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Perspective Actualité en histoire de l’art

3 | 2007 XIXe siècle/XXe-XXIe siècles

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/perspective/3586 DOI : 10.4000/perspective.3586 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 septembre 2007 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 3 | 2007, « XIXe siècle/XXe-XXIe siècles » [En ligne], mis en ligne le 27 octobre 2013, consulté le 24 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/perspective/3586 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/perspective.3586

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xixe siècle Autour de 1800 : débat avec Werner Hofmann, les arts en Grande-Bretagne ; travaux sur art et science ; actualités sur les cours napoléoniennes, la sculpture en Italie, les arts en France : questions de géographie et de nationalismes... xxe-xxie siècles Comment montrer et écrire l’histoire de l’art du xxe siècle ; histoires de l’art conceptuel ; recherches sur les arts décoratifs, la « Première Vague » du cinéma, l’architecture sous le fascisme, Jeff Wall...

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SOMMAIRE

L’histoire de l’art franco-allemande : regards sur le passé, projets pour l’avenir Uwe Fleckner

XIXe siècle

Débat

Vienne, Paris, Hambourg... Werner Hofmann et l’histoire de l’art Werner Hofmann, Éric Darragon, Pierre Georgel, Dario Gamboni et Thomas Gaehtgens

Travaux

Histoire de l’art britannique 1750-1850 : un état des lieux David Bindman et Frédéric Ogée

Images et savoirs au XIXe siècle Christian Joschke

Actualité

Napoléon hors de France : arts et cours européennes Bénédicte Savoy

Architecture, naissance de la période contemporaine Jean-Philippe Garric

Marbre et sculpture en Italie au XIXe siècle Christian Omodeo

Quotidien des arts et vie des formes au XIXe siècle : nouveaux acteurs et nouvelles géographies Thomas Schlesser

Nationalisme et « culture visuelle » Bertrand Tillier

Choix de publications Perspective

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Ouvrages reçus

XXe-XXIe siècles

Débat

Discours actuels sur l’histoire de l’art du xxe siècle. Écrire en mots et en objets José Luis Brea, Jean-Marc Poinsot et Martha Rosler

Travaux

Histoires de l’art conceptuel, une rétrospective Erik Verhagen

Actualité

Les nouveaux territoires des arts décoratifs et du design Stéphane Laurent

La « Première Vague » : vocations de cinéastes, vocation du cinéma Alain Carou

L’architecture de l’Italie fasciste : manières de voir Terry Kirk

Le livre de photographies : quels critères de collection, sélection, évaluation ? Michel Frizot

Les tableaux de Jeff Wall, entre réalisme et absorbement Katia Arfara

Stendhal, Deligny, Straub-Huillet : ce qu’il en est du désir de cinéma Hervé Joubert-Laurencin

Choix de publications Perspective

Ouvrages reçus

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L’histoire de l’art franco-allemande : regards sur le passé, projets pour l’avenir

Uwe Fleckner

1 Dans son essai de 1929 La France et nous, Gottfried Benn qualifie le caractère national français de mentalité qui existe « depuis longtemps sans le Sturm und Drang et le romantisme, la névrose excessive, le baroque, les désirs agressifs de parricide, les crises de transitions et de puberté », une mentalité, donc, qui « ne connaît pas la souffrance de la chose en soi », la souffrance « de l’identité ». Ce faisant, il dessine à la fois le portrait en creux de son propre pays (et de sa propre personnalité) et manifeste la volonté de comprendre le pays voisin pour établir entre lui et le « nous » de sa propre nation une relation limpide. Son approche méthodologique, qui dessine autant le portrait de la France qu’il reflète les valeurs et les désirs allemands, est présente chez d’innombrables penseurs, de Friedrich Nietzsche à Walter Benjamin, de Germaine de Staël-Hollstein à André Gide.

2 L’histoire de l’art franco-allemande vit, elle aussi, de l’échange et de l’identité, de la distanciation critique et du dialogue. D’un point de vue méthodologique, la notion d’influence unilatérale devrait désormais être largement dépassée au profit d’une approche plus dynamique, sous la forme d’un modèle de transculturalité égalitaire. Si dans l’histoire des échanges culturels et scientifiques, le regard Outre-Rhin témoigne d’un discours particulièrement dense, les relations entre la France et l’Allemagne se sont toujours déroulées dans un cadre plus large, au moins européen, et ne peuvent plus être considérées comme une affaire strictement bilatérale. L’intensité de ce dialogue a été manifeste encore tout récemment, en septembre 2007, lors d’une réunion-débat organisée à l’initiative de Perspective à l’INHA avec Werner Hofmann, où des collègues suisses, allemands et français s’entretinrent avec lui sur ses travaux et sa carrière. En 2008, Werner Hofmann sera honoré du prestigieux Prix Warburg de la ville de Hambourg, pour ses travaux sur les transferts de connaissances entre pays, et une sélection de ses écrits en français sera publiée par le Centre allemand d’histoire de l’art.

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3 Depuis dix ans, c’est en effet avant tout le Centre allemand d’histoire de l’art, fondé en 1997 à Paris, qui favorise le transfert des idées entre historiens de l’art allemands et français. r iche en activités scientifiques, en rencontres personnelles et en publications, il a ainsi créé les fondements communs qui nous ont gracieusement permis de comprendre les thèmes, les perspectives et les méthodes qui occupent nos collègues- chercheurs voisins. Des ouvrages comme De Grünewald à Menzel. L’image de l’art allemand en France au x ix e siècle (Uwe Fleckner, Thomas W. Gaehtgens éd., Paris, 2003) et In die Freiheit geworfen. Positionen zur deutsch- französischen Kunstgeschichte nach 1945 (Martin Schieder, Isabelle Ewig éd., Berlin, 2005) ont contribué à la construction commune d’une base idéelle qui a permis de comprendre l’art et l’histoire de l’art du pays voisin dans le cadre de contextes historiques différents et au-delà des frontières. C’est aussi le dialogue et une volonté commune de favoriser des innovations méthodologiques qui ont nourri de manière amicale et fructueuse, ces dernières années, les traditions scientifiques. L’avenir du Centre allemand d’histoire de l’art est aujourd’hui considéré non sans une certaine anxiété, suite au départ du directeur-fondateur Thomas W. Gaehtgens qui rejoint le Getty Center, à Los Angeles, à l’automne 2007 : une époque d’échanges scientifiques marquée par sa personnalité touche à sa fin, époque nourrie de la confiance mutuelle, voire de l’amitié, ainsi que d’un haut degré de connaissances et d’un réseau de contacts scientifiques construit depuis des années.

4 L’histoire de l’art franco-allemande doit donc s’efforcer d’avancer sur d’autres chemins. Trois aspects y seront déterminants : notre compréhension de la structure scientifique complexe, par les échanges bilatéraux, un tissu dense et efficace unissant les collègues allemands, français et internationaux ainsi que – et surtout – l’obligation indispensable de soutenir les jeunes générations de chercheurs. En France, c’est l’INHA qui centralise les intérêts des chercheurs de tout le pays, tandis qu’en Allemagne, du fait du système fédéral, la situation a toujours été plus multiple. La nouvelle génération d’historiens d’art allemands qui travaille sur des sujets français et franco- allemands se trouve aussi bien à Eichstätt qu’à Francfort-sur-le-Main, à Hambourg qu’à Leipzig et Munich. À l’avenir, cette génération devra prendre la décision, au-delà de l’accomplissement des recherches individuelles, d’inscrire ses forces scientifiques dans un cadre institutionnel. Puissent des réseaux déjà existants, souvent informels, être approfondis et intégrer des collègues qui poursuivent en-dehors de l’Allemagne et de la France des intérêts scientifiques communs. Dans ce contexte, le soutien à la génération scientifique montante exige une attention particulière car il permettra, tout en dépassant les questions relatives à la formation scientifique, de faire de la coopé- ration internationale un principe de travail évident et naturel alors qu’il ne compte aujourd’hui encore que des exceptions remarquables.

5 Afin de répondre à ces futurs défis, un exemple issu de la pratique de la recherche pourrait ici servir de modeste modèle. En 2006, la Maison Warburg de Hambourg a pu fonder un atelier international (internationales Warburg-Kolleg) qui invite tous les ans de jeunes chercheurs du monde entier pour discuter de thématiques diverses avec des spécialistes renommés dans le cadre d’un séminaire en deux étapes dont les contributions seront ensuite publiées. Nous avons débuté avec le programme « L’art au service de la nation » auquel ont participé des boursiers venant d’Allemagne, de France, de Suisse, des Pays-Bas, des États-Unis et de Singapour. Les débats étaient jalonnés par des contributions allant du XVIe au XXe siècle, qui brassaient des approches de la peinture, des arts décoratifs et de l’architecture, des sujets relevant de l’iconographie

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et de la réception, ainsi que des questions portant sur une politique nationale de la mémoire. Le Warburg-Kolleg de 2007, « Iconoclasme. L’art détruit et destructeur de l’Antiquité à nos jours », a ainsi été consacré à la destruction d’œuvres d’art – pour des raisons soit idéologiques, soit artistiques – ainsi qu’aux diverses formes de la destruction picturale à l’intérieur même de la production artistique. Les boursiers venus d’Allemagne, de France, de Bulgarie et du Danemark ont eu la possibilité de débattre de leurs projets en cours. Le séminaire s’est à chaque fois intéressé à des sujets allemands et français et, de façon remarquable, toutes les contributions ont, plus ou moins consciemment, tenu compte de la situation de la recherche actuelle : une recherche vivante en sciences humaines au temps de l’internationalisation et de la mondialisation. Le Warburg-Kolleg de 2008 s’intitulera « L’artiste à l’étranger. Excursion – migration – exil », et nous espérons aussi à cette occasion recevoir de nombreuses candidatures qualifiées venant de France : « Willkommen in Hamburg ! »

INDEX

Keywords : French-German art history, exhanges, identity, transfers, methodology, discipline Mots-clés : histoire de l’art franco-allemande, échange, identité, transferts, méthodologie, discipline Index géographique : France, Allemagne Index chronologique : 1900, 2000

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XIXe siècle

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XIXe siècle

Débat

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Vienne, Paris, Hambourg... Werner Hofmann et l’histoire de l’art

Werner Hofmann, Éric Darragon, Pierre Georgel, Dario Gamboni et Thomas Gaehtgens

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cette rencontre s’est tenue le 12 septembre 2007, avec Éric Darragon (professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Paris I), Thomas Gaehtgens (directeur du Centre allemand d’histoire de l’art, Paris), Dario Gamboni (professeur d’histoire de l’art de la période contemporaine à l’université de Genève), Pierre Georgel (directeur du Musée national de l’Orangerie). Pour d’autres informations sur les historiens de l’art évoqués dans les notes, on pourra se reporter avec profit au site : http://www.dictionaryofarthistorians.org/.

1 En 2008, Werner Hofmann fêtera ses 80 ans. Pour célébrer cet anniversaire, le Centre allemand d’histoire de l’art publiera un recueil de ses textes écrits en français, et la revue de l’INHA a souhaité retracer avec lui son cheminement d’historien de l’art entre Vienne, Paris et Hambourg. Werner Hofmann, profondément intéressé par l’art français, jusque dans ses manifestations les plus récentes, a en effet largement revisité le XIXe siècle, par sa série de grandes expositions Kunst um 1800 organisées à la Kunsthalle de Hambourg ou par la notion de polyfocalité, qu’il a développée dans Une époque en rupture (Paris, 1995). Il a ainsi tracé de nouvelles voies d’interprétations, ouvert des pistes de réflexions, insérant notamment l’art français autour de 1800 dans un débat européen et dans la problématique de la modernité.

2 Dans ce retour sur un parcours, Perspective a souhaité que la discussion autour de son œuvre soit largement internationale et publique. Elle a pu s’inscrire dans le programme des manifestations pour le 20e anniversaire de l’ouverture du musée d’Orsay.

3 Werner Hofmann avait introduit cette soirée par un discours qui sera publié dans le recueil de ses écrits en français ; il a bien voulu rédiger un autre texte, proposé ici, retraçant ainsi sa propre vision de sa carrière [Perspective].

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Werner Hofmann. La vie des formes, si éloquemment décrite par Henri Focillon, connaît sans cesse des situations in bivio qui font de nous des petits descendants d’Hercule « entre le vice et la vertu ». Lorsque Philipon, directeur de La Caricature, accusé d’avoir utilisé le contour d’une poire pour insulter le roi bourgeois, comparut devant le tribunal, il montra aux juges quatre dessins et déclara pour se défendre : « Le premier ressemble à Louis-Philippe, le dernier ressemble au premier, et cependant ce dernier… c’est une poire ! Où vous arrêteriez-vous, si vous suiviez le principe qu’on veut vous faire admettre ? Condamneriez-vous le premier ? Mais il faudrait condamner le dernier, car il lui ressemble et, par conséquent, il ressemble au roi ! ». Philipon suggère une chaîne interminable de métamorphoses : « Alors vous auriez de la besogne, je vous en réponds, parce que la malice des artistes se plairait à vous montrer ces proportions dans une foule de choses plus que bizarres ». C’est cette « malice » qui nous conduit à travers les épisodes de l’histoire des arts. La première fois, cette idée m’a inspiré pour mon livre Die Karikatur von Leonardo bis Picasso (Vienne, 1956 ; trad. fr. : La caricature de Vinci à Picasso, Paris, 1958). Depuis, je vois de plus en plus clairement que Philipon a anticipé le regard de notre métier sur la transmigration des formes d’où émane la vie secrète de l’art dans ses filiations historiques. Ce livre sur la caricature était un by-product de mes recherches sur la Gestalt chez Daumier, le sujet de ma thèse présentée à l’université de Vienne en 1950. J’avais bénéficié d’une bourse française qui m’avait permis de séjourner un an à Paris (1949-1950), où je pus, grâce à Jean Adhémar, explorer toutes les richesses du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France, y compris le fonds de la Réserve. Mes premières impressions parisiennes, cependant, provenaient de deux expositions. Le 15 octobre 1949, j’ai visité l’exposition Gauguin organisée par Jean Leymarie à l’Orangerie des Tuileries. Pour moi, cette évocation de la fin du siècle était un prologue m’invitant à chercher les sources de la question : D’où venons-nous ?... En étudiant le siècle à rebours, je découvrais bientôt le tableau qui le contient dans toutes ses dimensions : l’Atelier de Courbet (je lui ai consacré le premier chapitre de mon livre sur le XIXe siècle : Das irdische Paradies, écrit à Paris en 1958 et publié en 1960 à Munich chez Prestel). Le 13 octobre, j’étais allé place Vendôme où il y avait chez Drouin une exposition sur l’art « autre » organisée par Dubuffet. Là, la transmigration des formes se passait à travers différentes couches des arts, liant les arts dits culturels aux autres que nous classons « en marge ». Ces filiations me prouvaient que Kandinsky (bien avant Malraux) voyait juste en disant : « En principe il n’existe pas de problème de la forme »1. Durant mes cinq années à l’Albertina (1950-1955), je fus attiré par un autre aspect des formes itinérantes : le maniérisme, cette constellation ambiguë dont Max Dvořák avait esquissé à Vienne la première phénoménologie en 19202. Dans le sillage de Dvořák, je voyais dans ce mouvement les structures troublantes et polyfocales d’une époque en transition qui se cherche entre ordre et désordre – ici pointe le Möglichkeitssinn [la conscience du possible] de Robert Musil ! – et dans laquelle je reconnaissais les incertitudes de la nôtre. Y aurait-il une trame entre ces deux voies ? J’ai essayé de trouver une première réponse à cette question dans ma contribution au Congrès international d’histoire de l’art à Amsterdam en 1955. À ma surprise, j’y trouve aujourd’hui la petite phrase suivante : « [À notre époque], comme à l’époque

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maniériste, chaque chose peut se marier avec son opposé » (cela aurait pu constituer la conclusion du plaidoyer de Philipon !). Plus tard, j’ai trouvé cette thèse confirmée dans un mot de Marx de 1856 : « À notre époque, chaque chose semble enceinte de son contraire »3. Malheureusement, la critique d’art marxiste n’a que rarement tiré parti de cette largeur de vue. Voilà le « nucleus » de ma pensée. Elle s’est de plus en plus cristallisée autour de cette polyfocalité qui se dessine déjà dans l’esprit vagabond de Philipon. Je me sers de ce terme en juxtaposition avec son contraire, la monofocalité. Celle-ci, selon moi, domine la peinture depuis qu’Alberti a enfermé la troisième dimension dans le quadro réglé par la perspective centrale. Monofocalité veut dire que le peintre ne dispose que d’un seul « point de vue » (Diderot). La fin de cette convention (que l’on a voulu prendre pour une loi) commence à s’annoncer au milieu du XVIIIe siècle. C’est pourquoi j’ai choisi le titre Une époque en rupture, 1750-1850 pour mon volume de la série L’univers des Formes (Paris, 1995), où je parle amplement de la genèse internationale de la nouvelle polyfocalité qui s’est développée depuis. Or la question qui se pose est : y a-t-il des rapports entre la polyfocalité contemporaine et celle du Moyen Âge, elle-même relayée par la Renaissance (c’est-à-dire par la monofocalité) ? La situation actuelle permet de répondre par l’affirmative et de plusieurs manières à cette question, mais en même temps, elle nous confronte à des ambiguïtés que j’ai évoquées il y a quelques années dans ma contribution à un colloque à Lyon4 : « Ce qu’on appelait les beaux-arts n’existe plus et n’a peut-être jamais existé. Même les catégories comme l’architecture, la peinture, la sculpture et les arts décoratifs ont perdu leurs contours distincts. La transgression est à l’ordre du jour. Elle frôle sans cesse les terrains vagues de la magie. Nous assistons à des rites d’initiation, à des gestes exorcisants. Cette totale disponibilité semble le contraire de ce Moyen Âge où tout nous paraît homogène et ordonné. Mais cette cohérence nous trompe. Je reviens à la célèbre allégorie de la philosophie du Hortus deliciarum de Herrad von Landsberg. Deux cercles concentriques donnent à la composition l’apparence d’un ordre parfait : l’un entoure la philosophie (divine) avec Socrate et Platon à ses pieds, le deuxième contient les sept Arts libéraux et les fait participer, telles des planètes, au salut spirituel. Nous reconnaissons à leurs attributs la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, la Musique, l’Arithmétique, la Géométrie et l’Astronomie. Nous cherchons vainement les arts qu’on appelait les beaux-arts depuis le XVIIIe siècle, puisqu’au Moyen Âge on les classait parmi les arts mécaniques. Nous constatons un non-lieu. En plus nous voyons, exclus et marginalisés, quatre personnages que les inscriptions identifient comme ‘poetae vel magi‘. Ces poètes et mages (antipodes des évangélistes) reçoivent leur inspiration de quatre oiseaux noirs. Le texte nous explique : ‘Isti immundis spiritibus inspirati scribunt artem magicam et poetriam id est fabulosa commenta‘ [ces individus inspirés par des esprits impurs écrivent un art et une poésie empreints de magie, c’est-à-dire des histoires inventées de toutes pièces]. Pour moi, ils se trouvent sur le terrain des arts incertains, artes incertae, que la doctrine scolastique plaçait dans un no man’s land laissé en dehors des arts libéraux et des arts mécaniques. On y pratiquait des rites d’initiation et des pratiques de conjuration, c’est-à-dire la géomancie, la nécromancie, l’hydromancie, l’aéromancie et la pyromancie. Ce commerce avec les quatre éléments était jugé suspect aux yeux de l’Église. De nos jours, les arts incertains se manifestent partout : la géomancie dans le Land art et chez Beuys, qui interroge la poussière ; l’hydromancie dans le culte de

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l’eau de Plessi et dans les plongées initiatiques de Turrell ; l’aéromancie et la pyromancie dans les expériences d’Yves Klein. Les arts dans leur totalité sont devenus ou plutôt redevenus des arts incertains – une raison de plus pour en faire la matière de réflexion avec des méthodes qui dépassent celles de l’histoire de l’art traditionnel ».

Éric Darragon. C’est un exercice assez difficile de prendre la parole après un propos si dense et si stimulant, et qui crée ce lien fondamental pour les historiens d’art et pour l’œuvre du professeur Hofmann : entre une conscience du présent, voire de l’actuel, et la perspective de l’historien. Ainsi, d’une certaine manière, l’historien, en fonction même de sa connaissance, se trouve dans une position difficile. Il a justement des connaissances, des références qui ne viennent pas à l’esprit du critique, et par là même il doit situer son savoir : et vous venez de nous montrer à quel point cet exercice peut être fécond et utile. Je souhaiterais commencer en évoquant un souvenir, celui d’un étudiant qui appartient à la génération qui a commencé à lire des livres d’histoire de l’art au cours des années 1960, dont votre Das irdische Paradies (Le paradis terrestre, un ouvrage toujours non traduit en français), qui date de 1960. Je me souviens d’un certain choc éprouvé devant un livre d’histoire de l’art qui se présentait avec une série de dépliants d’images en noir et blanc ou en couleurs proposant cette division, ce contraste, que vous venez de rappeler. La valeur fondamentale, et en général d’ailleurs pour l’historien d’art la valeur heuristique, n’est-ce pas le contraste, la comparaison, la confrontation qui restent le centre même de nos observations ? Et voilà qu’un livre d’histoire de l’art dépassait ou plutôt intégrait autrement la perspective de présentation stylistique, la présentation historique des faits, et évoquait des noms dont les étudiants n’étaient pas habitués à entendre les consonances : Böcklin, Menzel, Thoma, Hans von Marées et quantité d’autres artistes allemands qui n’étaient pas au centre de l’enseignement en France dans ces années-là. Mais ce mouvement de découverte, vous le proposez comme une histoire de l’art conçue non comme une histoire du goût, mais comme une histoire de la pensée au sens philosophique du terme puisque dans ce livre apparaissaient les noms de Nietzsche, de Schopenhauer et de beaucoup d’autres : et cet accompagnement de l’histoire de la pensée et des formes est un aliment constant de votre réflexion. Vous êtes resté fidèle à cette conjonction recherchée entre l’histoire des formes, des images, de la création et cette histoire plus vaste que vous avez expérimentée, dès votre formation à l’Albertina. Cette dimension foncièrement associative, comparative et d’échange que vous avez par exemple développée entre Goya, Friedrich, Runge, Füssli, Blake reste fondamentale dans votre œuvre. Je souhaiterais, pour commencer cette discussion, que vous nous disiez comment ce mouvement auquel vous restez fidèle jusqu’à aujourd’hui a été déclenché par l’école de Vienne, la culture viennoise de l’histoire de l’art, dont nous avons pris connaissance peu à peu par des traductions. Comment cette culture très constituée du point de vue de l’histoire de l’art s’est-elle transformée, projetée dans l’espace français et dans la dimension internationale et comment votre parcours intellectuel conçoit-il l’histoire de l’art aujourd’hui par rapport à ce que vous avez connu dans les années 1950-1960 ? Werner Hofmann. Pour revenir à votre lecture de Das irdische Paradies, je n’ai pas eu de chance avec ce titre. Mon éditeur à Munich (Prestel) l’a soumis à Chastel − pour ainsi dire l’icône vivante de l’histoire de l’art en France −, pour une traduction éventuelle, Chastel n’avait jamais entendu mon nom… Il l’a feuilleté avec la rapidité d’une autorité et a dit : « Ce qu’il y a de bien dans ce livre, ce sont les Français, on les connaît ; le reste, qu’est-ce que vous voulez... ». Je vous raconte cela car j’ai été aussi, comme vous peut-être, témoin d’une évolution du goût chez Chastel qui a publié par la suite plusieurs de mes articles dans la Revue de l’art5. D’autres comme Jean Adhémar avaient comme moi ces affinités pour les choses considérées comme en dehors du bon goût, dans le sens de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes, dessus des portes,

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décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs… »6, et je dois dire que l’histoire de l’art à Vienne a joué un grand rôle pour trouver un chemin dans cette direction, hors du corset du bon goût. D’abord Riegl et Wickhoff7, qui considéraient avec beaucoup de suspicion les termes « qualité » ou « beauté », dans une sorte d’ouverture vers un égalitarisme de toutes les formes d’expression. Schlosser8 aussi a beaucoup compté pour moi (malheureusement il n’est pas assez reconnu, bien que le fruit mondialement connu de Schlosser soit Ernst Gombrich, mais c’est une autre histoire !), et de Schlosser il y a des liens qui mènent à Hambourg chez Warburg. Warburg qui, lui, écrivait : « Je ne comprends pas l’école de Vienne, c’est la seule qui devrait me comprendre et... rien ». Mais chez les Viennois il n’y a pas que les historiens d’art. Je dois aussi mentionner un outsider comme Hofmannsthal. Ce Hofmannsthal qui n’a pas seulement écrit le livret du Rosenkavalier mais qui, très jeune, a écrit des critiques d’art 9, dont un petit essai sur l’histoire de la peinture du XIXe siècle de Richard Muther10 – enfant terrible pour les historiens d’art. Très ouvert, il met très vite et pour la première fois des artistes comme Jules Chéret et d’autres au même niveau qu’Arnold Böcklin et Anselm Feuerbach : quelle liberté ! Ça m’a aussi un peu aidé à placer la caricature comme un art au même niveau que l’art qui fonde le « bon goût ». Ces ouvertures, ces espèces de transgressions de méthode me manquent un peu aujourd’hui, où l’histoire de l’art est corsetée, entre les mains de telle ou telle personne, la plupart venant d’outre-Atlantique. Des personnes certes intelligentes, mais qui ont oublié la démarche d’un travail exemplaire comme celui de Meyer Schapiro sur Courbet et l’imagerie populaire11 : quand on a lu cela, on voit le XIXe siècle avec d’autres yeux. À mon avis, un critère utile pour les époques en rupture, c’est celui de désapprendre, et les caricaturistes qui ont ridiculisé Courbet savaient très bien qu’il voulait arriver à une expression hors du jargon académique en désapprenant les formules.

Pierre Georgel. Il n’est pas facile de choisir dans le trésor d’idées de votre œuvre un sujet de discussion plutôt qu’un autre ! En 1962 ou 1963, Jean Adhémar m’a fait lire La Caricature de Vinci à Picasso en me disant que c’était un livre événement, et il avait raison. Depuis, je vous ai suivi pas à pas, hélas dans la limite des traductions en français et en anglais. Et il me semble, avec le recul, que votre apport le plus profond à l’histoire de l’art se situe dans la réflexion que vous poursuivez depuis près de cinquante ans sur la modernité et son inscription historique. Vous définissez la modernité comme transgression, désintégration de l’ordre intellectuel codifié grosso modo lors de la Renaissance. Vous la concentrez dans le concept structurel de « polyfocalité » − concept spatial (la désintégration et la démultiplication de la perspective), mais aussi mental, psychique, renvoyant en définitive à tout ce qui signifie désunion interne ou ambiguïté, à tout ce qui échappe à la fixité du sens comme à celle de la forme, et qui scelle en quelque sorte la conjonction des contraires. Vous en suivez la trajectoire sur la longue durée, de l’art du XVIe siècle à celui du XXe siècle et, dans cette trajectoire, vous affectez au romantisme une position centrale et à bien des égards fondatrice. Ayant beaucoup réfléchi de mon côté à la nature du romantisme d’une part, de l’art moderne de l’autre, à leurs conformités et affinités, à leurs points de contact objectifs, j’aimerais vous poser une question à laquelle, sauf erreur, je n’ai pas trouvé de réponse directe dans vos écrits. Quelle est la spécificité du romantisme à l’intérieur

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de ce grand déroulé des avatars de la modernité ? Et particulièrement par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’art moderne », celui des dernières décennies du XIXe siècle et des premières décennies du suivant ? Werner Hofmann. Je dirais plutôt les romantismes : parce que Romantik, Romanticism, romantisme sont des termes qui conduisent dans des directions tout à fait différentes et aussi dans des impasses. C’est pourquoi Michel Laclotte et moi-même avions longtemps réfléchi pour trouver le titre de cette exposition que nous avions conçue ensemble : La peinture allemande à l’époque du romantisme (Paris, Musée de l’Orangerie, 1976). On ne pouvait pas tout à fait éviter le mot mais on ne voulait pas vraiment l’utiliser car c’est un emprunt de la langue française à l’allemand. Nous sommes toujours tentés de poser des étiquettes. Au fond, même dans l’art « romantique » allemand, avec un Friedrich ou un Runge qui sont aux antipodes l’un de l’autre, on a du mal à trouver un chapeau qui aille pour tous les deux (mais cela fait partie de la polyfocalité de l’époque !). Dans l’article auquel vous faites allusion sur la bifocalité et la multi-réalité dans la peinture autour de 180012, je distinguais quelques critères qui s’appliquent aussi bien à Friedrich qu’à David, à Blake qu’à Runge etc. Autrement dit, ce qui se dilue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ce sont les trois unités aristotéliciennes qui, pour Diderot encore, définissaient ce qu’un tableau doit être, vu d’un seul point de vue. Cette dilution se repère aussi bien dans le Saint-Roch ou le Serment des Horaces de David13 que plus tard dans le Retable de Tetschen de Friedrich, dans Der Morgen (le matin) de Runge ou Mademoiselle Lange de Girodet, etc. Ce sont des œuvres-clés. Naturellement nous voulons toujours prendre dans nos filets toute la masse des artistes pour trouver une quantité immense qui peut s’appeler école allemande, école française etc., mais alors ces quelques chefs-d’œuvre qui vraiment constituent des tournants disparaissent et on perd aussi le grand souffle qui allait du Madrid de Goya jusqu’au Berlin de Friedrich. Je parle de Goya car dans les fresques de San Antonio de la Florida, il y a pour ainsi dire deux peintures : la coupole avec les gens indifférents, un public à venir : c’est le nouveau public complètement désintéressé, curieux mais en même temps dégagé ; et dans les intrados des voûtes, les anges (qui sont des putains madrilènes en prière). Donc, dans une même œuvre peuvent coex-ister plusieurs positions, oppositions, contraires qui se rencontrent et qui constituent la totalité de cette œuvre, l’œuvre dans sa bifocalité. La position romantique, le romanticism, émane de cette dilution qui commence au milieu du XVIIIe siècle, notamment avec Piranèse, le néo-gothique…, comme je l’ai montré dans Une époque en rupture. Ce mouvement a conduit ensuite aux expressions qui sont plus ou moins étiquetées : Romantik, romantisme, Romanticism dans les trois langues qui sont en question ici. Mais c’est un fait que ce phénomène prend de l’ampleur autour de 1800 et il me semble que c’est là, pour la première fois, qu’en Europe se constitue une sorte d’ébranlement des formules de la monofocalité, dont la structure homogène se désagrège sur plusieurs plans. C’est d’abord celui de la narration qui subit des disjonctions bifocales, par exemple dans Les Horaces : les hommes à gauche et les femmes en douleur à droite – c’est un diptyque in disguise ! En même temps, on redécouvre une formule du Moyen Âge, le Mehrfeldbild, tableau à plusieurs champs analogue au polyptyque avant l’invention du quadro (je pense à la remarquable exposition Polyptyques au Louvre en 1990). Autre phénomène de « rupture » : le cadre commence à parler, il commente ce qu’il contient (Runge,

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Friedrich, Girodet, Blake). Tout cela produit des rapports qui refusent les structures homomorphes de la monofocalité.

Dario Gamboni. Je dirais qu’en écoutant Werner Hofmann, en le lisant, en utilisant ses travaux, j’éprouve beaucoup de raisons d’admiration et quelques-unes de stupéfaction. Car, tout en écrivant ce nombre impressionnant de livres importants et d’articles, Werner Hofmann a été longtemps directeur de la Kunsthalle de Hambourg, de 1969 à 1990, où il s’est occupé de la collection et a organisé une grande série d’expositions majeures, cohérentes, notamment celles sous le titre générique Die Kunst um 1800 (L’art autour de 1800) qui a eu pour effet non seulement de revisiter un certain nombre d’artistes importants mais aussi de remettre en cause (et là l’ébranlement des formules est, je crois, propre non seulement à cette époque mais aussi au travail que vous avez fait sur cette époque) beaucoup de catégories, d’idées toutes faites et notamment, précisément, des boîtes comme « néoclassicisme », « romantisme ». On a besoin de ces étiquettes, elles sont des béquilles, mais aussi des obstacles, et deviennent des empêchements à la pensée. Cette impatience de l’étiquette, de la taxinomie qui, il me semble, résonne dans ce que vous dites ce soir, me fait songer à la belle expression allemande querdenken (penser en travers) dont j’ai tendance à penser que c’est une définition de la pensée tout court – on ne pense qu’en travers et notamment en travers des catégories. Le résultat, c’est aussi, au-delà des expositions, des instruments de travail, vos catalogues qui continuent d’être extrêmement précieux. De plus, les expositions que vous avez organisées, thématiques, proposaient des thèses. Dans Luther und die Folgen für die Kunst (Luther et les suites pour l’art) par exemple, vous avez écrit un long essai, où vous présentez cette idée, restée pour moi capitale, selon laquelle Luther, face à l’iconoclasme de la Réforme, en prenant la position selon laquelle les images ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, mais sont ce qu’en font les hommes, aurait donné aux artistes, entre autres, une sorte de Freibrief, de carte blanche, qui a permis le développement de tout ce qui suit et qui mène entre autres à Marcel Duchamp et à sa thèse selon laquelle ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Donc une thèse extrêmement forte au cœur d’une exposition et d’un catalogue qui est aussi un monument d’érudition… Et ce sont des qualités qui ne sont pas si courantes. Aussi je souhaiterais vous demander quelle est votre conception du rapport entre l’activité de collection, de gestion, de patrimoine, de musées, et l’organisation d’expositions, faites certes pour un public mais qui sont aussi des instruments de recherche et de travail pour l’historien d’art et l’écrivain, c’est-à-dire pour celui qui réfléchit. Et en particulier quelle est votre conception de l’exposition comme instrument de recherche et aussi comme instrument de réflexion et d’interprétation. Le second volet de ma question porte sur la situation actuelle. On observe à la fois une pression qui n’a cessé de croître sur les musées pour créer l’événement et notamment les événements que sont les expositions, d’où certaines difficultés pour s’occuper du travail à plus long terme, particulièrement de la collection, des présentations permanentes etc., et en plus un accroissement des tâches administratives, organisationnelles, de recherche de subsides etc. pour les conservateurs et les directeurs. Quelles sont vos observations devant une situation qui n’est pas toute noire mais qui est finalement également polyfocale… Werner Hofmann. Je vois que la polyfocalité devient de plus en plus polyfocale ! Et même la série des neuf expositions Kunst um 1800 qui a commencé avec Ossian (également exposé à Paris en 1974 : un four total !) et s’est achevée avec Goya, l’ère des révolutions (1980-1981) est déjà un pot-pourri polyfocal ! Pour revenir à votre question, je crois vraiment que nous avons la chance, en tant que conservateurs de musée, d’approcher les phénomènes de l’art dans leur diversité et de les visualiser vraiment en les confrontant comme dans un collage. C’est en cela que notre travail s’adresse autant à des chercheurs qu’au public plus large des

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expositions. Par exemple, l’exposition que Jean Clair a conçue (je ne parle pas de Mélancolie car c’était pour ainsi dire une exposition qu’il fallait faire, elle était déjà tracée dans le programme de l’histoire de l’art par Warburg et son école, mais de celle sur le clown, La grande parade, Portrait de l’artiste en clown [Paris, Galeries nationales du Grand palais, 2004]), qui mettait en scène le tragique de l’homme se ridiculisant devant tout le monde et ridiculisant en même temps les gens, c’est-à-dire son public, sans qu’ils s’en aperçoivent, fut une exposition qui, il me semble, mène vraiment plus loin, et qui était plus importante que des livres. Nous avons à Hambourg un chef-d’œuvre de Manet, Nana. Chef-d’œuvre pour quelle raison ? En me posant cette question, j’ai été tenté par une hypothèse. Pour nous qui doutons des valeurs éternelles, une œuvre supérieure doit présenter un palimpseste d’idiomes et de significations, un réseau qu’il faut démêler. L’exposition autour de Nana (1973), en voulant contextualiser le tableau, a peut-être fait comprendre que le thème « homme-femme » contient beaucoup de contenus complexes et polyvalents. Le catalogue était modeste, c’est pourquoi j’ai écrit une monographie, Nana. Mythos und Wirklichkeit (Cologne, 1973), qui est devenue, dans la deuxième édition en 1999, Nana. Eine Skandalfigur zwischen Mythos und Wirklichkeit. L’exposition – peut-être la première à thématiser un seul tableau – juxtaposait en vingt-cinq chapitres (la plupart iconographiques) tous les niveaux de la vénération vénale – du Triomphe de Vénus de l’école de Vérone (vers 1420, Louvre) et du Liebeszauber (Leipzig) jusqu’aux bandes dessinées de nos jours. Ainsi, un musée mettait en pratique ce que nos collègues universitaires appellent maintenant, à la suite de Warburg, Bildwissenschaft [science de l’image]. Dans ce genre d’exposition, à la différence de l’exposition monographique qui s’adresse seulement à une curiosité très superficielle, à mon avis, on active le potentiel du visiteur, on le fait s’accrocher à notre pensée et la contredire aussi, la mettre en question, en travaillant comme sur un plateau d’échecs avec le cavalier, en cherchant des configurations. Par exemple dans l’exposition Europa 1789, j’ai cherché à opposer le côté français, c’est-à-dire Napoléon, à la réaction de Goya. Aussi, dans une salle j’avais disposé une grande cimaise, avec une vingtaine de gravures sur le sacre à Notre-Dame, et des fenêtres qui permettaient de voir les Désastres de la guerre de Goya. Maintenant, cette espèce de simultanéité peut naturellement être obtenue par des moyens techniques plus sophistiqués, mais ce jeu intellectuel qui passe par la voie visuelle, qui joue sur la scénographie, les fenêtres, c’est un jeu qui nourrit toujours son public. Pour revenir à la remarque de Pierre Georgel sur la complémentarité des opposés, un mot chez Adorno me revient à l’esprit, dans Minima moralia (1951) : « L’art moderne doit apporter le chaos dans le monde ». Mais est moderne non seulement celui qui met l’urinoir sur un socle, mais aussi un Mondrian. Sont modernes également ceux qui questionnent l’ordre, comme Schwitters, qui était l’ami du Bauhaus, de De Stijl en Hollande et qui faisait en même temps son Merzbau, sorte d’incohérence cathédralisée, à l’opposé de l’angle droit. Le travail d’un conservateur est toujours de prendre une position (je dirais heuristiquement parlant), de chercher – qu’il s’agisse de Balthus, Bacon ou n’importe quel autre artiste – où il y a quelqu’un qui soit un antipode complémentaire, de jouer au ping-pong en quelque sorte.

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Pour la seconde question qui concerne la situation actuelle des musées, j’ai l’impression de donner le conseil de quelqu’un qui est « hors commerce ». On ne peut pas toujours faire venir des œuvres du Metropolitan, du MoMa etc., mais si vous n’avez pas ces moyens qui naturellement donnent des expositions plus ou moins spectaculaires susceptibles d’attirer les foules, alors faites votre modeste cuisine sur un réchaud en la nourrissant de matière grise.

Thomas Gaehtgens. Je souhaiterais également commencer par un souvenir. Je suis un peu plus jeune que Werner Hofmann et quand j’ai fait mes études à l’université de Bonn, j’ai étudié avec un professeur que j’ai beaucoup admiré, Herbert von Einem, que l’on connaît peu en France mais qui était pourtant un collègue et ami d’André Chastel14. Une personnalité noble, extrêmement intègre, qui a passé tout le passage sombre du Troisième Reich avec une très grande honnêteté. Il nous enseignait, outre la Renaissance italienne, le XIXe siècle, surtout allemand. Il partait de Goethe et avait une idée claire : le XIXe siècle allait de Friedrich à Hans von Marées ; c’était une époque avec un développement stylistique harmonieux (rappelons que l’art du XXe siècle ne faisait alors pas partie du programme). Ses cours nous présentaient les personnalités des artistes et le développement de l’art sans problème comme une suite de grands chefs-d’œuvre, dans une contemplation très émouvante. Et soudainement apparaît un petit ouvrage, très dense : Grundlagen der modernen Kunst, en 1966. Un ouvrage complexe, et où tout était remis en question. Rien de notre discours, rien de nos termes n’existait plus, et cela me frappait d’autant plus que j’avais reçu l’enseignement de von Einem. Je ne me suis pas laissé totalement convertir par ce livre, mais j’ai tout de même senti qu’il y avait autre chose. Cet ouvrage parlait en effet de rupture, d’abîme, d’enfer – et pas seulement du ciel –, et surtout de Freud (et là, il y avait Vienne) : Freud qui n’a pas encore été mentionné ce soir mais qui joue bien sûr un rôle important dans la pensée de Werner Hofmann. De même, dans l’autre livre déjà cité, Das irdische Paradies (Le paradis terrestre), c’était exactement le contraire d’Herbert von Einem. On y ressentait une perpétuelle remise en question qui amenait à n’être jamais sûr des résultats de la recherche et de notre pensée. On était fasciné par ces ouvrages qui étaient en opposition avec notre formation universitaire. Car il faut le faire, dire comme Werner Hofmann tout à l’heure : « David est dans la continuité du maniérisme » ; c’est exactement le contraire de ce que nous disons normalement, ce rapprochement du néo- classicisme et du maniérisme, de deux opposés ; c’est quelque chose qui nous fait douter, réfléchir. Toutes les expositions que Werner Hofmann a organisées à Hambourg sur l’époque autour de 1800 étaient consacrées à des artistes mais dans le fond, ce n’était pas des expositions monographiques, contrairement à l’habitude académique d’alors qui privilégiait une approche biographique, une concentration sur l’individu et son développement personnel. Ces expositions essayaient de montrer que l’artiste dans son individualité ne suffit pas, qu’il faut le voir dans ses passions, dans ses ruptures, dans ses propres interrogations, que c’est toute une époque qu’il faut étudier pour comprendre le rôle que cet artiste a joué. Aussi, maintenant, je me pose la question suivante : ces expositions, bien avant L’âme au corps (Paris, Galeries nationales du Grand palais, 1993) ou La mélancolie (Paris, Galeries nationales du Grand palais, 2005), auraient-elles pu être organisées en France ? Même si cela paraît impensable, bien entendu, car qui connaissait alors le nom de Runge en France… Mais auraient-elles alors été conçues et disposées de la même façon ? Ou dans les années 1960, de tels types d’expositions étaient-ils « réservés » à un public allemand ? Werner Hofmann. Je ne crois pas… Surtout la série Kunst um 1800, je n’aurais pas pu la faire ailleurs, pas même en Europe centrale et certainement pas dans une autre ville allemande. Hambourg est une ville qui n’est pas vraiment orientée vers les arts visuels et qui n’a aucun charme intellectuel, mais Panofsky, qui y a été professeur

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pendant quelques années, disait que si vous demandez à un Hambourgeois ce qu’il préfère entre aller au paradis ou aller écouter une conférence sur le paradis, il choisit toujours la conférence. Ça explique un petit peu que j’ai pu, avec une grande liberté malgré les limites imposées par mon budget – par exemple Géricault aurait été trop cher –, faire mon programme Kunst um 1800 avec cette variation des leitmotive. Pour Turner par exemple, le point focal retenu a été le thème du paysage de son époque, car à chaque fois il y avait un autre leitmotiv avec la figure de l’artiste. La monographie n’était que la colonne vertébrale et d’autres aspects se greffaient autour. Même si j’avais eu la réputation de ces cinéastes qui sont souvent maintenant invités au Louvre comme Greenaway, cela n’aurait pas été possible. En France, Greenaway n’aurait pas pu faire une exposition comme Nana telle que je l’ai conçue à Hambourg parce que le public, je veux dire le grand public français, est intoxiqué de façon catastrophique par l’esthétique de l’impressionnisme qui, bien que mal compris, est adoré comme une fête pour les yeux, et les voies de la réflexion en sont comme freinées. Il y a là encore du travail à faire, un travail auquel des personnes comme Jean Clair se sont consacrées. Mais une exposition comme La mélancolie, les gens y ont été pour de mauvaises raisons. On s’est pressé – je l’ai vu – autour de l’éclat bizarre et insolite des œuvres comme si l’on s’était trouvé dans une Kunst- und Wunderkammer du XVIe siècle. Un spectacle dont l’obscurité précieusement mise en scène devait provoquer des « frissons nouveaux ». Aujourd’hui, j’étais au Musée des arts premiers [Musée du quai Branly] et j’ai l’impression que le public là-bas a plus de sensibilité que celui des grandes expositions traditionnelles à succès, qui se contentent souvent d’éblouir. Prenons l’exemple de la dernière exposition Ingres (Paris, Musée du Louvre, 2006) : mise en scène soignée, mais peu de substance en ce qui concerne les œuvres dans leur ambiguïté entre obstination classique et innovation en même temps. J’ai l’impression qu’on laisse endormi le vaste capital contenu dans la peinture française, non seulement dans la peinture mais dans l’art français du XIXe siècle. On l’endort et on ne lui donne pas la chance de manifester sa polyfocalité.

4 (intervention au cours de la discussion publique qui a suivi le débat)

Jean Clair. Je voudrais juste poser une petite question à Werner Hofmann que je ne vois pas comme un personnage polyfocal mais plutôt comme un personnage bifocal. On a beaucoup parlé ce soir du directeur de la Kunsthalle de Hambourg, de l’auteur d’un certain nombre d’expositions dans ce lieu ; de l’héritier et de l’illustrateur, peut-être, de la science iconologique de Warburg. Quant à moi, je vous connais sous un tout autre aspect, qui est le Werner viennois et, personnellement, ma rencontre avec ce que vous avez fait a été l’exposition, qui n’a pas été encore évoquée et qui pour moi a été une révélation, Zauber der Medusa, une des plus belles expositions qu’on ait faites, je crois, sur le maniérisme, et qui a déterminé par la suite mes propres penchants. Et par ailleurs, nous nous sommes beaucoup croisés à Vienne : je vous vois beaucoup plus comme un personnage de la grande tradition et de la sensualité viennoises que comme un émigré, exilé, perdu, réfugié du côté de Hambourg, dans cette ville un peu triste et un peu sévère. Alors quel est le vrai Werner Hofmann ? Werner Hofmann. Celui qui vient de parler est un grand admirateur de Vienne, comme ma femme d’ailleurs. Ne suis-je pas viennois parce que je critique Vienne ?

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Non, pas du tout : quel Viennois ne le ferait-il pas ? Cependant aujourd’hui, Vienne, du point de vue de l’histoire de l’art, n’est plus tout à fait digne de ce qu’elle a été. Entre parenthèses, à Freud, je préfère ce que Hofmannsthal a écrit sur la peinture et les profondeurs de l’âme, les refoulements, les angoisses. Pour moi, Vienne est aussi la ville où notre métier a connu quelques moments d’une rare curiosité intellectuelle. D’abord avec Riegl et Wickhoff, tous les deux engagés dans la revalorisation des arts « en marge », comme la fin de l’époque romaine et le début du Moyen Âge, le grand terrain de Schlosser. C’est la ville où Dvořák a le premier analysé le maniérisme, où Schlosser a véritablement « polyfocalisé » notre notion de l’art en étudiant les Kunst- und Wunderkammern (Die Kunst- und Wunderkammern der Spätrenaissance, 1908) et le portrait en cire (Allerhöchstes Jahrbuch, 1911 ; trad. fr. : Histoire du portrait en cire, 1997), où Gombrich et Sedlmayr15 ont pratiqué (pas en amis !) la concordia discors qui émane de la grande ouverture post-classique : l’un dans le Palazzo del Tè de Giulio Romano, l’autre dans l’architecture de Borromini.

NOTES

1. Wassily Kandinsky, Franz Marc, « Sur la question de la forme », dans L’almanach du « blaue Reiter », (Munich, 1912) Paris, 1981, p. 221. 2. Max Dvořák (Raudnitz, près de Prague, 1874 – Grusbach, 1921) s’installa à Vienne en 1895 où il devint l’assistant de Wickhoff, puis le conservateur des monuments publics d’Autriche en 1905. Sa méthode l’amena à s’intéressser à l’art maniériste, qu’il vit comme un art de crise, également spirituelle, adopté par une société instable (« Über Greco und den Manierismus », dans Kunstgeschichte als Geistesgeschichte ; version anglaise abrégée : « El Greco and Mannerism », dans The Magazine of Art, 46 n° 1 (1953), p. 14-23). 3. Discours de Karl Marx (1818-1883) à l’occasion de l’anniversaire du People’s Paper, Londres, 14 avril 1856 ; trad. fr. : « De l’usage de Marx en temps de crise », Spartacus Série B n°129, mai-juin 1984. 4. Werner Hofmann, « Polyfocalité : les gothiques et les modernes », dans Cahiers de la Villa Gillet, Les « Moyen Âge » de l’art contemporain, 17/2003, p. 85-100. 5. Werner Hofmann, « Les écrivains dessinateurs. I. Introduction », dans Revue de l’art, 1979, n° 44, p. 7-18 ; « Courbet et Marées », dans Revue de l’art, 1979, n°45, p. 31-36 ; « Réflexions sur l’iconisation à propos des ‘Demoiselles d’Avignon’ », dans Revue de l’art, 1986, n°71, p. 33-42. 6. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Délires II, « Alchimie du verbe ». 7. Alois Riegl (Linz, 1858 – Vienne, 1905) et Franz Wickhoff (Steyr, 1853 – Venise, 1909) furent les deux membres les plus éminents de la « première école viennoise d’histoire de l’art ». Riegl, formé au Musée des arts décoratifs puis au Musée d’art et d’industrie de Vienne, écrivit différents ouvrages, de Stillfragen (1893) à Die Entstehung der Barockunst in Rome (1908), en passant par Spätromische Kunstindustrie (1901) et Das Holländische Gruppenporträt (1902), rédécouverts ces dernières années, qui montrent sa large ouverture d’esprit et son intérêt pour les rapports entre la création artistique et la société de l’époque, les techniques de construction, ou les liens entre high et low art, notamment à travers le « kunstwollen ». Sur Riegl, voir Henri Zerner, Écrire l’histoire de l’art, Paris, 1997, p. 35-63.

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Wickhoff, spécialiste de l’art romain et de l’Antiquité tardive, se fit connaître notamment par une étude sur le manuscrit de la Genèse de Vienne (Die Wiener Genesis, Vienne, 1905 ; trad. angl. : Roman Art: Some of Its Principles and Their Application to Early Christian Painting, New York, 1900). Associant l’archéologie, la philosophie et le connoisseurship dans son écriture de l’histoire de l’art, il recherchait dans les œuvres le « Zeitgeist » [l’esprit du temps]. Il développa l’études des cultures matérielles, des cultures non occidentales, et reconnut dans les créations de la Vienne contemporaine un épanouissement de l’art moderne. 8. Julius von Schlosser (Vienne, 1886-1938), élève de Franz Wickhoff, fut le successeur de Max Dvořák à l’université de Vienne. Ses essais les plus connus sont Die Kunst- und Wunderkammern der Spätrenaissance (Leipzig, 1908) et Die Kunstliteratur (Vienne, 1924 ; trad. fr. : La littérature artistique : manuel des sources de l’histoire de l’art moderne, Paris, 1996), mais Gombrich a insisté sur le fait que pour Schlosser, la question fondamentale était « qu’est ce que l’Art ? », ce qui le conduisit à étudier des formes ‘mineures’ comme la sculpture en cire (Allerhöchstes Jahrbuch, 1911 ; trad. fr. : Histoire du portrait en cire, Paris, 1997). 9. Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), poète et dramaturge viennois (La femme sans ombre, Le cavalier à la rose,...), collabora très jeune aux Blätter für die Kunst, dans lesquelles il fit paraître des poèmes. Il accueillit très favorablement l’essai de R. Muther (voir n. suivante) : voir « Die malerische Arbeit unseres Jahrhunderts », dans Gesammelte Werke, vol. I (Reden und Aufsätze, 1891-1913), Francfort-sur-le-Main, 1979, p. 519-524. 10. Richard Muther (Ohrdruf, Saxe-Cobourg, 1860 - Glatz [maintenant Miedzygorsze], 1909) fut un des premiers à publier de larges panoramas (pas toujours très précis), de l’histoire de l’art par pays et par siècle, mais dans un style littéraire. Son Geschichte der Malerei im XIX Jahrhundert (Munich, 1893-1894, 3 vol.) fut ainsi traduit dans plusieurs langues (éd. anglaise : The history of painting from the fourth to the early nineteenth century, New York, 1907) et lui valut les louanges de Rilke et de Hofmannsthal. 11. Meyer Schapiro, « Courbet and Popular Imagery: An Essay on Realism and Naiveté » [« Courbet et le réalisme populaire. Étude sur le réalisme et la naïveté »], dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes 4 (1941), p. 164-191 ; trad. fr. dans Style, artiste et société, Paris, 1982. 12. Werner Hofmann, « Bifocalité et multiréalité dans la peinture autour de 1800 », dans Peinture et rhétorique, (colloque, Rome, Académie de France à Rome, 1993), Paris, 1994, p. 129-148. 13. Werner Hofmann, « Triplicité et iconisation chez David », dans David contre David, (colloque, Paris, Musée du Louvre, 1989), Paris, 1993, vol. II, p. 725-738. 14. Herbert von Einem (Sarrebourg, 1905-Göttingen, 1983), spécialiste de la théorie artistique de Goethe, considérait l’histoire de l’art comme une branche de l’histoire (sur sa théorie, voir Fragen kunstgeschichtlicher Interpretation, 1952). Parmi ses autres ouvrages, citons également Caspar David Friedrich, Berlin, 1938 ; Deutsche Malerei des Klassizismus und der Romantik: 1760-1840, Munich, 1978. 15. Hans Sedlmayr (Hornstein, Autriche, 1896 – Salzbourg, 1984) fut un spécialiste de l’architecture baroque et publia en 1931 un essai théorique (« Zu einer strengen Kunstwissenschaft », dans Kunstwissenschaftliche Forschungen 1, p. 7-13). En 1938, il se déclara en faveur de l’Anschluss ; après 1945, il condamna l’art moderne d’un point de vue catholique...

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INDEX

Mots-clés : polyfocalité, maniérisme, histoire de la pensée, science de l'image, méthode, historiographie, romantisme Index géographique : Paris, Hambourg, Vienne, Europe Keywords : polyfocality, mannerism, history of thought, image science, romanticism Index chronologique : 1900

AUTEURS

WERNER HOFMANN

Né à Vienne en 1928, il étudia l’histoire de l’art entre Paris et Vienne. Assistant à l’Albertina de 1950 à 1955, il devint le directeur-fondateur du Musée du XXe siècle à Vienne en 1962, avant de diriger la Kunsthalle de Hambourg de 1969 à sa retraite en 1990. Il fut professeur invité de nombreuses universités américaines.

ÉRIC DARRAGON

Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Paris I.

PIERRE GEORGEL

Directeur du Musée national de l’Orangerie.

DARIO GAMBONI

Professeur d’histoire de l’art de la période contemporaine à l’université de Genève.

THOMAS GAEHTGENS

Directeur du Centre allemand d’histoire de l’art, Paris.

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XIXe siècle

Travaux

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Histoire de l’art britannique 1750-1850 : un état des lieux The history of British art, 1750-1850: The current state of research Britische Kunstgeschichte, 1750-1850: eine Bestandsaufnahme Storia dell’arte britannica 1750-1850: stato della questione Historia del arte británico 1750-1850 : un chequeo

David Bindman et Frédéric Ogée

1 Travaillant nous-mêmes sur l’art britannique du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, nous sommes conscients que cette présentation de l’état des recherches court le risque d’être partiale. Pour autant, nous avons cherché à rendre compte aussi fidèlement que possible de la variété des approches apparues ces dernières années, en tentant de dégager les grandes lignes de l’historiographie dans nos propres spécialités (les arts visuels), en laissant de côté les études sur l’architecture ou le jardin paysager, dont la vigueur mériterait une synthèse du même ordre.

L’importance des institutions

2 Pour faire cet état des lieux, il est très important de commencer par évoquer les structures institutionnelles qui sous-tendent et soutiennent la recherche dans le domaine. D’abord la Tate Britain qui, après avoir fait partie de la Tate Gallery, est désormais un musée indépendant consacré exclusivement à l’art britannique, du XVIe siècle à nos jours. Longtemps avant cette séparation en mars 2000, la Tate avait déjà proposé une série d’expositions monographiques consacrées aux artistes britanniques les plus importants (Hogarth, 1971 ; Turner, 1974 ; John Flaxman, 1979 ; Constable, 1991), accompagnées de catalogues exemplaires. Celles-ci alternèrent à l’occasion avec d’autres expositions adoptant une perspective plus thématique et embrassant une vue plus large du champ, comme par exemple celle organisée en 1973 par Leslie Parris et Conal Shields (Landscape in Britain, 1973), qui cherchait à attirer l’attention sur le «

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déséquilibre culturel auquel le paysagiste devait se confronter », ou encore celle d’Andrew Wilton et Ilaria Bignamini sur le Grand Tour, en 1996 (The Grand Tour, 1996).

3 Autre pierre angulaire, autre présence essentielle à l’étude de l’art britannique, le Yale Center for British Art, qui a ouvert à l’université de Yale (États-Unis) en 1977, autour de la remarquable collection de tableaux britanniques des XVIIIe et XIXe siècles léguée à l’université par le collectionneur anglophile Paul Mellon. Le centre de Yale est relayé en Europe par le Paul Mellon Centre for Studies in British Art installé à Londres. Si le centre de Yale assure une programmation régulière d’expositions de grande envergure, celui de Londres a transformé le champ en profondeur grâce non seulement à une politique de soutien actif de la recherche sous forme de bourses, mais aussi à une entreprise de publication très originale et innovante mise en œuvre dans le cadre de son partenariat avec Yale University Press. Sans conteste, la quasi-totalité des ouvrages les plus marquants sur l’art anglais publiés ces dernières années l’ont été grâce à ce programme, qui comprend non seulement une série exemplaire et continue de catalogues raisonnés de tous les artistes britanniques d’importance, mais aussi nombre de remarquables études discursives et thématiques. Avec les bourses de recherche de courte ou longue durée offertes par ces deux institutions, les chercheurs déjà reconnus disposent d’un réel soutien financier pour mener à bien des projets à long terme, et les jeunes chercheurs bénéficient de conditions très favorables pour achever leur premier ouvrage. Dans le même temps, des colloques internationaux des deux côtés de l’Atlantique assurent de plus en plus fréquemment un constant échange d’idées : ainsi à Yale en 2006, l’importante exposition proposée par Ann Bermingham, Sensation & Sensibility: Viewing Gainsborough’s « Cottage Door », qui a donné lieu à plusieurs conférences et un ouvrage-catalogue (Sensation & Sensibility, 2005) interrogeant les ambivalences idéologiques des scènes rurales commandées à l’artiste par une clientèle bourgeoise urbaine ; de même en juillet 2007 à Londres, le colloque de trois jours intitulé State of the Art: Collecting art and national formation c.1800-2000 ( QUILLEY, à paraître), qui a examiné, notamment dans une perspective post-coloniale, les liens entre le développement des musées et des collections, et la construction d’une identité nationale.

Un élargissement du champ d’études

4 Depuis quelques années, cette croissance institutionnelle s’est accompagnée d’un élargissement du champ pour inclure des artistes souvent passés de mode au XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle. Le « goût Duveen », du nom du célèbre marchand d’art, Joseph Duveen, 1st Baron Duveen, qui orienta les achats des collectionneurs américains importants en imposant les grands portraits en pied (de préférence féminins) de Reynolds, Gainsborough et Romney, s’est enrichi d’une réévaluation d’artistes jusqu’alors négligés comme Wright of Derby ou Stubbs (que Paul Mellon collectionna en grand nombre), ainsi que d’une plus grande estime pour la peinture de paysage, en particulier l’œuvre de Constable, de Turner et des grands aquarellistes, désormais présentée comme la contribution la plus importante des artistes britanniques à l’art européen.

5 Dans le même temps, on assiste à un net regain d’intérêt pour des artistes dont l’œuvre était jugée plus littéraire ou « imaginaire », comme James Barry, William Blake ou Henry Fuseli (ou Füssli). On pense notamment à l’exposition organisée par Nancy

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Pressly au Yale Center for British Art en 1979, The Fuseli Circle in Rome: Early Romantic Art of the 1770s (The Fuseli Circle in Rome, 1986).

6 L’un des artistes qui, pour les critiques littéraires autant que pour les historiens d’art, n’a jamais cessé d’occuper le premier plan, est William Hogarth, qui a fait l’objet de trois grandes rétrospectives à la Tate Gallery/Tate Britain, en 1971 (Hogarth, 1971), en 1987 (Manners and Morals, 1987) et en 2006-2007 (Hogarth, 2006). De même, l’art de la caricature au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, source remarquable et très anglaise de créativité artistique, est le sujet de l’ouvrage de Diana Donald, The Age of Caricature: Satirical Prints in the Reign of George III (DONALD, 1996), et Richard Godfrey a réalisé en 2001 pour la Tate Britain une grande exposition consacrée à l’œuvre de James Gillray : The Art of Caricature (James Gillray, 2001).

