement par de grossières et punilentes tâches noirâtres qui s'étendaient sur tout le corps du malade. Ce que nous ne voyons pas, nous sommes incapables d'en ressentir toute la réalité ; l'apparition des marques extérieures du mal atterraient les victimes plus que la soufEance intolérabte qu'ils avaient endurée ; mais l'horreur de ce symptôme évident apportait avec lui le soulagement des derniers pas dans Ie tourment- J'aÏ vu des braves se rouler sur le sol en geignant comme des valétudinaires sous l'effet de cette torture ; j'ai assisté a de surprenantes conversions chrétiemes, qui me laissaient voir la naïveté humaine dans sa plus simple expression : si j'avais été atteint de ce mal et que j'avais pensé un instant que Dieu puisse être responsable d'une tel abus de pouvoir, j'aurais renié ce tyran plutôt que de m'y soumettre. J'ai vu Gwenhwyvar accuser le Créateur de toutes choses quand elle serrait Ia dépouille encore tiède de Modred dans ses bras ; elle commit ainsi I'erreur commune qui consiste à confondre créateur et création. Ce n'est pas Dieu qu'il faut blâmer pour I'absurdité du monde, mais l'homme qu'Il a voulu libre. Ii n'a pas réservé ce sort aux autres créatures qui soa mues uniquement par une force intérieure hors de leur contrôle; en ce sens, les animaux sont parfaits ; chacune de leurs actions répond à l'autorité de la vie et de la nature prises dans leur ensemble ;enlevons-leur une de leurs qualités ou un seul des caractères que nous croyons être un défaut chez eu>5 et voilà que nous brisons l'équilibre de toutes choses. L'homme, lui peut choisir le bien ou le mal, la lumière ou les ténèbres. L'impeifection est le prix de notre liberté ;eue était la cause du fléau qui s'abattait sur nous.

Cette maladie occupa tout mon temps. le mis en application tout ce que Métroaste et Solen avaient pu m'enseigner. Je dresse ici un court portrait des médications que j'employai ; un jour de ces temps difficiles qui commencent, on me célébrera peut-être pour les avoir mentionnées. Pour diminuer les fièvres intenses, je fis des cataplasmes de cette plante qui doit son nom au héros grec Achille, l'achillea miZZefoIium ; afin de soulager les blessures de la peau, je préparai des infusions de fleurs de vida od~rczta~que les Athéniens, selon Homère, utilisaient pour modérer leur colère, et dont Phe recommande le port de la wirlande autour du cou pour prévenir les maux de tete et les étourdissements ;j'employai l'ap-monia pilosa pour forcer le corps à se défendre ; la verbena of/icuiis, que j'accrochai aux murs et aux plafonds, pour purifier les demeures où s'étalaient les corps malades ;Ia racine de vaIennma,que Ie médecin grec Galien nommait phen raison de son odeur désagréable, pour calmer la douleur ;pour stimuler la circulation du sang, j'appliquai l'urtca dioica, ce simple qui selon la légende fut introduit en BritaMia par César à la demande de ses légionnaires ; pour la tour je fis ingurgiter des décoctions de fleurs de tussilago fnrfma, ce végétal que les Anciens nommentfihs ante patrem, parce qu'il fleurît avant que ses feuilles n'apparaissent; enfin, pour mouvoir les liquides et favoriser l'élimination, je fis du vin de stachys, cette plante qui pousse en abondance dans le sud de notre Bntannia,

Évidemment, tout l'arsenal médical que je puisai dans la nature ne put guérir personne- II y eut des rémissions passagkres, des espérances de miracles, des illusions de guérison, mais toutes ces chimères furent emportées par un ultime souffle- Une entité ou une énergie plus forte que Ia confiance, moins exigeante que notre corps, et surtout plus efficace que notre chair et notre sang livrait un combat sans merci dans lequel il n'y avait qu'une seule issue, un seul vainqueur. Ou bien était-ce seulement la vie elle-même qui se révélait au grand jour dans sa plus simple et contradictoire expression ;le fléau ne dévoilait peut-être en quelques semaines que la subtile et irrémédiable décomposition qui prend normalement plusieurs décennies avant de s'accomplir et contre laquelle il est inutile de se révolter. Mais j'étais jeune, beaucoup trop pour comprendre qu'aucun être ne quitte une vie autre que ceile qu'il vit, et qu'il ne vit pas une vie autre que celle qu'il quitte. J'aurais voulu m'insurger contre ce nouveau tyran, mais il n'y avait pas d'adversaire tangible, si ce n'est l'invisible bourreau qui brisait ces morts en sursis. Ironiquement, les cadavres noircis s'accumulaient ici et là comme les feuilles mortes des arbres. Nos pertes étaient incalculables ; enfants, femmes et hommes périssaient indistinctement. Parce que j'avais peur de perdre mon protégé, je lui conseiIIai de se tenir loin des malades. Mais je m'adressais à un guemer pour qui la mort était une vieille connaissance ; il prenait ce désastre comme un combat panni les autres, tous ceux qu'il avait remportés. En outre, il fiit choqué que je lui demande d'entendre une exhortation que je ne suivais pas moi-même ;ce qui paraissait être une contradiction en apparence n'en était pas une dans les faits : un père digne de ce nom ne demande pas à son fils de soulager les fictions de ses fières et sœurs. Sa réaction me confirma cependant que j'avais eu l'œil juste en le conduisant au pouvoir.

Puisque les forces physiques ne semblaient pas vouloir m'obéi, je me tournai vers Ies énergies immatérielles ;je décidai de concentrer tous mes efforts sur le moral de nos liommes. Un mot bien choisi, un geste coutumier, ou même la simple prise de cornaissance d'une pensée qu'un être cher a eue pour lui peuvent faire sur un malade plus d'effets que la meilleure médecine. Je ne donnai plus une seule goutte de potion sans prononcer une parole réconfortante; je caressai ces corps putréfiés qui avaient isolé Ies âmes qui les habitaient comme une mère cajole sa progéniture ;je parvins à appliquer ce principe qu'un marchand d'épices venu de Kai-Foung avait jadis essayé de me faire comprendre et qui consiste à dépasser ce que nous appelons la charité en prenant en esprit la pIace de l'autre : en m'appropriant leurs tourments, je m'élevai au-dessus de toutes les maladresses qui résultent de ce que nous croyons être séparés les uns des autres. Je songe désormais à ces jours lointains, qui me parurent alors si funestes, la gorge serrée par le plus étrange sentiment de nostdgie :jamais je ne me sentis plus homme qu'en ces moments-là.

Cette promiscuité volontaire me fit réaliser qu'un autre danger mettait en péril mon projet de réunification. Il est difficile, sinon impossible, d'admettre que la misère soit sans cause directe ; nous sommes trop souvent comme ces petits enfants que l'on voit frapper avec un bâton le galet sur lequel ils viennent de se couper au pied. Les Britons imaginèrent que le ciel leur envoyait une mise en garde qui ne disparaîtrait que lorsqu'ils auraient trouvé la cause de cette calamité ;il leur fdut bientôt un coupable. J'aurais pu l'être, mais la crainte de réveiller un monstre pire que celui qu'ils avaient à affronter m'évita de fausses accusations. Uter était une proie plus tendre. Quelques esprits tordus firent d'abord remarquer qu'il y avait une simultanéité entre son arrivée en Bntannia et l'apparition de la maladie. Ce n'était pas le cas : j'avais eu à soigner quelques soldats aux semblables symptômes alors que j'étais encore à Cair Vurtigern. Devant la sincérité qui écorche et la fausseté qui arrange, nous sommes tous des pharisiens ; les malades n'avaient pas envie d'entendre une vérité qui les condamnait ;si crucifier Uter ne leur rendait pas la santé, cela leur donnerait au moins I'orgueilleuse impression de n'avoir pas été arrachés à l'existence par la Me elle-même, mais en étant vaincus par un traître. Cependant' il y avait dans ce début de révolte autre chose que ce dernier cri de rage qui tel une flèche lancée vers le ciel finit inévitablement par fiapper un innocent. Je compris enfin qu'il subsistait encore beaucoup d'irascibilité derrière l'apparente cohésion que j'avais cru à tort parfaite. Je ne cherchai jamais à connaître l'identité des calomniateurs ; en l'apprenant, j'eusse été obligé de punir, et le châtiment qui se nit imposé eût été la mort de chefs qu'il fallait garder avec nous. Uter ne semblait pas secté outre mesure par toutes ces meurs, mais je remarquai néanmoins une méfiance nouvelle que je ne lui connaissais pas. Il n'y avait rien d'autre à faUe que de continuer à encourager et soigner mon peuple en espérant qu'une pluie de vérité providentielle éteigne ce feu de mensonge.

Mon corps fùt rudement mis a l'épreuve. J'ai depuis longtemps atteint cet âge ou les muscles demandent un délassement que le sommeil ne peut plus leur accorder ; il Leur en sera bientôt donné un au-de18 de leurs attentes. Mais j'étais à l'époque un jeune homme qui, faute de senti. l'usure du temps7 ne réalise pas qu'un phénomène remarquable se produit dès qu'il ferme les paupières. Je passais toutes mes journées à m'occuper des Britons. Mais la nuit, quand le silence redevenait l'unique maître' j'allais marcher sur le bord de la mer- Je passais des nuits entières à interroger les astres qui demeuraient muets. Ces longues observations ne me fatiguaient pas ; il m'arrivait même souvent de me sentir dispos à l'aube d'une nuit oii j7avais l'impression de ne pas avoir fermé l'œiI un seuI instant ; mes songes rassasiaient ma faim de repos. Une soirée moins froide, durant laquelle le vent automnal du nord consentait à laisser sa place aux dernières brises de terre du sud-est, faisait surgir en mon esprit d'étranges questions- Pourquoi ne s'est-on jamais demandé ce qu'il y a au-delà de l'Hibernia, la Terre des Scots ? Des esprits éclairés ont montré la rondeur de notre monde, et nous savons qu'un navire qui irait droit devant lui finirait par revenir à son point de départ. Mais il faudrait être naïf pour imaginer que ce trajet ne serait point interrompu : à l'horizon apparaîtrait soudainement une ligne de terre. En s'approchant, Ies homes d'équipage constateraient que ce nouveau monde a Maisemblablement noum en son sein des hommes et des nations. Je pensai alors que ma Britannia, ma chère patrie pour laquelle j'étais prêt à mourir, n'était au fond qu'une minuscule pointe de terre perdue dans l'immensité des eaux. En même temps que moi, d'autres hommes en d'autres Iieux se demandaient sûrement comment sauver leur nation. Il y avait d'autres Britannia, d'autres peuples décimés par la maladie, et probablement d'autres Merlin. Je regardai la mer en me disant qu'un jour peut-être je débarquerais sur une plage de cet autre bout du monde. Un siècle n'a pu me décider a quitter ma patrie pour un mirage. J'ai presque cent ans et je ne verrai pas d'autre terre. Du moins pas dans cette vie.

Des lendemains agités me ramenaient brusquement à mes affaires. Parce qu'elles n'avaient plus rien à perdre, des familles entieres traversaient la mer pour der s'installer en Gallia Les attaques contre notre chef se faisaient plus violentes. Des hommes fidèles me racontèrent qu'on interprétait désormais Z'obscurité qui avait marqué sa nomination comme un signe des Ténèbres. Un diable vivait parmi nous. Je peux l'avouer aujourd'hui :j'en vins presque à sacrifier Uter. Je prenais tous mes repas avec lui ;il eût été facile et sans risque de verser une quantité mortelie d'arsenicum dans son vin. Ce ne füt pas la vertu qui le sauva de l'empoisonnement ;je ne voyais pas d'autre homme capable d'occuper le rôle de chef de guerre.

Ces vicissitudes durèrent tout l'automne. Ce ne fùt ni moi, ni Uter, ni aucun homme de la Britannia qui rompit Ie mauvais sort, mais ce dieu tout-puissant qu'est Chronos. L'automne tirait a sa fin ; les premières neiges me laissaient penser que la maladie allait trouver dans le fïoid qui mord un suprême allié. Mais le fléau se retira comme il était arrivé : lentement et subrepticement. Il y eut moins de toux, moins de cris, moins de morts. Tout rentrait peu à peu dans l'ordre. La réputation dYUterseule continuait à subir l'effet néfaste du mai. La fortune nous envoya des Scots. Blaiz avait aperçu trois ou quatre navires de ces pirates près du rivage de Caermarthen. Ce groupuscule ne représentait aucun danger réel, mais les citoyens affaiblis s'alarmèrent. Uter et moi répondimes a leur cri de détresse en y menant nos cinq cents meilleurs hommes. Il n'y eut pas de combat : les pirates firent demi-tour en nous apercevant sur la falaise qui domine la mer. Cette brève intimidation fùt suffisante pour redonner a Uter la reconnaissance dont il avait grandement besoin. Je croyais retrouver la sérénité, je fus confionté à la pire aftliction qui soit.

J'avais remarque de gros cernes sous les yeux de mon cher Blaiz- Depuis mon retour a Caermarthen, le malheureux avait essayé de me berner en affichant un Iarge sourire. C'était peine perdue ;il eût chanté et dansé que j'aurais perçu malgré lui la douleur qui le tenaillait. R y avait des mois que je ne l'avais pas vu et je décidai de rester aupres de lui durant quelques jours. Le premier matin, je fus tiré du sommeil par ces quintes de toux que je connaissais désormais trop bien ;je me levai précipitamment et me rendis au chevet de Blaiz. Une odeur âcre flottait dans sa chambre ; c'était celle de la mort. Confionté à la £in imminente de mon ami, j'agis comme un enfant: plutôt que de l'accompagner paisiblement dans son dernier périple, je m'entêtai à essayer de le sauver avec l'arsenal médicinal que je savais pourtant inutile. Mon acharnement dut le déranger; il I'obligea à &onter I'idée de sa mort et ma peine en même temps. Mais j'étais plus en colère que peiné ; cette rivale qui avait failli faire bascufer la Brîtannia dans le chaos me portait une attaque personnelle. Les dernières semaines de vie de mon père adoptif s'évanouirent sans que je puisse en profiter; la rage qui m'étouffait contracta le temps et mes perceptions d'une manière que je ne saurais expliquer parfitement. Je condamnai la sérénité de Blaiz, aliant même jusqu'à accuser de lâcheté cet homme qui n'avait jamais reculé devant rien ni personne, pas même devant moi. J'ai aujourd'hui bien peu de regrets pour tout ce que j'ai fait durant ma vie ; les remords siéent plus aisément à l'homme d'action et de décision que j'ai été. Mais je me repens de n'avoir pas su admirer l'empire total qu'exerça sur lui-même ce grand homme en ce moment crucial. Sa foi profonde semblait le maintenir au-delà des &es de la condition humaine. Contrairement à moi, il avait consacré sa vie à Dieu sans arrière-pensée ; la Vérité qu'il avait prêchée se révéla dans toute sa splendeur a travers la paix qu'il afiichait devant sa fin prochaine. Il quitta ce monde sans amertume, sans peine et sans peur; il mourut comme nous devrions tous le faire, dans cet état d'esprit que je m'efforce de cultiver maintenant ;il s'éteignit en homme.

Je ne voyais pas Blaiz régulièrement, mais la conscience de son existence, I'idée seule de sa présence, la possibilité de lui rendre visite suffisaient à mon cœur. Son absence se fit cruellement sentir. Le combat pour conserver la Britariniariniaavait repris de pius belle ; j'avais Uter et mes hommes auprès de moi ;mais je ne me sentis jamais plus seul que parmi cette multitude de fréquentations, qui, sans Blaiz, m'apparaissait sans valeur. J'avais vu des pères sangloter au chevet de leurs enfants que la maladie venait de terrasser ;j'avais serré dans mes bras leurs épouses inconsolables ;mais leur douleur demeurait pour moi vague et lointaine. Bien des fois, je regardai froidement ces lamentations que j'attrïbuais à de la fàiblesse de caractère. Je me découvris le moins fort de tous- Les longues conversations que Blaiz et moi tenions jusqu'au matin, au cours desquelles je ne parvenais pas à réprimer mes bâillements, avaient été métamorphosées par la nostalgie en d'5nedmables trésors : ses phrases hésitantes, ses grands éclats de rire, son regard réprobateur même, en constituaient le principai. Je n'avais pas perdu ces richesses irremplaçables, je n'avais jamais réalisé les avoir-

Peu à peu, le souvenir des moments particuliers passés auprès de lui avait refait surface. Tout ce qu'il avait été se résumait désormais à ces images floues et lointaines que ma mémoire voulait bien m'accorder. Cet homme bon et charitabLe que je voulais imiter, ce conseiller a qui je pouvais toujours me fier, ce père adoptif qui m'avait élevé au rang d'homme n'était plus qu'une réminiscence qui ait par s'enfuir dans ce recoin inaccessible de mon esprit où toutes les autres, celles de mes jeux d'enfants, de mon premier baiser ou même du visage de ma mère, s'étaient à jamais dissimulées. La terrible souffkance qui le défigurait auderniers moments m'avait profondément marqué: je ne pouvais déjà plus me rappeler son sourire. Bientôt, je ne me souviendrais plus de rien ; il serait un homme panni les autres et je pleurerais non pas un être que j'avais tendrement aimé, mais une larve insaisissable, un lémure controuvé dont je souhaiterais en vain la hantise consolatrice, La mort d'un seul homme avait anéanti la valeur de tous les autres à mes yeux. Nous n'étions plus que des morts en devenir. Toutes leurs peines, toutes leurs so&mces, mais aussi toutes leurs joies auraient tôt ou tard autant de valeur que la branche morte qui craque sous la sandale.

Sa foi lui avait permis de quitter dignement ce monde, mais la mienne ne m'était d'aucune utilité. J'avais cherché un réconfort dans les Saintes Écritures ; Isaïe parlait des hôtes de la poussiere qui se relèveraient ;Daniel, de ceux qui se réveilleraient du pays de la poussière ; dans une lettre aux Corinthiens, Paul prétendait qu'un coup de trompette ramènerait les morts incorruptibles ; le livre de la Sagesse allait plus loin: les âmes des déhts étaient dans la main de Dieu et seuls les insensés tenaient la mort pour un malheur. J'étais un insensé ; toutes ces paroles parhient d'une résurrection firture qui de toute évidence me concernerait autant que Blaiz. Ma confiance en une continuité après la mort avait été fortement confortée à la lecture de I'histoire de ce soldat grec nommé Er, qui avait été trouvé inanimé sur un champs de bataille. Ses amis avaient dressé un bûcher et y avaient déposé sa dépouille ;mais comme on allait y mettre le feu, Er se réveilla II raconta que son âme avait q&é son corps, s'était jointe a un autre goupe d'esprits et qu'ensemble ils s'étaient rendus en un lieu comportant des passages conduisant au monde de l'après-vie. Là, tous étaient jugés par une entité divine. Sauf Er, à qui on avait dit de revenir témoigner aux vivants de cette réalité. Socrate m'avait convaincu ;je ne doutais plus qu'il y ait autre chose dans l'au-dela ; je ressusciterais un jour avec BIaiz à mes côtés. Mais c'était maintenant que mon ami me manquait ; je n'étais plus un druide en route vers une île merveilIeuse~ni même un clerc rassuré par le Royaume des Ciewq mais simplement un homme que la mort d'un ami avait égaré. Gwenhwyvar erre dans les couloirs de la forteresse de Luguvallum depuis Ia mort de Modred, étouffant comme un poisson rejeté sur le rivage par la marée, implorant les cieux de lui expliquer le sens de cette vie qui n'est plus pour eile qu'un insiagifiant désert de solitude. Je sais qu'il est inutile de lui O& ma sympathie, elle n'en voudrait pas ;mais je lui souhaite une rencontre telle que celle qui m'a sauvé.

L'hiver s'éternisa. Mon désespoir m'avait rendu superstitieux ; j'attribuai le froid exceptionnellement mordant qui sévissait a la mort de mon maître. Je me confmai dans mes appartements ; la férocité de ia fioidure avait cornme seul avantage de tenir nos ennemis tranquiiies. Uter réalisa qu'il était en train de me perdre ; il chercha plusieurs fois à me réconforter. Cet homme qui ne savait pas lire demanda qu'on lui traduise des passages d'Épictète qui traitaient de la mort et de l'attitude sereine que le sage devrait avoir en face d'elle ; il les apprit par cœur et me les récita. 11 s'agissait d'une grande marque d'affection de la part de ce terrible guerrier, mais ma douleur m'empêcha de le réaliser. Je ne vis dans son geste que de l'insensibilité ; j7allaÎ jusqu'à insinuer que ce qui m'arrivait demeurerait toujours pour lui un mystère, car la peine ne pouvait pénétrer un cœur de pierre ; c'était mentir : son geste prouvait que le sien n'était pas étanche au flot de ma souffi-ance. Mes paroles durent profondément l'affecter, car cet ami qui me vouait une admiration considérable serra les poings pour contenir sa colère et me quitta sans rien ajouter. Je ne le revis pas avant le printemps.

** ** ** Les neiges disparurent enfin. Je n'avais toujours pas le cœur au combat, mais le temps plus clément avait permis aux Caledones de frapper violemment le Nord de la Britannia. Depuis le départ des légions romaines, cette tribu refùsait de recomstre quelque autorité que ce soit ;la guerre était pour eux une passion et les implorer de faire la paix était aussi inutile que de demander aux nôtres de ne plus jamais festoyer. Du temps de Vurtigern, les Saxons les avaient maintenus hors de notre tedoire; mais nous avions chassé leurs pires ennemis, et nous étions désormais aux prises avec leurs attaques constantes. Les escapades des Scots le long de la côte sud-ouest nous obligeaient à garder la majeure partie de nos effectifs militaires entre Caermarthen et Deva ; il eût été imprudent de laisser une voie libre pour en fortifier une autre.

Uter vint me trouver pow m'annoncer la mauvaise nouvelle. Je l'accueillis poliment ; sans me redonner le goût de la vie, le printemps m'avait rendu le minimum d'affabilité que doit avoir un homme envers ses semblables. Uter proposait d'der montrer notre puissance aux ennemis calédoniens. Mais le paysage nordique lui était inconnu et sa proposition impliquait que je me rendisse là-bas pour le guider, ce que je voulais éviter. k savais qu'une violente bataille m'eût fait oublier ma douleur ; les cris de guerre déchaînés n'ont pas leur pareil pour fouetter les flancs d'un cheval rendu nonchalant a la suite d'une blessure ; en outre, il n'y a guère de place pour les jérémiades devant un adversaire qui charge en hurlant. Mais je n'avais plus cette unité intérieure qui fait la qualité du combattant et je craignais qu'une apparition inopinée du visage décharné de Blaiz ne fit la différence entre un coup esquivé au demier instant et une lame qui fend le crâne. J'aMis entendu dire que nous n'étions pas les seules victimes des terribles Caledones ; tous les vilIages pictes qui se situaient près de Ieur cité subissaient leurs constantes algarades. Je fis venir auprès de moi un nommé Polidas qui arrivait à peine de ce coin de pays. Je lui demandai s'il ne cornaissait pas le nom d'un des chefs pictes concernés par le fléau calédonien. J'avais en tête de rallier à notre cause un de ces clans. La tâche ne serait pas facile, mais j'estirnais qu'en ajoutant quelques centaines d'hommes à leur force, nous pamiendnons à les convaincre- Polidas mentionna le nom d7Hoelius, chef respecté des Cerones. Je suggérai qu'on envoie immédiatement un messager pour le convoquer à Caemarthen. Uter s'opposa. Selon lui, nous perdrions notre temps a essayer de tenter quoi que ce soit avec un chef picte. Je l'implorai de tenter l'expérience et j'allai jusqu'à lui promettre d'organiser rapidement une attaque massive si Hoehs se montrait récalcitrant. Il accepta en maugréant. Notre plus sûr messager partit le soir même en compa=~ede trois guemers choisis par Uter. Peu de temps après, nous reçûmes la réponse d'Hoelius : il serait à Caermarthen dans quelques jours.

J'organisai moi-même la réception. Je mandai à tous les corps concernés qu'on prépare un festin d'empereur ; le corpus pistormz mit la main à la pâte ; les SZI&~' les penrmii et les bourii dépecèrent, sectionnèrent et tranchèrent avec un fin acharnement ;les esclaves s'agitèrent dans les cuisines surchauffées et tous ceux qui savaient mitonner les aliments fiirent occupés. Je connaissais le goût prononcé des gens du nord pour la danse :je fis réunir les plus beaux et les plus jeunes danseurs et danseuses de la Bntannia. En échange de vagues promesses de libération, je chargeai de diriger l'ensemble un prisonnier saxon dont les talents pour l'organisation de spectacles voluptueux et sensuels m'avaient maintes fois fat passer des nuits blanches en compagnie de Vurtigern. Nous n'avions pas beaucoup de temps devant nous, mais je crois avoir réussi à préparer, toute proportion gardée, un @tedigne des grands jours de Rome.

Hoelius amva à Caermarthen en compagnie de sa femme Eigyrn et de sa file ;vingt gardes pictes les avaient accompagnés dans leur périlleux voyage. Savais demandé à Uter de l'accueillir, car notre hôte eût pu être insulté d'être reçu par le conseiller plutôt que par le chef officiel. Uter les conduisit personnellement à leurs appartements où ils passèrent la nuit. Le lendemain, la fëte commença. Hoelius et Eigyrn f'urent confortablement installés dans la loge d'honneur, aux côtés dYUter.Je ne me montrai pas ;j7avais décidé d'attendre au lendemain pour les rencontrer- Je rôdai autour de l'amphithéâtre pour m'assurer que tout était parfait.

Je venais à peine d'ordonner à un groupe de cinq gardes de rester vigilants quand je l'aperçus pour la première fois. Elle s'appelait Morgana. Eigym l'avait nommée ainsi en l'honneur de Morrigan, déesse de l'ancienne religion qui terrassait l'ennemi par la trinité mortelle qu'elle portait en elle : Macha, Nemainn et Badb, et qui avait, selon la légende, combattu aux côtés de Tuatha de Danann dans la première grande bataille de Mag Tuired- La jeune filie me sembla mal porter son nom- Elle était occupée a tresser des lanières de cuir, assise sur une souche. Sa chevelure longue et brune, qu'elle avait héritée de sa mère, tombait sur ses épaules blanches et menues. Ses yeux vifs et brillants étaient fixes sur ses petits doigts agiles qui semblaient glisser sur son œuvre. Elle avait ramené ses genoux sur sa poitrine, comme si elle voulait se faire toute petite. Eue n'y parvenait pas : une beauté semblable éclaire l'endroit où elle se trouve comme la lune, donnant à tout ce qui est familier des airs nouveaux et ensorcelants. Je restai un long moment à I'écart en l'observant silencieusement. J7&ais comme le loup guettant l'agneau ; mais je n'avais pas la faim dévorante du carnassier, ni son désir qui monte des entraiiles contre son gré et qui n'est apaisé que temporairement, le bref instant d'un caprice du corps. Je me rassasiais en la regardant ;la découverte de l'existence de l'agneau suffisait à me combler ;je n'aimais pas l'idée de l'avoir, j'airnais la voir et je me réjouissais d'avoir découvert son existence. Jamais je n'ai ressenti pareille émotion de toute ma vie. Pour la première fois depuis la fin de l'hiver, l'image de Blak s'était évanouie ;il n'y avait plus que cette jeune fille en fleur.

L'amour est la plus étrange des manifestations de notre condition humaine. Sur les muscles, nous exerçons un contrôle qui peut atteindre la perfection. Le coureur ordonne a ses jambes d'étirer l'enjambée pour aller plus vite ; le guemer décide de contracter ses bras pour domer I'assaut final ; tous les membres du corps obéissent à leur maître sans rechigner, mieux qu'aucun esclave ne pourra jamais le faire. Mais le siège des émotions n'est pas un muscle, ni ne peut l'être ; on n'aime pas ce que l'on veut, mais ce qu'on aime, et qu'on ne choisit pas. Cet empire de l'amour a ses avantages : l'être que Cupidon a subjugué n'est plus tout à fait à lui, mais plutôt que d'être poussé au vice, c'est vers la vertu qu'il est mené. Le devoir nécessite un effort tant et aussi longtemps qu'on aime pas ;qu'on se mette à aimer, et voilà que la notion même de devoir perd tout son sens ; car comment pourrait-on faire ce qu'il faut faire quand cela même est ce que l'on veut faire ? L'amour rend fort.

Mais c'est une force perverse, qui peut donner des ailes magnifiques, avec lesquelles on peut monter trop haut et se brûler au soleil- Les Anciens avaient fait de Cupidon un bel adolescent aveugle qui tirait ses fiéches où bon lui semblait. Résultat : ses victimes devenaient aussi aveugles que 11.i Le cœur pourtant sage de la princesse Médée s'enfiamma pour Jason quand il en fiit transpercé. Le grand Zeus lui-même succomba a sa blessure qui le poussa à enlever Europe. L'amour rend faile. Mais je ne devins pas aveugle à la vue de Morgana ; au contraire' je voyais comme je n'avais jamais vu auparavant ;je découvrais le monde avec les yeux d'un amoureux. Je fis sa connaissance le lendemain, quand Uter me présenta à Hoelius. Morgana n'attendit pas que son père ou sa mère ne parle pour eue ; elle s'avança vers moi et se nomma en inclinant la tête vers l'avant. Eue avait déjà les manières d'une grande darne. La présence de Morgana me stimula ; chacune de mes paroles fùt parfaite. Hoelius accepta notre orne- Il retournerait dans sa cité avec deux cents guerriers britons. Parce que je ne voulais pas que Morgana part3 tout de suite, j'ofis à nos hôtes de demeurer à Caermarthen encore quelques jours, le temps de se remettre parfaitement du voyage. L'hésitation d7Hoelius me consterna- rajoutai que ce délai était indispensable ; il nous fallait choisir et préparer les hommes qui le suivraient. Il acquiesça enfin.

Morgana resta auprès de moi durant dix jours ;je ne pouvais étirer son séjour pIus longtemps. Pour pouvoir être à ses côtes, je me présentai à ses parents sous l'apparence de Dubncius et me proposai pour lui enseigner la Parole ; je savais qu7HoeIius et Eigym s'étaient tous deux récemment convertis a notre religion. Ils firent ravis à l'idée que leur fille apprenne les enseignements de Jésus avec un clerc de la réputation de Dubricius. Je passai tout mon temps avec elle. Loin de me décevoir, cette proximité me la fit aimer plus encore. Le premier matin fùt réservé à l'étude de la création du monde- J'avais trop bien compris I'intelligence des enseignements de Blaiz pour chercher à gaver cet esprit encore pur- Je lui fis la lecture d'un passage choisi, puis attendis ses questions. Son esprit éveillé me surprit plus d'une fois. L'après-midi, je l'emmenai à cheval au bord de la mer; nous ramassâmes des coquillages et des pierres polies. Dans son emportement, elle M une chute en courant et sYérafIalégèrement le genou ; je fis un mélange de boue et d'herbe que j'appliquai sur la blessure. Ce simple geste fit naître en elle une grande passion qui allait durer toute sa vie. Elle me questionna avec enthousiasme ;je lui expliquai que la nature était remplie de secrets que seule une minorité d'êtres connaissait. Elle voulut que je lui apprenne tout- Toutes nos journées fiirent désormais consacrées à l'étude des plantes.

Chaque matin, chaque après-midi et chaqrie soir, je la regardai venir vers moi avec entre ses petites mains ouvertes une fleur ou une racine nouvelle. Je ne me lassai jamais de sa présence. J'obsenrai chacun de ses gestes comme si c'était le premier, ou le dernier. Eiie avait déjà certains attraits d'une femme ; ses minces jambes se joignaient a des hanches qui laissaient déjà deviner des courbes maternelles ; ses bras longs et ses doigts eElés se mouvaient avec une grâce que seule l'expérience de ce qui plaît aux hommes finit d'habitude à procurer ; certains de ces regards eussent f& rager de jalousie les plus belles et les plus expérimentées des femmes. Mais des grimaces espiègles, des sourires naifs et des passions puériles trahissaient la jeune enfant qui vivait encore dans ce corps en transformation. Cette jeunesse, qui se révélait par de grands éclats de Me spontanés devant le saut impréw d'une grenouille ou Les bonds sur l'eau d'un caillou que je venais de lancer, tirait à sa fin ;j'étais peiné, car l'univers meweilleux de Morgana serait bientôt dévasté par la maturité. J'aurais voulu qu'elle ne changeât pas, car elle était pour moi à la fois une enfant et une femme, comme une déesse guerrière à la eontière de deux mondes, l'un conquis, l'autre offert à toute conquête. Mais l'âge l'appelait, comme la convoqueraient un jour la vieillesse, puis la mort. Je décidai de profiter pleinement de chaque moment passé en sa présence.

L'instant que je redoutais plus que tout arriva ; nos hôtes s'en allèrent. J'étais bouleversé : on peut se préparer à combattre, à sou£&, à mourir même, mais on ne se prépare jamais aussi parfàïtement que l'on voudrait à perdre ceux qu'on aime. Ce départ me replongea dans i'abAî.e. Sans Morgana, tout redevint gris à mes yeux. Je passai toutes mes journées à errer sur la plage, cherchant à préserver le souvenir de cette fiêle silhouette ; c'était peine perdue, il n'y avait que des cailloux et le bruit des vagues recouvrait peu à peu ses éclats de rire. Quelques semaines plus tard, Uter vint me trouver; je cms qu'il venait essayer de me fàire oublier ma peine et je me préparai encore à l'insulter. Mais il s'agissait d'autre chose : notre aide avait enragé les Caledones et ils avaient encerclé Cilernum, la cité des Cerones ; un messager envoyé par Hoehs avait réussi à tromper leur vigilance pour venir nous avertir de ce siège. Uter s'attendait à ce que je lui dise de s'arranger tout seul mais, comme cette nouvelle me donnait I'occasion de revoir Morgana, je lui dis de former deux groupes de cinq cents hommes et nous parthes le soir même pour Cilemum. Uter était animé par le feu de la guerre ;le mien étaitplus doux, mais tout aussipuissant. Notre voyage dura deux jours, et le rire de Morgana ne cessa de se faire entendre en mon esprit.

Le chef des Caledones se nommait Melwas. C'était un home jeune encore mais l'art de la guerre coulait déjà dans ses veines. Une vigie avait dû l'avertir de notre arrivée car une partie de son armée fondit sur nous alors que nous approchions de notre but. Melwas avait agi en écoutant la logique de la guerre ;il s'attendait à nous voir arriver avec une centaine d'homes, ce qui aurait été de mise pour conserver une sécurité suffisante au sud du pays ; mais j'avais été conseillé par Cupidon, et mille hommes me semblaient être une armée convenable pour sauver Morgana. Malgré la surprise, nous massacrâmes le groupuscule sans pitié. Je fus le plus temble ; chaque coup d'épée me rapprochait de l'amour. Uter était heureux de me voir retrouver mon ardeur ;pour la première fois depuis la mort de BI& nous nous étreigniines fortement après notre victoire. Une brume dense s'était levée durant le combat; au loin, nous entendîmes des cris : Melwas avait décidé d'attaquer la forteresse des Cerones. Je montai sur mon cheval et or dom^ aux cavaliers de me suivre ; Uter avait une monture, mais il resta à la tête de l'infanterie. J'avais agis de mon propre chec sans rien lui demander; mon insubordination eût pu l'insulter, mais j'appris plus tard que le bonheur de revoir le guerrier Merlin était plus fort que toutes les contrariétés qui en avaient résulté. J'arrivai à proximité de Cilernum à Ia tête de deux cent cinquante cavaliers. Nos hommes et ceux d'Hoelius n'avaient pas réussi à maîtriser l'attaque furieuse des Caledones ; la grande porte avait cédé aux coup de leur bélier et la bataille s'était rapidement transportée à l'intérieur des murs de la cité. Il était facile de reconnaître les nôtres : l'emblème dYUter,un dragon rouge couronné d'or, apparaissait sur nos boucliers et nos vestes. À travers la cohue, l'apparition au dernier instant de ce signe de fraternité permettait d'éviter de tuer un allié. Malheureusement, les hommes d'Hoelius n'arboraient rien qui pût nous permettre de les distinguer des Caledones ;je criai à mes hommes de se fier à leur jugement et, en cas de doute, de fiapper tous ceux qui ne portaient pas la gloire d'Uter dans leur coeur,

Je fonçai dans la cité. Un jeune Calédonien parvint à fiapper d'une lance ma monture qui s'effondra Je me redressai rapidement et vengeai mon cheval d'un solide coup d'épée, Tout en repoussant mes ennemis, je me dirigeai vers l'habitation centrale, celle du chef Hoelius. J'avais espoir d'y retrouver Morgana, cachée sous une table ou tapie dans un coin. rentrai précipitamment et fouillai les lieu% mais ne découvris personne. J'allais retourner me battre quand j'entendis un râle éto& venant de demère un rideau, au fond de la pièce. J'arrachai le tissu et j'aperçus un homme qui se tenait devant le corps blessé dYHoeliusétendu sur le sol. Le garde ne me laissa pas le temps de parler ;je levai mon épée et arrêtai sa course en lui brisant le crâne. Je jetai un coup d'œil rapide demère moi ; personne ne venait. Je m'approchai d'Hoelius ; son cœur battait encore et sa respiration était rapide. Je ne vis aucune blessure apparente ;il était simplement assommé, et le garde avait dûle mena ici en attendant qu'il reprît ses esprits. Je donne ici un argument pour conforter la haine de mes ennemis ; j'ai longtemps pensé que le tragique destin de notre nation s'était peut-être joué Ià, entre un homme aveuglé par l'amour et un grand chef sans défense. Chacune de nos actions s'imprime dans le présent et infiuence ce qui doit venir : en tranchant la gorge d7Hoelius ce jour-là, je scellai à jamais par le sang la vie d'Eigyrn à celle d'mer, et le destin de Morgana au mien et à celui de toute la Bntannia.

Uter arriva peu après sur le champ de bataille et Melwas réalisa que son armée serait écrasée par notre nombre ; il sonna la retraite. Nos cavaliers les poursuivirent un instant, mais Uter jugea bon de ne pas risquer de perdre d'autres hommes ; nos pertes étaient déjà considérables. Tous les hommes fiirent bientôt occupés à soigner les blessés et à ramasser les armes ;pendant ce temps, je hurlai comme un fou Ie nom de Morgana en titubant sur les cadavres. Au bout d'un moment, je rnYafFaissaiet me mis à pleurer. Je ne sais combien de temps s'écoula avant que je ne sentisse une main me caresser les cheveux Uter même n'avait osé venir me trouver ;un vent de colère me submergea, et avant de relever la tête je me jurai que celui qui se trouvait là serait bientôt mort- Mais il n'y avait pas qu'une seule personne ; trois visages me regardaient : une lumière aveuglante écIaira ma vision quand j'aperçus Morgana qui se tenait entre Eigyrn et Uter. Elle sanglotait silencieusement ; fa nouvelle de la mort de son père I'avait profondément bouleversée- Mais elle était vivante ; j'avais gagné la plus importante guerre de ma vie ; celle qui allait me donner mes plus grandes félicités mais aussi mes plus douloureuses désillusions.

Uter et moi décidâmes de demeurer un certain temps avec les Cerones. L'attaque des hommes de Melwas avait dévasté une importante partie de la forteresse qui entourait leur cité et les champs environnants, qu'on venait à peine d'ensemencer, avaient été piétinés par l'ennemi. Il y avait beaucoup à faire. Pour ne pas laisser les terres méridionales à la merci des Scots, nous y renvoyâmes la moitié de nos guemers. Le goût et les talents de Cassivel pour le commandement furent mis à contribution ;il fùt chargé d'organiser et de diriger le Sud de la Britannia. L'idée était venue d7Uter, mais je fis le voyage avec les troupes pour le lui annoncer moi-même. Il vit dans cette marque de confiance le premier pas vers le pouvoir que je lui avais promis. Il ne régna jamais, mais il fùt mon fidèle et obéissant serviteur jusqu'à sa mort.

Quand je revins à la Cilernum, j'eus enfin la chance d'être avec Morgana. Je me délectai de sa présence ; sa jeunesse était pour moi une source nouvelle à laquelle je m'abreuvais sans pouvoir me rassasier. Je voulus tomber dans des délices passionnés, mais la jeune picte, par ce que j'appris être plus tard le jeu d'une jeune fille qui avait toute la vie devant elle, me repoussa. J'insistai. Elle protesta et refusa de me voir pendant quelques semaines. Ce fùt le temps nécessaire pour attiser ma première passion. Seul sans Morgana, je cms sombrer. Mais une attaque surprise sur les rives de la cité de Deva alors qu7Uter était en reconnaissance au sud m'obligea à choisir entre ma douleur et ma patrie. Je me ressaisis rapidement et, menant une centaine de cavaliers au combat, repoussai violemment l'attaque. Quand Morgana fut prête à me revoir, j'essayai d'abord de la fiéquenter tout en ignorant les affaires du pays ; cette innocente résolution fonctionna quelque temps. Mais je réalisai peu à peu que je ne pa~endraispas à ignorer ma patrie : je passais de longues soirées a interroger Uter et ne tarissais plus de conseils. Enfin, comme un époux amoureux d'une autre femme, j'en vins à espacer les instants auprès de Morgana Mon combat intérieur ne fut pas sans inquiéter la jeune fille. Tourmenté, j'essayai de partager mon temps entre ces deux appétences, espérant naïvement pouvoir me soumettre concurremment a Mars et Cupidon. Le bel adolescent aveugle lutta avec force contre le dieu a l'armure étincelante, sufFsamment longtemps pour que le mur de Morgana s'edamme. Mais c'était sans compter sur Éris, la puissante sœur de Mars dont le nom signifie discorde, et ses amies, Bellone, déesse de la guerre, Deimos, maîtresse de la terreur, et Phobos, souveraine de la peur. La décision s'imposa enfin d'elle-même : dans une Britannia conquise par l'ennemi, Morgana n'eût été qu'une fleur sur un cadavre corrompu par ma faute. J'ai longtemps cm que j'avais préféré la Britannia à Morgana et que j'avais bnsé une enfant par faiblesse ; mais la Britannia ne fut toujours au fond que ma seule et unique destinée. Les larmes de Morgana se tarirent assez vite ; trop promptement pour que je ne me doutasse point qu'il subsistait en son cœur quelque grief contre moi. Aucun amour véritable n'est assez tempéré pour se voir préféré quoi que ce soit d'autre sans se révolter. J'allais un jour récolter le hit d'une haine que j'avais moi-même semée. Après quelques tentatives désespérées pour se rapprocher de moi, Morgana sortit de ma vie comme elle y était entrée.

le repris ma place auprès d'Uter. Il s'était écoulé de nombreux mois depuis la mort de Blaiz et j'avais eu le temps de réfléchir a ce qu'il fàllait faire pour que la Britannia devienne un havre de paix durable. Je partageai les nombreuses idées que j'avais en tête avec Uter. Je savais que les Saxons reviendraient tôt ou tard sur nos terres, car leur peuple subissait une pression constante de puissants ennemis du Nord ;un ironique aléa du destin avait voulu que, sous d'autres cieux, nos agresseurs fussent des victimes. Pour éviter qu'ils ne parviement a s'installer à l'est sans que nous nous en apercevions, je formai de petits groupes d'éclaireurs qui chevauchaient sans cesse la côte orientale ; j7e>Ogeai qu'on me rapporte sans délai tout événement suspect. Nous ehes quelques visiteurs inopportuns. Il ne s'agissait que de pauvres familles saxonnes cherchant à fEr les razzias sporadiques des Jutes et des Suèves. Uter était d'avis qu'elles ne représentaient aucun danger pour nous ;il voyait même une possibilité que ces étrangers se fondent à notre nation. J'étais en désaccord. La Brïtannia n'avait rien à gagner en jouant à l'auberge de fortune, si ce n'est d'attirer de plus en plus d'hôtes indésirables. Ignorant mes recommandations, notre chef ordonna qu'on fasse des prisonniers. J'accornpagnai chaque fois nos hommes dans leurs périples ;je leur domai chaque fois une raison de croire que nous étions sur le point d'être attaqués sournoisement. Seuls les jeunes enfants fixent laissés vivants : j'avais besoin de ces firturs guerriers. Au nord, les Caledones se tenaient tranquilles. Notre combat pour sauver le clan d7Hoeliusavait été perçu comme un gage de fraternité. Certains chefs pictes allèrent jusqu'à nous envoyer des mes et des victuaiiles en guise de reconnaissance. J'ordonnai aux artisans de se mettre à l'ouvrage ;je fis faire des centaines de vestes et de boucliers à l'effigie du dragon que j'expédiai aussitôt à ces nouveaux alliés. La Britannia kt plus tranquille durant quelques années-

Uter se mêlait de moins en moins aux &aires de la Britannia. Je crus d'abord que son comportement était dû à la paix relative qui régnait alors, mais je découvris bientôt que ce n'était pas l'inaction qui métamorphosait Uter de la sorte, mais un feu nouveau ignoré de lui jusqu'alors. J'avais parmi nos gens de nombreux informateurs qui me tenaient au courant de tout ce qui se passait sur nos terres. Titus Fabius était un proche d'Uter et je m'étais lié d'amitié avec lui dès son arrivée en Bntannia. Son esprit vif et son jugement toujours égal en avaient fait en quelque sorte mon rival auprès d7Uter.Du même coup, en nous retrouvant dans la même position (quoique je demeurasse le premier et le dernier à être consulté), nous avions construit sur ce point commun une alliance officieuse selon laquelle il n'y avait pas de secret entre nous. J'en gardai certes quelques-uns précieusement et je ne doute pas que ce bon Fabius en fit autant mais, à ce que je sache, N lui ni moi n'aurions couru le risque de nous priver des conseils de l'autre quand il s'agissait de problèmes capitaux. Tous les mois, Uter tenait une assemblée plénière oc étaient convoqués les chefs de clans et qui avait pour but de garder un contrôle sur les décisions individuelles prises par chacun tout en maintenant l'impression que tous étaient consultés pour les décisions d'importance. Curieusement, Fabius et moi, les deux hommes qui avaient le plus d'influence sur les prises de décision, en profitions pour nous diriger subrepticement dans mes appartements. Une fois à l'abri des regards indiscrets, nous disputions avec acharnement la victoire d'une partie de hdorirm cuZmIon~m,jeu auquel je l'avais initié malgré ces réticences. Contrairement a moi, il avait été éduqué selon les pIus strictes préceptes romains ;plus d'une fois il avait eu droit au fouet pour avoir contrevenu aux sévères consi'gnes imposées aux élèves. Le jeu avait toujours représenté à ses yeux le contraire de la vertu. S'y adonner avec enthousiasme lui donnait l'impression d'occuper son esprit à des inanités qui l'éloignaient de son rôle de c penseur de la nation P. J'avais toujours pensé que l'activité ludique était dans la nature de l'homme ; en outre, Blaiz m'avait appris, entre autres par la choule, a tirer leçons et apprentissages de chaque instant qui passe. J'opposai à sa fùreur contre les sottises de cirques une passion pour les divertissements de l'esprit qui, plutôt que d'endormir la raison et l'aveugler stérilement en réchauffant les sangs, la stimulaient en la préparant à servir sous ses véritables maîtres. Je pense désormais que ces énergies doivent être canalisées, faute de quoi elles s'accumulent et s'edent comme la vague poussée par les autans ;et ce qui aurait pu et dû être lénifié par le simple délassement finit par rechercher le soulagement dans des extravagances que seule peut justifier la déraison entretenue de la sorte. Je n'eus besoin que d'une partie pour convaincre mon ami. Ce soir 1% Fabius se montra plus habile que moi et remporta les honneurs. En contrepartie, il me révéla l'énigme dYUter.

rai jusqu'ici peu parlé d3Eigyrn. le dois m'y reprendre, car elle a contribué aux belles années de la Britannia d'une façon singulière. Elle n'était déjà plus une jeune femme quand je l'ai connue ;les soucis causés par les rixes continuelles avec les Caledones avaient légèrement blanchi ses cheveux et marqué son front de fines rides qui, loin de la déparer, contribuaient à sa vénusté. Son visage pouvait être un exemple de douceur et le son de sa voix ne me permit jamais plus de douter de l'insolite pouvoir qu'exercèrent jadis les sirènes sur les marins : nulle autre femme, pas même Morgana, ne put toucher de cette façon mon être entier en ne prononçant que mon nom. C'était aussi une grande guemere. File d'un chef de clan nommé Amiawdd Wledic, elle avait été élevée comme ses fières ; rien de ce qui est généralement épargné aux matrones ne t'avait été pour elle. Et cela se voyait. Nd n'aurait pu ignorer ses origines pictes. Ses bras étaient décorés aux couleurs de son clan, de cette peinture indélébile que l'on fait pénétrer dans la chair à l'aide d'un stylet et qui y demeure pour toujours. Elle portait à son cou un torque d'or sertie de pierreries dont elle ne se séparait jamais ;j'ai entendu maintes fois prétendre que ce coILier magique expliquait l'emprise sibyllin qu'eue exerçait sur son entourage. Ce n'était pas loin de la vérité, quoique la théurgie ou la goétie n'y aient jamais eu aucune part : d'aucuns chefs auraient consenti à impartir leurs terres sans se faire adjurer pour pouvoir contempler, ne fût-ce qu'un instant, la blancheur de cette nuque dérobée subtilement à leurs regards. Fabius m'apprit quYUterétait du nombre.

Je n'eus pas à le questionner, car quelques jours après cette rencontre, il me fit part lui-même de sa passion. Je venais à peine de lui échapper et voilà qu'elle frappait a nouveau. Mais la sienne était encore plus violente que la mienne parce que plus chamelle. Je tentai en vain de lui faire entendre raison : chacune de mes paroles s'évaporait aussitôt sur le feu ardent qui le consumait. Il m'apprit qu'il venait à peine de déclarer ses sentiments à Eigym. Elle lui avait poliment fait comprendre son refis ; Hoelius était encore trop présent en son esprit pour qu'elle pût entrevoir la possibilité d'aimer un autre homme- Ce refus l'avait consterné comme si, en lui refùsant son cœur, Eigyrn lui avait dénié le droit de continuer à vivre. Je compris bientôt ce qu'il attendait de moi ;je l'avais aidé maintes fois à guerroyer victorieusement contre des adversaires terribles ; il avait grâce à ma voix obtenu la considération de toute la Britannia ; mais cette fois, il me suppliait de le conduire dans la domination d'un adversaire qui avait été mon maître' qui était celui de tous. Je lui promis de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour mener Eigyrn entre ses bras. Ce n'était pas sunisant. Il hurla son impatience. Je réaiisai qu'il s'agissait là d'un ultimatum irrécusable. Je n'avais pas le choix : en déclinant la demande, je consentais à perdre Uter, et peut-être même la Britannia. L'idée m'était inconcevable. Aussi me risquai-je impudemment à lui jurer qu'Eigym serait bientôt sa femme. Je courrais un incommensurable risque ; Eigyrn pouvait être indignée par mon incursion dans ses affaires personnelles et sur un seul de ses mots, tous les Pictes pouvaient à nouveau se retourner contre nous. Je décidai de tirer quelque avantage de ce défi nouveau. Je profitai de la vulnérabilité dYUterpour résoudre un problème que j'avais en tête depuis longtemps. Uter n'était déjà plus un jeune homme et son courage sans pareil fi-olait souvent la témérité ;je l'avais vu combattre cinq ou six hommes à la fois sans se soucier un instant de mesurer ses chances de l'emporter. Je pouvais le perdre à chaque instant et je n'avais personne pour le remplacer. Je lui fis donc promettre ce qui ne se garantit pas : si je parvenais à lui procurer ce qu'il voulait plus que tout au monde, il me livrerait ce que je convoitais depuis toujours, mais que mon destin me refirsait : un fils.

