Art & Language Revisité
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art press 276 néo-rétrospective Art & Language revisité CATHERINE MILLET Méfiant à l’égard de la récupération institutionnelle, Art & Language (Michael Baldwin, Mel Ramsden, en asso- ciation avec le critique Charles Harrison) chamboule les lois du genre pour l’exposition qui s’ouvre le 26 jan- vier, au musée d’art moderne Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq. On a jusqu’au 20 mai pour plonger dans les méandres de cette œuvre, et ceci sans complexe puisque le titre prévient : Too Dark to Read, motifs rétrospectifs 2002-1965. ■ La rétrospective s’ouvre sur deux grands panneaux, tous deux intitulés Homes from Homes, où sont rassemblées des copies, parfois des parodies, d’œuvres anciennes ou récentes d’Art & Language. Des doubles de ces répliques sont disséminés à travers le reste de l’exposition, mêlés aux œuvres qu’on ose à peine appeler «originales» puisqu’elles ne sont pas plus autographes, après tout, que les copies. Et comme un «double jeu» ne suffit pas à ce Daidalos bicépha- le qu’est Art & Language, un troisième ensemble des répliques est distribué à travers les salles de la collection perma- nente du musée. Dans son ensemble, l’accrochage ne tient pas compte de la chronologie et il n’est pas exclu que même un connaisseur de l’œuvre éprouve quelque difficulté à reconstituer cette dernière. Cela s’accorde au fait que Michael Baldwin et Mel Ramsden n’ont pas cessé depuis trente ans d’aller et venir dans le temps historique et que leurs circuits en épingle à cheveux sont extrêmement pertinents. En toute bonne logique, les jeunes gens du groupe Art & Language commencèrent par revisiter les théories de leurs plus proches aînés, et l’art conceptuel dont ils furent les inventeurs à la fin des années 60 s’exemplifie dans des pro- positions qui pervertissent ou retournent comme un gant la belle unité formaliste. Map of an area of dimension 12”x12” indicating 2304 1/4 squares est le dessin d’une zone de douze pouces de côté, subdivisée en 2304 carrés égaux, et c’est une œuvre encore plus incontestablement auto-référentielle qu’un Stella de la même époque, même si moins séduisante. D’ailleurs, 100 % Abstract, dont le texte, inscrit en surface, précise : «Titanium calcium 83% Silicates 17%» (composition des pigments couvrant cette surface) est un écho direct de la célébrissime déclaration du même Frank Stella selon laquelle celui-ci prétendait garder la couleur aussi bonne qu’elle était dans le pot. Map to not indicate : Canada, James Bay, Ontario… (suit une longue liste de noms de villes et de sites géographiques qui ne figurent pas en effet sur cette carte) ne représente que les États de l’Iowa et du Kentucky flottant comme des îles dans un grand vide. Au contraire de Ceci n’est pas une pipe, le titre ne ment pas, mais l’effet n’est pas moins déstabilisant. Faut-il, dans ce cas, pour respecter l’indication écrite sous l’image, ne porter aucune attention aux deux seuls États repérables, puisque la carte n’a pas pour but de les représenter ? La coïncidence du titre et de l’image n’est pas pour le spectateur la garantie d’un confort absolu dans sa perception de l’ensemble. Or, n’est-ce pas une loi du formalisme que d’assurer la parfaite coïn- cidence des moyens signifiants et du signifié ? N’est-on pas là en présence d’une auto-définition de l’œuvre dont l’art for- maliste prétendait ne pas s’écarter ? Et pourtant, le spectateur ne peut pas ne pas ressentir un hiatus. Une faille tra- verse l’unité formaliste alors même qu’on pourrait croire celle-ci parfaitement réalisée… À la fin de la décennie suivante et contre toute attente, des figures réapparurent dans l’art d’Art & Language. Les Conceptuels abandonnaient-ils leur parti pris critique ? Pas du tout. Remontant le temps, ils allaient faire porter cette cri- tique sur l’expressionnisme abstrait, sur le réalisme, passant par l’impressionnisme et même par l’imagerie de propa- gande politique ; leur démontage du formalisme étant accompli, ils pouvaient abandonner celui-ci, par exemple aux Simulationnistes qui n’en produiraient pas mieux qu’une parodie esthétisante et anecdotique. Pour ceux qui visitèrent l’exposition Art & Language à la galerie Éric Fabre en 1981, ce fut un choc que de découvrir leur Enterrement à Ornans de Courbet exprimant des états d’esprit intenses et convaincants, tableau pratiquement du même format que celui du maître du réalisme, peint dans un style hésitant entre, disons, le Pollock de Pasiphae et de Kooning, mais respectant grosso modo la composition de l’original parce qu’exécuté par-dessus une projection photographique