Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences

XXXVIII-117 | 2000 Métaphores et analogies. Schèmes argumentatifs des sciences sociales Ve séminaire interdisciplinaire du Groupe d’Études « Raison et rationalités » et XVIIe colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques sociales et théories »

Pierre Moor (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ress/702 DOI : 10.4000/ress.702 ISSN : 1663-4446

Éditeur Librairie Droz

Édition imprimée Date de publication : 1 février 2000 ISBN : 2-600-00409-2 ISSN : 0048-8046

Référence électronique Pierre Moor (dir.), Revue européenne des sciences sociales, XXXVIII-117 | 2000, « Métaphores et analogies. Schèmes argumentatifs des sciences sociales » [En ligne], mis en ligne le 17 décembre 2009, consulté le 04 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/ress/702 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/ress.702

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Ve séminaire interdisciplinaire du Groupe d’Études « Raison et rationalités » et XVII e colloque annuel du Groupe d’Étude « Pratiques sociales et théories », tenu en Valais sous les auspices de l'institut universitaire Kurt Bösch, Sion (CH) du 8 au 11 juillet 1999.

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SOMMAIRE

Métaphores et analogies dans le discours des sciences de l’homme et de la société Une introduction Marie-Jeanne Borel

Analogie, connaissance et poésie Jean-Claude Passeron

Métaphore, poiétique et pensée scientifique Jean-Jacques Wunenburger

Déplier le rêve Sabine Prokhoris

Notes sur les métaphores fondatrices de la connaissance sociologique Giovanni Busino

La métaphore dans le discours juridique Gérard Timsit

« Le char de l’État navigue sur un volcan » ou brève note sur les métaphores, spécialement sur celles de l’État de droit Pierre Moor

Quelques métaphores, au miroir des analyses spatiales : réseaux de villes et réseaux de pouvoir Jean-Pierre Gaudin et Denise Pumain

De quelques analogies physiques en économie politique Claude Mouchot

Le cardinal inaccessible. La métaphore comme outil dans la quête de l’infini Henri Volken

La sociologie et la géographie : concepts, analogies, métaphores Jacques Coenen-Huther

La métaphore du labyrinthe chez Kafka Hervé Le Bras

Between Walras and Ricardo. Ladislaus von Bortkievicz and the origin of neo-ricardian theory Roberto Marchionatti et Raffaella Fiorini

Romano : histoire et encyclopédie Krzysztof Pomian

Le carnet de bord d’un historien bourlingueur Le drapeau et l’identité nationale Ruggiero Romano

The signification of Vilfredo Pareto’s sociology Giovanni Busino

L’épistémologie de l’action et des croyances dans la philosophie évolutionniste de Herbert Spencer Enzo Di Nuoscio

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Métaphores et analogies dans le discours des sciences de l’homme et de la société Une introduction

Marie-Jeanne Borel

1 Depuis quatre ans, nous – le Groupe d’études qui s’est nommé lui-même, non sans prétention, « Raison et rationalités » – nous nous retrouvons à Bramois pour nous entretenir d’un thème pluridisciplinaire. Nous avons eu le souci de conserver un fil directeur, un problème-cadre capable de lier entre elles, dans leur variété et leurs couleurs, les contributions des participants dans la diversité de leurs disciplines propres. Il s’agit de la problématique des rationalités scientifiques, ou plus généralement de différents usages de la Raison dans les constructions scientifiques. Nous avons ainsi exploré des thèmes riches et multiples, qui ont à chaque fois débouché sur le suivant, et qu’indiquent les titres des numéros de la Revue Européenne des Sciences Sociales où ont paru les actes de nos rencontres : « Logique des lois » (1995), « De l’argumentation dans les sciences de la société » (1996), « Le changement dans les sciences de la société » (1997), enfin « L’image de l’homme dans les sciences de la société » (1998). C’est dans le prolongement de ces réflexions que nous avons imaginé celui de 1999 ; il s’agit des processus métaphoriques et des démarches analogiques à l’œuvre dans les discours de ces sciences, discours de preuve ou d’invention.

2 Lors de la dernière matinée du séminaire de 1998, les participants ont paru souhaiter continuer à tisser ce fil, mais en lui donnant un tour plus concret : qu’autour d’un objet commun (un épisode historique, une anecdote, une biographie), chaque discipline illustre dans sa pratique ses méthodes, comme un cuisinier préparant devant nos yeux ses recettes préférées. Une autre proposition a été de partir d’un grand mythe. On a parlé alors de celui du labyrinthe. La première proposition nous a paru prématurée : il nous a semblé en effet qu’il restait de ce fil comme une partie en amont, c’est-à-dire en amont de ce que la raison peut sciemment vouloir articuler et régler, et qu’il fallait peut-être se tourner vers ce qui la précède, en particulier sous cet avatar (de raison !) qu’indique le mythe du labyrinthe – dans l’interprétation qu’en a donné Friedrich

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Dürrenmatt – ce lieu où tout commence pour un chercheur, pauvre Minotaurequi ne sait pas de quel côté faire son premier pas, ni ce que reflète ce qu’il lui semble avoir vu. Cette métaphore nous a mis sur la piste de cet amont, et qui est précisément... la métaphore. Il s’agit d’une métaphore spatiale, de cheminements et de passages, il s’agit donc aussi du temps : un apprentissage de la symbolisation est mis en scène, qui s’achève avec la mise à mort du protagoniste, comme on sait. Voici l’histoire telle qu’elle est contée par Dürrenmatt. • Le Minotaure est seul dans le labyrinthe, mais il n’a aucune idée de ce que « Minotaure », « seul » et « labyrinthe » veulent dire. Il n’a pas d’« idées », car il sent et il pense en images. Il ne connaît aucune des distinctions générales nécessaires à la connaissance d’un environnement humain (rêve/réalité, vie/mort, reflet/réel, un/deux, soi/autre, etc.). Sa brève histoire est l’apprentissage de ce savoir. • Les parois du labyrinthe sont des miroirs. Le Minotaure s’y voit réfléchi à l’infini, sans savoir ce qu’il voit. D’abord, il se voit autre, avant de se voir agent du mouvement des autres. Il joue alors de ce pouvoir, omnipotent. Soudain, voilà que l’un de ces autres ne joue pas le jeu ; on voit cet être, mais sans pouvoir le toucher (où est-il ?), et il agit pour son compte. En fait, c’est une fille que le Minotaure finit par attraper, son contact corporel le bouleverse ; il la viole et la tue en une vague de désir fusionnel. Elle ne bouge plus, mais il rêve son mouvement. • Un être entre dans son champ visuel. Il n’y a plus de reflets car le soleil brûle au zénith. Cet être ressemble à l’objet de son désir, sans être lui ; mais le Minotaure en a souci, cette fois, car il veut le garder. Il ne perçoit pas le désir de tuer de l’autre. Blessé, il devient méfiant. Il joue alors un jeu de différences et de similitudes, et commence à imaginer des possibles, dont celui d’être menacé « du dehors ». Fier de son bon droit « de dedans », il ressent haine et rage : il massacre tout sur son chemin, mais sans savoir d’où provient la menace. • Quand plus rien ne bouge, il est tout seul avec ses images. Leur mime ridicule le rend fou, et il se jette aussi sur elles pour les détruire ; mais l’autre qu’il voit hostile lui semble à la fois traître et insaisissable, et surtout étrange : « un autre pas comme les autres » (comme l’écrit René Zazzo). En fait, il n’y en a qu’un comme cela, et le Minotaure rêve cette fois qu’il est unique (un monstre) en même temps qu’un autre comme les autres. • Endormi, voilà qu’Ariane lui noue en catimini un fil rouge autour des cornes. Puis voilà que s’approche un autre Minotaure (un autre monstre) ; il s’agit bien d’un autre et pas d’un reflet, car le Minotaure découvre de petites différences dans le mime, un petit retard rompant la simultanéité des gestes, une main gauche qui passe à droite à l’encontre de la symétrie du miroir et, surtout, chacun a ses propres reflets. Envahi par l’ivresse du « tu » fraternel, le Minotaure danse la fin du labyrinthe. Mais l’autre le tue : c’était un faux frère ! Thésée ôte son masque de taureau et s’en va avec ses reflets, en rembobinant son fil rouge.

* * *

3 Le récit développe dans le temps l’expérience de l’altérité ; il montre toute la difficulté d’en « tenir » une figuration qui rende l’espace vivable. Il existe deux conceptions (métaphores) de la direction du temps, donc de la pensée du futur dans le mouvement de la découverte. Pour l’une, on « va de l’avant » sans revenir sur ses traces, et on a alors son futur devant soi ; pour l’autre, si on « voit devant », alors on ne voit que son passé (des archives, traces et textes), car le futur est, par définition, invisible ! On voit que certaines idées chères à nos sciences (la Prévision et la Prévention) n’ont ni la clarté ni la distinction d’idées de la Raison moderne. Il faut s’être appelé Platon pour avoir osé concevoir ce qui fait sens ainsi dans le temps sous l’aspect d’un seul et même

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mouvement : à la fois d’une part en avant (philosopher, c’est « apprendre à mourir », aller sans rien y voir devant), et d’autre part en arrière (philosopher, c’est « remémorer », revoir sans y aller). Pour le chercheur ordinaire en sciences humaines, ce double mouvement est vécu bien souvent avant de pouvoir être consciemment réfléchi, et peu de penseurs ont théorisé sciemment ce donné épistémologique – Hegel ? Freud ?

4 La métaphore du labyrinthe est risquée pour la réflexion épistémologique, non pas comme métaphore pour l’invention du savoir, mais à cause de ce qu’elle engage si on la prend pour seul guide, car on ne peut en tirer aucune méthode. On « tombe » dans une métaphore (comme dans une « potion magique »), de même qu’on « doit rester » dans un labyrinthe si on y est né, ou que l’histoire veut qu’on s’y trouve à un moment donné. On n’en ressort pas simplement « comme ça ». Le Minotaure de Dürrenmatt, en fait, y meurt faute d’une capacité à « secondariser », c’est-à-dire faute de disposer d’une compétence sémiotique suffisante pour (1) se représenter soi-même comme un autre, donc anticiper ce que l’autre peut prévoir, et (2) se représenter l’autre comme soi et prévoir ce que l’autre peut anticiper. L’autre, ce n’est pas seulement l’autre humain avec qui parler, mais le monde où nous sommes quand nous en parlons ! Ce monde, « temple où de vivants symboles laissent passer de confuses paroles », nous devons en faire partie pour pouvoir en dire quelque chose, mais sans pouvoir en être un élément lorsqu’on veut en parler. On ne sait (rien) de rien, si on n’est pas dehors, mais on ne sait rien (de rien ) si on reste dehors.

