Bulletin de l’association de géographes français Géographies

95-2 | 2018 L’Afrique, du Sahel et du à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations Africa,from the Sahel and The Sahara to the Mediterranean Sea. Integrations, circulations and fragmentations

Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/bagf/2953 DOI : 10.4000/bagf.2953 ISSN : 2275-5195

Éditeur Association AGF

Édition imprimée Date de publication : 27 juillet 2018 ISSN : 0004-5322

Référence électronique Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin (dir.), Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018, « L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations » [En ligne], mis en ligne le 27 juillet 2019, consulté le 03 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/bagf/2953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bagf.2953

Ce document a été généré automatiquement le 3 octobre 2020.

Bulletin de l’association de géographes français 1

SOMMAIRE

L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin

Le foncier pastoral au Sahel, des mobilités fragilisées Alexis Gonin

La Grande muraille verte au Sahel : entre ambitions globales et ancrage local Ronan Mugelé

La région du lac Tchad face à la crise Boko Haram : interdépendances et vulnérabilités d’une charnière sahélienne Géraud Magrin et Christine Raimond

Les places marchandes du made in China au Caire et à Oran : mondialisation et transformations des espaces et des pratiques de consommation Anne Bouhali

Entre Afrique du Nord et de l’Ouest, les relations transsahariennes à un moment charnière Nora Mareï et Olivier Ninot

L’échec de la partition d’un État à la charnière entre monde arabe et Afrique subsaharienne : le cas du Soudan Alice Franck

Ruées vers l’or au Soudan, au Tchad et au Sahel : logiques étatiques, mobilités et contrôle territorial Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin

Marginalité, spécificités et instabilité du tourisme saharien Laurent Gagnol

Du kif au haschich : évolution de l’industrie du cannabis au Maroc Pierre-Arnaud Chouvy

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 2

L’Afrique, du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intégrations, circulations et fragmentations Africa, from the Sahel and the Sahara to the Mediterranean Sea. Integrations, circulations and fragmentations

Catherine Fournet-Guérin et Géraud Magrin

1. L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée : intérêt et limites d’un cadre géographique d’analyse

1 Le cadre géographique de la question sur l’Afrique proposée aux concours de l’enseignement secondaire (2017-2018 et 2018-2019) mérite d’être considéré à la lumière, d’une part, de l’organisation des champs scientifiques qui étudient les espaces en question, et d’autre part de leur fonctionnement. Il reflète une avancée et un impensé.

2 L’avancée tient au dépassement des frontières des mondes scientifiques qui séparent d’une manière artificielle l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Si l’on sait depuis longtemps que le Sahara n’est pas une barrière, la recherche continue assez largement de refléter l’organisation ancienne de mondes cloisonnés. Depuis une dizaine d’années, les travaux de géographes sur les circulations transsahariennes se sont multipliés [par exemple Brachet 2009, Choplin & Pliez 2018], mais ils demeurent peu nombreux au regard de sphères scientifiques établies de longue date et qui ne dialoguent guère. De manière révélatrice, les textes réunis dans ce numéro sont le reflet de cette césure : seuls deux textes portent sur l’Afrique du Nord, tandis que la majorité d’entre eux (au moins cinq) a pour cadre l’Afrique sahélienne, plus précisément encore l’Afrique de l’Ouest. Cette dissymétrie illustre le poids ancien dans les études géographiques francophones de cet espace, héritage direct des liens coloniaux, tandis que les études portant sur le Maghreb ont fortement décliné à la suite des indépendances dans les années 1950 et surtout 1960 pour l’Algérie. Ces champs

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 3

géographiques et scientifiques (Afrique du Nord / Afrique sahélienne et au-delà) se sont structurés au fil des décennies de manière relativement séparée, donnant lieu à des réseaux d’universitaires et de chercheurs différents, à des sphères bibliographiques parfois éloignées, à une vie scientifique fragmentée. Dans ces conditions, l’invitation du programme des concours à s’intéresser aux logiques de mobilités et de circulations de différents ordres (humaines, économiques, de modèles, etc.) à plusieurs échelles, et à ne pas restreindre les raisonnements aux frontières étatiques, est en phase avec les dynamiques scientifiques contemporaines. En témoignent les textes portant sur les échanges transsahariens.

3 L’impensé tient aux limites méridionales et orientales de la zone au programme.

4 À l’est, les textes de présentation du programme demeurent vagues : les pays de la Corne de l’Afrique sont-ils inclus dans l’espace d’étude ? L’Éthiopie constitue un monde en soi et ne relève guère que par un lointain effet de voisinage des enjeux sahélo- sahariens. Les Éthiopisants en sont d’ailleurs bien convaincus. Que l’Érythrée et surtout le monde somali partagent certains enjeux de l’Afrique sèche sahélo-saharienne – dynamiques environnementales, stress climatique, crises de sociétés pastorales travaillées par la radicalité islamiste – ne suffit pas à convaincre d’une unité fonctionnelle. Le flou relève de ces indéterminations soumises à l’habileté des candidats, à qui il appartient, en fonction du sujet, de proposer ou non des incursions timides sur ces terres est-africaines périphériques à la question.

5 Le problème est autrement sérieux s’agissant des franges méridionales de l’aire au programme. Le Sahel et le Sahara ont été victimes d’un retournement de territoire [Côte 1988 , Retaillé 1995] à partir des premières phases de la mondialisation, mouvement qui s’est amplifié durant le XXe siècle. En effet, les flux économiques de l’extraversion qui connectaient les empires sahéliens au monde méditerranéen à travers le Sahara ont été progressivement détournés vers le littoral du Golfe de Guinée, qui a polarisé le peuplement, l’urbanisation et l’économie moderne, laissant la charnière sahélienne en déshérence sur son versant nord [Retaillé 2014]. En outre, le découpage étatique colonial qui forme encore aujourd’hui l’ossature politique de l’Afrique a fait en sorte d’associer des portions d’espaces relevant de plusieurs domaines climatiques (deux, trois, voire davantage). Le Sahel appartient à des territoires d’État qui ont une composante saharienne (Mauritanie, Soudan), mais aussi une composante soudanienne (Tchad, Mali, Sénégal, Burkina Faso), voire guinéenne (Nigeria, Cameroun), et celle-ci pèse souvent très lourd : l’organisation des infrastructures et des axes de transport, les économies de rente, les mobilités de travail, les échanges agricoles régionaux (produits de l’agriculture et de l’élevage), les transhumances, obéissent bien davantage à un tropisme méridional que nord sahélien et saharien. La découverte récente de l’importance des flux commerciaux informels à travers le Sahara, l’émergence de la fonction de transit migratoire des pays de l’Afrique du Nord pour les Sub-sahariens, ou encore les progrès de l’intégration régionale… ne doivent pas occulter un fonctionnement de l’espace géographique dépendant avant tout de structures économiques et démographiques construites à travers les dernières étapes de la mondialisation, elles-mêmes trouvant leurs origines dans les colonisations européennes.

6 Comment interpréter alors la césure sahélo-guinéenne proposée par le programme ? Ne procède-t-elle pas, d’une manière plus ou moins consciente, d’un resserrement de la focale sur deux des obsessions européennes contemporaines : les flux migratoires et le

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 4

terrorisme ? Aurait-on choisi pareil découpage il y a dix ans ? La réponse est d’ailleurs non, puisqu’en 2003 c’était l’ensemble du continent africain qui avait été mis au programme.

7 Le numéro ici établi comporte, outre des déséquilibres géographiques précédemment évoqués, des déséquilibres thématiques. Plusieurs des aspects importants de l’étude de la région ne sont pas représentés – ce qui est normal car un numéro de revue ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Il s’agit notamment des questions, majeures, des différences de niveau de développement économique et surtout humain entre les territoires ; de celles des politiques de développement, qui renvoient à l’importance de l’échelon national, qu’il serait maladroit de sous-estimer, voire d’escamoter, comme le souligne fort justement Alice Franck dans son étude sur la partition soudanaise ; ou bien encore des enjeux démographiques. D’un point de vue plus général en géographie des territoires, des thématiques telles que la diversité de l’espace régional, l’étude des espaces urbains et ruraux, ainsi que leurs relations, les dimensions liées au cadre physique stricto sensu (avec pour corollaire des thématiques comme celles de l’eau) sont bien sûr à prendre en considération. On pourra se référer au Bulletin de l’association de géographes français (BAGF) paru en 2010 [Pourtier 2010] portant sur les cinquante ans des indépendances africaines, qui fournit des synthèses utiles, par exemple sur les villes, la santé, les transports ou les dynamiques migratoires.

2. Intégrations par le haut…

2.1. Des progrès tangibles de formes d’intégration régionale et de nombreux projets

8 Les États d’Afrique étudiés dans ce numéro appartiennent à diverses organisations régionales. Depuis 2017, l’Union africaine (UA), qui rassemblait l’ensemble des États africains à l’exception du Maroc, a été rejointe par celui-ci. Il a effectué cette démarche de réintégration après des décennies d’absence volontaire due à un différend sur la question du Sahara occidental, considéré par le Maroc comme faisant partie de son territoire, fait contesté par l’UA. Les interprétations sont diverses pour expliquer ce choix politique, mais parmi les explications les plus importantes figure sans doute la volonté du roi du Maroc de mieux tourner son économie vers le reste du continent, dans lequel les entreprises marocaines sont déjà très présentes depuis les années 2000, tandis que des sub-sahariens sont de plus en plus nombreux à étudier dans l’enseignement supérieur marocain par exemple. Le Maroc a également souhaité adhérer à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) : en 2018, les négociations sont en cours. En dépit des obstacles et des tensions politiques, réelles, qui subsistent (notamment entre Algérie et Maroc), la fin des années 2010 constitue à cet égard un tournant dans les relations entre l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne.

9 Le texte de Nora Mareï et d’Olivier Ninot, consacré aux échanges économiques et aux liens terrestres, maritimes et aériens entre pays de l’Afrique du Nord et du Sahel, l’illustre bien, plus particulièrement pour les relations entre le Maroc et l’Afrique de l’Ouest. La région d’étude souffre d’une mauvaise connexité des transports (cf. infra), mais les progrès en la matière sont à souligner. Ainsi, depuis le milieu des années 2000, il est possible de rallier de manière terrestre le Maroc au Sénégal par route

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 5

goudronnée, tandis que des lignes maritimes de porte-conteneurs se développent, même si le trafic demeure modeste à l’échelle mondiale, rappelant que la région d’étude constitue une périphérie de la mondialisation économique. De tels progrès des infrastructures de communication sont également observables entre l’Algérie et le Niger, ou entre l’Égypte et le Soudan. Plus largement, l’essor de ces relations est à interpréter dans une logique à l’œuvre dans le monde entier, celle de l’intensification des échanges Sud-Sud. À l’échelle continentale, début 2018, 44 États africains ont signé le principe de la mise en place d’une vaste zone de libre-échange, la ZLEC (Zone de libre-échange continentale), processus allant dans le même sens.

10 Dans la région du lac Tchad étudiée dans le texte de Géraud Magrin et de Christine Raimond, la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) promeut un gigantesque projet de transfert des eaux depuis le bassin du Congo vers celui du lac Tchad. Ce projet ambitionne de répondre à ce qui est présenté un peu rapidement comme un assèchement du lac Tchad, mais surtout aux enjeux représentés par la forte croissance démographique attendue (de 50 à 130 millions d’habitants dans le bassin du lac Tchad de 2017 à 2050) sur fond de changement climatique. Ce transfert inter-bassins est censé catalyser le processus d’intégration régionale par la gestion partagée de l’eau, favoriser la production agricole au Sahel (notamment dans la cuvette nord du lac Tchad dont l’alimentation serait garantie), les échanges de marchandises et d’électricité. Réaffirmé comme une priorité au sommet d’Abuja de février 2018, le projet demeure entouré de nombreuses incertitudes qui tiennent à ses impacts environnementaux et à sa viabilité financière et géopolitique. Rien ne dit qu’il ne restera pas une utopie.

11 De manière plus pragmatique, les modèles de régulation de l’orpaillage, abordés dans l’article de Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin, circulent entre États sahéliens à partir du Soudan. Ceci vaut pour l’organisation interne de l’orpaillage, activité informelle très organisée dont les normes se diffusent entre les pôles constitués par les foyers anciens d’Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Mali, Guinée) et le nouveau grand producteur qu’est le Soudan. Ceci concerne aussi la régulation publique : en réponse à la réduction attendue de sa rente pétrolière, l’État soudanais a progressivement renforcé sa maîtrise de la production artisanale de l’or, en organisant notamment la transformation sur des sites contrôlés. Ce système a permis au Soudan de devenir le premier producteur d’or du Sahel, sans exploitation industrielle. Le Tchad, la Mauritanie ou le Niger, qui ont connu des ruées vers l’or très récentes, ont envoyé des délégations observer le modèle soudanais, et s’en inspirent dans les politiques qu’ils sont en train de mettre en place.

2.2. Mais aussi des limites nombreuses et des difficultés conséquentes

12 Cependant, les progrès incontestables de ces dernières années ne sauraient occulter les limites qui perdurent au regard de l’intégration géographique de la région d’étude. En effet, les espaces demeurent souvent séparés, segmentés, les connexions médiocres voire franchement mauvaises. Pour rallier Tanger à Dakar, Nora Mareï et Olivier Ninot évoquent la rupture de charge que représente toujours le franchissement du bac à Rosso, entre le Sénégal et la Mauritanie, où la durée d’attente peut s’avérer très longue. Nombre de frontières sont ainsi fort difficiles à franchir de manière terrestre, que ce soit en termes de qualité des infrastructures ou de sécurité des voyageurs. Ces

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 6

difficultés de circulation entre États font d’ailleurs l’objet du film burkinabé de 2017, Frontières, d’Apolline Traoré : il narre l’expérience de trois femmes voyageant en bus de Dakar à Lagos, par l’intérieur (via Bamako, Ouagadougou, Cotonou), exposées à la violence et à la corruption lors du passage des frontières, et ce alors que ce voyage se déroule à l’intérieur de la CEDEAO qui garantit pourtant théoriquement la libre circulation des personnes.

13 Au-delà de la stricte dimension locale des franchissements frontaliers entravés, plusieurs textes évoquent la difficile articulation entre les échelons institutionnels suprarégional, national et local : à propos du projet transafricain de Grande Muraille Verte (idée d’un corridor de reboisement sahélien qui irait du Sénégal à Djibouti), Ronan Mugelé montre à quel point il est difficile aux États de collaborer et de transcrire en actions concrètes des discours et projets pourtant porteurs au niveau mondial et s’inscrivant dans les dynamiques internationales contemporaines liées au développement durable. En Afrique comme ailleurs, les États ont bien intégré que nombre de financements étaient désormais conditionnés à la mise en avant de ces thématiques environnementales. Les discours sont ainsi construits afin de capter une attention des bailleurs de fonds très orientée vers celles-ci, davantage que sur celles plus fondamentalement sociales ou sanitaires. En témoigne la nouvelle dénomination des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) mise en place en 2000 par l’ONU, devenus en 2015 les Objectifs de développement durable (ODD).

14 Enfin, l’échelle nationale est interrogée à travers la fragmentation politique des deux Soudan. Le Soudan du Sud, dernier État né en 2011, est secoué par de très violents troubles politiques qui affectent considérablement sa population, tandis que des millions de personnes sont déplacées ou réfugiées. Ce cas, étudié par Alice Franck, permet de réfléchir sur les constructions politiques issues de la colonisation et de la décolonisation et sur les rapports entre ethnicité, territoire et pouvoir. D’autres territoires sont confrontés dans la région d’étude à des processus sécessionnistes ou indépendantistes, comme le Sahara occidental ou le nord du Mali en 2012-2014. La Libye pourrait ne pas conserver son intégrité territoriale après la chute du pouvoir de Mouammar Khadafi en 2011 à la suite d’une intervention militaire de puissances occidentales, notamment européennes. Plus anciennement, le Tchad a également été menacé de partition sous l’effet de tensions identitaires anciennes [Magrin 2002], et l’avenir du nord du Nigeria peut apparaître incertain.

3. Circulations informelles et « intégrations par le bas »

3.1. Des liens régionaux plus ou moins anciens en recomposition

15 L’un des intérêts de l’espace d’étude est d’insister sur les relations transsahariennes, lesquelles ont tendance à être sous-estimées dans le cadre d’études à l’échelle de l’ensemble du continent africain, avec une dichotomie fréquemment mise en avant entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne (cf. supra). De fait, la région est une zone d’échanges et de circulations diverses depuis des siècles, et cela s’observe à différentes échelles.

16 La charnière sahélienne ouvre sur deux directions dont l’importance respective a varié avec la colonisation. Avant la colonisation, son versant nord a été prépondérant, le

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 7

contrôle du commerce à longue distance avec la Méditerranée via le Sahara fournissant les ressources vitales des royaumes centralisés (et esclavagistes) sahéliens. Mais une économie active d’échanges entre zones écologiques complémentaires liait aussi le Sahel (exportant ses peaux, poisson fumé ou séché) aux régions du littoral du golfe de Guinée (fournissant notamment la cola et les cauris) [Couty 1968].

17 Au cours du XXe siècle, parallèlement à la mise en place d’une économie connectée à la mondialisation plus dynamique dans les zones méridionales humides et bénéficiant de la proximité des ports, l’ancienne économie d’échanges régionaux a été vivifiée par l’urbanisation, moteur du vivrier marchand [Chaléard 1996], ainsi que par les différentiels associés aux frontières. La région du lac Tchad étudiée par Géraud Magrin et Christine Raimond en fournit un exemple. Bétail sur pied, poisson fumé, oignon, niébé (haricot), produits maraîchers alimentent les marchés des villes régionales (N’Djaména, Maiduguri, Maroua) et ceux des grandes villes du golfe de Guinée, notamment nigérianes. Le Sahel est ainsi maillé par des « périphéries nationales » [Igué 1995], des aires transfrontalières en périphérie des centres nationaux organisées (à travers notamment des doublets urbains frontaliers) et dynamisées par les échanges informels de produits divers, agricoles ou importés, à l’image du lac Tchad ou de la vallée du fleuve Sénégal.

18 De même, les circulations pastorales étudiées par Alexis Gonin articulent des déplacements visant à nourrir le bétail à des mobilités commerciales. Tous ont une orientation méridienne dominante. Depuis les sécheresses des décennies 1970-1980, ils relient principalement des pâturages du centre du Sahel à des pâturages de saison sèche situés dans les zones humides (vallées alluviales, lacs) ou dans les zones soudaniennes méridionales. Les métropoles du golfe de Guinée constituent les principaux débouchés des troupeaux sur pied du Sahel. La densification de la pression agricole et la tendance à la privatisation de l’accès à l’eau posent des défis majeurs aux sociétés pastorales.

3.2. Nouvelles circulations et intégration à des échanges mondialisés

19 Plusieurs textes portent sur les échanges à forte teneur mondialisée, qu’ils soient formels ou informels. Or ces phénomènes sont souvent occultés dans les représentations communes. Ces échanges s’apprécient tout d’abord dans le cadre des activités touristiques dans le désert saharien. Laurent Gagnol montre les évolutions de celles-ci depuis les années 1990, au gré des aléas géopolitiques. Les circulations touristiques demeurent circonscrites au sein d’un seul pays, sans franchissement de frontière possible, et souvent se déploient à partir d’un pôle urbain rallié par voie aérienne exclusivement. Mais à l’échelle très locale, de multiples activités et aménagements se mettent en place, transformant les espaces et les sociétés, contribuant à la circulation des personnes, venues des pays riches mais aussi des pays eux-mêmes avec l’essor du tourisme domestique. Ainsi, les pratiques et les mobilités touristiques dans les différents espaces du Sahara, pour avoir été fortement limitées ces dernières années, n’en subsistent pas moins, comme par exemple au Maroc ou en Algérie.

20 Dans toute la région d’étude circulent également des marchandises et des véhicules, comme le montrent Nora Mareï et Olivier Ninot. Le lecteur ne trouvera pas dans ce

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 8

numéro de texte spécialement consacré aux mouvements de personnes qui traversent le désert (lesquels sont toutefois évoqués dans le texte précédemment cité), mais il s’agit de circulations importantes et qui contribuent à unifier les espaces de la région, notamment par le biais de la présence de Sub-sahariens dans les villes du Sahara et d’Afrique du Nord [Brachet 2009, Ben Saâd 2009]. C’est ainsi la dimension transfrontalière des circulations de tout ordre qui est évoquée en creux : entre les territoires nationaux, les franchissements sont aisés en raison de l’absence de contrôles aux frontières dans le désert et même de marquage. Contrairement aux idées reçues anciennes d’un désert uniquement traversé d’éleveurs ou de négociants en produits rares et précieux, les circulations « par le bas » sont intenses : migrants et commerçants convoient des produits de base ou manufacturés qui circulent d’une rive à l’autre du Sahara. Les villes relais de ces circulations dans le Sahara sont au cœur de ces échanges.

21 À l’échelle urbaine enfin, la recomposition des espaces du commerce de détail montre à quel point les sociétés citadines sont insérées dans des flux et des imaginaires mondialisés. En effet, à propos de centralités commerçantes à Oran et au Caire, Anne Bouhali montre comment les citadins consomment des produits importés de Chine, quels imaginaires nouveaux ils déploient et quels lieux sont créés ou transformés par ces nouvelles pratiques commerciales, comme des centres commerciaux. Ces quartiers commerciaux centraux et populaires sont en lien avec des territoires situés hors d’Afrique, comme Dubaï ou Yiwu en Chine. De telles spatialités sont d’ailleurs observables dans toute l’Afrique urbaine [Fournet-Guérin 2017].

22 Enfin, des circulations plus informelles, voire illicites, sont observables dans la région d’étude. Le Sahara est connu pour être un espace de transit de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud [Magrin 2013], tout comme d’armes de provenances diverses. Un texte, celui de Pierre-Arnaud Chouvy, examine cette thématique à l’échelle d’une région du Maroc, le Rif, à travers la question du recul des superficies cultivées en cannabis. Dans cette étude de cas, le lecteur pourra apprécier l’importance de la prise en compte du temps long pour analyser une situation contemporaine et mesurer à quel point la relation avec un État central est importante pour que se développent – ou non – des zones d’insoumission à celui-ci et des activités illicites. La logique est en partie similaire dans le cas de l’orpaillage clandestin étudié par Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin. Les ruées vers l’or contemporaines reflètent à la fois des dynamiques régionales (pauvreté, sous-emploi, poussée démographique, marginalité sociale et spatiale – crise de l’économie sahélo-saharienne en lien avec l’insécurité) et mondiales. Elles ont été rendues possibles par la hausse du prix de l’or et la diffusion de matériels de la « mondialisation discrète » (détecteurs de métaux, concasseurs, groupes électrogènes, motos, véhicules, etc.) fabriqués en Asie.

Conclusion

23 L’une des contributions de ce numéro thématique à l’étude de la portion d’Afrique comprise entre le Sahel et la Méditerranée réside probablement dans l’importance de dénoncer deux poncifs opposés, comme certains travaux s’y sont déjà employés [Magrin 2013, Fournet-Guérin 2017, Choplin & Pliez 2018] : l’un voit l’Afrique à l’écart de la mondialisation ; l’autre présente l’économie du continent comme relevant principalement d’enclaves extraverties. Plusieurs textes ici présentés montrent

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 9

l’inverse : les dynamiques d’intégration et d’interactions avec les formes les plus contemporaines de la mondialisation s’articulent à la progression des échanges internes, aussi bien entre villes et campagnes qu’au sein de sphères grand-régionales, où l’ensemble Sahel-Sahara-Maghreb apparaît de retour, en reconstitution progressive. Ceci concerne aussi bien les pratiques de consommation que les circulations de tout ordre (hommes, marchandises, mais aussi normes, imaginaires…), qui reflètent le potentiel d’hybridation – entre pratiques locales et mondialisées – et d’autonomie relative des acteurs.

24 La diversité des processus en cours et celle de leurs implications doit cependant éviter de considérer l’intégration comme remède à tous les malheurs du temps : l’intégration à la mondialisation continue de s’opérer dans un contexte d’asymétrie, de pauvreté, de renforcement des inégalités socio-spatiales et de tensions socio-politiques. À toutes les échelles, ces dynamiques s’accompagnent parfois de fragmentation territoriale, qui résulte aussi de la synchronisation démo-économique et environnementale entre des régions parmi les plus pauvres d’Afrique (au Sahel) en très forte croissance démographique, un Maghreb qui cherche sa voie sur les plans politique, économique et culturel, une Europe riche mais vieillissante et les nouveaux horizons (notamment asiatiques) de la mondialisation.

BIBLIOGRAPHIE

BEN SAAD, A. (dir.) (2009) – Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes : immigrations sur émigration, Paris, Karthala, 441 p.

BRACHET, J. (2009) – Migrations transnationales. Vers un désert cosmopolite et morcelé, Bellecombe en Bauges, Croquant, 322 p.

CHALÉARD, J-L. (1996) – Temps des villes, temps des vivres. L’essor du vivrier marchand en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 661 p.

CHOPLIN, A. & PLIEZ, O. (2018) – La mondialisation des pauvres. Loin de Wall Street et de Dubaï, Paris, Seuil, 108 p.

CÔTE, M. (1988) – L’Algérie ou l’espace retourné, Paris, Flammarion, Géographes, 362 p.

COUTY, P. (1968) – « La structure des économies de savane africaine », Cahiers ORSTOM, série sc. Hum. V, 2, pp. 23-43.

FOURNET-GUÉRIN, C. (2017) – L’Afrique cosmopolite. Circulations internationales et sociabilités citadines, Rennes, PUR, 200 p.

IGUÉ, J. (1995) – Le territoire et l’État en Afrique. Les dimensions spatiales du développement, Paris, Karthala.

MAGRIN, G. (2013) – Voyage en Afrique rentière. Une lecture géographique des trajectoires du développement, Paris, Publications de la Sorbonne, 427 p.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 10

MAGRIN, G. (2002) – « Un Sud qui perd le Nord : les récents rejeux de la fracture tchadienne », Bulletin de l’association de géographes français, 79-2, pp. 185-198.

MAGRIN, G., DUBRESSON, A. & NINOT, O. (2016) – Atlas de l’Afrique, un continent émergent ?, Paris, Autrement, 95 p.

PESCHE, D., LOSCH B. & IMBERNON J. (2016) – Une nouvelle ruralité émergente. Regards croisés sur les transformations rurales africaines, Montpellier, Cirad-Nepad, 2e édition revue et augmentée, 76 p.

POURTIER, R. (dir.) (2010) – 1960-2010 : « 50 ans d’indépendances africaines », Bulletin de l’association de géographes français, vol. 1.

POURTIER, R. (2014) – Afriques noires, Paris, Hachette, 288 p.

RETAILLÉ, D. (1995) – « Structures territoriales sahéliennes. Le modèle de Zinder », Revue de Géographie Alpine, n° 1995-2, pp. 127-148.

RETAILLÉ, D. (2014) – « De l’espace fixe à l’espace mobile », Préface à L. Bossard (dir.), Un Atlas du Sahara-Sahel. Géographie, économie et insécurité, Paris, OCDE-CSAO, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, pp. 16-21.

RÉSUMÉS

Ce texte d’introduction au dossier commente d’abord le découpage territorial retenu pour la question de géographie proposée aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire : l’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée. Les auteurs soulignent l’intérêt d’étudier les circulations multiples qui relient le Sahel à l’Afrique du Nord et à l’Europe à travers le Sahara, tout en regrettant que le cadre d’analyse n’ait pas embrassé plus largement l’ensemble du système de relations du Golfe de Guinée à la Méditerranée. Ils présentent ensuite le numéro en insistant sur ce qui fait l’unité des textes proposés : les tensions multiformes entre circulations et cloisonnements, les logiques d’intégration et de fragmentation, au-delà de la diversité des thèmes et des échelles d’étude.

This introductory text to the dossier first comments on the territorial delimitation chosen for the geography question proposed in the recruiting competition of secondary education: Africa from the Sahel and the Sahara to the Mediterranean sea. The authors underline the value of studying the multiple circulations linking the Sahel to North Africa and Europe across the Sahara, while regretting that the analytical framework has not embraced the broader relations system from the Gulf of Guinea to the Mediterranean. They then present the special issue by emphasizing the unity of the texts proposed: the multiform tensions between circulations and partitionings, the logics of integration and fragmentation, beyond the diversity of themes and scales of study.

INDEX

Keywords : Africa, Sahel, Sahara, Maghreb, Mediterranean Sea, Integration, Circulation, Fragmentation, Exchanges Mots-clés : Afrique, Sahel, Sahara, Maghreb, circulation, intégration, fragmentation, échanges

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 11

AUTEURS

CATHERINE FOURNET-GUÉRIN Professeur de Géographie, Sorbonne Université, laboratoire Espaces, Nature et Culture. 191 rue Saint-Jacques, 75 005 Paris – Courriel : catherine.fournet-guerin[at]sorbonne-universite.fr

GÉRAUD MAGRIN Professeur de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Unité mixte de recherche (UMR) PRODIG, 2 rue Valette, 75 005 Paris. Courriel : geraud.magrin[at]univ-paris1.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 12

Le foncier pastoral au Sahel, des mobilités fragilisées Pastoral land tenure in Sahel: jeopardized mobilities)

Alexis Gonin

Introduction

1 Le pastoralisme (élevage fondé sur la mobilité des hommes et des troupeaux) est un élément économique important des espaces sahéliens, il assure plus de 50 % du PIB agricole des États comme le Mali ou le Niger. Il a un rôle essentiel dans l’alimentation en produits animaux des marchés des villes sahéliennes et de celles de la côte du Golfe de Guinée. Le Sahel présente des milieux soumis à de forts aléas pluviométriques. L’arrivée des pluies commande le reverdissement de la végétation, le remplissage des nappes souterraines et la réapparition des eaux de surfaces. La saison des pluies débute normalement chaque année en juin-juillet, pour s’étaler jusqu’en septembre-octobre. Toutefois, les précipitations souffrent de nombreuses irrégularités temporelles et spatiales. Pour faire face à cette incertitude, les mobilités pastorales des pasteurs peuls, touaregs, maures toubous…, nomades (pasteurs sans ancrage spécifique) ou transhumants (qui reviennent tous les ans dans un même village) apparaissent comme une stratégie particulièrement adaptée. Ces mobilités lient le Sahel et les espaces soudaniens plus au sud, consolidant par l’intégration régionale l’économie sahélienne. Pour sécuriser l’accès aux ressources pastorales (eau et pâturage), des régimes fonciers souples, adaptés aux mobilités au long cours, ont été mis sur pied. Depuis quelques décennies, mobilités et régimes fonciers pastoraux sont fragilisés, remettant en cause la pérennité du pastoralisme sahélien.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 13

1. Les mobilités, une stratégie pour faire face au caractère aléatoire du fonctionnement des écosystèmes sahéliens

1.1. La mobilité comme adaptation à la variabilité saisonnière et interannuelle des ressources

2 Une caractéristique essentielle et bien connue de la géographie de la partie ouest- africaine du Sahel est le gradient pluviométrique régional nord-sud. Les pluies sont apportées chaque année par la zone intertropicale de convergence (ZIC) qui se déplace du golfe de Guinée, au sud, jusqu’aux marges du Sahara, au nord. C’est ce qu’on appelle le phénomène de la mousson africaine [Demangeot 1999]. Au nord, dans le désert du Sahara, les précipitations sont quasi-nulles. Sur la côte du Golfe de Guinée, elles dépassent 1800 mm à Abidjan ou à Lagos. Du nord au sud, les totaux pluviométriques augmentent grossièrement de 100 mm tous les 100 km. Le régime des pluies est uni- modal dans la quasi-totalité de l’Afrique de l’Ouest (sauf sur le littoral) : il y a alternance au cours d’une année d’une seule saison des pluies et d’une seule saison sèche.

3 Dans les savanes d’Afrique de l’Ouest, la pluie est un déterminant majeur des activités de productions agricoles et pastorales. En effet, à ce gradient pluviométrique correspond un gradient de végétation, des forêts denses de la côte du Golfe de Guinée au Sahara. Le rythme des saisons impose celui du reverdissement de la végétation. Les pasteurs exploitent les complémentarités entre pâturages tout le long du gradient pluviométrique. La qualité des pâturages sahéliens, et la présence plus importante de maladies en saison des pluies dans les pâturages soudaniens que sahéliens, expliquent pourquoi les troupeaux remontent vers le nord en début de saison des pluies et ne passent pas toute l’année au sud, où le fourrage est pourtant quantitativement plus important tout au long de l’année. Dans les pâturages sahéliens, les graminées annuelles et les herbacées sont très appétées en saison des pluies. Elles sont riches en azote. L’andropogon gayanus est une des graminées les plus appréciées des pâturages du nord. Elle pousse en touffes d’un mètre de diamètre et présente des qualités nutritives remarquables. L’extension des surfaces labourées et le surpâturage font qu’elle a aujourd’hui beaucoup diminué, de l’aveu même des pasteurs les plus anciens. Dans les pâturages soudaniens, les graminées annuelles et vivaces donnent un fourrage abondant. Elles sont productives plus tôt dans l’année, mais lignifient plus rapidement : elles sont alors moins nutritives et moins digestes pour les bovins. De manière générale, les premières repousses après les pluies sont les plus nutritives.

4 Les pasteurs sahéliens mettent en valeur la complémentarité des pâturages entre zones saharienne et sahélienne, le nord et le sud de la zone sahélienne, entre les zones sahéliennes et soudaniennes et entre zones sèches et zones humides (delta intérieur du Niger, lac Tchad…) par des mouvements de transhumance principalement orientés nord-sud (est-ouest pour la mise en valeur des zones humides). Ceux-ci sont un phénomène spatial bien connu et abondamment décrit dans la littérature [Boutrais 1994, Welte 1997, Marty, Eberschweiler & Dangbet 2009, Turner 2011, Boureima & Boutrais 2012, Gonin & Tallet 2012, Brottem & al. 2014]. Ils sont la clé de la résilience des pasteurs dans un environnement semi-aride difficile [Bonnet & Guibert 2014]. Stenning définit la transhumance comme un « mouvement saisonnier régulier de bovins, en

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 14

direction du sud pendant la saison sèche pour répondre aux manques de pâture et d’eau, […], c’est un modèle constant […] parmi les bergers peuls de la zone de la savane » [Stenning 1957, p. 60]. De manière schématique, les troupeaux quittent les pâturages septentrionaux au début de la saison sèche, lorsque les résidus de culture dans les champs sont épuisés ou ne sont plus accessibles. Ils descendent plus ou moins rapidement vers le sud pour passer le reste de la saison sèche dans les pâturages du sud. Le fourrage et l’eau y sont plus importants. Les premières pluies arrivent plus tôt dans l’année, faisant reverdir la végétation. Les troupeaux remontent alors progressivement vers le nord au début de la saison des pluies, au rythme des premières repousses. Ils passent la saison des pluies dans les pâturages du nord.

5 Ce schéma général connaît des mises en pratique très différentes selon les groupes pastoraux. Les transhumances vont de quelques dizaines à plusieurs centaines de kilomètres, durent de un à dix mois. Les pasteurs touaregs, toubous ou bellas plus au nord nomadisent tout au long de l’année. Les mobilités telles qu’elles sont pratiquées en Afrique de l’Ouest sont donc une adaptation à la répartition spatiale et temporelle des pluies qui déterminent la disponibilité des ressources en fourrage et en eau. Si on analyse les mouvements pastoraux régionaux à l’échelle locale, on se rend compte qu’au-delà des grandes logiques d’adaptation au gradient pluviométrique, les pasteurs s’adaptent de manière très fine aux irrégularités pluviométriques locales. Les parcours nomades ou de transhumance changent chaque année en fonction du lieu et de la date de reverdissement des pâturages. Les pasteurs s’informent des pluies, de la disponibilité en eau, de l’affluence et de l’accueil des populations locales. Ces informations passent historiquement par les marchés. Au fur-et-à-mesure que la couverture du réseau de téléphonie mobile s’étend, elles s’échangent encore plus rapidement. A l’échelle régionale comme à l’échelle locale, les mobilités permettent donc de tirer le meilleur parti des ressources au moment où elles sont disponibles et de surmonter les contraintes du climat sahélien. Les troupeaux profitent de la très bonne qualité des pâturages juste après les premières pluies (premières repousses non lignifiées) [Niamir-Fuller 1999]. Ils pâturent le fourrage sahélien très nutritif de la saison des pluies. Ils profitent le plus longtemps possible de l’eau de surface de qualité et facilement accessible. L’abreuvement des troupeaux au forage ou au puits, qui nécessite beaucoup de temps pour les grands effectifs, n’est nécessaire que pendant une petite partie de l’année. La saison sèche et chaude quand le fourrage et l’eau sont les plus rares ou les plus difficilement accessibles, est réduite au minimum. Les mobilités rendent les animaux plus productifs que des troupeaux sédentaires dans les mêmes conditions [Western 1982, de Ridder & Wagenaar 1986, Upton 1986, Livingstone 1991, Colin de Verdière 1995].

6 Il faut finalement distinguer les stratégies mises en place par ces éleveurs pour s’adapter aux variabilités saisonnières de la disponibilité et de la qualité des ressources pastorales, des stratégies mises en place dans les situations d’urgence. La mobilité est une stratégie maîtrisée dans le premier cas, précipitée voire subie dans le second, comme le montrent les nombreux déguerpissements à la suite de la mise en place de grands projets agricoles parfois associés à des investissements directs étrangers.

1.2. Des logiques pastorales longtemps méconnues

7 De la période coloniale jusqu’au début des années 1990, les scientifiques européens (agrostologues, agronomes, anthropologues, géographes…) ont porté un regard

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 15

globalement négatif sur le pastoralisme des régions sahéliennes, mis à part les travaux fondateurs de Stenning [1957] et Dupire [1970]. Le pastoralisme était considéré comme une pratique archaïque [Bernus 1990, Turner 2011]. Tout d’abord, les scientifiques européens pensaient que les pasteurs africains accumulaient du bétail de façon complètement irrationnelle [Baroin & Boutrais 2009]. Ils les croyaient complètement dépourvus de rationalité économique. Les pasteurs auraient accumulé le bétail pour des questions de prestige, sélectionnant les animaux en fonction de critères esthétiques plutôt que productif : ils auraient été des éleveurs « contemplatifs » [Faye 2006]. Ils étaient accusés d’être déconnectés des marchés au moment où l’administration coloniale essayait d’organiser l’approvisionnement des villes du littoral en produits animaux. Veyret [1952] évoquait une « idolâtrie de la vache » et un « élevage romantique » ; Richard-Mollard qualifiait les pasteurs de « pseudo-éleveurs » [Hommage à Jacques Richard-Mollard 1953] ; Gourou [1970] décrivait une « manie pastorale ». Pourtant, cet élevage prétendument contemplatif n’était pas dénué de rationalité économique [Baroin & Boutrais 2009]. La taille et la beauté d’un troupeau renforce le capital social d’un éleveur, qu’il peut ensuite convertir au besoin en capital économique. Un troupeau de grande taille autorise les prêts de vaches entre éleveurs (par exemple la pratique de « la vache d’attache » décrite par Bonfiglioli [1988] par exemple au Niger) qui renforce les liens entre familles (qui permet d’aider un éleveur pauvre et ceux qui ont subi de grosses pertes en cheptels), sécurise le capital (si plusieurs vaches sont réparties dans plusieurs troupeaux et s’il arrive un accident, une maladie à un troupeau, toutes les vaches ne seront pas touchées) et améliore la génétique du cheptel familial (les veaux mis au monde par une vache prêtée sont offerts à celui qui l’a accueillie dans son troupeau). Le fait de garder de vieilles vaches, habituées aux bergers de la famille, aide ceux-ci à conduire l’ensemble du troupeau au pâturage. Cette pratique permet en outre, en cas de maladies, de posséder des animaux mieux immunisés qui permettront ensuite de reconstituer le cheptel. Un animal n’est jamais choisi pour sa beauté au détriment de ses capacités productives. De plus, l’économie pastorale repose essentiellement sur la production de lait. Pour avoir une production suffisante pour toute une famille, un grand troupeau est nécessaire. Enfin, un grand troupeau est une assurance en cas de sécheresses ou de maladies, alors que les crises et les cycles de décapitalisation/ reconstitution des troupeaux sont constitutifs des systèmes pastoraux. Si une large part du troupeau est décimée, plus celui-ci était important au départ, plus il restera d’animaux après la crise.

8 Ensuite, les scientifiques occidentaux reprochaient aux pasteurs la dégradation des écosystèmes sahéliens et de savane. Le modèle de Clément [1916] de la succession écologique et de la stabilité des écosystèmes a été rapidement adapté à la gestion des pâturages [Sampson 1917]. On pensait alors que chaque pâturage pouvait recevoir une quantité donnée d’animaux sur le temps long (la capacité de charge), et on accusait les pasteurs de suraccumulation d’animaux conduisant au surpâturage. La mobilité pastorale n’était pas comprise ; elle était vue comme une divagation irrationnelle contribuant à la surcharge des parcours : « Cette conduite de l’élevage sans but économique par les populations pastorales amène vite la surcharge des pâturages, problème complexe et qui se pose sur le mode aigu dans la plupart des régions qui constituent les « réserves indigènes ». Les résultats de cette surcharge, directe ou indirecte, sont l’affaiblissement progressif des ressources, la plus grande vulnérabilité aux maladies pour des animaux mal nourris, fragilisés par les longs déplacements, la diminution des pluies et des ressources en eau et, comme conséquence, l’aggravation du ruissellement et de l’érosion » [Curasson 1953]

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 16

9 C’est sur cette représentation du pastoralisme que Hardin [1968] s’appuiera pour dénoncer une soi-disant « tragédie des communs ». Selon lui, lorsqu’un bien est commun, chaque individu a intérêt à maximiser son profit personnel en exploitant, même à outrance, les ressources communes. Les externalités négatives de son action individuelle retombent sur l’ensemble de la communauté, il n’a pas à en supporter personnellement le coût. Ce raisonnement a été appliqué en particulier aux pâturages sahéliens. Ouverts à tous, chaque pasteur peut y faire paître ses animaux ; la ressource étant libre d’accès, il a intérêt à augmenter le nombre de ses animaux car cela ne lui coûte rien à nourrir et lui rapporte. Si chaque pasteur augmente son cheptel, les pâturages sont sur-exploités et se dégradent au détriment de la communauté dans son ensemble, mais pas d’un pasteur en particulier. Dans les années 1970 et 1980, la « tragédie des communs » a un écho très large dans la communauté scientifique, dans les sphères politiques et chez les bailleurs de fonds [Homewood 2008]. Les pasteurs ont été rendus responsables de la supposée désertification et des programmes de sédentarisation, comme la construction de ranch pour l’engraissement des animaux à partir d’apports alimentaires extérieurs [Boutrais 1990], ont été lancés sur ces bases. Les agrostologues se sont attachés à calculer la capacité de charge des pâturages afin de fixer des quotas d’animaux pouvant y avoir accès.

10 Ce n’est qu’à partir du début des années 1990 qu’un changement de paradigme a eu lieu dans la communauté scientifique [Warren 1995]. Il a été démontré que les pâturages sahéliens et sahélo-soudaniens n’atteignaient jamais un équilibre écologique. La variabilité des pluies est telle dans ces milieux que la production végétale varie énormément [Behnke & al. 1993, Scoones 1998]. Le renouvellement des ressources dépend avant tout du climat, et secondairement des prélèvements. Dans ces conditions, la mobilité est la pratique la plus rationnelle pour s’adapter à cette variabilité [Niamir- Fuller 1999]. C’est plus généralement la capacité d’adaptation des sociétés pastorales à des incertitudes multiples (environnementales, économiques, sociales, politiques) qui a commencé à faire consensus. Au-delà, ce changement de paradigme scientifique s’est accompagné d’un changement de référentiel de l’action publique, les déclarations de Nouakchott et N’Djamena de 2013 des États sahéliens sur le pastoralisme en étant la manifestation la plus aboutie. D’une pratique archaïque vouée à disparaître, les mobilités pastorales sont devenues emblématiques de la résilience au Sahel. Dans les pays sahéliens, le changement de regard s’est concrétisé par la multiplication des projets de sécurisation de la mobilité et par la promulgation de lois/codes pastoraux. Certes les mythes technicistes et « modernisateurs » demeurent, mais, dans les pays sahéliens, l’évolution du référentiel est notoire.

2. Des régimes fonciers pastoraux fondés sur les communs et adaptés aux mobilités

11 La mobilité pastorale est la meilleure réponse à la variabilité pluviométrique ; le foncier pastoral dans les régions arides et semi-arides doit donc être assez flexible pour être adapté à la mobilité des troupeaux, tout en garantissant l’accès à des ressources incertaines [Fernández-Giménez 2002]. Dans le cas des régions arides et semi-arides, l’appropriation sur une base territoriale des ressources par les éleveurs ne répond pas à ces exigences : « il y a très peu d’avantage à maîtriser parfaitement des territoires étendus et à la productivité aléatoire » [Thébaud 2002, p. 229]. Les pasteurs possèdent bien un terroir

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 17

d’attache mais ils n’y cantonnent pas les mobilités de leur troupeau. Le terroir d’attache correspond à l’espace où ils sont installés depuis le plus longtemps, où ils reviennent le plus régulièrement et où ils ont le réseau social le mieux structuré [Marty 1993, Thébaud 2002]. Dans cet espace, ils ont un accès privilégié, mais non exclusif, aux ressources. Ainsi l’accès au puits est géré par celui qui l’a creusé ; il y possède un accès prioritaire. Mais en aucun cas l’accès à l’eau n’est exclusif [Kintz 1982]. Tout troupeau, même étranger au terroir d’attache, peut demander à avoir accès au puits. L’aîné du lignage qui gère le puits lui accorde, sauf s’il estime que le troupeau étranger présente un risque de maladie infectieuse ou si son séjour a trop duré au regard de l’état des pâturages environnants. L’accès au pâturage en zone aride découle de la disponibilité en eau et est donc en grande partie régulé via l’accès au puits. S’il y a un paiement, il est symbolique et l’étranger paye par exemple du thé et du sucre à celui qui lui a accordé l’accès au puits [Thébaud 1995]. Surtout, ce système repose sur la réciprocité au sein d’un réseau très large de pasteurs et permet ainsi la mobilité à grande distance, gage de succès du pastoralisme dans des régions où l’incertitude pluviométrique est grande. Quand une autorité ne vient pas perturber le jeu des mobilités, il n’y a généralement pas de surpâturage [Scoones 1994]. On peut assimiler ce mode d’accès aux ressources à une gestion en commun [Gonin 2018] : une ressource est gérée par un groupe d’usagers selon des règles. Contrairement à la théorie de « la tragédie des communs » [Hardin 1968], la gestion en commun n’entraîne pas la dégradation des ressources. En effet, il existe des formes de régulation par la concertation des éleveurs au sein du groupe familial puis entre familles d’une même communauté sur le choix des destinations lors des transhumances [Welte 1997, Marty & al. 2009]. Quand un pâturage devient très fréquenté à une certaine période, les éleveurs préféreront partir plus loin, vers un autre pâturage. Le système foncier pastoral s’appuie donc fondamentalement sur une forme d’auto-régulation. Par ailleurs, d’autres systèmes fonciers existent pour des ressources plus stratégiques à plus haute valeur fourragère et/ou plus rares, telles que les pâturages humides de bas-fond (bourgoutière) ou les résidus de récolte. Leur accès est étroitement contrôlé par des groupes locaux, qu’ils soient éleveurs ou agriculteurs [Thébaut 2002]. Dans les zones humides, l’accès est historiquement géré par des institutions puissantes, comme les chefs peuls (diaro) qui régulent l’accès aux pâturages de décrue du delta intérieur du Niger [Gallais 1984].

3. Des mobilités fragilisées

12 Depuis une cinquantaine d’années, la gestion commune des parcours est progressivement fragilisée en Afrique de l’Ouest. De façon plus générale, les logiques pastorales sont fragilisées par la déstabilisation des régimes fonciers historiques de gestion des pâturages et par le recul des espaces de parcours.

3.1. La grande hydraulique et la fragilisation du régime foncier pastoral sahélien

13 Les grands programmes étatiques d’hydraulique pastorale, débutés au Tchad, au Niger et au Sénégal sous la colonisation et poursuivis après les indépendances, ont bouleversé les équilibres sociaux et économiques que garantissaient les communs. A partir d’une volonté politique de rendre accessibles des pâturages sahéliens inexploités pour cause

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 18

de manque d’eau, les ingénieurs ont dessiné des trames rationnelles de couverture des parcours par des puits et forages à grand débit. La distance entre chaque puits était calculée selon son débit et la capacité de charge des pâturages environnants, qui étaient alors toujours considérés comme des écosystèmes tendant vers un équilibre. Chaque puits ou forage devait ainsi accueillir un certain nombre d’animaux, qui devait s’équilibrer avec la disponibilité en eau et en fourrage. Mais les administrations locales qui devaient réguler l’affluence autour de chaque point d’abreuvement n’ont jamais eu les moyens de le faire de manière effective. Pire, cette soudaine disponibilité de l’eau en libre accès a déstructuré la gestion des puits traditionnels, dont beaucoup n’ont plus été entretenus. L’absence d’autorité régulatrice légitime sur les ressources pastorales a entraîné des conflits autour des points d’abreuvement, parfois très violents, comme au Niger oriental (où la violence des conflits s’explique aussi largement par le contexte politique, les enjeux de représentation politique et de citoyenneté nationale). Ceux-ci se sont soldés par l’enclosure des puits et des forages, et donc des pâturages attenants, au profit exclusif de quelques groupes de pasteurs [Thébaud & Batterbury 2001, Bonnet & al. 2005].

3.2. Concurrence avec l’agriculture et déplacement du centre de gravité du pastoralisme sahélien vers le sud

14 À l’échelle du Sahel, la deuxième source de fragilisation des communs à vocation pastorale est liée au déplacement du centre de gravité du monde pastoral du nord sahélien vers le sud soudanien. Dès les années 1950, des migrations de pasteurs, en majorité Peuls, ont eu lieu de manière très progressive le long de plusieurs couloirs méridionaux, du Sénégal au Tchad [Boutrais 1994, Bassett & Turner 2007]. Les départs se sont accélérés après les grandes sécheresses sahéliennes de 1974 et 1984. Les pasteurs sont désormais installés en grand nombre dans toute la bande soudanienne. Ils effectuent des transhumances de plus en plus au sud, jusqu’à atteindre la zone guinéenne, où les fortes précipitations et les maladies, notamment la trypanosomiase, imposent une limite méridionale de leurs migrations. À l’issue de leur migration historique les pasteurs n’ont pas reconstitué leur modèle de gestion en commun des ressources pastorales [Gonin 2016]. Ils se sont installés dans des espaces où la mise en valeur agricole était depuis longtemps dominante, si ce n’est en termes de superficies, au moins culturellement. Cette grande migration s’explique par une série de facteurs : les grandes sécheresses sahéliennes de 1973 et 1984 ont chassé beaucoup de pasteurs de leurs parcours historiques ; l’éradication partielle de la trypanosomiase (maladie mortelle pour les bovins véhiculée par la mouche tsétsé) dans les zones soudaniennes ; des politiques d’accueil un temps accommodantes pour les pasteurs sahéliens de la part des grands pays côtiers (Côte d’Ivoire, Ghana…) qui voulaient développer la production nationale de viande pour alimenter leurs centres urbains en croissance rapide ; enfin des stratégies d’évitement de la pression fiscale des pays francophones pendant la colonisation… En conséquence, les pasteurs peuls sont sortis de la zone sahélienne, où ils étaient majoritaires d’un point de vue ethnique et dominants dans les rapports politiques locaux, pour s’installer dans les zones soudaniennes, régions historiquement agricoles, où ils sont devenus minoritaires. En s’installant dans la zone soudanienne, les pasteurs sont de plus en plus devenus des agro-pasteurs : à leur tour, ils pratiquent l’agriculture sur des superficies qui restent modestes, mais qui leur permettent de sécuriser leur approvisionnement alimentaire. Cette sédentarisation s’accompagne

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 19

pour beaucoup d’entre eux d’une réduction des transhumances [Bonfiglioli 1990, d’Aquino 2000].

15 Au Sahel comme en zone soudanienne, les parcours diminuent devant l’avancée des espaces cultivés. Au-delà des grands cycles pluviométriques qui font qu’autour de l’isohyète 300 mm (limite de l’agriculture pluviale) les espaces agricoles s’étendent sur les espaces de parcours lorsque les précipitations sont excédentaires plusieurs années de suite, et que l’inverse se produit lorsqu’elles sont déficitaires [Retaillé 2003], la tendance structurelle est à l’extension des champs. Cette tendance est facilitée par le droit coutumier, dans lequel le pastoralisme n’a pas de véritable statut foncier, il n’est que toléré. Les espaces pastoraux sont souvent définis par défaut : est considéré comme pastoral ce qui n’est pas cultivé, d’où les réductions successives des parcours.