J'allai trouver Eigyrn le lendemain. Elle était dans ses appartements et discutait avec Bassianus, un des principaux commandants d7Uter. Je lui ordonnai poliment de sortir. Je commençai par lui exposer la situation de la Britannia, en lui indiquant que depuis notre union avec son peuple, je voyais enfin poindre à l'horizon des jours meilleurs. Je parlai de notre chef, de ses nombreux talents, de son ccurage et de son autorité efficace, sans lesquels la Britannia n'eût jamais été ce qu'eue était désormais. J'en arrivai enfin à ses tourments. Le regard d'Eigym se durcit aussitôt. rentrevis le visage qu'elle devait présenter à l'ememi. le fis preuve d'une grande prudence en lui exprimant mes craintes quant à l'état d'esprit d7Uter. Je le voyais comme je ne l'avais jamais vu : faible et désespéré. Je lui promis de faire tout ce que je pouvais pour le raisonner, mais en précisant que j'avais peur que tout cela soit inutile et que, laissé à lui même de la sorte, emporté par des sentiments sur lesquels ni lui ni personne sauf elle n'avait de contrôle, Uter n'en vînt à conduire la nation a la destruction. Combien de temps encore pourrait-il la côtoyer sans que la colère ne l'égare? Irait-il jusqu'à abandonner les Cerones aux mains des Caledones par pure vengeance ? Je lui dis que je ne le savais pas avec certitude, mais que les signes que je voyais dans les astres étaient contradictoires : Vénus et Jupiter indiquaient la possibilité d'une union nouvelle de laquelle pouvait naltre un empire durable et puissant, mais Mars et Saturne forçaient la fortune à lui faire un enfant allaité de courroux et d'impétuosité. Je terminai en déplorant que les choses en arrivent à ce point crucial et en jurant que je pouvais comprendre qu'elle Gt prête à sacrifier la paix à l'intégrité et son peuple à la probité. J'avais jeté mon sortilège, son issue ne dépendait pas de ma volonté. Plusieurs semaines s'écoulèrent avant qu'Eigyrn ne se décidât. Uter devenait de jour en jour plus impatient. Je lui avais conseillé de se tenir loin de sa bien-aimée et cela rendait son attente encore plus péniile- Enfin, vers le milieu de I'ét6, il vint me trouver et se jeta à mes genoux. Eigym avait accepté de s'unir à lui, à condition que la cérémonie eût lieu dans le plus stricte respect des traditions chréîie~es.Uter avait évidemment acquiescé. La célébration eut lieu peu de temps après. Je la présidai avec grand plaisir. Je consacrai simultanément ce jour-la les époux, la Britannia et ma hrepaternité.

Au début de l'automne, Uter m'annonça que des rondeurs légères mais indéniables attestaient que sa femme était enceinte. J'étais rempli de joie, mais j'avais pour ma part de moins bonnes nouvelIes. Un messager envoyé par Cassivel venait de m'apprendre que le clan des Dumnonii refisait de payer son tribut. Leur chef, Emmeran, affirmait être désormais en mesure de défendre lui-même les intérêts de son cIan ; un groupuscule de compatriotes ayant refisé de désavouer l'autorité d7Uter, Emrneran les mit écrasés sans pitié, se refùsant à voir contester de quelque façon son usurpation. Cassivel avait fàit de son mieux pour que tout rentre dans l'ordre. Emmeran avait été invité à un banquet durant lequel on lui avait demandé ce qui pourrait le retenir avec l'ensemble de la nation britonne. XI avait étk, aux dires de Cassivel, d'une arrogance telle qu'on l'avait chassé au beau milieu du repas. Ce qu'il voulait, c'était la place d'Uter.

Les Dumnonü possédaient Les terres que l'on retrouve au sud-ouest des cités de Durnovaria et de Luidinis. Emmeran avait obtenu d'Uter le privilège de verser son tribut annuel en étain, métal qui abondait sur leur temtoire. La règle imposée par Uter voulait que chaque clan verse le tiers de sa récolte pour supporter les armées ; Emmeran avait néanmoins réussi à foumir sa part en étain, prétextant le manque de champs défrichés. Il est vrai qu'il ne restait guère plus de champs en niche sur son territoire, couvert en grande partie par des collines rocailleuses d'où on extrayait le précieux minerai. Avec l'étain fourni par les Dumnonü, nous avions convenu de fêire des plats, des écuelles et des verres pour nos hommes. Il n'eut pas été bien difficile de se passer de cette contribution superfétatoire ; sans notre support, les Dumnonii auraient été rapidement écrasés lors du prochain assaut riverain des Scots. Mais l'audacieuse révolte devait être punie sans délai, faute de quoi nous nous retrouverions bientbt avec moult insurgés aux semblables caprices.

Uter et moi décidâmes de réprimer illico l'avidité des Dumnonii. Nous partiAmes pour Caermarthen le lendemain à l'aube. Arrives là-bas, nous regroupâmes cent cinquante cavaliers armés et nous reprîines la route vers le midi de la Britannia. Nous avions prévu de résoudre la crise en quelques semaines. ElIe s'éternisa. Il y a, à l'extrémité sud-est de la terre des Dumnonii qui s'élance en une mince bande dans la mer, une forteresse qui porte encore le nom que les anciens lui ont donné, Din-Tageil, ce qui signifie le Fort de la Résistance. Nd ne sait avec précision qui a été l'instigateur de sa construction, mais une légende raconte que les druides l'avaient fait édifier pour y celer les enfants lors des premiers élans conquérants de Jules César. Aussi est-elle construite de façon si ingénieuse qu'eue est inexpugnable. Emmeran avait prévu de s'y retirer advenant des représailles ; ce qu'il fit dès qu'il sut que nous étions sur ses terres. Après un mois, je mandai d'autres hommes à Cassivel, en précisant qu'il ne fallait surtout pas qu'il s'affaiblît au point de ne pouvoir repousser une agression des Scots. Un peu plus de cent hommes se joignirent à nous. C'était toujours insuffisant. Din-Tageil a été conçue pour permettre à ses occupants de fuir du côté de la mer. Sa muraille ovaIe possède une ouverture au sud qui donne sur une falaise suffisamment haute pour décourager l'attaquant ; mais il y a en bas de cet escarpement une étendue d'eau protégée par un haut-fond semé de récifs où la faune marine comestible prolifere. A l'aide d'un ingénieux système de cordes, de poulies et de scirpes attachés les uns aux autres, les dissidents étaient aussi bien nourris que nous, sans avoir besoin de quitter l'enceinte principale. Nous avions essayé de poster des hommes en contrebas pour empêcher cette pêche importune ;les Dumnonü les massacrèrent en laissant tomber de grosses pierres du haut de leur refuge.

Encore une fois, Uter s'impatienta, d'autant plus que sa femme attendait un enfant. Il vint me trouver et me demanda d'utiliser mes pouvoirs magiques pour les faire sortir. J'aurais pu le faire. Il m'eût été assez facile d'empoisonner l'eau du bassin qui les nourrissait ou d'utiliser la force du vent pour leur envoyer des bruines toxiques. Mais il me fallait pour cela risquer de sacrifier tous les Dumnonii femmes et enfants compris. Je me refusai à le faire. Je promis à Uter de forcer la fortune pour régler ce conflit avant la naissance tant attendue. J'utîlisai une ruse infame pour parvenir à mes fins. Je me rendis à Isca Silunim précipitamment. Nous avions dans les geôles de nombreux prisonniers scots. Je sélectionnai avec minutie celui qui allait me servir sans le vouloir ; mon choix s'arrêta sur un nommé Cynllo, que je savais être un proche du puissant Noigiallach, neveu de Nioldac. Un soir, je racontai à un garde avec beaucoup de détails les difficultés que les Durnnonü nous causaient ;je précisai que pour les punir, nous les laisserions à leur sort quoi qu'il arrive, advenant même une attaque de l'ennemi. Cette conversation eut lieu tout près de la geôle de Cynllo et j'espérai qu'il avait tout entendu. Peu de temps après, le guerrier scot parvint mystérieusement à s'échapper. Il ne me restait plus qu'à attendre.

Je retournai a Din-TageU aussitôt. Chaque soir, je montai sur un haut rocher qui surplombait la plaine et fis des incantations. Ce n'était que des poèmes druidiques en langue ancienne que Ie vieux Solen m'avait fait apprendre par cœur, mais iIs eurent un effet immédiat. La rumeur selon laquelle un événement surnaturel commandé par Merlm dait bientôt survenir se répandit instantanément ;le mord de nos hommes s'améliora de même. L'ennemi se fit plus prudent. Les arrogantes réjouissances nocturnes que nous avions endurées depuis le début du siège diminuèrent avant de s'arrêter totalement. Bientot, on n'entendit plus que mes psalmodies qui s'élevaient dans la nuit enténébrée. Pour la seconde fois de mon existence, je m7efEayai moi-même. Ce que je savais pourtant n'être qu'une supercherie échappa un peu à mon contrôle. À la lueur des torches ou de la lune, dans cette atmosphère cérémonieuse, ma voix me sembla quelquefois être lointaine ; le rythme répétitif et complexe des vers que je prononçai créait la plus étrange euphonie. J'en vins presque à imaginer que quelque force inconnue récitait avec moi.

Nous eûmes à patienter encore plusieurs semaines. Mes présences sur le rocher me devinrent aussi pénibles que devaient être celles des esclaves étrangers que l'on forçait à raconter sans cesse à de nouveaux auditeurs leurs origines exotiques. En outre, la crainte que les Scots se soient méfiés ou que Cydlo ne soit pas parvenu à destination augmentait de jour en jour. Heureusement, la confiance absolue des hommes en mes pouvoirs me supporta dans ma duperie jusqu'à son accomplissement. L'hiver était amvé depuis peu quand plus de cent Scots armés répondirent à mes litanies païennes. Din-Tagell elle-même ne put résister à une attaque sur deux £konts, d'autant plus que la vigueur guerrière des Scots ne s'arrêtait pas comme la nôtre à des considérations patriotiques ;l'ennemi était à détruire et Din-Tagell à prendre pour s'y établir. Quand les Scots parvinrent à franchir la deuxième enceinte, nous chargeâmes à notre tour. Les Dumnonii se rendirent à l'évidence ; ils avaient fat un mauvais choix Enmeran s'entêta et encouragea les siens à poursuivre un combat qu'il savait perdu. À coups d'épée, Uter parvint à ses côtés et le fit taire à jamais. Sa mort nous rendit les Dumnonii sans condition. Les Scots furent les seuls véritables perdants ;aucun d'eux ne survécut. Je montai une dernière fois sur mon rocher pour sonner le carnyx. Uter leva les bras et tous nos hommes en fient autant. J'avais un étrange pressentiment qui se confirma plus tard ; la grande bataille que nous venions de remporter n'était pas une couicidence : rien n'était plus propice que l'effervescence véhémente qui suit la fin victorieuse d'un siège pour annoncer la naissance du plus grand guemer qui fût donné a la Britannia.

Uter me donna son fils comme il me l'avait promis. Il fut incapable d'avouer à Eigyrn l'engagement que la passion vénérienne lui avait fait prendre à son insu. Il avait ordonné que l'on emporte l'enfant dans mes appartements dès sa naissance. Malgré notre absence, sa consigne tùt respectée a la lettre. J'avais arrangé cette naissance tant attendue. Aussitôt que j'avais appris qu7Eigymattendait un enfant, je m'étais efforcé de trouver une jeune fille dans le même état. La santé et la beauté d'une jeune picte nommée Kyluwen m'avaient inspiré. Dubricius était allé la trouver pour lui annoncer qu'elle avait été choisie par Dieu pour nourrir le fùtur maître de la Britannia. Elle était docile et je n'eus pas à la convainare. Elle accepta de nourrir I'enfànt que je Iui remettrais quand le sien viendrait de naître. Quant a son enfant légitime, je lui promis d'en prendre grand soin et de le faire élever comme mon propre fils. Afin de m'assurer de son silence, je la confhai dans mes appartements et demandai qu'on s'occupe d'elle comme de la matrone d'un empereur. Elle prit soin de l'enfant parfaitement. Quant à Eigyrn, elie n'était déjà plus de ce monde quand son fils devint le maître héritier de la Britannia et c'est pourquoi elle ne sut jamais que son enfant n'était pas mort-né comme son mari l'avait prétendu. Des complications survenues . lors de la parturition la Iaissèrent HertiIe. J'en convins alors que c'était mieux ainsi, croyant a tort que cet enfant n'aurait pas à lutter pour conserver son pouvoir.

L'enfant avait à peine une semaine quand nous arrivâmes à Cilemum. Eigyni était malade et Uter resta à son chevet durant toute sa convalescence. Je me retrouvai seul avec Kyfuwen et mon fils adoptif. Je lui donnai le nom d'Artus, dans l'espoir que cet emblème éponyme de roi-guemer et divin, que ce nom que nos anciens ont attribué au plus puissant et au pl~snoble des animaux, puisse lui influer sa virilité et sa véhémence. Je ne pouvais pas me permettre de le cacher encore longtemps ;il avait beaucoup trop à apprendre. L'idée de l'élever moi-même et de lui enseigner tout ce que je savais comme Blaiz l'avait fait me traversa l'esprit. Je passai de longues nuits à me questionner. À mon grand regret, je me décidai enfin à trouver un endroit paisible et sûr où Kyluwen pourrait l'élever jusqu7à son avènement. Ce ne fùt pas la crainte de laisser Uter diriger seul la Bntannia qui inspira mon choix; j7avais confiance en lui. En outre, je n'étais pas obligé de quitter la Britannia et j'aurais pu garder contact et intervenir si le besoin s'était fait réellement sentir. Mais je n'avais jamais connu de sentiment aussi étrange que celui qui me submergea durant tout le temps que je portai ce nounisson dans mes bras. J'avais une prédisposition de caractère pour la protection Je craignis que l'amour envers un enfant ne fit disparaître mon attachement pour ma patrie sous une dilection tutélaire éperdue. Aussi, quand Eigyni se trouva mieux, j'allai trouver Uter et lui annonçai mon départ prochain.

Je partis avec Kyluwen et Artus par une nuit claire et fiaîche. J'avais l'habitude de la rudesse et de la brutalité ; je savais maîtriser les plus belliqueux de nos hommes et soumettre les plus pugnaces de nos ennemis- Mais j'étais totalement désarmé devant cet être frêle. Dubricius avait eu quelquefois à prendre des nouveau-nés, mais c'était pour les bénir en Christ ;la plupart d'entre eux étaient déjà morts quand on me les avait mis dans les bras. Les pleurs d'Amis me rappelaient à la fois sa précaire verdeur et ma patente impéritie. Nous devions chevaucher rapidement et Kyluwen n'en avait pas l'habitude. C'est pourquoi je gardai Artus serré contre moi durant tout le voyage malgré ses vives protestations. Notre destination était un monastère diigé par un ami de Blaiz, SoLlius Riothamus. Ce n'était pas un Bnton d'origine ; il était né et avait grandi à Lugdunum et avait été un proche de l'empereur de Rome avant de se convertir et de se faire moine. Peu de temps après sa conversion, il avait été envoyé en Bntannia pour annoncer la bonne nouvelle. Sa foi l'avait guidé vers les Durotriges et il employa tout son temps à les conduire vers le Christ. Il obtint même de transformer la forteresse romaine du chef-lieu de Lindinis en monastère. Son charisme et sa bonté firent des merveilles ;peu de temps après la fondation du monastère de Glastow-Berrwig, une foule de nouveaux chrétiens se présentèrent à lui pour se faire baptiser et entrer dans son ordre. Il avait été l'ami de Blaiz et c'était le mien. Je savais qu'il n'y avait pas d'endroit plus sûr pour Kyluwen et Amis. Je les confiai à Soliius Riothamus et retournai auprès d'Uter. Kyluwen mourut d'une fièvre un peu moins d'un an après son arrivée et Ritohamus m'en informa aussitôt. Je pris les dispositions nécessaires pour que son fils, qu'elle avait nommé Kai Hir Din, fut financièrement pris en charge par Uter et élevé à Glastow-Berrwig en compagnie d'Artus.

Il s'écoula cinq ans avant que je ne revienne à Glastow-Berrwig. Parce qu7Eigyrnle désirait, Uter sYinstalIaofficiellement à Cilemum, Nous avions établi nos forces armées dans presque tous les points stratégiques de la Britannia. Nos ennemis étaient de plus en plus prudents. II s'écoulait souvent des mois entre chacune de leurs expéditions sur nos terres. Nous les repoussions chaque fois avec de plus en plus de facilite. Dans la quatrième année de son règne, Uter avait pactisé avec le roi scot N~oldac,en échange des îles situées entre nos terres et les siennes. La menace constante des razzias sur la côte occidentale étant disparue, nous parvfrmes à mettre en place un système de défense efficace. Je me décidai à alfer voir Artus au printemps de la sixième année de l'empire de Zénon. L'hiver particulièrement doux avait contribué au bon état de notre armée : les hommes étaient en santé ;la fabrication d'armes et d'armwes avait été florissante ;le grand aquilon avait cédé sa place à une brise prématurée qui laissait prévoir un chaud printemps. La Britannia n'avait teqporairement plus besoin de moi.

Artus n'était encore qu'un jeune enfant, mais je décelais déjà dans son comportement les qualités d'un grand chef. Sollius Riothamus appliquait avec lui les mêmes règles d'éducation que Blaiz avait employées avec moi. Tout son apprentissage reposait sur l'intérêt que l'on stimulait en lui ; il n'était forcé en rien, mais encouragé en tout ce qui était vertueux Un seul problème véritable se posait : mon ami voyait en cet edmt un successeur pour sa propre mission. Aussi essayait41 de le rebuter de tout ce qui s'accordait au pouvoir et à la guerre. Mais Artus avait déjà à cet âge le tempérament qui caractérisa tout son règne. Je lui avais donné le nom d'un animal terrible ; il le portait parfaitement. Une défaite le faisait entrer dans une grande colère qu'on avait peine à maîtriser. Un jour, alors que je l'observais dans ses jeux d'enfants, il sauta sur un de ses camarades qui riait de l'avoir vu trébucher et le battit brutalement. Un autre témoin de la scène, un jeune moine qui avait pour tâche de les surveiller, intemint en empoignant Artus par les cheveux. L'enfant se débattit si énergiquement que le surveillant lâcha prise. Plutôt que de se sauver en pleurant comme l'eût fait n'importe quel autre, mon protégé asséna un violent coup de pied sur la jambe de ce nouvel agresseur qui tomba à genoux en gémissant. Je me levai et m'approchai. Le moine s'était relevé et s'apprêtait à attaquer à son tour. Artus étaft déjà un colosse pour son âge, mais il n'avait tout de même pas la force de se défendre contre un homme adulte. Je m'interposai. J'étais moi-même à cet époque bâti comme un roc ; le jeune moine s'enfuit en courant. Amis et moi nous regardâmes attentivement. Je lui fis un sourire qu'il me rendit gêné- a Garde donc tes forces et too courage pour nos véritables ennemis )), lui dis-je avant de m'en aller. Plus tard dans la journée, Riothamus vint me trouver. R déplorait que je me sois impliqué dans l'éducation d'Artus, et suggérait qu'il eût mérité de se faire comger pour son geste de révolte. J'en profitai pour claritier la situation. Je lui rappelai qu'Artus n'était avec lui que temporairement et qu'il reviendrait a mes côtés quand je le jugerais prêt à accomplir sa destinée. Je précisai que rien ne pouvait éloigner cet enfant du commandement de la Britannia et que s'il voulait véritablement l'aider, il se devait de ne pas trop l'éloigner de son naturel guemer qui lui venait de son pére. Riothamus ignorait qui était le père d'Artus. Je lui dis que c'était un grand guerrier qui était mort courageusement pour la Britannia en me faisant promettre d'éduquer son fls pour qu'il puisse à son tour combattre pour la liberté. Les moines sont les plus entêtés des hommes, et je ne crois pas que mes remarques changèrent quoi que ce soit dans le comportement de mon ami. Quel poids pouvait avoir ma parole contre la volonté divine ? Cette attitude ne m'inquiétait guère ;j'avais décidé qu'Artus serait le maître du pays et que sa nomination serait ordonnée par Dieu, même s'a me fallait forcer le ciel à le choisir,

Je demeurai auprès de lui durant quelques mois. J'avais même décidé de passer l'hiver au monastère, mais au milieu du huitième mois de cette année-là, le roi scot Nioldac fut assassiné par un de ses neveux qui prétendait à la couronne. L'usurpation ne fut pas contestée- Au contraire' le nouveau chef obtint une unanimité nouvelle. Le règne de paix qu'avait instauré Nioldac avait plongé une partie de son empire dans la famine. Leurs terres n'étaient pas fertiles comme les nôtres ; les îles qui avaient été l'enjeu du pacte ne suttisaient pas à combler les besoins de tous ses sujets. À la tête d'une armée rebelle formée de guerriers qui en avaient assez de voir les leurs mourir en restant tranquilles, Nidl Noigiallach s'imposa rapidement cornme le maître incontesté de l'empire des Scots. Dès que jYapprÏsla nouvelle, je retournai rapidement a CiIemum pour tenir conseil avec Uter. La situation était pire que je le croyais. Le nouveau chef scot avait profité de sa situation sur les iles pour y installer des troupes. Chaque jour, de nombreux navires venaient s'ajouter à une flotte déjà considérable. L'horizon bleuté serait bientôt blanchi par une nuée de voiles poussant des bateaux chargés de la plus puissante armée que nous puissions imaginer. Nous décidâmes d'envoyer un message de paix dans lequel nous exprimions notre désir de perpétuer la bonne entente que nous entretenions avec l'ancien chef. La réponse ne tarda guère à venir. Noigiallach réclamait au nom de son peuple et pour sa survie une partie de notre terre qui s'étendait de Deva à Glevum. La demande était justifiée : nous étions deux fois moins sur un temtoire vingt fois grand comme le leur- Évidemment, nous ne pouvions permettre à I'ennemi de s'installer en Britannia. Nous décidâmes de nous préparer à combattre- Nous conviâmes tous les chefs à une grande assemblée. Nous accueill^unes dix-sept chefs de clan prêt à combattre. Nous choi~~mesles huit plus intluants d'entre eux, Cassivel, Baudemagus, Argentaël le nouveau chef des Dumnonii, Paol, Gwilheem, Menadeg et Aourgen, pour diriger les différents postes de garde que nous établnûnestout le long de la côte ouest,

Notre défense étant établie, il nous fallait montrer à l'ennemi notre force. Nous choisîmes I'île de Mona comme premier objectif. Dans les temps anciens, cette île était sacrée. On raconte même que les chides I'auraient choisie pour y tenir leur réunion annuelle sous le conseil des dieux. Je n'ai pas de difficulté à le croire ; Mona Caesariensis, qui s'appelait jadis Avalon parce qu'on y trouve plus de pommiers que nulie part ailleurs en Bntannia, est paradisiaque. Le climat y est doux, les hits abondent presque en toute saison, et les fleurs qui foisonnent dans ses plaines semblent avoir été mises en terre par quelque généreuse force sumaturelie ;la mer y est plus bleue que le ciel et des nuages roses et jaunes glissent lentement sur sa tête. À l'ouest, des falaises à pic la rendent imprenable, mais c'est à l'est qu'elle tient Ie mérite nécessaire pour recevoir la dépouille d'Artus : la Britannia s'oEe majestueusement en un seul regard.

Uter voulait lui-même y mener les hommes ;j'étais contre cette alternative. Nous ignorions quelles étaient les forces ennemies sur ce territoire et le nombre de navires que nous possédions limitait notre attaque à une centaine de fantassins. Heureusement, Cassivel insista pour qu'on le laisse partir vers Mona avec ses hommes. En toute autre occasion, Uter eût refüsé catégoriquement, mais la demande venait d'un des chefs les plus influents de tous et pas n'importe quel : celui qui avait jadis prétendu être le digne successeur de mon grand-père Dernetius. Je fis remarquer à Uter qu'un refùs ne serait non seulement pas de mise, mais qu'il risquait d'irriter le demandeur dans un moment crucial oll nous devions être parfaftement unis. Uter acquiesça à la requête du chef des Brigantes. Le lendemain, Cassivel quitta la Britannia pour I'îie de Mona au son des carnyx.

Ce ne ht pas une bataille mais une hécatombe. La flotte britome ne parvint jamais au rivage de Mona. Parce qu'elle était située à mi-chemin entre leur territoire et le nôtre, l'île avait été jugée essentielle au maintien de leur défense et c'est pourquoi les Scots avaient disposé de puissantes catapultes sur toute sa rive orientale. En quelques instants, tous nos nawes fixent coulés avec leur équipage. Cassivel fiit tué. Les survivants arrivèrent épuisés a la rive et furent faits prisonniers sans opposer aucune résistance. Nous étions tous accablés, mais particulièrement Uter, qui se reprochait de n'être pas mort à la place de Cassivel. J'étais moi aussi profondément troublé. Nous avions perdu en Cassivel notre bras droit et l'ouest de la Britannia se retrouvait sans commandant. Le moral de nos troupes s'en trouva fort affecté. Des rumeurs selon lesquelles Uter avait envoyé Cassivel à la mort se répandirent. Un soir, je surpris une conversation entre deux gardes ; L'un d'eux prétendait que les Scots étaient beaucoup trop puissants pour les Bntons. Je m'emportai et fkappai violemment le couard. Je n'avais pas mesuré la force de mon coup et Ie soldat fit grièvement blessé à la tête ; la plaie s'infecta rapidement et le pauvre homme succomba à une violente fièvre quelques jours plus tard. Mon geste expéditif et irréfléchi donna de quoi alunenter de plus belle les rumeurs : on alla jusgu'à croire que j7avais lancé un sortilège maléfique. Les hommes devinrent envers moi plus méfiants qu'ils ne l'avaient jamais été.

Le massacre de Mona avait procuré aux Scots une arrogante confiance. On voyait régulièrement un de leurs navires sillonner le long de la côte de Caermarthen. Cette menace constante me fit prendre une décision qui allait changer l'avenir de la Britannia. Sans Cassivel, Le sud-ouest du pays n'était plus aussi bien défendu. Je convainquis Uter qu'il fallait nous y établir pour contrer la menace scotte. Eigym refusa de laisser son peuple à la merci des Caledones. Je lui suggérai de remettre son commandement à sa £ille Morgana, qui était désormais une jeune guemère très influente. A ma grande surprise, Eigym accepta. Eue organisa une grande cérémonie au cours de laquelle elle remit son pouvoir a sa fille selon la tradition picte. Morgana était splendide. Je la regardai comme au premier jour où je l'avais aperçue. Pour l'occasion, Eigym avait fait tailler un torque semblable au sien qu'eue plaça elle-même autour du cou de sa fille. Quand la cérémonie fût terminée, Morgana leva les bras au ciel et tous les guemers Cerones crièrent à t'unisson. Morgana me regarda en souriant, et je crus naïvement qu'il s'agissait-la d'un signe de reconnaissance.

Le conflit avec les Scots dura de longues années. Cela ne me rendit pas malheureux. Quand je considère ma vie, je ne peux que reconnaître que j'ai aimé la guerre. rimagine qu'il ne pouvait en être autrement ; comment aurais-je pu livrer tant de combats dans l'ennui ou le désagrément ? Aucun Jules César n'aime totalement et uniquement la paix. Les jours de quiétude étaient certes de précieuses récompenses qui m'encourageaient à poursuivre ma lutte pour la Bntannia le n'y trouvai cependant pas ma raison de vivre. Le mirmillon qui vient de terrasser le rétiaire ou le conducteur de char qui franchit le premier la ligne d'arrivée acquièrent la gloire dans ces accomplissements ; mais c'est durant le combat ou la course que se justifie leur existence. Ni I'un ni l'autre ne se satisferaient d'une palme octroyée sans mérite. Les victoires et la paix ne me comblaient que partiellement. Péprouvai toujours plus de contentement a voir mes hommes prendre peu à peu t'avantage d'une bataille qu'en recevant la promesse d'obédience d'un chef ennemi vaincu. J'abqais triompher plus que le triomphe.

Cette attitude n'était pas uniquement provoquée par un tempérament belliqueux. Les Britons s'étaient grièvement ramollis en devenant romains. J'avais réussi à leur redonner le courage de se battre pour leur Liberté, mais chaque période d'accalmie les ramenait à leur confort passé. La plupart se comportait comme ces Lydiens de Sardes que le roi des Perses Cyrus avait assujettis en leur ofnant mille perversions gratuites. La sécurité prolongée avait un effet néfaste que je n'arrivais pas à contrôler. Aussi répété-je souvent que la Britannia pourrait connaître la véritable Liberté quand tous les ennemis seraient définitivement éliminés. La tiédeur des hommes me fit souvent espérer le retour de l'ennemi. Il m'arriva même de ressentir une joie incontrôlable à la vue d'un nuage de poussière soulevé par une bande de Pictes qui fonçaient sur nous. Le cri de guerre de nos rivaux était la meilleure médecine pour soigner une ataraxie dont la cause n'était pas la sagesse mais la langueur que fait croître en tout homme la monotonie. Je crains qu'il n'existe jamais un peuple pour qui la paix prolongée soit bénéfique. Les lois sévères des Spartiates étaient justes ;le confort oisif mène subrepticement à la somnolence de l'esprit et du corps. Je suis capable d'imaginer des formes extrêmes de cette faiblesse humaine : soit qu'un chef habile finisse par régner sur le monde en condamnant tour à tour ses nouveaux vassaux à s'aveugler si bien sur des plaisirs éphémères et vulgaires qu'ils en oublieront les fers qu'il leur aura mis avec leur consentement, soit que par leur libre volonté les hommes finissent par s'étranger eux- mêmes avec une corde tressée à même leur inassouvissable besoin de sécurité. La guerre contre les Scots nous évita non seulement cet imperceptible endormissemenf mais elle nous obligea à la plus alerte vigilance.

Nous étions revenus à Caermarthen depuis un peu plus d'un an quand une nouvelle incroyable nous parvint de Cilemum : un messager nous annonça le mariage prochain de Morgana et du chef des Caledones Melwas. J'ai souvent songé que cette pernicieuse union eût probablement été évitée si j'avais su aimer cette jeune picte ;seul le désir de se venger d'un cruel adversaire a pu la conduire à s'allier avec l'ennemi de ses ancêtres et de ses propres parents. Cet adversaire, ce ne pouvait être que moi. II est évident qu'aucun chef n'approuva cette trahison. Toutefois, ce fit Eib"yrn qui réagit avec le plus de colère. Elle fit part à Uter de son désir de se rendre auprès de sa .fille pour la convaincre de renoncer à son engagement. Il chercha a la retenir, mais la fbreur avait emporté son esprit au delà des mots. Ce soir-là, j'ai vu la plus impressionnante guemère qui soit : montée sur son cheval, vêtue d'une veste de cuir décoré du dragon duter, d'un heaume d'argent duquel glissait sur la nuque une chevelure entièrement blanchie à la chaux et nouée en une sede tresse, le visage et les bras décoré de maintes peintures rituelles, Eigyrn traversa Caermarthen à la tête de cinquante cavaliers. Uter avait voulu lui en fournir beaucoup pIus- La situation ne m'avait pas permis de m'opposer à cette proposition qui pouvait nous affaiblir dangereusement. Mais Eigyrn continua d'être sage et juste jusqu'à la fin en afknant qu'elle partirait seule- Uter s'opposa derechec mais cette fois j'étais en accord avec lui ; nous ne pouvions t'abandonner ainsi. Nous la convainqunmes de prendre quelques guemers à sa suite.

Je ne sais que peu de choses sur l'intervention d'Eigyrn. Melwas commanda-t-il iniquement le meurtre de sa fùture belle-mère ? Ou est-ce Morgana qui fùt aveuglée au point de se rendre matricide ? Nous ne la revîmes jamais. II y a quelques temps, après avoir longtemps erré dans la forêt, je me suis arrêté dans une villa du sud pour me reposer. Li, j'ai rencontré un certain Carausius, qui m'a juré quEigyrn n'était pas morte, mais qu'elle s'était retirée dans un monastère du Nord peu après sa rencontre avec sa fille. Il prétendait avoir été l'esclave de MeIwas quand ce dernier épousa Morgana ;il soutenait avoir entendu la conversation entre la mère et sa iilie. Eigym avait voulu la raisonner ;elle avait tenté de lui faire entrevoir les fimestes conséquences qu'entraînerait sa perfidie. Au fil des ans, Morgana avait acquis des cornaissances extraordinaires dont j'avais été la source, et les avait utilisées pour accroître son emprise sur son peuple et celui de Melwas. Aussi Carausius m'avait4 dit que la sorcière n'avait rien voulu entendre, que son cœur desséché était impénétrable et son esprit fanatique toujours enclin à une sourde frénésie. La reine avait interpreté ce comportement comme un signe de la fin des temps. Carausius ne I'avait jamais revue, mais des amis religieux avaient maintes fois laissé entendre qu'elle vivait désormais parmi les leurs. Quant à moi, je ne crois pas la chose impossible. L'expérience m'a enseigné que les âmes supérieures se chargent parfois d'une volition et d'une hpétuosité qui se hâtent d'abord dans le pouvoir et la domination avant de se cristalliser en une foi lucide. II n'y a souvent qu'un mince claustra entre l'autorité suprême et la soumission absolue ; c'est que le pouvoir fait goûter à l'omnipotence qui ne connaît que deux hégémonies : celle du Prince des démons et celle de Dieu notre Père Tout-Puissant, qui laisse au premier la Liberté qui le conduira à sa perte. Tout règne quel qu'il soit finit par se soumettre a l'un ou l'autre. Eigyrn eut peut-être la sagacité de se livrer entièrement au Christ,

Nous déclarâmes ta guerre aux Cerones et aux Caledones. J'avais d'abord suggéré a Uter de discuter avec la traîtresse, mais la perte dEigyrn Pavait fait entrer dans une colère ïncontrôIab1e qui le tortura jusqu'à sa mort. Je craignais avec raison qu'un nouvel adversaire ne nous force à diminuer notre défense occidentale et c'est ce qui se produisit. Pour punU l'audace de Morgana, Uter monta vers le nord à la tête dune armée de trois cents hommes. Il était confiant de voir l'adversaire capituler devant le nombre. Mais Morgana avait contraint les tribus voisines à pactiser avec eue. Pris au dépourvu et constatant que nous ne leur apportions aucune aide, les Otadini, les Selvogae et les Novantae se joignirent aux Cerones. Uter se retrouva devant une mée quatre fois plus nombreuse que la sieme. Troublé par Le désir de vengeance, il poussa nos hommes jusqu'à la muraille qu'Antonin avait fait établir en Britannia bien avant qu'Hadrien ne décide d'en fortifier une plus au sud. Deux cents guemers britons périrent par sa rage. Par miracle, il parvint à s'échapper, mais iI revint à Caermarthen plus atrabilaire que jamais.

Les Scots continuèrent de nous harceler constamment. Morgana et Melwas en profitèrent pour descendre vers le sud. Chacune de nos tentatives pour les arrêter furent vaines ; nous perdions de jour en jour a la fois de nombreux hommes et la confiance des survivants. Durant toutes ces années, nous ne remportâmes qu'une seule victoire décisive. C'était à Isurium, où l'armée de Melwas s'était avancée malgré les conseils de Morgana. Je connaissais pdaitement cette région et ma jeune adversaire le savait. le dirigeai moi-même nos hommes sur le champ de bataille. J'avais divisé notre armée en petits groupes de trente ou quarante guerriers. Nous laissâmes l'armée de Melwas s'avancer jusqu'à la muraille de la forteresse. Pour y parvenir, il fallait emprunter un étroit passage qui sillonnait à travers les marais. Quand son armée fût entièrement engagée sur ce qui constituait le seul passage pour rejoindre Isurium, j'ordomai à mes hommes de foncer sur les siens. Les portes de la forteresse s'ouvrirent et la moitié de mon armée chargea- Avant que tes hommes de Melwas ne puissent réagir, l'autre moitié de mes hommes surgirent des marais et attaquèrent sur les côtés et par l'arrière. La plupart d'entre eux s'étaient dissimulés sous l'eau en respirant a l'aide de longues tiges de jonc. Mebas panrint a s'enfùir avec i peine le tiers de son groupe. Nous massacrâmes tous les autres sans pitié.

La guerre contre les Scots durait depuis environ neuf ans quand des voiles saxonnes nous annoncèrent qu'un troisième ennemi allait nous livrer bataille. Les Saxons étaient parvenus à installer leur campement sur la rive est de la Britannia Aella était a leur tête. Cette fois, un autre peuple s'était joint à eux : des guerriers de la région d'hgeln menés par leur chef Goldin. Ils étaient de la même trempe que les Saxons, à la différence que leur manière de combattre était encore plus intelligente. C'étaient d'excellents cavaliers et certains d'entre eux avaient même appris à conduire des chars en combat. Comme si elle leur avait toujours appartenu, les Saxons et les Angles se partagèrent notre terre : Aella s'installa au sud, Goldin au nord. Sans avertir Uter, je lançai un dernier appel à la paix vers Morgana. Sa réponse fut claire: mon messager avait été emporté par Épona et mon message l'avait suivi. Cemunnos avait répondu à son appel en envoyant des hommes des terres lointaines pour la venger de moi. Bientôt, Uter et Merlin ne seraient plus que de mauvais souvenirs, car elle portait en son sein celui qui les remplaceraient : son nom était Modred Elle avait perdu la tête. Aucun chef de clan n'accepterait de suivre le fils d'un Caledones,

Nous essayâmes désespérément d'empêcher les Saxons et les Angles de s'installer confortablement en Britannia. Les quelques attaques-surprise que nous fimes n'eurent aucun effet. ns occupèrent bientôt une longue tranche de terre qui s'étalait sur toute la côte sud-est. Camulodunum et Durovemum furent rapidement sous leur contrôle sans que nous ne puissions rien faire. Les Scots avaient vite appris la nouvelle de la révolte des Caledones et des Cerones ; ils s'appliquaient a nous empêcher de libérer notre armée pour mener une défense septentrionale efficace. Morgana en avait profité pour consolider sa ligne fortifiée méridionale ; les Saxons et les Angles trouvèrent là une occasion en or pour gagner de jour en jour plus de territoire.

C'était le printemps et la guerre contre les Scots durait depuis dix ans quand Aella s'empara de la ville de Lindum et des forteresses environnantes. Les Coritani essayèrent en vain de l'en empêcher. Ghail Het Ram, leur cheÇ dut retraiter jusqu'à Ratae après avoir subi de lourdes pertes. Je conseillai à Uter de partir immédiatement vers Ratae avec quelques centaines d'hommes pour lui porter secours. Il nous fallait absolument reprendre Lindum, car toutes les grandes routes de la Britannia y arrivent ;celle qui va jusqu'à Luguvallum en passant par Isurium, celle qui se rend jusqu'à la mer près de Durovemum, celle qui passe par Londiniurn et se divise au sud vers Ratae et Verularnium et au nord vers Pretorium. De Lindum, la Britda s'ofiait aux envahisseurs comme un mets de banquet qu'il suffit de réclamer pour savourer. L'heure n'était plus à vouloir contrôler l'ensemble du pays, mais plutôt à jouer les poisons pour les hôtes importuns qui venaient s'y rassasier.

Je croyais sincèrement que la volonté de Dieu était de nous rendre la Britannia. Dubricius prêcha comme jamais. J'aurais voulu me consacrer entièrement à ma patrie, mais des obligations me retinrent. J'avais été nommé évêque au début de ma carrière cléricale ; jamais je n'avais eu à utiliser ce titre pour quoi que ce soit. Je tts tiré de cette clémente autorité par un engouement phénoménal pour une doctrine hérétique qui avait été soutenue par un Scot du nom de Pelagius quelques dizaines d'années auparavant. En Palestine, ce Pelagius avait soulevé une vive polémique en niant l'existence du péché originel et en soutenant que l'homme décidait par sa volonté seule de suivre le Christ. C'est bien mal connaître les hommes que de les croire libres : il y a en l'homme des liens invisibles qui le contraignent et des cordes qui agissent malgré lui ;la seule vraie liberté qui soit nôtre, c'est de reconnattre notre joug. Un certain Augustin d'Hippone l'avait violemment attaqué dans une série d'ouvrages que le pape Léon avait approuvés. Il était mort depuis longtemps déjà, mais ses disciples continuaient de répandre son enseignement. L'un d'eux, son plus fidèle m'avait-on dit, s'appelait Julianus et venait de la ville d'Eclanua Ii avait été chargé par son rnstre de revenir dans son pays natal pour guider son peuple vers la vérité- Des centaines de Scots s'étaient d'abord convertis ; de nombreux britons commençaient à adhérer à ce que proclamait Julianus- Malgré les conflits qui secouaient continuellement Rome, le pape Gélase avait fait envoyer un message a tous ses évêques pour les charger de réprimer cette hérésie qui selon ses propos perdurait par la force du Maiin.

Ces querelles de moines m'avaient toujours indigéré et continuent aujourd'hui de me laisser insensible. Je crains fort que toutes ne soient dues a notre incapacité de calculer l'incommensurable et, surtout, à notre faible orgueil. Je n'y reconnais ni la sagesse, ni la tolérance qui caractérisait celui qui en fit la source. Je trouve même de l'entêtement, voire de la perversité, dans ces interminables réunions de penseurs qu'on appelle conciles. Que m'importe de savoir si Pelagius, Nestorius ou Eusèbe avaient raison, si les préceptes du Christ doivent être bafuués pour y pamenir ? Les sujets de polémiques qui excitent ces sots ne me touchent guère plus. L'expérience ne m'a pas montré que ces inanités allaient un jour cesser. Au contraire, chaque réponse obtenue au prix de violentes guerres verbales voit naître quatre ou cinq hérésies qui soulèvent de plus vives disputes. À mon âge avancé, il m'apparaît encore plus clairement que le peu de temps que nous avons doit être consacré a remplir de notre mieux la place qui nous a été assignée par notre naissance. Je fùs, il est vrai, le grand Dubricius et le prodigieux Merlin, mais en jetant un regard sur mon passé, je réalise que je n'ai peut-être pas joué un rôle si important dans l'ordre des choses. Aurais-je été plus malheureux ou moins utile si j'étais né simple palefrenier ? Je ne le crois plus. Chacun doit tâcher de participer de son mieux au déploiement du destin.

J'obéis à l'ordre de Gélase pour une seule raison :je n'acceptais pas qu'on mette en doute l'autorité que des hommes m'avait confiée ; comment aurais-je pu nier l'autorité du chef de notre Église ? Je décidai de partir pour quelque temps. J'allai de ville en ville débattre les idées de Pelagius avec ses partisans. J'en profitai pour observer le compcrtement de nos hommes et de nos ennemis. Je me pennis même une brève escale a Lindum. Les Saxons et les Angles ne connaissaient rien à la doctrine de Pelagius- En revanche, il soutenaient vivement que les trois personnes de la Trinité ne pouvaient être confondues, s'opposant ainsi à ce qui avait été décidé au concile de Nicea. Cela me donnait raison. ~'ÉgIiseavait elle-même enseigné aux barbares la théorie de cet Arius d'Alexandrie et elle reprochait maintenant à ses nouveaux disciples de l'avoir crue.

Mon sqour à Lïndurn me permit d'examiner à mon gré les forces ennemies. Uter s'était installé à Ratae avec nos hommes en attendant mon rapport. La confiance et I'organisation des Saxons me tederent. 1savaient toujours été plus prévoyants que nous : nous aimions fiapper vivement et avec force ; ils préféraient ériger des barricades et des pièges pour dérouter l'ennemi. Horsa et Hengist avaient été surpris par la subtilité des attaques que j'avais organisées. Habitués à combattre des hommes qui fonçaient sans discipline, iIs n'avaient pas su contenir I'intelligence que j'avais insufflée à nos armées. Aella me sembla tout différent. Je n'eus pas l'occasion de lui parler en tête à tête? mais je profitai plusieurs fois de la conviction arienne d'un de ses seconds pour pénétrer sa tactique guemère. II avait pensé à tout. Il avait posté des hommes sur toutes les grandes routes qui circulaient entre les villes qu'il avait prises. Chaque groupe était remplacé au milieu du jour par un autre. C'était là une façon efficace de savoir si l'ennemi approchait. Si les hommes ne revenaient pas, Aella savait que quelque chose n'allait pas. Il avait également réussi à soumettre les habitants de Lindum en leur laissant la liberté de partir sans représailles. En contreparîie, il avait offert aux intéressés de conserver leurs propriétés et leurs biens s'ils acceptaient d'héberger et de nourrir quatre ou cinq de ses hommes. Sa proposition avait connu un grand succès. Je dus maintes fois me contenir pour ne pas m'emporter devant le pathétique spectacle d'une famille britonne qui accueillait a sa table les fils de ceux qui nous avaient tant fait de tort par le passé. J'informai bientôt Uter de la situation de Lindum. II m'écouta silencieusement 1u.i décrire la puissance de nos ennemis. Quand j'eus enfin terminé, il prit la parole et me demanda s'il avait une seule chance de la reprendre par la force. Sa voix n'était pas celle d'un chec mais d'un ami. Je ne lui mentis point en lui disant qu'il n'en avait aucune, mais que cette attaque devait avoir lieu pour rappeler aux Saxons et aux Angles que nous ne les laissefions pas demeurer paisiblement en notre Britannia. Uter me regarda queIques instants sans rien dire. Puis il s'approcha de moi et m'étreignit fortement. On a dit de moi que j'étais un prophète ;j'en fus un à mes heures. Une voix plus forte que ma conscience me dit ce jour-là que je voyais Uter pour la dernière fois.

Il mourut une semaine plus tard à Luidum, en tentant d'établir un siège contre les Saxons. Un messager envoyé par Aella avait dû prévenir Goldin de l'arrivée d7Uter. Nos hommes fùrent incapables de se défendre sur deux fionts et firent tous massacrés. Je n'avais pas souhaité la mort d7Uter, mais je ne m'en chagrinai pas outre mesure. Son autorité était désormais continuellement remise en question ; la vie prospère que Morgana avait réussi à instaurer au nord convainquait de plus en plus de gens de se soumettre à la sienne. Je réalisais mon erreur : Uter n'avait jamais été considéré véritablement comme un des nôtres. Les Britons ne l'avaient jamais vu que comme un étranger, un peu comme ces enfants de Vandales ou de Wisigoths qui sont nés a Rome, et que leurs maîtres éduquent plus justement que la plupart des petits de Romains, mais qui toute leur vie continuent de se faire appeler xeno, L'annonce de sa mort affligea néanmoins beaucoup de monde. J'organisai des finérailles grandioses et des centaines de Britons vinrent le pleurer. J'en profitai pour annoncer que Dieu ne nous laisserait pas seuls et qu'il nous enverrait bientôt un nouveau chef Je chargeai Baudemagus et les Atrebates d'empêcher les Saxons d'aller pIus à l'ouest. Cette attaque manquée avait tout de même eu ses effets On racontait quYUter avait réussi à lui seul à décimer plus de cinquante guerriers et que l'ennemi avait perdu deux fois plus d'hommes que nous. Toutefois, leur moral semblait encore très bon, de loin meilleur que le nôtre. Ii me fallait réagir rapidement, car ma crainte était que la perte de notre chef ne divise à nouveau les clans. Désunis, nous serions vaincus en quelques semaines. Je retournai précipitamment a Glastow-Berrwig. Mon protégé était encore un tout jeune homme et j'avais prévu de le faire reconnaître comme le maître de la Britannia beaucoup plus tard, Mais son heure était arrivée.

Je m'attendais à voir un enfant que l'adolescence aurait à peine commencé à transformer en home, une fleur entrouverte dont on devine vaguement les coloris des pétales encore refermés ;je me retrouvai en face d'un colosse au regard pénétrant. Ouranos et Gaïa semblaient m'avoir confié leur progéniture. Artus était un Titan. Je distinguai à peine les traits de l'enfant que j'avais COMU derrière la forte barbe qui recouvrait son visage. Sa chevelure était une crinière blonde qui tombait sur de larges épaules. Je possédais moi-même une stature imposante, mais Artus devait Iégèrement incliner la tête pour me regarder. Ses yeux couleur mer, qu'il avait certainement hérités d7Eigym, pénétraient celui qu'il toisait. Je ne connus jamais un homme, indépendamment de sa taille, qui n'eût pas l'air tout petit en face de ce fils adoré. J'ai souvent défait en combat des guemers de grande taille et bien bâtis ; leur force parfois prodigieuse ne parvenait pas à combler un manque de rapidité ou d'agilité qui ne pardonne pas devant L'expérience. Mais Artus semblait avoir été créé pour le combat. Sa nature était un paradoxe : un lion qui se déplaçait avec la grâce et la célérité d'une frêle biche. Je n'ai connu qu'un seul animai qui fût doté par Dieu de ces temiles atouts ; c'&ait celui qui m'avait inspiré son nom. Pour plaisanter, je le surnommai a l'ours D ;il fit connu sous ce sobriquet jusqu'à sa mort.