5 C’est pourquoi, en réfléchissant aux façons possibles d’aborder l’image du labyrinthe dans la perspective interdisciplinaire qui est la nôtre, nous avons retenu les idées de métaphore et d’analogie. Les modes de pensée métaphoriques sont en effet impliqués dans toute activité de modélisation, ou plus général encore, de schématisation, quand l’inconnu peut être saisi au moyen du connu grâce à des similitudes. Ils sont donc essentiels à toute démarche heuristique, dans l’invention des connaissances ordinaires et scientifiques, comme dans la communication rhétorique ou pédagogique. « Bien métaphoriser, c’est apercevoir le semblable », disait déjà Aristote, pour qui c’était aussi « transposer de l’anonyme dans un nom ». Identifier, c’est pour la pensée, le moyen de figurer les différences !

6 Laissons Ricœur en dire plus sur ce processus (1975, pp. 10-11) : « La métaphore se présente comme une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique développé par la fiction ». Il y trouve le point d’articulation mobile entre l’organisation interne du sens et le pouvoir qu’ont pensée et langage de renvoyer hors de soi. Autrement dit, pour lui, par la métaphore, « le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité ». La métaphore comme re-description est un thème qui intéressera notre groupe.

7 L’analogie, quant à elle, a la métaphore pour fond, tout en étant davantage qu’une métaphore. De même que la comparaison, qui est déjà une métaphore déployée (n’en déplaise à Quintilien, qui pensait le contraire), elle en diffère en tant que développée comme un discours articulé en propositions qui s’enchaînent dans un certain ordre : l’analogie est un mode de raisonnement. On pourrait dire qu’il secondarise des significations que la métaphore lie de façon primaire (condense, déplace). Il y a une tradition en ce sens. C’est Théophraste en fait, le disciple d’Aristote suivant en cela son maître, qui a codifié le premier l’analogie comme une espèce de raisonnement, donc

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comme un élément de méthode (de logos). Ce raisonnement se sert du semblable comme d’une prémisse, prémisse que la métaphore aura inventée. Pour donner un exemple célèbre, il fallut à Harvey accomplir un acte assimilateur d’imagination intuitive pour « voir » une pompe à eau dans le fonctionnement d’un cœur vivant. Il s’en suivra toute une histoire, celle du développement méthodique de cette métaphore, par un pesage précis des similitudes et des différences et par la réalisation de modèles conceptuels autorisant l’inférence exacte de conséquences intéressantes ; le bout de cette histoire se trouve aujourd’hui... en ingéniérie cardiologique.

8 On sait encore que ce mode de raisonnement peut se servir de différentes relations de comparaison, et qu’on aura de ce fait différentes sortes d’analogies. Certaines seront purement formelles, ou fonctionnelles, héritage de l’analogie appelée de « proportionnalité » depuis Boèce (a/b = c/d est un rapport entre des rapports). On connaît son importance en musique et en arithmétique anciennes, mais l’analogie d’Harvey est aussi de ce type. La théologie s’est aussi servie d’analogies, mais qui sont dites de « proportion », car elles expriment ou sous-tendent davantage qu’un pur rapport de forme ; par exemple, une sorte de bonté qui ressemble à la bonté divine peut s’appliquer à l’homme, car l’homme ressemble à Dieu en tant qu’il en est sa créature. On a un bel exemple du jeu de cette différence chez Platon, où ce que le Bien est dans le lieu intelligible pour l’intelligence et ses objets, le soleil l’est dans le lieu visible pour la vue et ses objets, d’une part (Timée, 31c), alors que d’autre part, le soleil est aussi « le rejeton que le Bien a engendré par analogie avec lui-même » (République, 6, 508b).

9 La pensée naturelle se sert largement de ces croyances en des liaisons substantielles (de genre, de cause, etc.) garantissant les ressemblances (soigner une brûlure à la jambe avec des cendres de jambe d’éléphant carbonisée). Or une des fonctions de la raison dans la science serait justement de renoncer à ces adhérences intuitives pour ne s’intéresser qu’aux aspects formels des mises en relation. En épistémologie, des doutes pèsent souvent sur le statut des analogies (illusion, béquille, échafaudage, etc.), un héritage d’Aristote, qui n’y voyait qu’un moyen de coordonner les genres (l’essence est au devenir ce que le savoir est à l’opinion), indispensable mais en dehors de la science comme telle. Il nous semble qu’on peut faire mieux... ! Leibniz y voyait une capacité d’entre-expression des disciplines en chemin vers une science universelle, et Kant une activité régulatrice. Aujourd’hui, le raisonnement par analogie reste certes seulement « plausible » par contraste avec la déduction, mais on en reconnaît la portée irremplaçable pour l’étude des méthodologies de l’invention ou encore celles de l’expertise.

* * *

10 Il nous a paru fécond de réféchir aux relations entre métaphore, temps et espace dans la pratique de recherche en sciences humaines, et d’occuper le colloque de 1999 à méditer sur quelques thèmes possibles : • l’espace utilisé comme métaphore pour se représenter des réalités non spatiales, notamment temporelles ; • les métaphores produites pour figurer des expériences ou des descriptions de l’espace ;

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• les arguments et les raisonnements par analogie se servant de métaphores spatiales, leurs justifications méthodologiques et leur pouvoir heuristique dans divers contextes de discours ; • les logiques de la métaphore et de l’inférence analogique à différents niveaux d’élaboration rationnelle du discours scientifique ; • leurs usages dans la vie quotidienne vs dans la pensée scientifique ; • leurs essais de formalisation dans des logiques non-standard, par exemple en Artificial Intelligence ; • les usages qu’on peut trouver de ces figures et procédures dans l’histoire d’une discipline.

11 On pense ici à Bachelard notamment, surtout aux thèmes de sa Poétique de l’espace : l’intérieur et l’extérieur, le grand et le petit, l’ouvert et le fermé, l’intime, le caché et l’exhibé, le rond, etc.

12 Les contributions qu’on va lire sont variées. Le thème de la métaphore et de l’analogie est abordé du point de vue de différentes disciplines scientifiques, avec différents enjeux – historiques, épistémologiques ou encore critiques. L’« herbier » des exemples soumis à l’analyse est lui-même riche. Et même si, dans l’ensemble, les auteurs s’accordent sur la fonction poiétique des processus métaphoriques dans la production de la connaissance, et sur le pouvoir schématisant des constructions symboliques qui les réalisent, on insiste aussi, ici et là, sur d’autres propriétés – heuristiques, rhétoriques ou enfin idéologiques.

13 En répertoriant les principaux modèles de métaphores et d’analogies utilisés par la sociologie, Giovanni Busino montre à quel point il n’a pas été possible de s’en passer : empruntant à la physique, à la biologie, à l’économie, à la linguistique, à la sociologie elle-même par généralisation d’approches particulières, les sociologues ont parfois inventé, et se sont parfois égarés. Le questionnement de l’usage de ces modèles est en lui-même un « chantier » permanent, comme la sociologie elle-même.

14 Jean-Jacques Wunenburger met en lumière la nature ambivalente des opérations métaphorisantes. Partant de Platon et de son usage des paradigmes – servant à la saisie progressive de l’essence, par leur interprétation réflexive —, il montre les rapports étroits que la pensée nourrit avec les images spatiales et l’importance d’une rationalité imaginative à laquelle l’époque moderne a rendu le crédit : logos verbo-iconique, à pratiquer sans mépris et sans euphorie.

15 Sabine Prokhoris nous fait réfléchir à la psychanalyse comme « art des passages » en commentant l’énoncé elliptique de Freud à la fin de sa vie : « Psychè est étendue. N’en sait rien ». Il sert de guide pour une traque du métaphorique dans les relations du psychisme et du sens, de l’œuvre d’art et de la théorie. On revient ainsi sur l’après- coup, sur l’intime et son contraire, sur l’inconscient, l’innomé, le « discours de l’autre », puis sur le cadre analytique et l’amour de transfert. Tout pensée est métaphorique si l’écart et l’inadéquation sont sa vie même, et donc l’arrêt et la sclérose, sa mort.

16 Opposant l’implosion sémantique qui caractérise la métaphore poétique à la fonction heuristique du raisonnement analogique dans les sciences historiques, Jean-Claude Passeron montre la différence de leurs procédures et de leurs effets. Contrôlée par la méthode comparative, l’analogie ouvre à l’observation le chemin d’un enrichissement indéfini des descriptions et des concepts sociologiques : lorsque la métaphore rencontre, dans l’observation des « séries », des contre-exemples qui la réfutent, cet

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échec rhétorique augmente la connaissance scientifique tant du « comparant » que du « comparé ».

17 Gérard Timsit prend la métaphore dans le discours juridique sous deux aspects, l’un figural, du transfert de sens d’un domaine à l’autre, l’autre, structural, générateur de forme, donc outil essentiel de la compréhension (rendre visible ce qu’on n’en voit pas). Il nous montre leur capacité schématisante dans deux lieux d’écriture, le discours du droit et le discours sur le droit, et l’intérêt de cette étude pour la critique du raisonnement juridique.

18 Pierre Moor nous engage dans un paradoxe, celui du labyrinthe : de quoi parle au fond une métaphore, quand on sait que plus elle est claire, donc donne accès à ce qu’elle vise, plus elle est fausse, car donnant cet accès sous une forme seconde. Comment sait- on de quoi elle parle, qu’elle ne dit pas, et que dit-elle de celui qui en use ? Devoir métaphoriser quand on ne peut pas calculer, c’est aussi le lot du discours du droit. On voit comment la question de la densité normative se ramène inévitablement à des jeux hétérogènes et variés entre contrainte et liberté, systèmes et applications. La loi est en soi une métaphore – comme Gérard Timsit l’a montré – (il n’y a pas de syllogisme qui vaille !) qui montre toujours, derrière son objet, quelque désir soit de pouvoir soit de liberté.

19 C’est aux analogies du réseau – des villes et des pouvoirs – que Denise Pumain et Jean- Pierre Gaudin consacrent leur étude, avec la question du devenir abstrait d’une métaphore d’abord concrète. A partir des années 60, ils explorent diverses configurations de discours et d’enjeux associés, au moyen desquels s’affrontent d’une part une problématique de la contrainte (parcours obligés, déplacements organisés, hiérarchisés), d’autre part une problématique plus empirique de la complexité sociale. Aujourd’hui, ce sont de nouvelles métaphores naturalistes qui s’imposent en une vision « new age » fusionnant réseaux neuronaux et informationnels.