7 Mentionnons encore le renouveau des études sur la sculpture, inauguré par l’ouvrage de Margaret Whinney, Sculpture in Britain, 1530-1830, publié pour la première fois en 1964 dans la série Pelican History of Art, et réédité en 1988 dans une version revue et augmentée par John Physick (WHINNEY, [1964] 1992). Ce nouvel intérêt fut amplifié par une série d’études monographiques sur quelques sculpteurs importants : John Flaxman, avec l’ouvrage fondateur de Werner Hofmann, John Flaxman: Mythologie und Industrie (John Flaxman, 1979) et celui de David Irwin (IRWIN, 1979) ; John Michael Rysbrack, avec le livre de Katherine Eustace (Michael Rysbrack, 1982) ; et Louis Francois Roubiliac (BINDMAN, 1995). Ce dernier ouvrage est autant un travail d’histoire sociale de l’art qu’une monographie, de même que l’étude générale sur la sculpture au XVIIIe siècle que prépare Matthew Craske et qui analysera cet art dans son contexte social. Ce renouveau d’intérêt pour la sculpture est particulièrement pertinent, non seulement pour mieux en comprendre la dimension religieuse, mais aussi pour appréhender la complexité des entreprises de commémoration.

La génération du Warburg : Wittkower et Waterhouse

8 Si le champ des études s’est élargi au cours des trente dernières années, il en a été de même pour les méthodologies d’approche. L’histoire de l’art britannique a eu son propre Vasari en la personne de l’historien du XVIIIe siècle Horace Walpole (auteur de la première histoire de l’art anglais, Anecdotes of Painting in England, 1762 ; WALPOLE, 1762), dont l’analyse de l’art de son temps reste une source d’informations inégalée. Mais on peut considérer que l’histoire moderne de l’art britannique ne commença vraiment que vers la fin des années 1930 et au cours des années 1940, lorsqu’une importante vague d’émigrés en provenance des pays germaniques se retrouva pour l’essentiel au Warburg Institute de Londres. Coupés de tout contact avec l’Italie et le reste de l’Europe, une génération de chercheurs éminents comme Frederick Antal, Ernst Gombrich, Edgar Wind, Rudolf Wittkower, ainsi que leurs disciples anglais comme Frances Yates ou Charles Mitchell, utilisèrent les pages du Journal of the Warburg and Courtauld Institutes pour porter sur l’art britannique des XVIIIe et XIXe siècles un regard d’une qualité et d’une ampleur tout à fait inédites dans un champ jusqu’alors pour l’essentiel dominé par des « chercheurs-collectionneurs » comme Adolph Paul Oppé ou Iolo Williams (OPPÉ, 1947 ; OPPÉ, 1950 ; WILLIAMS, 1952).

9 Pour la première fois dans l’histoire, ces articles du Journal ont replacé l’art britannique dans une perspective résolument européenne, qui culmina avec la publication en 1948

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de British Art and the Mediterranean (dont la section sur le XVIIIe siècle fut confiée à Rudolf Wittkower ; WITTKOWER, SAXL [1948] 1969), ouvrage qui, avec le recul, se révèle d’une grande richesse prophétique. On y souligne l’influence importante de l’art italien sur l’art anglais, et Wittkower fait observer que « Hogarth, qui passa son temps à tourner en ridicule le culte aveugle des maîtres anciens, développa ses idées sur l’art à partir de la pensée italienne et les illustra d’exemples classiques »1. De même, l’ouvrage met en lumière les racines italiennes de la caricature anglaise, et la « Grande Manière » du portrait anglais y est présentée comme l’avatar britannique de l’allégorie continentale. Mais au-delà du portrait, l’idée de « Grand style » chère à Reynolds est analysée ici dans sa propre peinture d’histoire ainsi que dans celle de James Barry, et on s’y intéresse aussi à l’influence récurrente de Michel-Ange sur les sculpteurs britanniques ou sur des artistes d’imagination comme William Blake. De même, Wittkower mit en lumière le rôle du « courant gréco-romain » dans l’œuvre de John Flaxman, Thomas Banks ou encore Henry Fuseli, l’artiste sans doute le plus méprisé dans le siècle qui suivit sa mort. C’est cette importante perspective internationale sur l’art britannique qui informe le magistral ouvrage de John Gage, Colour in Turner: poetry and truth (GAGE, 1997), et celui de William Vaughan, German Romanticism and English Art (VAUGHAN, 1979), qui tous deux jouèrent un rôle important pour remettre au centre des préoccupations les rapports longtemps ignorés entre les productions artistiques allemandes et anglaises à l’époque romantique.

10 La personnalité dominante de l’après-guerre fut sans conteste Ellis Waterhouse (1905-1985), dont la magistrale étude, Painting in Britain, 1530-1790 (WATERHOUSE, [1953] 1994), était unique par son ampleur. Toutefois, si elle demeure très utile pour ses analyses remarquables d’artistes individuels, on doit bien admettre aujourd’hui qu’elle fait trop peu de cas du contexte historique et présente l’art britannique comme s’il avait fonctionné en circuit fermé. Waterhouse fut l’un des premiers à parler avec enthousiasme de Wright of Derby ou de Stubbs, mais il tend à faire de l’art du portrait le cœur de toute histoire de l’art britannique, laissant de côté la peinture d’histoire, voire le paysage, et son ouvrage, étrangement, s’arrête avant les carrières de Blake, de Fuseli ou des aquarellistes. Waterhouse, qui occupa en 1955 la prestigieuse chaire Slade d’Oxford, fut également l’auteur de deux très utiles dictionnaires des artistes britanniques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ( WATERHOUSE, 1981 ; WATERHOUSE, 1988) et d’une étude sur la contribution britannique à l’art néoclassique, publiée par la British Academy en 1954.

L’histoire sociale de l’art

11 L’un des traits remarquables de l’étude de l’art britannique des XVIIIe et XIXe siècles a été le rôle joué par certains spécialistes de littérature. On pense notamment au travail pionnier de Ronald Paulson pour établir le catalogue raisonné des gravures de Hogarth, dont la première édition remonte à 1965 (et la plus récente à 1989 ; PAULSON, [1965] 1989), ainsi qu’à sa magistrale biographie de l’artiste, d’abord en deux volumes (1970), puis dans une édition revue, en trois volumes, en 1991-1993 (PAULSON, 1991-1993). D’autres critiques littéraires comme John Barrell ont publié des travaux importants sur l’art britannique, même si aujourd’hui ce sont peut-être davantage les ouvrages d’historiens comme John Pocock (POCOCK, 1985), Roy Porter (PORTER, 1982), John Brewer (BREWER, 1997) ou Linda Colley (COLLEY, 1992 ; COLLEY, 2003) qui proposent les mises en

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contexte les plus signifiantes. Depuis les années 1980, il apparaît clairement que l’histoire de l’art britannique est ainsi envisagée d’une manière résolument interdisciplinaire, visant à faire ressortir l’importance du contexte historique et des enjeux idéologiques à l’œuvre dans cet art. Qu’il s’agisse du portrait ou du paysage, la production des artistes britanniques, particulièrement dans la période ayant vu l’émergence de l’empire dans la première moitié du XIXe siècle, est envisagée dans son rapport aux enjeux de pouvoir. Conservateurs de musée et historiens, spécialistes de littérature et historiens d’art, les chercheurs sur l’art britannique s’appuient sur leurs travaux réciproques pour mettre en lumière la portée sociale et politique d’une pratique des beaux-arts ayant entretenu depuis le milieu du XVIIIe siècle des liens aussi étroits qu’ambivalents avec l’institution muséale d’un côté et les salles des ventes (Christie’s, Sotheby’s, Phillips) et le marché de l’autre.

12 Dans la remarquable introduction qu’il écrivit pour la plus récente réédition de l’ouvrage de Waterhouse en 1994, Michael Kitson expliqua qu’une révision de l’ouvrage depuis sa dernière édition de 1978 lui semblait impossible car « une révolution, rien de moins, s’est depuis cette date produite dans l’étude de l’art britannique, rendant une telle révision impensable » (WATERHOUSE, [1953] 1994)2. S’appuyant sur une célèbre citation de John Barrell pour qui « l’histoire de l’art ne saurait être écrite comme une histoire isolée de l’art »3, Kitson expliquait cette révolution comme la conséquence des contributions de spécialistes d’histoire littéraire. Avec la publication en 1980 de l’ouvrage de Barrell The Dark Side of the Landscape ( BARRELL, 1980) et, en 1982, du catalogue de l’exposition Richard Wilson à la Tate Gallery par David Solkin (Richard Wilson, 1982), l’histoire de l’art britannique amorça un virage important vers une histoire sociale de l’art. Ainsi le catalogue de Solkin, bien que monographique, prônait une approche beaucoup plus critique des implications idéologiques de la peinture de Wilson, avec sa représentation idyllique de la nature et son « mythe de l’harmonie sociale ». Solkin analyse ces tableaux comme autant d’images souhaitées par « un public de patriciens qui voyaient la société de haut » et comme l’instrument indirect d’une forme de contrôle social. De son côté, l’ouvrage de Barrell, s’appuyant sur une étude des peintres les plus célébrés de l’époque (Gainsborough, Stubbs et Constable), s’attache à montrer à quel point « la représentation bon enfant des classes laborieuses était un travestissement des dures réalités de la vie rurale », représentation qui, selon lui, continue de fausser notre perception du XVIIIe siècle. L’effet de ces deux ouvrages fut d’imposer de vrais questionnements politiques dans les études d’histoire de l’art britannique et le catalogue de Solkin fut accueilli par une volée d’attaques virulentes et extrêmement déplaisantes dans certains journaux conservateurs.

13 Quelques années plus tard Barrell et Solkin récidivèrent avec deux nouvelles études importantes, le premier avec The Political Theory of Painting from Reynolds to Hazlitt (BARRELL, [1986] 1995), le second avec Painting for Money: The Visual Arts and the Public Sphere in Eighteenth-Century England (SOLKIN, 1993), qui toutes deux révèlent l’influence de l’historien John Pocock (POCOCK, 1985), dont les travaux ont permis de mieux comprendre la théorie de « l’humanisme civique » qui définissait les idéaux aristocratiques dominants de l’époque. Là où Barrell en analyse les effets dans les écrits théoriques de Reynolds, Barry, Blake, Fuseli, Haydon et Hazlitt, Solkin s’intéresse au rôle de la peinture dans une société capitaliste émergente et à la place que celle-ci accordait aux artistes au sein d’un nouvel environnement commercial traversé de tensions. Cette perspective l’a amené à s’intéresser de nouveau aux institutions de l’art

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(comme la Royal Academy, fondée en 1768 à la suite d’un intense débat public qui n’a jamais vraiment cessé depuis) et à ses idéaux, et à montrer toute l’importance de la « peinture de conversation » comme représentation d’une forme nouvelle bourgeoise de sociabilité et celle de la peinture d’histoire comme vecteur d’un art « public ». Ces diverses facettes de la production artistique britannique ont été magistralement démontrées lors de l’exposition Art on the Line: The Royal Academy Exhibitions at Somerset House, 1780-1836 (Art on the Line, 2001), conçue par Solkin dans les anciens locaux de la Royal Academy à Somerset House, qui reconstitua à l’identique, notamment en matière d’accrochage, l’une des grandes expositions annuelles de cette institution telles qu’elles se déroulaient au début du XIXe siècle. En mettant l’accent sur l’importance de la « moulure » (« the Line ») qui servait de ligne de partage symbolique et idéologique entre les œuvres, Solkin a fait ressortir avec force (voir en particulier sa propre contribution au catalogue) l’ambivalence dialectique du regard sur l’art (privé/public) que l’institution encourageait chez les visiteurs.

De nouveaux territoires…

14 Une approche féministe de l’histoire de l’art britannique n’est apparue que plus tard, vers les années 1990 notamment, et de façon forte (mais sans se revendiquer comme telle), avec l’ouvrage de Marcia Pointon Hanging the Head: Portraiture and Social Formation in Eighteenth-Century England ( POINTON, 1993). Le féminisme de son auteur se révèle implicitement au travers des discussions minutieuses qu’elle y propose de divers portraits féminins et de leur contexte social tel que celui-ci transparaît dans les tableaux eux-mêmes, suggérant ainsi la fonction sociale du portrait dans cette nouvelle société bourgeoise. Ce fort point de vue historique est affirmé encore davantage dans l’ouvrage suivant de Pointon, Strategies for Showing: Women, Possession, and Representation in English Visual Culture 1665-1800 (POINTON, 1997), qui examine en profondeur l’art du portrait en rapport avec les circonstances sociales de la vie des femmes à l’époque, recherche que l’auteur poursuit actuellement à propos des bijoux et de leur utilisation dans et pour la représentation des femmes. Cette approche diffère de celle adoptée par Gill Perry et Michael Rossington dans leur anthologie Feminity and masculinity in eighteenth-century art and culture ( PERRY, ROSSINGTON, 1994), qui offre une perspective résolument interdisciplinaire, mêlant histoire de l’art et histoire littéraire, et qui de ce fait accorde davantage de place à des considérations théoriques. C’est également un point de vue féministe qui sous-tend le regain d’intérêt pour l’art produit par les femmes, en particulier l’œuvre d’Angelica Kauffman, qui forme le sujet de l’ouvrage récent d’Angela Rosenthal, Angelica Kauffman: art and sensibility (ROSENTHAL, [1996] 2006).

15 Cette histoire sociale de l’art a eu pour effet de quelque peu marginaliser les études monographiques érudites qui jusqu’alors dominaient l’étude de l’art britannique des XVIIIe et XIXe siècles, mais elle a également eu pour conséquence – sans doute était-ce inévitable – de concentrer l’attention quasi exclusivement sur Londres en tant que lieu moteur du changement social, changement qui amena l’émergence d’une société commerciale proche à bien des égards de celle qui est la nôtre aujourd’hui. Cependant ces dernières années, grâce notamment à l’émergence des théories post-coloniales et à l’actualité des débats sur l’identité nationale et l’héritage impérial, une attention croissante a été portée au rôle que l’art a pu jouer à l’époque au sein de l’expansion britannique au-delà des mers, à la façon dont on a pu représenter l’autre et la culture

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de l’autre. Cette nouvelle préoccupation s’est nourrie des récentes questions d’identité nationale au sein des îles Britanniques, notamment à l’occasion de la décentralisation des parlements et des exécutifs écossais et gallois. Dans le même temps, en 1992, l’historienne Linda Colley, dans son ouvrage Britons. Forging the Nation ( COLLEY, 1992), avait avancé la thèse selon laquelle l’idée de nation britannique était une construction du XVIIIe siècle. Cela a entraîné de nouvelles recherches sur le rôle des artistes dans l’affirmation des identités nationales au sein des pays qui constituent le Royaume-Uni, comme par exemple les ouvrages de Fintan Cullen, Visual Politics: representation of Ireland, 1750-1930 (CULLEN, 1997), de Peter Lord, dans la série The Visual Culture of Wales: Industrial Society (LORD, 1998) et Imaging the nation (LORD, 2000), ou de Dian K. Kriz, The Idea of the English Landscape Painter (KRIZ, 1997).

16 Dans le sillage du travail pionnier de l’Australien Bernard Smith, ancien étudiant au Warburg Institute, dont l’ouvrage European Vision and the South Pacific a paru dès 1959 (SMITH, 1959), des chercheurs se sont récemment intéressés au contexte intellectuel qui sous-tend les représentations des non-Européens, de la couleur de la peau, de l’apparition de stéréotypes, et aux réactions d’habitants de contrées lointaines face aux « visiteurs » britanniques. L’expression la plus importante de ces nouvelles préoccupations se trouve dans le recueil d’articles rassemblés sous le titre An Economy of Colour: Visual Culture and the Atlantic World, 1660-1830 par Geoff Quilley et Dian K. Kriz (QUILLEY, KRIZ, 2003), qui voient dans leur entreprise l’occasion pour l’étude de l’art britannique de cette période de s’éloigner du concept d’humanisme civique : « Le recours à ce concept comme outil méthodologique pour analyser la culture a entraîné la marginalisation de l’histoire, tout aussi complexe, mais peut-être plus amorphe, d’un certain internationalisme protéiforme qui s’est développé au cours du long XVIIIe siècle [1660-1830] sous l’influence des implantations coloniales, de l’expansion impériale et du commerce transocéanique »4. Quelques expositions récentes, organisées à l’occasion de l’anniversaire de l’abolition du commerce britannique des esclaves en 1807, ont permis d’aborder des questions liées à la problématique de l’esclavage. On pense notamment à Between Worlds: Voyagers to Britain, 1700-1850, organisée par la National Portrait Gallery de Londres en 2007 (Between Worlds, 2007) ou à Mind Forg’d Manacles: William Blake and Slavery, exposition itinérante organisée par le British Museum et la Hayward Gallery (Mind Forg’d Manacles, 2007-2008). Et les années qui viennent verront la parution du volume sur le XVIIIe siècle de la série The Image of the Black in Western Art (BUGNER et al., 1976- ; BINDMAN, à paraître), ainsi qu’un livre d’Angela Rosenthal sur la représentation de la « blancheur » et de la couleur de la peau, et un autre de Natasha Eaton sur les peintres britanniques en Inde et leur réception par la population indienne.

17 Le champ des études d’histoire de l’art portant sur la période 1750-1850 est actuellement en pleine ébullition : certains (voir l’introduction de l’anthologie de Gill Perry et Michael Rossington [PERRY, ROSSINGTON, 1994]) parlent même à son propos d’une véritable « indiscipline », l’histoire de l’art côtoyant aujourd’hui fréquemment d’autres approches disciplinaires, et notent sa tendance à « bouger dans toutes les directions sous l’influence de diverses formes de la théorie postmoderne ». Mais les récentes explorations nouvelles visant à élargir et enrichir le domaine des études en

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histoire de l’art s’inscrivent aussi dans une riche tradition empiriste qui, depuis l’aube du XVIIIe siècle, avec John Locke et Isaac Newton, a présidé à une certaine approche britannique de la connaissance. S’appuyant toujours sur une minutieuse analyse des œuvres et une solide connaissance de leur contexte, les travaux de ces dernières décennies ont accueilli les apports scientifiques et méthodologiques d’autres disciplines, non pour apporter de l’eau à quelque moulin théorique, mais pour mettre à l’épreuve les acquis et faire ressortir la pertinence hic et nunc de cet art du passé.

18 De surcroît, les nouveau regards parfois dérangeants portés sur cet art continuent de se nourrir de considérables travaux de fond, comme en témoigne la parution très récente du magistral catalogue raisonné des œuvres de George Stubbs (EGERTON, 2007) réalisé par Judy Egerton pour Yale University Pressa. Car, il est bon de le rappeler, ce qui confère une exceptionnelle vitalité à toute cette activité vient bien du très fort soutien institutionnel décrit au début de cette synthèse, sans que cela constitue un paradoxe. La présence très active d’un musée, la Tate Britain, et des deux grandes institutions soutenues par Yale, assure une visibilité et un encouragement constants et de premier ordre aux travaux sur la période, et permet la publication et la diffusion de nouvelles approches, offrant aux recherches dans ce domaine un écrin tout à fait remarquable.

19 Souhaitons juste pour finir qu’à la suite du succès d’expositions récentes à Paris (Constable, 2002 ; Hogarth, 2006), les recherches sur l’art anglais s’enrichissent aussi de travaux comparatistes d’envergure réunissant historiens d’art et spécialistes de l’histoire des idées britanniques et français. Les co-signataires du présent article, qui la pratique depuis une dizaine d’années, peuvent témoigner des nombreux attraits d’une telle collaboration.

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– Richard Wilson, 1982 : Richard Wilson: The Landscape of Reaction, David Solkin éd., (cat. expo., Londres, The Tate Gallery, 1982), Londres, 1982.

– ROSENTHAL, 1983 : Michael Rosenthal, Constable: the Painter and his Landscape, New Haven/ Londres, 1983.

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– ROSENTHAL, 1997 : Michael Rosenthal éd., Prospects for the Nation. Recent Essays on British Landscape 1750-1880, New Haven/Londres, 1997.

– ROSENTHAL, 1999 : Michael Rosenthal, The Art of Thomas Gainsborough. A Little Business for the Eye, New Haven/Londres, 1999.

– ROSENTHAL, (1996) 2006 : Angela Rosenthal, Angelika Kauffmann: Bildnismalerei im 18. Jahrhundert, Berlin, 1996 ; trad. angl.: Angelica Kauffman: art and sensibility, New Haven/Londres, 2006.

– Sensation & Sensibility: Viewing Gainsborough’s ‘Cottage Door’, Ann Bermingham éd., (cat. expo., New Haven, Yale Center for British Art/San Marino, Huntington Art Collections, 2005-2006), New Haven/Londres, 2005.

– SMITH, 1959 : Bernard Smith, European Vision and the South Pacific, Oxford, 1959.

– SOLKIN, 1993 : David Solkin, Painting for Money: The Visual Arts and the Public Sphere in Eighteenth- Century England, New Haven/Londres, 1993.

– Thomas Gainsborough, 2002 : Thomas Gainsborough, Martin Myrone, Mark Rosenthal éd., (cat. expo., Londres, The Tate Gallery, 2002), Londres, 2002.

– Turner, 1974 : Turner 1775-1851, (cat. expo., Londres, The Tate Gallery, 1974), Londres, 1974.

– VAUGHAN, 1979 : William Vaughan, German Romanticism and English Art, New Haven/Londres, 1979.

– VAUGHAN, 1999 : William Vaughan, British Painting. The Golden Age, Londres, 1999.

– WALPOLE, 1762 : Horace Walpole, Anecdotes of painting in England, with some account of the principal artists, and incidental notes on other arts, Strawberry Hill, 1762.

– WARNER, BLAKE, 2004 : Malcolm Warner, Robin Blake, Stubbs and the Horse, New Haven/Londres, 2004.

– WATERHOUSE, 1981 : Ellis Waterhouse, The Dictionary of British 18th Century Painters in Oils and Crayons, Woodbridge, 1981.

– WATERHOUSE, 1988 : Ellis Waterhouse, The Dictionary of 16th & 17th century British Painters, Woodbridge, 1988.

– WATERHOUSE, [1953] 1994 : Ellis Waterhouse, Painting in Britain, 1530-1790, (Harmondsworth, 1953), New Haven/Londres, 1994.

– WHINNEY, [1964] 1992 : Margaret Whinney, Sculpture in Britain, 1530-1830, (Harmondsworth, 1964), New Haven/Londres, 1992.

– WILLIAMS, 1952 : Iolo Williams, Early English Watercolours and Some Cognate Drawings by Artists Born not Later than 1785, Londres, 1952.

– WILTON, 1987 : Andrew Wilton, Turner in His Time, Londres, 1987.

– WITTKOWER, SAXL, [1948] 1969 : Rudolf Wittkower, Fritz Saxl, British Art and the Mediterranean, (Londres/New York, 1948), Londres, 1969.

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– Wright of Derby, 1990 : Wright of Derby, Judy Egerton éd., (cat. expo., Londres, The Tate Gallery, 1990), Londres, 1990.

NOTES

1. « Hogarth, who ridiculed constantly the blind veneration of the ancients and the old masters, bas his ideas about art on Italian thought, and proved them with classical examples » (WITTKOWER, SAXL, [1948] 1969, pl. 61). 2. « ...a revolution, no less, has occured in the study of British art, rendering any such process unthinkable » (WATERHOUSE, [1965] 1994, p. xii). 3. « Central to the approach is that, as John Barrell has expressed it, ‘the story of art cannot be written as the story of art alone’ » (WATERHOUSE, [1965] 1994, p. xii). 4. « As such, the very concept of civic humanism as a methodological key to analysing eighteenth-century culture has entailed the marginalisation of the no less complex, but perhaps more amorphous, history of protean internationalism developing in the long eighteenth century as a result of colonial settlement, imperial expansion and transoceanic commerce » (QUILLEY, KRIZ, 2003, p. 5).

RÉSUMÉS

Grâce à une active collaboration entre universités, musées (Tate Britain, Yale Center for British Art) et centres de recherches (Warburg Institute, Paul Mellon Centre…), les recherches sur l’art britannique entre 1750 et 1850 se sont remarquablement structurées et enrichies depuis une trentaine d’années (élaboration de catalogues raisonnés, expositions thématiques, symposiums réguliers, bourses de recherche). Ces orientations nouvelles ont permis l’inscription de la production artistique britannique, en particulier à l’époque romantique, dans le contexte international (notamment italien et allemand). Non seulement des artistes jusque là laissés dans l’ombre (Stubbs, Wright of Derby, Rysbrack…), ont été étudiés, mais surtout les approches se sont élargies à l’histoire sociale de l’art (et non seulement institutionnelle ou économique), nourrissant de féconds échanges avec l’histoire littéraire, et intègrent maintenant les théories féministes et postcoloniales, abordant les problématiques du rôle des artistes dans la formation de l’identité nationale ou de la représentation des non-Européens.

Thanks to the active collaboration between universities, museums (Tate Britain, Yale Centre for British Art) and research centres (Warburg Institute, Paul Mellon Center), studies on British art from the period between 1750 and 1850 have been remarkably enriched and restructured within the past thirty years (catalogues raisonnés, thematic exhibitions, regular symposiums, research grants). These new directions have made it possible to resituate British artistic production, in particular from the Romantic period, within an international context (especially Italian and German). Not only have formerly forgotten artists (Stubbs, Wright of Derby, Rysbrack…) been brought to light, but, more importantly, approaches have been broadened to include the social history of art (and not only its institutional or economic history) – nourished by fertile exchanges with literary history – and now integrate feminist and postcolonial theory, thus

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raising questions on the role of artists in the creation of national identity and the representation of non-Europeans.

Dank der aktiven Zusammenarbeit von Universitäten, Museen (Tate Britain, Yale Center for British Art) und Forschungszentren (Warburg Institute, Paul Mellon Centre…) hat sich die Forschung im Bereich der britischen Kunst zwischen 1750 und 1850 seit den letzten dreißig Jahren erstaunlich strukturiert und bereichert (Erstellung von Werkverzeichnissen, Organisation von thematischen Ausstellungen, regelmäßigen Symposien und Forschungsstipendien). Diese neuen Orientierungen haben es ermöglicht, die britische Kunstproduktion, besonders die der Romantik, in einen internationalen Zusammenhang (zum Beispiel im Vergleich mit der deutschen und italienischen Kunst) zu setzen. Dabei wurden nicht nur die bis dahin wenig beachteten Künstler (Stubbs, Wright of Derby, Rysbrack…) aufgegriffen, sondern vor allem die Forschungsansätze erweitert. Neben der sozialen Geschichte der Kunst, die über institutionelle und wirtschaftliche Fragen hinaus auch einen ergiebigen Austausch mit der Literaturgeschichte verfolgt, nehmen diese neuen Ansätze mittlerweile auch die feministischen und postkolonialen Theorien auf, die verschiedene Fragestellungen zur Rolle des Künstlers in der Bildung einer nationalen Identität oder zur Darstellung der Nichteuropäer untersuchen.

Grazie alla collaborazione attiva fra università, musei (Tate Britain, Yale Center for Britisch Art) e centri di ricerca (Warburg Institute, Paul Mellon Centre…), le ricerche sull’arte britannica fra il 1750 e il 1850 si sono, da una trentina d’anni, notevolmente strutturate e arricchite (elaborazione di cataloghi ragionati, convegni frequenti, borse di ricerca). Questi nuovi orientamenti hanno permesso che la produzione artistica britannica, in particolare quella dell’epoca romantica, prendesse posto nel contesto internazionale (soprattutto italiano e tedesco). Non solamente artisti rimasti nell’ombra (Stubbs, Wright of Derby, Rysbrack…) sono stati studiati, ma soprattutto i diversi approcci si sono estesi alla storia sociale dell’arte (e non solo istituzionale o economica), nutrendo scambi fecondi con la storia della letteratura ; le ricerche integranno, oggi, anche le teorie femministe e postcolonialiste, prendendo in considerazione le problematiche relative al ruolo degli artisti nella formazione dell’identità nazionale o alla rappresentatività dei non Europei.

Gracias a una colaboración activa entre universidades, museos (Tate Britain, Yale Center for British Art) y centros de investigaciones (Warburg Institute, Paul Mellon Centre...), la investigación sobre el arte británico entre 1750 y 1850 se ha ido estructurando y enriqueciendo notablemente desde hace unos treinta años (elaboración de catálogos razonados, exposiciones temáticas, simposios regulares, becas de investigación). Estas nuevas orientaciones han permitido la inscripción de la producción artística británica, en particular la del período romántico, dentro del contexto internacional (en particular italiano y alemán). No sólo se estudió a unos artistas hasta en la sombra (Stubbs, Wright of Derby, Rysbrack...) hasta aquel entonces, sino que sobre todo los enfoques se ampliaron a la historia social del arte (y no solamente institucional o económica), generando intercambios fertiles con la historia literaria, e integran ahora las teorías feministas y postcoloniales, abordando la problemática del papel de los artistas en la formación de la identidad nacional o la representación de los no-europeos.

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INDEX

Mots-clés : art britannique, histoire de l'art britannique, histoire sociale de l'art, historiographie, institution Index géographique : Grande-Bretagne Keywords : British art, British art history, social art history, historiography Index chronologique : 1700, 1800

AUTEURS

DAVID BINDMAN

Il a enseigné jusqu’en 2006 comme professeur d’histoire de l’art à la University College London. Ses principaux travaux portent sur William Blake, Hogarth et le sculpteur Roubiliac. Il a été commissaire de nombreuses expositions, notamment The Shadow of the Guillotine: Britain and the French Revolution au British Museum en 1989. Sa recherche récente porte sur les représentations des non-Européens dans l’art européen.

FRÉDÉRIC OGÉE

Professeur à l’UFR d’études anglophones de l’université Paris-Diderot. Ses travaux portent sur le roman, la peinture et l’art des jardins en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, ainsi que sur l’histoire des idées et des échanges intellectuels et artistiques entre la France et la Grande-Bretagne au siècle des Lumières. Il est l’auteur d’un chapitre de la nouvelle Histoire de l’Art Britannique éditée par la Tate Gallery et le Yale Center for British Art (2008).

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Images et savoirs au XIXe siècle Images and knowledge in the 19th century Bild und Wissen im neunzehnten Jahrhundert Immagini e sapere nel XIX secolo Imágenes y conocimientos del siglo XIX

Christian Joschke

1 Les convergences nombreuses entre l’historiographie des arts et des sciences ont fait l’objet d’un intérêt renouvelé depuis une vingtaine d’années : les rapports entre les arts visuels et les sciences de la nature ne se limitent pas à une série d’emprunts formels mais relèvent souvent d’un socle commun de connaissances théoriques ou pratiques. Le rapprochement des deux branches de la discipline historique, déjà esquissé en 1954 par Erwin Panofsky dans son essai sur Galilée (PANOFSKY, [1975] 1983), s’est intensifié à la faveur de l’abandon d’un double credo moderniste. Tandis que l’histoire de l’art s’écartait du projet d’une histoire des formes pour elles-mêmes, l’histoire des sciences tournait le dos au modèle établissant les causes internes du « progrès » scientifique. Dans les deux domaines disciplinaires, le recours aux facteurs externes d’explication historique a contribué à modifier la physionomie de l’histoire elle-même, en faisant apparaître une « culture visuelle » commune, des contacts entre artistes et savants, ingénieurs ou techniciens, des formes jugées plus intuitives et moins « rationnelles » de l’innovation scientifique, l’implication des savants dans des recherches touchant de près les arts visuels, comme la vision ou les instruments d’optique. Ainsi furent mis au jour des objets et des images encore peu commentés jusqu’alors, appartenant au patrimoine scientifique, technique et naturel ; ainsi fut décrite aussi l’évolution du rapport des sociétés passées aux images de la nature.

2 Cette orientation de l’historiographie représente une des branches les plus fructueuses de ce qu’on appelle en Allemagne la « science de l’image » (Bildwissenschaft, BREDEKAMP, 2003) et dans les pays anglo-saxons les études de visual culture ( Visual culture questionnaire, 1996 ; STAFFORD, 1996 ; STAFFORD, 1999), au point qu’elle est devenue un domaine de recherche autonome et qu’elle a conduit l’histoire de l’art à de profondes transformations méthodologiques. Elle a bénéficié du dynamisme de la recherche sur

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l’histoire et la sociologie des sciences, dont elle reprend certains thèmes (LATOUR, WOOLGAR, [1879] 1988 ; PESTRE, 1995 ; VOGEL, 2004). Mais si ce courant a vu fleurir à propos du XIXe siècle comme des XVIIe et XVIIIe siècles de nombreux projets collectifs et de nombreuses expositions, les ouvrages approfondis sur les rapports entre images et savoirs concernant cette période sont plus rares. Aussi est-il encore difficile de cerner la spécificité du XIXe siècle dans cette histoire commune des arts et des sciences. Certes quelques grandes évolutions sont connues depuis longtemps déjà. On sait par exemple qu’en dépit de ce que l’on a identifié comme une « professionnalisation » du champ scientifique (MORELL, 1990) et d’une « autonomisation » du champ artistique ( BOURDIEU, 1971), les artistes se sont nourris des connaissances scientifiques de leur temps, notamment des connaissances en matière de physique et de physiologie optiques (Aux origines de l’abstraction, 2003 ; CRARY, [1990] 1994). On sait également que les rapports entre arts et sciences participèrent d’une tendance à « réenchanter » le monde, au moment où l’interprétation chrétienne de l’histoire naturelle se heurtait aux thèses darwinistes (GAMWELL, 2002). L’image avait certes une fonction de « vulgarisation », mais elle était aussi une manière d’« interpréter » la science, de suggérer une vision du monde ou même d’en établir la « religion », pour reprendre les termes mêmes de Ernst Haeckel (1834-1914), naturaliste et médecin qui contribua beaucoup à la diffusion des thèses de Darwin par ses écrits (BREIDBACH, 2006).

3 Mais il a fallu attendre la publication récente du livre de Lorraine Daston et de Peter Galison sur l’objectivité scientifique pour comprendre mieux la spécificité historique du XIXe siècle en dehors de la question de la sécularisation (DASTON, GALISON, 2007). C’est dans l’attitude des savants devant la production visuelle des faits scientifiques que s’exprime cette spécificité historique. Loin de se limiter à la définition abstraite qu’en suggère la philosophie kantienne en partant d’une critique de la raison pure, la description de l’objectivité se fonde ici sur un ensemble de discours et de pratiques qui encadrent le rapport visuel du savant à son objet. Car l’exigence d’objectivité le conduit à automatiser la production des images, à inventer de nouveaux dispositifs excluant l’intervention humaine. Tout le travail de l’historien de l’art prend son sens ici. Il consiste à expliquer comment ce refus de la force évocatrice des images prend sens dans l’ordre intellectuel d’une science qui tendit à cultiver la croyance de la transparence des images au fait positif. Il consiste également à déceler malgré ce mythe d’une science objective les formes expressives qui continuèrent de hanter l’imaginaire scientifique, ce que montre Horst Bredekamp dans son récent livre sur Darwin (BREDEKAMP, 2006).

Vision et observation au XIXe siècle

4 Il serait réducteur de vouloir situer l’origine de ce nouveau chantier de l’histoire de l’art dans le seul livre de Paul C. Vitz et d’Arnold Glimcher (VITZ, GLIMCHER, 1984). Certes son titre, Modern art and modern science, invitait les historiens de l’art à se tourner vers l’histoire de la culture scientifique pour expliquer l’innovation formelle des artistes de la modernité. Mais sa focalisation sur les catégories de l’histoire de l’art moderniste et sa méthode de comparaison formaliste reflétait mal le tournant épistémologique qui s’annonçait alors. En histoire et en sociologie des sciences, une approche critique et réflexive mettait en rapport faits scientifiques, artistiques, philosophiques, politiques et sociaux. De même, les visual studies anglo-saxonnes prônaient le décloisonnement

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disciplinaire (Visual culture questionnaire, 1996). Or ce décloisonnement devait s’accompagner d’une critique des catégories traditionnelles de l’histoire de l’art qui ne se trouve pas chez ces auteurs. L’étude des formes ne devait trouver sa justification que dans une résonance avec l’évolution de la société.

5 Jonathan Crary est considéré comme un de ceux qui, au sein des visual studies, a ouvert la voie à une étude des sciences pour expliquer la vision moderne (CRARY, [1990] 1994 ; CRARY, 1999). Il ne fut certes pas le premier à poser le problème du rapport entre représentation et perception visuelle, mais il répondit à cette question à partir d’un point de vue nouveau. En effet, dès 1980, Joel Snyder avait soulevé le problème de la « représentation de la vision » (SNYDER, 1980), en s’écartant du postulat panofskien – la perspective est une forme symbolique plutôt qu’une réalité psychologique (PANOFSKY, [1927] 1975) – et en développant l’idée d’une sorte d’« addiction » visuelle qui aurait conduit la culture occidentale à accepter progressivement le fait que la représentation perspective reproduit la vision humaine. Snyder renverse implicitement la conclusion de Panofsky selon laquelle la perspective centrale permit d’intérioriser la foi par une forme de représentation subjective de l’histoire religieuse. Il parle alors au contraire d’une « extériorisation de l’intériorité », ce que Jonathan Crary renverse à son tour en parlant quant à lui de la « subjectivation » du regard chez l’observateur moderne et ce à partir de la première moitié du XIX e siècle (CRARY, [1990] 1994). La philosophie romantique et ses avatars ont, selon J. Crary, progressivement imposé l’idée que l’œil n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde mais qu’il construit le fait visuel, déforme et interprète les stimuli extérieurs. L’exemple emblématique est pour l’auteur le stéréoscope grâce auquel l’œil produit une troisième dimension à partir de deux photographies prises de deux points très légèrement décalés. Cette nature subjective de l’image constitue pour J. Crary un fait historique majeur depuis l’invention de la perspective.

6 Au-delà du débat circulaire sur l’extériorité ou l’intériorité de la vision, le livre de J. Crary a marqué un renouveau dans l’histoire de l’art pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il proposait, comme pierre angulaire de sa démonstration, l’analyse de techniques de vision et de divertissements optiques qui étaient jusques alors réservés à la seule « archéologie » du cinématographe. Les objets comme la camera obscura, le stéréoscope ou le phénakistiscope étaient intégrés à une réflexion d’histoire de l’art conçue comme une histoire des habitudes visuelles ou perceptuelles. Ensuite, parce qu’il faisait le lien entre les pratiques artistiques – qu’il plaçait en fin d’ouvrage – et les théories optiques influencées par le romantisme de Goethe : l’école allemande de physiologie de Johannes Müller au XIXe siècle – : l’importance de Hermann von Helmholtz se trouvait curieusement minorée (CAHAN, 1993). Enfin parce qu’il tentait – avec certes quelques difficultés qu’il essayait de surmonter dans l’introduction (p. 38-44) – de faire le lien avec une philosophie post-foucaldienne du sujet politique. Le sujet politique moderne serait né en partie de l’avènement d’un nouveau rapport intériorisé au monde visible, une hypothèse qui situait clairement Crary dans le champ des visual studies (BRUNET, 2005). De toute évidence l’ouvrage de Crary formulait la promesse d’une histoire transdisciplinaire de la culture visuelle, associant les analyses des pratiques instrumentales, des théories scientifiques et des pratiques artistiques.

7 Cette promesse connut un écho favorable. Elle a profité en effet d’un terrain devenu propice, dès lors que de nombreux travaux dressaient des passerelles entre les arts et les sciences, et ce dans deux directions indissociables l’une de l’autre : l’histoire des

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connaissances scientifiques en lien avec la formation de l’art moderne ; l’histoire du statut des images dans la production et la circulation de savoirs sur le monde naturel.

8 Pour comprendre et pour interpréter les expérimentations formelles de l’impressionnisme aux avant-gardes du début du XXe siècle, plusieurs historiens ont entrepris de décrire les connaissances que partageaient les artistes et les scientifiques. Non qu’il s’agisse ici de présenter de manière simpliste un catalogue de savoirs plus ou moins bien assimilés par les artistes pour venir à bout de la question des « origines » de l’abstraction moderne : bien au contraire, on cherchait à montrer que l’art du XIXe siècle partageait avec la science de son temps un même intérêt pour la physiologie et la psychologie de la perception. C’est donc vers l’explicitation d’un savoir partagé par les artistes et les scientifiques que tendent différents ouvrages (ZIMMERMANN, 1991 ; ROQUE, 1997 ; Aux origines de l’abstraction, 2003), l’évolution de la physiologie et de la psychologie livrant des éléments d’explication tout à la fois à une histoire des formes artistiques et à une histoire des innovations scientifiques.

9 Dès lors que l’on aborde la modernité sous l’angle des théories scientifiques portant sur la vision, les émotions et les sensations, son histoire s’en trouve profondément changée. D’abord parce que ce point de vue permet d’avancer la rupture moderne aux temps du romantisme et de la physiologie moderne des années 1820-1840 – c’est l’hypothèse de Crary – ; ensuite parce que le postulat moderniste d’un art enfin affranchi de toute influence externe se trouve sérieusement remis en question. Dans son livre très riche sur Seurat, Michael F. Zimmermann revient par exemple sur les prémisses du pointillisme et décrit la tradition qui mène durant le XIXe siècle de la psychophysiologie de Gustav Theodor Fechner, d’Ernst Mach et de Wilhelm Wundt vers la psychologie mathématique de Charles Henry – vers laquelle Seurat se tourne après avoir délaissé l’enseignement de Charles Blanc autour de 1886 (ZIMMERMANN, 1991, p. 279 et suivantes). De même, on se rend compte avec Pascal Rousseau que les expérimentations formelles de la modernité s’appuient sur des connaissances scientifiques nombreuses. J. Crary décrivait déjà l’hommage de Turner à la théorie des couleurs de Goethe dans son tableau de 1843, Lumière et couleur ; P. Rousseau le reprend et décrit par ailleurs les conséquences esthétiques de l’essor du principe de mesure dans les sciences expérimentales – déjà évoqué par Thomas S. Kuhn (KUHN, 1990) – et de la mécanisation électrique de la perception. C’est donc qu’au-delà des formes de l’avant-garde, la fonction de l’art a considérablement changé avec l’avènement de la psychologie et de la physiologie dans les sciences expérimentales. À l’art est désormais assignée la tâche de créer des émotions en produisant des effets visuels ou synesthésiques en réponse aux habitudes perceptuelles modernes.

10 Deux glissements s’opèrent sur ce terrain. L’un au plan des problématiques et des questions posées, la question centrale n’étant pas celle de l’origine des formes de la modernité esthétique mais plutôt des « régimes de vision ». C’est le visuel qui pose problème, ou le regard (gaze), pour reprendre le terme de Norman Bryson (BRYSON, 1983). J Crary fait l’hypothèse de la naissance d’un « observateur » moderne ; Joel Snyder parle d’« addiction » visuelle et plus tard d’« éducation » des sens grâce aux pratiques instrumentales de relevé scientifique (SNYDER, 1980 ; SNYDER, 1999). L’autre glissement s’opère au plan des méthodes, puisqu’on quitte l’histoire des œuvres d’art à proprement parler pour une histoire des discours, ou d’un « ordre du discours ». La référence foucaldienne est nette dans toutes les visual studies, et notamment lorsque J. Crary cherche dans les textes scientifiques un ordre esthétique et politique sous-

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jacent. L’auteur poursuit dans son livre sur l’attention comme phénomène de la modernité (CRARY, 1999), où il revient sur le corpus de la psychophysiologie et de la Gestalttheorie pour montrer comment les scientifiques ont construit progressivement le phénomène de l’attention, en mesurant par exemple la capacité de concentration du cerveau. Il enquête ainsi sur l’origine d’un phénomène particulièrement accru dans la société de la communication – la critique du manque de concentration des hommes modernes – et suppose que le discours scientifique sur le cerveau et les pratiques artistiques « structurent et organisent la vérité de la perception » (CRARY, 1999, p. 22).

Représenter l’invisible : formes du visuel et ordre du discours

11 Mais s’il faut insister sur les conditions culturelles de la formation du regard, il convient également de souligner la fonction médiatrice des images qui structurait les rapports entre images et savoirs. L’historiographie des dernières années a relevé leur rôle déterminant dans l’occupation par les sciences d’un espace public toujours plus saturé visuellement. À travers les théâtres scientifiques, les musées et muséums, les observatoires ouverts au public, les ouvrages de vulgarisation ou les périodiques généralistes (comme le Magasin pittoresque ou en Allemagne la Gartenlaube), la science organisait elle-même la pénétration de l’espace public. L’imagerie scientifique avec ses codes de représentation ne cessait de mêler un imaginaire partagé par la société et ses acteurs.

12 Or les études sur les structures de la vulgarisation scientifique ont repris en partie une question plus ancienne mais néanmoins centrale de l’historiographie des sciences : alors que le XIXe siècle passe pour l’époque de la concurrence entre la pensée « rationnelle » de la science et les croyances « irrationnelles » de la religion, les recherches sur la présence des images scientifiques dans l’espace public parlaient volontiers d’un réenchantement du monde et tournèrent ostensiblement le dos à la « Whig interpretation », l’interprétation de l’histoire qui oppose la pensée rationnelle des sciences au domaine « irrationnel » des croyances religieuses (BUTTERFIELD, 1931 ; BLUMENBERG, [1966] 1999). Andreas Daum par exemple évoque à propos du développement des structures de la vulgarisation scientifique une interpénétration entre domaine spirituel et domaine scientifique, et souligne les tentatives faites par de nombreux savants de la seconde moitié du XIXe siècle pour charger le monde scientifique d’une signification métaphysique (DAUM, 1998). La médiation des images prend ici tout son sens car avec celles-ci, la science semble véhiculer une vision du monde empreinte de mysticisme.

13 Cette critique de l’idée d’une science « purifiée » de toute influence conduit par exemple Albrecht Schöne à déceler dans le Traité des couleurs (Farbenlehre) de Goethe une « théologie des couleurs » (Farbentheologie), où l’opposition à la théorie newtonienne puise sa motivation non seulement dans le romantisme mais dans la théologie protestante (SCHÖNE, 1987). Dans un autre de ses ouvrages sur un cas particulièrement célèbre de la « science des crânes » – à savoir la question toujours reposée, au XIXe siècle, des signes du génie littéraire dans le crâne exhumé de Schiller –, Schöne propose une démonstration courte et brillante sur le transfert d’un vocabulaire et d’un ensemble de pratiques tirées du domaine religieux vers la science, en

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l’occurrence la discipline phrénologique (SCHÖNE, 2002). Dans ce cas précis, le poème de Goethe, les travaux de Franz Joseph Gall (HAGNER, 1997 ; RENNEVILLE, 2000), le père de la phrénologie, le jeu des expertises répétées du crâne du grand poète allemand, tout cela semble apparenter les études phrénologiques des grands hommes à un culte des reliques en pays protestant.

14 On pourrait multiplier les exemples d’études de cas démontrant la confusion entre religion et positivisme qui parfois entourait la production des faits scientifiques. Le très riche ouvrage de Lynn Gamwell, Exploring the invisible : art, science and the spiritual (GAMWELL, [2002] 2004), montre bien que l’univers scientifique du XIXe siècle et ses images ont proposé aux artistes une véritable cosmologie, une vision de l’ordre invisible du monde. Celle-ci place elle aussi la science du XIXe siècle dans un contexte profondément mystique remontant au romantisme, contexte où la recherche du dévoilement du mystère de la nature tient souvent d’une attitude religieuse. Dans ce livre, le darwiniste et élève de Rudolf Virchow, Ernst Haeckel, apparaît comme un exemple emblématique de cette fonction cosmologique de la science dans laquelle les artistes ont trouvé d’innombrables sources d’inspiration. Haeckel devint dans les années 1870 un des plus célèbres vulgarisateurs scientifiques, il séduisit quantité de lecteurs par ses discours sur l’évolution des espèces et par ses dessins envoûtants illustrant le microcosme naturel (BREIDBACH, 2002). Il fut également fondateur d’une secte religieuse scientiste, la Fédération moniste, et prétendait ainsi instituer « la science comme religion », à travers une doctrine que Virchow, son ancien maître et ami, récusait violemment (BREIDBACH, 1998 ; DAUM, 1998). Le fait est que ses dessins et ceux de ses collaborateurs ont suscité une grande fascination chez ses lecteurs et chez les artistes du Jugendstil, dont Lynn Gamwell montre qu’ils ont nourri leurs œuvres d’emprunts formels à Haeckel.

15 Les recherches récentes permettent aussi d’éviter un second écueil dans l’histoire de la vulgarisation scientifique, plus récent celui-là : le modèle diffusionniste. Constantin Goschler (GOSCHLER, 2002), Timothy Lenoir (LENOIR, 1992) et David Cahan (CAHAN, 1989), dans leurs travaux sur les rapports entre science, société et politique, montrent qu’il serait incorrect de concevoir la pénétration des savoirs dans l’espace public et a fortiori dans le vocabulaire des arts de façon simplement « diffusionniste », autrement dit de postuler une création scientifique pure, abritée des enjeux politiques, sociaux et religieux, qui serait ensuite transmise au grand public par les vecteurs de la vulgarisation. Il serait tout aussi réducteur de penser que par cette transmission les images scientifiques perdent de leur sens et de leurs qualités : elles sont au contraire bien souvent le produit d’une interaction entre l’expérience de laboratoire et la culture visuelle d’un public tantôt éclairé, tantôt captif.

16 On peut ainsi comprendre le rôle spécifique des images ou des collections d’histoire naturelle dans le système des sciences tel qu’il a été examiné par de très riches analyses de sociologie des sciences (LATOUR, WOOLGAR, [1978] 1988 ; LATOUR, 1984). L’image n’a pas vocation à médiatiser un savoir fixe, mais à construire un fait ou un objet scientifique soit par des méthodes formelles de visualisation – nous y reviendrons –, soit par des moyens d’action sur les institutions – création de musées ou d’observatoires –, de conquête de l’espace public. C’est pourquoi, pour l’historien d’art soucieux d’adopter cette même rigueur sociologique, le statut de l’image et les formes visuelles s’expliquent moins par les notions d’influence et de diffusion que grâce à ces enquêtes

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plus détaillées sur la circulation des images, les réseaux ou les stratégies visuelles de savants ou d’ingénieurs.

17 Ces deux orientations méthodologiques inscrivent clairement les sciences dans un fait social plus large et dans un ordre intellectuel commun à deux domaines, les arts et les sciences, que l’historiographie a souvent séparés. Mais il serait maladroit d’exagérer l’homogénéité du discours, qu’il relève d’un mysticisme ou simplement d’« une vision du monde », dans laquelle les sciences trouvent les échos qui leur sont favorables. Car la production et la diffusion des images scientifiques n’ont pas eu pour seule vocation de réenchanter le monde sécularisé. L’exemple célèbre de la controverse entre Rudolf Virchow et Ernst Haeckel entre 1872 et 1878 témoigne de deux attitudes antagonistes devant la production du savoir scientifique. L’une, celle de Virchow, dénonçant toute déformation subjective ou émotionnelle de la science, l’autre, celle de Haeckel, n’hésitant pas à recourir à la simplification et à la séduction visuelle (DAUM, 1998 ; GOSCHLER, 2002). C’est que la plupart des scientifiques, et même ceux qui accordaient de l’importance à la vulgarisation scientifique, réagirent à ce qu’ils dénonçaient comme une « spectacularisation » de la science. L’historiographie foisonnante traitant des images techniques et de la production des images expérimentales s’écarte ainsi de la problématique du « réenchantement » du monde et s’interroge à propos d’un tout autre statut réservé à l’image scientifique au XIXe siècle : celui de l’image objective du fait scientifique. C’est le sujet du livre de Lorraine Daston et de Peter Galison (DASTON, GALISON, 2007), qui développe un travail engagé il y a quinze ans dans leur célèbre article sur l’« image de l’objectivité » (DASTON, GALISON, 1992).

La production de l’image scientifique

18 Au-delà du transfert des formes visuelles entre sciences et arts, se pose la question du statut des images dans la production des savoirs au XIXe siècle. Ici, l’histoire de l’art a été avantageusement complétée par l’histoire des sciences (GALISON, JONES, 1998 ; DASTON, 2004 ; STAFFORD, 1996 ; STAFFORD, 1999 ; BREIDBACH, 1997). Comment, en effet, parler de « culture visuelle » sans évoquer ses formes matérielles et sociales, sans décrire la spécificité des images scientifiques ? Le geste du dessinateur, le dispositif du photographe, le support de l’image, les formes sociales de sa production et de sa circulation importent tout autant que l’« ordre du discours » qui entoure les habitudes visuelles communes aux arts et aux sciences. Il convient ici de s’interroger sur les pratiques scientifiques, car elles reflètent bien le rapport des sociétés au visible et déterminent l’évolution des codes et des techniques de représentation. Un corpus massif a été progressivement mis au jour depuis presque vingt ans : atlas scientifiques, images expérimentales, dispositifs d’enregistrement font écho aux discours des savants sur leur propre production visuelle. Les textes de Lorraine Daston et Peter Galison constituent des références en la matière (DASTON, GALISON, 1992 ; DASTON, GALISON, 2007).

19 En analysant, dans leur article de 1992, l’iconographie des atlas scientifiques, Daston et Galison avaient déjà souligné que la construction de l’objectivité de la science moderne est en grande partie déterminée par un rapport visuel à la « production du fait scientifique ». C’est par l’image que la nature objective d’un fait scientifique pouvait être avérée de sorte qu’à mesure que l’exigence d’objectivité était instituée, la science faisait évoluer les dispositifs, les méthodes, les formes des images expérimentales produites pour observer les objets et les phénomènes naturels. Cette méthode a permis

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aux auteurs de soustraire la notion d’objectivité à la définition kantienne et de la décrire comme un ensemble de pratiques et de discours. C’est ce qui fait d’Objectivity un ouvrage phare, permettant de mieux comprendre les travaux menés dans différentes disciplines de l’histoire des arts, des sciences et des techniques : les travaux sur la phrénologie (HAGNER, 1997 ; RENNEVILLE, 2000), sur l’utilisation de la photographie comme technique d’authentification (SICARD, 1998 ; GEIMER, 1999), la photographie anthropologique (EDWARDS, 1992 ; WIENER, 1990), sur la physiognomonie (GUÉDRON, BARIDON, 1999), sur la photographie occulte (CHÉROUX et al., 2004), sur l’iconographie photographique de la Salpêtrière (BERNARD, GUNTHERT, 1993 ; DIDI-HUBERMAN , 1994), ou encore l’historiographie foisonnante sur Étienne-Jules Marey (BRAUN, 1992 ; FRIZOT, 2001 ; DIDI-HUBERMAN, MANNONI, 2005), ces travaux trouvent tous un écho plus ou moins direct dans cet ouvrage.

20 Son argumentation vise à montrer la spécificité de la science du XIXe siècle par rapport aux siècles précédents. À l’inverse de l’imagerie scientifique au XVIIIe siècle, dont la production est déterminée par le travail commun du scientifique et du dessinateur (BERMINGHAM, 2000 ; SARAFIANOS, 2006) et par l’exigence de vérité naturelle (truth to nature) qui impliquait un certain degré d’idéalisation dans le dessin, l’image objective du XIXe siècle se distingue par son idéal d’image mécanique. L’automaticité de son élaboration doit garantir chaque détail et chaque imperfection de la nature. Cette exigence est liée à l’essor des techniques d’enregistrement visuel tels que la camera obscura, le daguerréotype, la microphotographie et plus tard le rayon X, techniques que Monique Sicard avait par ailleurs étudiées dans son livre La fabrique du regard (SICARD, 1998 ; BERNARD, 2005). Mais Daston et Galison montrent que l’exigence d’objectivité mécanique n’est pas due exclusivement au développement de la photographie au XIXe siècle et à son assimilation à la « rétine du savant » (GUNTHERT, 2000). Elle est le résultat d’un changement affectant le « moi » du savant, c’est-à-dire l’ensemble des discours et des pratiques qui l’aident à construire son autorité scientifique. C’est là tout l’intérêt du livre qui croise l’analyse des images avec celle des discours, des pratiques de laboratoires telles que la tenue d’un journal, et aussi celle de rapports sociaux – notamment le rapport des scientifiques avec les illustrateurs (SARAFIANOS, 2006a). Les propos tenus par les savants de toutes disciplines sur l’objectivité des faits scientifiques produits par eux mêlaient indistinctement des arguments éthiques et moraux aux arguments techniques et épistémologiques. L’exigence scientifique était considérée après le milieu du XIXe siècle comme un idéal ascétique, un idéal de maîtrise de soi, de contenance, de domestication de sa « subjectivité ».

21 Ainsi, les techniques d’enregistrement graphique ou photographique intégraient l’exigence d’abnégation scientifique. L’interprète, avec ses opinions personnelles, ses tentations intérieures, disparaissait progressivement de la production visuelle. Même s’il ne s’arrête pas sur cet exemple connu, le propos de Daston et Galison concorde avec l’essentiel des conclusions tirées des études sur Marey. Les travaux nombreux et exhaustifs sur Étienne-Jules Marey, physiologiste et inventeur de la chronophotographie, confirment en effet cette tendance à l’objectivité scientifique par l’enregistrement visuel. Dès les premiers textes de Michel Frizot, jusqu’à son récent opus magnum (FRIZOT, 2001), ceux de Marta Braun (BRAUN, 1992) et enfin les essais réunis de Georges Didi-Huberman et Laurent Mannoni (DIDI-HUBERMAN, MANNONI, 2005), on a mis en avant le paradoxe entre l’objet des recherches et les méthodes de Marey : quand le savant s’intéresse à la vie, au mouvement, à la respiration ou au rythme cardiaque, les

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techniques qu’il emploie accentuent la réduction du vivant à l’état de machine. Marey apparaît bien comme un homme du XIXe siècle dès lors que sa description du corps humain et animal reprend celle d’une mécanique. L’historien Anson Rabinbach n’a-t-il pas insisté sur l’analogie constante au XIXe siècle entre le corps et la machine (RABINBACH, 2004) ? D’où la nécessité de produire des techniques de relevé censées traduire sur le papier cette mécanique du vivant ou des fluides. C’est tout le sens des méthodes graphiques et photographiques de Marey, qui cherchent à « lever ‘deux obstacles’ de toute démarche scientifique selon Marey, la ‘défectuosité de nos sens’ et ‘l’insuffisance du langage’ » (DIDI-HUBERMAN, MANNONI, 2005, p. 196). L’image prend ici sa pleine fonction figurale dans la réduction du hiatus entre l’expérience des sens et l’abstraction de l’intelligible, poussant Marey à la négation de l’anthropomorphisme de l’image.

22 L’historiographie récente tend donc à montrer que progressivement, les usages des images au XIXe siècle creusent l’écart entre images « objectives » de la science et images « subjectives » de l’art, entre images « authentiques » et « spectacularisation » des savoirs. De sorte qu’on a pu cultiver à l’époque et aujourd’hui encore l’idéal d’une objectivité scientifique sans images. Pourtant, à l’instar de Panofsky dans son essai sur Galilée, l’historien d’art est en mesure d’interpréter les effets de la culture esthétique ou des stratégies visuelles sur la production des théories scientifiques, et ce même lorsqu’on tente de nier toute influence esthétique sur la science.

Les images et la tradition de l’histoire naturelle

23 C’est peut-être dans le domaine des images conceptuelles que les stratégies visuelles prennent l’essentiel de leur importance. Les études récentes sur l’histoire naturelle (O’HARA, 1996) et le livre de Horst Bredekamp sur Charles Darwin montrent à quel point l’activité des savants, même au XIXe siècle, peut sembler proche de l’iconologie (BREDEKAMP, 2006 ; VOSS, 2007). Pour comprendre tout le sens de la notion de visualisation appliquée aux théories scientifiques et en particulier à l’histoire naturelle, pour mieux saisir le rôle que doit jouer l’historien de l’art sur ce terrain, il convient de tenir compte de deux postulats. Le premier est que le naturaliste est un collectionneur d’objets naturels qui, par l’acte même de la collection et de la classification dont ils font l’objet, se trouvent dotés d’une aura qui les rend semblables à des œuvres d’art. Le second est que pour opérer la synthèse nécessaire à l’ambition totalisante de sa discipline, le naturaliste a recours à des schémas, des dessins. Or ces dessins ne sauraient être compris comme des abstractions pures dès lors qu’ils font référence implicitement ou explicitement à une culture visuelle livrée par l’art et les sciences, les musées et muséums. Tout schéma, tout dessin implique une métaphore. Et à vouloir considérer les schémas de la science comme de simples abstractions comme le fait Stephen Jay Gould (GOULD, 1996), à vouloir refouler la force métaphorique des images, on risque de ne pas contrôler son retour. Une « science des images » se justifie donc ici tant par sa fonction épistémologique que par sa position éthique. « Celui qui ne tient pas compte de la force d’inertie que possèdent, tout médium confondu, les images même les plus fugitives, celui-là court le risque de rester, malgré toute son inventivité, toutes ses finesses techniques, toute sa curiosité, un objet des images qu’il produit ou contemple » (BREDEKAMP, 2006, p. 25).

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24 L’enquête admirable de Horst Bredekamp sur Darwin part de ces deux postulats pour revenir sur une idée fausse du darwinisme. On a longtemps associé le schéma darwinien de la sélection naturelle, dans son diagramme de 1859, à l’image d’un chêne dont les branches représentent les espèces dans leur évolution. Cette métaphore a surtout été développée et popularisée par les néodarwinistes comme Ernst Haeckel. Mais, nous dit Bredekamp, elle a surinvesti le darwinisme d’associations inadéquates. Ainsi, l’image du chêne a-t-elle consacré l’idée de la puissance de la nature aux dépens de celle de la fragilité de l’équilibre écologique. Elle a placé l’homme au-dessus de toutes les espèces, victorieux dans la « lutte pour la survie ». Cette association, suppose Bredekamp, n’est pas fidèle aux réflexions de Darwin lui-même. En s’appuyant sur les dessins de Darwin, sur les réflexions faites par lui au sujet du statut de la métaphore visuelle, sur sa recherche d’un modèle différent du transformisme de Lamarck, Bredekamp montre que Darwin a utilisé, pour visualiser l’évolution des espèces, l’image du corail, de ses branches fragiles et son développement anarchique. La conséquence d’une telle association visuelle sur la théorie darwinienne est d’une importance majeure pour l’histoire des sciences : le corail évoque la fragilité de l’équilibre naturel, la force des faibles – les branches minuscules capables de dompter les marées –, il est notamment pour Michelet symbole d’harmonie. La théorie de la sélection naturelle apparaît à la lumière de ce commentaire comme une théorie de l’harmonie naturelle et de la fragilité de l’équilibre écologique. À bien des égards, la démonstration de Bredekamp égale celle de Panofsky sur la cosmologie de Galilée.