16 Le Sahel est l’une des seules régions au monde où la population rurale continue d’augmenter en valeur absolue, et ce jusqu’en 2050 au moins. En l’absence d’intensification en travail, la croissance démographique participe à l’extension des superficies emblavées poussée par trois tendances : la forte demande urbaine en produits vivriers, la demande extérieure en productions commerciales, et la diffusion de la culture attelée (remplaçant progressivement la culture manuelle). En conséquence, les champs de mil, maïs, coton, sésame… s’étendent au détriment des espaces de parcours pastoraux. Dans le même temps, sous l’effet de l’investissement dans l’élevage des agriculteurs (agro-élevage) et de la croissance naturelle des troupeaux, le cheptel augmente, accentuant ainsi la pression sur les pâturages restant. Il en résulte une concurrence spatiale non régulée entre agriculture et élevage, qui se traduit par des dégâts d’animaux dans les champs cultivés et des conflits entre communauté qui peuvent parfois être sanglants [Brottem 2016].

Conclusion

17 Sous le coup de la pression croissante sur les pâturages et de la grande hydraulique, les régimes fonciers pastoraux historiques sont déstructurés. Il en résulte dans bien des cas une insécurité foncière croissante des éleveurs. Les mobilités, pilier de la résilience du pastoralisme aux incertitudes climatiques, sont menacées. Cela s’ajoute à l’insécurité liée aux conflits qui touchent certaines zones sahéliennes, comme le nord du Mali, le lac Tchad, le Darfour, et qui a un impact majeur sur les mobilités pastorales. Un nouveau mode de gestion des ressources pastorales doit être aujourd’hui renégocié. Il doit continuer à sécuriser les mobilités, qui assurent l’efficience économique et écologique du pastoralisme par rapport à l’élevage sédentaire, et qui sont la meilleure stratégie d’adaptation à la variabilité croissante des précipitations dans les prochaines années, conséquence du réchauffement climatique en Afrique de l’Ouest.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 20

BIBLIOGRAPHIE

D’AQUINO, P. (2000) – « L’agropastoralisme au nord du Burkina Faso (province du Soum) : une évolution remarquable mais encore inachevée », Autrepart, vol. 15, pp. 29-47.

BAROIN, C. & BOUTRAIS J. (2009) – « Bétail et société en Afrique », Journal des Africanistes, vol. 78, n° 1/2, pp. 9-52.

BASSETT, T. & TURNER, M. (2007) – « Sudden shift or migratory drift? Fulbe herd movements to the Sudano-Guinean region of West Africa », Human Ecology, vol. 1, n° 35, pp. 33-49.

BEHNKE, R., SCOONES, I. & KERVEN, C. (1993) – Range ecology at disequilibrium: new models of natural variability and pastoral adaptation in African savannas, London, Overseas Development Institute, 248 p.

BERNUS, E. (1990) – « En guise de conclusion : les pasteurs nomades africains », Cahiers des sciences humaines, vol. 26, n° 7, pp. 267–280.

BONFIGLIOLI, A. (1988) – « Gestion de la production pastorale au Sahel : problèmes et options », in F. Falloux & A. Mukendi, Lutte contre la désertification et gestion des ressources renouvelables dans les zones sahéliennes et soudaniennes de l’Afrique de l’Ouest, Washington, Banque Mondiale, pp. 48-64.

BONFIGLIOLI, A. (1990) – « Pastoralisme, agro-pastoralisme et retour : itinéraires sahéliens », Cahiers des sciences humaines, vol. 26, n° 12, pp. 255-266.

BONNET, B. & GUIBERT, B. (2014) – « Stratégies d’adaptation aux vulnérabilités du pastoralisme », Afrique contemporaine, vol. 249, n° 1, pp. 37-51.

BONNET, B. MARTY, A. & DEMANTE, M.-J. (2005) – Hydraulique et sécurisation des systèmes pastoraux au Sahel, appui à la gestion locale, démarches et méthodes, Paris, Iram, 28 p.

BOUREIMA, A. & BOUTRAIS J. (2012) – « Logiques pastorales et de conservation de la nature : les transhumances et le Parc du W (Niger, Burkina Faso, Bénin) », Autrepart, vol. 60, n° 1, pp. 55-75.

BOUTRAIS, J. (1990) – « Derrière les clôtures... Essai d’histoire comparée de ranchs africains », Cahiers des sciences humaines, vol 26, n° 12, pp. 73-95.

BOUTRAIS, J. (1994) – « Pour une nouvelle cartographie des Peuls », Cahiers d’études africaines, vol. 34, n° 133/135, pp. 137-146.

BROTTEM, L. & al. (2014) – « Biophysical Variability and Pastoral Rights to Resources: West African Transhumance Revisited », Human Ecology, vol. 42, n° 3, pp. 351-365.

BROTTEM, L. (2016) – « Environmental Change and Farmer-Herder Conflict in Agro-Pastoral West Africa », Human Ecology, vol. 44, n° 5, pp. 1-17.

CLEMENTS, F. (1916) – Plant succession: an analysis of the development of vegetation, vol. 242. Carnegie Institution of Washington, 512 p..

COLIN DE VERDIERE, P. (1995) – Étude comparée de trois systèmes agropastoraux dans la région de Filingué (Niger) ; les conséquences de la sédentarisation de l’élevage pastoral au Sahel, Thèse de doctorat, Paris, INA Paris-Grignon, 220 p.

CURASSON, G. (1953) – « Étude sur les pâturages tropicaux et sub-tropicaux », Revue d’élevage et de médecine vétérinaire des pays tropicaux, vol. 4, n° 4, pp. 243-266.

DEMANGEOT, J. (1999) – Tropicalité : géographie physique intertropicale, Paris, Armand Colin, 340 p..

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 21

DUPIRE, M. (1970) – Organisation sociale des Peuls, Paris, Plon, coll. Recherches en sciences humaines, n° 32, 624 p.

FAYE, B. (2006) – « Les pasteurs sont des éleveurs contemplatifs », in G. Courade, L’Afrique des idées reçues, Paris, Belin, pp. 281–287.

FERNÁNDEZ-GIMÉNEZ, M. (2002) - « Spatial and Social Boundaries and the Paradox of Pastoral Land Tenure: A Case Study from Postsocialist Mongolia », Human Ecology, vol. 30, n° 1, pp. 49-78.

GALLAIS, J. (1984) – Hommes du Sahel. Espaces-Temps et Pouvoirs. Le Delta intérieur du Niger. 1960-1980, Paris, Flammarion, 289 p.

GONIN, A. (2016) – « Les éleveurs face à la territorialisation des brousses : repenser le foncier pastoral en Afrique de l’Ouest », Annales de Géographie, no 707, pp. 28-50.

GONIN, A. (2018) – « Des pâturages en partage. Territoires du pastoralisme en Afrique de l’Ouest », Revue Internationale des Études du Développement, vol. 233, n° 1, pp. 33-52.

GONIN, A. & TALLET, B. (2012) – « Quel avenir pour l’élevage dans le bassin cotonnier de l’Ouest du Burkina Faso ? Dynamiques agro-pastorales et recompositions territoriales », Autrepart, vol. 1, n° 60, pp. 95-110.

GOUROU, P. (1970) – L’Afrique, Paris, Hachette, 488 p..

HARDIN, G. (1968) – « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, n° 3859, pp. 124-348.

HOMEWOOD, K. (2008) – Ecology of African Pastoralist Societies, Oxford, Athens, Pretoria: James Currey, Ohio University Press, 320 p.

Hommage à Jacques Richard-Mollard (1953), Paris, Présence africaine, 382 p.

KINTZ, D. (1982) – « Pastoralisme, agro-pastoralisme et organisation foncière : le cas des Peuls », in E. Le Bris, E. Le Roy E. & F. Leimdorfer, Enjeux fonciers en Afrique Noire, Paris, Orstom éditions, pp. 212–217.

LIVINGSTONE, I. (1991) – « Livestock management and “overgrazing” among pastoralists », Ambio, vol. 20, n° 2, pp. 80-85.

MARTY, A. (1993) – « La gestion de terroirs et les éleveurs : un outil d’exclusion ou de négociation ? », Tiers-Monde, vol. 34, n° 134, pp. 327–344.

MARTY, A. & al. (2009) – Au coeur de la transhumance : Un campement chamelier au Tchad central. Paris, Orléans, Karthala, Iram, Antea, 280 p.

MORITZ, M. et al. (2013) – « Open access, open systems: Pastoral management of common-pool resources in the Chad Basin », Human Ecology, vol. 41, n° 3, pp. 351-365.

NIAMIR-FULLER, M. (éd.) (1999) – Managing Mobility in African Rangelands, London, Intermediate Technology Publications, 240 p.

RETAILLÉ, D. (2003) – « Le destin du pastoralisme nomade en Afrique », L’Information Géographique, vol. 67, n° 1, pp. 88-102.

RIDDER, N. (1986) – « Energy and protein balances in traditional livestock systems and ranching in eastern Botswana », Agricultural Systems, vol. 20, n° 1, pp. 1-16.

SAMPSON, A. W. (1917) – « Plant succession in relation to range management », Journal of Forestry, vol. 15, pp. 593-596.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 22

SCOONES, I. (1994) – Living with uncertainty: new directions in pastoral development in Africa, vol. 6, London, Intermediate Technology Publications, 45 p.

SCOONES, I. (1998) – Sustainable rural livelihoods : a framework for analysis, Brighton, Institute of development studies, working paper n° 72, 22 p.

STENNING, D. (1957) – « Transhumance, migratory drift, migration ; patterns of pastoral Fulani nomadism », Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 87, n° 1, pp. 57– 73.

THÉBAUD, B. (1995) – « Le foncier dans le Sahel pastoral », in C. Blanc-Pamard & L. Cambrézy, Terres, terroirs, territoires. Les tensions foncières, Paris, IRD Editions, pp. 37-56.

THÉBAUD, B. (2002) – Foncier pastoral et gestion de l’espace au Sahel : Peuls du Niger oriental et du Yagha burkinabé, Paris, Karthala, 318 p.

THÉBAUD, B., et BATTERBURY, S. (2001) – « Sahel pastoralists : opportunism, struggle, conflict and negotiation. A case study from eastern Niger », Global Environmental Change, vol. 11, n° 1, pp. 69-78.

TURNER, M. (2011) – « The New Pastoral Development Paradigm : Engaging the Realities of Property Institutions and Livestock Mobility in Dryland Africa », Society & Natural Resources, vol. 24, n° 5, pp. 469-484.

UPTON, M. (1986) – « Production policies for pastoralists : The Borana case », Agricultural Systems, vol. 20, n° 1, pp. 17–35.

VEYRET, P. (1952) – « L’élevage dans la zone tropicale », Cahiers d’Outre-Mer, vol. 5, n° 17, pp. 70-83.

WARREN, A. (1995) - « Changing understandings of African pastoralism and the nature of environmental paradigms », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 20, n° 2, pp. 193– 203.

WELTE, T. (1997) – « La grande transhumance », in E. Bierschenk E. & P.-Y. Le Meur, Trajectoires peules au Bénin, Paris, Karthala, pp. 77-108.

WESTERN, D. (1982) – “The Environment and Ecology of Pastoralists in Arid Savannas” Development and Change, vol. 13, n° 2, pp. 183–211.

RÉSUMÉS

Le succès du pastoralisme au Sahel repose sur la capacité de mobilité des hommes et des animaux (nomadisme et transhumance). Historiquement, cette mobilité était garantie par un système de communs qui assurait à tous un accès aux ressources. Mais les changements récents ont fragilisé ces communs et la mobilité pastorale dans son ensemble.

The success of Sahelian pastoralism is based on mobility (transhumance and nomadism). Historically, the mobility is protected by a system of commons which allowed access to resources for all. However, latest changes have jeopardized pastoral mobility.

INDEX

Mots-clés : Pastoralisme, communs, Sahel Keywords : Pastoralism, Commons, Sahel

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 23

AUTEUR

ALEXIS GONIN Maître de conférences, Université Paris Ouest-Nanterre, UMR LAVUE. – Courriel : agonin[at]parisnanterre.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 24

La Grande muraille verte au Sahel : entre ambitions globales et ancrage local The great green wall in Sahel: from global to local ambitions

Ronan Mugelé

Introduction

1 L’espace sahélien fait aujourd’hui l’objet de toutes attentions. Forte croissance démographique, inefficacité des initiatives de développement, insécurité alimentaire persistante, incertitudes écologiques et instabilité politico-militaire se conjuguent pour en faire un espace structurellement en crise [Raynaut 1997, Bonnecase & Brachet 2013, OCDE & al. 2014]. Mais il est aussi le lieu où s’élabore depuis dix ans un programme régional qui, vu d’Afrique et hors d’Afrique, suscite la curiosité : il s’agit de la Grande muraille verte. Lancé par onze États sahéliens en 2005 sous l’égide de l’Union africaine, il représente un ambitieux instrument de lutte contre la désertification qui touche les zones semi-arides, par le recours aux plantations d’arbres à grande échelle [Dia & Niang 2012]. Cet objet atypique, aux contours flous et au fonctionnement opaque, est perçu par les uns comme un « éléphant blanc » en puissance, et par les autres comme une solution environnementale innovante. Il ne se perçoit dans sa totalité et dans toutes ses dimensions (géo)politique, environnementale et territoriale qu’en multipliant les points de vue. Dans ces conditions, recourir au raisonnement pluri-scalaire, outil classique de la géographie, apparaît indispensable pour rendre intelligible la diversité des acteurs et des enjeux sous-tendus par le projet. Proposer une réflexion spatialisée sur la Grande muraille verte revient à interroger les modalités d’articulation entre trois niveaux d’analyse : l’échelle locale, qui renvoie aux territoires dans lesquels s’ancrent les aménagements ; l’échelle nationale et sous-régionale, qui révèle la difficulté des onze États membres à formuler un projet commun ; et l’échelle globale, qui met en

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 25

rapport les nombreux acteurs de la globalisation environnementale qui participent à la redéfinition des objectifs assignés à la Grande muraille verte.

2 Si la globalisation environnementale se traduit par une mise en relation croissante d’un grand nombre d’acteurs et de territoires sous l’effet de la diffusion de nouvelles normes et de pratiques environnementales [Hufty & Aubertin 2007], elle a aussi pour effet paradoxal de recycler – tout en les rénovant – des modèles hérités de gestion de l’environnement. C’est le cas de la Grande muraille verte, analysée dans cet article à la lumière de la tension qui existe entre la reproduction par les États sahéliens de techniques anciennes de lutte contre la désertification (partie 1), les nouvelles opportunités politiques et financières offertes par la gouvernance globale de l’environnement (partie 2) et l’objectif de favoriser l’ancrage local des plantations dans les territoires ciblés par le projet (partie 3).

1. Une tentative de construction régionale par l’environnement au Sahel ?

3 La Grande muraille verte se présente à la fois comme un projet de construction régionale et comme un outil de politique environnementale. Il traduit la volonté des États sahéliens de réaffirmer leur rôle dans la conduite des interventions en faveur du développement durable des zones semi-arides, à partir du milieu de la décennie 2000.

1.1. Aux origines de la Grande muraille verte

4 Le récit des origines de la Grande muraille verte a été abondamment relayé [Dia & Niang 2012]. Il met en avant l’idée d’une « initiative africaine » formulée en 2005 par les États sahéliens déterminés à lutter simultanément contre les effets de la pauvreté et de la désertification. La paternité de l’idée de « Grande Muraille Verte » ou « Great Green Wall » est attribuée à un trio de chefs d’États ayant chacun joué un rôle précis. Abdoulaye Wade, alors président du Sénégal, est volontiers présenté comme le visionnaire ayant su conceptualiser le contenu technique de la Muraille. Le dirigeant nigérian Olusegun Obasanjo revêt de son côté l’habit d’ambassadeur africain au service de la promotion politique du programme. Enfin, le Guide libyen Mouammar Kadhafi incarne le grand argentier en charge de la mobilisation des fonds nécessaires.

5 Le projet est progressivement institutionnalisé par le biais des organisations interétatiques ouest-africaines et sahéliennes. C’est à l’occasion d’un sommet de la Communauté sahélo-saharienne1 (Cen-Sad) organisé en juin 2005 à Ouagadougou que A. Wade proclame le lancement d’une « grande coalition internationale pour lutter contre la désertification » visant à édifier un « mur de verdure du Sénégal à Djibouti pour freiner le désert » [Dia & Niang 2012]. La puissance symbolique de ce slogan trouve une résonance internationale quand l’Union africaine s’en empare officiellement en 2007 pour en faire le « projet phare » de la renaissance africaine en matière de lutte contre la désertification. La création d’une Agence Panafricaine de la Grande muraille verte2 (APGMV) est décidée dans les mois qui suivent, tandis que plusieurs organisations interétatiques sahéliennes et ouest-africaines3 annoncent publiquement leur soutien technique et financier.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 26

6 « Mur de verdure », « rideau arboré », « rempart végétal » : la terminologie utilisée décline la métaphore défensive d’un ouvrage faisant obstacle à « l’avancée du désert », perpétuant ainsi une représentation ancienne mais contestable de la crise environnementale sahélienne [Morel 2006]. La nature des actions à entreprendre - planter des arbres de Dakar à Djibouti, soit sur une distance de plus de 5 000 km - justifie pour A. Wade l’emploi de tous les superlatifs, la Muraille étant destinée à devenir selon lui la « huitième merveille du monde » (Fig. 1). Ce discours quasi- mythique célébrant la démesure et la volonté de « domestiquer le désert, cancer sur lequel il faut porter un regard offensif », contribuent à raviver le souvenir d’une ancienne et longue suite d’utopies de « mise en valeur du Sahara » [Henry & al. 2011].

Figure 1 – Carte du tracé transcontinental de la Grande muraille verte

Carte produite en 2010 par l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte et abondamment diffusée par un discours médiatique souvent peu enclin à critiquer la démesure du projet Source : site internet de l’APGMV

1.2. Un héritage réactivé dans un contexte favorable

7 Si les discours officiels vantent le caractère novateur d’une telle initiative, la Grande muraille verte semble bien plutôt faire écho à une longue suite d’expériences de grands projets forestiers destinés aux zones semi-arides et ayant connu des succès mitigés.

8 La Grande muraille verte s’inscrit dans le sillage du modèle des barrages verts. Expérimenté au nord du Sahara dès les années 1950, il se déploie ensuite dans les pays de la bande sahélienne au lendemain des sécheresses des années 1970 et 1980 [OSS 2008]. Le projet de Barrière verte transfrontalière imaginée par le leader burkinabé Thomas Sankara4 est ainsi explicitement conçu comme le pendant subsaharien du Barrage vert algérien, lancé une décennie plus tôt [Ben Saïd 1995], tandis que se multiplient à une échelle plus modeste les ceintures vertes périurbaines. La Grande muraille verte, fortement influencée par ces initiatives, apparaît donc comme le

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 27

dernier avatar en date des grands projets de reboisement de zones semi-arides. De manière significative, son lancement coïncide avec l’attribution du prix Nobel de la paix 2004 à la militante écologiste kenyane Wangari Maathai et à sa fondation Green Belt Movement. Cet héritage technique se double d’un héritage scientifique et environnemental. Comme ses devancières, la nécessité d’entreprendre la Grande muraille verte est justifiée par la mobilisation d’un discours de crise environnementale au sujet de la désertification. La vieille crainte coloniale du « dessèchement » de l’Afrique s’est trouvée réactualisée par les périodes de sécheresse au Sahel, durant les décennies 1970 et 1980, puis, plus récemment, par les débats contemporains liés au changement global [Benjaminsen 2012]. Consubstantiel à l’avènement du Sahel en tant qu’objet politique et environnemental, ce discours de crise au sujet de la désertification fait pourtant l’objet de nombreuses controverses scientifiques qui portent autant sur ses causes et ses conséquences [CSFD 2007] que sur son instrumentalisation politique [Jaubert 2000]. Le lancement du projet de Grande muraille verte apparaît ainsi comme le produit de la réactivation d’un triple héritage technique (tentatives passées relevant du modèle des barrages verts), politique (institutionnalisation de la lutte contre la désertification) et environnemental (construction ancienne d’un discours de crise à propos de la désertification).

9 Il est peu étonnant que la réactivation de cet héritage survienne au milieu des années 2000. En effet, cette période est marquée par le retour au premier plan des États africains et par la réaffirmation de leurs ambitions développementistes et environnementales au lendemain des deux décennies d’ajustement structurel [Magrin 2013]. L’afflux des capitaux étrangers accompagne des taux de croissance économique élevés dans de nombreux pays, tandis que l’Union africaine – qui succède à la défunte Organisation de l’Unité Africaine en 2001 – exalte le thème de la Renaissance en inaugurant le Nouveau partenariat pour le développement (Nepad). Cet ambitieux programme panafricain, dont A. Wade et O. Obansanjo sont les principales têtes de proue, vise à accomplir le « grand bond en avant » indispensable afin que l’Afrique parvienne à « combler son retard » en termes de développement et d’intégration à la globalisation selon le paradigme de l’émergence. Dans ces conditions, le lancement de la Grande muraille verte apparaît indissociable du retour en grâce d’une vision néo- moderniste du développement centrée sur les grands projets étatiques et la primauté accordée aux infrastructures.

10 Symbole de ces ambitions retrouvées, la Grande muraille verte se heurte toutefois rapidement à de nombreuses difficultés qui concernent autant la faisabilité technique du projet que la viabilité de la construction politique sur laquelle il repose. Tout d’abord, la vision même d’un bandeau arboré transcontinental a de quoi dérouter l’observateur. Elle repose sur la réhabilitation d’une conception vieillie de la désertification et des techniques de lutte à promouvoir. Or les grandes opérations de reforestation, qui coûtent cher et nécessitent d’importants besoins en main-d’œuvre, ne constituent qu’une réponse partielle et peu efficace face à la problématique multidimensionnelle qu’est la désertification. L’édifice politique sur lequel repose la Grande muraille verte paraît quant à lui très fragile. Sur onze États officiellement membres de l’Agence panafricaine5, dix comptent parmi les pays les moins avancés (PMA). Leurs capacités financières, techniques et institutionnelles sont limitées, et tous demeurent fortement dépendants de l’aide au développement. L’instabilité politico- militaire qui déjà prévalait dans certains pays au milieu des années 2000 (conflit au Darfour, rébellions armées au Tchad) s’est recomposée mais n’a pas décliné dans la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 28

période plus récente (déstabilisation du Mali et des pays frontaliers, enracinement de Boko Haram autour du lac Tchad) ce qui limite d’autant plus la faisabilité du projet. Enfin, la volonté commune affichée des onze États de proposer un projet commun porteur d’enjeux transfrontaliers semble grevée par de nombreuses rivalités politiques. La chute de Kadhafi en 2011 a ainsi porté un coup d’arrêt décisif à la continuité du projet, tandis que l’absence d’expérience et de cadres de coopération entre les pays de l’ouest et de l’est du tracé continental limite l’influence du leadership sénégalais sur les États non francophones de la corne de l’Afrique. Cette impression de défiance conforte d’ailleurs les voix critiques qui assimilent la Grande muraille verte à une authentique tour de Babel.

11 Dans ces conditions, la Grande muraille verte apparaît davantage comme un rêve présidentiel inachevé que comme la vision partagée d’une construction régionale. Mais l’intervention d’acteurs divers relevant de la sphère globale entraîne une redéfinition profonde de la conception même du projet.

2. Un outil de mobilisation déployé à l’échelle globale ?

12 Si elle est une émanation des États sahéliens, la Grande muraille verte comporte très tôt une dimension globale qui en fait un enjeu des relations internationales. Fortement extravertie, mobilisée par un grand nombre d’acteurs, elle suscite toutefois des réticences qui concourent à redessiner les contours du projet.

2.1. Une appropriation multiple

13 Loin d’être confinée aux steppes sahéliennes, la Grande muraille verte se singularise par l’appropriation multiple dont elle fait l’objet de la part de nombreux acteurs extra- africains. Il importe donc de l’appréhender comme un objet global. Se voulant un exemple de gouvernance multi-niveaux [Richebourg 2012], elle met en rapport de manière ininterrompue depuis son lancement en 2005 une grande diversité d’acteurs aux origines, aux compétences et aux ressources très différentes. Agences de l’aide (banques de développement, partenaires multi- ou bilatéraux), institutions internationales en charge des questions de politiques environnementales, réseaux d’ONG et d’associations, fondations privées et firmes transnationales : autant d’acteurs qui interviennent, selon des modalités très variables, dans cette co-construction politique et institutionnelle. Ce mécanisme singulier tient d’une part, à la conception même de la Grande muraille verte et, d’autre part, à la logique opportuniste de certains acteurs qui investissent le projet pour le mettre au service de leurs propres préoccupations.

14 La Grande muraille verte est en effet imaginée par ses concepteurs comme un outil de mobilisation internationale [Dia & Niang 2012]. Le milieu des années 2000 est certes marqué par un certain retour de l’État en Afrique en contexte néolibéral, mais il coïncide également avec l’accélération de la globalisation environnementale. Dans de nombreux pays du Sud, celle-ci se traduit par une redéfinition de l’action publique commandée par la nécessité de promouvoir la mise en œuvre de mesures d’adaptation et/ou d’atténuation vis-à-vis du changement global [Hufty & Aubertin 2007]. La perspective de bénéficier directement ou indirectement de la manne financière potentielle que ces transformations induisent n’est pas étrangère au lancement de la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 29

Grande muraille verte, qui peut être alors envisagée comme le réceptacle destiné à drainer les flux de l’aide internationale. C’est dans cette perspective qu’il faut probablement interpréter les ajustements successifs effectués dans la définition des objectifs assignés au projet : par un important effort sémantique, les promoteurs de la Grande muraille verte ont rapidement cherché à dépasser le cadre trop peu porteur de la lutte contre la désertification, pour inscrire le projet dans le champ de la lutte contre la pauvreté et du changement climatique [Richebourg 2012] avec, en toile de fond, l’opportunité par exemple de bénéficier les financements internationaux consacrés aux techniques de stockage du carbone6. La Grande muraille verte, conçue ici comme un levier de captation de rentes environnementales appelées à se développer [Magrin 2013], se présente alors comme un outil de mobilisation multiforme placé au cœur des relations entre les États sahéliens et les sphères de la globalisation environnementale. En témoigne le fonctionnement de l’Agence panafricaine, qui a certes été créée pour coordonner l’action des onze États membres dans la mise en œuvre du programme, mais qui assume également des actions de promotion, de recherche de partenariats et de mobilisation des donateurs potentiels.

15 Cette dimension politico-institutionnelle globale est attestée par la grande visibilité internationale du projet. Depuis son lancement, la Grande muraille verte est en effet régulièrement mise à l’ordre du jour de nombreuses rencontres internationales placées sous l’égide des États membres, des institutions africaines ou onusiennes7 (Fig. 2). Elle contribue à faire vivre des institutions qui sont autant d’ « arènes » globales de l’environnement [Olivier de Sardan 1995] et qui participent en retour à la perpétuation du projet, indépendamment de sa matérialisation dans les territoires sahéliens. Mais la visibilité de la Grande muraille verte est également le produit de sa mobilisation multiforme par des acteurs à l’importance plus secondaire : de nombreuses ONG ou associations environnementales investissent le projet via des partenariats noués avec l’Agence Panafricaine et lui confèrent une notoriété inattendue. Cette inflation des discours et des images liées à la Grande muraille verte sur la toile ou dans la presse écrite francophone ou anglophone, africaine ou étrangère, contraste fortement avec la relative inertie qui entoure la prise de décision collective dans les arènes globales décrites précédemment.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 30

Figure 2 – Le stand de la Grande muraille verte

Ce stand lors de la Cop21 organisée à Paris en décembre 2015 représente un vecteur d’information et de mobilisation adressé aux délégations officielles comme aux visiteurs Source : site internet de l’APGMV

2.2. Une prise en main par les acteurs de la sphère globale ?

16 Au sein de cet ensemble hétérogène d’acteurs globaux, les bailleurs de fonds se distinguent par les enjeux financiers et politiques dont ils sont porteurs. Une analyse rapide des représentations et des attitudes divergentes à l’endroit de la Grande muraille verte révèle un grand contraste entre enthousiasme affiché et relatif désintérêt.

17 D’un côté, la Grande muraille verte présente un certain nombre de caractéristiques avantageuses. Politiquement, elle incarne le volontarisme retrouvé des États africains, orienté à la fois vers les politiques nationales de développement et vers la mobilisation internationale en lien avec la problématique du changement climatique ; écologiquement, elle représente un instrument audacieux de restauration des milieux semi-arides ; symboliquement enfin, la prétention à vouloir faire « reverdir le Sahel » conforte un imaginaire ancien quant aux actions bénéfiques à entreprendre pour sauver par la plantation d’arbres « une terre qui meurt ». Par ailleurs, l’adoption et la diffusion par les promoteurs du projet d’un ensemble de discours et de modèles environnementaux promus à l’échelle globale sont gage de crédibilité et de respectabilité. Enfin, l’engouement toujours actuel de certains bailleurs de fonds à l’égard des grands projets (« Big is beautiful »), annonce la promesse d’un soutien technique et financier important.

18 D’un autre côté, l’attractivité de la Grande muraille verte paraît grevée à la fois par ses origines politiques et par ses ambitions techniques démesurées. La faible capacité institutionnelle des États, la personnalisation excessive d’un projet qui s’identifie fortement à ses pères fondateurs et l’absence de continuité dans le soutien politique en font un pari risqué et peu consensuel. Mais la Grande muraille verte est surtout tributaire des vicissitudes d’un contexte géopolitique régional en rapide évolution : la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 31

dégradation sécuritaire observée au Sahel à partir du début des années 2010 a entraîné une redéfinition des priorités de l’aide formulées par les puissances donatrices ainsi qu’une requalification de l’espace régional au prisme sécuritaire et migratoire [Bonnecase & Brachet 2014]. Malgré les promesses répétées par les États sahéliens de faire de la Grande muraille verte un outil contre le terrorisme et l’émigration à moyen ou long terme, il demeure que la déstabilisation profonde de nombreux territoires sahéliens rend pour l’heure illusoire la matérialisation du projet sur le terrain.

19 Ces jugements contradictoires peuvent s’avérer déterminants pour le positionnement des acteurs institutionnels vis-à-vis de la Grande muraille verte. L’année 2010 marque ainsi un moment de clarification pour le programme. Dans les mois qui suivent le sommet de l’Agence panafricaine organisé à N’Djamena, deux groupes distincts de bailleurs de fonds émergent pour redynamiser le projet. Deux visions de la Muraille s’opposent depuis cette date. Un premier ensemble d’institutions mené par la Banque africaine de développement (BAD) se constitue partisan de l’appui sans condition au programme de Grande muraille verte dans sa version initiale. Il s’agit de poursuivre la mobilisation des financements prévus pour chacun des onze États membres du programme, afin de leur donner les moyens de lancer l’exécution des opérations de reboisement le long du tracé continental défini par l’Agence panafricaine, confortée dans son statut d’interlocuteur privilégié. L’approche initiale centrée sur le tracé est maintenue, tout comme la vocation quasi exclusivement forestière du projet. À l’inverse, dans le sillage de la Banque mondiale et de l’Union européenne, un second ensemble d’organisations s’efforce de transformer la conception du projet, en rupture avec l’ambition du bandeau arboré déployé à l’échelle continentale : la Grande muraille verte doit devenir une plate-forme institutionnelle et technique de l’aide à destination du Sahel. La métaphore de la « muraille » se mue alors en un slogan fédérateur plus large jusqu’à devenir le terme générique de l’ensemble des projets et/ou programmes de développement durable appelés à être financés par ce groupe d’institutions. C’est ainsi que la Banque mondiale et ses partenaires lancent à partir de 2012 un programme intitulé « Sahel et Afrique de l’ouest en appui à la mise en œuvre de la Grande muraille verte » (SAWAP). Destiné à douze pays de la bande soudano-sahélienne, il comprend un portefeuille d’actions sectorielles destinées notamment à stimuler l’agriculture tout en promouvant une gestion durable des ressources naturelles8. Si la référence à la Grande muraille verte demeure explicite dans ce programme, l’idée de « mur végétal » n’est plus qu’un lointain souvenir.

20 Ainsi l’inscription de la Grande muraille verte dans les sphères globales produit une redéfinition des objectifs du projet initial. Celui-ci n’est toutefois pas abandonné pour autant, comme le montre l’analyse de sa territorialisation à l’échelle locale.

3. À l’échelle locale : espace-vitrine ou projet de territoire ? Le cas du Ferlo au Sénégal

21 Loin des négociations internationales qui concourent à redessiner les contours du programme, la mise en œuvre de la Grande muraille verte suit son cours sur le terrain. Sa lente territorialisation met en évidence la difficulté à réussir l’articulation entre des enjeux politiques et environnementaux qui s’expriment à des échelles différentes.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 32

3.1. Une territorialisation lente et spatialement concentrée

22 Si la Grande muraille verte s’apparente à une ébauche de construction régionale et à un slogan efficace et fédérateur mobilisable au gré des circonstances, sa matérialité physique n’en est pas inexistante pour autant. Certes, l’état d’avancement très réduit des réalisations dans plusieurs pays membres apparaît symptomatique du faible dynamisme voire, dans certains cas, de l’abandon total du projet. Ainsi au Burkina Faso, au Mali, ou encore en Mauritanie, la Grande muraille verte se limitait en 2017 à la création de modestes parcelles expérimentales dans certains espaces ruraux pilotes. Ailleurs, elle est mobilisée par effet d’aubaine pour « labelliser » des aménagements préexistants ou en cours de construction, comme la ceinture verte périurbaine implantée à partir de 2008 autour de la capitale tchadienne N’Djamena [Mugelé 2013]. Dans la majorité des pays enfin, notamment ceux de la partie orientale du tracé, seuls les sièges des différentes agences nationales de la Grande muraille verte construites dans les capitales attestent sa présence, dans l’attente d’une hypothétique redynamisation du programme.

23 Dans ce contexte, le volontarisme de l’État sénégalais fait figure d’exception. Il découle du rôle central joué par A. Wade dans la genèse du projet, mais aussi de la quête de leadership régional qui caractérise ses années au pouvoir : de sa capacité à exécuter la mise en œuvre du programme dépendait la crédibilité de ses ambitions affichées pour le Sénégal et pour l’Afrique. C’est ainsi que dès 2008, les autorités officialisent le lancement de la mise en œuvre du projet, en recourant à une efficace ingénierie technico-scientifique au service de l’environnement. Un colloque scientifique international est organisé à Dakar9 pour apporter un contenu technique aux différentes actions de reforestation. La même année est créée une agence nationale chargée de l’exécution et du suivi des travaux, dont la gestion est confiée à l’administration des Eaux et Forêts. La définition de la zone d’intervention selon une logique de zonage est commandée par plusieurs critères climatiques et socio-économiques. Au centre du tracé traversant d’est en ouest le territoire national, le Ferlo retient l’attention des gestionnaires. Ce vaste territoire, caractéristique des milieux sahéliens et habité par des populations Peul plus ou moins mobiles, concentre l’essentiel des activités pastorales, un secteur très dynamique et source de diversification de l’économie rurale [Dia 2014]. Surtout, l’absence d’agriculture pérenne, la disponibilité des réserves foncières, l’existence d’un réseau d’aires protégées et l’héritage de plusieurs projets de gestion des ressources naturelles (notamment le projet sénégalo- allemand10) concourent à en faire l’espace idoine pour accueillir les aménagements de la composante sénégalaise de la Grande muraille verte.

24 La mise en œuvre du projet au Ferlo répond à une double logique. D’une part, il s’agit d’intervenir directement sur les ressources du milieu pour en assurer la conservation, la restauration ou la disponibilité. Compte tenu de la vulnérabilité et de la réduction relative du couvert végétal (notamment les espèces ligneuses) observées depuis les années de sécheresse [Fall 2014], priorité est donnée à la création de zones de mises en défens11 et, surtout, aux efforts de (re)boisement. Une quinzaine de parcelles, soit 40 000 ha au total, ont ainsi été plantées d’espèces locales à valeur socio-économique (Acacia raddiana et Balanites aegyptiaca principalement). D’autre part, il s’agit de contribuer au développement local par des activités d’accompagnement, créatrices de sources de revenus complémentaires. C’est notamment le cas de l’appui à la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 33

consolidation de filières commerciales locales (gomme arabique pour valoriser à terme les parcelles d’Acacia senegal) ou encore de l’aménagement de jardins polyvalents villageois (Fig. 3) destinés à améliorer la sécurité alimentaire locale [Billen 2014]. Cette double logique d’intervention traduit au fond la double fonction assignée à la Grande muraille verte : à la fonction de protection (« rempart » érigé face à un facteur agressif de dégradation écologique) s’ajoute une fonction de production (« abri » pour les populations et leurs activités au sein de véritables petites situées aux portes du désert).

Figure 3 – Dans la commune de Labgar, au cœur du Ferlo, production maraîchère issue des jardins polyvalents

Cette production est commercialisée par des groupements de femmes ; à l’arrière-plan, on devine une parcelle reboisée qui fournira un complément de pâturage pour le bétail de case Source : cliché : Mugelé 2014

3.2. Un ancrage local fragile

25 L’exemple de la faible articulation entre reboisement et pastoralisme est révélateur de la difficulté pour les gestionnaires de la Grande muraille verte de concilier au Ferlo des objectifs contradictoires définis à des échelles différentes.

26 Les difficultés techniques rencontrées par le projet sont nombreuses mais peu originales. La forte mortalité des plants et l’insuffisante prise en compte des populations locales font écho aux échecs fréquents des opérations de reboisement en Afrique sèche [Sylva, 1992]. Mais son défaut majeur réside surtout dans la place marginale qu’il concède au pastoralisme, qui apparaît comme le grand impensé de la Grande muraille verte. Non seulement les pratiques pastorales ne bénéficient d’aucune mesure d’appui (hydraulique pastorale, santé animale) mais de surcroît, elles peuvent être perturbées par les nouveaux aménagements (entrave à la mobilité des troupeaux,

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 34

réduction des pâturages disponibles situés à l’intérieur des parcelles boisées). La Grande muraille verte est ici encore bien peu novatrice : elle demeure captive du problème déjà ancien au Ferlo de la difficile articulation entre les vocations forestière et pastorale [Santoir 1983] et semble reproduire la vision d’un espace-support d’aménagements plutôt que celle d’un territoire façonné de longue date par le pastoralisme.

27 Cette interaction insuffisante entre les nouveaux aménagements et le territoire dans lequel ils s’inscrivent s’explique largement par l’approche dirigiste et techniciste qui guide l’action des agents des Eaux et Forêts. Mais à bien des égards, elle procède surtout du statut même de la Grande muraille verte au Ferlo. En effet, en tant que construction globale, le projet demeure conçu par ses gestionnaires comme la composante sénégalaise de la Muraille panafricaine, soit comme la déclinaison locale d’une entité plus vaste qui, même à l’arrêt, continue de servir de référentiel principal aux acteurs locaux. Par conséquent, les objectifs escomptés sont subordonnés à la quête de visibilité internationale : la Muraille au Ferlo se mue alors en un site de démonstration où se pressent chaque année de nombreuses délégations d’hommes politiques, d’experts et de vidéastes originaires du Sénégal, de la sous-région mais également d’Europe. Cette extraversion cosmopolite transparaît notamment lors des campagnes de reboisement, qui sont confiées à un réseau d’ONG transnationales, tandis que la FAO supervise la gestion des périmètres maraîchers et que les dispositifs d’affichage se multiplient dans le paysage. Si l’échelle locale est celle de la construction physique pour la Muraille sénégalaise, elle est donc aussi celle de l’affichage pour la Muraille panafricaine.

28 Cependant, si la composante globalisée de la Grande muraille verte semble ne pas favoriser la réussite des aménagements au Ferlo, on peut observer à l’échelle locale divers ajustements effectués pour améliorer leur ancrage territorial. En effet, pour tenter d’intégrer davantage les pratiques pastorales, les gestionnaires du projet expérimentent des mesures visant à créer des complémentarités entre élevage et foresterie12 tout en consolidant la gouvernance locale des ressources naturelles grâce à un rôle croissant accordé aux pouvoirs locaux13. La Grande muraille verte doit donc aussi être envisagée comme un laboratoire où se perfectionnent des mécanismes de gestion des ressources valorisant les pratiques des populations locales. En parvenant à créer au Ferlo des interactions positives entre pastoralisme et reboisement, entre lutte contre la désertification et développement rural, entre gain immédiat et investissement de long-terme, le projet pourrait alors devenir le modèle qu’il ambitionne de devenir pour les autres territoires sahéliens ciblés par la Muraille panafricaine. Loin d’être condamnée à être écartelée entre des sphères opposées, la Grande muraille verte est amenée à se réinventer par la réaffirmation de son ancrage local : et si, par une sorte de revanche du territoire, c’était la consolidation de la Muraille physique « par le bas », et non la valorisation de l’image de la Muraille « par le haut », qui donnait un second souffle au projet ?

Conclusion

29 De Ouagadougou jusqu’au Ferlo après un détour dans les sphères globales de la gouvernance environnementale, l’identité de la Grande muraille verte se dissipe peu à peu : elle constitue cet objet pluriel et parfois insaisissable qui, en perpétuelle

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 35

recomposition, est projeté simultanément aux échelles locale et globale. Tel un mirage, sa réalité est changeante selon la distance avec laquelle on l’observe. En fonction de l’échelle et des acteurs considérés, ce programme régional lancé il y a dix ans s’apparente soit à une modeste et énième opération de reboisement au Sahel, soit à une plate-forme institutionnelle destinée à polariser les flux de l’aide (notamment issus des financements verts), soit encore à une vieille utopie environnementale ressuscitée par une poignée de dirigeants soucieux d’améliorer leur image. Semblant écartelée entre les nombreuses missions qui lui sont assignées (capter le C02, appuyer le développement local, mobiliser les opinions), elle est en tout cas emblématique de la difficulté à articuler l’intervention d’acteurs très différents aux priorités distinctes. La tension qui existe entre vitrine politique légitimée par un verdissement des discours sur le développement et projet exprimé pour le territoire n’a assurément pas fini de remodeler ses contours.

BIBLIOGRAPHIE

BEN SAID, S. (1995) – « Bilan critique du Barrage vert en Algérie », Sécheresse, n° 6, pp. 247-255.

BENJAMINSEN, T. A. (2012) – « The Sahel and the climate security debate », in Global security risks and West Africa. Development challenge, Paris, OCDE, pp. 77-94.

BILLEN, L. (2015) – « Les jardins féminins de la Grande Muraille Verte dans le Ferlo sénégalais : une réponse publique à la précarité et à la marginalité en milieu rural au Sud », Pour, n° 225, pp. 167-177.

BONNECASE, V. & BRACHET, J. (2013) – « Les « crises sahéliennes » entre perceptions locales et gestions internationales », Politique africaine, n° 130, pp. 5-22.

BOULIER, J. & SIMON, L. (2010) – « Les forêts au secours de la planète : quel potentiel de stockage du carbone ? », L’Espace Géographique, vol. 39, n° 4, pp. 309-324.

CSFD (2007) – Le projet africain de Grande Muraille Verte : quels conseils les scientifiques peuvent-ils apporter ? Montpellier, Comité scientifique français de la désertification, 43 p.

DIA, A. & NIANG, A. M. (2012) – « L’initiative africaine de la Grande Muraille Verte (IAGMV) : contexte, vision et opérationnalisation » in R. Duponnois & A. Dia (dir.), La Grande Muraille Verte. Capitalisation des recherches et valorisation des savoirs locaux, Marseille, IRD, pp. 11-37.

DIA, N. (2014) – Commerce du bétail, villes et développement régional dans la Zone sylvopastorale du Sénégal, Thèse de doctorat de géographie, Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, 267 p.

FALL, A. (2014) – Le Ferlo sénégalais : approche géographique de la vulnérabilité des anthroposystèmes sahéliens, Thèse de géographie, Université Paris 13 Sorbonne – cité, 379 p.

HENRY, J.-R., MARÇOT, J.-L. & MOISSERON, J.-Y. (2011) – « Développer le désert : anciennes et nouvelles utopies », L’Année du Maghreb, n° 7, pp. 115-147.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 36

HUFTY, M. & AUBERTIN, C. (2007) – « La gouvernance environnementale globale », in M. Hufty, A. Dormeier Freire, P. Plagnat & V. Neumann (dir.), Jeux de gouvernance. Regards et réflexions sur un concept, Paris, IUED-Karthala, pp. 141-157.

JAUBERT, R. (2000) – « La désertification : slogan et impasse », in J.-P. Jacob (dir.), Sciences sociales et coopération en Afrique. Les rendez-vous manqués, Genève/Paris, IUED/Presses Universitaires de France, pp. 175-190.

MAGRIN, G. (2013) – Voyage en Afrique rentière. Une lecture géographique des trajectoires du développement, Paris, Publications de la Sorbonne, 424 p.

MOREL, A. (2006) – « Le désert avance… », in G. Courade (dir.), L’Afrique des idées reçues, Paris, Belin, pp. 106-111.

MUGELÉ, R. (2013) – « Enjeux et conséquences de la réglementation sur le bois-énergie au Tchad », EchoGéo [en ligne], n° 26. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/13620 DOI : 10.4000/ echogeo.13620

OCDE, Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (2014) – Un Atlas du Sahara-Sahel. Géographie, économie et insécurité, Paris, OCDE, 250 p.

OLIVIER DE SARDAN, J.-P. (1995) – Anthropologie et développement : essai de socio-anthropologie du changement social, Paris, Karthala, 221 p.

OSS (2008) – Initiative Grande Muraille Verte du Sahara et du Sahel. Note introductive n° 3. Tunis, Observatoire du Sahara et du Sahel, 46 p.

RAYNAUT, C. (dir.) (1997) – Sahels, diversité et dynamiques des relations sociétés-nature, Paris, Karthala, 430 p.

RICHEBOURG, C. (2012) – « Analyse d’un cas de gouvernance écologique aux confins du Sahel ouest africain. Enjeux et impacts de l’édification de la Grande Muraille Verte en territoire sénégalais », Les Cahiers de l’observatoire international homme-milieux Tessekere, n° 1, pp. 17-28.

SANTOIR, C. (1983) – Raison pastorale et politique de développement : les peuls sénégalais face aux aménagements, Paris, Orstom, 185 p.

SYLVA, E. (1992) – « Reboisement : leurres et lueurs de la participation populaire », Environnement africain (ENDA-Dakar), n° 32, vol. 8, pp. 171-184.

NOTES

1. Cette organisation interétatique créée à Tripoli en 1998 regroupe de nombreux États de l’aire sahélo-saharienne pour favoriser le développement socio-économique et l’intégration régionale ; elle a surtout constitué le relais de la politique d’influence exercée par la Libye dans le continent africain. 2. Son siège est établi en 2010 à Ndjamena (Tchad), avant d’être déplacé en 2013 à Nouakchott. 3. Notamment le Comité interétatique de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss) et la Communauté Économique des États d’Afrique de l’ouest (Cedeao). 4. Dans le cadre de sa politique dite des trois luttes (feux de brousse, déboisement, désertification) T. Sankara propose la création d’une Barrière verte associant à son pays le Mali et le Niger. La chute brutale du régime en 1987 enterre le projet. 5. Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Nigeria, Tchad, Soudan, Éthiopie, Érythrée, Djibouti.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 37

6. Le boisement des terres non-forestières, qui pourrait contribuer à compenser 15 % des émissions de carbone des combustibles fossiles au cours des cinquante prochaines années, est fortement encouragé par les institutions internationales environnementales, malgré de nombreuses incertitudes liées notamment au financement [Boulier & Simon 2010]. 7. Entre 2007 et 2017, on dénombre une vingtaine de manifestations internationales consacrées à la Grande muraille verte (conférences onusiennes, tour de table des bailleurs de fonds, forums de la société civile). 8. Ce programme se traduit par exemple par des projets d’appui au développement de l’agro- business (vallée du fleuve Sénégal) ou à l’amélioration de l’accès à l’énergie (Nigeria, Éthiopie). 9. Colloque intitulé « Choix des espèces végétales et des systèmes de mise en valeur et de suivi » et organisé à Dakar en février 2009 sous le patronage des organisations sous-régionales. 10. Lancé au Ferlo dans les années 1970, il visait à « rationaliser » les pratiques pastorales et à restaurer l’environnement par un ambitieux programme de reboisement, avant de privilégier dans les années 1990 une approche intégrée de sécurisation des systèmes pastoraux. 11. Il s’agit de clôturer temporairement une parcelle pour favoriser la régénération naturelle de la végétation. 12. Par exemple, en ouvrant les parcelles à la récolte des pâturages herbacées, ou en en apportant un appui technique et financier à la gestion des forages pastoraux. 13. Depuis son entrée en vigueur en 2013, l’acte III de la décentralisation prévoit au Sénégal d’importants transferts de compétences vers les collectivités territoriales. Les communes (l’échelon administratif le plus bas) voient notamment leur rôle renforcé en matière de gestion des ressources naturelles.

RÉSUMÉS

La Grande muraille verte est le nom d’un programme de lutte contre la désertification lancé en 2005 sous l’égide de l’Union africaine et des organisations ouest-africaines et sahéliennes. L’approche géographique et critique proposée montre l’intérêt de la variation d’échelle pour analyser un objet multidimensionnel et multi-acteurs. Elle met en tension les relations qui existent entre la reproduction par les États sahéliens de techniques anciennes de lutte contre la désertification, les nouvelles opportunités politiques et financières offertes par la gouvernance globale de l’environnement, et l’insuffisant ancrage local des aménagements dans les territoires ciblés par le projet à travers le cas sénégalais.

The Great Green Wall is the name of a Sahelian program which has been launched in 2005 with the support of the African Union to combat the growing process of desertification. In a geographical and critical perspective, this program is analysed as a multi-scale and multi-actors construction. Highly influenced by former environmental projects, the Great Green Wall is also deeply linked to global dynamics through new political and financial opportunities. The example of its difficult territorialisation in northern Senegal is analysed as the result of this glocal construction.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 38

INDEX

Keywords : Great green wall, Sahel, Desertification, Globalization, Environment, Reforestation Mots-clés : grande muraille verte, Sahel, désertification, globalisation, environnement, reboisement

AUTEUR

RONAN MUGELÉ Doctorant en géographie. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Prodig, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : ronan.mugele[at]gmail.com

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 39

La région du lac Tchad face à la crise Boko Haram : interdépendances et vulnérabilités d’une charnière sahélienne The Lake Chad region and Boko Haram crisis: links and vulnerability of a sahelian hinge

Géraud Magrin et Christine Raimond

Introduction

1 Autour du lac Tchad s’étend un espace auquel l’histoire et les conditions géographiques confèrent une forte identité (cf. figure 1). Cette région s’étend sur les quatre États riverains du lac, dessinés par les frontières coloniales (Cameroun, Niger, Nigeria, Tchad) et fonctionne comme un système marqué par de fortes interactions environnementales (autour des cours d’eau qui drainent le bassin hydrographique, et des zones humides), ainsi que par des flux migratoires et économiques (transfrontaliers ou non) ancrés dans l’histoire et stimulés par la demande urbaine et les différentiels monétaires contemporains. En se basant sur les entités administratives de niveau supérieur, ce système représente un espace allongé sur 1 000 km du nord au sud et 500 km d’est en ouest, d’une superficie semblable à celle de la France, où vivent en 2017 environ 29 millions d’habitants. Ses principales polarités démographiques et économiques sont le lac Tchad, sur les rives et îles duquel vivent environ deux millions d’habitants [Lemoalle & Magrin 2014] et les deux métropoles de N’Djaména (Tchad) et Maiduguri (Nigeria), qui comptent chacune près de 1,5 million d’habitants (cf. carte 1).

2 En 2017, cet espace apparaît comme un des plus vulnérables de l’Afrique et du monde. Aux défis génériques du Sahel (précarité environnementale aggravée par le changement climatique, sur fond d’explosion démographique, de pauvreté et de faiblesse des États) s’ajoute une grave crise politique. Depuis 2009, l’expansion

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 40

progressive du groupe djihadiste Boko Haram à partir de son berceau du Borno nigérian, ainsi que la brutalité de sa répression militaire, ont occasionné une grave crise humanitaire faisant des milliers de victimes et poussant sur les routes de l’exode des centaines de milliers de déplacés et réfugiés.