20 Claude Mouchot donne de très fines analyses critiques, fort ironiques, de l’ontologie sous-jacente que le discours économique néo-classique véhicule dans ses analogies de l’équilibre inspirées de la physique. Il montre comment certaines sont seulement formelles, d’autres confuses, d’autres imposées à une réalité économique qui n’en demande pas tant. La métaphore de l’équilibre général paraît être la plus rhétorique. Le problème central ainsi posé est que toutes ces métaphores échouent à saisir ce qu’elles prétendent : saisir effectivement quelque chose de la dynamique économique. La cause réside dans l’échec à réduire le temps de l’action et le temps vécu au paramètre des physiciens. Sont-ils théorisables ? Oui si l’on admet que la modélisation rationnelle doit commencer par être raisonnable, sa condition sine qua non.

21 Henri Volken choisit l’histoire des mathématiques pour montrer comment une métaphore floue, celle d’infini, vieille de 2000 ans, ne s’est nullement épuisée depuis le temps, même (et surtout pas) après Cantor, Hilbert et Gödel, nos quasi-contemporains. Il montre très simplement comment la construction linéaire, pas à pas, des nombres naturels, de laquelle semble exclu tout mystère, offre en réalité des paradoxes redoutables quant à l’infini, car bien que la méthode soit toute transparente, il se trouve des nombres imaginables mais inaccessibles par elle, ou inversement, des entités inimaginables, mais qu’on sait construire. Actuel, potentiel, la nature de l’infini reste un problème.

22 Jacques Coenen-Huther s’intéresse à l’histoire des rapports conflictuels entre sociologie et géographie, mais à la recherche de facteurs d’interdépendance. Il trouve ceux-ci

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dans certaines métaphores intégrant abstractions relationnelles et espaces de vie, comme celle d’organisme ou de lieu familier. Les deux disciplines vont ainsi faire se « croiser » des problématiques comme celle des limites.

23 Enfin, Hervé Le Bras illustre par l’analyse d’œuvres de Kafka le jeu des différences dans la pluralité de temporalités diverses et la restitution qui en est faite par le choix opéré par celui qui décrit cette pluralité. De même pour l’espace. Temps et espaces sont ainsi recréés sous une forme qui est celle de labyrinthes, rapprochant ce qui est éloigné et séparant ce qui est voisin

BIBLIOGRAPHIE

Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 7e éd., 1997.

Canguilhem Georges, Modèles et métaphores dans la découverte en biologie, in Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968 (trad. Michel Leyvraz et Jean-Paul Clerc).

Dürrenmatt Friedrich, La mort de la Pythie, suivi de Minotaure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990.

Lakoff Georges, Les métaphores dans la vie quotidienne (Metaphores we live by), trad. M. Defornel, Paris, Minuit, 1985.

Goodmann Nelson, Manières de faire des mondes, Paris, Chambon, 1992.

Hesse Mary B., Models and Metaphors in Science, New York, 1963.

Ricœur Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975

Zazzo René, Reflets de miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993.

AUTEUR

MARIE-JEANNE BOREL Université de Lausanne

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Analogie, connaissance et poésie

Jean-Claude Passeron

1 Dès l’Antiquité, la métaphore a été prise – par métonymie – comme faisant emblème de toutes les figures de style supposées réguler, conformément à une grammaire ou une rhétorique, les altérations du sens des mots qui surgissent sans crier gare au fil d’une conversation ou d’un poème, dans l’évolution philologique des « langues naturelles » comme dans les improvisations des argots et parlures populaires où « il se fait en un jour de halle plus de figures qu’en plusieurs séances d’Académie ».

2 D’où viennent les pouvoirs de la métaphore ? « Το ομοιον προς το ομοιον » énonçait un précepte de magie repris par Pindare : « Le semblable va avec le semblable ». Toutes les formes de l’analogie coexistent poétiquement dans le flou de ce « προς » ténébreux, disponible à toutes connotations, opérations ou manipulations : « aller avec » ou « s’appeler », « se répondre » ou « se correspondre », « être comme » qui signifie « se ressembler », mais aussi obéir à la relation d’homologie qui définit le rapport mathématique dans lequel une quantité « est à une autre comme une troisième est à une quatrième ». Si on ne distinguait pas entre ses manières d’opérer et si on ne précisait pas les résultats de ses opérations, la logique analogique qui engendre en toute liberté poétique le libellé des métaphores littéraires se retrouverait encore dans l’usage de la similitude et de la proportionnalité par la mathématique grecque, dans la rhétorique ou les cadences de la poésie d’Homère ou d’Hésiode comme dans le théorème de Thalès ou de Pythagore, et tout autant dans le fil bien noué des intrigues du théâtre tragique comme dans l’agencement des cycles mythiques de la répétition ou de l’inversion des destins et des crimes d’une génération à l’autre.

3 La formulation d’un rapport analogique jusque-là inaperçu ou impensé importe-t-il d’abord à l’avancement des connaissances ou à la production poétique ? Si l’on veut répondre sans amalgame, il faut se demander quel type de connaissance ou de poésie on questionne. L’analogie n’a évidemment pas, comme traitement de la similitude, le même statut logique, la même vertu heuristique, la même force de persuasion, le même pouvoir de preuve dans les démonstrations d’une science logico-mathématique, les méthodes d’une science expérimentale ou les comparaisons d’une science historique. Les réponses à la question de sa fécondité poétique seraient tout aussi différentes selon le genre de poésie dont on parle : la poésie n’est pas, comme alchimie de l’énonciation,

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plus insensible aux variations historiques que n’importe quel autre usage littéraire du langage : la comparaison homérique n’opère pas sémantiquement comme la métaphorique de Racine ni celle-ci comme la figuration chez Mallarmé ou la « voyance » chez Rimbaud.

I. – Métaphore et analogie

Figures et tropes

4 Il y a « figure » selon la définition classique de Fontanier, toutes les fois où, pour mieux exprimer le propos d’un discours, le locuteur use d’une tournure particulière qui « s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune »1. Il a évidemment toujours été difficile aux grammairiens, et plus encore aujourd’hui aux linguistes, de localiser l’« expression simple et commune » qui permettrait d’identifier la figuration comme écart stylistique par rapport au point fixe que serait l’expression littérale d’une idée ou d’une sensation. Mais cela n’a jamais empêché les théoriciens du langage de dresser une nomenclature des figures, en les caractérisant par la transformation sémantique qu’elles opèrent. Une substitution sémantique, disait Fontanier, est sûrement un « trope » – en l’occurrence une catachrèse – si le détour de la phrase par une formulation figurée se trouve imposé à l’énoncé par l’absence du mot propre dans la langue : « ferrer d’argent » est une nomination imposée au forgeron, puisqu’il n’y a pas d’autre mot que celui de « fer » pour dire ce qu’on cloue sous le sabot du cheval, même quand la chose est en argent. La substitution sémantique est « figure autre que trope », c’est-à-dire figure au sens plénier, toujours selon Fontanier, si le choix de l’écart rhétorique reste libre et ouvert, en un point du discours, à l’infinité des variantes individuelles d’un choix d’expression. Les tropes, qui sont changements (choisis ou contraints) du sens d’un mot, et les figures, qui sont de l’ordre du discours (le changement affectant alors groupes de mots, phrases ou succession de phrases), se trouvent ainsi dans un rapport d’intersection : certains tropes mais non tous sont des figures, il y a des figures-tropes et des figures non-tropes.

5 Après Dumarsais2 et Fontanier, la rhétorique a vu s’amplifier au XXe siècle sa fonction de description scientifique des textes et discours. C’est l’apparition d’une « nouvelle rhétorique »3 fondée sur une socio-psychologie des effets de persuasion ou le développement des théories formalistes de la « littérarité » (literaturnost)4 conçue comme effet d’un style. La rhétorique a ainsi été appelée à seconder les efforts de la linguistique5 et de la stylistique 6 pour mieux faire entendre les substitutions et glissements de sens qui – impossibles à décrire dans une logique formelle – nourrissent l’expressivité littéraire ou l’efficacité argumentative des formes du discours naturel. La vieille opposition aristotélicienne entre rhétorique et logique s’en est trouvée à la fois transformée et renforcée. La vie littéraire ou quotidienne d’une langue ne peut se nourrir, en effet, que des déplacements et des déformations du sens premier d’un terme ou d’une expression. Du même coup, des tropes tels que les « catachrèses » (de « métonymie » ou de « synecdoque » : dire « voile » pour « navire » ou « verre » d’eau pour nommer le contenant de l’eau par sa matière) n’apparaissent plus alors, en tout cas dans l’analyse des textes littéraires7, que comme des figures cadettes de la métaphore devenue la véritable clé pour interpréter la structure des tropes annexes, qui détaillent seulement les aspects techniques d’un chassé-croisé entre des signifiants

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et des signifiés. Les manières de « figurer » analogiquement qui ne sont pas métaphores à proprement parler ne représentent ainsi qu’une partie – la plus mécaniquement régie par la configuration des détails dans l’agencement du monde ou par les contraintes structurelles de la nomination dans une langue – de l’ensemble vaste et polymorphe des transformations et détours sémantiques par lesquelles le mouvement de l’analogie anime et renouvelle la conduite d’une description.

Comparaison et comparatisme

6 La métaphore n’est que la figure linguistiquement la plus visible de l’analogie, qui apparaît ainsi au principe de tous les déplacements créateurs de significations nouvelles dans une langue. Le privilège rhétorique de la métaphore est un indicateur du rôle logique que joue la démarche comparative en toute connaissance tâtonnante du monde. Si l’analogie se trouve commander méthodologiquement l’analyse sociologique, c’est bien parce que cette forme d’argumentation repose sur une langue susceptible d’articuler – parfois même de codifier dans une statistique – des ressemblances, des parallélismes, des contrastes et des correspondances, qui deviennent ainsi mieux intelligibles au fur et à mesure de l’avancement du discours descriptif ou de l’explication historique des faits. Ressemblance de figure, contiguïté de position, affinité symbolique, parenté dénotative ou connotative, co-occurrence historiquement signifiante, corrélation statistiquement significative, équivalence ou homologie formelles, etc., sont bien difficiles à distinguer dans les anastomoses incessantes d’une transformation du sens qui se guide sur l’analogie. Les techniques de preuve et les procédés de persuasion sont inextricablement mêlés dans le raisonnement explicatif des sciences sociales, dès lors que celui-ci fait intervenir l’interprétation du sens des actions : mais pour ces sciences, interpréter constitue le régime obligé de leur discours explicatif, sauf à se déjuger comme sciences historiques en acceptant de calquer leur rationalité propre sur celle du naturalisme nomologique des sciences expérimentales. Prendre, dans une nomination fondée sur l’interprétation, la « partie » pour le « tout », le contenant pour le contenu, un trait descriptible pour son corrélat, un indicateur pour son indiqué, le lieu d’exercice ou l’agent d’une pratique pour son symbole, puiser dans l’antécédent quelque chose du sens de son conséquent ou vice versa…, etc., c’est- à-dire, dans tous ces cas, définir en somme le terme « comparé » par la référence à un terme « comparant » – au risque assurément de grandir et de majorer le sens du terme comparé par la portée ou le prestige du terme comparant jusqu’à produire une intelligibilité théorique ambiguë ou un effet littéraire parasite – sont en effet des modes linguistiques de désignation qui, à l’ampleur de l’effet près, se ressemblent comme bonnet blanc et blanc bonnet ; ou, si l’on préfère, laborieuse méprise sur les mots et heureuse surprise du sens.