Si la nature avait fait un chef-d'œuvre avec le corps d'Amis, Sollius Riothmus s'était surpassé pour que son esprit füt un prodige. Le petit discours tenu jadis sur le rôle qu'aurait à jouer Amis pour notre patrie avait eu son effet : il avait la Britannia gravée en son coeur et son âme. Aucun des événements de notre passé ne lui était inconnu. Il avait appris à connaître Vurtigern, Demetius et Uter aussi bien que s'ils avaient été ses amis. Mieux encore : il détestait les Saxons et les Scots. Riothamus se défendit mollement d'avoir été l'instigateur de cette haine envers nos ennemis que je décelai dans le ton d'Artus qui se durcissait lorsqu'il en parlait, mais je savais que lui-même ne les portait pas en haute estime' à cause de violentes querelles qu'il avait eues avec certains d'entre eux alors qu'il établissait Glastow-Benwig. En outre, Artus en parlait comme des hérétiques qu'il fallait chasser au plus vite de chez-nous ; c'était une inimitié religieuse que seul un clerc avait pu lui inculquer. Prononcé par lui, ce (( chez-nous N me faisait chaud au coeur. Parce qu'il savait que son protégé aurait à parcourir notre terre rapidement, Riothamus avait consacré un an à lui enseigner sa géographie. 11s parcoument à pied de nombreuses routes et traversèrent vals, rivières et prairies durant plusieurs mois. Ces déplacements permirent à Artus de livrer ses premiers combats. À Glastow-Bemig, B avait eul'occasion de seoattre dans des tournois organisés, mais iI n'y avait là que des adversaires qui tendaient la main si leur dernier coup bien porté semblait vous avoir assommé. Comme ils étaient sur une route secondaire qui menait vers Deva, le ma3re et son élève furent attaqués par un groupe de cinq brigands. Riothamus était un habile combattant, mais, comme il me le raconta, la supériorité numérique des assaillants lui fit craindre le pire. Les hommes venaient de demander aux voyageurs de leur donner leur sacs et le moine s'apprêtait à leur répondre quand le plus singulier événement se produisit. Sans attendre, Artus dégaina son épée et fonça sur celui qui avait parlé, probablement le chef D'un coup puissant et précis, le htur dm bellonmz décapita son adversaire. EfEayés par tant de force, trois des quatre qui restaient s'enftirent en courant. Le quatrième voulut venger son ami, mais Riothamus se dressa entre lui et Artus. Le fléau d'armes qui tournoyait dans les airs s'abattit violemment sur Riothamus, qui eut à peine le temps de lever son bouclier, dont le bois sec se fendit bruyamment. Avant que le brigand n'ait eu le temps de reprendre son mouvement, Artus avait lâché son épée et saisi à deux mains la chaîne de l'arme. Les deux hommes luttèrent un moment pour se l'arracher. Enfin, Amis tira si fort que l'autre tomba à la renverse et laissa échapper sa prise. Aussitôt, il fbt martelé par cette sphère métallique aux pointes effilées. Au deuxième assaut porté à la tête, il était déjà mort, mais Artus continuait a frapper ce cadavre sanglant. Riothamus essaya vainement de l'arrêter, mais l'ours ne s'arrêta que lorsque le corps devant lui ne fut plus qu'une masse informe de chair et de sang. Dans les années qui suivirent, Riothamus questionna maintes fois son disciple pour connaître les raisons de cette férocité qui semblait l'habiter, mais chaque fois, Ies réponses furent vagues ou inexistantes. Une force obscure vivait dans ce jeune mur ; une véhémence qui ne s'expliquait pas et qui fit d'Artus le chef le plus craint que je connus. Riothamus était un homme sage et il comprit qu'Amis était de ces hommes que rien ni personne n'arrive à dompter, de cette race singulière qui ne fait que des héros ou des monstres. Il poursuivit son enseignement mais, comme il me le confia secrètement, « en prenant garde de ne pas tenter ses démons », Ces propos me parurent exagérés. Je m'en exphquai la cause par la vie paisible que menait mon ami dans son monastère ; l'ordinaire d'un homme est toujours le mystérieux d'un autre. J'avais tort, car si hsse comporta la plupart du temps comme un grand chet les démons qu'avait en lui perçus Riothamus le conduisirent souvent sur des routes malsaines et inutilement périlleuses. Ces sautes d'humeur auraient pu abréger sa vie- L'emportement ne convenait guère au rôle que j'avais prévu pour lui et, dès les premiers jours de mon retour à Glastow- Berrwig, l'idée de le lancer dans une bataille perdue d'avance contre Morgana et MeIwas me traversa l'esprit- En réunissant quelques clans autour de lui il eût pu affaiblir suffisamment l'armée picte pour me laisser le temps de concevoir un plan pour reprendre le contrôle de la Britannia. Mais j'étais attaché a ce jeune homme comme s'il avait été mon fils véritable. le retrouvais en lui le courage de son père, la fierté de sa mère, mais, surtout, la beauté et le charisme de sa demi-sœur que j'avais tant vénérée. Sans cette tendresse qui tint autant de celle d'un père que d'un amant, le règne d'Artus n'eût duré que quelques mois. Le devina-t-il ? Il fut sévère et même cruel envers tous ceux qui s'opposèrent à sa volonté, mais il ne rejeta aucun de mes conseils et ne se rebiffa jamais contre mes ordres. La crainte n'y fût peut-être pour rien : je suis le seul être par qui il se sentit sincèrement aimé,

Quelques semaines après mon arrivée, j'annonçai à mes hôtes que j'avais vu en rêve que la Britannia aurait bientôt un nouveau maître et que c'est Dieu qui allait nous le désigner. Je mentis en disant que j'ignorais quand et comment le signe viendrait ;j7avais depuis longtemps prévu cet événement. Aussi fis-je mine d'être surpris quand un messager nous arriva de Deva, la forteresse des Ordovices, pour nous annoncer qu'on avait trouvé, dans une large clairière où s'étaient tenus autrefois des rituels druidiques mais qui passait désormais pour un endroit favorisant la prière, une énorme pierre sur laquelle était gravé un étrange avertissement. Ce qui étonnait plus encore, c'est qu'une épée était fichée en son centre. Le message, écrit dans un dialecte celte que seuls connaissaient encore les anciens, af?ïrmait qu'au jour du solstice d'été, entre le lever du soleil et le milieu du jour, les plus braves devaient venir tenter d'arracher l'arme de son fourreau de pierre et que celui qui y parviendrait serait l'élu de Dieu. Le messager nous informa que Pilatius, chef des Ordovices, avait ordonne qu'on garde jour et nuit la pierre magique jusqu'à ce que Merlin soit mis au courant et qu'il vienne examiner les lieux. On craignait en effet qu'il ne s'agisse là d'une manigance préparée par un habile mystificateur ou, pire encore, par l'ennemi. Il ne restait que vingt-deüx jours avant le jour décisif; Amis et moi partîmes deux jours plus tard pour Deva Le moment des adieux fut pénible, en particulier pour Riothamus. Tout comme moi, sa condition ne lui avait pas permis d'avoir une famille, et si Uter avait contribué par sa semence à la vie d71\rtus, lui seul avait été durant toutes ces années son véritable père. Alors que mon protégé était a préparer son sac, le vieil homme était venu me trouver dans mes appartements. Son visage ne mentait pas : il avait pleuré. Il connaissait la réponse à la question qu'il me posa, j'en suis certain. Ce fit son dernier appel, comme le Christ avant d'entrer à Jerusalem. Non, Artus ne pouvait pas éviter le destin que je lui avais réservé.

Nous rejoignîmes Artus aux grandes portes du monastère. Les deux hommes se firent une brève accolade ; Riothamus se contenait avec dificulté. Quant a Artus, il trépignait d'impatience à I'idée d'afnonter le monde, ce qui semblait troubler encore plus le pauvre clerc- Nous montâmes sur nos chevaux, deux bêtes de somme lentes mais solides, et partîmes sans nous retourner. À peine étions-nous rendus à un mille de distance que je fis fiappé par le souvenir de ma cruelie séparation avec ma mère. J'eus envie de dire à mon compagnon de rentrer chez-lui, à Glastow-Berrwig, de se faire clerc et d'écouler des jours tranquilles dans ce paradis artinciel. rai dit que j'ai aimé cet homme plus que tout, mais je l'eusse vraiment montré en le renvoyant ce jour-là. Encore une fois, la Britannia fut mon premier choix. Je le regardai : son visage était illuminé de bonheur ; sa longue chevelure qui volait au vent et ses muscles découpés par l'effort donnaient l'impression d'un Hercule sur le point d'écraser Orchomène, et capable de capturer vivante la biche de Cérynie ou de prendre sans arme le Cerbère d'Hadès. J'avais la conviction profonde de galoper aux côtés de celui qui allait nous rendre la Britannia.

Je fÙs accueilli à Deva comme un demi-dieu. L'incertitude ronge insidieusement le cczur de l'homme comme un helminthe gourmand ;quand eile tourne a l'anxiété, l'esprit le plus rationnel, l'âme la plus infrangible est soumise à toutes les chimères et à toutes les aberrations ; d'aucuns finissent par perdre totaiement la raison, mais la plupart s'accrochent à un vision rassurante, aussi fausse soit-elle, Les conditions de vie avaient été fort éprouvantes depuis quelque temps ; les Britons n'étaient pas dupes mais le désir de retrouver enfin la paix avait ouvert leur esprit à l'impossible. Maladies, famine et guerres qui s'éternisent finissent toujours par s'étancher dans la superstition ou la foi ingénue. La pierre et l'épée firent perçus comme le signe de la volonté de Dieu de voir enfin les Britons maîtres sur leurs terres ; quant à moi, j'étais l'enchanteur tout-puissant qui allait diriger l'accomplissement surnaturel de cette élection si le prodige s'avérait véritable, le dévoiler et l'anéantir s'il n'était qu'une supercherie. Je n'avais plus goûté à tant de respect et d'expectatives depuis Cair Vurtigern- La corinance de mon protégé envers moi n'en fut que décuplée. Je le présentai comme étant un jeune et valeureux guerrier qui avait insisté pour m'accompagner depuis Glastow-Bedg. Mon prestige rejaillit sur lui r il fùt accIamé par une assemblée quasi délirante. Pilatius connaissait la vérité sur les origines d'Artus, mais j'étais le seul à savoir ce qui allait se produire au solstice.

J'avais minutieusement arrangé la scène, retouchant chaque détail avec fa précision d'un tailleur de pierres précieuses. Sachant très bien qu'il me serait très ficile, voire impossible, de mener à bien cette audacieuse mise en scène en solitaire, j'avais essayé de retrouver Solen pour quérir son aide quelques mois avant. I'avais parcouru une grande partie de l'Est de la Britannia sans succès, questionnant hommes, femmes et enfants, quand j'entendis enfin parler de lui Une vieille qui vivait en solitaire a l'orée de la forêt de Cleguerec, située à quelques milles de la forteresse de Din-TageU, m'avait raconté l'avoir rencontré, jadis, après qu'il se fut perdu dans l'immensité de ces bois. Aussitôt, je m'étais enfoncé dans la forêt en quête de mon ancien maître- Il me fallut une semaine entière pour trouver sa trace. Malheureusement, Solen n'était plus, mais une jeune femme nommée Viawn poursuivait son œuvre. Sous les apparences de fiêle biche, j'allais découvrir un être de charisme et de puissance. Je restai auprès d'eue durant trois jours. Sa fiade demeure, érigée entre les fortes branches d'un chêne centenaire, appelait au calme et à la sérénité. Le jour, je l'aidais à ramasser du bois, à puiser de l'eau et à cueillir les plantes médicinales qu'elle échangeait ensuite aux Dumnonü contre des denrées. Elle fut &ornée de mes connaissances en la matière, et comprit que Solen n'avait pas été que mon ami. Le reste du temps, Viviawn observait les astres, disposait des rochers et des branches selon un ordre que régissaient le soleil et la lune, mélangeait dans une énorme marmite des herbes, du sang animal, des pierres, de la boue ramassée les soirs de pleine lune, et des quantités bien mesurées de substances étranges qu'elle conservait dans de nombreuses urnes. Elle ne me révéla jamais le but de ses expériences ;je devinai une quête entreprise par les druides plusieurs siècles auparavant et dont Solen m'avait un jour vaguement parler. II s'agit d'une œuvre qui permettrait de changer l'ordre du Cosmos, de transmuer la matière et de transfigurer les créatures vivantes. Quelque part dams la forêt de Cleguerec, Viviawn est peut-être sur le point de recréer le Monde-

Le sou, après avoir tracé sur des cartes les mouvements des feux du ciel, elle s'asseyait avec moi et me racontait son histoire. Sappris que sa rencontre avec Solen n'avait pas été laissée au hasard, mais qu'au contraire, sa mère avait été choisie longtemps avant sa naissance pour mettre au monde l'héritière de Solen, celle qui poursuivrait l'Oeuvre. Elle avait été son élève pendant plusieurs années avant qu'il n'aille rejoindre la Grande Île. II lui avait appris tout ce qu'il savait, et, au fil des ans, il avait réalisé que son élève avait le Don, ce qui n'était pas arrivé depuis des siècles. Elle se fit évasive quant à l'explication de ce pouvoir si rare, mais je ne la questionnai pas davantage ;sa présence qui remplissait l'espace et l'impression de quelque force surnaturelle qui dirigeait chacun de ses mouvements sufnrent à me faire sentir cette énergie singulière qui l'habitait tout entière.

Le récit de son histoire personnelle était entrecoupé d'agréables anecdotes sur les puissances inconnues de la nature. Selon elle, notre monde n'était qu'une masse perdue dans une immensité inimaginable pour notre espritz; les étoiles étaient autant de soleils illuminant et réchauffant des univers pareils ou différents du nôtre. Il y avait sûrement d'autres hommes intefigents dans cet ailleurs lointain, et peut-être aussi d'autres créatures que des mondes totalement différents du nôtre avaiient faites entièrement dissemblables à celles que l'on trouvait en Britannia ou dans l'Empire. a Étant mortelle, disait-elle, je sais que mes jours sont comptés. Mais quand je suis a loisir la course circulaire des étoiles dans leur multitude serrée, mes pieds ne touchent plus la Terre, je suis dans le ciel auprès de ces mondes comme le navigateur agde qui découvre des îles lointaines et inconnues ». J'étais surpris de l'entendre contredire Ptolémée qui soutenait que la Terre était au centre du ciel. Mais elle s'entendait avec L'Athénien Anaxagore, domt j7avais lu les théories, pour dire que la Lune brillait grâce à la réflexion de la lumière du Soleil, et avec cet Aristarque de Samos' dont Solen lui-même se méfiait, pour due que la Teere et les autres planètes se déplaçaient autour du Soleil et non l'inverse. Elle souriait en disant que le Soleil était fort probablement plus gros que tout l'Empire et qu'il ne nous semblait pas tel parce qu'il se trouvait beaucoup plus loin que les navires de guerre qui nous apparaissent comme de minuscules points sur l'horizon. Elle présageait qu'on serait un jour capable de mesurer la distance et la dimension des planétes avec précision. Pour m'expliquer comment elle en était arrivée à supposer que les étoiles étaient des soleils lointains, elle me raconta une expérience qu'elfe avait effectuée en compagnie de Solen. Ils avaient percé de petits trous dans un disque de cuivre, l'avaient tenu levé dans la direction du Soleil et s'étaient demandé quei trou paraissait avoir la même brillance que l'étoile de Seirios qu'ils avaient observée la nuit précédente- Le trou correspondait au vingt-huit millième de la taille apparente du Soleii. Ifs en avaient conclu que Seinos devait être vingt-huit milIe fois plus loin de la Terre que le Soleil, J'étais fasciné.

Elle me parla longuement des pouvoirs des minéraux, des plantes et des animaux qui nous entourent. Je réalisai avec amertume que Solen s'en était tenu avec moi au strict minimum. XI m'avait enseigné l'utilitaire, mais avait réservé la puissance à son successeur. k savais soigner les hommes, créer et enfler la flamme, utiliser les forces du vent et de la mer, concocter des poisons rapides ou d'une cruelle lenteur, des drogues qui élevaient l'esprit ou le rendaient animal, mais il ne s'agissait là que des résultats de sirnpIes manipulations. V~viawnen savait beaucoup plus. Chaque parcelle de matière était animée d'une vie propre et était mue par une énergie indépendante de tout le reste. Pour la première fois de mon existence, je me trouvai devant une personne plus savante que moi. Son savoir m'impressionnait, mais c'est la supériorité du monde sur nous qui me bouleversa. Je savais qu'il est des courants de vie contre lesquels on ne peut naviguer, mais j'avais toujours pensé que rien ou presque n'était impossible à la volonté humaine. Je découvris à ses côtés I'humble position que nous occupions dans la Création : des poussières d'étoiles, voilà comment Viviawn nous voyait.

Le troisième soir, alors que je me tenais silencieusement à côté de cette mystérieuse druidesse qui futait le ciel, elle me demanda pourquoi je cherchais Solen. J'eus soudain envie de mentir et de lui dire que je désirais simplement revoir le maître de mon enfance. Les tracas que me causait la Britannia me semblaient tout à coup insignifiants ; V~viawn cherchait la réponse de l'infinitude du Cosmos et j'allais lui parler d'un eafant qu'il me fallait mettre à la tête d'une armée. Eile me regardait avec une tendresse maternelle et je me confessai comme un enfant. a Très bien, ditelle doucement, je vais t'aider à fàire d'Artus le chef suprême de la Britannia ». Et son regard se tourna a nouveau vers les étoiles. Je m'éloignai sans rien dire et allai me coucher. Cette nuit-là, je rêvai d'Artus chevauchant un dragon,

Le lendemain, eue me tira de ma couche en criant mon nom. Elle semblait excitée et tout en me tirant le bras m'expliqua que la nuit lui avait été bonne conseillère et qu'Artus serait bientôt élu divinement. Cette effervescence ne lui allait pas bien. L'agitation du monde qu'elle avait depuis longtemps abandonné pour se consacrer à l'Oeuvre l'avait temporairement gagnée. Je regrettais de l'avoir tiree de ses méditations pour satisfaire mes ambitions. Puis, comme si elle lisait dans mes pensées, elle m'ordonna d'mêter de m'en fab-e pour eue, et précisa que dans à peine quelques mois ma visite ne serait plus qu'un beau souvenir qu'eue se remémorerait les soirs où le ciel serait trop nuageux pour lui fivrer ses secrets, Elle m7entr&a à l'extérieur et nous nous trouvâmes bientôt devant une souche au centre de laquelle était enfoncé un morceau de bois. La souche avait été évidée suffisamment pour y insérer Ia branche. V~viawnavait ensuite chauffé une résine dont eue connaissait parfaitement les propriétés et en avait versé dans la brèche. Résultat : Ia branche semblait faûe partie de la souche et son extraction était impossible. Je tentai l'expérience sans pouvoir la faire bouger. Je ne comprenais pas en quoi cela serait utile à Artus. Elle me dit que je le saurais quand le soleil serait au milieu du ciel.

Nous revûimes un peu avant cette heure du jour où le soleil atteint, seion Viviawn, Ie point de sa course le plus rapproché de la Terre. Elle me demanda à nouveau d'arracher la branche. Je m'exécutai sans conviction, mais l'objet se mit à glisser kgèrement, jusqu'à ce que je parvienne a le retirer d'un coup. Je levai victorieusement le morceau de bois dans les airs. Viviawn éclata de rire. Je la regardai et compris enfin comment Artus allait réussir ce que nul autre ne pouvait accomplir. Emporté par la joie, je pris Viviawn dans mes bras et l'étreignis. Elle m'enlaça tendrement à son tour. Nos yeux se croisèrent. Son visage satiné était tout près du mien et je sentais la fiagrance de son souffle. Elle posa ses lèvres sur les miennes et je la goûtai comme à de l'ambroisie. La nature nous inspira des délices jusqu'à la tombée du jour et nous tombâmes endormis dans le plus exquis sommeil qui soit.

Je m'éveillai tôt le Lendemain. %viawn était déjà levée. Je sortis et la trouvai à se baigner dans un étang peu profond qu'un ruisseau formait naturellement- Elle sortit gracieusement de l'eau, remit sa robe et s'approcha de moi. Elle avait retrouvé le calme que je lui connaissais. Mais son visage me semblait encore plus beau. J'approchai mes lèvres pour l'embrasser. Elle recula son visage et me dit qu'elle m'aimait, mais que le destin m'avait choisi pour veiller sur la BritannÏa. Je serrai les dents. Je ne ressentais aucune colère contre elle ;toute ma rage était tournée contre le Ciel. Elle caressa afféctueusement mon visage et répéta mon nom plusieurs fois. « La Fortune te conduira peut-être à nouveau auprès de moi, mon amour. Mais ni Merlin, ni Viviawn ne peuvent dès maintenant abandonner leurs rêves pour se donner L'un à l'autre. N Je fis un dernier etfort désespéré pour l'approcher de moi. a Il est temps de partir, Merlin. Tu as un maître à enfanter. )) Je la suivis jusqu'à sa demeure. Je comprends aujourd'hui qu'elle ne fit que précipiter une décision que ma propension à la Britannia eut tôt fait de m'imposer. Elle me remit une outre remplie de cette précieuse résine de Colophon. Elle avait préparé mon sac et je fus bientôt sur mon cheval, prêt pour le départ. J'avais la gorge serrée et je ne pouvais empêcher de fines larmes de couler sur mes joues- (( Va, Merlin, mon Merlin, et accomplis ton destin ! » Je fiappai durement les flancs de mon cheval qui partit aussitôt. le serrai la bride et fonçai sur le chemin de ma destinée. J'étais certainement trop loin pour pouvoir l'entendre, mais une voix douce et tendre résonnait faiblement à mes oreilles : (< Nous nous reverrons, mon amour, nous nous reverrons.. . »

S'il est triste de fréquenter un homme a l'esprit aveuglé, il est pitoyable d'en voir cent obnubilés par le mensonge. Ma temble réputation, qui se nourrissait chaque jour de nouvelles légendes dont je ne parvenais que rarement à rattacher à mes véritables actions, assujettissait de jour en jour plus de Britons. Deva m'était entièrement soumise ;j'aurais dû être heureux. Pourtant, le spectacle de cette servilité me jeta dans un sinistre état d'esprit. Le songe de ma jeunesse où je dominais le monde et faisais mourir mes amis les plus chers revint me hanter. Je jure devant Dieu que j'aurais ce jour-là échangé ma place contre celle de n'importe quel des hommes qui attendaient ma révélation ;j'aurais accepté de sacrifier pour toujours ma nature cauteleuse et d'être mystifié par le moins habile thaumaturge pour n'avoir plus à porter le fardeau de cette tromperie. J'aurais voulu hurler à la foule que ce qu'elle attendait n'était pas une instruction divine, mais i'accomplissement honteux d'une sombre machination dont j'étais l'auteur. Quelque force intérieure m'en empêcha.

Sur mon ordre, le rituel d'élection commença- D'étranges sentiments se mêlaient en moi au moment où le premier guemer s'avançait vers I'épée. La peur que tout ne se déroule pas comme je l'avais prévu se mélangeait à une étrange fébrilité à l'idée qu'un seul détail oublié me libérerait pour toujours de mon joug. Mais j'avais pensé à tout Aucun homme ne parvint à retirer l'épée de son fourreau de pierre. J'eus mainte fois l'impression que l'épée bougeait légèrement, en particulier lors du dernier essai, alors que la chaleur du soleil avait commencé à assouplir la résine. Après de grands efforts et des cris, le guemer s'était finalement afEaissé sur le sol. L'assemblée silencieuse me regardait attentivement. Je demandai au guemer de regagner sa place et montai sur le rocher. Je mis mes mains sur le pommeau et levai mes yeux au ciel. Des murmures fusèrent de partout. Sans doute croyait- on que jYaIlaistenter moi-même l'expérience, mais l'idée ne m'effleura même pas l'esprit. J'avais tout le pouvoir que je pouvais désirer et devenir le chef confirmé ne m'aurait apporté que des charges supplémentaires que je contrôlais déjà sans en être officiellement le responsable. Je restai quelques instants dans cette posture méditative. En appliquant une légère force sur l'épée, je pouvais juger de la solidité de la prise sans que rien n'y paraisse. rattendis encore que le soleil réchauffe la pierre. Enfin, je demandai à Artus de monter auprès de moi. Une clameur de protestations s'éleva Comment un enfant pourrait4 être appelé à régner sur la Britannia ? Je fis mine de m'emporter violemment et criai que nul ne pouvait décider à la place de Dieu et qu'Artus seul n'avait pas encore tenté sa chance. Le silence retomba sur l'assemblée. Artus saisit I'épée à deux mains et tira de toutes ses forces. L'épée ne bougea pas inunédiatement. Artus monta sur le rocher, mit ses pieds de chaque côté et tira à nouveau. Cette fois, l'épée bougea ;d'abord, lentement, dans un mouvement presque imperceptible. Enfin, le soleil et la résine décidèrent de nommer un nouveau chef. Surpris, Artus f;ullit tomber sur le sol mais il se redressa habilement et me regarda inquiet, l'épée pendant dans la main droite, comme un enEua qui vient de commettre quelque larcin coupable- Sa chevelure tombait sur son visage et je ne voyais que ses yeux qui réclamaient mon intervention. Je contournai lentement le rocher et relus à haute voix l'inscription que j'y avais moi-même gravée quelques mois auparavant : K Au jour du solstice d'été, entre le lever du soleil et le milieu du jour, les plus braves tenteront d'arracher cette arme de son fourreau de pierre. Cehi qui y parviendra sera I'élu de Dieu pour régner sur la Britannia ». Je montai sur le rocher aux côtés d'Artus et levai son bras dans les airs. J'entendis d'abord Pilatitis, seui, qui proclamait la gloire du nouveau chef et lui souhaitait longue vie. Sa voix fùt bientat couverte par ceiles de tous les autres. Artus leva plus haute son épée et la clameur augmenta. Ii lança ensuite Le cri de guerre de nos ancêtres. Sa voix résonna dans la clairière. Je n'avais pas besoin de signe pour croire en lui, mais je sus dès lors que ce cri résonnerait mainte fois dans les années à venir.

Artus se leva et la Britannia trembIa durant des années. Je me tins a ses côtés et l'ennemi sentit que les Britons seraient désormais sous l'égide de nos puissances réunies. Et tout le monde en fùt efiayé.. .

Nous étions en ces jours assiégés sur tous les fronts : à l'est, les navires scots ne nous laissaient aucun répit ; au nord, Morgana et MeIwas s'aventuraient toujours plus loin sur nos terres ; à l'ouest, les Saxons et les Angles, tout en fortifiant leur position a Lindurn et Pretorium, contrôlaient de plus en plus les routes principales. Artus voulut immédiatement les monter pour reprendre Lindum. Je refusai. Je savais pourtant que nous pouvions sérieusement affhiblir les Saxons en les attaquant selon le désir d'Amis, mais le risque de voir se terminer, a la suite d'une défaite, l'enthousiasme que suscitait la . nomination divine d'un nouveau chef me força à tricher encore une fois. Je prétendis qu'il nous fallait plutôt attaquer près de Calieva, au sud-est de Londinium, pour des raisons de stratégie militaire que j'inventai de toute pièce : j'affirmai voir dans les déplacements récents des Saxons près de Calleva une volonté de contrôler la route qui menait de Londinium à Corinium dans le but de nous confiner dans l'est. Je savais en vérité que nos ennemis ne s'aventureraient pas plus loin que Ratae avec un esprit conquérant avant longtemps ; Dubricius avait d'ailleurs été fort soulagé de l'apprendre de la bouche du premier conseiller dYAellaLes troupes saxonnes qu'on y voyait rôder depuis peu n'étaient en fait que des chasseurs que les conditions plus difficiles de l'ouest obligeaient à s'aventurer jusqu'à la rivière Glen, où la faune prospérait. La première bataille d'Amis devait être une victoire éclatante et j'estimai que des chasseurs affamés convenaient parfaitement à ce projet.

Peu de temps après l'électioq j'organisai un tournoi pour mesurer les forces de nos hommes ; parmi tous les participants, Artus en choisit cinquante qui devinrent les cavaliers d'élite de son armée. C'est ainsi qu'il choisit comme compagnons les deux hommes qui restèrent jusqu'à la fin ses meilleurs et plus fidèles amis : Kai Kir Din, et Gwalchmai. Comme je l'ai dit précédemment, Kai Hir Din avait été élevé avec Amis, mais ce ne fut pas ce qui décida Amis à le choisir. Son grand-père avait combattu aux côtés du mien et son père, Rica, le mari de Kyluwen., avait péri lorsque nous avions Libéré les Cerones. Son œil était vif, son bras presque aussi puissant et précis que celui d'Amis, mais les sentiments d'amitié qu'ils entretenaient l'un envers l'autre, ceux qui ne sont habitueilement possibles que par b sang, fut ce qui les unit avant tout. Kai Hir Din considéra toujours Amis comme son fière de sang et jamais il ne permit qu'on entretûit en sa présence quelque médisance contre lui. Et j'ai la certitude de l'avoir entendu murmurer en mourant à Badonicus le nom de mon fils adoptif

Gwalchmai était d'une autre trempe. C'était le fils légitime de Hyulchai, chef de la tribu des Regni du sud-est qui parvenaient encore a repousser les Saxons sans notre aide. En nous envoyant son fils, Hyulchai avait scellé à jamais une alliance avec nous. Au départ, le jeune arrivant n'impressionna personne ; ce n'était pas un guerrier dans l'âme et les plaisirs du corps l'empêchèrent de devenir plus grand et plus craint encore qu'il ne l'a été. J'ai entendu récemment parler de sa force qui se décuplait quand le soleil arrivait au milieu de sa course ;ces bavardages de villageois qui ne le virent jamais me £irent sourire. Mais .il y avait dans ces propos arrangés une trace de vérité : j'ai toujours pensé moi-même que la force de Gwaichrnai était plus qu'humaine et que quelques empreintes des rois celtes anciens résidaient en son âme. Ce fient ces trois hommes qui dirigèrent la cavalerie nouvellement formée dans une courte bataille à 17embouchurede la rivière Glen. Quelques dizaines de Saxons furent pris par surprise et tués. Artus laissa l'un d'eux porter un message à ses chefs : la Britannia serait bientôt à nous. Cette victoire eut l'effet escompté- La renommée d'Artus commença a se répandre dans le pays. Durant tout l'automne, cette armée nouvelle frappa avec la rapidité de l'éclair partout sur notre territoire- Les victoires d'Artus ne nous firent pas reprendre nos frontières, mais les terres que nous occupions devinrent beaucoup plus sûres.

L'hiver fût fort dément. Cette faveur inespérée de la nature nous permit de devancer l'attaque contre Lindum que nous avions prévue pour le printemps. Nous attaquâmes durant une nuit éclairée par une lune ronde et lumineuse. Je connaissais bien Lindum et j7avais conseillé à Artus de foncer sur les entrées nord-ouest et sud-ouest pour forcer les Saxons à fiiir par l'entrée qui faisait face a l'est ; les encercler nous eût poussés dans un combat à mort qui pouvait mal tourner. Tout se serait sans doute déroulé comme je I'avais prévu si un traître n'avait prévenu Aella de notre arrivée. Plutôt que de surprendre l'ennemi engourdi dans le calme de sa cité, nous nous reîrouvâmes face à face avec lui sur la plaine. Au loin devant nous, nous pouvions apercevoir les feux allumés par les formations ennemies pour se réchauffer. Aella avait dû encore une fois appeler en renfort Goldin, car la ligne de défense saxonne s'étalait sur tout l'horizon. J'avais prévenu nos hommes que nous aurions à nous battre a deux contre un, mais je n'avais pas prévu que les Angles doubleraient ce désavantage. Nous pouvions toujours faire demi-tour, mais une retraite efit donné une dangereuse confiance a nos adversaires ;je n'eus pas à convaincre Artus de continuer.

C'était la première vraie grande batailie de mon protégé et je la voulais exemplaire. Solen m'avait souvent parlé des spécialités druidiques qui avaient été employées lors des premières invasions romaines. L'une d'elle portait le nom ancien de Zengel et très peu de gens connaissent encore aujourd'hui la signification de ce mot terrible ;je crois même être le dernier briton vivant à pouvoir lever le vieux voile de la domination. En apparence, la formule druidique de la malédiction du lengel affecte sérieusement les sens de l'ennemi ; en vérité, et je rkvèle ici un secret qui serait sinon perdu à jamais, il s'agit de 17empIoi stratégique d'une fine poussière des feuilles du Pimenta dioica, qui ne pousse malheureusement pas dans notre chat trop exigeant. Je n'en ai plus aujourd'hui et il ne me serait de toute façon plus utiIe d'en avoir- Je doute qu7iI en revienne en Britannia avant de longues années. Ce jour-là, à Lindum, près de la rivière DubgIas, quand le vent tourna vers l'est et avant qu'Artus ne lance le cri de guerre précédent le premier assaut, je fis éclater d'une flèche une outre bien remplie de cette poudre et portée haut dans les airs par un oiseau de proie domestiqué. Je m'étais retiré à l'écart et revins rapidement me poster près d'Artus. La, je psalmodiai une série de vers en ancien langage et attendis. Le lengel fiappa enfin. Au début, nous constatâmes une légère agitation chez l'ennemi. Je fis signe a Artus et sa main se leva ; le camyx résonna dans la plaine. L'armée britonne, la plus puissante et la mieux organisée que nous ayons jamais eue, fonça vers Lindum en hurlant. Monté sur mon cheval, je passai en avant pour voir l'effet de mon sortilège. Le nuage noir du dieu Manannan torturait nos ennemis. Plusieurs se roulaient sur Ie SOI en hurlant et de longues brèches apparaissaient maintenant dans Ieur ligne de défense ;les chevaux mêmes s'en trouvaient affectés et ruaient pour faire tomber leurs cavdiers. Notre armée fit exceptionnelle et Artus tua à lui seul une cinquantaine d'ennemis, mais tout le monde retint, y compris Amis, que Lindum nous avait été rendue par les étranges pouvoirs de Merlin.

La victoire avait laissé des marques. Kai Hir Din avait été sérieusement blessé par Aella et beaucoup de nos hommes étaient morts au combat. Les plus en forme parmi les nôtres retournèrent protéger les rives de I'ouest~ Je décidai de rester un temps dans I'est pour supe~serla réorganisation de Lindum. Au bout de quelques mois, elle recommença enfin à ressembler à ce qu'elle avait été sous Demetius. Durant tout ce temps, aucun trouble ne dérangea notre repos, mis a part quelques accostages audacieux de pirates scots repoussés aisément par les hommes postés à Caermarthen et Deva. Notre victoire avait non seulement fait fuir les Saxons et les Angles jusqu'à la côte, mais elle avait sans doute intimidé tous nos ennemis- Vers le milieu de l'été, Amis avait entendu raconter par des éclaireurs envoyés dans les environs de Cilernum que son nom et le mien faisaient désormais trembler jusqu'au plus braves et qu'un commandant avait même été condamné à mort pour trahison après avoir suggéré une trêve avec les Britons. Artus jugea que ce climat de crainte était propice à l'attaque. Si j'avais alors été un véritable prophète comme on le prétendait, je l'eusse laissé aller vers son destin sans rien dire. Les Caledones étaient nos ennemis de longue date, mais je considérais toujours les Cerones comme de puissants alliés potentiels et, surtout, même si elle m'avait honteusement trahi, j'éprouvais encore quelque tendre sentiment pour Morgana Aussi recommandai-je de pactiser avec eux. Artus s'y refùsa et ma soudaine amabilité pour l'ennemi lui fit soupçonner quelque secret non avoué. Il me tourmenta de ses questions incessantes. Je ne lui avais pas encore révélé ses origines et s'il savait qu'il était le fils d'un trés grand guemer, il ignorait que son père véritable était Uter et que Morgana était sa demi-sœur. Mon mutisme finit par le mettre en colère et il me prévint qu'il monterait vers le nord avec notre armée avant la fin de l'été si je ne m'ouvrais pas à lui. Je me résolus enfin à lui dire la vérité. Il refisa tout d'abord de me croire, mais quand je lui racontai en détails les circonstances entourant sa naissance, il entra dans une colère terrible. Il connaissait trop bien le triste sort qu'avait connu Eigyrn dans le nord. Quel qu'il soit, le matricide est toujours condamnable, et Amis avait maintes fois juré de venger un jour la perte de notre grande dame, mais ma révélation en avait fait une histoire personnelle. Le soir même, Artus annonçri à ses commandants de réunir mille hommes prêts au combat pour le lendemain. le n'y pouvais plus rien ; Morgana allait affronter un fléau dont elle ne pouvait imaginer toute la puissance.

*a ** ** Cet hiver là fiit particulièrement rigoureux. Je bénissais le ciel qu'il en fût ainsi, car la neige et le fkoid intense avaient plus d'influence sur Arius que mes conseils. Se lancer vers le nord alors que la vie au sud était déjà dificile, contre des ennemis plus habitués aux caprices de la nature hivernale était une entreprise démente que même la rage d'un Ours ne pouvait ignorer ;ii lui fallut la contenir jusqu'au printemps. Je croyais qu'Artus repousserait l'ennemi par delà notre frontière territoriale et qu'il se contenterait de reprendre ce qui nous avait été volé par la force. Ce qu'il y avait de l'autre côté du mur d'Hadrien ne nous avait jamais appartenu, et Demetius lui-même s'était contenté de figurer, de la plus atroce façon il est vrai, ce qui adviendrait à ceux qui oseraient à nouveau fianchir notre frontière. Mais le vent nouveau qui soufflait sur les Britons apportait avec lui le bruit d'une meute enragée qui dépassait tout entendement. En apparence, Artus et moi en avions le contrôle parfàit, mais une rage profonde et sourde, longtemps contrainte au siience par l'asservissement à des maires et des dieux étransers, trouvait dans nos nouveaux élans une avenue sans contrainte qui nous échappait. Le courant des forces invisibles avait changé et chacun de nos efforts était récompensé par une impuIsion mystérieuse qui nous projetait plus avant vers la conquête. La nature même se pliait aux caprices de nos déplacements et les terres pourtant hostiles du nord nous firent un accud inespéré. Cilemum tomba la première, mais pour la première fois depuis des centaines d'années, des Britons parvinrent à se déplacer profondément en terre ennemie. ik ma grande joie, le bénéfice retomba cette fois sur Artus. Nous savions pourtant que la fortifkation de notre Iigne de défense le long du littoral occidental avait repoussé les pillages scots vers Baetain, Comgail et Loaini, forçant ainsi Morgana à affaiblir sa défense pour y envoyer des renforts. Mais plutôt qu'au hasard, nous attribuâmes cette conjoncture favorable à la faveur divine. En peu de temps, Segedunum et Trimontiurn nous fùrent également soumises, mais nous dûmes exterminer tous les guemers de TnIzlontium pour prendre la cité. L'assaut final se déroula dans la forêt de Coit Celidon, jusqu'où nous pourchassâmes L'ennemi comme un animal ; Leurs derniers cris firent recouverts par le cri victorieux d'Amis. Morgana et Melwas avaient quant à eux battu en retraite jusqu'à Colania, la cité maudite située à environ vingt milles au sud de la muraille d'Antonin. Les victoires se succédaient et nous aurions sans doute poussé l'audace jusqu'à les poursuivre dans ces hautes régions nordiques si un messager n'était venu m'aviser qu'une flotte scotte menée par Nid Noigiaiiach, qui avait sans doute appris notre déplacement, était parvenue à prendre le port de Menapia, près de Deva. Nous n'avions pIus beaucoup de temps devant nous. Durant le mois suivant, Amis pacifia toutes les tribus de la région. Les Otadini, les Damnonü, les Noventae se soumirent au pouvoir de l'Ours sans discuter; Artus fit un exemple avec Ies Selvogae qui résistaient bravement : aucun prisonnier ne fût toléré, ni femmes, ni enfants- La vague de peur fianchit Ia Caledonia et Artus reçut des envoyés des Scetis et des Corna* qui demandaient la paix Mis à part les Caledones et les Cerones, le nord était maintenant sous notre contrôle. raurais dû, ce jour-là, ordonner que l'on fonce sur Colania comme le feu du ciel ;peut-être aurais-je même pu retrouver Morgana.. . Mais nous ne pouvions pas nous permettre de perdre Deva. Nous laissâmes deux cents hommes à Trimontium et partîmes rapidement vers le sud.

Je dus rester avec les hommes à pied pour les mener à travers ces terres qui leur étaient incornues. Artus mena la cavalerie. Avant son départ, je l'avisai qu'il serait préférable de nous attendre avant d'attaquer. Mais je ne savais pas encore qu'il avait déjà échappé h mon iduence. Quand nous arrivâmes en vue de Deva après plusieurs semaines de marche mcile et fatigante, Artus avait déjà fkappé. J'étais fùriewc de cette désobéissance insolente et demandai aussitôt à le rencontrer en privé. Mais au Lieu de se présenter devant moi, il me convia à une grande réunion qu'il dksirait tenir avec les cinquante hommes de sa cavalerie d'élite- Une des places fortes de Deva se prêtait particulièrement bien à ce genre de rassemblement. C'était un de ces forts circulaires construits par Ies Anciens selon un art architectural que nous ne savons plus. La construction en est simple : un mur épais constitué de pierre et possédant cinq ou six ouverhres sur l'extérieur, mais creusées de façon à ce que l'intérieur en soit sufnsarnment large pour permettre a un homme de s'y coucher, mais trop &ce à l'extérieur pour qu'un homme puisse y glisser sa tête. Je ne sais trop à quoi pouvait semir cet éditice dans les temps anciens ;d'aucuns croient que les druides y ont tenu leurs secrètes réunions ; mais je pense comme beaucoup d'autres qui aninnent que ce fit là qu'on mit dans leur dernière demeure les plus grands parmi les anciens sages.

J'arrivai le dernier. Cinquante et un hommes avaient déjà pris place autour d'une immense pierre sépulcrale sur laquelle Artus avait fait peindre une sanglante tête d'ours. Je pris place parmi eux et Amis commença à parler. Les Scots avaient cherché la guerre, ils la trouveraient, Ils avaient osé défier l'Ours, ils sentiraient bientôt ses crocs dans la chair de leurs cous. Amis demanda qu'on lui fit un rapport exact de tous les navires dont nous disposions. Il chargea Kai Hir Din de mettre toutes les forges a chaud et de produire des armes jusqu'a ce que chaque homme possède la sienne propre- Je l'intemompis pour lui rappeler que des Limites lui seraient imposées par notre manque de richesses. Il avait trouvé une solution : si Dieu voulait nous rendre la Britannia et l'avait chargé de le faire, il ne verrait pas d'inconvénient à ce que son armée utilise les richesses de ses demeures sur la teme, les monastères. Gwalchmai fût chargé de cette audacieuse collecte. Je ne voyais pas cet entêtement soudain d'un très bon œil ;nous étions bien près de récupérer la Britannia et les Saxons et les Anges ne tarderaient pas à s'erifùir si nous les persécutions durant quelques mois. Mais je comprenais que pour la première fois depuis la mort de Vurtigem, le pouvoir glissait de mes mains pour choir dans celles d'un autre. J'étais certes encore craint et respecté, et il m'eût été facile de monter par la peur une armée pour mon compte, mais il ne m'était pas désagréable de voir un autre soutenir pour un temps le monde sur ses épaules. En outre' j'avais encore en moi une grande colère contre les assassins de Cassivel à Mona- Aussi, quand Artus me céda définitivement la parole, je dis seulement que l'élu de Dieu avait parlé et tous les hommes rep~entmes mots à l'unisson.

Artus connaissait très peu son nouvel ennemi. Durant une semaine, je lui enseignai tout ce qui pouvait l'être. Je lui racontai en détails le terrible échec de Mona et lui dressai un portrait sommaire mais indispensable du peuple fier et courageux qu'il allait affronter. Il fallut environ un mois pour tout mettre en place. Une flotte de onze navires s'évanouit dans les brumes d'un matin d'été.

Artus m'avait demandé de I'accompagner pour rassurer les hommes, mais je craignais que les Saxons ne s'agitent durant notre absence. Aussi restai-je à Caermarthen pour m'assurer qu'ils se tinssent tranquilles et en profitai pour mettre de l'ordre au pays. L'administration de la Britannia n'avait jamais été codifiée ; Constant avait régné par tradition, Demetius par respect, Vurtigem par contrainte et Uter par désespoir. Amis ailait gouverner de droit. Je fis venir des scnies et leur dictai durant des semaines les lois de la nouvelle Britannia, m'inspirant à la fois du code de Rome et de celui des Anciens. Je fis lever des impôts pour entretenir l'armée, j'établis un service militaire obligatoire pour tous et je chargeai le minutieux Consilius d'organiser un recensement à I'échelle du pays. Une norme de productivité agricole et d'élevage fùt mise à jour et un cycle de fiche devint la règle à suivre. Tout producteur conservait Ies deux tiers de sa récolte ou de son élevage et remettait le reste à nos envoyés. Les réserves agraires étaient entreposées dans de grands bâtiments en pierre qui les préservaient de l'humidité et des écarts de température et le bétail était pris en charge à Caermarthen. J'ofis aux forgerons et à leurs familles de venir s7instalIer dans les forteresses de Deva et d'Isca Silurum ;j'estimais qu'une telle sécurité leur permettrait de travailler à leur aise sans s'inquiéter pour la protection des leurs, et7 surtout, toutes les armes étaient forgées à l'intérieur même d'enceintes que nos ememis n'oseraient jamais franchir. Dubncius avait maintes fois constaté que les paysans vivaient dans une injuste pauvreté; je réservai une partie des fonds récoltés pour instaurer un système de distribution de noumture pour ceux qui en avaient besoin. Les bénéfices de cette décision ne se firent pas attendre : de nombreux jeunes gens qui étaient restés à l'écart de l'agitation des dernières années vinrent se joindre à notre armée sur le conseil de leur famille. Je les fis entra^uier, leur donnai des armes et les couleurs dYA.rtus.Notre armée s'enrichit d'une centaine d'hommes. Pour améliorer nos défenses, je mis tous les ouvriers au travail. Tours, murs, forts et enceintes fùrent restaurés en quelques mois. À Din-Tagell, je fis monter par des artisans un socle de pierre à l'effigie d'Artus. À Luguvallum, je demandai que l'on restaure la muraille et que l'on prépare de grandes festivités pour le retour du chef des armées. La Btitannia avait un nouveau visage : le mien.

Pendant ce temps, Artus guerroyait en terre ennemie. Quelques mois après son départ, alors que je commençais à m'inquiéter sérieusement pour lui, nos navires revinrent et Amis était porté en héros. Mona s'était livrée comme une femme de consul, en résistant le peu qu'il faut pour que son conquérant, sans se fatiguer, puisse sentir qu'il triomphe. Encore une fois, la nature avait été de notre côté : le calme de la mer avait adouci le voyage et une brume épaisse avait permis un accostage discret. Une fois les hommes à terre, un violent combat avait rapidement tourné à notre avantage et les quelques hommes qui avaient pu fuir s'étaient embarqués sur un navire pour Hibernia, la terre scotte. Tous les autres avaient été tués avec leur chef, Llew mab Kynvarch. Durant les semaines suivantes, Amis avait pris possession de l'île entière en s'assurant qu'aucun ennemi ne s'y était caché ; en outre, il avait effectué quelques razzias sur la côte d'Hibernia pour figurer à l'ennemi ce qui l'attendait advenant des représailles. La guerre avait été somme toute éprouvante, mais Mona Ceasariensis avait été comme à son habitude d'une grande générosité : des vivres, des amies et des navires avaient été sakis au nom de la Britannia. Artus n'avait jamais mis les pieds sur cette île majestueuse et il fùt ébloui par sa beauté- Il me confia même que les délices qu'ofïiaient Mona lui avaient momentanément fait oublier tout ce qui tracasse le commun des mortels. Il s'était soudain senti plongé dans une puissance calme qu'il atîribua à ces lieux propices au recueillement. Ii m'avoua que I'idée de s'y installer et de laisser les tourments du monde aux autres hommes lui avait un instant traversé I'esprit. Mona l'avait ensorcelé; il peut désormais se livrer à ses sublimes enchantements pour I'étemité.

Pour que les Scots se tinssent tranquilles, Artus ordonna d'effectuer régulierement des pillages le longs des côtes, de Ding Rig à Emain. Ces expéditions étaient effectuées par le minimum d'hommes requis pour effrayer les pêcheurs et conserver notre supériorité morale sur les chefs scots. Quant aux Saxons et aux Angles, iIs s'étaient tenus relativement tranquilles, mais des envoyés des Lindum et de Pretorium nous avisèrent que de nouvelles voiles avaient été aperçues près de Venta Icenom. Je conseillai a Amis de laisser les hommes se reposer quelque temps avant d'entreprendre toute attaque. Pour une fois, il entendit ma recommandation et se limita a envoyer des éclaireurs pour surveiller les environs de Londuiium, Verulamium et Ratae.

À la fin du printemps, cefùt le temps des-grandes festivités. On- avait respecté-mes consignes à la lettre et Luguvallum avait l'air de ce que dut être Rome au temps de Marc- Aurèle. Peu de temps sufnt au talent ou au génie pour faire des merveilles. Je n'avais pas assigné en vain les meilleurs architectes, maçons, peintres, décorateurs, sculpteurs à la gloire d'Artus : il fut accueilli et célébré comme un César. Les réjouissances durèrent plusieurs jours et si j'étais heureux de voir mon fils adoptif trait5 avec les plus grands égards, Ies démesures et les exubérances qui accompagnent toutes réjouissances grandioses m'empêchèrent de savourer pleinement mon accomplissement. Après le banquet d'accueil du premier soir, je fréquentai la liesse de Luguvdum comme un visiteur étranger. Sodome n'avait pas dû être pire. Il y avait certes une majorité qui célébrait dignement en louangeant les prouesses de l'Ours ; mais dans l'éclat lumineux de ce moment d'aliégresse, se dissimulait à peine, comme la vennule auprès d'un mourant solitaire, une ombre noircie de vices, de bassesses et d'immoralaés. J'avais alors une vision nettement insuEisante pour comprendre ;ce n'était pas la nuit qui m'aveuglait ainsi, mais la perception obtuse de celui qui aime. Je me disais que pendant que les hommes qui avaient contribué a notre victoire festoyaient dans la dignité, une minorité de couards indisciplinés se soumettait à sa véritable nature. I'avais tort. J'ai reconnu beaucoup des plus braves parmi ces larves : Gwalchmai, le plus fort de tous les hommes de la Bntannia, violant une jeune femme comme un homme mis en présence de la fille de l'ennemi qui lui a ravi sa famille par l'épée; Druchiay, fifs Iégtirne de Cassivel le Fier, se roulant dans ses excréments et ses vomissures ; Fabius, mi-briton mi-picte, de qui l'on dit que son ancêtre était le géant Fachtna, martelant sans pitié un homme de notre race deux fois plus petit que lui. Je ne sais ce qui serait advenu si j'avais voulu voir la réalité ou, pire, si j'avais vu Artus se commettre dans des ignominies de la sorte. Sans doute aurais-je réalisé plus tôt ce que je n'ai découvert que récemment, que les hommes sont partout les mêmes et que chaque guerre ne met aux prises que des êtres faibles et forts, vulgaires et fiers, grands et petits. Les Scots ne sont au fond ni pires, ni mieux que les Pictes ou que les Britons ;ils sont des hommes ; ils ne sont que des hommes. Mais je ne pouvais alors pas le comprendre. Nous étions les Britons, les possesseurs ancestraux de la Britannia qui nous revenait de droit et de mérite, et si quelques ignobIes se terraient parmi nous, cela ne changeait rien a la légitimité de notre combat. Je ijis un borgne parmi les aveugles. Le lendemain, je quittai Luguvallum pour Caermarthen sans prévenir personne. Je jugeai que le moment était venu de prendre mes distances. Artus était désormais plus grand que moi et il m'avait suffisamment prouvé qu'il pouvait mener la Britannia vers la liberté sans mon aide ou mes conseils. Cette situation aurait dû me combler, mais en vérité, son autorité qui surpassait désormais Ia mienne brouillait mon esprit et durcissait mon cœur. Une nuit, j'avais rêvé de sa mort et de mon acclamation. Comme Jean le Baptiste, il me fallait diminuer pour qu'Artus puisse croître,

Durant plus de vingt ans, Merlin se fit plus discret et Dubricius prit presque toute la place. Il entendit toutes les rumeurs qui couraient sur le compte du puissant magicien. Beaucoup disaient qu'il était mort ; certains, ceux-là mêmes qui n'avaient jamais osé me regarder dans les yew racontaient qu'il s'était enfùi par peur des représailles saxonnes ; quelques autres croyaient que Merlin s'était endormi pour longtemps et qu'il reviendrait lorsqu'il le faudrait : ceux-là fùrent des prophètes plus grands que moi, car je croyais moi- même Merlin disparu pour toujours.

Je repris une vie active en tant qu'évêque. J'encourageai les responsables de monastères à apporter leur aide à Amis. Durant quelques mois, je visitai presque tous ceux qui se trouvent entre Durnovaria, Noviomagus, Lindum, Mandunium et Caermarthen. Je fis à chacun le récit de la nomination miraculeuse et les plus défiants promirent de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour fournir du bétail, du métal et du grain à cet envoyé de Dieu et ses hommes. À Noviomagus, je convainquis quelques riches commerçants britons qui avaient recommencé à fkede bonnes affaires depuis la défaite saxonne de payer un tribut à l'armée du grand Artus en échange d'une protection maritime. Notre flotte s'était considérablement améliorée depuis la conquête de Mona et deux des navires que nous avions saisis là-bas envoyés avec une trentaine d'hommes à leur bord suflirent à conclure I'entente. Porhis Magnus fut ressuscité : les navires marchands en provenance de Gesocribate et dYAugustodunimrecommencèrent a arrÏver, chargés de denrées rares et de produits de luxe. Si nous avions durant longtemps été privés de ces délices à cause de la guerre, il semblait bien que nous étions les seuls ; à Rome, les conquérants avaient eu la sagesse d'encourager, et même de soutenir, les &aires et la production. Nous goûtâmes de nouveau aux précieux vins de Massilia et de Narbo Martius et savourâmes les viandes épicées des salaisons de Sarnarobriva ; des vêtements chauds et résistants, que d'habiles artisans de Lutetia confectionnaient à partir de peaux qui leur arrivaient difficilement de Trajectum, fùrent importés pour la cavalerie ;les élégants trouvèrent aussi de quoi satisfaire leur superfluité quand un navire chargé de chanvre de Tamis, de laine lisse de Narbo, de lin de Pétra et de soie d7Ephesus fit escale ;des fhits plus rares, dattes de Palmyre, figues d'Antiochia, noix de Synope, trouvèrent bientôt leur place sur les tabIes des marchés, aux côtés des délicats parfums de Sparta et des odoriférants encens de Bagdad, ou sur des tapis multico~orestissés près de Byzantium. La Britannia était un nouvel empire. Ma lutte était désormais plus secrète. Pendant qu'Artus continuait son combat par la force armée, Dubricius Iivrait le sien par I'infiuence- Comme les chefs Caledones dont parle Tacite dans son Agricola, je tins des réunions pubIiques dans chaque ville et je formai une Ligue pour la cause de la liberté. J'encourageai les traités et les alliances et les chefs de clans répondirent majoritairement. Pendant ce temps, Artus continuait à se battre. La paix dont tous les Britons étaient fiers ne tenait qu'en apparence: la totale soumission au commandement d'Artus avait formé quelques groupuscules qui désiraient garder leur autonomie ; tous les chefs avaient reconnu l'élection d'Artus, mais leurs seconds, ou parfois même de parfaits inconnus qui n'étaient que de simples combattants, étaient parvenus a liguer autour d'eux quelques rebelles. Artus les écrasait au fiir et à mesure, mais il s'en formait toujours de nouveaux. Heureusement, les Saxons gardaient leur position dans l'Ouest,

Ce fùt vers ce temps-là que mourut Ocvran, le chef des Otadini. Artus se rendit a Trimontium pour rdgler la succession du pouvoir. Ocvran avait une fille nommée

Gwenhwyvar, ce qui signifie (( dragon blanc M. Le commandement lui revenait de droit et personne ne contesta son élection. Elle ressemblait beaucoup à Amis : on I'avait éduquée, depuis sa naissance, pour prendre la place de son père. Elle alliait harmonieusement la beauté, le charme et la force. Artus tomba rapidement sous son charme et je fus convoqué pour présider à leur union. Cette alliance nouvelle transforma profondément notre souveraineté sur la Vdentia, Les Otadini se considéraient désormais comme des nôtres ;les Selvogae et les Noventae jugèrent que cette union témoignait de la bonne volonté d'Artus et 3s proclamèrent, volontairement cette fois, leur soumission au plus grand guerrier de la Britannia. Gwenhwyvar régna sur le Nord avec l'approbation de son mari.