3 Contre les clichés sahéliens – focalisés sur « l’avancée du désert » ou l’existence d’un Sahel affamé producteur de migrants et de terroristes – il nous semble important de saisir, à cette échelle régionale, la complexité du fonctionnement de ce système, qui reflète à la fois les trajectoires politiques propres à chacun des États et un faisceau d’interdépendances locales et régionales. Celui-ci repose sur des complémentarités entre des pôles ruraux (vallées et zones humides) et urbains productifs et des espaces plus fragiles, tout en s’inscrivant dans des systèmes d’échanges externes dont les polarités dominantes sont aujourd’hui méridionales, sans exclure des connexions sahéliennes latérales et des relations sahariennes. Nous souhaitons montrer ici que la double charnière sahélienne (est/ouest et nord/sud) de la région du lac Tchad constitue un système certes vulnérable mais qui dispose de potentiels de développement significatifs ancrés dans les interdépendances spatiales.

4 Nous commencerons par présenter les structures environnementales, démographiques, et historico-économiques de ce grand système régional. Puis nous analyserons ses bases rurales, organisées autour de zones productives et d’échanges à différentes échelles, dont les régulations socio-politiques étaient soumises à de fortes tensions avant même la crise contemporaine. Enfin, nous décrirons la crise récente et ses conséquences sur le fonctionnement du système, pour finalement questionner les déterminants de l’avenir.

Figure 1 – La région du lac Tchad

Sources : PlantadivGIS ; OSM ; SRTM ; Africapolis ; Carte des pluies annuelles en Afrique, IRD, 2012

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 41

1. Les structures d’un grand système régional du Sahel central

1.1. Diversité, vulnérabilité et potentialités environnementales

5 Le faible relief de la région où se localise le lac Tchad confère à l’ensemble sa physionomie particulière. Elle est bordée au sud par le plateau de l’Adamaoua où le fleuve Bénoué trouve sa source, et comprend les monts Mandara (1 500 à 2 000 m) qui marquent la frontière entre Cameroun et Nigeria. Les formations d’erg et de reg caractéristiques du Sahara couvrent le nord de la région. Ailleurs, de rares inselbergs dominent un paysage très plat drainé par le réseau hydrographique lié au lac Tchad où alternent de vastes zones sèches, des zones saisonnièrement inondées et des zones humides toute l’année.

6 10 degrés de latitude fournissent un gradient pluviométrique très large. Le climat, tropical, est soumis au régime de mousson avec une seule saison des pluies plus ou moins longue et abondante en fonction de la latitude, sur laquelle repose une grande partie des activités de subsistance des populations. Du nord au sud se succèdent les zones éco-climatiques suivantes [FAO/Giews 1998, d’après Lemoalle 2017] : • saharien avec moins de 100 mm de pluie annuelle dans le nord de la zone ; • saharo-sahélien avec une pluie comprise entre 100 et 200 mm ; • sahélien recevant entre 250-500 mm pendant 4 mois ; • sahélo-soudanien avec 500-900 mm, pendant 5 mois ; • soudanien recevant 900-1100 mm, pendant 6 mois (donc deux saisons alternées d’égale durée).

7 L’agriculture se localise dans les zones méridionales, alors que l’élevage pastoral mobile valorise le mieux les espaces sahéliens à sahariens. La forte variabilité inter et intra annuelle de la pluviométrie provoque une grande vulnérabilité des systèmes ruraux les plus dépendants des pluies. Dans ce contexte, la présence de nombreuses zones humides et inondables revêt une importance particulière en fournissant un facteur de résilience aux systèmes de subsistance. Cette particularité a été révélée notamment lors des grands épisodes de sécheresse des années 1970 et 1980, au cours desquels les isohyètes ont migré vers le sud d’environ 120 km par rapport à leur position en période humide (1951-69). Ils ont depuis 1990 retrouvé une position relativement similaire à celle qu’ils avaient dans les années 1960.

8 Défini comme un « lac amplificateur » en raison de son caractère endoréique et de sa faible profondeur (moins de 4 m) dans un environnement à très faible pente, le lac Tchad est un excellent indicateur de la pluviométrie de l’ensemble du bassin versant : de faibles variations de celle-ci se traduisent par de grandes variations du niveau et de la surface du lac. Après le « Grand et Moyen lac Tchad » des années 1951 à 1970, formé par un seul plan d’eau de 20 à 25 000 km2, a succédé le « Petit lac Tchad » entre 1971 et 1994 caractérisé par la séparation des deux cuvettes au niveau de la « Grande Barrière ». Pendant les années les plus sèches qualifiées de « Petit lac sec » s’est observé un assèchement de toute la cuvette nord, ce qui a eu des conséquences majeures sur les activités anthropiques. Dans la cuvette sud cependant, ces années sèches correspondent à une phase de dégagement de très vastes superficies de terres de décrue qui ont été mises en valeur pour l’agriculture et le pâturage par des populations en provenance des zones sèches (cuvette nord et extérieur du lac). Depuis 1995, le lac

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 42

Tchad s’est stabilisé en régime « Petit lac régulier » [Lemoalle 2017], avec un retour de l’eau dans la cuvette nord. L’immigration s’est poursuivie pour valoriser les ressources abondantes du lac Tchad.

9 D’autres zones humides sont également fortement sollicitées (cf. figure 1). La Komadougou Yobe, qui apporte moins de 1 % des eaux du lac, est un lieu de production du poivron irrigué et une zone humide saisonnière essentielle pour les populations nigériennes. Les plaines d’inondation (Yaéré du Nord Cameroun, dépressions Toupouri, plaine du Ba Illi, plaine de Massenya) sont anciennement exploitées pour la pêche et l’élevage, plus récemment pour la culture du sorgho repiqué qui est également produit dans les plaines du Diamaré (sud de Maroua) et du Firki (sud-est de Maiduguri), sur les rives de la Bénoué et du Mayo Kebbi et dans les cuvettes inondables au nord de N’Djaména.

10 Les fleuves de la région du lac Tchad sont peu aménagés. Seul le barrage de Lagdo sur la Bénoué fournit de l’électricité aux villes du Nord Cameroun. Le réservoir de Maga sur le Logone irrigue le périmètre rizicole de la Semry et donne lieu à une pêche active. Il a aussi fortement perturbé le remplissage du grand Yaéré au nord, phénomène accentué par le creusement de nombreux canaux de pêche. Au Nigeria, le barrage d’Alau contribue à l’alimentation de Maiduguri. Les eaux souterraines sont très peu exploitées.

1.2. Peuplements et systèmes agricoles : contrastes et dynamiques

11 Les recensements de population (Cameroun 1987 et 2005, Niger 1988 et 2012, Nigeria 1991 et 2006, Tchad 1993 et 2009), malgré les incertitudes liées à leur fiabilité, donnent une vision assez conforme des contrastes du peuplement de la région du lac Tchad. Une projection à 2017 estime la population à 29 millions de personnes avec une densité moyenne de près de 55 hab./km2 [Magrin & Pérouse de Montclos 2018]. Les régions administratives les plus denses se situent au Nigeria, où se localisent aussi plusieurs grandes villes (États Adamawa et Gombe avec 140 et 200 hab./km2 respectivement) et au Cameroun (Extrême Nord avec 160 hab./km2), alors que la région de Diffa (Niger) et le Kanem (Tchad) comptent moins de 5 hab./km2. Au-delà des oppositions nord/sud liées aux conditions climatiques, et de la position charnière de la zone d’étude entre les fortes densités d’Afrique de l’Ouest et les zones moins peuplées d’Afrique centrale, l’histoire et les conditions environnementales locales expliquent l’inégale répartition du peuplement.

12 En assurant une protection à ses sujets, l’ancien empire du Kanem/Bornou, des rives de la Komadougou Yobé à Maiduguri et Mao, a permis la croissance d’une population rurale nombreuse dans les plaines favorables à l’agriculture (cultures de décrue sur vertisols et dans les ouadis) et à l’élevage. Les zones moins accessibles ont fourni des refuges aux populations fuyant les razzias : les monts Mandara et les zones marécageuses des dépressions toupouri connaissent ainsi des densités parmi les plus élevées d’Afrique (plusieurs centaines d’hab./km2 dans les Mandara). Les populations y ont développé des systèmes agraires reposant sur une intensification agricole (système en terrasse dans les montagnes, intégration agriculture-élevage) et, depuis la pacification apportée par la colonisation, sur une stratégie migratoire des jeunes permettant de soulager une pression foncière croissante dans les terroirs, par suite de la très forte poussée démographique.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 43

13 C’est en partie sur cette dynamique que se sont appuyées les politiques de développement rural des États pour mettre en valeur les vallées, en déplaçant des populations de ces zones surpeuplées vers les secteurs aménagés. Dans la vallée de la Bénoué au Cameroun, les migrations spontanées ont remplacé les migrations encadrées des années 1980 pour faire progresser un front pionnier très actif dans la zone soudanienne historiquement peu peuplée et plus favorable à l’agriculture.

14 Au Nigeria et au Tchad, plusieurs grands projets de développement des décennies 1960-1970, utilisant les eaux du lac Tchad, n’ont pas suscité le même engouement des populations en raison des dysfonctionnements multiples dont ils ont été l’objet [Bertoncin & al. 2015]. Les aménagements hydro-agricoles des vallées du Logone et du Chari, et de la Komadougou Yobé, ont entraîné une densification rurale d’espaces déjà bien peuplés.

15 Ce sont les sécheresses des décennies suivantes, 1970 et 1980, qui créent une attractivité migratoire vers les zones humides où se développe une dynamique de peuplement et d’intensification agricole spontanée, connectée à la demande urbaine. Avec la diminution des apports en eau et le passage au « Petit lac Tchad », de vastes étendues de terres de décrue très fertiles sont libérées et mises en valeur pour l’agriculture et l’élevage. En 2017, la population du lac Tchad est estimée à deux millions de personnes, alors que cette zone constituait, au début du XXe siècle, de vastes marécages réputés insalubres et dangereux en raison de l’insécurité entretenue par une population insulaire incontrôlée.

16 Pour l’ensemble de la région, la croissance démographique est très forte, autour de 3 % par an, avec des disparités locales liées au taux de natalité et aux migrations internes. La part de la population urbaine (33 %) y est inférieure aux moyennes nationales, sauf pour N’Djaména : la capitale du Tchad croît avec un taux annuel de 5 %. La crise liée à Boko Haram provoque des déplacements de population massifs et perturbe fortement la répartition de la population, notamment autour des villes. On n’observe cependant guère de départs extra-régionaux significatifs et la population a doublé entre 1990 et 2017 ; elle devrait encore doubler dans les vingt prochaines années.

1.3. Un carrefour africain

17 La région du lac Tchad constitue un ancien carrefour africain positionné en lointaine périphérie de trois des quatre États qui se la partagent aujourd’hui.

18 Elle occupe une double charnière historique qui penche aujourd’hui clairement vers le sud. Située sur la route de pèlerinage du 13e parallèle menant du Sahel occidental vers les lieux saints de l’Islam dans la péninsule arabique, elle a connu quelques-unes des grandes constructions politiques sahéliennes tirant leur puissance de la maîtrise des échanges méridiens, transsahariens, dont le principal produit était les esclaves, en plus des plumes d’autruche, de la gomme arabique et des peaux [Arditi 2012]. Le Kanem, situé au nord-est du lac Tchad, se met en place au VIIIe siècle et connaît son apogée au XIIIe. Il se reconstitue ensuite sur les rives sud-ouest du lac Tchad pour former le Borno (fin XIVe-XIXe), véritable puissance continentale développant des liens économiques, culturels et diplomatiques intenses avec l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient [Dewière 2017]. Les principaux « réservoirs » d’esclaves étaient situés sur leurs marges méridionales non islamisées. Au sud-est, le Baguirmi était de nature comparable, mais il fut moins puissant et durable. Au sud-ouest de l’aire considérée, le Califat de Sokoto

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 44

fut aussi un grand royaume, davantage connecté aux circuits d’échanges du Golfe de Guinée.

19 Il résulte de cette histoire à la fois une relative homogénéité civilisationnelle reposant sur de multiples échanges entre groupes (plantes cultivées, techniques agricoles, habitudes alimentaires, normes sociales et religieuses) et une grande diversité ethnoculturelle [Seignobos 2017b]. Celle-ci associe des ensembles relativement homogènes regroupant des peuples assimilés aux grands royaumes (Kanem-Borno au centre, Peuls Foulbé au Sud, Haoussa à l’ouest), des populations très diverses culturellement et politiquement regroupées dans des zones refuges (monts Mandara, plaines du Logone et lac Tchad), auxquelles s’ajoutent des pasteurs nomades au nord de l’aire considérée (Arabes, Toubou au nord et au nord-ouest, Peuls au sud et à l’ouest). Les oppositions contemporaines qui ont pour enjeu l’accès aux ressources s’enracinent parfois dans la mémoire du passé, selon des logiques complexes influencées par l’instrumentalisation politique contemporaine des identités.

20 Depuis les années 1960, la région du lac Tchad juxtapose les histoires nationales des quatre États contemporains et d’intenses dynamiques transfrontalières. Au Cameroun, au Niger et au Nigeria, les portions de territoires nationaux appartenant à la région du lac Tchad sont loin des centres politiques et économiques nationaux situés au sud (Nigeria, Cameroun) ou à l’ouest (Niger). Elles ont parfois bénéficié des politiques publiques de développement, comme la région de Garoua au Cameroun dont était originaire le premier président Ahmadou Ahidjo dans les années 1960. Au Tchad, l’espace considéré est plus central puisqu’il abrite la capitale nationale, le lac qui porte le nom du pays, et certaines régions parmi les plus peuplées et actives (vallée du Logone et Mayo-Kebbi au sud-ouest). Partout, les politiques de développement ont été tributaires des cycles économiques plus ou moins favorables (prospérité relative des années 1960, crise des années 1980-1990, retour de croissance entre 2000 et 2014), et des crises internes des États. Même si l’accès aux services (éducation, santé, eau…) a été amélioré depuis les années 1960, la région présente des indicateurs de pauvreté très élevés qui sont ceux de l’essentiel de la bande sahélienne [Magrin & Pérouse de Montclos 2018].

21 Par ailleurs, d’intenses dynamiques d’échanges transfrontaliers illustrent bien la figure des « périphéries nationales » décrite par John Igué [2006]. Loin des ports, les flux sont portés par des réseaux marchands transfrontaliers hérités de l’histoire longue, stimulés par les différentiels monétaires entre zone franc et naira nigérian, ainsi que par la puissante polarisation économique et démographique exercée par le sud et l’ouest (Kano) du Nigeria. Autour du lac Tchad, les produits manufacturés viennent principalement des ports nigérians (notamment Lagos) et camerounais (Douala), mais aussi parfois du Bénin via le Niger (automobiles d’occasion). La Libye (avant la crise) et le Soudan sont des lieux d’approvisionnement secondaires.

22 Enfin, du point de vue pétrolier, la région du lac Tchad apparaît à nouveau comme une charnière : c’est un lointain arrière-pays du golfe de Guinée pétrolier exploité par les firmes occidentales (projet Exxon Doba au Tchad), et une région pionnière pour les compagnies pétrolières chinoises, qui après le Soudan (fin des années 1990) exploitent les gisements de Rônier (Tchad) et Agadem (Niger) depuis 2011 [Magrin 2014]. Le pétrole tiré de ces derniers est pour le moment destiné seulement au marché intérieur. Une phase d’exportation, prévue si les cours du pétrole le permettent, verra ce système

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 45

pétrolier chinois du Sahel central se connecter au dispositif d’exportation du golfe de Guinée via l’oléoduc Tchad-Cameroun.

2. Les bases rurales d’un système à la fois vulnérable et productif

23 Avec une population majoritairement rurale, les activités reposent très largement sur l’agriculture, l’élevage et la pêche. Les potentialités liées au climat, à la qualité des sols et à la disponibilité en eau et en main-d’œuvre agricole déterminent des systèmes de production contrastés, plus ou moins liés à la demande alimentaire urbaine.

2.1. Les systèmes de production avant Boko Haram

24 Dans la région du lac Tchad, l’agriculture est essentiellement familiale et diversifiée : diversité des productions, des formes d’élevage (gros et petit bétail), des espèces et des cultivars, mais aussi complémentarité de ces activités dans l’espace et dans le temps [Raimond & al. 2014]. La mobilité des hommes et des troupeaux est un élément fondamental de la résilience de ces systèmes et structure les complémentarités territoriales entre quatre types d’espaces bien différenciés [Rangé & al. 2017] : • des espaces au peuplement dense et ancien, exportateurs de produits agricoles, lieu d’accueil de travailleurs saisonniers et foyer de départ des résidents (vallée de la Komadougou Yobé, plaines du Firki et du Diamaré) ; • des espaces d’accueil, exportateurs de produits agro-(halio)-pastoraux, au peuplement récent et présentant encore parfois les aspects de zones pionnières (lac Tchad, vallée de la Bénoué) ; • des espaces agro-pastoraux vulnérables, foyers d’origine des migrations (monts Mandara, zone sahélienne et sahélo-soudanienne) ; • des espaces saharo-sahéliens uniquement pastoraux (nord Kanem et de la région de Diffa).

25 Cette différenciation spatiale dépend du gradient bio-climatique, mais aussi de l’histoire des populations et des pouvoirs qui conditionnent l’accès aux ressources naturelles. L’élevage est partout présent dans la région, très mobile toute l’année et davantage concentré dans les zones humides pendant la saison sèche. La complémentarité entre agriculture et élevage (saisonnalité des activités, valorisation des résidus de culture par l’élevage) est localement remise en question en fonction de la pression sur les ressources due à la croissance des populations humaines et du bétail, et de l’accaparement des ressources par certaines catégories d’acteurs.

26 L’intervention localisée des politiques agricoles n’a eu finalement que peu d’influence sur le système à l’échelle régionale. Dans la zone sahélienne, les aménagements hydro- agricoles (Baga Polder Project et le South Chad Irrigation Project (SCIP) au Nigeria ; Société de développement du Lac (Sodelac) au Tchad ; Semry au Cameroun) pour la production vivrière à destination des villes dans un contexte de péjoration climatique marquée dans les décennies 1970 et 1980 n’ont pas donné lieu à l’émergence des pôles agricoles escomptés. Dans la zone soudanienne, la politique de mise en valeur des vallées a eu plus de succès en s’inscrivant dans des stratégies de migrations anciennes des populations originaires des zones sahéliennes surpeuplées, qui trouvent dans l’aménagement de la vallée de la Bénoué et la délocalisation de la zone cotonnière une

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 46

opportunité pour s’installer dans de nouveaux terroirs et développer leurs activités. Ce front pionnier agricole est l’un des derniers encore actifs en Afrique soudanienne et représente un pôle attractif pour les populations, exportateur en produits agricoles (coton, maïs, arachide).

27 Les pôles de développement spontanés les plus dynamiques s’observent dans les zones humides. Ainsi, la vallée de la Komadougou Yobé avec la production de poivron irrigué, et les plaines argileuses inondables du Firki au Nigeria, du Diamaré au Cameroun et de Massenya au Tchad avec la production du sorgho repiqué en contre-saison, connaissent un développement ancien basé sur des pratiques et du matériel local ainsi que sur l’emploi d’une main-d’œuvre saisonnière provenant des zones soudano-sahéliennes voisines, où les systèmes de production basés sur les cultures pluviales en association avec l’élevage transhumant sont plus vulnérables aux aléas climatiques et économiques.

28 Le développement des rives sud du lac Tchad est plus récent, et aussi plus spectaculaire. Avec le passage au stade « Petit lac sec », les pêcheurs arrivés avec la première vague de migration dans les années 1950 se sont convertis à l’agriculture de décrue. D’autres populations arrivent dans les décennies 1980 et 1990, pour s’installer de façon définitive ou pour travailler à la saison. Les rives sud du lac deviennent une vaste zone d’agriculture de décrue (maïs, niébé, patate douce, maraîchage pour les secteurs les mieux connectés aux villes, N’Djaména en particulier), avec des techniques qui s’intensifient de manière endogène. Le système de production reste rythmé par la crue, avec une productivité remarquable si l’on considère les revenus cumulés à l’hectare des activités de pêche, de culture et d’élevage qui se succèdent dans les mêmes espaces au cours de l’année [Rangé & Cochet, 2018].

2.2. Sécurité alimentaire et systèmes d’échanges agricoles

29 Le système régional ainsi défini distingue des pôles excédentaires en produits agricoles et des zones fragiles du point de vue de la sécurité alimentaire. La transformation, le transport et le commerce des produits diversifient les activités et les sources de revenus.

30 Les flux d’échanges agricoles, qui se superposent aux flux des migrations de travail et des transhumances du bétail, sont structurés par quatre différentiels majeurs [Chauvin & al. 2017] : la complémentarité entre productions sahéliennes et soudaniennes ; entre zones à faible densité démographique favorable à l’élevage extensif et zones à forte densité de population importatrices en produits alimentaires ; les fluctuations du naira qui stimulent les échanges transfrontaliers à partir de la zone CFA et, enfin, le différentiel douanier entre les pays.

31 L’intensification des échanges au cours des dernières décennies s’explique par l’augmentation de l’offre, stimulée par celle de la demande, notamment en ville où la consommation des produits maraîchers, de viande et de poisson augmente, et par l’amélioration des axes de communication. Elle repose sur un réseau de commerçants présent avant la période coloniale, qui s’est étendu et diversifié.

32 Les pôles excédentaires, le lac Tchad, la vallée de la Komadougou Yobé et les plaines à sorgho repiqué, alimentent les zones rurales, les villes secondaires comme Mubi, Yola, Gombe, Potiskum, Maroua et Garoua, et sont connectés aux deux grands centres de consommation Maiduguri et N’Djaména. Le réseau hiérarchisé et spécialisé de marchés

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 47

hebdomadaires ruraux, de rassemblement et de consommation qui structure ces flux marchands est fortement polarisé par ces deux grandes métropoles. Seule une partie des produits de la zone soudanienne camerounaise (maïs, arachide) part directement vers les villes littorales au sud. Au Nigeria, Maiduguri joue aussi un rôle de redistribution vers les villes du Sud du Nigeria ou vers Kano.

33 Pour l’élevage, les grands marchés se situent sur les axes de commercialisation du bétail sur pied en provenance des grandes zones d’élevage extensif (nord de la région de Diffa, Kanem) vers les grandes villes nigérianes. Massakory (Tchad) et Mubi (Nigeria) sont les marchés à bétail les plus importants.

34 Les zones fragiles du point de vue alimentaire sont les zones vulnérables en raison de leur surpeuplement (monts Mandara, dépressions Toupouri) et/ou de leur situation en zone semi-aride (zone sahélienne et sahélo-soudanienne) sans accès aux zones humides. Les systèmes de production de ces régions reposent sur une association entre agriculture et élevage, et sur la mobilité de travail vers les espaces pourvoyeurs en travail agricole salarié. La disette de fin de saison des pluies, qui marque la période de soudure entre les réserves de l’année précédente et les nouvelles récoltes, y est régulière et de durée plus ou moins longue. Certaines carences alimentaires y sont structurelles, comme c’est le cas dans la région de Diffa [Olivier de Sardan 2008]. Les aléas climatiques et économiques ont de fortes répercussions sur l’économie des ménages, qui dépendent alors des revenus extra-agricoles, de ceux des membres de la famille partis vivre à l’extérieur et, ponctuellement, de l’aide alimentaire.

35 Dans ce système régional, la sécurité alimentaire se pense à trois niveaux. À l’échelle de la région du lac Tchad, le système est excédentaire pour certains produits qui trouvent des débouchés extra-régionaux (bétail, poisson, céréales, arachide). Les grandes villes sont approvisionnées par une agriculture familiale très dynamique qui a su s’adapter, dans les milieux les plus favorables, pour produire les vivres demandés par les populations urbaines. C’est à l’échelle locale et au niveau de l’hétérogénéité des terroirs que se pose la question de la sécurité alimentaire des populations rurales les plus vulnérables.

2.3. Accès aux ressources et relations interethniques

36 Si les mécanismes de gestion des ressources naturelles ont accompagné la mise en place de ce système souple et productif, on peut aussi considérer que la lente dégradation de la régulation de l’accès au foncier a préparé la crise contemporaine.

37 La gestion des ressources naturelles demeure dominée par des régulations néo- coutumières, sauf dans les périmètres d’intervention de l’État (aménagement hydro- agricoles, aires protégées). On distingue ici deux configurations principales : dans les espaces fortement marqués par l’héritage des royaumes (Kanem, Borno, lamidats Peul du Nord Cameroun), la chefferie traditionnelle joue un rôle central, avec une gestion centralisée du foncier et un rôle prégnant de l’autochtonie pour l’accès aux meilleures terres (polders du lac Tchad contrôlés par le sultan du Kanem, terres à sorgho repiqué des environs de Maroua). Dans les sociétés moins hiérarchiques, la gestion du foncier s’effectue au sein des lignages ou des clans (dépression Toupouri, Monts Mandara, archipels Boudouma du lac Tchad). Les problèmes liés à la pression démographique ne se traduisent pas par des conflits entre groupes, mais par des tensions internes

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 48

(intergénérationnelles par exemple), qui débouchent sur des migrations ou des formes plus violentes.

38 Longtemps, les tensions entre groupes étaient relativement limitées, du fait de la faible pression sur les ressources, de leur abondance (bonne pluviométrie des décennies 1950-1960), de la cohésion sociale dans les zones les plus denses (Monts Mandara). Depuis les sécheresses des années 1970-1980, on a assisté à une montée progressive des tensions, notamment dans les zones humides à plus fort potentiel agricole, sur fond de densification démographique.

39 Le lac Tchad en constitue un bon exemple [Rangé & Amadou 2015]. Sur les rives méridionales (Tchad, Cameroun, Nigeria), historiquement très peu peuplées, le passage au Petit lac mentionné ci-dessus s’est traduit par la mise en place d’un peuplement très cosmopolite, multiethnique. Les chefferies de l’arrière-pays lacustre (Arabes ou Kanouri) ont étendu leur contrôle foncier de manière lâche, en donnant très largement l’accès à la terre aux migrants en échange de recettes fiscales. Ce compromis foncier a été un des facteurs du boom agricole. Dans l’archipel de la cuvette nord, le retrait des eaux libres a permis l’installation d’agriculteurs Mobbeur et de pêcheurs Haoussa. Depuis les années 2000, la fréquence des bonnes crues [Lemoalle & Magrin, 2014] a réduit les superficies exploitables en décrue, alors que la pression foncière augmentait avec la population. Les autochtones Boudouma s’opposent à la progression des pêcheurs Haoussa, des éleveurs Arabes, des agriculteurs Mobbeur. Sur les rives sud, l’instrumentalisation politique des identités dans le cadre des luttes qui accompagnent la gestion décentralisée du pouvoir (rivalités locales dans le cadre de l’État fédéral nigérian, de la décentralisation au Cameroun) favorise la montée des tensions.

40 De même, au sud de l’aire d’étude, dans le bassin de la Bénoué, les éleveurs Mbororo voient leur accès aux pâturages et aux axes de circulation entravé par l’extension des aires protégées et par le front cotonnier encouragé par la société nationale, la Sodecoton, ce qui conduit à des conflits multiples et à leur fuite vers la RCA – avant d’en être à nouveau chassés par les conflits centrafricains à partir de 2012 [Chauvin E., Seignobos 2013 ; Raimond 2015].

3. Crise et incertitudes

3.1. La tourmente Boko Haram

41 Durant les années 2010, la région du lac Tchad est entrée dans une crise d’une grande intensité liée à l’insurrection violente du groupe djihadiste Boko Haram. Ses effets s’inscrivent dans un contexte de crise économique affectant les États riverains du lac, liés à la baisse des cours du pétrole à l’automne 2014. Celle-ci touche particulièrement le Nigeria et le Tchad, les plus dépendants, mais également le Cameroun et le Niger.

42 Boko Haram est nigérian [Pérouse de Montclos 2015]. Le groupe naît à Maiduguri en 2002 autour d’un prédicateur salafiste, Mohamed Yusuf. C’est son élimination extra- judiciaire par la police nigériane et la répression brutale de ses membres qui provoque leur entrée dans la clandestinité et leur passage à l’action violente. Alimenté par des trafics d’armes venant notamment de la Libye post-Kadhafi, Boko Haram, chassé de Maiduguri en 2012 par l’armée fédérale et des milices organisées par elle, s’implante dans des maquis ruraux, notamment dans la forêt de Sambisa, dans les monts Mandara, puis au lac Tchad. En 2014-2015, le groupe contrôle une part importante du Borno ; il

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 49

menace à nouveau Maiduguri et mène de multiples attaques sur les frontières des pays voisins, notamment autour de Diffa (Niger), Kolofata (Cameroun) et sur la portion tchadienne du lac. Au-delà de l’épisode très médiatisé de l’enlèvement des lycéennes de Chibok (Borno) en avril 2014, Boko Haram entretient un climat de terreur en menant une politique de terre brûlée dirigée contre les symboles de l’État nigérian (forces de l’ordre, structures et personnel de l’État, notamment d’éducation) et tous ceux qui ne le suivent pas. Après une mobilisation des pays riverains du lac Tchad dans le cadre d’une Force d’intervention conjointe multinationale (MNJTF) fin 2015, Boko Haram recule. En 2017, il n’exerce plus de contrôle territorial à grande échelle et n’occupe plus de ville importante. Divisé en deux mouvances, le groupe est affaibli. Il entretient cependant la terreur à travers des attentats suicides fréquents perpétrés par des femmes sur les marchés, faisant un grand nombre de victimes.

43 Les causes de Boko Haram font débat [Magrin & Pérouse de Montclos 2018]. L’hypothèse climatique – Boko Haram comme résultat indirect du changement climatique et de la désertification – ne tient pas, notamment car le contexte pluviométrique depuis le début des années 2000 est plutôt favorable. La pauvreté est dans la moyenne sahélienne, inférieure même à celle de la région de Kano. Boko Haram serait-il un mouvement de résistance du groupe Kanouri, mis sous pression par l’expansionnisme Haoussa [Seignobos 2017a] ? Cette lecture ethnique est réductrice. Au lac Tchad par exemple, de très nombreux insulaires Boudouma se sont engagés dans Boko Haram, dans lequel ils semblent avoir trouvé une manière de régler des comptes face à des groupes (Haoussa, Mobbeur, Arabes) qui contestaient leur droit sur les ressources naturelles [Seignobos 2016]. La diffusion de thèses salafistes a sans doute joué, à travers notamment le mouvement izala, financé par l’Arabie saoudite, dont Mohamed Yussuf fut membre. Selon nous, Boko Haram s’explique par une diversité de facteurs, avec comme contexte des tensions foncières locales, des crispations identitaires et culturelles régionales, et un État ayant perdu sa légitimité auprès des populations faute de fournir des biens publics et à cause de la corruption qui le mine à ses différents niveaux. Le détonateur a été la gestion calamiteuse de la question par les autorités nigérianes, à travers notamment une répression aveugle et brutale. Autrement dit, il s’agit bien d’une crise politique, où les dysfonctionnements politiques nationaux attisent les tensions locales.

3.2. Perturbations socio-économiques et des mobilités

44 Les conséquences directes de la crise liée à Boko Haram sont considérables. La violence des conflits et de la répression par l’armée, ainsi que les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, ont provoqué de vastes mouvements de population : les déplacements forcés sont estimés à 2,4 millions de personnes, qui se sont réfugiées autour des villes ou dans des zones rurales non aménagées pour accueillir des populations nombreuses totalement dépendantes de l’aide alimentaire. L’épicentre du conflit se situe dans l’État du Borno au Nigeria, mais c’est tout le Nord-Est nigérian qui s’est dépeuplé, les îles et les rives du lac Tchad se sont vidées, de même que celles de la Komadougou Yobé. Ainsi, les zones les plus productives sont les plus touchées. Pour asphyxier économiquement Boko Haram, des marchés transfrontaliers ont été fermés, de même que les frontières nigérianes, bloquant de facto tous les flux de travail, de commerce et de transhumance qui fondaient le système régional. Les vols de bétail et les kidnappings contre rançons ainsi que la fermeture des frontières ont forcé les éleveurs à stationner avec leurs

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 50

troupeaux à l’extérieur de la zone de conflit : ils se concentrent aujourd’hui à l’ouest de la Diha au Niger, au sud-ouest de la zone impactée au Nigeria et dans la zone des Yaéré au Cameroun, où ils développent diverses stratégies pour accéder à l’eau et au pâturage [Abdourahamani 2017]. Sans mobilité, ces adaptations opportunistes ne sont pas viables à moyen terme. Partout où les populations réfugiées sont installées, la pression sur les ressources naturelles s’est accrue, notamment pour les prélèvements en bois d’œuvre et de chauffe, en paille pour le pâturage. La pêche reprend timidement dans le lac Tchad et la Komadougou Yobé. L’agriculture y est encore officiellement interdite et les conditions de sécurité trop incertaines pour permettre un retour massif des agriculteurs (cf. figure 2).

Figure 2 – Les effets géographiques de Boko Haram : déplacement de population et impacts économiques

Sources : Estimations à partir des recensements du Cameroun-2005, Niger-2012, Nigéria-2006 et Tchad-2009 ; IOM-2016 ; d’après E.C. 2017

45 Dans ce contexte, le fonctionnement du système régional est fortement perturbé. Les complémentarités territoriales sont rompues, coupant les relations entre ressources et populations. En l’absence de production dans les zones humides et par suite de la forte insécurité sur certaines routes, les flux commerciaux se sont reconfigurés, parfois inversés. L’axe majeur lac Tchad-Maiduguri-Kano ou Sud du Nigeria a été délaissé au profit d’autres itinéraires. Maiduguri, devenu plaque tournante de l’aide alimentaire, a perdu son rôle polarisateur des échanges qui se redirigent aujourd’hui sur Mubi au sud, Kano à l’ouest. La sécurité alimentaire n’est plus assurée à l’échelle régionale. Les conséquences toutefois sont à nuancer localement, car elles s’atténuent en s’éloignant de l’épicentre et des zones encore désertées. Ainsi, la partie méridionale de la région ainsi que le Tchad en dehors du lac sont peu ou pas touchés par la crise.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 51

3.3. Et après ? Deux enjeux clé, la terre et l’eau

46 L’après-crise soulève naturellement de multiples incertitudes dans cette région emblématique des vulnérabilités sahéliennes.

47 Le foncier est au cœur des enjeux sahéliens. Quand la situation sécuritaire autorisera la levée des interdictions exceptionnelles (de séjourner, cultiver, pêcher, faire pâturer) dans les zones productives aujourd’hui encore partiellement interdites comme le lac Tchad ou la Komadougou Yobé, la gestion des terres constituera un enjeu clé pour la consolidation de la paix. En effet, le déplacement forcé des utilisateurs habituels des lieux s’est souvent traduit par une occupation de ces espaces par d’autres acteurs. Par exemple, dans la cuvette nord, certaines îles Boudouma évacuées ont été occupées par des groupes d’éleveurs arabes dont la présence a été tolérée par les autorités nigériennes parce que ces groupes constituaient des auxiliaires dans la lutte contre Boko Haram. De même, le fort ralentissement de la pêche sur le lac Tchad durant plusieurs années – la violence de Boko Haram puis les interdictions militaires des pays riverains ayant à la fois affecté la pêche elle-même et la commercialisation de ses productions – aura très probablement eu pour conséquence positive inattendue une régénération de la ressource halieutique. Le retour à la normale s’accompagnera probablement de pêches miraculeuses dont on peut craindre qu’elles ne donnent lieu à des heurts entre pêcheurs.

48 À plus long terme, l’accès aux zones les plus productives pour l’agriculture – ici les vallées et les zones humides – constitue un point de cristallisation des tensions en contexte de variabilité environnementale croissante (changement climatique) et de croissance démographique. Dans ces conditions, la valorisation optimale des zones humides est décisive. L’appréciation de celle-ci doit se faire non seulement en regard de la productivité des terres, mais surtout de l’inclusion sociale et territoriale qu’une telle valorisation permet : la création d’emplois et la non-exclusion d’activités comme l’élevage ou la pêche, essentielles à la résilience des sociétés sahéliennes, sont fondamentales. Or l’air néolibéral du temps plaide, sous des modalités plus discrètes que dans la zone de l’Office du Niger [Brondeau 2011], pour la promotion de formes d’agriculture d’entreprise, associées à la motorisation et à un usage exclusif du sol, qui semblent difficilement conciliables avec ces critères. Au Nord Cameroun, avant l’irruption de Boko Haram, des hommes d’affaires liés au pouvoir central négociaient l’accès à des emprises foncières considérables, notamment dans la zone du lac Tchad [Rangé 2016]. Au Niger, un projet saoudien d’agropôle a été proposé dans la région de Diffa [Tchangari et Diori 2016]. Il est à craindre que le retour de la paix ne favorise celui de tels projets, même si l’on peut toujours espérer que les leçons de la crise favorisent des innovations agricoles répondant mieux aux défis de la production de nourriture et de la fourniture d’emplois.

49 Enfin, un projet de transfert des eaux visant à sauver de la disparition le lac Tchad hante la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) et ses États membres [Magrin 2016]. La Libye du colonel Kadhafi soutenait fortement ce projet, comme emblème des ambitions panafricaines portées par le Guide, mais aussi parce que le renflouement de la nappe d’eau serait susceptible d’alimenter par voie souterraine les nappes libyennes et ainsi de pérenniser la Grande rivière artificielle. Au-delà des très nombreuses incertitudes techniques, environnementales, financières et géopolitiques qui accompagnent ce projet au point de le condamner probablement à rester dans le champ

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 52

de l’utopie, il présente l’inconvénient de focaliser l’attention des décideurs. Pendant ce temps, les différentes options permettant de mieux valoriser l’eau au service des besoins humains dans un bassin du lac Tchad dont la population est appelée à plus que doubler (de 47 millions d’habitants en 2013 à 129 millions en 2050 ?) ne sont pas explorées.

Conclusion

50 La crise liée à Boko Haram a profondément modifié un système régional construit sur le temps long, en rompant notamment plusieurs types de relations à différentes échelles : les complémentarités territoriales à l’échelle régionale, les rapports de pouvoir à l’échelle locale et les relations au sein des familles. Rien ne sera plus exactement comme avant, même si des incertitudes demeurent sur la résilience de Boko Haram et la persistance de l’insécurité, sur l’ampleur des changements dans la répartition du peuplement, la redistribution des droits fonciers et la recomposition des pouvoirs locaux. La transition d’un régime fortement marqué par l’aide humanitaire, qui prévaut en 2017, à des politiques de développement régional, est un enjeu sur lequel pèsent lourdement les trajectoires politiques nationales. Les réponses aux défis démographiques, alimentaires, environnementaux et sociaux, exacerbés dans la région du lac Tchad par un contexte d’insécurité exceptionnelle, passent par une relance du système productif à l’échelle régionale. Des formes d’intégration régionale restent à inventer, pour réconcilier le pavage étatique et institutionnel avec des fonctionnements géographiques fondés sur les solidarités territoriales et transfrontalières.

BIBLIOGRAPHIE

ABDOURAHAMANI, M. (2017) – « Les éleveurs transhumants en situation d’insécurité inédite dans le Niger oriental : réduction de la mobilité et stratégies territoriales de trois groupes peuls (Wodaabe, Bororo et Bokolodji) », communication au Colloque Mega-Tchad « Les insécurités dans le bassin du lac Tchad », Nice, 14-17 juin 2017 (actes à paraître).

ARDITI C. (2012) – « « Mon truc en plume ». Juifs et Musulmans dans le commerce des plumes d’autruche entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe (XIXe-XXe) », communication au XVe colloque du réseau Mega-Tchad, Les échanges et la communication dans le bassin du lac Tchad, Naples, 13-15 septembre 2012.

BERTONCIN, M. & PASE, A. (2012) – Autour du lac Tchad. Enjeux et conflits pour le contrôle de l’eau, Paris, L’Harmattan, 354 p.

BRONDEAU, F. (2011) – « L’agro-business à l’assaut des terres irriguées de l’Office du Niger (Mali) », Cahiers Agricultures n° 20 (1-2), EDP Sciences, pp. 136-143.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 53

CBLT – CIMA (2011) – Étude de faisabilité du projet de transfert d’eau de l’Oubangui au lac Tchad, Document-synthèse : principaux résultats de l’étude de faisabilité, Laval, N’Djaména : Cima- international, CBLT, 30 p.

CHAUVIN E., SEIGNOBOS, C. (2013) – « L’imbroglio centrafricain. État, rebelles et bandits », Afrique contemporaine, n° 248, pp. 119-148.

DEWIÈRE, R. (2017) – Du lac Tchad à La Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Éditions de la Sorbonne, 472 p.

IGUÉ, J. O. (2006) – L’Afrique de l’Ouest entre espace, pouvoir et société. Une géographie de l’incertitude, Paris, Karthala, 555 p.

LEMOALLE, J. & MAGRIN, G. (dir.) (2014) – Le développement du lac Tchad : situation actuelle et futurs possibles, CBLT, Marseille, IRD-Editions, coll. Expertise collégiale bilingue français-anglais, 216 p. + clé USB (contributions intégrales des experts, 638 p.)

MAGRIN, G. (2014) – « Autour du lac Tchad : l’intégration régionale dans tous ses états », in A. Gana & Y. Richard (dir.), La régionalisation du monde. Construction territoriale et articulation global/local, Paris, IRMC-Karthala, pp. 233-252.

MAGRIN, G. (2016) – « The Disappearance of Lake Chad: History of a Myth », Journal of Political Ecology, vol. 23, pp. 204-222. http://jpe.library.arizona.edu/volume_23/Magrin.pdf

MAGRIN, G. & PÉROUSE DE MONTCLOS, M.-A. (dir.) (2018) – Crise et développement. La région du lac Tchad à l’épreuve de Boko Haram, Paris, Editions AFD, 292 p. https://www.afd.fr/fr/crise-et- developpement-la-region-du-lac-tchad-lepreuve-de-boko-haram

MAGRIN, G., POURTIER, R. & LEMOALLE, J. (dir.) (2015) – Atlas du lac Tchad, Paris, Passages, 227 p.

PÉROUSE DE MONTCLOS, M.-A. (dir.) (2015) – Boko Haram: Islamism, Politics, Security, and the State in Nigeria, Los Angeles, Tsehai, 318 p.

RAIMOND, C. (2015) – Agrobiodiversité et dynamiques paysagères. Des champs aux territoires de conservation (Haute Bénoué, Nord Cameroun), Dossier HDR de géographie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 3 volumes, 787 p.

RANGÉ, C. (2016) – Multi-usage des ressources et mobilités : l’intensification dans une zone humide sahélienne. Le lac Tchad vu par sa fenêtre camerounaise, thèse de doctorat AgroParisTech, 671 p.

RANGÉ, C. & AMADOU, B. (2015) – « La gouvernance locale des ressources naturelles. Un besoin de légitimation des autorités et des territoires », in G. Magrin, R. Pourtier & J. Lemoalle (dir.), Atlas du lac Tchad, Paris, Passages, pp. 150-152.

RANGÉ, C. & COCHET, H. (2018) – « Multi-usage familial et agriculture de firme sur les rives du lac Tchad : une comparaison des performances économiques », Natures Sciences Sociétés, vol. 26 (1), 33-48. doi :10.1051/nss/2018021.

SEIGNOBOS, C. (2011) – « Le phénomène zarguina dans le nord du Cameroun : coupeurs de route et prises d’otages, la crise des sociétés pastorales mbororo », Afrique contemporaine, n° 239, pp. 35-59.

SEIGNOBOS, C. (2016) – « Boko Haram et le lac Tchad. Extension ou sanctuarisation ? », Afrique contemporaine, n° 255, pp. 93-120.

SEIGNOBOS, C. (2017a) – Les racines de la sédition djihadiste Boko Haram : pourquoi au Bornou et pas ailleurs, communication au Colloque Mega Tchad, Les insécurités dans le bassin du lac Tchad, Nice, 14-17 juin 2017 (actes à paraître).

SEIGNOBOS, C. (2017b) – Des mondes oubliés. Carnets d’Afrique, Paris, IRD, 312 p.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 54

TCHANGARI, M., DIORI, I. (2016) – Convoitises foncières dans le bassin du lac Tchad au Niger, Niamey, Alternative Espaces Citoyens, Rapport de l’Observatoire du droit à l’alimentation au Niger, décembre, 45 p.

RÉSUMÉS

Cet article interroge les impacts de la crise Boko Haram sur la région du lac Tchad. Celle-ci est analysée comme un système régional construit sur le temps long, qui repose sur des relations (notamment des mobilités et des flux de produits agricoles), transfrontalières ou non, entre des espaces à fortes potentialités halio-agro-pastorales, des espaces plus fragiles et des polarités urbaines. Les systèmes de production se caractérisaient à la fois par leur capacité productive, leur résilience face à la variabilité environnementale et par une certaine vulnérabilité. Nous décrivons les conséquences de la violence associée à l’insurrection du groupe Boko Haram et à sa répression sur la répartition du peuplement, la production et les échanges, pour finalement interroger les perspectives régionales à travers deux enjeux clés : la gestion de l’eau et celle du foncier.

This article examines the impacts of the Haram Boko crisis on the Lake Chad region. This is analyzed as a regional system built on long time, based on relationships (notably mobility and flows of agricultural products), cross-border or not, between spaces with high halio-agro- pastoral potential, more fragile spaces and urban polarities. Production systems were characterized by both their productive capacity, their resilience in the face of environmental variability, and a degree of vulnerability. We describe the consequences of the violence associated with the insurrection of the Boko Haram Group and its repression on the distribution of the settlement, the production and the trade routes, in order to finally question the regional perspectives through two key management issues: water and land.

INDEX

Mots-clés : région du lac Tchad, Boko Haram, crise, système régional, résilience Keywords : Lake Chad region, Boko Haram, Crisis, Regional system, Resilience

AUTEURS

GÉRAUD MAGRIN Professeur de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Unité mixte de recherche (UMR) PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris. Courriel : geraud.magrin[at]univ-paris1.fr

CHRISTINE RAIMOND Directrice de recherches au CNRS, UMR PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : christine.raimond[at]univparis1.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 55

Les places marchandes du made in China au Caire et à Oran : mondialisation et transformations des espaces et des pratiques de consommation The marketplaces of made-in-China goods in Cairo and Oran : globalization and transformations of consumption spaces and practices

Anne Bouhali

Introduction1

1 Depuis le début des années 1990, on observe dans les banlieues des grandes villes d’Afrique du Nord le développement de vastes centres commerciaux, témoins de la diffusion de modes de consommation globalisés à destination des catégories les plus aisées de ces sociétés en pleine mutation [Abaza 2006, Haroud 2009, Troin 2010, Assaf 2017]. Modèle commercial aujourd’hui globalisé, les centres commerciaux se déclinent en différents points de la planète comme des espaces de commerce voués à la consommation et à la sociabilité et sont désormais synonymes d’« une manière moderne de consommer » [Assaf & Camelin 2017]. Les espaces de consommation des classes populaires et des classes moyennes, et notamment les souks urbains, forme « traditionnelle » du commerce urbain par excellence [Mermier & Peraldi 2010], n’en sont pas moins touchés eux aussi par la mondialisation, même si ce n’en sont pas les espaces les plus emblématiques, ni les plus spectaculaires.

2 C’est ainsi le cas du quartier du Mûskî, situé au cœur de la ville ancienne du Caire en Égypte, et de Médina J’dida, la « Ville nouvelle » en français, quartier péricentral d’Oran en Algérie. Ces quartiers-marchés, qui associent vente en gros et en détail et espaces de stockage, sont devenus depuis les années 1990 les portes d’entrée de produits de

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 56

consommation courante fabriqués en Asie du sud et du sud-est [Belguidoum & Pliez 2015a,b, Choplin & Pliez 2015]. Ces articles, très divers – chaussures, vêtements, sacs à main, ou encore ustensiles de cuisine –, s’adressent à une clientèle souvent désignée par l’expression « marché des pauvres », mais qui comprend plus largement les nouvelles classes moyennes, fragilisées en Égypte, plus solides en Algérie, et les classes populaires ayant réussi à atteindre un relatif niveau de prospérité [Prahalad & Hart 2002, Darbon 2013]. À travers ces deux études de cas, il s’agit de montrer que ces quartiers commerçants populaires – populaires car très fréquentés, mais aussi populaires par la qualité de leurs clientèles –, ne sont pas synonymes uniquement de modes de consommation immuables et soi-disant traditionnels, par opposition aux quartiers plus chics, qui seraient plus « modernes » et mondialisés. Bien au contraire, par les importations massives de biens de consommation, les consommateurs et consommatrices cairotes et oranais ont été mis au contact de la mondialisation. Ce ne sont pas seulement des produits qui sont importés dans les souks du made in China, mais, avec eux, des modèles culturels et des pratiques de consommation globalisés, ainsi que de nouvelles façons de pratiquer l’espace marchand.

3 Comment la mondialisation transforme-t-elle ces espaces marchands ? Comment le développement de ce commerce transnational dans les places marchandes du Mûskî et de Médina J’dida modifie-t-il les modes de consommation des populations qui les fréquentent ? Nous verrons dans une première partie qu’avec les produits d’importation made in China, pénètrent aussi de nouveaux modèles de consommation. Cela passe par de nouveaux espaces marchands, via l’apparition et la diffusion du modèle du centre commercial. Cela se joue également par l’importation de nouveaux rites sociaux, à travers des fêtes profanes en particulier, ou l’intégration de ces produits à des fêtes traditionnelles, témoignant ainsi d’une hybridation des pratiques et d’une adaptation de la mondialisation aux contextes culturels et sociaux locaux. Ce sont également de nouvelles pratiques qui se diffusent, comme nous le verrons dans la seconde partie de cet article. Il s’agira ici de montrer à la fois ce qui rapproche le Mûskî de Médina J’dida et ce qui les différencie, en lien avec leurs contextes locaux, et notamment la question de la fréquentation et des usages des espaces publics, en particulier pour les consommatrices des produits made in China.

1. Souks du made in China et nouveaux modèles de consommation

4 Avec les importations massives de produits de consommation courante fabriqués en Asie, circule également une culture mondialisée passée aux filtres des représentations locales. Les marchés du made in China proposent pour partie des produits standardisés à destination des marchés algérien et égyptien. On retrouve par exemple à Oran ou au Caire exactement les mêmes objets décoratifs portant des inscriptions religieuses, les mêmes jeans, les mêmes fleurs en plastique pour décorer les intérieurs. Mais on y trouve également des produits très spécifiques, adaptés aux particularités locales et aux habitudes de consommation propres à chacun des pays. Avec les circulations de ces produits, des modèles urbains se diffusent également dans les centralités marchandes du made in China. Une dizaine d’années après leur apparition dans les banlieues huppées du Caire [Abaza 2006], des centres commerciaux d’un genre nouveau se sont développés dans ces places marchandes transnationales, témoignant ainsi de la percolation des

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 57

modèles de consommation des classes supérieures vers les classes populaires. Les entrepreneurs-marchands qui commercialisent ces produits et les commandent auprès des usines mondiales en Asie [Pliez 2010, Belguidoum & Pliez 2015b], ont ainsi un rôle qui va au-delà de leur seule fonction commerciale : à travers eux, et avec ces produits, ce sont de nouvelles formes et de nouvelles pratiques de consommation qui circulent, réécrites, traduites et modifiées à la lumière des contextes locaux.

1.1. Des « shopping centers » dans les marchés du made in China

5 Depuis le début des années 2000, Médina J’dida et le Mûskî ont connu un développement urbain accéléré, via notamment la construction de nouveaux immeubles commerciaux, lesquels, par leur hauteur et par leur style architectural, tranchent avec le tissu urbain et commercial plus ancien. Le développement de ces immeubles d’un genre nouveau signale en fait la diffusion d’un modèle de consommation globalisé, le centre commercial ou « shopping center » [Capron 1998].

1.1.1. Réécriture populaire d’un espace de consommation à destination des élites

6 D’abord espace de consommation à destination de la frange de la population la plus riche, et localisé dans les espaces fréquentés par cette population (quartiers d’affaire, banlieues aisées), au Caire à partir de la fin des années 1990 [Abaza 2006, 2010] puis progressivement dans les grandes métropoles maghrébines au tournant des années 2000 [Barthel 2006, Harroud 2009], le centre commercial a fait son apparition dans les quartiers commerciaux populaires, accompagnant l’essor du commerce transnational. Ce modèle urbain est ainsi révélateur de la diffusion, des élites vers les classes populaires, d’une nouvelle culture de consommation, fortement marquée par des modèles occidentaux, en particulier américains, lesquels ont généralement été réadaptés selon les modèles de consommation venus du Golfe, et en particulier Dubaï [Elsheshtawy 2006]. À partir du début des années 2000, de nouveaux immeubles commerciaux se construisent au Mûskî et à Médina J’dida, un processus à l’origine d’un spectaculaire remodelage des paysages de ces quartiers-marchés. Ces immeubles tranchent par leur style et par leur hauteur avec le reste du tissu urbain, hérité de différentes époques de construction, participant d’une modernisation architecturale et visuelle de ces quartiers.