25 S’il revient à l’historien de l’art le privilège de commenter les images, on s’accorde désormais à penser que ce privilège ne se limite aucunement aux œuvres relevant du seul domaine de l’art. Car il lui faut pouvoir commenter la place des œuvres d’art prises dans l’ensemble de la production visuelle d’une époque. Ainsi devient-il possible de s’interroger sur un ensemble plus large de savoirs et de formes symboliques par lequel les hommes s’organisent en société et conçoivent leur place dans le monde. Au-delà du discours qui séparait la culture de la nature dans le monde occidental moderne, la question des images montre désormais que l’un est impensable sans l’autre, que l’art tire sa légitimité de savoirs sur la nature et que la science se construit en partie dans un rapport visuel à ses objets. L’histoire du XIXe siècle a montré que la science a visé l’objectivité par une représentation des faits scientifiques, purifiée de tout esthétisme et de toute subjectivité. Sa spécificité réside donc dans la nécessité de représenter un fait plus ou moins extérieur à l’image et de le faire par les outils mécaniques garantissant l’objectivité scientifique. C’est là que le basculement vers le XXe siècle a fait sentir une différence radicale entre deux modalités de production et d’interprétation des images. Au moment où certains rêvèrent d’une science sans images, d’autre donnèrent à l’image le statut de fait scientifique et éliminèrent la séparation entre le fait et l’image (DASTON, GALISON, 2007). À l’image incombait désormais la tâche de présenter le fait scientifique. Or dans le rejet de la fonction de représentation propre aux images réside aussi une des clés d’interprétation de l’art moderne. Le chantier est donc ouvert pour une histoire longue des rapports entre images et savoirs.

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RÉSUMÉS

L’historiographie a développé ces vingt dernières années un intérêt accru pour les rapports entre les arts et les sciences. On a ainsi décrit les connaissances scientifiques en lien avec l’innovation esthétique de la modernité. On a également analysé avec la notion de visualisation les fonctions heuristiques de l’image, qu’elle soit expérimentale ou conceptuelle. Mais il est encore aujourd’hui difficile de décrire la spécificité du XIXe siècle dans l’histoire de ces rapports. En effet, il ne suffit pas de faire l’inventaire des emprunts formels, des allusions aux théories scientifiques faites par les artistes dans leurs œuvres. Car pour décrire ce socle commun, il faut comprendre que, malgré la séparation nette des tâches dans la production des images, les discours et les pratiques qui donnaient au visible sa signification reposaient sur des fondements communs. C’est à analyser cette culture commune des images que s’attache la recherche actuelle.

Over the past twenty years, historiographic interest in the conjunction between the arts and the sciences has increased notably. Not only has scientific knowledge been described in its relation to aesthetic innovation and modernity, but the notion of visualisation has been used to analyse the heuristic functions of the image, whether it be experimental or conceptual. And yet even today, it remains difficult to establish the specificity of the XIXe century in the history of these relations. It is does not suffice to compile an inventory of formal characteristics borrowed from the sciences or of allusions to scientific theories expressed by artists in their works; in order to describe this shared ground, it is necessary to take into account that, despite the distinct separation of tasks in the production of images, the discourses and practices which gave meaning to the invisible rested upon common fondations. Current research endeavours to analyse this shared culture of the image.

Seit den letzten zwanzig Jahren hat die Geschichte der Kunstgeschichte ein wachsendes Interesse für die Beziehungen zwischen Kunst und Wissenschaft entwickelt. So hat man vor allem die Verbindungen zwischen wissenschaftlichen Kenntnissen und ästhetischen Neuerungen der Moderne bearbeitet. Zugleich hat man die heuristischen Funktionen des Bildes, sei es experimentell oder konzeptuell, mit Hilfe des Begriffs der Veranschaulichung analysiert. Jedoch ist es noch heute schwierig, die spezifischen Eigenschaften des neunzehnten Jahrhunderts in bezug auf die Geschichte dieser Beziehungen zu beschreiben. Tatsächlich reicht es nicht aus, anhand verschiedener Werke lediglich ein Inventar der formellen Anlehnungen und Anspielungen an wissenschaftliche Theorien aufzubauen. Denn, um diese gemeinsame Grundlage zu beschreiben, muss man verstehen, daß trotz der deutlichen Aufgabenteilung in der Bilderproduktion, Diskurs und Praxis der Verbildlichung auf einer gemeinsamen Basis beruhten. Die aktuelle Forschung bemüht sich dementsprechend, diese verbindende Kultur der Bilder zu analysieren.

La storiografia ha sviluppato, in questi ultimi anni, un interesse crescente per i rapporti fra arte e scienza. Le conoscenze scientifiche sono state così analizzate nel loro legame con l’innovazione estetica della modernità. Si sono anche prese in esame, con la nozione di visualizzazione, le funzioni euristiche dell’immagine, sperimentale o concettuale che essa sia. Ma ancora oggi è difficile descrivere la specificità del XIX secolo nella storia di queste relazioni. In effetti, non è sufficiente fare l’inventario dei debiti formali o delle allusioni alle teorie scientifiche fatte dagli artisti nelle loro opere. Per descrivere questa base comune, bisogna comprendere che, nonostante la netta separazione dei compiti nella produzione delle immagini, i discorsi e le pratiche che avevano dato al visibile il suo significato riposavano su fondamenti comuni. La ricerca attuale è indirizzata all’analisi di questa cultura comune.

La historiografía ha desarrollado a lo largo de estos últimos veinte años un interés creciente por los vínculos entre las artes y las ciencias. Así se describieron los conocimientos científicos en

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relación con la innovación estética de la modernidad. Se analizaron también con el concepto de visualización las funciones heurísticas de la imagen, fuera experimental o conceptual. Pero hoy todavía es difícil describir la especificidad del siglo XIX en la historia de estos informes. En efecto, no basta con hacer el inventario de los préstamos formales, de las alusiones a las teorías científicas hechas por los artistas en sus obras. Ya que para describir este zócalo común, es necesario incluir que, a pesar de la separación neta de las tareas en la producción de las imágenes, los discursos y las prácticas que daban a lo visible su significado se basaban sobre fundamentos comunes. Es al análisis de esta cultura común de las imágenes al que se aplica la investigación actual.

INDEX

Keywords : scientific imagery, art history, sciences history, image science, visual culture, image, knowledge, representation, visual perception Mots-clés : imagerie scientifique, histoire de l'art, histoire des sciences, science de l'image, culture visuelle, image, savoir, représentation, perception visuelle Index chronologique : 1800

AUTEURS

CHRISTIAN JOSCHKE

Après des études d’histoire de l’art et d’études germaniques, il a soutenu en 2005 à l’EHESS une thèse intitulée « Les yeux de la nation. Photographie amateur et société dans l’Allemagne de Guillaume II ». Il est maître de conférences à l’université Lumière (Lyon 2) et membre associé du Centre Marc Bloch de Berlin. Il a publié notamment « Aux origines des usages sociaux de la photographie », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 154, sept. 2004, p. 53-65 et « La photographie, la ville et ses notables : Hambourg, 1893 », dans Études photographiques, n°17, 2005, p. 136-157.

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XIXe siècle

Actualité

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Napoléon hors de France : arts et cours européennes

Bénédicte Savoy

RÉFÉRENCE

Bayerns Krone 1806. 200 Jahre Königreich Bayern, Johannes Erichsen, Katharina Heinemann éd., (cat. expo., Munich, Münchner Residenz, 2006), Munich, Himer, 2006. 311 p., 77 fig. en n. et b. et 197 en coul. ISBN : 3-7774-3055-2 ; 34,5 €. Lodewijk Napoleon. Aan het hof van onze eerste Koning 1806- 1810, Paul Rem, Georges Sanders éd., (cat. expo., Apeldoorn, Paleis Het Loo Nationaal Museum, 2006-2007), Zutphen, Walburg Pers, 2006. 120 p., 5 fig. en n. et b. et 96 fig. en coul. ISBN : 90-5730-455-4 ; 105 €. France-Bavière : allers et retours, 1000 ans de relations franco- bavaroises, Mathias Auclair éd., (cat. expo., Munich, Bayerisches Hauptstaatsarchivs, 2006/Paris, Hôtel de Sou- bise, 2006), Munich/Paris, Biro, 2006. 479 p., env. 200, fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 2-35119-008-4 ; 48 €.

1 Transferts culturels, histoire croisée, métissages et fécondations transnationales : autant d’approches qui ont permis de renouveler en profondeur, ces dernières décennies, l’écriture de l’histoire européenne. De manière significative, et le paradoxe est moindre qu’il n’y paraît, c’est bien souvent en période de guerre, de conflit aigu, d’occupation par l’ennemi, dans ces moments où les historiographies nationales se sont longtemps plu à voir le paroxysme de l’hostilité et du rejet, que les dynamiques transfrontalières d’échanges et d’appropriation ont été (et sont) les plus intenses. L’épisode napoléonien est l’une de ces périodes. Les manifestations qui, partout en Europe, le commémorent depuis une dizaine d’années sont autant d’invitations à penser l’histoire des nations européennes en termes d’inter- actions complexes et de constructions mémorielles multiples. Que signifie pour l’histoire de nos cultures respectives la politique d’alliance par le sexe et le sang que Napoléon mena en Europe ? Quelles en furent les conséquences en termes d’histoire administrative et politique,

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bien sûr, mais aussi en termes d’histoire du goût, des formes, des idées ? Les catalogues de deux expositions présentées respectivement à Apeldoorn et à Munich l’an passé, Lodewijk Napoleon. Aan het hof van onze eerste koning, 1806-1810 et Bayerns Krone 1806. 200 Jahre Königreich Bayern éclairent certains mécanismes d’appropriation et d’adaptation de modèles entre Paris et les capitales de deux états européens périphériques autour de 1800. Plus audacieuse sur le plan de la méthode et plus excitante sur celui de la forme, l’exposition France-Bayern coorganisée par la direction des archives de France et le Staatsarchiv de Bavière (2006) s’est efforcée non seulement d’éclairer dix siècles de relations entre la France et la Bavière, mais aussi – et peut-être surtout – de produire elle-même un objet transnational novateur : un catalogue entièrement bilingue, très subtil malgré son imposant format.

2 On éprouve aujourd’hui un évident malaise, en France, à l’idée de commémorer Napoléon. Il est vrai qu’entre apologie et procès, la recherche française sur l’Empire ne s’est pas encore complètement affranchie de la légende et que Napoléon écrase de son poids les mémoires collectives européennes. Le silence qui a entouré en France le bicentenaire d’Austerlitz et le bruit causé par ce silence sont symptomatiques. D’ici 2015 – bicentenaire de Waterloo –, aucune exposition d’envergure ne sera probablement consacrée en France au « grand homme », en tout cas aucune exposition « faite maison ». Hors de France, en revanche, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, en Russie même, la décennie écoulée a été jalonnée d’importants événements commémoratifs, de publications, de productions audiovisuelles souvent éclairantes et de rétrospectives importantes. il y eut, pour en nommer seulement quelques-unes, les remarquables expositions de Brescia (Napoleone Bonaparte : Brescia e la Repubblica Cisalpina, 1797- 1799, 1997-1998) et de Milan (Napoleone e la Repubblica Italiana, 1802-1805, 2002-2003) consacrées à l’intégration administrative de l’Italie du Nord sous Bonaparte ; l’exposition Nelson & Napoleon du National Maritime Museum de Greenwich (2005) qui éclairait avec beaucoup d’intelligence les représentations croisées qui ont accompagné l’affrontement franco-britannique des années 1800 ainsi que les mécanismes qui ont contribué à la construction du mythe de Nelson en Angleterre ; une exposition originale de la Kunstbibliothek de Berlin (2006) intitulée Napoleons Neue Kleider [les nouveaux habits de Napoléon] s’est proposé d’ana- lyser les transferts iconographiques véhiculés par la caricature entre le monde britannique et le monde allemand. En 2008, les musées de Kassel mettront en évidence l’intégration administrative du royaume de Westphalie, état satellite de l’Empire entre 1807 et 1814, mais aussi les phénomènes d’importation et d’adaptation esthétiques du style empire, appréhendé comme forme de « corporate design » (système d’identification visuelle). Les expositions d’Apeldoorn et de Munich s’inscrivent donc dans un vaste mouvement européen.

3 Bayerns Krone 1806 – La couronne de Bavière, 1806. En 1983, l’historien allemand Thomas Nipperdey faisait débuter sa grande étude sur l’Allemagne du XIXe siècle par ces mots : « Au commencement était Napoléon ». À ses yeux, le fossoyeur du Saint Empire fut aussi à l´origine de l’Allemagne moderne ou, pour être tout à fait précis, à l’origine de l’Europe moderne, tant il est vrai que le diagnostic vaut aussi pour la plupart des états européens actuels. C’est précisément à ce « commencement » qu’était consacrée l’exposition Bayerns Krone et dont témoigne le catalogue, dirigé par Johannes Erichsen et Katharina Heinemann. Il s’agissait d’éclairer le moment où la Bavière fit son entrée dans la « modernité » – administrative, juridique, constitutionnelle mais aussi

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esthétique – au début du XIXe siècle. De manière significative, le catalogue ne sépare pas les aspects politico-diplomatiques des aspects esthétiques. il est ainsi question à la fois des positionnements diplomatiques de la Bavière entre France et Autriche autour de 1800 (Ferdinand Kramer, p. 16-23), des réformes institutionnelles inspirées par le modèle français et menées par le ministre Montgelas (Franziska Dunkel, p. 24-35), du transfert et de l’importation de modèles artistiques, en particulier dans le domaine des objets d’art, notamment lorsqu’il s’est agi de créer de toutes pièces une symbolique et des attributs royaux pour un état qui n’avait pas de tradition dans le domaine. Exemple significatif : les regalia bavaroises furent fabriqués à Paris par l’orfèvre attitré de Napoléon, Martin-Guillaume Biennais (Sabine Heym, p. 36-49 ; fig. 1). Les illuminations organisées à Munich pendant le règne de Max Joseph de Bavière (Katharina Heinemann, p. 62-71) illustrent elles aussi, de manière exemplaire, l’adaptation d’une tradition baroque à un nouvel « empire des signes » commun à l’Europe, qui continuera d’ailleurs de dominer la culture festive et mémorielle en Bavière bien après la chute de Napoléon. En témoigne le jubilée organisé en 1824 pour les vingt-cinq années de gouvernement de Max Joseph, qui fit l’objet d’une publication lithographique reproduite dans son intégralité dans le catalogue (p. 73-144). Mais il serait évidemment réducteur de voir dans l’expansion du style empire ou du goût français une simple dynamique d’import/ export de produits entre la France et les états soumis à l’autorité napoléonienne. Dans le chapitre consacré à la décoration des appartements (devenus) royaux de la résidence de Munich (Brigitte Langer, p. 50-61), il apparaît clairement que l’adoption d’un nouveau style, en Allemagne, autour de 1800 est un phénomène complexe, qui mêle emprunts purs, adaptations et variations, parfois teintés de rejet. Car les modalités et le rythme de la modernisation des états soumis, ses coûts et son caractère imposé ont aiguillonné en Bavière, comme partout en Europe, d’importants mouvements de résistance (ceux que les manuels d’histoire français subsument sous le terme d’« éveil des consciences nationales »).Le catalogue Bayerns Krone consacre plusieurs chapitres à l’opposition anti-napoléonienne en Bavière. Car c’est bien dans la modernité induite par l’alliance avec la France à partir de 1806 et rendue manifeste par l’adoption de toute une série de signes que la Bavière puisa la force, quelques années plus tard, de s’affranchir du joug napoléonien.

4 Le diagnostic formulé par Nipperdey (« Au commencement était Napoléon ») vaut aussi pour les Pays-Bas qui continuent de considérer le frère de Napoléon, Louis Bonaparte, comme leur « premier roi ». Le titre de l’exposition organisée en 2006 pour commémorer la transformation de la république batave en royaume de Hollande en témoigne : Lodewijk Napoleon. Aan het hof van onze eerste koning, 1806-1810 [Louis Napoléon. À la cour de notre premier roi. 1806-1810]. Cette exposition s’inscrit dans la même logique générale que celle de Munich. Elle s’en distingue toutefois sur un point décisif, puisqu’elle ne vise pas un panorama historique, politique et administratif des « années françaises » de la Hollande, mais se concentre sur la personne et la cour du souverain, sur des questions de transferts artistiques au sens large : importation en Hollande et adaptation par des ébénistes et artisans locaux (Matthjis Horrix, Albert Eeltjes, Carel Breytspraak pour en nommer quelques-uns) du mobilier et de la décoration empire (Paul Rem, p. 19-36) ; réaménagement des parcs et jardins royaux sous la double houlette d’architectes français et hollandais, notamment Alexandre Dufour, Jan David Zocher et Johan Philip Posth, dans le respect de la tradition locale (Ben Groen, p. 37-46) ; création d’ordres spécifiques à la Hollande dessinés par Jean-Baptiste Isabey et réalisés par Martin Guillaume Biennais (George Sanders, p. 47-62) ; stratégies d’achat

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et de commandes d’objets d’art – vaisselle et horloges – pour stimuler l’artisanat de luxe local (Wies Erkelens, p. 63-80) ; renouvellement des pratiques vestimentaires (Trudie Rosa de Carvalho, p. 81-94) et musicales à la cour du roi Louis (Helen Schretlen, p. 95-106). L’entrée en matière historiographique du catalogue (Frans Grijzenhout, p. 9-18) est particulièrement précieuse pour comprendre la place complexe que l’épisode napoléonien – et plus particulièrement la personne de Louis Bonaparte – a occupé dans la mémoire collective néerlandaise aux XIXe et XXe siècles, marquée notamment par une inévitable analogie Hitler/ Napoléon dans les années 1940. Car il n’y a pas un Napoléon, ou plutôt une image de Napoléon en France, une autre en Allemagne, une autre en Pologne, une autre encore en Italie ou en Hollande. Partout, le mythe napoléonien a toujours été fait d’images et d’enjeux paradoxaux, qui s’opposent et se combattent, avec un seul point commun : leur profond ancrage dans les débats politiques et idéologiques des différentes époques et dans les différents pays dans lesquelles ils s’inscrivent. Au total, les expositions consacrées à la période napoléonienne depuis quelques années en Europe fournissent un matériel précieux pour quiconque s’intéresse aux phénomènes de transferts culturels. Ce matériel est encore ordonné sur un mode très national (Napoléon et la Bavière, et la Hollande, et la Rhénanie etc.) mais on peut espérer qu’il motivera, dans les années à venir, des études plus authentiquement européennes, qui permettraient des approches transnationales certainement fructueuses (par exemple sur les jardins, les illuminations, le mobilier etc... à l’échelle de l’Europe entière autour de 1800).

5 Car si l’histoire de l’Europe est bien le produit d’interactions complexes, de dynamiques transnationales et de constructions mémorielles multiples, elle exige, pour être évaluée à sa juste mesure, que l’on s’émancipe des grilles de lecture traditionnelles et que l’on adopte pour l’appréhender des outils susceptibles de rendre compte de modèles complexes de fécondation. En ce sens, le catalogue France-Bayern, allers et retours. 1000 ans de relations franco-bavaroises est exemplaire. Fruit d’une authentique collaboration entre les archives de France et les archives de l’état de Bavière, il porte en lui-même, pour- rait-on dire, la marque génétique des complexités dont il rend compte. Deux cultures très différentes du travail muséographique et de l’exposition historique ont manifestement trouvé ici un modus vivendi et sont parvenues à produire, sous le triple commissariat de Gerhard Hetzer, Ariane James-Sarazin et Albrecht Liess, une exposition et un catalogue véritablement « métisses ». Le catalogue, qui se propose d’embrasser l’histoire des relations franco-bavaroises du Moyen Âge à l’après 1945, est habilement organisé en sections thématiques qui permettent d’éviter l’écueil des chronologies nationales plaquées sur des réalités d’une autre nation : questions religieuses et diplomatiques, alliances et conflits, administration et aménagement du territoire, relations économiques et culturelles – autant de problématiques qui permettent une approche transchronologique et transnationale vivifiante. De manière significative, la Révolution française et l’Empire napoléonien sont les deux seules époques historiques (avec l’après 1945) auxquelles sont consacrés des chapitres complets – manière de rappeler que ni la Révolution ni l’Empire ne sont des affaires « nationales » françaises mais bien des événements fondateurs pour l’Europe entière. Tous les chapitres s’articulent autour de deux articles de fond systématiquement confiés à un historien français et à un historien allemand. Il est particulièrement rafraîchissant de trouver ici les noms de grands spécialistes qui ne sont pas des professionnels du « franco-allemand » mais parviennent à engager un dialogue fructueux par le biais même de ce catalogue original. Les essais sont pour la plupart

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consacrés à des sujets précis (et non à des considérations générales sur les rapport entre les deux pays), ce qui a le mérite de rendre très vivante, très immédiate, l’approche historique. On apprend beaucoup, par exemple, sur les vecteurs et les mécanismes de transferts culturels autour de 1800 (pas seulement pour le domaine franco-allemand) en lisant l’article d’Olivier Poncet consacré à la mission bavaroise de Marcel de Serres (« un espion économique au service de l’Empereur », p. 367-373). De même l’article que Bernhard Grau consacre à la dimension politique des expositions d’art organisées après 1945 en Bavière et en France (« Manet à Munich et Dürer à Paris. Plusieurs expositions au service des relations franco-bavaroises », p. 441-446) aborde des problématiques qui dépassent le simple cadre binational et soulève la question plus générale du rôle politique et diplomatique assigné, dans un monde globalisé, aux expositions d’art (voire aux musées). Ce ne sont ici que des exemples représentatifs de la qualité et de l’originalité de ce catalogue bilingue. Les objets et documents présentés sont judicieusement choisis et souvent étonnants, tels cette esquisse de la bataille d ´Austerlitz « exécutée avec rapidité par Napoléon lui-même en ma présence », indique le prince héritier de Bavière, qui rencontra Napoléon en marge du mariage d´Eugène de Beauharnais avec Augusta Amalia de Bavière, à Munich, en janvier 1806 (cat. 84) ; ou encore ces « ornements capillaires », selon l´expression du catalogue (cat. 80), tresses encadrées du ministre de la Bavière à Paris qui sous l´Empire n´avait plus besoin, pour sortir en ville, de compléter artificiellement sa chevelure – la fin des queues, les tresses au mur : voilà qui rend immédiate- ment intelligible la rupture révolutionnaire et l ´avènement d´un nouvel âge, même en Bavière. Last but not least, la grande qualité des traductions de ce catalogue (tout y est présenté en français et en allemand, sans retranchement) en fait un outil dont on aimerait qu’il fasse école.

INDEX

Keywords : crossed history, european history, transnationality, Empire style, cultural transfers Index géographique : France, Allemagne Mots-clés : histoire croisée, histoire européenne, commémorations, transnationalité, style empire, transferts culturels Index chronologique : 1800

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Architecture, naissance de la période contemporaine

Jean-Philippe Garric

RÉFÉRENCE

Daniel Rabreau, Dominique Massounie, Claude Nicolas Ledoux et le livre d’architecture en français. Étienne Louis Boullée, l’utopie et la poésie de l’art, Paris, Monum, éditions du patrimoine, 2006. 363 p., 120 fig. ISBN : 978-2-85822-868-3 ; 29 €. Robin Middleton, Marie-Noëlle Baudouin-Matuszeck , Jean Rondelet. The Architect as Technician, New Haven/Londres, Yale University Press, 2007. 368 p., 150 fig. en n. et b., 100 fig. en coul. ISBN : 978-0-300-115-673 ; 95 €. Contro il Barocco. Apprendistato a Roma e pratica dell’architet- tura civile in Italia 1780-1820, Angela Cipriani, Gian Paolo Consoli, Susanna Pasquali éd., (cat. expo., Rome, Accademia Nazionale di San Luca), Rome, Campisano Editore, 2007. 566 p., env. 500 fig. ISBN : 9788888168273 ; 90 €.

1 Depuis désormais plus d’une génération, les historiens de l’art qui se sont intéressés à l’architecture de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ont régulièrement exprimé leur malaise, et leurs réserves, vis-à-vis de la notion jugée trop réductrice, voire trompeuse, de néoclassicisme. Au- delà du caractère nécessairement réducteur de la périodisation historique et des dénominations qu’elle requiert, c’est l’idée de cohérence d’une restauration classique qui est contredite par la complexité et les contradictions d’une période qui se pare des atours du passé, revendiquant l’imitation de l’Antiquité et le « retour à la colonne », alors même qu’elle bascule irrémédiablement dans une civilisation nouvelle, celle de l’Histoire et de l’industrie.

2 Plusieurs auteurs ont ainsi tenté de contourner le seul qualificatif véritablement partagé – ou d’en limiter la portée à la seule dimension esthétique, comme Mario Praz parlant de « goût néo- classique » – sans toutefois parvenir à imposer une dénomination meilleure, pour cette période charnière entre l’époque moderne et l’époque contemporaine. Comme l’a récemment souligné Barry Bergdoll1, dès 1977

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Robin Middleton et David Watkin avaient choisi d’intituler Architettura moderna leur ouvrage publié dans la série Electa sur l’histoire de l’architecture mondiale dirigée par Pier Luigi Nervi. L’édition allemande parut la même année sous le titre Architektur der Neuzeit. Trois ans plus tard, en revanche, ils n’étaient pas parvenus à empêcher leur éditeur anglais de préférer l’appellation « néoclassique ». Ce sentiment d’une notion inappropriée perdure, exprimé par exemple par Daniel Rabreau, dans la monographie qu’il a récemment consacrée à Claude Nicolas Ledoux2.

3 Il y a trente ans, la parution du volume de R. Middleton et D. Watkin coïncidait avec le plein essor du style postmoderne dans la production architecturale contemporaine. Elle marquait aussi le début d’une première vague de travaux et de publications sur le sujet, qui devait permettre de dépasser l’alternative stérile opposant alors le point de vue des historiens de l’art et celui des historiographes du Mouvement moderne. Les premiers, à l’instar de Louis Hautecœur, voyaient dans la fin de l’ancien Régime et le début du XIXe siècle un épisode plutôt médiocre de la grande histoire de l’architecture classique, tandis que les seconds, conduits par Sigfried Giedion, dénonçaient un hiatus entre l’emploi de formes anciennes et le recours à des techniques de production nouvelles, pour ne faire leurs, avec Emil Kaufmann, que les aspects paraissant annoncer la production des années 1930.

4 Mais, dans les années 1980, les voisinages stylistiques entre les propositions des architectes contemporains, alors partisans d’un retour à des modes de composition et à des modèles traditionnels – voire historicistes – et les œuvres construites ou seulement dessinées à la veille et au lendemain de la Révolution française, ont sans doute encouragé certains historiens à s’engager dans des lectures anachroniques. Cette sympathie entre l’histoire et le présent poussa à négliger les réticences de ceux qui désiraient, au-delà de la superficie des formes, déceler des évolutions plus complexes et parfois plus fondamentales, annonciatrices des évolutions ultérieures. Dans un contexte aujourd’hui tout à fait différent, les trois livres qui nous intéressent montrent un regain d’attention pour ce moment-clé de l’histoire de l’architecture, qui s’y présente sous des jours à la fois divers et complémentaires, confirmant la richesse et la variété des pistes restant à explorer.

5 Le premier, sous la direction de Daniel Rabreau et Dominique Massounie, rassemble des interventions prononcées à l’occasion de deux colloques dédiés, pour l’un à Etienne Louis Boullée, pour l’autre à Claude Nicolas Ledoux. On ne retiendra que la partie la plus importante, « Ledoux et le livre d’architecture en français », s’attache à combler une lacune – sans doute une injustice – dans la connaissance de l’œuvre imprimée de l’architecte d’Arc-et-Senans : L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, premier tome, daté de 1804, d’un ensemble plus vaste resté inachevé. Daniel Rabreau souligne que ce livre, qu’il considère comme une « véritable œuvre d’art, en soi », n’a « jamais vraiment fait l’objet, pour lui-même, d’une étude contextualisée » (p. 13). Alors que la gloire posthume de l’architecte doit beaucoup à l’effort consenti dans ses dernières années, pour donner à son travail une visibilité, une cohérence et une portée que seule l’abstraction du dessin était à même de lui offrir, cette réalisation exceptionnelle serait encore envisagée aujourd’hui, par les historiens de l’art, comme un à-côté, certes consistant mais tout de même secondaire, de sa production bâtie. Du reste, ce volume d’études, gardant un caractère exploratoire, ne fait que commencer à modifier la situation. Comme en témoignent les intitulés des parties principales3, les contributions qu’il renferme se focalisent, pour beaucoup

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d’entre elles, sur les contenus des ouvrages plus que sur leurs formes, les abordant trop souvent comme des documents – qui nous renseignent, par exemple sur les systèmes de proportion ou les types d’édifices qu’ils proposent – non comme des œuvres à part entière.

6 Le cas Ledoux est emblématique, parce qu’il tutoie à travers les siècles les principales figures de l’architecte-auteur – celles d’un Palladio ou d’un Le Corbusier – dans leur capacité commune à reformuler leurs œuvres grâce à l’imprimerie, pour leurs contemporains comme pour la postérité. Mais il n’est pas pour autant isolé, et cette approche renouvelée, centrée sur le livre d’architecture, s’inscrit dans un mouvement d’ensemble, qui vise aujourd’hui à présenter l’imprimé comme une dimension de la production architecturale jouissant d’une relative autonomie. Ce qui signifie que ses relations avec la conception et la réalisation des espaces bâtis et des édifices se résument rarement à une fonction simple, comme de servir de guide pour la pratique, ou à l’inverse de rendre compte avec fidélité d’une série d’édifices réalisés4.

7 Ledoux et le contexte dans lequel il réalisa sa publication constituent une entrée d’autant plus féconde que la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe coïncident à la fois avec une mutation du livre d’architecture et avec une évolution déterminante des relations entre la production des espaces bâtis et celle de l’imprimé. Comme dans bien des domaines, la Révolution précipite alors des changements déjà amorcés dans les années, voire les décennies qui précédent ; la libéralisation de l’exercice de la profession d’imprimeur permet- tant notamment aux architectes d’exercer massivement leur sens de l’entreprise et de la création dans une direction nouvelle, avec pour arrière- plan le souvenir encore vivace de Piranèse.

8 Cela légitime sans doute en partie la formule de D. Rabreau, selon laquelle « une véritable poétique de l’architecture semble l’emporter sur les traditionnels attendus théoriques de l’art de construire » (p. 13). Mais cette appréciation est aussi porteuse de nombreuses questions. Notamment pour ce qu’elle préjuge de la nature des relations complexes qui unissent les notions d’architecture et d’art de bâtir. Et l’on pourrait sans doute prendre le contre-pied, pour défendre l’hypothèse inverse, selon laquelle c’est précisément autour du conflit entre une esthétique de la forme et une esthétique de la technologie constructive que s’organise la tradition architecturale française.

9 C’est en tout cas dans cette direction que nous entraîne le dernier ouvrage de Robin Middleton, associé pour l’occasion à Marie-Noëlle Baudouin-Matuszeck, sur Jean- Baptiste Rondelet. Cet autre regard porté sur la même période (l’architecte né en 1743 est mort en 1829) s’attache à dresser le portrait de ce- lui qui fut tout à la fois l’artisan efficace du chantier le plus complexe et le plus emblématique de son temps (celui de l’église Sainte-Geneviève initialement conçue par Jacques Germain Soufflot, puis transformé en Panthéon), l’incarnation même de la transition entre un art de bâtir d’essence traditionnelle et humaniste et une science de l’ingénieur forte des progrès de la chimie, de la physique et des modèles mathématiques, enfin l’auteur le plus important dans son domaine, comme rédacteur – à la demande de Quatremère de Quincy – de 176 entrées sur la construction pour le Dictionnaire d’architecture de l’Encyclopédie méthodique (1788-1825) puis, sur- tout, grâce au succès de son Traité de l’art de bâtir, publié initialement entre 1802 et 1817.

10 Réputé en premier lieu pour cette somme, quatorze fois rééditée jusqu’en 1877, Rondelet représente le point d’équilibre (ou de basculement) entre, d’une part, un savoir issu de l’expérience acquise sur les chantiers, nourri de références au texte de

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Vitruve et d’emprunts aux découvertes archéologiques et, d’autre part, une approche fondée sur le calcul et sur une connaissance plus précise des matériaux. Mais, dans le soin qu’il apporte à l’exécution de ses gravures et à la réalisation de son ouvrage (dont la seconde version paraît en 1830 avec une préface bilingue français-latin), dans l’ambition de ses publications annexes – qu’il s’agisse de son essai sur la marine à rame des anciens ou de sa traduction commentée du volume de Frontin sur les aqueducs –, ce grand technicien devenu un membre de l’Académie des beaux-arts revendique plus que la technique : une forme d’esthétique, s’inscrivant ainsi dans une tradition fondée par Philibert De l’Orme, jalouse de donner à la construction ses lettres de noblesse et de défendre sa dimension artistique – à parité avec celle des ordres ou de l’ornement – dans des œuvres bâties, mais également dans de somptueuses publications.

11 L’approche ainsi proposée par R. Middleton et M.-N. Baudouin-Matuszeck, enrichit notre compréhension de l’évolution technologique comme facteur des mutations architecturales. Mais il est aussi remarquable qu’elle entretient un lien étroit avec certains des débats et des productions parmi les plus en vue dans le domaine de l’architecture contemporaine ; preuve, s’il le fallait, que l’architecte-historien britannique n’a rien perdu de sa propension à tisser des liens entre les préoccupations théoriques de son temps et ses recherches historiques sur la naissance de la période contemporaine. On se souvient du rôle éminent de R. Middleton dans le renouveau du regard porté sur l’architecture enseignée à l’école des beaux-arts, au début des années 1980, dans un contexte marqué par le plein essor de l’architecture postmoderne.

12 Aujourd’hui, la place centrale accordée à la technique par de nombreux concepteurs dans leur manière d’aborder le projet architectural – Jacques Ferrier en est un exemple significatif5 – est sans doute pour partie une réaction au formalisme de la génération qui les a précédés. Mais cette tendance actuelle au ressourcement de la discipline architecturale dans sa liaison ancestrale et intime avec l’art de bâtir, quoi qu’il en soit de la confusion qu’elle entretient parfois entre une idéologie de la technique et une poésie de la construction, donne au titre de l’ouvrage sur Rondelet et à l’angle d’attaque qu’il annonce une forme d’actualité. Là encore, la focalisation sur le couple architecture-construction n’est pas sans précédent6, mais cette nouvelle contribution est une pièce maîtresse qui s’inscrit également dans un contexte dynamique7.

13 Intitulé Contro il Barocco, le troisième ouvrage, dirigé par Angela Cipriani, Gian Paolo Consoli et Susanna Pasquali, s’intéresse quant à lui à « l’apprentissage » à Rome et à la pratique de l’architecture civile en Italie entre 1780 et 1820. Sa contribution au renouvellement des connaissances de la période tient d’abord à la quantité d’informations inédites qu’il rassemble et de projets méconnus qu’il présente et qu’il conviendra de prendre en compte notamment dans une perspective française ; l’un des points forts du travail étant de mieux faire connaître la dimension internationale du milieu romain dans les dernières décennies du XVIIIe siècle.

14 Mais la nature du corpus brassé par cette recherche et la manière de l’aborder en replaçant les productions individuelles dans des systèmes et des réseaux, qui esquissent déjà un état-nation, entre Rome capitale des arts et le reste de la péninsule, ouvrent également de nouvelles perspectives. L’architecture romaine et italienne de cette période ayant été particulièrement peu fructueuse en réalisations bâties, ce ne sont donc pas ses achèvements qui justifient un travail d’une ampleur aussi considérable, mais plutôt le bouillonnement d’une intense activité théorique, comme en témoigne la richesse des architectures de papier, dont on découvre avec bonheur qu’elles ont été

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conservées en grand nombre. Le radicalisme qui les caractérise – tant du point de vue des propositions formelles que de l’engagement des acteurs – coïncide avec l’affirmation d’une pratique contemporaine de l’architecture fondée sur des méthodes de conception nouvelles et sur la recherche d’un équilibre différent entre les dimensions immatérielles et matérielles de l’art de bâtir, dans un contexte traversé par une tension inquiète entre les aspirations politiques et monumentales d’une génération et la précarité des temps dans lesquels elles s’expriment.

15 L’exposition tenue à Rome au printemps dernier à l’Accademia di San Luca et le volume qui l’accompagne (mais qui est plus qu’un catalogue, notamment en raison des nombreux essais et des documents supplémentaires qui y sont présentés) sont les fruits d’une véritable recherche collective d’une ampleur nationale. L’objectif était d’étudier les années de formation et de confrontation académique des architectes italiens à Rome pendant les deux dernières décennies du Settecento, puis leur production dans leurs villes et leurs régions respectives, sur l’ensemble du territoire italien, pendant les vingt premières années du XIXe siècle, à la fois par des études sur des villes (Venise, Florence, Rome, Naples, Palerme) et sur vingt architectes.

16 Le contexte international restitué avec une grande finesse, grâce notamment à Carlos Sambricio et Elisabeth Kieven, permet de mieux saisir le substrat, notamment économique, grâce aux travaux alimentaires de dessin que le milieu romain fournit aux jeunes architectes, de cette production graphique, mais également d’en identifier les figures tutélaires, comme le théoricien Francesco Milizia ou le chevalier d’Azzara. Il montre surtout, pour la première fois avec une telle acuité, les entrelacs du cheminement des échanges internationaux et des influences, mettant par exemple en exergue l’importance d’une contribution espagnole elle-même informée, en amont, par les expériences françaises, bénéficiant d’un soutien politique déterminé, par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Espagne.

17 L’effervescence du travail de recherche sur les programmes et leur mise en forme, au sein d’une structure académique indépendante et auto-instituée qui est passée à la postérité sous le nom d’Accademia della Pace, l’élaboration de méthodes de projet, l’invention de types d’édifices et la création de formes nouvelles sont ainsi considérés pour elles-mêmes, c’est-à-dire non seule- ment comme le laboratoire fécond des constructions qui parfois en ont découlé, ou de celles, bien plus nombreuses, dont les plans restèrent dans les car- tons, mais qui constituent également un accomplisse- ment en soi. L’enthousiasme de cette brève saison romaine et la soif de démonstration qui s’affirme dans ces dessins rappellent que l’architecture – qui n’est pas une science exacte – partage cependant avec les mathématiques le pouvoir de séduire et de briller d’une clarté abstraite, sans préjudice d’éventuelles applications.

18 La dernière question, enfin, et peut-être la principale, nous est livrée par le titre du volume lui-même. « Contre le baroque » était le cri de ralliement des jeunes turcs réunis une fois par semaine pour confronter et critiquer leurs propositions respectives pour les architectures nouvelles, d’une civilisation neuve qu’ils espéraient avec ferveur. Comme toutes les déclarations d’intention, celle-ci doit être prise avec précaution : rejeter avec force les articulations sophistiquées et les ornements contournés qui étaient l’héritage du siècle de Borromini ; refuser les pilastres et autres frontons brisés au profit de murs nus et de colonnes isolées, assumant sans ambiguïté leur fonction porteuse, comme Milizia le réclamait, n’est-ce pas précisément ce que l’on attend d’une jeunesse néoclassique ? Honnir les avatars tardifs du rococo aimé par les prélats et les

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grandes familles patriciennes, et leur préférer un style grec ou romain dont la pureté serait l’écho d’un idéal républicain vertueux, n’est-ce pas la voie d’une communion dans l’universalité des ambitions esthétiques qui parcouraient alors l’Europe de la Révolution ?

19 Un examen plus attentif des projets conduit pourtant à nuancer de tels jugements. Tout d’abord parce que Rome vit ce mouvement international d’une façon spécifique, en renouant notamment, dès le milieu du XVIIIe siècle, avec les modèles du Cinquecento, comme le souligne Elisabeth Kieven à propos des œuvres de Nicolò Salvi. Ensuite parce qu’au-delà des grands principes affirmant la rupture, c’est la continuité d’un art sophistiqué du plan, fondé sur l’assemblage de parties bien identifiables et sur leur articulation savante qui transparaît. Suivant une dissociation que l’on retrouve à la même époque dans l’œuvre gravé de Percier et Fontaine, comme sous la plume de Quatremère de Quincy, le vocabulaire et l’élévation se simplifient et s’épurent, tandis qu’un certain art de la composition, propre à produire de grands effets, relève d’une continuité, du Bernin jusqu’à cette nouvelle génération, à travers le plan de marbre gravé par Piranèse et jusqu’au projet emblématique de Pietro Bianchi pour l’église San Francesco di Paola réalisée à Naples à partir de 1816.

20 Qu’il s’agisse de former des plans suivant une lecture rationnelle du programme, de choisir les caractères stylistiques d’une œuvre, ou d’en déterminer en conscience les moyens d’exécution les mieux adaptés, on assiste ainsi, dans les trois grandes catégories classiques instaurées par Alberti : la solidité, l’usage et la beauté, à une prise de distance et une certaine intellectualisation des choix, qui est à la fois la conquête de la liberté et la condamnation au doute.

NOTES

1. Barry Bergdoll, « Introduction, The matter of fragmentation: a homage to Robin Middleton », dans Barry Bergdoll, Werner Oechslin éd., Fragments, Architecture and the unfinished, Londres, 2006, p. 15 2. « Le terme néoclassique […] peut-il sans d’extrêmes nuances caractériser l’art de cette longue période comprise entre 1750 et 1830 environ ? À trop forcer les simplifications de classement, l’histoire des néostyles, indissociable de la formation de ceux-ci au XIXe siècle, procède à un grossissement caricatural du phénomène de l’imitation des Antiques sous l’Ancien Régime », Daniel Rabreau, Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), l’architecture et les fastes du temps, Bordeaux, 2000, p. 21 3. « Réinterprétation des écrits théoriques », « La pensée architecturale française dans l’Europe des lumières », « Les écrits sur la ville, les programmes et la nature de l’architecture » 4. La première publication importante liée aux recherches sur le livre d’architecture conduite à l’INHA sera les actes du colloque organisé par le centre d’étude des techniques du CNAM et l’INHA : Jean-Philippe Garric, Valérie Nègre, Alice Thomine éd., La construction savante, Paris, 2008. Elle sera suivie de près par les actes des journées d’études « Les Bibliothèques d’architecture » qui paraîtront en 2008 chez Alain Baudry, sous la direction d’Olga Medvedkova 5. Jacques Ferrier, Making of phare and hypergreen towers, Paris/Bruxelles, 2007

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6. L’œuvre de Jean-Marie Pérouse de Montclos, L’architecture à la française, Paris, 1982, demeure dans ce domaine une référence incontournable 7. Voir par exemple les travaux conduits au sein du centre d’histoire des techniques du CNAM sous l’impulsion d’André Guillerme et le premier Congrès francophone d’histoire de la construction annoncé pour juin 2008

INDEX

Keywords : architecture history, neoclassicism, style, historiography, technique, art of building Mots-clés : histoire de l’architecture, néoclassicisme, goût, historiographie, technique, art de bâtir Index chronologique : 1800

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Marbre et sculpture en Italie au XIXe siècle

Christian Omodeo

RÉFÉRENCE

Elena Di Majo, Matteo Lanfranconi éd., Galleria Nazionale d’Arte Moderna. Le collezioni, il XIX secolo, Milan, Electa, 2006. 437 p., 538 fig. en coul. ISBN : 9 788837 043650 ; 30 €. Carlo Sisi éd., L’Ottocento in Italia: le arti sorelle; il neoclassicismo 1789-1815, Milan, Electa, 2005, 342 p., 360 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 88-370-2732-X, 130 €. Carlo Sisi éd., L’Ottocento in Italia: le arti sorelle; il romanticismo 1815-1848, Milan, Electa, 2006. 367 p., 360 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 88-370-4245-0, 130 €. Stefano Grandesso, Pietro Tenerani (1789-1869), Milan, Silvana Editoriale, 2003. 272 p., 233 fig. en n. et b. ISBN : 88-8215-678-8 ; 35 €. Barbara Musetti, Carlo Finelli (1782-1853), Milan, Silvana Editoriale, 2002. 224 p., 225 fig. en n. et b. ISBN : 88-8215-532-3 ; 35 €. Luisa Passeggia éd., Carrara e il mercato della scultura: arte, gusto e cultura materiale in Italia, Europa e Stati Uniti tra XVIII e XIX secolo, Milan, Motta, 2005. 311 p., 147 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 100 €. Sandra Berresford éd., Italian memorial sculpture 1820-1940. A legacy of love, Londres, Lincoln, 2004. 258 p., 470 fig. en coul. ISBN : 9 780711 223844 ; 40 £.

1 Neuf monographies ont enrichi dans ces dernières années nos connaissances sur la sculpture italienne entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle 1. Accompagné par la publication de quelques ouvrages conçus dans un souci de synthèse et à peine devancé par l’organisation des toutes premières expositions monographiques consacrées à Antonio Canova (Rome, 1992) et à Bertel Thorvaldsen (Rome, 1989) – artiste danois ayant travaillé toute sa vie à Rome –, ce renouveau d’intérêt pour l’art italien de cette période et en particulier pour la sculpture ne peut se comprendre en dehors d’un contexte critique plus large. D’abord parce que si la sculpture fait finalement surface, les autres arts – à l’exception de la peinture de l’Italie du Nord qui

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bénéficie des importants travaux de Fernando Mazzocca – restent majoritairement dans l’ombre. Et ensuite parce que les réflexions entamées ainsi que les propositions avancées à l’occasion d’une série d’expositions récentes2 n’ont pas suscité un vrai débat, car les réactions se sont arrêtées dans la plupart des cas à un refus, un jugement négatif qui montre bien la subsistance de préjugés infondés. Dans les faits, ce dialogue affaibli ralentit l’élaboration de la réflexion et la mise au point de conclusions, alors que la compréhension réelle des spécificités de l’art italien de cette période mériterait une attention commune et un effort partagé. Comment, en effet, expliquer ce regard paradoxal, cette nécessité du passé au tournant de la modernité ? De façon lucide, Lionello Venturi y reconnaissait en 1929 « une certaine grandeur [...] et dans le même temps je ne sais quelle certitude de leur destin manqué »3. La démarche classiciste et utopique de l’art italien de cette période n’en est pas moins aujourd’hui une question à débattre.

2 Les nombreuses publications apparues ces dernières années sur la sculpture italienne de la première moitié du XIXe siècle, bien qu’élaborées dans des conditions différentes, ont le mérite de commencer à combler des lacunes de connaissances historiques qui entravent toute recherche. Dans cette abondance insolite de matériel, l’attention n’est pas cantonnée aux grands sculpteurs, ce qui permet de reconstituer le contexte. S’attarder sur le rôle-clé de Carrare, sur une centralité qui n’est pas seulement commerciale mais culturelle aussi, constitue un autre parti. Un point commun – qui leur fait grand honneur – réunit l’ensemble de ces travaux : toutes reposent sur l’une des nécessités primaires d’un historien de l’art, de nombreuses campagnes photographiques souvent réalisées à l’occasion de leurs publications. Le manque de sources visuelles à propos des œuvres de cette période, tout comme leur faible présence dans les collections publiques en dehors de l’Italie, est en effet l’un des facteurs importants du manque d’intérêt et des lacunes de nos connaissances de cette période de l’art italien. Serions-nous face à une inversion de tendance ?

3 Parmi plusieurs ouvrages entièrement ou partiellement centrés sur la sculpture, il est nécessaire de faire une exception. Le catalogue des collections du XIXe siècle de la Galleria Nazionale d’Arte Moderna de Rome (2006), publication attendue et maintes fois repoussée, a été finalement édité sous une forme intéressante, à la fois à la portée du simple visiteur et instrument de travail et de réflexion utile pour le chercheur. Un choix très large d’œuvres du musée (la liste complète se trouve en annexe) est accompagné de vignettes, mais les textes introductifs méritent une attention réelle. Elena Di Majo et Matteo Lafranconi y parcourent l’une, les trente dernières années de vie du musée, l’autre, les trente premières, et leurs essais mettent en avant, presque un siècle après sa naissance (1911), l’importance fondamentale de cette collection pour la redécouverte critique de l’art italien du XIXe siècle. Il s’agit d’une histoire du travail et des études de plusieurs générations de conservateurs pour lesquels la valorisation de leur collection ne pouvait passer que par la réhabilitation de la seule période « maudite » de l’art italien. Riche, presque trop riche, et engagé est le texte de Sandra Pinto : nouveau passage obligé des études sur l’ottocento, synthèse légitime et argumentée sur les orientations de ces trois dernières décennies et creuset foisonnant de nouvelles perspectives pour les recherches à venir, malgré parfois un manque de cohérence interne. Parmi ses réflexions, on peut noter sa comparaison entre les différentes approches muséographiques qui ont modifié l’organisation du contenu des salles au cours du XXe siècle et son plaidoyer pour une validité de « l’italianité de l’art italien »4.

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On retiendra également sa préférence pour le concept de « nœud historique » (« momento traente »)5 de Ferdinando Bologna, plus fécond et plus utile qu’une division traditionnelle par grandes périodes.

4 Avec une approche qui ne participe pas ouvertement à une réflexion plus large sur l’art italien entre néoclassicisme et romantisme, les deux premiers volumes de la série L’ottocento in Italia. Le arti sorelle (2005-2006), sous la direction de Carlo Sisi, sont des ouvrages conçus principalement pour le grand public (mais pas n’importe lequel, le prix est de 130 €). Ils offrent un panorama vaste et complet des arts italiens dans la première moitié du XIXe siècle : dans ce cadre, Stefano Grandesso s’attache à proposer une vue d’ensemble de la sculpture et son travail est complet, détaillé et bien articulé. L’appréciation philologique accompagne l’intérêt historique, tout autant qu’esthétique, sans ignorer les nouveaux enjeux commerciaux que les arts et en particulier la sculpture rencontrent à cette époque. Néanmoins, les textes de ces ouvrages pâtissent des difficultés croissantes que les maisons d’édition rencontrent pour concilier rigueur intellectuelle et impératifs économiques. Les différents arts sont présentés séparément et une place disproportionnée est réservée à la peinture (140 pages), par rapport à la sculpture (40 pages) et à l’architecture (50 pages). Dommage, car ce monopole « pictural » déforme la réalité historique. Les parties consacrées aux techniques artistiques, au goût de l’époque et autres thèmes – comme l’essai de Carlo Sisi, « Il ‘bello sepolcrale’ e la riforma canoviana », (p. 281-290) – démontrent la tentative de concevoir un ouvrage de synthèse grand public mais, quoique les différentes parties soient dans la plupart des cas très intéressantes, l’ensemble n’apparaît pas assez lié.

5 Aux maisons d’édition traditionnelles s’ajoutent en Italie les avantages et les difficultés liées aux interventions des fondations bancaires dans le monde des arts. Cette politique éditoriale parallèle doit néanmoins affronter des difficultés consécutives à la parcellisation territoriale du pays, à la fois dans le cadre de la recherche et pour la diffusion : la faible présence de ces ouvrages dans les bibliothèques de recherche en est la preuve. Or, au-delà de ces défauts qui ne minent en rien l’importance et l’utilité de ces publications, le soutien que la Cassa di Risparmio di Carrara, aujourd’hui Gruppo Banca Carige, apporte aux chercheurs engagés dans l’étude de la sculpture entre le XVIIIe et le XIXe siècle s’inscrit comme une tentative réussie. Il serait difficile d’expliquer la nouvelle fortune que rencontre la sculpture italienne du XIXe siècle sans citer ce cas particulier.

6 La publication de deux monographies sur Carlo Finelli (2002) et Pietro Tenerani (2003), deux sculpteurs d’origine carraraise, a marqué le début de cette collaboration entre une banque locale et le monde de la recherche. Bien que jumelles d’un point de vue du format éditorial, ces deux publications se différencient par une approche différente quant à la notion de monographie. Le travail de Barbara Musetti sur Carlo Finelli (1782-1853) a le mérite d’avoir reconstitué le corpus des œuvres. Élément fondateur de toute monographie, d’autant plus difficile pour cet artiste que dès son vivant une grande partie de sa production est dispersée à l’étranger, cette démarche s’est aussi confrontée à la décision de l’artiste de détruire tous les plâtres de son atelier, excepté ceux de Le ore et du San Michele Arcangelo (Carrare, Accademia di Belle Arti). Ainsi privée de tout élément de comparaison mis à part les quelques œuvres en collections publiques (n’oublions pas la frise du Triomphe de Jules César pour le Quirinal napoléonien), la seule voie possible a été celle d’une étude savante et minutieuse consacrée à la sculpture entre Rome et Carrare, à même de concilier les recherches

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d’archives et la consultation des publications artistiques de l’époque avec un regard moins tributaire des choix esthétiques de Canova et Thorvaldsen, qui permette de dégager la personnalité de cet artiste sur des bases indépendantes et plus raisonnables historiquement. L’influence canovienne des débuts (Napoléon distribue des couronnes de lauriers aux Sciences et aux Arts, bas-relief, 1811, Milan, Galleria d’Arte Moderna) s’affaiblit en faveur d’une sensibilité moderne qui domine sa production tardive de sujets mythologiques (Le ore, 1824, Saint Pétersbourg, Musée de l’Ermitage) et religieux (Monument funéraire de Giacomo Milan Massari, 1853, Vicence, cimetière). La richesse et la validité d’une vision monographique traditionnelle se déploient dans ce travail, qui démontre à travers la personnalité de cet artiste la capacité de l’art italien à renouveler son propre classicisme, sans trahir les valeurs inhérentes de la tradition.

7 La monographie de Stefano Grandesso sur Pietro Tenerani (1798-1869) est dépourvue de catalogue raisonné et l’auteur s’approprie le parcours artistique du sculpteur comme point de vue privilégié à partir duquel il propose de relire et comprendre la période. Cette démarche se justifie surtout par le fait que la Gipsoteca Tenerani est conservée dans le Museo di Roma du Palazzo Braschi (en attente d’un redéploiement des collections qui devrait permettre d’ouvrir l’aile encore fermée du palais) et que sa conservation a en quelque sorte sauvé de l’oubli le parcours artistique de ce sculpteur. Avec moins de contraintes que Barbara Musetti, Stefano Grandesso opte donc pour une approche davantage orientée vers une historiographie de la critique et des débats artistiques italiens de la première moitié du XIXe siècle, sans pourtant savoir renoncer complètement à l’attrait d’un catalogage savant. Il ressent à tort l’obligation d’intercaler dans sa réflexion toutes les données qui trouveraient normalement place dans un catalogue raisonné, imposant de ce fait des détournements qui ralentissent la lecture. Il convient néanmoins de reconnaître le courage et les capacités de l’auteur qui tout au long de la reconstruction du parcours artistique de Tenerani affronte des problématiques diverses sans jamais perdre son fil conducteur. Apparaît ainsi, dans l’analyse de la Psyché abandonnée de 1816-1819 (Florence, Galleria d’Arte Moderna di Palazzo Pitti), le rapport entre classicisme et modernité, « un classicismo riproposto in una perdurante attualità ». Mettant en avant la veine intimiste de Tenerani et sa recherche d’une « beauté naturelle », il montre la capacité du sculpteur à modifier profondément sa démarche artistique en faveur du renouveau de l’art chrétien et de la redécouverte d’un autre classicisme, celui des primitifs du Quattrocento. Le genre du portrait chez Tenerani (environ 140 œuvres) montre le recours à de multiples modèles esthétiques réinterprétés selon les besoins et l’inspiration du moment, ainsi qu’une souplesse et une capacité d’adaptation aux exigences artistiques. Même dans un contexte historique animé où se confrontent ouvertement les partisans du romantisme et du classicisme, l’artiste étonne et séduit par la liberté avec laquelle il abandonne le drapé à l’antique en faveur des habits contemporains, pour avoir recours ensuite, dans les années 1850-1860, à la beauté idéalisante des portraits à la grecque, tout en intégrant la symétrie et des chevelures qui font écho à celles de Desiderio da Settignano et Francesco Laurana. Peu importe donc si pour Tenerani la représentation de la contemporanéité passe par la recherche des canons de Polygnote. Ce que l’on admire, grâce au livre de Stefano Grandesso, c’est que ce respect de la tradition est mis au service d’un rendu naturalisant et moderne dans lequel la précision physionomique et le respect du détail renforcent la force psychologique du portraituré.

8 Les deux versions du Monument à Simon Bolivar, de 1842-1844 (Bogota, plaza Bolivar) et de 1844-1852 (Caracas, Pantéon nacional), servent aussi à S. Grandesso pour examiner,

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sans trop le développer, le thème de la mondialisation du marché de la sculpture et du marbre au XIXe siècle. Mais ce sujet qui montre le brusque élargissement d’une géographie artistique au-delà des frontières européennes est central dans la conception même des deux volumes Carrara e il mercato della scultura. Dans l’attente de la parution imminente du deuxième volume dirigé par Sandra Berresford et qui s’intéressera aux années 1870-1929, ce premier ouvrage, placé sous la direction de Luisa Passeggia et avec la contribution d’auteurs étrangers pour les relations entre Carrare et leurs pays, est centré sur la période 1750-1870 et constitue une suite idéale à l’une des pistes entrouvertes lors de la publication en 2000 de la revue Ricerche di storia dell’arte6, sous la direction d’Orietta Rossi Pinelli.

9 Dans ce premier volume, différents essais introduisent des points de vue à la fois historiques, artistiques, techniques ou économiques. Cette perspective renouvelle la vision de la production artistique et favorise une connaissance plus riche et différenciée. L’art de la sculpture (et non seulement la production sculptée) rencontre un nouveau contexte parmi toute une production de copies, d’arts décoratifs, de sculptures architectoniques et à destination funéraire. Comment d’ailleurs pouvoir réellement apprécier la sculpture de cette période sans évaluer la révolution technique qui intervient dans les ateliers ? Le travail du sculpteur évolue : l’artiste est presque libéré des contingences liées aux matériaux. La distribution des rôles à l’intérieur de l’atelier, ainsi que Bartolomeo Cavaceppi l’avait conçue à Rome, est affinée par Antonio Canova et Bertel Thorvaldsen. Une main-d’œuvre souvent d’origine carraraise – situation qui se répétera d’ailleurs à Paris à la fin du même siècle, tout comme à Berlin dans l’atelier de Christian Daniel Rauch – transcrit en marbre la prima idea, le modèle en terre cuite, permettant à l’artiste de consacrer une grande partie de son temps à la recherche et à la conception de nouveaux modèles. L’écart entre l’artiste « génie » et l’artisan se fait de plus en plus profond. Cette même organisation favorise la production de plusieurs répliques d’une même œuvre dans les ateliers des maîtres. Sans oublier la présence récurrente des plâtres dans toutes les vues d’ateliers conservées pour cette période, catalogue en 3D des commandes réalisables à la demande de chaque nouveau visiteur. Cette quête d’une sérialité en Italie n’était d’ailleurs pas réservée à la sculpture, car le plâtre correspond au carton en peinture : un dialogue fictif entre les différentes pratiques artistiques. À Carrare, les ateliers de praticiens des familles Baratta et Lazzerini constituent des cas sur lesquels s’attardent les auteurs. Sur une période qui regroupe plusieurs générations, elles entreprennent la création d’un réseau commercial diversifié grâce à l’achat de plusieurs carrières de marbre, en travaillant la pierre directement dans leurs propres ateliers, ce qui leur permet de répondre à toute clientèle, vendant le bloc de marbre autant que n’importe quel genre de statues reproduit en série. Cette démarche commerciale n’est pas ailleurs réservée à des artistes de second plan, comme le montre la vente dans l’atelier de Lorenzo Bartolini de copies d’après les antiques sculptées dans ces mêmes botteghe (ateliers-boutiques) carraraises. Elle atteste que les artistes ont conscience de l’importance d’une indépendance économique qui les libère de la « tyrannie » des commanditaires. L’exemple de plusieurs sculpteurs originaires de cette ville, parmi lesquels les mêmes Finelli et Tenerani, associant la création artistique à l’entretien d’un réseau voué au commerce du marbre brut, de copies d’après l’antique et de répliques modernes, montre que cette attitude envers le commerce est liée à Carrare. Face à une législation de plus en plus restrictive, qui interdit la sortie des antiques du territoire national, la demande croissante de statues ne peut s’orienter que vers les ateliers-boutiques des

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sculpteurs italiens et encourager leur commerce. Riche et passionnant pour sa capacité à révéler la complexité du monde du marbre et de ses praticiens sous ses différents aspects, Carrara e il mercato della scultura prend le parti de développer davantage les aspects économiques de ce système et de ne pas en traiter les possibilités artistiques que la présence multiple d’artistes de toutes origines, comme Chinard, Rauch et Bartolini, aurait induites7. Une telle approche permettrait pourtant de mieux comprendre jusqu’à quel point Carrare constitue l’épicentre ou se trouve à la périphérie de certaines dynamiques artistiques. Ou faudrait-il croire que l’exportation se limite au marbre, à une main-d’œuvre de premier ordre, et que l’élaboration esthétique n’y trouve pas sa place pour être discutée, affinée et affirmée ?