de cette œuvre. Auparavant, à Londres et à Eindhoven, on avait pu voir des Portraits de V. I. Lénine dans le style de Jackson Pollock, portraits tout à fait convaincants bien que rendus par des traits et des taches façon dripping, et en même temps «drip- ping» très réussi bien que des études préalables révèlent… une mise au carreau, c’est-à-dire la méthode la plus éloi- gnée du supposé geste instinctuel du dripping ! L’Index, œuvre emblématique de la période conceptuelle pure et dure, est un répertoire gigantesque des textes d’Art & Language, classés selon les critères de compatibilité, incompatibilité, et impossibilité à comparer. Ces nouveaux travaux appliquaient le même principe à des styles de la peinture moderne que l’on n’aurait jamais cru possible de comparer et qui tout à coup se révélaient parfaitement compatibles. Non seu- lement la réalité de la vie à la campagne, vue par Courbet, pouvait faire l’objet du même traitement expressionniste qu’un sujet mythologique traité par Pollock, mais mieux (?), pire (?), un portrait photographique de propagande sovié- tique, montrant le révolutionnaire marxiste coiffé d’une casquette d’ouvrier, conservait très bien son identité, même passé au filtre de l’abstraction d’un des héros du plus grand pays capitaliste. Ce ne sont pas seulement les adeptes de l’art conceptuel qui en prirent un coup devant ce constat, ce furent aussi les admirateurs de l’expressionnisme abstrait. Crash symbolique Le choix des œuvres revisitées n’est pas arbitraire. Art & Language reparcourt l’histoire de l’art moderne selon une logique qui appartient à la modernité elle-même, et cette logique est celle de l’adhérence toujours plus étroite de l’œu- vre au sujet dont elle traite, de l’adéquation des outils et des supports au contenu véhiculé par l’œuvre. Par définition, le peintre réaliste se donne les moyens descriptifs les plus fiables pour rendre compte de la façon la plus fidèle possi- ble du réel, tandis que l’impressionniste s’éloignera du réalisme, mais dans le but d’atteindre une plus grande précision de la touche et dans le même souci de fidélité à son motif. Dans ce dernier cas, la conception de la réalité est plus sub- jective, pas autant toutefois que pour l’expressionniste abstrait dont le geste est regardé comme la transcription, presque sur le modèle d’un encéphalogramme, de sa vérité intérieure. Cette logique se superpose, même si elle ne s’y confond pas, avec l’évolutionnisme de Greenberg. On a envoyé Greenberg au purgatoire, mais l’idéologie de l’adhérence de l’art au réel est encore l’idéologie dominante dans le monde de l’art contemporain. Avec le formalisme, le tableau, devenu à lui-même son propre modèle, s’est abîmé en lui. Il a fini par se confondre avec le carré de toile et son châssis. Aujourd’hui, ce sont les installations, les réalisations «in situ», l’esthétique relationnelle et autres œuvres inscrites dans la réalité des médias ou dans celle de l’industrie qui s’abîment au mieux dans l’urbanisme ou la sociologie, au pire dans l’humanitaire. Crash symbolique qui explique que de plus en plus de nos contemporains, y compris parmi les artistes, ont de plus en plus de difficulté à distinguer l’art du réel, la représentation d’une personne ou d’un fait à travers le langage ou une image, de la personne ou du fait réels. Conséquence du brouillage de la frontière entre l’art et la vie, une partie du public est persuadée d’assister à une scène de baise ou de violence quand il ne considère que des images de baise ou de violence, et des artistes croient produire un art critique, par exemple, de la société marchande, quand ils n’en sont que des rouages. Art & Language a très bien résumé l’affaire dans un livret d’opéra écrit en 1983 et intitulé Victorine. L’argument est le suivant : l’inspecteur Denis soupçonne Gustave Courbet d’avoir assassiné l’une des Demoiselles des bords de la Seine. Denis ne voit pas dans le tableau le portrait d’une jeune femme assoupie, mais une vraie femme, morte. Ce pauvre Denis dont on est autorisé à penser qu’il se prénomme Maurice, c’est-à-dire qu’il croit voir des choses quand il voit en fait des images de choses (n’est-il pas l’auteur de cette déclaration terriblement culpabilisatrice pour les générations d’artistes qui suivront : «se rappeler qu’un tableau, avant d’être une femme nue, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées»), se laisse prendre, là, au réalisme de Courbet. Il succombe à l’illusionnisme de ce réalis- me et comme il ne lui est pas possible de séparer le spectacle des conditions du spectacle, la vision d’un corps de femme lui fait croire à la présence d’un vrai corps de femme.