7 L’utilisation de matériaux modernes pour les façades est fréquente, comme le verre teinté, ce qui tranche avec le tissu commercial ancien de ces quartiers. De même, ces immeubles sont souvent plus hauts que le bâti existant, adoptant là encore les codes de la grammaire architecturale mondiale. Au Caire par exemple, la construction d’une tour commerciale de douze étages en plein cœur de la ville ancienne, caractérisée par une ligne d’horizon très basse traversée çà et là par quelques minarets, et le côté ostentatoire du style architectural adopté (verre teinté) reprennent en réalité les codes architecturaux des buildings que l’on trouve dans les quartiers modernes de la capitale égyptienne. Construire une tour au cœur de la vieille ville témoigne de la recherche d’une image de standing et de modernité, ce qu’a confirmé un entretien réalisé avec un des commerçants à l’origine ce projet. L’homme, âgé d’une trentaine d’années, issu d’une vieille famille de commerçants spécialisés dans la quincaillerie, a dit s’être inspiré des tours que l’on trouve dans les quartiers d’affaires du Grand Caire. Ce processus est surtout sensible au Caire, mais ces logiques sont également perceptibles à

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 58

Médina J’dida, bien que les immeubles commerciaux oranais proposent un style architectural assez différent. Les immeubles sont plus petits, ne dépassant pas les cinq ou six étages, ce qui reste néanmoins bien plus haut que les R+1 ou +2 du bâti ancien hérité de l’époque coloniale. Mais le style architectural de ces immeubles cherche aussi à exprimer une idée de nouveauté et de luxe : l’enduit coloré et clinquant, les larges fenêtres permettant mettant en valeur les produits, la climatisation, l’installation d’un ascenseur pour la clientèle, ou encore la décoration intérieure soignée avec des matériaux coûteux, contrastent fortement avec les immeubles commerciaux anciens vieillissants et bien souvent dégradés.

8 Le fait que ces centres commerciaux soient des éléments indiquant la recherche d’une modernité commerciale se retrouve dans les termes utilisés pour les désigner, en particulier en Égypte. En arabe égyptien, plusieurs termes coexistent. À côté du terme générique « markaz tugarî », littéralement « centre commercial », on trouve très fréquemment les termes « mall » et « center », deux termes anglais, écrits en caractères latins mais également transcrits en caractères arabes. Dans le contexte égyptien, l’utilisation de termes anglais, héritage de la période coloniale britannique dans la langue du quotidien, témoigne bien de cette diffusion des modèles de consommation internationaux revisités via les pays du Golfe. D’ailleurs, cette utilisation de l’anglais, qu’on remarque souvent dans les noms donnés aux boutiques, était jusqu’alors plutôt un indicateur de la globalisation culturelle des classes supérieures égyptiennes. La mondialisation se glisse aussi dans le quotidien des catégories sociales plus populaires.

1.1.2. Une hybridation du modèle ? Une mise en scène des produits entre logique d’abondance et luxe

9 L’importation d’un modèle globalisé tel que le centre commercial ne s’est pas fait sans adaptation au contexte local et aux modes de consommer propres au souk populaire, tant au Mûskî qu’à Médina J’dida. En effet, la mise en scène des produits à l’intérieur des boutiques est bien différente de celle que l’on retrouve dans les centres commerciaux à destination des catégories les plus riches de la population. On est plutôt face à « la logique du khan2 sous les apparences du mall » [Mermier & Peraldi 2010], c’est-à-dire à la mise en scène de la profusion, caractéristique des marchés populaires. Comme dans les boutiques du quartier Barbès à Paris, « c’est la présence et la diversité des marchandises qui frappe : leur abondance, voire leur débordement visible dans les magasins, dans les bacs de présentation disposés sur les trottoirs, dans les vitrines mais aussi dans les sacs mêmes des clients » [Lallement 2010, p. 137]. Le stock est mis en spectacle devant les boutiques des centres commerciaux. Les vêtements, enveloppés par petits lots dans des sachets en plastique, sont empilés à même le carrelage de la boutique. Le grossiste choisira plutôt de mettre en scène la capacité de son affaire à répondre à une commande plutôt que la qualité et la singularité des produits, qui seront d’ailleurs souvent les mêmes que ceux présentés dans la boutique du voisin. De plus, même dans les boutiques qui ouvrent dans des centres commerciaux flambant neufs, la médiation du commerçant est toujours nécessaire pour avoir accès au produit, d’autant plus lorsqu’il s’agira de discuter du prix de l’article désiré, qui, le plus souvent, n’est pas affiché, autre caractéristique du souk.

10 Cependant, dans quelques rares centres commerciaux modernes, des changements dans la présentation des produits étaient visibles. La mise en scène y était plus recherchée, parfois plus luxueuse, et pouvait impliquer un changement important dans

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 59

la relation entre clients et vendeurs. À Oran, quelques boutiques de grossistes dans les centres commerciaux proposaient une mise en scène plus soigneuse et aérée, signe de la recherche d’un standing supérieur, le luxe jouant davantage avec le vide, signe de rareté et de singularité du produit. Enfin, dans de très rares boutiques de vente au détail, les commerçants avaient installé un système de libre-service à destination de la clientèle, avec affichage des prix sur des étiquettes – ce qui implique qu’il n’y a plus négociation entre le vendeur et le client pour déterminer le prix.

11 Ainsi, il y a bien hybridation du modèle du centre commercial avec celui de la boutique du souk. Ces centres commerciaux populaires révèlent dans leur aménagement intérieur et dans la mise en scène de la marchandise « une idée du souk » ; ils sont révélateurs des « effets d’une mondialisation somme toute (…) "banalisante" qui diffuse un modèle indéfiniment reproduit, et en même temps un souci de conservation ou de re-création d’une identité propre » [Troin 2010]. Cette tendance, présente à la fois à Médina J’dida et au Mûskî, témoigne de la volonté d’une partie des commerçants de voir leur boutique monter en gamme et de s’adresser à une clientèle marquée par les modèles de consommation occidentalisés. Ces nouveaux espaces marchands sont ainsi les « reflets fidèles des changements intervenant dans les structures sociales, les modes de vie et de consommation, les modèles que se donnent les sociétés en profonde transformation dans l’ensemble du monde arabe. Ils traduisent aussi bien leurs aspirations, tout comme leur souci de se rattacher au reste du monde » [Troin 2010].

1.2. Les fêtes sacrées et profanes à l’aune de la mondialisation

12 Ce « souci de se rattacher au reste du monde » se traduit également sous la forme de l’importation de nouvelles habitudes de consommation, véhiculées par les objets importés. C’est le cas notamment de la fête de la Saint-Valentin au Caire qui a fait son apparition dans la capitale égyptienne au début des années 2000 [Kreil, 2011]. La mondialisation est également venue se glisser au milieu des fêtes religieuses, comme le ramadan, ou des rituels sociaux, comme le mariage à Oran. La commercialisation de produits d’importation a ainsi été le mode d’entrée-clé de nouvelles pratiques de consommation, de nouvelles habitudes marquées à la fois par la globalisation et l’hybridation avec les modes de consommation locaux.

1.2.1. Consommer des produits, consommer une fête : la Saint-Valentin au Mûskî

13 Le développement de la Saint-Valentin dans les villes égyptiennes depuis le début des années 2000 est concomitant de l’arrivée et de la massification des flux de marchandises en provenance d’Asie. L’anthropologue A. Kreil note ainsi que « l’extrême disponibilité d’accessoires chinois à bas prix a, en effet, vraisemblablement considérablement aidé à l’implantation de la Saint-Valentin au Caire, où elle a essaimé dans tous les quartiers, riches ou populaires » [Kreil 2011]. Le Mûskî étant la porte d’entrée au Caire des marchandises made in China, c’est là que l’on trouve des magasins qui commercialisent en gros ces articles saisonniers à destination des détaillants de l’agglomération cairote ou des consommateurs individuels. Lors de nos enquêtes au printemps 2012, nous avons eu l’occasion de découvrir au cœur même du Mûskî des boutiques qui proposaient encore les restes des articles commandés en Chine pour la Saint-Valentin : ours ou petits chats en peluche rouges, mauves ou orange, cadres décoratifs portant des inscriptions romantiques bien souvent en anglais ou encore petits bibelots couverts de

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 60

cœurs rouges. Il n’existe pas à proprement parler de boutiques spécialisées uniquement dans ce type d’articles. Ces derniers sont vendus par quelques grossistes spécialisés dans la vente d’articles religieux ou de bijoux fantaisie, l’article de la Saint-Valentin étant un moyen pour eux de profiter d’un moment fort de la consommation cairote. Les ours en peluche sont d’ailleurs devenus aujourd’hui « un signe conventionnel d’affection, y compris hors des fêtes amoureuses » [Kreil 2011], ce qui justifie d’autant plus pour les commerçants de conserver quelques étagères ou quelques bacs remplis de ces articles, y compris bien après la Saint-Valentin.

14 Fêter la Saint-Valentin passe ainsi par la consommation de ces menus objets. À travers les produits du made in China, c’est donc aussi une culture exogène, mondialisée, qui se diffuse parmi la clientèle du Mûskî. Et, par l’intermédiaire des détaillants qui viennent s’approvisionner chez les grossistes et importateurs du Mûskî, c’est toute la ville, des boutiques jusqu’aux petits koshk- s3 de rue, qui se pare des couleurs et des produits de cette fête mondialisée.

1.2.2. Pénétration des produits made in China au cœur des fêtes traditionnelles

15 Ce ne sont pas uniquement des fêtes étrangères qui sont importées par les filières du commerce transnational. Les temps forts rituels, religieux ou non, sont eux aussi touchés et transformés par l’importation de ces produits made in China. On trouve à Médina J’dida un bon exemple de la rencontre entre produits importés et adaptation à la demande locale : le mariage, ou plus exactement, l’achat du trousseau de mariage, qui fait aujourd’hui la part belle aux produits made in China.

16 Du fait de ses nombreuses bijouteries et magasins de robes et caftans, Médina J’dida est un des hauts lieux oranais où les jeunes femmes achètent leur trousseau de mariage. Lors de la cérémonie, les Oranaises sont parées de bijoux typiques de leur région, réalisés dans l’Ouest – comme les bracelets de cheville en cuivre qui sont fabriqués à Tlemcen – et dont certains sont en matières précieuses, comme les multiples rangs de colliers de perles baroques que la mariée porte sur l’une de ses robes. Avec l’arrivée des produits chinois, les futures mariées ont désormais la possibilité d’acheter des parures entières de bijoux de pacotille à des prix défiant toute concurrence. Des commerçants à Médina J’dida sont ainsi spécialisés dans ces bijoux fantaisie. Le succès de ces produits est tel que l’un de ces commerçants, grossiste et importateur, venait d’ouvrir en 2013 son quatrième magasin de bijoux fantaisie à Médina J’dida. Le succès des bijoux fantaisie serait également à mettre au crédit de l’audience que rencontrait en 2014 la série télévisée turque Harim El Sultan (Le siècle magnifique en français), qui a remis à la mode les bijoux anciens en Algérie. Le goût pour cette série s’est également traduit par une transformation de la coupe des caftans, tuniques portées par les femmes à l’occasion des fêtes, dont les manches descendaient jusqu’à terre pour la « saison 2014 », afin que ces tenues ressemblent à celles portées par les personnages féminins de la série qui se déroule au XVIe siècle. Les modèles culturels qui circulent ne sont donc pas uniquement une adaptation du monde occidental. La globalisation culturelle se joue aussi entre pays musulmans autour de quelques pôles d’influence, ici de la Turquie vers le Maghreb, mais également de la péninsule arabique vers le Machrek et le Maghreb.

17 Les produits made in China sont donc de bons indicateurs des transformations des modes de consommation tant au Caire qu’à Oran. On assiste à la fois à une certaine conformité avec la consommation globalisée et de masse, en même temps qu’à une

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 61

adaptation de ces produits à des habitudes locales de consommation. Ces articles témoignent également d’influences culturelles diverses. On note ainsi la récupération de modèles occidentaux, certes, mais aussi turcs, saoudiens et émiratis, dont l’influence gagne en visibilité dans ces deux pays. Ce ne sont pas donc pas uniquement les produits qui circulent mais toute une culture de consommation globalisée, ce qui manifeste de la participation à la mondialisation des classes populaires et moyennes algériennes et égyptiennes.

2. De nouvelles pratiques de consommation dans les centralités du made in China ?

18 Les nouvelles pratiques de consommation que l’on observe sur ces marchés modifient aussi la pratique des espaces publics. Néanmoins, ces transformations s’observent davantage à Médina J’dida qu’au Mûskî, ce qui s’explique à la fois par un rapport différent aux espaces publics et à la ville marchande, et par le contexte économique très dissemblable dans les deux pays, favorable aux classes moyennes en Algérie, mais bien plus néfaste pour les classes moyennes égyptiennes.

2.1. De nouvelles pratiques de consommation à Médina J’dida : montée en gamme du quartier et de la clientèle ?

19 À la fois perçue par la clientèle et les commerçants comme une centralité commerciale incontournable de l’agglomération oranaise, Médina J’dida est aussi décrite comme un marché populaire, et ce à plusieurs titres. La Ville nouvelle a ainsi une réputation un peu sulfureuse, et serait dangereuse, au moins pour les sacs à main. Cette réputation en demi-teinte est à mettre en relation avec sa fréquentation par une clientèle issue des classes populaires, comme en témoignent les vêtements pudiques que portent la majorité des femmes. Enfin, les produits, en particulier ceux vendus sur des stands mobiles par les petits vendeurs de rue, sont globalement peu chers. Cependant, la clientèle est plus diversifiée qu’il n’y paraît à première vue, et une partie des boutiques du quartier s’adresse plutôt à une clientèle issue des classes moyennes, à laquelle sont proposés des produits plus haut de gamme ainsi que de nouveaux espaces de consommation, les fast-foods.

2.1.1. S’adapter aux goûts et aux moyens de la clientèle issue des classes moyennes : la mode européenne à Médina J’dida

20 À Médina J’dida, aux côtés de la filière de l’import des articles made in China, on trouve également des filières passant encore par les pays d’Europe du sud, héritières des anciens liens développés dès les années 1980 par les vendeurs à la valise, les trabendistes4 [Peraldi 2005, Tarrius 2002]. Cependant, ces produits made in China fabriqués à destination du marché européen sont vendus comme des articles haut de gamme, et sont réputés pour être de meilleure qualité que le made in China tout venant, produit à destination des marchés maghrébins. Les prix de ces articles s’en ressentent, tout comme leurs modèles qui correspondent davantage aux goûts et aux attentes des classes moyennes, comme en témoignent quelques discussions informelles avec plusieurs clientes.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 62

21 C’est ce que nous a dit un commerçant importateur de prêt-à-porter made in China. Ce dernier, ancien étudiant en droit ayant abandonné ses études pour entrer dans le bizness5 il y a quelques années, s’était spécialisé dans la vente des articles achetés en Europe. Au moment de l’entretien, il venait de recevoir sa « collection printemps 2014 ». Son échoppe était remplie de jeans moulants de couleurs vives, de baskets dorées et de chemisiers à manches courtes, qui tranchaient avec les vêtements pudiques qu’on trouve habituellement à Médina J’dida. Tous ces articles avaient été achetés soit en France, dans le marché de gros d’Aubervilliers en banlieue nord de Paris, soit en Espagne, à Madrid ou à Alicante. Les produits proposés étaient plus chers que ceux importés directement de Chine, mais la qualité meilleure, et surtout, les modèles bien plus « tendance », comme cette paire de baskets dorées qu’on retrouvait ce printemps 2014 dans toutes les grandes métropoles françaises. Ces produits, plus chers, sont destinés à une clientèle « qui peut se le permettre », pour reprendre les propos du commerçant, constituée d’habituées, comme cette femme croisée dans la boutique, cadre dans une université oranaise, et sa fille adolescente, qui disaient se rendre régulièrement dans cette boutique, ou encore les émigrés de retour en Algérie pour les vacances scolaires, et qui profitent d’un euro fort sur le marché noir6. Médina J’dida touche ainsi une clientèle de classes moyennes, même si cette dernière est moins visible dans les rues de la Ville nouvelle que les classes populaires.

2.1.2. Flânerie et fast-foods en famille dans les rues de la Ville nouvelle

22 Autre indice d’un quartier qui se tourne davantage vers les classes moyennes : les pratiques de consommation modernes adoptées par la clientèle. Les géographes N. Kerdoud et P. Bergel ont mis en évidence dans la centralité commerciale d’ONAMA-El- Ghazi, située à côté de Constantine, un changement dans les pratiques de consommation des classes moyennes dont est révélatrice la pratique du shopping, autrement dit la flânerie dans les espaces marchands. Cette pratique est encore relativement récente dans les rues algériennes en raison de la guerre civile des années 1990, pendant laquelle la rue a largement perdu de son importance et de sa vitalité : l’islamisation de la société l’avait transformée en un « espace de normativité renforcée, notamment pour les femmes » tandis que les violences la rendaient particulièrement menaçante [Bergel & Kerdoud 2010]. Depuis le début des années 2000, les rues connaissent un regain d’activité et d’attractivité pour les couples ou les femmes jeunes et moins jeunes qui font du shopping entre amies. À Médina J’dida, ce sont les familles qui sont les plus nombreuses. Les groupes de jeunes femmes venues faire les boutiques à plusieurs existent, mais ils sont moins nombreux que les femmes accompagnées de leurs filles, sans doute en raison de la réputation trouble du quartier.

23 Autre indice de cette recherche de modernité commerciale à Médina J’dida, le développement des restaurants fast-food est allé croissant entre le début de nos enquêtes à l’automne 2011 et la fin au printemps 2014. Ces établissements de restauration rapide tranchent avec les petites cantines traditionnelles par leur mise en scène et leur décoration intérieure de même que par leur cuisine. Les cantines populaires, traditionnelles dans le quartier, sont, contrairement aux fast-foods, très discrètes : leur présence n’est signalée par aucune enseigne publicitaire, et elles s’adressent surtout aux commerçants et aux travailleurs. Alors que les cantines proposent des chorbas (soupes) et autres plats du jour de la cuisine familiale algérienne, les fast-foods proposent pizzas et kebabs turcs ou syriens, de parfaits exemples de la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 63

consommation alimentaire globalisée. Ces fast-foods s’adressent bien à cette clientèle familiale de petites classes moyennes : la plupart propose une salle dite « familiale », c’est-à-dire réservée aux familles ainsi qu’aux couples et aux femmes, contrairement aux cantines, puisque que ces dernières s’adressent avant tout aux commerçants qui sont presque exclusivement des hommes. Rares au début de nos enquêtes, ces fast-foods n’ont cessé de se développer à Médina J’dida, d’abord discrètement dans les étages de centres commerciaux, jusqu’à occuper un petit immeuble entier en 2014.

2.2. Des pratiques qui restent plus classiques au Mûskî

24 Le Mûskî reste un peu à l’écart de cette évolution. Les importations massives de biens made in China ont certes permis l’accès à des produits standardisés pour une clientèle très large, ce qui a entraîné « une extension des modes de consommations "standards" à des groupes sociaux à bas revenus » [Ireton 2006], mais les transformations des pratiques de consommation restent encore assez ténues au Mûskî. La place marchande cairote continue tout d’abord d’être associée à un quartier populaire, même si elle s’adresse aussi aux classes moyennes, et reste perçue par ces dernières comme un espace populeux et pas toujours très bien fréquenté, comme l’ont montré nos entretiens, en lien avec l’histoire de ce quartier, peuplé par une population très pauvre pendant la seconde moitié du XXe siècle et dont le bâti s’est lentement dégradé durant cette période [Abu-Lughod 1971]. La clientèle classe moyenne, quoique discrète parmi la foule, est pourtant bien présente, en particulier dans les magasins qui bordent la partie ouest du quartier, la plus proche du centre-ville moderne du Caire (Wust al-Balad) qui est, lui, un quartier commercial très fréquenté par les classes moyennes.

25 La flânerie dans les rues commerçantes se pratique ainsi beaucoup à Wust al-Balad, dont les larges avenues sont appréciées, hors période de manifestations révolutionnaires ou contre-révolutionnaires7, par les classes moyennes et populaires, notamment le soir [Battesti 2004]. Néanmoins, elle reste très difficile dans les rues étroites du Mûskî, dont le tracé médiéval est sinueux et la fréquentation parfois tellement dense que la circulation piétonne en devient difficile et chaotique. Les corps qui se touchent et se heurtent, dans un contexte de harcèlement et de violences contre les femmes dans les espaces publics [Abu Amara 2012 ; Denèfle & Monqid 2012], n’invitent pas à la déambulation, et ne permettent pas d’« avancer librement, lentement dans une ville pressée, [de] n’attacher de prix qu’à la merveille de l’instant, dans une société marchande », définition de la flânerie [Sansot 1998, in Capron & al. 2007]. De plus, contrairement à Médina J’dida, les services proposés à la clientèle ne témoignent pas de pratiques de consommation globalisées. On ne trouve par exemple pratiquement aucun fast-food à destination des familles. Le seul cas est un restaurant « Gad », chaîne de restauration rapide égyptienne plus courante dans les quartiers classes moyennes. Ce dernier est situé dans la partie ouest du Mûskî, la désignant ainsi comme la partie la plus « classe moyenne » de la centralité commerciale.

26 Finalement, ces pratiques alliant modes de consommation alimentaire mondialisés et flânerie dans les espaces marchands restent plutôt au Caire le fait des classes supérieures, et se déroulent dans des espaces fermés (coffee-shops du centre-ville, centres commerciaux des banlieues aisées) qui, eux, autorisent le shopping et la flânerie. C’est le cas, comme nous l’avons dit plus haut, de Wust al-Balad. Le marché de fripes de Bûlâq, situé au nord du centre-ville moderne et spécialisé dans l’importation de fins de

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 64

série de marques internationales en provenance d’Europe et de vêtements de seconde- main, en est un autre exemple.

27 Quelques indices néanmoins pointent vers une certaine acculturation des pratiques d’achat à l’intérieur de quelques boutiques du Mûskî, la plupart situées dans des centres commerciaux récemment ouverts, et spécialisées soit dans la vente au détail de vêtements pour particuliers, soit dans la vente en gros et demi-gros pour professionnels d’accessoires et bijoux fantaisie. Dans ces boutiques, les clients ne s’adressaient plus au vendeur, classiquement installé derrière son comptoir, intermédiaire incontournable pour pouvoir toucher les produits, et interlocuteur essentiel pour négocier le prix, situation typique de la relation vendeur-client dans un souk. Les produits étaient au contraire disposés sur des portants ou des étagères, directement accessibles à la clientèle, étiquetés avec un code barre et un prix fixe, et scannés par une caisse enregistreuse, sur le modèle des boutiques du centre-ville moderne et des malls de la périphérie cairote. Mais ces boutiques étaient extrêmement minoritaires lors de nos enquêtes en 2012 et 2013, signal encore très faible d’un processus de transformation à l’œuvre.

2.3. Des classes moyennes égyptiennes et algériennes inégalement gagnées par ces nouvelles pratiques

28 Ainsi, les différences restent sensibles entre contextes égyptien et algérien, et doivent être lues à la lumière de l’état très dissemblable des classes moyennes algériennes et égyptiennes et d’un rapport différencié aux espaces publics.

29 Dans le contexte égyptien, la société est fortement stratifiée, et les classes moyennes, qui avaient fait l’objet de politiques publiques durant les années nassériennes, ont subi un déclassement depuis l’ouverture économique du pays à partir des années 1970 [Kienle, in Pagès-El Karoui & Vignal 2011 ; Hussein 2012]. Les classes moyennes restent ainsi plus proches des classes populaires en ce qui concerne leur consommation, tandis que les élites économiques ont adopté des pratiques davantage globalisées qui se déploient à l’intérieur d’espaces fermés bien spécifiques, à l’écart des autres strates sociales [de Koning 2009]. Classes moyennes et classes populaires ont de plus été grandement fragilisées par la crise économique qui sévit en Égypte depuis 2008 et qui s’est aggravée avec la situation politique très troublée depuis 2011, année qui marque le début de la révolution populaire égyptienne. Ces difficultés économiques ont considérablement grevé leur budget8 et limité pendant un temps leur consommation des produits non essentiels vendus au Mûskî. Cette crise était particulièrement visible dans les rues de ce quartier, dans lesquelles la clientèle se faisait rare en février 2012, du jamais vu si on en croit les commerçants interrogés cette année-là. Qui plus est, aux effets de la crise économique, qui n’a pas cessé depuis, se sont ajoutés les effets psychologiques causés par les troubles politiques, entre peur du lendemain et incertitude dans un contexte politique révolutionnaire instable. À Oran, et plus largement en Algérie, les classes moyennes sont au contraire montées en puissance depuis les années 1970 [Abdi 1985]. Elles ont bénéficié de l’ouverture économique de l’Algérie après la guerre civile des années 1990, ce qui s’est traduit par la création d’emplois publics et privés, la hausse des salaires et l’élévation du pouvoir d’achat. La géographe N. Kerdoud dans ses enquêtes fait ainsi le constat de l’alignement des ménages algériens sur les standards de la consommation mondiale [Kerdoud 2012].

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 65

30 Ce manque de visibilité de pratiques plus globalisées au Caire est également à mettre en rapport avec la différence dans les usages des espaces publics, et notamment marchands, et plus spécifiquement autour de la place des consommatrices dans les espaces publics. Tandis qu’en Algérie, « la ville rend libre », « les femmes [y ayant] acquis une plus grande liberté de mouvement et de pratiques » tant au dehors de leur quartier d’appartenance [Semmoud 2012] que dans les espaces commerciaux [Dris 2004], en particulier depuis la fin de la guerre civile, la situation est très différente au Caire, où les femmes sont exposées à davantage de formes de violences. Ces conditions déjà défavorables n’ont d’ailleurs pas été améliorées par les troubles politiques qui ont suivi le printemps égyptien de 2011.

31 Ainsi, tandis qu’à Médina J’dida on assiste au développement au sein des classes moyennes de pratiques de consommation globalisées, caractéristiques jusqu’à présent des espaces commerciaux plus huppés, les classes moyennes cairotes ne se distinguent pas encore totalement des classes populaires dans leurs pratiques de consommation, malgré quelques signes discrets d’une transformation culturelle en cours.

Conclusion. Consommation et modernité dans les places marchandes du commerce transnational

32 Les classes moyennes et les classes populaires égyptiennes et algériennes participent ainsi via le commerce transnational à la construction d’une modernité commerciale. On assiste dans les rues du Mûskî et de Médina J’dida à la diffusion de modèles de consommation qui sont autant d’indicateurs de la globalisation culturelle à l’œuvre parmi les consommateurs et consommatrices fréquentant ces espaces marchands. Néanmoins, cette uniformisation culturelle, dont on devine çà et là quelques indices, n’est pas aussi homogène que ce que l’on pourrait penser. Les modèles diffusés ne sont pas seulement occidentaux, liés à la culture mondiale de masse. Ils sont aussi turcs ou émiratis, traduisant une diversité des influences culturelles à l’œuvre dans les sociétés urbaines égyptiennes et algériennes. Aux côtés de ces influences exogènes, on trouve également des formes d’hybridation entre consommation locale et produits d’importation, mettant en évidence un phénomène de « glocalisation » [Ghorra-Gobin 2006], c’est-à-dire d’adaptation des produits mondialisés aux réalités et aux cultures locales.

33 À travers l’importation de ces modèles culturels et de ces pratiques de consommation, c’est également le rapport à la ville et à ses espaces marchands qui se transforme, en particulier à Oran, et plus largement dans les nouvelles centralités marchandes algériennes. Ceci est beaucoup plus sensible d’ailleurs dans les rues de Médina J’dida qu’au Mûskî, en raison d’un espace public qui s’est progressivement rouvert après la décennie noire des années 1990, mais aussi parce que les classes moyennes algériennes sont en meilleure santé économique que les classes moyennes égyptiennes, très fragilisées économiquement et socialement.

34 Ces pratiques mises au jour permettent de nuancer une vision trop réductrice des consommateurs et consommatrices de ces produits mondialisés, un marché souvent désigné sous l’expression de « marché des pauvres ». En effet, ces filières n’approvisionnent pas uniquement les plus pauvres : elles sont aussi un moyen pour les classes moyennes d’avoir accès à une consommation globalisée à prix raisonnables. Ces

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 66

centralités du commerce transnational mettent donc en évidence le fait que les acteurs de la culture mondialisée ne sont pas seulement les élites culturelles de ces pays : les classes populaires et les classes moyennes y participent également activement, mais à travers des voies peut-être un peu plus discrètes. La place marchande traditionnelle, le souk urbain, n’a donc rien perdu de son importance pour les sociétés urbaines, bien au contraire : le souk se maintient toujours dans un contexte globalisé, et ce « en dépit de la place prise aujourd’hui par le shopping mall et le centre commercial dans les sociétés contemporaines, au Maghreb comme au Machrek » [Mermier & Peraldi 2010, p. 7].

35 La ville marchande est ainsi travaillée puissamment par des transformations culturelles qui touchent aux modes de consommation mais aussi aux pratiques de la ville et de ses espaces publics. Médina J’dida et le Mûskî, et, plus généralement, les centralités discrètes de la mondialisation, sont porteuses d’une vitalité et d’une modernité qui n’ont donc rien à envier aux espaces commerciaux des villes mondiales.

BIBLIOGRAPHIE

ABAZA, M. (2006) – Changing Consumer Cultures of Modern Egypt. Cairo’s Urban Reshaping, Leiden, Pays-Bas, 309 p.

ABAZA, M. (2010) – « Les centres commerciaux du Caire et la reconfiguration urbaine », in F. Mermier & M. Peraldi (dir.), Mondes et places du marché en Méditerranée. Formes sociales et spatiales de l’échange, Paris, Karthala, pp. 137-175.

ABDI, N. (1985) – « Classes moyennes et économie dominante en Algérie et en Libye », Tiers- Monde, vol. 26, n° 101, pp. 93-102.

ABU AMARA, N. (2012) – « Le débat sur le harcèlement sexuel en Égypte : une violence sociale et politique », Égypte/Monde arabe, n° 9, pp. 119-135.

ABU-LUGHOD, J. (1971) – Cairo : 1001 years of the city victorious, Princeton, Princeton University Press (Princeton studies on the Near East), 284 p.

ASSAF, L. & CAMELIN, S. (2017) – « Shopping malls : l’avènement de la modernité ? », Ateliers d’anthropologie [en ligne], n° 44. URL : https://journals.openedition.org/ateliers/10365

ASSAF, L. (2017) – « Le shopping mall comme moment urbain », Ateliers d’anthropologie [en ligne], n° 44. URL : http://journals.openedition.org/ateliers/10413

BATTESTI, V. (2004) – « Des espaces publics au Caire : les jardins publics », CEDEJ, Le Caire, 2004.

BARTHEL, P.-A. (2006) – « Urbanités complexes : la fabrique des lieux « publics » aux Berges du Lac de Tunis », Espaces et sociétés, vol. 127, n° 4, pp. 129-144.

BELGUIDOUM, S. & PLIEZ, O. (2015a) – « Made in China. Commerce transnational et espaces urbains autour de la Méditerranée », Les Cahiers d’EMAM. Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, 26. En ligne, https://journals.openedition.org/emam/909

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 67

BELGUIDOUM, S. & PLIEZ, O. (2015b) – « Pratiques transnationales dans un comptoir de "la Route de la soie" : Algériens et Égyptiens à Yiwu (Chine) », Les Cahiers d’EMAM. Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, 26. En ligne, https://journals.openedition.org/emam/927

BERGEL, P. & KERDOUD, N. (2010) – « Nouveaux lieux du commerce et transformation des pratiques de consommation dans les villes algériennes. Étude de cas à El Eulma et ONAMA/El-Ghazi (Constantine) », Norois, n° 216, pp. 75-89.

BOUHALI, A. (2016) – Fabriquer des centralités marchandes dans le monde arabe. Étude comparée de deux quartiers-marchés du commerce transnational au Caire et à Oran, Thèse de doctorat en géographie, Toulouse, Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, 424 p.

CAPRON, G. (1998) – « Des centres commerciaux à Buenos Aires », Annales de la recherche urbaine, n° 78, pp. 55-63.

CAPRON, G., DIDIER S., GERVAIS-LAMBONY, P. & LEHMANN-FRISCH, S. (2007) – « Flâner », in E. Dorier- Apprill et P. Gervais-Lambony (dir.), Vies citadines, Paris, Belin, pp. 191-208.

CHOPLIN, A. & PLIEZ, O. (2015) – “The Inconspicuous Spaces of Globalization”, Articulo - Journal of Urban Research [Online], 12 | 2015. URL : https://journals.openedition.org/articulo/2905

DARBON, D. (2013) – « Classe(s) moyenne(s) : une revue de la littérature », Afrique contemporaine, 244, pp. 33-51.

DE KONING, A. (2009) – Global Dreams. Class, gender, and public space in Cosmopolitan Cairo, Le Caire, New-York, The American University in Cairo Press, 195 p.

DENÈFLE, S. & MONQID, S. (2012) – « Introduction. Gouvernance locale dans le monde arabe et en Méditerranée : quel rôle pour les femmes ? », Égypte/Monde arabe, Troisième série, n° 9, pp. 13-17.

DRIS, N. (2004) – « Espaces publics et limites. Les implications du genre dans les usages de la ville à Alger », in S. Denèfle (dir.), Femmes et ville, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, pp. 249-264.

ELSHESHTAWY, Y. (2006) – « From Dubai to Cairo. Competing Global Cities, Models, and Shifting Centers of Influence ? », in D. Singerman et P. Amar (dir.), Cairo Cosmopolitan. Politics, Cultures and Urban Space in the New Globalized Middle East, Le Caire, New-York, American University in Cairo Press, pp. 235-250.

GHORRA-GOBIN, C. (dir.) (2006) – Dictionnaire des mondialisations, Paris, A. Colin, 398 p.

HARROUD, T. (2009) – « Les nouveaux espaces marchands dans la périphérie de Rabat », Les Cahiers d’EMAM. Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, n° 18, pp. 69-88.

HUSSEIN, M. (2012) – « Quarter of Egyptians now living in poverty : State data », Al Ahram Online, 31 janvier 2012. En ligne : http://english.ahram.org.eg/NewsContent/3/12/33378/Business/ Economy/Quarter-of-Egyptians-now-living-in-poverty-State-d.aspx

IRETON, F. (2006) – Les vendeurs de rue de petits objets semi-durables « globalisés » au Caire : premiers résultats de recherche, Le Caire, Égypte, CEDEJ, 29+27 p.

KERDOUD, N. (2012) – Nouvelles centralités commerciales périphériques et recompositions territoriales. L’exemple des villes de l’Est algérien, Thèse de doctorat en géographie, Caen, Université de Caen Basse-Normandie, 393 p.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 68

KREIL, A. (2011) – « La Saint-Valentin au pays d’al-Azhar. Éléments d’ethnographie de l’amour et du sentiment amoureux au Caire », in M. Gross & al. (dir.), Sacrées familles ! Changements familiaux, changements religieux, Toulouse, Erès, pp. 71-83.

LALLEMENT, E. (2010) – La ville marchande, enquête à Barbès, Paris, Téraèdre, 251 p.

MERMIER, F. & PERALDI, M. (dir.) (2010) – Mondes et places du marché en Méditerranée. Formes sociales et spatiales de l’échange, Paris, Karthala, 337 p.

PAGÈS-EL KAROUI, D. & VIGNAL, L. (2011) – « Les racines de la « révolution du 25 janvier » en Égypte. Une réflexion géographique », EchoGéo, 27. En ligne, https://journals.openedition.org/echogeo/ 12627

PERALDI, M. (2005) – « Routes algériennes », in G. Capron & al. (dir.), Liens et lieux de la mobilité : ces autres territoires, Paris, France, Belin, pp. 273-290.

PLIEZ, O. (2010) – « Toutes les routes de la soie mènent à Yiwu (Chine) », Espace géographique, vol. 39, n° 2, pp. 132-145.

PRAHALAD, C.K. & HART, S.L. (2002) – « The fortune at the bottom of the pyramid », Strategy+Business, 26 (First quarter), n° 214, http://www.stuartlhart.com/sites/stuartlhart.com/ files/Prahalad_Hart_2001_SB.pdf

SEMMOUD, N. (2012) – « La ville rend libre ? », Égypte/Monde arabe, n° 9, pp. 39-54.

TARRIUS, A. (2002) – La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, 168 p.

TROIN, J.-F. (2010) – « Des souks ruraux marocains aux « shopping centers » du Golfe : lieux de commerce et mutations des sociétés », in M. Peraldi et F. Mermier (dir.), Mondes et places du marché en Méditerranée. Formes sociales et spatiales de l’échange, Paris, Karthala, pp. 57-78.

NOTES

1. Les analyses proposées ici s’appuient sur des enquêtes menées entre 2011 et 2014 au Caire et à Oran, dans le cadre de la réalisation d’une thèse de géographie [Bouhali 2016]. 2. Khan : caravansérail, où se trouvent à la fois des espaces de vente, de stockage de la marchandise et des services aux commerçants de passage. 3. Khoshk : équipement démontable de vente de rue, qui peut prendre la forme d’une petite armoire. 4. Trabendistes : ceux qui pratiquent le trabendo, c’est-à-dire le commerce à la valise. 5. Autre nom du trabendo utilisé dans les rues des villes algériennes depuis les années 1990 pour désigner un ensemble de pratiques liées à la contrebande transfrontalière. 6. Le marché noir de la devise en Algérie est particulièrement vivace et concurrence le marché officiel par des taux très élevés. En 2014, un euro était échangé pour une centaine de dinars au taux de change officiel, contre environ 140 dinars sur le marché noir. 7. Wust al-Balad est le quartier où se trouve également la place Tahrir, épicentre des manifestations populaires tout au long des événements révolutionnaires. 8. La crise économique égyptienne qui sévit depuis 2008 est caractérisée par la conjonction d’une très forte inflation, entraînant l’augmentation des prix, notamment de l’alimentation mais aussi des loyers, de l’électricité, du gaz ou encore du transport, une chute des salaires et un chômage qui va croissant.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 69

RÉSUMÉS

Les marchés urbains du Mûskî au Caire (Égypte) et de Médina J’dida à Oran (Algérie) sont deux portes d’entrée du commerce transnational entre Afrique du Nord et Asie du sud et du sud-est, en pleine expansion depuis les années 1990. Ces deux quartiers sont spécialisés dans la vente en gros et au détail de marchandises de consommation courante made in China, à destination de clientèles composées des classes moyennes et des classes populaires ayant atteint un relatif niveau de prospérité. À travers la consommation de ces produits, parfois standardisés, parfois adaptés aux goûts des consommateurs locaux, ce sont autant de modèles culturels et de pratiques de consommation globalisés qui sont consommés. Cela témoigne ainsi de la modernité et du dynamisme de ces espaces marchands, les souks urbains, qui, quoiqu’anciens, n’en sont pas moins transformés par la mondialisation.

The urban marketplaces of al-Mûskî, in Cairo (Egypt) and Medina J’dida, in Oran (Algeria), are two main gateways of transnational trade between North Africa and South-east Asia, which have been booming since the 1990s. These neighborhoods are both specialized in retail and wholesale of small commodity products imported from China and more widely from Asia, and cater more particularly for urban lower and middle income groups. This paper aims at showing that the consumption of made-in-China goods, some standardized and some adapted to the tastes of local consumers, participates in the diffusion of new consumption cultural models and practices. This testifies to the modernity and dynamism of these commercial spaces, the urban souks, which, although ancient, are nonetheless transformed by globalization.

INDEX

Keywords : Transnational trade, Urban marketplaces, Globalization, Consumption, Public space Mots-clés : commerce transnational, marchés urbains, mondialisation, consommation, espace public

AUTEUR

ANNE BOUHALI Docteure, Post-doctorante, UMR PRODIG / Labex Dynamite, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : anne.bouhali[at]gmail.com

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 70

Entre Afrique du Nord et de l’Ouest, les relations transsahariennes à un moment charnière Between north Africa and west Africa: trans-Saharan relations at a key moment

Nora Mareï et Olivier Ninot

1 Les révolutions arabes de la décennie 2010, accompagnées d’une forme de délitement des relations avec l’Europe, ont paradoxalement ouvert des perspectives nouvelles pour les relations transsahariennes au sein d’un espace qui apparaît de plus en plus convoité et mondialisé, tant pour ses ressources que pour le contrôle des territoires et des circulations [Magrin & al. 2016]. Depuis les Afriques méditerranéenne comme atlantique, la recherche d’opportunités de développement et de partenariats internationaux pousse à repenser les liens transsahariens. Les initiatives marocaines, puis tunisiennes, en direction de leurs voisins méridionaux sont symptomatiques de ce constat. Le partenariat entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne est en pleine croissance. L’État marocain vient de réintégrer l’Union africaine qu’il avait quittée en 1984 à l’issue de vives tensions politiques au sujet du Sahara occidental ; de même, il a formulé en 2017 une demande d’intégration à la Communauté économique des pays ouest-africains (CEDEAO), qui a obtenu rapidement un accord de principe. L’extension des réseaux d’infrastructures à destination du reste du continent et l’expansion économique participent alors au renforcement des liens transsahariens contemporains à partir du royaume chérifien [Mareï 2017].

2 Ces liens sont anciens, et les échanges tant culturels que politiques ou économiques ont fortement structuré cet espace avant la colonisation [Marfaing et Wippel 2004]. Le Sahara a été marginalisé par cette dernière qui s’est accompagnée d’un retournement radical des configurations territoriales [Cote 1988]. La mise en place des bases d’une économie extravertie a réorienté la quasi-totalité des circulations marchandes vers les ports et à partir de ceux-ci, au détriment des échanges continentaux. Les projets de développement des corridors transsahariens, énoncés par le PIDA (Programme pour le développement des infrastructures en Afrique, cf. 3.3.), complètent d’autres corridors

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 71

continentaux (notamment au sein de la CEDEAO) qui émergent à partir des années 1990 et accompagnent le projet politique d’une recontinentalisation des échanges africains. Ainsi la priorité est très vite donnée aux axes majeurs de circulation, sous couvert de développement territorial et appuyée par des investissements dans des infrastructures d’influence régionale. Ces projets sont-ils autre chose que la réactivation d’anciennes routes en sommeil, oubliées ou marginalisées ? Que portent-ils de nouveau pour le continent et peuvent-ils être réalisés ? Les défis à relever (insécurité, instabilités et tensions politiques notamment aux frontières, financement et entretien des infrastructures, etc.) paraissent immenses et peuvent rendre sceptiques. Mais les impératifs économiques sont forts et sont susceptibles d’orienter l’avenir de cette partie du continent dont la croissance fut remarquable jusqu’en 2014 et demeure assez élevée depuis (pour 2018, la Banque mondiale prévoit des taux de croissance compris entre 6,9 et 8,3 % au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Ghana1). En trois temps, cet article souhaite montrer que l’espace régional qui va de la mer Méditerranée au golfe de Guinée a une réalité à la fois historique et contemporaine, modelée par des enjeux économiques, politiques et culturels forts qui justifient l’attention aujourd’hui portée par les organisations supranationales africaines.

1. Les déterminants et fluctuations d’une organisation spatiale réticulaire

3 Si le Sahara a toujours été un espace de contact, de transit et d’échanges, les relations transsahariennes ont connu de profondes mutations au cours du XXe siècle. Un temps marginalisées, elles se sont récemment redéployées sous des formes complexes, mouvantes, suivant des itinéraires qui ne s’appuient qu’en partie seulement sur les hauts lieux d’une organisation spatiale ancienne héritée ou réactivée. Les dynamiques à l’œuvre observables en ce début de XXIe siècle ne peuvent ainsi se comprendre qu’à condition d’être lues à l’aune des trajectoires des États, du développement des réseaux d’infrastructure et de l’urbanisation, du déploiement des trafics marchands licites ou non, et de la complexification et amplification des mouvements migratoires.

1.1. Retournement territorial et déclin des liens transsahariens à l’époque coloniale

4 Durant des siècles, des circulations marchandes (céréales, dattes, sel, or, ivoire, coton, bétail, peaux, tissus, etc. mais aussi commerce d’esclaves) ont entretenu un lien entre les deux côtés du Sahara, contribuant à la diffusion de l’Islam et à des rapprochements culturels [Lanza 2011, Grégoire 2017]. Le transport par dromadaire a longtemps dessiné une géographie faite de routes enchevêtrées, que Théodore Monod [1968] regroupe en quatre « fuseaux », et ponctuées par des chapelets d’oasis à la fois points d’eau, relais logistiques, marchés et lieux de contrôle et de pouvoir. Si l’orientation générale méridienne (et parfois oblique) des réseaux d’échange transsahariens perdure au cours des siècles, elle connait des évolutions, des adaptations au gré des organisations politiques qui se succèdent de part et d’autre du Sahara [Cadène & Dumortier 2017] : empires du Ghana, du Mali et Songhaï au Sud (du IVe au XVI e siècles) ; empires almoravides et almohade au nord (XIIe – XIIIe siècles) par exemple. Une partie de la trame urbaine contemporaine émerge ainsi dès le Moyen-Âge avec Tombouctou ou

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 72

Agadez au sud, Ghadamès au nord, Taoudeni au centre, alors que d’autre villes, autrefois majeures, ont disparu comme Koumbi Saleh au sud ou Sidjilmassa au nord. Sur cette trame, les sociétés fonctionnant entre Méditerranée et Sahel ont développé des relations de négociations, d’échanges et de partage (solidarités religieuses notamment) qui ont perduré en se renouvelant. Pierre Bonte [2000] rappelle ainsi que certaines tribus, opérant entre le sud Maroc et le nord du Sénégal ont saisi des occasions créées à l’époque coloniale pour faire dans le commerce et le transport. D’autres auteurs soulignent par leurs travaux la densité des constructions sociales, culturelles et politiques dans l’ouest saharien en dépit d’une histoire commune marquée par des rapports de domination dont l’esclavage fut une forme ultime [Boulay & Freire 2017].

5 Le processus de colonisation qui commence, pour l’Afrique de l’Ouest, avec l’installation de comptoirs commerciaux sur les côtes atlantiques, bouleverse néanmoins progressivement mais radicalement cette organisation. Le « retournement territorial » commence par l’affirmation de centres économiques, administratifs et militaires sur le littoral, par les comptoirs puis les ports, à partir desquels émergent de nouveaux centres urbains. A l’intérieur des territoires conquis, les forts militaires puis les centres administratifs achèvent la formation d’une trame urbaine qui se déploie le long des branches du « peigne » que dessinent les lignes d’infrastructures lourdes (voies ferrées et routes) non reliées entre elles [Debrie 2007]. Une nouvelle conception de l’espace s’impose, surfacique plutôt que réticulaire, où, au nord comme au sud du Sahara, se distinguent des espaces « utiles » (fertiles, peuplés) restreints et de vastes arrière-pays marginalisés. Cette nouvelle organisation accompagne le modèle économique colonial qui provoque une réorientation et un profond changement de la nature des flux commerciaux : biens manufacturés provenant des métropoles dans un sens, produits agricoles (hévéa, café et cacao, coton, arachide, etc.2) pour l’essentiel de l’autre. Sans pour autant disparaître complètement, les relations transsahariennes s’amenuisent et se rétractent au cours de cette période en étant rejetées hors du système économique dominant.

1.2. Exploitation économique, marginalisation politique, migrations : fondements du Sahara contemporain

6 Les indépendances des nouveaux États de la région (entre 1951 pour la Libye, 1956 pour le Maroc et la Tunisie, 1960 pour les États sahéliens et 1962 pour l’Algérie) ouvrent une nouvelle époque pour les espaces sahariens désormais placés aux périphéries des territoires nationaux. Deux impératifs s’imposent : d’un côté celui de la consolidation de territoires immenses et délimités par des frontières héritées, d’un autre côté, celui d’exploiter les ressources minières, gazières et pétrolières qui commencent à être identifiées dans les marges sahariennes. Entre les années 1960 et 2000, le désenclavement des espaces sahariens suit ces deux impératifs : des routes nouvelles sont construites, des forages dans les aquifères profonds ouvrent d’autres oasis et de nouvelles perspectives aux activités économiques. Avec les routes et le développement des transports motorisés, les distances se contractent à l’intérieur des territoires nationaux [cf. OCDE / CSAO 2014, 133 pour une carte sur le cas algérien]. En 2005, « […] le Sahara algérien est parcouru par plus de 8 000 km de routes revêtues dont plus de 6 500 ont été construites après l’indépendance » [Fontaine 2005]. Les réseaux urbains se transforment à nouveau : à partir des sites extractifs émergent de nouvelles villes

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 73

comme Arlit au Niger (uranium) ; d’autres se développent comme Nouadhibou, exutoire du minerai de fer de Mauritanie, tandis que le pays se dote d’une nouvelle capitale, Nouakchott, située sur le littoral désertique [Choplin 2009] ; les politiques publiques relayées par les dynamiques économiques assurent la croissance des villes sahariennes comme Sebha en Libye et Tamanrasset en Algérie soutenue en partie par les travailleurs migrants subsahariens.

7 Les trajectoires de développement inégales de part et d’autre du Sahara alimentent en effet des courants migratoires qui s’amplifient avec les crises des sécheresses au Sahel des décennies 1970 et 1980 et les crises économiques des décennies 1980 et 1990 : avec environ 1,5 million de personnes, la population immigrée a représenté jusque 25 % de la population totale libyenne ; on a compté jusque 300 000 immigrés subsahariens en Mauritanie et en Algérie au début des années 2000 [Bensaâd 2017]. Les inégalités de développement s’affirment aussi à l’intérieur des États où, dans les marges sahariennes exploitées mais faiblement intégrées, les populations nourrissent un sentiment d’exclusion conduisant notamment aux rebellions touarègues des années 1990 [OCDE / CSAO 2014]. Parallèlement, des conflits frontaliers (Sénégal – Mauritanie ou encore Tchad – Libye) contribuent à l’émergence de formes d’insécurité en même temps qu’ils témoignent de la réactivation du Sahara comme un espace à enjeu, convoité et disputé.

1.3. Réactivation de logiques spatiales « refoulées » : vers un autre retournement des territoires ?

8 Depuis le milieu des années 2000, la trajectoire du Sahara suit une dynamique qui peut paraître paradoxale. D’un côté, le terrorisme et les conflits armés qui secouent quelques franges sahéliennes et une grande partie du Sahara fragmentent les territoires nationaux et donnent l’impression de fermer et d’enfermer d’immenses espaces. D’un autre côté, les circulations de personnes (migrants, groupes armés, commerçants et trafiquants) et de biens (des produits de consommation courante aux armes et aux drogues) semblent n’avoir jamais été aussi intenses, même si elles restent marquées par des fluctuations saisonnières et interannuelles et soumises aux conjonctures politiques et économiques. Les logiques spatiales méridiennes refoulées ou contrariées selon Ali Bensaâd [2017] réapparaissent avec une telle force que l’hypothèse d’un autre retournement des territoires se pose.

9 L’intensification des circulations va de pair avec un élargissement des espaces mis en lien à travers le Sahara, ses routes et ses carrefours : le bassin migratoire qui alimente les flux transitant par le désert s’est élargi vers le sud à la majeure partie de l’Afrique noire et son exutoire s’est ouvert, vers le nord, à quasiment toute l’Europe. Il en est de même pour les produits en circulation dont une partie vient de Chine via le Moyen- Orient [Belguidoum & Pliez 2015], en particulier par le hub maritime et portuaire de Dubaï3, alors que les drogues viennent pour beaucoup d’Amérique Latine avant d’être distribuées en Europe [Antil 2017]. La contraction des distances s’est accélérée : les véhicules 4x4 (principalement ceux de la marque Toyota, dont les importations ont pour cette raison été limitées et contrôlées par les autorités algériennes) mais aussi le téléphone mobile et satellite ainsi que le GPS facilitent les déplacements dans tout le Sahara, en tous sens et rapidement. Les traversées ne prennent désormais que quelques jours là où il fallait un à deux mois au temps des caravanes. Au nord du Niger et du Tchad, les pistes transsahariennes sont devenues les supports de circulations intenses,

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 74

pour le commerce vers la foire de Tamanrasset [Grégoire 2005] ou pour aller chercher du travail en Libye et entretenir sa famille restée au Sahel [Brachet 2011]. Les villes carrefours et relais, centres de contrôle nourris de l’économie de l’échange, du prélèvement (taxes formelles et surtout informelles) et de la logistique se sont multipliées autant que les parcours empruntés et dessinent une géographie qui, si elle consacre la réactivation des logiques spatiales d’orientation méridienne, n’est pour autant pas une reproduction stricte des dispositifs précoloniaux [Bensaâd 2017, Grégoire 2017].