10 La transition d’une culture strictement européenne à un espace mondialisé est un élément récurrent des études sur l’art de la première moitié du XIXe siècle. La place prééminente réservée aux relations avec les pays anglo-saxons dans Carrara e il mercato della scultura résulte cependant aussi du nombre croissant de chercheurs qui dans ces pays s’intéressent à la sculpture italienne de cette période en raison de l’importance de son influence sur l’art de ces nations : une transposition des échanges culturels d’un plan artistique à celui de la recherche. Italian memorial sculpture 1820-1940. A Legacy of Love, de Sandra Berresford, Robert W. Fichter et Robert Freidus, est un exemple convaincant de cette dynamique. Cet ouvrage montre qu’une réflexion critique plus libre et dégagée, et qui se place dans une optique différente de celle d’une histoire de l’art traditionnelle peut être à la fois un précieux outil de recherche et livrer des résultats importants et fondés. Les annexes contiennent non seulement une liste détaillée (horaires, adresse, téléphone) des différents cimetières ainsi que des musées de sculpture, mais aussi une bibliographie que sa répartition par thèmes (sculpture, cimetières, iconographie funéraire) rend d’autant plus précieuse8. Les auteurs ont préféré croiser différentes approches pour prouver que la sculpture italienne est un terrain idéal pour une analyse à la fois économique, culturelle et politique de problématiques historiques qui dépassent les frontières nationales. L’objectif est atteint par la succession équilibrée entre une partie historique et chronologique plus traditionnelle qui privilégie certains foyers artistiques et certains sculpteurs – un chapitre entier est dédié à Leonardo Bistolfi – et les diverses iconographies funéraires. Au fil des pages réapparaît un pays avec de fortes contradictions internes, néanmoins unitaire : nulle autre part la sculpture funéraire a survécu aussi longtemps aux évolutions sociales imposées par la modernité. Nulle autre part il est possible pour le XIXe siècle d’admirer, de comprendre et de mettre en parallèle les changements artistiques tout comme l’évolution des mœurs d’une société.

NOTES

1. Outre les deux analysées dans cet article, citons Giorgio Zanchetti, Benedetto Cacciatori (1794-1871), Milan, 2005 ; Benedetta Matucci, Aristodemo Costoli : « religiosa poesia » nella scultura dell’Ottocento, Florence, 2003 ; Antonio Musiari et al., Pompeo Marchesi, Richerche sulla personnalità e l’opera, Varese, 2003 ; Ettore Spalletti, Giovanni Duprè, Milan, 2002 ; Amerigo Sassi, Pompeo Marchesi

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scultore, Varese, 2001 ; Pietro Freccia : 1814 – 1856, Giuseppe Silvestri éd., (cat. expo., Massa, Palazzo Ducale/Florence, Galleria d’Arte Moderna), Florence, 2001 ; Tamara Hufschmidt, Tadolini : Adamo, Scipione, Giulio, Enrico ; quattro generazioni di scultori a Roma nei secoli XIX e XX, Rome, 1996. 2. Maestà di Roma. Da Napoleone all’Unità d’Italia. Universale et Eterna Capitale delle Arti, Stefano Susinno et al. éd., (cat. expo., Rome, Scuderie del Quirinale/Galleria Nazionale d’Arte Moderna), Milan, 2003 ; Maestà di Roma. Da Napoleone all’Unità d’Italia. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, Olivier Bonfait éd., (cat. expo., Rome, Villa Médicis), Milan, 2003 ; Il Neoclassicismo in Italia da Tiepolo a Canova, Fernando Mazzoca et al. éd., (cat. expo., Milan, Palazzo Reale), 2002 ; Art in Rome in the Eighteenth Century, Edgar Peters Bowron, Joseph J. Rischel éd., (cat. expo. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art/Houston, The Museum of Fine Arts), Philadelphie, 2000. 3. « Una certa grandezza [...] e insieme una non so quale certezza di un loro destino fallito », Lionello Venturi, Pretesti di critica, Milan, 1929, p. xiii. 4. Sandra Pinto fait ici référence à l’ouvrage de Nicolas Pevsner, The Englishness of English Art, Londres, 1956. 5. Sandra Pinto, Matteo Lafranconi, Gli storici dell’arte e la peste, Milan, 2006, p. 128, 146-147. 6. Ricerche di storia dell’arte, « La fabbrica della scultura : scultori e botteghe d’arte a Roma tra XVIII e XIX secolo », n° 70, 2000. 7. Une étude de ce genre aurait pu profiter de l’approche proposée par les travaux récents sur Rome et ses 60 ateliers de sculpture répertoriés au XIXe siècle. Voir Stefano Susinno, « Il sistema degli ateliers a Roma », dans Fernando Mazzocca, Giuseppe Pavanello éd., Il primato della scultura : fortuna dell’antico, fortuna di Canova, II settimana di studi canoviani, Bassano del Grappa, 2004, p. 219-232. 8. La bibliographie de cet ouvrage – structurée par thèmes – est remarquable. Sur la question de l’iconographie funéraire, les auteurs aurait cependant pu se reporter avec profit à l’ouvrage d’Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre : La sculpture funéraire en France 1804-1914, Paris, 1995.

INDEX

Mots-clés : sculpture italienne, marbre, commerce, historiographie, matériaux, classicisme, modernité Index géographique : Italie Keywords : italian sculpture, marble, trade, material, historiography, modernity, classic Index chronologique : 1800

AUTEURS

CHRISTIAN OMODEO

Université Paris IV-Sorbonne/INHA

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Quotidien des arts et vie des formes au XIXe siècle : nouveaux acteurs et nouvelles géographies

Thomas Schlesser

RÉFÉRENCE

Dominique Lobstein, Les Salons au XIXe siècle. Paris, capitale des arts, Paris, La Martinière, 2006. 303 p., env. 220 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 2-7324-3383-7 ; 69 €. Le temps de la peinture. Lyon 1800-1914, Sylvie Ramond, Gérard Bruyère, Pierre Vaisse éd., (cat. expo., Lyon, Musée des beaux-arts, 2007), Lyon, 2007. 335 p., env. 360 fig. en n. et b. et en coul., cd-rom (avec des répertoires documentaires). ISBN : 2849751014 ; 39 €. Anne Martin-Fugier, La vie d’artiste au XIXe, Paris, Louis Audibert, 2006. 471 p., 46 fig. en coul. ISBN : 978 2847490848 ; 29 €. Catherine Granger, L’Empereur et les arts. La liste civile de Napoléon III, Paris, École des Chartes, 2005. 866 p., 48 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 2900791715 ; 60 €.

1 La valorisation de nouveaux champs de l’histoire de l’art, qu’elle bénéficie au public d’amateurs éclairés ou aux spécialistes, a ceci d’étonnant, voire d’excitant, qu’elle est souvent en décalage avec ce qu’on croit être l’intérêt dominant de l’époque. Ainsi, le quotidien du Salon de peinture et celui des acteurs du monde artistique se trouvent-ils décryptés dans de récents ouvrages de synthèse signés respectivement par Dominique Lobstein et Anne Martin-Fugier qui ne font pas la part belle, sinon exclusive, à l’impressionnisme ou à Cézanne. Pour un public plus spécialisé, ce sont d’une part l’histoire et le fonctionnement de la liste civile de Napoléon III (organe administratif méconnu, pourtant fondamental) et, d’autre part, le « foyer » lyonnais – creuset géographique plus original que le « laboratoire » de Fontainebleau décortiqué à Orsay1. Quatre ouvrages qui, chacun à leur façon, permettent d’éclairer de nouveaux pans de l’évolution esthétique (vie des formes, goût, politiques artistiques...) au XIXe siècle.

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Les foyers de la création

2 À quoi donc renvoie le terme de foyer ? Récurrent dans les histoires de la peinture du XIXe siècle (Focillon ou Rosenthal l’adoptaient déjà très volontiers) sans être franchement défini, la notion désigne bien souvent le lieu – réel ou abstrait – où éclot une tendance, parfois un mouvement voire une école, d’ordre formel, intellectuel, politique en matière d’histoire culturelle, d’histoire des idées ou, bien sûr, d’histoire de l’art. Cette dernière discipline s’occupe pour l’essentiel de ce que la majorité de ses acteurs élèvent, presque mécaniquement, au rang du génie : beauté plastique, révolutions formelles, avant-gardisme radical, liberté d’expression, etc. Aussi la quête d’un retour aux sources de ces productions, dans l’atelier, dans les méandres de l’administration ou dans les espaces qui consolident des réseaux d’influence, est-elle devenue un exercice obligé et prisé. Sans doute permet-il d’examiner au plus près les conditions grâce auxquelles émergent un courant, une tendance de la vie esthétique et d’en expliquer les qualités. Surtout, il permet de faire bouger des blocs étanches à la nuance. Qu’on pense, à ce sujet, à des exemples récents : Neil McWilliam liquidant le partage entre romantisme, néo-classicisme et avant-garde à travers son étude sur les artistes et la gauche entre 1830 et 18502 ou Stephen Bann arrachant Delaroche aux seules catégories françaises par l’examen de ses influences anglaises3.

3 Le centre névralgique de la vie des arts au XIXe siècle, auquel ne furent accordées des études que parcellaires4, demeure le Salon de Paris, cette « capitale des arts », comme l’affirme le sous-titre de Dominique Lobstein. Chacun le sait : c’est là que se tissent, au fil des expositions, des refus, des scandales et des succès, de solides liens sociaux. Il manquait un bon ouvrage chronologique relatant l’évolution, voire les circonvolutions de ce « foyer ». Comme le montre en particulier la dernière partie du livre, les entreprises contestataires n’existaient que par une insurrection contre le joug administratif (système de sélection et de récompense par les jurys) du Salon et, plus encore, ce dernier était en soi l’espace d’une « émulation entre les artistes »5, décisif sur le plan esthétique. L’auteur met bien en évidence ce jeu entre convenances dites « académiques » et avant-gardes (par exemple, le détournement de la peinture religieuse par Manet au Salon de 1864), quoique certains balancements demeurent parfois contestables : Le trait de dévouement du capitaine de Desse, signé par Théodore Gudin en 1831, est par exemple rangé aux côtés du « souffle puissant, issu du romantisme » (p.108) et précède tout juste La Liberté guidant le peuple de Delacroix6. Voilà qui n’est qu’une illustration parmi d’autres de l’exercice (obligé ?) de réhabilitation de petits maîtres, hâtivement rangés aux côtés de ceux que l’on considèrent comme grands. Dès que la notion de « foyer » est convoquée, on voit ce processus se répéter : il s’agit, pour les chercheurs, de défendre la qualité créative de ce qui s’y produit. Le catalogue Le temps de la peinture. Lyon 1800-1914 s’ouvre ainsi sur l’idée que « Lyon est un des grands foyers de l’histoire de l’art » (p. 9) et, partant, que l’exposition « a pour ambition de venir troubler une histoire de l’art trop oublieuse de sa géographie et plus encore trop enfermée dans ses découpages nationaux, là où il faudrait construire des communautés artistiques plus étendues, ou oser imaginer des affinités entre des artistes soumis aux mêmes tensions, habités par les mêmes espoirs ou les mêmes illusions, tour à tour à tour mélancoliques ou utopistes » (ibid.) Autrement dit, le déplacement d’échelle – au national se substitue le local7 (ce dernier étant de surcroît capable de s’ouvrir à l’international) – doit venir, tout à la fois,

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aiguiller le regard porté sur la notion d’école française au XIXe siècle d’une manière nouvelle et considérer enfin la valeur du foyer lyonnais8.

4 C’est pourquoi, fort logiquement, se pose à plusieurs reprises, dans une géographie circonscrite aux frontières d’une unique cité, la question de l’école, qu’on peut définir comme l’adéquation entre une filiation issue d’une instance tutélaire et une singularité remarquable. Elle traverse l’ensemble des « essais introductifs », des « études », puis de la partie « catalogue » qui jalonnent le volume. Ainsi, Pierre Vaisse s’interroge : « Y a-t- il une école de peinture lyonnaise au XIXe siècle ? » (p. 17). Il répond, sinon par la négative, du moins par une forte circonspection. Pour autant, il ne manque pas de souligner ce que furent les grandes tendances qui ont favorisé l’idée, l’illusion d’optique peut-être, d’« école » lyonnaise : les spécificités – en fait toute relatives – d’une peinture de fleurs (Simon Saint-Jean), d’une peinture troubadour (Révoil et Fleury Richard), d’une peinture philosophique (Chenavard, Janmot, Victor Orsel…) et d’une peinture de paysage (Grobond, Carrand…). L’exposition insiste bien évidemment sur ces tendances, en en présentant les caractéristiques stylistiques, les motifs et les motivations à travers un corpus tout à fait passionnant qui, à de nombreux égards, avait déjà bénéficié du travail de défrichage de Marie-Claude Chaudonneret et d’Elisabeth Hardouin-Fugier9. La question de l’alternative entre École (au sens d’institution d’enseignement des beaux-arts) et école stylistique revenait sous la plume de Catherine Chevillot au sujet de la sculpture10. Animé par un doute permanent quant à la pertinence de ce prisme pour appréhender les différentes fortunes des artistes liés à la cité rhodanienne, son article se conclut sur un bilan restrictif net et parfaitement argumenté : « Si école lyonnaise il y a, elle ne pourrait donc être à chercher que, pour faire bref, de Chinard à Bonnassieux » (p. 150).

5 Mais, précise-t-elle aussi : « On peut donc s’interroger encore sur le bien-fondé de la notion d’école à propos des sculpteurs lyonnais. Il y eut indubitablement à Lyon au XIXe siècle plus qu’un milieu, mais peut-être pas tout à fait une école. Un foyer certainement, et qui apporta une contribution plus que significative à l’histoire de la sculpture française » (ibid.). Catherine Chevillot conduit, à partir du « foyer » lyonnais, un article problématisé où, en filigrane de sa réflexion sur l’alternative « École/école » s’ouvrent des brèches très prometteuses. Elle exhorte notamment, sans éluder les travaux déjà menés, à s’intéresser à Joseph Chinard, Denis Foyatier, Jean-François Legendre-Héral, Jean-Marie Bonnassieux et égrène quelques axes. Force est de constater qu’une approche patrimoniale sur un corpus réduit issu d’une exposition propose une offre scientifique très diversifiée et très stimulante.

Acteurs et moteurs de la vie artistique

6 C’est également ce qu’on pourrait attendre de la vaste « histoire sociale du monde de l’art » d’Anne Martin-Fugier. Historienne spécialiste de la vie sociale et culturelle française, cette dernière a publié en 2006 un travail qui cherche à relater au plus près le quotidien et les ressorts présidant à la formation et au fonctionnement des cercles et des réseaux qui lient l’ensemble des acteurs du monde artistique. Deux axes traversent cette étude de la vie d’artiste qui court de 1791 (premier Salon « libre et universel ») au début du XXe siècle : c’est « la réalité concrète et sa représentation », laquelle doit servir « une histoire sociale du monde de l’art au XIXe siècle avec ses différents acteurs et leurs interlocuteurs, marchands, collectionneurs, critiques » (p. 11). Fluide et munie d’un

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vaste éventail d’exemples, la réflexion aborde les questions de la vocation et de la formation, du travail, du commerce, de l’image, des publics. Autant de champs (esthétiques, économiques, politiques…) qui, pour chacun d’entre eux, ont déjà bénéficié d’amples enquêtes. La compilation d’informations permet à cette étude d’ouvrir un panorama clair, intelligent et vivant, dans une veine qui n’est pas si éloignée de celle de Dominique Lobstein et de son Histoire des Salons, mais sans aucune analyse d’œuvre, à moins qu’elles ne véhiculent l’image de l’artiste lui-même, dans son atelier par exemple (p. 103-107). Surtout, l’articulation entre les différentes parties, si elle n’a rien de très audacieux, donne à comprendre tout à la fois une évolution diachronique à l’échelle du XIXe siècle et à celle d’une existence singulière, depuis la « vocation » jusqu’au partenariat avec des collectionneurs. Tresser convenablement ces deux niveaux d’étude n’était pas la moindre des gageures11.

7 Parmi les enquêtes minutieuses et centrées sur un sujet méconnu, le travail de Catherine Granger L’Empereur et les arts, la liste civile de Napoléon III, qui étudie, sous le Second Empire, l’histoire de cette allocation créée en 1790 pour permettre au souverain de pourvoir à ses dépenses et à celles de sa maison, « fera date » comme l’écrit justement Jean-Michel Leniaud dans sa préface (p. I). En plus d’expliquer avec une redoutable précision les choix et les modalités d’acquisition ou de commande de la famille impériale – la peinture d’histoire servant à couvrir les événements du règne par exemple (p. 199) – et ses conséquences muséales – l’élaboration des collections au Louvre, au Musée des Souverains (qui fut fondé en 1852 au sein du Louvre), au Luxembourg, à Versailles, Saint-Germain-en-Laye, Compiègne (p. 259-354) –, Catherine Granger dégage des enjeux historiques et esthétiques de tout premier plan. Ainsi, à partir d’un objet d’étude administratif, extrêmement complexe, elle parvient par exemple à décrire, sans que la chose soit attendue, les très subtils rapports de force entre les instances dirigeantes. On comprend dès lors comment cette liste civile, qui permettait à Napoléon III d’avoir à sa disposition plus de trente-quatre millions de francs par an (à titre de comparaison, La naissance de Vénus de Cabanel est acheté 15 000 francs12), était un moteur déterminant de la vie artistique sous le Second Empire. Et ce n’est pas tout : en sus de ce versant socio-économique, les développements de Catherine Granger donnent à saisir des problèmes humains. En exploitant par exemple intelligemment les Mémoires de Viel-Castel et les Souvenirs de Chennevières, qu’elle fait par ailleurs résonner avec des archives peu ou jamais utilisées, elle éclaire les rapports entre le comte de Nieuwerkerke et Achille Fould (p. 152). Surtout, cet angle de la liste civile permet de remettre en cause bien des idées reçues sur la classique dichotomie avant-garde/académisme à cette période. Une illustration parmi d’autres : la mise au point de l’auteur sur les politiques de défense ou de rejet du réalisme qui tempère et clarifie la discussion entre Albert Boime et Patricia Mainardi13. La seconde désavouait le premier qui avait avancé l’idée que l’Empire avait voulu imposer le genre réaliste dans la peinture. Catherine Granger expose le système de promotion de Jules Breton, de Jules Hédouin, des frères Leuleux, sans pour autant conclure à la neutralisation d’un réalisme « de gauche » par ce réalisme modéré. Aussi voit-on comment une politique d’acquisition officielle, tout autant que le jeu des influences iconographiques ou que les foyers géographiques (Fontainebleau, la côte normande...), joue un rôle décisif dans le développement de certaines « vies des formes ». L’impressionnante étude de Catherine Granger démontre que certaines mouvances dites d’avant-garde ont puisé leur légitimité et pris leur essor en partie grâce à la politique de la liste civile de l’Empire. Le foyer géographique et esthétique de Barbizon, par exemple, se trouva encouragé par

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elle. Enfin, l’auteur, en partant de Napoléon III, ouvre la voie à de très intéressantes recherches en histoire du goût. Elle souligne ainsi en conclusion l’indifférence relative de l’Empereur face au tableau auquel l’a inextricablement lié la postérité (La naissance de Vénus de Cabanel), ses doutes personnels quant à ses propres inclinations, et celles qu’il avait pour les paysages et les scènes de genre (p. 448-449)... Autant d’excellentes questions, qui surgissent ici avec force, et l’auteur montre ainsi que ces publications mériteraient une attention plus soutenue et une approche plus originale que les discours convenus.

NOTES

1. La Forêt de Fontainebleau, un atelier grandeur nature, Chantal Georgel éd. (cat. expo., Paris, Musée d’Orsay, 2007), Paris, 2007. 2. Neil McWilliam, Dreams of Happiness. Social Art and the French Left (1830-1850), Princeton, 1993 ; trad. fr. : Rêves de bonheur. L’art social et la gauche française (1830-1850), Dijon, 2007. 3. Stephen Bann, Paul Delaroche, Princeton, 1997. 4. Voir, pour le début du siècle, les très riches contributions de Marie-Claude Chaudonneret, dont : L’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (1815-1833), Paris, 1999 ; « Le ‘romantisme’ au Salon. Définition par la critique contemporaine (1822-1827) », dans Sébastien Allard éd., Paris 1820. L’affirmation de la génération romantique, Zurich, 2005, p. 131-151. 5. Tel était le vœu de Denis Diderot, formulé dans son Salon de 1763, et qui sert d’exergue à l’ouvrage de D. Lobstein (p. 8). 6. C’est d’ailleurs l’occasion de noter que, malgré le relatif prestige et les ressources supposées de la maison où parut ce livre, l’édition elle-même confine au ridicule. Comment concevoir qu’un tel travail pâtisse de plusieurs inversions d’images (La Liberté guidant le peuple et L’après-dînée à Ornans !) et d’un corps de texte changeant ? 7. En l’occurrence la ville de Lyon. En l’espèce, il y avait là un modèle assumé par la commissaire : la ville de Marseille et l’exposition qui lui fut consacrée, Marseille au XIXe siècle. Rêves et triomphes, Marie-Paule Vial éd., (cat. expo., Marseille, Musées de Marseille, 1991-1992), Paris, 1991. 8. Et c’est ainsi que, dès le début du catalogue, de façon un peu pesante, les propos de Patrice Béghain, qui se demande s’il est temps d’« oublier Baudelaire » (l’auteur des Fleurs du Mal avait en effet signé à plusieurs reprises des pages virulentes – et très drôles – contre l’école lyonnaise et ses déclinaisons. Voir Bernard Plessy, Baudelaire et Lyon, histoire d’une obsession, Paris, 2004), se félicite que l’École des beaux-arts de Lyon « plus que dans tout autre ville de France […] a été, au travers de son histoire mouvementée, un foyer et un repère, qui a permis aux artistes lyonnais de s’inscrire à chaque étape décisive dans les évolutions artistiques, d’être en permanence jusqu’à l’époque contemporaine dans la modernité » (p. 7). On a ainsi l’impression que, face à la notion d’école piégeuse, le recours à l’idée de foyer, cautionne la rengaine d’une qualité autonome (Lyon et ses originalités) doublée d’une adaptation réussie à la « modernité », sans que celle-ci soit définie. 9. Nous renvoyons à la bibliographie du catalogue mais tenons à citer particulièrement les deux chantiers de toute première importance menés par Marie-Claude Chaudonneret : Fleury Richard et

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Pierre Révoil : la peinture troubadour, Paris, 1980 et, sous sa direction, Paul Chenavard 1807-1895 : le peintre et le prophète, (cat. expo., Lyon, Musée des beaux-arts, 2000), Lyon, 2000. 10. C. Chevillot explique : « La formation, la transmission des idées, sont donc loin de présenter un continuum et de pouvoir générer une cohérence esthétique : la réalité met en évidence de nombreuses ruptures qui montrent que l’ensemble de ces artistes ne peut être considéré comme une communauté homogène. [...] En revanche, on mesure bien à quel point les relations de personnes passent par les ‘réseaux’ lyonnais », dans Le temps de la peinture, 2007, p. 146. 11. Cet ouvrage « grand public » n’est cependant pas sans défaut. Il se présente comme « une histoire sociale du monde de l’art » (p. 11). Il serait absurde de lui reprocher de ne pas creuser plus avant certains des aspects abordés, tant l’entreprise d’Anne Martin-Fugier est vaste. Il apparaît en revanche que l’exploitation revendiquée de correspondances, mémoires, presse, catalogue, romans, censée aboutir à quelque découverte ou innovation, ne répond pas vraiment à cette attente naturelle. Nulle trace de fonds d’archives ici, et les sources primaires telles que journaux intimes ou titres de presse sont déjà très connus, parfois très étudiés. Enfin, quelle que soit la grande qualité de certaines fictions contemporaines comme celles d’Adrien Goetz, on reste stupéfait de voir que son roman La dormeuse de Naples serve, sans précision d’aucune sorte, de source quant à la problématique du modèle ! Dans le même temps, on ne trouvera rien du livre de Susan Waller, The Invention of the Model Artists and Models in Paris, 1830-1870 (Burlington, 2006), pourtant incontournable. Il faut ainsi faire le deuil de tout état de la recherche – il n’y a même pas de bibliographie – et, a fortiori, de toute perspective d’étude. On ne compte pas un mot sur nos connaissances lacunaires de la nature et des pratiques du « grand public » de l’art au XIXe siècle et encore moins sur les propositions pour les combler. 12. Le prix de cette œuvre de Cabanel est extrêmement élevé en comparaison du prix moyen des productions du Salon. On pourrait ainsi imaginer voir Napoléon III acheter chaque année, avec le budget de la liste civile, l’ensemble des pièces exposées au Salon. 13. Albert Boime, Exigences de réalisme dans la peinture française entre 1830 et 1870, (cat. expo., Chartres, Musée des beaux-arts, 1983-1984), Chartres, 1983, p. 100-101, et Patricia Mainardi, Art and politics of the Second Empire, New Haven/Londres, 1989.

INDEX

Index géographique : France Keywords : salon, école lyonnaise, politique d'acquisition, historiographie, vie artistique, réseau, école de peinture, style, attribution, connoisseurship Index chronologique : 1800

AUTEURS

THOMAS SCHLESSER

CEHTA

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Nationalisme et « culture visuelle »

Bertrand Tillier

RÉFÉRENCE

Hollis Clayson, Paris in Despair. Art and Everyday Life under Siege (1870-1871), Chicago/ Londres, The University of Chicago Press, 2002. 458 p., 181 fig. en n. et b. et 36 en coul. ISBN : 0-226-10951-8 ; $ 55. June Hargrove, Neil McWilliam éd., Nationalism and French Visual Culture, 1870-1914, Washington, National Gallery of Art–New Haven/Londres, Yale University Press, 2005. 336 p., 150 fig. n. et b. et 54 en coul. ISBN : 0-300-10755-2 ; $ 65. Neil McWilliam, Monumental Intolerance. Jean Baffier, a Nationalist Sculptor in Fin-de-Siècle France, Philadelphie, The Pennsylvania State University Press, 2000. 326 p., fig. en n. et b. ISBN : 0-271-01965-4 ; $ 70. Richard Thomson, The Troubled Republic: Visual Culture and Social Debate in France, 1889-1900, New Haven/Londres, Yale University Press, 2004. 255 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 0-300-10456-0 ; $ 60.

1 Depuis quelques années, des historiens d’art anglo-saxons ont institué en champ d’étude les rapports entre le nationalisme et l’art français du second XIXe siècle, principalement durant les années 1870-1914 – un domaine, si l’on excepte (entre autres) les travaux de François Robichon1, que l’historiographie française avait négligé, sinon méprisé. Ces publications récentes ont l’ambition commune de réviser les stéréotypes de la France « fin-de-siècle », dite de la Belle Époque, ponctuée par les Expositions universelles organisées à Paris en 1889 et 1900 – les bornes chronologiques précisément choisies par Thomson. Cette période est aussi celle d’une Troisième République naissante, malmenée par des crises profondes souvent liées à la montée d’un nationalisme antirépublicain enraciné dans les vieux fonds du monarchisme et du bonapartisme, comme dans la défaite de 1870 qui fut le terreau du boulangisme et de l’affaire Dreyfus, en même temps que le catalyseur de leurs passions haineuses (xénophobie, antisémitisme, esprit revanchard…). L’un des mérites de l’ouvrage de H. Clayson est d’étudier, à partir du Siège de Paris et de ses représentations immédiates

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ou légèrement différées, les fondements d’une imagerie vouée à compenser des traumatismes et à commémorer les désastres de l’Année terrible (1870-1871), puis appelée à nourrir longuement les imaginaires nationalistes.

2 Ce champ chronologique est aussi celui d’une formidable inflation des images qui jouèrent un rôle capital dans les polémiques et les opérations de propagande, dont tous ces travaux rendent compte – en particulier Clayson qui croise caricatures volantes et gravures de journaux, peintures et sculptures, productions intimes et objets publiés (p. 254-255) – et traitent, au risque de l’hétérogénéité, dans un même régime de contemporanéité. Mais il s’agit aussi de dépasser la fonction utilitaire de l’image de combat, engagée dans un camp ou dans l’autre, car le nationalisme résonne sous des formes diverses et jusque dans des œuvres inattendues. Pour ce faire, R. Thomson constitue en corpus homogènes l’art des avant-gardes (Degas, Seurat, Rodin, Pissarro, Vallotton…) attaché à l’élite des cercles artistiques ou littéraires et l’art destiné au plus grand public (monuments sculptés, décorations d’édifices, œuvres du Salon, affiches, caricatures, photographies, illustrations scolaires…) voué à rencontrer les classes populaires comme la bourgeoisie. L’enjeu de ces travaux est donc de définir une « culture visuelle » du nationalisme – une sorte d’envers politique, social et culturel des valeurs républicaines contemporaines inventoriées par Les lieux de mémoire de Pierre Nora2 –, dont l’approche se nourrit de l’histoire des mentalités et des représentations, mais aussi de l’histoire culturelle telle que Roger Chartier a pu la proposer en défendant l’idée que les représentations du monde appartenaient pleinement à la réalité sociale3. Le volume collectif dirigé par J. Hargrove et N. McWilliam se place clairement dans cette perspective d’un décloisonnement des représentations – la figure de la Bretonne, de Gauguin à Dagnan-Bouveret et jusqu’aux aventures illustrées de Bécassine, est un modèle du genre (Michael Orwicz, p. 17-36) –, en entrelaçant les lectures d’objets apparemment aussi disparates que les monuments aux morts (J. Hargrove, p. 55-82) et la peinture de la Guerre de 70 (F. Robichon, p. 83-100), les décorations murales de Puvis de Chavannes (J. L. Shaw, p. 153-172), les vitraux des églises de Bretagne (R. Jonas, p. 195-208), le régionalisme occitan ou lorrain (R. Thomson, p. 209-224) ou la réception de l’exposition des primitifs français organisée au Louvre en 1904 (L. Morowitz, p. 225-242). Cette pratique de l’histoire de l’art où les objets majeurs et les productions mineures sont confondus (high and low) et donnés pour équivalents autorise les analyses à prendre pleinement en compte les sujets comme signifiants – que l’histoire formaliste de la modernité a souvent mésestimés –, non pour y voir les illustrations fonctionnelles d’une histoire des idées ou d’une chronique des faits, mais pour y lire des agents intrinsèquement actifs dans les sphères politique, idéologique ou sociale (et, pour l’essai de H. Clayson, jusque dans les différences sexuelles). Ajoutons que ces livres à l’édition soignée voire luxueuse sont accompagnés d’une importante iconographie, permettant au lecteur d’examiner les œuvres étudiées, parfois méconnues, souvent difficiles d’accès, et ainsi disponibles au fil des démonstrations.

3 Selon des voies parallèles et complémentaires, ces ouvrages reviennent à la fameuse question posée par Renan, lors d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1882 – « Qu’est-ce qu’une nation ? » – et se placent en regard des réflexions plus récentes d’Ernest Gellner et d’Eric J. Hobsbawn4. Le nationalisme politique des années 1870-1914 visait à agréger une communauté rivale de la République, en promouvant un passé, des valeurs et des traditions, souvent inventés et fantasmés, selon une pédagogie où

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l’imagerie occupa une fonction déterminante. L’interrogation de Renan vaut surtout parce qu’elle intervint dans un contexte où la nation était reconnue à la fois par la République patriote et par les opposants nationalistes. Quels sont les valeurs et les héritages revendiqués par le nationalisme ? Comment se transmettent-ils et quel rôle les artistes jouent-ils dans ce processus ? Comment les imaginaires se forgent-ils et quels sont leurs modes de diffusion ? Quels débats idéologiques et théoriques ont-ils suscité ? Le dessein de ces études est de mettre au jour, au-delà de la variété des objets d’étude choisis, des pratiques récurrentes voire constantes dans les cercles artistiques affiliés aux mouvances nationalistes, consistant non seulement à contester, détourner et récupérer, mais aussi à revendiquer, transfigurer et mythifier.

4 La contestation est une dynamique fondamentale du nationalisme, qui cherche ainsi à s’opposer aux idéaux et aux institutions d’une Troisième République accusée de précipiter la France dans la décadence morale et artistique. La monographie originale que N. McWilliam a consacrée au sculpteur Jean Baffier (1851-1920) est très éclairante à cet égard. L’étude s’ouvre sur un épisode fondateur : en 1886, l’artiste animé d’un farouche antirépublicanisme tenta d’assassiner un député ; un acte dont il fut jugé irresponsable et qui lui servit à établir sa geste glorieuse, héroïque et fanatique, sur laquelle repose en grande partie son œuvre empreint d’une vive nostalgie pour une France rurale, figée dans l’intemporalité et le rejet du progrès assimilé à la République. N. McWilliam montre d’ailleurs les limites de ce refus de la modernisation contemporaine du pays, permettant à Baffier de concilier ses multiples activités entre Paris et la province, grâce à ses incessants voyages en chemin de fer. Ce sens de la contestation a aussi nourri les Zutistes, Hydropathes, Fumistes, Hirsutes et autres Incohérents affiliés à la sociabilité festive et cabaretière du Montmartre des décennies 1870-1880, dont Jorgelina Orfila reprend la généalogie (HARGROVE, MCWILLIAM, p. 173-194). Là où les historiens d’art n’ont souvent vu que les prémices ludiques des avant-gardes du XXe siècle, elle démontre que ces groupes littéraires et artistiques ont fait de la blague un mode de critique politique apparenté au discours de la droite antirépublicaine, leur permettant de dénier toute compétence ou légitimité au système républicain des beaux-arts, accusé de ne pas pouvoir résister à ce que le caricaturiste antisémite Adolphe Willette appelle « l’invasion de l’esprit étranger ». La contestation est aussi perceptible dans la peinture militaire de la Guerre de 1870, en ce que les artistes nient la défaite à laquelle ils substituent, comme l’explique F. Robichon, des pages lyriques aux ambitions variables selon les générations successives : transcrire l’événement (chez Deneuville ou Detaille), cristalliser une mémoire héroïque (chez Morot ou Jeanniot) ou appeler au réveil patriotique des consciences (chez Delahaye ou Robiquet : HARGROVE, MCWILLIAM, P. 83-100).

5 Ces opérations de contestation empruntent souvent à la captation, à la récupération et au détournement. Baffier cherche ainsi à inscrire son réalisme brutal et son message politique violent dans l’espace public, afin de contrer la décadence de l’art français. Pour y parvenir, il participe aux concours officiels qu’organisent les autorités républicaines, et dont les sujets sont d’une grande ambiguïté : c’est en ce sens qu’il faut lire son Monument à Marat (1883), fausse intrusion dans le panthéon républicain et hommage à une figure très discutée de la Révolution française réduite à sa Terreur. Son « homme-taureau », un guerrier gaulois puissamment planté dans la terre, à côté d’un soc de charrue, qui fut le Monument aux enfants du Cher morts en 1870 (Bourges, 1896-1907), procède de la commémoration patronnée par le Souvenir français, tout en

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récupérant le culte des morts au profit d’un nationalisme revanchard fondé sur la défense de la terre et du terroir confondus. Marc Gotlieb a étudié les manifestations commémoratives organisées autour de la mort du peintre Henri Regnault tué à Buzenval en 1871 et la manière dont le culte, les formes monumentales et les discours officiels, d’abord républicains dans le cercle de l’École des beaux-arts, furent ensuite investis par Paul Déroulède qui, à travers l’héroïsme et le sacrifice de soi, en fit une figure du nationalisme (HARGROVE, MCWILLIAM, p. 101-128). Ces translations interviennent dans un mouvement plus vaste, dont J. Hargrove a pointé les enjeux profonds, depuis l’observation des monuments commémoratifs de la guerre franco-prussienne qui passent d’un nationalisme sentimental et romantique à un nationalisme idéologique de masse, beaucoup plus dur (HARGROVE, MCWILLIAM, p. 55-82). Les opérations de récupération ne relèvent pas exclusivement de l’action volontaire des artistes, mais procèdent aussi de la réception des œuvres. Dans cette perspective, Shaw a mené une étude de la réception ambivalente des décorations murales de Puvis de Chavannes – celles des grands édifices républicains, tels le Musée de Picardie, le Musée des beaux- arts de Lyon ou la Sorbonne –, qui lui valurent d’être consacré comme le peintre de la « francité ». Par ses sujets, comme par ses formes mêlant réalisme et idéalisme, l’œuvre de Puvis suscita en effet des lectures contradictoires : Zola y trouvait les valeurs de raison et de démocratie prônées par la République, tandis que Maurras y percevait l’éclat des notions de race, de sang et de mémoire attachées à la latinité revendiquée par la droite nationaliste (HARGROVE, MCWILLIAM, p. 153-172). En ce sens, N. McWilliam a également exploré les liens de l’Action française avec l’esthétique classique de Maurras, Mithouard ou Dimier, qui défendirent les valeurs latines de clarté, d’ordre et d’intelligence opposées au vague, à l’individualisme et au romantisme propres à la barbarie anglo-saxonne et germanique, en s’arrogeant la peinture française du XVe siècle – en particulier à l’occasion de l’exposition des primitifs français organisée au Louvre en 1904 – ou l’esthétique de Poussin (HARGROVE, MCWILLIAM, p. 269-292).

6 En récupérant la tradition artistique à ses fins idéologiques, le nationalisme entend revendiquer des racines visant à forger et légitimer une identité nationale. Au-delà du classicisme et du Moyen Âge, Baffier remonte ainsi à la Gaule et jusqu’aux Celtes. L’étude de N. McWilliam apporte de ce point de vue une série d’éclairages saisissants sur le parcours artistique, politique et idéologique de ce statuaire d’extraction paysanne et de formation autodidacte. Revendiquant le statut d’ouvrier-sculpteur et d’imagier, fortement attaché à son terroir, il fut aussi un folkloriste berrichon et un chantre de la culture druidique, doublé d’un nationaliste virulent, réactionnaire et antidreyfusard, fidèle lecteur de Drumont, Barrès ou Maurras, comme des théoriciens catholiques, occidentalistes et antisémites (Mithouard, Dimier, Méry, Soury…). N. McWilliam montre comment Baffier, dont l’inspiration repose sur la vitalité des traditions rurales, fut essentiellement une personnalité de la vie parisienne – il est proche de Rodin et Rochefort, membre des sociabilités parisiennes d’artistes provincialistes… –, dont l’œuvre et les actions étaient destinées à un public principalement citadin. Le Berry et le Nivernais lui servaient de réservoir de figures, d’images et de légendes à destination d’admirateurs « déracinés » au profil très barrésien. Dans les contes et traditions prétendument collectés et relayés grâce à sa revue Le Réveil de la Gaule, de même que dans ses sculptures comme la monumentale cheminée intitulée Pour la tradition celtique (1898), Baffier fut l’inventeur d’une culture des origines qui devait aider à renouer avec l’authenticité d’une nation immémoriale que menaçait d’étouffer la décadence politique et morale de la France républicaine.

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C’est pour contrer la décrépitude ambiante de l’art et du goût français, que Baffier chercha à diffuser son œuvre dans des monuments publics et des objets décoratifs, en multipliant les figures de héros virils, de martyrs stoïques (Marat, Servet…) et de paysans colossaux, d’une facture réaliste très expressive aux formes frustes qu’il prétendait avoir directement héritée des tailleurs de pierre des cathédrales gothiques. Par le relais des « petites patries »5, l’art participe aussi des mythifications et mystifications nationalistes, même si toutes les formes du régionalisme ne sont pas enrôlées, ainsi que l’a montré R. Thomson dans son étude comparative de Nancy et Toulouse dans les années 1890, alors que ces villes sont promues pour l’une par le nationaliste Barrès et pour l’autre par le socialiste Jaurès. L’auteur distingue ainsi le lotharingisme des Nancéiens Émile Gallé ou Émile Friant et l’occitanisme des méridionaux André Rixens ou Jean-Paul Laurens, qui cherchèrent à défendre des identités historiques et des traditions culturelles régionales, mais avec des desseins différents : pour Rixens et Friant, le régionalisme s’affiliait au nationalisme, tandis que pour Laurens et Gallé, le régionalisme ne valait que s’il servait à consolider la République (p. 183).

7 Dans la plupart de ces publications, l’œuvre et son auteur sont les acteurs volontaires du nationalisme ou les sujets de son discours théorique et critique – qu’ils cherchent ou non à s’y soustraire. Reste l’œuvre d’art comme symptôme ou comme chambre noire du nationalisme, où se dessine le profil de l’artiste comme récepteur d’un discours et d’une idéologie qu’il relaie ou réprouve. La démonstration que mène R. Thomson dans The Troubled Republic... est de cet ordre. À travers quelques questions politiques et sociales majeures de la fin du XIXe siècle – la peur hygiéniste de la décadence des corps, l’imaginaire des foules, le débat religieux et l’idéologie de la Revanche – liées à la régénération physique et morale, intime et collective, que se disputèrent la République progressiste et ses adversaires nationalistes, réactionnaires et catholiques, l’auteur examine ce que les œuvres apportèrent aux polémiques et les imaginaires qu’elles fécondèrent. Les pages les plus audacieuses sont sans conteste celles où l’auteur relit les œuvres à sujet sexuel de Degas, Rodin, Toulouse-Lautrec ou Bonnard, d’apparence triviale voire obscène, où les artistes cultivent une fascination ambiguë pour la décadence du corps féminin, par laquelle ils s’opposent à la peinture de l’hygiène corporelle et de la virilité militaire, tout en louant la vitalité d’une sexualité crue qui permette de conjurer la peur d’une désagrégation des corps individuels et du corps de la nation (p. 59-70). Cette « archéologie érotique d’une période historique », revendiquée par Thomson, est une belle façon d’oblitérer une historiographie de l’art nationaliste généralement réduit à son exclusive fonction propagandiste.

NOTES

1. François Robichon, L’armée française vue par les peintres, 1870-1914, Paris, 1998 ; id., La peinture militaire française de 1871 à 1914, Paris, 1998. 2. Pierre Nora éd., Les Lieux de mémoire, 7 vol., Paris, 1984-1992.

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3. Roger Chartier, « Le monde comme représentation » (1989), repris dans son volume Au bord de la falaise, L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, 1998, p. 67-86. 4. Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Ithaca (NY), 1983 (trad. fr. : Nations et nationalisme, Paris, 1989) ; Eric J. Hobsbawn, Nations and Nationalism since 1870: Programme, Myth, Reality, Cambridge, 1990 (trad. fr. : Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, Paris, 1992). 5. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Paris, 1996.

INDEX

Keywords : nationalism, French art, propaganda, visual culture, politics art Mots-clés : nationalisme, art français, propagande, culture visuelle, art politique, arts visuels, sculpture Index géographique : France, Europe Index chronologique : 1800

AUTEURS

BERTRAND TILLIER

Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne fr

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Choix de publications

Perspective

1 – Antonio Mancini: Nineteenth Century Italian Master, Ulrich W. Hiesinger éd., (cat. expo., Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2007-2008), New Haven/Londres, Yale University Press, 2007.

Premier ouvrage en anglais consacré à cet artiste napolitain (1852-1830), ce volume accompagne l’exposition par laquelle le Philadelphia Museum of Art a voulu mettre en valeur les quinze œuvres de Mancini léguées par Vince Jordan, dont l’extraordinaire Saltimbanque (1878). Elles étaient entourées, pour l’occasion, des toiles les plus importantes des musées italiens, hollandais, français et anglais. Une opération intelligente et toute en finesse de politique muséale qui réintègre magistralement Mancini dans le panthéon des grands artistes du XIXe siècle [M. Lanfranconi].

2 – Isabelle BARBEDOR, Rennes, mémoire et continuité d’une ville. Inventaire général, (Cahier du patrimoine, 69), Paris, Monum, Éditions du patrimoine, 2004.

Cet ouvrage retrace l’évolution urbaine de Rennes, à travers le lotissement, l’une des principales formes d’extension de la ville. Le déclassement de l’enceinte au début du XVIIe siècle permet la rénovation des faubourgs. Aux manoirs succèdent les résidences de villégiature des bourgeois. Un nouvel équipement urbain stimule peu à peu la densification du centre et la création de pôles périphériques, l’architecture hospitalière et scolaire illustrant la concurrence entre initiatives publiques et religieuses aux XIXe et XXe siècles. Puis, à partir de 1941, l’urbanisme s’impose pour maîtriser la question du logement [I. Balsamo].

3 – Claire BARBILLON et Gennaro TOSCANO éd., Venise en France. Du romantisme au symbolisme, (actes des journées d’études « Paris-Venise », Paris, École du Louvre/Venise, Istituto

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Veneto di Scienze, Lettere ed Arti), Paris, École du Louvre, 2006.

Un recueil d’études sur les échos dans le XIXe siècle français de la beauté et des grandeurs passées de Venise, dans les domaines de la peinture (Robert, Joyant, Delaunay, Henner, Moreau, Hébert, Ziem), de la sculpture (Canova, Rodin, Fremiet, Bartholdi), de la photographie (E. Piot), mais aussi de l’histoire, des lettres (Gautier, Sand, Musset) et de la musique (Wagner, Liszt, Gounod, Fauré). Quinze contributions, très illustrées en noir et couleurs. Index [J.-M. Nectoux].

4 – Biedermeier. De l’artisanat au design. Vienne et Prague, 1815-1830, Hans Ottomeyer, Klaus Albrecht Schröder, Laurie Winters éd., (cat. expo., Paris, musée du Louvre, 2007), Musée du Louvre Éditions, 2007.

Cette exposition du musée du Louvre est une version réduite de celle qui s’est tenue successivement à Milwaukee (The Milwaukee Art Museum), Vienne (Albertina), puis Berlin (Deutsches Historisches Museum), sous le titre Biedermeier: The Invention of Simplicity [A. Dion].

5 – Gilles BIENVENU, Géraldine TEXIER-RIDEAU, Autour de la ville de Napoléon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

Actes du colloque tenu à La Roche-sur-Yon en 2004, à l’occasion du bicentenaire de la planification de la ville par Napoléon. S’y trouvent rassemblées de nombreuses études éclairant l’histoire de l’urbanisme du début du XIXe siècle, tant en France qu’à l’étranger, principalement à travers des études de cas [A. Thomine].

6 – Gilles BONNET éd., Champfleury écrivain chercheur, Paris, Honoré Champion, 2006.

Cet ouvrage rassemble les actes du premier colloque entièrement consacré à celui qui fut, entre autres choses, un découvreur de ces arts tenus pour « mineurs » : les faïences patriotiques de la Révolution, l’imagerie populaire et la caricature [B. Vouilloux].

7 – Stefan BORCHARDT, Heldendarsteller: Gustave Courbet, Edouard Manet und die Legende vom modernen Künst-ler, Berlin, Dietrich Reimer Verlag, 2007 [R. Esner].

8 – Swati CHATTHOPADHYAY, Respresenting Calcutta: Modernity, Nationalism, and the Colonial Uncanny, Londres/New York, Routledge, 2006.

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Situé dans le contexte théorique plus large de la représentation et des transformations culturelles, le livre de Chatthophadhyay propose d’étudier les espaces publics et privés de Calcutta à l’époque coloniale. L’auteur conteste la notion de structure double associée fréquemment aux villes coloniales, proposant cette étude de cas comme exemple qui illustre les frontières poreuses entre villes « noire » et « blanche ». Elle retrace la constitution d’une image de Calcutta dans les discours colonialistes et nationalistes, à travers rapports officiels, littérature, peintures et dessins. Son analyse des plans de ville et de l’architecture (en particulier l’architecture résidentielle) souligne l’importance des édifices comme sources primaires pour comprendre des questions politiques, sociales et culturelles [Z. Celik].

9 – Marguerite DE SAINT-MARCEAUX, Journal (1894-1926), Myriam Chimènes éd., Paris, Fayard, 2007.

Édition annotée par une équipe d’historiens de l’art et de musicologues du journal tenu par Marguerite Jourdain, épouse du peintre Eugène Baugnies, puis du sculpteur René de Saint-Marceaux, qui recevait dans son salon écrivains, peintres, sculpteurs, et plus encore compositeurs et interprètes parmi les plus marquants de la fin du XIXe siècle ; Proust en fit l’un des modèles de Mme Verdurin, la princesse de Polignac, Colette, Ravel, Fauré, Messager, d’Indy, furent parmi ses « fidèles ». Ce journal constitue aussi un témoignage sur la vie sociale des milieux de la bourgeoisie « artiste » de la plaine Monceau avant 1914. Ses commentaires sur les premières de Pelléas ou des Ballets russes sont parmi les plus pertinents. Important index [J.-M. Nectoux].

10 – Petra ten-Doesschate CHU, The Most Arrogant Man in France: Gustave Courbet and the Nineteenth-Century Media Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007 [R. Esner].

11 – Damien COLAS, Florence GÉTREAU, Malou HAINE éd., Musique, esthétique et société au XIXe siècle, Wavre, Mardaga, 2007.

Recueil d’articles originaux en hommage au musicologue du CNRS, Joël-Marie Fauquet, qui travailla notamment sur Franck, Castillon, Lalo, les sociétés de musique de chambre et le XIXe français en général. Sont abordés notamment, la place du musicien dans la représentation des réunions d’artistes dans l’atelier au XIXe siècle, l’Opéra de Paris sous la Commune, le violoniste Baillot dans les fonds de la BnF, l’exotisme musical, les 5 Lieder de Lalo, l’exécution de la Création de Haydn, à Paris en 1800, l’accueil de Carmen en 1883 à Paris, le pianiste Henri Herz et la facture de pianos au XIXe siècle parisien, le Journal du baron Taylor, l’éditeur de musique Georges Hartmann… [J.-M. Nectoux].

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12 – Patrick DAUM, Francis RIBEMONT éd., La photographie pictorialiste en Europe 1888-1918, Paris, Le Point du Jour/Musée des beaux-arts de Rennes, 2005.

Le catalogue de l’exposition qui s’est tenue à Rennes et à Saint Louis (Missouri) est la première approche européenne du premier grand courant artistique de la photographie. Le pictorialisme est ici analysé à partir de recherches neuves qui parviennent à décrire – notamment par l’étude des situations italienne, espagnole, russe ou polonaise qui restaient méconnue – une Europe de la photographie « 1900 » qui a été balayée par le succès historique des avant-gardes américaines, et principalement de la Photo-Sécession, une photographie européenne qui réapparaît ici dans sa diversité et sa richesse [M. Poivert].

13 – « Decorative Arts and Sculpture », dans The Burlington Magazine, vol. CXLIX, n°1251, juin 2007.

Numéro spécial consacré aux arts décoratifs et à la sculpture, avec des sujets très nouveaux, comme les chinoiseries de Buckingham Palace au XIXe siècle par C. Maxwell, l’orfèvre et joaillier Charles Duron par O. Gabet, et enfin les relations de Joseph Duveen avec les décorateurs par N. Penny et K. Serres [A. Dion].

14 – Rachael DELUE, George Inness and the Science of Landscape, Chicago, University of Chicago Press, 2005.

Une enquête fascinante sur la possibilité de représenter “l’invisibilité” de la nature, vue ici à travers l’objectif du plus grand paysagiste américain du XIXe siècle. Le texte explore les tentatives d’Inness de rendre palpables les effets de la nature, et même de faire jouer, au sein de ses créations, des processus intellectuels subjectifs et subtils dont Delue relève des traces dans les discours scientifiques, philosophiques et religieux de l’Amérique de l’époque. L’ouvrage représente un effort salutaire pour complexifier nos modèles interprétatifs de la peinture de paysage qui demeure, jusqu’à ce jour, prisonnière du modèle de l’historiographie impressionniste moderne [M. Gottlieb].

15 – Entre Cour et jardin. Marie-Caroline, duchesse de Berry, Patrick Guibal éd., (cat. expo., Sceaux, musée de l’Île de France, 2007), Sceaux, musée de l’Île-de-France, conseil général des Hauts-de-Seine, 2007.

Exposition consacrée à la duchesse de Berry, qui, à la Cour, sous la Restauration, exerça le mécénat le plus actif. Les arts décoratifs tiennent une grande part dans cette protection des arts, avec les commandes de la princesse tant pour les Tuileries que pour le château de Rosny ; le catalogue évoque également la renaissance des ivoires à Dieppe [A. Dion].

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16 – David GETSY, Body Doubles: Sculpture in Britain, 1877–1905, Yale University Press, 2004.

La sculpture victorienne semble a priori ne guère être un terrain fertile pour entreprendre une investigation sur des questionnements modernes et Modernistes sur la représentation. C’est pourtant précisément le projet de cette exploration rigoureuse, novatrice et remarquablement bien argumentée sur l’esthétique sculpturale britannique de la fin du XIXe siècle. Les études de cas fouillées, particulièrement attentives à la question de l’antinomie entre réel et idéal, débouchent sur une vision essentiellement nouvelle d’un corpus de sculptures fascinant mais oublié – vision dont la cohérence découle ainsi d’une analyse visuelle admirablement rigoureuse et qui fait généralement défaut dans le climat positiviste encore dominant dans la plupart des textes sur la sculpture du XIXe siècle [M. Gottlieb].

17 – David JACKSON, The Russian Vision. The Art of Ilya Repin, Schoten, BAI, 2006.

Pas encore l’indispensable catalogue raisonné que l’on attend sur Ilya Repin, le plus grand artiste de l’âge d’or de la peinture russe (1844-1930), mais déjà une monographie complète en anglais. Bien que l’approche soit systématique, plus con-cerné par l’analyse critique que par les données biographiques, l’ouvrage propose un indispensable appareil philologique, chronologique et iconographique [M. Lafranconi].

18 – Jean Carriès (1855-1894). La matière de l’étrange, Amélie Simier éd., (cat. expo., Paris, Petit Palais, 2007-2008), Paris, Nicolas Chaudun/Paris musées, 2007.

Une somme consacrée à l’une des figures les plus marquantes du symbolisme en France, dans le domaine de la sculpture et des arts céramiques à laquelle aucune étude d’ensemble n’avait été consacrée. Des avancées importantes sont à noter tant sur le plan biographique (étude fouillée des années lyonnaise de l’artiste), que technique (le renouveau de la fonte à la cire perdue, les recherches de Carriès sur les techniques du grès émaillé), la réception de son œuvre ou l’histoire de la Porte de Parsifal, son chef- d’œuvre inachevé. Études suivies d’un important Catalogue sommaires des œuvres de Jean Carriès, illustré en couleurs, dont l’essentiel du fonds est conservé au Petit Palais, rédigé par Amélie Simier et Dominique Morel [J.-M. Nectoux].

19 – Philippe JUNOD, Chemins de traverse. Éssais sur l’histoire des arts, Gollion, Infolio, 2007.

Philippe Junod, à qui l’on doit une étude décisive sur l’esthétique allemande de la seconde moitié du XIXe siècle (Transparence et opacité. Éssai sur les fondements théoriques de l’art moderne, [Lausanne, 1946] Nîmes, Jacqueline Chambon, 2004), a rassemblé ici vingt-

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cinq articles. Enrico Castelnuovo, qui préface l’ouvrage, compare à la démarche de l’écrevisse la méthode d’un auteur soucieux de montrer que c’est « dans la dialectique complexe entre le moment de la production et celui – ou plutôt ceux de la réception [que] se situent les réalités changeantes de l’œuvre d’art » [B. Vouilloux].

20 – La mémoire du Congo : le temps colonial, Jean-Luc Vellut éd., (cat. expo., Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2005), Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale/Gand, Éditions Snoeck, 2005.

Catalogue de l’exposition éponyme tenue au Musée royal de l’Afrique centrale (4 février-9 octobre 2005), ce volume richement illustré comprend une série d’articles examinant la colonisation belge du Congo selon des thèmes divers, y compris l’économie, le gender, la race, la violence, la modernité, la transportation, la musique, les sciences, la cartographie, la flore et faune, l’artisanat… Alors que tous les articles touchent à la politique coloniale et, à un degré plus ou moins important, à l’environnement construit, plusieurs prennent l’architecture pour sujet principal, parmi lesquels une étude sur Stanleyville et deux sur la représentation du Congo lors des Expositions universelles [Z. Celik].

21 – Mary Tompkins LEWIS , Critical Readings in Impressionism and Post-Impressionism. An Anthology, Berkeley, University of California Press, 2007.

Anthologie excellente d’articles phares et de contributions nouvelles ; un ouvrage incontournable pour tous ceux qui enseignent de façon plus théorique l’histoire de l’art du XIXe siècle et un complément parfaitement adaptée du manuel d’Eisenman, Nineteenth-Century Art. A Critical History [R. Esner].

22 – London. A Life in Maps, Peter Whitfield éd., (cat.expo., Londres, The British Library, 2006-2007), Londres, British Library Publishing Division, 2006.

Catalogue de l’exposition retraçant l’histoire de Londres à partir des collections cartographiques de la British Library, depuis les premières représentations de la ville au Moyen Âge jusqu’aux aménagements de la fin du XXe siècle [A. Thomine].

23 – Louis Napoléon. Premier roi de Hollande (1806-1810), Paul Rem, Georges Sanders éd., (cat. expo., Paris, Institut néerlandais, 2007), Paris, Institut néerlandais/Zutphen, Walburg Pers, 2007.

Il est bienvenu d’avoir une version française du catalogue de l’exposition qui avait

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d’abord eu lieu fin 2006 au palais de Het Loo [voir ici-même, p. 459]. Le catalogue met en lumière l’impulsion, jusque-là peu étudiée, donnée par Louis Napoléon aux arts décoratifs ; malgré la brièveté de son règne, il passe en effet des commandes de meubles, de pendules et d’orfèvrerie, non seulement, à Paris, à Biennais ou Jacob- Desmalter, mais également à des artisans hollandais [A. Dion].

24 – Neil MCWILLIAM, Rêves de bonheur. L’art social et la gauche française (1830-1850), traduit de l’anglais par Françoise Jaouën [Dreams of Happiness: Social Art and the French Left, 1830-1850, Princeton, Princeton University Press, 1993], (Œuvres en sociétés), Dijon, Les Presses du réel, 2007.

Une somme pour s’immerger dans les arcanes du socialisme et du républicanisme en France, au XIXe siècle et découvrir que ce courant – riche en débats et en personnalités – élabore une théorie de « l’art social » dont les répercussions se feront sentir jusqu’au XXe siècle, avec l’utilisation politique de l’art en régime totalitaire [E. Pernoud].

25 – Pierre PINON, Pierre-Adrien Pâris (1745-1819), architecte, et les monuments antiques de Rome et de la Campanie, (Collection de l’École française de Rome, 378), Rome, École française de Rome, 2007.

Issu d’une thèse d’Etat, ce volume traite des « Études d’architecture » de P.-A. Paris, réalisées principalement lors des deux derniers séjours à Rome (1806-1809, 1810-1817). Celles-ci comprennent plus de 300 relevés concernant les monuments antiques de Rome et de la Campanie, une étude particulière sur le Colisée, et un « Examen des édifices antiques de Rome sous le rapport de l’art ». P. Pinon, après une biographie de l’architecte, passe en revue les recherches sur les différents monuments et montre comment, dans cette synthèse critique, Paris analyse l’architecture antique plus en architecte qu’en archéologue, en la soumettant à l’analyse du bon goût [O. Bonfait].

26 – Nolwenn RANNOU, Joseph Bigot (1807-1894), architecte et restaurateur, Rennes, Presses universitaires de Rennes/AMAB, 2006.

Étude issue d’un travail de doctorat retraçant de façon très minutieuse la carrière exemplaire de Joseph Bigot qui, architecte départemental et architecte diocésain, réalisa dans le Finistère de nombreux bâtiments, tant pour des commanditaires publics (école, musée, église, prison, palais de justice) que privés (maison, château, etc.) [A. Thomine].

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27 – René Binet, 1866-1911, un architecte de la Belle Époque, Lydwine Saulnier-Pernuit, Sylvie Ballester-Radet éd., (cat. expo., Orangerie des musées de Sens, 2005), Sens, Musées de Sens, 2005.

Catalogue de l’exposition consacrée à l’architecte sénonais René Binet, dont les principales réalisations, dans une carrière singulièrement raccourcie par la maladie, furent les magasins du Printemps et la Porte monumentale de l’Exposition universelle de 1900. Sa carrière est retracée dans le catalogue suivant des points de vue très variés, qu’il s’agisse de son intérêt pour l’art oriental, abordé par Mercedes Volait, ou de ses recherches décoratives dans un univers fantastique témoignant d’une fascination pour le monde biologique étudiées par Barry Bergdoll [A. Thomine].

28 – Symbols of Power. Napoleon and the Art of the Empire Style, 1800-1815, Odile Nouvel- Kammerer éd, (cat. expo. Saint Louis, Saint Louis Art Museum/Boston, Museum of Fine Arts/Paris, Musée des Arts décoratifs, 2007-2008), New York, Harry N. Abrams, 2007.

Exposition au Saint Louis Art Museum, puis au Museum of Fine Arts de Boston, et enfin en 2008, au musée des Arts décoratifs à Paris, sous le titre L’aigle et le papillon. Symboles des pouvoirs sous Napoléon. Approche iconographique des arts décoratifs sous le Premier Empire [A. Dion].

29 – Carla YANNI, The Architecture of Madness: Insane Asylums in the United States, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2007.

Les études récentes sur les institutions se réclament d’une approche interdisciplinaire, comme en témoigne ce livre de Yanni, pour qui l’hôpital psychiatrique était l’un des bâtiments fondamentaux du XIXe siècle, doté d’une autorité puissante. L’architecture des hôpitaux psychiatriques répondait aux multiples manières dont la maladie mentale était comprise et traitée à l’époque. Yanni explore les normes sociales et médicales qui définissaient la folie, exposant les nombreux débats que suscitaient certains types de comportement qu’on considérait comme symptomatiques de la maladie. Insistant sur l’argument que la folie était une conséquence directe de la civilisation, elle interprète les hôpitaux psychiatriques d’une part comme symbolique d’une société avancée se confrontant à ses maux et, d’autre part, comme représentatif de la corruption induite par le progrès. Ce livre démontre le rôle incontournable joué par l’architecture dans la construction de catégories sociales et culturelles [Z. Celik].