Durant des années, la Britannia demeura dans cet état. Seuls les Saxons étaient encore une menace sérieuse. Artus continuait de chevaucher à travers le pays, mais Ie cœur y était moins et il revenait de plus en plus souvent auprès de sa femme à Trîmontium. Un jour, comme il rentrait d'un grand conseil tenu à Deva auquel Dubricius avait assisté, Gwenhwyvar lui annonça que Morgana avait demandé la paix. Encore rongé par la colère, Artus eût sans doute refùçé catégoriquement une telle trêve si son épouse n'avait pas semblée si convaincue du bien-fondé de celle-ci. Arguant la possibilité de réunir toutes les forces de Ia Britannia pour chasser les Saxons et la bonne conduite de Morgana depuis des années, elle parvint a persuader Artus de faire montre de clémence et de donner une fois pour toutes Ia preuve de sa bonté. II céda. Morgana, MeIwas et Ieur fils Modred, qui était maintenant un homme, fùrent convoqués a Trimontium. Zls se montrèrent si condiants et si heureux de reconnaître celui qu'ils avaient si mal jugé que le traite füt conclu dès le premier soir. Tout le monde semblait heureux Artus et Gwenhwyvar resplendissaient ;Morgana et Melwas paraissaient libérés d'un fxdeau énorme. Je fis sans doute le seul qui remarqua que Modred et Gwenhwyvar s'échangeaient des regards firrtifs, mais pleins de tendresse. Tout s'expliqua aussitôt et j'appris par la suite que mes suppositions étaient fondées. Modred et Gwenhwyvar s'étaient rencontrés et aimés. D'un commun accord, ils avaient décidé de faire tout ce qui était en Ieur pouvoir pour réunir leurs peuples. Pour une fois, je remerciai la puissance de Cupidon. Sans la menace du nord, les Saxons seraient bientôt a notre merci,

Nous n'eûmes pas le temps de préparer leur éviction, Ils fiapperent les premiers. C'était la vingt-sixième année du régne d'Artus. Pour éviter ce genre d'attaque sournoise, nous avions des messagers rapides dans toute la région ouest. Des qu'un Saxon était aperçu sur notre territoire, des cavaiiers étaient envoyés sur les Lieux. Mais l'attaque saxonne ne vint pas de l'ouest et par la terre mais du sud et par la mer. Plus de quarante navires accostèrent entre Durnovaria et Noviornagus. Environ trois mille Saxons débarquèrent sur notre territoire. Artus était alors à Eburacum, pour régler quelques différents sans gravité qui l'opposaient à Rydderch, le nouveau chef des Parisi. Gwenhwyvar était dans le nord en compagnie de Modred. Quant à moi, j'étais a Mandunium pour m'occuper d'une flaire bande à propos du mauvais état du monastère- L'ennemi avait la voie libre. Nous aurions sans doute perdu la Britannia si le brave Sollius Riothamus n'était pas intervenu. L'ennemi aurait facilement pu prendre Glevum et couper ainsi la communication en Britannia. Par la suite, il lui aurait été facile de s'installer à Isca Silurum et de diriger toutes ses attaques à partir de cette forteresse. Mais un jeune moine qui marchait en méditant aperçut la poussière soulevée par l'essaim saxon. Ii avertit aussitôt son maître de cet étrange nuage. Riothamus en voulant vérifier par lui-même perdit un temps précieux qui par la suite lui coûta la vie- Le nuage en question s'était encore avancé et Riothamus revint précipitamment à Glastow-Be-gg Il choisit quatre disciples plus vigoureux et les chargea de porter chacun un message à Isca Silurum, Deva, Londinium et Calleva. Au moment de leur départ, l'ennemi était pratiquement sur eux et Riothamus n'eut d'autre choix que de prendre les armes en compagnie des plus braves pour ralentir leur marche vers le nord. C'était inutile. Que peut valoir une centaine d'hommes en robe en face de milliers de conquérants armés jusqu'aux dents ? Cannée cléricale fiit écrasée et Riothamus tué- Mais les hommes d'Isca Silururn ne tardèrent pas à arriver. Ils étaient peu nombre- à peine deux cents, mais il s'agissait cette fois de guemers habitués à se battre. Les Saxons avançaient a pas régulier, mais lentement. L'armée d71sca Silururn leur tomba dessus comme ils approchaient de Glastow-Berrwig Nos hommes n'auraient pu tenir longtemps si les Durotriges et les Dumonii n'étaient entre temps arrivés par la route d'ka. Nous étions encore en nette infériorité, mais nos hommes avaient l'avantage de comaitre le sol sur lequel ils se battaient. Tout en livrant leur combat' ils se retranchaient vers le nord, espérant toujours du secours.

Le messager arriva à Deva dans la nuit. Je fis avertis de son arrivée et me rendis aussitôt auprès de lui. Il était épuisé et son cheval l'était encore plus. Je le fis conduire aux écuries et questiomai le jeune moine. Le souffle court, il m'annonça que les Saxons avaient attaqué. Je Le pressai de questions. Quand je sus tout ce que je devais savoir, je fis sonner le camyx et Deva s'éveilla. Je fis venir le chef des armées et lui appris la nouvelle- Il réunit tous les hommes et partit peu de temps après, en pleine nuit. Dubricius n'avait plus sa place dans ce genre de conflit, mais Merlin était craint et respecté par les Saxons. Je décidai d'accompagner nos hommes, Monté sur un grand cheval blanc, je les rattrapai rapidement. Une clameur s'éleva quand on m'aperçut : le grand Mage aiiait conduire les années à la victoire.

Quand nous amvâmes enfin, l'ennemi était parvenu au mont Badonicus, situé à une vingtaine de milles de Connium. Je fus moi-même etnayé par son nombre. Je n'avais pas le temps d'organiser quelque supercherie pour l'intimider, mais ma présence seule suffit à le faire. Rapidement, la rumeur de ma présence se ~epanditparmi les nôtres et les Saxons. Les Bntons furent ragaillardis et leurs coups d'épée, soudainement raffermis par la confiance, s'accompagnèrent d'un cri de joie : « Merlin est de retour ! >>. Cette même phrase, I'ennemi la répéta aussi, mais chez lui, elle était prononcée en tremblant. Au bout de quelques heures I'emerni recula pour la première fois depuis qu'il était débarqué chez nous. Nous ne les poursuivîmes pas ; nous n'en avions plus la force même si je savais que la prochaine attaque serait encore plus hieuse et mieux organisée. Mais les Saxons, sans le savoir, commettaient une grave erreur : la fùrie d'Amis était en route.

Le soleil se leva sur Badonicus. Le matin était aussi silencieux que si I'endroit avait été désert, mais l'air était chargé d'une tension lourde qui ne pourrait longtemps demeurer tranquille. Peu avant le milieu du jour, les Saxons chargèrent à nouveau. Cette fois, leur nombre nous emporta comme une marée. k galopais ça et là sur le champ de bataille, mais tout ce que j'apercevais était nos hommes qui reculaient ou qui tombaient sous la lame ennemie. Nous fûmes contraints à reculer. Mais la charge continua sans arrêt durant plusieurs heures. À chacun de nos retraits, l'ennemi en profitait -pour s'-avancer. Des hommes venaient me demander de faire quelque chose, d'utiliser mes pouvoirs contre l'ennemi. Je n'avais aucune réponse à donner; je les exhortai à garder confiance et leur promis que nous serions victorieux. Mais la rage saxonne m'en fit rapidement douter ; nous étions maintenant encerclés entre leurs batdons et aucune retraite n'était désormais possible : c'était vaincre ou mourir. Enfin, vers la fin du jour, un puissant souffle de camyx retentit. Le champ de bataille devint plus silencieux, comme par un étrange sortilège de mutisme. Je portai mon regard au loin et j'aperps Amis, monté sur son cheval et portant sur ses épaules une énorme croix de bois. Dans le reflet du couchant, on eût dit un dieu sortant des flammes pour venir nous secourir. Une clameur monta. Derrière lui, l'armée fit son apparition. Toute la Britannia avait répondu à son appel. Il devait y avoir en tout plus de trois mille hommes. Les Saxons furent saisis de terreur, mais avant qu'ils n'aient eu le temps de rêagir, les arrivants les engloutirent dans un cri terrifiant. À- partir de ce moment, nos pertes fùrent restreintes. La plus grande et la plus cruelle fut la mort de Kai Hir Din. I'avais vu qu'il était encerclé par trois ennemis et j'ai tenté en vain de me porter à son secours ; la lame saxonne fut plus vive que mon coursier et j'arrivai auprès d'un homme agonisant. Pour le reste, le revirement fLt total. Les Saxons cherchèrent à se retrancher, mais nous les poursuivîmes sans relâche durant des jours- Un petit nombre, à peine quelques centaines, parvinrent à Leurs navires et prirent la mer. Nous les pourchassâmes aussi et iIs fixent rattrapés et tués- Les Saxons avaient quitté la Britaania.

Nous profitâmes de l'occasion pour tenir une grande réunion où tous les chefs furent invités. Chacun d'eux fut décoré par Artus pour sa bravoure devant l'ennemi. Ce que j'avais rêvé depuis mon enfance se réalisait pleinement- La Britannia était réunifiée autour d'un grand chef niilitaire. J'aurais aimé ce jour-la que Blaiz, Demetius, ma mère et même Vurtigern puissent voir cette assemblée merveilleuse qui dait procurer à notre nation sa première véritable période de paix depuis le départ des légions romaines. Mais je suis heureux aujourd'hui que le cauchemar qui suivit leur ait été épargné.

Des années de paix paraissent des siècles à des victhes continuelles de la guerre. CeIIes qui suivirent la victoire de Badonicus furent d'une durée merveilleusement longue. Quand le temps arrête sa course, c'est que les esprits, ces ancres dans lesquels le navire filant sans cesse de Chronos trouve les seuls points fixes où s'accrocher, n'ont temporairement plus le besoin de prévoir ce qui sera en y projetant ce qui a été. Ce qui est s&t et pawient seul à combler les réflexions, les désirs, les craintes de tous les hommes. L'illusion d'un lendemain qui n'existe finalement que lorsqu'on le nomme aujourd'hui est rompue. La Bntannia n'avait plus besoin de se prévoir, elle était dans toute sa gloire. Peu à peu' la méfiance nécessaire a un pays sur le point d'être envahi devint inutile. Peu à peu, la précarité de la pak fût oubliée et une confiance naïve s'instda chez tous les Bntons. J'étais plus méfiant que les autres, mais la douceur des jours, la répétition des aubes tranquilles d'où j'étais tiré du sommeil prêt à saisir les armes en me sentant ridicule, finirent par endormir ma vigilance. Artus passait le plus clair de son temps entre Trimontium, Luguvallum et Mona. Chaque grande cité, de Londuiium à Segedunum et dYIscaà Uxelum avait son propre chef qui demeurait néanmoins sous la tutelle d'Artus. Quand ce dernier quittait la Britannia pour Mona, oii il se rendait tous les printemps pour y demeurer jusqu'à I'automne, la supervision du Nord etait confiée à Modred. Le jeune homme était très prometteur. Il possédait des connaissances rares qui rendaient évidente la participation de Morgana à son éducation. Son tempérament était plus secret que celui de sa mère et îI était impossible de déceler ce qui se cachait derrière ses yeux étincelants de sagacité- Il m'est impossible de croire que sa derniére décision fût un acte irréfléchi ou noumi par t'orgueil. Une réflexion que j'ignore ou une influence néf~ecapable de prodiges plus grands que les miens le poussa vers Camlann.

Camlann- Forteresse sombre où la Bntannia est morte. Terre maudite de trahison qui hantera mes souvenirs jusqu'à Ia fin- J'y suis retourné il y a quelques semaines : l'air embaumait encore la mort- Mon monde s'est écroulé sur ce champ de batde avec la chute d'Artus et de Modred- Mon corps me garde impitoyablement dans ce souvenir d'apocalypsis où j'ai vécu la fin du monde. Mon âme ne trouvera la paix que lorsque je reposerai avec mon fils tant aimé.

Est-ce que tout aurait pu être diffërent ? Modred se serait-il rebellé si Melwas n'était pas mort ? Si Gwenhwivar lui avait demandé de rester fidèle à son mari ? Peut-être l'a-t- elle fait ? Ou si j'avais su aimer Morgana quand j'en ai eu l'occasion.. . Des centaines, des milliers d'hommes que le destin avait réunis assassinés par Ia mauvaise fortune. Dans mon souvenir, Cadann est une mer de sang que j'avais vue en songe dans ma jeunesse. Les hommes qui tombent un à un ; Gwalchmai abami sur sa monture par des hommes que je suis incapables de détester complètement ;Morgana tombant du haut d'une tour après avoir été transpercée par nos flèches, peut-être la mienne ; des cris, des pleurs et des hurlements d'une géhenne insensée. Et puis, au centre de la plaine, deux hommes qui sYafRontent. Deux hommes que j'ai admirés et respectés- J'irnagine leurs yeux remplis d'une haine indescriptible, d'une fbreur dont je ne connais les causes exactes, mais qui sont sans doute aussi communes que celles de n'importe quel homme. Un royaume rompu pour une passion ou un sentiment. Sept hommes pour se souvenir, pour porter ce trop lourd fardeau de la mémoire. Et combien d'entre eux seront capables d'en tirer quelques leçons ? J'ai peine à y voir plus que l'enchaînement incontrôIabIe du temps- Les autres ont probablement oublié ; ou pire, des besoins plus primaires ou des idées négligeables ont déjà submergé leur mémoire. Je suis seul- Maintenant tous les Britons le sont. Maelgwyn Gwynedd règne désorniais sur le Nord. Sa haine contre nous ne tardera pas à se manifester. Les Scots craignent encore une puissance britome qui n'est plus et ne sera jamais plus. Bientôt, leurs navires oseront à nouveau s'approcher de nos rives et ils découvriront rapidement que la Britannia est morte. Mais les Saxons et les Angles seront les grands gagnants. Notre victoire à Badonicus les a chassés, mais eile ne peut empêcher leur exil encore longtemps. Un jour viendra où la menace d'autres ennemis les poussera vers de moins puissants ; ce jour-là, ils comprendrons que la Britannia est désormais aussi passive qu'eue le fut pour nos ancêtres : livrée sans défense et dans toute sa splendeur. Ils sont encore très nombreux à powoir traverser la mer et même si par miracle un autre Merlin se levait et parvenait à réunir a nouveau toutes les forces britonnes, pictes et même scottes, cela serait insufEsant pour leur tenir tête-

De terribles jours s'en viennent pour les survivants. J'ai vu à Mandunium des toux qui font cracher le sang et qui me rappellent celle qui emporta jadis le bon Blaiz. Un grand mal n'arrive jamais seul et Cadann n'aura été que l'annonciation de fléaux encore plus grands. Et tous les clans britons, ce qui en reste, livreront en solitaire les combats à venir. Sans Artus et sans moi, la Britannia se divisera comme au temps de Constant. Cent ans n'ont en fait presque rien changé. Des noms, des joies et des peines : voilà ce qu'aura été ce siècle, voiIa ce que sont en fait tous les siècles. Des ronds sur l'eau. Aristippe m'aura r6vélé dans mon enfance la seule vérité qui soit.

Gwenhwivar n'a pas pu me dire ce qui s'était passé. Modred était très fier d'avoir été choisi par Amis pour veiller sur la Britannia durant son séjour à Manau. À la mort d7Elwas, il s'est rendu à Colania en promettant de revenir bientôt. Elle ne l'a revu qu'à Cadann, quand son corps gisait aux côtés de celui d'Artus. Sa so&ance est au fond pire que la mienne. Camlann est pour moi la fin de tout, mais pour eile, c'est le début d'une vie sombre et solitaire. Sa douleur a voilé son esprit et elle rend Dieu responsable de Camlam. Mais Camlann n'appartient qu'aux hommes- Emportée par Ia colère, elle m'a aussi accusé d'avoir contribué à la déchéance de la Britannia. Si on peut rendre responsable un père de la mort de son fils pour l'avoir mis au monde, j'accepte ses accusations. Voilà, j'ai tout dit, tout ce qui méritait de l'être. Ici s'achève mon histoire et celle de la Britannla C'est le crépuscule de mes jours et il me tarde de voir ieur nuit, Pourtant, si toutes mes passions se sont éteintes et tous mes rêves sont anéantis, si je sens bien que je ne fùs qu'une ombre fùrtïve sur le monde, il me reste un espoir qui prend peu à peu ks apparences d'un songe lointain. J'ai cherché longtemps dans Cleguerec mais je ne I'ai pas trouvée. J'entends encore son appel : « Nous nous reverrons ». Peut-être parlait-elte d'un autre monde ... C'eût 63é sans doute une fin sinistre que de me retrouver auprès de celle à qui j'aurais pu me livrer totalement jadis si jyavais su prévoir I'uiévitable. Que tout me serait Mement enlevé, que la disparition des êtres que j'ai le plus aimés dans ma jeunesse, ma mére, Blaiz, n'était qu'une préparation à cette séparation totale. Vïviawn ! Ou es-tu ? De quel astre lointain es-tu en train de calculer la trajectoire ? Je suis à toi Viviawn* Merlin est à toi. Où que tu sois attends. J'arrive.

Carnets

X Retrouver Merlin. Chercher a me sozwenir de ce passé lointain. Lire et relire tout ce qui s'est écrit, en faux ou en vrai. Dans le faux, trier, simplifier, remonter le temps, trouver l'image qui a donné Ie mythe, le fat qui a créé la légende. Déculotter le Merlin imaginaire pour l'exhiber dans toute la nudité d'un homme vrai, d'une figure historique.

Une lecture de Goodrich au coin du feu : Merlin a existé. Plus d'épées magiques, de dragons blancs ou rouges, de tours qui s'écroulent sans raison, d'atFliations diaboiiques. - . L'Histoire avale le magicien et recrache un homme, brillant certes, mais pas surnaturel du tout. x Le plus difncile est d'oublier tout ce que la légende a dit de Merlin. Chaque scène importante, chaque événement marquant, chaque personnage est contaminé par l'ampleur de la fiction et l'emprise qu'elle exerce sur mon esprit. Pour retrouver Merlin, il me faut le tuer. C'est une résurrection que j'opère, mais dans laquelle je suis aussi le bourreau,

X Le passage de l'épée sonne faux et pourtant je ne peux me résoudre à le faire dispar$tre. Peut-être Arthur a-t-il été reconnu par les clans britons sans manigances. Mais peut-être pas. Ce « peut-être pas », imprégné de fiction je le sais, suttit à ne pas passer sous silence cette nomination magique, et à L'utiliser pour faire sentir à la fois l'influence démesurée et la faiblesse de Merlin-

% Se souvenir que Merlin était un homme politique avant tout. Comme tout homme politique, il veut le bien de sa nation, mais en fonction de ce qu'il croit le meilleur et dans les bites de ce qu'il est capable de comprendre ou de juger.

X Pour ne raconter que ce qui pouvait s'appuyer sur des manuscrits, il m'eût fallu me contenter de n'écrire que quelques pages. Mais je ne crois pas avoir délibérément menti. J'ai fait de l'histoire, mais consciemment et sciemment- # Le personnage de Vurtigern est historique. La légende l'a traité comme un ignoble usurpateur. Il ne pouvait ê,tre qu'un homme aux prises avec les passions humaines de tous les hommes. Tout ce qui concerne les Saxons est historique : Horsa, Hengist et leur fille, qui ne s'appelait pas Rosheann cependant. La plupart des noms sont les noms véritables, dans leur dialecte d'origine, gallois, celte, picte ou scot. La trame temporelle a été respectée dans les lirniîes du possible. II s'est sans doute passé plus de vingt ans entre Badon et Camlann, mais un détail qui nous échappe nous a obligé à Limiter cette période de paix à une vingtaine d'année. On mentionne douze batailles d'Arthur. Ce nombre est trop parfait et herculéen pour être historique. Il a fdu trier dans tous ces Sontements, en laissant cependant la possibilités à de petits conflits de moindre importance d'avoir été, par la suite et la volonté d'un auteur de montrer Arthur comme une légende, choisis pour créer cet alexandrin de victoires. Sur Morgana (ou Morigan ou Morgane) on trouvera une légende véridique sur les Morrïgans. Mais trop de textes fictifs du Moyen Age parlent de cette femme, à la fois terrifiante et attirante, pour ne pas lui accorder une place importante. À ce sujef Merlin a sans doute été (« endormi » par une femme, du moins était-ce probablement ce qu'on percevait autour de lui. Toutes les astuces de Merlin, tous ses présumés pouvoirs sont inspirés de techniques, de méthodes, de sciences qu'une minorité pouvait connaître à l'époque. Merlin, choisi dans son jeune âge et peut-être même avant sa naissance pour réunifier la Britannia, éduqué dans un système à la croisée de trois cultures, celte, romaine et brito-romaine, pouvait logiquement posséder tous ses savoirs. La magie de Merlin n'a été qu'une grande connaissance mise au senrice d'un peuple.

X La vérité historique n'est insaisissable que si l'on considère toute subjectivité comme un mensonge. Mais en ce cas, il n'est plus nécessaire ou utile d'écrire quoi que ce soit. Ne sommes-nous pas irrémédiablement étouffés par notre vision limitée de toute observation sensible ?

X J'imaginai tout d'abord une longue lettre écrite par Merlin pour Guenièvre (Gwehnwivar). Apologie, justification et expIication convenaient pdaitement à ce type de défense pour celle qui n'avait jamais cni en sa bonne volonté. Mais Guenièvre s'est peu à peu distancée et Merlin n'avait plus rien à lui dire. Ce qu'il avait à raconter dépassait de beaucoup ce qu'elle voulait entendre, ou pouvait-

X Guenièvre n'était pas une épouse de roi soumise. L'image médiévale de la femme adultère qui fait tomber le royaume est le résultat d'une misogynie de moines et d'une très mauvaise connaissance de cette période. Guenièvre était une reine guemère respectée- Les textes indigènes mentionnent même qu'elle coilectiomait les têtes de ses ennemis- Y aurait-il eu une autre Boudicca ?

X La première version du premier chapitre a été jetée. La légende y prenait encore trop de place.. et l'histoire aussi.

X Impossibilité de décrire a posfen'ori une Brïtannia où je ne suis jamais allé. Mes seules ressources : quelques textes descriptifs, des images et mon imagination. D'une certaine façon, ma Britannia aura bénéficié de mon ignorance en ne se tintant pas des couleurs de la Grande-Bretagne actuelle.

X Dans les moments de découragement, quand mon personnage m'échappe ou que je ne peux plus sentir ce qu'a dû être un tel pouvoir, me rappeler que de telles « pertes de conscience » ont sans doute été fréquentes chez Merlin.

X Il n'existe qu'un seul plus grand plaisir que de créer un personnage, lui donner un caractère, un visage, des mots, des pensées, des passions, des craintes et des espoirs : le faire mamir et tout lui enlever en une seule phrase. Je n'ai pu me résoudre à faire littéraiement mourir Merlin. Ne dit-on pas qu'il est endormi quelque part dans son esphnoir ou sa tour de verre et qu'il reviendra un jour ?

X Merlin aurait pu être plus sage. Mais la sagesse ne permet pas de passion plus grande qu'elle. La Britannia aura été un talon d'Achille. X Des nuits passées à devenir Merlin, à me mettre dans sa robe, à toucher avec ses mains larges et puissantes de feuilles ou des écorces chargées de pouvoirs ; j'ai été souvent avec lui ou même en hi sur les rives de la Bntannia. Folie indescrïptibIe que le moment où ce que Merlin aurait fait ou dit dans telle ou telle autre occasion nous vient spontanément, avant même notre propre réaction. Certains diront « trop d'écriture » ;je dis « j'y suis arrivé ».

X Merlin a sans doute été plus visionnaire. Ma peur de l'anachronisme l'aura affaibli sur ce point.

X Ce V siècle m'attire parce qu'il ressemble en maintes points au nôtre, à cette- diffërence que I'Ernpire ne s'est pas encore retiré pour nous obliger à nous découvrir et nous défendre par nous-mêmes.

X J'avais pensé à une réponse, ou une suite qui laisserait la parole à Guenièvre, ou à Eigyrn, et qui raconterait leur version des faits et événements. Mais Merlin a tout dit, en a trop dit. Toute parole que je mettrais dans la bouche d'un autre témoin serait confrontée à la sienne. Et elle sonnerait faux parce que je l'ai crue. ENTRE L'HISTOIRE ET LA FIClTUN

Barbnrtïs hic ego slrm qzïia nori hteIIigor ilfis Ovide, Tristes, X, 37. INTRODUCTION

Longtemps j'ai cru à l'histoire- Je me souviens d'avoir lu, vers huit ou neuf ans, un livre sur la chevalerie. J'étais émerveillé par ce qu'on y racontait. À la fin de ma lecture, je fermai le livre en me disant que désormais je szrvaisSPar la suite, l'histoire m'a toujours paru être une connaissance extraordinaire et mystérieuse. Par elfe, je pouvais saisir le passé pour mieux connaître les hommes- Quand durant mes études secondaires j7eus a suivre des cours d'histoire, Hisfoire de Za découverte de Mntér?qre, Histoire drr Québec, Histoire du monde [sic], je considérais ces cours au même titre que I'écoiogre, I'éco~zomie, laphysiqtce ou Ia chimie, L'histoire était une science comme les autres ;elle me racontait la vérité et je la croyais de tout mon cœu. Comment aurai-je pu ne pas la croire ? 11 y avait des dates, une muItitude de dates très précises, des références complexes à des manuscrits, des notes, des notices, des parchemins, des enquêtes de tout genre ... L'histoire était un savoir d'une grande érudition que seule une dite devait pouvoir pratiquer. Mais ce qui s'imposait a mon esprit avec encore plus de clarté, c'était que l'histoire n'avait qu'a être découverte. Avec du temps, du talent, du génie même, on pouvait parvenir, non pas à re~on~fz~er,mais à pénétrer avec précision le passé. Archéologie, anrhropologie, paZéontoZogie, carbone 14, fouiIIes, dafafionsstrati@zphiqtes, fossiles, artefacts, tous ces mots produisaient en moi une fascination pour cette science d'un réel lointain mais accessibIe. Durant de longues années, l'histoire fùt pour moi entourée d'une certitude aussi grande que l'étaient le petit Jéms ou la toute-puissance paternelle.

k ne me souviens pas très bien vers quel âge les doutes sont apparus. Était-ce au moment où je découvris que des formules que j'avais toujours prises pour des vérités n'étaient pent-ëtre pas exactement véridiques ? Probablement. Quoi qu'il en soit, ces doutes ne remirent pas tout en question ; ils ne firent que dépoussiérer légèrement une croyance infantile que je gardai jusqu'au début des mes études universitaires. J'ai constaté depuis que la plupart des gens gardent une confiance superstitieuse en une panoplie indescriptible de croyances. Et je ne parle pas que de religion. Journaux, études scientifiques, statistiques, émissions populaire d'information, nouvelles ne sont qu'une infime partie de tout ce qui a remplacé le monologue fastidieux et impérÏeux d'une religion omniprésente et omnisciente qu'heureusement j'ai à peine subie. Je suis souvent pris de vertiges à i'idée qu'on puisse adopter une opim-on sans autre considération qu'une mitorifé en la rnatzere, ou qui se prétend telle, I'afkne. Toutes les autorités en la matière ne finissent-elles pas par être contestées et edn déniées par d'autres spécialistes ? Je suis sur ce point comme Céline, et il faut que je le sois : « Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c'est eux qui ont tort »'.

Je suis un passionné de Marguerite Yourcenar depuis très longtemps. Au cours d'une de mes relectures de Mémoires d'=en - ce que je fais environ une fois par année par pur plaisir- j'avais cm constater que t'érudite Marguerite, malgré toutes ses recherches et sa bo~evolonté de respecter ce que l'on peut savoir de cet empereur, n'avait pas été en mesure de demeurer complètement objective et que son texte, monument de savoir, de labeur et de génie, était truf]Fé, ça et là, de digressions subjectives. Cette découverte fût pour moi un choc : comment était-il possible que ce que je savais être le travail de toute une vie » puisse ne pas répondre adéquatement- au keZ. Mes premières interrogations sur le sujet m'amenèrent a penser que la nanation était responsable de ces erreurs. Mon hypothèse était la suivante : il était impossible au langage d'être purement objectif et j'allais tenter de le montrer par une étude Iinguistique de Mémoires dVHadmn.C'était un sujet intéressant et qui plairait. En outre, je venais d'entreprendre l'écriture d'un roman dans lequel je voulais donner une représentation d'une figure de Merlin dénuée au maximum des apparats légendaires et mythiques dont le personnage s'était vu entouré au cours des siècles et je n'avais plus qu'une idée en tête : raconter la véritable histoire de Merlin. L'enjeu de mon projet de thèse devenait doublement intéressant, car il me permettrait à la fois d'approfondir la question de la subjectivité dans Mémoires d'Hadrien et peut-être de rendre plus objectif le Merlin que je m'apprêtais à peindre.

Je me mis donc à la tâche et commençai d'abord par lire tout ce qui concerne Yourcenar et son œuvre que je n'avais pas déjà lu. Ces lectures me conduisirent à une nouveUe interrogation, cette fois en ce qui a trait à la recherche historique. Aussi me plongeai-je aussitôt dans Braudel, Ehrarci, Febvre, Le Goff, Lukàcs, Marrou, Nélod et autres chercheurs

Louis-Ferdinand Céline, 1fOovagenu bout de la nuit, , GaUimard (cc Folio » No 28), 1992 f 19521. p. 88. qui s'étaient intéressés de près ou de loin à l'histoire. J'en arrivai à une nouvelle concIusion : l'histoire était beaucoup plus incertaine et imprécise que ce qu'elle voulait bien nous laisser croire ;derrière la certitude officielle, il y avait des doutes, des opinions, des croyances même. Mais je n'avais pas encore parcouru tout le chemin essentiel a ma satisfaction personnelle. Il y avait quelque chose qui nous empêchait de retrouver l'Histoire dans sa pure vérité. Je décidai d7écIairerle sujet en cherchant des réponses à des questions philosophiques que je m'étais mainte fois posées mais sans jamais tenter d'y répondre complètement. Ce qui nous échappait, ce n'était pas l'Histoire en tant que telle, mais ce par quoi elle existait, c'est-à-dire le réel.

Ce travail n'a pas la prétention d'être l'achèvement d'une découverte certaine. s'agit plutôt de l'exposé par écrit d'un raisonnement en mouvement, une réflexion curieuse, qui se croit jusqu'à un certain point Libre, et qui se veut assurément et délibérément ouverte sur de nouveles intellections. Son originalité est d'être parvenue à lier d'une façon concrète et évidente des espaces théoriques et philosophiques qui n'avaient à ma connaissance jamais été associés. Sa grande audace est de s'attaquer ouvertement à un empire reconnu et considéré par une majorité composée à la fois de représentants de l'intelligentsia et de la masse. Son plus gros défaut, commun à presque toute recherche honnête, est de ne pas avoir pu couvrir la totalité du sujet qui l'a conduite ; pour y parvenir, il eût fallu pouvoir trier, comparer et saisir L'ensemble des connaissances humaines, ce qu'il a bien humainement fallu laisser à d'autres Mélètos-

Pour satisfaire à des besoins de compréhensibilité, j'ai restructuré le tout pour que Ie lecteur puisse saisir plus facilement les rapports conceptuels établis par cette réflexion. Le premier chapitre est consacré à la notion de réel et au rapport que nous pouvons entretenir avec lui. Dans un premier temps, je tenterai de définir avec le plus de précision possible le concept en lui-même. Le simple raisonnement guidé par la comparaison d'un grand nombre d'idées à ce sujet sufEra à en former une claire esquisse. Dans un second temps, j'exposerai assez précisément les différentes relations, intrinsèques, extrinsèques, endogènes, exogènes, réEérentielles, affectives et évaluatives, que tout humain est forcé de prendre en compte dans son jugement sur sa capacité à s'approprier, à déchifier et a pénétrer la réalité qui l'entoure- Pour cette partie, la logique sera mon guide. En partant du principe essentiel selon lequel il existe des données extérieures indépendantes de toute perception et qui sont la quiddité du réel, Zu rialifé nouménale, je tenterai de parcourir pas à pas la distance qui la sépare de ce que nous percevons, /a réalité semfble, et de ce que nous en interprétons, Icr réalité ÏntelZigble. Enfin, j'exposerai le plus clairement possible les résultats de cette démarche, en produisant un schéma de la perception du monde qui s'étend du réel à l'irréel et sur lequel je situerai les différentes données qui ressortent de mon analyse. Exposée si clairement, notre &agde position par rapport au réel et à I'irréel posera une nouveiIe question : pourquoi ne voyons-nous pas notre ignorance ? le répondrai à cette question en exposant différents obstacles a une vision objective de la relativité de notre réalité intérieure-

Le deuxième chapitre traite spécifiquement de l'histoire. Je reprendrai la démarche du premier chapitre, mais, cette fois, en cherchant à tracer un schéma de la perception historico-fictive, qui a pour extrémités l'Histoire et la Fiction. La première étape consiste a saisir parfiaitement les concepts d'Histoire, en tant que déroulement temporel passé, et d'histoire, en tant que science. En second lieu, j'observerai les différents filtres qui empêchent inévitablement I'historien ou l'écrivain d'atteindre l'Histoire et de la transmettre. Ensuite, je montrerai pourquoi le récit d'historien et le roman historique, que L'on situe habituellement aux extrémités de l'axe de perception historico-fictif se retrouvent en fait en son milieu, beaucoup plus près l'un de l'autre qu'on se l'était imaginé.

Enfin, dans le troisième chapitre, je terminerai en relatant brièvement le cheminement personnel qui m'a permis de diriger mes pas entre l'Histoire et la Fiction. CHAPITRE PREMIER L'hermétisme du réel

Celziy qui n 'avoitjamais veu de riviere, à la prerniere qu 'il rencontra, il pensa que ce@ 2 'Ocean. Et les choses qui sont à nostre connaissance les plus grandes, nozis lesjugeons estre les extrema que nature face en ce genre. Montaigne, Essais

L 'accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses ; ils ne s 'étonnent plus de ce qzi-'ils voient sans cesse et n 'en recherchent pas les causes. Cicéron, De nahrra deorum, II, 3 8. Or lu principale erreur et la plus ordinaire qui s puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont sern'blables ou conformes à des choses qui sont hors de moi ;car certainement, si je considérais seuleme~t les idées comme certains modes ou façons de ma pensée, sans tes vouloir rappofler à quelque az~frechose d'exténneur,à peine me pozcwaient-elles donner occasion de faillir.

René Descartes, Méditations métaphysiques 1.1 Le réel 1.1 Définition du réel Nous vivons dans un monde sirnpEé ; un univers en poudre dans lequel peu de gens ressentent la moindre envie d'ajouter de l'eau jusfe pour voir; nous habitons un Cosmos naivement schématisé pour faire croire à un entendement de l'angoissante incompréhensibilité et faire accepter un intolérable et subtil endoctrinement en faveur d'une.. forme de pensée conditionnée. cc O smcta SirnpIicifas !Quel monde étrangement simplifié et falsifié que cehi où vit l'humanité ! D, s'écrie Nietzsche avec raison (Nietzsche, 59). De ce qui se déroule autour de nous, nous ne voyons qu'une fie membrane que nous transfigurons continuellement sans le savoir en y subjectivant nos couleurs, nos textures, nos structures. Ce que la plupart appellent le réel - ou plutôt n'appellent jamais faute d'être apte à présumer l'existence d'autre chose que ce qui s'ofie spontanément à leurs yeux ou leur esprit - n'est qu'un reflet d'images contùses expédiées pêle-mêle en eux et sans leur consentement, que Merleau-Ponty nomme poétiquement cc la texture imaginaire du réel ». (Merleau-Ponty : 1964,24)

Le réel, qu'on appelle aussi réalite, est ce qui est vrai, ce pi ne s'appuie d dcmnze mière sur l'imaginaire, l'inventé, l'imagination, la fiction, la fantaisie, le p hantasrne, le rêve, la chimère, l'illusion, les créations de l'esprit. « Le mot vient du latin res traduit communément par ccchose'' et qui peut désigner toute réalité D. (Daujat, 45) D'une certaine façon, tout ce qui comporte ne serait-ce que la plus infime part de crém-on n'est pas le réel, mais une fiction de celui-ci, car le réel n'est pas un concept, mais une chose qui « est » en fait et sans qu'aucune idée n'ait besoin d'y être ajoutée. Le réel existe indépendamment des êtres qui 17aaiment, mais contient aussi ces êtres. Plantes, arbres, poissons, macnrnifères, reptiles, insectes en font partie. Tout ce qui existe ~~~rnentconstitue le réel.

Le réel est pur, propre de toute subjectivité, existant par lui-même. Y ajoute-t-on une seule idée, un vague préjugé ou une simple hypothèse, il en perd toute sa nitescence aux dépens du superstitieux, du préjugé, de I'uifondé ou, pire, de I'obscunté. C'est là la plus grande difficulté avec le réel ; il est entier et immaculé ou n'est pas. Puisqu'il nous est impossible de le saisir parfaitement, nous devons accepter que ce que nous croyons être le réeI, n'est, en partie du moins, qu'une création de notre esprit. Cela implique une certaine dose d'humilité, car nous avons l'impression que nous sommes en relation parfaite avec le monde. Ceîte iUusion presque parfate - elle le serait si nous n'étions pas en mesure de comparer « nos données >> avec les autres -Bachelard la décrit admirablement : II sufM penous parlions d'un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre prem-er choix, l'objet nous désigne plus que nous le désignons et ce que nous croyons être nos pensées fondamentales sw le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. [--.]Toute objectivité7 dûment vérifiée, dément le premier contact avec L'objet. Ek doit d'abord tout critiquer ; la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, I'étymoIogie enfm, car le verbe, qui est fait pour chanter et seduire, rencontre rarement la pensée- (Bachelard, 123)

L'énigme que pose le réel a toujours intrigué les êtres humains. Peut-être survenue à la suite d'un rêve particulièrement << vrai », la remise en question de la perception de ce qui nous entoure a sans doute trouvé sa raison d'être. Il a assurément fallu que des hommes comprennent qu'ils s'étaient fourvoyés en jugeant ce qui était extérieur à eux-mêmes pour

que quelque doute puisse surgir quant à leur a sensation )> du monde. Dans Cosmos, Car1 Sagan se livre à une brillante tentative de reconstitution de ce que pouvait être la perception d'un ciel étoilé pour les premiers hommes en imaginant la réff exion de l'un d'eux :

Panois, je pense que le ciel est la moitié d'un très gros 01uf d'une grosse coquille. Je pense que les gens quisont-trks loin, autour de leurs feux de camp, bissentles yeux vers nous - où pl& les lèvent - et disent que c'est nous qui sommes dans le ciel [...] L'un d'entre nous a eu:une autre idée : la nuit serait la peau d'un grand animal noir, jetée dans le ciel. Une peau percée de trous. Nous regardons par les trous. Et nous voyons des flammes. (Sagan, 225)

Nous savons maintenant que cette description n'est pas le réel. Mais nous pouvons tirer une leçon de cette iuusion construite sur des observations imparfates : nous voyons certainement encore des peaux d'animaux là où nos sens sont incapables de voir plus loin et mieux. La nouvelie d'Akutagawa Dans le fourré, adaptée au cinéma sous le titre de Rashômon, est un exemple lumineux des conséquences qui découlent de cette connaissance très relative que nous avons de ce qui se déroule autour de nous. En faisant décrire un événement tragique, le meurtre d'un homme et le viol de sa femme par un bandit dont un bûcheron est le témoin, par ces quatre mêmes personnages, Akutawa parvient à entraîner le lecteur dans une incapacité à déceler laquelle des descriptions est réelle, chacune semblant être vraie, mais en fonction de la réalité intérieure du Iocuteur. Aussi la lucidité nous impose-t-elle une règle stricte quant a notre jugement. Il faut admettre nos &tes et savoir qu'il existe une certaine reIativité entre nous et les choses du monde, entre notre esprit et la réalité, entre ce que je crois être réel et le réel. Soutenir le contraire revient à faire preuve de dogmatisme et ne fait que prouver, comme le disait Nietzsche avec ironie, que la croyance est forte, mais rien d'autre.

1 1.2 Réel et Vérité Une grande confusion règne entre les termes vérité et réel et il importe que nous y jetions un peu de clarté. II convient de distinguer trois types de vérité : la vérité à cohérence interne, la vérité à cohérence externe et la vérité philosophique.

La vérité à cohérence interne exige de la proposition, pour être qualifié de vraie, une rigueur quant au système dans lequel elle est présentée. En mathématique, par exemple, la vérité d'un énoncé dépend de sa cohérence par rapport aux axiomes de départ, évidemment posés arbitrairement. Ainsi, une proposition mathématique peut être vraie dans un système et fausse dans un autre parce que dans un cas elle est en cohérence avec les axiomes et dans l'autre eue ne l'est pas. Cette vénté doit concorder avec le « réel du système », qui n'a pas nécessairement à voir avec 1e réel.

La vénté à cohérence externe s'établit sur sa capacité à rendre compte des phénomènes étudiés, comme dans les sciences expérimentales. En physique, par exemple, la vérité exige que l'hypothèse corresponde aux résultats de I'expérience, pour autant que cette hypothèse soit cohérente avec la théorie dans laquelle elle s'inscrit. Ce type de vérité est établi en fonction de comaissances ponctuelles. Ainsi, une vérité du passé, cohérente avec un système dépassé, n'en est plus une. a brillamment expliqué ces coupures épistémologiques qui font que Galilée fut nié par Newton, qui fit lui-même nié par Einstein. Le réel dans lequel se construit ce type de vérité est totalement limité par la subjectivité de l'hypothèse d'une part et la relativité de la théorie d'autre part. Le Père de la relativité faisait lui-même preuve de relativisme quand il parlait de la connaissance humaine: « Je crois en un monde en soi, monde régi par des lois que j'essaie d'appréhender d'one manière sauvagement spéculative »2.

Du point de vue philosophique, nous pouvons mieux rapprocher réel et Vérité, car la vérité est ici présentée comme une connaissance authentique fondée sur la concordance de la pensée avec la réalité. Toutefois, la vénté philosophique est inextricablement liée à celui qui l'énonce. Dire la vérité, par exemple, c'est die ce qu'on croit être vrai, c'est-à-dire ne pas mentir. En ce sens, la vérité, contrairement au réel, peut être impure. Un ignorant peut dire la vérité, qui n'est dors que sa vérité, et ne pas être conforme au réel. Un historien peut raconter une histoire en s'en tenant stn-ctement à ce qu'il a pu comprendre du matériau laissé par l'Histoire et ainsi prétendre à la vénté, mais sans jamais fkôler le réel. On parle alors d'un quatrième type de vérité, celie que l'on trouve le plus communément, la vérité cohérente avec la réalité intérieure. Nous reviendrons plus tard sur ce qu'est la réalité intérieure.

1.1.3 L'homme pensant devant le réel Un kom zen demande avec sagesse quel bruit produit un arbre qui tombe dans une forêt isolée. Instinctivement, nous répondons le même que celui nous entendrions si nous y &ions. Un doute cependant : l'onde sonore n'est-elle pas interceptée par notre système auditif puis transformée en son ? Sans ce décodage, qu'en est4 de l'onde ? En conséquence, depuis longtemps déjà des penseurs se sont demandé à juste titre si le monde existe indépendamment de nous, en dehors de notre esprit.

Divers courants philosophiques se sont opposés en cherchant une réponse à cette question. D'un côté, le matérialisme prétend que toute existence peut être ramenée a la matière, à un attribut ou un effet de celle-ci. Les matérialistes affirment que ia matière est la réalité ultime et que ce qui semble s'en éloigner ou avoir une vie en dehors d'elle s'explique exclusivement par des modincations biochimiques et physiologiques qui

'Albert Einstein cité par Maurice Merleau-Ponty. Signes, p. 212. s'opèrent dans le système nerveux. Les premiers philosophes à avoir posé la matière3 comme a genèse de l'univers )) sont les Grecs Héraclite, Démocrite et Épicure. Leur théorie s'appuyait sur des pressentiments très avant-gardistes quant à la constitution atomique de toutes choses. Divers courants philosophiques s'inspirèrent de la pensée matérialiste : I'hylozolsrne soutient que toute la matière qui constitue le monde est vivante et que Ies êtres et Ies choses ne sont qu'une partie de cet ensembIe ; 17hylothéismerapporte toute matière à une origine divine et aErme que Dieu n'existe pas en dehors de la matière. À la fin du Wce siècle, Mmadaptera la théorie matérialiste à sa conception de l'économie et de l'histoire en donnant naissance au a matérialisme historique ». Vers la même époque, les positivistes, Auguste Comte en tête, poseront les fondements de la science moderne ainsi que du processus de connaissance humain en déniant à la pensée spéculative quelque pouvoir de connaissance et en l'attribuant exclusivement à l'observation par les sens, rejetant du même coup toute observation a priori-

À l'opposé de cette conception matérialiste du monde, les idéalistes considèrent la pensée comme la seuIe réalité. Pour l'idéaliste (ou l'immatérialiste), le monde n'existe que parce qu'il peut être perçu et représenté à I'espnt ; c'est un objet de la pensée ou de la conscience. Pour ce qui est des sens, ils nous donnent seulement fa connaissance de nos sensations, de nos idées. et de ces choses qui sont immédiatement perçues par les sens, appelez-les comme vous le voulez ; mais ils ne nous Srment pas de ce que les choses existent indépendamment de l'esprit, sans être perçues. (BerkeIey, 117)

Dans le matérialisme, il y a rupture radicale entre le monde et la pensée. Dans la version la plus radicale du matérialisme, le solipsisme, la réalité est une création purement subjective de l'esprit.

II y a certes des influences cartésiennes dans l'idéalisme. Quand Descartes émet des doutes à l'égard des sens et de la connaissance relative du monde qui résulte de leur usage, il pose certains fondements de Ia doctrine, Avec Malebranche, qui soutient que c'est par les idées de Dieu que nous percevons le monde, et Berkeley et son immatérialisme qui nie

HéracIite, qui croyait en l'existence de Dieu, donnait le nom & ph-vsk c'est-à-dire nature A la matière originelle d'où est issu le monde. l'existence de toutes les choses qui ne sont pas représentées par l'esprit, nous entrons dans le pur idéalisme. Entre la fin du et le début du XIX? siècle, une querelle opposera deux grands esprits, Kant et Hegel, ce sujet. Pour Kant, il n'existe aucune manière de co~aftrele monde en soi ; tout ce que nous connaissons du monde est déterminé par la constitution de l'esprit humain. Hegel rejettera la théorie kantienne de l'inévitable ignorance de l'homme face au monde en postulant au contraire l'existence d'un intellect Libre qui peut accéder pleinement à toute exÎstence. Enfin, au siècle, avec .l'avènement de la physique quantique, on rapproche l'observateur et ce qui est observé. Autrement dit, la subjectivité n'est pas dans les données sedes ou chez l'observateur, mais entre les deux ou plutôt dans Ies deux. En résumé, il y a eu fa période pré-scientifique, « ou ce qui comptait c'était essentieilement l'observateur », puis nous sommes passés à l'opposé avec l'idéologie scientiste du siècle qui se -boniait à considérer les données sans tenir compte de qui les perçoit, a d'où cette idée - assez étonnante d'ailleurs, mais qui a prédominé et prédomine même actuellement dans une large mesure - d'une réalité indépendante, séparée et entièrement connaissable D, et, finalement, à cette vision un peu plus giobale du sujet et de l'objet oii a iI n'y a plus une séparation totale entre l'observateur et ce qui est observé, mais une sorte de dialogue continu, de construction réciproque D~.

Les philosophes et Les penseurs occidentaux n'ont été ni les seuls, ni les meilleurs dans la compréhension de ces négociations continuelles de l'esprit avec ce qui l'entoure. Beaucoup de grandes voies spirituelles dans leur forme la plus pure, celle qui n'a pas été infectée et avariée par le dogmatisme, le fanatisme ou l'intransigeance - en fait par la religion -, expriment cette réalité de la non-réalité et proposent un chemin pour parvenir à une vision juste- Des 1500 avant notre ère, les Rlg Véda (hymnes de louanges), ShaVida (mélodies liturgiques) et Ya~zirVéda (formules sacrificielles) conduisent la conscience humaine dans le courant védique. Ces textes sacrés s'inscrivent dans un cheminement

spirituel dont l'essence se trouve dans Ia racine sanscrite du mot Véda qui (< est la même

que celle du verbe 'Qoir" )) @&men, 13). Avec les Upmishads (700 à 500 av. J-C), la pensée védique se dessine avec plus de concision et Ie programme de vie qui y est proposé

est clair : <( Asuto ma sut gamay0 : de l'irréel conduis-nous au Réel D (Desjardins, 91). On y

4 Basarab Nicoies% dans Audouard p. 12. distingue déjà paramârttha sa* (vérité absolue et nouménale) et smm*tisa* (vérité relative ou phénoménale). Le Maitri Upm~ishaddit : Dve vâva brahmano rûpe mûrtam câmûrtam ca, atha yan rnûrtam bd asamm yad amûrtam tat sw tad brahma yad brahma ta. jyotih. (VI, 3)

Ce qui signifie : (c Il y a., en vérité, deux formes du brahmar~: la forme formée et celle sans forme. Or ce qui est formé est irréel (maîya), ce qui est sans forme est réel (satya), est le brahiman, est la lumière » (Zirnmer, 284-285). Ceux qui ne peuvent voir, c'est-à-dire la majorité, vivent dans I'aveuglement de mâyb (l'iuusion du monde de la manifestation), mais peuvent se libérer, découvrir l'afma (ou brahman, le Soi individuel et miversel) et atteindre mzrkti ou mohha (la délivrance). Nous avons là te fondement de toute réflexion sur la relativité. De même, qui fréquente le moindrement la philosophie onentaie traditionnelle remarque que ce que l'Occident vient à peine de découvrir au sujet du mouvement continuel des corps en apparence immobiles, était depuis longtemps exposé dans la notion bouddhiste de I'hpermanence de toutes choses. Si la question (et les tentatives de réponses) que pose le statut de l'homme pensant devant le réel est en Occident assez récente, nous savons que l'Orient, hindouisme, bouddhisme et taoïsme en tête, l'a soulevée depuis très longtemps.