10 Pourtant, l’insécurité a explosé dans le Sahara sous l’effet conjugué de l’irruption de groupes armés comme Aqmi et Boko Haram multipliant les actes terroristes, de la réactivation d’anciennes revendications irrédentistes et indépendantistes, du développement de réseaux criminels vivants de trafics extrêmement rémunérateurs, et des contrecoups des « révolutions arabes » avec notamment l’effondrement du régime libyen à la suite duquel armes et mercenaires se sont dispersés dans toute la région après 2011. Le Sahara s’est trouvé ainsi fragmenté par la multiplication de zones « sensibles », formant des enclaves spécialisées dans les trafics illicites et/ou contrôlés par des groupes armés aux revendications diverses. Dans ce contexte, des pressions nouvelles s’exercent sur les ressources naturelles (eau, gaz, pétrole, minerais) dont l’exploitation est fondamentale pour les États qui en dépendent et dont la sécurisation devient un enjeu global. Finalement, les nouvelles relations transsahariennes révèlent un processus d’interconnexion d’espaces en marge ou en périphérie qui dessinent des formes proprement continentales de la mondialisation, processus lui-même peu visible et peu lisible (quelles sources d’information ? quels indicateurs de mesure ?). Par ailleurs, la densité de ces relations tout comme l’attention qui y est portée révèlent que la situation au Sahara est devenue un enjeu global, tant d’un point de vue géopolitique qu’économique.

2. Des circulations multiformes portées par une dynamique continentale

11 Les différentes dimensions et modalités des échanges contemporains dans l’espace Maghreb-Sahara-Sahel doivent être relues regard des dynamiques actuelles. Les migrations internationales entre les trois aires, dont l’actualité vient abusivement masquer la densité continentale, contribuent, en se développant et en se diversifiant, à l’intensification des échanges économiques entre les deux rives du Sahara. Les dynamiques démographiques (croissance, urbanisation) offrent des perspectives nouvelles à ces échanges par ailleurs stimulés sur la façade occidentale par l’accélération de la politique pro-africaine du Maroc.

2.1. Des migrations en tous sens

12 Si le Sahara ne se réduit pas à un espace de circulations, les flux migratoires qui s’y déploient contribuent à son animation et à son développement et sont les signes d’une interpénétration entre pays sahéliens et maghrébins [Pliez 2006, 2017, Bensaâd 2017], porteuse d’une intégration régionale « par le bas ». Ces flux migratoires sont d’abord, historiquement et aujourd’hui encore, majoritairement ceux de Subsahariens vers les pays du Maghreb ; ces migrations représentant, selon Ali Bensaâd, un « fait sociétal et

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 75

spatial majeur ». En effet, leur relativement longue histoire a contribué au développement urbain dans le Sahara, au développement des systèmes productifs extractifs, mais aussi à la culture et à l’économie des principales villes du Maghreb. En outre, ces circulations migratoires contribuent aujourd’hui à la hiérarchisation des réseaux routiers transsahariens et à son évolution, et alimentent, en se combinant au commerce, des dynamiques transfrontalières.

13 Contrairement aux idées reçues, les frontières aussi poreuses soient-elles, existent : elles sont des étapes à franchir pour les migrants, elles sont contrôlées par les forces de police et les douanes (et à l’occasion, sources d’enrichissement illicite pour les agents), elles sont exploitées par les commerçants (et les trafiquants) qui connaissent les produits d’ici et d’ailleurs et en maitrisent les différentiels de prix et des taxes auxquels ils sont soumis de part et d’autre des frontières. Des migrations inverses (du Maghreb vers les pays sahéliens) s’observent également et, dans l’entre-deux, la Mauritanie est représentative de ces deux tendances : elle compterait à la fois plus de 111 000 immigrés en 2015 selon le PNUD (pour une population totale de l’ordre de 4 millions) et au moins autant d’émigrés (134 000), dont une diaspora de commerçants maures présente dans tous les pays ouest-africains. La migration de Subsahariens à destination de l’Europe via des itinéraires et des étapes sahariens est plus récente (à partir des années 2000) mais tend, par sa médiatisation, à occulter l’ancienneté et l’importance des migrations des Maghrébins (surtout Marocains) vers l’Europe.

14 Les perceptions eurocentrées masquent également la complexité des migrations intra- africaines et la diversification des profils et des projets migratoires. La migration vers l’Europe n’est en effet pas l’objectif poursuivi par la majeure partie des migrants noirs africains qui empruntent les routes transsahariennes et, quand elle l’est, elle suit la plupart du temps des étapes, parfois longues, imposant de fréquentes recompositions et adaptations des projets migratoires. Par ailleurs, la migration vers l’Europe ne passe pas nécessairement par la traversée du Sahara puis de la Méditerranée, ce parcours n’étant qu’une possibilité parmi d’autres. De plus, les profils des migrants subsahariens vers le Maghreb et l’Europe se sont considérablement diversifiés : les migrants de travail ne sont pas tous sans qualification et l’on compte aussi parmi eux un nombre croissant d’étudiants par exemple, attirés par des offres de formations plus diversifiées au nord du Sahara, dans des universités moins surpeuplées. Les migrations sont ainsi souvent temporaires, et s’inscrivent dans des logiques d’allers – retours entre pays d’accueil et pays de départ. En 2016, l’OIM aurait ainsi compté au Niger 335 000 migrants se dirigeant vers le nord et 110 000 passant par Agadez dans l’autre direction [Grégoire 2017]. Enfin, il faut rappeler que les migrations les plus importantes sont celles des pays sahéliens vers les pays côtiers méridionaux : les pays du golfe de Guinée comptaient en effet 2,6 millions de ressortissants de pays sahéliens en 2015, alors que la même année, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et la Libye totalisaient ensemble seulement un peu plus d’un million d’immigrés sur leurs territoires, évidemment pas tous Sahéliens [Zaninetti 2017].

2.2. Des perspectives économiques nouvelles : vers une continentalisation de la mondialisation africaine ?

15 L’idée d’une continentalisation de la mondialisation africaine est celle d’une diminution de l’extraversion économique du continent au profit d’un essor des échanges intra-

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 76

régionaux. Ces derniers, bons indicateurs de développement économique, sont parmi les plus faibles du monde (ils représentent moins de 20 % des échanges du continent4), alors qu’en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie, les échanges internes (entre 55 et 65 % du commerce) sont supérieurs à ceux avec le reste du monde [Unal 2014]. L’Afrique aurait-elle manqué le coche des échanges régionaux ? Une mondialisation plus régionale, dont les intérêts économiques seraient davantage positionnés sur le continent, serait-elle plus acceptable, soutenable, pour les sociétés et les territoires africains ? Ces questions sont légitimes dans une réflexion sur le développement africain d’autant que les voies choisies, plus ou moins imposées par les bailleurs de fonds et les organismes internationaux, poussent à la facilitation des échanges et l’interconnexion généralisée [Chauvin & al. 2017] mais se heurtent toujours à la fragmentation politique et économique du continent en 54 États.

Figure 1 – Villes et grandes infrastructures ente Méditerranée et golfe de Guinée

Sources : pida, synthèse des études pida, 2011 ; icafrica.org ; OCDE/CSAO(2014), Un atlas du Sahara- Sahel : Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, editions OCDE ; Natural Earth 2013 (www.naturalearthdata/downloads/10m-cultural-vectors/10m-populated-places/).Prodig 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton

16 Plus qu’un projet politique exprimé au niveau des instances sous régionales ou panafricaines, l’hypothèse d’une continentalisation de la mondialisation tient aux perspectives démographiques pour les prochaines décennies. La population totale du continent devrait atteindre 2,45 milliards en 2050 et se stabiliser vers 4 milliards en 2100. Dans cette croissance démographique remarquable réside la promesse de la formation d’un marché de consommation susceptible de stimuler les secteurs productifs africains comme les marchés financiers, portés en outre par l’accumulation et la bancarisation partout en progrès. La forte poussée urbaine accompagnant cette croissance démographique joue dans le même sens (cf. fig. 1) : explosion de la demande

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 77

en biens de consommation alimentaires et manufacturés, développement de secteurs économiques dans le domaine des services ou de la construction par exemple, consolidation de réseaux de villes favorables au développement des échanges. En outre, l’augmentation mécanique du nombre d’actifs, notamment urbains, devrait aussi permettre au continent de développer son industrie et de toucher son « dividende démographique » dans le courant du XXIe siècle à condition de saisir la possibilité de recentrer son économie sur elle-même et ses propres marchés. L’ouverture des frontières économiques inscrite dans le cadre des dispositifs d’intégration régionale ou dans des accords bi ou multilatéraux progresse pas à pas, mais elle se heurte aux trajectoires et stratégies économiques nationales divergentes. Cette ouverture tient en réalité surtout aux initiatives des opérateurs économiques qui se saisissent dès aujourd’hui des opportunités naissantes.

2.3. L’exemple de la politique économique pro-africaine du Maroc

17 L’exemple marocain est ici emblématique et la politique africaine largement assumée par le souverain Mohamed VI qui multiplie ses tournées sur le continent, au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire…, que ce soit pour rappeler les liens culturels et religieux, ou pour multiplier les accords commerciaux dont la conséquence directe est un quintuplement des exportations et un doublement des importations avec les pays subsahariens entre 2000 et 2010 [OCDE / CSAO 2014]. En termes de pêche, d’agriculture, d’industrie minière avec le phosphate, d’industrie des transports, d’investissements immobiliers, dans la banque et la finance ou encore dans le secteur des télécommunications, le pays essaie de se positionner en locomotive du continent. La réalisation en 2014 d’un câble de fibre optique transafricaine qui s’étire sur près de 5 500 km jusqu’au Burkina Faso est un exemple concret d’investissements à finalités régionales. Le Maroc tente également de profiter d’une forme de rente de situation entre Europe et Afrique, en se positionnant comme un pont, une interface pour renforcer son leadership sur l’Afrique occidentale. L’exemple de l’africanité « retrouvée » et revendiquée des hubs de Tanger-Med dans le domaine maritime et de Casablanca dans le domaine aérien en fournit un exemple : l’aéroport de Casablanca est désormais connecté à une trentaine de destinations du nord, de l’ouest, et du centre du continent. Il est devenu le hub africain de la Royal Air Maroc (RAM) qui a l’ambition d’en faire le principal terminal de transit du continent, en particulier pour les liaisons Europe-Afrique (cf. fig. 2).

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 78

Figure 2 – Liaisons aériennes intra-africaines des compagnies maghrébines

Prodig, 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton Sources : royalairmaroc.com, airalgérie.info, tunisair.com

18 La compagnie opère depuis le début des années 2000 un renforcement de sa stratégie africaine en se rapprochant de transporteurs locaux, mais également par un actif « marketing pro-africain ». La connectivité continentale du pays se trouve alors fortement modifiée [Mareï 2017].

19 Cette interpénétration croissante des marchés maghrébins et subsahariens ouvre de nouveaux horizons à des entrepreneurs dans de nombreux secteurs économiques, dans le cadre d’une internationalisation de leur activité et d’une coopération Sud-Sud [Daviet 2013]. La banque marocaine Attijariwafa opère ainsi dans plusieurs pays ouest- africains. Des prises d’intérêts marocaines dans des sociétés ouest-africaines, au Sénégal en particulier, dans l’immobilier, dans la grande distribution ou encore les télécommunications (via le groupe Maroc Telecom) sont constatées ces dernières années. Dans les « horizons du Sud » des entrepreneurs maghrébins, Sylvie Daviet montre également que les secteurs publics tunisiens et marocains se tournent vers l’Afrique du Sénégal jusqu’au Rwanda, à travers de grands programmes de développement des ressources et de l’énergie (eau, gaz et électricité). Les travaux de ce programme de recherche de l’IRMC étant initialement centrés sur la dimension transméditerranéenne de l’entrepreneuriat maghrébin, la composante africaine a été considérée comme un processus nouveau. Enfin, ces interpénétrations économiques sont également visibles chez des acteurs économiques plus petits, les migrants en particuliers, devenus résidents pour certains. Dans les grandes villes marocaines, à Casablanca, à Tanger, les Subsahariens constituent ainsi une minorité de plus en plus visible, installée et participant à la vie économique du pays.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 79

3. Le développement des infrastructures continentales comme enjeu

20 L’une des conditions du renforcement des liens économiques entre les deux rives du Sahara tient évidemment au développement des transports intracontinentaux qui sont pour le moment très insuffisants et marqués à la fois par des tares originelles (tracés coloniaux non reliés entre eux) et la faible capacité d’investissement des États dans les infrastructures qui perdure depuis des décennies. Aussi, l’efficacité des chaînes de transport international s’arrête la plupart du temps aux portes des ports africains : le transport continental de conteneurs est hasardeux, les chemins de fer sont pour la plupart obsolètes et non connectés entre eux, les principales routes sont sous dimensionnées et en mauvais état, les multiples obstacles (contrôles routiers, passages de frontières, etc.) entravent la fluidité des circulations et grèvent les coûts du transports terrestres, qui sont, sur le continent, les plus élevés du monde. Les coûts de transport représentent 12,6 % de la valeur des produits exportés, contre 6 % en moyenne dans le monde, voire plus de 50 % pour les pays enclavés [Teravaninthorn & Raballand 2009, Charlier 2017].

3.1. Circuler de Tanger à Lagos et jusqu’à Bamako et N’Djamena

21 L’axe Tanger-Dakar (portion atlantique du corridor littoral Le Caire-Dakar pensé par le PIDA), dont l’impulsion est récente (comparée à des axes nord-sud comme Agadez – Tamanrasset et Agadez – Sebha où convergent depuis longtemps circuits migratoires et marchands), préfigure la multitude de défis politiques et économiques que tente de relever le Maroc dans sa relation avec les pays africains au sud du Sahara. Malgré des interruptions du bitumage sur quelques kilomètres ici et là (traversée du fleuve à la ville-frontière de Rosso entre Mauritanie et Sénégal, piste entre Mauritanie et Sahara occidental), et des problèmes d’entretien de la route sur la portion mauritanienne, le corridor littoral Tanger-Nouakchott-Dakar, mal engagé au début des années 2000 en raison des tensions autour du Sahara occidental, est aujourd’hui un axe qui possède des perspectives importantes d’intensification des flux. L’emprunt de l’axe routier, principalement depuis le Maroc, s’effectue dans un contexte de concurrence comme de complémentarité avec les transports par mer le long de la côte atlantique (cf. fig. 3). Cette route est en effet présentée par ses défenseurs comme une offre concurrente aux transports maritimes au départ du hub marocain Tanger-Med qui, depuis son inauguration en 2007, n’a cessé de renforcer sa dimension africaine : la majeure partie du trafic du port marocain (jusqu’à 70 %) est destinée à l’Afrique de l’Ouest et centrale, de la Mauritanie à l’Angola, ce qui est un changement majeur dans l’organisation des échanges à l’échelle de l’espace ouest-africain. Le groupe danois Maersk propose par exemple, en 2016, une dizaine de lignes maritimes conteneurisées à destination de l’Afrique de l’Ouest, depuis son terminal dédié au port de Tanger-Med.

22 Cependant, la lenteur des transits portuaires dans certains pays fait dire à certains professionnels que la route littorale serait une alternative sérieuse, potentiellement plus rapide pour une partie des trafics, et qui pourrait à moyen terme être rentable si les questions douanières dans la sous-région étaient résolues. Concrètement, des transporteurs, misant sur cette dynamique transnationale pour se développer, proposent d’ores et déjà des lignes régulières de fret et de passagers entre le Maroc, la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 80

Mauritanie, le Sénégal et même vers le Mali. Des entrepreneurs, petits businessmen, dans le commerce de la voiture d’occasion par exemple, prennent cette route. Cependant, le passage de Rosso, à la frontière entre Mauritanie et Sénégal, reste un goulet d’étranglement majeur. Des attentes pouvant atteindre 24 heures pour les petits transporteurs et le fonctionnement même du bac (fermé la nuit) empêche aujourd’hui une massification des flux, mais la construction d’un nouveau pont sur le fleuve Sénégal devrait améliorer la situation. Le projet a obtenu des financements de la Banque africaine de développement (BAD) et de l’Europe et sa mise en chantier est imminente.

Figure 3 – Le corridor littoral et les routes maritimes depuis Tanger-Med

Prodig, 2018 – N. Mareï, O. Ninot, C. Valton Sources : icafrica.org ; Isemar, 2016 et autorité portuaires ; www.maerskline.com

23 Pourtant, en rejoignant Dakar rapidement par la route, la perspective d’une intensification des flux régionaux entre Maghreb et Afrique de l’Ouest est plausible. Dakar a la particularité d’être le seul port de la façade atlantique sahélo-soudanienne à vocation internationale (les ports de Nouakchott, Nouadhibou, Banjul, Bissau, Conakry souffrent chacun de handicaps majeurs limitant leur rayonnement international). À ce titre, la capitale sénégalaise est la tête de pont de la route sahélienne Dakar-Ndjamena portée par la CEDEAO et l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine), seul corridor de désenclavement d’orientation ouest-est, et doublé par un chemin de fer jusqu’à Bamako [Lombard & Ninot 2010]. Dakar est aussi reliée au réseau littoral méridional, vers le golfe de Guinée, jusqu’à Lomé et Lagos.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 81

3.2. Du golfe de Syrte à Lomé, les transformations des ports ouest- africains

24 Jacques Charlier [2017] propose une synthèse complète des équipements et des trafics portuaires entre Sahel et Méditerranée, de Dakar jusqu’à Djibouti. Concernant l’espace étudié ici, il montre l’extrême faiblesse des trafics tunisiens et la disparition des ports libyens de l’échiquier régional alors que les ports algériens tirent leur épingle du jeu grâce aux vracs liquides (pétrole et gaz), tout comme le port de Nouadhibou grâce à l’exportation des minerais de fer. Les liens méridiens sont dans ce cadre extrêmement faibles voire inexistants, chaque système portuaire fonctionnant d’abord à l’échelle nationale. Seuls les ports du golfe de Guinée, de Dakar à Lomé, sont bien connectés à leur arrière-pays régional, le renforcement de la desserte des pays enclavés jouant en faveur de l’interconnexion entre pays voisins. Une différence majeure entre les ports méditerranéens et subsahariens tient alors dans la nature des trafics exclusivement nationaux pour les premiers, avec une composante régionale pour les seconds. Le Sahara et les frontières intra-maghrébines font alors figures de coupure franche.

25 La conteneurisation apporte cependant une restructuration profonde de l’espace étudié, en particulier le long du corridor atlantique, de Tanger-Med à Dakar mais également jusqu’à Lomé qui est en train de devenir un hub sous-régional du golfe de Guinée alors que Tanger-Med développe une ambition pour l’ensemble de la côte atlantique du continent. Même si les trafics conteneurisés demeurent modestes dans la région (seule Tanger-Med traite plusieurs millions de conteneurs par an, Lomé reste encore sous la barre du million), la conteneurisation a ouvert le secteur aux acteurs privés et à la concurrence qui ont fortement participé à la modernisation portuaire : tous les grands ports de la façade sont désormais équipés de grues de dernière génération : le temps où les navires se dirigeaient gréés vers l’Afrique (emportant à bord leur propre grue de manutention) est révolu. Les ports ont privatisé et spécialisé leurs terminaux pour tenter de fluidifier les flux, même si les enjeux liés à la congestion urbaine et à la gestion des flux (logistique) demeurent sensibles dans l’ensemble des pays étudiés. Enfin, le système en hub and spokes (éclatement des trafics depuis une plate-forme comme Tanger-Med) favorise l’interconnexion maritime entre les pays de la sous-région et s’avère souvent plus efficace que la connexion routière [Mareï 2016]. Celle-ci demeure aujourd’hui marquée par de longs arrêts sur des routes souvent mal entretenues et par des ponctions financières non maîtrisées sur les axes interétatiques. La continentalisation de la mondialisation africaine exige alors une coopération accrue entre les pays et une mise aux normes encore renforcée des transports et de la logistique des arrière-pays, qui demeurent, paradoxe africain, un maillon cher des filières économiques susceptible de freiner leur développement et les retombées sur les territoires riverains [Steck 2015].

3. 3. Des projets ambitieux pour les transports terrestres

26 La persistance d’un sous-équipement en infrastructures de transport ne doit pas masquer l’essor considérable qu’elles ont connu au cours des années 1990 et encore davantage dans les années 2000 sur l’ensemble du continent [Lombard & Ninot 2010]. Les réseaux hérités de la période coloniale, bâtis pour raccorder les sites de production des arrière-pays aux ports d’évacuation des matières premières, se sont fortement

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 82

étendus et densifiés tout en développant leur vocation transnationale. Le désenclavement et la connexion généralisée sont en marche et trouvent dans le PIDA l’occasion de s’accélérer. Le PIDA est une initiative portée par le Nepad (Nouveau partenariat économique pour le développement de l’Afrique), la BAD, l’UA (Union africaine) et la CEA (Commission économique pour l’Afrique des Nations-Unies) avec pour projet d’accélérer le développement en promouvant la construction d’infrastructures à vocation internationale voire transafricaine. Le PIDA prévoit ainsi de financer, d’ici 2040, 52 projets d’infrastructures dans les domaines des transports, de l’énergie, de l’hydraulique et des télécommunications, pour un montant de 360 milliards de dollars. Ce programme quadrille le continent africain en neuf grands axes (cf. figure 1), dont six traversent la région méditerranéo-saharo-sahélienne : l’axe littoral Le Caire-Dakar (désormais achevé bien que la frontière entre l’Algérie et le Maroc soit toujours fermée depuis 1994) ; les axes transsahariens centraux Alger-Lagos (en passe d’être achevé via Tamanrasset et Agadez) et Tripoli-Ndjamena (vers Le Cap, en suspens) ; l’axe oriental Le Caire-Le Cap (fonctionnel jusqu’à Khartoum), et les axes transversaux Dakar-Ndjamena et Ndjamena-Djibouti. Ainsi réapparait avec force, à l’occasion du PIDA, la dimension transsaharienne dans les projets d’infrastructure.

27 Pour le PIDA, comme pour les autres programmes nationaux ou internationaux de développement des infrastructures, l’élément crucial réside évidemment dans les possibilités de financement. Dans ce domaine, plusieurs dynamiques sont à noter. En premier lieu, la conjoncture économique globale favorable a permis aux États africains de retrouver des capacités d’investissement dans les années 2010 et de nouer aussi de nouveaux partenariats, avec la Chine et l’Inde notamment. La diversification des sources de financements (bi ou multilatéraux, privés et publics) se confirme depuis, même si le niveau des investissements n’augmente plus depuis 2014 [Gutman & al. 2015, Mareï 2016]. Les transports absorbent à eux seuls en moyenne 40 % des investissements annuels en infrastructures au cours des années 2010, lesquels ont varié entre 62 et 83 milliards de dollars au cours des cinq dernières années. Le secteur privé participe à cet effort d’investissement et le rôle des firmes dans l’élaboration de territoires d’entreprises mondialisés, transnationaux, régionaux, même si morcelés car répondant davantage aux logiques de réseaux, est à souligner dans ces processus [Hugon, 2002, Gutman & al. 2015]. Les grands groupes internationaux (Bolloré notamment) mais aussi les usagers des infrastructures qui bénéficient d’occasions nouvelles de mobilité, les entrepreneurs qui tentent de profiter des liaisons émergentes, impulsent par le « bas » des changements qui répondent et complètent ceux venant du « haut », des bailleurs internationaux comme la BAD, la Banque mondiale ou l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) qui développent des stratégies fortes d’investissement dans les grandes infrastructures. Paradoxalement, cet effort de construction d’infrastructures de transport intracontinentales maintient, sinon renforce, au moins pour le moment, l’extraversion économique. L’analyse de la privatisation des ports, de voies de chemin de fer [cf. notamment Dagnogo & al. 2012], des compagnies de transport, de portions de routes parfois, révèlent les stratégies des nouveaux bailleurs, grandes entreprises tant occidentales qu’originaires des pays émergents en particulier asiatiques, qui d’un côté œuvrent pour leurs intérêts mais de l’autre participent néanmoins à la modernisation des infrastructures et la standardisation des pratiques dans les ports et sur les corridors.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 83

Conclusion

28 Les routes transafricaines seraient l’avenir d’un continent où tout et tous circuleraient partout et plus vite, comme si le développement du continent était conditionné par la circulation généralisée des hommes et des marchandises et par le développement des infrastructures. Mais ce dernier s’inscrit également dans la consolidation des structures étatiques nationales (y compris par l’emprise du Maroc sur le Sahara occidental) et de la mobilisation des niveaux territoriaux supérieurs (comme la CEDEAO, la CEN-SAD, l’Union africaine) comme nouveaux échelons de fonctionnement. Il s’appuie aussi sur des configurations spatiales qui, épousant les tracés frontaliers actuels, se déploient aussi selon d’autres dynamiques, et sous-tendent de ce fait des circulations régionales multiples. Pourtant malgré la réalité et la pluralité des liens au sein de cet espace, les régionalisations à fois fonctionnelle (celle des réseaux anciens et nouveaux) comme institutionnelle (celle portée par les États) ont des difficultés à se consolider. Le va-et- vient de certains pays d‘une organisation régionale à l’autre, comme la superposition et la multiplication de ces organisations, sont symptomatiques de cette situation sur l’ensemble du continent [Mareï 2017, Igué & Schumacher 2002]. La partie occidentale n’est pas épargnée : la Mauritanie, qui a fait partie de la CEDEAO entre 1975 et 2000, est en 1989 un des membres fondateurs l’UMA ; en considérant que le Maroc devrait intégrer bientôt la CEDEAO, la question mauritanienne reste en suspens dans cette construction ouest-africaine (le pays est plus proche politiquement de l’Algérie, elle- même en rupture avec le Maroc). Enfin la crise libyenne est venue perturber les liens transsahariens puisqu’elle s’est propagée dans un espace maghrébo-sahélien aux frontières poreuses et où des pays comme le Mali, le Tchad ou le Niger sont fragilisés économiquement et politiquement par la chute de Kadhafi [Pellerin 2012, Choplin & al. 2017]. Ainsi, cette dimension transsaharienne méridienne même si elle est ancienne et alimentée par des réseaux extrêmement divers, reste peu fixée et fragile aujourd’hui. D’autant plus que les mobilités les plus importantes demeurent à l’intérieur des « zones », intra-CEDEAO en particulier qui est l’une des organisations supranationales les plus intégrées du continent (pour la migration, pour le commerce), et dans une bien moindre mesure l’UMA, ce qui pose la question du rôle des institutions supranationales dans la structuration de cet espace.

29 Finalement, la difficulté de « faire région », l’instabilité régionale, la question de l’adhésion des populations africaines à de tels projets portés « par le haut » interrogent sur les modalités d’un dépassement des frontières, des différences et des distances entre les deux rives du Sahara. Si la diversification des liens et des échanges régionaux permet à certains pays de la zone de consolider un positionnement dans la mondialisation néolibérale, elle laisse encore de côté des pans entiers des territoires et des populations, peu concernés, voire oubliés de ce vaste projet politico-économique de facilitation des échanges intra-africains.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 84

BIBLIOGRAPHIE

ANTIL, A. (2017) – « Les trafics au Sahel : produits, impacts politiques et gestion des espaces périphériques », in C. Choplin, N. Mareï & O. Pliez (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Neuilly-sur-Seine, Atlande, pp. 201-205.

BELGUIDOUM, S. & PLIEZ, O. (2015a) – « Made in China. Commerce transnational et espaces urbains autour de la Méditerranée », Les Cahiers d’EMAM. Études sur le Monde Arabe et la Méditerranée, 26. En ligne, https://journals.openedition.org/emam/909

BENSAÂD, M. (2017) – « Circulations migratoires sahélo-maghrébines : corollaire et vecteur de densification des liens entre Sahel et Méditerranée », in B. Dumortier (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Paris, Armand Colin, pp. 96-125.

BONTE, P. (2000) – « Faire fortune au Sahara : permanences et ruptures », Autrepart, n° 16, pp. 49-63.

BOULAY, S. & LECOQUIERE, B. (dir.) (2011) – Le littoral mauritanien à l’aube du XXIème siècle. Peuplement, gouvernance de la nature, dynamiques sociales et culturelles, Paris, Karthala, 432 p.

BOULAY, S. & FREIRE, F. (dir.) (2017) – Culture et politique dans l’Ouest saharien : Arts, Activisme et État dans un espace de conflits, Igé, Éditions de l’Étrave, 490 p.

BRACHET, J. (2011) – « De quelques aspects des dimensions politiques et économiques des circulations migratoires au Sahara central », L’Année du Maghreb, vol. VII, pp. 251-260.

CADÈNE P. & DUMORTIER, B. (2017) – « L’urbanisation en Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée » in B. Dumortier (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Paris, Armand Colin, pp. 154-199.

CHARLIER, J., (2017) – « Les façades portuaires entre Sahel et Méditerranée », in B. Dumortier (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Armand Colin, pp. 200-223.

CHAUVIN, E., MAREÏ, N.& LOMBARD, J. (2017) – « Les circulations mondialisées en Afrique : promotion, adaptation et contournement », Géocarrefour, vol. 91, n° 3, https:// journals.openedition.org/geocarrefour/10313

CHOPLIN, A. (2009) – Nouakchott. Au carrefour de la Mauritanie et du monde, Paris, Karthala, 366 p.

CHOPLIN, A., MAREÏ, N. & PLIEZ, O. (2017) – L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Neuilly sur Seine, Atlande, 236 p.

COTE, M. (1988) – L’Algérie ou l’espace retourné, Paris, Flammarion, 362 p.

DAGNOGO, F., NINOT, O. & CHALÉARD, J-.L. (2012) – « Le chemin de fer Abidjan-Niger : la vocation d’une infrastructure en question », Echogéo, n° 20, https://journals.openedition.org/echogeo/ 13131

DAVIET, S. (2013) – « Maghreb des entrepreneurs : les horizons du Sud », L’Année du Maghreb, vol. IX, pp. 193-210.

DEBRIE, J. (2007) – « Géohistoire d’un tracé technique : frontières et réseaux en Afrique de l’Ouest continentale francophone », Flux, n° 70, octobre/décembre, pp. 49-58.

FONTAINE, J. (2005) – « Infrastructures et oasis-relais migratoires au Sahara algérien », Annales de Géographie, n° 644, pp. 437-448.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 85

GRÉGOIRE, E. (2017) – « Méditerranée / Sahara / Sahel : trois espaces imbriqués et en mouvement, in J. Andrieu (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Paris, Ellipses, pp. 55-65.

GRÉGOIRE, E. (2005) – « Circulations migratoires et reconfigurations territoriales entre l’Afrique noire et l’Afrique du nord », communication au colloque international, Les migrations transsahariennes. Genèse et évolution, IRD-LPED/CEDEJ, Le Caire, 17-18 novembre 2005

GUTMAN, J., SY, A. & CHATTOPADHYAY, S. (2015) – Financing African Infrastructure. Can the world Deliver?, Washington DC, Brookings Institution, “Global economy and development”, 71 p., https://www.brookings.edu/research/financing-african-infrastructure-can-the-world-deliver/

HUGON, P. (2002) – « Les économies en développement au regard des théories de la régionalisation », Tiers-Monde, vol. 43, n° 169, pp. 9-25.

IGUÉ, J. & SCHUMACHER, S. (2002) – « Pour une meilleure approche régionale du développement en Afrique de l’Ouest », OCDE, Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, in Actes de la réunion spéciale du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, Accra (Ghana), 20-21 mai 2002, 154 p.

LANZA, N. (2011) – « Liens et échanges entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne », in PÉRALDI M., D’une Afrique à l’autre. Migrations subsahariennes au Maroc, Paris, Karthala, pp. 21-35.

LOMBARD, J. & NINOT, O. (2010) – « Connecter et intégrer : les territoires et les mutations des transports en Afrique », Bulletin de l’Association de Géographes Français, vol. 87, n° 1, pp. 69-86.

MAGRIN, G., DUBRESSON, A. & NINOT, O. (2016) – Atlas de l’Afrique. Un continent émergent ?, Paris, Autrement, 96 p.

MAREÏ, N. (2017) – « Régionalisation entre Maghreb et Afrique de l’Ouest : regard géographique », Revue Interventions économiques, Hors-série transformations, pp. 33-36.

MAREÏ, N. (2016) – « Terminalisation, spécialisation et enjeux logistiques des ports africains », Note de synthèse de l’ISEMAR, n° 179, 4 p., https://www.isemar.fr/wp-content/uploads/2016/04/note- de-synthèse-isemar-179.pdf

MARFAING, L. & WIPPEL, S. (dir.), (2003) – Les relations transsahariennes dans un espace en constante mutation, Paris, Karthala, 486 p.

MONOD, T. (1968) – « Les bases d’une division géographique du monde saharien », Bulletin de l’IFAN, Dakar, XXX, B(1), pp. 269-288.

OCDE / CSAO (2014) - Un atlas du Sahara-Sahel. Géographie, économie et insécurité, Cahiers de l’Afrique de l’ouest, 255 p.

PLIEZ, O. (2017) – « Circulations et mobilités entre les deux rives du Sahara », in C. Choplin,N. Mareï, O. Pliez (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Neuilly sur Seine, Atlande, pp. 114-121.

PLIEZ, O. (2006) – « Nomades d’hier, nomades d’aujourd’hui : les migrants africains réactivent-ils les territoires nomades au Sahara ? », Annales de Géographie, n° 652, pp. 688-707.

PELLERIN, M. (2012) – « Le Sahel et la contagion libyenne », Politique étrangère, vol. hiver 2012, n° 4, pp. 835-847.

STECK, B. (2015) – « Introduction à l’Afrique des ports et des corridors : comment formuler l’interaction entre logistique et développement », Cahiers de Géographie du Québec, vol. 59, n° 168, p. 447-467.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 86

TERAVANINTHORN, S. & RABALLAND, G. (2009) – Transport Prices and Costs in Africa: A Review of the international Corridors, The World Bank, Washington D.C., 160 p.

ÜNAL, D., 2014, « La géographie du commerce mondial. 1967-2011 », Panorama du CEPII, n° 2014- A-01, janvier, 12 p., http://www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/panorama/abstract.asp? NoDoc=6301

ZANINETTI, J.-M. (2017) – « Une révolution démographique », in J. Andrieu (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée. Paris, Ellipses, pp. 145-156.

NOTES

1. https://www.courrierinternational.com/article/6-des-10-pays-la-plus-forte-croissance- en-2018-sont-africains 2. Hévéa, café et cacao proviennent des régions forestières humides qui ne sont pas incluses dans la région étudiée mais qui ont participé au « retournement » territorial ainsi qu'au basculement du peuplement et à la marginalisation des relations transsahariennes. 3. Voir le texte d’Anne Bouhali consacré à ce sujet dans ce numéro. 4. https://www.icafrica.org/fr/topics-programmes/transport/

RÉSUMÉS

Les liens entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne sont anciens. Ces dernières années, des dynamiques nouvelles, principalement économiques, se consolident dans les espaces urbains et littoraux et participent à un renouveau des connexions entre Méditerranée, Sahara et Sahel, en particulier dans la partie occidentale, à laquelle cet article est consacré. Ces transformations alimentent des phénomènes de régionalisation, fondés sur de grands programmes d’infrastructures qui accompagnent l’essor des échanges maritimes, terrestres et aériens de biens et de personnes entre les pays situés dans ce vaste espace ouest-africain.

The links between Mediterranean Africa and sub-Saharan Africa are old. In recent years, new dynamics have been consolidated, mainly in urban and coastal areas. They contribute to a renewal of economic interactions between Mediterranean, Sahara and Sahel, particularly in the western part, on which this article focuses. These changes fuel regionalisation processes, partly based on major infrastructure plans that support the development of maritime, land and air exchanges of goods and people between countries located in this West African space.

INDEX

Keywords : Circulation, Mobility, Transport, Corridors, Regionalisation, Western Mediterranean, Western Sahel Mots-clés : circulations, mobilités, transports, corridors, régionalisation, Méditerranée occidentale, Sahel occidental

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 87

AUTEURS

NORA MAREÏ Chargée de recherche au CNRS et à l’UMR PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : nora.marei[at]cnrs.fr

OLIVIER NINOT Ingénieur de recherche au CNRS et à l’UMR PRODIG, 2, rue Valette, 75005 Paris – Courriel : olivier.ninot[at]univ-paris1.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 88

L’échec de la partition d’un État à la charnière entre monde arabe et Afrique subsaharienne : le cas du Soudan The failure of the partition of a pivotal State between the arab world and sub- saharan Africa: the case of Sudan

Alice Franck

1 Si nombre de thématiques abordées dans ce numéro s’inscrivent dans l’optique d’analyse de dynamiques à l’échelle régionale, de l’Afrique du Sahel, au Sahara à la Méditerranée, il n’en reste pas moins que bon nombre de politiques nationales affectent la région. Dans ce cadre, la partition soudanaise qui fait suite à l’indépendance du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, constitue un évènement historique, et conduit à de multiples reconfigurations qui méritent qu’on s’y arrête.

2 La sécession du Soudan du Sud signe un échec politique de la construction nationale et représente un gigantesque défi économique pour les deux nouveaux pays dont les cadres territoriaux ont été modifiés. Le Soudan du Sud, à peine né, rejoint les pays les plus pauvres de la planète et le Soudan (du Nord), qui avec la partition a perdu l’essentiel de ses revenus pétroliers, traverse une crise économique profonde que la récente levée des sanctions américaines n’est pas venue enrayer. En outre, la paix qui était au centre des préoccupations internationales lors des négociations entre Nord et le Sud n’est pas au rendez-vous. Les conflits n’ont pas cessé et les années post- indépendance du Soudan du Sud ont au contraire été caractérisées une multiplication des conflits armés, non seulement au Soudan du Sud, théâtre d’affrontements sanglants entre milices nuer et dinka (depuis 2013), mais aussi dans plusieurs régions du Nord : au Darfour où les combats se sont poursuivis, dans la région du Nil Bleu où une guérilla a éclaté, et dans les Monts Nouba où le conflit fait de nouveau rage.

3 On assiste donc à une complexification et à une augmentation des tensions identitaires au Nord comme au Sud qui remettent finalement en cause les visions explicatives

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 89

simplistes du conflit : Chrétiens contre Musulmans, Arabes contre Africains, largement reprises et instrumentalisées par les politiciens nationaux et relayées par les médias internationaux au point de participer de l’idée que la séparation du Soudan du Sud réglerait une fois pour toute les tensions soudanaises. Revenir sur la séparation du Soudan du Sud permet donc d’aborder la question de la reconfiguration identitaire d’un pays à la charnière de l’Afrique noire et du monde arabe.

1. La frontière Nord/Sud : une frontière héritée ?

4 De manière emblématique, le jour de l’indépendance du Soudan du Sud, les citoyens de la République du Soudan (Nord) recevaient du gouvernement un SMS qui disait : « Nom de l’État : République du Soudan ; dimensions : 1 882 000 km2 ; nombre d’habitants : 33 419 625 ; pourcentage de musulmans : 96,7 % ; monnaie nationale : ghinée »1. De cette manière, l’État signifiait à ses citoyens que la reconfiguration territoriale entrainaît aussi une reconfiguration de l’identité nationale : un État plus petit, un moins grand nombre d’habitants, mais où l’écrasante majorité était musulmane. Dans la perspective d’un régime islamique (au pouvoir depuis le coup d’État d’Omar El Beshir de 1989) qui s’était notamment donné comme mission d’islamiser la société, et dans le contexte d’un conflit civil long, coûteux et meurtrier2, la séparation pouvait donc en quelque sorte apparaître comme une réussite. Cela témoigne également de l’incorporation dans les discours politiques d’une différenciation entre les populations. Cette séparation vient donc questionner l’homogénéité supposée du peuplement des deux nouveaux voisins et ouvre une réflexion sur les conditions de l’incorporation de la région du Sud Soudan au sein de l’État soudanais.

5 Le Soudan, le pays des Noirs en arabe – bilad al Sudan3 – était jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud le plus grand État africain. Situé au carrefour des mondes noir et arabe, ce territoire immense, parcouru et habité par des populations diverses (sur le plan linguistique, ethnique et religieux) a toujours fait le lien entre Afrique de l’Ouest, Afrique centrale et Afrique septentrionale – ne serait-ce que par les routes caravanières du désert de Nubie ou de pèlerinage vers La Mecque via la mer Rouge. Cependant, une frontière écologique réelle entre le nord et le sud, généralement établie autour du 10e parallèle nord qui correspond à la limite entre milieu sahélien et une vaste zone de marécages alimentée par le Nil Blanc, va limiter et marquer les relations nord/sud précoloniales. Isolé du Nord, le Sud va longtemps rester une véritable terra incognita pour les nordistes qui n’y faisaient que des incursions (régulières cependant) en quête de bétail et d’esclaves, l’esclavage étant un élément clef de l’économie des agriculteurs et des pasteurs nomades du Nord-Soudan. L’esclavage est d’ailleurs l’une des motivations de l’entreprise de conquête du Soudan en 1820 par le vice-roi d’Égypte Méhémet Ali, alors sous contrôle ottoman. Cette première colonisation du Soudan est ainsi appelée Turkiya (1820-1885). Consécutivement, comme elles le faisaient déjà par le passé, les populations du sud, des tribus Nouba et Dinka essentiellement, ou encore Shilluk, continueront, mais avec une ampleur plus importante encore compte tenu des besoins de l’armée turco-égyptienne de l’époque, de faire les frais de raids désormais égyptiens. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, y compris pendant la période de la Mahadiya (1885-1895), les populations noires du sud resteront victimes de la traite laissant dans la mémoire collective des peuples concernés (des deux côtés) des traces indélébiles [Prunier 1989].

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 90

6 La domination anglaise avec l’instauration d’un condominium anglo-égyptien en 1898 souhaite porter un coup d’arrêt au trafic d’esclaves. Cependant la politique active de protection des populations du sud, développée par l’administration britannique dans les années 1920 va considérablement renforcer la rupture entre Nord et Sud et l’isolement du Sud. De nombreuses mesures destinées à isoler les populations du Sud des influences arabes et islamiques sont mises en place : imposition de l’anglais au sud en remplacement de l’arabe en 1918 ; politique de préservation des cultures indigènes en 1921 Indirect Rule ; restriction d’accès au Sud à ceux qui n’en sont pas originaires en 1922 – Closed District Order – ; interdiction aux nordistes de commercer avec le sud en 1925.

7 Paradoxalement, les investissements dans de grands projets de développement notamment agricoles impulsés par les Britanniques se font au Nord, en particulier dans la province de la Gezira4, où d’immenses périmètres irrigués de coton sont lancés dès les années 1920. La formation des cadres administratifs de l’administration coloniale se fera également largement au nord et non au sud où les politiques de différenciation conduisent à la retribalisation de larges régions, à la marginalisation socio-économique du sud et de ces populations [Marchal 2004, Coste & Pinauldt 2018]. Un changement de politique s’amorce après-guerre où les négociations pour l’indépendance dans un cadre territorial unifié sont menées avec les nordistes et sans les sudistes conduisant à des troubles qui éclatent avant même la signature de l’Indépendance en 1956. C’est l’émergence de ce qui sera plus tard la rébellion séparatiste du Sud (Anyanya) engagée dans une première guerre civile Nord/Sud qui a duré jusqu’en 1972. Le processus de construction de l’État soudanais dès l’indépendance se trouve donc affecté par la question de l’unité nationale qui va marquer les débats politiques et institutionnels durant des décennies et entretenir la fragilité intrinsèque du pays. Cette tension constante entre fédéralisme et État unitaire s’exprime aussi bien dans les politiques d’arabisation et d’islamisation mises en place sans nuance après l’indépendance, et remises au goût du jour par le régime actuel, que dans les ambitions nationales de la seconde rébellion du Sud — menée par le mouvement SPLM/A (Sudan’s People Liberation Movement/Army) dirigé par John Garang qui défend l’idée d’un Soudan unitaire laïc et démocratique malgré les forces séparatistes qui animent son mouvement.

8 Il est intéressant de souligner, à l’instar de Nathalie Coste [2018], que le tracé de la frontière Nord/Sud dont hérite le nouvel État indépendant en 2011 reprend la frontière coloniale des politiques de différenciation menées par les Britanniques. De la même manière, l’introduction et l’institutionnalisation de l’appartenance ethnique ou tribale (gabila en arabe) dans le jeu politico-administratif pendant période coloniale, à travers une application différenciée selon les régions de la Native administration a profondément et durablement marqué la politique soudanaise [Grandin 1982]. Cette institution (administration indigène ou traditionnelle) s’est beaucoup transformée dans le temps et selon les régions mais malgré diverses tentatives de gommer le poids du référentiel ethnique dans le jeu politique, celui-ci s’est maintenu, voire accentué notamment sous l’impact de l’instrumentalisation de cette institution et de ce ressort identitaire par les dirigeants soudanais. Dès le milieu des années 1990, les islamistes au pouvoir ont réintroduit officiellement une administration traditionnelle et encouragé les jeux de patronage s’appuyant sur les canaux de l’ethnicité au point qu’aujourd’hui ce référent identitaire occupe une place centrale dans la dynamique conflictuelle soudanaise. C’est en ce sens que l’on peut parler de réactualisation ou de réappropriation par les deux

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 91

nouveaux voisins des frontières (spatiales, politiques et identitaires) coloniales [Coste & Pinauld op. cit.].

Figure 1 - Un Soudan/Deux Soudans : fragmentation nationale et conflictualité accrue

Alice Franck

2. Quand l’injustice territoriale et la marginalisation des populations suscitent revendications sécessionnistes et rébellions

9 La question du Sud, et plus largement la question de la construction nationale du Soudan, est depuis sa création celle de l’intégration des régions périphériques. Le déséquilibre d’investissement et de développement est criant entre d’un côté un Soudan utile formé autour de Khartoum, de la Gézira et les populations de la vallée du Nil qui captent l’essentiel des ressources soudanaises (cf. carte), et de l’autre les régions périphériques telles que le Sud, le Darfour ou encore la mer Rouge. Les travaux scientifiques sur le Soudan s’accordent à décrire un modèle centre/périphérie prédateur [Marchal 2004, Denis 2005, de Waal 2007, Lavergne 2016,…] dont ils soulignent la permanence des dynamiques d’accaparement des ressources (agricoles, foncières, minières…) par le pouvoir de Khartoum et l’élite dirigeante du pays. Ce phénomène de captation par le centre se déroule, que les ressources soient localisées au centre du pays ou non. Le cas du pétrole est à ce titre exemplaire. La plupart des champs se situent au Soudan du Sud ou dans la zone frontalière Nord/Sud, l’exploitation pétrolière qui fut effective durant une décennie environ (fin 1999 à 2011 date de la séparation avec le Soudan du Sud) loin de participer au développement des régions productrices5, a au contraire encore renforcé l’attractivité de la capitale, dont le secteur immobilier a constitué le principal débouché des pétrodollars [Denis 2005]. Le développement actuel du secteur aurifère dans les régions du nord du Soudan6

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 92

repose cette question du rééquilibrage territorial, des moyens de contrôle dont disposent ou non les différents échelons administratifs pour bénéficier de la rente. Cependant, dans ce dernier exemple, les espaces dans lesquels le développement du secteur aurifère est plus largement encouragé sont ceux de la vallée du Nil et donc des espaces intégrés économiquement et politiquement de longue date à l’échelle nationale et largement connectés aux sphères du pouvoir central, à l’inverse des régions Sud et du Darfour qui ont en commun de n’avoir bénéficié de la part du gouvernement central d’aucune attention ni politique de développement socioéconomique depuis leur incorporation au Soudan7. Par ailleurs, cette injustice spatiale et régionale recoupe étroitement des lignes ethniques et se traduit par la domination exclusive des tribus arabes de la vallée du Nil qui ont au cours de l’histoire renforcé leur domination en écartant et en spoliant les régions et populations périphériques. Cette marginalisation constante, historique, se retrouve, dans la plupart des secteurs de la vie sociale.

10 Ainsi, les lacunes (voire l’absence) du système éducatif du Soudan du Sud traduisent à la fois les ravages de décennies de guerre mais aussi de l’absence de volonté politique des différents régimes qui se sont succédé à la tête du Soudan depuis l’Indépendance. La constitution et la mise en place de l’administration du nouvel État indépendant du Soudan du Sud a ainsi été affectée par des difficultés pour recruter des cadres formés, alors même qu’un mouvement de retour au pays de la diaspora sud-soudanaise s’était amorcée. Les jeunes d’origine sud-soudanaise, installés (et souvent nés) à Khartoum qui y avaient entamé un cursus universitaire ont souvent conditionné et retardé après l’indépendance du Soudan du Sud leur retour au pays d’origine après l’obtention de leur diplôme à Khartoum, témoignant ici encore des faiblesses (connues et reconnues) du système éducatif au Soudan du Sud [Franck 2016]. On retrouve dans une moindre mesure au Darfour, l’une des régions les plus peuplées du Soudan, un accès déficient et très insuffisant aux services éducatifs. Il est à cet égard significatif que les populations qui ont été hébergées suite au conflit du Darfour (qui démarre à l’hiver 2003) dans les camps de déplacés ont eu, à partir des années 2005 et 2006, un accès aux services éducatif et de santé nettement supérieur à celles restées en dehors de l’assistance humanitaire fournie par les organisations internationales. Inversement, les quelques États autour de Khartoum et de la vallée du Nil bénéficient d’une densité d’établissements d’enseignement incomparable et, consécutivement, des taux d’alphabétisation et de scolarité correspondants8. De même en est-il en ce qui concerne l’eau potable, et les services de santé qui conditionnent largement les taux de mortalité notamment infantile et féminine, ou encore des infrastructures de transports de base telles que les routes.

11 C’est dans ce contexte d’injustice régionale que doivent être replacés les conflits soudanais (entre le Nord et le Sud et au Darfour). Ces conflits y puisent leur source, même si ensuite une imbrication de pluralité d’acteurs, d’intérêt et d’échelle différentes se surajoutent pour nourrir, et instrumentaliser le conflit. La (re)négociation du partage des richesses et du pouvoir est d’ailleurs au centre des revendications des mouvements rebelles armés du Sud comme du Darfour et explique en partie pourquoi les chronologies de ces deux crises se sont télescopées en 2003 lorsque a éclaté la crise de Darfour.

12 Ce n’est en effet pas un hasard si la crise du Darfour surgit dans l’actualité à un moment où l’attention internationale est ailleurs. Au Soudan notamment, où elle se concentre sur les avancées des pourparlers de paix entre le gouvernement central et la rébellion

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 93

du Sud Soudan, qui visent à mettre un terme à l’un des plus longs conflits civils africains. Or, si le SPLM, et plus spécifiquement son leader John Garang, affirme des ambitions nationales au sens où il souhaite défendre un projet inclusif de « Nouveau Soudan » qui prendrait en compte l’ensemble des régions et des populations marginalisées par le pouvoir qu’elles soient au Nord ou au Sud, les négociations de paix qui s’amorcent à partir de 2001 notamment sous l’égide des États-Unis se focalisent quant à elles sur la seule question du Sud. Les délégations de paix vont parvenir à signer en juillet 2002 à Machakos (Kenya) un premier protocole préfigurant le Comprehensive Peace Agreement (CPA) finalement signé en 2005. Ce texte pose les bases du processus de paix, de la transition et ouvre sur le droit des sudistes à l’autodétermination. Il est ainsi possible d’interpréter la prise des armes au Darfour en février 2003 comme le refus d’être les oubliés des accords Nord/Sud en train d’être signés. Le gouvernement central qui voit la cohésion du pays s’effondrer régira à ces revendications avec une violence inouïe. Les méthodes employées dans la répression de la rébellion darfouri et notamment le recours à des milices armées, méthode largement éculée pendant la guerre entre le Nord et le Sud, vont également participer de l’escalade des violences.