7 Considérées comme déplacements sémantiques majeurs, qu’il est toujours possible de reconnaître derrière les autres schémas de l’argumentation et de la nomination figurée (hyperbole, litote, antiphrase, prétérition, hypallage, syllepse, etc.), métaphore et métonymie se transforment l’une dans l’autre en abysme jusqu’à se confondre dans une synecdoque réversible. En Chine aussi, la métaphore fut considérée comme la figure la plus parlante et la mieux explicative de l’évolution des caractères idéographiques. Reconstituant l’origine et le devenir historique des icônes logiques de leur écriture, les scribes lettrés soutenaient que les caractères n’avaient jamais pu étendre ou renouveler leur sens que « par analogie » (tchoan-tchou) ou par erreur du copiste (kia-tsé). Mais un

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coup de pinceau donné de travers ne fabrique du sens idéographique qu’en introduisant du non-sens dans une figure : pas de quoi faire tourner le monde chinois des symboles dans l’harmonie confucéenne, lorsqu’on reste attaché aux règles d’une étiquette ou d’un code lettré de bonnes manières. L’idée d’une efficacité intrinsèque de l’erreur de plume est insupportable au confucéen puisqu’elle ôterait tout fondement à sa doctrine la plus chère, celle de l’effet politiquement bénéfique des « appellations droites ». Il est vrai que l’analogie trouve toujours après coup de quoi rhabiller de sens un lapsus. Chez les philosophes d’Occident aussi, le lapsus de plume ou de bouche n’était, avant Freud, qu’une simple privation de signification ; comme l’« idée inadéquate » n’est chez Spinoza qu’un manque dans l’idée, un vide, un pur néant, quand par exemple, dit-il, on s’écrie par erreur que « le poulailler s’est envolé dans la poule ». Pour caractériser la joie intellectuelle que procure la « connaissance du troisième genre », Spinoza ne peut, on le sait, invoquer de plus haute poésie que celle de l’ordre géométrique : la métaphysique classique ne pouvait envisager la définition que donnera Lautréamont de la beauté en prenant l’exemple abrupt de la relation signifiante – pourtant ni métaphorique ni métonymique, puisque arbitraire jusqu’au non-sens – entre une table de dissection et un parapluie.

Figuration et conceptualisation

8 Mais linguistique et rhétorique nous entraîneraient trop loin dans l’océan infiniment renouvelé de la composition des petites différences qui font les vagues signifiantes d’un discours. Tenons-nous en ici aux gestes sémantiques élémentaires qui, sous la variation des énoncés et figures de surface, guident les déplacements qu’on voit s’opérer en toute communication, quelles que soient les significations transmises. Quelle opération de syntaxe logique un locuteur qui code analogiquement un message à destination d’un autre réalise-t-il ? Ou au contraire quel non-sens profère-t-il ? Ou quelle inférence extra-logique ? Et symétriquement, qu’entendent, lorsqu’ils sont sensibles à l’effet d’une métaphore, un auditeur, un lecteur, un traducteur qui doivent recoder dans leur propre « univers du discours » un constat ou un argument pour n’en garder que le sens analogique qu’ils y entendent ? Cela fait-il une différence s’ils lisent cet argument dans un raisonnement de sociologue, une allusion poétique, une argumentation de philosophe ou un exposé didactique de mathématicien8 ? Peut-on encore isoler un noyau caractéristique du type de preuve et d’intelligibilité que produit le mouvement de l’analogie lorsqu’on rassemble sous ce nom l’ensemble des opérations sémantiques, linguistiques, stylistiques et argumentatives qui permettent de faire surgir une signification nouvelle en faisant travailler des métaphores dans une description des « états du monde » ou dans une analyse de leurs formes ? Des six fonctions du langage que distinguait Jakobson à partir des pré-réquisits de toute communication – « référentielle », « expressive », « conative », « phatique », « métalinguistique », « poétique »… – n’en retenons que deux, qui se contrastent facilement : 1. La fonction dénotative (« référentielle » ou « cognitive »), par laquelle des interlocuteurs communiquent entre eux afin de se transmettre des connaissances sur les « référents » des concepts qu’ils utilisent dans les messages échangés, en rapportant le « sens » (Sinn), qu’un signe tient de sa position au sein d’un système linguistique, à la « signification » (Bedeutung) de ce même signe défini en extension par les objets auxquels il se « réfère »9. 2. La fonction poétique par laquelle l’écriture ou l’écoute du poème se focalisent, afin de formuler ou d’entendre le sens d’un message poétique, sur la matérialité de ses signifiants

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(« le côté palpable des signes », dit Jakobson)10 indépendamment de ses signifiés, ainsi soustraits (partiellement et momentanément) à l’arbitraire de la relation entre signifiants et signifiés qui est caractéristique d’un langue envisagée comme système de signes, c’est-à-dire comme un pur code de dénotations11.

9 L’examen de cette « indépendance » des signifiants n’a jamais cessé d’agiter les traités de poétique. Mais les théoriciens les plus radicaux de la poésie pure, célébrée comme « étrangère aux mots de la tribu »12, paraphrasent un peu trop volontiers la signification de cette « pureté » poétique : il fallait donc bien qu’un sens, quel qu’il soit, habitât déjà quelque part dans la pureté du poème ! Indépendance toute relative, en effet, qui ne perd jamais mémoire de ce qu’elle feint de faire oublier : a-t-on jamais écrit une poésie où la seule « palpation » sensorielle des formes du signifiant sollicitées par le poème qui les ordonne en correspondances et cadences parviendrait à tout dire de ce qu’il veut dire, abolissant toute référence au sens littéral des mots, tout écho de leur sens figuré, jusque et surtout quand il s’émancipe du sens commun des mots ? Entendre un poème dans une langue qu’on ne connaît pas serait alors seul à même de procurer l’expérience « pure » de son sens poétique ! « Aboli bibelot d’inanité sonore », dit un vers de Mallarmé : est-ce là silence définitif du signifié – « bloc de basalte obscur » – ou re-visitation du signifiant par un sens singulier, portant la trace sémantique de ses parcours souterrains ? Le paradoxe de l’effet poétique est là. L’émancipation des signifiants poétiques par rapport à leurs signifiés repose sur un mouvement extra- linguistique – disons même anti-linguistique, puisqu’il suppose aboli le « caractère arbitraire des signes » (principe du pouvoir de communication articulée des langues naturelles), exactement comme le fait le « sentiment linguistique » éprouvé par un locuteur qui, pour pouvoir parler, doit ressentir comme « naturellement motivé » le lien entre les deux faces des signes dans la langue qu’il emploie : illusion fonctionnelle, commune au Cratyle de Platon et au palefrenier de Saussure 13. La parole poétique s’articule bien dans une opération extra-linguistique qui, en bousculant les signifiés quotidiens de ses signifiants, atteint pourtant par des moyens purement linguistiques le but propre à toute poésie : faire bouger les signifiés.

10 Le mouvement probatoire de l’analogie aurait-il la même structure sémiotique lorsqu’il fait avancer le sens assertorique d’un discours explicatif ou celui d’un discours poétique ? L’analogie a toujours confronté l’épistémologue à un dilemme. Faut-il rejeter en bloc ses opérations dans la ratiocination, dans la « pseudo-logique » chère aux intellectuels sophistes (que persiflait Pareto), dans l’illogisme des divagations para- logiques du philosophe rhéteur, ainsi qu’a toujours incliné à le penser la raison analytique14 ? Ou faudrait-il, au contraire, considérer l’analogie sauvage comme le principe auto-suffisant de tout raisonnement interprétatif, ainsi qu’y inclinent les philosophies post-modernistes, désillusionnées de tout rationalisme de méthode, devenues indifférentes à tout contrôle méthodologique de l’analogie ? Ni l’un ni l’autre, argumenterai-je rapidement.

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II. – Quand la comparaison fait disjoncter la métaphore

Analogie et argumentation

11 Dès qu’on évoque le rôle de l’interprétation analogique dans une argumentation ou une invention scientifiques, on entend aussitôt crier haro sur la métaphore. J’ai soutenu ailleurs15 qu’à bien scruter le ressort conceptuel de l’intelligibilité dans les sciences sociales, on retrouve toujours au cœur de leurs interprétations théoriques un déplacement analogique. En effet, lorsque les concepts sont formés, comme en sociologie, par différences ou similitudes, contrastes ou dégradés, entre les éléments d’une série d’observations, l’intelligibilité qu’ils produisent est nécessairement dépendante de la forme des actes de comparaison qui l’ont construite. Compréhension analogique et intelligibilité sont synonymes dans les sciences historiques, dès lors que la comparaison y opère, non sur des valeurs de variables pures, mais entre des configurations qui ne peuvent être empiriquement observées que comme totalités singulières, jamais complètement décomposables en propriétés isolées, elles-mêmes susceptibles de « descriptions entièrement définies » ; seuls des éléments parfaitement monosémiques se prêtent à une combinatoire stricte ou à une formalisation logico-mathématique. Les conclusions que l’on peut tirer d’une comparaison entre des « constellation » globales, réfractaires au raisonnement expérimental, suppose que l’on ait choisi certains « traits pertinents » de la description. Et des traits distinctifs, on le sait, ne sont eux-mêmes pertinents que momentanément, sous le seul rapport de leur fonction dans une argumentation. Une pertinence ne peut jamais être définie que par référence aux questions qu’un langage théorique de questionnement permet de poser à un corpus d’observations.