1.2 Le processus de reconstmction du réel 1.2.1 Perception du réel 1.2.1.1 Les données externes Saisir la réahé n'est assurément pas aussi facile qu'on voudrait bien le croire. La vérité du monde n'apparaît jamais à notre esprit que sous la forme d'une relation ou d'un rapport avec une ou plusieurs autres vérités soumises au même procédé. Les données qui se présentent à nos sens sont systématiquement mises en relation avec llédifÏcation très complexe de notre univers intérieur et transmuées selon les caprices de cet ensemble de

(( connaissances n dont le degré d'exactitude varie entre l'à peine aaliéré et la fiction presque pure. Même si nous parvenions à percevoir le réel dans son noumène, nous serions incapables de conserver ne serait-ce qu'un instant cette pureté qui se fiagmente et se morcelle sous l'effet de notre pensée. Mais avant même que ce qui est soit entré en nous, nous savons avec certitude que les nitres qui seuls nous permettent d'en prendre conscience en ont dérangé l'ordre absolu.

~s&.&.~--s??-~+2: r, Projection de l'idée Données e-xternes : a-...: ~iltrespar lqe~spasse 2 c'est-à-dire le réel- $ et est transformé le réel : :e perçue cians l'esprit : -. ,.--.- les sens. 2iSi l'image pergie. =z!3 x:V

Théoriquement, le monde se résume à peu de choses : des couleurs, des formes, des textures, des odeurs et des mouvements. À ces expressions de la matière s'ajoutent leurs réactions quand eues sont conkontées les unes avec les autres ou avec un sujet percepteur. Juxtaposées, les couleurs fondamentales, le rouge, le jaune et le bleu, prennent une multitude de teintes dont une partie est perceptible à l'œil humain. Les formes sont quant à eues restructurées par l'esprit en fonction de la luminosité, de l'angle de perception et d'un principe sans nom relatif à la perspective.

Toutes ces formes du monde, ces changements et ces fluctuations ont donné naissance au solipsisme. Si les êtres humains percevaient ce qui les entoure systématiquement de la même manière, aucun doute ne serait survenu quant à I'existence d'un réel. Mais nous verrons dans la partie suivante comment nos sens nous limitent et nous imposent en quelque sorte une vision partielle de l'univers qui nous entoure. Ces limites ont fait comprendre à I'homme que nul ne voit autre chose que ce qu'il perçoit et que les limites sont différentes pour chacun, en fonction de ses qualités biologiques et de la structure de sa pensée et de son univers intérieur. Aussi devons nous reposer la question : le monde existe- t-il ou n'est-ce là que les projections de notre mental ?

Puisqu'il nous faut prendre position, nous dirons qu'il y a bel et bien un monde extérieur à notre esprit, mais que notre incapacité à le percevoir et le comprendre nous donne une image si éloignée de ce qu'il est réellement, que nous ne le connaissons pas ou a peine. Le fondement objectif que nous retrouvons dans certaines sciences exactes et qui nous permet de proposer des vérités purement objectives, comme par exemple dans le cas des mathématiques, n'existe pas, ou plutôt existe, mais en dehors de nous. Le rapport qui s'établit dans le phénomène de perception du monde est alors doublement subjectif, car dépendant à la fois des sens, qui sont imprécis, et de l'assise de base qui est imposée et que nous n'avons pas créée. Dans sa brillante étude sur la médecine expérimentale, Claude Bernard faisait l'observation suivante : Quand, au Iieu de s'exercer sur des rapports subjectifk dont son esprit a créé les conditions, I'homme veut comaZtre les rapports objectifk de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement le critérium intérieur et conscient lui fait défàut. Il y a toujours conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également constituée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports lui manque. ïi faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions pour en passéder Ia connaissance et la conception absolue. (CIaude Bernard, 61-62)

Évidemment, l'observation du scientifique fait référence à un contexte d'expérimentation médicale. Soit, mais ne sommes nous pas tous quotidiennement, à chaque seconde, des expérimentateurs du monde ? Nous sommes en tout temps conf?ontés à ce qui n'est pas nous, ce qui ne fàit pas partie de notre champ de perception (ou de sensation) direct. Face a cet inconnu, il nous faut observer, nous comporter comme un scientifique qui cherche, pour parvenir à décoder le monde.

Il y a sans doute des données, et les solipsistes, pour soutenir qu'elles sont uniquement en notre esprit, se doivent de fàire un acte de foi comparable - ou sinon supérieur - à celui qui affirme que le réel existe indépendamment de nous. Le père même de I'immatérialisme ne parvenait pas à éliminer l'idée de domees indépendantes : Quand, en pleme clarté du jour, j'ouvre les yeux, ii n'est pas en mon pouvoir de choisir si je verrai ou non, ou de déterminer quels objets particuliers se prksenteront à mon regard; il en est de même pour l'ouïe et pour les autres sens, car les idées qui s'y impriment ne sont pas des créatures de ma volonté. Ii y a donc quelque autre volonté, quelque autre espnt qui les produit, (Berkeley, 124)

Mais les données sont nombreuses, trop pour être systématisées. Pourtant, notre cerveau ne fait que ça, il rend clair ce qui est flou, complète ce qui ne l'est pas et ajuste ce qui lui semble désordonné ou incohérent. Sans ce semblant d'homogénéité et d'harmonie simpliste, notre esprit est incapable d'aller plus loin dans l'élaboration des idées. Aussi toutes les données sont-eues schématisées et organisées par les sezdes portes dont nous diqposons, nos sens, en fonction d'un résultat d'intelligibilité qui s'avère capital : la compréhensïbilité du monde.

1.2.1.2 La connaissance sensible Notre perspective du monde se Limite à très peu. Celle d'un grain de sable sur une plage, d'un remous dans l'océan ou d'une étoile dans une galaxie. Dans cette infinitude, notre position d'observateur-obsenré est particulière. Situation unique et ditficile puisque nous nous trowons a la fois dans et crzi-deki du processus de décodage essentiel à sa compréhension. Les sens eux-mêmes, nos seuies fenêtres sur ce qui existe en dehors de nous, sont observables, comme une caméra qui pourrait avoir comme prise de vue un point qui serait derrière elle et qui Ia ferait apparaître sur la photographie.

Dans ce maelstrom de données, nous pouvons chercher à améliorer notre perspective, notre point de vue ou notre vision globale. Mais à chaque pas en avant, chaque fois que le petit point au loin se colore et devient signifiant, nous comprenons que nous perdons le reste, à la fois ce qui se trouve au-delà du point découvert et ce qui se retrouve, par notre déplacement, en dehors de notre champ de perception. Par exemple, je vois la maison voisme sous un certain agieyon la verrait autrement de la rive droite de la Seine, autrement de l'intérÏew, autrement encore d'un avion ; fa maison elle-même n'est aucune de ces apparitions, elle est comme disait Leibnitz, le géométral de ces perspectives et de toutes les perspectives possibles, c'est-à-dire le terme sans perspective d'où l'on peut les dériver toutes, elle est la maison vue de nulle part. (Merleau-Ponty : 1945, 8 1)

En réaction à notre incapacité à saisir le monde, Pascal comparait le savoir à un cercle qui en se dilatant augmente le nombre de points de contact avec l'incomu. Le champ de la connaissance du monde par les sens va de même : plus nous le connaissons, pIus nous réalisons que nous ne voyons qu'une infime partie de ce qui existe et que cette infime partie est invariablement subjective. À chaque instant, nous goûtons le monde par nos sens. Chacun d'eux est Limite par de multiples facteurs. Attardons-nous premièrement sur le sens qui nous semble le plus objectif: la vue. De par sa subtile constitution, l'œil humain (et celui de certains animaux) perçoit les couleurs grâce à un procédé neurophysiologique complexe s'opérant dans la rétine et sur des cellules particulières en formes de cônes et de bâtonnets. Théoriquement, nous avons ia certitude d'un chromatisme réel, celui de la lumière visibIe et sensible aux yeux- Mais cette certitude est faussement admise, car la couIeur réelle du monde nous échappe de deux façons, intrinsèquement et extrinsèquement.

Extrinsèquement, l'apparence du monde échappe à nos yeux. Ce qui est trop près de nous, au-dessous du punctirm pr~~rnz~nz,dépasse les capacités d'accommodation de l'cd et devient flou. Ce qui est trop loin, au-delà de notre capacité de distinction, ne figure plus qu'un paysage flou. Enfin, ce qui sort de la vision périphérique n'existe pas. Parmi les couleurs qui existent vraisemblablement autour de nous, nous n'en distinguons qu'une infime partie, qu'une mince fiaction des ondes qui constituent le spectre électromagnétique, soient celles comprises entre 400 et 750 nrn (10-~m).Le reste, toutes celles qui se trouvent en deçà de 400 nrn et au-dessus de 750 nm, n'existe pas à nos yeux Mais même les données c3onvenablement perçues le sont relativement- Les formes que nous voyons sont conditionnées par maints facteurs acquis ou naturels- Nous apprenons à compléter les formes, à associer les objets ou à les dissocier. Spontanément, notre vision complète les espaces manquants dans le champ de vision et structure la perception en fonction d'un savoir très subjectE Comme le demandait si bien Merleau-Ponty, la profondeur n'est-elle pas seulement une largeur wede profil ?'

Intrinsèquement, notre vision est aussi, sinon plus, relative. Prenons un exemple banal en apparence, mais qui renferme en lui toute la complexité du problème. Mis à part les très jeunes enfants et les malheureux atteints de daltonisme, d'achromatopsie ou de dyschromatopsie, tous les êtres humains sont en mesure de percevoir et de distinguer les couleurs. Saisir le chromatisme du monde n'est pas un luxe réservé à certains et si la question était posée à la masse, une majorité s'entendrait pour dire que nous savons de

-- « Tout le monde admet, je crois, que la distan- d'elle-même, et immédiatement. ne peut être vue- Car la distance étant une ïigne orientée perpendiculairement à l'œil, ne projette qu'un point çur le fond de l'œil :et ce point reste invariablement le même? que la distance soit grande ou petite », cité par Leroy. p. 155 quelles couleurs est le monde. Dès le plus jeune âge, nous sommes entraûiés à distinguer les différentes ondes et conditionnés à les nommer par leur nom. Ce que nous voyons sur la pelure d'une banane, c'est le «jaune )) ;le ciel d'été sans nuage est « bleu N ; l'herbe est

(t verte n ;le sang a rouge D. On lie un signifiant à un signifié. Barthes a maintes fois parlé de la pure subjectivité des associations signzj?mzt/~g7zzj7éé.Or, cette subjective liaison, qui est sans grande conséquence dans le cas de L'afXIiation du mot fable avec (( l'objet sur lequel on mange D, ou de celui de voiture avec t( le véhicule à quatre roues D, devient particulièrement intéressante dans Ie cas des couleurs et précisément en ce qui concerne la question de la perception du réel. La commune entente qui règne en ce qui concerne les couleurs laisse faussement croire que nous percevons tous le monde coloré de la même manière.

Imaginons que nous présentons un citron bien mûr devant un groupe et que nous demandions (au risque de paraître ridicule il va s'en dire !) : a de quelle couleur est cet objet ? ». Réponse unanime et moqueuse : le citron est jaune. Mais admettons que nous voulions complexSer l'interrogation et que nous demandions de préciser cette réponse. Long silence et quelques rires nerveux suivis de ces réponses : «jaune pâle ? », ((jaune foncé ? H, « jaune serin ? », « jaune or ? M. Et le farceur d'ajouter : « jaune citron ? rr . Personne ne pourra définir le qualificatif jaune autrement qu'en lui adjectivant un autre objet jaune ou en le situant par rapport à une autre couleur (« une sotte de beige brillant ? »). Un scientifique pourrait parler de la Longueur d'onde du jaune, mais cette information n'ajouterait aucune précision quant à ce qu'est objectivement le jaune à nos yeux et surtout dans notre esprit.

En conséquence, nous nous devons de nous poser la question : qui sait si les couleurs qu'il perçoit sont les mêmes que les autres perçoivent ? Nous voilà plongés dans le vif de la subjectivité des couleurs, et par extension du réel. Nous voyons tous le jaune, nous sommes évidemment capables de nommer des objets jaunes ou de les distinguer parmi d'autres objets qui ne le sont pas, mais il nous est objectivement impossible de nous assurer que le jaune du voisin et semblable au nôtre. Si nous nous entendons pour dire que tel objet est jaune, c'est miqz~ernentparce qu'on nous a appris que cette impression sur la rétine, la longueur de cette onde brillamment décomposée par notre système visuel et analysé par notre cemu à l'instant ou on nous le montre, porte l'appellation jmmee Mais qui peut obtenir la certitude objective que le monde perçu par un autre n'a pas un ciel rouge, un soleil vert et une mer aux reflets orangés, dans saperception des carleirs ?

Quand la vue nous fait défaut, par exemple lorsqu'il fait très noir et que nous cherchons à saisir ce qui nous entoure, nous écoutons. L'ouïe est sans doute le second sens le plus sollicité pour fiequenter le réel, sinon le premier. Toutes nos relations sont sous sa prescription et les malentendants savent bien l'effort supplémentaire qu'ifs doivent accomplir pour der vers les autres. Mais même en parfait état, l'oreille nous limite, nous induit en erreur ou nous trompe carrément. Extrinséquement, la richesse sonore du monde ne nous est transmise qu'en partie. L'audition est une fonction complexe qui nécessite de rnuitiples processus biochimiques accomplis par un système très développé. Mais les sons ne sont finalement que des vibrations de l'air. L'oreille humaine ne peut drécoder ou même ressentir que la gamme des fréquences sonores comprises entre 16 et 20 000 Hz, atteignant sa plus grande performance entre 500 et 8000 Hz- Là encore, une partie de notre environnement, celle des sons qui sont sous les 16 Hz ou en haut de 20 000 Hz, nous échappe généralement.

Intrinsèquement, il y va de même- L'ancien adage qui veut que 1' on entend bien que ce que l'on veut bien entendre » est rempli de sagesse. À la maison, nous nous amusons fréquemment avec les edants à jouer à comprendre une langue étrangère. Nous mettons un disque dans une langue étrangère que nous ne comprenons pas, par exemple l'allemand, et nous cherchons à K entendre en français »- Curieusement, nous trouvons chaque fois de nombreux passages « en fiançais ». Évidemment, il s'agit d'un jeu et nous forçons volontairement les phrases aIlemandes à prendre des sonorités françaises, mais il n'est pas rare qu'une sonorité allemande concorde si bien avec la résonance fiançaise que nous lui avons ludiquement donnée, que celle-ci s'impose désormais à nos oreilles sans que nous ayons à jouer de l'imagination. Notre cerveau a pris le contrôle d'une paxrtie du décodage sonore. De la même manière, quand dans une conversation nous avons la nette impression d'avoir entendu notre interlocuteur dire tel mot alors qu'iI a dit autre chose, nous avons entendu quelque chose qui n'existait pas. Mais puisque nous l'avons bel et bien entendu, nous devons admettre que le cerveau a décodé un ensemble d'ondes sonores incorrectement. Or, qu'il se soit trompé ou non, le résultat est le même: nous avons entendu.

Chaque jour, des diiers d'ondes sonores parviennent a nos oreilles, puis sont conduites jusqu'au tympan qu'eues font vibrer. Ces vibrations sont ensuite transmises par la chaîne des osselets de l'oreille moyenne jusqu'au liquide de l'oreille interne, tapissée de cellules ciliées qui transforment finalement le tout en influx nerveux. À travers ce processus biochimique complexe, il arrive certainement des G emeurs )) techniques qui font que l'on entead mal. Mais quelque chose de plus grave se produit. Le cerveau lui-même semble trier les influx nerveux et nous faire (< mal entendre )> ou, pire, (< entendre ce que l'on veut bien entendre »,

Dans La conditio~z de C'esprit scient;rj?qt~e,Jean Fourastié raconte brillamment les déboires d'un Français qui essaye désespérément de commander du mik aux États-unis (ses déboires en fait) et ceux d'un Américain qui veut se rendre en taxi à Garches dans la banlieue de Paris. Le Français a beau dire et répéter Ie mot rnilk, le serveur ne comprend pas. E&m, en pointant du doigt dans un menu, il se fait comprendre- Le serveur dit dors :

Oh ! Milk ! )) et il lui apporte du lait. Le Français a la nette impression d'avoir prononcé milk exactement de la même manière que le serveur. Avec l'Américain, le même phénomène sensoriel se produit. Ii a beau répéter Garches, le chauffeur de taxi ne comprend pas. Quand enfin en pointant sur une carte il se fait comprendre et que son interlocuteur dit « Ah ! Garches ! D, ii ne voit aucune différence entre les deux prononciations. Évidemment, il existe des cas où la mauvaise foi de l'interlocuteur y est pour quelque chose dans cette incapacité à se faire comprendre en pays étranger. Les Américains et Ies Parisiens ont la réputation de ne pas faire d'effort pour comprendre Ies étrangers et presque tout voyageur a ressenti une certaine colère devant cette fermeture d'esprit. Mais il y a véritablement des sons et des accents qui nous sont très difficiles à saisir peu importe l'effort qu'on y met et qui sont supprimés ou transformés par notre cerveau, habitué à (( entendre d'une certaine façon ». Le cerveau humain et son système sensoriel trient les sons ; iI y a des sons qu'ils acceptent, des sons du monde réel ; mais il y eu a d'autres qu'ils ne parviennent pas a percevoir, et ceux-là aussi sont des réalités du monde sensible, Tous ies fàits sont objectifS, mais le cerveau trie et certains ne pénètrent pas : le chauffeur de taxi dit a Garches )» mais l'Américain entend K Gaches », il n'entend pas I'r ; l'Américain dit « miik n, selon un certain accent, mais je n'entends pas cette sorte de son- Que vous disiez Gaches » ou que vous vous disiez «Garches », l'Américain entend toujours cc Gaches D ;et pourtant il sait bien que Garches s'écrit avec un r ;mais I'r américain a un son beaucoup plus neutre que I'r tiançais. L'Américam qui n'a jamais entendu de son analogue à celui de I'r français, n'entend pas le son de l'r français, même quand on L'articule nettement devant lui. De même, je n 'entends pos l'i américain de miZk7 même lorsque, sans aucun doute, le barman l'accentue devant moi, (Fourastié, 1 15)

En conséquence, nous devons admettre notre incapacité intrinséque à saisir les réalités sonores d'une façon objective. Indépendamment de notre volonté, il mfve que nous n'entendions pas ce qui existe ou, pire encore, que nous entendions ce qui n'existe pas.

Il nous faudrait finalement parler brièvement des trois autres sens, l'odorat, le goût et le toucher. Aucun ne fait exception à la souveraine subjectivité de nos perceptions. Nous percevons quatre saveurs de base et leurs combinaisons, mais combien nous sont

imperceptibles ? Et qui peut prétendre connaître la sensation du salé )) chez un autre ? Des études ont cherché à classer les odeurs en sept grandes classes que nous distinguons, mais nous fkôôlons là la pure science-fiction. S'il nous est dif£icile, voire impossible, de préciser ce que nous entendons par jazme, comment serait-il possible de définir l'odeur de la rose, du fumier ou d'une aube printanière ? Enfin, comment s'assurer de l'objectivité d'un sens tel que le toucher qui doit à la fois juger des variations de pression, de température, de contacts et de textures. Comment prétendre avec certitude que notre perception tactile est fidèle au réel quand il suffit de se tremper les mains dans l'eau très froide quelques secondes pour sentir une eau tiède comme bouilhnte ou de se faire dorloter un peu pour faire diminuer significativement et réellement la douleuf ?

Notre perception de la douleur est subjective. Le seuil de douleur est différent pour chamet il nous est impossiile de mesurer la douleur de l'autre. En outre, dans certaines circonstances, la douleur n'est pIus ou peu perçue. La découverte de substances telles que I'encéphaline ou 17endorphineexplique partiellement ces différences, mais elle ne peut objectiver parfaitement notre perception de la douleur. 1.2.1.3 Subjectivité exogène Avant que les données que nous percevons dans l'ensemble de celles qui forment le réel n'entre en nous, eues doivent passer par ce processus complexe, fiagile et subjectif que nous venons d'expliquer- Nous avons nommé subjectMté exogène ce type de réactions, d'interdépendances et d'interférence que subit le réel entre sa réalite immanente et sa reconstruction en notre esprit.

Toutes choses, toutes perceptions, qu'il s'agisse de couleurs, de formes, de saveurs, de textures, d'odeurs ou de sons, doivent inévitablement passer par notre système de décodage et se voir ainsi subjectivées. Il n'y a pas d'exception ; à partir de l'instant où une donnée est acheminée vers notre cerveau, eue a déjà subi une irréparable mutation. Quand nous voyons du jaune, une synthèse complexe s'est déjà opérée ;lorsqu'une suite de sons semble s'enchaîner d'une façon mélodieuse, un système subtil et imperceptible lui a domé toute son eurythmie ; si un mal de tête nous accable sans relâche, une kytielle de facteurs a déjà converti significativement IYiHtcztiu?zphysique réelle soumise à nos récepteurs sensoriels. Romain Roiland avait raison d'afnrmer que c'est une loi de l'esprit que de détruire autant que de prendre pour comprendre. Zola aussi, en se riant des réalistes qui croyaient pouvoir rendre la beauté de la vérité et qui niaient ainsi naïvement l'existence du « filtre réaliste » qui existe, quoique plus mince et délicat que d'autres, entre l'observateur et ce qu'il observe : Toutes mes sympathies, s'il faut le dire, sont pour l'Écran réaliste ; il contente ma raison, et je sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité. Seulement, je le répète, je ne peux l'accepter tel qu'il veut se présenter à moi ;je ne puis admettre qu'il nous donne des images vraies ; et j7aEime qu7ii doit y avoir en lui des propriétés particulières déforneni les images, er qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d'art.

Mais nous sommes déjà bien au-deIà de la simple subjectivité exogene. L'œuvre d'art est plongée en plein centre d'un amalgame amphigourique dont se partage l'essence subjective entre le créateur et celui qui perçoit.

D'autre part, ce que nous percevons par les sens n'est toujours et uniquement que ce que les philosophes ont appelé Z 'accident, qui doit être différencié de la substance. Aùisi l'on appelie "substa~~ce"l'être en lui-même existant qui n'a pas besoin d'un autre en qui exister parce qu'il a en lui même de quoi exister, disons plus brièvement l'être en soi (en latin in se), et l'on appelle "accident" l'être qui a besoin d'un autre être, d'un sujet ou d'une substance en qui exister parce qu'il n'a pas en lui-même de quoi exister et ne peut exister que de l'existence d'un autref d'un sujet ou d'une substance en qui il existe, disons plus brièvement l'être en un autre (en latin in ah) [-. -1 - (Daujat, 5 1-52)

L'homme, le chien, Ie saule, le caillou sont des substances parce qu'ils n'ont pas besoin d'un autre pour exister et qu'ils existent en soi. Par contre, noirceur, hauteur de vingt mètres, maternité, position couché, hitd'arbre pi tombe sont des accidents parce qu'il faut un autre pour les juger. De là la puissance du koan zen dont nous avons parlé. Rappelons qu'Aristote avait classé les accidents en neuf catégories, parmi Lesquelles on trouvait In qt~aliié,la q~mttifé,la relnfinfionet l 'action.

Certains philosophes, par exemple ceux des courants sensualiste, phénoméniste, empiriste ou même structuraliste, soutiennent que nous ne pouvons jamais percevoir que les accidents des choses et que leur substance, ou G nous préférons leur essence, ce que Kant appelait a les choses en soi >>, nous est à jamais dissimulée. D'autres au contraire ment que par la connaissance intellectuelle, qui dépasse selon eux Ia connaissance sensible, nous sommes capables de connaître les choses en soi. Il est à notre avis possible de dépasser la simple connaissance sensible en découvrant, par la réflexion, l'association, la généralisation ou le jugement, a 17intelligibIedans les données de l'expérience sensible » (Daujat, 135), mais ce faisant, nous entrons dans une nouvelle sphère de la subjectivation du réel. En découvrant I'essence des choses par la réflexion, nous semblons nous rapprocher de leur substance mais, paradoxalement, nous perdons une partie de ce que nous nous étions approprié par la connaissance sensible. Car s'iI y a un filtre entre le réel et nous, il y en a aussi un autre entre ce nous et nous-mêmes,

7 ' Enule Zola. tt Lettre à Valabrègue D, cians Correspondance, cité par Jean Fourastié, p, 53. 1.2.2 Compréhension du réel 1.2.2.1 La connaissance intellectuelle La réalité saisie par nos sens n'est déjà plus te réel, les choses en soi, mais une version légère, triée et altérée. En nous, cette a nouvelle réalité )) se voit à nouveau transformée. Il n'y a malheureusement pour nous aucun Iaps de temps entre l'instant de saisi et l'instant d'analyse. Aussitôt que les données se présentent à notre esprit, aussitôt elles sont « prises en charge )) par notre réflexion. C'est un paradoxe, car sans ce réflexe incontrôlable, nous ne serions que des appareils photo sans pellicule. Les Mages )) ne feraient que toucher la lentille sans jamais se fixer et s'ancrer; il ne resterait que des données inutilisables ou, plutôf pas de données du tout. Heureusement, ces images se fixent sur le film de notre espnt. Mais pour se fixer, elles subissent a nouveau un processus complexe qui les subjective à nouveau-

Données entrantes : Filtres par Iesquels passe c'est-à-dire celles qui et est transformé le réel : viennent de se présenter

Pour G comprendre » le réel, il nous faut donc se l'approprier en l'unissant a notre réalité intérieure, à ce que nous « comprenons » déjà- Le réel nous échappe donc constamment. Nous avons beau le chercher, le poursuivre comme des enragés, il se moque de nous et nous rit au nez. Avons-nous temporairement et exceptiomeilement réussi à nous faire objectif et à en attraper une parcelle, voilà que celle-ci est emportée par notre réflexion, comme une pépite d'or qu'un alchimiste maladroit aurait transmuée en plomb. << Ii n'y a jamais chez l'homme d'actes de sensibilité pure : toujours nos états de sensibilité [...] sont plus ou moins pénétrés d'intelligence, plus ou moins interprétés en donnant naissance à des idées et des raisonnement )) @aujat, 219). Nous sommes en quelque sorte les victimes de notre propre pouvoir. Nous pensons involontairement et sans un Consentement conscient. Quelque force pense à notre place. De5 1750, Turgot en avait pressenti toute la fiagilité : Les idées naissent et s'assemblent dans notre âme presque à notre insu ;les images des objets viennent l'assaillir dès le berceau : peu a peu nous apprenons à les distinguer, moins par rapport a ce qu'ils sont en eux-mêmes, que par rapport à nos usages et à nos besoins ; les signes du Iangage s7hprUnent dans notre esprit encore faible, se lient par Ie moyen de l'habitude et de l'imitation, d'abord aux objets particuliers, puis parviennent à rappeler des notions plus générales : ce chaos d'idées, d'expressions, s'accro'it et se confond sans cesse, et l'homme, quand il commence a chercher la vérité, se trouve au milieu d'un labyrinthe oh il est entré Ies yeux bandés : fâut-il s'étonner de ses erreurs ?*

Plusieurs traditions spirituelles, principalement orientales, sont particulièrement attentives à cette auto-pettsie qui nous assaille constamment. L'objectX de leurs pnnères ou méditations est précisément d'arrêter ce £lot continu de pensées. Un passage de I'Hdyo Zan M& dit : À I'extérieur.. . le calme, A l'intérieur., . le mouvement. C'est comme le cheval entravé, Et le rat caché.

Le maître zen Taisen Deshimaru l'explique ainsi : Notre e~pi-itest calme en apparence, mais, à l'intérieur, il n'est que mouvement- Le cheval entravé ne peut s'échapper, Son comportement extérieur paraît calme, mais, intérieurement, il désire s'échapper et galoper. Il en est de même du rat caché. [...] Il attend, calme en apparence, mais, à I'intérieur, il n'est que mouvement. (Deshimaru, 198)

Quiconque a déjà tenté de faire taire son esprit, serait-ce dans un moment de tranquillité totale, sait de quoi il est ici question. Nous pensons, mais la pensée semble s'envoler d'elle- même et échapper à notre contrôle. Toute pensée que l'on cherche à maintenir « pure )) finit par se diluer dans un flot torrentiel de réflexions. Le cerveau sécrète spontanément une pensée alimentée certainement par la sensation, mais s'alimentant par elle-même, par le développement imaginatif et par la combinaison d'idées antérieures, stockées par la mémoire, puis sporadiquement élues par la conscience claire ; appelées à se marier avec d'autres ;ou au contraire confinées, desséchées, vouées alors en général à di~para~tre,mais pouvant cependant, exceptionelIement mais effectivement, se transformer, sournoisemaif en tra-mes paralysants ou en éruptions névrdques. (Fourastié, p. 105-106)

8 Turgot, Tableau philosophique desprogrés de l 'esprit humain. Discours prononcé en latin dans les écoles de la Sorbonne pour la clôture des sorboniques, le 11 décembre 1750, cité par Body, p. 170. L7Ho&vo Znn Mai ou Sanrcrdhi du Miroir du Trésor de Maitre Tozan (807-869) est le chant de la concentration za-zen, 11 est récité, avec le Sun Do h'ai et 1'W~nrz~vaShingvo, par les moines tous les matins dans les temples Soto Zen, Dans ce rnae1strth-n d'idées, tout devient subjectif, ou du moins tout peut l'être- Nietzsche a essayé de le montrer en attaquant les philosophes qui ne savent voir par-delà le bien et le dimation complexe, reprise avec légèreté par les pop-phhophes qui se défendent de toute chose en afEmant bien fort que « tout est relatif, sauf le fait que tout est relatif». Tout n'est certainement pas relatit: du moins pas d'un certain point de vue. Mais le processus qui se déclenche automatiquement et involontairement Iorsqu'une donnée est interprétée par notre pensée nous force a admettre que nos idées se forment dans la subjectivité. Laissons un instant la parole a Nietzsche : Il y a encore d'moflfénsifi habitués de i'introspection qui croient qu'il existe des «certitudes immédiates », par exemple «je pense » ou, comme c'était Ia croyance superstitieuse de Schopenhauer, «je veux » ; comme si cians ce cas la connaissance réussissait à se saisir de son objet à l'état nu et pur, en tant que « choses en soi D, sans fâlsification du côté du sujet ni du côté de I'objet, Mais La «certitude immédiate n, comme la « connaissance absolue » ou Ia « chose en soi », contient une contradictio in nc$ecto, je le répéterai cent fois ; il serait temps de se libérer de la duperie des mats. (Nietzsche, 46)

Lorsque nous pensons, nous avons l'impression d'avoir les idées claires- Notre cerveau en même capable de se concentrer sur un très petit nombre de concepts, exerçant ainsi ses facultés de concentration. ll s'agit même d'une aptitude qui fait la qualité d'un chercheur ou d'un penseur. Mais cette impression de concentration, ou devrait-on dire d'idée concentrée, est un leurre, car l'idée ou les idées sur lesquelles nous fixons notre attention sont en tout temps maintenues en relation avec notre univers intérieur. Si ce rapport constant s'effectuait en réciprocité, c'est-à-dire où chaque élément n'existe que dans sa corrélation avec les autres, nous pourrions espérer parvenir par un effort de réflexion à distinguer les uns et les autres indépendamment de ce qui les lie. Mais la corrélation s'effectue par une subordination dans laquelle les idées nomelles ne s'incarnent que dans une ïnsécabilité presque métaphysique. Elles n'existent pas et ne peuvent exister indépendamment de ce que nous sommes, parce que notre univers intérieur forme une partie de ces idées. L'idée c n'apparaît que dans une équation: c = a / 6, a étant les

'O Nietzsche affirme entre autres que dans toute pliilosophie -lisons en toute idée - iI y a un moment ou la conviction du philosophe l'emporte sur la réfiesion Ce n'est plus ce qu'il pense, au sens de « ruminer », comme il le dit lui-même. et non au sens d'avoir une opinion, qyi compte, mais ce en quoi il croit. Voir Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, p. 27,35,38,46 et suivantes, données nouvelles acquises par les sens ou la réflexion, et b étant ce que nous savons déjà, notre univers intérieur.

Cet univers, quoique nous semblant habituellement constitué objectivement, est composé de toute une série de variables qui ne pourraient mathématiquement se calculer. Ainsi pour reprendre notre amusante équation, si nous savons que c = a / b, nous ne savons ni l'objectivité exacte de a, ni celle de b- Nous avons montré comment a, la donnée entrante, était subjective ; les conditions objectives de b sont encore plus controuvées. 6, en effet, dépend d'une quantité de facteurs qui sont incalculables. Ce qui demeure certain mais diBciIe à admettre, c'est que c n'est pas le réel mais une création de l'esprit, comme le faisait remarquer Einstein : Les concepts apparaissant dans notre pensée et nos expressions de langage sont - d'un point de vue logique - pures créations de l'esprit et ne peuvent pas provenir inductivement des expériences sensibles, Ceci n'est pas simple à admettre parce que nous unissons concepts certains et liaisons conceptuelles (propositions) aux expériences sensibles si profondément habituelles que nous perdons conscience de l'abAme logiquement insurmontable entre le mande sensible et celui du conceptuel et de I'hypothétique. (Emstein, 42)

Pourtant, psychanalyse, sociologie7 sociobiologie, anthropologie, ethnologie, ethno- psychiatrie, et autres sciences de la connaissance de I'homme cherchent depuis longtemps à trouver ne serait-ce que l'esquisse d'un système qui pourrait élucider IYindMduaiisationet mener a une généralisation de notre monde intérieur et en expliquer les fondements et les activités. Or, si quelques théories sont particulièrement intéressantes et augmentent leur popularité auprès des chercheurs et des amateurs chaque jour, eues n'en demeurent pas moins des théories définitivement improuvables. Les recherches sur les faits psychiques sont rendues terriblement diniciles par l'absence d'un point fke situé hors de l'esprit ; tous les chercheurs en ce domaine en ont fait la pénible expérience, Plus qu'aucune autre, psychologie et psychiatrie sont en fh de compte des disciplines réflexives : sujet et objet sont identiques, l'esprit s'étudie lui-même, et toute hypothèse court le risque d'une autovalidation. (Jackson, 3 8-39)

Combien il serait plaisant, pratique ou salvateur de comprendre ce qui se passe dons 20 tête de pielp'zm ! Des millions de dollars seraient sans doute versés à un candidat au quotient intellectuel de 150 qui permettrait de sonder avec cet utopique appareil son univers intérieur ; on parviendrait sans doute à éliminer, ou du moins à comprendre, ce qui décide . un homme, un matin, à liquider sa femme, ses enfants et une fouie d'inconnus au restaurant du coin; plus important encore, on fmkait par être capable de savoir pourquoi on pense telle ou telle chose et ce qu'il faut fàire pour réfléchir objectivement.

Évidemment, il n'existe aucun procédé objecfif, aucun système fiable pour accomplir ce travail. Ce qu'il y a en nous procède d'une synthèse dont on ne connaît pas le fonctionnement. Cette a impossibilité où nous en sommes de voir l'esprit "'en action" a

conduit récemment a adopter le concept de la "boîte noire" D dans lequel on se borne (ï à obsenrer les relations entre les entrées ("iinput") et les sorties ("outputy7)d'informations, autrement dit à la commnrication N (Jackson, 39). Mais cette méthode, quoique fertile en hypothèses, ne nous permet pas de nous rapprocher du fonctionnement de l'esprit. On aurait beau posséder tous les détails - ce qui est d'ores et déjà impossible - de l'existence d'un individu, nous ne poumons pas saisir cet ensembIe de données. Car l'esprit n'est pas une grosse éponge, mais un système vivant qui respire les données, en conserve une partie, et en rejette une autre. Ce qui est rejeté ou gardé est relatif à ce qui a été rejeté ou gardé hier, avant-hier ou même vraisemblablement durant les premières perceptions du fœtus. Chaque jour, chaque instant, notre capital intérieur se transforme et change par conséquent nos perceptions, notre compréhension du monde et notre réflexion. Et die que des couples se surprennent de ne plus se comprendre après des années de vie communes !

II arrive a I'occasion qu'une donnée nouvelle fasse basculer u univers intérieur et change totalement la perception d'un être, comme c'est probablement le cas dans les grandes conversions religieuses. Mais en général, les modifications sont de l'ordre de l'idinitésimd, mais sans doute instantanément effectives, Nous ne sommes plus les mêmes qu'hier, qu'il y a une heure, ou une seconde. Et l'idée qu'on nous présente aujourd'hui et qui nous fait sourire nous fera peut-être réfléchir dans quelque temps.

1.2.2.2 Subjectivité endogène

Le terme endogène )) signifie qui prend nczissmrce à Z'intérieztr. Il est habituellement réservé à la science médicale qui parlera de pathologie endogène quand la cause d'un mal est intérieure à l'être qui en est victime. Par exemple, on parlera d'me intoxication endogène si celle-ci est redevable à un mauvais fonctionnement des intestins ou du foie.

Sans derjusqu'a dire que la résistance interne qui s'effectue en nous face au réel est pathogène - quoi que nous le pensions opnori - nous devons admettre l'importance de ce qui se passe exclusivement en nous dans le processus de subjectivation du réel. Il importe de différencier ce type de subjectivité et celle qui est attribuable au transfert de données qui s'effectue entre le monde et notre esprit. La subjectivité que nous appelons exogène est relative à des facteurs qui, quoique variables et incertains, s'élaborent à partir d'un système qui, lui, est objeca c'est-à-dire en particulier les données offertes a nos sens. La subjectivité qui en découle est sans doute importante, mais il est théoriquement possible - et seulement théoriquement - de la transcender, par exemple en imaginant des appareils de précision infinie qui tiendraient le rôle de sens à la place des nôtres.

La subjectivité endogène est plus insidieuse parce qu'incontournable, même théoriquement parlant. Il nous est impossible, en effet, d'imaginer une perception ou une compréhension du monde qui ne serait pas en relation avec notre intérieur et ses antécédents perceptifs. À partir de I'instant où nous créons théoriquement un milieu intellectuel qui serait purement objeq nous supprimons simultanément ce qui crée notre individualité. En outre, ce buvard d'idée d'où seraient éliminées toutes les autres idées plus anciennes ou seulement même maintenues à distance refùse toute possibilité de réponse et de Liaison. La réflexion étant un retour des choses en soi, nous en convenons que sans cette matière première, sans cette terre boueuse à laquelle s'ajoute le liquide de la nouvelle donnée, il n'y a plus de pensée et l'esprit ne serait qu'un désert auquel on ajoute des roches inertes qui en changent la surface mais jamais l'essence.

Nous voilà donc aux prises avec une conception du réel qui a non seulement été faussée lors du processus de perception, mais qui a été fusionnée inconditionnellement a notre subjective réalité intérieure. Nous sommes déjà à mille lieues de l'objectivité pure et nous devons admettre avec Jean Daujat que « la zone de clarté de l'intelligence humaine est cernée de toutes parts par des zones d'ombre et de mystère » et que « la réalité nous est partiellement intelligible et lumineuse, partiellement impénétrable et obscure » (Daujat, 222-223)-

1.3 Entre le réel et l'irréel 1.3.1 Le schéma de la perception du Réel et de l'Irréel

La subjectivation de ce que nous appelons le « réel » ou le « monde )> mérite que nous tentions de la représenter graphiquement. Le schéma suivant, sans être exhau- éclaire la situation précaire de notre perception du monde.

Nous distinguons premièrement trois niveaux principaux : Réel (R). Réalif6 inférieure (R)et IweeZ (0.Entre Réel et Réalité intérieure, nous avons placé, sous le nom de reconstrr~ction(r), les processus subjectifs précédemment expliqués, qui comprennent dans un premier temps la perception, puis la synthèse, enfin l'expression. Entre Réel et Recoi;7sfrr1ction~nous trouvons RP, qui doit se lire comme Réel perceptible. Le Réel perceptible est le résultat de l'équation suivante : Réel - Réel non-perceptible = Réel perceptible, 0% si on préfere : R - R"P = P.NOUS remarquerons que la flèche pointiuée qui va de R vers d ne touche pas à R. C'est que nous croyons que R n'est jamais directement impliqué dans le processus de perception du monde mais toujours et seuiement R?.

De l'autre côté, entre R' et 1, nous avons placé, sous le nom de constnrcfiorz, les processus directement impliqués dans toute tentative d'entendement de l'Irréel, comme par exemple la contamination par l? ou les limites de l'imagination ou de I'expression. Entre consûuction et 1, nous avons placé f', qui doit se lire comme IwéeZperceptible". L'Irréel perceptible est le résultat de l'équation suivante : Iméel + Réalité intérieure = Irréel perceplible, ou, si on préfere : 1 + l? =P.De la même façon que la flèche qui va de R vers

" il aurait sans doute été préférable d'utüiser l'. comme Irréel inraginczbfe.Mais pour la clarté du schéma. il nous a semblé plus facile de conserver l'adjectifperceptible. d ne part pas de R mais de Rp, la flèche qui part de R' vers 1n'atteint jamais 1 mais s'arrête à P,car 1 étant inaccessible, seul 1P peut être atteint.

1.3.1.1 De l'inaccessibilité de l'Irréel Si nous sommes incapables de savoir objectivement ce qu'est le réel, il en est de même avec l'Irréel. Tâchons d'abord de définir ce que nous entendons par Irréel. La définition classique du terme riréel propose que ce qui est irréel est tout ce qui n'est pas réel ou qui est en dehors de la réalité. Par exemple, une licorne ou un dragon sont des êtres irréels. La définition est pratique mais fort incompIète, car elle survole prudemment l'univers complexe que nous essayons ici de fouiller et de comprendre. Si est irréel tout ce qui n'est pas réel, que devons-nous penser de certaines abstractions qu'on présente comme fondements d'une scierice ou de tous les noumènes qui n'ont de réalité qu'en notre esprit - par exemple la peur ? La peur est-elle intrinsèquement irréelle ? Assurément pas. La dficulté provient de ce que ce que le terme irréel ne possède pas dans son entendement commun de critérium qui permettrait de graduer l'irréalité du concept que l'on cherche à dé=- Et la raison en est fort simple : on qualifie d'irréel ce qui ne l'est en fait que partieIl ernent.

L'irréel pur n'existe pas ou du moins pas dans le champ de notre capacité à imaginer. Tout ce que nous nommons comme tel n'est en fait qu'une construction fait de matériaux réels et, peut-être éventuellement, irréels. L'effort le plus sérieux pour conceptualiser l'irréel est aussi vain que celui qui se veut explicatif de l'infini. Le cerveau ne peut échafauder de structure nouvelle qu'en se référant à d'anciennes structures, volontairement ou non. Quand il s'agit de 17~l'imagination permet un temps - quelques secondes tout au plus - de diIater l'espace à des dimensions extraordinaires, mais l'achèvement de cette même réflexion arrive toujours à terme en limitant I'infini. Alors seulement une image se forme. Tant que l'idée est en mouvement, l'infini est effleuré, mais dès que nous voulons saisir cette idée, que nous voulons la faire nôtre, il nous faut arrêter le flux de la pensée et avec lui notre vision de l'inhï. De même il nous est possible de penser l'irréel mais dans une réflexion en mouvement qui ne permet pas de le saisir ; voulons-nous un seul instant nous emparer du concept de l'irréel, que nous voilà en train de barbouiller maladroitement et parfDis violemment notre réalité intérieure dans l'espoir de le voir surgir. Mais tout ce qui surgit, c'est un piouillis du réel. L'effort et le talent de celui qui tente une telle expérience feront que le résultat apparaîtra plus irréel. En d'autres mots, et pour reprendre notre équation qui dit que I + l? = P, plus l'imagination du penseur sera capable de faire abstraction de R', c'est-à-dire d'en diminuer la charge, plus P se rapprochera d%

D'une certaine façoq on peut penser que le mouvement surréalisme, en voulant penser avec une pureté qui demandait d'éviter tout contrôle de la raison, de la morale ou de l'esthétique, aspirait à atteindre cet azidelà de Icr réalité intérieure. L'effort surréaliste était sincère mais utopique, car notre Limite face à notre cotzditio~~nementn'est pas purement sociale, mais encore systématique, au sens où nous nous exprimons à travers des systèmes doa nous sommes dépendants, et biologique, parce que nous sommes soumis a notre nature,

Nous laissons le dernier mot à Camus qui a bien exprimé la difficulté que rencontrèrent les surréalistes et que par extension nous rencontrons tous en cherchant l'irréel : « Dès ses origines, le surréalisme, évangile du désordre, s'est trouvé dans l'obligation de créer un ordre ». (Carnus, 122)

1.3.2 Des obstacles a une vision objective de la relativité de la réalité intérieure Nous avons montré suffisamment dans les premières parties de ce chapitre que nous ne percevons, ne comprenons, ni n'exprimons le monde objectivement. La question de notre subjective perception du monde est depuis longtemps abordée par les philosophes et autres penseurs ; à partir du siècle des Lumières, la question est devenue fondamentale, quoique des penseurs tels que Baruch Spinota, René Descartes, Thomas Hobbes, John Locke ou Pierre Bayle eussent déjà ouvert la voie a son élaboration au XWsiècle. Or, si tout semble le montrer, il n'en demeure pas moins que peu d'entre nous se questionnent sur le sujet. Cette ignorance s'explique par différentes illusions avec lesquelles nous sommes constamment confrontés. 1.3.2.1 L'illusion scientifique Le mot science exerce sur beaucoup de gens une grande autorité. Les scientifiques ont d'une certaine manière usurpé le pouvoir qu'avaient auparavant les inteUectuels. Les J'accz~sed'aujourd'hui ne sont plus écrits par des hommes de lettres émotivement concernes mais par des scientifiques politiquement ou financièrement engagés. Et pour s'engager, ils s'engagent, La présence scientifique est désormais attendue partout- Journaux, revues, radios, télévisions, associations, ministères, fondations, syndicats, entreprises réclament continuellement l'aide et le conseil scientifique de médecins, biologistes, statisticiens, généticiens, astronomes, chimistes, physiciens et autres spécialistes. Et quand dans une conversation on soutient son propos par un a ils disent », comme par exemple dans << ils disent que trop dormir n'est pas bon pour la santé » ou (( ils disent qu'il y aura une station spatiale sur Mars d'ici 10 ans », l'interlocuteur sait bien que ces « ils », qui mettraient plus d'un paranoïaque mai à I'aise, sont à coup sûr des

(( scientiliques D en leur domaine.

Si la science sert aujourd'hui si bien l'argz~mentatroà toutes les sauces, c'est qu'elle a su s'entourer aux yeux de la masse d'une aura de vérité parfois presque incontestable, voue de dogme, qui faisait ironiser Poincaré : Pour un observateur supe&ieI, la vérité scientirrque est hors des atteintes du doute ; la logique de la science est ïnfâilii'ble et, si les savants se trompent queIquefois, c'est pour en avoù.méconnules règles. Les vérités mathématiques dérivent d'un peîit nombre de propositions .évidentes par une chake de raisonnements impeccables ;elles s'imposenî non seulement à nous, mais à la nature même. Eues enchabnt pour ainsi dire le Créateur et lui permettent seulement de choisir entre quelques solirtions relativement peu nombreuses. Il çuffira alors de quelques expériences pour nous f5re savoir quel choix il a fàiî De chaque expérience, une foule de conséquences pornont sortir par une série de déductions mathématiques, et c'est ainsi que chacune d'elles nous fera mmaitre un coin de I'Univers, Voilà quelle est pour bien des gens du monde, pour les lycéens qui reçoivent les premières natiofls de physique, l'origine de la certitude scientifique. (Poincaré, 23)

Pour la majorité des gens en effet, sciences égalent vérités. Et ces vérités scientïïqzres ne sont pas pures réflexions, mais expérimentations. Toute l'illusion tient dans ce concept d'expérimentation scientifique. Si l'homme de science est capable non sedement d'expérimenter Ie monde mais d'obtenir des résultats logiquement analysables à son propos, c'est qu'il travaille sur le réel. Par la science, ou plutôt par ce que nous disent les scientifiques de leurs expérimentations, nous croyons atteindre le réel. Mieux encore, nous sommes certains de connaître scie~~fr&z~ementla réalité du monde- Cette conception de Ia science comme véhicule vers la connaissance du réel est établie sur plusieurs préjugés qui s'avèrent rapidement faux et même absurdes lorsque co&ontés à une analyse logique. Nous en énumérons ici quelques-uns :

G La science est objective parce PIE la recherche et Z éxpérimentcftio~lle sont- Le monde a des q~ialitési~zfr?izsèpes que les cherchezirs ne font pl 'observer et comprendre smts lesjuger- Le monde ne s'ofie pas. II est au contraire avare de son essence et le peu que nous savons avec certitude sur ce qui nous entoure depuis que l'homme pense en est une preuve accablante. Pour saisi. l'univers, il nous faut imaginer et réfléchir, mais avant tout supposer. C'est Goethe qui affirmait avec raison que l'expérience est la seule médiatrice entre I'objectE et le subjectif Sans expérience, pas de connaissance. Mais il n'y a pas d'expérience possible sans une décision subjective du chercheur, car K l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une idée préconçue » (Claude Bernard, 53). Les lois qui régissent le monde réel ne sont saisissables que par un cheminement scientifique qui passe nécessairement par des choix subjectifs que Ia raison, n'en déplaise à certains, ne saurait jusSeri car a aucune voie logique ne conduit à ces lois ;mais la seule intuition, qui repose sur une intelligence compréhensive D (Einstein, cité dans HofEnann, 240). Cette liberté du chercheur dans sa démarche peut être jugée comme une faute déterministe qui ébranle sérieusement sa crédibilité : Ce c règne des lois dans la nature D dont vous partez avec tant d'orgueil, messieurs les physiciens, atout se passant comme si.,. D, ne subsiste qu'en vertu de votre interprétation et de votre fàiblesse en K philologie >>. Ce n'est pas un fàit ni un texte, mais un arrangement naïvement humanitaire des fkits, une torsion du sens, une fl?tterie obséquieuse a l'adresse des instincts démocratiques de l'âme moderne. « Egalité partout devant la loi - la nature sur ce point n'a pas été traitée mieux que nous >> - [...J c'est là une interprétation , ce n'est pas le texte ;et quelqu'un pourrait venir, qui, armé de l'intention opposée et de tous autres arti.£ices d'interprétation, déchif16rerait au contraire dans cetee mème nature, en partant des mêmes phénomènes, Ie triomphe brutal et impitoyable de volontés (Nietzsche, 56) La façon dont on aborde le monde joue pour beaucoup dans la réponse que l'on recevra. Si

le pourquoi ? 1) induit un sens scientzj?que7 le a comment ? D est également source de faillibilité, car a les différentes sciences ont à leur fondement des principes de base qu'elles n'ont pas elles-mêmes les moyens de justifier mais qu'elles présupposent et sans lesquels leur travail serait impossible n (Daujat, 40).

con~taissmtcesde plzïs en plus précises sur les choses- Cette fausse croyance est très répandue. La raison en est peut-être que nous ne voyons que les résultats d'une recherche, et non pas ses hypothèses, ses contre-hypothèses, ses incertitudes, ses marges d'erreurs et ses probabilités. Ce qu'on nous sert, ce sont des résultats. Et qui subventionne la recherche sait bien lesquels il faut atteindre. Mais tout chercheur digne de ce nom sait bien que ce que la science peut atteindre « ce ne sont pas les choses elles-mêmes, comme le pensent les dogmatistes naïfs, ce sont seulement les rapports entre les choses )> et qu' a en dehors de ces rapports il n'y a pas de réalité comaisszble »

Poincaré, 25). L'homme de science constate chaque jour un peu plus que (( les causes premières, ainsi que la réalité objectives des choses, lui seront à jamais cachées, et qu'il ne peut connaître que des relations » (Claude Bernard, 60). Certaines découvertes de la science contemporaine sont particulièrement efficaces pour nous faire croire que I'on se rapproche du réel, parce que plus précises. Mécanique quantique, relativité, constante de Planck nous paraissent comme des découvertes si précises qu'elles ne peuvent être qu'un reflet conforme du réel. Sinon, que d'imagination ! Mais' en fait, I'avancement de la science dans des domaines aux résultats infinitésimaux invérifiables ou purement théoriques ne nous donne pas des connaissances de plus en plus certaines, mais au contraire' nous éloigne encore de la vérité. Car ce n'est plus la logique et I'objet qui en sont les maîtres, mais le calcul et la technique. Au lieu qu'autrefois L'algèbre constituait le langage auxiliaire et les mots le langage essentiel, c'est aujourd'hui exactement le contmire. Certains physiciens tendent même à fiire de l'algèbre le langage unique ou presque, de sorte qu'à la Limite, limite bien entendu impossible a atteindre, il n'y aurait plus que des chîfEes tirés de mesures expérimentales et de Iettre combinées en fornules- (Weil, 194) Grâce à cet arsenal aigébnque, la science moderne nous a conduit ci à une prodigieuse extension quantitative des '%onnaissances" relatives à des phénomènes appartenant à des domaines qui, autrefois, étaient restés inexplorés ou avaient été négiigés », mais par le fait même, (i elle n'a pas fait pénétrer l'homme plus à fond dans la réaiité, elle l'en a même éloigné, rendu plus étranger encore D (Évola, 169). « Autrement dit, dans ce que l'on tient pour une révolution, la science n'a plus affaire qu'à ses représentations et ses appareils : entre les deuq l'objet lui-même a disparu, parce qu'a devient impossible de Ie concevoir à proprement parler, c'est-à-dire en demeurant fidèle à la raison )) (Narcy, 57)-

P La science recherche tout de même la vérité. En fait, la science ne peut chercher la vérité puisqu'elIe est consciente de ne pouvoir accéder qu'aux relations entre les choses et non pas aux choses elles-mêmes. Une chose vraie, pour la science, ne peut finalement être, si l'on pose objectivement la question, qu'une chose probable. Toutes les cerfih~desscienfi~qnes ne sont au fond que des statistiques qui comportent plus ou moins de marge d'erreur. La vérité scientï£ique est en f~tla notion qui résiste le mieux a la plus grande probabilité. L'histoire de la science n'est d'ailleurs constituée que de vérités scienhTques qui cèdent leur place à de nouvelles vérités scienh~qzres.Personne n'a mieux décrit ce perpétuel mouvement que Victor Hugo : La science cherche le mouvement perpétuel. Elle l'a trouvé ;c'est elle-même. La science est continuellement mouvante dans son bienhé, Tout remue ai eue, tout change, tout fàit peau neuve, Tout riie tout, tout détruit tout, tout crée tout, tout remplace tout. Ce qu'on acceptait hier est remis à la meule aujourd'hui. La colossale machine Science ne se repose jamais ; elle n'est jamais satisfaite ; elie est insatiable du mieux, que l'absolu ignore. (Hugo, cité par Lévy- Leblond, 94)

Faire de la science, ce n'est pas chercher la vérité, mais chercher à découvrir des relations plus probables entre les choses pour en arriver à ce qu'Einstein appelait a une image simplifiée et intelligible du monde» (cité par Hofmiann, 239), ce qui n'est assurément pas la vérité. Dans cette prétendue quête de vénté, la science se pose ici comme substitut d'une religion en ruine ; L'idéal, qui était auparavant tourné vers Dieu, est maintenant dirigé vers la vérité scientifique qui opère les mêmes fonctions que la croyance religieuse : exégèse du début et de la fin (chimie, physique), abnégation en fonction des prescriptions salvatrices (médecine), apaisement devant l'inconnu (physique), appartenance à un groupe de croyants fidèles (adeptes de théories), etc.