13 Cette interprétation propose une explication des motifs de déclenchement de la crise mais la déstabilisation du Darfour ne date pas de l’hiver 2003, elle s’inscrit dans le contexte d’injustice sociale auquel se sont articulées d’autres dynamiques. Les États voisins ont par exemple joué un rôle important dans la déstabilisation du Darfour depuis les années 1960 en participant de la présence d’hommes armés (conflit entre le Tchad et la Libye), ou encore en favorisant la diffusion d’idéologies conflictuelles au sein des populations, idéologies raciales ou encourageant le djihad armé 9. Aujourd’hui encore plusieurs auteurs soulignent avec justesse l’implication régionale du conflit et combien celle-ci est accentuée par l’effondrement de la Libye et la dissémination massive d’armes légères au Sahara et au Sahel issues des réserves du régime de Kadhafi. Par ailleurs, les conséquences socioéconomiques mais aussi politiques de la désertification du Sahel soudanais à partir des années 1970 ont contraint les populations du nord de la région à migrer vers le sud et constituent également un facteur important de déstabilisation dans la mesure où la complémentarité entre les différentes communautés, pour certaines populations pastorales et pour d’autres sédentaires, s’est effritée [Guibert & Franck 2017, voir aussi le texte d’A. Gonin dans ce numéro].

3. Absence de paix, poursuite des violences et des déplacements forcés

14 La région du Darfour est, depuis plus de quinze ans, plongée dans une guerre qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts et déplacé plus d’un million d’individus. Si la crise n’a plus le caractère aigu qu’elle avait durant les premières années du conflit, les violences se poursuivent sur un mode plus sourd. La crise du Darfour a par ailleurs empêché le régime de Khartoum de redorer son image à l’international comme la signature de paix avec le Sud pouvait le laissait présager, Omar El Beshir ayant été accusé en 2009 de génocide et de crime de guerre par la cour pénale internationale.

15 Entre le Nord et le Sud, la paix, finalement signée en janvier 2005, ouvre clairement sur le droit des Sudistes à l’autodétermination, les deux parties (le régime de Khartoum et

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 94

le SPLM) étant censées profiter de la période de transition de six ans (2005-2011) pour rendre l’unité attractive. Ainsi, le projet d’un Soudan uni et séculier porté par John Garang, contre de nombreuses voix dissidentes internes à son mouvement n’est plus dès lors qu’une option. Sa mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, trois semaines après son accession à la vice-présidence du Soudan, a déclenché pour la première fois des émeutes et des affrontements à Khartoum entre populations nordistes et sudistes et condamné encore un peu plus le projet unitaire. Le référendum d’autodétermination du Sud, qui intervient en janvier 2011 à la fin de la période de transition, six ans après la signature du CPA, a donné la séparation gagnante à plus de 98 % des votes. Le processus de paix est resté entaché par les blocages et les manœuvres dilatoires de Khartoum autour du tracé de la frontière dans la zone d’Abyei, particulièrement riche en ressources pétrolières, autour du transfert des revenus de l’exportation pétrolières au Soudan du Sud, et des droits d’exploitation, crucial pour le fonctionnement et le développement du nouvel État. Le Soudan du Sud, qui a accédé à l’indépendance en juillet 2011, hérite des trois quarts des ressources de brut du Soudan d’avant la partition, mais, sans accès à la mer, il est entièrement tributaire des oléoducs du Nord pour exporter son or noir. Les relations entre les deux nouveaux voisins dégénèrent rapidement après l’indépendance, notamment autour de l’enjeu du pétrole, donnant lieu à des combats dès avril 2012.

16 Les troubles armés reprennent également dans les monts Nouba (région du Sud- Kordofan à la frontière Nord/Sud), marginalisés de longue date et très touchés par la guerre civile Nord/Sud qui réclament à leur tour plus de justice spatiale. Une autre rébellion suit dans le Nil Bleu, autre région périphérique également à la frontière entre Nord et Sud et également marginalisée de longue date. Parallèlement, l’illusion d’un Soudan du Sud uni et homogène est tombée à peine deux ans après l’avènement du nouvel État alors que des violences éclatent à Djouba en décembre 2013, entre les partisans du président et du vice-président récemment congédié. Ce conflit civil révèle les lacunes d’un pouvoir accaparé presque exclusivement par d’anciens chefs de guerre de la rébellion armée contre le Nord et réveille les tensions entre deux groupes ethniques majoritaires du pays. Il s’étend progressivement à la majeure partie du territoire du Soudan du Sud, et affecte les populations civiles qui lorsqu’elles le peuvent reprennent la route de l’exil vers les États limitrophes, Ouganda (1 million de réfugiés en 2017) et Kenya (80 000 réfugiés), mais également vers le Soudan (500 000 déplacés en 201710) et vers Khartoum. Tout cela révèle que les tensions et clivages qui agitent le Soudan depuis son indépendance en 1956, qui se traduisent par l’incapacité à construire un État qui fasse de la place à tous ses citoyens dans un modèle de développement si ce n’est équitable du moins, moins injuste, n’est pas tant un clivage Nord/Sud qu’un clivage centre/périphéries [Lavergne 2016]. Ainsi les explications identitaires et religieuses des conflits soudanais s’avèrent insuffisantes et même parfois trompeuses pour saisir les ressorts des conflits dans leur complexité ; cependant les affrontements, et leur déroulement, du fait du jeu des différents acteurs, conduisent inévitablement à une cristallisation des identités. Cette dernière, en constante évolution résulte avant tout des mécanismes d’exclusion, d’opposition socio-politiques et des rapports de domination entre les différentes populations qui se renforcent peu à peu par le biais de la poursuite des conflits armés.

17 L’ensemble des conflits soudanais se sont traduits et se traduisent toujours aujourd’hui par d’importants déplacements de populations qui valent au Soudan le triste record du nombre de déplacés internes en Afrique depuis plusieurs décennies. En 2016, le

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 95

gouvernement soudanais estimait que plus de 2,3 millions de personnes étaient déplacées dans les zones de conflit, et 2,8 millions pour les organisations internationales [UN OCHA 2016]. Ces déplacements forcés ont accéléré le brassage des populations, et auraient pu contribuer, notamment en ville, et à Khartoum, à l’émergence d’une identité nationale soudanaise. Cependant la poursuite des conflits et l’impact de la partition soudanaise sur les lois de nationalités du Nord comme du Sud participe des nombreuses incertitudes qui pèsent aujourd’hui sur la citoyenneté nationale.

18 La sécession du Soudan du Sud a en effet profondément transformé les fondements de la nationalité soudanaise qui était jusque-là basée sur des critères de filiation et de naissance, et va, à compter de l’organisation du référendum d’autodétermination, se voir pour la première fois affublée de critères ethniques qui seront au fondement de la nationalité sud-soudanaise. La loi sur la nationalité soudanaise est alors amendée et comporte dorénavant une nouvelle condition : « la nationalité sera automatiquement révoquée si la personne a acquis de jure ou de facto la nationalité du Sud-Soudan » [Vezzadini 2013, p. 124]. Dans la mesure où cet amendement vient contredire d’autres paragraphes toujours en vigueur de la même loi (notamment ceux liés à la possibilité d’acquérir la double citoyenneté), il ouvre la porte à une application clientéliste et discrétionnaire de la loi, d’autant plus importante que les Soudanais du Sud rencontrent de grandes difficultés à fournir les documents officiels permettant d’obtenir leur régularisation [Assal 2011]. Les implications foncières de ces tractations autour de la nationalité sont importantes puisque « depuis l’époque coloniale aucun étranger n’a le droit de posséder de propriétés immobilières ou de terrain au Soudan » [Vezzadini idem]. De la même manière, les possibilités de travailler, d’être soigné, d’étudier au nord pour les Sud-Soudanais deviennent problématiques. À Khartoum, le contrôle de ces populations par la segmentation et la relégation spatiale, qui avaient prévalu dans les années 1990 lors de l’arrivée massive des Soudanais du Sud fuyant la deuxième guerre entre le Nord et le Sud, est aujourd’hui remplacé par l’incertitude quant à leur statut et aux droits des Sud-Soudanais résidents au Nord alors qu’ils reviennent, fuyant à nouveau la guerre dans le Sud ou lorsqu’ils ne sont pas partis (du Nord), et procède à nouveau de leur marginalisation dans la ville de Khartoum et dans le pays. Leur situation économique s’est par ailleurs largement dégradée du fait des destructions liées à la guerre, des déplacements et des possibilités de travail qui s’offrent désormais à eux au Soudan. Désormais étrangers, ils ne sont pourtant reconnus comme réfugiés seulement depuis 2016 par le gouvernement soudanais, l’aide humanitaire internationale, soumise à un contrôle constant des autorités soudanaises, n’arrive que difficilement et lentement à ces populations. Par ailleurs, la participation populaire des Soudanais du Sud au référendum d’autodétermination en janvier 2011 a été extrêmement faible au Nord puisque seules 35 000 personnes se sont enregistrées pour le vote à Khartoum sur une population d’origine sud-soudanaise alors estimée à 800 000 personnes environ. Les résultats en faveur de l’indépendance du Sud y ont été bien plus mitigés qu’au Sud puisque la séparation a emporté 57 % des suffrages uniquement. Cependant la séparation est aujourd’hui interprétée collectivement au Nord comme un choix délibéré des populations du Sud de ne plus appartenir au Soudan et non comme un acte politique, renforçant encore un peu plus la stigmatisation au quotidien des populations sudistes au Nord. Une nouvelle carte d’identité nationale a par ailleurs été mise en place au Soudan suite à la séparation du Sud, et il est désormais nécessaire d’énoncer son ethnie pour l’obtenir, ce qui non seulement exclut les Soudanais du Sud mais

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 96

illustre plus généralement le renforcement de ce critère identitaire dans la vie administrative et sociale, également pour les Soudanais du nord.

Conclusion

19 Depuis l’indépendance, Khartoum n’a jamais eu avec ses différentes périphéries que des relations tendues et conflictuelles, qui se sont le plus souvent traduites par des guerres civiles extrêmement dures et coûteuses. Les politiques ont échoué à préserver l’unité du pays, à valoriser économiquement l’ensemble du territoire soudanais, ou du moins à réduire les inégalités régionales en matière de développement et à valoriser politiquement, et socialement la diversité d’un pays à la charnière du monde arabe et de l’Afrique noire. L’idée sous-jacente au projet de séparation du Soudan du Sud d’une plus grande homogénéité des populations des deux nouvelles entités s’est rapidement révélée caduque au regard des troubles et revendications qui agitent les deux États. Loin d’apaiser les violences, la séparation du Soudan du Sud a au contraire ouvert sur une période de recrudescence des conflits armés qui touchent aujourd’hui aussi bien le Soudan que le Soudan du Sud. Dès lors, les déplacements forcés se poursuivent et reflètent les crises incessantes entre le pouvoir central soudanais et les rebellions des régions périphériques marginalisées. Dans la capitale soudanaise vers laquelle converge une part importante des déplacés, la population est désormais cosmopolite. En 2000, on estimait que les déplacés représentaient 40 % de la population totale de l’agglomération [Assal 2011], mais s’y maintiennent, s’y reproduisent et s’y renforcent les assignations identitaires et régionales. À une autre échelle, la poursuite des violences, le durcissement de l’autoritarisme d’État, les difficultés économiques accrues par la séparation poussent de plus en plus les Soudanais à partir et à demander l’asile. Si les Soudanais du Sud ont très majoritairement fui vers les pays limitrophes, les Soudanais sont de leur côté plus en plus nombreux à tenter leur chance vers l’Europe, profitant de réseaux établis de longue date entre le Soudan — le Darfour notamment — et la Libye, témoignant d’une situation préoccupante dans l’ensemble du pays et de l’état de déliquescence du projet national.

BIBLIOGRAPHIE

ASSAL, M. (2011) – Nationality and Citizenship. Questions in Sudan After the Southern Sudan Referendum Vote, Christian Michelsen Institute Report, 15 p. http://citizenshiprightsafrica.org/wp-content/ uploads/2016/02/CMI_Nationality-citizenship-Sudan-Assal.pdf

BALLON, P. & DUCLOS, J.-Y. (2015) – Multidimensional Poverty in Sudan and South Sudan, OPHI Working Papers 93, University of Oxford, 45 p. http://www.ophi.org.uk/wp-content/uploads/ OPHIWP093.pdf

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 97

CHEVRILLON-GUIBERT, R. (2013) – « La guerre au Darfour au prisme des alliances du mouvement islamique : retour sur quelques trajectoires d’hommes d’affaires zaghawa », Politique africaine, 2013/2 (N° 130), p. 113-136.

CHEVRILLON-GUIBERT, R. & FRANCK, A. (2017) – « Les recompositions du Soudan après l’indépendance du Sud », in J. Andrieu (dir.), L’Afrique du Sahel et du Sahara à la Méditerranée, Paris, Ellipses, pp. 222-233.

COSTE, N. & PINAULDT, G. (2018 à paraître) – « Somaliland et Soudan du Sud : des précurseurs à la marge des bouleversements frontaliers au Moyen-Orient et au Sahel. Créations d’États et identité(s) nationale(s), entre reconfigurations et statu quo », in Égypte/Monde arabe, Troisième série, n° 16.

DENIS, E. (2005) – « Khartoum, ville refuge et métropole rentière, mégapolisation des crises contre métropolité », Cahiers du Gremamo, n° 18 (Villes arabes en mouvement), L’Harmattan, Paris, pp. 87-127.

FRANCK, A. & VEZZADINI, E. (dir.) (2016) – « Sudan, five years after Independence of South Sudan », in Égypte/Monde arabe, Troisième série, n° 14, https://journals.openedition.org/ema/3560

FRANCK, A. (2016) – « Le Grand Khartoum sans Sudistes ? », in Égypte/Monde arabe, Troisième série, n° 14, pp. 85-111, https://journals.openedition.org/ema/3588

GRANDIN, N. (1982) – Le Soudan nilotique et l’administration britannique (1898-1956) : éléments d’interprétation sociohistorique d’une expérience coloniale, Leyde, Brill Academic Publishing, 348 p.

DE WAAL, A. (2007) – Sudan : What kind of State ? What kind of crisis ?, Londres, London School of Economics Crisis State Research Centre, Occasional Paper n° 2, 26 p., http://www.lse.ac.uk/ international-development/Assets/Documents/PDFs/csrc-occasional-papers/OP2-Sudan-what- kind-of-state-what-kind-of-crisis.pdf.

JOHNSON, D. (2003) – The Root Causes of Sudan’s Civil Wars, Oxford, James Currey, 256 p.

LAVERGNE, M. (2016) – « La division du Soudan, ou l’échec de la paix américaine », in B. Giblin (dir.), Les conflits dans le monde. Approche géopolitique, Paris, Armand Colin, pp. 221-233.

MARCHAL, R. (2004) – « Le Soudan d’un conflit à l’autre », Les Études du CERI, septembre, n° 107-108, 59 p.

PRUNIER, G. (1989) – « Le Sud-Soudan depuis l’indépendance (1956-1989) » in M. Lavergne, Le Soudan contemporain : de l’invasion turco-égyptienne à la rébellion africaine, Beyrouth, CERMOC, Paris, Karthala, pp. 381-433.

VEZZADINI, E. (2013) – « État, nationalité et citoyenneté au Sud-Soudan », Afrique contemporaine 2/2013 (n° 246), pp. 123-124.

Rapports

UN OCHA (2016) Humanitarian Needs Overview Sudan 2017

Southern Sudan Referendum Commission (2011) Final Results Report

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 98

NOTES

1. Un remerciement à Elena Vezzadini et via cette dernière à ‘Ali Hussayn pour m’avoir fait connaitre l’existence de ce SMS [Franck & Vezzadini, 2016]. 2. Le conflit civil Nord/Sud est considéré comme le plus long conflit civil africain et l’un des plus meurtriers [Coste & Pinauldt 2018]. On distingue généralement deux phases de guerre : 1955-1972 et 1983-2005. Cette deuxième guerre a été particulièrement meurtrière et aurait fait plus de deux millions de morts. 3. Cette expression des voyageurs arabes des XVe et XVIe siècle désigne à l’origine un espace flou s’étendant d’ouest en est dans la bande sahélienne. Repris par les Égyptiens lors de la conquête, l’expression tend progressivement à désigner le territoire plus limité du Soudan. 4. Région située au sud de Khartoum entre les Nil Blanc et Bleu. 5. L’exploitation du pétrole a par ailleurs complexifié les négociations de paix entre Nord et Sud notamment autour de la question du partage des richesses, comme par le passé, elle avait nourri la guerre civile à plus d’un titre [Johnson 2003]. 6. Voir à ce sujet le texte de Raphaëlle Chevrillon-Guibert et de Géraud Magrin dans ce numéro. 7. Le Darfour, incorporé plus tardivement au Soudan en 1916, n’a cependant pas été victime d’un isolement comparable à celui du Sud. 8. Pour des chiffres récents, voir l’article sur la pauvreté multidimensionnelle au Soudan [Ballon & Duclos 2015]. 9. Dans les années 1970, le Darfour comme le Tchad correspondaient dans l’esprit du leader libyen Mouammar Kadhafi à une terre de mission pour développer la révolution islamique qu’il imaginait au Sahel. Il créa à cet effet, la Falaka al- Islamiya (Légion islamique) et au Darfour encouragea le Tajammu al-Arabi (Union arabe), un mouvement arabe ouvertement raciste et prônant l’arabisation de la région et la subordination de populations noires [Chevrillon-Guibert 2013]. 10. L’ensemble des chiffres sont ceux fournis par les Nations Unies [UN Ocha 2016].

RÉSUMÉS

L’indépendance du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, qui signait l’échec politique de la construction nationale du Soudan et représentait un gigantesque défi pour les deux nouveaux États, n’a pas permis d’établir une paix durable dans le pays. On assiste en effet à une complexification et à une augmentation des tensions identitaires au Nord comme au Sud qui remettent finalement en cause les visions explicatives simplistes du conflit Nord/Sud : chrétiens contre musulmans, Arabes contre Africains, largement reprises et instrumentalisées par les politiciens nationaux et relayées par les médias internationaux. Revenir sur la séparation du Soudan du Sud permet donc d’aborder la question des multiples reconfigurations identitaires d’un pays à la charnière de l’Afrique noire et du monde arabe.

The Independence of South Sudan on 9 July 2011, which marked the political failure of Sudan’s national construction and considerably challenged the two new states, failed to establish a sustainable peace in the country. We are witnessing a complexification and an increase of identity-based tensions in both Sudan and South Sudan that questions the simplistic explanations of the North/South conflict widely spread by the international media and

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 99

instrumentalized by local politicians : Christians vs. Muslims, Arabs vs. Africans. Revisiting the separation of South Sudan allow us to adress the multiple reconfigurations of a pivotal state between the Arab world and sub-Saharan Africa.

INDEX

Mots-clés : Soudan, Sud Soudan, sécession, conflits, identités Keywords : Sudan, South Sudan, Secession, Conflicts, Identities

AUTEUR

ALICE FRANCK Maître de conférences en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris – Courriel : alice.franck[at]univ-paris1.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 100

Ruées vers l’or au Soudan, au Tchad et au Sahel : logiques étatiques, mobilités et contrôle territorial Gold rushes in Sudan, Chad and the Sahel: state logic, mobility, territorial control

Raphaëlle Chevrillon-Guibert et Géraud Magrin

Introduction

1 Depuis le milieu des années 2000, l’Afrique sahélo-saharienne connaît de multiples ruées vers l’or. Ces événements spectaculaires mettent en mouvement des milliers, voire des millions d’individus qui, s’improvisant chercheurs d’or, partent à la recherche du précieux minerai dans des régions parfois très reculées. De telles ruées vers les ressources minérales ont une histoire longue en Afrique, illustrée par exemple par les ruées vers le diamant des années 1920-1930 [Bredeloup 2007].

2 Ces ruées récentes (qui datent du milieu des années 2000 au Soudan, puis s’observent un peu plus tard au Niger, au Tchad, au Mali, en Mauritanie…) reflètent de multiples dynamiques africaines, que ce soit au plan économique, social, spatial et politique, et en ce sens présentent un intérêt tout particulier pour qui cherche à comprendre les évolutions contemporaines de cette région. Elles expriment notamment la rencontre de stratégies individuelles, celle des orpailleurs1 et des différents investisseurs locaux, ce que l’on peut appeler des logiques « du bas », avec des stratégies étatiques qui s’avèrent changeantes, visant parfois à interdire ou au contraire à tolérer et encadrer la production artisanale d’or, dans le cadre d’une recherche de rente.

3 Cette contribution cherche à saisir les implications territoriales de ces ruées vers l’or dans la bande sahélo-saharienne, à partir principalement de deux études de cas : le Soudan et le Tchad. Elle s’organise autour de trois parties. La première présente les grandes dynamiques de ce boom minier régional, la seconde, à partir de l’exemple soudanais, se focalise sur les stratégies déployées par les acteurs, notamment étatiques,

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 101

et leurs difficultés à élaborer des politiques qui articulent de façon cohérente leur volonté de capter la rente ; enfin une dernière partie discute plus spécifiquement les conséquences territoriales de ce boom du fait des pratiques concrètes d’orpaillage ou des politiques de contrôle mises en place.

4 Ce texte s’appuie sur les résultats de travaux passés et en cours menés par des membres du laboratoire Prodig sur les ressources minérales et les rentes dans cette partie de l’Afrique [Magrin 2013]. L’analyse du cas soudanais ici présenté a été plus amplement développée dans deux articles [Chevrillon-Guibert 2016 et 2018]. Nous la complétons à partir des données récoltées lors d’une recherche menée par R. Chevrillon-Guibert dans l’État du Nord et à Khartoum en décembre 2017 et en Mauritanie (février 2018) ; ainsi que de travaux de terrain menés au Tchad par les auteurs (décembre 2016)2.

1. Un boom régional

1.1. Ruées vers l’or au Tchad

5 Dans les derniers jours de l’année 2015, quelques orpailleurs trouvent de l’or à proximité du lac Fitri, au Tchad central, grâce à des détecteurs de métaux. La nouvelle de cette découverte se répand alors comme une traînée de poudre à travers tout le pays et dans les États voisins. L’information est initialement relayée par téléphone au travers des réseaux familiaux, amicaux et professionnels des orpailleurs. En quelques jours, ce sont près de 40 000 personnes qui affluent vers la localité où ont été trouvés les premiers grammes d’or alors que celle-ci abrite d’ordinaire 3 000 âmes, et que l’ensemble du département du Fitri compte 110 000 habitants [Mugelé 2016 et enquête des auteurs, décembre 2016]. Certains viennent des pays alentours, notamment des Soudanais réputés pour leur habileté particulière dans le maniement des détecteurs de métaux. La presse tchadienne rapporte également l’événement, ce qui favorise l’afflux de nouveaux candidats. Localement les choses s’organisent de façon chaotique, et la situation alimentaire est d’autant plus tendue que la récolte précédente avait été médiocre. Certains orpailleurs trouvent abri dans les villages mais nombreux sont aussi ceux qui s’installent dans la forêt aux alentours et viennent dans les villages seulement pour s’approvisionner en vivres. Les autorités locales – sultan du Fitri et autorités administratives - sont rapidement dépassées par cet afflux d’individus venant de tous horizons (Soudan, Libye, Niger, Nigeria, Cameroun, RCA…), parfois armés, dans un contexte où le groupe Boko Haram menace encore la stabilité du Tchad. Finalement, les autorités centrales choisissent d’interdire tout bonnement les activités d’orpaillage dans la région en attendant qu’une législation permettant de réguler le secteur voie le jour au niveau national. Cela permet de rétablir un calme relatif dans la région, tout en créant de nombreuses frustrations chez les orpailleurs et les villageois qui rêvent de pouvoir bénéficier de ces ressources nouvelles qui semblent s’offrir à eux.

6 Assez vite, les autorités évoquent la possibilité de réserver la zone pour une exploitation industrielle, ce qui crée un certain mécontentement local car l’espoir d’une meilleure vie s’évapore peu à peu. Les autorités locales réclament alors qu’un tel choix, s’il était confirmé, s’accompagne de retombées locales en termes d’emploi et de ressources fiscales.

7 Néanmoins, malgré l’interdiction, beaucoup d’orpailleurs sont restés travailler sur place, autour de la zone désormais totalement interdite à toute circulation. Au « grand

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 102

site » gardé en permanence par des éléments de la garde présidentielle, dans lequel quelques orpailleurs parviennent à s’infiltrer la nuit, s’ajoutent une demi-douzaine de sites secondaires qui sont l’objet de descentes sporadiques des forces de l’ordre. C’est un véritable jeu du chat et de la souris qui s’est installé entre orpailleurs et militaires. Ces derniers tentent régulièrement de les faire déguerpir, menacent les habitants qu’ils accusent de les soutenir ou encore rançonnent les gains devenus désormais illégaux aux yeux de la loi. La situation des orpailleurs est donc devenue extrêmement précaire. Ils sont désormais soumis à l’arbitraire de réseaux de commerce illégaux et à la violence des forces de sécurité en charge de les déloger.

8 Localement, même si tout le monde espère bénéficier d’une vie meilleure grâce à la découverte de cette nouvelle ressource, les avis s’avèrent partagés quant à l’interdiction de l’orpaillage. Nombreux sont ceux qui ont essayé de trouver de l’or. Si certains ont connu un certain succès – la durée brève de la période où l’activité était possible sans contrainte militaire n’a cependant pas permis à un grand nombre de chercheurs de trouver beaucoup d’or – on recense de très nombreux échecs. Ceux-ci grèvent parfois l’avenir dans le cas d’individus ayant perdu leur petit capital hâtivement constitué (lors des nombreux cas de confiscation des détecteurs par les militaires3). Tout le monde reconnaît l’acuité des problèmes de sécurité que ces activités artisanales ont engendré.

9 La situation du Fitri n’est pas une situation isolée au Tchad. Quelques années auparavant, en 2013, la région montagneuse du Tibesti, dans le Sahara tchadien, avait elle aussi connu une ruée [Tubiana & Gramizzi 2017]. Localement, cela avait causé d’importants conflits pour le contrôle de la ressource entre des groupes d’orpailleurs financés par des hommes d’affaires Zaghawa, groupe du président Déby, et les populations autochtones Toubou. Là aussi, les activités d’orpaillage ont été interdites, officiellement dans l’attente de l’élaboration d’un cadre juridique national organisant à la fois le secteur artisanal et celui industriel. Fin 2016, un nouveau code minier était toujours en préparation et la filière commerciale de l’or était en cours de restructuration autour de comptoirs commerciaux.

10 Cette situation d’expectative et d’incertitude du cadre juridico-institutionnel place de fait les orpailleurs dans des situations d’illégalité. Celles-ci prennent une teneur particulière dans un contexte régional caractérisé par l’intensification de l’insécurité consécutive à la chute du régime de Kadhafi, provoquant notamment la circulation massive des armes depuis les frontières libyennes vers le Soudan, le Tchad, le Niger voire le Mali [Brachet & Scheele 2015, Hüsken 2017, Tubiana & Gramizzi 2017]. Elles peuvent aussi être interprétées comme relevant de stratégies de contrôle étatique indirect4.

1.2. Boom extractif et ruées vers l’or sahélo-sahariennes

11 Ce phénomène de ruées n’est pas spécifique au Tchad : on l’observe notamment dans l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel5 (figure 1). Les ruées se sont articulées au véritable « boom » extractif (notamment aurifère) qui a vu le jour à partir du début des années 2000 [Magrin 2013]. Les États ont encouragé ce boom minier en cherchant avant tout une industrialisation du secteur pourvoyeuse de rentes. Ce processus a également été encouragé par des institutions internationales comme la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 103

Banque mondiale à travers l’appui à l’élaboration de nouveaux codes miniers plus libéraux [Campbell 2009].

12 D’autres facteurs ont également favorisé ce boom. Les cours mondiaux des minerais ont fortement progressé à partir du début des années 2000 et se sont maintenus à un haut niveau jusqu’à fin 2014, avec un bref recul après la crise financière de 2008. L’or a tout particulièrement bénéficié de cette hausse des cours, sans même connaître de baisse significative au moment de la crise financière mondiale de 2008, grâce à son statut de valeur refuge, ou d’assurance. De même, les prix de l’or n’ont que légèrement baissé depuis 2014, beaucoup moins que ceux du pétrole et d’autres minerais : ils restent à un niveau historiquement élevé. Il en résulte que l’extraction de l’or devient rentable même pour des minerais à faible teneur (industrie) ou pour des dépôts en faibles quantités (orpaillage). Cela a un impact particulièrement important dans la région saharienne, où l’accès aux gisements est très difficile du fait des conditions désertiques.

13 Par ailleurs, la diffusion de nouveaux matériels à moindre prix, aspect de la mondialisation contemporaine, a également favorisé ce boom de l’orpaillage. Cela concerne les outils servant à la localisation et à l’extraction du minerai comme les détecteurs de métaux, les marteaux-piqueurs, les pelleteuses, les concasseurs ou les tamis mécaniques, qui ont fortement contribué à rentabiliser l’exploitation de petits gisements dispersés. Cela concerne aussi la multiplication des moyens de transports privés (automobiles ou moto – voir par exemple [Seignobos 2014]), qui permettent d’accéder à ces sites isolés. Enfin, en fond de tableau, la pyramide des âges des différents pays de la région et le sous-emploi de leurs jeunesses ont également joué en faveur de ces innombrables ruées qui ont vu le jour dans des contextes économiques très pauvres [Losch 2016].

Figure 1 – Les ruées vers l’or sahélo-sahariennes

P.G. – Prodig – IRD - 2017

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 104

14 On considère ainsi que la ruée contemporaine constitue la plus grande ruée vers l’or que l’Afrique ait connue, avec des millions d’individus qui s’improvisent chercheurs d’or, professionnels ou occasionnels. Elle alimente dans la région saharo-sahélienne une production artisanale et, dans une moindre mesure, semi-mécanisée, qui entre parfois en contradiction avec les politiques d’industrialisation des États.

15 Ces ruées sont associées à des mobilités à longue distance qui transcendent les difficultés de communication et les frontières, n’hésitant pas à parcourir des milliers de kilomètres, du Soudan à l’Afrique de l’Ouest par exemple. Les mineurs franchissent les frontières au gré des découvertes de gisements et des possibilités locales d’exploitation, mais jouent parfois avec les frontières en fonction de l’attitude plus ou moins répressive des autorités [Grätz & Marchal, 2003, Grätz 2004, Bolay 2016 et 2014, Gagnol & Grégoire 2017].

16 Par exemple, au début de l’année 2016, la région de Tasiast en Mauritanie, a connu une ruée vers l’or autour du site de la mine industrielle de Kinross – un cas original où la mine industrielle précède l’orpaillage et non l’inverse, comme on l’observe ailleurs [Luning 2014]. En quelques jours, des milliers d’orpailleurs ont afflué dans la région. Certains évoquent le rôle d’orpailleurs soudanais comme étant à l’origine de cet afflux. Quoiqu’il en soit, face à l’ampleur de l’événement, les autorités ont tenté d’organiser les activités en délimitant des zones où l’orpaillage était autorisé et en décrétant que la ville nouvelle de Chami, située sur l’axe Nouakchott-Nouadhibou, serait l’unique place où le traitement de la roche et du sable pourrait se faire6.

17 Du point de vue territorial, ces ruées ont également d’importantes conséquences. Elles constituent des facteurs d’urbanisation par le bas [Mbodj 2009, Grégoire & Magrin, 2018] : des concentrations humaines importantes voient le jour à proximité des lieux de traitement des minerais et des camps temporaires sont dressés à côté des gisements, certains pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d’individus [Dessertine 2016, Gagnol & Grégoire 2017]. Des marchés s’implantent pour fournir en biens les orpailleurs ; dans les régions isolées ils peuvent être mieux approvisionnés que ceux des villages alentours, entraînant alors de nouvelles mobilités locales. La démographie, le style de vie et de consommation sont urbains, mais la précarité du bâti et l’absence d’équipements publics font ressembler ces sites davantage à des bidonvilles qu’à de véritables villes.

18 Le contrôle des rentes nées de l’exploitation de ces nouvelles ressources aurifères cristallise des tensions entre des acteurs multiples : orpailleurs, investisseurs (commerçants), entreprises minières, autorités locales et nationales. Le Soudan constitue un cas d’école en la matière.

2. Les stratégies changeantes de l’État soudanais

2.1. Une recherche de rente dans un contexte de crise

19 Dans le paysage minier du Sahel, le Soudan se révèle être un cas original et en même temps emblématique des choix politiques et géopolitiques de l’exploitation de l’or. En 2017, il est le second producteur du continent après l’Afrique du Sud, avec une production annuelle de 70 tonnes, devant le Mali et le Burkina Faso. Son originalité tient à ce que cette production provienne essentiellement de l’exploitation artisanale,

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 105

alors même qu’initialement c’est bel et bien une production industrielle que l’État soudanais avait cherché à encourager en modifiant sa législation [Calkins & Ille 2014].

20 Néanmoins, les difficultés concrètes de l’investissement industriel au Soudan (embargo américain depuis 1997) et la dégradation de la situation économique du pays liée à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011 ont conduit le régime soudanais à s’appuyer, au moins temporairement, sur la production artisanale d’or. Avec l’indépendance du Soudan du Sud, le régime de Khartoum a en effet perdu le contrôle de près des deux- tiers des champs pétroliers exploités et donc de la rente pétrolière qui assurait au régime une importante part de son budget depuis les années 2000. Compte tenu de la baisse des cours du pétrole en 2014, le gouvernement a subi une considérable perte de revenus. En 2010, le Soudan déclarait exporter pour 9,69 milliards de dollars de produits pétroliers contre seulement 627 millions en 2015. La perte de cette précieuse manne, qui avait permis au régime de s’affirmer comme un « État développeur » aux yeux des populations et de s’assurer différents soutiens, a plongé le pays dans une grave crise économique dans le contexte socio-politique sensible qui suit les printemps arabes.

21 Le gouvernement soudanais a très tôt envisagé des réformes économiques visant à développer des alternatives à cette rente, notamment dans le domaine de l’exportation des produits agricoles et miniers. Les orientations du plan stratégique du gouvernement pour la période 2005-2011 témoignent de cette anticipation : leur principal objectif vise à diversifier les activités exportatrices du pays par le biais d’incitations à l’exportation de bétail, de certains produits agricoles (sucre, céréales) et de minerais (or essentiellement).

22 Dans le domaine minier, ce Plan accorde la priorité à l’industrialisation du secteur, tout en s’assurant également de nouveaux bénéfices grâce à la création en 2012 d’une raffinerie détenue par la banque centrale soudanaise. À l’époque où le plan est conçu, seul le secteur industriel compte aux yeux du régime. L’orpaillage est rejeté dans l’illégalité : aucune législation ne le prend en compte. L’utilisation des détecteurs de métaux, principal mode de recherche du précieux minerai à cette période, est interdit. Cette absence de reconnaissance de l’orpaillage place ses acteurs aux prises avec l’arbitraire du pouvoir.

23 Pourtant, le boom minier que connaît le Soudan s’avère jusqu’aujourd’hui essentiellement un boom de l’orpaillage : ce sont plus d’un million d’individus qui s’improvisent chercheurs d’or. Les ruées dans le pays ont débuté très tôt comparativement aux autres pays sahéliens, puisque dès le milieu des années 2000, des milliers de creuseurs parcourent les sites à fort potentiel sur tout le territoire national. Ce sont les régions pacifiées qui attirent le plus grand nombre d’orpailleurs (nord et est du pays). Dans les régions touchées par des conflits (Darfour, Kordofan, Monts Nouba), l’insécurité ne fait que réduire l’ampleur du phénomène (figure 2).

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 106

Figure 2 – Orpaillage et contrôle étatique au Soudan

UMR Prodig - 2018

2.2. Les atermoiements du contrôle étatique

24 Si initialement le régime de Khartoum n’entend pas développer la production artisanale d’or, il prend assez rapidement conscience de la difficulté d’industrialiser rapidement le secteur et de l’intérêt qu’il pourrait trouver à encourager l’exploitation artisanale s’il arrive à la contrôler. La maîtrise du secteur devient alors pour lui un enjeu central, supérieur à celui de l’organisation concrète des services nécessaires aux activités artisanales qui se développent un peu partout sur le territoire de façon relativement anarchique. Ce sont les échelons inférieurs de l’État qui gèrent ces aspects et notamment les nombreux incidents locaux liés aux problèmes de sécurité ou aux conflits d’usage dans certaines zones habitées, en lien avec l’impact foncier sur les pâturages7.

25 Initialement, le gouvernement fédéral entendait contrôler la filière artisanale par le biais de la commercialisation - un de ses principaux objectifs étant de pallier le déficit de devises dans les caisses de la banque centrale grâce à l’exportation du minerai. Il instaure alors un monopole de la banque centrale sur l’exportation de l’or et tente de centraliser le commerce à Khartoum, qui devient l’espace ultime de la chaîne commerciale nationale. Pour ce faire, il sélectionne un petit nombre d’intermédiaires à Khartoum, seuls habilités à revendre l’or à la banque centrale qui l’exporte.

26 Or l’exploitation des gisements étant géographiquement dispersée dans les périphéries nationales, la politique de centralisation a eu l’effet inverse de celui escompté. Elle a décuplé la contrebande, notamment à travers des circuits transfrontaliers entre Soudan et Libye pour l’or du Darfour, Soudan et Égypte ou Arabie Saoudite pour celui

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 107

des États du Nord et de l’Est et enfin Soudan et Soudan du Sud dans les zones frontalières contrôlées par les rebelles du SPLM-N8 (Kordofan, Nil Bleu).

27 Rapidement, cette centralisation du commerce de l’or a été assouplie puis abandonnée sous la pression des acteurs du secteur mais aussi devant le constat d’échec de ces mesures pour enrayer la contrebande, favorisée par l’important différentiel entre le taux de change officiel de la livre soudanaise et celui du marché noir. Néanmoins, les besoins en devises fortes étant tellement importants, le gouvernement fédéral a fini par réintroduire le monopole de la banque centrale sur l’exportation de l’or quelques mois plus tard. Ces modifications constantes de la législation témoignent du tâtonnement du gouvernement face aux conséquences parfois inattendues de telle ou telle mesure, à la situation dramatique des comptes publics mais aussi à la pression des acteurs du secteur.

28 Le secteur artisanal continue d’attirer de plus en plus de monde dans un contexte de crise économique au niveau national. Les activités de transformation du minerai (broyage, nettoyage et extraction de l’or) ainsi que des marchés spécifiques se regroupent dans différents États fédérés. Ce lieux se retrouvent alors sous le contrôle des localités sur les territoires desquelles ils sont installés et ces dernières entreprennent de taxer les différentes activités menées selon le droit en vigueur quand il s’agit de services courants tels la restauration, la réparation de machine, le nettoyage, le commerce, etc. Elles créent également une taxation spécifique à l’activité minière en prélevant une taxe sur les engins utilisés au niveau des gisements pour la prospection (notamment les détecteurs, dont l’importation est finalement autorisée sur le territoire soudanais à partir de 2008), l’extraction (tractopelle, marteau piqueur, etc.), ainsi que sur chaque sac de minerai entrant sur le site pour être transformé. Ces taxes génèrent une rente non négligeable pour les localités concernées, ce qui attise les convoitises entre autorités locales qui se disputent l’installation de ces espaces, appelés « marchés d’or ». Les orpailleurs n’hésitent pas à parcourir d’importantes distances pour gagner ces marchés où le coût de l’extraction de l’or est plus faible que près des gisements. S’ils extraient leur minerai dans une localité et le transforment dans une autre, ce sera la seconde qui bénéficiera le plus car la taxation est plus importante au niveau des marchés. Ces disputes sont parfois relayées au niveau des États fédérés qui in fine administrent ces localités.

29 Cependant, si jusqu’au début de l’année 2017 la gestion et le contrôle des activités artisanales relevaient des États fédérés et de leurs localités, les rentes générées localement ont aussi attisé les convoitises de l’État fédéral, qui de son côté peinait à développer le secteur industriel et à bénéficier du commerce d’exportation de l’or artisanal. Le gouvernement a alors choisi de reprendre sous sa houlette le contrôle du secteur artisanal et notamment des marchés d’or. Ce mouvement de reprise en main du secteur et d’une grande partie de sa rente par le pouvoir central a suscité de vives contestations de la part des échelons plus locaux de l’État soudanais. Le conflit autour de la mine de Jebel Amir, au Darfour, en est une illustration : l’autorité locale traditionnelle, un chef milicien réputé pour ses exactions dans les premières années du conflit darfourien, profitait vraisemblablement de cette précieuse rente pour financer sa milice. Il n’entendait donc pas s’en séparer si facilement et de nombreux accrochages ont eu lieu sur le site avant que l’État central n’en récupère le contrôle après avoir arrêté le chef traditionnel grâce à l’intervention d’une autre milice qu’il avait peu avant intégré à ses forces régulières9.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 108

30 La nouvelle politique de l’État central soudanais encourage la réorganisation spatiale des activités puisque sa reprise du contrôle du secteur sur les États fédérés s’accompagne d’un regroupement des activités de transformation dans les marchés qui, d’un point de vue très pratique, sont bien plus faciles à gérer et à contrôler que les activités d’extraction très dispersées sur le territoire. Ce choix de gestion des activités artisanales à partir d’espaces où sont concentrées les activités de transformation n’est pas une spécificité soudanaise car aujourd’hui plusieurs pays sahéliens mettent en place un modèle similaire. Par exemple, en Mauritanie, la ville de Chami, située sur l’axe Noukchott-Nouadibou, a été choisie en 2016 par le Ministère des Mines mauritanien pour concentrer l’ensemble des activités de transformation opérées dans la région.

3. Les implications territoriales du nouveau modèle aurifère

3.1. La concentration des lieux de premier traitement du minerai

31 La réorganisation spatiale des activités à laquelle on assiste depuis 2016 au Soudan reflète certes la nouvelle politique gouvernementale, mais aussi des enjeux économiques (regroupement des activités pour en diminuer le coût), des contraintes géographiques (accès à l’eau) et sécuritaires (le regroupement favorise la protection des activités face au banditisme). On retrouve la plupart de ces enjeux dans les autres pays saharo-sahéliens confrontés aux mêmes contraintes.

32 Déjà, le développement des activités avait encouragé la création spontanée de marchés spécialisés : • où les acteurs du secteur venaient satisfaire leurs besoins quotidiens (nourriture, vêtements divertissements) et ceux de la production (réparation, pièce de rechange, essence, etc.) ; • où étaient concentrés, pour réduire les coûts et simplifier la chaîne de transformation, les moulins où sont broyés en sable fin la roche ou le sable grossier contenant l’or, tout comme les « piscines » dans lesquelles le minerai contenu dans le sable est amalgamé à l’aide de mercure, ainsi que les commerçants d’or qui achètent au bout de la chaine le produit fini.

33 L’accès à l’eau s’avère un facteur fondamental de l’implantation de ces marchés car ils en sont de grands consommateurs. Ainsi, au Soudan, certains orpailleurs n’hésitent pas à parcourir plus de 600 km en camion pour rejoindre les bords du Nil pour faire traiter leurs sacs de sable ou de roche dans les marchés qui y sont installés. C’est le cas par exemple des orpailleurs travaillant dans la zone montagneuse au carrefour du Soudan, de la Libye et de l’Égypte. Là-bas, un baril d’eau coûte entre 6 à 8 fois le prix du baril dans le marché de Ranagh situé dans la même circonscription administrative mais sur les bords du Nil, à 600 km de là. Dans cette région montagneuse, l’activité de transformation est donc réduite ; elle se limite à l’estimation de la quantité d’or contenue dans les sacs de roche extraits10. De même, la ville mauritanienne de Chami, qui a été choisie pour concentrer les activités de transformation de l’Ouest du pays, est situé à proximité d’un puits, sur la route Nouadhibou-Nouakchott, ce qui facilite quelque peu l’approvisionnement en eau [Mustapha Taleb 2015] même si celui-ci reste très insuffisant comparativement aux bords du Nil.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 109

3.2. Orpaillage et territoires : entre mobilité et ancrage

34 L’importante répression organisée par les autorités soudanaises dans les années 2000 avait beaucoup stimulé l’orpaillage mobile à l’aide de détecteurs, la mobilité des orpailleurs atténuant le risque d’être attrapés et sanctionnés. La diffusion d’appareils de détection provenant d’Asie (Chine et Inde), aux prix bien plus abordables que celui des produits occidentaux, avait également favorisé ce type d’orpaillage11.

35 Au Soudan, ce sont principalement les zones sableuses du nord et de l’ouest du pays qui ont été concernées. Cependant les orpailleurs soudanais n’ont pas hésité non plus à traverser les frontières pour se rendre jusqu’en Afrique de l’Ouest ou en Afrique du Nord, contribuant aux ruées plus récentes qui y ont été observées. On les retrouve ainsi très actifs dans le nord du Tchad, du Niger, du Mali, au sud de l’Algérie et de la Libye et en Mauritanie, d’autant qu’aujourd’hui au Soudan l’or de surface a été largement épuisé par le passage de centaines de milliers d’hommes12. Les orpailleurs soudanais valorisent leur expérience dans le maniement des détecteurs et leur expertise dans la connaissance des filons pour se faire accepter à l’étranger. Ils ont acquis une solide réputation pour ce type de détection dans toute la sous-région13. Néanmoins, de nouveaux détecteurs plus puissants sont récemment arrivés (2015-2016) sur le marché soudanais, relançant localement l’intérêt de l’activité mobile14.

36 La légalisation de l’orpaillage n’a pas arrêté ce type d’activité très mobile au profit d’exploitations fixes. Elle a cependant permis la complexification des modes opératoires et le déploiement de nouvelles techniques de détection et d’extraction combinant utilisation de détecteurs et investissement dans l’extraction. De nombreux orpailleurs ont ainsi commencé d’associer l’utilisation du détecteur avec celle d’engins de type tractopelle leur permettant de creuser et de retourner les sols, et d’aller ainsi chercher l’or plus profondément. C’est aussi le cas quand des explosifs sont utilisés pour suivre en profondeur des filons prometteurs. Ces techniques d’extraction plus onéreuses ont pu voir le jour avec la disparition des risques liés à l’exercice d’une activité longtemps illégale. Les risques associés à la sédentarité des activités et du capital étaient jugés trop importants par les investisseurs.

37 L’attitude des autorités par rapport à l’orpaillage (autorisation, interdiction, ou tolérance) constitue d’ailleurs un facteur explicatif des fortes disparités existant en matière de mécanisation des activités minières au Sahel, car nombreux sont les pays sahéliens qui n’autorisent pas (ou peu, en octroyant des licences au compte-goutte) l’orpaillage artisanal, ce qui tend à limiter le développement de nouvelles techniques dans ces pays. Ces différences existent également au sein d’un même pays quand il existe des zones spécifiques dédiées à l’orpaillage comme en Mauritanie. À côté de la possibilité de développer des exploitations sédentaires, l’autorisation d’une certaine mécanisation a également favorisé au Soudan l’essor de nouvelles techniques, contrairement à des pays comme la Mauritanie où l’utilisation d’explosifs ou de pelleteuses est pour l’instant interdite.

38 Ces changements techniques concernant l’extraction de l’or situé en surface rapprochent la gestion de cette activité d’orpaillage et les investissements qui lui sont liés de celles de l’extraction aurifère artisanale qui s’opère à partir de puits, où la sédentarité est une donnée de base de l’activité puisqu’il s’agit de creuser entre 10 et 40 mètres selon la structure des gisements pour suivre les filons.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 110

39 À partir du moment où les acteurs sont un minimum sédentaires, cela change profondément leur rapport au territoire, que ce soit vis-à-vis des communautés locales habitant les lieux avec qui il faut s’arranger pour la vie quotidienne (hébergement, nourriture, etc.) mais aussi avec les autorités locales contrôlant la zone ou encore avec celles représentant le gouvernement central qui ont le plus de pouvoir sur les activités menées par les orpailleurs du fait de leur capacité à mobiliser la coercition.

40 La nature des lieux influence largement les rapports entre orpailleurs et territoires : au milieu de zones désertiques comme dans le nord du Soudan ou en Mauritanie, peu de négociations avec des communautés ou des autorités locales sont nécessaires pour mener son travail. En revanche, dans des zones plus habitées, comme la plupart des zones aurifères du Burkina Faso ou dans le centre du Tchad, les orpailleurs doivent s’arranger avec les populations hôtes et leurs pouvoirs coutumiers. Dans des zones en conflit comme au Darfour, ou même dans le Tibesti frontalier de la Libye, les orpailleurs doivent impérativement se placer sous la protection des personnes contrôlant militairement les territoires sous peine de s’exposer à des risques considérables.

41 Cependant, quels que soient les lieux, la possibilité de développer des activités sédentaires a des conséquences importantes non seulement pour ce qui est des techniques d’extraction de l’or du sol mais également en ce qui concerne les étapes suivantes de concassage, nettoyage et d’extraction finale du minerai à l’aide souvent de mercure. L’autorisation des activités artisanales est le facteur central pour que se développent des sites spécialisés de transformation et d’extraction finale. Dans ces sites, de nouvelles techniques se sont également diffusées, notamment des moulins dits « chinois » combinant le moulinage et l’amalgame de l’or. Ce modèle de sites dédiés à la transformation aujourd’hui très répandu au Soudan semble être peu à peu repris dans d’autres pays comme au Niger ou en Mauritanie.

42 La concentration des activités sur un même site identifiable plutôt que leur dispersion, et les besoins de leurs acteurs (en eau, en électricité, en sécurité), permettent au pouvoir central de s’octroyer un rôle de premier plan dans la gestion locale de ces activités économiques. Leur régulation permet de les inscrire dans une planification à l’échelle nationale, ce qui favorise la concurrence entre les différents échelons de l’État puisque les localités tendent à se voir déposséder des prérogatives dont elles disposaient initialement pour gérer les activités et bénéficier des rentes associées.

43 Au Tchad, une question centrale des débats autour de l’élaboration de la loi minière tient justement à ce partage des responsabilités et de la rente. L’expérience pétrolière – la loi de gestion des revenus pétroliers de 1999 (révisée en 2006) prévoit une petite part de la rente pour la région de production [Magrin 2013] – influence les discussions, bien que les caractéristiques de l’orpaillage artisanal diffèrent quand même largement de l’économie d’enclave du pétrole (impact diffus sur le territoire, acteurs concernés nombreux et divers).

44 Cependant, au niveau des gouvernements, la volonté est forte de concevoir de façon équivalente ces deux secteurs extractifs (ce qui se justifie plus facilement quand il s’agit de mines industrielles). Au Soudan, une administration relativement autonome du ministère des mines a été créée pour gérer et contrôler le secteur à l’instar de ce qui existait pour le secteur pétrolier ; au Tchad, les mines dépendaient initialement du même ministère que celui du pétrole, les secteurs ont finalement été séparés et un nouveau ministère créé mais les liens restent forts entre les deux institutions.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 111

Conclusion

45 En définitive, le cas soudanais illustre un exemple novateur d’organisation étatique de l’orpaillage artisanal dans le cadre d’une recherche de rente dont les enjeux sont largement partagés par les différents gouvernements du Sahel. Les choix auxquels ceux-ci sont confrontés en matière de gestion des mines, et plus spécifiquement de l’orpaillage, sont des choix politiques à forte incidence géographique : • les ressources minérales sont souvent situées dans des régions de marge, politique et économique. Les activités extractives sont-elles alors un moyen de rééquilibrage et d’intégration territoriale par la redistribution d’une partie de la rente, ou bien un facteur de renforcement du centre par la captation de la rente ? Au Soudan, c’est un peu les deux ; au Niger ou en Mauritanie, le rôle de soupape sociale et territoriale décentralisée prime encore ; • entre mine industrielle et exploitation artisanale est en question un modèle économique, mais aussi un modèle politique et de société [Magrin 2017]. L’option industrielle s’accompagne d’activités enclavées pourvoyeuses de rentes, avec tous les dysfonctionnements associés (clientélisme, opacité). Le modèle artisanal, malgré ses impacts environnementaux et sociaux, va de pair avec de fortes interactions territoriales.

46 À nouveau, le modèle soudanais présente une forme hybride. Il résulte moins d’une stratégie délibérée en faveur de l’orpaillage que d’une réaction à une double contrainte (difficultés de l’investissement industriel ; échec d’un monopole commercial). Si le Soudan a exercé une certaine influence à l’échelle du Sahel, les formes de contrôle étatique y demeurent variées d’un pays à l’autre, ce qui reflète des configurations nationales contrastées en termes de capacité de contrôle étatique, de sécurité, de stratégie de recherche de rente et d’équilibre entre secteur minier industriel et artisanal. Alors que la régulation du secteur minier artisanal est au cœur de débats importants – impliquant États, bailleurs de fonds et sociétés civiles –, avec comme enjeux une meilleure répartition des ressources extractives et une meilleure gestion des impacts de l’orpaillage, le modèle soudanais pourrait s’avérer éphémère, par exemple si la fin de l’embargo américain ouvrait le Soudan à l’investissement minier occidental qui a conquis le Sahel occidental depuis le début des années 2000.