Théories analogiques et sclérose des métaphores

12 Il suffit, pour mesurer le risques qu’encourt toute analogie scientifique de déraper dans un usage platement littéraire de la métaphore, de revenir sur l’histoire des théories sociologiques. Que de fois une métaphore conceptuelle qui a « marché » ne s’est-elle pas transformée chez son inventeur ou ses imitateurs en une formule passe-partout d’intelligibilité ! La conceptualisation métaphorique devient stérile dès qu’elle se réduit à la répétition mécanique d’une ressemblance qui tourne en rond dans un modèle monotone d’interprétation, soustrait par la répétition à toute contre-interrogation comparative des différences. La croyance en la validité d’un schéma intangible d’identification des faits est autodestructrice dans une science où l’intelligibilité est toujours celle des rapports entre des faits qui sont sans cesse reconstruits par un langage théorique. Si la fixation obsessionnelle d’un discours scientifique sur une métaphore révèle presque toujours un enfermement d’école ou l’alignement mécanique sur une mode, c’est qu’une fois vulgarisée, la métaphore fige le sens social ou culturel des occurrences historiques dans la référence à un centre obligatoire du discours. L’usage routinier d’une métaphore impose, avec le même automatisme qu’un tic de langage, une interprétation centripète de toutes les formes descriptibles. Les théories analogiques reposent, lorsqu’elles se dégradent en dogmes scolaires ou en toquades métaphoriques, sur une illusion qui annihile radicalement les potentialités cognitives

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du raisonnement analogique : l’illusion régressive (« réaliste » au sens de la scholastique) que le sens d’un concept pourrait rester immobile au sein d’un processus dynamique tel que celui de la construction des connaissances historiques. Un raisonnement qui ne ferait avancer qu’un bloc de significations déjà figées serait ici pure et simple tautologie. Dans les sciences sociales l’usage paresseux d’une théorie analogique conduit le chercheur à créditer les mots du pouvoir magique à fabriquer de l’intelligibilité. Seuls les sociologues avares de leurs dépenses théoriques peuvent croire qu’une comparaison, qui éclaire quelques observations par le rapprochement de quelques traits distinctifs, pourrait cadenasser sa fécondité dans un concept omnibus, enfermer à jamais sa capacité d’investigation dans un modèle analogique breveté, reconnu une fois pour toutes comme universellement et intrinsèquement descriptif, quelles que soient les observations, les corpus et les séries.

13 On a vu ainsi, dans l’histoire des sciences sociales, se stériliser, à mesure que leur succès semblait autoriser l’universalisation de leur intelligibilité – et parfois, seulement de leur vocabulaire – des métaphores comme celle du « théâtre » et de la « scène », qui fut fondatrice de la théorie psycho-sociologique des « rôles sociaux » ; ou celle de l’« organisme » ou de la « reproduction », qui est sans doute la plus récurrente dans la longue histoire des fonctionnalismes. Les métonymies ont aussi joué leur rôle dans la germination, l’épanouissement et le vieillissement des théories : pensons à celle de la « réglementation » juridique dans la théorie durkheimienne de la « contrainte sociale », qui étend à toute régularité sociale, à toute « conscience collective », la forme et les effets de la normativité du droit, telle qu’on la voit se « cristalliser » en règles dans une institution. Métaphore plus récente : celle de la « langue » ou du « texte » pris comme analyseurs de n’importe quel fonctionnement social par une sémiologie des actes qui réduit ainsi toute interaction à une « communication », et toute causalité à une semiosis ne relevant que des seules règles d’un système symbolique. Mais c’est sans doute, aujourd’hui, la métaphore du « marché » qui opère le plus de mutilations interprétatives : prise comme modèle de toute transaction sociale, elle a vite fait de transformer, au prix de quelques définitions passe-partout, n’importe quelle science sociale en une « économie généralisée » qui tend ainsi à devenir la matrice universelle de toute modélisation. Et on peut, bien sûr, en dire autant de celle de « stratégie », venue de la « théorie des jeux », lorsque cette métaphore est entendue comme un schéma universel capable de décrire toutes les décisions prises en situation d’interaction sociale.

Type-idéal et série comparative

14 Tout cela dit et redit, il reste que la proscription tatillonne des métaphores serait une vaine croisade parce qu’elle ne pourra jamais s’exercer que sur les « énoncés de surface » du discours interprétatif. Le « schème latent » d’une intelligibilité restera toujours, dans une science de la comparaison historique, celui qui met en jeu le sens référentiel d’un concept tel qu’il est progressivement construit par une permutation méthodique entre le « comparant » et le « comparé ». Dès lors que l’observation porte sur des singularités jamais comparables toutes choses égales par ailleurs, le chercheur ne peut, en effet, fonder ses concepts descriptifs que dans cette épreuve de redéfinition réciproque des termes du discours. Il faut toujours repartir de cette vertu heuristique de la construction comparative des concepts historiques que Max Weber a ramassée dans sa théorie du statut logique de la conceptualisation « idéal-typique ». C’est en effet

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par l’exercice d’une permutation incessante des signifiés, où le comparant et le comparé alternent leur rôle d’analyseur critique, que le raisonnement analogique produit – lorsqu’on ne peut appliquer stricto sensu la méthode expérimentale – des connaissances nouvelles sur ses référents empiriques. Je ne fais que paraphraser ici la définition wébérienne de la méthode comparative, bien visible, par exemple, dans l’usage, parfois provocant, qu’en fait aujourd’hui Paul Veyne en histoire16. L’analogie construit une intelligibilité scientifique, susceptible d’un enrichissement continu du sens, parce qu’elle rapporte les différents termes d’une série empirique, non à un référent particulier – ce serait la définition de la démarche mythologique – mais à la structure intelligible que construit l’extension indéfinie des comparaisons entre « cas ». Utilisée comme instrument de la pensée théorique, appliqué à une matière empirique quelconque, l’analogie ne se réfère alors sémantiquement à rien d’autre qu’au sens que confère à chacun des termes décrits comparativement l’opération de comparaison elle- même.

La série et le trousseau de clés

15 La constitution de « séries » chronologiques ou comparatives constitue le moyen le mieux adapté à la situation épistémologique des sciences historiques, pour tester la valeur d’une comparaison. La série permet à la description de rapprocher des cas « analogues » afin d’en dégager un « type-idéal », c’est-à-dire un nouveau concept descriptif qui permet de préciser et d’interroger la série dont il est issu. La série démultiplie le tête-à-tête entre le « comparant » et le « comparé », dont on sait les risques de contamination spéculaire : les ressemblances comme les dissemblances y deviennent vite équivalences et oppositions absolues, par la seule vertu d’une des figures les plus puissantes de la rhétorique des descriptions : celle du « contraste ». En coupant de tout contexte la dualité qu’il caractérise, le contraste immobilise arbitrairement la description sur la base d’une pertinence douteuse, puisqu’elle échappe au test de l’allongement de la série. La rhétorique ancienne des Vies parallèles s’en est nourrie. Arbitre des variations pertinentes, le sociologue, l’anthropologue ou l’historien portés au grossissement des effets utilisent plus souvent, pour établir leurs conclusions, la brutale et expéditive « méthode des différences » que la patiente « méthode des variations concomitantes » : l’arbitraire de l’interprétation a la part belle quand la description peut réduire la déclinaison des différences au simple choix entre l’identité et l’opposition de deux termes.

16 On pourrait ici risquer une métaphore en comparant la série (comparative) à une « clé ». Veyne comparait l’idéal-type wébérien à une clé qui ouvre plusieurs serrures « tant bien que mal »17 : une analogie historique n’est, en effet, ni une équivalence ni une homologie mathématique, elle produit seulement une stylisation des « cas », non un système de relations strictement définies entre leurs « variables ». L’analogie est une clé qui ouvre à l’interprétation une carrière prometteuse mais aventureuse. Ce n’est pas un passe-partout qui permettrait de visiter sans jamais grincer autant de cas historiques que l’on voudra : la clé universelle qui subsumerait sous une « loi » tous les événements qui en relèvent n’est qu’un rêve sociologiste qui ne fascine plus guère que les sociologues restés fidèles au scientisme du XIXe siècle. Comparaison historique n’est pas induction expérimentale ; objection par les résultats d’une enquête n’est pas réfutation au sens poppérien. Pour figurer le fonctionnement de la comparaison historique, il vaut donc mieux concevoir la clé conceptuelle des sciences sociales

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comme un trousseau de clés, d’autant plus efficace pour l’exploration du monde historique qu’il ouvre plus de dictionnaires permettant de visiter des pays plus différents. Mais il faut immédiatement ajouter qu’en tout raisonnement sociologique, la série intelligible n’est pas une collection de « cas » recueillis par un globe-trotter. Le trousseau de clé du comparatiste ne s’est pas enrichi de trouvailles de clés faites au hasard de ses promenades à travers le temps ou les aires culturelles. Dans une telle conception de collectionneur, la sociologie ne serait plus qu’une une science classificatoire, une entomologie où le croisement entre les espèces sociales distinguées par la nomenclature est condamné à rester stérile pour la compréhension de chacune.

17 Commode un temps, la métaphore du trousseau de clés ne se prête donc pas indéfiniment à figurer l’intelligibilité que construit une science sociale. Mais le moment où une métaphore qui a aidé la description jusqu’à un certain point révèle son inadéquation est aussi celui où l’on peut dresser un nouveau constat des différences. Dans la comparaison sociologique, les clés qui sont déjà présentes dans le trousseau – les analyses et concepts légués par les chercheurs du passé – voient se transformer leur sens (simultanément leur Sinn et leur Bedeutung) quand on leur rajoute une nouvelle clé, du seul fait que la nouvelle venue vient prendre place dans une série opératoire, dont les questions constitutives ont exigé de l’aller chercher. Trousseau paradoxal, trousseau problématique, trousseau interminablement extensible, le trousseau de clés qui figure adéquatement la méthode comparative est tout autre chose qu’un chapelet d’exemples. Il ne thésaurise aucune connaissance dormante, il ne laisse fonctionner utilement ses clés théoriques que s’il peut s’allonger, se compliquer, se restructurer : c’est un dispositif conceptuel à géométrie indéfiniment variable, un trousseau aussi caoutchouteux que l’espace de l’analyse topologique.