P Mdles hommes de sciences ire préfendent-ils yas étudier et connaitre le réel avec

Non. Les scientifiques sérieux connaissent trop bien la limite de leur art. Un Bergson, un Leroy, un Poincaré, un Meyerson, un Brunswick [.,,] ont mes en évidence le caractère absolument pratique, pragmatique, et même 'cpragrnatiste" des méthodes sciaiti£iques, Sont "'vraies" les idées et les théories les plus ccco~odes" pour l'orgdsatioa des données de l'expériences sensible. (Evola, 163)

Un grand esprit initiateur comme Claude Bemard savait très bien que a l'expérience ne donne que la vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l'esprit qu'il la possède d'une manière absolue D (Claude Bernard, 64). Humilité devant le monde, voilà vers quoi est finalement mené tout scientifique digne de ce nom. Le père de la théorie de la relativité, vers la fin de sa vie, résumera parfaitement cette incertitude scientifique : Vous vous imaginez que je considère avec calme et satisfaction I'œuvre de ma vie. Mais, vu de près, c'est complètement différent, II n'y a pas un seul concept dont je sois wnVamcu qu'il demeurera, et je ne suis pas sGr en général d'avoir été sur la bonne piste. [-..] Je ne sais pas ce que je puis représenter aux yeux du monde ;mais quant a moi, je me fàis l'impression de n'avoir été qu'un enfant jouant sur la plage et s'y amusant à y trouver de temps en temps un coquillage plus joli que les autres, tandis que s'étendait devant moi, inconnu, le grand &an de la vérité. (Einstein, cité par Ho£ûnann, 276)

Einstein, comme tant d'autres avant et après lui, n'ignorait pas que la science est concepts et observations ; il savait que pour étudier le monde, il faut que le scientifique accepte de tenir compte de certaines données et d'en oublier d'autres ; e&n, il ne doutait pas que l'imagerie mentale, fa conception intellectuelle donne à toute science un caractère subjectif insurmontable et que d'une certaine façon il n'y a de science que de l'abstrait.

Mais ce que l'esprit commun retient d'Einstein, c'est que c'était un génie qui a trouvé des vérités absolues. Obnubiiés par la croyance aveugle, celle des croisades, des inq"sitions ou du mouvement nazi, ou peut-être par le besoin de croire et de comprendre, l'homme moderne semble avoir oublié l'incertitude contenue dans le mot théorie, issu du mot grec theôreiny qui ne veut pas dire connaître, mais observer. La relativité, les quanta, l'évolution, l'expansion de l'univers, le Big Bang sont autant de vérités officiellement admises parce que nous avons oublié un simple détail : ce ne sont que des a constructions intellectuelles méthodiques et organisées, de caractère hypothétique (al moins en certaines de lar pmtës) »'2, c'est-&dire des théories.

Tant d'incertitude et d'humilité perçue comme tant de certitude et de conviction par la plupart d'entre nous. Il faut en convenir : règle générale, nous ne sommes pas mis au courant de ces Iimites de la science. Au contraire, on la présente souvent comme toute puissante et détentrice d'un savoir qu'il nous faut observer et assimiler. K S'ils le disent, c'est que ça doit être vrai » est devenu une litanie quasi religieuse. Et dans ce maelstrom de concepts scientifiques prétendument vrais et présentés comme de véritables petits lingots de réel pur, il devient difficile, voire impossible, pour un esprit logique de conserver une réserve quant à notre capacité d'avoir une vision objective de la relativité de la réalité intérieure,

1.3.2.2 L'illusion psychosociale Depuis les XVll? et siècles, les philosophes, Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau en tête, n'ont cessé de s'interroger sur le phénomène qu'on appelle société. Ii est de règle d'admettre depuis lors que pour partager l'espace de leur existence, les hommes s'engagent volontairement par un contrat social qui les lie mutuellement et par lequel, pour reprendre l'expression de Rousseau, ils se do~entà tous et ahsi à personne. Nous laisserons ici le soin aux philosophes du droit naturel de continuer à développer les théories du contrat social.

En ce qui nous concerne, nous retiendrons principalement que pour vivre en société, il faut accepter de se donner à tous. Politiquement parlant, l'expression doit être entendue comme l'obligation, pour l'individu qui veut participer à la société et en être reconnu comme un membre à part entière, de se soumettre aux lois choisies par tous ; lui-même étant partie de ce groupe, on peut en conclure qu'il s'obéit a lui-même. Droit, économie,

"Définition du Petit Robert, nous soulignons. politique, usages, mœurs et toutes les sphères sociales sont donc assujetties à cette entente commune.

Si vivre en société oblige Ie ciloyen à suivre l'ordre prescrit par le conbat social, elle le soumet du même coup à une vision du monde. Toute société, de par sa fonction même, introduit chez le citoyen, volontairement ou non, une représentation du monde en fonction de ses buts, de ses objectifs et de ses attentes. Cette représentation, quoique se présentant comme inexistante parce qu'opérant sans volonté identifiable spé~inquement~s'établit autour de shuctures politico-sociales solides telles que les habitudes de vie, l'éthique, les valeurs et les enjeux de la société dans laquelle elle s'insère. Il s'ensuit automatiquement, et ce dès la naissance de l'individu, une socialisation de l'esprit, du jugement et de la raison. Autrement dit, tout citoyen, rebelle ou soumis, engagé ou non, est jusqu'à un certain point le produit de la société dans lequel il vit. Le grand responsable de cette formation, ou plutôt dé-f~mt~oion,est le consensus social généralisé, nécessaire au bon fonctionnement du pacte sociai, mais coupable d'une soumission de l'esprit à laquelle tout citoyen se soumet ii divers degrés. Par exemple, il fàut beaucoup de fraîcheur et d'innocence (ou de courage et de confiance en soi) pour continuer de croire qu'on a raison de penser ce qu'on pense ou de voir ce qu'on voit quand un aréopage de personnalités, et non des moindres, s'mgénient à vous prouver le contraire. Le sujet soumis à une telle désinformation préfiire en générai confirmer l'opinion des autres, même si eue lui parai? fausse, plutôt que de risquer de passer pour un fou: comme quoi kt réalité dépend largement de l'existence d'un "cansensus" entre les gens qui la perçoivent. Que le 'bconsensus"ne soit, en général, pas arbitraire, mais au contraire fondé sur des arguments sérieux (quoique non nécessairement valides, ce qui peut être le cas dans les sciences), renforce encore la Hcultédu changement. (Parrochia, 142-143)

Cette forme subtile et efficiente à plusieurs niveaux de I'habitzlation sociale représente pour nous un empêchement significatif vers la conscientisation de la relativité de la réalité intérieure. Nous croyons que tout ce qui est formé en tout ou en partie par cette habituation, par exemple le jugement culturel, les idées reçues, les fondements politiques, empêche le citoyen de voir la distance subjective entre lui et le réel. En se socialisant, c'est-à-dire eri apprenant a se soumettre au contrat social jusque dans ses formes les plus subtiles, le citoyen dispose son esprit pour qu'il soit concordant à la vision sociale du monde qui prédomine dans la société dans laquelle il vit. D'une fàçon générale, beaucoup d'expériences de psychologie démontrent le caractère extrêmement labile de ce que nous appelons la ""réalité", et Ia toute-puissance de certames représentations illusoires qui pèsent sur la manière dont nous ordonnons notre expérience. Toutes prouvent que notre conception de la réalité est Iargement fondée sur la coniknation ou non-confirmatïon qu'apportent à notre perception le témoignage d'autrui, I'autorité du savoir ou de ses représentants, et enfin notre propre implication personnelle dans la recherche. (Parrmhia, 142)

Pad Watzlawick relate une expérience menée par le professeur Solornon Asch de l'université de Pennsylvanie qui est une preuve accablante de cette fiagilité du réel indn.iduel en face du réel social. On montre à un groupe de sept à neuf étudiants deux cartes. Sur la premiére, il y a une ligne unique ; sur la seconde, trois lignes de longueurs différentes, dont une correspond à la ligne qui se trouve sur la première carte. Les étudiants doivent dirent quelle ligne de la seconde carte correspond par sa longueur a Ia ligne de la première carte. Les deux premières fois, l'expérience est facile et tout Ie monde tombe d'accord- Mais a la troisième et la quatrième fois, huit des neuf étudiants (qui sont de connivence avec le chercheur) sont en désaccord avec le neuvième. Or, Ia différence entre la longueur des lignes est évidente et l'étudiant ne peut logiquement pas avoir de doute sur son choix. Pourtant, l'étude mentionne que 36,8 % des sujets mis à i'étude finissent par adopter la vision du groupe, pourtant totalement contraire à ce que leur jugement leur Impose- << Comme Asch le fit remarquer, le facteur sans doute le plus angoissant était le désir ardent et inébranlable d'être en accord avec le groupe )) (Watzlawiclc, 91). Parmi les commentaires que l'on obtint des candidats, on trouve entre autres cette curieuse réflexion, qui est le fondement même de toute l'illusion sociale : (< À moi il me semble que j'ai raison, mais ma raison me dit que j'ai tort, parce que je doute de pouvoir être le seul à avoir raison tandis que tant de gens se trompent 1) (Watzlawick, 90).

Avec la puissance que les médias ont aujourd'hui atteint, on peut aiErmer sans risque de se tromper que l'influence sociale est plus que jamais dans l'histoire tributaire de l'opinion générale. Oui, l'homme d'aujourd'hui est cet être de moins en moins soucieux .d'une intériodé qui sépare, de plus en plus dépendant des autres dont il guette l'approbation et les appIaudissements ; oui, iI est imprégné des idormations que difisent Ies médias et devient ce consommateur des "nouvelles du jour" grâce à quoi il peut avoir des opniions qui lui permettent de jouer un rôle dans le groupe de relations » (Akoun, 155)-

Ainsi nous sommes tous, à degrés divers, Ies victimes de tels consensus sociaux. Évidemment, une société digne de ce nom ne pourrait survivre sans cette collusion inconsciente ; il faut certes un peu de moutomerie pour qu'un troupeau ne s'éparpille pas dans la prairie et c'est pourquoi « la pensée unidimensionnelle est systématiquement favorisée par les faiseurs de politique et par leurs fournisseurs d'Somation de masse » (Marcuse, 42). L'histoire est tniffée d'exemples de rnorrtms noirs qui ont subi les foudres du berger et du troupeau pour avoir montré trop d'indépendance d'esprit ou de créativité. Est-il possible de se Libérer contre un tel assenrissement ? S'en méfier sûrement, s'en Iiïbérer partiellement peut-être, mais s'en &anchu., sûrement pas- Il faut faire ici une précision d'importance : l'être humain ne devient pas socialement soumis à tel ou tel âge. Sa naissance même le plonge dans cette ignorance conditionnée. En outre, il devient excessivement dficile de se libérer de cette emprise sociale car « l'individu est tout à fait inconscient de cette organisation, bien qu'il soit sous sa totale dépendance » (WhorS cité par Gagnon, 123).Toute sa vie durant, son jugement, ses idées, sa vision et même ses perceptions seront marqués jusqu'à un certain point par cette inévitable sociaZisation dtf réel.

1.3.2.3 L'illusion du conditionnement Qui ne connaît ce pauvre chien de Pcndov qui salive en entendant un tintement de cloche ? Aussi, nous savons maintenant a posteriori qu'on peut conditionner un cheval à lever la patte à chaque tintement de cloche en lui administrant un choc quelques secondes après le tintement en question. Mais ce qui est a nos yeux encore plus fantastique, c'est qu'une fois le réflexe conditionné, on n'a plus besoin du choc, parce que le cheval Iève désormais la patte en pensant qu'il y a encore une secousse électrique à éviter et il ne pourra jamais comprendre que son action n'est plus nécessaire. « Il aura acquis à toutes fins pratiques un symptôme névrotique, persistant dans une action qui, si elle fut appropriée, ne I'est plua Et cette sorte de problème, est4 besoin de le dire, ne se limite aucunement aux animaux » (Watziawick, 55).

Dans Le meiZZew des mondes, Ndous Hwdey, conscient du rapport étroit qu'entretient notre vision du monde avec les différents conditionnements auxquels les hommes sont soumis, imagine avec une lucidité étonnante un monde où le conditionnement est passé officiellement dans le système d'éducation. Dans ce meilleur des mondes, les bébés de la caste inférieure, les Deltus, sont conditionnés à détester les livres et les fleurs en leur administrant un choc électrique chaque fois qu'on les met en présence de ces objets et qu'ils s'en approchent ; les livres, parce qu' a on ne pouvait pas tolérer que des gens de caste inférieure gaspillassent le temps de la communauté avec des livres, et qu'il y avait toujours le danger qu'ils lussent quelque chose qui fit indésirablement ccdéconditio~er"un de leurs réflexes » ;les fleurs, parce qu'il faut a trouver à la consommation du transport une raison économiquement miew fondée qu'une simple affection pour Les primevères et les paysages ». Ainsi, en conditionnant « les masses à détester la campagne » mais simultanément (( à raffoler de tous les sports de plein air», on parvient, en faisant le nécessaire « pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils compliqués », à faire consommer au peuple N des articles manufacturés, aussi bien que du transport )) (Huxley, 58-59).

Certains lecteurs protesteront sans doute en disant que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes et que notre société est bien loin d'administrer des chocs aux bébés. Soit. Mais tout conditionnement ne passe pas nécessairement par une telle évidence. Des aflirmations ou des négations répétées sans arrgt, des punitions ou des récompenses rattachées systématiquement aux mêmes actions sont une forme plus subtile mais aussi puissante de conditionnement que les chocs électriques. La publicité de masse est une des facettes les plus explicites du conditionnement r&é et ingénieux qui existe dans notre société. Chaque jour, nous sommes bombardés par les idées des médias qui opèrent ainsi un travail effectif sur notre esprit. On estime qu'une famille américaine normale est mitraillée par environ 1450 messages publicitaires par jour. Matin : journaux ;dans l'auto : radio ;le midi : revues, à moins que nous ne préférions ressasser ce que nous avons appris le matin par les médias" ;retour à la maison : radio ;souper et soirée :télé. This is the age of mass media, Never before in history have so many been iduenced so constadly, expertly' and scimtificaily by so few. The influencers use every modem tool and trick to reach into our rninds - in our homes, on Our way to and fkom school or work, everywfiere. Admitîedly, some of this influence is for our own good, as for example, when we are urged to drive safdy on streets and highways, Unfortunately, much of it is for the gdof inifluencïng person or the group that has a product or idea to seu us,"

Les diélétistes de Z'e.spnntsocial se eottent les mains devant un menu de médias si bien équilibré. Quant à nous, pauvres nous, à moins d'une vigilance à toute épreuve ou un refus catégorique des mass media, nous devenons lentement assujettis a leur joug. De grâce, diront les plus positifs, accordez-nous au moins l'intelligence nécessaire pour juger ! » Évidemment, on dira qu'il est possible de conserver une certaine autonomie face aux médias et qu'il faut se tenir au courant de l'actualité ; mais i1 ne faut pas oublier que le travail même du journaliste - quoique protégé demère son étiquette d'objectivité - est jusqu'à un certain point de convaincre et que celui du publiciste est de vendre à n'importe quel prix le produit qu'on lui demande d'exhiber. En outre, l'information objective véhiculée dans les médias occupe une mince place à côté de tout ce qu'il faut vendre. K If you examine its organisation, you will find that only part of a newspaper is concemed with news. The rest is composed of opinions, summaries, education, entertainment, persuasion, and advertising d5.

l3 Une publicité récente d'un quotidien de Que- e-uprime même clairement cette idée. Dans l'ascenseur, on voit tour a tour chderquatre personnes par groupe de deux Les deux premières ne se disent absolument rien ;les deux autres, ne cessent de parler de tel journaliste qui a écrit ceci, ou & tel autre qui a écrit cela. Conclusion de la publicité : Si vous voulez avoir quelque chose a dueolisez notre quotidien ! ». l4 Brathmïte, p. 9. a Nous sommes à L'âge des mass media, Jamais aupanvant dans l'histoire autant de gens ont été influencés par si peu de façon aussi constante, aussi experte et aussi scientifique. Ceux qui influencent utilisent tous les tmcs et les outils modernes pour atteindre nos esprits -dans nos foyers, sur la route vers L'école ou le travail et celle du retour vers la maison, partout. Certaines de ses infiuences sont pour notre bien wmme par e~emplequand on nous conseiiie de conduire prudemment. Malheureusement, la plupart sont pour ie bien de la personne ou du groupe qui a un produit ou une idée à nous vendre n (Notre traduction). 'Brathwaite, p. 11. « Si vous regardez son organisation, vous remarquerez qu'une partie seulement d'un quotidien est consacrée aux nouvelles, Le reste est composé d'opinions. de sonunaires, d'éducation, d'activités, de persuasion et de publicité n (Notre traduction), L'esprit le plus alerte ne peut résister complètement à l'agression médiatique qui fit par changer sa vision et par altérer son raisonnement- Le processus par lequel Ia télévision de masse nous dissout n'est pas un processus de lutte fianche et ciaire dans laquelle fhalement elIe aurait le dernier sot, De même que Robbe-GrilIet ath& notre attention sur a le giïssement progressif du plaisir » nia conviction est que se produisent souvent des glissements progressifs de l'aliénation- Nous arrivons ainsi sans douleur par paliers insensibles à des situations dont la seule pensée nous &ait intolérable seulement quelques mois auparavant et qui de fàit sont inacceptables ! E..,] ln ne s.'apit pas d'une question d'intelligence, mais. d'accoutumance, de manque de temps, C'est d'aii1eurs Ia un gros succès de la télévision ; elle ne nous laisse plus Ie temps de songer aux ravages qu'elle accompiit ! (Piveteau, 29)

Assimilation lente et profonde ; conditionnement intelligent rendu encore plus dangereux parce que l'objectif n'est pas clairement de faire penser de telle manière mais de soutenir une vision suffisamment longtemps pour qu'il ne soit plus possible à l'esprit de penser sans passer par eue. Et à ceux qui nieraient totalement un tel état de fait, il nous faut répondre que leur attitude est la plus dangereuse de toute. Sans le moindre doute, point de salut possible.

D'une certaine façon, Ia répétition continue d'aflnrmations ou de négations, que ce soit par I'entremise des rnédias, des parents, des amis ou des éducateurs, fonctionne de la même manière que le conditionnement classique de Pavlov. On nous fait saliver devant des besoins fictifs et lever la patte pour éviter des chocs électriques illusoires. Du désormais classique « tout le monde le fait, fais-le donc >), découle un « tout ie monde te pense, pense- le donc », qui nous empêche de réaliser que ce que nous croyons être la réalité ne l'est qu'en partie. Ainsi conditionnés à désirer ou à fuir, à détester ou à aimer, à croire ou ne pas croire, nous ressemblons aux Deltas du meilleur des mondes, heureux de travailler dans la noirceur des mines et aliénés au point de n'être plus capables de voir que notre vision du réel n'est souvent qu'une réalité conditionnée-

1.3.3 Conclusion partielle Ce premier chapitre nous a permis de rappeler deux étapes essentielles dans notre relation avec le réel : la perception et la compréhension. Nous avons montré l'impact subjectivant qui est inscrit dans chacune de ces étapes. Nous l'avons afEmé : le réel ne cesse de nous échapper. Dans un tel contexte, d'aucuns pomaient herqu'il est inutile d'der plus loin dans notre démonstration, qui, rappelons-le, concerne la subjectivité dans le roman historique, puisque nous partons avec l'idée certaine que le réel nous échappe en grande partie et que ce que nous croyons être la réalité n'en est en fit qu'une interprétation essentiellement subjective. Pourquoi devrait-on chercher à savoir si l'histoire et le roman historique peuvent être objectifs quand nous n'avons aucune certitude quant à notre univers immédiat, et même nos perceptions ?

Rappelons que le but visé par cette démonstration n'était pas d'invalider tout sens à l'existence humaine et ce qui s'y rapporte, mais plutôt d'établir une relation étroite entre la notion de Réel et celle d'Histoire. Car il y a en effet de nombreuses corrélations a établir : Nous avons tous a priori la même attitude confiante devant I'un et l'autre. Nous imaginons souvent que le réel est un monolithe sensoriel qu'il nous sutEit de saisir par les sens pour connaitre, comme nous avons a priori la vive impression que l'Histoire est une entité concrète constituée du passé de l'humanité qu'il nous sufnt de reconstruire à l'aide des « sciences historiques » (archéologie, paléontologie, épigraphie, paléographie, etc.).

Il y autant de « filtres subjectivants » entre nous et le réel qu'entre l'historien et I'Histoire. Aux Limites imposées par les sens, la réflexion et le langage dans notre quête vers le réel s'ajoutent, dans la quête vers l'Histoire, celles de la distance entre le sujet et l'objet.

Le mode d'expression (langage, langue) joue un rôle considérable dans I'un et l'autre.

Tout comme pour raconter le Réel on a besoin de remplir les (< blancs » avec notre imagination, pour s'approcher de l'Histoire, l'historien a besoin d'être un créateur, et d'autant plus habile que son travail consiste justement à donner des apparences d'objectivité a son travail. Nous verrons tout de suite plus précisément comment notre attitude dZevant le Réel et l'histoire est souvent inspirée et influencée par les mêmes erreurs- Nous tenterons de dévoiler Ies faiblesses de I'histoire dite scienaque et d'en définir les mods d'expressions. enfin, il nous sera sans doute possible de placer dans un schéma le récit d'historien et le roman historique- CHAPITRE 2 L 'hermétisme de 2'Histoire

L'historien se révèle ainsi dans son œuvrepCuspuissant que Dieu même Car Dieu n'est mm%e que de C'avenir :le passé lui échappa Mais C'hiStonRenentre alors en scène, et il se substirue à Diex L 'Hisioire est une seconde création, effeest l'œuvre de C'homme Car l'homme seul peut encorejouer avec Ce passé, kfmie revivre à nos yeru: et le ressusciter par L'art 1. ..I Nous portons tous en nous tout le passé du monde, et nous y trouvons que ce que nous y mettons. /.../Nous forgeons tous notre propre hidoire f.../ Ce n 'est pas L'histoire quifait L'lktorien, c'est l'historht qui fait C'histoire et chacun ne met au jour que son propre univers

Jean D'Ormesson, La GMede l'Empire

À force de vouloir rechercher les origines,on devierit écrevisse. L9hiktorienvoit en mëre ;iljinitpar croire en arrière-

Friedrich Nieîzsche, Maximes et Poùrtes

Rfaut comprendre que l'histoire9non seulement &lis sa forme, ntah déjri dans sa mdière même, est un mensonge :suuspréî&e qu'eue nous parle de simples individus et defaits koCéS, eiie prélend nous raconter chaquefois une autre chose, ?and& que du commencement à fafin c'est la répWon clu même ciliame, mec d'autres personnages ef sous des costumes dtYférents

mhur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation 2.1 L'Histoire 2.1.1 Définition de l'Histoire Selon Ie Petit Robert, 17Histoireest définie comme : A) Connaissance et récit des événements du passé, des fàits relatifs à l'évolution de humanité (d'un groupe social, d'une activité humaine), qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire; les événements, les faits ainsi relatés. B) Étude scientifique d'une évoIution, d'un passé; cette évolution. C) Ensemble des connaissances relatives à l'évolution, au passé de l'humanité; science et méthode permettant d'zcquérir et de transmettre ces connaissances; par ext. L'évolution humaine considérée comme objet d'étude. D) La mémoire des hommes, le jugement de la postérité. E) La suite des événements qu'étudie l%ïstoire. F) La période connue par des documents écrits, opposée aux périodes antérieures de l'évolution humaine. G) Récit, discours des historiens en tant que genre littéraire. H) La partie des connaissances humaines, reposant sur l'observation et la description des faits, et dont i'acquisition met en jeu la mémoire, opposée à la philosophie, a la science (objets de raison), à la poésie, aux beaux-arts (objets d'imagination).

Dans le Larm~sse,l'Histoire est : 1) Déroulement de la vie de l'humanité. J) Connaissance du passé. K) Récit d'un événement particulier. L) Description des êtres.

Ii est stupéfiant de constater que seulement deux de ces définitions (E et 1) se rapportent à l'Histoire d'un point vue complètement indépendant de la recherche historique. Telle que présentée dans les dictionnaires, l'Histoire serait principalement l'œuvre de I'homrne. Mais il s'agit d'une mauvaise interprétation du concept, interprétation q" confond la science et son objet d'étude. 2.1.2 Histoire et histoire Cette façon de présenter l'histoire conduit inévitablement à une profonde confusion : pour la majorité des gens, l'histoire n'est qu'une seule chose, soit un regard scientifique sur le passé ou, pire encore, le passé lui-même. Mais il importe ici de fàire une distinction majeure entre deux hisioires. Car il en existe bien deux, l'une qui est l'évolution temporelle nouménale du réel et l'autre qui se rapporte à l'étude sous toutes ses formes de cette évolution. Dans la langue fiançaise, nous distinguons l'Histoire avec un grand H de I'histoire avec un petit h. L'Histoire est communément associée à une conception de réalité (histoire-réalité), et l'histoire à une conception de comaissance Wstoire-connaissance). D'une part nous avons donc un concept qui est une pure élaboration du monde par lui- même, et d'autre part nous retrouvons l'homme qui cherche à saisir cette élaboration en mouvement. En somme, lYHstoireest l'objet d'étude de l'histoire.

D'un point de vue strictement pragmatique - et cela explique pourquoi I'histoire- connaissance seule semble retenir l'attention générale -, l'Histoire est inaccessible. En fait, toute volonté de comprendre le passé nécessite une certaine approche subjective dont les limites sont exactement les mêmes que pour la perception du Réel. Comment, en effet, saisir les faits passés sans se soumettre aux caprices des sens @erception), de la pensée (synthèse) et de la communication (expression) ? L'histoire, en ce sens' ne pourra jamais représenter qu'une infime partie de l'Histoire, car pour s'emparer parfaitement de l'aventure intégrale du monde dans sa mouvance temporelle, il faudrait que l'historien puisse obtenir une vue sur ce que Leibnitz appelait le géométral de toutes les perspectives possibles des fats historiques ou même d'un seul fait historique, ce qui, est-il essentiel de le préciser, est totalement impossible. En outre, même les faits qui s'ofient à l'historien concrètement, les manuscrits par exemple, ne constituent pas indubitablement des sources sûres. Yourcenar faisait remarquer à juste titre que a trop peu de gens se rendent compte à quel point la parole humaine nous amve du passé par relais successifs, cahin-caha, poume de malentendus, rongée d'omissions et incrustée d'ajouts » (Yourcenar : 1991, TS, 276). 2.1.3 L'homme pensant devant l'Histoire

Le concept d'un a hier D est sans doute apparu avec l'homo sqiens : (( le pense donc je suis », mais très certainement aussi : « Je pense donc j'étais ». En prenant conscience d'exister, en ayant pour la première fois une réflexion, c'est-à-dire en accédant à ce retour de la pensée sur elle-même et à cette conscience d'être, l'homme a inévitablement créé des liens temporels : d'abord entre cet animal qu'il n'avait pas ni tuer hier et ce champ ravagé ; puis entre ces pluies diluviennes et ces récoltes généreuses ;ex&, entre cette mise en garde ignorée du vieil homme et cette guerre de clans. Ainsi parvint41 à se situer dans un univers où l'aveuglante lumière jaune de cette boule qui court dans le ciel marquait son réveil et son repos, où le vent qui devient plus fioid et provient des eaux plutôt que des terres lui indique qu'il faut ==cher vers les plaines, où, enfin, ce sacntice humain pouvait peut-être calmer ces forces inconnues qui décimaient ses compagnons. Et quand L'essor de la civilisation lui permit enfin d'avoir du temps pour véritablement s'asseoir et penser, ce concept vague d'un moment passé s'éclaircit. L'histoire ailait bientôt naître.

2.1.3.1 L'exemplrtm A l'instar des mathématiques, de la médecine expérimentale, de la théorie de la musique et de la philosophie' l'histoire est un héritage de l'Antiquité gréco-romaine. Évidemment, ce serait faire preuve d'un grossier ethnocentrisme que de penser que les Grecs et les Romains ont seuls été intrigués par leur passé au point d'en vouloir tirer quelques souvenirs a leur mémoire ; l'Égypte pharaonique, l'Iran des Achéménides, les Aztèques, les Mayas et les Incas, entre autres, se sont aussi tournés vers ce temps qui n'était plus. II est même difFcile de penser, bien que nous n'ayons aucun document l'attestant, qu'aucun représentant religieux ou impérial de la Dynastie Shang n'ait pensé à utiliser une écriture riche de près de 3000 signesI6 pour consigner souvenirs ou commentaires ; quant aux Égyptiens, Hérodote donne la preuve d'une conscience historique égyptieme aiguisée dans ses Histoires : a Les Égyptiens établis dans la partie du pays où l'on sème le grain, de tous les hommes, sont ceux qui conservent le plus de souvenirs de leur passé et qui sont, de

l6 L'écriture chinoise était déjà très développée dès le XIF siècle avant J.-C. beaucoup, les plus informes à son sujet »". S'il nous est permis malgré tout de situer la genèse de l'histoire chez les Grecs, c'est que notre façon de Ia concevoir, j'entends celle qui prévaut chez les historiens contemporains et dans ce travail, est une évolution de la conception qu'Hérodote et Thucydide avaient de l'hisforr'è.

C'est Hérodote, né à Halicarnasse vers I'an 485 av. LC., qui a hérité du titre prestigieux de père de I 'histoire. Nous lui sommes redevables, en effet, d'avoir délaissé les origines mythiques pour le passé plus récent, faisant ainsi le premier livre d'histoire. Nous mettons un bémol sur le titre glorieux de a père D : il n'a pas donné la vie, comme le fait un géniteur, mais il a transformé une matière en un art comme le f~tl'artiste ; le matériau du passé' d'autres l'avaient travaillé avant lui, comme cet Hécatée de Milet (vers 550 av- Je- C.), cet Acousilas d'Argos ou ce Phérécyde d'Athènes, mythographes plus qu'historiens~ mais qui par leur art avaient ouvert la voie à celui d'Hérodote. La méthode d'Hécatée fit d'ailleurs sévèrement critiquée par Hérodote, ce qui prouve non seulement qu'il la connaissait et situait la sienne en rapport avec celle-ci, mais aussi qu'il y avait déjà de a I'historien >> en lui car a la recherche de la vérité s'est toujours accompagnée chez nos historiens d'une âpre sévérité pour leurs confières et spécialement pour ceux qui, les ayant précédés, se trouvent surclassés par l'effort même de leurs critiques et héritiers D (Marrou : 1961, p. 6).

Mais qu'en était-il exactement de ces reproches ? Principalement, Hérodote voulait abando~erle temps mythique des dieux pour se consacrer à des temps plus récents et plus réels. Mais cet intérêt nouveau s'établit dans un cadre particulier : la guerre. Loin de nous L'idée de rendre gloire aux codits armés, mais force est d'admettre que l'humanité n'a jamais autant progressé que lorsqu'elle était en butte à la violence d'un voisin ou à sa propre ambition conquérante. La plupart des moyens de transport et de communications, ainsi que de nombreuses commodités qiii adoucissent l'existence, sont nés dans un esprit tourmenté par la force de l'ennemi. Il est évident que c'est en réaction à la guerre

17 Hérodote, HÏsfoires. IL 77. cité par Caquet p. 42. qu'Hérodote a raconté les guerres médiques'* et que Thucydide a choisi de traiter de la guerre du ~élo~onnèse'~. Hérodote élabora ses Histoires certes pour expliquer les causes du confiit entre Grecs et Perses, mais aussi pour relativiser ces causes en fhisant connaertre les usages «barbares D, en rendant accessible l'aanger [-..] ; quant a Thucydide, dors qu'il déclare voulûir rechercher

Durant longtemps, la guerre demeurera le sujet de prédilection des historiens. La raison en est fort simple : elle réalise le plan même du récit qui est de raconter un conflit ; la guerre est, dans toutes les civilisations, Ia matrice achevée du récit. En outre, les faits de guerre étaient une occasion unique pour montrer Le talent, la force et l'esprit des grands. C'est là la principale caractéristique de l'historiographie antique où les héros de l'histoire doivent être servis en exemple. Pour parvenir à les montrer dans toute leur gloire, Thucydide ira jusqu'à inventer des discours pour exprimer ce qu7«ils auraient pu due qui répondît le mieux à la situation )) en se tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles prononcées »'O. Nous voilà bien près d'un roman historique, où l'auteur prête à Napoléon ou Hitler un discours forgé au meilleur de sa connaissance ! Pourtant, à l'exception de ces écarts d'objectivité, on considère aujourd'hui que c'est la méthode de Thucydide qui se rapproche le plus de l'historiographie moderne-

Comme d'habitude, I'iduence hellène se fera sentir chez les Romains. Les pionniers de l'histoire romaine rédigent même en grec. Caton l'Ancien sera le premier à écrire l'historia en latin. Mais c'est sous les règnes d'Auguste et de Tibère que l'on trouve le premier (( grand historien D romain : Tite-Live et son histoire de Rome depuis ses origines. Puis viendront Tacite et Suétone, contemporains des premiers Antonins, qui rédigent une histoire des Césars. Mais l'ouvrage est essentiellement psychologique et ressemble souvent a un réquisitoire. À la même époque, Plutarque écrit des biographies de grandes figures grecques et romaines, en accentuant les qualités des héros qu'il décrit.

------18 Guerre entre les Grecs et les Perses (V" s. av. J-C). 19 Guerre entre Spartes et Athènes, dans laquelle Atliénes fut vaincue (33 1304 av. J.-C.). Thucydide, Luguerre du Péloponnèse. 1.22. 1, cité par Caquet, p. 50. Un point commun réunit indistinctement toutes ces œuvres : le but final en est toujours l'exernplum. L'histoire peut et doit être racontée, pourvu que le sujet soit édifiant et que l'on puisse y trouver un héros dont le caractère admirable et les aptitudes étonnantes sauront éveiller chez le lecteur le goût de deve~meilleur. Le but de L'historien n'est pas l'objectivité, mais la glorification et la louange.

La recherche émdite se poursuit et laisse peu à peu apparaître une vision systématisée de l'histoire universelle. Après Ia conquête d'Alexandre, la curiosité ou plutôt la compétence des historiens grecs s'étend aux civilisations orientales : c'est alors que vient duerdans le courant de l'historiographie classique l'apport des chronologies et des traditions de l'Égypte, de la Mésopotamie, de la Judée et de Ia Phénicie. (Manou : 196 1, p. 16)

En parallèle avec cette universalisation de l'histoire, intervient un nouveau facteur qui influencera profondément le travail de l'historien: l'apparition du christianisme- Les fondements mêmes de cette religion nouvelle sont historiques. La parousie, achèvement final du crescendo de Za manumission qu'enseigne le Christ, s'inscrit dans un cadre temporel dont les débuts, la naissance du Christ évidemment, mais par extension l'histoire du peuple juif, celle des prophètes, sont nécessairement coalisés à cet ultime acte libérateur. Le christianisme, en transmuant la théogonie en théologie, inscrit I'histoire dans le champ des croyances qui n'était alors réserve qu'au mythe. D'autre part, les multiples épisodes dramatiques que subissent les nouveaux adeptes de cette a secte N fourniront un matériau riche et toujours renouvelé aux historiens.

Avec la chute de l'Empire romain, l'enseignement classique, dont l'histoire était partie intégrale, se met à décliner et devient l'exclusivité du clergé. Les histoires ecclésiustiqzres en tous genres deviennent bientôt le principal souci de l'historien, évidemment clerc de profession Tous ces documents sont conservés précieusement dans les bibliothèques des monastères- Parallèlement a cet intense couant religieux, certains documents dits profanes voient le jour, tel l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours. Mais ne nous méprenons pas, le sujet est loin d'être agnostique et, bien que L'être humain y retrouve sa place d'Homo fuber, le schéma dominant demeure toujours celui d'un outil divin évoluant dans un univers créé par Dieu et pour Dieu ; en outre, on en profite pour y raconter la conversion des Francs ! L'estoire continue donc d'être soumis au cadre chrétien, et le nouveau mouvement historique qui cherche à élaborer des histoires nationales des royaumes européens ne fera pas exception a cette règle. L'histoire s'est à cette époque dotée d'un nouveau filtre subjectivant -comme s'il n'y en avait pas déjà suffisamment.

2-1.3.3 De la Renaissance au siècle des Lumières Avec la naissance d'une culture humaniste, l'histoire change de visage. Cette nouvelle façon de concevoir le passé porte humblement le nom d'Histoire parjlm-te. Engendrée par les questiomernents que soulèvent les nombreux conflits retigieux qui sévissent en et instaurée par des intellectuels bourgeois tels que Jean Bodin et Étienne Pasquier, cette nouvelle histoire cherche à déhir la France en puisant dans ses origines gauloises. Les idluences profanes et réalistes de l'humanisme cherchent à redonner une saveur d'objectivité à l'histoire. Il n'y a plus une histoire, mais deux : la profane et l'ecclésiastique.

Guidés par un désir d'être plus objectifs, les bénédictins de l'ordre de Saint-Maur fkent la méthode histonographique et créent l'histoire savante2'. Les champs de l'historiographie se spécialisent et on voit apparaître la diplomatique, la numismatique, l'archéologie, la chronologie, l'épigraphie, la généalogie et la paléographie. A la fin de la Renaissance, l'histoire a pris clairement conscience de ses buts, sinon encore de sa méthode. Ii lui fàudra cependant attendre encore plus de deux siècIes pour se constituer comme une discipline intellectuelle autonome et prétendre à quelque valeur scientifique. (Ehrard, p. 24)

" « LR mérite de L'élaboration de cette méthode critique sur laquene va reposer notre histoire revient en premier Lieu aux humanistes de la Renaissance qui surent retrouver et ranimer la tradition critique des historiens et des philologues de I'Antiquïté. On retient volontiers corne symbolique la &te de 1440, celle de ia Declanratio dans laquelie l'humaniste Lorenzo Vaila dénonçait le caractère mensonger de la prétendue Donation de Constantin, un faux document antidaté de quatre ou cinq siècles (il a dû être forgé au temps de Pépin ou de Charlemagne)z qui avait été invoqué de confiance comme une autorité a l'appui du pouvoir pontifical depuis le milieu de XI' siècle. v, Marrou : 1961, p. 2 1-22. C'est donc au XWU? siècle, alors que foisonnent les idées et que des concepts tels que I'évolution des espèces et le devenir de la matière éclosent dans toute leur splendeur, qu'une phiiosophie de l'histoire voit le jour avec Voltaire en tête. Avec Kant et Hegel, l'histoire trouve enfin un sens philosophique.

2.1.3.4 La naissance de l'histoire moderne Au siècle, les historiens, poussés par un désir romantique de faire revivre le passé mais néanmoins conscients de l'importance d'une structuration temporelle de sens telie que soutenue par la philosophie de l'histoire, rêvent d'une résurrection intégrde du passé. Avec son Histoire de France et son Histoire de la révolution fi-ançaise, Jules Michelet s'inscrit comme le maître à penser du romantisme et de la nouvelle- façon de concevoir l'histoire. En choisissant l'intuition comme outil historique, il pheut à transfigurer littéralement la manière de raconter l'histoire. Contrairement à ses confréres, il accorde beaucoup d'importance à la consultation des archives manuscrites ; il utilise abondamment celles de la préfecture de police de Paris et les Archives nationales pour sa reconstruction de la Rkvolution, ce qui conFere à son récit une grande solidité. Cependant, son objectif de a résurrection de la vie intégrale )) est utopique et, en voulant retrouver ce fil directeur qui pourra guider son intuition, iI transforme certains épisodes historiques en de véritables épopées. A travers des événements apparemment disparates, il recherche l'unité, l'âme d'une époque. Mais cette résurrection ne repose pas sur une recherche objective, sur une opération inte1lectuelle abstraite : l'histoire des événements ne se peut écrire qu'avec de l'intuition et un don de sympathie. Avec Michelet, triomphe L'imagination du coeur, c'est-à-dire une vision subjective du temps, de I'histoire. (Caquet, p. 53-54) -

Michelet se livre ainsi à une interprétation symbolique des événements de I'histoire, ou les faits, les signes, mais surtout les individus sont perçus comme les coups de pinceaux principaux de la grande fiesque qu'il cherche à peindre. On reconnaît aisément dans cette position les auences hégéliennes2' qui sont profondément inscrites dans le corpus même

(c Par ses analyses de la nature de L'Esprit absolu, Hegel a fait d'importantes contriions dans dinérents doniauies de la philosophie: notamment dans celui de la phksophie de l'histoire et de l'ordre éthique. En ce qui concerne l'histoire, ses deuconcepts clés sont raison et li'berté. "La seule idéen, affirmait Hegel "que la des études historiques de Karl Marx qui définit comme moteur principal de l'histoire le matérialisme historique et la lutte des classes. D'une part se trouve Iiée à l'histoire cette conception de l'homme comme moteur de I'histoire, et d'autre part se voit iibérée la vision synthétique de l'aventure humaine, qui se prolongera jusque dans la seconde moitié du siècle, notamment avec Emest Renan, Hyppolite Taine, et Fustel de Coulanges.

La principale inspiration de Michelet fut certes l'œuvre de Leopold von Ranke, dont la première œuvre, Histoire des peujdes romans et gemni~zsde 1494 a 1535 (Geschichte der rommrischeiz tnzd gemmzischen Vol.1494-1535, 1824), expose avec brio une méthode qui aspire à l'objectivité et dote l'histoire d'une position de discipline académique indépendante. On assiste avec lui à l'épanouissement d'une histoire véritablement positive ne visant a rien autre qu'a retrouver les événements d'autrefois "comme ils se sont réellement passés7', s'appuyant sur une étude critique des sources ;on suit dans l'œuvre même de Ranke le progrès vers la tdtrise d'une méthode toujours plus exigeante et plus sûre ; échantillonnage à travers les archives, e& seulement dépouillement systématique et complet de toutes les ressources accessibles,.. (Marrou : 196 1, p. 3 0)

La méthode Ranke s'inscrira définitivement comme historiographie scientifique et ses influences s'étendront de l'Allemagne vers l'Europe entière, puis jusqu'en Amérique.

2.1.3.5 L'histoire aujourd'hui Au siècle, à i'instar de tous les domaines de recherche, l'histoire a fait un pas de géant. D'un point de vue purement matériel, l'apparition de sciences nouvelles et l'expansion spectaculaire des anciennes élargissent considérablement le champ de recherche historique. La préhistoire, par exemple, qui demeurait jusque-là enveloppée dans une obscurité impénétrable, révèle enfin quelques-uns de ses secrets. D'autre part, des sciences telles que la psychologie et la sociologie transforment la perception qu'ont les historiens de ces nouvelles données désormais accessibles. D'une méthode archiviste qu'elle était philosophie apporte [. .. 3 à l'étude de l'histoire est la simple idée de raison - l'idée que la raison gouverne le monde et que par conséquent l'histoire universelle s'est-elle aussi déroulée rationnellement". En tant que processus rationnel, l'Histoire est la description du développement de la libert&humaine, car ITIktoire I~umaineest le progrès vers toujours pius de liirté ». Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Enqvclopétlie hlicrosofi Encarta@ 99. O 1993-1998 Microsoft Corporation. devenue au XlX siècle, l'histoire parvient au X siècle a un niveau oii matériau, système de références et méthode se structurent en une nouvelle historiographie.

En 2929, à Strasbourg, dans l'espoir de «jeter à bas les vieilles cloisons désuètes, les amas babyloniens de préjugés, de routines, d'erreurs de conception et de compréhension » Febvre, p. 348)' Marc Bloch et Lucien Febvre fondent la revue des Amlales d'histoire économique et sociale, autour de laquelle s'édifiera l'école des Annales qui privilégie l'étude des réalités collectives et structurelles aux dépens de celle des individus et des événements. Febvre s'opposera vertement à la notion d'histoire purement objective : « Barrnissons une bonne fois ce naïf réalisme d'un Ranke s'imaginant pouvoir connaître les faits en eux-mêmes, cccommeils se sont passés" D (Febvre, p. 58).

K L'histoire nouvelle », comme se plairont à l'appeler les successeurs de Febvre, est une tentative d'histoire qui englobe tout, et que tout englobe ; a elle s'afnrme histoire globale, totale et revendique le renouvellement de tout le champ de l'histoire D (Le Go6 p. 37). Archéologie, cartographie, sociologie, psychologie, anthropologie et géographie y deviennent non seulement des éléments intégraux, mais des absolus dont l'histoire ne saurait plus se passer. En se complex%ant, l'histoire oblige ses disciples à reconnaître la difficulté de choisir dans la masse des idonnations offertes. Mais la sélection que fait le nouvel historien n'est pas laissée au hasard ; au contraire, pour choisir, il doit utiliser une méthode rigoureuse - qui demeure celle qu'utilisaient ses prédécesseurs -, mais en changeant les objets et les questions, de façon à ce que le processus historique soit le plus objectif possible, le plus G scientifique D. Cette méthode, est précishent la même que l'on enseigne aujourd'hui. Il s'agit de la méthode pour faire de I'histoire, pour connaître le passé, pour être un scientifique respecté de l'histoire. Mais l'histoire est-elle une science ? 2.2 Le processus de reconstmction de l'Histoire 2.2.1 Défaillances de la ic science historique » À la lumière de ce petit résumé, il est facile de sentir qu'en régénérant ses méthodes, l'histoire, au fil du temps, s'est entourée d'une meilleure crédibilité. Auparavant considérée comme wi art soumis à la muse Clio, qu'Aristote jugeait avec les mêmes critères que la poésie, eile a désormais obtenu la reconnaissance des temples du savoir et se tient fièrement aux côtés des autres champs d'études. Pour plusieurs, l'histoire est edndevenue ce a quoi elle avait toujours aspiré : la science du passé. Mais elle demeure un champ d'étude vulnérable, plus encore que n'importe quel autre. On peut dire de la génétique, par exemple, que ce qu'elle décrit comme mirtatior~ spot~fanée n'est en réalité qu'une observation subjective sur un phénomène dont les causes sont inexpliquies, non point inexplicables, et que par conséquent telle mzttntion sponfur~éesera peut-être classée mutatm évolutive lorsque tel phénomène nouveau sera observé. Il ne s'agit la que d'une attaque dirigée contre des résultats d'analyses qui ne remet en cause que l'application d'une méthode et non pas la méthode elle-même : il y a bel et bien eu une mutation observable. Les charges anti-historiques sont d'un autre ordre.

a L'histoire n'est pas une science et n'a pas beaucoup à attendre des sciences ; elle n'explique pas et n'a pas de méthode ; mieux encore, l'Histoire dont on parle depuis deux siècles n'existe pas » (Veyne, p. 10). Voilà ce qui s'appelle charger. Pourtant, Paul Veyne est non seulement historien, mais historien de réputation (ce qui ne veut pas nécessairement dire grand chose, mais qui prouve du moins que sa voix est entendue par les collègues chercheurs). Le Petit Robert définit la science comme un « ensemble de connaissances, d'études d'une valeur universelle, caractérisées par un objet (domaine) et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vénnables ». À la lumière de cette définition, nous sommes obligés de l'admettre : non, l'histoire n'est pas une science et n'en sera jamais une.

Tout le monde serait d'accord pour dire que l'histoire a pour objet le passé, comme on pourrait dire de l'astrophysique qu'elle étudie les étoiles. Mais en ouvrant n'importe quel livre d'astrophysique, l'amateur découvrira que cette science cherche à comprendre la nature physique, la formation et l'évolution de tous les corps célestes. Tous les livres d'astrophysique confirmeront à peu de chose près cette définition. L'histoire ne possède pas de définition unanime ;son identité est continuellement remise en question et chercher à en saisir l'objet principal est déjà un problème. L'histoire est tour à tour, « projection dans le passé de l'avenir que s'est choisi I'homme » (Body, p. 162)' « cornaissance par documents » (Veyne, p. 14), « réalisation d'une certaine idée de l'homme, qui consisterait en un combat entre lui et lui-même, entre lui et la nature, entre lui et le mal » (Caquet, p. 60), « mémoire de l'humanité » (Ehrard, p. 7), enfin, « spectacle fùyant, mouvant, fait de I'entrelacement de problèmes inextricablement mêlés et qui peut prendre, tour a tour, cent visages divers et contradictoires » (Braudel : 1969, p. 20).