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Ouvrages reçus

1 – Yves GAGNEUX, Reliques et reliquaires à Paris (XIXe-XXe siècles), Paris, Les Éditions du Cerf, 2007.

Reliques et reliquaires (réalisés par Odiot, exécutés d’après Préault ou anonymes) ont connu heures de gloire, vaines batailles et abandons. En partant de la théorie de l’« artistique » élaborée par Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut à partir des réflexions sur la médiation du linguiste Jean Gagnepain, l’auteur propose une lecture et une histoire des reliquaires, au carrefour de l’histoire de l’art, de l’histoire et de l’anthropologie [O. Bonfait].

2 – Mari HVATTUM, Gottfried Semper and the Problem of Historicism, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

À travers trois parties traitant des poétiques de l’architecture (le culte des origines, la doctrine de l’imitation), des esthétiques pratiques (la méthode comparative, vers une méthode de l’invention) et des apories de l’historicisme, l’auteur offre une réinterprétation de l’historicisme, vu à la fois comme une philosophie et un problème architectural. Cet ouvrage fera l’objet d’un compte rendu détaillé dans Perspective [O. Bonfait].

3 – Emmanuel JAQUIN, Archives de l’Agence d’architecture du Louvre et des Tuileries, XIX-XXe siècles, Sous-série 64AJ, Paris, Centre historique des Archives nationales/La Documentation française, 2006.

Cet inventaire détaillé et illustré de l’ensemble des documents émanant de l’Agence d’architecture constituée en décembre 1848 couvre une période allant de 1848 à 1968. Il énumère ainsi tous les documents concernant les travaux menés par Duban, Lefuel, Visconti pour les palais du Louvre et des Tuileries sous le second Empire, des journaux

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de chantiers aux commandes de sculptures (dossier par sculpteurs) ou aux échantillons de papiers peints, mais aussi les travaux d’entretien de l’obélisque de la Concorde ou les aménagements de l’Orangerie et du Jeu de Paume en galeries d’expositions. Un supplément contient le répertoire des versements des archives de l’Agence d’architecture du Louvre au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau avec, par exemple, les archives de l’Établissement public du Grand Louvre [O. Bonfait].

4 – Mikesch W. MUECKE, Gottfried Semper in Zurich: An Intersection of Theory and Practice, Ames (Iowa), Culicidae Architectural Press, 2005.

À partir des diverses réalisations de Semper à Zurich entre 1854 et 1871 (du dessin de la table-cabinet à l’Observatoire du Polytechnicum en passant par la Villa Garbald), Mikesch W. Muecke explore les résonnances entre les écrits et l’œuvre architecturale de Semper et dresse ainsi une nouvelle carte des rapports entre théorie et pratique, et de sa pensée architecturale. Cet ouvrage fera l’objet d’un compte rendu détaillé dans Perspective [O. Bonfait].

5 – Pierre PINON, Louis-Pierre et Victor Baltard, Paris, Centre des monuments nationaux Monum, Éditions du patrimoine, 2005.

Dans cet ouvrage superbement illustré, P. Pinon retrace les parcours de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) et de son fils, le plus connu Victor Baltard (1805-1874), en s’appuyant sur les archives familiales et une documentation photographique inédite. Aucun catalogue des œuvres, mais des chapitres substantiels sur l’architecture des prisons et des palais de justice (notamment celui de Lyon) pour Pierre-Louis, ou sur la restauration des églises à Paris, l’église Saint-Augustin, les Halles et la carrière institutionnel pour Victor. Contrairement à ce qui est indiqué dans le sommaire, il n’y a pas de répertoire des archives à la fin du volume [O. Bonfait].

6 – Gottfried SEMPER, Style. Style in the Technical and Tectonic Arts, or, Practical Aesthetics, (introduction de Harry Francis Mallgrave ; trad. de Harry Francis Mallgrave, Michael Robinson), Los Angeles, Getty Research Institute, 2004.

Première traduction en anglais de l’ouvrage séminal de l’architecte Gottfried Semper (1803-1873), Der Still in den teschnischen und tektonischen Künsten; oder, Praktische Aesthetik: Ein Handbuch für Techniker, Künstler, und Kunstfreunde, 2 vol., 1860-1863), précédée d’une importante introduction de Harry Francis Malgrave. Semper explore dans les arts textiles (vol. I) et dans les autres techniques (céramiques, arts du métal, construction en bois et en pierre ; vol. II) les préconditions symboliques et matérielle du style. Il rejette pour cette notion les schémas déterministes, matérialistes ou idéalistes, et cherche au contraire, par une étude des facteurs internes (liés aux contraintes

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techniques) et externes (le climat, la culture, la volonté de l’artiste), à mettre en œuvre une compréhension génétique des motifs symboliques. Dans son introduction, H. Malgrave retrace la carrière de l’architecte, la genèse de l’ouvrage et définit la méthode et les apports théoriques, pour mieux comprendre pourquoi Semper, face à une pratique de l’architecture contemporaine considérablement bouleversée par les changements sociaux et techniques, laissa le troisième volume consacré à l’architecture à l’état de projet. Ce livre fera l’objet d’un compte rendu détaillé dans Perspective. [O. Bonfait].

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XXe-XXIe siècles

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XXe-XXIe siècles

Débat

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Discours actuels sur l’histoire de l’art du xxe siècle. Écrire en mots et en objets

José Luis Brea, Jean-Marc Poinsot et Martha Rosler

NOTE DE L’ÉDITEUR

Pour l’histoire de l’art des XX e et XXIe siècles, il a semblé important à Perspective de faire le point sur les changements opérés au cours des dernières années, qui ont vu s’amorcer une réécriture de l’histoire de l’art du XX e siècle, notamment avec les nouvelles présentations des grandes collections et les parutions d’importants ouvrages de synthèse. La fin de la prééminence d’une scène artistique dominante a conduit en effet les grands musées à repenser la présentation de leurs collections, soit en se recentrant sur leur environnement le plus proche, soit en élargissant les domaines pris en compte à des formes telles que le graphisme, le design, ou encore à des groupes d’artistes jusque-là négligés − artistes femmes, artistes issus des minorités ou des migrations… Jean-Marc Poinsot dresse d’abord un panorama critique de la question, puis interroge un théoricien et critique d’art, José Luis Brea, et une artiste, Martha Rosler, sur les enjeux de ces discours. La capacité critique des théoriciens de l’art contemporain et des artistes se heurte inévitablement à ce qui peut limiter leur espace de proposition. Ainsi José Luis Brea revendique un espace plus vaste pour la production des « procédés contemporains de production de l’imaginaire » avant leur reprise par des institutions qui lui semblent trop orientées par les contraintes de leur public de masse. De même la Martha Rosler Library, présentée en 2007 dans la Galerie Colbert propose-t- elle un dispositif pour se déprendre de ce que l’on peut attendre de la proposition d’une artiste aujourd’hui. Face aux questions adressées à des historiens d’art, elle explicite comment le travail de l’artiste inclut une anticipation des processus d’assimilation

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inhérents au fonctionnement des institutions artistiques pour que le travail proposé puise sa force réflexive.

1 Alors que les rayons des libraires croulent sous les mises à jour d’histoires de l’art moderne et contemporain obsolètes malgré l’ajout de quelques mots magiques comme « postmoderne », « nouveaux médias » ou « mondialisation », alors que prolifèrent chronologies, albums, glossaires et manuels trop vite faits, l’ouverture de la Tate Modern à Londres (2000), la rénovation du MoMA à New York (2005), et la reconfiguration des collections du Musée national d’art moderne à Paris (2007) ont- elles modifié significativement les conditions de notre appréhension d’un siècle d’art moderne et contemporain ? Retrouve-t-on des évolutions similaires dans les publications de conception récente réalisées par Yve-Alain Bois, Benjamin Buchloh, Hal Foster et Rosalind Krauss ou sous la direction de Daniel Soutif ou encore de Serge Lemoine1 ? Ces institutions, ces objets et leurs présentations ont-ils évolué d’eux- mêmes ou ont-ils subi la pression des débats d’idées, des nouvelles pratiques artistiques et, plus généralement, de l’état du monde ? Je voudrais tenter ici une considération parallèle et comparative de récits en mots et de récits en objets.

L’art moderne et l’art contemporain

2 L’articulation de l’art moderne et contemporain2 n’a pas manqué de faire crise ces dernières décennies avec l’émergence d’institutions strictement dédiées à l’art contemporain collectionneuses ou commanditaires des œuvres, c’est-à-dire risquant de compliquer l’accès des musées d’art moderne aux travaux les plus récents3. Les nouvelles présentations des collections sont autant de réponses à ces interrogations et on ne doit pas perdre de vue qu’elles bénéficient désormais de nouvelles pratiques d’acquisition (par la production et la commande d’œuvres) ou d’extensions institutionnelles qui leur permettent de capter les dynamiques de l’art contemporain à la source comme le MoMA avec PS One, ou la Tate avec l’accueil complaisant du « cheval de Troie » que serait la Wrong Gallery de Mauricio Cattelan et Massimiliano Gioni4.

3 De la même manière, on a vu les publications sur l’art moderne perdre de leur attrait au fur et à mesure que sa valeur d’utopie s’est érodée face à la prise en compte par les ouvrages sur l’art contemporain des problèmes de société du moment, tels l’émergence des nouvelles technologies, la mondialisation et la place faite aux minorités ethniques, religieuses et sexuelles.

4 Au-delà du refus de se dessaisir de l’extension vivante de la création que manifestent auteurs et institutions émergent des compréhensions des œuvres dans le temps fort différentes entre, par exemple, le refus de toute rupture de Serge Lemoine et l’amputation de la période antérieure à 1939 dans l’histoire du xx e siècle proposée par Daniel Soutif. De même, à la ségrégation radicale entre le moderne et le contemporain opérée dans l’architecture du musée et les modalités de présentation au MoMA5 s’opposent les structures rayonnantes de la Tate Modern qui regroupent les œuvres par affinités ou réactions dans les passés ou futurs relatifs autour des quatre centres suivants : Surréalisme, Minimalisme, Abstraction d’après-guerre et enfin Cubisme, Futurisme et Vorticisme.

5 Mais avant de détailler chacune de ces prises de position, il est un point qui mérite d’être souligné. À parcourir L’art moderne et contemporain de Serge Lemoine, on pourrait

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très bien imaginer sa transposition en salles tant les critères de fragmentation du propos en unités considérées comme stylistiquement homogènes, les regroupements d’œuvres avec leurs proximités et leurs différences nous semblent être visualisables au cours de la lecture6. Face à cela, les successions d’œuvres sur les murs au MoMA semblent respecter des séries narratives avec, par exemple, le glissement d’une salle à l’autre entre une suite fauve à laquelle Braque participe et un travail de la figure de Matisse qui annonce une suite équivalente chez Picasso. Ainsi les Demoiselles d’Avignon ne seraient qu’une étape dans l’évolution formelle d’un genre et non plus comme auparavant le dialogue fort, et stimulant jusqu’à la rupture, entre Cézanne et le premier cubisme.

6 Sur un autre mode, certaines salles du Musée national d’art moderne se donnent des objets qui sonnent comme des chapitres de livres : « Autour de Jean Paulhan », « Michel Tapié et l’art informel », « Autour de la Galerie Maeght, les années 1950 », ou encore « L’art et la vie » pour ne citer que quelques intitulés. Ces glissements ne sont pas seulement des effets de langage ou de mise en page ; les conservateurs responsables des accrochages les revendiquent bien comme des discours qui peuvent également mettre en espace des idées, ainsi que le revendiquait déjà Paul Valéry lors de sa contribution à « L’exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne, Paris, 1937 », elle-même objet d’une salle au Centre Pompidou. Ce sont des enjeux équivalents qui se jouent entre le livre et le musée dans l’écriture de l’histoire de l’art, comme ont pu en témoigner les débats sans concession entre les quatre historiens d’art d’October et le MoMA7, dont un épisode fort fut la critique par les premiers du nouvel accrochage dans la revue Artforum.

Le sens du Temps

L’art moderne et contemporain : un art sans rupture

7 « Il existe un ou plus exactement plusieurs styles du xx e siècle. La bataille est terminée, l’art moderne a gagné »8. Serge Lemoine introduit ainsi l’ouvrage réalisé avec une trentaine de collaborateurs dans une préface qui pose sans ambages les principes qui en ont régi la rédaction. La pluralité des « styles » du x x e siècle s’articule de façon explicite autour de l’abstraction et de ses antécédents, qui puisent leurs sources dans le symbolisme pour se poursuivre jusque dans les « environnements sensoriels » et met ainsi en valeur le choix privilégié des « principaux créateurs du siècle – Picasso, Matisse, Léger, Mondrian, Schwit- ters plus que Duchamp, De Chirico, Pollock »9. Il y a donc un courant principal autour duquel s’ordonne la création en peinture, sculpture, photographie, gra- phisme et nouveaux médias. L’univers évoqué par les collaborateurs de l’ouvrage peut excéder les limites fixées dans l’introduction de chacune des cinq périodes (1895-1914, 1915-1944, 1945-1960, 1960-1980, 1980-2000), mais il y a toujours un amarrage au flux principal et la profusion des artistes évoqués s’insère toujours dans des généalogies régulièrement rappelées au lecteur :

8 « Il n’y a pas de commencement à l’art du XX e siècle, tant celui-ci se trouve puiser dans tout le XIX e siècle et dans les voies nouvelles qu’il a contribué à ouvrir. Il n’y a pas de rupture non plus entre l’art ancien et l’art moderne, tant Matisse et Picasso par exemple, les artistes qui vont dominer la première moitié du siècle, se révèlent tributaires de leurs prédécesseurs, et en particulier de Puvis de Chavannes à qui ils resteront fidèles »10.

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9 Ainsi se construit autour d’un « mainstream » une relative unité organique puisque pour qualifier chacune des composantes de l’ouvrage, Serge Lemoine reprend implicitement la métaphore biologique si prisée par les historiens du XIX e siècle en les dénommant successivement : « la transition », « l’établissement », « le développement », « la transformation » et « l’éclatement ». L’être dont nous suivons le cours de la vie est ainsi pris dans le réseau des racines et prolongations tissé à l’intérieur de chacun des quatre- vingt huit articles. Seules ne s’y trouvent pas prises quelques curiosités comme « la figuration art déco »,» la peinture naïve », « l’art totalitaire » ou « la figuration d’après- guerre », qui semblent témoigner « objectivement » de voies sans lendemain.

Ruptures et débats

10 À la différence de Serge Lemoine, qui croit en la force de faits qui s’imposeraient d’eux- mêmes et stigmatise commentaires, interprétations et théories, Yve-Alain Bois, Benjamin Buchloh, Hal Foster et Rosalind Krauss construisent une histoire située. Celle- ci en effet revendique les discontinuités des scènes locales11, plutôt que de les confondre dans un discours unificateur, et n’opère des développements transnationaux que dans des circonstances particulières comme pour l’année 1955 où il est question de Gutai, Michel Tapié et du groupe néoconcret au Brésil. En témoignent les quatre préfaces qui restituent chaque fois une histoire distincte des grandes familles théoriques interprétatives auxquelles ces quatre auteurs ont puisé (« La psychanalyse dans le modernisme et comme méthode », « L’histoire sociale de l’art : modèles et concepts », « Formalisme et structuralisme », « Poststructuralisme et déconstruction »), donnant ainsi une cartographie du champ intellectuel qui a nourri la production artistique comme il s’en est nourri de son côté.

11 Comme le choix des articles, leurs articulations entre eux et l’organisation interne du propos l’explicitent, les faits sont construits et les objets choisis selon un modèle dialectique, avec le souci de restituer les conditions d’inscription dans le débat public des œuvres, des acteurs, des idées (« 1900a Sigmund Freud publie L’interprétation des rêves : à Vienne la montée de l’art expressif de Gustav Klimt, Egon Schiele et Oskar Kokoschka coïncide avec l’émergence de la psychanalyse » ; « 1936 Dans le cadre du New Deal de Franklin D. Roosevelt, Walker Evans, Dorothea Lange et d’autres photographes ont pour commande de documenter l’Amérique rurale sous l’emprise de la grande dépression » ; « 1998 Une exposition de grandes projections vidéos de Bill Viola circule dans plusieurs musées : l’image projetée devient un format envahissant dans l’art contemporain »)12.

12 Plus encore que les responsables des autres ouvrages, ces quatre auteurs, qui n’ont en rien délégué à quelque spécialiste tel ou tel point du XX e siècle13, assument leurs choix jusqu’à inscrire dans l’ouvrage deux discussions à quatre sur les autres récits (narratives) par rapport auxquels ils se positionnent. Les travaux qu’ils ont menés ou qu’ils ont dirigés et dont ils rendent compte ont contribué largement à donner un statut différent dans l’histoire de l’art et dans leur destin public aux œuvres traitées, et cette responsabilité est assumée. Ces prises de position peuvent garder une dimension critique forte, voire polémique comme dans l’article de Buchloh sur Eugen Schönebeck et Georg Baselitz (1963) ou dans celui sur le conceptualisme américain (1968b) à propos de Kosuth. Elles sont toujours interprétatives et ne laissent jamais les œuvres dans un espace indéfini. La question qui se pose est de discerner comment, au-delà des micro- histoires qui se tissent autour de certains médias, autour des débats sur le modernisme,

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autour de la photographie, qui prend une large place, ou de thématiques comme l’impact des mass media, l’histoire des expositions, les questions théoriques, leurs notions et leurs promoteurs, cet ouvrage fait histoire. Il est assez clair que sur une base théorique et méthodologique partagée, chacun admet les discontinuités de ses intérêts, comme de ses critiques, dans le choix des objets, des lieux et des éclairages. S’impose aussi le fait que l’amarrage de l’examen de telle ou telle œuvre à telle date a un caractère de symptôme qui permet d’insérer un récit, d’ouvrir une voie dont on ne retrouvera pas systématiquement la continuation dans une entrée suivante.

Temporalités faibles et présent esthétique

13 En 2000, à Bruxelles, sous l’intitulé Voici, 100 ans d’art contemporain, Thierry de Duve introduisait l’exposition et le livre qui l’accompagnait de la sorte :

14 « Voici prend le pari de rendre l’art du xx e siècle à tous et à chacun, non au moyen d’explications historiques sur la succession des styles mais sur la base d’une conviction partagée par tous les amateurs d’art : l’art moderne et contemporain n’a jamais cessé de nous parler de nous, de nos joies et de nos peines, de nos espoirs et de nos souffrances, de nos valeurs morales et spirituelles, de nos amours et de notre solitude face à la mort »14. Il énonçait de la sorte le credo qui allait lui permettre de construire son exposition sur le scenario en trois postures : « Me voici », « Vous Voici », « Nous Voici », la première personne étant assumée par les œuvres ; il les inscrit ainsi dans une grande contemporanéité générale.

15 Daniel Soutif, critique d’art et philosophe, à qui l’on doit la direction de L’art du xxe siècle, 1939-2002. De l’art moderne à l’art contemporain15, ouvre son propos avec un aphorisme de l’artiste Maurizio Nannucci : « Tout art a été contemporain », ce que Nicholas Serota, directeur de la Tate Gallery, a adapté à sa manière au contexte du musée dans son opuscule intitulé Experience or Interprétation. The Dilemma of Museums of Modern Art16. Commentant deux photo- graphies de salles de musées (la National Gallery à Londres et le Museum of Modern Art de New York) par Thomas Struth, Nicholas Serota opposait deux attitudes distinctes dans la présentation et la lecture des œuvres :

16 « Si à la National Gallery et ailleurs nous avons quelquefois l’impression d’assister à des leçons d’histoire de l’art, ici nous sommes définitivement hors de l’école et en adoration, avec toutes nos facultés mobilisées pour faire l’expérience de l’œuvre elle- même.

17 « En quittant la salle contenant Pollock pour celle contenant Newman, cette absolue concentration de l’attention sur l’œuvre d’un seul artiste nous oblige à développer notre propre lecture de l’œuvre plutôt que de nous appuyer sur une interprétation curatoriale de l’histoire »17.

18 Entre présentation didactique et mise en place des conditions d’une appréciation autonome par chaque visiteur des œuvres qui sont offertes à sa vue, la Tate Gallery dans son accrochage de 2007 a choisi de privilégier un dispositif invalidant une temporalité contraignante, alors que Daniel Soutif, pour ne pas avoir à filer des lignes narratives trop prégnantes et discontinues, a préféré tailler dans le xx e siècle une grande contemporanéité.

19 Quand l’un justifie d’un point de départ permettant de mettre en parallèle les artistes américains et les artistes européens, l’autre choisit de construire ses salles autour de noyaux comme l’abstraction d’après-guerre en Europe et aux USA (Material Gesture), le

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surréalisme (Poetry and Dream), le minimalisme (Idea and Object) et le cubisme, le futurisme, le vorticisme (States of Flux). Le livre de D. Soutif maintient cependant une périodisation générale (« 1945-1964 Les fins de l’art moderne » ; « 1964-1982 L’avènement de l’art ‘contemporain’« ; « 1982- 2002 Mimétismes et mondialisation ») et chaque partie se redécoupe en autant d’unités par médium, comme le graphisme, la photographie, l’architecture et le design, le son, ou par objets « résistants » comme « Fin de la peinture ? », « Femmes », « Est-Ouest, Nord-Sud : nouveaux venus, nouveaux continents ».

20 Si les grandes installations et les vidéos disposent d’espaces distincts dans le parcours de la Tate, elles ne sont jamais déclinées en séries, mais ponctuent le cheminement du visiteur avec des espaces de respiration qui évitent le choc trop brutal de changement de média. Soin pris pour l’adaptation du visiteur confronté à des accrochages regroupant un nombre significatif de travaux du même artiste sans souci d’échantillonnage représentatif.

21 La Tate privilégie des mises en vue qui rompent avec la chronologie, mais propose des analogies perceptives qui exigent des postures d’observation similaires comme dans la juxtaposition de deux Barnett Newman et d’une sculpture d’Anish Kapoor. La juxtaposition de Whaam ! de Lichtenstein, gros plan d’une scène de bataille aérienne en bande dessinée et de Formes uniques de la continuité dans l’espace de Boccioni écrase indéniablement les contextes politiques de ces deux images dynamiques et guerrières. Le musée laisse aux artistes la responsabilité de leurs images comme lorsqu’il montrait plusieurs toiles de la série des tableaux irlandais de Richard Hamilton.

22 L’atténuation de la structure du récit historique trouve sa justification non seulement dans une méthodologie de la comparaison et du contraste comme reflet de débats et de sensibilités que n’épuise pas la restitution des courants et mouvements, mais aussi dans le choix ou la construction d’objets d’une autre nature sur lesquels je reviendrai.

23 Il est cependant des structures historiques faibles, conséquences directes ou indirectes d’un éclectisme ou de la prise en compte de facteurs contingents de la collection. Quand la Tate Modern, dont la collection, pourtant moins importante que celle du Musée national d’art moderne, décide délibérément de ne pas sortir tous ses chefs-d’œuvre pour privilégier une certaine qualité d’expérience, elle ne craint pas de faire baisser ses entrées ou de heurter ses donateurs. Pour intéressants que soient les micro-milieux qui ont pu se constituer autour d’une revue ou d’une galerie, pour problématique que soient les interrogations suscitées par la formulation d’un mot d’ordre ou d’un dogme, les salles constituées dans l’accrochage des collections du Musée national d’art moderne autour de la Galerie Maeght, de la Galerie Fournier ou du « Rappel à l’ordre » ne sont décidément pas, telles qu’elles sont présentées et avec leur choix d’œuvres, des objets historiques forts, ni des expériences esthétiques intenses18. On avait cru avec les accrochages « Big Bang » et « Le mouvement des images » que le musée en avait fini avec la chronique plate d’événements trop locaux qui relativisent des idées par ailleurs plus intéressantes de regroupements autour de la revue Documents, de l’exposition internationale de 1937, ou encore du fabuleux mur d’André Breton.

24 Les hommages privés (parce que non construits en objets historiques) que constitue un trop grand nombre de salles tendent à faire oublier que la construction de véritables objets historiques autour des œuvres et des archives est autrement plus gratifiante pour les donateurs s’ils sont compréhensibles par les visiteurs aux- quels ils sont donnés à voir.

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Les matériaux de l’histoire de l’art moderne et contemporain

25 L’histoire de l’art du XX e siècle de façon plus évidente que celle des siècles précédents est faite des transferts et de l’émergence des autres systèmes symboliques dans le champ de l’art jusqu’à l’en saturer au point que la croyance en les beaux-arts (peinture, sculpture, arts graphiques) vacille et que le cœur de la fonction artistique semble de plus en plus insaisissable. L’histoire de la photographie a révélé avec son devenir artistique ses antécédents documentaires. L’histoire de la communication, notamment dans sa dimension publicitaire, propagandiste et visuelle, n’a cessé de faire émergence de façon de plus en plus insistante, tout comme le monde des objets au long du XX e siècle. Avec le numérique, les nouvelles images qu’ont constituées le cinéma, la télévision et l’ensemble de ce qui circule dans les réseaux électroniques se sont installées de façon permanente en arrière-plan de toute production des arts visuels, investissant très souvent une dimension exclusivement esthétique et dissolvant par là même les beaux-arts, devenus déjà depuis longtemps des médias et ayant perdu jusque dans leur nom ce qui faisait leur spécificité, leur exclusivité, voire leur indépendance. Face à ces phénomènes de glissements permanents entre les pratiques et systèmes symboliques les plus en usage et les activités hautement spécialisées des artistes (qui ne sont pas sans précédents dans l’histoire de l’art, mais que justement l’histoire de l’art inventée au XIXe siècle a gommé par oubli ou par recherche de légitimité), l’histoire de l’art contemporain, que l’on nomme dans les musées et dans le grand public « art moderne et contemporain », ne peut plus faire l’impasse de leur prise en compte. Ce fut le cas notamment pour l’histoire de la photographie qui, après les années 1970, fut entièrement réintégrée, depuis ses origines au xix e siècle, dans l’histoire de l’art. Elle peut d’autant moins ignorer ce phénomène que la mondialisation de nos univers quotidiens nous place chaque jour face aux images et aux productions symboliques contemporaines de sociétés qui, pour partager notre modernité, n’en ont pas pour autant perdu leurs mémoires et leurs habitus. Or dans ces sociétés, la porosité entre les diverses productions symboliques et l’art n’est pas régulée de façon aussi contraignante par le tissu institutionnel qui va de l’école au musée que dans le vieux monde issu des Lumières.

26 Enfin cette histoire de l’art ne peut plus ignorer, ce qu’elle a régulièrement refoulé à chaque génération, que la moitié de l’humanité – les femmes – a contribué régulièrement à ses débats et à ses réussites et aujourd’hui encore plus qu’hier. Or si dans les livres – les femmes liraient-elles plus que les hommes ? –, le rattrapage a bien commencé, il faut chercher longuement pour trouver sur les murs des musées à New York, Paris ou Londres des œuvres significatives en bonne place.

Nouveaux Médias

27 Indéniablement, d’une génération à l’autre, les histoires de l’art ont franchi un pas décisif. S. Lemoine, D. Soutif, Y.-A. Bois et ses amis ont complètement intégré l’histoire de la photographie dans leurs récits en y attribuant le même type d’attention et donc de sélection qu’aux autres artistes ; Stieglitz et Paul Strand ouvrent le xx e siècle chez Bois et chez Lemoine ; la photographie apparait chez Soutif avec un chapitre sous sa signature intitulé « Ceci n’est pas une photographie », signifiant par là qu’elle ne peut faire son entrée dans la seconde moitié du xx e siècle que par le sort que lui ont fait les

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artistes comme Ruscha, Richter, les hyperréalistes ou Michael Snow à la fin des années 1960. Ce choix est juste, et les meilleurs historiens de la photographie en France peuvent attester que ce fut l’occasion d’une prise de conscience qui a fondamentalement changé le statut de leurs travaux. Mais le département de la photographie fut créé à New York plusieurs décennies auparavant et il est le seul à proposer un accrochage permanent qui ne repose pas seulement sur le regard et les valeurs des autres artistes. La collection du MNAM commence à être représentative, et l’on peut désormais apprécier les salles consacrées aux photogrammes de Lázsló Moholy-Nagy, à la série des graffitis de Brassaï et retrouver dispersés dans les salles des clichés de Man Ray, Jean Painlevé, Claude Cahun, Jacques-André Boiffard ou encore Gisèle Freund avant les inévitables anciens élèves des Becher.

28 De la même manière, on a vu s’inscrire également dans les parcours une approche du design graphique qui vient souvent en accompagnement des autres grands courants. C’était une des nouveautés de l’actuelle présentation du MoMA, qui acceptait de transgresser dans le parcours majeur du Département des peintures et sculptures l’exclusion des autres modes de création. Les futuristes italiens et russes trouvaient ainsi une juste place. À Paris, c’est entre autres par le biais de la fabuleuse collection de revues acquise auprès de Paul Destribats qu’un accompagnement de tout le parcours moderne s’effectue avec des présentations assez extensives. L’histoire du design graphique semble indéniablement avoir pris une importance plus grande pour les historiens de l’art français notamment dans l’ouvrage de Daniel Soutif où, sous la signature de Catherine de Smet, on parcourt tout le second XXe siècle.

29 La présence de l’architecture et du design qui, comme chacun sait, fait depuis longtemps l’objet d’un département autonome au MoMA, n’est intégrée par ailleurs que dans l’ouvrage de Soutif et dans le parcours du Musée national d’art moderne, qui essaie encore assez timidement de trouver des objets permettant une insertion significative dans le parcours général.

30 La vidéo et les films d’artistes ont encore du mal à trouver leur place au MoMA où ils se trouvent cantonnés pour l’essentiel en fin de parcours dans une ou deux salles noires. La Tate Modern inscrit de façon beaucoup plus intéressante films et vidéos dans quelques salles qui ponctuent le parcours avec des pauses assez longues (peu de films en boucle de courte durée). Le Musée national d’art moderne a proposé une expérience forte de la place de l’image animée dans l’histoire du XXe siècle avec la présentation thématique de la collection dans Le mouvement des images. De plus, la dispersion de quelques films, surtout dans les salles contemporaines, le dispositif de visionnement à la demande quasiment à l’entrée des collections et la programmation régulière de quelques films font vraiment du musée un véritable lieu de référence.

31 Les trois grands ouvrages cités jusqu’ici font chacun leur place à ce médium (film et vidéo), mais il faut continuer à regarder les ouvrages spécialisés pour avoir une vision d’ensemble.

Périphéries et parts manquantes

32 Si tous les ouvrages utilisent le mot « mondialisation » et reconnais- sent l’importance de l’exposition des Magiciens de la terre préparée en 1989 par Jean-Hubert Martin au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette19, il est difficile d’y retrouver des chapitres significatifs antérieurs, ne serait-ce que l’évocation de certains acteurs parmi

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les artistes majeurs. Bois et ses associés font appel à un cinquième collaborateur pour traiter le scandale créé par l’inclusion du portrait de Lénine par Diego Rivera dans sa peinture murale pour le Rockefeller Center (1933) et pour évoquer la publication en 1943 du livre de James A. Porter sur l’art afro-américain, art dont il sera ultérieurement question à l’occasion de la Whitney Biennial de 1993 (Hal Foster). Bois lui-même évoque le Japon et le Brésil de 1955 dans un seul et même article sur Gutai et le mouvement néoconcret, et il est encore question d’artistes d’Amérique du Sud la même année à propos de l’exposition Le mouvement. William Kentridge (1994), quant à lui, est traité également par Soutif.

33 Le MoMA a fait un effort pour inclure dans son parcours quelques artistes afro- américains comme Jacob Lawrence avec trente des soixante peintures de The Migration Series 1940-1941 et Romare Bearden avec un étonnant collage de 1964, sans citer des artistes plus jeunes. Figure également dans l’accrochage un nombre significatif d’artistes latino-américains pour lesquels le suivi des acquisitions se poursuit. Torres- Garcia, Frida Kahlo, Orozco, Siquieros, Rivera, Matta, Lam avec un véritable chef- d’œuvre, Oiticica sont bien représentés. L’Asie n’est vraiment présente que dans la collection contemporaine.

34 Le Musée national d’art moderne semble avoir oublié que les artistes immigrés d’Amérique latine ont été nombreux à Paris. Par ailleurs, il a regroupé de façon un peu choquante dans une salle de transit intitulée « La rose des vents » les travaux de Subodh Gupta, Cai Guo Qiang, El Anatsui, Atsuko Tanaka, Chéri Samba avec un petit tableau anecdotique et Nancy Spero. Sa collection est riche pourtant. Ainsi Rirkrit Tiravanija, Marlène Dumas, Wang Du et Yan Pei-Ming sont mieux traités par leur intégration dans le récit général avec d’autres artistes proches de leurs modes d’expression.

35 D’une manière générale, il semble qu’à part l’Amérique latine au MoMA et l’ouverture sans préjugé de la collection de la Tate Gallery, il reste à inscrire de façon plus significative les artistes africains, asiatiques et les différentes immigrations anciennes ou récentes dans le récit général des histoires de l’art du XXe et XXIe siècles.

36 Elisabeth Lebovici (qui vient de signer avec Catherine Gonnard Femmes/artistes, artistes Femmes. Paris, de 1880 à nos jours20) regrettait récemment d’avoir accepté de livrer des chapitres à part, spécial « femmes », dans l’ouvrage dirigé par Daniel Soutif, considérant que désormais il n’était plus possible dans une histoire générale d’isoler ainsi les femmes. Elle rappelait en particulier comment celles-ci s’inscrivaient logiquement dans des généalogies d’autres artistes non qualifiés par leur sexe. Aussi serait-il indécent de consacrer ici quelques paragraphes à ces seules femmes que je me suis efforcé de citer au fur et à mesure qu’elles apparaissaient dans les divers chapitres ou salles. Je me permets cependant deux exceptions pour Germaine Richier que l’on voit réapparaître à Paris, New York et dans les différents ouvrages, Barbara Hepworth, oubliée en dehors de Londres, et Louise Bourgeois dont le MoMA expose la troublante Quarantania I, 1947-1953.

Épilogue

37 Bien d’autres choses ne passent pas facilement de l’actualité au musée et notamment la relation à l’état du monde et les conditions des individus qui le peuplent. L’écrit ici est souvent le meilleur vecteur pour inscrire les œuvres dans des récits qui les situent avec

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finesse et justesse. Mais l’historien d’art ne doit plus ignorer les cultures, leurs objets et leurs images qui n’ont pas droit au musée d’art surtout dans un monde où la notion de beaux-arts est totalement minoritaire. Certains musées l’ont compris, comme le Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe.

Entretien. Points de vue de José Luis Brea et Martha Rosler

Jean-Marc Poinsot. Quels sont pour vous les apports les plus marquants dans les nouvelles présentations des collections du XX e siècle ? Si vous êtes en charge d’une collection, quels sont les éléments que vous avez pu développer (ou que vous envisagez de développer) dans la présentation de vos collections et les raisons pour lesquelles vous avez mené cette politique ? Si vous êtes enseignant ou éditeur d’un ouvrage, comment y procédez-vous dans votre discours ? José Luis Brea. Les modes d’exposition, tout comme les opérations éditoriales de vulgarisation, sont conditionnés par des exigences périphériques liées à l’expansion du tourisme culturel, à l’industrie du spectacle, aux progrès de l’« État culturel », à la transformation du capitalisme par l’importance grandissante des économies de l’expérience, etc., qui ne devraient donc pas être considérés comme des facteurs significatifs du point de vue du travail de la théorie critique. Il faut en tous cas reconnaître que ce travail de la théorie est en train de subir des transformations absolument fondamentales, dérivées de celles affectant la notion même d’« art » et par la forme qui en caractérise notre expérience. Ces transformations dérivent de la constitution épistémologique même du discours du savoir qui analyse les procédés contemporains de fabrication des imaginaires. Il est temps que l’histoire de l’art reprenne radicalement ses énoncés et qu’elle tienne compte de la nécessité qui découle de la rénovation des horizons de constitution critique de la discipline (ou peut-être devrais-je dire « trans »-discipline, voire « in »- discipline), et surtout de la constitution problématique de son propre objet à l’ère de l’image électronique : une démarche d’une tout autre nature que les opérations superficielles auxquelles procèdent les institutions et les indus- tries qui encouragent la vulgarisation des pratiques artistiques.

J.-M. P. Quelle est ou quelles sont les histoires de l’art récentes les plus novatrices ou les plus représentatives de l’évolution des connaissances et pourquoi ? J. L. B. Ces dernières années, le monde de l’histoire de l’art a vécu un bouleversement profond. Parmi les opérations récentes, la plus importante est de loin celle du groupe October. Mais il s’agit d’une opération absolument réactionnaire, de retour à l’ordre, de fermeture disciplinaire (fondée sur la revendication ouverte de l’autonomie de l’art, le présupposé le plus faux sur lequel on puisse se fonder pour analyser aujourd’hui la situation des pratiques de représentation et de production de sens culturel à travers le visuel). Les tentatives qui me semblent toutefois les plus rigoureuses et les plus engagées se situent, et il ne pourrait en être autrement, en marge de l’histoire de l’art, elles abordent des recherches décisives sur les conditions de constitution des différents régimes d’observation caractéristiques des diverses formations historico-culturelles. Je pense à des œuvres comme celles de Jonathan Crary, Martin Jay, Mieke Bal, Hans Belting ou Kaja Silverman, pour ne citer que quelques auteurs.

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Toujours est-il que c’est dans des orientations analytiques que l’art est considéré comme un objet de recherche critique parmi d’autres, singulièrement riche de par son autoréflexion et particulièrement significatif car il occupe une position hégémonique dans l’organisation des formes contemporaines de l’imaginaire et permet de s’interroger sur les conditions techniques, culturelles, politiques de constitution épistémologique des formes de connaissance comme liées aux actes de voir.

J.-M. P. Considérez-vous qu’il y a des manques ou des retards manifestes, et pensez-vous que des musées, des auteurs ou des éditeurs ont engagé des actions susceptibles d’y remédier ? J. L. B. Comme cela ressort implicitement de mes réponses précédentes, ce que je veux dire est que le seul sens possible de l’histoire de l’art aujourd’hui surgirait (et j’emploie le conditionnel à dessein) des dérives qu’elle adopte pour échapper à son propre en- fermement, et cela depuis l’abandon fiduciaire de son objet en tant que présupposé autonome. Toute opération effectuant le suivi de cet objet en tant qu’objet autonome fait dangereusement fausse route, et devient complice d’une cécité épistémologique qui empêche de voir l’objet (la pratique artistique) avec la distance d’une analyse rigoureuse et indépendante. Comprenons bien : cela reviendrait à se demander si, en faisant de façon suffisamment rapide la chronique précise de la succession des nouvelles encycliques papales – imaginons un Vatican très créatif –, nous abordions de façon épistémologiquement satisfaisante une analyse critique des pratiques religieuses en tant qu’institution sociale. Eh bien non !

J.-M. P. Pensez-vous indispensable d’aller vers une meilleure intégration de l’histoire des différents médias ou croyez-vous nécessaires des développements parallèles ? Pouvez- vous donner les exemples qui vous semblent les plus significatifs en la matière (présentation de collection ou ouvrage) ? J. L. B. Selon moi, faire une histoire « locale » des différents medias ou des pratiques réalisées au moyen de ces différents medias ne présente aucun intérêt. Cela n’a même aucun intérêt en soi – je le répète sans cesse – de procéder à une histoire de l’art qui n’ait pas pour but de montrer dans quel sens celui-ci intervient – ni ne donne à voir, en tant que pratique d’autoréflexion partielle – dans une configuration générale des formations de l’imaginaire d’un temps et d’une collectivité donnés. De ce point de vue, ce qui fait l’utilité d’une certaine modalité dilatée de l’histoire de l’art qui se penche de préférence sur ce qui passe avec les nouveaux moyens et supports électroniques, c’est que c’est par eux que se décident, dans leurs formes essentielles, les imaginaires collectifs de notre époque, en laissant le registre hégémonique de notre culture post-moderne – l’art – en condition d’auto-percevoir sa propre dévaluation croissante et le manque toujours plus grand de fondement dans son aspiration à présenter une telle hégémonie. Il peut s’avérer que si cette hégémonie s’impose, c’est sous l’effet du pouvoir institutionnel – lié à l’inertie du capital symbolique mobilisé – qui le soutient, et non en raison de la spontanéité de sa prégnance sur l’ensemble des imaginaires de chaque membre de la collectivité que trame celui que nous aurions dû reconnaître comme tel – certainement le résultat implicite du travail d’études critiques de la culture visuelle de notre temps.

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Pour signaler un « dispositif exposition » où ce genre de chose a été mis en évidence, je citerais l’exposition Iconoclash, même si les commissaires se sont sentis obligés d’effectuer des concessions devant l’exigence de l’institution Art où l’exposition a eu lieu.

Perspective. Martha Rosler a préféré apporter une réponse unique à ces quatre questions. Martha Rosler. Un sondage comme le vôtre effectué à l’intérieur des États-Unis aujourd’hui prendrait inévitablement en compte les forces du marché. Nous sommes si conscients de la pression exercée par le marché sur la conception et le commissariat d’expositions comme sur la constitution des collections que ce serait littéralement inconcevable d’avoir cette conversation sans évoquer le problème de l’hyper- marchandisation. Contrairement à ce que suggère votre première question, nous avons vu se manifester ces dernières années une pression non négligeable contre l’inclusion et la réévaluation du rôle des femmes et des minorités. Nous avons assisté au contraire à un retour à des approches fondées sur l’esthétique, afin de ré- universaliser et de discipliner le discours de production et de présentation artistiques. Cette insistance renouvelée et flagrante sur l’esthétique kantienne aux États-Unis fournit un contrepoint frappant à la prémisse même de vos questions. Il me paraît en effet important de souligner la multiplicité de courants fondamentaux dans la production artistique d’aujourd’hui comme d’hier. Aujourd’hui les artistes se trouvent face à un dilemme : la volonté des lieux d’exposition contemporains de tout intégrer en temps réel signifie que la recherche constante d’élargissement des publics et des pratiques se voit coopter avant même de pouvoir réellement commencer. Et l’un des problèmes auxquels font face les espaces d’exposition n’est pas moins paradoxal : le désir d’être plus inclusif mène, souvent, à un nivellement des différences au sein de certains courants de production artistique, à cause de l’obsession à trouver des chefs-d’œuvre. Ce qui conduit bien des praticiens, plus précisément ceux qu’on pourrait appeler les néo-avant-gardistes, à chercher à rester en-dehors. Il est important d’attirer l’attention sur les efforts des historiens de l’art qui réécrivent les grands récits de l’histoire de l’art (comme vous l’explicitez dans votre questionnaire) puisque cela oblige les conservateurs et les commissaires d’expositions à les réécrire eux aussi dans leur propre pratique de montage d’expositions. Mais en même temps, qu’on le veuille ou non, cela conduit inévitablement à la mise en avant du curator, faisant de celui-ci le véritable artiste de l’exposition. En ce sens, je comprends de mieux en mieux les efforts des artistes de la néo-avant-garde de réécrire eux-mêmes les grands récits institutionnels afin que des phénomènes et des courants, apparemment disparates, puissent être mis ensemble, permettant au public comme aux artistes de réfléchir ensemble et d’explorer des préoccupations communes dans l’espace que l’institution est en mesure de leur fournir. Malgré le modèle des dernières années, où la réussite mercantile est devenue le seul et unique critère, les artistes aspirent encore à avoir une certaine résonance dans la société, et d’avoir leur mot à dire par rapport à la vie qui s’y mène, sans succomber à l’étreinte institutionnelle susceptible d’étouffer leurs efforts dès le début. Il est donc important de laisser aux artistes la liberté de gérer leurs initiatives avec un soutien institutionnel minimal – je parle, entre beaucoup d’autres, des

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projets comme la Martha Rosler Library dont le statut est délibérément hétérodoxe, incertain et indéterminé.

NOTES

1. Hal Foster, Rosalind Krauss, Yve-Alain Bois, Benjamin Buchloh, Art since 1900. Modernism, antimodernism, postmodernism, Londres, 2004 ; Daniel Soutif éd., L’art du xxe siècle, 1939-2002. De l’art moderne à l’art contemporain, Paris, 2005 ; Serge Lemoine éd., L’art moderne et contemporain. Peinture, sculpture, photographie, graphisme, nouveaux médias, Paris, 2006 2. Je reprends ici les dénominations en usage dans le monde des musées et institutions spécialisées et non la nomenclature disciplinaire des enseignements et de la recherche. L’art moderne couvre la période allant du début du siècle à l’immédiat après-guerre ; l’art contemporain commence avec les années 1960 3. Dans son introduction au catalogue Collection Art Moderne, Alfred Pacquement écrivait récemment : « À intervalles réguliers, se pose la question d’un redécoupage des collections nationales qui se heurte au double obstacle du manque de place dans les autres institutions et de l’absence de logique d’une autre division du xxe siècle » (Collection Art Moderne, Paris, 2006, p. 15) 4. Il s’agit d’un minuscule espace d’exposition associatif créé initialement à New York (Chelsea) en 2002 qui, après avoir été exproprié, fut accueilli à la Tate Modern à côté des collections. On sait par ailleurs que le Centre Pompidou travaille sur une extension au Palais de Tokyo 5. Voir Jean-Marc Poinsot, « Le Museum of Modern Art de New York », dans Revue de l’art n° 154/2006-4, p. 57-70 6. Cette remarque n’implique rien sur la figurabilité (la capacité du discours à restituer des images) des textes qui sont loin d’être homogènes en la matière 7. La sortie du livre de H. Foster et al. et l’ouverture du musée rénové et agrandi ont coïncidé à quelques mois près 8. Serge Lemoine éd., L’art moderne et contemporain..., cité n. 1, p. 9 9. Idem. 10. Idem, p. 13 11. Ils parlent de scènes nationales dans leur préface commune, mais pratiquement dans chacun des articles les situations correspondent à un espace variable qui peut être celui d’une cité, d’un musée et, dans certains cas, d’un pays. Pour une analyse de la réception critique de ce volume, voir Richard Leeman, « Changer d’histoire ? Art since 1900, revue de presse », dans 20/21. siècle, n° 5-6, automne 2007. Histoire et historiographie. L’art du second xxe siècle (Cahiers du Centre Pierre Francastel), p. 279-288 12. « 1990a Sigmund Freud publishes The Interpretation of Dreams: in Vienna the rise of the expressive art of Gustav Klimt, Egon Schiele, and Oskar Kokoschka coincides with the emergence of pysoanalysis » ; « 1936 As part of Franklin D. Roosevelt’s New Deal, Walker Evans, Dorothea Lange, and other photographers are commissioned to document rural America in the grip of the Great Depression » ; « 1998 An exhibition of large video projections by Bill Viola tours several museums : the projected image becomes a pervasive format in » 13. A l’exception des articles sur le muralisme mexicain et sur la Renaissance d’Harlem et le livre de James A. Porter sur l’art moderne noir 14. Thierry de Duve, Voici, 100 ans d’art contemporain, Bruxelles/Paris, 2000, p. 6

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15. Daniel Soutif éd., L’art du xxe siècle..., cité n. 1 16. Nicholas Serota, Experience or Interprétation. The Dilemma of Museums of Modern Art, Londres, 1996 17. Serota, cité n. 16, p. 9-10. Par ‘interprétation curatoriale’, Serota entend autant le travail de mise en scène des œuvres, que celui d’érudition qui dote l’œuvre d’un pedigree et d’une iconographie canonique 18. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas des œuvres fortes comme avec le choix des tableaux de Hantaï, mais que l’ajout d’un quatrième tableau ne fait pas événement 19. Magiciens de la terre, Jean-Hubert Martin éd., (cat. expo., Paris, Centre Pompidou-Grande Halle de la Villette, 1989), Paris, 1989 20. Elisabeth Lebovici, Catherine Gonnard, Femmes/artistes, artistes Femmes. Paris, de 1880 à nos jours, Paris, 2007

INDEX

Keywords : museums, collections, modern art history, contemporary art history, hang, museography, globalisation, historiography, art market Mots-clés : musées, collections, histoire de l’art moderne, histoire de l’art contemporain, accrochage, muséographie, mondialisation, historiographie, marché de l’art Index géographique : Grande-Bretagne, États-Unis Index chronologique : 1900

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XXe-XXIe siècles

Travaux

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Histoires de l’art conceptuel, une rétrospective Histories of , a Retrospective Die Geschichte der Konzeptkunst, ein Rückblick La storia dell’arte concettuale, una retrospettiva Historias del arte conceptual, una retrospectiva

Erik Verhagen

I would say there is no such thing as Conceptual art. It doesn’t exist. It’s just a name. Thierry de Duve1

1 Mel Bochner rappelait encore récemment dans l’émouvant hommage que lui avait inspiré le décès de son ami Sol LeWitt2 à quel point l’art conceptuel provoqua, selon ce dernier, « plus de problèmes que de solutions » (BOCHNER, 2007, p. 101)3. Un tel constat n’eût vraisemblablement pas été énoncé si l’art conceptuel avait su s’identifier, sans même parler de mouvement, à un phénomène répondant à une assise homogène et incorporer des données esthétiques, géographiques et chronologiques clairement lisibles4. L’art conceptuel, si tant est que ce terme soit encore conjugable au singulier, est en effet le témoin et le vecteur d’une globalisation et d’un éparpillement de pratiques et de propositions qui auront raison des spécificités qui avaient su jusqu’au milieu des années 1960 assurer aux différents mouvements d’avant-garde des bases plus ou moins consistantes. La confusion propre à l’art conceptuel et à sa dénomination même n’a pas pour autant découragé de nombreuses opérations d’exégèses. Riches et diversifiées, celles-ci nous renseignent aussi bien sur les multiples facettes de ce phénomène que sur les mutations méthodologiques et les impératifs idéologiques propres aux angles d’approches des historiens qui s’en sont imprégnés. La polysémie offerte par l’art conceptuel autorise effectivement un large éventail d’interprétations qui, au gré des modes et des dogmes en vigueur, ont su étoffer, au risque de l’étouffer, ce champ d’investigation. Vouloir conjuguer l’histoire de l’art conceptuel au singulier serait donc tout aussi vain. Ce phénomène relève de ce fait d’un intérêt à la fois

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historique et historiographique. Aussi tenterons-nous de tracer et de résumer les principales étapes qui ont présidé à l’échafaudage de ces histoires.

2 Il nous semble à ce titre indispensable de revenir dans un premier temps à l’ouvrage Six Years: The dematerialization of the art object from 1966 to 1972 ( LIPPARD, 1973)5 avant d’envisager des lectures plus rétrospectives. Seront abordées, entre autres, celles figurant dans les catalogues d’expositions montées respectivement par Suzanne Pagé et Claude Gintz en 1989 (Art Conceptuel, 1989), Ann Goldstein et Anne Rorimer en 1995 (Reconsidering the object of art, 1995) et par Luis Camnitzer, Jane Farver et Rachel Weiss en 1999 (Global Conceptualism, 1999). Une attention toute particulière sera enfin accordée aux récents travaux d’Alexander Alberro dont les questions posées et les problèmes soulevés traduisent à eux seuls le caractère mouvant de ce champ d’investigation.

Six Years : l’indispensable somme

3 Publié en 1973 chez Praeger à New York, Six Years de Lucy Lippard compile et résume les principaux événements et écrits qui ont jalonné la scène artistique « non- objectuelle » des années 1966 à 1972, et comprend également des sources de première main tirées d’enregistrements ou de correspondances dus à l’auteur. Réaction à chaud d’un témoin privilégié de cette époque, cette somme constitue une mine d’informations dont aucun chercheur ne saurait faire l’économie. Comme le précise l’auteur, Six Years « se focalise sur le soi-disant art conceptuel ou art d’information et d’idées et mentionne des domaines aussi vagues que le minimalisme, l’anti-forme, les systèmes, l’earth ou process art qui se sont manifestés en Amérique, Europe, Angleterre, Australie et Asie » (LIPPARD, 1973, couverture)6. L’un des mérites de cet ouvrage réside dès lors dans le fait que l’auteur s’est bien gardé de délimiter son champ de recherche. Précisant d’emblée que Six Years s’articule autour d’un « soi-disant » art conceptuel, elle prend ses précautions quant à une impossible restriction ou définition d’un phénomène qui ne saurait être dissocié de l’art minimal et autres développements connexes.

4 Un rapide survol des expositions et surtout de leurs castings en dit en effet long sur la difficulté qui consisterait à compartimenter telles ou telles pratiques. Les propositions des artistes assimilés au « soi-disant » art conceptuel n’ont eu de cesse de s’atomiser et de se perméabiliser à de nouveaux contextes et exigences qui en modifient, voire en rectifient, les portées. Là réside tout le problème de l’art conceptuel : ayant renoncé à tout principe formel ou stylistique qui avait su jusqu’au milieu des années 1960 garantir l’intégrité et l’identification des tendances du XXe siècle, cet art privilégiant l’idée à sa réalisation ne pouvait qu’être volatile. Ou, pour le dire autrement : la précarité propre à ce phénomène était paradoxalement sa marque de fabrique, son seul rempart, aussi utopique se révélera-t-il, contre toute récupération. L’art conceptuel aura incarné en conséquence non pas un mouvement, mais un état d’esprit à la limite de l’indéfinissable partagé par des individualités ne se reconnaissant plus dans l’« esthétique préventive », pour reprendre la lumineuse expression de Leo Steinberg (STEINBERG, 1972, p. 64), des modernistes7. L’ouvrage de Lippard rend parfaitement compte de cet état d’esprit. Et si l’auteur admet que le terme de dématérialisation est peu satisfaisant – « un bout de papier ou une photographie sont tout autant des objets ou des ‘matériaux’ qu’une tonne de métal » (LIPPARD, 1973, p. 5)8 –, elle n’en souligne pas moins la marginalisation d’une prééminence objectuelle encore solidement ancrée dans l’art contemporain.

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Cette marginalisation se traduit selon elle par le biais de différentes procédures qui s’attachent à des idées ou systèmes déterminant préalablement les (éventuelles) formes engendrées. Ces formes et les « matériaux » employés peuvent à ce titre envelopper des paramètres de l’ordre de l’éphémère ou de l’immatériel : « le temps, l’espace, les systèmes ou situations non-visuels, l’expérience non enregistrée, les idées non énoncées, et ainsi de suite » (LIPPARD, 1973, p. 5)9.

5 L. Lippard reconnaît toutefois dans sa préface que Six Years manque de recul, n’ambitionne pas d’épuiser la question de la dématérialisation, omet une série d’exemples proto-conceptuels et que sa fourchette chronologique, comme les choix opérés, est intimement liée à sa propre expérience des faits relatés. Son autocritique aurait pu se contenter de mentionner ces oublis. Mais l’auteur rappelle aussi et surtout que l’art conceptuel échappe finalement à toute entreprise exégétique fiable. À commencer par la sienne, son approche ayant considérablement évolué entre 1969 – année d’un entretien entre l’auteur et Ursula Meyer figurant en préambule – et 1973, année de la postface. L’angle adopté en 1969 – soit l’année la plus conséquente en termes d’événements et de publications conceptuels10 – n’est pourtant pas dénué de fondements, si ce n’est qu’un manque de clairvoyance empêche l’auteur de contourner une approche trop respectueuse, voire par moments caricaturale, non pas de l’art conceptuel en tant que tel, mais de ses objectifs affichés. L’un des supposés buts de l’art conceptuel était de résister à la mainmise du marché et des institutions muséales. Aussi, note Lippard dans son entretien avec Meyer, le fait que leurs œuvres soient dématérialisées devrait leur assurer un rejet de la part des mécanismes capitalistes : « Les gens qui achètent des œuvres qu’ils ne peuvent pas accrocher ou mettre dans leur jardin sont moins intéressés par la possession. Ils sont davantage des mécènes que des collectionneurs. C’est pour cette raison que tout cela semble inapproprié aux musées et à leurs logiques d’acquisition » (LIPPARD, 1973, p. 8)11. Le tir est rectifié dans la postface : « L’espoir que l’‘art conceptuel’ aurait pu résister à une commercialisation générale tout comme l’approche destructive et ‘progressive’ du modernisme était en grande partie infondé. Il semblait en 1969 (voir préface) que personne, le public ouvert à cet art nouveau inclus, n’était prêt à débourser de l’argent […] pour une photocopie renvoyant à un fait écoulé ou jamais perçu directement, un groupe de photographies documentant une situation ou une condition éphémère, un projet pour une œuvre demeurée inachevée, des mots prononcés mais pas enregistrés ; il semblait que ces artistes étaient pour ces raisons forcément libérés de la tyrannie du statut de marchandise et de la dimension économique. Trois années plus tard, les principaux artistes conceptuels vendent des œuvres pour des sommes substantielles ici et en Europe ; ils sont représentés (et, encore plus surprenant, exposés) par les galeries les plus prestigieuses. Il est clair, en dépit des révolutions mineures en termes de communication engendrées par le processus de dématérialisation de l’objet (œuvres envoyées par courrier, pièces de catalogues et de magazines […]), que l’art et l’artiste dans une société capitaliste demeurent un luxe » (LIPPARD, 1973, p. 263)12.

6 Comme nous le constaterons par la suite, notamment à travers la relecture de ce phénomène par Benjamin Buchloh (BUCHLOH, 1989) et surtout Alexander Alberro (ALBERRO, 2003), ce rapport complexe instauré par l’art conceptuel avec le marché n’a rien d’accessoire. Il constitue au contraire l’un des éléments révélateurs de ses contradictions. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ait fait peut-être plus que tout autre mouvement ou phénomène du XXe siècle l’objet de reconsidérations, de révisions et de

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remises en question dans la mesure où, à l’image d’une promesse ou d’un programme politiques, de nombreux écarts se creuseront entre les principes, tant esthétiques qu’idéologiques, revendiqués par les protagonistes, et leurs « applications » concrètes. Or l’un des apports fondamentaux des histoires de l’art conceptuel réside dans le fait d’avoir révélé ces écarts et d’en avoir sondé la profondeur. S’en tenir aux principes de ce phénomène et à ses multiples « manifestes » sans mesurer la validité de ses « applications » relèverait d’un réflexe hagiographique aussi stérile qu’inutile. On peut être reconnaissant à L. Lippard d’avoir su esquiver ce piège (alors que la proximité ne serait-ce qu’affective avec les protagonistes de l’art conceptuel aurait pu l’y exposer), et d’avoir de facto ouvert la voie à des historiens de l’art qui reprendront à leur compte son sens du discernement. Il fallait du courage à une critique « impliquée » dans cette aventure conceptuelle pour minimiser la portée politique des propositions émanant de ses protagonistes et souvent amis, interroger leur prétendue volonté de s’extraire d’un contexte de l’art auquel ils étaient, malgré tout, viscéralement attachés et surtout relativiser l’« apport » philosophique de certains d’entre eux. Comme le note à juste titre Lippard : « La plupart des artistes se sont enfermés dans le milieu de l’art et ce, de plein gré. Jusqu’ici les ‘behavioral artists’ n’ont pas eu des dialogues particulièrement gratifiants avec leurs équivalents psychologues, et nous n’avons aucune réaction vis-à- vis d’Art & Language de la part des cercles linguistiques dont ce collectif est tributaire » (LIPPARD, 1973, p. 263)13.

L’art conceptuel, une perspective

7 1973-1989. Plus de quinze ans auront été nécessaires pour que les historiens et témoins de l’aventure conceptuelle se risquent enfin à interpréter une mémoire, certes « toujours vivante » mais à la lumière d’une « actualisation obligée des regards et de mentalités évidemment autres » (Suzanne Pagé dans Art Conceptuel, 1989, p. 9). À la réaction pour ainsi dire postsynchronisée de Lippard se substitua donc en 1989, à l’initiative de Suzanne Pagé et sous la responsabilité de Claude Gintz, une mise en perspective autorisant le recul, la distanciation, mais aussi « la dynamique d’un débat ouvert, voire polémique » (ibid.). Il est à ce titre symptomatique que cette mise en perspective ait coïncidé avec une exposition qui témoigne en soi d’une relecture du phénomène. « Que peut signifier », s’interroge Suzanne Pagé, « aujourd’hui, la présentation d’œuvres qui visaient, par la ‘dématérialisation’, à échapper à l’emprise des institutions et à la finalité d’‘objets’ ? […] Sans doute, un regard actuel repérera dans toutes ces œuvres, du fait même de l’évolution des seuils de tolérance mentale et perceptive (à travers l’expérience ‘conceptuelle’, notamment), une certaine séduction esthétique, une dimension visuelle et formelle, en tous les cas, incontestable. Elle était d’ailleurs présente, nécessairement et malgré tout, à l’origine de ces œuvres qui se sont toujours énoncées dans le champ du visuel et de l’histoire de l’art et dont le support linguistique n’avait évidemment pas de finalité littéraire ou philosophique, mais bien une ‘forme’ aussi » (Art Conceptuel, 1989, p. 9).