18 Le meilleur moyen de contrôler l’intelligibilité analogique des concepts et des théories dans les sciences historiques – intelligibilité, répétons-le, impossible à bannir dans des sciences dont les propositions ne sont ni intégralement formalisables ni formulables sous une forme nomologique – est encore d’y consentir de manière critique. Sans craindre par exemple de faire foisonner les métaphores ou de « filer » conceptuellement l’une d’entre elles le plus loin possible pour formuler et tester un nouveau langage théorique de l’interprétation. On n’y risque, en somme, que le mauvais style littéraire – qui n’importe guère ici – mais on ouvre par cette méthode le champ de la redéfinition des concepts descriptifs à une amélioration indéfinie de leur véridicité descriptive. Pratiqué systématiquement, le va-et-vient entre les concepts et les « cas » permet à la comparaison de prospecter tout ce que peut « rendre » une structure analogique quand on la prend pour guide dans l’exercice critique de l’observation. Utilisée de manière heuristique, une analogie n’est ni une théorie bouclée, ni une saisie philosophique des essences mais un « inquisiteur » minutieux – conceptuellement exigeant et méthodologiquement contraignant – de l’interprétation des observations ; ou, si l’on préfère, un « enquêteur » théorique, c’est-à-dire une machine à inventer et multiplier des énoncés descriptifs qui, à leur tour, obligent à étendre la grille conceptuelle d’une enquête à des observations nouvelles. L’usage scientifique de l’analogie fonctionne comme le harcèlement de ses interlocuteurs par le Socrate accoucheur des Dialogues, ou le questionnement d’une même scène impossible à épuiser par l’interrogateur infatigablement tatillon de L’Inquisitoire de Pinget18.

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Adéquation et inadéquation de l’analogie

19 En amenant le plus loin possible, c’est-à-dire en détaillant dans tous ses effets le déplacement d’une structure analogique, l’enquêteur découvre inévitablement un ordre de faits ou des séries de traits qui font contre-exemple. Point méthodologique essentiel, que ne voient guère les critiques machinaux de la métaphore : lorsque le concept ou la relation qui en métaphorisent d’autres deviennent inadéquats, la découverte de cette inadéquation produit encore une intelligibilité différentielle, au même titre que la produisait, au point de départ de la comparaison, l’adéquation d’un rapprochement éclairant. Et cela advient tôt ou tard dans le déroulement d’une recherche en sciences sociales.

20 J’ai personnellement touché du doigt cette double fécondité de l’analogie, dans des enquêtes des années ‘70 en sociologie de l’éducation, à propos de concepts comparatifs comme ceux d’« inflation » (des diplômes), de « capital » (culturel, scolaire, social), de « marché » (des biens symboliques)19. Pour revenir brièvement sur une critique qui fut alors faite aux concepts théoriques issus de ces enquêtes20, on peut dire (1) qu’il est évidemment absurde de reprocher à des sociologues de la culture d’user du concept de « capital culturel », comme si le recours à ce terme analogique pouvait disqualifier une analyse sociologique, au seul motif qu’il serait « métaphorique » ou parce que les contre-exemples fourmillent. Mais en même temps (2), il est tout aussi certain qu’un sociologue qui s’enfermerait dans le langage de cette métaphore, qui n’interrogerait plus, par l’enquête et la comparaison, les échecs et les limites de cette analogie économique, s’interdirait les distinctions descriptives qu’objective l’échec de la métaphore filée. Lorsque, dans cette typologie des mécanismes et des formes de la culture comme en toute comparaison historique, l’inadéquation de l’analogie devient manifeste sur des « cas » qui sont autant de contre-exemples, ceux-ci produisent l’objectivation de traits distinctifs non encore aperçus. Ces différences constituent une connaissance nouvelle portant à la fois sur le fonctionnement d’un « capital » au sens strictement « économique » et sur ce qui s’en distingue dans le fonctionnement d’un « capital symbolique » – par exemple dans son mode d’appropriation ou de transmission.

21 La métaphore la mieux faite pour rompre avec les automatismes du sens commun ou les conformismes du langage d’une discipline ne demeure une analogie heuristique qu’aussi longtemps que l’adéquation de la métaphore est capable de faire survivre un sens analogique dans l’allongement d’une série de cas empruntés à des contextes de plus en plus différents : l’extension du fil de la métaphore fait test de pertinence lorsqu’il rompt. L’échec d’une métaphore scientifique ne s’apprécie pas sur les critères qui sont, en d’autres discours, ceux de l’effet poétique ou de l’efficacité rhétorique. La nécessité d’en finir avec une métaphore qui « marche » trop bien ne peut venir que d’un rappel à l’ordre qui procède, là comme en toute science empirique, du « principe de réalité ». Ce principe méthodologique s’entend ici comme énonçant l’impossibilité, propre aux sciences sociales, de séparer la comparaison entre configurations historiques globales et l’analyse des interdépendance entre leurs éléments. Le prosaïsme de la preuve sociologique est toujours réduction difficultueuse d’une illusion philosophique qui suit la comparaison comme son ombre : celle d’une synthèse définitive qui ferait paradigme. En imposant le retour à l’observation analytique, à la patience d’allonger l’enquête, l’échec d’une métaphore oblige du même coup à un

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sursaut de la vigilance, à un re-départ de l’invention théorique : moment douloureux pour toute pensée d’école. Dans la conduite d’un raisonnement qui tire argument ou objection de la similitude ou de l’opposition de co-occurrences singulières – l’ensemble des traits distinctifs qui définit un culture ou une période historique étant, on le répète depuis Weber, infini – l’inadéquation d’une comparaison apporte une information tout aussi précieuse que son adéquation. L’inadéquation d’une analogie produit une connaissance par différence, à la fois sur le « comparant » et sur le « comparé », au moment précisément où elle fait disjoncter la métaphore.

III. – Quand la métaphore fait disjoncter le discours de la preuve

22 Mais il est temps d’en revenir à l’examen de la métaphore en sa fonction poétique. Heureusement, le raccourcissement des opérations poétiques abrégera ici leur paraphrase. Condensation d’une longue remémoration de l’histoire des poèmes, la poésie moderne a visé – est-ce depuis le préromantisme ? depuis Hölderlin ? depuis Baudelaire ? depuis Mallarmé, depuis Rimbaud ? on s’escrime toujours à localiser ce moment fécond – à l’intensité sémantique par le dépouillement de ses accessoires logiques et rhétoriques. Elle va donc plus vite que l’art ancien des broderies élocutoires, sûre que c’est à l’essentiel de son essence. Ne chicanons pas, et prenons, en tirage aléatoire comme dit le statisticien, un énoncé de poésie moderne.

23 Soit par exemple le vers d’Eluard : « La terre est bleue comme une orange. »

24 Si je pars de ma réception de ce vers, quand je l’ai lu pour la première fois, j’ai entendu à peu près un mouvement du sens que je schématise ainsi :

……...(2’) (3’) une comme.....… mappemonde

La Terre (1) est bleue ...…… (2) (3) une orange comme...…

La mappemonde (4) est ... (5) comme... (3”) une orange ronde …..

Explosion sémantique

25 La réception poétique d’un tel énoncé fait visiblement disjoncter quelque chose dans le cheminement du sens de l’assertion. Lorsque le mouvement métaphorique qui commande le déroulement du vers arrive au point de l’énoncé noté (2), l’axe paradigmatique (sur lequel la suite de l’énoncé devrait, pour métaphoriser le « bleu », choisir un comparant plausible quant au sens) explose dès que s’y voit nommer, en (3) l’« orange », qui n’appartient sous aucun rapport, immédiatement énonçable, au paradigme des sèmes comparables à ceux qui dénotent ou connotent la bleuité de la Terre. Mais puisque la chose a été dite, le récepteur est mis en demeure, dès lors qu’il ressent ou entend quelque chose dans cette comparaison, de trouver lui-même un cheminement du sens capable d’arracher au non-sens son impression d’avoir entendu une métaphore intensément signifiante en son inattendu ou son obscurité mêmes.

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26 Dans mon cas, il se trouve que je ressentis comme évidente l’apparition d’une mappemonde d’école primaire, « bleue » de toute l’étendue de ses vastes océans et, en même temps, aussi rustiquement « ronde » qu’une orange. Le cheminement indirect figuré ci-dessus, qui dédouble le « comme » pour laisser à la « mappemonde » le temps de s’introduire sur l’axe paradigmatique des comparants possibles (en 3, 3’, 3”), décrit un autre itinéraire possible de la comparaison, qui boucle le sens du vers, en restituant l’énoncé à une définition acceptable de la métaphore. Les réseaux d’associations qui justifiaient la métaphore ainsi dédoublée se démultipliaient, pour le récepteur (que j’étais), à toute vitesse et en tous sens dans l’espace libéré par l’explosion de la métaphore première : rugosité de la peau d’une orange qui avait jadis été prise en exemple par mon instituteur pour faire sentir la petitesse des dénivellations à la surface de la Terre, pas plus grandes, de l’Himalaya aux Fosses nord du Pacifique, que celles qu’on peut toucher du doigt sur le grain d’une peau d’orange ; s’y mêlaient d’autres souvenirs, livresques et plus tardifs, celui de la poésie des navigations et expéditions autour du globe terrestre, dans l’évocation baudelairienne de l’enfant « amoureux des cartes et estampes » ; mais aussi le souvenir d’une phrase d’Ignazio Silone ramassant sa découverte de « toute la misère du monde » méditerranéen dans l’avidité farouche avec laquelle un garçonnet en guenilles pouvait mordre dans une orange qu’on lui avait jetée sur un quai de Palerme et qu’il avait attrapée au vol ; et, bien sûr, cette forme sphérique sur laquelle s’enroulaient toutes sortes de fantasmes d’une première enfance campagnarde où les fruits, s’ils ne s’offraient pas à la main sur les étagères de la maison, devaient être volés sur les arbres ; j’entends les autres fruits, généralement cueillis trop verts, mais justement pas les oranges, étrangères à ce terroir montagnard, venues de ma découverte de la peinture où adolescent je m’arrêtais volontiers, dans le Larousse illustré, sur la reproduction d’un tableau de Guido Reni – Hippomène distançant Atalante à la course, penchée d’une souple flexion des reins pour ramasser une des trois oranges retardatrices, aimablement confiées par Aphrodite au prétendant pour lui assurer la victoire – image qui s’associait, en dépit de la différence des styles picturaux, à la joliesse maniérée, un rien comique, d’un autre tableau représentant allongées sous un oranger les trois nymphes du Jardin du Couchant en robes de guinguette avec leur dragon vigilant, serpent qui n’empêchera pourtant pas le vol par Héraklès des divines pommes d’or en ce Jardin des Hespérides ; ou peut-être par Atlas auquel, dans une autre version, Héraklès se substitua, pendant ce larcin, pour supporter le poids du globe terrestre.