D'aucuns affieront qu'il s'agit la de manières différentes de dénir un même concept. Ce n'est pas le cas ; si l'histoire a tant de dficulté à exposer clairement ses fondements, c'est que les caractéristiques de l'histoire ne sont pas définies clairement : son champ d'étude, sa méthode et son fondement demeurent des concepts imprécis : l'objet de l'histoire n'est pas défini, sa méthode, sans der jusqu'à dire avec Veyne qu'elle est inexistante, n'est pas déteminée et ses fondements ne sont pas et ne seront jamais objectivement vérifiables.

2.2.2 Indétermination du champ historique Pour pouvoir accéder au titre de science, il faudrait à l'histoire un champ d'action spécifique, c'est-à-dire un domaine exclusif de matière qu'elle puisse dénicher à sa guise. Or, elle n'en a pas. Contrairement aux sciences exactes, définir l'histoire par son objet est impossible. Les sciences propremat dites ont leur domaine propre, quelle que soit leur interdépendance. Leur seul nom permet d'isoler le domaine qu'elles explorent de ceux qui ne les concernent pas. L'astronomie étudie les astres, pas les silex ni les populations. La démographie étudie les populations, etc. Mais l'histoire peut s'intéresser aussi bien aux silex qu'aux populations, voire au climat ... 11 n'y a pas de faits historiques par nature comme il y a des Euts chimiques ou démogrnphques. Le terme histoire n'appartient pas au même ensemble que les termes biophvsiqt

Évidemment, le G bon sens » continue de signaler que tout n'est pas relatif et que la Deuxième Guerre Mondiale sera toujours un meilleur sujet d'histoire qu'une querelle de village entre deux voisins. Mais admettre qu'un sujet fait de la meilleure histoire n'explique pas comment on parvient à sélectionner 17événement qui mérite d'être raconté par l'historien. Est-ce le nombre de morts qui intéresse les historiens ? Les effets produits par tel événement ? L'implication émotive ou physique de l'être humain ? Quelle que soit la raison, nous sommes 1à dans le domaine des opinions, non pas dans celui des relations objectives vérifiables. Tel sujet d'histoire est perçu comme supérieur, mais seulement dans une certaine perspective ; (( codés dans le système de la préhistoire, les épisodes les plus fameux de l'histoire moderne cesseraient d'être pertinents, sauf peut-être [. .-1 certains

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie ~truchrrale~Paris. 1958. p. 104. cité par Braudel, 1969, p. 17. aspects massifs de I'évolution démographique envisagée à I'échelle du globe »24 : les grandes guerres humaines peuvent-elles conserver Ieur « priorité historique » devant l'émergence des continents ou l'extinction des dinosaures ?

c Le champ historique est donc complètement indéterminé, à une exception près : il fàut que tout ce qui s'y trouve ait réellement eu lieu. Pour le reste, que la texture du champ soit serrée ou lâche, intacte ou lacunaire, il n'importe [...] » (Vepe, p. 21). Tout

événement « vrai )) est donc sujet d'histoire ; la distinction entre le meilleur et le pire n'est qu'une question d'opinion. Neesche avait raison de dire que du point de vue de la source, c'est une seule et même chose :Napoléon et le Christ N (Choulet, 103).

2.2.3 Confusion de la matière historique En apparence, l'histoire apparaît comme le résumé de grands événements et de leurs dates. Il suErait de poser la question a un étudiant du secondaire pour en avoir la preuve :

L'histoire, c'est des dates. Si tu as de la mémoire, tu es fort en histoire 1). Mais ce que l'étudiant oublie, ou plutôt devrais-je dire ce que l'enseignant oublie parfois de lui préciser, c'est que ce qu'il apprend n'est pas l'Histoire, du moins pas l'Histoire dans sa totalité. Au mieq associer l'édit de Nantes à 1685, la découverte de l'Amérique à 1492 et la Deuxieme Guerre Mondiale à 1939-1945 n'est qu'une prémisse à Wistoire, qu'un effleurement de ses résultats. On ne devient pas médecin en apprenant que l'aspirine est un anti-douleur, mais en étudiant les phénomènes physiologiques inhibiteurs qu'exerce l'acide acétylsalicylique sur les prostaglandines, comme on ne fait pas d'histoire en apprenant que Mao Tsé-Toung a dirigé la guerre civile jusqu'à la victoire des communistes en 1949.

Les grands événements N se construisent toujours autour de plus petits : la certitude du génocide juif entrepis par les nazis est en grande partie redevable aux archives concernant la construction par les SS de chambres à gaz dans certains camps de concentration. Ce sont les documents qui font l'histoire et les « grands événements » ne

'' Claude Lévi-Strauss, La pensée snuvage, p. 340, cité par Veyne, p. 22. 173

sont que le résultat de la comparaison, de la juxtaposition et de la synthèse des traces matérielles que ces événements ont laissé filtrer jusqu'à nous.

Processus historique 25

nivmou

niveau rdalifd objective f DOCUMENTS -

Pour construire son champ d'étude, l'historien aura donc besoin de documents qui

rapportent des faits. (( Mais de quels fAits parlez-vous ? Du fait que Frankfin D. Roosevelt a été atteint de poliomyélite à l'âge de 39 ans ? Du fait qu'il fût l'instigateur de la Charte de l'Atlantique signée conjointement avec Wiaston Churchill le 14 août 1941 ? Ou peut-être voulez-vous parler du fait que les États-unis ont été attaqués par le Japon parce que Roosevelt supportait fiancièrement la Grande-Bretagne ? N. C'est une question pertinente. La réponse, c'est la recherche qui la fournira, ou plutôt devrions-nous dire la question de départ de l'historien, car K les faits ont une organisation naturelle, que L'historien trouve toute taiey une fois qu'il a choisi son nijet' et qui est inchangeable ; l'effort du travail historique consiste justement à retrouver cette organisation » (Veyne, p. 35). Pour ce faire, l'historien devra poser une question, et là-dessus, tous ceux qui pratiquent sérieusement ce métier s'entendent. D'ailleurs toute science commence par une question, par ce que Claude Bernard appelait zmidée préconçue (p. 53)' car « pour un esprit scientifique, toute connaissance est une référence à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est do~é.Tout est construit ». (Bachelard, 159) Et nous nous permettons d'ajouter qu'en histoire, l'a priori est essentiel a l'a poste rio^.

Tableau proposé par Henri Irénée Marrou, Comprendre le métier d'historien »' dans L 'histoire est ses méthodes, dir. Charles Samâran, Paris, Gallimard (Coll, Encyclopédie de la Pléiade), 196 1, page 1502. Il serait évidemment agréable d'avoir un matériau historique qui ne demanderait qu'à être modelé et rendu au lecteur ; une sorte de casse-tête dont on finit avec le temps par placer tous les morceaux et qui assemblé reproduit exactement I'image sur la boîte. Les historiens pourraient proclamer haut et fort - ce que plusieurs font déjà ! : « voici l'Histoire des Grecs ! ». Illusion- Le casse-tête historique est changeant et complexe ; les pièces en sont infinies et interchangeables. Réunies par groupes de cent' mille ou dix mille, elles forment une image nouvelle qu'on ne peut malheureusement pas comparer avec « l'image sur la boîte ». Et c'est à l'historien qu'incombe la responsabilité de distinguer les pièces essentielles à sa reconstruction. Mais le travail nécessite une certaine humilité devant le réel, car « si homête, sincère, scrupuleux qu'il soit' si désireux d'être "objectif', l'historien ne doit pas ignorer que sa tâche est de choisir, dans la masse énorme du vécu, un

axe prospectif et, le long de cet axe, les faits dont l'enchaînement fera sens >) (Body, p. 128).

Dans cette perspective, l'historien sait qu'il doit donc être capable de distinguer le fait ad hoc de l'élément superfétatoire. Mais attention ! Ce qui apparaît à première vue comme une particularité insignifiante d'un événement pourrait bien être le détail essentiel à sa borne compréhension. Le nationaliste allemand Heinrich von Treitschke &innit que G Les hommes font l'histoire nZ6 ; soif mais permettons-nous d'ajouter que ce sont les détails du quotidien qui font les hommes. Il serait diEcile d'imaginer une histoire de la Première Guerre Mondiale qui ne mentionnerait pas les assassinats, le 28 juin 1914, de François- Ferdinand et de son épouse par Gavdo Princip à Sarajevo. Entrons encore plus dans Les détails et cherchons un fait qui sous une apparente insignitiance occupe une place primordiale sur l'axe historique et sans lequel l'événement principal que l'historien relate deviendrait difncilernent compréhensible, voire hermétique : comment, par exemple, fiue sentir aux lecteurs les corrélats de la bataille d'Actium (2 septembre 31 av. J-C), qui opposait la flotte romaine d'Octave a la flotte égypto-romaine de Marc-Antoine et Cléopâtre' sans mentionner les sentiments particuliers qu'entretenaient ces derniers ?

'6 Cité par Braudel : 1969, p. 2 1. C'est de l'histoire de l'être humain dont il s'agit, et oublier ses passions et ses craintes équivaudrait à vouloir expliquer le phénoméne des marées sans parler des astres ; les plus grands événements s'échafaudent sur les plus petits et le travail de l'historien consiste justement a choisir dans le flot des anecdotes qui lui sont parvenues celles qui ont contribué aux principaux fais historiques. C'est une difficulté majeure qui ne pourra jamais être résolue. Aussi, ce n'est pas l'histoire de 1'U.RS.S que nous lisons, mais le peu qu'on sait de l'histoire de l'U.R.S.S., ce que l'historien aura bien pu trouver pour l'expliquer, et, surtout, ce qzr 'il aura compris.

2.2.4 L'inaccessible Histoire Imaginons maintenant un historien qui voudrait parvenir à exposer le passe à la façon utopique de Michelet, c'est-à-dire en une réswrectio~zintégrale. Pour ce faire, il 1~ faudrait pouvoir donner tous les détails, toutes les données et toutes les perspectives de l'événement qui l'intéresse. Évidemment, tout montrer est impossible ; non pas parce que ce serait trop long de le faire, mais plutôt parce qu'il est inimaginable de parvenir à réunir toutes les perspectives que l'on peut avoir d'un événement donné. L'historien sait qu'il ne dispose que de certains éléments lui permettant de reconstruire le passé, comme s'iI cherchait à décrire une pyramide en l'observant d'un seul côté.

Il arrive qu'un historien dispose de plusieurs documents lui permettant une vision plus large de l'événement qu'il cherche à décrire' mais il n'en demeure pas moins qu'il ne disposera jamais de tous les points de vue. On argumentera en affirmant que les faits n'existent pas isolément les uns des autres, qu'ils n'ont pas une vie propre qui en fait des entités historiques à part entière, qu'ils sont liés objectivement entre eux et que la découwrte de ces liens n'est plus totalement subjective ; que les historiens, s'ils doivent admettre que leur science n'en est pas complètement une, pourront toujours se défendre en précisant que seul le choix du sujet est subjectig et que les faits qui l'appuieront ne le sont pas et ne le seront jamais. Doux rêves.-. Même en étant le contemporain, voire 1e témoin, des conflits entre colons et Iroquois, même s'il était Jacques Cartier en personne, l'historien n'aurait toujours qu'une optique partielle et incomplète de cet événement. Aussi, « en aucun cas ce que les historiens appellent un événement n'est saisi directement et entièrement ; il I'est toujours incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des témoignages, disons à travers des tekmeria, des traces » (Veyne, p. 14). De cette incapacité découle la caractéristique principale de l'histoire : si l'histoire ne dit ïien que la vérité (du moins telle est la responsabilité première de l'historien), elle est inapte à dire toute la vérité. « L'authenticité est une chose, la véracité en est une autre » (Yourcenar : 1991, SB, 6).

L'Histoire (histoire-réalité) et l'histoire (histoire-connaissance) seront donc toujours distinctes et cent tomes ne parviendront jamais à reconstruire parfaitement et intégralement la vie vécue par Iules César. La difficulté est facile à comprendre : L'autobiographie elle- même n'est qu'un pale reflet de ce que fùt le réel. Des bribes du passé demeureront irrémédiablement impénétrables et c'est pourquoi aucun lecteur n'est surpris si un historien élabore le récit d'une journée en dix pages et résume cinquante ans en deux lignes. En ouvrant n'importe quel livre d'histoire, le lecteur s'attend à ces bonds temporels incohérents, et, pour reprendre à notre compte l'idée de Philippe Lejeune, tout lecteur d'histoire accepte de signer mentalement un « pacte historique » qui implique de passer par-dessus ces illogismes et ces incohérences pour laisser paraître le spectacle de 2 'histoire.

A cette difficulté, s'ajoute celle de ce que nous nous permettons d'appeler la banalité culturelle : l'historien n'a jamais connaissance de tel événement qui n'a laissé que peu de pistes à parcourir parce que trop commun à l'époque où il s'est déroulé, mais qui aurait pu aider à comprendre tel autre évbnement ; Paul Veyne fait remarquer à juste titre que « la mort de Jésus, simple anecdote sous le régne de Tibère, devait se métamorphoser bientôt en événement gigantesque» (Veyne, p. 41). Dans le même esprit, l'historien qui n'expliquerait pas la conception unitaire qu'avaient les Romains des citoyens dans la cité (détail insignifiant pour l'époque), qui omettrait de mentionner que notre individualisme était une attitude d'esprit inconnue dans l'Antiquité, ne ferait pas que tromper ses lecteurs en leur faisant imaginer faussement que tel personnage est patriotique, mais serait aussi fautif que celui qui préciserait que les habitants de Rome avaient deux yeux, un nez et une bouche.

L'historien est donc continuellement forcé de combler les lacunes du matériau historique. R peut le faire avec du gravier grossier, ce qui fera de la mauvaise histoire, ou avec de la fine poussière de granit qui camoufle le travail, mais il s'agit toujours de remplissage. Voici un exemple précis : un historien décide d'écrire un livre qui relate l'histoire des druides. En faisant ses recherches, il apprend que César, lors de la conquête de la Grande-Bretagne et de la Gaule, a accordé une attention particulière à cette classe. En consuItant Lu guerre des Gazdes, récit de hies César lui-même, il note ce passage : c Dans I'ensemble de la Gaule il y a deux classes d'hommes qui comptent et sont considérées [.. -1, l'une est ceile des druides [..-1. Un grand nombre d'adolescents viennent s'instruire auprès d'eux, et ils sont L'objet d'une grande vénération D (César, p. 129). En consultant d'autres manuscrits, I'historien constate que l'influence des druides auprès des Celtes et de Gaulois s'amenuise peu à peu, pour disparaître enh complètement, après la conquête de César. Aussi, dans son histoire des druides, fat41 remarquer que G César constatait que les druides incitaient les Celtes à l'agressivité et, par conséquent, il en tirait la conchsio~ripi 'ilfaIIait les supprimer » (Norton-Taylor, p. 86, nous soulignons). L'historien qui a écrit cette phrase a conclu - et c'est logique -, que César voulait exterminer les druides parce qu'il voyait en eux une puissance qui pouvait compromettre son emprise sur les Celtes. À notre connaissance, César n'a jamais mentionné clairement qu'il craignait les druides au point de les faire disparaître. Mais I'historien o choisi de tenir compte d'une logique justifiable, mais qui n'est pas de l'ordre de la vérité factuelle ; plus simplement, il a effectué son travail d'historien ; l'heuristique lui a permis de reconstruire une bribe du passé que les archives ne mentionnaient pas. Il a fuit de l'histoire. Sa démonstration n'est en rien « mathématique » ; il s'agit plutôt d'une déduction logique - oserions-nous dire statistique ? - de ce qu'il estimait raisonnable de croire vrai dans ce qu'il avait compris en lisant et en analysant la documentation disponible. Aussi, nous soutenons que tout fait qu'on dit historique et que malheureusement beaucozrp adope111comme une ~~ériténbsoltre n'est au fond qu'une probabilité de fait ; ta gloire et l'acceptation officielle de ce fait comme étant historique dépendent de la capacité de I'historien a le soutenir avec plus ou moins de marge d'erreur, avec plus ou moins de talent, avec plus ou moins de conviction personnelle. Évidemment, I'historien est conscient de la part de remplissage qu'il a dû effectuer pour son récit, mais le lecteur ne l'est que rarement.

Ainsi, d'un fait concret purement objectif ((c César connaissait l'idiuence des druides »), auquel on ajoute un postulat de l'art de la guerre (N éliminer leurs chefs déroute les adversaires »), on formule une assertion historique (R César a élÏminé les druides, qui étaient les chefs des Celtes »). D'un fait objectivement vérifiable (dans les documents ou archives), l'historien a induit une logique non vérifiable ;c'est un corollaire inévitable sans quoi l'histoire ne serait qu'énumération de faits disparates et sans intérêt. Dès qu'un fait ou un événement s'explique, dès que l'historien tire des conclusions, l'histoire naît, avec tout ce qu'elle comporte de subjectivité. Qu'en 33 1 av. J.-C. Alexandre le Grand ait vaincu Darius III, roi des Perses, à Isus est sans doute un fat historique ; mais Alexandre, tiré des délices d'Alexandrie par une proposition de partage de ['Asie Mineure avec Darius, retournant en Syrie avec la ferme résolution de prendre Babylone est de la reconstruction historique, bref, de l'histoire. Que Napoléon soit débarqué au golfe Juan le mercredi 1' mars 1815 un peu après une heure de l'après-midi est probablement un f~tréel ; mais Napoléon, empereur déchu, revenant de l'île d'Elbe avec tels projets de reconquête est de l'histoire. L'année demande d'Hitler hchissant la frontière russe le 22 juin 1941 est un fait ;Htler voulant conquérir la Russie pour prendre Ie blé et le pétroie russe, pour réaliser un vieux rêve et supprimer Staline qui s'agite dans son dos est de l'histoire.

Nous pourrions aller encore plus loin dans la critique du « fait » historique. Nous venons d'accepter a priori le fait historique selon lequel Alexandre le Grand avait vaincu Darius III, roi des Perses, à Isus. En écrivant cette assertion, l'historien résume un événement immense qu'il est impossible de percevoir sous toutes ces facettes. Les Perses furent vaincusycertes, mais i'exactitude de la proposition oblige implicitement (et c'est là le pire défaut de l'histoire) le lecteur à croire : 1. Qu'Alexandre joua un grand rôle dans cette victoire ; 2. Que la bataille fut exclusivement un acte de guerre ; c'est-à-dire que l'armée X fit meilleure sur le champ de bataille que l'armée Y ; 3. Que Darius III fùt moins habile que son rival. Il n'est fait aucune mention des facteurs externes tels que l'état des armées, le champ de bataille, le climat, les accidents aléatoires, etc. Le fait narré est peut-être véridique, mais rien n'empêche les déductions qu'il implique, la charge émotiomelle, déductive et interprétatrice qui l'accompagne inévitablement d'être totalement fausse.

Il n'y a au fond que très peu de différences entre notre position face au réel et la position de I'histonen face à l'Histoire- Toute histoire D suppose, comme le disait si bien Marrou, une intervention active de l'esprit de l'historien. Histoire et historien sont consubstantiels, tout comme I'historien est indissociable de sa propre histoire. L'histoire est donc un spectre multicolore jaillissant du prisme de l'historien, lui-même composé subjectivement par le vécu de celui qui observe. Il faut le rappeler : il n'y aura jamais d'essai d'historien digne de ce nom sans un dilemme quant au sujet, sans ce remaniement subjectiviste des faits passés, et, enfin, sans une profonde et sincère humilité devant le temps qui nous échappe à chaque instant. Aussi avons-nous le choix : mépriser l'histoire et clamer avec Thomas Bernard que nous n'avons pas le droit de fkkifier ainsi toute l'histoire de Ia nature cansidérée comme histoire de l'homme, de transmettre toute cette histoire comme une histoire toujours falsifiée- par nous parce qu'on a l'habitude de filsifier l'histoire et de la transmettre sous la forme d'une histoire falsifiéer tout en sachant que L'histoire entière n'est qu'une histoire faIsi5ée qui n'a jamnis été transmise que sous la forme d'une histoire fiilsifiée. (Thomas Bernard, 25) ; ou accepter les failles de l'histoire, sa subjectivité immanente, comme on accepte de jouer le jeu avec notre réalité intérieure en sachant fort bien que notre monde n'est pas le monde D, et lire l'histoire en étant conscient que ce que nous lisons n'est pas l'Histoire, mais une création qui la fkéquente, la frôle et peut nous donner un oyerçir de ce qu 'npad- être été le passé.

2.2.5 Les limites de I'hypercn'tique Les critiques que nous venons de formuler ne doivent pas conduire a un rejet systématique de l'histoire. Mal interprétés, nos propos pourraient conduire à l'hypercritique. À notre défense, nous soulignerons le fait que si I'histonen connaît les lacunes de l'histoire et les limites de son art, le lecteur d'histoire, cefui qui dévore son Histoire de la RévoIution en ayant la certitude de lire le récit de ce pi s'est passé, n'est souvent pas conscient du processus subjectif sous-jacent à toute histoire. Or, rappeler à cet amateur d'histoire la relativité du jugement historique n'est pas une faute mais un devoir que tous les historiens ne font pas avec sufiisamment d'effort. Par contre, en approuvant l'idée de Paul Valéry selon Iaquelle « l'Histoire justifie ce que l'on veut » (Valéry, 40), l'approche hypercritique dénie tout fondement objectif à l'histoire et soutient que tout récit historique est faux par essence. En adoptant ce principe qui nous semble évidemment insoutenable, les hypercritiques en arrivent parfois à des conclusions d'une absurdité telle qu'il faut faûe preuve de beaucoup d'indulgence pour ne pas mépriser ceux qui les suivent dans leur délire ou leur dérision ; car ne l'oublions pas, plusieurs textes hypercritiques ont été rédigés dans un objectif aux enjeux paradoxaux ; soit que l'auteur voulût dénoncer l'hypercritique elle-même en la parodiant, soit qu'il entendît montrer la bite absurde qu'une histoire bâtie sur des hypothèses ingénues pouvait atteindre et même dépasser.

Un des textes les plus spectaculaires en ce domaine est le Comme quoi Napoléon n 'a jamais existé, de $.-B. Pérès ;ce bibliothécaire d'Agen (ifait de Napoléon un mythe solaire pour ridiculiser la théorie, en son temps fameuse, de Ch. Fr. Dupuis sur 'l'explication de la fable par le moyen de l'astronomie" » (Marrou : 1975, 13 1). R Whately, fûtw archevêque de Dublin, s'est aussi rendu célèbre en rédigeant sur le même sujet son Historie Doubts relative to Nipoleon Bironcparte dans le but de montrer, « en passant par la limite, ce qu'avaient d'excessif les exigences rationalistes de Hume contre les miracles évangéliques » (132). L'histoire de l'hypercritique a aussi ses moments comiques : quand Max Mder reprit à son compte la théorie de Dupuis sur les mythes solaires grecs, « on vit circuler parmi les étudiants d'Oxford un tract anonyme : Comme qoi M. Mm Miiller PZ 'a jmaIs existé)) (132) ! Le célèbre historien Henri Irénée Marrou lui-même, pour polémiquer contre « un de ces amateurs qui contestent un peu facilement l'existence de Jésus » (Marrou, 133), se seMt avec ironie de l'hypercritique en essayant de démontrer que Descartes était un mythe créé de toutes pièces par les jésuites de La Flèche pour populariser leur collège. Le type de raisonnement employé dans les textes hypercritiques s'établit autour des mêmes attaques que nous avons portées contre l'histoire qui se prétend porteuse de vérité. Toutefois, nous avons précisé que l'historien ne constmit pas le récit historique de toutes pièces mais qu'il reconstruit le passé à partir des briques qu'il sélectionne minutieusement dans l'ensemble du matériau historique qui s'ofie à lui. Il y a sélection et par conséquent subjectivité, mais il nous apparait aussi naïf de nier toute possibilité historique que de prétendre a la vérité historique. L'histoire, comme nous le verrons a la fin de ce chapitre, se situe quelque part entre L'Histoire et la Fiction, ce qui implique que s'il y a de la fiction, on y trouve aussi des bnbes dyHistoire.Et ces bnbes sont souvent des monuments historiques qui s'appuient sur de si nombreuses validations et en de si diverses formes (témoignages, lie- artéfacts, etc.) qu'il faut être stupide ou de mauvaise foi pour les nier. Ainsi, ce genre de raisonnement absurde et borné a conduit quelques hypercritiques à contester l'historicité du génocide juif. Il y a certes quelques pages de fiction qui se sont involontairement écrites sur le sujet depuis plus de cinquante ans, mais le scepticisme sain, qui permet a l'homme lucide devant l'Histoire de comprendre que les atrocités commises durant la deuxième guerre mondiale ne furent pas le résultat d'un antéchrist nommé Hitler, mais plutôt l'issue d'un ensemble complexe de facteurs sociologiques, culturels et économiques dont on per~t trouver des re~po~sablesdes deux côtés dzr champ de l~ataille,ne peut aller, sans se couvrir de ridicule, jusqu'à nier des évidences telles que la persécution massive du peuple juif OU les expériences médicales auxquelles furent soumis les prisonniers des Allemands.

Va pour la critique et la remise en question. L'Histoire, comme toutes les autres sciences ou comaissances d'ailleurs, ne doit pas posséder quelque assurance inusable et indéfectible. Tout savoir exige l'humilité d'accepter de se voir porter au pilori lorsqu'il le mérite ou même lorsque queIquyuncroit qu'il le mérite.

2.3 Entre l'Histoire et la Fiction 2.3.1 Le schéma de la perception historico-fictive2'

I reconstruction I I construction 1 I 'i histoire

Nous distinguons trois niveaux principaux dans ce schéma : Histoire (H), histoire (h)28 et Ficton (F). Entre H et h, nous retrouvons reconsfnrctio~~(r), qui comprend tous les phénomènes de subjectivation de l'Histoire que nous avons précédemment abordés. Entre H et r, nous avons placé fP, c'est-à-dire I'Hisfoire perceptible. Notre flèche ne part pas de H, mais bien de HP et la raison en est fort simple : il est impossible d'atteindre H dans sa totalité, mais toujours et uniquement ff, qui est constitué de doczments historiques au sens large, incluant les objets de l'Histoire, par exemple les pyramides d'Égypte, et les témoignages écrits ou ora- par exemple les archives ou les annales. L'Histoire perceptible est donc égale à l'Histoire moins l'Histoire non-perceptible, soit la formule suivante : HP = H - H"P- Dans une formule, les variables doivent être interchangeables pour confirmer sa validité. Aussi, si B = H - ffP, FP= H - et H = Pp+

Entre h et F, nous avons placé constrt~cfion(c), qui comprend tous les phénomènes qui nous empêchent de créer une fiction pure, car il nous faut ici rappeler que tout acte de création n'en est pas vraiment un. Ce que nous appelons à tort créafion ne permet pas de créer, mais de restructurer notre réalité intérieure par l'imagination. Le talent de l'artiste réside précisément en sa capacité à replacer les fragments de la réalité intérieure de façon à ce qu'une impression de nouveauté se dégage de son œuvre. Mais même si parfois il nous semble que l'artiste est parvenu à créer dans le sens premier que l'on donne à cette expression, c'est-à-dire tirer du néant, il ne fait jamais que placer différemment les pièces d'un casse-tête à sa façon ;en aucun temps il ne peut façonner de nouvelles pièces et il est toujours contraint d'utiliser celles qui sont en sa possession (sa réalité intérieure), qui varient énormément en nombre d'un individu a l'autre, pour produire son œuvre. Cette

" Pour un schéma plus complet, on pourra consuiter l'annese 1, qui met en perspecti~eles relations Histoire/Fiction et RéeVIrréel. '% Nous aurions pu aussi bien utiliserjiction (l)pour représenter cet espace schénlilticpe. limite du possîble créatif?, nous l'appelons Ficfion imaginable (F), le point le plus éloigné de l'Histoire. Rappelons que l'Histoire est l'ensemble des connaissances du passé, ce qui implique que la vie personnelle de l'artiste, son apprentissage et enfin toutes les étapes de sa vie font partie de l'Histoire. Mais aucun individu n'est capable de connaître parfatement son Histoire. Yourcenar, dans sa grande lucidité, avait perçu l'impasse : « Ma propre existence, si j'avais à l'écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d'un autre ;j'aurais à m'adresser à des lettres, aux souvenirs d'autrui, pour fixer ces flottantes mémoires D (Yourcenar : 1982, 527). La Fiction imaginable est donc egale a la Fiction moins la Fiction non-imaginable, soit la formule : F = F - F'. Commutativité exige, nous pouvons aussi armerque F = F + Piet que Fm = F - F.

Nous en anivons mement à la donnée centrale, soit l'histoire. Nous l'avons mentionné précédemment : nous soutenons que nous aurions pu mettre fiction à la place d'histoire, ou du moins tout juste à côté, un peu vers Fiction. En l'écrivant avec un f minuscule, nous opérons la même distinction qu'entre Histoire et histoire, la Fiction étant la création en tant que production a partir du néant, ce qui nous est impossible, et la ficfion représentant l'ensemble des actes qu'il nous est possible d'effectuer en vue de restructurer notre réalité intérieure de façon à donner Z'impressh d'avoir sous les yeux quelque chose de nouveau, une crktz-o~z.Prenons par exemple le cas hypothétique d'un habitant d'une contrée lointaine qui n'aurait jamais quitté sa brousse natale à qui faonferait Ia lecture de l'œuvre de Proust. Prenons au hasard le début de Le côté de Guennmtes : Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Française. Chaque parole cles "bonnes" la fàisait sursauter; incommodée par tous leurs pas, elle s'interrogeait sur eux ; c'est que nous avions déménagé. Certes les domestiques ne remuaient pas moins . dans le ''s~erne"de notre ancienne demeure ;mais elle les connaissait ; eiie avaiî £ait de leurs allées et venues des choses amicales, Maintenant elle portait au silence même une attention douloureuse. (Proust, 13)

Nous tenons évidemment pour acquis que notre auditeur comprend très bien le fiançais. Confkonté au texte, il buterait rapidement sur certains mots, tels que botmes, déménagé, domestiques, sixième. Le sens des mots lui serait sans doute caché, mais il serait en plus incapable de les replacer dans leur contexte ou de les lier à un CO-texte. Il aurait 1'impres.sTon que l'auteur a créé un univers. De même, quand nous lisons le début du SiZmnrïIlIion de J. R R. Tolkien, nous pouvons avoir l'impression qu'il s'agit là de Fiction : I1 y eut Eru, le Premier, qu'en Arda on appelle Illuvatar ;il créa d'abord les Ainur, les Bénis, qu'il engendra de sa pensée, et ceux-lla fiireut avec hi avant que dechose ne fût créée. Et il leur parla, 1a.u proposa des thèmes musicaux, ils chantèrent devant hi et il en fût heureux, (Tolkien, 13)

Mais s'agit41 réellement de Fiction ? Tolkien a-t-ii créé de toutes pièces ce passage ? En regardant attentivement, nous remarquons évidemment que ce n'est pas le cas. L'auteur a utilisé des morceaux de casse-tête pour donner l'impression de nouveauté et de création. Entre autres, on remarque les concepts réels suivants : 1. L'idée d'une cosmogonie de notre propre univers ; 2. L'idée d'un Être Premier, de Dieu, de Créateur ; 3. L'idée d'un espace du début, occupé par les premiers êtres ; 4. L'idée de création rattachée à la pensée (langage créateur, Verbe, etc.) ; 5. La musique comme forme absolue de l'esprit, comme langage à la fois primitif et sublime. Tolkien, en refomulant des concepts qui faisaient partie de sa réalité intérieure et leur joignant des mots nozrvea~a?~,est parvenu a donner au lecteur - et peut-être à lui- même ? - une sensation de nouveauté. Mais il n'a pas créé et n'est pas parvenu à la Fiction, tout comme l'historien est incapable de toucher l'Histoire.

2.3.1.1 Valse à deux sur l'axe historico-fictif Si nous admettons être incapables d'atteindre les extrémités de notre schéma, il nous faut également souscrire au fait que l'histoire et la ficfon se retrouvent obligatoirement entre les deux Nous sommes déjà bien loin de ce que beaucoup de gens conçoivent à ce propos, soit que le récit d'historien n'a absolument rien a voir avec le récit fictif. Nous venons de le voir, l'un et l'autre se situent entre les deux pôles où nous avons l'habitude de les placer. Aussi devons-nous les replacer sur l'axe historico-fit* Pour ce faire, nous

"9 En dernière analyse, tous les mots possibles esistent déjà dans une langue donnée. ils sont représentés par l'ensemble de possibilités que l'on obtient avec les lettres employées par cette langue. Il serait d'ailleurs mathématiquement possible de calculer avec précision et même d'énumérer tom les mots potentiels des vingt- sis lettres de notre alphabet. En ce sens, ces mots existent déjà et Tolkien n'a fait que choisir dans cette banque de données pour a Em N'

Dans un premier temps, nous pouvons aisément mentionner une différence majeure qui réorientera notre question. Quand l'historien entreprend sa démarche, il se soumet à une règle dont I'ecrivain n'a cure : dire la vérité. Dans un roman, si tout est nodement domé comme réel, iI n'y a aucun engagement hors texte qui donne quelque assurance au lecteur. Pour faire acte de lecture et jouer son rôle, le lecteur doit s'engager à croire ce qui lui est raconté. Mais de ce fait, il conserve en tout temps, à un autre niveau, la conviction que l'histoire narrée n'est présentée que comme une fiction ; par conséquent, s'il joue le jeu de celui qui croit, sans lequel aucune lecture n'est possible ou du moins agréable, il a la certitude que ce qu'on lui raconte est de la fiction et ne prétend pas à autre chose. Évidemment, il est probable que le lecteur fera, à tort ou à raison, le rapport entre le narrateur et l'écrivain et qu'il croira trouver dans le texte des bribes du réel de l'écrivain. Sans replonger dans la polémique poussiéreuse qui consiste à savoir si la critique doit ou peut étudier un texte en fonction de son auteur, nous devons accepter que Ie roman de l'écrivain, sa création, n'est qu'une nouvelle organisation da sa réalité intérieure, ce qui ne veut absolument pas dire' bien entendu, que ce qu'il écrit est ce qu'il croit.

Mais comment douter un instant du fait que ce qu'il écrit est en tout ou en partie ce p'il sait ? C'est pourquoi on peut atIirmer que a tout roman est historique »30 et que I'histoire est en réalité la matnce de tout récit n". En effet, tout roman, et par extension toute œuvre d'art ou acte de création, est historique. Ce que nous avons en nous est toujours et uniquement du passé. Tout ce que nous faisons en tout temps c'est ressasser, réorganiser, trier, classer, mélanger, enchevêtrer ce que nous avons à l'intérieur. Et qu'avons-nous au fond ? Des images et des concepts. Uniquement des images et des concepts; Et si l'on reconnaît qu'un concept n'est d'une certaine façon qu'un agencement beaucoup plus subtil d'images d'abord classées en idées reliées entre elles par le jugement, lui-même enchaîné par le raisonnement à d'autres jugements issus du même procédé complexe, on en vient a

30 Marguerite Yourcenar. citée par De Rosh p. 39. 3' Jean Marcel, Fractions 1, p. 3 5. saisir que tout notre savoir, tout notre intérieur, tout ce qui nous relie au monde et ce que nous concevons comme étant la réaiité n'est qu'une immense accumulation d'images sensibles. Ii faut reconnaître la lucidité du nominalisme à ce sujet : Toutes nos idées et toutes nos connaissances nitellectuelles proviennent de l'expérience sensible7 et cela au point que nous ne pouvons nous faire aucune idée de ce dont nous n'avons pas l'expérience : c'est un fâït que tout ce dont nous n'avons pas l'expérience est rigoureusement inconcevable pour notre intelligence, Par exemple un aveugle de naissance [.-.] ne peut avoir aucune idée de la couleur qui est inconcevable pour son intelligence : les mats a bleu )> et « rouge )> ne sont pour lui que des sons sans signification hppant ses oreilles mais ne peuvent correspondre à aucune idée pour son inteliigence. (Daujat, 114)

Loin de nous l'idée de nier la valeur de cet arrangement - le seul que nous ayons. En fGt, ii s'agit simplement de voir que nous sommes entièrement constitués du passé et que tout acte de création est un réarrangement de ce passé qui est en nous. D'autre part, si, comme le disait Locke, il n'y a rien dans l'intelligence qui ne vie~edes sens » (Daujat, 135)' il nous faut garder une réserve et se demander si l'intelligence n'est pas elle-même une façon de transcender les sens, d'employer les données fournies par eux pour approfondir notre connaissance du monde, même s'il nous faut reconnaître que a c'est cette

dépendance de la sensibilité qui limite I'intelligence humaine )) (Daujat, 219).

Nous l'avons précisé, la différence entre le roman dit fictif et le récit dit historique n'est pas fondamentalement dans le résultat mais dans les intentions. L'historien veut dire la vérité et être objectif, l'écrivain cherche à faire croire et se moque totalement des smrces de ce qu'il écrit, principalement parce qu'il n'en a pas nécessairement conscience. Mais qu'en est4 du romancier historique ? Son intention n'est-elle pas de dire la vérité et d'être objectif?

2.3.2 De fausses croyances On a l'habitude de voir classer le roman historique dans les romans. Pour beaucoup de lecteurs, un roman historique n'est qu'une soupe fictive à laquelle on a ajouté un soupçon de pittoresque ici et une pincée de réalisme là. On lit un roman historique pour se dépayser, sentir du folklore et goûter à une autre époque, mais rarement pour connaître l'Histoire ; au mieq on espérera apprendre (< un peu d'Histoire D en se consacrant à la lecture de détente. On traite donc le roman historique comme n'importe quel autre roman; au mieux, on présume que l'auteur du roman historique a mis un peu plus d'effort pourfaire vrai.

Le roman historique est souvent traité par les spécialistes comme un genre hybride défectueq voire malsain. On l'accuse de se placer lui-même dans une position inclassable par son essence qui veut le meilleur de deux mondes, la Fiction et t'Histoire. Par cette malédiction, on le relègue à être exclu de l'excellence dans l'un ou l'autre des genres qui l'ont apparemment formé. Le roman historique ne trouve de légitimité qu'a être d'abord substantif ou d'abord adjectif?, d'abord "'roman" ou d'abord 'historique". Il lui faut être 'Yidele" à l'histoire ou, au contraire, lui fkïre des infidélités au nom de cet objet supérieur qu'est la poésie. Deux muses cmt ainsi toujours veillé aux destinées du genre : iiire au romancier de tromper Clio qui, après tout, n'est que Ia seconde des Muses, mais à condition d'aller retrouver Calliope, la première en dignité. (Vanoosthuyse, 15)

Pour pouvoir parler de la sorte, Vanoosthuyse fonde sa réflexion sur une conception erronée du roman historique, qui consiste à croire que ce genre n'est qu'une séquelle de l'apparition de l'histoire moderne. Le roman historique ne serait qu'une sorte de fils illégitime banni de l'histoire et du roman. Or, il n'en est rien.

On s'entend généralement pour dire que l'apparition du roman historique coïncide avec la naissance de l'histoire moderne. Le Wm~erleyde sir Walter Scott et la fameuse méthode Rank n'ont-t-ils pas surgi presque simultanément ? Presque, en effet. L'observation est plus accommodante que pertinente et la seule conclusion qu'il faut en tirer est que c'est vers le début du XE? siècle que te roman est devenu roman et que l'histoire est devenue histoire. Mais les apparences étaient trop attrayantes pour les tenants de la typologie qui s'empressèrent de s'écrier devant un nouveau genre de récit qui surgissait à la jonction des courants romantique et réaliste : a Eurékâ ! Nous avons là un roman histonque ! B. De là une autre simplification qu'il faut immédiatement dénoncer : <( un roman historique est un roman plzrs de I'histoire D. Évidemment, la naïveté de cette définition est inacceptable. Pour pouvoir l'admettre, il faudrait tolérer qu'on arrête la notion de cotlpCe à de l'amitié plus de la sexualité, ou celle de chat à de la chair et du poilpltls de l'instinct. Faute de pouvoir en f&e une démonstration rigoureuse, il vaut mieux laisser aux arithméticiens les sommations mathématiques exactes !

II existe trois raisons valables permettant de r&£Uter catégoriquement l'idée d'un roman historique qui apparaît au début du XIX? siècle. 1. II s'agit d'une vaine tautologie : Une des plus grandes clBicultés qui surviennent dans l'apprentissage du lqage est très certainement l'absence de point de repère pour lier le signifié au siMant en ce qui a trait aux mots complexes (de par leur sens) et abstraits. Pour expliquer, par exemple, à un enfant de quatre ans le si&é du signisamt univers, il faut le renvoyer à d'autres signifiants aussi dficiles à saisir (injhi, macrocosme, totaIite3 qui demanderont d'autres renvois- Un bon éducateur est en ce cas celui qui parvient à lier le signifié dicile à des signifiants dont les signifiés sont clairement identifiés. Expliquer Le roman historique en adjectivant I'histoire, c'est supposer que nous savons ce qu'est i'histoire ; et nous l'avons vu, l'histoire est no;n seulement difficife à saisir, mais surtout beaucoup trop vague pour supporter le poids dequelque satisfecit que ce soit. Le roman historique n'est associé au XIXe siècle que parce qu'on décèle plus explicitement l'historicisation de la fiction de cette époque ; mais ce faisant, on occulte, volontairement ou non, le développement phénoménal de la méthode qui sert d'épithète à ce qu'on veut définir ; on imagine une naissance spontanée en s'appuyant sur I'apparïtion de traces appartenant spécifiquement à l'histoire, oubliant par le fait même que I'histoire n'est pas née au début de ce siècle, mais qu'elle s'y est simplement trouvée une voie plus facilement discernable. La logique impose de reconsidérer la fiction antérieure en la comparant, puisqu'il faut le faire, avec ce qu'elle aurait pu tirer

de ce qui était alors l'histoire : des 1678, Mme = de Lafayette est parvenue à combler I'mtervaUe entre fiction pure et Ihistoire pure 1.--1, même si le travail de marqueterie auquel eue a dû se livrer ne -va pas sans quelques irrégularités et laisse subsister quelques déiàuts a la jointure des deux éléments [-..] Le principe de Mme de Lafiiyette a été de pénétrer le plus possible laa fidon d'histoire, en interprétant les dannées historiques dans le sens le plus favorable aux exigences de la fiction [...] Si la donnée romesque rmune couleur hïs&orique,.. on peut dire qu'en revanche la dmée historique reçoit une couleur romanesque."

32 Jean Mesnard, Introduction à La Princesse de CZèves, cite par Michel Vanoosthuyse? p. 11. Cherchons encore plus loin : on a reproché aux historiens de 17Antiquité, Thucydide et ses monologues inventés en tête, d'adapter les faits aux besoins du récit ; ce qui revient

à dire qu'ils employèrent de la (( fiction D et du (( réel » pour fortifier leur exemplzm. Ce n'était pas du roman historique, certes ; mais rappelons qu'il n'y avait alors ni histoire

(au sens moderne), ni roman. Dans leurs récits, les historiens )) de l'Antiquité recréent le passé en sélectionnant et en concentrant sans s'en cacher les éléments qui peuvent soutenir la visée instructive qu'ils projettent. Il y a déjà 1à les fondements de l'union fictiomkéel que l'on attribue au XIX siècle.

2. C'est une schématisation commode : En 1937, paraît à Moscou un ouvrage qui marquera profondément la théorie du roman historique : Le roman historique de Gyorgy Lukics. Catégorique, l'auteur déclare au début de son ouvrage : a Le roman historique est né au début du XW siècle, à peu près à l'époque de la chute de Napoléon (Wm~erleyde Walter Scott a paru en 1814) » (p. 17). Lukacs admet toutefois qu'il y a eu des romans à « thematique historique D avant cette date, mais continue à présenter Scott comme le père du roman historique : a ce qui manque au prétendu roman historique avant Walter Scott, c'est justement ce qui est spécifiquement historique ; le fait que la particularité des personnages dérive de la spécificité de leur temps » (p. 17). Lukics

brandit la spécificité historique )) comme une propriété nettement reconnaissable, mais sa thèse ne s'appuie pas sur une simplicité associative du genre fiction + histoire. Ii s'agit plutôt pour lui de définir l'esthétique du roman historique en le structurant comme un accomplissement du réalisme. Toutefois, l'enjeu n'est pas purement esthétique ;le lecteur attentif sent bien les influences manristes qui justifie le discours néo-communiste de celui qui deviendra membre du Parlement de 1949 à 1956 et ministre du gouvernement réformiste lors de I'insurrection hongroise de

1956. Pour Lukacs, Walter Scott est le premier parce qu'il (( n'explique jamais l'époque à partir de ses grands représentants, comme l'ont fait les adeptes romantiques du culte du héros » (p. 40). Lukacs propose comme achèvement complet de I'écriture cette promotion d'un réalisme socialiste qui met en scène non seulement la classe moyenne, mais ses préoccupations, mais ses combats33. Ayant lui-même été déçu par l'idéalisme néo-kantien dans sa jeunesse, Lukacs, inspiré par les idées communistes montantes en Hongrie, parvient à insérer et à lier, consciemment ou non, les fondements d'une louange du prolétariat jusque dans la critique littéraire. Irions-nous jusqu'à prétendre méchamment avec Brecht que l'importance de Lukacs tient au fi& qu'il écrit de Moscou »34? NO& car Le romun historique demeure encore aujourd'hui la meilleure étude sur le sujet, indépendamment du fait qu'il ne comporte aucune note de bas de page ! Le portrait du roman historique peint par Lukacs est inimitable et restera pour longtemps encore un document que tout chercheur sérieux devra prendre en considération, sans oublier qu'il fbt écrit de Moscou !

3. C'est faire preuve de parachronisme. Étudier le roman historique en lui supposant une téléonomie précise est fort aventureux. L'interprétation causale du roman historique qui serait né au XIX? siècle montre de sérieuses discordances dans son rapport à ce qu'on prétend être son double ascendant : le roman et l'histoire. L'utopie typologique d'un genre apparu à tel moment parce que les phénomènes X et Y arrivaient a leur apogée est indéfendable. Pour la soutenir convenablement, il faudrait souscrire inconditionneilement à une théorie finaliste qui aboutirait au roman historique. Le genre serait le-résultat de l'accumulation d'un ensemble de facteurs précis et essentiels ; la disparition d'une seule de ces caractéristiques signalerait - Lukacs est très clair sur ce point - la décadence du roman historique, Salammbô en tête. Mais la structure finaliste proposée ne possède pas même l'attribut minimal qu'on pourrait en exiger: cil y aurait d'abord eu le roman historique, puis le romw réaliste, et l'histoire (Barante et A. Thierry ne font pas mystère de ce qu'ils doivent à W. Scott) » (Molino, 195). Il n'y a pas eu de naissance du roman historique au

33 Lukaics ne faisait que suivre la doctrine artistiqe officielle de 1'U.RS.S. créée sous Staline. En 1932. le comité central du parti avait décrété que tous les groupes artisticpes indépendants devaient être dissous pour faire place A de nouveaux syndicats contrôlés par l'État En 1934. Andreï Jdanov déclarait, dans un discours du congrès des écrivains soviétiques, que le réaiisme socialiste était la seule forme artistique approuvée par le parti communiste, Selon la doctrine, l'artiste devait décrire les hoinmes et les événements d'une façon idéalisée et dans un Iangage accessi'ble à la masse qui en tirerait des Ieçons de vie. début du W siècle pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas eu non plus de naissance du réalisme ou de l'histoire à cette époque. La littérature a continué à évoluer, tout comme i'histoire. Et ce qui se chevauchait depuis l'Antiquité - peut- être depuis l'homo sapie~u- n'a pas cessé de le faire et, au contraire, s'est fkalement trouvé un mode qui permettait de mieux classer, puisqu'il semble que ce soit Ià I'objectif de plusieurs.

N'en déplaise à certains, il n'y a donc pas eu de naissance oflcJeI2e du roman historique. Le roman historique a germé, comme le font toute les formes d'art et toutes les semences. Bien audacieux celui qui prétendra pouvoir préciser le moment exact ou la graine mise en terre devient o~cieIIementun chrysanthème ou une orchidée ! Est-ce à l'apparition de la tige, des feuilles ou des fleurs ? À moins que ce ne soit quand la radicelle se montre timidement ? Les férus de botanique répondraient a cette fausse énigme en souriant : Le potentiel de plante est appelé plantule entre la germination et le moment où elle devient totalement indépendante de la graine ; son autonomie totale lui conFere son nom ». Ainsi le roman historique obtiendrait une identité propre à partir du moment où il cesserait d'être dépendant de l'histoire et de lafiction. Mais le roman historique ne prétend pas être indépendant de la fiction ou de l'histoire : il constitue au contraire un amalgame quintessencié de l'un et de l'autre. Il y a certes des moments où un roman historique est fortement historique ou indubitablement fiction. Coupés de leur contexte (et de leur texte), des passages de Les Dieux ont soif d7AnatoleFrance ont l'air de rêveries philosophiques sans âge, et 1'01-1 pourrait transcrire dans un livre d'histoire sans en changer une ligne de nombreuses pages de Guerre et Pak ou des Misérables. Les romans historiques n'ont pas de stade intermédiaire : ils sont ou ne sont pas. Mais que sont-ils au fait ?

Ne sont-ils, comme nous l'avons demandé précédemment, que des romans qu'on a assaisonnés à la saveur de l'Histoire ? Certains le croient et le soutiennent fermement. Pour eux, il faut dire la vérité, toute la vérité ou se permettre de mentir n mais sans jamais regarder vers la véracité. En prétendant pouvoir distinguer le vrai du faux, le réel de l'irréel, l'Histoire de l'opinion comme on trie des clous et des vis, les opposants d'un mélange

34 Bertolf Brecht, Journal de travail, 1938-1955, L'Arche, 1976, p. 2 1 cité par Vanoosthuyse, p. 33. vérité-fiction qu'on reproche depuis longtemps aw écrivains ont toujours été suivis par nombre de puristes amateurs de typologie. « La critique ccaddte" de ces œuvres a commencé très tôt, puisque, dès 1684, Bayle y déplore fa confusion nuisible entre fiction et vérité, ailant même jusqu'à suggérer qu'on y distinguât typographiquement (par des la part de l'un et de l'autre » (Démoris, 24). Naïveté qui ne trouve de sens que dans une croyance utopique en notre pouvoir de distinguer d'une façon absolument objective le vrai du faux, le fictif du réel, l'histoire de l'inventé. Et en quelque endroit de la psyché, il n'est même plus question de distinguer ou de classer ;c'est un besoin encore plus

impérieux qui demande de cataloguer et de (< distinguer typographiquement )) : celui qui permet à l'esprit fiagile de se situer dans l'espace7 la vie et, surtouty le temps. « Le temps, ce dragon qu'il faut compter non point tant vaincre qu'apprivoiser. Tous les malheurs

viennent de ce que l'on croit qu'il existe »35. Combien de folies profondes apparaissent quand L'esprit devient momentanément incapable de s'harmoniser avec l'angoissant temps Mt. Ô ! Temps ! Suspends ton vol ! Mais l'iafatigable Cronos tome ses immenses engrenages dans Lesquels nous ne sommes que des poussières. Si le temps n'est qu'une quatrième dimension comme le prétendent depuis peu les physiciens, nous sommes incapables de la percevoir. Et cette incapacité nous condamne à une ignorance pathétique de notre condition ; wmme dans ce vieux conte anglais ou Monsieur Cube tente par tous les moyens mais en vain d'expliquer à Monsieur Carré qu'il existe un monde où il y a quelque chose de plus que les deux dimensions connues. Nous ne connaissons en fait absolument rien du temps. Nous sommes des ignorants temporels. Jetés dans ce vide chronologique, nous avons depuis des millénaires chercher à nous situer dans cette dimension inconnue à l'aide de points de repères tout aussi subjectifs les uns que les autres. Résultat : nous sommes encore des ignorants temporels dans un vide chronologique. Aussi devient4 essentiel de croire que 1'011 peut se souvenir parfaitement, que notre mémoire est un point d'ancrage sur la roue de Chronos et, halement, que notre imagination est une assurance contre le prochain mouvement de celle-ci. Et comme Bayle, nous aspirons tous à

(( distinguer typographiquement )) nos certitudes de nos doutes sans reconnaître que la seule et unique procédure honnête consisterait à mettre tout entre crochets ou, peut-être, à ne pas mettre de crochets du tout.