8 Dans ses notes sur le projet d’exposition, C. Gintz s’appuie comme S. Pagé sur une rhétorique interrogative : « À partir de quels critères décide-t-on de ce qui ressort effectivement de l’art conceptuel ? », « Y a-t-il eu un événement inaugural qui en marquerait clairement le commencement ? », « Peut-on et doit-on isoler cette formation » pour mieux départager ce qui en fait légitimement partie de ce qui en est

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extérieur, ou bien faut-il au contraire décider de la replacer dans son contexte pour mieux la poser par rapport à ce qui s’y opposerait ? » (Art Conceptuel, 1989, p. 13). Autant de questions auxquelles Gintz ne prétend pas fournir une réponse, cherchant systématiquement à neutraliser, à l’aide de contre-exemples, les certitudes qu’on serait tenté de greffer sur une très improbable doxa conceptuelle. L’ambition d’« entreprendre la construction a posteriori de quelque chose qui serait comme une histoire de l’art conceptuel » (ibid., p. 13) n’en demeure pas moins présente, incitant Gintz à catégoriser les artistes en deux familles : les « purs » et les « contextualisés ». Les premiers s’attachent à un art en tant qu’idée, dématérialisé et réfractaire à toute visualité, tandis que les seconds, à l’image de ou Daniel Buren qui n’hésiteront pas à renégocier une visualité proscrite par les « purs », interrogent un contexte spatial, architectural, politique ou culturel. Quelles que soient les réserves exprimées et les questions posées en préambule, le tour d’horizon de Gintz s’avère finalement représentatif de la plupart des essais à caractère rétrospectif sur l’art conceptuel qui seront publiés par la suite. L’auteur fournit en effet un cadre chronologique intégrant les pratiques proto-conceptuelles – Gintz mentionne les travaux de Marcel Duchamp, Robert Rauschenberg, Claes Oldenburg, Robert Morris, Stanley Brouwn et Ad Reinhardt –, et prend appui sur des expositions-clés (le January Show de 1969 et Paris 18 IV 70 de 1970) afin de proposer sa vision d’un art conceptuel, dont la place et l’importance, demeurent, à ses dires, un « objet de discussion » (Art Conceptuel, 1989, p. 18).

9 Le pas de la discussion à la polémique est franchi par B. Buchloh dans l’essai « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (Aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) », publié dans le catalogue Art conceptuel, 1989 (BUCHLOCH, 1989). Partant du principe qu’à « plus de vingt ans de distance, on peut et on doit se permettre de considérer sous une perspective élargie l’histoire de l’art conceptuel », l’historien de l’art se propose de « mettre au clair tout le registre de positions souvent conflictuelles et les divers projets mutuellement exclusifs qui apparurent durant cette période » (BUCHLOH, 1989, p. 25). Une telle historisation, précise-t-il, devrait toutefois aussi interroger « à quelles motivations répond la redécouverte de l’art conceptuel du point de vue de la fin des années quatre-vingts, et à la dialectique qui peut lier l’art conceptuel et son élimination rigoureuse de toutes les définitions traditionnelles de la représentation, à cette décennie durant laquelle on a assisté à la restauration plutôt brutale des formes artistiques et des procédures de production traditionnelles » (ibid.). Bien que Buchloh soit à son tour tenté de formuler sa chronologie des faits, de mentionner ses proto-conceptuels et événements marquants – voir note 2) − organisée par Mel Bochner serait selon l’auteur « la première exposition réellement conceptuelle » (BUCHLOCH, 1989, p. 26) –, son étude se veut, là réside son intérêt, irrespectueuse de la « pureté et l’orthodoxie du mouvement » (ibid., p. 27).

10 Cette thèse exposée par Buchloh vise à démontrer que l’« érosion de l’hégémonie du visuel » (BUCHLOCH, 1989, p. 29) propre aux stratégies conceptuelles a favorisé, par le biais de l’intégration du langage au détriment de la réalisation d’objets « visibles », l’émergence d’une « esthétique de l’organisation administrative et légale et de la validation institutionnelle » (ibid.)14. Sa démonstration s’appuie à cet égard sur un

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décryptage généalogique, permettant à l’auteur de replacer l’art conceptuel dans des perspectives duchampienne, minimaliste, mais aussi moderniste. Si les deux premières n’ont rien de surprenantes – elles sont légitimement récurrentes dans les relectures de l’art conceptuel –, la perspective moderniste s’avère plus délicate dans la mesure où elle se transforme en véritable règlement de compte avec l’un des protagonistes « majeurs » de ce phénomène qu’est . « Ainsi, tout en affirmant remplacer le formalisme de Greenberg et Fried », écrit Buchloh, « [Kosuth] procédait en fait à une mise à jour de l’entreprise d’autoréflexivité moderniste » (BUCHLOCH, 1989, p. 31). Kosuth – l’auteur égratigne corollairement sa lecture « restrictive » de Duchamp et son « culte renouvelé de la tautologie » (ibid., p. 33) – se trouve dès lors investi du rôle peu enviable du bouc émissaire d’un art conceptuel auquel Buchloh reproche principalement de ne pas avoir su opérer une critique plus lucide des rouages politiques, culturels et sociaux inhérents aux institutions, marchandise et propriété artistiques. Si Daniel Buren et sont relativement épargnés, seul Marcel Broodthaers trouve grâce aux yeux de l’auteur qui crédite l’artiste belge d’avoir expié l’art conceptuel : « Il revenait à Marcel Broodthaers de construire des objets où la radicalité de l’art conceptuel tournerait à la caricature et où le sérieux avec lequel les artistes conceptuels avaient rigoureusement calqué l’expérience esthétique sur les principes de ce qu’Adorno a appelé le ‘monde totalement administré’ était transformé en farce absolue. […] Broodthaers avait prévu que le triomphe de la raison dans l’art conceptuel, la transformation des publics et de la diffusion, l’abolition du statut d’objet et de la forme de marchandise ne seraient que de courte durée pour céder bientôt la place aux réapparitions fantomatiques des paradigmes picturaux et sculpturaux (prématurément ?) disparus, et que le régime spéculaire, que l’art conceptuel se glorifiait d’avoir renversé, serait bientôt restauré avec une vigueur renouvelée. Ce qui se produisit, bien entendu » (ibid., p. 34).

11 L’essai de Buchloh a fait couler beaucoup d’encre. À commencer par celle de Kosuth qui exigea que son droit de réponse soit inséré, à la dernière minute, dans le catalogue de l’exposition parisienne. L’artiste publia enfin une version légèrement remaniée de sa réponse dans la revue October (KOSUTH, 1991) à laquelle Buchloh répliqua à son tour (BUCHLOH, 1991). Les histoires de l’art conceptuel ne sortiront pas grandies de cette polémique entre un artiste d’une susceptibilité exacerbée et un historien de l’art aux jugements souvent sévères et hâtifs. On en veut pour preuve les critiques injustifiées et peu fondées adressées à Lippard dont Buchloh n’a visiblement pas lu tous les écrits, à commencer par ceux, à l’image de la postface de 1973, témoignant d’une évidente remise en question de ses engagements antérieurs. Aussi n’a-t-il pas jugé utile, par omission ou par négligence, de convoquer dans son réquisitoire contre Kosuth les antécédents figurant dans le « casier » de ce dernier. Il aurait pu ainsi, comme l’a très justement remarqué Sabeth Buchmann dans son analyse circonstanciée de l’œuvre de Kosuth et de la diatribe de Buchloh (BUCHMANN, 1999), rappeler que l’artiste avait déjà fait l’objet de critiques dès le début des années 1970 et ce, détail surprenant, de la part de ses collègues du collectif Art & Language (Buchmann cite Don Judd’s Dictum and its Emptiness, 1971). S’appuyer sur de telles pièces à conviction eût permis à Buchloh d’étoffer son pamphlet. Et surtout d’échapper à l’inévitable suspicion qu’éveille, malgré tout, son ton excessivement accusateur.

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Reconsidering the Object of Art – Global Conceptualism : art conceptuel et conceptualisme

12 Deux expositions montées à Los Angeles et à New York dans les années 1990 prolongeront l’examen rétrospectif de l’art conceptuel amorcé par la perspective parisienne. La première, Reconsidering the object of art : 1965-1975, organisée par Ann Goldstein et Anne Rorimer au Musée d’art contemporain de Los Angeles (MOCA) en 1995 permit notamment à Lucy Lippard de réactiver, à travers son essai « Escape Attempts » figurant dans le catalogue (LIPPARD, 1995), une mémoire « désavouée » par l’auteur : « Il y a eu beaucoup de querelles pour savoir ce qu’est ou fut l’art conceptuel ; qui l’initia, qui fit quoi et quand ; quels furent ou auraient pu être ses objectifs, philosophie et politique. J’y étais mais je ne fais pas confiance à ma mémoire. Je ne fais pas non plus confiance à la mémoire des autres. Et je fais encore moins confiance aux regards autoritaires de ceux qui n’y étaient pas » (LIPPARD, 1995, p. 17)15. La dernière remarque, vraisemblablement adressée à Buchloh, est tout à fait révélatrice de l’aversion souvent ressentie par les témoins et protagonistes de l’art conceptuel envers ceux, à commencer par les historiens, qui s’en sont accaparé de manière « décontextualisée » à partir de la fin des années 198016. Lippard ne cherche pas pour autant à alimenter une quelconque forme de polémique. Elle se contente de proposer en préambule une définition très orthodoxe de l’art conceptuel qui correspondrait à « une œuvre dans laquelle l’idée est de la plus haute importance et sa forme matérielle accessoire, éphémère, pauvre, sans prétentions et/ou ‘dématérialisée’ » (LIPPARD, 1995, p. 17)17. Et d’alimenter une vivifiante nostalgie de cette époque. Témoignage incontournable sur les contextes sociaux, politiques et économiques de l’art conceptuel, « Escape Attempts » incite enfin à hiérarchiser des faits que l’auteur avait coulés dans la masse de son ouvrage de 1973. Son expérience de la situation politique en Argentine où elle a entrepris un voyage quasi initiatique en 1968, son militantisme féministe, son engagement à gauche, tout comme ses souvenirs liés à l’Art Workers Coalition et au Guerrilla Art Action Group sont des axes désormais privilégiés par un auteur qui tente à travers cet essai de souligner à quel point les chamboulements dus à l’art conceptuel étaient, certes « indirectement » dans la grande majorité des démarches nord-américaines et européennes, liés (voir note 12 et infra) aux bouleversements socioculturels de la deuxième moitié des années 1960. Lippard s’appuie à ce titre sur quelques exemples lui permettant d’étayer plus concrètement sa lecture politique de l’art conceptuel et convoque l’œuvre de l’Uruguayen Luis Camnitzer afin d’illustrer son propos.

13 Camnitzer, indépendamment de son œuvre à proprement parler, marqua les histoires de l’art conceptuel en co-assurant avec Jane Farver et Rachel Weiss le commissariat et la direction du catalogue de l’exposition Global Conceptualism : Points of Origin, 1950s-1980s présentée en 1999 au Queens Museum of Art de New York (Global Conceptualism, 1999). Manifestation majeure, celle-ci ne se contente plus de « ressasser » une histoire de l’art conceptuel, fût-elle mise en perspective, « officielle ». Le projet de Camnitzer, Farver et Weiss défie en effet la conception canonique que l’on pouvait avoir d’un phénomène principalement européen et new-yorkais répondant grosso modo à une fourchette chronologique allant de 1965 à 1975 et dont les protagonistes, tout comme les pères fondateurs, étaient, à quelques variations interprétatives près, extraits du même organigramme. La lecture proposée par les trois commissaires se veut globalisante et

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substitue à l’axe New York-Europe de l’Ouest une profusion de « points d’origine » les incitant d’une part à opposer un refus catégorique à toute conception formaliste non pas de l’histoire de l’art conceptuel mais, nous reviendrons sur cette distinction, du « conceptualisme », et d’autre part à démultiplier les récits et ouvertures18. Ceux-ci sont aussi bien d’ordre géographique que chronologique, « deux vagues d’activités » étant proposées : une première s’étalant de 1950 à 1973 et une seconde de 1975 aux années 1980. Intimement lié aux répercussions de la guerre froide et de sa bipolarité idéologique, à l’émergence d’un Tiers-Monde et à la fin des empires coloniaux, le conceptualisme serait selon les auteurs l’un des épiphénomènes parmi d’autres d’une série de mutations qui connaîtra son point d’acmé autour de 1968 : « La première vague de l’art conceptuel qui se développa durant cette période au Japon, en Europe de l’Ouest et de l’Est, en Amérique Latine, aux États-Unis, au Canada et en Australie répondait et participait aux massives transitions sociales et politiques en remettant en question les idées sous-jacentes de l’art et de ses systèmes institutionnels » (Global Conceptualism, 1999, p. VIII)19. Quant à la seconde vague inaugurée par les décès de Mao et de Brejnev, elle coïncidera avec la fin de la guerre froide. « Comme auparavant », notent les commissaires, « le besoin de répondre de toute urgence aux conditions sociales et politiques encouragea les artistes de l’Union Soviétique, de la Corée du Sud, de la Chine et de parties de l’Afrique à abandonner des pratiques artistiques formalistes et traditionnelles au profit d’un art conceptualiste » (ibid.)20. L’approche de Camnitzer, Farver et Weiss est d’autant plus enrichissante qu’elle superpose à une conception globalisante du conceptualisme des grilles de lectures régionalistes, s’attachant ainsi à « différencier » les pratiques qui ont émergé tout au long de ces deux vagues : « Bien qu’inévitablement connecté à un système complexe de raccords globaux, ces mouvements conceptuels étaient aussi clairement aiguillonnés par l’urgence des conditions et histoires locales. Il est important de souligner que la lecture du ‘globalisme’ qui nourrit ce projet est hautement différenciée et que les localités sont raccordées de manière cruciale sans pour autant se plier à un ensemble de circonstances et de réponses homogènes. Notre ambition est de tracer une carte comportant plusieurs centres et divers points d’origine dans lesquels les événements locaux sont déterminants » (ibid.)21.

14 Reste à savoir dans quelle mesure une telle expansion de la marge interprétative de l’art conceptuel peut encore servir une cause déjà suffisamment fragilisée par une absence de socle homogène. Une telle extensibilité du propos ne risque-t-elle pas en effet d’asphyxier ce champ de recherche ? La lecture proposée par Camnitzer, Farver et Weiss a, au contraire, ceci de remarquable, voire de perspicace : elle ne se résume non pas à l’art conceptuel, dont elle cherche finalement à esquiver les nombreux pièges et apories, mais au conceptualisme. « Il est important », notent-ils, « d’établir une distinction entre l’art conceptuel en tant que terme utilisé afin de désigner une pratique qui s’est développée dans le sillage du minimalisme, et le conceptualisme […]. [Celui-ci] témoigne d’une attitude plus vaste résumant un large éventail d’œuvres et de pratiques qui, en réduisant radicalement le rôle de l’objet d’art, ont renégocié les possibilités de l’art vis-à-vis des réalités sociales, politiques et économiques à partir desquelles elles ont été réalisées » (Global Conceptualism, 1999, p. VIII)22. La distinction opérée n’en demeure pas moins un moyen de réinterpréter l’art conceptuel à la lumière du conceptualisme, de le dissocier de son spectre minimaliste et d’accentuer une interdisciplinarité se caractérisant par son ouverture à, entre autres, la linguistique, la philosophie et la sociologie.

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15 L’un des axes de réinterprétation touche bien entendu à la question de la dématérialisation, envisagée par les auteurs à travers une lecture allant bien au-delà d’une conception a-rétinienne et non-objectuelle postduchampienne. La dématérialisation ne saurait se résumer à une histoire de la disparition progressive de l’objet d’art. Car si cette disparition constitue l’une de ses répercussions, « la dématérialisation est devenue [aussi] un outil pour approcher la création artistique d’une manière plus adaptée aux intérêts visant à fusionner l’art et la vie de tous les jours » (Global Conceptualism, 1999, p. X)23. Le recours à des stratégies dématérialisatrices serait par ailleurs un moyen, pour les artistes menacés par des régimes totalitaires, d’échapper à la censure et de véhiculer en toute souplesse des œuvres d’art à moindre coût. Il en est de même du langage. Rattaché à l’érosion et au dénigrement de la vision dans les propositions nord-américaines et européennes, le recours au langage constituerait pour de nombreux artistes conceptualistes, notamment latino-américains, un véhicule d’information plus à même de sensibiliser le « public » à leurs engagements et revendications majoritairement paraesthétiques : « Pour les artistes conceptualistes, le recours au langage pouvait être un moyen de reconstituer l’œuvre d’art dans un circuit actif/interactif » ; cependant, reconnaissent les auteurs, « malgré ses aspirations démocratiques, le langage particulier employé par les conceptualistes était souvent obscur, élitiste provoquant un court-circuit » (ibid.)24.

16 L’art conceptualiste refléterait donc une pluralité de ramifications, d’excroissances, de variantes mais aussi d’alternatives à un art conceptuel orthodoxe – soit l’axe New York- Europe de l’Ouest – que les commissaires ont bien du mal à ne pas résumer à un pan arc-bouté, pour ne pas dire enlisé dans des considérations et spéculations esthétiques touchant à la définition, l’autonomie et au statut de l’objet d’art. Le point de vue adopté par Camnitzer, Farver et Weiss s’inscrit en conséquence et paradoxalement aussi bien dans la continuité de Buchloh que de Lippard. À l’instar du premier, les auteurs affirment que les artistes conceptuels n’ont pas su dépasser le cadre du monde de l’art, s’exposant pour certains à d’embarrassantes contradictions. Aussi, fidèles aux aspirations de la seconde, s’attachent-ils à une lecture politique et circonstancielle du phénomène, si ce n’est, et la divergence est de taille, que celle-ci s’est concrétisée, à leurs yeux, principalement à travers les expériences extra occidentales et de facto conceptualistes.

17 Conceptuel. Conceptualiste. Soit deux termes qui demeurent malgré tout flous, « élas- tiques », et dont l’interrelation n’est pas exempte de confusions. Car afin d’accréditer leur définition du conceptualisme, les auteurs ont bien été obligés d’interroger les liens consubstantiels le relayant à sa racine conceptuelle. Or ces liens « dialectiques », faits d’attirance et de rejet, d’adhésion et de trahison, de proximité et de distance ne sont pas sans rappeler, aux dires des auteurs, les rapports conflictuels propres aux « transmissions » colonialistes, l’art conceptuel « dominant » étant malgré tout assimilé à une position hégémonique nord-américaine. Leur interprétation « mouvante » de l’art conceptuel, et par extension du conceptualisme, incite enfin Camnitzer, Farver et Weiss à reconnaître que Global Conceptualism ne peut en aucun cas aspirer à une quelconque forme d’exhaustivité dans la mesure où « depuis la fin de la guerre froide, le sud et sud-est de l’Asie, le Moyen-Orient et autres régions se développant rapidement ont vu la montée de politiques identitaires, d’épurations ethniques, de nationalismes et de l’état théocratique. Actuellement, comme d’autres avant eux, les artistes dans ces

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régions ont adopté des pratiques conceptualistes dans leur travail, ouvrant de nouveaux chapitres dans cette histoire en marche » (Global Conceptualism, 1999, p. XI)25.

Impossibles exégèses

18 Trois expositions montées en l’espace de dix ans auront suffi à poser les bases, chancelantes, d’une histoire de l’art conceptuel conjuguée au pluriel. Que cette historisation ait coïncidé avec une récupération institutionnelle en dit évidemment long sur le caractère vulnérable de ce phénomène. Il n’en demeure pas moins que ce triple défrichage a favorisé les axes et mises en perspectives développés à la fin des années 1990 et au début du XXIe siècle. Indépendamment des quelques tentatives vulgarisatrices (GODFREY, 1998 ; OSBORNE, 2002), on mentionnera deux ouvrages collectifs – Rewriting Conceptual Art (NEWMAN, BIRD, 1999) et Conceptual Art Theory, Myth and Practice (CORRIS, 2004) – qui tentent l’un comme l’autre d’embrasser différentes problématiques inhérentes à l’art conceptuel, à sa généalogie et à sa descendance. On y rencontre diverses analyses d’œuvres et d’expositions-clés, des études insistant sur telles ou telles ramifications géographiques et des éclairages thématiques touchant, entre autres, au langage, à la philosophie et aux modes de diffusion du conceptualisme. De là à prétendre que ces différentes études éclaircissent le champ de recherche de l’art conceptuel est un pas que nous n’oserons pas franchir. Rappelons cette évidence : la pluralité d’approches ne fait qu’accentuer l’instabilité de ce phénomène. Dès 1973, Michel Claura notait que « la naissance réelle de l’art conceptuel se situe au moment où ses auteurs, par honte ou stratégie, en rejettent l’étiquette. Le concept d’art conceptuel était certes trop ardu à manier, et pour que ses représentants continuassent à s’épanouir dans l’art, ce qui était dès l’origine leur horizon, il fallait se défendre de cette appellation quelque peu hasardeuse. C’est pourquoi l’art conceptuel tel qu’on le connaît généralement est en fait né du jour où il est retourné à l’innommé ; le jour où l’on a renoncé à le nommer pour continuer à paisiblement (comme d’abord) exploiter ce qu’il recouvrait ; l’art, comme toujours, dans son ignorance (et pas seulement celle de son concept) » (CLAURA, SIEGELAUB, 1973, p. 158). Étant donné que les artistes affiliés à ce phénomène ont été les premiers, exception faite du collectif Art & Language, à rejeter cette étiquette, on mesure par ailleurs à quel point il est malaisé d’associer des noms propres à l’art conceptuel26. Vouloir l’inscrire dans une tradition est évidemment l’un des moyens d’assurer son processus d’historicisation. Aucun historien, ne serait-ce qu’inconsciemment, n’y a renoncé, chacun proposant inlassablement, comme nous avons pu le constater, sa liste d’artistes et sa ou ses généalogies. Aussi, la table ronde organisée par les éditeurs de la revue October le 1er mai 1994 (ALBERRO et al., 1994) autour de la réception de Marcel Duchamp fournit-elle un condensé assez comique, pour ne pas dire cruel, de la relative incompatibilité de l’histoire de l’art et de ses réflexes généalogiques avec le phénomène conceptuel. Or comme l’a assez habilement fait remarquer Daniel Buren27, proche sur ce point de Michel Claura mais aussi du collectif Art & Language et de Joseph Kosuth (voir infra), cette obsession de l’affiliation traduit d’une certaine manière, compte tenu des exigences et aspirations révolutionnaires des artistes de sa génération, la faillite de leurs ambitions. Il n’est donc pas interdit de voir dans les différentes entreprises généalogistes, aussi louables soient-elles28, des tentatives qui, loin d’asseoir l’art conceptuel, ont fini par le trahir irrémédiablement.

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19 L’historien de l’art Alexander Alberro n’échappe pas à cette tentation généalogiste. Coéditeur avec Blake Stimson d’une anthologie critique de l’art conceptuel (ALBERRO, STIMSON, 1999), il reconnaît d’emblée que « compte tenu de la complexité des enchevêtrements généalogiques et des stratégies avant-gardistes qui une fois combinés ont fini par envelopper ce que l’on entend par art conceptuel, il n’est pas surprenant que le conceptualisme du milieu à la fin des années 1960 était un champ contesté composé de pratiques multiples et opposées » (ALBERRO, STIMSON, 1999, p. XVII)29. La préface d’Alberro n’en demeure pas moins un modèle de synthétisation. Y sont tracées les différentes « trajectoires » (l’autoréflexivité moderniste, le « réductionnisme » formel, la négation de l’esthétique personnifiée par Marcel Duchamp et les interrogations « contextuelles ») qui ont, selon lui, préparé le terrain à l’éclosion de l’art conceptuel. Y sont résumés les modèles théoriques, analysées les propositions qui touchent aux contenu et contenant de l’œuvre d’art tout comme les alternatives répondant à un impératif politique plus prononcé (à savoir les ramifications latino- américaines), et évoqués, enfin, les tendances post-conceptuelles qui en prolongent la portée.

20 C’est en 2003 que paraît la publication de la contribution la plus importante d’Alberro aux histoires de l’art conceptuel. Conceptual Art and the politics of publicity (ALBERRO, 2003) est en effet le premier ouvrage d’envergure dédié au phénomène conceptuel qui propose une interprétation envisageant celui-ci à partir d’un angle, non plus exclusivement esthétique ou politique, mais économique. Et ce afin d’en révéler à nouveau les tissus de contradictions. La thèse exposée par Alberro est la suivante : loin de se limiter à un chamboulement des codes esthétiques, l’art conceptuel, de par son caractère dématérialisé, aura recoupé les rouages d’un capitalisme « avancé » tributaire du paradigme économique de l’« informationisation » (« informatization ») emprunté par l’auteur à Michael Hardt et Antonio Negri (HARDT, NEGRI, 2000). Selon ces derniers « le processus de postmodernisation et d’informationisation a été démontré à travers la migration d’une industrie à des emplois de service […]. Ceux-ci se caractérisent généralement par le rôle central joué par la connaissance, l’information, l’affect et la communication. En ce sens, il est courant de qualifier l’économie postindustrielle d’économie informationnelle » (HARDT, NEGRI, 2000, p. 285)30. C’est en la personne du marchand d’art Seth Siegelaub31 que cette mutation va, aux dires d’Alberro, s’opérer. L’historien va dès lors, à partir du rôle incontournable joué par Siegelaub, relire le phénomène à la lumière de stratégies économiques et promotionnelles qui, loin d’en fournir une image décalée et rebelle, démontrent que l’art conceptuel et certains de ses protagonistes, à commencer par Kosuth, ont su, grâce à leur porte-parole, pleinement s’identifier aux transformations du capitalisme occidental. La manipulation et le contrôle de la publicité, l’utilisation de mass media et de technologies de communication sont en effet indissociablement liées à l’art conceptuel. Encore fallait-il qu’un historien de l’art accomplisse le tour de force de les désolidariser de leurs strictes implications esthétiques pour les associer à un capitalisme auquel les artistes conceptuels prétendaient vouloir échapper.

21 Comme nous avons pu le constater, les histoires de l’art conceptuel forment un ensemble hétérogène et précaire. Aux relectures et révisions dues aux protagonistes et

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témoins de cette aventure se sont en effet greffés des regards rétrospectifs témoignant d’une réceptivité à des perspectives insoupçonnées et refoulées. La résistance de l’art conceptuel à toute récupération historicisante, fût-elle équivoque, n’en est que renforcée. Là réside de toute évidence l’une de ses « réussites ». Réussites ayant permis de contrecarrer le sentiment partagé par nombre de ses protagonistes, comme quoi l’art conceptuel aurait échoué32. Comme le précisent Michael Baldwin, Charles Harrison et Mel Ramsden du collectif Art & Language), l’art conceptuel a su tirer profit de son statut « radicalement incomplet » (ART & LANGUAGE, [1995] 1999, p. 444)33 et résister ainsi à « (sa propre) histoire » (ibid., p. 445)34. L’indocilité de l’art conceptuel aurait même selon Kosuth plongé l’histoire de l’art dans une crise touchant à sa propre signification (KOSUTH, [1996] 1999, p. 460)35. Néanmoins, l’intérêt suscité par une ère inaugurée par des propositions dites néoconceptuelles, préfigurées par des pratiques post- conceptuelles, devrait logiquement encourager de nouvelles générations d’historiens de l’art à se pencher sur ce phénomène. Ceux-ci ne manqueront pas de prolonger les opérations d’exhumation de figures jusqu’ici marginalisées par les discours officiels. Et d’inscrire des noms, à l’image de Mierle Laderman Ukeles, Mary Kelly, Martha Rosler, Rosemarie Castoro, mais aussi et Lee Lozano, dans une constellation conceptuelle qui s’est considérablement enrichie ces dernières années36. Car si les « défenses » de l’art conceptuel demeurent malgré tout saillantes, rien, n’en déplaise aux gardiens du temple, ne saurait entraver les inéluctables processus d’historicisation. Reste à savoir si ceux-ci contribueront à clarifier sa situation. Ou au contraire à enterrer définitivement ce phénomène plus que jamais indéfinissable.

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– WOLLEN, 1999 : Peter Wollen, « Mappings: Situationists and/or Conceptualists », dans NEWMAN, BIRD, 1999, p. 27-46.

NOTES

1. Phrases extraites d’une table ronde organisée le 1 er mai 1994 par les éditeurs de la revue October (ALBERRO et al., 1994, p. 143). 2. Mel Bochner et Sol LeWitt sont deux artistes dont les trajectoires sont intimement liées à l’art conceptuel. Mel Bochner a organisé une exposition collective – Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to be Viewed as Art (School of Visual Arts Gallery, New York, 1966) – se résumant à quatre classeurs comportant respectivement cent photocopies de documents « pas nécessairement artistiques » (dessins préparatoires, brouillons, diagrammes) glanés auprès d’artistes de sa génération. Il s’agit du premier Xeroxbook conceptuel, à savoir une « exposition » sous forme d’ouvrage(s) ne s’articulant pas autour d’œuvres originales mais de simples photocopies. Quant à Sol LeWitt il est l’auteur des « Paragraphs on Conceptual Art » (LEWITT, 1967) et des « Sentences on Conceptual Art » (LEWITT, 1969). 3. « The term Conceptual Art created more problems than it solved » (BOCHNER, 2007, p. 101). 4. J’ai pris le parti de ne pas proposer dans cette étude historiographique ma définition de l’art conceptuel afin de ne pas « figer » mon propos. Les lecteurs non initiés peuvent toutefois se référer à la définition sommaire qu’en donne Lucy Lippard (voir n. 17). C’est dans une même optique de distanciation et afin de ne pas alimenter de polémique qu’aucune liste d’artistes ne sera déclinée. Aussi leurs monographies et écrits ne figureront-ils pas, à quelques entorses près, dans la bibliographie. Exception faite des deux artistes précités, les créateurs mentionnés plus loin seront toujours placés dans leurs contextes bibliographiques. Il va sans dire que les illustrations retenues traduisent des choix dont j’assume la subjectivité. 5. Ne seront pas mentionnés dans cet état de la recherche les essais et articles antérieurs à cette date, ceux-ci échappant à toute forme de recul critique. Se reporter concernant cette période à l’anthologie établie par Alexander Alberro et Blake Stimson (ALBERRO, STIMSON, 1999). 6. « Focused on so-called conceptual or information or idea art with mentions of such vaguely designated areas as minimal, antiform, systems, earth, or process art, occuring now in the Americas, Europe, England, and Asia » (LIPPARD, 1973, couverture). 7. Les conceptuels opposeront aux cultes de l’originalité et de l’opticalité de l’œuvre d’art des propositions témoignant de simulacres et de stratégies de reproduction marginalisant l’impératif « rétinien » qui avait servi de fil conducteur à toutes les mouvances précédentes, l’antécédent Duchamp mis à part. Il n’empêche : la transgression des paramètres modernistes donnera lieu à un épilogue conceptuel reflétant des liens congénitaux complexes, voire selon certains

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commentateurs (par exemple Benjamin Buchloh dans Art Conceptuel, 1989) contradictoires avec cet héritage. 8. « A piece of paper or a photograph is as much an object, or as ‘material’, as a ton of lead » (LIPPARD, 1973, p. 5). 9. « Time itself, space, nonvisual systems, situations, unrecorded experience, unspoken ideas and so on » (ibid.). 10. Citons les expositions January 5-31 (New York, McLendon Building), Op losse Schroeven: Situaties en Cryptostructuren (Amsterdam, Stedelijk Museum), When Attitudes Become Form (Bern, Kunsthalle), Number 7 (New York, Paula Cooper Gallery), July-August-September (localités diverses), 557,087 (Seattle, Art Museum), Prospect 69 (Düsseldorf, Kunsthalle), Art by Telephone (Chicago, Museum of Contemporary Art) et Konzeption/Conception (Leverkusen, Städtische Museum). Quant aux publications, mentionnons le premier numéro de la revue Art-Language: The Journal of Conceptual Art (publié à Coventry en mai 1969), « Art after Philosophy » de Joseph Kosuth (KOSUTH, 1969) et la « Mise en garde » de Daniel Buren (BUREN, 1969). 11. « The people who buy a work of art they can’t hang up or have in their garden are less interested in possession. They are patrons rather than collectors. That’s why all this seems so inapplicable to museums, because museums are basically acquisitive » (LIPPARD, 1973, p. 8). 12. « Hopes that ‘conceptual art’ would be able to avoid the general commercialization, the destructively ‘progressive’ approach to modernism were for the most part unfounded. It seemed in 1969 (see Preface) that no one, not even a public greedy for novelty, would actually pay money [...] for a xerox sheet referring to an event past or never directly perceived, a group of photographs documenting an ephemeral situation or condition, a project for work never to be completed, words spoken but not recorded; it seemed that these artists would therefore be forcibly freed from the tyranny of a commodity status and market-orientation. Three years later, the major conceptualists are selling work for substantial sums here and in Europe; they are represented by (and still more unexpected-showing in) the world’s most prestigious galleries. Clearly, whatever minor revolutions in communication have been achieved by the process of dematerializing the object (easily mailed work, catalogues and magazine pieces [...]), art and artist in a capitalist society remain luxuries » (LIPPARD, p. 263). 13. « For the most part, the artists have been confined to art quarters, usually by choice. As yet the ‘behavioral artists’ have not held particularly rewarding dialogues with their psychologist counterparts, and we have no feedback on the Art-Language group from the linguitic group they emulate » (ibid.). 14. « En l’absence de qualités spécifiquement visuelles et par suite du manque de distinctions possibles fondées sur une compétence artistique d’ordre manuel, tous les critères traditionnels du jugement esthétique – le goût ou la connaissance – ont été programmatiquement vidés de toute raison d’être, et la définition de l’esthétique devient en fait une affaire d’ordre linguistique et de conventions de langage, ainsi qu’un contrat légal et un discours institutionnel (un discours de pouvoir plutôt que de goût) » (BUCHLOCH, 1989, p. 29). 15. « There has been a lot of bickering about what Conceptual art is/was; who began it; who did what when with it; what its goals, philosophy, and politics were and might have been. I was there, but I don’t trust my memory. I don’t trust anyone else’s either. And I trust even less the authoritative overviews by those who were not there » (LIPPARD, 1995, p. 17). 16. Une critique similaire sera adressée par Seth Siegelaub – nous reviendrons plus loin sur cette figure-clé – à Buchloh auquel il reproche de ne pas avoir tenu compte des contextes politique et social, selon le premier, indissociablement liés à l’art conceptuel : « Malgré ses revendications et occasionnelles références prétendant le contraire, l’essai de Buchloh est formaliste et idéaliste, une sorte d’‘histoire de l’art en tant qu’histoire de l’art en tant qu’histoire de l’art’ tautologique qui n’a peu, voire aucun lien avec la période historique, tant sociale, économique et culturelle, qu’elle a pour ambition de décrire. Alors que l’essai prétend traiter de la production artistique

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entre 1962 et 1969, il est difficile d’imaginer que l’on puisse ne pas mentionner, ne serait-ce que dans une note de bas de page, par exemple les événements de mai 1968 ou la guerre du Vietnam, qui marquèrent la période et même le monde de l’art » (« Despite claims and occasional references to the contrary, Buchloh’s text is a formalistic and idealistic one, a sort of tautological ‘art history as art history as art history’, which has little, if any relationship to the social, economic, or cultural, i.e., historical period which it pretends to describe. Although the text claims to deal with the production of art between 1962 and 1969, it is hard to imagine how one can deal with that period without mentionning, even in a passing footnote, for example, May ’68 or the U.S. War in Vietnam, which marked the period, even the art world », SIEGELAUB, 1991, p. 155). On notera toutefois que Siegelaub fut le premier à ne pas mentionner ces données contextuelles dans un article consacré à l’art conceptuel, co-écrit sous forme de « faux » dialogue avec Michel Claura (CLAURA, SIEGELAUB, 1973). 17. « Conceptual art, for me, means work in which the idea is paramount and the material form is secondary, lightweight, ephemeral, cheap, unpretentious, and/or ‘dematerialized’ » (LIPPARD, 1995, p. 17). 18. On décèle l’amorce d’une lecture globalisante de l’art conceptuel aussi bien chez Lippard que chez Siegelaub : « Le début de l’art conceptuel est unique, parce qu’il est apparu simultanément à travers le monde […]. L’art conceptuel fut probablement le premier mouvement artistique qui n’ait pas de centre géographique » (CLAURA, SIEGELAUB, 1973). 19. « The first wave of conceptual, idea-based art developed during this time in Japan, Western and Eastern Europe, Latin America, the U.S., Canada, and Australia, responded to and participated in these massive social and political transitions by calling into question the underlying ideas of art and its institutional systems » (Global Conceptualism, 1999, p. VIII). 20. « As before, the need for an urgent response to social and political conditions encouraged artists in the Soviet Union, South Korea, China, and parts of Africa to abandon formalist or traditional art practices for conceptualist art » (ibid.). 21. « While inevitably connected by a complex system of global linkages, these conceptualist movements were also clearly spurred by urgent local conditions and histories. It is important to emphazise that the reading of ‘globalism’ that informs this project is a highly differentiated one, in which localities are linked in crucial ways but not subsumed into a homogenized set of circumstances and responses to them. We mean to denote a multicentered map with various points of origin in which local events are crucial determinants » (ibid.). 22. « It is important to delineate a clear distinction between conceptual art as a term used to denote an essentially formalist practice developed in the wake of , and conceptualism [...] Conceptualism was a broader attitudinal expression that summarized a wide array of works and practices which, in radically reducing the role of the art object, reimagined the possibilities of art vis-à-vis the social, political, and economical realities within which it was being made » (ibid.). 23. « Dematerialization became a tool to approach artmaking in a way that was more adaptable to the interests of merging art and daily life » (ibid.). 24. « Despite such democratizing aspirations, the particular language employed by conceptualists was often obscure, elite, or otherwise not complelling to the intended audience, causing a short circuit » (Global Conceptualism, 1999, p. X). 25. « Since the end of the Cold War, South and Southeast Asia, the Middle East, and other rapidly developing areas have seen the rise of identity politics, ethnic cleansing, nationalism, and the theocratic state. Currently, like others before them, artists in these regions are adopting conceptualist practices in their work, opening new chapters in this ongoing history » (Global Conceptualism, 1999, p.XI). 26. Consulter à ce titre le dossier constitué par Seth Siegelaub, Marion et Roswitha Fricke (FRICKE, SIEGELAUB, 2004, p. 73 et 75).

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27. Se reporter à la réponse de Daniel Buren dans FRICKE, SIEGELAUB, 2004, p. 73 et 75. 28. Je pense notamment aux travaux de Thomas McEvilley (MCEVILLEY, 2005) visant à réhabiliter des proto-conceptuels, à l’image de François Morellet ou , souvent ignorés par les historiens de l’art anglo-saxons. 29. « Given the complexity of genealogical strands and avant-garde strategies that combined to comprise what came to be referred to as conceptual art, it is not surprising that conceptualism during the mid to late 1960s was a contested field of multiple and opposing practices » (ALBERRO, STIMSON, 1999, p. XVII). 30. « The process of postmodernization or informatization has been demonstrated through the migration from industry to service jobs [...]. They are characterized in general by the central role played by knowledge, information, affect, and communication. In this sense many call the postindustrial economy an informational economy » (HARDT, NEGRI, 2000, p. 285, cité dans ALBERRO, 2003, p. 171, n. 5). 31. Siegelaub va ouvrir sa première galerie à l’âge de vingt-trois ans en 1964 avant de se retirer du monde de l’art en 1971, à quelques réapparitions près. Marchand, conseiller, promoteur, commissaire d’expositions au caractère mythique et directeur d’ouvrages, il a été sans aucun doute l’entrepreneur majeur de l’art conceptuel. Précisons qu’il ne se reconnaît absolument pas dans l’interprétation proposée par Alberro, prétendant que sa trajectoire conceptuelle ne répondait à aucune stratégie mûrement réfléchie. Ce rejet m’a été signifié aussi bien par Siegelaub dans un entretien qu’il m’a accordé en avril 2007 à Amsterdam que par l’historien lors d’une rencontre à Paris en juin 2007. 32. Ce sentiment d’échec est partagé notamment par Ian Burn et Victor Burgin : « La chose la plus significative dont peut être crédité l’art conceptuel est qu’il a échoué. Au regard de son développement, il a échoué à satisfaire certaines attentes et idéaux initiaux, et ses buts étaient à bien des égards inatteignables » (« The most significant thing that can be said to the credit of Conceptual Art is that it failed. In terms of its development, it failed to fulfil certain initial expectations and ideals, and its goals were in many ways unattainable », (BURN [1981] 1999, p. 402). « L’art conceptuel original est une avant-garde qui a échouée » (« The original conceptual art is a failed avant-garde », BURGIN, [1988] 1999, p. 430). 33. « What is interesting about (some) Conceptual Art (and what makes Conceptual Art interesting) is that it is radically incomplete » (ART & LANGUAGE, [1995] 1999, p. 444). 34. « What is intersting about some Conceptual Art is its resistance to (its own) history » (ibid., p. 445). 35. « Paradoxically, it is some recent writing on this movement which has now brought art- historical writing into a crisis of meaning of its own » (KOSUTH, [1996] 1999, p. 460). 36. Se reporter à ce propos à ALBERRO, BUCHMANN, 2006. Notons que Kelly, Rosler et Lozano étaient présentées dans le cadre de la Documenta XII de Kassel (2007).

RÉSUMÉS

Peut-on parler d’une histoire de l’art conceptuel ? Au regard des différents récits et axes interprétatifs qui se sont greffés sur cet objet d’étude, il semble désormais acquis que nul ne saurait conjuguer celle-ci au singulier. Or cette déclinaison multiple a rapidement porté atteinte à la discutable homogénéité d’un phénomène qui a fini par être enseveli par le caractère

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profondément divergent de ses exégèses. En effet, loin d’enrichir la connaissance de l’art conceptuel, la somme des lectures a eu pour conséquence d’en neutraliser toute lisibilité. De Lucy Lippard à Alexander Alberro, seront analysées et remises en perspective les contributions d’auteurs, à commencer par celles figurant dans des catalogues d’expositions-clés, qui ont su porter sur ce phénomène des regards tantôt nostalgiques, hagiographiques mais aussi démystificateurs. La question qu’on serait dès lors tenté de se poser est la suivante : L’art conceptuel a-t-il réellement existé ?

Is it possible to speak of a history of conceptual art? An examination of the diverse narratives and angles of interpretation applied to the study of conceptual art seems to reveal that its history cannot be treated in the singular. The multiplication of interpretations has rapidly undermined the already questionable homogeneity of a phenomenon which has been overwhelmed by the profoundly divergent character of its exegeses. Far from enriching our knowledge of conceptual art, the sum total of these readings has had the effect of neutralizing its legibility. From Lucy Lippard to Alexander Alberro, the contributions of various authors will be analyzed and reevaluated, beginning with those published in the catalogues of landmark exhibitions, which bring to the phenomenon of conceptual art visions ranging from nostalgic to hagiographic to demystifying. In light of these circumstances, it is tempting to ask the following question: did conceptual art ever really exist?

Kann man von einer Geschichte der Konzeptkunst sprechen? In Anbetracht der verschiedenen narrativen und interpretativen Ansätze, die diesen Forschungsgegenstand umkreisen, scheint es nunmehr obsolet, von einer Geschichte in der Einzahl zu sprechen. Allerdings haben diese vielseitigen Ansätze dazu geführt, die durchaus zweifelhafte Homogenität eines Phänomens anzugreifen, welches letztendlich in der Masse der zutiefst voneinander abweichenden Auslegungen begraben wurde. In der Tat hatte die Summe der verschiedenen Kommentare zur Folge, die Lesbarkeit der Konzeptkunst aufzuheben, anstatt die Kenntnisse über sie zu erweitern. In diesem Artikel werden die unterschiedlichen Autorenbeiträge, von Lucy Lippard bis Alexander Alberro, analysiert und kontextualisiert. Dabei wird mit den in den einschlägigen Ausstellungskatalogen publizierten Texten angefangen, die mal einen nostalgischen, mal einen hagiografischen, aber auch aufklärenden Blick auf dieses Phänomen werfen. Die Frage, die sich dementsprechend aufzwingt, ist die folgende: Hat die Konzeptkunst wirklich existiert?

Si può parlare di una storia dell’arte concettuale? Se si tiene conto delle diverse esposizioni e linee interpretative che si sono susseguite riguardo questo oggetto di studi, sembra ormai assodato che nessuno oserebbe parlarne al singolare. Questa declinazione molteplice ha rapidamente intaccato la già discutibile omogeneità di un fenomeno che ha finito per essere sopraffatto dal carattere profondamente divergente delle sue stesse interpretazioni. In effetti, lungi dall’arricchire la conoscenza dell’arte concettuale, l’insieme delle diverse letture ha avuto come conseguenza quella di annientarne ogni leggibilità. Da Lucy Lippard a Alexander Alberro, saranno analizzati e rimessi in prospettiva i diversi contributi d’autore, a partire da quelli che figurano nei cataloghi delle grandi mostre, che hanno osservato questo fenomeno con sguardi nostalgici, agiografici e persino mistificatori. Il quesito che vorremmo porre è dunque il seguente: l’arte concettuale è realmente esistita?

¿ Se puede hablar de una retrospectiva del arte conceptual ? Respecto a los distintos relatos y ejes interpretativos que se ejercitaron conjuntamente sobre este objeto de estudio, parece en adelante adquirido que nadie podría conjugar aquella en singular. Ahora bien, esta declinación múltiple afectó rápidamente a la discutible homogeneidad de un fenómeno que terminó por ser sepultado por el carácter profundamente divergente de sus exégesis. En efecto, lejos de enriquecer el conocimiento del arte conceptual, la suma de las lecturas tuvo por consecuencia de

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neutralizar toda legibilidad. De Lucy Lippard a Alexander Alberro, se analizarán y volverán a poner en perspectiva las contribuciones de autores, a comenzar por las que figuran en catálogos de exposiciones clave, que supieron considerar este fenómeno con una mirada a veces nostálgica, hagiográfica y también demistificadora. La cuestión que uno inclinaría por lo tanto a plantearse es la siguiente : ¿ Existió realmente el arte conceptual ?

INDEX

Index géographique : Europe, États-Unis Mots-clés : art conceptuel, conceptualisation, interprétation, historicisation, historiographie, histoires de l'art conceptuel Keywords : conceptual art, conceptualizing, interpretation, historicising, historiography, conceptual art histories Index chronologique : 1900

AUTEURS

ERIK VERHAGEN

Maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Valenciennes. Ses recherches portent sur l’art des années 1960 à aujourd’hui. Il est l’auteur de plusieurs essais et articles consacrés à cette période et vient de publier une monographie sur l’œuvre de l’artiste néerlandais Jan Dibbets.

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XXe-XXIe siècles

Actualité

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Les nouveaux territoires des arts décoratifs et du design

Stéphane Laurent

RÉFÉRENCE

Nancy J. Troy, Couture Culture. A Study in Modern Art and Fashion, Cambridge/Londres, MIT Press, 2003. 438 p., 149 fig. en n. et b. ISBN : 978-0262-20140-7 ; 25 €. Hélène Guéné, Décoration et haute couture. Armand-Albert Rateau pour Jeanne Lanvin, un autre art déco, Paris, Les Arts décoratifs, 2006. 256 p., 150 fig. en n. et b., 100 fig. en coul. ISBN : 978-2901-42287-7 ; 45 €. The Eames Lounge Chair. An Icon for Modern Design, Martin Heidelberg, Thomas Hine, Pat Kirkham éd., (cat. expo., New York, Museum of Arts and Design, 2006/Grand Rapids, Grand Rapids Art Museum, 2006/Dearborn, The Henry Ford Museum, 2007), Grand Rapids/Londres/New York, 2006. 192 p., 250 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-1858-94302-2 ; 45 €. Victor Margolin, The Politics of the Artificial. Essays on Design and Design Studies, Chicago, The University of Chicago Press, 2002. 274 p., 71 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-226-50504-6 ; 23 €.

1 Dans les pays anglo-saxons d’abord depuis plus d’un quart de siècle, en France ensuite depuis une dizaine d’années, l’histoire générale des styles, du costume, du design industriel et des objets d’art a cédé la place à de nouveaux développements. Pour les spécialistes versés dans ces domaines, il s’est agi avant tout d’utiliser les méthodes en vigueur dans les sciences historiques afin de faire reconnaître la légitimité d’un nouvel espace de recherche. En effet, longtemps tiraillé entre, d’une part, une conception formaliste visant à l’identification des objets et, d’autre part, une ouverture vers les sciences humaines et l’histoire des techniques, ce territoire a peiné à trouver ses marques. De mieux en mieux intégré à la discipline de l’histoire de l’art, il livre des résultats qui, s’ils présentent encore des faiblesses et des contradictions, ouvrent des

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perspectives intéressantes. Un choix de publications récentes nous donne l’occasion de dresser un état des lieux.

Couture, décor, culture

2 Publiés à quelques années d’intervalle, l’ouvrage de Nancy J. Troy, professeur d’histoire de l’art à l’University of Southern California, et celui d’Hélène Guéné, professeur émérite d’histoire de l’art à l’Université Lyon-II, se penchent l’un et l’autre sur les rapports entre la haute couture et les arts décoratifs en France au début du XXe siècle. Leur approche respective de la question se révèle suffisamment différenciée pour permettre de comprendre les méthodologies d’investigation employées tant en France qu’aux États-Unis.

3 Le livre de N. Troy s’inscrit dans une suite de travaux sur les courants de l’art moderne du début du XXe siècle. Toutefois, contrairement à ses études précédentes, en particulier sur les artistes décorateurs1, le propos se veut ici à la fois plus problématisé, plus précis et plus ambitieux : l’auteur entend en effet montrer qu’au moment de la Première Guerre mondiale, des relations étroites se sont nouées entre les mouvements d’avant-garde et la sphère de la haute couture, au point que la production des artistes est entrée dans une « logique de la mode », au même titre qu’un vêtement féminin. On assiste alors au basculement d’un monde de création individuelle, épris d’originalité, vers une logique de la copie et de la reproduction. Concernant la mode, pareille mutation était destinée à répondre aux besoins d’une société de consommation naissante incarnée par la demande des grands magasins. Toutefois, elle soulève en retour des problèmes de propriété artistique et menace la position du créateur. Un scénario similaire se produit dans le monde des beaux-arts : les cubistes « authentiques » (Pablo Picasso et Georges Braque) sont confrontés à des imitateurs, les fameux « cubisteurs » de Montparnasse. Le mouvement de convergence entre le marché et la création artistique s’avère en fait inéluctable, comme l’indiquent les rapports étroits qu’entretiennent à cette époque le théâtre et les défilés de haute couture ou bien encore la culture classique avec celle de l’orientalisme. Prise pour exemple emblématique, la figure de Paul Poiret manifeste un tiraillement entre l’héritage d’une tradition de savoir-faire artisanaux français et la conquête du marché de masse, comme le montre la collection qu’il dessine en 1916-1917 pour les États-Unis. Ainsi, le couturier n’hésite pas à endosser le rôle d’artiste afin de mieux séduire une clientèle fortunée.

4 Afin d’étayer son argumentation, Nancy Troy puise dans les riches ressources des dépliants, catalogues, magazines de mode et de spectacles de la Belle Époque et des années folles, émaillant son propos de citations et de photographies pittoresques et séduisantes en noir et blanc. C’est une méthode dont elle avait déjà judicieusement usé dans son ouvrage précédemment cité. Elle livre des informations inédites sur le milieu des praticiens et les contacts qu’ils peuvent établir entre eux. Cette question de la convergence entre les différents acteurs de la création constitue sans doute un des apports les plus précieux de l’ouvrage, d’autant qu’il approfondit une problématique déjà abordée par l’auteur dans sa précédente publication2. De fait, l’analyse globale du phénomène se dresse contre une segmentation des études historiques par genres (histoire de la peinture/histoire du costume) afin de rétablir la réalité d’un courant artistique qui dépasse les clivages arts mineurs/arts majeurs. Si le combat idéologique

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n’est pas nouveau, il est revisité ici à l’aide de préoccupations actuelles, voire en devenir. Car ce ne sont point les gender studies qui sont convoquées mais bien plutôt une histoire matérielle de l’art au travers des dimensions économique, sociale, politique, législative et culturelle que revêt l’objet d’étude. Ainsi relativisée et étendue à l’analyse d’autres pratiques de l’art, l’histoire des arts décoratifs se trouve dotée d’une nouvelle force de légitimation. Il serait intéressant d’appliquer ce modèle méthodologique à d’autres temps des arts.

5 Bien différent est le type d’approche développée par Hélène Guéné. Publié à l’occasion de la réouverture du Musée des arts décoratifs, ce « beau livre », illustré d’une iconographie complète, étaye une pièce maîtresse des collections : la décoration intérieure de l’appartement de l’hôtel particulier de la couturière Jeanne Lanvin exécutée à Paris, rue Barbet-de-Jouy, par l’ensemblier Armand-Albert Rateau. Il retrace une collaboration qui a abouti, entre 1920 et 1925, au décor du Théâtre Daunou, à l’aménagement des boutiques Jeanne Lanvin, de l’hôtel particulier de la styliste de mode et de ses deux maisons de campagne, et enfin du Pavillon de l’élégance où se trouvaient présentés les modèles des plus grands couturiers de l’époque pendant l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925. D’une certaine manière, le mode d’analyse et de rédaction employé par H. Guéné est caractéristique de nombre de travaux de recherches français en histoire de l’art en général et en histoire des arts décoratifs en particulier. Il procède d’un récit historique savant, fondé sur l’analyse systématique d’une abondante documentation empirique. Celle-ci a été collectée après des investigations exhaustives sur les sources, la bibliographie et l’iconographie, bien que l’on puisse regretter que des emprunts aient été faits dans les notes sans que les sources soient citées. Le plan se construit logiquement : après avoir présenté l’association des deux protagonistes, il restitue l’évolution de celle-ci, tout en prenant soin d’éclairer et de décrire en détail chacun des aménagements, avec leur mobilier, leurs ornements, leur équipement. Le temps dans l’œuvre est pris en compte scrupuleusement afin d’examiner la genèse des projets et les différentes phases de leur réalisation. L’auteur établit de nombreux rapprochements, souvent fins et pertinents, sur les influences qu’a subies le décorateur. Stuc, fer forgé, broderie, coloration vive apparaissent comme les techniques de prédilection, au même titre que les motifs zoomorphes et végétaux inspirés d’une antiquité exotique, rarement utilisée en arts décoratifs (reliefs assyriens, objets étrusques), d’autant qu’elle exploite les dernières découvertes archéologiques (trésor de Toutankhamon). H. Guéné pousse même l’analyse jusqu’à la comparaison – il est vrai quelque peu attendue – entre l’imaginaire de chacun des créateurs, autrement dit les relations entre les décors et les ornements de Rateau, et les robes « de style » de sa commanditaire. Il en résulte un sens de l’unité des formes et des techniques. Le mobilier est ainsi conçu par cet ancien élève de l’École Boulle en parfaite harmonie avec les intérieurs.

6 Célébrant l’esthétique des réalisations, le propos souffre d’un recul critique. Méticuleux à l’excès, il confine à l’exercice d’érudition et de curiosité, non seulement sur l’architecture et les œuvres, mais aussi sur la double biographie. C’est sans doute ce dernier aspect qui aurait pu fournir la problématisation qui fait défaut : la connaissance du milieu social, culturel et économique dans lequel évoluent Jeanne Lanvin et Armand-Albert Rateau ne laisse pas de poser des questionnements sur la naissance et le succès du mouvement art déco. L’ensemblier, par son style archaïsant et volontiers chargé, qui établit un équilibre entre historicisme et simplification des formes, n’appartient-il pas à une tendance décorative issue du XIXe siècle à l’instar de Georges

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Hoentschel, auteur du Pavillon de l’Union centrale des arts décoratifs à l’Exposition universelle de 1900 ? Son succès éphémère, qui relève d’une collaboration aussi courte qu’intense, n’est-il pas caractéristique d’un mécanisme qui rend désormais les tendances décoratives tributaires d’un cycle de mode ?

Écrire l’histoire du design

7 Célébrant le cinquantième anniversaire du fameux fauteuil Lounge conçu par les époux Charles et Ray Eames, une publication collective sous forme de catalogue d’exposition offre une monographie approfondie sur l’une des icônes du design du XXe siècle. Commercialisé en 1956 par l’entreprise de mobilier Herman Miller après de longues années de mise au point, ce siège, qui revisite la duchesse brisée, permet aux auteurs de s’interroger sur les raisons d’un tel impact culturel. Formé d’un fauteuil et d’une « ottomane » (en réalité, un repose-pieds surélevé) tout deux pivotants, il a été conçu pour un marché élargi. Constitué d’un piétement en aluminium, d’un rembourrage en cuir noir fixé sans couture apparente à une structure en contreplaqué cintrée revêtue de bois de rose tel un meuble à l’ancienne, il allie « design organique », caractéristique du goût des années 1950, et plasticité élégante à un sens du confort sophistiqué. Une des grandes originalités est d’avoir fixé l’appui-tête ainsi que le dossier à un point d’ancrage ramené au niveau de l’accotoir, ce qui permet de suspendre en l’air la partie arrière et de l’incliner pour plus de confort, d’autant que l’assise est exceptionnellement basse. Entrepreneur gagné à la cause du modernisme, Dirk Jan DePree, le président d’Herman Miller, a fait évoluer la production de son entreprise du Michigan : après avoir fabriqué des meubles de styles, celle-ci s’est tournée vers la réalisation d’un mobilier contemporain. Au milieu des années 1940, il décide de confier la direction du design à l’architecte Georges Nelson, qui fait appel à des créateurs de modèles talentueux tels qu’Isamu Noguchi, Alexander Girard et Charles et Ray Eames. Lancée au moment de la vogue du fonctionnalisme à l’aide d’une communication aussi habile, esthétique qu’efficace, la Lounge séduit le public par son design chaleureux, ses capacités de relaxation et la qualité de la finition.

8 Illustré de nombreuses photographies d’époque, l’ouvrage est constitué de cinq essais, qui situent l’œuvre dans son contexte historique, social et culturel. Martin Heidelberg, professeur émérite à la Rutgers university, établit une généalogie critique du siège contemporain ayant abouti à la réalisation de la Lounge chair (p. 10-29) ; le critique et historien Thomas Hine (p. 30-41), après avoir replacé la réalisation dans son époque, analyse les conditions de la réception qui permettent au siège de conserver une importance symbolique à l’époque contemporaine ; Pat Kirkham, professeur d’histoire du design au Bard Graduate Center de New York et spécialiste de Charles et Ray Eames à propos desquels elle a publié une importante monographie3, explique les conditions et l’évolution de la création de l’assise par le couple de créateurs californiens, actifs de 1941 à 1978 (p. 42-65) ; David A. Hanks, conservateur au Stewart Program for Modern Design de Montréal, livre une série d’interviews parmi lesquelles celles de l’ancien directeur d’Herman Miller, d’un journaliste et de collègues de Charles Eames à la Cranbrook Academy, où il enseignait (p. 148-163) ; enfin, C. Ford Peatross, conservateur des collections d’architecture, de design et d’ingénierie à la Bibliothèque du Congrès où se trouvent les archives des Eames, après avoir signalé l’antériorité du concept « lounge » élaboré par Thomas Jefferson cent cinquante-huit ans auparavant, revient

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sur certains aspects méconnus de l’œuvre du couple à l’aune de l’immense fonds qu’ils ont légué (p. 164-181).

9 La grande originalité de cette publication tient à son sujet : traiter d’un objet, lui consacrer une rétrospective, plutôt que de livrer une monographie traditionnelle sur un créateur ou un courant artistique : « De nombreuses expositions et de multiples ouvrages ont exploré un seul style », s’interroge Martin Heidelberg, « que ce soit un mouvement traditionnel comme le rococo ou le néoclassicisme, ou bien des styles du XXe siècle, de l’art nouveau au postmodernisme. De même, des monographies ont été consacrées aux carrières individuelles de designers, voire à des édifices particuliers, mais quand avons-nous fêté l’anniversaire d’un élément de mobilier ? »4. L’exercice était périlleux mais il a été rendu possible grâce, non seulement à la célébrité d’un tel objet dans notre société, mais aussi aux bases solides fournies par la publication de Pat Kirkham et par d’autres travaux tels que l’exposition A Legacy of Invention au Vitra Design Museum, où se déroulent des manifestations importantes sur l’histoire du design5. On regrettera cependant que, faute de recherches sur un fonds d’archives encore largement inexploré, aucune connaissance nouvelle n’ait pu être réellement apportée sur le sujet. Ce sont là les limites de l’histoire du design, qui tiennent davantage à son manque de ressources humaines, qu’à la qualité du travail effectué.

10 Nous terminerons cette critique bibliographique avec le volume de Victor Margolin rassemblant des conférences qu’il a prononcées ou des articles qu’il a fait paraître dans la revue Design Issues qu’il a fondée. The Politics of the Artificial présente une réflexion sur le design et sur les études qui lui sont consacrées en ce début de XXIe siècle. L’auteur, professeur émérite à l’University of Illinois de Chicago, est l’une des personnalités les plus engagées dans la valorisation de l’histoire et de la théorie du design et l’un des penseurs les plus éminents dans ce domaine. Il aborde ici des questionnements actuels : design et politique, design et développement durable ou encore design et nouvelles technologies. D’une certaine manière, il s’agit, au travers de ses multiples facettes, de comprendre comment le design s’avère un moyen approprié de « révéler les intentions humaines qui façonnent le monde ». Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux résultats de l’interaction entre la « socio-sphère », que constitue le règne de l’artificiel, et la « biosphère », qui incarne celui de la nature. La richesse des thèmes contenus dans ce recueil offre au lecteur une matière à réflexion considérable sur les problématiques soulevées par la recherche sur le design.