BIBLIOGRAPHIE

BOHBOT, J. (2018) – « L’orpaillage au Burkina Faso : une aubaine économique pour les populations, aux conséquences sociales et environnementales mal maîtrisées », EchoGéo [En ligne], 42 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 18 avril 2018. URL: http://journals.openedition.org/ echogeo/15150

BRACHET, J. & SCHEELE, J. (2015) – « Fleeting Glory in a Wasreland: Wealth, Politics and Autonomy in Northern Chad », Comparative Studies in Society and History, vol. 57, n° 3, pp. 723-752.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 112

BREDELOUP, S. (2007) – La diams’pora du fleuve Sénégal. Sociologie des migrations africaines, IRD éditions, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 300 p.

BOLAY, M. (2016) – « Artisanal Gold Miners Encountering Large-Scale Mining in Guinea: Expulsion, Tolerance and Interference », in T. Niederberger et al. (ed.), The Open Cut: Mining, Transnational Corporations and Local Populations, Zürich/Berlin: LIT Verlag, Series « Action Anthropology / Aktionsethnologie », pp. 187-204.

BOLAY, M. (2014) – « When miners become “foreigners”: Competing categorizations within gold mining spaces in Guinea », Resources Policy, vol. 40, n° 3, pp. 117-127. http://dx.doi.org/10.1016/ j.resourpol.2014.02.001

CALKINS, S. & ILLE, E. (2014) – « Territories of gold mining: international investment and artisanal extraction in Sudan », in J. Gertel, R. Rottenburg & S. Calkins (eds.), Disrupting Territories. Land, Commodification & Conflict in Sudan, Woodbridge, James Currey, pp. 52-76.

CHEVRILLON-GUIBERT, R. (2016) – « Le Boom de l’or au Soudan », International Development Policy | Revue internationale de politique de développement [Online], 7.1, http://poldev.revues.org/2231

CHEVRILLON-GUIBERT, R. (2018) – « Construction asymétrique des territoires et contestation de l’État au Soudan . Les enjeux territoriaux du boom minier sahélien au Soudan », Égypte/Monde arabe, 2018/18.

DESSERTINE, A. (2016) – « From Pickaxes to Metal Detectors: Gold Mining Mobility and Space in Upper Guinea, Guinea Conakry”, The Extractive Industries and Society, vol. 3, n° 2, pp. 435-441.

GRÄTZ, T. (2004) – « Les frontières de l’orpaillage en Afrique occidentale », Autrepart 2/2004 (n° 30), pp. 135-150.

GRÄTZ, T. (trad. R. Marchal) (2003) – « Les chercheurs d’or et la construction d’identités de migrants en Afrique de l’Ouest », Politique africaine 2003/3, n° 91, pp. 155-169.

GAGNOL, L. & GRÉGOIRE, E. (2017) – « Ruées vers l’or au Sahara : l’orpaillage dans le désert du Ténéré et le massif de l’Aïr (Niger) », EchoGéo [En ligne], Sur le Vif, mis en ligne le 19 mai 2017, https:// journals.openedition.org/echogeo/14933

GRÉGOIRE, E. & MAGRIN, G. (2018) – « Des mines entre villes et campagnes : un autre regard sur le boom extractif ouest-africain (2000-2015) », in T. Sanjuan, M. Lesourd & B. Tallet (dir.), Tropiques, développement et mondialisation. Hommages à Jean-Louis Chaléard, Paris, L’Harmattan.

HÜSKEN, T. (2017) – « Political Orders in the Making: a comparative study of emerging forms of political organisation from Libya to Northern Mali », communication à la conférence Illegalism, Violence, and State Avoidance in Libya, Chad and Central African Republic », Oxford, All Souls College, 6-7 April 2017

LANZANO, L. & ARNALDI DE BALME, C. (2018) – « Des « puits burkinabè » en Haute Guinée : processus et enjeux de la circulation de savoirs techniques dans le secteur minier artisanal », Autrepart (à paraître).

LOSCH, B. (2016) – « L’emploi des jeunes : un défi pour l’ensemble du continent », in B. Losch, D. Pesche et J. Imbernon (dir.), Une nouvelle ruralité émergente. Regards croisés sur les transformations rurales africaines. Atlas pour le Programme Rural Futures du NEPAD, 2e édition revue et augmentée, Montpellier, Cirad, NEPAD, pp. 18-19.

LUNING, S (2014) – « The future of artisanal miners from a large-scale perspective: From valued pathfinders to disposable illegals?", Futures 62 (A), pp. 67-74.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 113

MAGRIN, G. (2013) – Voyage en Afrique rentière, Paris, Publications de la Sorbonne, 427 p.

MAGRIN, G. (2017) – « Orpaillage illégal au Fitri (Tchad central) », image à la une de Géoconfluences, octobre 2017. URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/ image-a-la-une/magrin-orpaillage-tchad

MBODJ, F.B. (2009) – « Boom aurifère et dynamiques économiques entre Sénégal, Mali et Guinée », EchoGéo [En ligne], 8 | 2009, mis en ligne le 25 mars 2009. URL : http://echogeo.revues.org/11034

MUGELÉ, R. (2016) – Notes sur l’orpaillage au lac Fitri, N’Djaména, Projet GELT, rapport de mission lac Fitri, février 2016, 12 p.

SEIGNOBOS, C. (2014) – « La moto chinoise : une révolution urbaine et rurale », in S. Baldi & G. Magrin (dir.), Les échanges et la communication dans le bassin du lac Tchad, Actes du colloque de Naples du réseau Méga-Tchad, Naples, pp. 243-262.

TALEB, M. (2015) – « Chami, nouvelle ville du désert : quels nouveaux apports à l’urbanisation en Mauritanie ? », Communication au colloque : Les mutations de la ville saharienne – Approches croisées sur le changement social et les pratiques urbaines, Mars 2015, Ouargla, Algérie.

TUBIANA, J. & GEAMIZZI, C. (2017) – Tubu Trouble : State and Statelessness in the Chad-Sudan-Libya Triangle, Genève, Small Arms Survey, HSBA Working Paper n° 43, 180 p. http:// www.smallarmssurveysudan.org/fileadmin/docs/working-papers/SAS-CAR-WP43-Chad-Sudan- Libya.pdf

NOTES

1. Nous employons ici le terme d’orpailleur au sens de personne qui recherche de l’or alluvionnaire ou éluvionnaire à la surface du sol ou à faible profondeur par des moyens artisanaux ou faiblement mécanisés. Les ruées vers l’or récentes concernent aussi des formes d’exploitation artisanale reposant sur l’exploitation d’or filonien à travers des galeries fixes pouvant descendre jusqu’à 40 ou 50 mètres de profondeur. Dans les régions sahéliennes et surtout sahariennes dont il est question dans cet article, l’orpaillage est le plus représenté. 2. Les travaux de terrain sur lesquels s’appuie cette recherche ont été soutenus depuis 2014 par l’UMR PRODIG, l’UMR Développement et Sociétés, le CEDEJ-Khartoum et l’ANR Global Geographies. 3. Les militaires revendraient ensuite à leur compte les détecteurs confisqués à des commerçants locaux, qui les commercialiseraient à nouveau (entretiens à Ati, décembre 2016). 4. Comparable à ce qu’on observe ailleurs, par exemple à la frontière Mali Guinée https://resourceworlds.org/2018/02/25/reversed-rushes-expulsion-as-a-dominant-feature-of- gold-miners-mobility-in- guinea-and-mali/ 5. Voir par exemple sur le Burkina Faso [Bohbot 2018]. 6. Entretiens de R. Chevrillon-Guibert, L. Gagnol et Ahmedou Mahfoud, février 2018. 7. Voir sur ce sujet le texte d’Alexis Gonin dans ce numéro. 8. Le SPLM-N (Sudan People’s Liberation Movement – North) est un groupe d’opposition au Soudan issu de l’ancienne opposition sudiste. Il est aujourd’hui impliqué dans le conflit des régions du Kordofan et du Nil bleu. 9. Sur la mine de Jebel Amir et le conflit opposant Musa Hilal, ancien chef des fameuses milices Janjawid et le régime de Khartoum, voir l’article de R. Chevrillon-Guibert à paraître fin 2018 dans le dossier de Critique internationale sur « Le quotidien économique dans le Moyen-Orient en guerre: du Welfare au Warfare? ». 10. Enquête des auteurs, décembre 2017.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 114

11. Sur la diffusion des détecteurs de métaux, voir l’article d’Anna Dessertine [2016] qui analyse le phénomène en Guinée. 12. Sur l’exportation et la circulation des spécialisations ethniques en Afrique de l’Ouest, voir le texte de Lanzano & Arnaldi di Balme [2018]. 13. Entretiens et observations (Tchad, région d’Ati, 2016; Mauritanie, région de Tasiast, 2018). 14. Entretiens et observations (Soudan, État du Nil et Khartoum, 2015, 2016).

RÉSUMÉS

Cet article décrit et analyse les ruées vers l’or qui ont affecté le Sahel et le Sahara au cours des dernières années. Il s’intéresse d’abord aux facteurs et aux formes de l’orpaillage, puis aux atermoiements des politiques étatiques : les gouvernements sont en effet partagés entre la tentation d’interdire ces formes d’exploitation minière artisanale, notamment pour des raisons de sécurité, et l’intérêt de les contrôler afin de les intégrer dans leurs stratégies de recherche de rente. Le texte questionne alors les implications territoriales des tentatives d’organisation étatique de cette activité mobile. L’analyse se fonde notamment sur des études de cas fournies par des recherches de terrain des auteurs au Soudan, au Tchad et en Mauritanie.

This article describes and analyses the gold rushes that have affected the Sahel and the Sahara in recent years. It focuses on the forms and factors of panning, and then on the dithering of State policies: Governments are indeed hesitating between the temptation to ban these forms of artisanal mining, particularly for security reasons, and the interest to control them in order to integrate them into their rent-seeking strategies. The text then questions the territorial implications of attempts at the state organisation of this mobile activity. The analysis is based in particular on case studies provided by field research by authors in Sudan, Chad and Mauritania.

INDEX

Keywords : Gold panning, Sudan, Chad, Sahel, Territorial dynamics, State regulation Mots-clés : Orpaillage, Soudan, Tchad, Sahel, dynamiques territoriales, régulation étatique

AUTEURS

RAPHAËLLE CHEVRILLON-GUIBERT Chargée de recherche, CNRS, UMR PRODIG, 2, rue Valette, 75005, Paris – Courriel : raphaelleguibert[at]gmail.com

GÉRAUD MAGRIN Professeur de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Unité mixte de recherche (UMR) PRODIG, 2 rue Valette, 75005 Paris. Courriel : geraud.magrin[at]univ-paris1.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 115

Marginalité, spécificités et instabilité du tourisme saharien Marginality, specificities and instability of Saharan tourism

Laurent Gagnol

1 Envisager l’activité touristique à l’échelle du Sahara est une gageure. Est-ce opportun de s’y atteler puisque, du fait même des énormes superficies du plus vaste désert au monde, cette activité ne peut pas se faire à cette échelle ? D’autant plus que la difficulté à franchir certaines frontières - et les tracasseries administratives que pose l’obtention de visas dans certains États - explique que les séjours et les circuits sahariens ne se déroulent que dans un seul pays, sans franchissement de frontières. De surcroît, en raison du contexte d’insécurités qui prévaut de nos jours (depuis la fin des années 2000), le Sahara est délaissé par les voyageurs internationaux. Il est en grande partie en « zone rouge » (formellement déconseillée) sur les cartes éditées par le ministère des affaires étrangères français. Ce contexte concourt à la disparition d’un « mythe » touristique : sa traversée par une des fameuses pistes transsahariennes était une expérience unique du tourisme d’aventure. C’est d’ailleurs l’origine même et donc coloniale du tourisme saharien mis en place à partir des années 1920. Depuis une dizaine d’années, cette traversée transnationale est quasiment impossible ou alors ne suscite plus du tout la même fascination : ce n’est qu’un trajet routier depuis le bitumage en 2006 de l’axe reliant Nouakchott à Nouadhibou1.

2 Ces limites à envisager le tourisme à l’échelle saharienne expliquent sans doute que les recherches qui ont été menées sont à l’échelle d’un État lorsqu’elles analysent des politiques et des stratégies d’aménagement [par exemple pour le Maroc : Boujrouf 2005 ; le Soudan : Derrien 2015] ou sont à l’échelle locale. Il n’y a pas d’analyse comparée et de synthèse à l’échelle saharienne, malgré un acte de colloque [Minvielle & al. 2007] et l’intérêt porté par l’UNESCO [Hosni 2000, Boumedine & al. 2003] et le PNUE [2006]. Cinq thèmes d’études ont surtout retenu l’attention des chercheurs. D’une part, l’analyse de l’imaginaire que les touristes et les acteurs occidentaux du tourisme projettent sur le Sahara et qui est véhiculé dans les brochures, guides et publicités, actualisant le mysticisme propre au désert issue d’une longue tradition scientifique,

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 116

littéraire et coloniale [Roux 1996, Minvielle & Minvielle 2010]. D’autre part, des études empiriques localisées ont porté sur la rencontre culturelle et les interactions entre acteurs dans la situation touristique, qui impliquent malentendus, positionnements politiques et redéfinitions identitaires [Battesti 2009, Boulay 2006 & 2009, Cauvin- Verner 2008, Choplin & Roullier 2006, Gagnol & Landel 2016, Grégoire 2006, Grégoire & Scholze 2012, Kohl 2002]. D’autres études ont traité des retombées territoriales en tant que ressource économique [Landel & al. 2014, Souissi 2011], mais aussi des impacts négatifs en termes notamment de dégradations environnementales et patrimoniales [Bentaleb 2013, Bouaouinate 2009, Di Lernia 2005, Keenan 2002]. Plus récemment l’impact des insécurités et notamment des effets régionaux sur le tourisme ont été étudiés [ & al. 2014].

3 Une dernière difficulté se pose. L’activité touristique y est très fluctuante, pouvant s’effondrer du jour au lendemain après un attentat ou un enlèvement d’un ressortissant occidental. Si la chute est souvent très rapide, le relèvement prend toujours plus de temps. Il est donc difficile d’analyser une tendance générale puisque le tourisme est fortement dépendant du contexte géopolitique et d’enjeux qui se nouent à une échelle continentale voire globale. L’activité touristique saharienne est donc difficile à interpréter à partir d’une approche quantitative, d’autant plus que les données statistiques sont manquantes et/ou peu fiables (et on connaît fort mal la part saharienne).

4 Malgré ces limites et difficultés, une démarche synthétique et comparée paraît intéressante à développer pour montrer les formes originales prises par l’activité touristique dans un milieu présentant de fortes spécificités environnementales et territoriales mais aussi socio-culturelles. Cela permet aussi d’inscrire les trajectoires touristiques fluctuantes dans un contexte géopolitique plus global et d’envisager les similitudes mais aussi les divergences des stratégies des acteurs touristiques locaux, nationaux et internationaux. En lien avec le contexte géopolitique actuel, cette étude décrira ainsi les spécificités et les aléas du tourisme saharien, puis, en mobilisant surtout des exemples issus d’enquêtes de terrain au Niger, au Tchad et au Maroc, deux thèmes centraux des enjeux touristiques sahariens seront abordés : les liens entre tourisme, identité et rébellion ; l’émergence récent d’un tourisme interne pouvant conduire à un psammotourisme2 de masse.

1. Spécificités et aléas du tourisme saharien

1.1. Un tourisme marginal de désert

5 Le Sahara n’est évidemment pas une destination de prédilection du tourisme international. Malgré les nombreux attraits touristiques qu’il offre, il reste de faible ampleur, marqué par les difficultés d’accès et l’absence d’infrastructures d’accueil. Un exemple révélateur : 53 sites classés par l’UNESCO en tant que patrimoine mondial se trouvent dans les pays limitrophes au Sahara [CSAO, 2014], dont 16 étant pleinement sahariens, le dernier en date étant le classement du massif de l’Ennedi au Tchad en 2016. Sur ces 16, 3 le sont à titre de biens naturels (banc d’Arguin, lacs d’Ounianga, Aïr- Ténéré), les 13 autres en tant que biens culturels ou mixtes (sites d’art rupestre, de cités anciennes : ksar et kasbah), tandis que 5 sont déclarés en péril (en raison notamment des dégradations environnementales mais aussi des islamistes détruisant le patrimoine

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 117

historique religieux au Mali ou effaçant les peintures rupestres dans l’Akakous en Libye). Le Sahara est loin d’être dépourvu en richesses touristiques : il peut même être considéré comme très riche si l’on rapporte le nombre de sites classés au nombre d’habitants ou de touristes.

6 Sans détailler les régions touristiques3, on observe une forte dissymétrie entre les deux rives du Sahara puisque le tourisme est beaucoup plus développé dans les pays maghrébins comparativement aux pays sahéliens. Sur les 53 sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO situés dans les pays limitrophes du Sahara, 36 sont situés en Afrique du Nord, 17 dans les pays sahéliens. Si l’on retient les données publiées par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), avec plus de 10 millions d’arrivées annuelles en moyenne entre 2012 et 2016, le Maroc est devenu récemment la destination qui accueille le plus de touristes internationaux, passant devant l’Égypte (qui a chuté de 14 millions d’arrivées en 2010 à 9,2 en 2013 et qui semble se stabiliser depuis) et s’éloignant de la Tunisie (diminuant de 7,8 en 2010 à 5,4 en 2015). Ce secteur représente plus de 11 % du PIB du Maroc et d’Égypte, 7 % pour la Tunisie. En comparaison, en 2010, avant que le conflit armé n’éclate, 169 000 touristes visitaient le Mali, la plus grande destination d’Afrique sahélienne (hors Sénégal). Cela représente moins de 2 % du tourisme marocain. Ce déséquilibre est similaire entre les régions sahariennes. Si l’on en croit les statistiques nationales, en 2007, au plus fort de l’activité touristique en Tunisie, la région de Gafsa-Tozeur connaissait une fréquentation d’environ 1,3 millions de touristes internationaux, celle du Draa-Tafilalet de près de 900 000. Mais dans le sud-algérien il y aurait eu 90 000 touristes étrangers sur la saison 2009/10, tandis qu’en Mauritanie ou au Niger, la fréquentation n’a jamais dépassé 50 000 par saison les années précédentes.

7 On peut donc considérer qu’il existe deux catégories d’espaces, qui recoupent deux types de pratiques touristiques au Sahara : le premier, qui correspond aux espaces maghrébins, a une plus grande ampleur, même si les sites sahariens ne sont pas la destination unique ou principale. Les touristes combinent dans leur voyage une excursion au Sahara avec d’autres produits touristiques (balnéaire, archéologique, urbain, montagnard). Escale dans un circuit ou simple excursion, le séjour est de très courte durée : il a été estimé à 1,3 jour en moyenne dans le sud-tunisien [Souissi 2011]. Les points de départ sont les pôles balnéaires (Agadir, Essaouira au sud du Maroc, Djerba-Zarzis au sud de la Tunisie) ou les grandes villes touristiques (Marrakech, Fès ou Tunis). Les tour-opérateurs organisent ces excusions ou circuits sahariens sur le modèle du tourisme balnéaire de masse où tout est inclus. Les infrastructures d’accueil sont relativement nombreuses et obéissent aux standards internationaux (du bivouac à l’hôtel de luxe avec climatisation, piscine, wifi, cuisine internationale). L’offre est en voie de diversification et de standardisation (location d’engins motorisés, spa et thermalisme, musée, festivals, organisations de manifestations sportives et culturelles et même golf à Tozeur).

8 A l’inverse, les autres destinations (sur le versant sahélien, en y ajoutant le sud-algérien et le sud-libyen) sont plus spécifiquement sahariennes puisque la découverte du désert est l’objectif premier du séjour. Utilisant plusieurs modes de déplacement (avion, 4x4, sur dromadaires ou à pied - méharée ou trekking), il s’agit de séjours en itinérance d’une durée plus longue (deux semaines en moyenne), avec souvent les nuits à la belle étoile puisque les infrastructures d’accueil sont rares. C’est un tourisme de niche pour une clientèle souvent plus aisée et plus âgée. Contrairement aux grands tours-

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 118

opérateurs internationaux qui opèrent en Afrique du Nord, les acteurs principaux sont des voyagistes spécialisés dans le tourisme d’expédition dans le désert et travaillent en partenariat plus étroit avec des agences locales sur place. Ils mettent en avant un tourisme culturel et durable, qui se veut plus authentique, équitable et responsable. Un foisonnement de chartes, labels et de codes éthiques a vu le jour à l’initiative des organisations internationales et des voyagistes qui s’engagent à faire profiter les populations locales des retombées économiques, tout en minimisant les impacts négatifs aussi bien écologiques que culturels. Il s’agit pour eux de se distinguer du tourisme de masse et de justifier éthiquement leurs pratiques, en faisant parfois tomber les frontières entre agences touristiques et projet de développement, puisque certains voyagistes sont des associations qui financent des puits et des écoles par exemple.

9 Ces deux formes de tourisme saharien, d’expédition en itinérance d’une part et d’excursion ou d’escale dans un circuit d’autre part, ont pour point commun d’être aux mains de tour-opérateurs internationaux, principalement européens et surtout français. Les agences réceptives locales qui sous-traitent sur place l’organisation des excursions et de l’hébergement sont ainsi fortement dépendantes.

1.2. Des caractéristiques spécifiques

10 On peut considérer qu’il existe des caractéristiques propres au tourisme de désert, notamment au Sahara. On l’a déjà mentionné, le Sahara fait aujourd’hui l’objet d’un tourisme restreint à un territoire national, sans franchissement de frontières. De plus, notamment dans les pays sahéliens, le tourisme interne (ou domestique) est très faible : la clientèle est essentiellement internationale et surtout européenne, le Sahara étant le désert le plus proche d’Europe.

11 Une autre spécificité tient à sa forte dépendance vis-à-vis des rigueurs du climat. Il est saisonnier et plus précisément hivernal (le pic se situe de fin décembre à fin février). Un voyage au Sahara reste une aventure qui peut s’avérer vite dangereuse pour les néophytes. Il demande des préparatifs particuliers et une connaissance du milieu, notamment pour le ravitaillement, la conduite et l’orientation : un guide local est quasiment indispensable. D’ailleurs, surtout sur le versant sahélien, le tourisme individuel n’existe pour ainsi dire pas. Il est plus développé au Maghreb mais il reste limité par rapport aux séjours organisés. Plus généralement, les contraintes naturelles et la rareté des ressources font du Sahara un milieu à la fois très rude et très fragile, qui peut se dégrader très vite et qui conserve longtemps les déchets. L’activité touristique a donc un fort impact potentiel sur l’environnement. La plupart de voyagistes, l’UNESCO et le PNUE promeuvent un tourisme de désert fondé sur des principes de durabilité, nécessaires pour préserver le patrimoine saharien fragile, aussi bien naturel qu’humain (peintures et gravures rupestres, manuscrits, objets archéologiques...).

12 Par ailleurs, les acteurs locaux du tourisme sont très majoritairement masculins, la plupart issus du milieu urbain (maniement indispensable du français) et surtout des catégories sociales « supérieures » (peu d’anciens esclaves, d’affranchis et d’artisans). Les femmes, qui sont généralement exclues ou se tiennent à distance de l’activité touristique, n’y participent qu’à la marge (secrétariat dans les agences réceptives, vente informelle d’artisanat, entretien des campements et auberges, etc.). Un tourisme sexuel s’est largement répandu à travers le Sahara entre les guides locaux hommes et les

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 119

touristes femmes européennes, généralement plus âgées. L’imaginaire des « hommes bleus » participent à ces rencontres nouées le temps du séjour, qui aboutissent parfois à des relations durables, synonymes souvent de mariages et d’investissements du couple dans l’activité touristique. C. Cauvin-Verner [2007] l’a analysé de façon détaillée au sud- Maroc.

13 Enfin, spécificité cruciale, l’activité touristique itinérante repose sur la mobilisation de savoir-faire hérités du nomadisme et de la vie au désert. Elle fait appel au capital spatial et de mobilité, aux connaissances du milieu et de conduite des guides, chauffeurs et chameliers. Mais la reconversion des nomades dans le tourisme n’est pas totale. L’activité touristique étant très aléatoire et fluctuante, les acteurs locaux ne considèrent pas le tourisme comme leur métier ou du moins leur seule activité, qui est certes rémunératrice mais risquée et complémentaire à d’autres. L’informel et la pluriactivité sont donc généralisés. Pour un jeune homme, après avoir commencé en bas de l’échelle comme cuisinier ou chauffeur, l’objectif est de devenir guide au contact des Occidentaux puis patron d’agence, en réinvestissant ses véhicules et ses revenus dans d’autres activités (commerce, politique, ONG, immobilier, transport, agro- pastoralisme, etc.).

1.3. Une dépendance forte vis-à-vis du contexte géopolitique global

14 Le tourisme au désert a toujours été très fortement lié au contexte géopolitique à l’échelle mondiale qui explique pour une part les spécificités du tourisme saharien. Dès la fin de la « pacification » coloniale et des révoltes touarègues et sénoussistes émerge le tourisme saharien à partir de l’Algérie [Zytnicki 2013]. Soutenu par l’administration militaire des « Territoires du sud » algérien [Berthonnet 2009] et prenant modèle sur l’exploration, les premières excursions touristiques ont consisté à traverser le Sahara du nord vers le sud, en valorisant l’exploit technique et sportif. La mission Citroën réalise en 1923 la première traversée motorisée (en autochenille de Touggourt à Tombouctou), tandis qu’un rallye est organisé entre Alger et Gao dès 1930 pour le centenaire de la colonie algérienne. Les premiers hôtels sont construits dans les années 1920, avant que se mettent en place les lignes commerciales régulières traversant le Sahara en autobus. Le premier guide est publié en 1926 par le général Meynier [Dulucq 2009]. Le Touring Club de France puis le rallye Paris-Dakar qui a traversé le Sahara entre 1979 et 2008 [CSAO 2014] ont actualisé ce tourisme d’aventure, d’initiation et de confrontation au désert issu de la conquête coloniale. En raison des problématiques sécuritaires, les itinéraires suivis se sont déplacés progressivement vers l’ouest saharien, jusqu’à traverser l’Atlantique pour être délocalisés en Amérique du Sud. Un nouveau rallye a pris la suite depuis 2009 (Africa Eco Race), parcourant le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal.

15 Le tourisme saharien a connu un essor tardif. Il s’est développé véritablement à partir des années 1980, a fluctué dans les années 1990 et a connu son âge d’or dans les années 2000, avant de s’effondrer. Une première chute du tourisme saharien a eu lieu en Algérie suite aux violences islamistes de la décennie noire. La région pionnière, le sud- algérien, a été ainsi fermée au tourisme à partir de 1993. Cela incita les acteurs européens à investir d’autres espaces, ce qui profita aux pays du versant sahélien, d’autant que les rébellions touarègues au Mali et au Niger trouvaient une issue à partir de 1995. Les voyagistes spécialisés structurèrent l’activité sur place, en formant des

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 120

guides et en organisant des circuits, tout en menant des projets de développement avec d’autres ONG. Œuvrant pour le désenclavement des régions isolées, la coopérative de voyage le Point Afrique s’est fait une spécialité de poser des avions au Sahara en affrétant des vols charters. Elle a mis en place des vols directs depuis la France jusque dans les principales villes sahariennes sans passer par l’aéroport de la capitale. Gao est ainsi relié en 1995, Agadez en 1996, Atar en 1997, mais aussi Sebha en 1999, l’année même de la levée de l’embargo aérien contre le régime de Kadhafi en Libye. L’Algérie se rouvre au début des années 2000 : Tamanghasset est relié en 2000, Djanet en 2001 et Timimoun en 2008. D’autres tour-opérateurs et voyagistes suivirent et certains affrétèrent des avions.

16 Les régions sahariennes ont connu ces années-là un développement non négligeable. Par les avions du Point Afrique 50 000 personnes débarquèrent à Atar en 2006 et 24 000 au Mali en 2009. Selon les acteurs touristiques, même si cela est difficile à quantifier, les emplois directs et indirects créés par le tourisme ont apporté un enrichissement des populations locales. Le tourisme a notamment permis à une partie de la jeunesse de rester dans sa région d’origine plutôt que d’émigrer en Libye et en Algérie comme le firent les ishumar4. Certains acteurs et certaines catégories sociales en ont évidemment plus profité. Même si elle reste limitée, fluctuante et dépendante, l’activité touristique a donc eu une certaine importance dans le développement territorial de certaines régions et surtout de certaines villes comme Atar et Chinguetti, Tombouctou et Gao, Agadez, Ghat et Ghadames, Tozeur et Douz, Tamanghasset et Djanet, Erfoud, Ouarzazate et Zagora. Ces pôles touristiques urbains ont développé leurs infrastructures et leurs services, ainsi que leur petit commerce informel. Au milieu des années 2000, on a compté près d’une centaine d’agences touristiques locales à Tamanghasset et à Agadez. Le tourisme a participé au développement urbain au Sahara.

17 Mais dès 2003 eut lieu la guerre au Darfour et surtout le premier enlèvement de 32 touristes européens dans le sud-algérien, qui ont été libérés moyennant une énorme rançon. Cela incita les groupes djihadistes et criminels à faire de même par la suite. Le tourisme continua néanmoins mais en périclitant en raison du retour des rébellions touarègues au Mali et au Niger, du banditisme, mais aussi et surtout de la multiplication des attaques, attentats et kidnappings de groupes islamistes. L’attaque d’Aleg en 2007 en Mauritanie qui visa des touristes, les enlèvements d’Occidentaux au Niger en 2010 et 2011, ont fait stopper les vols directs du Point Afrique. Aujourd’hui le tourisme saharien s’est effondré en raison des violences faisant suite au Printemps arabe, de la guerre civile libyenne (2011), du conflit malien (2012). L’Algérie, la Libye, mais aussi le Niger, le Mali et la Mauritanie se fermèrent au tourisme. Seul, on le verra, le nord du Tchad s’est ouvert durant trois saisons entre 2012 et 2014. Dans les pays maghrébins, seul le sud-marocain est considéré aujourd’hui comme une zone sûre et n’a pas connu de déclin, malgré les attentats de Marrakech de 2011, contrairement au sud-tunisien et surtout à l’effondrement de la destination du désert égyptien.

1.4. Vers une reprise du tourisme saharien ?

18 L’État algérien, qui promeut un tourisme interne, a décidé de relancer le tourisme international dans le grand sud alors qu’il avait quasiment disparu depuis l’attaque et la prise d’otages d’In Amenas en 2013. Des visas ont été délivrés au compte goutte pour des circuits organisés autour de Djanet5. Même si cette région du Tassili reste formellement déconseillée (en rouge), des voyagistes français ont proposé des séjours

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 121

pour la saison 2017/2018. Mais, face à la faible coopération des autorités centrales quant aux conditions de sécurité, aux complications liées à la délivrance de visas et aux faibles réservations, la plupart des voyagistes ont préféré y renoncer.

19 La reprise est également difficile au Niger. L’État a affiché son soutien à la réouverture du tourisme international avec l’opération Agadez sokni en décembre 2016, dans le cadre de la fête tournante de la proclamation de la République. Un vol aller-retour du Point Afrique a été organisé de Paris à Agadez sur une semaine, pendant laquelle ont été organisés l’intronisation du sultan de l’Aïr, le Grand Marathon du Ténéré et le Festival International de la Mode Africaine (FIMA). Cette opération a été menée en concertation avec le ministère français des affaires étrangères puisque la ville d’Agadez a été déclassée en « orange » peu de temps auparavant, en septembre 2016. Malgré d’autres petites initiatives, la relance n’a pas été amorcée. Plus au sud, le parc du W a été classé en « rouge » depuis décembre 2015 et l’embuscade en octobre 2017 près de la frontière malienne contre une patrouille militaire (nigérienne et américaine) montre qu’il est difficile d’envisager un retour rapide du tourisme dans un pays qui subit l’instabilité des États voisins (Mali, Libye et Nigeria).

20 L’évolution la plus nette vers la reprise est celle de la Mauritanie. Sous l’action sécuritaire et la promotion du tourisme de l’État mauritanien6, mais aussi à travers les initiatives du fondateur du Point Afrique et du général à la retraite qui a commandé les forces armées françaises lors de l’opération Serval au Mali [Freund 2017], le ministère français des affaires étrangères a sorti les régions d’Atar, Chinguetti et Ouadane de la zone « rouge » en mars 2017 (elle l’était depuis 2011). Avec le soutien financier de l’État mauritanien, une douzaine de rotations de charters a été mise en place entre Paris et Atar cet hiver 2017/2018, tandis que les voyagistes ont proposé à nouveau la destination de l’Adrar dans leur catalogue.

2. Deux enjeux touristiques cruciaux au Sahara

2.1. Imaginaire touristique, identité et rébellion

21 Le tourisme saharien repose sur l’attrait du désert. Lieu de dépaysement, il véhicule tout un imaginaire exotique et même mystique que beaucoup d’auteurs ont analysé à travers les récits littéraires, de l’exploration et de la conquête coloniale [Doucey 2006]. Cet imaginaire occidental est réactualisé aujourd’hui dans les guides et brochures touristiques où le désert apparait comme un lieu d’initiation : plus on s’enfonce dans le désert, plus on remonterait le temps et on s’éloignerait de la civilisation moderne et urbaine. On peut distinguer deux rapports au désert [Roux 1996] : d’une part la confrontation et le dépassement de soi (le Sahara des explorateurs et militaires, actualisé par le tourisme d’aventure, sportif et de traversées mécanisées) ou d’autre part la recherche d’harmonie, qui est aussi recherche de soi, par l’immersion dans un ailleurs exotique et dépouillé (le Sahara des artistes, philosophes et mystiques, actualisé dans le domaine de l’écotourisme, du tourisme culturel). Ces deux imaginaires du Sahara recherchent d’une part le même type de paysage, celui des dunes de sable, l’erg étant devenu l’image emblématique du paysage désertique, et d’autre part la rencontre avec le nomade touareg, archétype même du saharien7, à tel point d’ailleurs que bon nombre d’acteurs touristiques maghrébins, berbérophones et arabophones, se font passer pour des Touaregs pour gagner la curiosité et la fascination des touristes.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 122

Mais cette figure du nomade est ambivalente : l’image du guerrier cruel et barbare réactualisée sous les traits du djihadiste est concurrencée par celle du bon sauvage qui vit en harmonie avec une nature austère, tentant de préserver son identité mais subissant sécheresses et modernité.

22 Prenons le cas emblématique des Touaregs qui ont su le mieux valoriser l’attrait qu’ils exercent sur l’imaginaire touristique des Occidentaux. Déconsidéré dans un premier temps, le tourisme est devenu une activité de reconversion d’autant plus aisée qu’elle tire avantage de leur capital culturel et identitaire et met à profit les savoir-faire liés à la mobilité et hérités du nomadisme. Puisque tous les voyagistes européens s’adjoignent les services de partenaires locaux à qui ils sous-traitent des groupes, des acteurs locaux ont émergé à partir des années 1980. Les Touaregs contrôlèrent ainsi cette ressource économique devenue importante (au Niger, Mali, Algérie et Libye). Habilement, ils savent interpeller l’imaginaire des touristes et jouer sur leur recherche d’aventures « authentiques », en affichant les traditions et les spécificités culturelles qui sont ainsi pérennisées. Par exemple, le dromadaire qui conserve un statut identitaire fort, retrouve une utilité économique et un prestige qui a tendance par ailleurs à disparaître. Se pose alors la question de la folklorisation avec l’affirmation de l’identité culturelle comme ressource touristique. Par exemple, les chants, les musiques et les danses, organisés à la demande d’agences dans certains villages, sont réalisés hors du contexte socio-culturel auxquels ils sont attachés. Pour autant, d’autres manifestations culturelles8 ont été organisées par les élites locales pour promouvoir la culture touarègue tout en attirant les touristes. Même si cette dynamique est encadrée par les États et repose en partie sur un partenariat avec des acteurs européens, elle est aussi et surtout le produit d’une appropriation du tourisme et du patrimoine culturel par les acteurs touaregs. D’ailleurs, malgré l’effondrement de l’activité, de nombreux festivals perdurent. Cette valorisation du patrimoine culturel et matériel a conduit aussi à des innovations [Landel & al. 2004]. Un seul exemple : le tourisme a suscité le développement économique et l’émancipation du groupe « casté » des artisans- forgerons qui ont pu élargir leur potentialité et leur aires d’activité commerciale9.

23 Enfin, on remarque que le tourisme a fortement contribué aux transformations politiques des pays sahélo-sahariens puisque la mise en avant des spécificités socio- culturelles a été centrale dans les revendications identitaires et politiques des Touaregs au Mali et au Niger [Grégoire & Scholze 2012]. La trajectoire de Mano ag Dayak, figure touarègue incontournable, est exemplaire. Guide devenu patron d’agence, il s’est fait connaitre en s’impliquant dans l’organisation d’événements tels que le rallye Paris- Dakar et en tissant des relations amicales avec des Européens. Il a créé la première ONG du nord-Niger et son agence a été longtemps la plus importante. Avec l’appui d’amis français, il a publié des ouvrages autobiographiques et a médiatisé les difficultés du peuple touareg face d’abord à la sécheresse puis à la marginalisation politique et économique. Chez les touristes, le sentiment de solidarité a donné lieu à un engagement humanitaire mais aussi politique lors de la première rébellion du début des années 1990 [Grégoire 2006]. Mano ag Dayak est devenu l’ambassadeur à l’étranger et dans les médias de la cause touarègue, tandis que le rôle de chef militaire a été dévolu à Ghissa ag Boula, son ancien comptable. Tout un lobby pro-touareg français a soutenu financièrement et matériellement la rébellion qui a donc eu une dimension internationale non négligeable. L’activité touristique a également été une des revendications de la rébellion touarègue : il s’agissait d’obtenir plus d’autonomie des

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 123

agences, en réduisant le contrôle exercé par les autorités centrales qui exigeaient des laissez-passer administratifs et le versement de pots de vin, et en autorisant la création d’un plus grand nombre d’agences touristiques. Au cours de la rébellion, l’activité touristique s’est effondrée et Mano ag Dayak a trouvé la mort dans un accident d’avion. À la suite des accords de paix, l’activité touristique est repartie et a connu une forte activité pendant une décennie sous l’impulsion de Ghissa ag Boula devenu ministre du tourisme. Il délivra un grand nombre d’autorisation d’ouverture d’agences, à tel point dit-on que chaque tribu, chaque village, créa la sienne. En 2007, une centaine d’agences de voyage employait près de 500 personnes, en majorité des ressortissants touaregs issus des couches sociales « nobles », leurs responsables embauchant prioritairement les membres de leur famille ou de leur groupe tribal. Malgré ce contexte favorable au développement touristique, une nouvelle rébellion gagna le Niger de 2007 à 2009 (mené par le Mouvement Nigérien pour la Justice dirigé par Aghali ag Alambo, lui aussi patron d’agence en saison hivernale). Le contrôle de l’activité touristique ne posant plus problème, cette nouvelle rébellion a été liée aux questions de contrôle des trafics transsahariens devenus plus rémunérateurs.

24 À travers l’exemple nigérien, on observe donc que le tourisme a été un des enjeux des rébellions : il a participé au financement, a fait l’objet de revendications pendant le conflit et de négociations au cours des accords de paix qui ont accordé aux acteurs touaregs plus d’autonomie dans la gestion de l’activité. Les acteurs du tourisme et des rébellions ont d’ailleurs été les mêmes. De manière plus générale au Sahara, les autorités centrales ont cherché à contrôler l’activité, quitte parfois à la restreindre, puisque les bénéfices ont été souvent suspectés de financer des trafics et des rébellions. Enfin, elle a été une soupape sociale et un outil politique utilisé par les autorités pour « lâcher du lest ». L’État algérien a par exemple libéré le secteur au début des années 2000 en permettant la multiplication des agences locales à Tamanghasset et à Djanet. A cette époque, dans le sud-marocain, des manifestations de jeunes chômeurs ont conduit les autorités à accorder un grand nombre d’autorisations d’agences mais aussi d’infrastructures de type bivouacs dans les dunes. Aujourd’hui, la promotion du secteur touristique au Sahara occidental est au cœur de la politique marocaine de développement et de normalisation de la région, en valorisant le folklore bédouin.

25 Prenons enfin la trajectoire touristique des Toubous et Bideyat du nord du Tchad, qui est quasiment inverse de celle des Touaregs du Niger. Lorsque les autres destinations sahariennes se fermaient en raison du contexte d’insécurités, le nord du Tchad s’est ouvert à partir de 2012, alors qu’il s’agissait d’une région quasi fermée au tourisme depuis la fin des années 1960. Deux acteurs importants y ont contribué, le Point Afrique et l’État tchadien, par le biais surtout de l’Office Tchadien du Tourisme (OTT) [Ngar- Odjilo 2017]. Malgré les freins de l’armée française présente sur place et les objections émises par le ministère des affaires étrangères, des charters ont été affrétés par le Point Afrique pour des vols directs entre la France et la petite ville de Faya-Largeau pendant 3 saisons, entre février 2012 et début 2014 (moins de 2000 touristes, surtout français). Face à l’inexistence d’infrastructures et d’acteurs locaux formés ou expérimentés, le Point Afrique a mis en place des formations afin de recruter sur place des guides, cuisiniers et chauffeurs pour les circuits qu’ils ont organisés. Malgré toute leur bonne volonté, l’embauche locale a été difficile et ils ont dû se résoudre à engager des Tchadiens du sud, qui ne connaissaient rien au désert, tandis que d’autres voyagistes préféraient des guides français. Le désintérêt et l’inexpérience en matière touristique, couplés à l’engagement de « sudistes » et d’étrangers, font que les populations locales

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 124

se sont tenues en retrait du développement touristique [Brachet & Scheele 2015], du moins dans un premier temps et de façon partielle. D’autant plus que de façon beaucoup plus prononcée qu’au Niger, le développement touristique a donné lieu à une instrumentalisation politique forte. L’État a pu soutenir financièrement l’activité grâce aux revenus du pétrole et le président Idriss Déby, originaire de l’Ennedi, s’y est investi personnellement puisqu’il s’est déplacé à Fada en février 2012 pour lancer la première édition du festival des cultures sahariennes, coïncidant avec l’arrivée du premier vol charter. La mise en scène du pouvoir et le clientélisme peuvent expliquer un désintérêt local partiel pour le tourisme, notamment chez les Toubous. Néanmoins, aussi bien dans l’Ennedi, l’Ounianga et le Borkou, des initiatives locales ont vu le jour pour tirer bénéfice de cette nouvelle ressource (dans le commerce et l’artisanat, le guidage et la location de dromadaires, la création de campements, d’auberges et de 5 agences réceptives dont deux continuent leurs activités, etc.). Par exemple, sous l’impulsion initiale de l’OTT, des groupements associatifs féminins ont été mis en place. Ils ont eu un succès manifeste puisque dans la plupart des sites couverts par les circuits, des campements ont été construits pour héberger les touristes. Les femmes ont développé des petites activités économiques complémentaires (vente d’artisanat, de produits alimentaires) et un revenu propre a pu être généré avec un faible investissement initial (construction de tentes avec les matériaux locaux). Mais, contrairement à l’expérience et aux savoir-faire touaregs, peu de services et d’artisanats diversifiés et adaptés à une clientèle occidentale ont été proposés. Certains voyagistes ont joué le jeu mais les campements sont restés souvent vides, les touristes préférant dormir à la belle étoile, les échanges possibles et le confort étant limités. Les touristes n’ont donc que très peu dépensé au cours de leur séjour.

26 La cohabitation a même pu être parfois conflictuelle : des pratiques informelles se sont développées comme par exemple la vente d’objets archéologiques et l’appropriation de sites par des chefs de canton pour faire payer un droit d’accès (site d’art rupestre, guelta et palmeraie). Pour y remédier, l’OTT a prescrit un tarif uniformisé en distribuant des tickets d’accès gérés par des comités locaux de gestion, mais cela n’a pas eu l’efficacité escompté. Ceux qui subissent la présence touristique sans en profiter ont parfois été hostiles, notamment les pasteurs semi-nomades qui abreuvent leur troupeau dans les gueltas. Les photographies ont été problématiques : elles sont traduites localement comme potentiellement porteuses de mauvais œil, notamment sur le bétail. Des touristes se sont faits chasser à coup de cravache surtout lorsqu’ils ne prenaient pas la peine de les saluer et de demander à pouvoir les photographier. Les craintes des populations se sont enfin portées sur l’appropriation des ressources naturelles par les touristes. Les chefs de canton refusèrent le bivouac dans les gueltas, de peur qu’elles ne soient polluées ou bouchées. Les touristes ont été surveillés car suspectés de prospecter les richesses minérales, d’autant plus qu’une ruée vers l’or a débuté au même moment au Tibesti, en 2013.

27 Cette ouverture au tourisme international n’a duré que trois saisons hivernales. Jamais rentable, cette opération a été soutenu financièrement par l’État tchadien et a conduit à la faillite du Point Afrique. M. Ngar-Odjilo [2017] a dressé un bilan critique marqué par le manque de cohérence et de planification stratégique de l’État tchadien mais contrebalancé par la diffusion d’une nouvelle image donnée au Tchad dans les médias internationaux et surtout par la reconnaissance de l’enjeu touristique chez les autorités centrales, les élites locales et l’opinion publique tchadiennes. Mais contrairement aux Touaregs, en l’absence d’expérience touristique, les Toubous et Bideyat n’ont pas

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 125

cherché à valoriser leurs spécificités culturelles et à construire leur identité par le biais du tourisme. Sa faible appropriation s’explique par l’inscription de l’activité dans les rivalités tribales et clientélistes au sein de l’État, au contraire des Touaregs nigériens où le tourisme s’est généralisé et a diffusé les revendications socio-culturelles et politiques.

2.2. L’émergence d’un psammotourisme de masse par le tourisme interne ?

28 Le terme de psammotourisme est un néologisme qui désigne les activités touristiques valorisant la ressource sablonneuse et qui reposent donc sur l’immersion dans les espaces dunaires des déserts (erg), à destination d’une clientèle internationale mais aussi et de plus en plus nationale [Gagnol & Landel 2016]. Il concerne pour l’instant le versant maghrébin du Sahara, dans quelques hauts-lieux (Merzouga, M’Hamid, Taghit, Djanet, Tozeur, Douz, Siwa). Prenons l’exemple de la petite ville sud-marocaine de Merzouga qui est sans doute la plus exemplaire. Elle remplit trois conditions préalables au développement touristique : située dans une région considérée comme sûre et profitant donc d’une rente de situation géopolitique (seule région saharienne en « vert »), Merzouga est aisément accessible (desservie par une route goudronnée et un aéroport international proche) et possède des infrastructures d’accueil développées : accès à l’électricité, à l’adduction d’eau potable, au téléphone et à internet. En outre, elle offre et met en valeur les quatre marqueurs centraux de la ressource touristique saharienne recherchés par les touristes : la présence d’ergs et d’une population à identité nomade, la possibilité de vivre l’expérience de l’habiter et de la mobilité nomades (bivouacs et méharées). Les ressources valorisées sont donc aussi bien matérielles (paysagères, écologiques, dromadaires/4x4, tentes/bivouacs, artisanat/ habillement, produits du terroir), qu’immatérielles (identité nomade, chant/musique, style/discours).

29 À partir de la fin des années 1980, le tourisme est devenu l’activité principale de reconversion pour les populations berbérophones semi-nomades. Du simple thé proposé sous la tente à l’origine, des auberges familiales ont été construites, proposant des excursions dans les dunes en dromadaires puis en 4x4 et en quad. Aujourd’hui, ce sont de véritables hôtels, répondant aux standards du tourisme international. L’offre s’est diversifiée et a engendré un processus d’urbanisation que l’on pourrait qualifier de « front de désert », à l’image du front de mer d’une station balnéaire. Au contact direct avec les premières dunes de l’erg Chebbi, une centaine d’auberges s’égrainent sur plusieurs dizaines de kilomètres. Dans les dunes aussi les bivouacs se sont multipliés. Appartenant pour la plupart à des patrons d’auberges, on en compte plusieurs dizaines que l’on atteint au bout de deux à trois heures à pied ou sur un dromadaire. Censés reproduire l’habitat nomade, ils tendent à se fixer alors qu’ils devraient être démontés après chaque saison. Des oasis ont été créées en plantant des eucalyptus et ont été clôturées au moyen de barbelés qui empêchent les dromadaires de les brouter. L’erg Chebbi, ceinturé d’auberges et parsemé de bivouacs, est parcouru en tous sens à pied, en dromadaires ou sur des engins motorisés. Les conflits d’usages ne manquent pas entre, par exemple, les adeptes du yoga et du quad. Un projet est à l’étude pour aménager et sectoriser les pratiques dans l’erg (une zone réservée aux

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 126

sports mécaniques, une à la préservation écologique et une autre aux bivouacs/ méharées), mais qui s’avère difficile à mettre en place faute de consensus local.

30 Malgré sa massification et sa standardisation, le tourisme à Merzouga apparait toujours spécifique. L’organisation de l’activité s’est réalisée en dehors de l’encadrement de l’État, par des initiatives locales qui s’inscrivent dans les rapports sociaux puisque les auberges restent des structures familiales. La raison tient au statut du foncier : les terres tribales collectives empêchent les accaparements privés extérieurs. À Merzouga, il n’y a eu que très peu d’investissements de grandes chaînes hôtelières internationales ou nationales. Il existe néanmoins des formes de partenariat entre Marocains et Européens, issus d’une amitié ou faisant suite à un mariage. En l’absence de planification, cette organisation locale comporte des risques : à la suite de pluies diluviennes et inattendues en 2006, la moitié des infrastructures hôtelières a été détruite par les inondations car construites dans le lit de l’oued [Bouaouinate 20009].

31 En parallèle de ce tourisme tourné vers une clientèle étrangère, s’oppose une autre forme de valorisation touristique, à destination d’une clientèle nationale. Le tourisme interne n’est certes pas une nouveauté au Maghreb et plus particulièrement dans les stations balnéaires marocaines [Berriane 1993], mais il est émergeant dans les régions sahariennes. Par exemple, chaque année, des centaines de jeunes Algériens du nord de l’Algérie gravissent entre amis les dunes de Taghit pour attendre le lever de soleil et le passage à une nouvelle année. L’Office National Algérien du Tourisme (ONAT) promeut la découverte du désert pour les citadins du nord du pays en proposant des circuits. Il envisage de créer et de gérer des complexes touristiques, notamment dans le désert. Il détient déjà une auberge à Djanet, a inauguré un village de vacances à Igli (deux autres sont prévus à Timimoun et Taghit). L’ONAT a signé en août 2017 une convention avec Air Algérie et Tassili Airlines pour réduire de moitié le prix des billets d’avion entre le nord et le grand sud. Mais le tourisme interne saharien au Maghreb repose avant tout sur le thermalisme et notamment sur la psammothérapie (les bains de sable), dont Merzouga est un des hauts-lieux [Gagnol & Landel 2016].

32 Chauffé par le soleil, le sable aurait des vertus thérapeutiques indéniables. Ainsi, les populations urbaines des régions littorales atlantiques humides et des villes du nord du Maroc soignent leurs douleurs articulaires et particulièrement leurs rhumatismes en s’immergeant dans le sable aux propriétés dessiccatives. Viennent aussi des émigrés marocains qui vivent en Europe. Toute une activité touristique s’est donc organisée localement pour accueillir ces dizaines de milliers de curistes qui ne dorment pas dans les hôtels mais chez l’habitant (un des membres de la famille hôte sert d’accompagnateur). Cette activité est largement informelle mais tolérée par les autorités. La population du village triple ou quadruple en raison des curistes mais aussi de nombreux commerçants ambulants car les produits du désert font partie intégrante de la cure : on trouve des restaurants temporaires, des herboristes, des marchands de fruits/légumes, des éleveurs de chamelles qui vendent du lait et du beurre utilisés pour les massages, etc.