35 Jean Marcel, Fractions I, p. 12. Aussi, dans cette perspective, il devient beaucoup plus difncile de faire une distinction claire et démarquée entre le roman historique et le récit historique. Si i'on parvient à faire momentanément abstraction de toutes idées reçues, de la notion erronée selon laquelle nous sommes capables de saisir l'Histoire, du concept fiagile d'objectivité historique, du non- sens qu'implique notre désir de création ex nihilo, nous approchons d'un début de réponse en ce qui concerne la part de Fiction et d'Histoire dans le récit d'historien et le roman historique. Et la lumière que nous procure cet éclairage nouveau, rapproche comme jamais ils ne le furent ces deux genres.

2.3.3 Roman historique et récit historique

Si, comme le prétend Vanoosthuyse, le roman historique est une (( historisation de la fiction N (56), le récit d'historien est, comme nous l'avons montré, une << fictionalkation de 1'Histoire ». Chacun à sa manière, I'historien et le romancier historique esquissent une portion du passé.

Avant le roman historique, avant le livre d'histoire, il y a l'idée de l'écrivain et de I'historien. Toute création a pris naissance dans une intention, une volonté de f&e quelque ouvrage, de dire quelque chose, peut-être même de partager ou de donner. Avant 1'Histoire auguste, Lu fin du monde mtiqzie et le débzlf du moyen âge et l'Histoire de lapsychoZogrgre, il y a eu les idées de Spartien, de Ferdinand Lot et de Maurice Reuchlin. Avant Salmmbô, &en-e et Paix et Mémoires d'Hndnen, il y a eu les idées de Flaubert, de Tolstoï et de Yourcenar. En histoire comme en fiction, il y a une intentionnalité dont nous devons tenir compte.

On admet volontiers que I'intention d'un historien est de dire la vérité et uniquement la vérité, même si nous avons montré qu'il est impossible de le faire parfatement. Mais ici comme a la cour, l'intention peut faire foi du jugement qui sera porté sur l'acte. Un historien qui commencerait ses recherches en disant par exemple : « je vais montrer que tel événement s'est déroulk de cette façon N serait fautif. Tout jugement de valeur, toute interprétation personnelle, toute opinion est considérée, en histoire, comme une erreur méthodologique, voire démagogique, (î car le sens de l'histoire est toujours à chercher. Celui qui d'avance en connaît le terme, théologien, propagandiste, apologiste, n'est pas un historien D (Body, 128). En comparaison, l'écrivain est libre de raconter ce qu'il veut et ce que bon lui semble. On dira que l'historien s'engage pour la vérité, alors que l'écrivain ne le fait pas. Mais l'écrivain qui entreprend l'écriture d'un roman historique ne s'engage-t-il pas fui-aussi pour la vérité ? Quand Flaubert entreprend le travail de recherche pour Salammbo en espérant faire prendre au lecteur, après, lui, une bosse de haschich historique )> (De Biasi, 681, ne peut-on pas parler d'une recherche de la vérité ? Quand Yourcenar, dans un brillant essai intitulé Ton et Imzgage hsle roman historique, révèle que Mihoires d'Hadne11 avait pour visée (c la reconstitution passionnée, à la fois minutieuse et libre, d'un moment ou d'un homme du passé )) (Yourcenar : 1991, TL, 297), peut-on ne pas lui accorder une certaine crédibilité ? S'il n'avait aucune intention de raconter l'histoire, nous ne paumions plus parler de roman historique.

La différence fondamentale n'est donc pas dans l'intention de véracité, mais dans la liberté que s'accorderont consciemment l'un et l'autre dans le traitement de leur sujet en rapport avec la vérité historique, ou ce qu'on prétend telle. L'écrivain peut volontairement et délibérément inventer en racontant l'histoire. Dumas lui-même ne s'en cachait pas et il s'excusait de violer parfois I'histoire, en ajoutant qu'il lui faisait de beaux enfants )) (Nélod, 26). Mal employée, cette liberté donnera lieu à un misérable amalgame de fiction et d'histoire qui ne fera quYe££leurer l'apparence fùgitive de la réalité pour s'éloigner de toute réalité D.'~Bien employée, elle permettra de rapprocher le vrai vérifiable et le possible invérifiable, de donner un souffle historique en sentant une époque et en la faisant sentir et, halement, si l'écrivain est habile et sérieux, de colmater avec une pâte de probable les brèches laissées béantes par les documents. (( S'arranger, disait Yourcenar, pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d'Hadrien, cohcident avec ce qu'eussent

été ses propres oublis )) (Yourcenar : 1982, CN, 528).

36 W. von H~mbolt,cité par Vanwstliuyse, p. 4 ?. En face de l'Histoire, l'attitude de l'historien et de I'écrivain sera donc fort différente. L'un prétendra pouvoir paxvenir à narrer les événements tels qu'ils se sont déroulés dans les limites que lui imposent ses sources et l'état actuel des connaissances historiques, Vautre, les événements tels qu'ils se sont peut-ên-e déraulés, ou qu'ils miraient pu se dérouler. Si nous croyons qu'il y a théoriquement et pratiquement une façon de toucher au réel historique, alors l'historien a raison et le romancier historique n'est en fait qu'un romancier. Mais si nous admettons que l'historien, en fouillant l'histoire, fait lui-aussi acte de création en ce sens qu'il (< trie, simplifie, organise, fait tenir un siècle en une page » et que K cette synthèse du récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix dernières années que nous avons vécues » (veyne, 14)' nous sommes obligés d'admettre, avec Aristote, que la représentation artistique de I'histoire est une activité et un but plus sérieux que sa restitution exacte, car l'écrit littéraire va au cczur même des choses » (cité par NéIod, 25). S'obstiner a prétendre ne dire que la vérité en sachant cela impossible est doublement vicieux, mais mentir en l'avouant n'est déjà plus mentir. « La fiction [...] est une iilusion qui se sait illusoire et de ce fait trompe moins. La conscience ajoutée à n'importe quoi sauve tout ; elle est le seule miracle de I'univers, comme le proclamait GuMtch »".

Pourtant, il y a quelque chose dans notre conditionnement qui nous fait croire de prime abord que l'historien est un chercheur sérieux qui dit la vérité et qu'un livre d'histoire nous en apprend beaucoup sur le réel, tandis que l'écrivain historique est une espèce d'artiste manqué qui cherche a faire vrai et que le roman historique n'est qu'une (( tentative miUe fois répétée d'insérer une intrigue inventée dans un cadre fabriqué par un archiviste et chargé des ornements de L'histoire »38. D'une certaine façon, cette attitude est nomale et s'explique assez aisément. Si l'écrivain peut se permettre des libertés volontaires face à l'Histoire, I'historien, en principe, ne le peut pas. Éthiquement parlant, une fausseté sur l'histoire que nous aurait inculquée un roman historique ne serait pas condamnable au même titre que celle que nous aurions héritée d'un Livre d'histoire. Pourtant, un bon roman historique devrait être aussi bien documenté qu'un bon récit d'histoire. Pour pouvoir

37 Jean Marcel, N Du fictif à la fiction D: p. 47. 38 AdolF von Groiman, Über das Fï'esen des historfschenRomans, dans Deutsche iïerte/I'ahrsschrifr7Jg 1929, p.605, cité par Vanoosthuyse, p. 12- travailler l'histoire convenablement, I'écrivain se doit de la connaître, sinon, il ne fait pas un roman historique, mais un récit purement fictif agrémenté de touches historiques, comme un antiquaire malhonnête qui mettrait des dorures sur un meuble pour le vendre à fort prix à un collectionneur naX

Aussi croyons-nous que beaucoup de romans historiques portent indûment ce titre; il ne çuftit pas de commencer un récit par a En 1434.. . )) pour mériter le titre de romancier historique. Le romancier qui se fkotte à l'histoire devrait connaître parfaitement l'époque qu'il cherche à peindre, sans quoi c'est une esquisse manquée qu'il produira. K R est bon de rappeler encore le conseil de Mark Twain à Kipling : "réunissez d'abord les faits qui vous intéressent, déformez-les après" )) (Nélod, 26). Dans les Cmets de notes de Mémoires d'Hadin'en, Marguerite Yourcenar dresse un itinéraire que tout romancier qui se-retrouve devant l'histoire devrait appliquer, sinon chercher à atteindre de toutes ses forces. Quoique un peu long, le passage mérite qu'on le rappelle ici au complet : Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s'informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les fiercices d'Ignace de Loyoia ou la méthode de l'as& Hindou qui s'épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement I'image qu'il crée sous ses paupières fèrmées. Poursuivre a travers des milliers de fiches 17actuaiÏtédes fàits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, a ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affhnations, deux idées s'opposent, se plaire à les concilier plutôt qu'à Ies annuler l'un et l'autre ; voir en eux deux fàcettes différentes, deux états successfi du même fi&, une réalité co~zvaincanteparce qu'elle est complexe, humaine parce qu'elle est multiple. Travailler à lire un texte du II" siècle avec des yeux, une âme du siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les fàits contemporains ; écarter s'il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d'études préparatoires, des possibiLités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d'événements qui nous séparent de ce texte, de ce fi&, de cet homme ; les irtiliser en queIque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S'interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d'une haleine s'étale sur le tain du miroir; prendre seulement ce qu'il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l'esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s'engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en &B l'ombre d'un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent, (CA( 529)

Combien d'écrivains se donnent la peine d'en faire autant ? Si on sous-estime tant le roman historique et qu'on le place très loin demère le récit d'historien en ce qui a trait à la valeur historique, ce n'est pas parce que dans son essence le roman historique ne vaut rien, mais parce que, encore une fois, trop de romans fardés grossièrement des couleurs de l'histoire, comme un clown qui entre en scène a la dedre minute, ont été lus comme des romans historiques. Comme le dit Raymond Jean, pour le romancier qui choisit l'histoire comme sujet, a deux attitudes sont possibles : l'exigence de rigueur historique ou une permissivité rendant tout possible, dans le cas d'un livre aux grandes qualités littéraires N (Ronzeaud, 121).

E&n, la nanation elle-même induit le lecteur en erreur. Dans un roman historique, le narrateur est identifiable. II pourra bien être hétérodiégétique, comme c'est souvent le cas, il sera engagé dans le récit qu'il name. Le lecteur sait très bien en commençant à lire que ce qui lui est raconté est pris en charge par G quelqu'un », que ce soit l'écrivain lui-même, ou toute figure narrative qui prétend raconter ce qu'il a vu de ses propres yeux. La part de création, si eile n'est pas toujours aisément discernable, sera systématiquement attribuable, le cas échéant, à celui qui raconte. Le lecteur consent donc, comme dans le pacte autobiographique, a recevoir l'information comme 6tant vraie, tout en sachant qu'on lui raconte une histoire sur 17Histoire.

Dans le récit d'historien, fi n'y a pas de place pour une telle rectitude. Ce qu'on raconte est présenté de telle sorte que le lecteur, qui était déjà convaincu de véracité en ouvrant un livre sur lequel apparaissait en lettres capitales le mot << histoire », est inconditiome~ement conduit à adopter la vision neutre qu'on lui présente. Le remplissage » effectué par l'historien, sans lequel tout livre d'histoire ne serait que la transcription en une liste fastidieuse et ennuyeuse de faits glanés ça et là dans des documents, n'est plus pris en charge par personne officiellement. Il n'y a plus de signes de destination ; tout se passe comme si l'Histoire se racontait elle-même. Cet accident a une camère considérable, puisqu'il correspond en fhit au discours historique dit "objectif' (dans lequel l'historien n'intervient jamais). En fait, dans ce cas, l'énonçant annule sa personne passionnelle, mais lui sublime une autre personne, la personne "objective" : Ie sujet subsiste dans sa plénitude, mais comme sujet objectif; c'est ce que Fustel de Coulanges appelait significativement (et assez naïvement) la de l'Histoire3' (Barthes : 1984, 168). Et devant cette dissimulation délibérée, le lecteur se sent en confiance, souvent aveuglément. Il a devant lui l'Histoire, la grande, la véritable ; il s'abreuve à la source du savoir d'un historien qui a travaïlI6 des années dans d'innombrables documents, parcourant le monde s'il le faut pour réunir la matiere de son récit. Ii ne viendra jarnais à son esprit l'idée que ce qu'il lit n'est peut-être pas exactement ce qui s'est produit, que la Bible eile- même fut écrite par des hommes qui créaient à partir de leur univers intérieur, que ne pas prendre en charge un récit ne le rend pas plus objectif. Il ne prendra pas le temps de se demander comment on peut parvenir à relater avec précision ce qui est hvéil y a cent, cinq cents ou deux mille ans, alors qu'il serait lui-même incapable de raconter dans les détails la semaine qu'il vient de passer, voire la journée ;que pour écrire sa vie propre, il Lui faudrait tout refaire du dehors, en se fiant à des lettres subjectives, à des témoignages non moins subjectifs et à sa capacité à refondre cet amalgame historiqzie sans trop la dissoudre, l'augmenter ou la transmuer. II aura la certitude de lire l'Histoire.

Mais il sera peut-être plus chanceux ou curieux que les autres. Il aura ainsi I'occasion de découvrir qu'une partie de ce qu'on appelle l'Histoire ne peut exister que par un effort de réflexion intelligent et logique mais très subjectif. Qu'un livre d'histoire n'est souvent qu'une création où là se jouent, comme sur une scène, le a mle » et les fantasmes de l'auteur, son art d'accréditer son discours, son habileté à faire oubLier au lecteur ce dont il ne parle pas, à lui fiire prendre partie pour le tout d'une époque, à fàire croire, par toutes les mes du récit, qu'un scénario raconte ce qui s'est passé. (De Certeau, 20)

II deviendra plus méfiant et commencera a se demander pourquoi et comment ? Pourquoi cherche-t-on à connaître le passé ? Et comment peut-on le trouver ? Un jour, il finira par voir que I'Kistoire n'existe pas et qu'il n'y a que des histoires : histoire des vainqueurs, histoire des oublieux, histoire des intéressés, histoire des naifs, histoire des rêveurs, histoire des écrivains. Et, parvenu à la fin de sa quête, il se dira sans doute que, roman historique et récit d'historien confondus, « tout ce qui se dit ou s'écrit sur les événements du passé est en partie faux, toujours incomplet et toujours réarrangé » .. . 39

39 Marguerite Yourcenar, Q& p. 119 1. CHAPITRE 3 De la vérité à la vraisembCance

Le fait qu'au cours des siècies une immensefable se soit développée, mec Arthur pour héros principal, ne prouve pas son caradèreficlr?f; de la mêmefaçon, les légendes qui concernent d'autres personnages tek que Moïse et Aristote ne prouvent pas qu'ils n'ontpas été des personnages hùton~ques.

Norma Lore Goodrich, Arthur

Ceux qui mettent le roman hisbrique dans une cafégorieà part oublien$ que le romancier nefaitjamais qu'inferpr&err,à l'aide desprocédés de son temps, un certain nombre defaitspmés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus né la même matière.que L'histoire. Tout autanf que Guerre et paiq l'œuvre de Romt est ia recon&uttuttond'un passé perdu.

Marguerite Yourcenar, fi Carnets de notes M des M6moires d'Hadrien 3.1 L'écrivain devant l'Histoire

On comprendra que les deux chapitres précédents ne prétendent pas poser une question inédite, mais figurent plutôt comme une réflexion nécessaire à toute entreprise de création qui désire entretenir un rapport avec l'histoire ou, du moins, comme une réflexion qui s'est imposée dans mon processus de création personnel. En effet, le travail de documentation nécessaire à mon projet de création m'avait plongé pour la première fois de façon concrète au cœur de la problématique de l'objectivité devant l'Histoire. le n'en étais déjà plus a la naïveté de mon enfance où je croyais pouvoir connaître parfatement le passé, mais j'avais encore la conviction qu'on pouvait fiôler l'Histoire. Si j'avais une idée de ce que pouvait être le travail d'imagination auquel s'adonnait obligatoirement tout historien, j'étais toujours demeuré du côté du consommateur d'histoire.

La réflexion que représentaient les deux premiers chapitres me désiilusionna et me choqua. D'une part, je venais de percevoir véritablement toute la subjectivité du discours historique en tant que créateur d'histoire ; d'autre part, je comprenais que la plupart des gens considèrent à tort encore aujourd'hui - et peut-être plus que jamais - qu'if y a adéquation entre le passé et ce qu'on en raconte. Si les historiens connaissent très bien pour les avoir souvent atteintes les limites de l'histoire, comment se fait-il que l'histoire continue d'être entourée de son aura de vérité par le commun des mortels ? En fait, la question dépasse Le domaine de l'histoire et s'étend à toutes les formes de savoir. Dans une certaine mesure, on pourrait comparer la confiance envers les « faits historiques » a celle qu'obtiennent généralement les « faits journalistiques » ou les « faits scientifiques » dans la croyance populaire. Le journaliste et le physicien, comme l'historien, connaissent les limites imposées par leur subjectivité mais les résultats de leur travail de généralisation et de synthèse jouissent quant à eux d'une confiance opriori. Cela s'explique par le fait que le destinataire de nouvelles, de découvertes ou de faits historiques ne reçoit seulement que les résultats du travail effectué pour les obtenir. On pourrait dire que tout se déroule comme si le périlleux voyage qui mène de l'a prion à l'a posteriori était fusionné aux résultats et qu'il se trouvait ainsi occulté par une ignorance des processus complexes qui s'opèrent dans toute démarche vers le réel. II faut avoir la foi ou avoir le désir et le temps d'expérimenter par soi-même tout en sachant fort bien qu'il nous sera impossible de redécouvrir à la fois la roue et le moteur à combustion.

C'est ce type de cdance en l'histoire qui m'avait lancé dans mon projet de roman historique sur Merlie Quand j'ai compris qu'il n'y avait pas d'histoire mais des histoiresy l'espérance de retrouver le Merlin bistonque s'évanouit. Merlin était mort et disparu à jamais, tout comme l'étaient au fond mes armées de jeunesse, voire la minute qui vient de s'écouler. Conscient du problème, j'entrepris alors de retrouver le Merlin le pius probable N en utilisant toutes les données disponibles, mon imagination et mon intuition le ne visais plus la vérité, mais la p&e N vraisemblancey qui est un autre ordre de vérité n40. J'allais faire de l'histoire.

3.2 Fréquenter le passé

Ne pouvant atteindre le véritable Merlin, ni même obtenir tout ce qui eût été nécessaire pour le peindre, il me fallait dans un premier temps réussir à connaître tout ce qui, dans un rapport plus ou moins étroit, touchait au personnage et à son époque. Je m'attaquai d'abord au personnage lui-même. On ne connaît que très peu de choses sur Merlin. En fat, seulement quatre textes anciens racontent des faits relatifs à Merlin dans une perspective historique :

C'est un texte latin du milieu du W siècle, de l'historien breton Gildas, De excidiu et conpesfid Britmrniae, qui pose les fondements de la figure de Merlin Dans ce récit des malheurs de sa patrie, I'historien raconte que les Bretons fiirent constamment attaqués par les Pictes et les Scots lorsque les Romains eurent retiré leurs légions de la Grande-Bretagne vers la £in de l'Empire. Les défaites se succédèrent, la pauvreté frappa et la peste fit des ravages. Les Bretons firent alors appel à un superbus tynmrs pour obtenir de Iraide des tribus saxonnes qui étaient sous son autorité.

" Ne& Corneau, Physiologie du roman, citk par Ndlod, p. 22. Elles débarquérent dans 1% mais firent la guerre a leur compte, ce qui ne fit qu'empirer la situation des Bretons. Par la suite, beaucoup d'entre eux émigrèrent vers le continent mais certains se r6fùgièrent dans les montagnes .et se regroupèrent autour d'un chef d'origine romaine : Aurelias AhbrosfusSÀ partir de ce moment, Les Bretons réussirent a remporter des victoires, jusqu'a la bataille du Mont Badon qui ramm la paix pendant quarante ans. Le nom d'Aureiius Ambrosius restera présent dans les chroniques suivantes jusqu'a se tradomer en celui de Merlin.

2. Hisforia eccIesiustfcugentis Angbrum

En 731, le chroniqueur Bède reprend textuekrnent dans son Historia eccZesiastzcu gentis AngZonnn Ie récit de Gildas : À cette époque, leur général et leur chef &ait Arnbrosius, aussi appelé Aurelianus ; il était d'origine romaine ; c'était un homme courageux et modéré- De son temps les Bretons reprirent courage ;il les exhorta à combaüre et leur promit la victoire. Avec l'aide de Dieu, ifs l'obtiment ;ils remportérait quelques succès, jusqu'à I'aollée où eut lieu Ie combat du Mont Mon, (Zumthor, 10)

Bien que les textes soient à peu de chose près identiques, Bède ajoute à la chronique de Gildas un élément nouveau : il nomme Ie superbus tyrmms appelé à: raide par les Bretons. Son nom est Vintigem. Cette apparition n'est pas sans importance pour le développement de la figure de Meriin.

3. Historia Brifonum

Un troisième texte s'ajoute à ceux de Gildas et Bède : l'Historia Brifommt (entre le Me et le X siècle). II s'agit d'un recueil anonyme (mais certains prétendent qu'il s'agit de l'œuvre de Nennius) constitue de fkagments de toute nature. C'est avec cet ouvrage que commencent concrètement à se dessiner certains traits du caractère de MerLin et des personnages de son univers. L'œuvre reprend maintes fois les noms d'hbrosius et de Guortigin5 qui de toute évidence est une variante du Vurtigern de Bède.

Le chapitre 40 de l'Historia Britomnn comporte un récit insolite qui lie indubitablement l'histoire de Guortigini et dtAmbrosius à celie des personnages de Vertigier et de Merlin que l'on trouve dans les versions médiévales de l'histoire de Merlin Le texte en question relate que pour se défendre contre l'ennemi, Le tyran Guortigirn entreprend de tàke construire une immense forteresse ;les matériaux sont à peine disposés sur le chantier qu'ils disparaissent en une seule nuit et sans raison apparente. Le prodige se produit trois fois avant que le roi ne consulte ses sorciers, qui lui hentque sa forteresse ne pouma être terminée que si l'on mêle aux fondations le sang d'un enfant sans père. Guortigirn envoie des messagers qui finissent par trouver un tel orphelin : « Et juravif illis pemnon habere »41. Ils s'emparent de lui et l'emmènent à Guortigirn. Une fois devant lui, le jeune captif affirme que verser son sang sur les fondation serait inutile, car Ta forteresse s'écrouie à cause de deux dragons qui sont dans une nappe d'eau sous les fondations- On creuse et on découvre les deux bêtes, qui se jettent violemment l'une sur l'autre. Ltentànt donne ensuite l'interprétation de ce combat qui s'avère Ztre un symbole de la défite prochaine de Guortigirn. Furieux en entendant ces paroles, le roi s'empresse de demander quel est le nom de celui qui ose avancer de tels propos : « Ambrosius vocor )) (182 ;&ad. : a On m'appelle Ambrosius »).

Le quatrième ouvrage dans lequel se construit la figure de Merlin est celui d'm Mois nommé GeoBoy de Monmouth, 1'Ristona Re- Britmiae (vers 1135). Dans ce récit, Wortegins le Guortigim de L'Historia B~tum,usurpe le pouvoir en faisant périr le nIs héritier de l'empereur Constantin, Constant, qui laisse comme dssuccesseurs deux e&ts, Aurélius et Uter, qui sont précipitamment emmenés en Armorique par leurs tuteurs. Ayant échappé à la mort am mains des Saxons, Wortegim consulte ses sorciers pour savoir comment se protéger. Ils fui conseillent d'édifier une forteresse ;étrangement, les fondations de la construction ne tiennent pas en place. A ce point du récit, on retrouve presque intégralement l'épisode de la tour de IWistoria Britonum. On part à la recherche d'un enfant sans père qui pourrait, a£lïrment la conseillers, de son sang solicBer la

4' Ferdinand Lof Nennius et 1Yhtoria Britonum, Parisi, Librairie ancienne Honoré Champion, 1934, p- 180 ; traduction :a Et celui-ci jura qu'il n'avait pas de père ». structure- Les envoyés de l'usurpateur amivent à Kuemedin, et là, ils sont témoins d'une dispute : Denique, cum rmrthmz diei praeterissef subita lis orta est inter duos juvenes, quorum erant nOtniLles Merlinus atque Dinabntnis, Certmtibus vero @sis dixit Dmabuiius ad Merlinum : quid mecum contendis, fktue ? Nurnquarn nobis eaherït nobilitas. Ego enim ex origine reg= aditus sum ex utraque parte generationis meae ; de te autem nescÏtur quis sis, cum patrem non habeas. "

Ainsi apparaît pour la première fois le nom de Merlin, enfant sans père. Pourquoi l'auteur a-t-il appelé l'enf'ant Merlimrs ? Aucun texte ne semble donner de réponse à, cette question. Plus curieux encore, Merhus et Ambrosius sont désonnais le même et unique personnage : << Tmc ait Merlïnus7 qui et Ambrosius dicebatur... )) (Faral, III, 188 ;trad. : Alors Merh, qui s'appelait aussi Ambrosius .. . ») .

Ce sont là les seuls textes historiques D relatÏf5 a Merlin En apparence, le matériau livré était bien mince. Mais outre quelques détails sur des noms, des lieux et une fortuite rencontre entre un enfant unique et un usurpateur, ces quatre textes m'avaient livré un fiiit qui allait profondément influencer mon récit : Merh a vécu non pas au beau milieu du Moyen Âge comme l'ont présenté tous les textes médiévaq mais au Se et siècles de notre ère. Mon décor pouvait commencer à prendre forme. Aussitôt, je me plongeai dans L'histoire de cette période. Ii me fallait apprendre tout ce qu'il m'était possible d'apprendre, de détails aussi précis que la dimension des Eles britanniques (314 951 Kma), la popdation bntome pendant la période la plus prospére de L'occupation romaine (1 don) ou kt superfkie de Londinium (13 hectares) à des générahés telles que le climat, le type de d, la faune et la flore. Mon approche, cependanf était sans doute dinérente de celle du lecteur qui cherche à connaître une époque donnée. Chacune de mes lectures constnllsait le décor de mon fiitur roman, mais aussi un décor imaginaire qui m'environnait véritablement. Peu à. peu, je m'entourai par l'esprit des couleurs des rivages de la Brh~ia,de sa faune, de sa flore. Je regardai, et touchai même, ses enceintes de pierre, ses ddmens et ses forteresses

42 ]Edmond Far& La légende arthurienne, tome III, p. 186 ;trad :« Comme le jour était déjà bien avancé, une querelle s'éleva soudain entre deux garçons, nom&Merlin et Dinabut Au cours de la dispute, Dinabut s'adressa ainsi à Merlin :"Puurquoi riva2ises-tu avec moi, insensé ? Nous n'aurons jamais la même condition. Moï, je suis d'origine rayale par mon pére et ma mère. Quant Il toi, on ignore qui tu es metu n'as pas de père". gigantesques qui hébergeaient des légionnaires romains. Je m'imaginais même en promenade sur une longue route romaine' peut-être celle qui va de Deva à Londinium et que Merlin a sans doute parcourue des centaines de fois. Je cherchais à sentir la pierre concassée sous mes pieds, à respirer I'air briton et à regarder le paysage qui S'OS&a i'horizon Cela pmntrasans doute étrange & plusieurs, mais je poussai ma chimère jusqu'à me faire surprendre par une averse et évoquer ce que ce ciel imprévisible pouvait inspirer à mes personnages, surpris de la même manière. C'était le même bleu ou gis qui recouvrait nos têtes, mais quelque chose de fondamentalement différent séparait la perception que nous en avions. Parfois, j'arrivais à sentir cette chose que le temps avait trandonnée.

La politique occupa une grande importance dans ce travaii d'architecture romanesque. Nous sommes en grande partie ce qu'est notre société, ou du moins notre siècle- Les arrangements civils, sociaux et économiques jouent pour beaucoup dans notre fàçun de - voir, notre impression d'être libre de penser ou d'agir. Ils devaient également produire les hommes des 5' et 6c siècles. Je m'attardai principalement sur la question de l'appartenance. La Britannia était conquise depuis longtemps au temps de Merlin. La colonisation avait sans doute fait son œuvre, mais les archéologues ont fait des découvertes qui révèlent que les rites celtes, peut-être ceux des druides, les croyances typiquement britomes et certaines habitudes de vie avaient perduré au quotidien. Il s'agissait d'une situation presque unique dans l'empire romain Les conquis, habituelfement, finissaient par concorder en tous points avec les habitants de Rome. Et non seulement leur ressemblait-on, mais on voulait les imiter à tout prix et ce qui demeurait étranger awr us et couhimes romains était méprisé. En Britannia, les choses avaient été un peu différentes. Les Bntons étaient certes romanisés et prétendre le contraire montrerait qu'on ne connaît pas la plus puissante machine romaine : non pas ceile de la guerre' mais celle de l'assimiiation Je ne crois pas que l'histoire ait connu d'autre cas aussi &ident d'admiration aveugle devant un peuple et sa culture. Certains peuples se livrèrent carrément à Rome pour faire partie de l'Empire et vivre à la romaine. Ii n'y a que les Américains qui aujourd'hui, matheureusement, peuvent se targuer d'exercer une idluence qui ressemble de loin à celle qu'obtinrent les Romains. Il me fallait faire une supposition pour expfiquer la résistance bntome. n me sembIa que la tradition était une hypothèse interessante. Toutes les sociétés possèdent leurs sages, leurs guérisseurs, leurs prêtres. Mais toutes n'ont pas été aussi bien organisées, hiérarchisées et disciplinées que le fut la société celte autour des druides. Les premières tentatives de conquêtes de la Britannia par César fixent tenues en échec par un système druidique extrêmement efficace. Les recherches que j'entrepris sur les druides me révélèrent I'ampleur de ce qu'on appelle la société druidique. Comme toute société digne de ce nom, la société celtique avait élaboré un code de conduite et de gestion très efficace. Toutefois, ses arrangements diéraient en ce qu'elle demeurait profondément rattachée aux cycles naturels et à 17enviromement.

T'ai ainsi compris pourquoi Merlin avait souvent été pris pour un druide. Il n'y avait sans doute plus de système druidique officiel N au temps de Merlin, du moins pas de façon aussi organisée qu'au 1- siècle av. J-C, mais quelque chose dans le druidisme avait dû résister à la machine romaine et Merlin devait être lié de très près à cette résistance. En même temps, il n'avait sans doute pas pu rester insensible à la culture romaine qui n'était plus, est4 nécessaire de le préciser, la culhire de l'envahisseur un demi-siècle après la conquête mais la culture des Bitons. Cette hypothèse me permit de donner son caractère unique à Merlin, celui du défenseur du droit celte qui se comporte jusqu'à un certain point comme le ferait un empereur de Rome, mais aussi de créer des patriotes du genre de Démétius, Vdgern et Uter qui, quoique livrant des combats différents en apparence, se ressemblent fondamentalement-

La question religieuse fÙt également au centre de mes recherches et de mes réflexions. Le druidisme avait sans doute encore une petite place, mais le christianisme était en plein essor. Sa reconnaissance comme religion officielle était encore relativement récente et sa popularité ne cessait de grandir. La Bntannia occupait à ce niveau aussi une place particulière. Éloignée du centre du christianisme, on y envoyait des « missionnaires N pour enseigner la Parole. L'accueil en Britannia devait être fort différent de ce qu'il fût d'abord en Irlande. Rome avait reconnu le christianisme comme religion officielle et sans doute beaucoup de Britons avaient fat aussi de même. Amver en Britannia avec un titre d'évêque devait déjà favoriser le bon accueil. Rome était chrétie~e,on voulait l'être. Les nombreux monastères qui fixent construits en Britannia et en Irlande témoignent de l'importance que prit rapidement la nouvelle religion en ces lim En même temps, là se remarque également une différence entre la Britannia et les autres. L'évangéiisation se faisait en général assez aisément et le martyr des premiers chrétiens portait nuit. En Brïtannia, une résistance est perceptib1e. Des traditions étrangères au christianisme du continent », par exemple la tonsure des cheveux d'une oreille à l'autre qui n'existait qu'en Britannia, et des hérésies particulièrement puissantes, comme dede Pelage dit (( l'Anglais B mais qu'on devrait sans doute dire « Brïton », montrent une persistance de quelque ré£iexïon différente oy du moins, une évolution dans un contexte particulier. ravis trouvé là une des caractéristiques de 17éducationde Dubricius et le principal du personnage de Blaiz. Pour ce dernier' en particulier pour l'anecdote de son nom, je mis a contribution une observation de Viarqué : Viemarqué notïced how, in the probably spurious poem Vira Merfini, Merlin's companicm in the forests is called Lupus (wolf), which in BreCm is a proper name spelled Blaidd but pmounced Bl.,or Iike the French BhSe @ronound biez). Naw, continueci Vi-~é, Lupzts îs the Latin name of the Bishop of Troyes in France, who was serxt ta Britain in the fifb centwyceatusr He was hetd-to be the.greatest preiate of his age. He would have been a fit master for Merlin who,.tftought Vïemarquéy came fkom Britanny, France, in any case, and not 6om Britam. (Goodnch r 198%,51-52)

Le squelette de mon récit commençait a prendre forme- Il me restait toutefois une question primordiale à résoudre. Les questions politiques et religieuses n'avaient pas domré une manière de vivre à mes personnages. Pour en amiver à. une vie quotidienne vraisemblable, j'utiiisai ce que j'avais conçu pour ces premières interrogations. Si les Britons étaient différents sur ces points, il l'avaient peut-être été dans leur existence de tous les jours. Ainsi je me les figurai comme vivant selon les lois et les mœurs romaines, mais ayant conservé certains aspect particuliers de leurs ancêtres celtes. Je lus donc à la fois sur la vie romaine en ces siècles et sur la société celte disparue. Pmle principal, mes personnages allaient être romains' mais je notai attentivement les caractéristiques du peuple celte qui me semblaient les plus remarquables pour les insuffler dans la mentalité des principaux protagonistes. Yen arrivai à créer un équilire possible entre ces deux mondes- C'est pourquoi Vurtigern prêche le retour aux anciennes traditions, pourquoi Démétius se comporte comme un guemer celte, pourquoi BIaiz consewe ce quelque chose qu'on a sans doute retrouvé chez certains anciens sages celtes et, enfin, pourquoi Amis ressemble beaucoup plus, dans sa façon d'envisager la guerre et la politique, à un chef barbare » qu'à un empereur romain. En même temps, chacun d'eux conserve les caractères du Romain tel que je me le suis imaginé à partir de mes recherches. Enfin, ce fùt la lecture d'un passage de L'admirable Merlin de Goodnch qui me donna l'idée de la double identité de MerWDubricius. Both Merlin and Dubricius were bom to be educated for the Church, bdh --of- the-woman, bom into the priestly mitht was that Brychan. [..,] Bath persmages are born of unknown fathers and in places unknown. Both kept one fbat m Wdes and other ni Scotland, ahhought they were then two separate realms but cme Cehic nation undividecl even eoxn Ireland and ComWâU, Bath great men were pdïgies, outstanding becanse of learning, hteîligence, ingmuity* and wisdom, (ûaidriçh : 1988,314)

Outre l'intérêt pdderque pouvait générer cette hypothèse, elle s'insérait parfaitement daos le récit du possible tout en expliquant t'inconstance et Ia mobilité du Merlia légendaire. Quant au caractère agressif d'Arthur, s'il tranche avec le roi bon et de%onnaire qu'ont présenté les écrivains du Moyen Âgey il m'est apparu une évidence, car nous savons par NeMius qu'Arthw avait une réputation de cruauté depuis son enfance, qu'il

était difficile à rnaiAtriseret beIlïqueux )) (Goodnch : 1991'99).

Une fois ce décor installé, je devais en venir aux faits. Évidemment, il fallait que le désespoir d'un peuple abandonné par ses conqudrants et se retrouvant aux prises avec leurs anciens ennemis soit au premier plan railais relater I'organisation d'me résistance extraordinaire et désespérée, menée par des personnages, Mer& Uter, Vurtigern, Amis et ses chevaliers, que les plus récentes études comiderent à juste titre comme ayant un fondement historique. Ii m'eût été facile de m'en tenir à cette résistance en la situant dans le contexte socio-économique et religieux que j'avais établi. Mais là entre en jeu une inspiration toute personnelle que j'avais depuis mes premières fréquentations avec le personnage de Merlin.

Mon mémoire de maîtrise, une psychocritique de la problématique de père dans la légende de Merlui, m'avait permis de lire à peu près tout ce qui conceme Merlin ou Arthur et qui date d'avant le 20e siécle, siècle que je n'aurais pu explorer en entier vu le foisonnement des œuvres relatives à la légende arthununenne.De la Vita Merhi de GeofEoy de onm mou th^^ à L 'Enchanteur p~~rn~~tde Guillaume Apollinairey en passant par Ia trilogie attribuée à Robert de Boron, je dévorai tout- Or, chacune de mes lectures,, en particulier ceiles des textes médiévaw me jetait dans de profondes réflexions parce que toute lu littérature arfhurierme &fiction est jusp 'à m certd point concor&nfe. On y trouve certes des anachronismes flagrants, des discordances évidentes et des invraisemblances qui font partie du charme du genre, mais du même coup on peut y déceler une structure souple mais consistante d'où il est possible de tirer une généalogie assez complète, une évolution temporelle logique et, surtout, une démarche de fictionnalisation de données itératives. Bien sûr, on sait qu'il n'était pas rare que des auteurs utilisent le matériel d'un prédécesseur ou même d'un contemporain pour y ajouter des éIéments et en faire une nouvelle aeuvre, mais le nombre élevé de récurrences thématiques diversifiées permet de penser qu'il y a une trame réelle qui soutient l'univers arthunen- Des f~tsréels de la fin de l'Antiquité ont stimulé L'imagination médiévale.

Partant de cette hypothèse, j'effectuai un travail de dérnythisati'un fort contestable du point de vue scientifique N mais en réalité pas très différent de ce que font beaucoup d'historiens. Si les données itératives avaient prise dans le réel ouy du moins, dans ce qui avait sans doute été présenté comme tel dans des textes que nous n'avons plus, les fàits que la légende avait retenus devenaient des ouvertures vers un passé factuel si intéressant que la mémoire en avait retenu le plus extraordinaire, ce qui touchait le plus L'esprit. Je traitai chaque événement important de la légende comme une terre où on a laissé longtemps les herbes s'enraciner. Du bon grain et de L'ivraie7il me fdait juger. Je cherchai la science rare dans la magie, le subterhge habile sous le miracle, le vraisemblable dans le faux et le probable dans l'impossible. Peu à peu, mon débroussdlage dégagea des « faits » qui allaient être la chaire de mon euvre. Demere la naissance de Merlin fils d'une vierge et d'un incube, à la fois homme, Dieu et Diable, se dessinait une naissance étrange qui edamme les esprits en quête de fantastique. Sous l'image du scribe qui participe à la

43 Ii eût été fautifde placer la Yita MerIini dans les récits prétendument historique. Si Gwfroy de Monmouth était parvenu à donner âsairs historiques à son histoire des rois de Bretagne, il n'en est pas de même pur sa seconde œuvre qui nous est parvenue, La Yita est un mélange disp.ratede récits, d'aaecdotes et de dissimulation d'une troublante naissance diabolique, à la protection de son fils adoptif et qui tient minutieusement Le jodde celui-ci devenu adulte, je tirai le sage protecteur qui le voit naÎtre et qui I'éduque. Les pouvoirs magiques qui permettent d7accompk des merveiUu et Les nombreuses prophéties devenaient des wdssances rares mais possibles mises au se~cede la patrie. mêlées à une sagesse et une lucidité exceptionneUes mais pas uniques. La crainte et le respect étaient atîribuables à une intelligence remarquable qui avait su mystifier des esprits plus simples ou impressionnabIes. Un rocher surnaturel dans lequel était fichée une épée qui déciderait de l'attribution du pouvoir devenait une superchene habilement menée. Des morts suspectes, des attaques invisibles ou imprévues étaient rendues réelles et possibles dans un contexte de pouvoir, de superstition et de crédulité. J'en arrivais à ce qu'avait sans doute été le monde de Merlin ou, du moins, à ce qu'il aurait pu être.

3.2 Se détacher du présent

Le piège le plus dangereux pour qui fréquente L'histoire est de voir le passé selon son temps. On dira qu'on ne voit toujours qu'avec ses yeux et que l'histoire est toujours interprétée selon son siècle. Soit, mais Ia prudence est toujours de mise lorsqu7il s'agit de sentir L'air d'un autre temps. Une quantité impressionnante de pièges et d'embcches jonchent la route qui mène à un roman historique plausible. En tout premier lieu, il faut éviter l'anachronisme, ce talon d'Achille qui fait sourire méchamment le lecteur d'histoire7 heureux d'avoir pu apercevoir ce traître qui annule le a pacte historique ». On se souviendra de cette scène cinématographique du nIm Ben Hw où un légionnaire romain porte une montre au poignet ! Cette erreur mémorable continue aujourd'hui d'être une anecdote qu'on raconte un peu partout. Même si le roman historique se prête moins a une telle invraisemblance, l'écrivain qui raconte l'histoire doit se montrer vigilant. À chaque ligne, le présent menace de s'infiltrer dans le passé et si ce n'est pas toujours l'évidence d'une

descriptions dont on comprend mal la raison d'être. On y retrouve par contre certains traits de Merlin que les auteurs médiévaux inséreront dans leurs récits. montre au poignet d'un homme de l'Antiquité qui trahit l'effort de vraisemblance, ce peut être un objet, une description, un personnageyune phrase ou un mot.

C'est pourquoi il faut en arriver a tout connaîae sur l'époque choisie, du moins tout ce qu'il est possible de connaître. Mais ce n'est pas suEsant- Pour écrire mon roman, je savais qu'il ne sufFràit pas d'éviter de fournir à Merlin un coupé sport pour atteindre la vraisemblance. Mes personnages auraient à parlery à réff eChiry à percevoir leur époque et les gens qui les entourent et a porter des jugements sur eux NOUSavons ici la raison du type de narration choisie. La version initiale du premier chapitre était prise en charge par un narrateur omniscient C'était une emeur. Le résultat était théorique et impersomd. Je ne prétends pas qu'un roman historique doive toujours être écrit au a je ». D'excellents romans historiques utilisent d'autres mes de narration. Pour ma part, j'attribuai le mauvais résultat a mon incapacité à jouer le dieu d'un univers passé. J'aurais pu jouer le narrateur omniscient qui ne dit pas tout, mais ce choix m'eût obligé tout de même a trier ce qui devait être dit ou tu.. . C'est après cet échec que Merlin s'imposa comme narrateur. J'aMis acquis sufnsamment de matériau pour tenter de me mettre dans sa peau. Devant mon clavier, je m'imaginai être ce vieil homme arrivé à la fin de sa vie, fier de tout ce qu'il avait accompli, déçu de cette fin tragique et, surtout, E?tigué d'être le grand Merlin, celui dont on dit autant de bien que de mal. « J'arrive à peine du mausolée d'Artus et mes yeux ne sont pas encore taris B. La phrase avait coulé d'elle-même. J'étais un prophète par qui passait la pensée d'un autre. Te pouvais ressentir ce qu'il avait ressenti. Sa rage, son désespoir, sa nostalgie, son amour aussi. A l'instar de l'historien Alain corbùi4'$, je travaillai comme au ciné- en a caméra subjective N, quand le spectateur ne voit que ce que le héros voit à travers la caméra- Tout ce qui pouvait être vu, ressenti ou pensé l'était par l'esprit de Merlui.

Ce dédoublement de personnalité necessitait un effort ininterrompu, une attention constante. Durant mes périodes d'écriture, il me fallait entrer dans la peau de Merlin à cent pour cent. Toute inattention éloignait Merlin en me ramenant à moi-même. Par contre, lorsque ma concentration était parfaite, jj'étais Merlin racontant ses mémoires et je crois êe

44 Voir « Les mondes retrouvés de l'historien. Entretien avec Alain Corbin D, , dans Ruano-Borbalan, p- 257- 264. parvenu a faire sentir ce processus d'identification avec mon personnage- Sans remettre inutilement sur le plancher la question -d'identification entre auteur et narrateur, il est évident que mon Merh est contenu en entier dans mon esprit- Cependank Merlin n'est pas moi, ni non plus une partie de moi. Tout mon travail d'écriture a été rendu possible par des centaines d'heures passées à me créer un cerveau et un cœur- de Merlin. Le résultat est comme deux cercles qui se superposent partiellement. Dans I'q on a ce que je suis, au centre ce qui est commun à Merlin et moi, enfis une partie qui est Merlin et uniquement lui.

Si ce travail d'identification confere au roman une saveur plus « historique », il le rend du même coup un peu moins accessible, car tout le texte a été écrit dans une perspective du 6esiècle ec du point de vue de Merlin, pour des gens de ce siècle. NéId aflume que a ceux qui écrivent un récit contemporain omettent de précieuses indications de vie quotidienne : ceues-ci impriment cependant le cachet d'exotisme dans le temps que cherche le lecteur en se penchant sur le passé » (20). Mais je ne voulais surtout pas d'un Merlin exotique. Je voulais un Meriin authentique. Ii eût été aussi déplacé de fke parler Merlin de certains aspects de sa vie quotidie~eque le seraiit un roman &aïtant d'un sujet contemporah qui consacrerait une page à décrire ce que sont des lunettes parce qu'un des pecso-es en porte. Par contre' je me suis permis de doraner à Merlin une intuition sur un monde fiitur qui a pour but de renvoyer le lecteur à une connaissance qu'il possède mais que Me~1i.nne pouvait qu'entrevoir.

En contrepartiet si Merlin ne devait pas insister sur des évidences de son temps, il se devait d'être doté d'une inconscience de taut ce que je savais de son fùtur. Pour ce faire, il me fanait réussir là où beaucoup de rom- historiques échouent, en parvenant B regarder les choses de la façon dont les hommes les ont vécues, inquiets de l'avenir », (Body, 143). J'ai limité les contraintes de cette difnculté en faisant parler Merlin au passé. Toute sa vie lui était ainsi cornue et seul le £ûtur cllu vieillard duait sur ce qui devait être raconté. C'est d'ailleurs un jeu qui s'installe volontairement entre le narrateur et le lecteur parce que Merlin fait allusion fiéquenunent à un passé que le lecteur ne connaît pas parfaitement, mais dont il a déjà entendu parler dans la lé-sende. Ii est utopique de s'imaginer pouvoir parfkitement rendre compte d'un acte de création- i'ai ici tenté l'impossible et on me pardonnera mon &onterie, je l'espère. Tout ce qui se rapporte au savoir nécessaire à la construction d'un roman historique est exprimable. Cependant, tout ce qui touche à l'imagination ou l'inspiration demeure beaucoup- plus nébule- même pour celui qui écrit. Nous en revenons aux Muses, parfois généreuses mais combien discrètes. Elles m'auront certainement porté sur leur dos dans mon difncile voyage vers le monde de Merh. J'ai livré ce dont je suis responsable- Pour le reste, et vous m'en voyez sincèrement désolé, il faudra interroger Calliope. CONCLUSION

« Ce que raconte l'histoire n'est que le long rêve, le songe lourd et confus de l'humanité », disait ~chopenhauer~~.S'il nous est impossible de conmitre parfaitement ce qui se propose à nos yeux tous les jours ;si nous ne sommes pas même capables d'avoir la certitude absolue de ce qui s'est déroulé il y a une heure ;si nous savons que tous ce que nous disons est rarement ce que nous aurions exactement souhaité dire, que ces propos sont partiellement compris et toujours réinterprétés par les esprits auxquels nous nous ackessons, nous ne pouvons plus appréhender l'Histoire de la même manière. L'Histoire, wmme le réel, n'est pas accessible et nuf ne peut prétendre pouvoir, serait-ce en s'appuyant sur des classeurs remplis de notes, de documents et depreuves, rendre ce qui a été.

Tout être qui eéquente L'Histoire, qu'il soit écrivain, historien ou simple curiew, se doit de le faire avec la plus grande perspicacité, le plus de volonté et d'efforts possible, la plus honnête approche qui soit ;il se doit de chercher avec la part de son esprit la plus pure et cela seul est en soi une difficulté presque insurmontable. Devant l'inconnaissable, cbaeun se doit d'être humble. Le possible, le probable, i'envisageable, sont à sa portée, mais jamais la vérité. Ce que l'histoire peut nous enseigner, car elle peut tout de même quelque chose, c'est dans l'humilité qu'elle se doit de le faire. L'histoire peut sans doute nous faire deux comprendre notre temps en domt cet aperçu fiagile des civilisations anciennes ; eue a probablement l'obligation de le faire. Mais un roman historique devrait avoir la même responsabilité. Seuls les mauvais romans historiques (qui en fait n'en sont pas) se permettent de raconter n'importe quoi sous le couvert des artifices d'une époque. D'un point de vue cherchant à objectiver l'Histoire, il n'est donc pas faux dYafErmerqu'un bon roman historique vaut un bon récit historique. Pour prétendre le contraire, il faudrait croire à une certaine infaillibilité de l'histoire, et cela nous est désonnais impossible.

Dans cette perspective, de nombreuses avenues sYofEentà de fùtures recherches. Une des principaies sera assurément de comparer dans le contexte et dans le texte romans

- 45 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, cité par Fiorence Montreynaud, p. 248. historiques et récits d'historien. Ce type d'analyse comparative devrait se fXre sur quatre niveaux : 1. Les enjeux : c'est-à-dire tout ce qui se rapporte à l'angle sous lequel I'auteur a abordé son sujet, à son ou ses hypothkes (car iI y en a toujours), à son-intérêt dans l'étude en qdoqà ses objectifs et visées. 2. La préparation : Qui écrit ? Quelles sont ses connaissances, son savoir, sa crédibilité ? Quelles sources l'auteur a-t-il utilisées pour construire son matériau ? 3. La narration : Qui est le destinateur ? Le narrateur ? Quel est le temps de la namation ? Qui est le destinataire ? Quel est le but visé par le type de narration choisi ? Les objectifs sont-ils atteints ? Quels sont les repères qui permettent de sentir Ia subjectivité volontaire ou non de celui qui écrii ? J'ai brièvement abordé la question de la narration apparemment objective du récit d'historien. Une analyse pourrait sans doute permettre de déceler tout ce qu'il y a de subjectif dans le désir de l'historien à vouloir paraiAtreobjectif" 4. Le résultat : Quel effet produit l'œuvre ? Quelle part de Fiction ou d'HÏstoire est4 possible au lecteur de dégager et de sentir ? Quelle est l'impression Me de l'œuvre ? Évidemment, une telle étude devrait premièrement exiger une comparaison équitable ;je vois mal comment on pourrait comparer un roman historique du WP siècle avec un récit d'historien du XX", ou vice-versa. Les deux œuvres devraient avoir été écrites a moins de quelques dizaines d'années d'intewalle. En outre, il faudrait chercher à comparer un bon roman historique à un bon récit d'historien, et là, seul le jugement du chercheur pourra décider de ce qui est comparable.

Quant à moi, je continuerai de m'interroger sur la problématique que pose L'Histoire. Une certaine angoisse surgit devant la disparition d'une certitude historique, d'un point de repère dans la durée, d'une ancre dans la tempête de Chronos. Une inquiétude et un désarroi qui ressemblent sans doute à celui d'un amnésique qui ne sait plus qui il est. Peut- être est-ce cette peur même qui a donné toute sa force, toute sa gloire et toute sa crédiité à l'histoire ? Sans elle, nous perdons tous une partie de ce qui constituait depuis notre enfance ce que nous sommes. L'op- du peuple aura sans doute été établi sur les effets d'un narcotique encore plus puissant : I'histoire. Bibliographie sommaire Section réflexion

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Histoire (passé) I ~éei(nouménal) I filtre des sens fdtre de (a réflenon pièces historiques réalité sensible

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perception fdtre heuristique rérilit6 intelligible

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