11 La seconde partie du livre est plus particulièrement dédiée aux considérations historiographiques. Dans ses articles intitulés « Histoire du design et études sur le design » et « Les multiples tâches des études sur le design », V. Margolin présente, avec une grande clarté, une histoire de l’histoire du design, de son enseignement, de ses publications, de ses méthodes et de son expansion. Il évoque plus précisément la naissance et le développement de l’histoire du design aux États-Unis. Apparue en 1977 avec la naissance de la Société d’histoire du design6, elle a évolué dans le sens d’une pluralité d’approches : « tel groupe d’universitaires conçoit que tout est design, y compris les services et autres produits immatériels ; tel autre est quelque peu éclectique dans sa définition du design mais il se limite aux artefacts matériels ; tandis qu’un troisième n’inclut que les objets résultant du processus de production de masse et de communication de masse, délaissant, par exemple, l’artisanat et les simples images »7. « Par conséquent, déplore V. Margolin, nous avons beaucoup d’excellents travaux mais aucunes méthodes consensuelles pour faire progresser l’histoire du

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design en tant qu’entreprise partagée »8. Dans d’autres chapitres, l’auteur traite de l’histoire du graphisme, ou bien encore il s’interroge sur la nécessité de collecter des objets. L’objectif affiché est d’accorder une plus grande place à la discipline en stimulant une créativité et une ouverture d’esprit. Pour y parvenir, l’auteur convie les spécialistes à former une communauté de réflexion sur le design plutôt que de segmenter les recherches en fonction de lectures séparées. Reprenant la théorie d’Herbert Marcuse, il montre qu’une telle connectivité aurait pour but de renforcer l’histoire du design afin de la faire peser sur les débats sur la société.

12 Au final, si la lecture de l’ouvrage procure une stimulation intellectuelle certaine, il aurait été intéressant d’entreprendre un essai structurant l’ensemble des données et des questionnements autour d’un raisonnement démonstratif. À n’en point douter, l’expérience et les connaissances uniques de V. Margolin sur le design auraient contribué de manière significative non seulement à mieux définir et interroger les territoires de la discipline aujourd’hui, mais encore l’auraient aidé à développer ses propres convictions.

NOTES

1. Nancy Troy, Modernism and the Decorative Arts in France: Art Nouveau to Le Corbusier, New Haven, 1991. 2. Eve Blau, Nancy Troy, Architecture and Cubism, Cambridge (Mass.), 1997. 3. Pat Kirkham, Charles and Ray Eames, designers of the twentieth century, Cambridge, 1995. 4. « Many exhibitions and books have explored a single style, be it traditional movement such as the Rococo or Neo-classicism, or twentieth-century styles from Art Nouveau to Postmodernism. Similarly, monographs have been devoted to the careers of individual designers and even to specific buildings, but when have we celebrated the anniversary of a piece of furniture? », The Eames Lounge Chair, p. 10. 5. The work of Charles and Ray Eames a legacy of invention, Donald Albrecht éd., (cat. expo., Weil-am- Rhein, The Vitra Design Museum, 1997), New York, 1987. 6. Design History Society (DHS). 7. « One group of scholars believes that everything, including services and other immaterial products, is design; another is somewhat catholic in its definition of design but limits it to material artifacts; while a third includes only those artifacts that have resulted from the mass production and mass communication process, leaving out, for example, crafts and vernacular graphics », MARGOLIN, 2002, p. 127. 8. « As a result, we have much excellent research but no consensual methods to advance design history as a shared enterprise », MARGOLIN, 2002, p. 128.

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INDEX

Index géographique : France, États-unis Mots-clés : arts décoratifs, design, haute couture, décoration, mobilier, historiographie, histoire matérielle de l'art Keywords : decorative arts, design, haute couture, decoration, furniture, historiography, material art history Index chronologique : 1900

AUTEURS

STÉPHANE LAURENT

Université Paris-I Panthéon-Sorbonne

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La « Première Vague » : vocations de cinéastes, vocation du cinéma

Alain Carou

RÉFÉRENCE

Laura Vichi, Jean Epstein, Milan, Il Castoro, 2003. 196 p., fig. en n. et b. ISBN : 88-8033-251-1. 12,90 €. François Albera, L’avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin, 2005. 192 p. ISBN : 2-200-26860-2 ; 18 €. Laurent Guido, L’âge du rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, Payot, 2007. 544 p. ISBN : 2-601-03352-6 ; 28 €. Tami Williams, Laurent Véray éd., « Germaine Dulac, au-delà des impressions », hors série de 1895. Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC), 2006. 263 p., 57 fig. en n. et b. ; 17 €. Bernard Bastide, François de la Bretèque éd., Jacques de Baroncelli, Paris, AFRHC/Les Mistons productions, 2007. 271 p., 100 fig. en n. et b. et 12 en coul. ISBN : 978-2-913758-76-6 ; 24 €. Laurent Véray éd., Marcel L’Herbier, l’art du cinéma, Paris, AFRHC, 2007. 360 p., fig. en n. et b. et en coul., DVD inclus. ISBN : 978-2-913758-73-5 ; 29 €.

1 « La Première Vague ». Tel est le titre d’un article que Noël Burch et Jean-André Fieschi consacrèrent en juin 1968, dans les Cahiers du cinéma, aux cinéastes « avancés » du début des années 1920 : Marcel L’Herbier, Abel Gance, Germaine Dulac, Louis Delluc, Jean Epstein, principales figures de ce qu’Henri Langlois, se calant sur les catégories en usage dans l’histoire de l’art, avait nommé l’« avant-garde française ». L’historiographie de ce moment du cinéma français était restée assez pauvre, hormis les travaux déjà anciens des Américains David Bordwell et Richard Abel et les recherches sur le seul Gance1. Elle vient de s’enrichir de plusieurs publications monographiques ou collectives. Leur principal mérite est de replacer dans une même histoire les pratiques et les idées de ces cinéastes, leurs films et leurs écrits (ceux-ci largement réédités

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depuis dix à trente ans), alors qu’on a eu tendance par le passé à les considérer séparément, voire à jouer les uns contre les autres.

2 S’il y eut un enjeu pour réunir ces individualités créatrices – et un grand motif de leur disqualification par la suite – ce fut bien de faire reconnaître ou, mieux, d’instituer le cinéma comme un art. Comme l’indique François Albera dans L’avant-garde au cinéma, le « combat constitutif d’un champ cinématographique » mené à cette époque « est décalé par rapport aux combats des avant-gardes artistiques et littéraires occupées à défaire leurs institutions, à transgresser les frontières entre les arts, à discuter la notion même d’art » (p. 46). L’autonomie complète du cinéma et l’accomplissement de sa vocation propre sont au cœur des préoccupations des « cinégraphistes » (réalisateurs) – mais aussi de la critique cinématographique émergeant au même moment, des ciné-clubs et des premières salles de répertoire, des premières expositions de cinéma, dont ils sont à divers titres parties prenantes. La passion du cinéma de Christophe Gauthier (Paris, 1999) avait ouvert des perspectives novatrices sur la période en se détournant des problèmes de la création pour s’intéresser à la structuration d’un champ de pratiques « cinéphiliques », puisant leurs modèles dans les arts institués.

3 Plusieurs ouvrages récents privilégient en apparence une approche plus classique par réalisateur. Les études de Tami Williams et de Valérie Vignaux sur Germaine Dulac, de Bernard Bastide sur Jacques de Baroncelli, de Laurent Véray et de François Albera sur Marcel L’Herbier mettent en lumière la diversité des itinéraires personnels avant le cinéma : pour Dulac, celui d’une militante féministe réformatrice à la Cécile Brunschvicg, qui ose prendre des positions publiques, qui éprouve en écrivant dans le journal La Française les tactiques d’une transformation « douce » des représentations de la femme bourgeoise ; pour Baroncelli, celui d’un journaliste fils de famille à la recherche d’une situation sociale ; pour L’Herbier, enfin, celui d’un dramaturge symboliste converti au cinéma par la puissance de révélation de la réalité des images de guerre, qu’il découvre pendant son affectation à la Section cinématographique des armées, mais attiré également par le « retour à l’ordre », de mise dans la vie culturelle parisienne à la fin de la guerre. Ces trois-là s’engagent, sans expérience de la mise en scène, dans des entreprises cinématographiques proches de l’autoproduction entre 1915 et 1918, avant d’occuper des positions plus ou moins assurées au sein de l’industrie. Comme Gance qui, à partir de 1916-1917, commence à déplacer du théâtre vers le cinéma son ambition démesurée et son désir de reconnaissance, comme Delluc qui passe à la mise en scène en 1920 après quelques années exclusivement consacrées à la critique des films, ils revendiquent les premiers une « vocation » révélée pour le cinéma, où l’affirmation des droits de la subjectivité et de l’expérimentation n’entre pas encore en conflit déclaré avec un corps de règles professionnelles, lui-même en cours de constitution.

4 À la faveur de l’ouverture aux chercheurs des archives extraordinairement riches de Marcel L’Herbier (et accessoirement de l’arrivée à la Cinémathèque suisse de celles de Claude Autant-Lara qui fut son disciple revendiqué), c’est sans doute notre compréhension du réalisateur de L’inhumaine qui s’est le plus enrichie, quoiqu’il se soit raconté à la fin de sa vie dans une autobiographie détaillée2. F. Albera lève le voile sur la situation de L’Herbier dans le milieu des revues littéraires en 1918 : son symbolisme précieux le met en porte-à-faux vis-à-vis des tenants d’esthétiques modernes avec lesquels il se trouve pourtant en relation, engagé du coup dans des jeux de pouvoir et de rivalité. Si l’« avant-garde cinématographique » a peu à voir, sur le plan de la

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relation à l’« Art », avec les avant-gardes littéraires et artistiques contemporaines, elle n’en est pas déconnectée sur le plan des réseaux sociaux. Et il y a également chez L’Herbier – comme chez Delluc – une contradiction entre la fascination à l’endroit du public de masse du cinéma et le désir d’une reconnaissance par l’élite, dont F. Albera montre de manière convaincante qu’elle s’enracine dans la déconnection opérée par le symbolisme fin de siècle entre l’idée d’avant-garde et la transformation de la société.

5 Aussi bien cette génération de cinéastes ne forme-t-elle pas école et n’a-t-elle pas de corpus théorique constitué. Dans son livre, Laura Vichi pointe justement les vicissitudes des idées de Jean Epstein au gré de sa carrière et de ses films. Lui-même revendiquait cette vitalité théorique, nourri qu’il était de Nietzsche et de Bergson – deux influences d’époque également présentes chez ses confrères. Son vocabulaire même est quelque peu flottant, la convocation d’analogies avec les arts, et surtout avec la musique, permanente mais marquée d’approximations. Y a-t-il des idées distinctes ou un grand brouillard conceptuel derrière les termes de « mélodie » ou de « symphonie visuelle » employés à propos de films ? Il faut toute la sagacité de Laurent Guido pour dégager des analyses historiques et stylistiques solides d’un examen du rapport entre le cinéma des années 1920 et les théories du rythme en vogue à l’époque, ainsi qu’il le fait dans L’âge du rythme et dans trois contributions sur Baroncelli (BASTIDE, DE LA BRETÈQUE, p. 233-242), Dulac (WILLIAMS, p. 107-126), L’Herbier (VÉRAY, p. 119-132). Ouvrage particulièrement substantiel, L’âge du rythme est entièrement consacré à une histoire des idées. Les cinéastes y figurent au titre de participants à un « espace théorique, où des voix multiples se rejoignent, se complètent et se contredisent » (p. 11), et que L. Guido connecte à d’autres domaines où se développe la pensée du mouvement de la vie : la physiologie expérimentale ; la « rythmique » du compositeur et pédagogue suisse Émile Jaques-Dalcroze ; la recherche du théâtre synthétique total ou du Gesamtkunstwerk wagnérien, etc. Son travail fait justice, par exemple, de l’appellation d’« impressionnisme » qui a été souvent attachée à la « Première vague » (reprise notamment par la thèse de D. Bordwell en 1974)3. Car si chacun veut s’émanciper de la toute-puissance de l’argument narratif pour viser à un ordonnancement autonome des images, les débats sont vifs entre ceux (comme Dulac) qui croient à terme, par-delà l’étape « impressionniste », à un « cinéma pur » indexé sur la seule sensation vitale manifestée par exemple par la germination d’une plante en vision accélérée, et ceux (comme Gance, Epstein) qui estimaient indispensable que le film reste parcouru par un sentiment humain. D’ailleurs, la réédition dans la revue Archives de L’idée et l’écran de Fescourt et Bouquet, trois fascicules parus en 1925 4, permet de se rendre compte à la fois de la vigueur de cette discussion et du fait qu’elle n’était pas confinée à un petit cercle – les deux auteurs étant des spécialistes du film à épisodes.

6 En replaçant les films dans un paradigme « rythmique » aussi prégnant que ses points d’application sont divers voire divergents, L. Guido procède à une remarquable réévaluation du travail mimique et corporel de Jaque-Catelain, l’acteur-fétiche de Marcel L’Herbier. À propos de Dulac, il insiste sur la portée pratique des théories visant à imposer une cadence métrique au déroulement d’une narration : la durée des plans était calculée à l’avance à l’image près. De même il propose une lecture de la séquence de danse dans La femme et le pantin de Baroncelli (1928) comme construite sur un balancement du montage entre la valorisation du rythme et du corps et l’intégration narrative du mouvement, en les référant à un musicalisme qui confère au narratif la

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valeur d’un point d’appui, source de leitmotive. Cela ne fait pas pour autant de Baroncelli un « auteur » au sens canonique. De nos jours, les enjeux du retour sur un personnage oublié autant qu’il était célébré par ses contemporains résident ailleurs que dans une hypothétique « réhabilitation » ; par exemple, comme le suggère F. Albera, dans la prise en considération de traces discursives éparses sur sa propre pratique, ou encore dans une recherche sur la place intermédiaire stratégique qu’il occupait dans le discours de la critique, sous le vocable d’« impressionnisme » (encore lui), entre les grands novateurs qui heurtaient et le « vieux » cinéma.

7 À côté du modèle musical, les réalisateurs de l’avant-garde ont aussi voulu voir une affinité du cinéma avec l’eau, l’élément liquide : matière « sentimentale » et « cérébrale » à la fois selon les mots de Baroncelli cités par Éric Thouvenel en ouverture d’une analyse du triptyque marin de ce dernier (Pêcheur d’Islande ; Nitchevo, Veille d’armes). Dans L’Herbier, l’art du cinéma, É. Thouvenel montre que la scène d’anthologie de la tempête dans Le diable au cœur, tournée dans la piscine des studios de la à Nice, emploie des trucages rudimentaires dont les contemporains eux-mêmes n’étaient pas dupes, mais que l’effet de déstabilisation recherché repose sur une fusion d’espaces dissonants et contradictoires (p. 109-117).

8 Ces approches historiques de questions formelles sont précieuses dans un champ de recherches encore marqué (en France) par l’antinomie entre « histoire » et « esthétique ». Du côté des études de représentation cinématographique du social, de nombreuses pistes sont également ouvertes, même si on peut trouver les résultats moins aboutis (pour la période des années 1920, s’entend : sur la carrière postérieure des cinéastes, Laurent Véray analyse par exemple très finement le nationalisme « Croix-de-feu » de Baroncelli [p. 79-94]). Sur la question de la représentation des rapports de sexe dans les films de Germaine Dulac, la domination d’une certaine doxa paraît encore s’opposer à un réexamen des sources qui tienne compte de tout ce qui résiste à une appropriation militante. La difficulté à voir les films n’arrange rien, mais on a malheureusement une assez bonne illustration de la composante intellectuelle (disons le mot : idéologique) du problème avec un entretien de Sandy Flitterman-Lewis, l’une des premières exégètes féministes de Dulac outre-Atlantique dès les années 1970 (p. 233-238). Sa récusation des travaux de référence d’Alain et Odette Virmaux sur La coquille et le clergyman et le différend entre Antonin Artaud et Dulac a en effet tout l’air du procès d’intention. À l’opposé, sur L’Herbier, la proposition de Noël Burch, même un peu rapidement argumentée, est séduisante (p. 201-216) : interpréter à la lumière de la bisexualité du cinéaste la mère souffrante d’El Dorado, le couple de la vieillissante et surmaquillée Georgette Leblanc et de l’androgyne Jaque-Catelain dans L’inhumaine, et même le visage érotique du Mal qu’emprunte Alcover dans L’argent.

9 Mais l’apport fondamental de plusieurs de ces travaux récents est avant tout dans la résorption des coupures artificiellement creusées, au sein de la filmographie de Dulac, Epstein, L’Herbier, entre une production « artistique », expression supposément authentique de leur art, et une production « commerciale », alimentaire, négligeable. Certes ils ne partageaient pas exactement l’état d’esprit d’un Baroncelli dont François de la Bretèque soutient, sur la base d’une analyse des sources iconographiques de La légende de sœur Béatrix (1923), qu’il aspirait à une réconciliation des publics, dans une filiation consciente au romantisme, et aussi en la circonstance à Max Reinhardt (p. 135-146). Mais ils poursuivaient bel et bien le but de transformer la production dans son ensemble, non de former une niche à côté. Même chez Germaine Dulac, qui

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survalorise le plus l’avant-gardisme jusqu’à tenir un discours de rupture, jusqu’à mettre en cause le conservatisme du public de masse, il y a une œuvre « populaire » ignorée et passionnante où entrent assez librement en jeu des procédés stylistiques audacieux, comme le souligne F. Albera – ainsi le cinéroman Gossette (1923), assurément la révélation de la rétrospective qu’avait organisée le Musée d’Orsay. En 1932, Dulac identifia ainsi le reflux de l’avant-garde à son « essor définitif », autrement dit à l’accomplissement de sa tâche historique, parce qu’elle avait infusé tout un pan du cinéma public : les critiques notèrent bel et bien la rapide banalisation des effets de flou, de montage rapide, de surimpression.

10 L’adversaire, c’était d’abord l’intermédiaire entre le créateur et le public : le producteur, le distributeur. Les cinéastes cherchèrent à échapper à cette loi d’airain en se lançant dans l’autoproduction. Cruelle illusion comme le montre Dimitri Vezyroglou à propos de Cinegraphic, la firme fondée par L’Herbier : les archives révèlent une fuite en avant et une déconfiture prévisible (p. 65-78). D’ailleurs, Baroncelli lui-même, à la tête de sa propre société, quoiqu’il ait aspiré à une forme de « normalité » au sein du système de production, n’est pas épargné par la reconcentration économique du secteur.

11 La liquidation des espoirs d’indépendance et surtout la fin du muet (1927) passent habituellement pour marquer la fin de la partie intéressante de la carrière de Gance, L’Herbier, Dulac, voire Epstein (Delluc, lui, est mort en 1924). Des contributions nouvelles questionnent là encore une coupure admise et se poursuivent par des investigations approfondies dans les carrières à l’époque du parlant. On est frappé en revanche par l’absence de filiation, fait paradoxal pour les premiers cinéastes qui s’inscrivirent consciemment dans une histoire de leur art, tant dans leurs films (citations du cinéma américain par exemple) que dans leur discours. Noël Herpe évoque le passage de relais entre Baroncelli et René Clair – mais Baroncelli se distinguait des autres en prédisant que ses films ne resteraient pas ! Une telle béance joua sans doute un rôle crucial dans le destin et les infortunes historiographiques de ces cinéastes.

NOTES

1. David Bordwell, French Impressionist Cinema: Film Culture, Film Theory, and Film Style, PhD 1974, reprint North Stratford, 2002 ; Richard Abel, French Cinema 1915-1929: The First War, Princeton, (1984) 1992 ; Roger Icart, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, 1984 ; Laurent Véray éd., « Abel Gance, nouveaux regards », dans 1895, 31/2000. 2. Marcel L’Herbier, La tête qui tourne, Paris, 1979. 3. David Bordwell, French Impressionist Cinema..., cité n. 1. 4. Henri Fescourt, Jean-Louis Bouquet, L’idée et l’écran. Opinions sur le cinéma, présentation par Francis Lacassin, Archives, 99, nov. 2006.

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INDEX

Index géographique : France Keywords : historiography, French cinéma, filmmaker, monograph, cinema history, cinema Mots-clés : historiographie, cinéma français, cinéastes, monographie, histoire du cinéma, cinema Index chronologique : 1900

AUTEURS

ALAIN CAROU

Bibliothèque nationale de France

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L’architecture de l’Italie fasciste : manières de voir

Terry Kirk

RÉFÉRENCE

Gigliola Del Debbio, Margherita Guccione, Maria Luisa Neri, Alessandra Vittorini, Enrico Del Debbio, Viareggio, Idea Books, 2006. 439 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 88-88033-20-3 ; 49 €. Giorgio Ciucci, Giorgio Muratore éd., Il primo novecento, Milan, Electa (Storia dell’architettura italiana), 2004. 572 p., 830 fig. en n. et b. et 80 en coul. ISBN : 88-43548-972 ; 120 €. Mia Fuller, Moderns Abroad: Architecture, Cities and Italian Imperialism, Londres/New York, Routledge (Architext series), 2007. 280 p., 91 fig. en n. et b. ISBN : 978-0-415-19463-1 ; $ 49. Brian McLaren, Architecture and Tourism in Italian Colonial Libya: An Ambivalent Modernism, Seattle, University of Washington Press (Studies in Modernity and National Identity), 2006. 360 p., 157 fig. en n. et b. et 16 en coul. ISBN : 0-295-98542-9 ; $ 60. D. Medina Lasansky, The Renaissance Perfected: Architecture, Spectacle, and Tourism in Fascist Italy, University Park, Pennsylvania State University Press, 2004. 380 p., 237 fig. en n. et b. et 69 en coul. ISBN : 0-271-02366-X ; $ 85.

1 Le délai légal protégeant le droit d’auteur est en règle générale d’une durée de soixante-dix ans. L’héritage architectural du fascisme italien est donc en passe de franchir ce seuil symbolique et de parvenir au point où la mémoire vivante se change en patrimoine historique relevant du domaine public. Pendant longtemps, les Italiens de la génération d’après-guerre ont vu, à leur grand embarras, l’architecture fasciste des bureaux de poste, des logements sociaux, des quartiers résidentiels ainsi que de villes entières demeurer intacte, dans la péninsule italienne et en Afrique, plantée là comme un décor peu opportun pour le présent républicain et post-colonial. L’architecte Giuseppe Samonà, qui fit ses débuts sous le régime fasciste, remarqua que les bâtiments

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relevant de cette esthétique se dressaient comme autant de temples abandonnés, consacrés à des dieux oubliés, mais qui, même vides et hautains, n’avaient rien perdu de leur pouvoir.

Le temps des études

2 Cet héritage à la fois nié et préservé est à présent aux mains d’une génération qui ne connaît le fascisme que par ouï-dire, mais pour qui, aujourd’hui, ces temples sont loin d’être vides. Les études consacrées à l’architecture et l’urbanisme fascistes se multiplient à présent, grâce à des échanges fertiles entre des méthodes et des points de vue, qui nous permettent de beaucoup mieux comprendre cette époque. Auparavant, seules quelques grandes figures de la période avaient été étudiées, comme par exemple Giuseppe Terragni, dont les inventions d’inspiration rationaliste eurent indéniablement une grande influence sur les architectes. Bien que le soutien indéfectible de Terragni à la dictature de Mussolini soit un fait avéré, Bruno Zevi, dans sa biographie de 1980, avait timidement tenté de le faire passer pour un « maniériste conspirateur » et mis en avant, chez lui, une certaine résistance et une « définition alternative » du fascisme1. Thomas Schumacher, dans sa passionnante étude du projet de Terragni pour un monument à Dante, projet du reste jamais réalisé, nous a permis d’aller au-delà de son aspect matériel et de l’idéologie qui le sous-tendait, afin de pouvoir apprécier son aura métaphysique2. De son côté, Giorgio Ciucci, le grand spécialiste de l’histoire de l’architecture italienne du milieu du XXe siècle3, a fait appel en 1996 à une équipe de chercheurs pour élaborer un catalogue raisonné des travaux de Terragni4. Leurs analyses se sont concentrées sur les œuvres qui influencent aujourd’hui encore l’architecture – parti pris légitime étant donné que l’histoire de l’architecture, en Italie, s’est développée à partir de différentes écoles stylistiques, et demeure fortement articulée à cette tradition. L’équipe recrutée par Samonà et Manfredo Tafuri à l’Université de Venise en fournit un exemple patent. Peter Eisenmann, qui a été le maître à penser de nombre de jeunes architectes américains, travaille sur Terragni depuis plus de quarante ans5. Son approche, en perpétuelle évolution, privilégie une vision de son travail comme « texte critique » très stimulant pour les architectes actuels. Il a délibérément choisi – avec des résultats probants – de faire évoluer l’appréhension de son sujet, un phénomène historique fait de références et de citations, en le plaçant au cœur d’une méditation de plus grande envergure sur les stratégies des architectes contemporains. L’ensemble des chercheurs étrangers aborde Terragni de manière similaire6.

3 Il n’a pas été facile d’élaborer des réflexions sur l’architecture qui soient à la fois objectives, globales et en accord avec la méthodologie de l’histoire de l’architecture, principalement parce que les auteurs ont eux-mêmes travaillé comme architectes, et donc hérité de ces ruines hantées. L’écriture d’une histoire de l’architecture, chez des auteurs comme Zevi et Giulio Carlo Argan, ou Reynar Banham et Tafuri, avait pris une dimension idéologique dès lors qu’il s’agissait d’établir une nouvelle architecture, viable pour l’Italie d’après-guerre. L’idéologie qui avait inspiré ces projets architecturaux fut niée – ainsi qu’Eisenmann l’avait explicitement revendiqué dans son approche. Les monographies sur Adalberto Libera mettent par exemple au premier plan son projet le moins politisé : la Villa Malaparte, construite à Capri en 19387. Une forme subtile de révisionnisme s’est exprimée dans le travail historiographique sur

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Giovanni Muzio et l’a dissimulé derrière l’écran d’une distance soi-disant ironique, dans un univers éthéré de formes poétiques8. Ceux qui, parmi les chercheurs, préfèrent garder une distance prudente vis-à-vis des idées politiques très arrêtées de Luigi Moretti se contentent, encore et toujours, d’évoquer la noblesse de ses anachronismes et l’élégance de ses maniérismes. Emilio Gentile a reconnu qu’« en cherchant à nous frayer un chemin parmi les mythes, les rituels et les symboles d’une croyance politique qui a depuis longtemps fait la preuve de sa fragilité, il nous arrive d’être tentés de représenter ces objets de manière caricaturale et moralisatrice, balayant d’un revers de la main cette part du passé dont nous ne voulons pas, et de faire preuve d’une irrévérence et d’une dérision qui cachent souvent une ironie dénuée de tout sens historique »9.

4 Les historiens étrangers en revanche, notamment Diane Ghirardo, Dennis Doordan et Richard Etlin, se sont montrés déterminés à affronter le contenu idéologique de l’architec-ture de l’ère fasciste sans les complexes qui semblent caractériser ses héritiers directs10. Leurs études ont pour point central le rapport entre les formes architecturales et le contenu politique – le monde urbain conçu comme construisant une idéologie. L’histoire de l’architecture s’est ouverte à de nouvelles méthodes d’analyse et, ce faisant, elle a gagné en clarté, parce qu’elle n’est plus l’apanage des architectes professionnels, et qu’elle intéresse l’ensemble de la communauté scientifique et le grand public. L’étude des aspects sociaux et économiques s’est développée en se fondant sur des analyses d’archives et en portant une plus grande attention au rôle des institutions, de la législation et de la formation professionnelle des architectes dans les années 1930. L’anthropologie culturelle joue un rôle majeur dans toutes les tendances dominant actuellement la recherche. Les découvertes récentes tendent toutes à démontrer que les idées politiques et les développements en architecture ont collaboré et évolué vers des buts communs. C’est un discours à plusieurs voix qui se fait entendre aujourd’hui au sujet de l’architecture de l’Italie fasciste, un discours fondé sur des intérêts et des méthodes divers, qui nourrissent un débat scientifique international complexe, riche et tout à fait passionnant.

Le Foro Mussolini : un lieu emblématique

5 Certaines de ces voix se distinguent très nettement des autres. Une exposition consacrée à Enrico Del Debbio s’est récemment tenue à Rome, avec pour commissaire Maria Luisa Neri, et a présenté celles des œuvres de l’architecte qui, longtemps, avaient été négligées. M. L. Neri a rédigé un catalogue très complet et bien pensé, fondé sur une analyse très fouillée des archives de Del Debbio11. Contrairement à celui sur Terragni, le travail sur Del Debbio a surtout eu à souffrir de l’ambiguïté apparente de ses compromis entre rationalisme international et classicisme italien. En nous guidant à travers cette période, M. L. Neri nous fait suivre les innombrables cheminements par lesquels l’architecte aurait pu être amené à redéfinir le modernisme du milieu du XXe siècle. Del Debbio fut le créateur du célèbre Foro Mussolini (qu’on appelle à présent Foro Italico), un des vestiges de l’architecture fasciste. Aujourd’hui, ce bâtiment héberge le siège du Comité Olympique National Italien (CONI), qui l’a transformé en un bel ouvrage où l’histoire de l’architecture est liée aux événements sportifs qui s’y déroulent encore11. Ces éléments ne sont toutefois liés que de la manière dont sont « reliés » les livres : par la tranche. Cet espace aéré, hautement fonctionnel, reste en

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effet ambivalent : destiné à former les corps et les esprits des combattants fascistes, il est rempli de modèles masculins aux muscles sculpturaux et bourrés d’hormones. Il semble qu’il n’y ait nulle part, dans les bâtiments d’architecture fasciste, où l’on puisse échapper aux messages idéologiques, aussi indigestes soient-ils. Cependant, on s’est beaucoup intéressé aux sculptures du Foro Italico. Un photographe américain, George Mott, s’est délecté à photographier ces colosses musclés de trois mètres de haut, avec pour résultat un superbe reportage photographique publié en 1984 dans le magnifique magazine de Franco Maria Ricci. Vingt ans plus tard, les athlètes dénudés ont à nouveau eu les honneurs du papier glacé pour une série de photos accompagnant un article signé Giorgio Armani. Ce gourou de la mode écarte tout le contenu fasciste en exposant « [sa] théorie personnelle, qui guide [ses] jugements et influences, [sa] sensibilité, sans pour autant lui mettre des œillères, ni gauchir [sa] vision du passé »12. Mott cadre amoureusement les corps, parfois de très près, et de nombreux internautes se sont répandus en remarques enthousiastes et candides devant cette mâle élégance. L’architecture fasciste, même appréhendée avec des points de vue très divers, fait à présent partie intégrante du patrimoine culturel et, à ce titre, les chercheurs italiens les plus reconnus sont aujourd’hui disposés à s’y consacrer sérieusement.

La Storia dell’archittetura

6 Francesco Dal Co s’est engagé voilà dix ans dans un projet éditorial de grande envergure pour le compte d’Electa : l’élaboration d’une histoire de l’architecture italienne couvrant un demi-millénaire. Avec ses 5500 pages, qui représentent un mètre de rayon de bibliothèque, la série La Storia dell’architectura italiana est récemment arrivée à son terme avec la parution des derniers volumes couvrant le XIXe (L’Ottocento) et le début du XXe siècle (Il primo Novecento). Giorgio Ciucci et Giorgio Muratore ont dirigé le volume traitant de la période fasciste. On y trouve des contributions par des historiens faisant depuis longtemps autorité en la matière. Les vingt chapitres, amples et abondamment illustrés, couvrent tout un ensemble de thèmes et de périodes : les débuts de l’éclectisme expérimental (Muratore, p. 10-37), l’ouverture de l’architecture italienne aux influences internationales (Guido Zucconi, p. 38-55), un tour d’horizon de l’architecture à Rome et à Milan dans les années 1920 (Muratore, p. 74-99 et Andrea Bona, p. 126-161), des contributions sur les logements sociaux (Luigi Pavan, p. 180-207) et sur l’aménagement intérieur à l’italienne (Annalisa Avon, p. 162-179), sur les concours et les bâtiments publics (Maristella Casciato, p. 208-233), sur la fonction de mécénat des pouvoirs publics (Dal Co et Marco Mulazzani, p. 234-259), sur l’archéologie (Alessandra Muntoni, p. 260-293), la restauration des monuments historiques (Paolo Nicoloso, p. 294-305) et les effets de la politique d’autosuffisance du régime sur la construction (Sergio Poretti, p. 442-475), sur le débat au sujet des arts appliqués (Marco Mulazzani, p. 100-125 et Esther Coen, qui abordent en particulier Mario Sironi, p. 324-345), la vogue que connurent les expositions dans les années 1930 (Paolo Morello, p. 306-323) et la redéfinition de l’urbanisme (Fabrizio Bottini, p. 346-371, Fulvio Irace, p. 372-395). Enfin, Giulano Gresleri traite de l’architecture et de l’urbanisme dans les colonies italiennes (p. 416-441), et Giorgio Ciucci signe des essais sur les ambitions impériales de Rome et sur le rapport à l’architecture pendant la guerre (p. 396-415 et p. 476-501). Les problèmes de cohérence qui avaient affecté le premier tome de la série, Il secondo Novecento, publié en 1997, ont été pris en compte et

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résolus : les sujets sont abordés thématiquement, de manière plus synthétique, ce qui permet de donner une vue d’ensemble plus dynamique du monde de l’architecture. Le millier d’images qui illustre richement le projet comprend à la fois des dessins d’architecte reproduits avec une qualité optimale et les premières photographies d’architecture de l’époque, qui sont d’une grande sophistication. Il n’est pas fait référence aux images dans le texte, et elles constituent ainsi un véritable discours iconographique autonome, préservant sa fluidité et son éloquence. L’ouvrage inclut des bibliographies, un index et un tableau synoptique établi par Martina Carraro, qui présente les grands événements artistiques, culturels et architecturaux en parallèle avec la vie politique et sociale de leur époque.

7 Dans sa préface à l’ensemble de la collection, Dal Co explique que son intention était de traiter des problématiques les plus représentatives de la discipline à travers un état de la recherche. La masse encyclopédique que représente l’ensemble de ces tomes pourrait laisser à penser que les éditeurs ont visé l’exhaustivité, mais Dal Co affirme que cela n’a pas été le cas. Les auteurs abordent leur sujet sous des angles très variés, et reviennent parfois de manière répétée sur un monument ou sur le travail d’un architecte en particulier : il en résulte une superposition d’analyses diverses de ce domaine complexe. Il ne s’agit pas d’un ouvrage académique mais, comme dans le cas des autres volumes de la collection, d’une mine de travaux de recherche que chacun pourra apprécier à son rythme. Dal Co dit être convaincu de la nécessité d’écrire l’histoire par fragments, sans hésiter à en rompre la continuité : « Les pages qui suivent ont donc un cheminement tortueux et complexe, mais c’est justement en cela qu’elles reflètent l’esprit de l’époque à laquelle mon ouvrage est consacré » (p. 7). Le projet, largement informé par le choix des éditeurs de recourir à une très large équipe d’auteurs brillant chacun dans sa spécialité, repousse donc toute ambition d’exhaustivité.

8 Les chapitres de l’ouvrage consacrés aux différentes phases chronologiques, fruit des travaux des chercheurs sur ces quinze dernières années, prennent la forme d’un récit au rythme enlevé, avec de nombreuses références, à défaut d’analyses fouillées. Certaines des contributions parmi les plus importantes souffrent d’un manque de clarté, dans leur introduction, quant au thème ou à la méthodologie que se propose de suivre l’auteur. Dans d’autres, on remarque l’absence de références à des ouvrages dans d’autres langues que l’italien, ce qui laisse à penser que ces travaux sont susceptibles de n’avoir qu’un écho limité. Voilà qui est problématique dans le contexte actuel de révisionnisme qui motive le discours sur le modernisme. Peut-être est-ce le manque de distance, à la fois géographique et temporelle, et l’impression d’être les gardiens de ce patrimoine, qui rend les historiens italiens plus enclins à recourir à la forme canonique de la chronique, plutôt qu’à s’armer de questions et d’idées assez tranchantes pour éventrer leur sujet et procéder à une autopsie de leur propre identité. Tandis que les volumes de la collection Storia dell’architettura italiana consacrés aux siècles plus anciens avaient apporté les points de vue d’un large éventail de chercheurs étrangers, la sélection de spécialistes des XIXe et XXe siècles (en tout une cinquantaine d’historiens) a laissé de côté toute ambition d’ouverture.

Anthropologie et appropriation architecturale

9 L’excellent exposé que fait Giuliano Gresleri sur l’impact de la colonisation sur l’architecture et l’urbanisme est introduit par une réflexion sur les rouages complexes

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des stratégies par lesquelles le gouvernement chercha à contrôler un territoire qui, aux yeux des colons, manquait de structures urbaines conceptuelles. Les colonies apparurent ainsi comme une table rase sur laquelle expérimenter les innovations issues des recherches des années trente. Bien que Gresleri évoque les problèmes sociaux, politiques et économiques ayant influencé les stratégies colonisatrices, il s’en tient le plus souvent à une lecture formaliste des œuvres elles-mêmes. Il a le mérite de reconnaître que le manque d’archives pouvant enrichir les recherches pose problème pour quiconque veut étudier ce sujet. Il cherche aussi à montrer la nécessité qu’il y a à travailler avec une approche plus anthropologique, afin de redéfinir le modernisme par le biais des sciences sociales. Si l’on veut sortir de l’impasse sur les questions touchant à l’architecture et à l’urbanisme fascistes dans les colonies italiennes, il faut s’intéresser aux différentes conceptions du progrès culturel telles qu’elles émergèrent au sein de l’idéologie politique de l’époque, dans son expression la plus radicale. Il se pourrait donc que les étudiants diplômés d’institutions de tradition anglo-saxonne, où l’étude de l’histoire de l’architecture est généralement plus proche du département d’histoire de l’art que des écoles d’architecture, soient avantagés en ce domaine, puisqu’ils maîtrisent les outils théoriques nécessaires à une plus grande ouverture du sujet.

10 Mia Fuller travaille au Département d’italien de l’Université de Berkeley, connu pour le dynamisme de ses recherches en géographie humaine. Elle prévient d’emblée que l’objet de ses recherches est interdisciplinaire et que, loin de se restreindre à l’histoire de l’architecture, il consiste en « une anthropologie historique du nationalisme et de l’impérialisme italiens, tels qu’ils s’incarnèrent dans la construction de bâtiments, et dans les débats et les plans qui aboutirent à ces constructions » (p. 4). Son ouvrage, très clairement structuré, se divise en trois parties, où l’auteur aborde successivement l’histoire du colonialisme italien de même que les ambitions et les images qui l’alimentèrent, puis l’évolution des théories modernistes sur cette même période et, enfin, la manière dont l’architecture fut l’instrument du pouvoir colonial, tout particulièrement à Tripoli et à Addis Abeba. Les théories modernistes exposées par les architectes italiens se reflétèrent dans les pratiques architecturales et urbanistiques sur le sol colonial, et M. Fuller présente dans son analyse les administrateurs et les législateurs qui contribuèrent à élaborer les politiques d’émigration et d’exploitation coloniales. La « géographie symbolique » de l’occupation par l’Italie des colonies africaines reposait avant tout sur les a priori qu’avaient les colons sur les autochtones. En attirant notre attention sur les images créées par les architectes et les urbanistes de l’Italie coloniale, plutôt que de se lancer dans des récriminations contre les effets de la colonisation, Fuller met en évidence la manière dont ces grands travaux coloniaux constituèrent un système destiné à faire de l’Italie elle-même une forteresse de la modernité.

11 Brian McLaren de son côté a mis à profit ses études d’architecture, effectuées dans le cadre de la très distinguée formation en théorie critique du M. I. T., pour étudier l’architecture de la Libye à l’époque coloniale. Il s’intéresse tout particulièrement au processus par lequel les architectes italiens aménagèrent le paysage colonial pour qu’il soit effectivement exploitable par le tourisme moderne. Il se concentre sur la manière dont la perception des touristes italiens fut adaptée à l’univers colonial, « processus d’interaction par lequel on travailla conjointement à la modernisation de la colonie et à la préservation de la culture indigène » (p. 5). Le fait qu’il aborde les notions de modernité et de tradition comme autant de constructions mentales – la tradition étant

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entendue comme un avatar objectif et historicisé du concept d’« autochtonie » – explique que le terme « ambivalence » apparaisse dès le sous-titre de l’ouvrage. L’auteur, dans sa longue introduction à l’ouvrage – où se font entendre d’emblée les accents gutturaux du jargon théorique – positionne son travail dans le champ « liminal, complexe et contradictoire » des discours sur le colonialisme et le modernisme. Selon lui, le tourisme constitua la troisième vague du mouvement de colonisation par les Italiens et qu’à ce titre, elle entraîna dynamisme économique et modernisation, de même qu’elle rendit la différence, et donc l’identité, visibles.

12 C’est d’ailleurs avec McLaren que D. Medina Lasansky a travaillé sur les questions relatives au tourisme13, et son récent ouvrage nous permet de revenir, pour clore la présentation de cet ensemble de travaux sur le fascisme, vers les rives de la péninsule italienne. Il traite en effet du phénomène du tourisme sur le sol national. D. Lasansky soumet le phénomène des fêtes populaires à une analyse très minutieuse et le rapproche de la réhabilitation des centres villes opérée à travers des projets architecturaux. Les deux aspects se recoupent en effet dans le processus de développement du tourisme, en particulier sous le régime fasciste. L’ouvrage, d’une lisibilité exemplaire, parvient à mettre en relation de manière très fluide la construction nationale, l’architecture, la mémoire et les médias, tout particulièrement lorsque D. Lasansky rapporte ces problématiques au présent en montrant comment le patrimoine touristique est toujours exploité aujourd’hui. Le régime fasciste réussit à rendre certains éléments patrimoniaux suffisamment authentiques pour les faire passer pour les manifestations objectives d’une histoire vivante, le plus souvent sans qu’ils soient remis en question. L’auteur déconstruit ces représentations et atteint ce qui constituait son objectif : en ses propres termes, « faire en sorte que le lecteur soit mal à l’aise à la fin de l’ouvrage » (p. XLIII).

13 L’état de la recherche dans le domaine de l’architecture du fascisme se caractérise donc surtout par la présence d’acteurs au parcours atypique. Les travaux sur le sujet se situent à la croisée de divers domaines et tendances intellectuelles internationales. Le champ d’études attire des chercheurs venus d’horizons très divers, et soulève des myriades de questions au sein de ce qu’on pourrait définir comme un lieu d’investigation ouvert au domaine public pour une nouvelle génération. Si des aides à la recherche et des possibilités d’échanges pouvaient être développées, au niveau international, dans un cadre interdisciplinaire, et surtout entre les différentes écoles de pensée, ce champ pourrait devenir un nouvel espace, fécond et dynamique, de développement scientifique.

14 #Notes

15 1. Bruno Zevi éd., Giuseppe Terragni, Bologne, 1980.

16 2. Thomas Schumacher, Il Danteum di Terragni, Rome, 1980 ; trad. angl. :The Danteum: Architecture, Poetics, and Politics under Italian Fascism, New York, 1985. Voir aussi, du même auteur, Surface and Symbol: Giuseppe Terragni and the Architecture of Italian Rationalism, New York, 1991.

17 3. Voir tout particulièrement l’indispensable ouvrage de Giorgio Ciucci, Gli architetti e il fascismo: Architettura e città, 1922-1944, Turin, 1989.

18 4. Giorgio Ciucci éd., Giuseppe Terragni, opera completa, Milan, 1996.

19 5. Peter Eisenman, Giuseppe Terragni: Transformations, Decompositions, Critiques, New York, 2003.

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20 6. Stefan Germer, Achim Preiß éd., Giuseppe Terragni 1904-43: Moderne und Fascismus in Italien, Munich, 1991.

21 7. Voir Gianni Pettena, Casa Malaparte, Capri, Florence, 1999.

22 8. Voir, entre autres, Fulvio Irace, Giovanni Muzio 1893-1982, Opere, Milan, 1994.

23 9. Emilio Gentile, Il culto del Littorio: La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome/Bari, 1993, p. IX.

24 10. Voir en particulier Diane Ghirardo, Building New Communities: New Deal America and Fascist Italy, Princeton, 1989 ; Dennis Doordan, Building Modern Italy: Italian Architecture, 1914-1936, New York, 1988 et Richard Etlin, Modernism in Italian Architecture, 1890-1940, Cambridge, 1991.

25 11. Masia Luca, Matteoni Dario, Mei Piero, Il Parco del Foro Italico: La storia, lo sport, i progetti, Milan, 2007.

26 12. Giorgio Armani, dans Giorgio Armani, Michelangelo Sabatino, Luigi Ballerini, Foro Italico, New York, 2003 (photographies de George Mott).

27 13. Voir D. Medina Lasansky, Brian McLaren éd., Architecture and Tourism: Perception, Performance, and Place, Oxford, 2004.

INDEX

Keywords : architecture history, fascist architecture, planning, living memory, historical heritage, historiography, colonialism Mots-clés : histoire de l'architecture architecture fasciste, urbanisme, mémoire vivante, patrimoine historique, historiographie, colonialisme Index géographique : Italie Index chronologique : 1900

AUTEURS

TERRY KIRK

The American University of Rome

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Le livre de photographies : quels critères de collection, sélection, évaluation ?

Michel Frizot

RÉFÉRENCE

Martin Parr , Gerry Badger , Le livre de photographies. Une histoire, Londres, Phaidon. vol. i : 2005, 320 p., 748 fig. en coul. ISBN : 0-7148-9483-4 ; 75 €. vol. ii : 2007, 336 p., 850 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 0-7148- 9706-X ; 75 €. Andrews Roth éd., The Book of 101 Books. Seminal Photographic Books of the Twentieth Century, New York, PPP Editions, Roth Horowitz llc , 2001. 308 p., 500 fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 0-9670774-4-3 ; $ 85. Fotografia Publica. Photography in print 1919-1939, Horacio Fernandez éd., (cat. expo., Madrid, Museo Nacional centro de arte Reina Sofia, 1999), Madrid, Actar, 1999. 272 p., 600 fig. en coul. ISBN : 84-8003-135-2 ; $ 55.

1 On le sait, la photographie doit son essor et son statut, au XXe siècle, aux procédés d’imprimerie qui en permettent la diffusion dans les journaux, les magazines et les livres. Sans ces objets culturels et communicationnels d’un type inédit, qui suscitent une forte demande d’images, il n’y aurait pas de photojournalisme, pas de photographie documentaire. L’illustration photographique des livres avait en fait commencé dès la fin du XIXe siècle, avec la similigravure (procédé qui s’inscrit dans la lignée de la typographie), mais c’est sur- tout avec l’héliogravure rotative (roto-héliogravure ou rotogravure) – procédé qui est associé à la gravure à l’eau forte – que les livres se remplissent, dans les années 1920, de photographies aux moelleux dégradés parfaitement rendus par ce procédé. Ainsi, de la conjonction entre le renouveau photographique de l’après-guerre 1918, l’épanouisse- ment des avant-gardes artistiques et la souplesse de la rotogravure, naît un objet nouveau : le livre de photographies, auquel souscrivent surtout les jeunes photographes, de Moholy-Nagy à Germaine Krull

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ou André Kertész. De cet objet, qui n’a cessé depuis lors d’être une spécificité de la photographie, en constant renouvellement, on peut envisager une « histoire », c’est-à- dire une sorte de biographie de ses états successifs, de ses accointances avec les arts et la culture, de ses dérives par les interventions de ces artistes que sont devenus les photographes. il est donc légitime de tenter de produire « une histoire » des livres de photographies, comme le fait le photographe-artiste britannique Martin Parr, membre de Magnum, observateur social à l’ironie british, et collectionneur de livres de photographies. Partant de sa collection, et d’une prise de conscience du phénomène « livre » (dont il a découvert l’ampleur en étant confronté à l’édition photographique japonaise), il a fait paraître avec le photographe, commissaire d’exposition, critique et historien Gerry Badger, co-auteur des introductions de chapitres et des notices, deux gros volumes à deux ans d’intervalle (en anglais puis en français). L’ouvrage est devenu rapidement une référence internationale qui a bouleversé le marché très confiné du livre photographique et a produit l’embellie dans ce domaine qui stagnait depuis une dizaine d’années après s’être constitué dans les années 1980. Deux volumes donc (de 320 et 336 pages) ont été nécessaires pour parcourir la chronologie complète de ces livres depuis les origines de la photographie, le premier allant parfois jusqu’en 1990, le second traitant de l’ensemble de la production depuis 1945. L’ouvrage est très bien imprimé, en quadrichromie sur papier couché mat, avec un vernis satiné sur les images ; tous les livres retenus sont illustrés par leur couverture et des double-pages intérieures (jusqu’à vingt dans le cas de An American Exodus, de Dorothea Lange et Paul Taylor, 1939). Les notices sont fournies, de renseignements contextuels et de commentaires historiques ou esthétiques : l’objet est donc attrayant, et apporte des connaissances certes partielles mais très appréciables et jusqu’alors introuvables sur quantités de livres peu ou pas du tout accessibles. Le livre de Martin Parr a entraîné une hausse vertigineuse des prix des livres de photographies les plus rares (certains le sont vraiment) : ce domaine auparavant paisible est devenu l’enjeu d’une collectionnite effrénée. On ne recherche plus « que » les livres qui sont « dans le Parr ». L’intérêt d’un livre se mesure aujourd’hui au fait qu’il est ou n’est pas « dans » cet ouvrage qui a constitué, sans doute malgré les auteurs, un palmarès global de l’en- semble des livres de photographies alors qu’il voulait être l’étalage d’un goût personnel non exemplaire.

2 Le livre de photographies. Une histoire n’est pas pour autant un « bon » livre que l’on peut recommander aux étudiants. il n’aborde en effet, malgré l’intervention d’un historien, aucune problématique liée à la spécificité de la photographie dans le champ des images, ou aux standards qui font qu’un livre est un livre, et en particulier un livre contenant essentiellement (ou exclusivement) des photographies. À l’opposé, l’auteur ambitionne de « retracer l’histoire de la photographie à travers celle, spécifique, du livre de photographies » (p. 5), idée paradoxale qui subordonnerait le livre à un déroulé d’une histoire qui le surplombe (et dont la rigidité est critiquée par l’auteur). L’histoire du médium se trouve instrumentalisée pour justifier une subjectivité toute personnelle. Et c’est en cela qu’il déçoit profondément : malgré une apparence documentée, il commente un engouement sans l’expliquer, sans le relier à des engagements esthétiques, quels qu’ils soient. Rien n’est clairement défini. Le livre de photographies (photobook) serait un « ouvrage, avec ou sans texte, dont le message premier est transmis par la photographie » (p. 6). Il resterait alors à savoir comment se délimite l’objet livre, donné ici comme un a priori, constitué effectivement à partir de photographies, sans que l’on aborde l’histoire générique du livre imprimé, la photogravure, les techniques d’impression, la mise en page, la question de la jaquette,

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du brochage, etc. tous préalables qui auraient dû être traités en ouverture pour circonscrire les possibilités éditoriales (évolutives au gré des innovations techniques). Mais un non-dit dresse une frontière : l’auteur, lui-même photographe et auteur de livres, entend que les photographies soient faites par un seul auteur et que le livre soit le produit de la volonté de ce photographe-auteur (sous-estimant dans le premier volume tout autre intervenant, jusqu’au repentir du deuxième volume qui accorde un chapitre à l’éditeur-maître d’ouvrage, ou « non-photographe », tel que le Werner Gräff de Es kommt der neue Fotograf !, 1929). C’est donc un ouvrage sur les livres de photographies d’auteurs ou « livres de photographes », ce qui est particulièrement réducteur par rapport à l’édition globale de photographies.

3 c ’est une attitude de collectionneur qui met en scène son idée, se sert de l’histoire comme d’une unité intrinsèque sur laquelle s’échafaude une pluralité d’objets privilégiés que chaque auteur photographe dresserait comme un miroir ou un mémorial, opposé au « livre banal illustré de photographies » (nombre de tels livres n’ont rien de banal et peuvent figurer dans une « histoire »). Conséquence de la non- définition du « livre » et de son parallélisme avec l’histoire du médium, l’ouvrage de Parr et Badger commence avec l’invention de la photographie, à un moment où on ne sait pas l’imprimer (passer de l’épreuve à la matrice encrée pour l’impression) et où l’on doit coller des épreuves une à une sur un carton, ce qui réduit de beaucoup le nombre d’exemplaires. Le premier chapitre démarre donc sur les British Algae d’Anna Atkins (planches decyanotypes, 1843-53) et le Pencil of Nature de William H. F. Talbot (1844- 1846). La principale ambiguïté terminologique est dans l’assimilation des livres de photos collées à des photobooks.

4 Et de fait, cette assimilation, qui court sur tout le XIXe siècle (tant que l’on ne peut imprimer la photographie avec des encres stables) est plus embarrassante qu’enrichissante, car elle juxtapose des modèles qui ne sont pas conçus de la même façon, ni dans le même but, et n’ont pas les mêmes impératifs. On ne peut oublier que l’impression de la photographie est née du besoin d’échapper à la précarité des épreuves argentiques et de se sous- traire à l’épreuve unitaire par une multiplication mécanique. il eût mieux valu considérer d’emblée le livre de photographies comme étant constitué par le « roulage » conjoint, sous une matrice, du texte et de l’image ; cela aurait exclu les tirages originaux collés car le but des photographes de ce siècle-là n’est pas de faire des livres (qui restent des exceptions dans la production photographique générale). Dès 1980, l’ouvrage de Weston Naef, The Truthful Lens1, en avait dressé à juste titre un palmarès de « collectibles » en ne s’intéressant qu’à cette catégorie délimitée2, sans mélanger les genres et sans en faire les précurseurs du livre « imprimé ». Il faut pourtant deux chapitres à M. Parr et G. Badger pour sortir de cette posture et entrer alors dans « le livre de photographies pictorialiste », autre voie bien restrictive qui mixe les Idylls of the King de Julia M. Cameron (1874), Life and Landscapes of the Norfolk Broads de Peter Emerson (1886), Micrographie décorative de Laure Albin Guillot (1931 !) , New York de Alvin Coburn (1910), The North American Indians d’ Edward Curtis (1908) : ce dernier en 20 volumes illustrés d’héliogravures et 20 portfolios de planches peut difficilement passer pour un « livre » comparable aux Américains de Robert Frank (1958, 180 pages, format 21 x 28,5 cm), tout comme les 11 volumes de planches héliogravées de Animal Locomotion d’Eadweard Muybridge (1887).

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Célébration du photographe

5 On l’a compris, la difficulté est dans la recherche d’un classement catégoriel parfois emprunté à une histoire formelle (« œil et photo ; le livre de photographies moderniste ») ou perdu dans la banalité chronologique (« Mémoire et reconstruction ; le livre de photographies européen dans l’après-guerre »). Ceci dit, il y a peu d’oublis ou de parti pris d’exclusion (à signaler pourtant l’absence inexpliquée des livres de Wright Morris, tel The Inhabitants, 1946).

6 Et malheureusement, le système se gâte (ou empire) avec le deuxième volume ; les auteurs, convaincus de « la nature subjective de l’histoire de la photographie », veulent rectifier « la façon dont cette histoire a été influencée par les conservateurs de musée et par les historiens » en don- nant « la parole aux photographes eux-mêmes » (sic). Reconnaissons volontiers avec eux que le livre joue aussi un rôle dans la formation du photographe, qu’il crée des influences et des références, installe des modèles (un millier de tels livres seraient annuellement publiés) : par là-même, ils méritent amplement une étude, surtout une méthode d’étude, l’inventaire transparent de la « boîte à outils ». Ce volume II continue sans surprise le palmarès des livres de photographies américains depuis 1970, européens depuis 1980 et du « livre engagé » depuis 1945, jusqu’à nos jours, autrement dit jusqu’à l’année de sa conception (2005, un an avant la parution !). On ne peut s’étonner de cette audace quand la manie de la mode associée à la peur de déplaire conduit la dite « histoire de l’art contemporain » à se prononcer sur la peinture fraîche ou sur les virtuosités de Photoshop (ce logiciel, et ceux qui pilotent la gravure numérique étant pour beaucoup responsables, de la nature et de la qualité actuelles des photobooks). On en revient toujours à l’évacuation des critères de sélection et des paramètres d’évaluation...

7 Ce volume (qui se termine sur un fourre- tout « de la vie moderne et de la photographie ») se complète aussi de catégories annexes (ou annexées) qui ne trouvaient pas leur place dans la distribution schématique du premier volume : le livre d’artiste (insolemment titré « s’approprier la photographie » !), le livre d’entreprise, l’éditeur comme auteur, la « tendance Düsseldorf » (autour et à la suite de Berndt et Hilla Becher dont les élèves, Andreras Gursky, Thomas Struth, Axel Hütte, etc., sont des célébrités de la photographie contemporaine). De l’éditeur, on l’a dit, il est peu question précédemment, et pourtant un livre naît rarement de la seule volonté d’un photographe. Un photobook n’est d’ailleurs jamais construit sur une simple suite de photographies comme un diaporama en vrac, c’est d’abord une sélection d’images, ensuite une mise en séquence, une mise en page, un commentaire sous différentes formes, tout cela pensé, orchestré, par une ou plusieurs personnes (dont le photographe éventuellement), et par un « sélecteur » d’images qui ne sont pas les siennes. Sa fonction, capitale pour beaucoup de livres, est abordée a minima par les auteurs, et le chapitre est de ce fait décevant : un des grands éditeurs du demi-siècle passé, Robert Delpire (éditeur des Américains de Robert Frank) évoqué dans le premier volume (dans « le livre de photographies européen dans l’après-guerre ») est passé sous silence dans le volume ii. Mais il s’agis- sait là d’un éditeur-sélecteur-concepteur-ami, double éditorial du photographe, alors que pour Parr et Badger, le « livre d’éditeur » est d’abord un ensemble d’images disparates (Family of Man, de Steichen, 1955), sélectionnées par un « non- photographe », ce qui renforce l’occultation de l’éditeur- sélecteur ou de tout autre partenaire du photographe-auteur, devenu artiste omnipotent et génial. On voit cet artiste triomphant avec la « tendance Düsseldorf », à

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la fois photographe maître de ses expositions (le mur de la galerie et du musée), potentat du marché (la diffusion limitée), philosophe (le regard objectif sur le monde, selon M. Parr) et artiste-graphiste-communicant, canalisant le regard de la béatitude publique (Thomas Struth, Andreas Gursky et… Oliviero Toscani, avec Colors Cacas, 1998). Les livres d’artistes omnipotents existent, mais beaucoup (que peut-être Martin Parr trouve mineurs) sont des compromis entre les exigences des photographes, les impératifs financiers, les paramètres de l’impression, l’intérêt d’une clientèle supposée.

Critères d’évaluation pour le photobook

8 Resteraient alors beaucoup de livres à rassembler si l’on voulait vraiment traiter le « livre de photographies » comme suite séquencée de photographies, quels que soient les auteurs de celles-ci et de la séquence, en particulier pour le livre d’entreprise, le livre de publicité, mal représentés ici, le livre d’archéologie – certains ont un auteur- photographe –, le livre de voyage, le livre d’artistes3, etc.). Mais il faudrait au moins un troisième volume, et peut-être une reprise des critères d’objectivité ! L’ouvrage de Parr aurait été plus cohérent et sensé s’il s’était cantonné, on l’a dit, au livre de photographies imprimées, qui se limite au XXe siècle. Un ouvrage antérieur avait relevé ce pari, avec la formule graphique reprise par Phaidon : The Book of 101 Books. L ‘« éditeur » en question, celui qui conçoit, choisit et assemble, est Andrew Roth, « rare book dealer » ; il s’adjoint des compétences de collaborateurs (six, parmi lesquels Shelley Rice, universitaire qui signe un long texte d’introduction historique, et le photographe Daido Moriyama) et il énonce sa position : le livre est « the most natural format for sequencing reproductions » ; il égrène les critères de choix pour les 101 livres retenus : originalité, niveau artistique, photographe, mise en page, papier, qualité d’impression, texte, typographie, reliure, jaquette, taille… tout ce qui fait qu’un livre est un livre ! Les ouvrages sont traités à la suite, sans autre critère que chronologique, jusqu’en 1996, en cinq périodes entrecoupées de textes confiés à des spécialistes – galeriste, universitaire, photographe, éditeur – ce qui produit des rapprochements- téléscopages intéressants. Ainsi, en 1946, se suivent deux franc-tireurs, Wright Morris (The Inhabitants) et Zdenek Tmej (Abeceda) – deux livres majeurs à mes yeux – et en 1959, Richard Avedon, Robert Frank, Aaron Siskind, Ed Van der Elsken. Avec un nombre de titres relativement restreint, on peut toujours discuter la place de tel ou tel (ou le fait que les numéros de Camera Work ne soient pas vraiment des livres), cet ouvrage, avec ses images de bonne taille, bien documenté et encadré par des idées claires, est une référence plus sûre… mais plus coûteuse.