33 Les deux formes de psammotourisme cohabitent à Merzouga sans se côtoyer : les acteurs et les lieux fréquentés sont différents, mais aussi les temporalités : la saison des bains de sable est estivale (juillet/aout), tandis que le tourisme international d’excursion dans les dunes est hivernal et printanier. Néanmoins cette dissociation tend à s’estomper progressivement puisque quelques Européens s’essaient aux bains de sable, tandis que depuis quelques années, les Marocains séjournent en famille ou entre

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 127

amis, pour quelques jours de vacances, en expérimentant les bains de sable mais aussi les excursions dans les dunes (les bivouacs permettent des pratiques plus détachées des normes sociales). Enfin, sont à l’étude des projets de création de structures dédiées à la psammothérapie sur le modèle de la thalassothérapie, s’adressant à une clientèle plus haut de gamme, à la fois nationale et étrangère. Merzouga deviendrait alors une « station de désert », à l’image des stations balnéaires, et, à terme, le premier cas de tourisme de masse dans le désert saharien. Mais, victime de son succès, la massification du tourisme saharien fait courir le risque de banaliser ce qui fait sa spécificité et de détruire par là son attrait.

Conclusion

34 Au sein des destinations internationales, le tourisme saharien présente ainsi de fortes spécificités et a connu de grandes fluctuations. Malgré ces similitudes indéniables, il présente des trajectoires différenciées liées aussi bien à des particularités socio- culturelles régionales qu’à des contextes politiques nationaux et à l’effet d’enjeux géopolitiques globaux.

BIBLIOGRAPHIE

ADAMOU, A. & MOREL, A. (2005) – Niger, Agadez et les montagnes de l’Aïr aux portes du Sahara, Grenoble, Ed. La Boussole, 191 p.

BATTESTI, V. (2009) – « Tourisme d’oasis Les mirages naturels et culturels d’une rencontre ? », Cahiers d’études africaines, n° 193-194, pp. 551-581, URL : http://journals.openedition.org/ etudesafricaines/18826

BENTALEB, A. (2013) - « Impacts du tourisme présaharien sur les ressources patrimoniales dans la vallée du Drâa moyen (Maroc). Cas de la Palmeraie de M’Hamid », in M. Duval, V. Peyrache- Gadeau & M. Oudada (coord.), Ressources patrimoniales et alternatives touristiques : entre Oasis et Montagne, Chambéry, EDYTEM, pp. 25-34.

BERRIANE, M. (1993) – « Le tourisme des nationaux au Maroc (une nouvelle approche du tourisme dans les pays en développement) », Annales de Géographie, n° 570, pp. 131-161.

BERTHONNET, A. (2009) – « Le rôle des militaires français dans la mise en valeur d’un tourisme au Sahara de la fin du XIXe siècle aux années 1930 », In C. Zytnicki & H. Kazdaghli (eds.), Le Tourisme dans l’Empire Français, Politiques, pratiques et imaginaires (XIXe - XXe siècles), Paris, Publications de la Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, pp. 79-96.

BOUAOUINATE, A. (2009) – « Erg Chebbi (Maroc) : une dynamique touristique interrompue par une inondation au désert », Annales de Géographie, n° 667, pp. 332-343, URL : https://www.cairn.info/ revue-annales-de-geographie-2009-3-page-332.html

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 128

BOULAY, S. (2006) – « Le tourisme de désert en Adrar mauritanien : réseaux « translocaux », économie solidaire et changements sociaux », Autrepart, 2006/4, n° 40, pp. 63-79, URL : http:// www.cairn.info/revue-autrepart-2006-4-page-63.html

BOULAY, S. (2009) – « Culture nomade versus culture savante : naissance et vicissitudes d’un tourisme de désert en Adrar mauritanien », Cahiers d’études africaines, n° 193-194, pp. 95-122, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2009-1-page-95.html.

BOUJROUF, S. (2005) – « Tourisme et aménagement du territoire au Maroc : quels agencements ? », Téoros, vol. 24, n° 1, pp. 12-19. URL : http://journals.openedition.org/teoros/1490

BOUMEDINE, R.S. & al. (2003) – Le Sahara des cultures et des peuples. Vers une stratégie pour un développement durable du tourisme au Sahara dans une perspective d’élimination de la pauvreté, UNESCO, Paris, 82 p., [http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001330/133046f.pdf]

BRACHET, J. & SCHEELE, J. (2015) – « L’envers du tourisme au Sahara tchadien », Cahiers d’études africaines, n° 217, pp 107-131, URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes- africaines-2015-1-page-107.html

CAUVIN-VERNER, C. (2007) – Au désert. Une anthropologie du tourisme dans le Sud marocain, Paris, L’Harmattan, 317 p.

CAUVIN-VERNER, C. (2008) – « Les Hommes bleus du Sahara, ou l’autochtonie globalisée », Civilisations, n° 57, pp. 57-73, URL : http://journals.openedition.org/civilisations/1109

CHOPLIN, A. & ROULLIER, L. (2006) - « Tourisme et politique en Mauritanie ou comment (re)visiter le Sahara : l’exemple de l’Adrar mauritanien », Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 233, pp. 29-50, URL : http://journals.openedition.org/com/185

CSAO (2014) – Un atlas du Sahara-Sahel. Géographie, économie et insécurité, Paris, CSAO-OCDE, 252 p., URL : http://www.oecd.org/fr/csao/publications/un-atlas-du-sahara-sahel-9789264222335- fr.html

DAMBO, L. WAZIRI MATO M. & MOUTARI E. M. (2014) – « Insécurité et crises politiques généralisées », Revue de Géographie Alpine | Journal of Alpine Research, vol. 102, n° 1. URL : http:// journals.openedition.org/rga/2341

DERRIEN, F. (2015) – « Le tourisme au Soudan : une destination confidentielle ? », Tourisme & Territoires, vol. 4, pp. 5-68, URL : http://papyrus.uqtr.ca/ojs/index.php/tourter/article/view/85

DOUCEY, B. (dir.) (2006) – Le livre des déserts. Itinéraires scientifiques, littéraires et spirituels, Paris, R. Laffont, 1233 p.

DI LERNIA, S. (2005) – « Incoming Tourism, Outgoing Culture: Tourism, Development and Cultural Heritage in the Libyan Sahara », The Journal of North African Studies, vol. 10, n° 3-4, pp. 441–457.

DULUCQ, S. (2009) – « L’émergence du tourisme dans les territoires de l’Afrique tropicale française (années 1920-1950) », in C. Zytnicki & H. Kazdaghli (eds.), Le Tourisme dans l’Empire Français, Politiques, pratiques et imaginaires (XIXe - XXe siècles), Paris, Publications de la Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, pp. 61-72.

FREUND, M. (2017) – La lettre de Maurice Freund, Point Afrique Voyages, septembre 2017, URL : http://point-afrique.fr/wp-content/uploads/2017/09/lettre-maurice-freund-sept-2017.pdf

GAGNOL, L. & LANDEL, P.-A. (2016) – « Psammotourisme : le sable au désert comme expérience et ressource touristique spécifique (Merzouga, sud-est marocain) », Via@ Tourism review, n° 10, 26 p. http://journals.openedition.org/viatourism/1364

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 129

GRÉGOIRE, E. (2006) – « Tourisme culturel, engagement politique et actions humanitaires dans la région d’Agadès (Niger) », Autrepart, vol. 40, n° 4, pp. 95-111.

GRÉGOIRE, E. & SCHOLZE M. (2012) – « Identité, imaginaire et tourisme en pays touareg au Niger », Via@ Tourism review, n° 2, URL : http://www.viatourismreview.net/Article10.php

HOSNI, E. (2000) – Stratégie pour un développement durable du tourisme au Sahara, Paris, UNESCO, 71 p.

KEENAN, J. (2002) – “Tourism, development and conservation: a Saharan perspective”, in D.J. Mattingly, S. McLaren, E. Savage, Y. el-Fasatwi & K. Gadgood, Natural Resources and Cultural Heritage of the Libyan Desert, Proceedings of a Conference held in Libya, London, Society for Libyan Studies, 13 p.

KOHL, I. (2002) – « The Lure of the Sahara. Implications of Libya´s Desert-Tourism », The Journal of Libyan Studies, vol. 3, n° 2, pp. 56-69.

LANDEL, P.-A., GAGNOL, L. & OIRY-VARACCA, M. (2014) - « Ressources territoriales et destinations touristiques : des couples en devenir ? », Revue de Géographie Alpine | Journal of Alpine Research, vol. 102, n° 1, URL : http://journals.openedition.org/rga/2326

MINVIELLE, J.-P. SMIDA, M. & MAJDOUB, W. (coord.) (2007) – Tourisme saharien et développement durable. Enjeux et approches comparatives, Actes du colloque de Tozeur, université de Sousse, IRD, 649 p.

MINVIELLE, J.-P. & MINVIELLE, N. (2010) – « Le tourisme au Sahara : pratiques et responsabilités des acteurs », Management & Avenir, n° 33, pp. 187-203. URL : http://www.cairn.info/revue- management-et-avenir-2010-3-page-187.html

NGAR-ODJILO, M. (2017) – Le développement touristique en Afrique centrale. Une région aux marges du tourisme, Paris, L’Harmattan, 280 p.

PNUE (2006) – Tourisme et Déserts : guide pratique pour gérer les impacts environnementaux et sociaux du tourisme dans les déserts, Paris, Programme des Nations Unies pour l’Environnement, 43 p.

ROUX, M. (1996) – Le désert de sable, le Sahara dans l’imaginaire des Français, 1900-1994, Paris, L’Harmattan, 204 p.

SOUISSI, M. (2011) – « Le tourisme de circuit dans le Sahara tunisien : réalités et perspectives », Insaniyat, [En ligne], 51-52 | 2011. URL : http://journals;openedition.org/insaniyat/12811

ZYTNICKI, C. (2013) – « « Faire l’Algérie agréable ». Tourisme et colonisation en Algérie des années 1870 à 1962 », Le Mouvement Social, vol 1, n° 242, pp. 97-114.

NOTES

1. La traversée saharienne par son bord atlantique est aujourd'hui réalisable facilement en voiture ou en camping-car, du Maroc au Sénégal et inversement, malgré les tempêtes de sable, un bout de piste bordé de mines et jonché de carcasses de véhicules dans le no-mans land de Guerguerat (entre la Mauritanie et le Sahara occidental) et le bac pour traverser le fleuve Sénégal (le pont devrait être construit d’ici fin 2021). Dans l’axe central (Alger-Lagos), l’Algérie finance le bitumage des 223 kilomètres de pistes restantes entre In Guezzam et Arlit au Niger. 2. Pratique touristique liée au sable et aux dunes dans le désert. cf. infra pour définition plus précise. 3. Grossièrement, elles correspondent aux zones d’implantation des populations nomades ou oasiennes dans le sud-est marocain (Tafilalet, Draa), le sud-algérien (Ahaggar, Tassili n Ajjer), le sud-tunisien (Jérid, Nefzaoua), l'ouest égyptien (Siwa, désert blanc), le sud-ouest libyen

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 130

(Ghadamès, Ghat, Akakus), la Mauritanie (Adrar, Tagant, Arguin), le Mali (Tombouctou, Gao, Adrar des Ifoghas), le Niger (Aïr-Ténéré, Agadez) et le Tchad (Ennedi, Borkou et Tibesti). Mis à part les abords du Nil en Nubie, on peut considérer que le Sahara soudanais est en dehors des circuits touristiques [Derrien 2015]. 4. Dérivé du terme français « chômeur », il s’agit de jeunes touaregs maliens et nigériens qui s’exilèrent pour trouver un emploi, parfois dans le secteur du tourisme dans le sud-algérien et libyen [Kohl 2002]. 5. La région de Tamanghasset (Ahaggar) reste en pratique quasi fermée car les visas ne sont que très peu délivrés. 6. Le coût du visa touristique a été baissé de 120 à 40 euros en janvier 2017 et depuis 2010 un festival annuel et tournant des villes anciennes a été lancé. 7. De même que le nomadisme est résiduel aujourd’hui au Sahara, dont les habitants sont en majorité citadins, les ergs représentent moins de 15 % des formes de relief, composés surtout de regs. 8. Au Niger avec la cure salée à In Gall, la fête de l’Aïr à Iférouane, la fête des bergères près de Timia [Adamou & Morel 2005], au Mali le festival au désert près de Tombouctou, le festival Tamadacht, celui d’Essouk, de Gossi.. ; en Algérie comme la Sebeiba à Djanet, le festival de l’imzad, etc. 9. L’emblématique croix d’Agadez en argent est revendue aujourd'hui dans le monde entier, tout comme la musique touarègue est reconnue internationalement, devenant des produits culturels globalisés.

RÉSUMÉS

Ce texte propose une synthèse inédite à l’échelle du Sahara de la trajectoire touristique des régions des États maghrébins et sahéliens. A l’heure de la fermeture au tourisme international de la majorité des destinations touristiques sahariennes et de sa traversée, il est envisagé la marginalité et les aléas de cette activité en raison notamment des insécurités mais aussi de ses spécificités. Les cas des parties sahariennes du Maroc, du Niger et du Tchad sont particulièrement mobilisés dans la deuxième partie qui abordera les liens complexes entre tourisme, identité et rébellion, ainsi que l’émergence d’un psammotourisme de masse porté par le tourisme interne.

This text proposes an unprecedented synthesis on the scale of the Sahara of the tourist trajectory of the Saharan regions of the Maghreb and Sahelian states. At a time of closure to international tourism of most Saharan tourist destinations and to its crossing, it examines the marginality and hazards of tourist activity due in particular to insecurities but also of its specificities. The cases of the Saharan parts of Morocco, Niger and Chad are particularly mobilized in the second part of the paper, which addresses the complex links between tourism, identity and rebellion, as well as the emergence of a mass psammotourism fed by domestic tourism.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 131

INDEX

Mots-clés : tourisme, Sahara, insécurités, ressources, identité, géopolitique Keywords : Tourism, Sahara, Insecurities, Resources, Identity, Geopolitics

AUTEUR

LAURENT GAGNOL Maître de conférences à l’université d’Artois, EA 2468 Discontinuités. 9 rue du temple, 62000 Arras – Courriel : laurent.gagnol[at]univ-artois.fr

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 132

Du kif au haschich : évolution de l’industrie du cannabis au Maroc From kif to hashish. the evolution of the cannabis industry in Morocco

Pierre-Arnaud Chouvy

1 Le Maroc est depuis des années l’un des tous premiers producteurs et exportateurs de haschich1 au monde, officiellement après l’Afghanistan et probablement avant le Liban, l’Inde et le Népal, les autres producteurs mondiaux dont les productions sont toutefois peu étudiées et très mal connues2 [Labrousse & Romero 2001, ONUDC 2010, p. 184, Chouvy 2016]. Il recèlerait aussi probablement, et assez logiquement, parmi les plus importantes superficies mondiales de cannabis. Mais si le Maroc est indéniablement l’un des tous premiers producteurs de haschich au monde, il est aussi incontestablement le dernier de la région méditerranéenne. En effet, la prohibition mondiale et, parfois, les guerres, ont eu raison des productions grecque, égyptienne et syrienne. L’Albanie, quant à elle, est récemment devenue un producteur de cannabis d’importance. La production marocaine de haschich s’est, elle, développée en partie en conséquence de l’émergence du royaume chérifien en tant que destination privilégiée des hippies dans les années 1960, de la guerre du Liban (1975-1990), mais aussi du contexte nationaliste rifain, le Rif étant la région du nord du Maroc où la culture du cannabis est confinée depuis 1954. Ayant débuté au milieu ou à la fin des années 1960, la production marocaine de haschich n’aurait atteint son pic de production, notamment selon les enquêtes menées par l’ONUDC, qu’en 2003, lorsque quelque 3 070 tonnes de résines auraient été récoltées sur 134 000 hectares (1,48 % des terres cultivables du pays) [ONUDC 2003, p. 5].

2 Certes, depuis, les cultures de cannabis ont baissé, d’abord jusqu’à 72 500 hectares (en fait, la surface potentiellement récoltée, après éradication forcée de 15 160 hectares par les autorités marocaines) en 2005 (1 066 tonnes de haschich), date de la dernière enquête3 menée par les Nations unies [ONUDC 2007, p. 106], puis, selon des estimations marocaines unilatérales cette fois, jusqu’à 47 500 ha en 2010, en 2011, en 2012 et en 2013 (on ne manquera pas de noter la surprenante constance du nombre quatre années durant) [ONUDC 2003, p. 16, ONUDC 2015, p. 277]. La chute supposée de la production

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 133

(de 3 080 tonnes à 760 tonnes, soit - 75 %) a officiellement accompagné celle des superficies cultivées (là aussi, - 75 % entre 2003 et 2010-2013). Mais si les superficies cultivées en cannabis ont bel et bien baissé au Maroc, il est plus difficile, sinon impossible, de confirmer l’importance de cette réduction [Afsahi & Chouvy 2015]. Et il est plus que probable que la production de haschich, extrapolée de façon mécanique sur la base des superficies cultivées (elles-mêmes estimées sans que l’on sache comment), soit largement sous-estimée, ainsi que le laisse penser la faible baisse des volumes saisis internationalement [EMCDDA 2012].

3 Quoi qu’il en soit, le cannabis occupe toujours de vastes superficies dans le Rif, au vu et au su de tous, alors même que le contexte marocain diffère grandement de celui des productions illégales afghane d’opium et de coca en Colombie : en effet, aucun conflit armé n’y remet en question le contrôle politico-territorial de la monarchie chérifienne et ne permet donc d’expliquer que de telles superficies y soient consacrées, qui plus est de façon aussi ouverte, à une production agricole illégale. La culture illégale du cannabis procède donc en grande partie du statu quo qui, déjà avant l’accès à l’indépendance marocaine, existe entre l’État et les villages du Rif, sa tolérance par les autorités constituant une alternative au sous-développement d’une part et une garantie de paix sociale et politique d’autre part [Chouvy & Laniel 2006, Chouvy 2008, 2014]. Le Maroc a vu la culture du cannabis et la production de haschich se développer à l’échelle commerciale (monoculture de rente) surtout depuis les années 1980 malgré leur illégalité et le fait que le pays soit signataire des diverses conventions des Nations unies sur les stupéfiants et les substances psychotropes (1961, 1971, 1988) et de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (2000). Étant illégales, les cultures marocaines de cannabis se limitent toutefois plus ou moins, en fonction des extensions ou des contractions qu’elles connaissent au fil des ans, au gré des aléas climatiques, des campagnes d’éradication forcée, de la corruption et de la tolérance étatique, à la région septentrionale et montagneuse du Rif qui borde la Méditerranée depuis Tanger, à l’ouest, jusqu’à l’oued Moulouya et la frontière algérienne, à l’est [Chouvy 2008].

4 C’est en rappelant d’abord rapidement les héritages historiques coloniaux et postcoloniaux complexes du Rif que l’on pourra ensuite évoquer la façon dont le contexte socio-économique et politique (pauvreté, isolement, corruption, etc.) de la région y a permis le développement plus ou moins localisé (selon les époques) des cultures illégales de cannabis. Nous le verrons, l’économie du cannabis persiste dans le Rif depuis plusieurs décennies en ayant résisté à des politiques et des programmes antidrogue inefficaces voire contre-productifs. Un temps confronté à une crise du haschich sur le marché européen et à la réduction des superficies cultivées après 2005, l’économie marocaine du cannabis connaît depuis 2010 un processus de modernisation largement ignoré, tant par les autorités marocaines que par les instances internationales, processus qui n’est pas sans soulever de nouvelles questions relatives aux équilibres écologique et socio-politique d’une région fragile à divers égards.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 134

Figure 1 –Culture du cannabis dans les provinces du Nord du Maroc en 2004 (par communes)

Carte montrant l’étendue quasi maximale probable des cultures de cannabis. Les données n’ont depuis pas été mises à jour, le retrait de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime du Maroc n’ayant pas permis de mener de nouvelles enquêtes de terrain. Les cultures ont depuis disparu de la province de Larache, à l’ouest, et sont concentrées dans la zone historique de culture du cannabis, dans les provinces de Chefchaouen, d’Al Hoceima et de Taounate (observations faites à plusieurs occasions par l’auteur entre 2003 et 2017). Source : United Nation Office on Drug and Crime (UNODC) : enquête sur le cannabis, 2004. carte extradite du rapport, modifiée et complétée (Pierre Arnaud Chouvy, 2006)

1. Le contexte géographique et historique

5 Relativement isolé du reste du Maroc, en raison de son relief montagneux, de son ancienne appartenance au Protectorat espagnol (1912-1956), et de son très faible niveau de développement et d’équipement, le Rif a longtemps été une « zone-barrière… assez fortement peuplée de montagnards sédentaires, à la recherche de ressources d’appoint » [Troin 2002, p. 327]. Marquée par le nationalisme historique des Rifains, la région a traditionnellement fait l’objet d’une politique étatique conciliante, voire d’un abandon économique certain, qui expliquent en partie la tolérance étatique visant la culture illégale du cannabis [Chouvy 2008].

6 Pour comprendre l’émergence de la culture du cannabis et de la production de haschich au Maroc, il importe de revenir sur l’histoire tumultueuse de la région du Rif et la façon dont elle est devenue l’aire de production exclusive du pays. La plante aurait fait son apparition au Maghreb au VIIe siècle de notre ère lors des invasions arabes, avant que sa culture ne s’implante autour de Ketama, dans le pays sanhaja, au cœur du Rif, au XVe siècle. Ce n’est que bien plus tard, au XIXe siècle, que le sultan Moulay Hassan 1 er (1873-1894) autorise officiellement la culture du cannabis pour la consommation locale dans cinq douars, ou villages, des tribus des Ketama, des Beni Seddate et des Beni

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 135

Khaled, vraisemblablement pour contribuer à la pacification de la région [Labrousse & Romero 2001, Chouvy 2008].

7 Après la division de l’Empire marocain en deux protectorats par la France et l’Espagne, cette dernière, dont le Protectorat englobe le Rif, autorise la culture du cannabis à quelques tribus : le contrôle des Rifains, dont « la faculté de résistance à toute influence extérieure est immense », impliquant en effet certaines concessions [Daoud 1999, p. 27]. En 1920, Mohammed ben Abdelkrim el Khattabi, l’Émir du Rif, ce « Vercingétorix berbère »4, selon la formule de Robert Montagne, sociologue officier des Affaires indigènes, unifie les tribus berbères du Rif dans leur résistance à la domination espagnole, défait l’armée espagnole et instaure la République du Rif (1923-1926) dans l’optique de créer un État fort apte à moderniser le Rif. Il fut le seul à avoir jamais réussi à interdire la culture et la consommation du cannabis dans le Rif, pratiques selon lui contraires (haram) aux principes de l’Islam. De fait, dès 1926 et le rétablissement du pouvoir espagnol dans le Rif, une nouvelle zone de tolérance du cannabis s’étend au nord de Fès, autour de Ketama, afin de permettre l’adaptation des tribus à l’ordre nouvellement instauré. Cette zone fut immédiatement réduite pour finir par être officiellement abolie en 1929, mais la production n’en continua pas moins à des niveaux élevés [Benabud 1957].

8 Quant au Protectorat français, la culture du cannabis développée dans le sud du pays y fut progressivement proscrite, la France ayant signé, lors de la Conférence de Genève (1925), organisée par la Ligue des nations, la Convention internationale sur l’opium qui concernait aussi bien le pavot et la coca que le cannabis. En 1932, la culture du cannabis fut donc officiellement interdite par un dahir, ou décret royal. N’étaient plus autorisées que les cultures entreprises pour la Régie des tabacs et du kif autour de Kenitra, dans le Gharb, et de Marrakech, dans le Haouz. La Régie, une société multinationale de capital principalement français, bénéficiait en effet de l’extraterritorialité de la zone internationale du port de Tanger, où elle était fort commodément basée, et la culture du cannabis en zone française dura donc jusqu’à son interdiction en 1954. C’est ensuite, en accédant à l’indépendance, en 1956, que le Maroc étendit la prohibition à la zone espagnole et provoqua un vif mécontentement au cœur du Rif, contraignant le roi Mohammed V à se résigner à tolérer la culture du cannabis dans les cinq douars historiques des Ketama, des Beni Seddate et des Beni Khaled [Chouvy 2008].

9 La culture du cannabis, désormais solidement implantée dans le Rif, est en partie héritée de la longue et complexe histoire de la région, faite de violence, de rivalités, de tolérance et de contestation. En dépit de son illégalité, la culture du cannabis a donc subsisté et a même connu un réel développement dans le Rif, et ce surtout sous les règnes de Hassan II (1961-1999) et de Mohammed VI (depuis 1999). La « guerre contre la drogue » que Hassan II déclara en septembre 1992 n’y changea d’ailleurs rien, ainsi que la première enquête des Nations unies l’a montré en 2003 en confirmant l’importance de la production marocaine de haschich et en montrant aussi implicitement que les politiques visant à interdire la production, à engager des poursuites judiciaires, et à promouvoir un développement économique dans le Rif avaient échoué en laissant les superficies cultivées en cannabis se développer [Chouvy 2008].

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 136

2. Contexte socio-économique actuel

10 La culture du cannabis ne s’est toutefois réellement développée que récemment au Maroc. En effet, jusqu’aux années 1980, les cultures étaient peu étendues et restaient limitées géographiquement : moins de 10 000 hectares auraient été cultivés annuellement, au cœur du Rif, au cours de la décennie 1970 [Anegay 2001 ; Clarke 1998]. Plusieurs facteurs auraient ensuite joué dans l’augmentation des cultures, lors des années 1980, parmi lesquels la crise économique prolongée du Rif (développement humain faible du Maroc et plus encore du Rif), le développement insuffisant de la modernisation et de la mécanisation de l’agriculture, en partie due à un isolement géographique qu’elle accentuait, et l’incapacité des opportunités d’émigration à compenser la crise [Labrousse & Romero 2001].

11 Mais l’augmentation de la demande européenne de haschich qui s’est déclarée au cours des années 1960 et, surtout, 1970, a vraisemblablement joué un rôle non négligeable dans l’accroissement des superficies cultivées en cannabis et dans le développement de l’industrie du haschich marocain. C’est en tout cas la demande européenne qui a transformé l’industrie traditionnelle du kif, une mixture composée de deux tiers d’herbe de cannabis et d’un tiers de tabac noir, en celle, plus moderne, du haschich (fumé, lui, mélangé avec du tabac blond). En devenant, dès les années 1960, l’une des destinations privilégiées des hippies, le Maroc a vu de fait sa production de kif évoluer vers celle de haschich. Les fumeurs de haschich européens avaient jusqu’alors principalement accès à des résines du Proche-Orient et d’Asie : haschichs libanais, turc, afghan, pakistanais, indien, népalais [Clarke 1998].

12 Le Rif, et plus largement, le Maroc, ont donc su réagir à une demande européenne croissante, certes, mais l’ont aussi vraisemblablement stimulée par le biais d’une offre régulièrement accrue. Ce faisant, le développement de la culture du cannabis dans le Rif permettait aussi de pallier certaines contraintes économiques et écologiques de la région. Le Rif est en effet l’une des régions du Maroc les moins propices à l’agriculture. Le relief y est accidenté, les pentes y sont fortes et les sols pauvres. Les précipitations, elles, y sont très irrégulières et très peu compensées par un développement très limité de l’irrigation [Fay 1979, Gaucher 2006].

13 La conjonction de ces paramètres a laissé le Rif central, fortement rural, et sa population, en marge du développement économique que connaît par exemple la façade atlantique du pays et surtout la région de Tanger. Même la manne touristique dont bénéficie le Maroc a longtemps fait défaut au Rif qui reste largement, et malgré son fort potentiel, à l’écart des circuits des villes impériales, de l’Atlas et du désert. Il faut cependant excepter le tourisme balnéaire marocain (Mdiq Fnideq, Oued Laou, Al Hoceima) et le tourisme rural international à Chefchaouen. Facteur aggravant du sous- développement rifain, la densité et la croissance démographiques y sont très fortes, parmi les plus élevées du Maroc : en moyenne, la région compte trois fois plus d’habitants au kilomètre carré (124) que le reste du pays (37). L’accroissement de la pression foncière dans certaines régions centrales du Rif et le manque d’opportunités économiques rendent alors le développement de la production de cannabis d’autant plus incontournable que les autres cultures de rente sont peu ou pas développées [ONUDC 2003 p. 5, Chouvy 2008].

14 De fait, l’enquête menée par les Nations unies en 2003 n’a pas seulement révélé l’étendue des cultures de cannabis dans le Rif mais aussi l’importance que celles-ci

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 137

représentent pour la population. Ce sont ainsi 96 000 familles, soit 800 000 personnes, qui auraient été impliquées dans la production de haschich en 2003 : c’est-à-dire 66 % des familles paysannes de la région du Rif enquêtée, 6,5 % de celles du Maroc tout entier, ou encore 2,5 % de la population marocaine [ONUDC 2003, p. 5]. Mais, en moyenne, le cannabis ne génère pas plus de la moitié des revenus bruts des paysans engagés dans sa culture (les revenus nets du cannabis ne sont hélas pas connus). En effet, à l’instar des paysans de la coca ou de l’opium, en Amérique du Sud et en Asie, et malgré le fait que la culture du cannabis diffère grandement de celles de la coca et du pavot, la paysannerie marocaine du cannabis ne s’enrichit que très rarement [Chouvy 2010].

15 L’économie du cannabis a jusqu’à présent largement contribué à la fixation de la population dans la région mais aussi à la modération de son ressentiment tant économique que politique. Mais l’extension des cultures s’est faite à un rythme croissant, affectant plusieurs zones de cultures (dont, un temps, la province de Larache), bien au-delà des centres historiques de production de Bab Berred et de Ketama. Si, dans les nouvelles zones de cultures, certains produisent du cannabis afin de pallier des revenus autrement trop faibles, d’autres le font en faisant preuve d’opportunisme économique et au détriment des cultures traditionnelles légales et de l’environnement, ce qui mène inévitablement à une situation écologique, économique et politique délicate [Chouvy 2008]. De fait, le peu de terres arables disponibles et l’accroissement de la pression démographique ont comme conséquence le développement rapide des superficies cultivées en cannabis au détriment des forêts du Rif [Grovel 1996].

16 Dans une région à la croissance démographique très faible et à l’économie très peu développée, l’économie du cannabis représente un exutoire, notamment à travers les besoins importants en main-d’œuvre saisonnière que cette activité agricole intensive implique. La région, qui a connu une crise du haschich depuis le début des années 1990 (production de mauvaise qualité à la très mauvaise réputation en Europe) a même récemment connu un regain d’attractivité de sa production et de son économie illégales. Le retour au pays de Rifains émigrés frappés par la crise financière de 2008 (notamment en Espagne) a en effet coïncidé avec le récent renouveau de la culture du cannabis (variétés à hauts rendements) et de la production de haschich (résines plus puissantes et de meilleure qualité) dans le Rif, la modernisation de l’industrie mondiale du cannabis ayant diffusé depuis les États-Unis et l’Europe (Pays-Bas et Espagne) jusqu’au Maroc où nombre d’acteurs économiques européens sont impliqués de façon croissante [Afsahi & Chouvy 2015]. Si ce regain de production tombe à point nommé pour les cannabiculteurs rifains qui n’écoulaient plus que difficilement leur production, il menace aussi de remettre en question le fragile équilibre du mode de production rifain. La culture du cannabis, véritable alternative au développement et à l’incapacité de l’activité agro-pastorale à satisfaire les exigences de nombre de familles rurales, a en effet atteint en toute vraisemblance les limites démographiques, économiques et écologiques qui sont les siennes. La surexploitation du milieu présente un sérieux risque de crise écologique et ce d’autant plus que la culture croissante de variétés hybrides de cannabis très gourmandes en eau fait peser une menace accrue sur les nappes aquifères de la région (accroissement des terres irriguées, particulièrement autour de Bab Berred). Dans le contexte essentiellement agricole du Rif, le futur de la monoculture du cannabis conditionne à n’en pas douter celui de la région en la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 138

menaçant de grave crise économique et sociale, ou même politique [Afsahi & Chouvy 2015].

3. L’échec des programmes de développement face au cannabis

17 Entre 2003 et 2005, la publication des rapports de l’ONUDC a rendu indéniables l’importance de la production marocaine de haschich et, surtout, l’étendue des cultures de cannabis, étendue qui témoigne du peu d’emprise politico-territoriale de l’État. Dans le Rif, le cannabis est depuis longtemps devenu une alternative au développement et à l’action territoriale de l’État [Chouvy & Laniel 2006]. Les projets de développement engagés dans le nord du Maroc, et notamment dans le Rif lors du règne de Hassan II, n’ont à l’évidence pas suffi à endiguer l’extension des cultures de cannabis dans le Rif, bien au contraire.

18 Ainsi, le projet de Développement Économique et Rural du Rif Occidental (DERRO), initié en 1965 (ONU / FAO) en tant que « premier projet intégré mené en zone de montagne depuis l’indépendance » (lutte contre l’érosion, élévation du niveau de vie, réduction de l’émigration à travers la mise en place d’infrastructures de base pour sortir le Rif de l’isolement et assurer les bases de son développement économique et social), a eu des résultats extrêmement mitigés, sinon contre-productifs [Boujrouf 1996, p. 46]. Bien plus tard, en 1996, était créée l’« Agence pour la promotion et le développement du Nord » (APDN), initialement pour mettre en place des programmes de substitution à la culture du cannabis en réponse aux pressions internationales et particulièrement européennes. L’APDN, qui participa aux enquêtes de l’ONUDC dans le Rif (2003-2005), œuvre désormais à améliorer l’accès routier aux territoires du nord et à optimiser l’exploitation de leurs ressources naturelles et de leurs systèmes productifs. Plus de vingt ans après sa création et malgré des réalisations notables en termes de développement régional, l’impact de l’APDN sur la réduction des superficies cultivées en cannabis et de la production de haschich est délicat sinon impossible à évaluer, les données marocaines les plus récentes en la matière prêtant à controverse (la problématique du cannabis n’est de toute façon que rarement abordée dans les documents de l’APDN).

19 En montant sur le trône en juillet 1999, Mohammed VI a quant à lui initié un changement dans les relations que le pouvoir central entretient avec le Rif et les Rifains, changement intégré dans un processus de transition démocratique et de réconciliation engagé à l’échelle nationale. Ainsi, le processus de réconciliation nationale qui a été lancé en 2004 dans le cadre de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) a permis de reconnaître officiellement l’arbitraire de l’État en général et notamment les violences qu’il a perpétrées lors de la répression par Hassan II des révoltes rifaines de 1958-1959 et de 1984. L’IER a ainsi « préconisé… l’adoption et le soutien de nombreux programmes de développement socio-économique et culturel en faveur de plusieurs régions et groupes de victimes » dans le cadre de la réparation communautaire, notamment dans le Rif « dont la marginalisation et l’isolement étaient, selon le sentiment des citoyens, liés aux violations commises par le passé »5.

20 La même année, à la suite du séisme qui a frappé la région de Al Hoceima (24 février 2004), Mohammed VI s’est rendu à plusieurs occasions dans le Rif et a déclaré dans la

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 139

ville sinistrée qu’il ordonnait au gouvernement d’élaborer « un plan de développement structurel intégré, à moyen et à long termes, pour la mise à niveau de la province d’Al Hoceima et le développement de la région du Rif », et ce afin de « faire de la région du Rif… un pôle de développement urbain et rural dans la Région Nord, parfaitement intégré dans le tissu économique national »6.

21 Enfin, en 2005, le monarque lançait l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) afin de combler le retard affiché par le Maroc dans la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement désignés par les Nations unies et donc afin d’œuvrer à « la mise à niveau de catégories de la population et certains territoires plus touchés par la pauvreté que d’autres »7. Diverses actions ont été engagées dans le nord du Maroc et notamment dans le Rif : développement du port de Tanger (zone franche) [Mareï 2012], désenclavement du Rif central (rocade méditerranéenne et ses pénétrantes) et amélioration des axes routiers, développement rural (reboisement, arboriculture, petite et moyenne hydraulique, cultures alternatives, etc.), électrification des zones rurales, maintien et, ou, développement du tourisme.

22 Toujours est-il qu’à la fin de la décennie 2010 les cultures de cannabis sont certes moins étendues qu’elles ne l’étaient au début des années 2000, mais elles couvrent toutefois encore au moins 45 000 hectares dans les provinces de Chefchaouen, Al Hoceima et Taounate, où une importante modernisation des techniques agricoles est en cours (variétés à hauts rendements et féminisées, irrigation, plantations en rangs, techniques modernes et variées de production). Ce maintien de l’économie du cannabis dans la région témoigne ainsi au moins dans une certaine mesure des échecs des projets de développement menés depuis des décennies dans le Rif, que ceux-ci aient été trop peu nombreux, sous financés, mal conçus, mal coordonnés, ou encore limités dans leur impact par divers blocages institutionnels et administratifs. Enfin, l’importance de la corruption et de la tolérance a sans aucun doute permis sinon encouragé le développement d’une culture aussi rentable que celle du cannabis dans une région aussi pauvre et enclavée que celle du Rif où la faiblesse de l’emploi salarié privé (en dehors des zones industrielles liées au port de Tanger-Med) limite considérablement les alternatives économiques, même si la pauvreté a largement diminué au cours des dernières décennies. Certes, des actions répressives ponctuelles ont souvent été menées avec plus ou moins de virulence et donc de violence (éradication forcée, mécanique, mais aussi, à au moins une occasion, chimique : le 29 juin 2010 à Boulizem, non loin de Chefchaouen, où les cultures de cannabis ont été éradiquées par épandage aérien d’herbicide8). Mais ces actions ne sont pas seulement violentes et, dans le cas des épandages aériens, destructrices aussi des cultures vivrières (lesquelles sont concurrencées par celles des périmètres irrigués du Gharb et du Saïss) ; elles sont dans leur immense majorité contre-productives dès lors qu’elles accroissent la pauvreté et inégalités locales qui sont justement l’une des causes premières du recours à la culture du cannabis [Chouvy 2010].

23 Mais les rares actions d’éradication forcée ont connu un coup d’arrêt après les Printemps arabes (2010-2012), ces contestations populaires qui ont bouleversé les régimes politiques et les sociétés de certains pays arabes et qui ont donné lieu au Mouvement du 20 Février (à la suite de la contestation du 20 février 2011) au Maroc. Si ce mouvement marocain a depuis disparu (notamment grâce à l’adoption d’une nouvelle constitution), le Rif, lui, a connu à partir d’octobre 2016 de graves troubles sociaux (Mouvement populaire du Rif, Hirak Rif en arabe, Anhezi n Arrif en tamazight)

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 140

provoqués par les revendications sociales, politiques et économiques longtemps émises par les Rifains mais jamais ou peu suivies d’effets. Autant de mouvements de contestation, donc, qui témoignent des longues frustrations des Rifains face au sous- développement économique et au manque d’équipements et d’infrastructures qui continuent, en 2018 encore, de caractériser le Rif.

24 Dans le même, temps, c’est-à-dire depuis le début des années 2010, le Rif a vu son industrie du haschich se transformer progressivement à travers la modernisation de la culture du cannabis (introduction massive de variétés à haut rendement puis adoption de techniques modernes d’irrigation, de semis sous serres et de cultures en rang) et celle de la production de haschich et d’autres dérivés, plus modernes, du cannabis (butane hash oil, Ice-O-Lator hash, rosin, etc., grâce à l’adoption de procès et outils plus modernes). Mais aucune estimation officielle ni aucun programme de développement (pas même le Plan Maroc Vert dont les financements sont gérés notamment par l’Agence française de développement) n’a jusqu’à maintenant pris en compte la substitution à grande échelle de variétés de cannabis à haut rendement à la variété marocaine traditionnelle (le kif) alors que ces nouvelles variétés ont des rendements jusqu’à trois fois supérieurs (2 % en moyenne pour le kif et jusqu’à 7 % pour la khardala, la variété hybride la plus cultivée en 2013) [Chouvy & Afsahi 2014, et en français : Afsahi & Chouvy 2015].

25 La modernisation rapide et généralisée à laquelle on assiste désormais dans le Rif explique certes l’incohérence qui existe depuis des années maintenant entre la production estimée de haschich et les volumes des saisies internationales. La substitution d’hybrides au kif peut en effet expliquer pourquoi la production de haschich marocain aurait moins baissé que ce que les estimations extrapolées avancent, alors que les superficies cultivées ont, elles, bel et bien été réduites. Le recours aux variétés hybrides explique aussi la hausse rapide et importante du taux moyen de THC (tétrahydrocannabinol) de la résine marocaine, telle qu’observée sur les saisies dans divers pays de l’Union européenne [Chouvy & Afsahi, 2014, Dujourdy & Besacier, 2017].

26 C’est d’ailleurs la hausse importante des taux de THC des résines de cannabis saisies dans l’Union européenne, et notamment en France, qui indique depuis plusieurs années maintenant que la production marocaine de haschich est sujette à certaines transformations restées inexpliquées jusqu’en 2014 [Chouvy & Afsahi 2014, et, en français : Afsahi & Chouvy 2015]. En effet, l’analyse d’une partie des échantillons saisis en France a montré une augmentation des taux de THC moyens de 8 % lors des années 1980 et 1990 à 10 % en 2007, 12 % en 2011, 16 % en 2012 et plus de 17 % en 2013 (maximum de 39 % relevé en France) [Afsahi & Chouvy 2014 ; Dujourdy & Besacier 2017]. En outre, d’après les données rendues publiques par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT ou EMCDDA en anglais), les taux de THC de la résine de cannabis saisie ont aussi augmenté dans d’autres pays de l’Union européenne, et notamment en Espagne et aux Pays-Bas (respectivement 15 et 16 % en 2011)9. Bien que le rapport mondial de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime de 2011 ait bien noté cette hausse des taux de THC dans certains pays, en 2018 aucune conclusion ou même hypothèse n’a toujours été émise par l’agence onusienne.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 141

4. Le cannabis, défi écologique et socio-économique pour le Maroc

27 Mais la modernisation en cours interroge aussi dès lors qu’elle change considérablement la donne économique d’une industrie du haschich dont les coûts et les bénéfices sont en train d’être profondément modifiés à l’insu de la plupart des observateurs et des décideurs. Ces données économiques ont certes toujours été mal connues (coûts de production inconnus, notamment), même lorsque le haschich marocain était produit de façon traditionnelle à partir de la variété locale de cannabis, cultivée presque exclusivement en agriculture pluviale. Mais l’adoption de nouvelles variétés à hauts rendements, coûteuses en semences importées (depuis les Pays-Bas et désormais surtout l’Espagne) et en équipement d’irrigation (puits, réservoirs, systèmes de goutte à goutte, etc.), a des impacts insoupçonnés sur la rentabilité d’une industrie que la baisse de la qualité locale (haschich de mauvaise qualité depuis les années 1990) et la compétition internationale (dépénalisations et légalisations partielles en Europe depuis les années 2000 et surtout 2010) menaçaient de façon croissante [Clarke 1998, Chouvy & Afsahi 2014].

28 Au-delà de l’impact environnemental que l’adoption de variétés de cannabis fortes consommatrices d’eau (puisée sans aucune régulation dans les nappes phréatiques de la région) aura à court ou moyen terme dans le Rif (d’autant que le kif, résistant lui bien au stress hydrique, est en voie d’hybridation et donc de disparition), c’est la pertinence de modèles de développement économique destinés à trouver des substituts à l’économie du cannabis qui pose désormais question. Comment, en effet, concurrencer une économie dont on ne connaît pas les évolutions les plus récentes et donc les bénéfices nets pour la paysannerie régionale ? Dans quelle mesure des programmes de développements censés proposer des substituts à une économie du cannabis en crise restent-ils pertinents dans le contexte, insoupçonné, d’une industrie du haschich en plein renouveau ?

29 En fin de compte, la culture du cannabis au Maroc est l’héritière d’un long et complexe héritage qui ne peut être ignoré par qui veut apporter quelque solution que ce soit à la situation, qu’il s’agisse d’un maintien de la prohibition, rendu viable par une politique de développement adaptée, ou de la légalisation du cannabis comme issue partielle au sous-développement régional. En effet, la culture illégale du cannabis procède en grande partie du statu quo [Afsahi 2005] qui, depuis l’accès à l’indépendance marocaine (1956), existe entre l’État et les villages du Rif, sa tolérance par les autorités constituant une alternative à un sous-développement (surtout dans le Rif central) contre lequel elles n’agissent pas ou pas assez, d’une part, et une garantie de paix sociale et politique d’autre part, elle aussi de plus en plus souvent et de plus en plus sérieusement menacée. On peut certes raisonnablement estimer que le cannabis a permis de stabiliser l’économie d’une région en marge du développement national [Chouvy & Laniel 2006, Chouvy 2008].

30 Cependant, les montagnes et vallées rifaines restent confrontées, de façon croissante, à la grande fragilité de leur équilibre écologique, à la perte des savoir-faire agricoles traditionnels et à la pression internationale qui demande, même discrètement en ce qui concerne le Maroc (intérêts commerciaux et stratégiques occidentaux obligent), la suppression pure et simple d’une économie du cannabis qui reste l’activité économique principale d’une des régions les plus pauvres et instables du Maroc. Le défi du cannabis

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 142

au Maroc est donc celui du développement économique durable d’une des régions les plus pauvres du pays dont la stabilité socio-économique est régulièrement menacée.

BIBLIOGRAPHIE

AFSAHI, K. (2005) – « Maroc : la culture du cannabis, garante d’un statu-quo ou bombe à retardement ? », Intervention au colloque « Production de drogue et stabilité des États », SGDN- CERI, Paris.

AFSAHI, K. & CHOUVY, P.-A. (2015) – « Le haschich marocain, du kif aux hybrides », Drogues, enjeux internationaux, Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), n° 8, 8 p., https:// www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/efdxkav2.pdf

ANEGAY, K. (2001) – Introduction et développement des cultures alternatives dans le Rif marocain (phase II). Rabat : Agence de promotion et de développement du Nord (APDN).

BENABUD, A. (1957) – « Psycho-pathological aspects of the cannabis situation in Morocco: Statistical data for 1956”, Bulletin of Narcotics, 4, Vienne, Nations unies.

CHOUVY, P.-A. (2008) – « Production de cannabis et de haschich au Maroc : contexte et enjeux », L’Espace Politique [En ligne], vol. 4 | 2008-1, mis en ligne le 07 mars 2007, consulté le 08 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/59 ; DOI : 10.4000/espacepolitique.59

CHOUVY, P.-A. (2014) – « Contrôle politico-territorial et culture illégale de plantes à drogue », Annales de Géographie, n° 700, pp. 1359-1380.

CHOUVY, P.-A. (2016) – « The Supply of Hashish to Europe », Background paper, Commissioned by the EMCDDA for the 2016 EU Drug Markets Report, Lisbonne, European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction (EMCDDA), 17 p.

CHOUVY, P.-A. & AFSAHI, K. (2014) – « Hashish Revival in Morocco », International Journal of Drug Policy, vol. 25, n° 3, pp. 416-423.

CHOUVY, P.-A. & LANIEL, L. (2006) – « Production agricole de drogues illicites et conflictualités intra-étatiques : dimensions économiques et stratégiques », Les Cahiers de la sécurité, Institut national des hautes études de sécurité (Inhes), pp. 223-253.

CHOUVY, P.-A. (2010) – Opium. Uncovering the Politics of the Poppy, Cambridge: Harvard University Press, 256 p.

CLARKE, R.C. (1998) – Hashish!, Los Angeles, Red Eye Press, 387 p.

DAOUD, Z. (1999) – Abdelkrim. Une épopée d’or et de sang, Paris, Séguier, 457 p.

DUJOURDY, L. & BESACIER, F. (2017) – « A study of cannabis potency in France over a 25 years period (1992–2016) », Forensic Science International, vol. 272, pp. 72-80.

EMCDDA (European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction). (2012) - Cannabis production and markets in Europe, EMCDDA Insights Series n° 12, Luxembourg, Publications Office of the European Union, 268 p. http://www.emcdda.europa.eu/publications/insights/cannabis- market_en

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 143

FAY, G. (1979) – « L’évolution d’une paysannerie montagnarde : les Jbalas Sud-Rifains », Méditerranée, vol. 35, n° 1, pp. 81-91.

GAUCHÉ, E. (2006) – « Pénurie d’eau et campagnes en crise dans les Beni Saïd (Rif oriental, Maroc) », Géocarrefour, vol. 81, n° 1, pp. 51-60.

GROVEL, R. (1996) – « La préservation des forêts du Rif centro-occidental : un enjeu de développement de la montagne rifaine », Revue de Géographie Alpine, vol. 84, n° 4, pp. 75-94, https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1996_num_84_4_3887

LABROUSSE, A. & ROMERO, L. (2001) – Rapport sur la situation du cannabis dans le Rif marocain, Paris, Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), 24 p.

MAREÏ, N. (2012) – « Le détroit de Gibraltar dans la mondialisation des transports maritimes », EchoGéo, [En ligne], 19 | 2012, mis en ligne le 10 février 2012, consulté le 09 avril 2018. URL: http:// journals.openedition.org/echogeo/12919; DOI: 10.4000/echogeo.12919

ONUDC (2003) – Maroc. Enquête sur le cannabis 2003, Vienne, Nations unies.

ONUDC (2007) – Maroc. Enquête sur le cannabis 2005 – Rapport préliminaire, Vienne, Nations unies.

ONUDC (2015) – World Drug Report 2015, Vienne, Nations unies.

TROIN, J.-F. (dir.) (2002) – Maroc. Régions, pays, territoires, Paris, Maisonneuve & Larose, 502 p.

NOTES

1. Le haschich est un produit psychoactif élaboré (par compression) à partir de la résine obtenue par tamisage (au Maroc, au Liban et en Afghanistan) des trichomes glandulaires capitulés (principalement) qui couvrent surtout les inflorescences des plants de cannabis femelles. Cette résine contient notamment du tétrahydrocannabinol (THC), un principe actif isolé en 1964 qui est à l’origine des effets psychoactifs appréciés et recherchés par les consommateurs de cannabis. 2. Classement de toute façon discutable ne serait-ce qu’au regard de la fiabilité des estimations marocaines et afghanes, et de la large méconnaissance du reste de la production mondiale, en Inde et au Népal principalement. Voir notamment [Chouvy 2016]. 3. Aucune estimation détaillée n’a été rendue publique depuis que l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a fermé, sans explication, son antenne marocaine en 2006. Les chiffres publiés depuis par l’ONUDC sont ceux que les autorités marocaines leur transmettent, sans toutefois indiquer comment ils ont été obtenus et notamment si des enquêtes de terrain ont eu lieu ou non [Chouvy & Afsahi 2014] 4. Cité par Zakya Daoud [1999, p. 16]. 5. Instance Equité et Réconciliation, 2006, Synthèse du rapport final : http://www.ier.ma (consulté le 19 juin 2007). 6. « Discours de sa Majesté le Roi Mohammed VI à Al Hoceima (le 25 mars 2004) : http:// www.marocurba.gov.ma (consulté le 19 juin 2007). 7. Maroc Hebdo International, « L’INDH seule ne peut éradiquer la pauvreté » (Interview de Abdelhamid El Jamri, expert des Nations-Unies et consultant du comité de pilotage de l'INDH), n° 738, 30 mars 2007 : 40-41. 8. « Raid sur le kif », Actuel, n° 57, samedi 24 juillet 2010. 9. http://www.emcdda.europa.eu/stats/archive.

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018 144

RÉSUMÉS

L’économie du cannabis au Maroc est héritée de la longue et complexe histoire de la région du Rif. Depuis les années 1960, elle a donné lieu à une importante industrie du haschich, sujette depuis quelques années à une modernisation importante tant des techniques de culture du cannabis que de production. Cette modernisation en cours de l’industrie du haschich pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses, notamment en ce qui concerne le développement économique, les équilibres environnementaux, et la stabilité politique de la région. L’avenir du Rif et de sa paysannerie dépendent toujours indubitablement de celui de l’économie du cannabis et de l’évolution des législations antidrogue marocaine et internationales.

The cannabis economy in Morocco is an outcome of the long and complex history of the Rif region and has developed since the 1960s into the development of a major hashish industry that has recently been affected by a significant modernization process of both cannabis cultivation and hashish production. This ongoing modernization of the hashish industry raises more questions than it answers, particularly with regard to economic development, environmental balances, and the political stability of the region. Therefore, the future of the Rif and its peasantry undoubtedly still depends on that of the cannabis economy and the evolution of Moroccan and international anti-drug legislations.

INDEX

Mots-clés : Maroc, cannabis, agriculture, illégalité, développement, modernisation Keywords : Morocco, Cannabis, Agriculture, Illegality, Development, Modernization

AUTEUR

PIERRE-ARNAUD CHOUVY Chercheur, CNRS-Prodig. 2, rue Valette, 75005 Paris – Courriel : pachouvy[at]geopium.org

Bulletin de l’association de géographes français, 95-2 | 2018