27 Lesquelles de ces réminiscences venaient de la nomination du comparant à la rescousse du comparé ainsi mis à la question poétique ? et lesquelles couraient en sens inverse pour transmettre quelque chose de leur pouvoir de « retentissement » à celui du comparant ? Ici nulle réponse linguistique ou rhétorique possible. Dans l’espace d’une explosion sémantique, le sens des vecteurs devient indifférent, puisqu’il n’y a plus alors de repère possible de la direction sémantique : celle du syntagme vient de voler en éclats ; celle de l’argumentation tire à hue et à dia ; celle de la chronologie, du roman biographique même, est devenue un trompe-l’œil dans les méandres du flux des ré- interprétations. Chez d’autres lecteurs, d’autres cheminements tout aussi idiosyncrétiques bricoleraient tout autrement une constellation sémantique différente, mais de même fécondité poétique pour le bricoleur de signifiés. Ou peut-être engendreraient-ils perplexité ou froideur de réception ? Le lien entre le sens d’une création littéraire et celui de sa réception n’est jamais sûr, encore moins ses facteurs explicatifs. La sociologie ou la psychanalyse des œuvres d’art s’y escriment ; mais une

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fois comprises et admises les déterminations historico-sociales les plus grosses ou analysés les complexes les plus récurrents de l’inconscient, les objections pleuvent. Ici on peut dire indifféremment que c’est parce que le récepteur a mobilisé ses propres ressources mémorielles, affectives (conscientes et inconscientes) pour tracer le cheminement (de 2’ à 3’ et de 3’ à 4, 5 et 3”) qu’il a pu, post festum, rendre conforme à son propre Kunstwollen, une explosion du sens apparemment irréductible à la définition rhétorique de la métaphore ; ou, au contraire, que c’est l’anomalie rhétorique de la métaphore, le clash sémantique, le lapsus ingénu qui a produit par sa vertu de déconcertation propre – en s’émancipant des codifications linguistiques et rhétoriques déjà rodées – l’effet poétique que le récepteur y ressent et qu’il justifie après coup, quand il s’en explique avec lui-même, en allant pêcher, ici et là, au fil de ses associations libres, des retentissements personnels dont il ne pourra jamais faire la preuve que leur rôle d’embrayeur a suffi à produire l’effet poétique, même s’il fait se lever au passage quelques lueurs dans son auto-analyse de lecteur de poèmes.

28 Quant au poète, allez donc savoir ! et lui-même sait-il ? Choisit-il à tâtons les signifiants les mieux à même de faire exploser les signifiés habituels ou les laisse-t-il naïvement venir à l’expression, il ne sait d’où, jusqu’à s’étonner de les ressentir comme s’il n’en était que l’auditeur transparent – desservant de « mots-dieux », sortilèges de littéralité brute, qu’on peut trouver, disait René Char, au revers d’un galet sur une plage de Camargue, aussi improbablement qu’en n’importe quelles cachettes du monde. C’est toute la question de la frappe poétique d’un message que de savoir trouver l’agencement des signifiants qui produira, lorsque le poète s’écoutera les inventer ou les fera entendre à d’autres, l’effet d’explosion sémantique en quoi consiste précisément l’effet poétique – du moins quand on doit observer de l’extérieur le travail obscur du poète dans le langage.

Implosion sémantique

29 On m’objectera facilement qu’on peut avoir – et Hervé Le Bras m’objecte ici qu’il a – une toute autre « lecture » de ce que dit le vers d’Eluard, qui serait alors fondé sur une simple ellipse : le vers ne ferait qu’énoncer une connaissance vraie, à savoir que le bleu est la couleur complémentaire de l’orange. Nous revoilà devant une assertion scientifique, même pas analogique, une vraie proposition universelle dont la validité s’est trouvée établie en physique des couleurs par la méthode expérimentale. Si le vers met quelque coquetterie en son libellé, en quoi consiste sa poésie, c’est d’omettre l’assertion trop directe que les deux couleurs sont complémentaires. Il n’y aurait donc pas, dans cet effet poétique, explosion sémantique mais pirouette grammaticale, une simple devinette où les mots gardent leur sens habituel et, en l’occurrence, précis. Comme dans un dizain de Nostradamus en somme. L’entente de Le Bras est, bien sûr parfaitement fondée en vérité poétique. Il reconstruit seulement un autre cheminement que celui de mon premier schéma. Mais cette réception opère sa re- sémantisation comme toute autre entente le ferait, par l’insertion de chaînons sémantiques supposés cachés ; elle procède comme dix mille autres écoutes possibles, où un auditeur qui entend quelque chose dans l’énoncé poétique d’Eluard, entend quelque chose que le libellé des signifiants – offre de séduction muette – n’interdit pas d’entendre.

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30 Un vers, un verset, un poème – considérés comme entreprises, linguistiquement subversives, d’une mise en disponibilité des signifiants – disent d’abord (pour ceux qui ont le Kunstwollen de l’entendre poétiquement) qu’ils acceptent le « pacte » de mise en liberté totale des ententes, de toutes les ententes, qui peuvent tracer un chemin entre les signifiants. Mais liberté d’entente n’est pas indifférence aux mouvements des signifiés. De même que le système d’une « langue naturelle » autorise, conformément à son lexique et à sa grammaire, un ensemble indéfini d’énoncés – extensible à volonté, mais non-infini puisqu’il exclut un autre ensemble lui aussi indéfini, celui des énoncés grammaticalement « non-acceptables » dans cette langue – de même, l’usage poétique du langage ouvre un champ indéfini aux événements de la rencontre poétique entre les Kunstwollen du créateur et du lecteur : contre-sens, faux-sens sur la lettre du texte sont encore des rencontres, seul le non-sens est exclu de l’entente poétique, du moins jusqu’à ce qu’il ait retrouvé le chemin d’une entente, chez un lecteur au moins. Simplement, le « pacte de lecture » où se fondent les chances de la rencontre poétique n’est pas susceptible d’être jamais décrit comme un code, à la différence des codes de la dénotation « référentielle ». Une poétique n’est pas une linguistique. Aucun système des signes littéraires ne préexiste aux œuvres d’une littérature comme une langue aux paroles qu’elle autorise.

31 A ce point de ma description il me faut, sans vergogne, changer de métaphore si je veux continuer à décrire l’effet d’un poème comme poème. Disons alors que, dans le choc poétique, les signifiés ne sont pas dispersés en tous sens par une explosion qui, telle un big bang initial, projetterait toutes leurs virtualités sémantiques, dans toutes les directions à l’infini, mais qu’elles sont redistribuées, comme par une implosion qui concentre tous leurs éléments sur des trajectoires toujours plus proches les unes des autres, dans un espace sémantique rétréci aux dimensions du poème, jusqu’à produire, plus ou moins intensément selon la qualité du choc initial, des incandescences ponctuelles, principes de nouvelles implosions ou fusions locales. Les signifiés ainsi livrés à la liberté d’association poétique du récepteur sont libres de se recomposer au gré des réceptions de chacun avec n’importe quels autres signifiés, tous libérés, comme par un coup de pied dans une fourmilière sémantique, des signifiants auxquels un code linguistique (même laxiste) les enchaînait. L’infinité d’un espace sémantique où implosent ainsi des signifiés largués par leurs signifiants avec armes et bagages – dénotations et connotations, souvenir des registres de la langue et de l’écrit où ils ont déjà été employés, des situations de parole, des sentiments intimes ou collectifs auxquels ils ont servi – est une infinité interne au monde des signifiants rassemblés dans le poème, une infinité concentrée, agitée, intense. Au contraire l’infinité d’un espace d’explosion éloigne les uns des autres tous les signifiés, certes libres de se lancer dans une course sémantique infinie, mais avec une infinité de plus en plus vide devant eux, et donc aussi avec des chances de croisements sémantiques décroissantes pour tous. Où donc le vers ou le verset, la strophe et le poème trouveraient-ils le temps de lier leurs gerbes de signifiants, emportés dans cette liberté monotone de différer toujours plus loin la prise inattendue – mais resserrée, en quelques mots, d’une seule saccade de lacet sur les signifiés – qui piège le plaisir de certitude dans l’évidence du sens poétique ? L’explosion élargit les distances interstellaires entre les mots, congèle les failles du sens : la psychose peut-être ? La figure de l’implosion me semble mieux convenir – peut-être parce que j’en ignore la physique, dirait Sokal – à la fournaise sémantique où s’entrevoit la forge des infracassables galets de poésie.

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IV. – Pliure et codification

32 Un message ne produit un effet artistique que s’il parvient à glisser ses opérations dans l’espace de liberté sémantique que les signes d’un langage laissent plus ou moins ouvert, selon leur distance à une codification totale des relations entre signifiants et signifiés. La description savante des « styles » littéraires a toujours oscillé entre la thèse que la poésie – forme la plus littéraire de la littérature – s’élabore par complication et spécialisation croissantes de ses codes rhétoriques, et la thèse, exactement inverse, qui explique l’invention poétique par une rupture avec les codes de genre ou d’école.

Le code et le jeu

33 Personnellement, j’ai d’abord cru, suivant en cela les historiens ou les théoriciens de la littérature qui décrivaient, au fil de l’histoire des styles, le ciselage toujours plus poussé des formes par lequel la poésie passait des formes les plus populaires aux plus savantes par une codification croissante de sa rhétorique, par le foisonnement de ses allusions à une intertextualité de plus en plus enveloppante, insistante, mais aussi de plus en plus contraignante pour les écrivains et poètes. Partout dans l’art, semble-t-il, « le mort saisit le vif » jusqu’à l’étouffement : l’art poétique fige le poète dans sa pose ; les règles de la rhétorique ligotent le discoureur ; le genre finit par pétrifier l’inspiration ; « l’académisme de l’anti-académisme » – comme on le nomme dans la peinture chinoise – a vite transformé en conventions les libertés les plus subversives du pinceau. Dans ses vagabondages à travers la diversité des domaines littéraires, Borges suggère bien cette escalade suicidaire des processus de la sophistication littéraire, lorsqu’il explore par la variation imaginaire et la parodie romanesque, ce qu’il donne à goûter comme beauté brutale de la poésie du tango ou du jeu du couteau chez les mauvais garçons des bas- fonds de Buenos Aires, en opposant le pathos de ces arts bruts à la subtilité d’un code savant d’écriture, aux entrelacs de l’histoire des codes, aux jeux formels avec le code, où la perfection perverse de la littérature triomphe en des « fictions » paradoxales comme « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » ou « Pierre Ménard auteur du Quichotte ». Autre exemple borgésien, d’une admiration ironiquement ambiguë pour le triomphe de l’artifice dans la littérature, celui de la poésie des Eddas où un lexique spécifique codé jusqu’à une stéréotypie parfaite en vient à constituer l’essentiel des effets poétiques produits par une écriture savante. En Islande et en Scandinavie, dans les poèmes épiques de Snorri, tels du moins que s’en enchante Borges, une métaphorique strictement codée a fini, au Moyen Age, par modeler une langue littéraire où tous les objets et événements du monde – acteurs et figurants, instruments et décors de bataille, énergies mythiques et principes de l’action héroïque – doivent s’énoncer conformément à un dictionnaire des sens figurés soigneusement répertoriés dans un catalogue des tropes métaphoriques (keningar), proposant une collection complète des « dénominations convenues » (heiti) : les corbeaux y sont à tous coups les « goélands de la bataille », et les goélands « les corbeaux de la mer ».