9 Il est talonné par un catalogue d’exposition, antérieur (1999), qui a trop peu été diffusé (sans doute parce qu’il est édité en Espagne), malgré la masse d’informations présentées pour la première fois, et la présentation bilingue des textes (anglais- espagnol) : Fotografia Publica, Photography in Print, 1919-1939. La restriction de la période est judicieuse : il s’agit de l’âge d’or de la photographie imprimée, livres, périodiques, et dépliants publicitaires confondus, essor dû à l’implantation de la rotogravure dans les années 1926-1930, avec sa qualité de reproduction des photographies alliée à cette diffusion de masse dont Walter Benjamin avait vu les enjeux. Pour autant, il ne va pas jusqu’à intégrer les magazines populaires à grand tirage des années 1930 (mais il inclut VU, URSS en construction, Lef, Arbeiter Illustrierte Zeitung, Arts et Métiers graphiques, Minotaure, Life), et le livre y est majoritaire. En fait, il explore la modernité de l’impression massive de photographies et les nouvelles conceptions graphiques qui

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l’accompagnent, sous l’action conjuguée des avant-gardes artistiques (constructivisme soviétique, hollandais et allemand), du renouveau de la typographie, des arts décoratifs post-cubistes et tout simplement des facilités que procure la roto- héliogravure. La sélection faisant la démonstration de l’embellie graphique extraordinaire des deux décennies, l’exposition et le catalogue avaient été conçus en reprenant les ambitions esthétiques de cette époque et la mise en page de Fernando Gutierrez avait pour modèle « les œuvres qu’il devait montrer ». Tout l’ouvrage est donc constitué de pages et double-pages imprimées, reproduites en quadrichromie, in-extenso, non détourées, avec un ombrage sur un ou deux côtés qui rend la modulation d’épaisseur des livres et brochures ou le léger flottement des feuilles libres. Fotografia Publica a ainsi créé le standard du livre sur l’imprimé, repris par les deux ouvrages précités (2001 et 2004-2006), et par Kiosk (2001), Merz to Emigre and Beyond (2003), et Things as they are (2005), trois ouvrages sur la presse ou les magazines illustrés de photo, qui pourront faire l’objet d’une prochaine recension. Première manifestation éditoriale4 de cet intérêt croissant pour divers aspects de la photographie imprimée, le livre de 1999 en a défini les critères d’excellence : recherche graphique, papier, gravure numérique à trame très fine, photographie sans retouche du matériel exposé, rendu des volumes. Malgré une disposition par ordre alphabétique des noms (de photographes ou de magazines) qui empêche toute comparaison des propositions graphiques par la chronologie, Fotografia Publica est le plus utile, le plus documenté et le plus ouvert de ces livres, qui donne une idée précise de la production d’une période très riche, au plan international – en privilégiant la photographie moderniste, la mise en page, le photomontage, ce qui est un choix très cohérent avec les apports de la période. Finalement, il est aussi le plus homogène, intellectuellement et visuellement. Brassaï, par exemple, y est représenté par une double-page de Lilliput (1938), de Transition (1937), d’Arts et Métiers graphiques (1933) et quatre de Paris de nuit (1933). Heartfield y est très bien représenté, au prorata de son rôle dans le graphisme, le photomontage, la dénonciation totalitaire, mais il n’a pas publié de photobook bien qu’il soit l’auteur de nombreuses couvertures pour Malik Verlag. On y trouve aussi, entre autres, l’Espagnol Cecilio Paniagua, le Mexicain Emilio Amero, le tchèque Zdenek Rossman ou le Hongrois László Moholy-Nagy. Cet ouvrage démontre qu’avec une bonne connaissance des impératifs de fabrication et de design, le livre de photographies peut être considéré comme autre chose qu’un objet de délectation à l’avantage du photographe- auteur. Pour apprécier la qualité du livre, il faut le mettre en relation avec les possibilités et impératifs techniques concomittants, très évolutifs, les intervenants (autres que le photographe) et leurs motivations, les réalités politiques ou sociales qu’il transcrit, le contexte esthétique, le public auquel il est destiné…

10 Les connaissances purement techniques et spécialisées sur l’histoire du livre sont, de fait, difficiles à rassembler. Un ouvrage récent peut y aider, publié à l’occasion d’une exposition au Musée des arts et métiers à Paris, Les trois révolutions du livre5. Consacré à toute l’histoire du livre depuis son « invention », il permet une mise en perspective de la période que l’on veut aborder. Il contient des textes sur « Victor Hugo et le livre photographique », « illustration du livre et pro- cédés photographiques avant la similigravure », « livre et photographie dans la seconde moitié du XIXe siècle » mais reste faible sur le XXe siècle, ses technologies d’impression et de diffusion de masse. En passant, on pourra utilement vérifier l’origine et le sens du mot cliché (p. 361), qui fait résonner les réciprocités et les associations entre la photographie et l’imprimerie, celles-là que nous n’avons pas fini de découvrir et d’explorer.

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NOTES

1. Lucien Goldschmidt, Weston Naef, The Truthful Lens. A Survey of the Photographically illustrated Book 1844-1914, New York, 1980 2. Cette hiérarchie découle du rôle des libraires dans la redécouverte et la promotion de la photographie « ancienne » depuis trois ou quatre décennies 3. Voir Anne Mœglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, Paris, 1997 4. J’avais pour ma part inclus de nombreux éléments dans ma Nouvelle Histoire de la Photographie, Paris, 1994, et alimenté la partie photographique de l’exposition Face à l’Histoire. L’artiste moderne devant l’événement historique, au centre Pompidou en 1996, de plus de 300 magazines et livres formant la colonne centrale de l’exposition (qui n’avaient malheureusement pas trouvé place dans le catalogue). 5. Les trois révolutions du livre, Alain Mercier éd., (cat. expo. Paris, Musée des arts et métiers, 2002), Paris, 2002

INDEX

Mots-clés : photographie, livre de photographies, impression, historiographie, méthodologie Keywords : photography, photography books, printing, historiography, methodology Index chronologique : 1900

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Les tableaux de Jeff Wall, entre réalisme et absorbement

Katia Arfara

RÉFÉRENCE

Jean-François Chevrier, Jeff Wall, Paris, Hazan, 2006. 440 p., 120 fig. en coul. ISBN : 2-7541-0107-1 ; 55 €. Michael Fried, Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine [traduction d’une version remaniée d’Art and Objecthood. Essays and reviews, Chicago/ Londres, 1998], Paris, Gallimard (NRF Essais) 2007. 280 p., 5 fig. en coul. ISBN : 978-2-07-077591-0 ; 22,50 €.

1 Les grandes rétrospectives du travail de Jeff Wall organisées en l’espace de trois ans ont déclenché une importante activité éditoriale qui éclaire l’impact de l’artiste canadien sur la photographie contemporaine. À l’occasion de la première rétrospective au Schaulager de Bâle a paru le catalogue raisonné de l’artiste1 ; plus modeste, l’exposition de la Tate Modern à Londres a été accompagnée d’un colloque dont les actes viennent de paraître dans un numéro spécial de l’Oxford Art Journal (vol. 30/1, 2007) ; enfin, à l’occasion de la rétrospective Jeff Wall aux États-Unis coorganisée par Peter Galassi et Neal Benezra (New York, Museum of Modern Art/San Francisco, Museum of Modern Art, 2007-2008), a paru une nouvelle sélection d’écrits et d’entretiens de l’artiste2.

2 En France, l’œuvre de Jeff Wall a fait l’objet d’une monographie signée par Jean- François Chevrier, auteur également de l’essai introductif du Catalogue raisonné du Schaulager. En vue de la parution de son livre sur la photographie – dont le titre provisoire est Ontological Pictures: The argument of recent photography – Michael Fried a inclus, quant à lui, dans son dernier ouvrage Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, un chapitre consacré à la photographie, manifestant ainsi à nouveau son intérêt pour Jeff Wall3. Dans sa première partie, le recueil propose de (re)découvrir l’activité critique que M. Fried développait dans les années 1960 autour

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de la peinture et la sculpture moderniste, tandis que sa deuxième partie est consacrée à la question de la théâtralité.

3 Au cœur de l’ouvrage de M. Fried se trouve son fameux article « Art et Objectité ». Paru dans Artforum en juin 1967 sous le titre « Art and Objecthood »4, l’article lançait le débat autour de la théâtralité de l’art minimal en condensant l’approche puriste de la critique moderniste qui prône l’autosuffisance de l’œuvre d’art dans une conception restreinte de l’art moderne, marquée par l’exclusion du geste iconoclaste de Marcel Duchamp. Selon M. Fried, la présence de l’art « littéraliste » (ainsi appelait-il le minimalisme à l’époque) n’est rien de plus qu’un « effet théâtral », une mise en scène qui inclut le corps du spectateur et exige de lui une complicité. Dans les installations minimalistes, l’œuvre d’art est un objet parmi les autres objets du monde, un objet impur puisque placé dans une situation qui dure dans le temps. M. Fried considère, dans le sillage de , que cette « composante de l’interminable » contredit « la présenteté » de l’art moderniste, selon laquelle « à chaque instant l’œuvre elle-même est pleinement manifeste » (p. 139). Dans l’urgence de préserver la hiérarchie des genres picturaux sur la base de valeurs solides permettant de distinguer ces genres, M. Fried traite de dégénéré l’art « à mesure qu’il approche une condition qui est celle du théâtre », le théâtre tout comme l’installation étant ce qui existe entre les arts (p. 135). L’inclusion dans Contre la théâtralité du chapitre « L’autonomie aujourd’hui : quelques photographies récentes » explicite l’intention de l’auteur de rattacher la photographie contemporaine à sa lecture du modernisme, attribuant ainsi à l’œuvre de Jeff Wall une valeur exemplaire.

4 Dans sa monographie, Jean-François Chevrier réexamine quant à lui l’ensemble de l’œuvre de l’artiste canadien en s’appuyant sur des notions-clés. En même temps, il revisite les principales positions théoriques de Jeff Wall, considérant que la biographie intellectuelle de l’artiste est inséparable de ses choix artistiques. L’ouvrage s’ouvre sur Picture for Women (1979), œuvre manifeste de Jeff Wall, dans laquelle il interprète le tableau de Manet Un bar aux Folies Bergère (1881-1882) en tant qu’artiste-opérateur d’une prise de vue, en inscrivant « l’idée du tableau photographique à figures dans une histoire de l’autoportrait allégorique » (p. 9). J.-F. Chevrier attire notre attention sur le projet de l’artiste mis en œuvre dans cette fin des années 1970 dans le but de reconstituer (ou de réinventer) la tradition picturale sans les moyens propres de la peinture. Jeff Wall choisit le médium photographique en concevant ses photographies dans la logique du tableau, autrement dit de la forme de l’art pictural. Le tableau maintient, d’après J.-F. Chevrier, la composition à l’intérieur du cadre. À la fois encadrement et coupure de l’espace environnant, il renvoie par sa verticalité à la position statique du spectateur qui lui fait face5. Outre la « forme tableau » et tout en prenant conscience de la place que la photographie occupe « entre les beaux-arts et les médias », Jeff Wall choisit comme support de ses photographies le caisson lumineux exploité par la pratique publicitaire.

5 Depuis le début des années 1980, les tableaux de Jeff Wall sont basés sur un incident dans la rue dont il a été témoin et qu’il a ensuite reconstruit. Après avoir travaillé en studio, il opère maintenant la fusion entre le théâtre et la photographie de rue. La reconstruction des événements introduit dans sa pratique un genre hybride qu’il appelle « presque documentaire ». Selon J.-F. Chevrier, l’artiste met en œuvre le programme iconographique du Peintre de la vie moderne énoncé par Baudelaire en 1863, en transformant l’enregistrement photographique en une technique de reconstruction

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mnémonique qui se différencie de la prise de vue instantanée. La double lecture de Jeff Wall est là, « dans la conjonction de l’éphémère et du permanent, de l’instantané et de l’Histoire, de l’image et du tableau » (p. 45) ; autrement dit, dans la double opération mentale d’enregistrement et d’idéalisation, l’objectivité de la description photographique n’étant pas « un actualisme mécanique » (p. 48). La redéfinition de la composition comme mise en scène et direction d’acteurs s’inscrit exactement dans cette « teneur subjective de l’art mnémonique » appliqué à la vie moderne. Or, Jeff Wall qualifie cette méthode de reconstitution de cinématographique. Les acteurs qui participent à ces tableaux, dans la plupart des cas non-professionnels, jouent souvent leur propre personnage à la manière du néoréalisme italien (une documentation abondante explicite dans l’ouvrage les affinités de Jeff Wall avec le cinéma moderne). J.- F. Chevrier décèle dans ce mode de performance « une exigence de réalisme » indissociable dans l’histoire de l’art occidental de l’art critique. Le réalisme, écrit-il, est critique « dans la mesure où il dissocie la perception de la préconception, où il sépare la perception des choses de ce que l’habitude nous en fait concevoir » (p. 222). Participant d’une volonté de montrer les choses telles qu’elles ne sont pas vues, le réalisme suppose un travail sur les conditions du visible. Tout en prenant ses distances par rapport à l’approche marxiste, Jeff Wall revendique un art « qui fonde la critique sur l’observation et la dramatisation (l’interprétation théâtrale) de situations sociales et de moments de crise spécifiques » (p. 31). Le spectateur ne peut pas s’abandonner entièrement à cette dramatisation : il doit reconstruire lui-même l’action à l’intérieur du cadre. La reconstitution de la tradition picturale est une reconstitution critique6.

6 Cette critique de la représentation que Jeff Wall met en œuvre se distingue du concept d’absorbement au sens où l’entend Michael Fried. Le critique américain revient à ce concept dans Contre la théâtralité et plus précisément dans le chapitre intitulé « De l’antithéâtralité » qui relie son activité critique des années 1960 à son intérêt actuel pour la photographie. Emprunté à l’esthétique de Diderot et développé pour la première fois dans La place du spectateur7, l’absorbement concerne à la fois l’intention artistique (le rapport entre le peintre et son sujet) et les conditions de la réception (le rapport entre le tableau et le spectateur). Selon M. Fried, le succès de la peinture et du théâtre dépendrait d’après Diderot du fait que le peintre et le dramaturge parviendraient ou non à dé-théâtraliser la relation de l’espace pictural ou théâtral au spectateur, excluant le jeu pour et devant le public. Le spectateur peut se laisser absorber, autrement dit croire en l’action dramatique, et « entrer » dans le tableau, quand les personnages de l’espace pictural sont absorbés en eux-mêmes. Grâce à cette « fiction suprême », l’univers du tableau devient autonome, « un système clos, indépendant de l’univers du spectateur et, dans ce sens, aveugle à celui-ci » (p. 142).

7 Synonyme de l’antithéâtralité, l’absorbement a été jusqu’à présent analysé par Michael Fried en tant que tradition majeure de la peinture française allant du milieu du XVIIIe siècle jusqu’à Manet, à savoir en tant que tradition picturale figurative. Or, depuis les photographes allemands Bernd et Hilla Becher et leur premier livre Anonyme Skulpturen (Düsseldorf, 1970), les « questions du regard » qui interrogent le problème de l’autonomie artistique se trouvent selon M. Fried au premier plan de la « photographie ambitieuse », à savoir de la photographie conçue comme une œuvre autonome d’art pictural. Parmi le bon nombre des photographes qui abordent de façon directe la problématique diderotienne de l’absorbement et de l’antithéâtralité8, Jeff Wall occupe une place exemplaire. Car même si la plupart de ses sujets photographiés prennent la pose pour les besoins de la photographie, ils le font d’une manière « qui cherche à

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répliquer, aussi fidèlement que possible » l’attitude qu’ils auront eue à un moment comparable (p. 194). Pour M. Fried, autant la « construction performative » du travail de Jeff Wall que « le caractère d’artefact visible que constitue l’usage du caisson lumineux » s’inscrivent dans un « devoir être vu »9.

8 Les implications du modèle théâtral dans la photographie fabriquée sont ainsi traitées en tant qu’un moment de « crise picturale » : on ne peut plus ignorer après Manet qu’un tableau est fait pour être regardé. En fabriquant ses tableaux, Jeff Wall brise « le cadre de la fiction ontologique de l’inexistence du spectateur » (p. 198), la problématisation des stratégies d’absorbement prémoderniste étant aujourd’hui inévitable. Le tableau A view from an apartment (2004-2005), à la fois scène de genre et paysage montrant une vue du port de Vancouver à travers une fenêtre, semble à M. Fried emblématique de cet aspect autoréférentiel de la photographie de Jeff Wall. Interprété comme « l’expression essentiellement positive d’une intimité domestique » (p. 210), cette œuvre relève pour Fried d’une thématisation « de tout le support technologique moderne nécessaire à l’existence du caisson lumineux », depuis le poste de télévision au premier plan, à gauche, jusqu’au téléphone portable culminant « dans les éléments qui composent la scène extérieure » (p. 207). Ce faisant, il dévoile une réflexion sur la place de la technique (le tableau évoque selon lui « La question de la technique » de Heidegger) « telle qu’elle s’incarne souverainement dans l’art de Jeff Wall et dans notre vie quotidienne » (p. 210).

9 Pour Jean-François Chevrier, A view from an apartment « est un tableau contemplatif de la vie moderne qui intériorise la disjonction entre le registre de la ‘vue’, qui renvoie à l’attention du regardeur extérieur au tableau, et celui de l’absorbement – correspondant au régime de la distraction et aux effets de l’habitude – représenté par la jeune femme qui tourne le dos à la fenêtre » (p. 385-386). Contemplation et attention ne sont pas synonymes car ils réfèrent à des registres formels et psychologiques différents, la contemplation étant « peut-être une synthèse ou une intensification de l’habitude vécue sur le mode de la distraction » (p. 386). C’est grâce à cette nouvelle compréhension de la « mesure contemplative », précise J.-F. Chevrier, que Jeff Wall pense à la fois le tableau-monde (inspiré à Baudelaire par Delacroix) et le document- tableau, lequel tient au caractère instantané de la prise de vue (p. 397). L’auteur propose le terme de « tableau instantané » afin de définir cette ambiguïté inhérente aux tableaux photographiques de Jeff Wall non comme méthode mais comme possibilité.

10 Revenant au tableau A view from an apartment dans le chapitre « La ville générique », J.- F. Chevrier met en relation la vue du port à l’arrière-plan et l’autonomie du propos descriptif affiché dans les panoramas des paysages urbains que Jeff Wall réalise dès 1980. En même temps, il rapproche le tableau de Landscape Manual10 (1969-1970), le photo-texte de la (brève) période conceptuelle de l’artiste et attire ainsi notre attention sur la transition que Jeff Wall opère entre les enregistrements neutres de l’espace urbain propres à une esthétique de l’amateurisme et l’inscription de cet espace dans la tradition picturale du paysage. J.-F. Chevrier met cette « spécificité du lieu », à la fois étrange et familier, en relation avec la scène artistique de Vancouver tout en rappelant qu’en 2003, l’artiste réalise un petit tirage noir et blanc d’après un des instantanés reproduits de Landscape Manual. Outre l’importance que tient la ville natale dans son œuvre dans le sens d’un régionalisme élargi, ce qui se désigne à travers ce

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rapprochement est un dialogue ouvert de l’artiste avec l’art conceptuel en tant que critique radicale de la représentation et de l’autonomie artistique.

11 Chez Michael Fried, l’autonomie esthétique que vise la photographie de Jeff Wall aspirant à s’imposer comme une œuvre d’art au sens traditionnel du terme (tout en interrogeant les conditions d’une telle autonomie pour le type d’œuvre qu’elle est elle- même) est fondamentalement différente « de la recherche perpétuelle de l’essence historique du médium » qui régit l’art moderniste (p. 211). A view from an apartment est une photographie et non pas une œuvre picturale. Il nous semble important à ce point- ci de remarquer que dans ce même chapitre dédié à la photographie contemporaine, M. Fried traite également l’installation vidéo Déjà vu de Douglas Gordon comme une œuvre photographique « au sens large du terme » (p. 195). Plus précisément, il considère que la projection sur triple écran du film D.O.A. de Rudolph Maté sur lequel est fondée l’installation de Gordon ainsi que la progressive désynchronisation qu’elle entraîne ont pour effet non seulement de rompre avec la continuité narrative du film mais aussi de mettre en échec le réalisme inhérent au jeu de l’acteur ; autrement dit, de dépasser la théâtralité. M. Fried considère renouer ainsi avec ses déclarations dans « Art et objectité » selon lesquelles le cinéma échappe, de par sa nature, au théâtre, et est pour cela « acceptable pour une sensibilité moderniste » (p. 213). Ce renouement nous semble pour autant paradoxal dans la mesure où Douglas Gordon ne fait pas du cinéma. Déjà vu est une installation, autrement dit une œuvre théâtrale par excellence puisqu’elle se situe explicitement entre les arts.

12 Il aurait été impensable dans les années 1960 que l’installation vidéo tout comme la photographie « presque documentaire » de Jeff Wall aient suscité l’intérêt du critique américain. Ce faisant, M. Fried met en œuvre non pas un modernisme élargi mais un modernisme modéré qui privilégie le contenu, c’est-à-dire l’absorbement des sujets photographiés ou filmés, sur la forme par laquelle ces sujets sont livrés. L’absorbement est ainsi célébré en tant que valeur transdisciplinaire de l’art.

NOTES

1. Theodora Vischer, Heidi Naef éd., Jeff Wall. Catalogue raisonné 1978-2004, Bâle, 2005. 2. Jeff Wall, Selected essays and interviews, New York, 2007. 3. Rappelons l’article « Jeff Wall, Wittgenstein et le quotidien » que Michael Fried a publié dans Les cahiers du Musée national d’art moderne, no92/2005, p. 4-27. Le critique américain a aussi participé au colloque Jeff Wall de la Tate Modern mais sa communication sur le tableau After « Spring Snow » by Yukio Mishima, chapter 34 (2000-2005) n’a pas été incluse dans les actes. 4. Le recueil Art and Objecthood. Essays and reviews (Chicago, 1998) est constitué d’une reprise de textes publiés par l’auteur entre 1962 et 1977 ; les chapitres 1-4 (« Morris Louis et la crise de la figuration moderniste », 1966-1967, « Jules Olitski », 1966-1967, « : forme et conviction », 1966, « Ronald Davis : surface et illusion », 1967) et 6 (« Art et objectité », 1967) de Contre la théatrâlité reprennent les textes originaux de Art and Objethood ; le chapitre 5 (« Anthony Caro ») de Contre la théatrâlité est la fusion de deux textes publiés séparément dans Art and Objethood (« New Work by Anthony Caro », 1967 et « Two sculptures by Anthony Caro », 1968). Le

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chapitre 7 (« De l’antithéâtralité ») de Contre la théatrâlité est un montage des parties 2 et 3 de l’introduction au recueil Art and Objethood (« An introduction to my art criticism ») ; le chapitre 8 (« L’autonomie aujourd’hui : quelques photographies récentes ») est la traduction d’une conférence donnée à Berlin en 2006. L’article de Michael Fried a été repris pour la première fois en français dans un numéro spécial d’Artstudio consacré à l’art minimal (n°6, automne 1987, p. 10-27). 5. Sur ce point, voir Jean-François Chevrier, « Les aventures de la forme tableau dans l’histoire de la photographie » dans Photo-Kunst Arbeiten aus 150 Jahren. Du XXe au XIXe siècle, aller et retour, Jean-François Chevrier éd., (cat. expo., Stuttgart, Graphische Sammlung Staatsgalerie, 1989), Stuttgart, 1989, p. 47-81 (version allemande du texte : p. 9-45). 6. A propos de Mimic (1982), tableau emblématique de ce travail de reconstruction des événements vus, J. Wall explicite ainsi son besoin de faire une image « très réaliste » : « Par ‘très réaliste’, je veux dire une image qui montre les contradictions internes de cette figure, son conditionnement social ainsi que son aliénation à soi-même » (« Typologie, luminescence, liberté. Extraits d’une conversation avec Els Barents », dans Jeff Wall, Essais et entretiens (1984-2001), Jean- François Chevrier éd., (Villeurbanne, 1988), Paris, 2001, p. 70. 7. Michael Fried, La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, Paris, 1990 (Absorption and theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot, [Los Angeles, 1980] Chicago, 1988). 8. Il s’agit de Thomas Ruff, Thomas Struth, Andreas Gursky, Candida Höfer, Thomas Demand, Jean-Marc Bustamante, Rineke Dijkstra, Patrick Faigenbaum, Beat Streuli, Philip-Lorca di Corcia, Hiroshi Sugimoto et Luc Delahaye. 9. Rappelons les déclarations de J. Wall sur la question de l’absorbement à propos de son tableau Adrian Walker (1992) : « Je ne pense pas qu’il soit forcément clair qu’Adrian Walker est un portrait. Je pense qu’il y a une fusion entre deux ou trois façons de regarder la photo, génériquement. L’une d’elles, c’est qu’il s’agit de la photo de quelqu’un qui est plongé dans son travail et qui ne fait pas du tout attention au spectateur, ou qui ne réagit pas au fait qu’il est observé. Dans son livre intéressant sur la concentration et la théâtralité dans la peinture de la fin du XVIIIe siècle (La place du spectateur), Michael Fried parle des différentes relations entre les personnages des tableaux et leurs spectateurs. Il a défini un ‘mode absorbé’, utilisé par des peintres comme Chardin, où les personnages sont immergés dans leur monde et dans leurs activités et n’ont apparemment pas conscience de la construction du tableau et de la présence nécessaire du regardeur. Evidemment, le ‘mode théâtral’ était exactement le contraire. Dans les tableaux absorbés, nous regardons des personnages qui ne semblent pas ‘interpréter’ leur monde, seulement ‘être dedans’. Les deux sont bien sûr des modes de performance. Je pense qu’Adrian Walker est ‘absorbé’. Le fait qu’il soit ou non le ‘portrait’ d’une personne réelle, spécifique, encore une fois, peut être secondaire dans la structure. Le titre, parce qu’il le nomme, fait qu’il apparaît comme une personne réelle, spécifique. Mais il est fort possible qu’Adrian Walker soit simplement un nom fictif que j’ai décidé d’inventer pour créer une certaine illusion, comme ‘Emma Bovary’ » (« Jeff Wall interviewé par Martin Schwander », dans Jeff Wall, Essais et entretiens, cité n. 7, p. 242-243 ; 1re publication dans Jeff Wall: Restoration, Martin Schwander éd., [cat. d’expo., Luzern, Kunstmuseum/Dusseldorf, Kunsthalle], Luzern/Dusseldorf, 1994). 10. Il s’agit d’une brochure en édition limitée avec des photographies en noir et blanc prises à travers le pare-brise de sa voiture et accompagnées de courts textes rédigés par l’artiste comme une sorte de journal illustré.

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INDEX

Index géographique : États-Unis Keywords : contemporary photography, theatre, mise en scène, pictorial art, absorbement, modernism, photography Mots-clés : photographie contemporaine, théâtre, mise en scène, art pictural, absorbement, modernisme, photographie Index chronologique : 1900

AUTEURS

KATIA ARFARA

Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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Stendhal, Deligny, Straub-Huillet : ce qu’il en est du désir de cinéma

Hervé Joubert-Laurencin

RÉFÉRENCE

Fernand Deligny, Renaud Victor, avec Any Durand, Jean-Pierre Daniel, Le cinéma de Fernand Deligny, coffret de 3 DVD, Paris, Éditions Montparnasse, (Le geste cinématographique), 2007. 45 €. Sandra Alvarez de Toledo éd., Fernand Deligny. Œuvres, Paris, L’arachnéen, 2007. 1848 p., 557 fig., 424 p. de fac-similés. ISBN : 978-2-959302-0-8 ; 58 €. Philippe Lafosse, Patrick Leboutte, Vianney Delourme, Bernard Eisenschitz éd., Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, coffret de 3 DVD (vol. 1/4), Paris, Éditions Montparnasse, (Le geste cinématographique), 2007. 45 € [volume 2 (7 films dont 3 inédits) prévu en mars 2008 ; volume 3 (8 films) en octobre 2008 ; volume 4 (9 films) en mars 2009]. Philippe Lafosse éd., L’étrange cas de madame Huillet et monsieur Straub. Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public, Toulouse/Ivry-sur-Seine, Ombres/À Propos, 2007. 317 p. ISBN : 978-84142-168-8 ; 25 €. Laurent Jullier, Guillaume Soulez, Stendhal, le désir de cinéma, suivi de Privilèges du 10 avril 1840 de Stendhal, Biarritz, Séguier Archimbaud, (Carré Ciné), 2006. 108 p. ISBN : 2-84049-472-8 ; 9 €.

1 « Le mimétisme est un très mauvais concept », affirmaient en 1976 Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur essai programmatique intitulé Rhizome et devenu, quatre ans plus tard, l’introduction de leur plus imposant Mille plateaux, ce manifeste pour une philosophie inventive créatrice de « personnages conceptuels », ce « traité de nomadologie » et de « schizo-analyse » qui remettait en cause les postulats de la linguistique saussurienne, autrement dit qui contestait la prédominance du langage articulé sur la vie. Quelques pages plus loin, ils renvoyaient au travail de celui qui, à travers sa longue expérience et ses écrits, leur avait offert le concept de « rhizome » et ainsi livré l’idée de leur nouvelle conception tout à la fois de la pensée, de la

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philosophie et de la vie, immanente, intensive, stratifiée, procédant par propagation et lignes de fuites : « la méthode Deligny », qui consiste, précisaient-ils pour résumer, à « faire la carte des gestes et des mouvements d’un enfant autiste, combiner plusieurs cartes pour le même enfant, pour plusieurs enfants ».

2 L’apport le plus significatif de Fernand Deligny (1913-1996 : militant communiste de l’éducation populaire, éducateur d’enfants dits inéducables, fondateur d’un célèbre dispositif expérimental de prise en charge d’enfants autistes dans les Cévennes, philosophe, romancier, cinéaste) se trouve, de fait, dans la formalisation cartographique des « lignes d’erre » qui traduisent en quelque sorte par des traits et leurs recoupements le langage non verbal des autistes. Quelques témoignages filmés nous sont parvenus de cette expérience hors du commun, dont une œuvre majeure, intitulée Le moindre geste. Longtemps demeuré mythique, expérimental, introuvable, ce film désormais disponible reste le résultat majeur du désir de cinéma de l’étonnant et polyphonique Deligny. De fait, issu d’un tournage en petit groupe (Josée Manenti à la caméra) avec pour personnage principal un enfant considéré comme débile profond, entamé entre 1962 et 1964 dans les Cévennes, à peine continué dans les années suivantes à la Clinique de La Borde, abandonné, ou plutôt laissé à sa propre vie, par celui qui ne fut donc jamais classiquement ni son « réalisateur » ni son « auteur », monté entre 1968 et 1971 à Marseille par un jeune cinéaste militant qui ignorait tout de l’expérience préalable (Jean-Pierre Daniel, encouragé et matériellement aidé par Chris Marker et la coopérative Slon, fondée à cette occasion), projeté alors à Cannes dans un programme parallèle et passé pour ainsi dire inaperçu, ce film météore, et à tout point de vue extraordinaire, n’est sorti en salles, avec succès cette fois, qu’en 2004. Il existe désormais en DVD, au centre d’une véritable boîte à outils Deligny. Il est augmenté, dans son coffret, de deux documents filmés par Renaud Victor sur et avec Deligny, deux contes écrits par Deligny et réalisés en cinéma d’animation image par image, et deux heures de débats et documents de grande valeur et de grande sensibilité, dont on retiendra, entre autres, une prise de parole publique du philosophe esthéticien Henri Maldiney1, enregistrée après sa découverte du film lors d’une soirée à l’Alhambra, le cinéma de l’Estaque où Jean-Pierre Daniel œuvre aujourd’hui à une éducation au cinéma. Il est idéalement complété par un admirable et colossal travail d’édition des Œuvres de Fernand Deligny, réalisé par Sandra Alvarez de Toledo. Dans cet ouvrage hors normes, se trouve reprise et savamment contextualisée, en plus de mille huit cents pages magnifiquement composées, la majeure partie des romans, ouvrages, films (sous forme de photos-romans) et articles de Fernand Deligny.

3 Pas de mimétisme en jeu non plus dans la reproduction en DVD de l’intégrale des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, entamée également au mois d’octobre 2007 et qui doit se terminer en mars 2009. Issue de la même collection, elle se trouve elle aussi accompagnée d’un livre récent, une série de dialogues en public du couple de cinéastes, édité par Philippe Lafosse également responsable de l’édition des disques : L’étrange cas de madame Huillet et monsieur Straub. Comédie policière avec Danièle Huillet, Jean-Marie Straub et le public. Si la merveilleuse idée de Patrick Leboutte de mettre ainsi en circulation dans la société Le moindre geste représentait déjà un acte de subversion, celle de faire circuler les films des Straub constitue une véritable tentative de contamination, tant ils échappent, depuis 1962, à tout contrôle disciplinaire, social, politique, esthétique, savant ou mondain. Ils constituent en effet une expérience matérielle de libération par le désir propre induit par le cinéma. Cette expérience, chaque fois

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différente (sinon, ce ne serait plus une expérience), offre à tout spectateur bénévole, une fois sorti de la salle, de continuer le travail d’enrichissement de son esprit dans le but de saisir lucidement la réalité qui l’entoure et de comprendre ainsi qu’elle peut être modifiée, selon la méthode, décrite un jour par Bertolt Brecht pour le théâtre, de la « suspension de sens ». Les Straub sont devenus au fil du temps, à travers leurs seules œuvres en trois langues, les représentants allégoriques d’une Europe dissidente d’elle- même, partageant leur vie et leur production de films entre l’Italie, la France et l’Allemagne. L’année 1962, avec Machorka-Muff (16 minutes et 51 secondes), « première fable sur le pouvoir »2, rêve abstrait et politique sur le nazisme ambiant, tourné en RFA, marque, comme pour Deligny, le début de la traduction concrète de leur désir de cinéma3.

4 Pas de mimétisme non plus dans le réalisme de Stendhal, voilà ce qu’affirme encore un petit livre dense, digne d’être extrait de la production commune, paru l’année dernière et écrit par deux chercheurs en cinéma, Laurent Jullier et Guillaume Soulez, qui s’appuient, pour cette démonstration, sur des travaux de théorie et d’histoire littéraires. La thèse est simple mais efficace et bien argumentée : le fameux « miroir qu’on promène le long d’un chemin » n’implique pas une théorie du reflet. Les miroirs stendhaliens sont changeants et miroitants. Ce sont les Privilèges, un texte écrit par Stendhal en 1840, quasi contemporain de l’invention de la photographie, qui exprime le mieux, chez lui, un désir de cinéma. Aussi, pas de mimétisme dans le rapport du cinéma à la vie mais plutôt une relation d’intensité, pourrait-on avancer par comparaison avec les leçons des Deligny et Straub.

5 Certes, ce n’est pas sur ces termes ou sur ces auteurs qu’insiste Stendhal, le désir de cinéma. L. Jullier, héraut français des sciences cognitives, ramène un instant Stendhal sur leur terrain, fût-ce par opposition : « Stendhal a saisi intuitivement […] ce qui sera le credo des sciences cognitives et de la psychologie évolutionnaire : la mise en récit est liée à la mémoire », mais le récit se construit pour lui contre l’émotion tandis que « de nos jours, les psychologues considèrent plutôt l’émotion comme le fixateur des informations » (p. 59-61), et l’on est, à cet endroit, un peu moins convaincu que par le recours, quelques pages plus loin, à la théorie des « mondes possibles » : « Le monde construit par les Privilèges est effectivement un ‘petit monde’ ou, pour employer un terme plus connu de nos jours, un monde possible » (p. 73-88). Néanmoins, ce ne sont là que deux pistes parmi d’autres dans un essai très ouvert mais qui reste au plus près de son sujet, pourtant intrigant et imprévu. Ce livre constitue une nouvelle pierre à la compréhension historique d’une véritable préhistoire du cinéma, délivrée des illusions téléologiques que ce terme véhiculait dans les années 1950, même si les auteurs préfèrent, classiquement, se passer de ce terme et se défendre de toute relation rétrospective pour parler, avec raison, d’un « changement de régime dans l’histoire du regard » (p. 11). Cet essai théorique reprend aussi la piste d’un autre sujet traditionnel des années 1950 : celui du réalisme cinématographique. Il ne renvoie pourtant jamais à cette tradition, ni à Amengual ni à Bazin (l’un marxiste et l’autre pas, et pour citer des Français contemporains des Straub et Deligny), en omettant le premier et en dénaturant le second, et c’est ce qui nous ramène sur le terrain, éminemment politique, d’expérimentation et de savoir accumulés des Deligny et des Straub.

6 Retenons le point qui nous intéresse, et qui fait le titre du livre sans, étrangement, qu’il en devienne son point d’orgue ou sa conclusion : le désir de cinéma, autrement dit « l’intensif ». Démontrant pas à pas que le « miroir » chez Stendhal n’est pas le reflet

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photographique d’un monde décalqué (fonction morale dans le sens ancien de « miroir des princes », impossibilité chronologique de la métaphore photographique dans les premières occurrences, retour significatif de cette métaphore du miroir, miroir comme « lunette modifiable » qui tient compte de la position du sujet regardant, etc.), les auteurs en arrivent à l’idée d’un « beau intensif » baudelairien, que Stendhal nomme « l’effet électrique de la vérité » (p. 57). Le réalisme de Stendhal, selon L. Jullier et G. Soulez, est donc à la fois straubien et godardien : « le sens du miroir stendhalien affirme le pouvoir du cadrage », « toute scène est toujours déjà un regard […] un dialogisme des regards […] un montage des reflets » (p. 89-90). Ils en passent fatalement par un commentaire (p. 70-72) de la célébrissime phrase d’ouverture du Mépris (Jean- Luc Godard, 1963) : « Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard, un monde qui s’accorde à nos désirs ». Leur nouvelle glose est très juste, et même très inventive puisqu’ils découvrent une origine stendhalienne (« l’imagination plonge l’amant ‘dans un monde de réalités qui se modèlent sur ses désirs’ » [De l’Amour, italiques de Stendhal]) à la citation du critique Michel Mourlet : « le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs »4, devenue, après interversion des pronoms réfléchis qui la dénature, une citation apocryphe de Bazin dans la bande- son de Godard5.

7 C’est sur ce point pourtant, duquel il s’approche fermement, que le livre achoppe. Traiter sérieusement de la théorie réaliste de Bazin apparaît implicitement obscène ou impossible aux deux auteurs (nul n’est prophète en son pays). À la suite de Godard qui, le premier en un sens (mais dans un rapt poétique d’une rare puissance), s’est avec son apocryphe emparé, post mortem, du nom de Bazin pour parler en ses lieu et place, la démonstration de Soulez et Jullier fait l’erreur de limiter l’auteur de Qu’est-ce que le cinéma ? à quelques résumés simplificateurs et manque ainsi une tradition « interrompue par la vogue de la psychanalyse et autres modes de pensée pour lesquels le langage est ce qu’il est » (Fernand Deligny, Œuvres, p. 17686). Certes, pas celle à laquelle on se réfère aujourd’hui, la tradition d’un Bazin prétendu idéaliste, phénoménologue, anti-montagiste, « ontologique », dont ils font, comme la plupart des chercheurs français, un usage désinvolte (p. 12, 13, 19, 21, 56, 71, 89 : ce Bazin fictif des professeurs est, au fond, le principal repoussoir du livre), mais bien la tradition du plan comme bloc insécable d’espace et de temps, inséparable de son angle et de sa tension, là où « quelque chose brûle quelque part » (Straub), « brûle le caractère d’image » (Walter Benjamin), là où quelque chose de plus que l’image, le moindre « geste » peut-être, précède et dépasse tout langage (Deligny), en somme la tradition, s’il faut lui donner un nom, du plan intensif. Tradition que comprenaient encore très bien les communistes Amengual et Deligny qui, tous deux, militèrent comme Bazin et parfois avec lui, dans l’éducation populaire, et lurent ses textes directement, sans la médiation des résumés orientés idéologico-pédagogiques à travers lesquels ceux-ci arrivèrent aux générations suivantes.

8 Si l’on ne sait pas cela, évidemment, c’est à n’y rien comprendre. Car le trop fameux « réalisme ontologique » de Bazin n’a rien du mimétisme, lui non plus. Le « complexe de la momie » dont parle Bazin en 1944, à l’époque où Deligny publie Pavillon 3, son roman sur l’enfance enfermée, n’est ni un complexe ni une « momification » (mot qui désigne précisément le contraire, un gel, une pétrification, dans la philosophie que lisait Bazin), mais un paradoxe : celui de la prise d’empreinte lumineuse de la durée et du mouvement, non pour les arrêter et ainsi les transformer en leur contraire, mais en tant que tels, soit le paradoxe proprement cinématographique de la modulation du temps

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et de l’espace (« l’image-le monde », comme Deleuze parlait d’une « image- mouvement »), et non le moule pétrifiant de l’image du monde, pour le dire avec une opposition propre à la philosophie de la technique de Gilbert Simondon7.

9 Il est ainsi beaucoup plus facile de comprendre pourquoi la théorie invisible et incomplète du cinéma de Fernand Deligny (tout aussi lacunaire que celle de Bazin : aucun des deux n’était professeur) est une dérivation particulière de celle de Bazin, sans que leur rencontre biographique n’explique tout (ils vécurent en 1948 à la même adresse parisienne : voir Œuvres, p. 1823). L’essai final de Jean-François Chevrier (p. 1777-1786) sur la conception de l’image chez Deligny ne s’y trompe pas, qui trouve une citation de Bazin on ne peut plus explicite et tout à fait hors doxa : « l’écran vidé d’images […] marque ici le triomphe du réalisme cinématographique » (p. 1779).

10 Quant aux Straub, il n’est du coup plus tenable, comme veulent nous obliger à le penser les textes, sur ce point tendancieux, de Louis Seguin (le principal et le plus fidèle exégète des Straub en langue française, textes par ailleurs riches de science, de théorie et de passion8), d’opposer leur pratique à la pensée bazinienne. Bien plus productif au contraire est le lien profond qui les y attache et qui ne se limite pas à leur revendication bien connue de la toute puissance de l’enregistrement, notamment par le son direct.

11 « Étranger le proche », dit la langue inventive de Deligny pour définir le cinéma (cela définit pour lui tout aussi bien la réalisation des cartes et tracés des trajets quotidiens des enfants autistes), « camérer le monde ». « Rendre étrange » ce qui paraît abusivement naturel, lui répond dans une idéale camaraderie de loin Jean-Marie Straub, lorsqu’il retraduit, à l’aide de ces mots plus exacts, « l’effet V », le Verfremdungseffekt de Brecht, habituellement rendu en français par l’absurde « distanciation » : comment, en effet, peut-on mettre à distance cela et ceux-là qu’on désire avec tant d’intensité ! ?

NOTES

1. De Henri Maldiney, voir par exemple Regard, parole, espace, Lausanne, 1973 ; Art et existence, Paris, 1985. 2. Ce titre qui, en un sens, conviendrait à tous les films des Straub, est celui d’un des chapitres du roman inachevé de Pasolini, Pétrole (Paris, 1995). 3. Le premier coffret disponible parle allemand : il recueille, en plus de ce premier film, Non réconciliés ou Seule la violence aide où la violence règne (1964-1965), et les trois Schoenberg, Moïse et Aaron (1974), celui que l’on appelle familièrement le « petit Schoenberg » : Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg (1972) et Du jour au lendemain (1996). Le deuxième coffret parlera italien. Les deux suivants seront trilingues. 4. Michel Mourlet, La mise en scène comme langage, Paris, 1987, p. 53. 5. Il est par ailleurs à noter qu’une autre collection de poche, « Rivages. Petite bibliothèque Payot », excellente au demeurant, a republié les Privilèges (3 feuillets) après le travail de L. Soulez- G. Jullier et des éditions Séguier Archambaud, accompagnés d’une postface d’Antoine de Baeque, historien du cinéma et des images, qui fait mine d’un intérêt purement littéraire pour le texte et

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reprend incidemment l’idée d’un rapport évident au cinéma, puis revendique la paternité de la découverte du caractère apocryphe de la citation introductive du Mépris. 6. Fernand Deligny reconnaît sa propre idée d’échapper au langage (assez proche de ce que Pasolini appelait « l’inexprimé existant » ou le « non-verbal comme autre verbalité ») dans un mot admiratif qu’André Malraux envoie à Bazin (« Le cinéma, c’est le moyen de lier l’homme au monde par un autre moyen que le langage ») : voir le livre auquel manifestement fait alors référence Deligny, André Bazin, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, Jean Narboni éd., Paris, 1983, p. 165. 7. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, 1983, p. 39 ; Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, 1969/Grenoble, 1995 ; L’individuation psychique et collective, Paris, 1989. 8. Voir, pour l’analyse savante de chaque film des Straub, où des préjugés critiques sans justification prennent parfois une forme théorico-philosophique contournée, Louis Seguin, Aux distraitement désespérés que nous sommes... (sur les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), (Toulouse, 1991) Paris, 2007.

INDEX

Keywords : cinema history, desire, story, emotion, cinematic realism, mirror, mimetism, cinema Index géographique : France Mots-clés : histoire du cinéma, désir, récit, émotion, réalisme cinématographique, miroir, mimétisme, cinéma Index chronologique : 1900

AUTEURS

HERVÉ JOUBERT-LAURENCIN

Université Paris Diderot - Paris VII

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Choix de publications

Perspective

1 – Hans BELTING, La vraie image. Croire aux images ?, (Le temps des images), Paris, Gallimard, 2007.

Avec cet ouvrage, Hans Belting poursuit la réflexion à large spectre entamée dans Image et culte (Éditions du Cerf, 1998) et Pour une anthropologie des images (Gallimard, 2004) [B. Vouilloux].

2 – Thierry DAVILA, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002.

Trois études structurent cet essai, respectivement consacrées à l’œuvre de Gabriel Orozco, de Francis Alÿs, et du laboratoire Stalker. Rayonnant à partir d’elles, l’auteur propose une méditation particulièrement stimulante et poétique sur la place de la marche et du nomadisme dans l’art contemporain et nous livre une leçon de philosophie pratique en nous invitant nous-mêmes à « fictionner le réel » [E. Pernoud].

3 – Claire ETIENNE-STEINER, Le Havre, un port, des villes neuves. Inventaire général, (Cahiers du patrimoine, 71), Paris, Monum, Éditions du patrimoine, 2005.

Le Havre a connu tout au long de son histoire le destin particulier d’une cité se développant par ruptures successives. Au début du XXe siècle, la ville, qui a englobé les communes environnantes, est une des cités françaises au développement le plus rapide. Mais les bombardements de 1944 rasent entièrement les quartiers anciens. Vingt ans plus tard, au terme de la reconstruction due à Auguste Perret et son équipe, le centre du Havre offre un visage entièrement neuf qui est ici étudié [I. Balsamo].

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4 – Judith FÖRSTEL, Melun. Une île, une ville. Inventaire général, (Cahiers du patrimoine, 84), Paris, Association pour le patrimoine Île-de-France, 2006.

L’ouvrage étudie l’évolution architecturale et urbaine de Melun, chef-lieu du département de Seine-et-Marne. Cette ville de quelque 37 000 habitants, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Paris, est un bon exemple de ces agglomérations de taille moyenne qui gravitent autour de la capitale sans pour autant s’y diluer. Aux XIXe et XXe siècles, sa croissance a été guidée par deux facteurs : son rôle local, en tant que chef-lieu administratif, et son lien avec Paris. La Préfecture au nord, la gare RER au sud marquent dans le territoire ces deux axes de développement [I. Balsamo].

5 – Céline FRÉMAUX éd., Architecture religieuse au XXe siècle en France : quel patrimoine ?, (Art et Société), Rennes, Presses universitaires de Rennes/Paris, Institut national d’histoire de l’art, avec la collaboration de la Direction de l’architecture et du patrimoine, 2005.

Cent ans après la séparation des Églises et de l’État, la spécificité française du patrimoine religieux du XXe siècle est manifeste. La construction de nouveaux lieux de culte après 1905 ayant été prise en charge par les associations représentant les différentes institutions religieuses, la transmission et la préservation de ce patrimoine se posent en des termes nouveaux. À ce particularisme français vient s’ajouter la difficulté d’appréhension de ce patrimoine contemporain. Malgré l’importance numérique des constructions de lieux de culte en France au XXe siècle et leur importance dans l’évolution des rapports entre architecture et art, entre architecture et liturgie, dans la réception de l’art non figuratif ou dans la question de la place du monument dans le tissu urbain, il est évident que l’historiographie les a négligées. La publication des actes du colloque organisé en 2004 par l’INHA et la DAPA au couvent des Dominicains de Lille, premier édifice labellisé « Patrimoine du XXe siècle » en l’an 2000, a pour ambition, grâce aux études de cas et aux sujets de synthèse présentés par des spécialistes de disciplines et d’horizons professionnels variés, de reconsidérer l’histoire de l’architecture des lieux de culte du XXe siècle, et de montrer qu’elle est étonnamment en phase avec l’histoire, l’histoire sociale, l’histoire de l’architecture. Cette publication permet également de faire un point sur les méthodes et les problématiques liées à la sauvegarde de ce patrimoine en France et à l’étranger. Le répertoire des édifices religieux du XXe siècle protégés au titre des Monuments historiques présenté en annexe rassemble les notices descriptives et les photos des 185 églises, temples, synagogues et mosquées [I. Balsamo].

6 – Catherine GONNARD, Elisabeth LEBOVICI, Femmes artistes, artistes femmes : Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007 [R. Esner].

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7 – André GUNTHERT, Michel POIVERT éd., L’art de la photographie des origines à nos jours, (L’art et les grandes civilisations), Paris, Citadelles et Mazenod, 2007.

Ce volume marque l’entrée de la photographie dans les grandes collections de l’édition spécialisée en histoire de l’art. Regroupant dix chapitres signés des spécialistes du domaine, l’ouvrage propose une histoire de la photographie clairement orientée vers les problématiques de l’art et de la culture, en privilégiant de grandes thématiques telles que l’expérimentation, les rapports entre photographie et science, l’amateurisme, ou bien encore le documentaire [O. Bonfait].

8 – Françoise LAPEYRE-UZU éd., Lyon. Le Confluent « derrière les voûtes », Inventaire général, (Cahier du patrimoine, 80), Lyon, Éditions Lieux Dits, 2005.

Cette publication présente les résultats de l’inventaire du quartier du Confluent à Lyon, situé entre Saône et Rhône, au moment où ce territoire connaît d’importants bouleversements. Le principal enjeu de ces derniers est de casser la césure instaurée au milieu du XIXe siècle par la construction de la gare de Perrache entre ce secteur et le nord de la presqu’île. À côté des immeubles hérités du passé, qui offrent un catalogue de l’habitat populaire et social lyonnais produit depuis deux siècles, on construit le quartier du XXIe siècle mêlant services, logements, offres culturelles et détente [I. Balsamo].

9 – Serge LINARES éd., De la plume au pinceau. Écrivains dessinateurs et peintres depuis le romantisme, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2007.

Aux frontières de la peinture et de la littérature, cet ouvrage rassemble vingt-trois essais portant notamment sur les productions graphiques, picturales ou photographiques d’écrivains comme William Blake, Victor Hugo, Lewis Carroll, Alfred Jarry, André Breton, Unica Zürn, etc. [B. Vouilloux].

10 – Franz MARC, Écrits et correspondances, édition établie et préfacée par Maria Stavrinaki, traduit de l’allemand par Thomas de Kayser, (Écrits d’artistes), Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2006.

Cette belle édition critique présente d’abord un immense intérêt historique sur les avant-gardes européennes avant 1914 : à travers les textes et la correspondance de Franz Marc, c’est notamment l’histoire des relations Paris-Berlin qui s’écrit au jour le jour. Mais ces textes peuvent se lire autrement : pour la verve, la perspicacité et la

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hauteur morale d’un artiste qui, farouchement internationaliste dans sa conception de l’art, paya de sa vie les antagonismes nationaux [E. Pernoud].

11 – Éric MICHAUD, Histoire de l’art, une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005.

Cinq études pour comprendre comment l’histoire de l’art des XIXe et XXe siècle n’a revendiqué son indépendance – au nom de l’autonomie de l’art – que pour mieux agir hors de son champ et s’ériger en matrice de l’Histoire, en productrice d’avenir, pour le meilleur et pour le pire [E. Pernoud].

12 – Jean-Maurice MONNOYER éd., « Questions sur les arts premiers », dans Revue francophone d’esthétique, n° 4, septembre 2007.

Après une interruption d’un an, cette excellente revue, qui se donne notamment pour objectif de contribuer à l’implantation en France des questions et des problématiques de l’esthétique analytique, a fait paraître son numéro 4 (septembre 2007), qui aurait dû paraître au moment de l’ouverture du musée du quai Branly [B. Vouilloux].

13 – Orhan PAMUK, Istanbul : souvenirs d’une ville, traduit du turc par Savas Demirel, Valéire Gay-Aksoy, Jean-François Pérouse, Paris, Gallimard, 2007.

S’il n’est point un livre traditionnel sur l’architecture, ce sont bien les souvenirs d’Istanbul de Pamuk. Allant du milieu des années 1950 au début des années 1970, ils enrichissent et remettent en question notre façon de penser les villes. Observateur pénétrant, Pamuk hante les rues de sa ville, réfléchissant à la place qu’occupe celle-ci dans la littérature turque et européenne. Croisant les sphères publiques et privées, il ouvre des perspectives originales sur des questions sociales et culturelles. Ayant connu Istanbul enfant, puis comme jeune homme, Pamuk pare la ville d’une atmosphère mélancolique. Les illustrations, dont la majorité est soigneusement sélectionnée dans les archives du photographe Ara Güler, complètent le texte d’une manière remarquablement harmonieuse [Z. Celik].

14 – Christine PELTRE, Philippe LORENTZ éd., La Notion d’école, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007. – Marc BAYARD éd., L’Histoire de l’art et le comparatisme. Les horizons du détour, (coll. d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome), Paris, Somogy, 2007.

Depuis quelques années, les historiens d’art interrogent les horizons conceptuels et les

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outils de travail de leur discipline, comme dans ces deux ouvrages récents [B. Vouilloux].

15 – Mark ROTHKO, Écrits sur l’art, 1934-1969, présentation, édition et notes de Miguel López- Remiro, traduit de l’anglais par Claude Bondy, Paris, Flammarion, 2005.

Cet ouvrage rassemble les mots d’un artiste qui s’exprimait peu sur son art et qui tenait la plupart des critiques et des historiens d’art pour des parasites : une rareté qui fait l’importance de ce recueil où le lecteur trouvera des clefs indispensables pour avancer dans la compréhension d’une œuvre parmi les plus mystérieuses du XXe siècle [E. Pernoud].

16 – Paul-Louis ROUBERT, L’image sans qualité. Les beaux-arts et la critique à l’épreuve de la photographie, 1839-1959, Paris, Monum, 2006.

Ce livre pose pour la première fois la question du rôle de la photographie dès son origine dans le champ de la critique d’art. Une analyse poussée des textes et des événements montre comment la photographie s’institue dans les esprits comme un « contre-modèle » pour désigner ce que l’art n’est pas et ce qu’il ne doit pas être. On trouve donc là, dans une passionnante analyse historique, les ferments de débats qui ont nourri toute l’histoire de la modernité artistique [M. Poivert].

17 – Franziska SICK, Christof SCHÖCH éd., Zeitlichkeit in Text und Bild, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2007.

La bibliographie des études sur les rapports entre le texte et l’image, en essor exponentiel depuis une vingtaine d’années, s’enrichit de ce nouveau volume important. Les concepts temporels et les modèles narratifs mobilisés par les textes et les images y sont étudiés d’un point de vue théorique, sur des corpus singuliers, puis dans une perspective historique [B. Vouilloux].

18 – Le Troisième Œil. La photographie et l’occulte, Clément Chéroux, Andréas Fischer éd., (cat. expo., Paris, Maison européenne de la photographie, 2004/New York, Metropolitan museum of Art, 2005), Paris, Gallimard, 2004.

Le catalogue de cette exposition qui s’est tenue à Paris et à New York examine sous différents angles la question des rapports entre la photographie et l’occultisme. Au XIXe comme au XXe siècle, qu’il s’agisse de grossières mystifications ou d’une exploitation artistique et rhétorique, ce domaine a produit une iconographie d’une singularité sans

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pareil, touchant tour à tour aux formes de l’abstraction ou bien aux mises en scènes dignes des performances les plus spectaculaires. Une contribution du domaine de l’histoire visuelle à l’histoire de l’art d’une grande originalité [M. Poivert].

19 – Abigail VAN SLYCK, A Manufactured Wilderness: Summer Camps and the Shaping of American Youth, 1890-1960, Minneapolis/London, University of Minnesota Press, 2006.

À travers cette histoire entrecroisée de paysages naturels, de comportements sociaux et d’architecture, Van Slyck porte son regard sur l’histoire des colonies de vacances aux États-Unis, depuis les premières cabanes dans les bois jusqu’aux cadres architecturaux plus élaborés. Elle démontre comment la disposition des paysages et bâtiments répondait à la notion d’« enfance moderne ». Tout au long de son texte, elle met en lumière la façon dont filles et garçons apprenaient les tâches « propres » à leur sexe, l’importance de l’hygiène et les perceptions de la nature dans la culture américaine, le tout en rapport avec l’architecture. Les images enrichissent d’anecdotes vivantes cette histoire fascinante [Z. Celik].

20 – Dominique VAUGEOIS éd., « La valeur », dans Revue des sciences humaines, n° 283, 2003/3. – Dominique RABATÉ éd., « L’art et la question de la valeur », dans Modernités, n° 25, 2007.

Dans le domaine de l’esthétique, on signalera ces deux publications collectives portant sur la question de la valeur, dont l’incidence n’est pas seulement esthétique, mais aussi économique et éthique [B. Vouilloux].

21 – Danièle VOLDMAN, Fernand Pouillon, Architecte, Paris, Payot, 2006.

Fernand Pouillon fait l’objet depuis une dizaine d’années d’une attention non- négligeable, particulièrement pour son travail en Algérie. L’auteur ouvre de nouvelles perspectives sur cet architecte. Sa biographie examine sa vie et sa carrière en lien avec ses projets architecturaux les plus importants, mettant l’accent sur les relations souvent tumultueuses qu’il entretenait avec les organismes officiels et les administrateurs, ainsi que sur ses sympathies politiques. Passant en revue l’enfance provençale de Pouillon, son engagement dans la reconstruction du port de Marseille, ses travaux sur des grands ensembles résidentiels à Alger, son emprisonnement pour ses démêlés avec l’administration fiscale, ses dernières années au Château de Belcastel et sa nomination à la Légion d’honneur en 1984, Voldman articule étroitement la vie de Pouillon avec l’histoire de son temps [Z. Celik].

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22 – Eyal WEIZMAN, Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, Londres/New York, Verso, 2007.

Le livre de Weizman sur la politique et l’architecture part de juin 1967, date de l’occupation de la partie orientale de Jérusalem et va jusqu’à aujourd’hui. L’auteur examine la planification et l’architecture des territoires occupés comme un mécanisme indispensable dans la politique israélienne de contrôle et de domination. Fondant ses arguments sur une documentation méticuleusement exploitée, il démontre de manière convaincante comment la transformation de la terre et de l’architecture fut au service d’une stratégie de colonisation « moderne tardive ». Ses illustrations, judicieusement choisies, complètent efficacement son propos [Z. Celik].

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Ouvrages reçus

1 – Nella ARAMBASIN, Littérature contemporaine et ‘histoires’ de l’art. Récits d’une réévaluation, Genève, Droz, 2007.

Ce livre montre comment l’intérêt porté par les écrivains aux arts plastiques s’est profondément renouvelé depuis une vingtaine d’années. De Pierre Michon à Pascal Quignard, les œuvres de fiction ont maintenant souvent pour horizon le passé de la peinture. Ce nouveau paysage littéraire relance la question de la transmission des savoirs artistiques et des identités culturelles, réévalue l’univocité du récit historique de l’art, de la manière d’écrire des vies d’artistes à la façon d’exposer la peinture. L’auteur montre comment, face aux flux envahissants d’images, ces récits contemporains redonnent langue à la peinture [O. Bonfait].

2 – Mathilde ARNOUX, Les musées français et la peinture allemande 1871-1981, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005.

Une étude détaillée des classements, des acquisitions et des expositions de la peinture allemande au sein des musées français permet d’écrire une nouvelle page de l’histoire des échanges artistiques entre la France et l’Allemagne, dans la collection Passages/ Passagen (le 18 e volume d’une collection fondée en 1999). Après l’importance des collectionneurs pour la période antérieure à 1914, c’est une zone frontière (l’Alsace, la Suisse) qui permet ces transferts, avant que les politiques volontaires d’échanges ne soutiennent, après 1945, cet intérêt pour l’art allemand, relayées par des initiatives d’historiens de l’art [O. Bonfait].

3 – « Histoire et historiographie. L’art du second XXe siècle », dans 20/21. siècles (Cahiers du Centre Pierre Francastel), n°5-6, automne 2007.

Plus qu’une histoire de l’histoire de l’art au sens classique, c’est l’étude d’un imaginaire

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historique en grande partie produit par le monde de l’art (artistes, critiques, curators) qui est ici proposée par l’examen de dossiers précis. Ceux-ci s’articulent en trois grands ensembles : « Paris reine du monde », « Historiae americanae » et théorie postcoloniale et globalisation. Trois éclairages italiens centrés sur les années 1960 et une étude des « jeux de compagnie » Buren-Guggenheim complètent cette histoire des représentations du dernier demi-siècle [O. Bonfait].

4 – Marianne JAKOBI, Julien DIEUDONNÉ, Dubuffet, Paris, Perrin, 2007.

S’appuyant notamment sur les archives de la Fondation Dubuffet, sur les nombreux écrits de l’artiste et sur les correspondances publiées, les auteurs retracent l’itinéraire de Jean Dubuffet. Celui occulté (1901-1942), empêtré d’héritages et d’hésitations, comme celui officiel (1943-1985), construit par l’artiste, entre provocation et vedettariat. Ils recomposent ainsi, à travers une biographie, le parcours d’un des artistes majeurs du XXe siècle [O. Bonfait].

5 – Simon TEXIER, Georges-Henri Pingusson: Architecte 1894-1978, (Art et architecture), Paris, Verdier, 2006.

Figure du régionalisme dans les années 1920, Pingusson épouse le Mouvement moderne dans les années 1930, mais refuse la mercantilisation de la production architecturale lors de la Reconstruction et des Trente Glorieuses. S’appuyant sur le fonds d’archives laissé par l’architecte, S. Texier propose une monographie d’un témoin privilégié de la scène architecturale française au XXe siècle, connu surtout pour le Mémorial de la déportation [O. Bonfait].

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