34 Mais on pourrait tout aussi bien décrire en sens inverse – je le découvrais dans l’enquête sociologique sur les goûts populaires ou en lisant les historiens des formes anciennes du folklore et de la religiosité rurales – le même parallélisme entre l’étagement des formes esthétiques et la chronologie ou la stratification sociale. On peut en effet caractériser les formes archaïques et populaires de l’esthétique (rurale ou urbaine) par

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le goût pour la codification liturgique, pour la littéralité dans les répétitions de formules, pour le hiératisme et la théâtralité des cérémonies et des fêtes coutumières, par le plaisir pris aux formes fixes en poésie et en musique, en somme par l’immobilisation de 1’« horizon d’attentes » d’un spectateur devenu intraitable sur le respect dû aux règles des genres traditionnels, en opposant toutes ces contraintes à la liberté d’invention de la poésie savante que goûtent les happy few,que favorisent les commanditaires connoisseurs des subtilités d’un art d’avant-garde, ou que recherchent passionnément les artistes en quête du renouvellement des styles : Giorgione en est un bon exemple avec sa technique du « gommage » de l’iconographie picturale ou sculpturale qui imposait ses conventions aux autres peintres de la Renaissance21.

35 Dans Le savant et le populaire22, nous mettions plutôt l’accent sur le plaisir que prennent les gens du peuple à jouer avec leurs codes vernaculaires, sur la richesse de leur stylistique dans les domaines de la culture qu’ils pratiquent quotidiennement, afin d’y introduire l’expérience de l’extra-quotidien (parlures, arts de la conversation et de la plaisanterie, frime vestimentaire chez les plus jeunes aujourd’hui, etc.) – tout simplement parce que la description classique des « goûts de nécessité » où, d’Halbwachs à Bourdieu, l’on enfermait le peuple lui déniait cette aptitude à la broderie symbolique. Richard Hoggart aussi penchait dans le même sens que nous, au risque du populisme, pour rétablir l’équilibre, lorsqu’il décrivait, avec la minutie d’un critique d’art, le goût populaire pour la surcharge baroque, à travers l’ameublement, la décoration ou le loisir. Les héritiers ou Lareproduction fonctionnaient à l’inverse, au risque du misérabilisme dans la description de l’univers symbolique des classes dominées. Un peu comme Basil Bernstein, avec sa distinction entre le « code restreint » et le « code élargi » de l’apprentissage du langage dans l’éducation des enfants des working classes et des middle classes. En fait, je crois que les deux schémas hiérarchiques sont interchangeables dans la description d’une culture. Une « description dense » peut organiser sa connaissance conceptuelle des goûts sociaux dans une grille comme dans l’autre. Dans les deux cas, le sociologue et l’historien décrivent les mêmes gestes symboliques, constitutifs de toute recherche d’un effet d’innovation charismatique ; ils décrivent toujours la fécondité momentanée de toute rupture avec les routines répétitives du quotidien, qui amorce à son tour le processus inverse – décrit comparativement par Weber pour l’art, la religion ou la politique – celui d’une « re- quotidianisation du charisme » dans la durée historique.

36 Mais alors en quoi consiste finalement le jeu littéraire avec les signifiants, cette focalisation sur les caractéristiques non signifiantes des signifiants, qui en toute culture (écrite ou orale) semblent inexorablement aspirer l’usage poétique de la parole – populaire ou savante, prophétique ou réglée, innovatrice ou décadente – vers le pôle opposé à celui de l’usage dénotatif, informatif, cognitif du langage, éloigner toujours davantage le langage d’un art des exigences de la communication pratique, de la codification stricte des mots de son lexique et des règles de sa grammaire ? Le code tend comme à sa limite à la perfection d’une « correspondance bi-univoque entre signifiants et signifiés », que ne réalise évidemment aucune langue naturelle, aucune figuration iconique – et, plus évidemment encore, aucun système musical dont les codes savants, pourtant plus élaborés que tous autres, ne « signifient » jamais leurs signifiés au sens où les codes d’un langage linguistique, iconique ou architectural se trouvent liés aux leurs comme les deux faces d’un « signe ». Les sciences formelles ou expérimentales se sont construites en se faisant sciences de l’épuration des codes ou de la codification de l’observation ; en devenant des « langues artificielles » toujours plus

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éloignées de la « saleté » sémantique, condition de la fécondité expressive des « langues naturelles ». Et les sciences sociales ?

Dépliage et repliement

37 Une autre métaphore se présente à moi pour essayer de décrire la distance entre l’usage sociologique et l’usage logique d’une langue de description, peut-être parce qu’elle me vient d’un souvenir personnel, agaçant et vivace – celui du comique de répétition que produit le recommencement obsessionnel d’une tâche à laquelle on s’acharne en vain – souvenir qui s’est fixé dans ma mémoire comme celui d’un gag de Buster Keaton. C’est le souvenir du dépliement de la trop vaste carte d’une mégapole inconnue du touriste et de ses tentatives, vouées à l’échec en situation incommode (comme au volant d’une voiture), de la replier en respectant les plis de son premier pliage pour atteindre au repliement optimal qui lui permettrait de consulter commodément sur ses genoux la partie du plan correspondant au quartier dans lequel il se trouve et où il cherche à la hâte ses repères sur des plaques de rues, sans jamais pouvoir s’arrêter du fait de la densité chaotique de la circulation.

38 La carte résiste au repliement qui la ramènerait pour cet usage à la planitude de son premier pliage, à mi-chemin par exemple de son dépliage et de son repliement complets, afin d’identifier commodément le lieu où l’on se trouve, sur un plan de ville ainsi ramené à une taille autorisant une lecture simultanée du territoire et de la carte. L’alternance à 180 degrés des plis du premier pliage dans une des deux dimensions de la carte doit en effet être respectée si l’on ne veut pas que les pliages perpendiculaires, qui ont été faits eux aussi en accordéon pour minimiser l’épaisseur des charnières, ne se trouvent forcés, lors des repliages successifs en un sens inverse du premier pliage, jusqu’à bloquer l’opération par surcharge des charnières principales et gondolage des surfaces ou même par le geste brutal qui crée de nouveaux plis là où il n’y en avait pas. Recherchant désespérément les pliures premières d’une carte rebelle, on voit le replieur persister en dépit de ses fourvoiements, se croyant plus d’une fois près du but, alors que l’incongruité du dernier repliement qui semble lui promettre l’achèvement de sa tâche lui montre qu’il lui faut derechef tout recommencer à zéro – comme dans un labyrinthe où le visiteur démuni du fil d’Ariane vient buter au dernier tournant sur un mur – cependant que le Minotaure automobile – klaxonnant impatiemment dans le lacis de boulevards ou de ruelles – pousse l’explorateur toujours plus loin vers de nouveaux quartiers, qui renouvellent les échecs de sa tentative d’auto-localisation, plus vite que ne s’accomplit sa tâche de manipulateur et de lecteur de cartes.

39 Plis horizontaux ou verticaux d’une carte à déplier et stratégies de repliement peuvent figurer les styles d’écriture ou les styles de raisonnement dans un discours littéraire ou une argumentation scientifique. Un système de pliures virtuelles présente une différence essentielle avec un système de relations biunivoques entre signifiants et signifiés, tel que le réalisent idéalement les langues artificielles. S’exprimant en langue naturelle, les sciences sociales sont des sciences de la pliure conceptuelle, comme le sont toutes les sciences historiques dans leurs descriptions les plus intelligibles et les mieux explicatives. Les sciences de l’homme utilisent des concepts dont la construction s’opère par dépliements et repliements multiples, jamais entièrement reproductibles, toujours orientés par le désir voué à l’échec de retrouver une pliure première, mais capables d’offrir des « points de vue » successifs d’où s’engendrent des aperçus partiels,

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des vues cavalières non cumulables synoptiquement. « Stylisation » – par opposition à « définition générique » – disait Max Weber pour caractériser la construction des concepts « idéal-typiques », ici figurée par la recherche tâtonnante et interminable d’un pliage plus utile qu’un autre pour la connaissance des singularités.

40 Mais voilà que, de nouveau, disjoncte ma métaphore, un peu trop simple, des méthodes de la description sociologique et, plus généralement, de la conceptualisation dans les sciences historiques. Puis-je vraiment me représenter analogiquement le raisonnement comparatif par l’entreprise laborieuse de replier méthodiquement la trop vaste carte d’un territoire urbain en recherchant le pliage le plus commode pour multiplier, sous des angles divers, mes connaissances partielles d’une ville inconnue ? Il existe bien, en effet, si maladroit que je sois, avec ma carte sur les genoux – je songe à une immense carte que m’avait donnée un camionneur mexicain et qui représentait à très grande échelle, sur un mince papier mainte fois replié en accordéon dans les deux dimensions du plan, chacune des pompes à essence et des particularités des carrefours pertinentes pour un automobiliste, le long d’un réseau routier inextricablement enchevêtré : carte de spécialiste que le camionneur avait tenu à troquer, après un échange ostentatoire de bières dans une cantina autoroutière, contre ma carte du Touring Club d’une bien moindre valeur utilitaire –, il existe bien, disais-je, une séquence de repliements possibles par laquelle je pourrais retrouver, et où je crois même avoir, une fois, retrouvé la pliure première. Il suffit que ce succès ait pu advenir une fois pour casser le fil de ma métaphore, en devenant la métaphore d’une réussite méthodologique, qui équivaudrait, dans une science sociale, à la découverte d’un paradigme théorique capable de fonder des démonstrations au sens strict.

41 Le repliement acrobatique de la carte quasi borgésienne du syndicat des camionneurs mexicains ressemble à une déduction mathématique dont la réversibilité permet de toujours retrouver le point de départ du cheminement opératoire qui fait la nécessité logique d’une démonstration. L’aller-retour obligé, toujours par les mêmes chemins, entre une pliure première et un dépliement complet procure en effet une métaphore assez adéquate de la viabilité du réseau d’implication entre des axiomes et des propositions dans un système formel, ou encore de la dépendance nécessaire entre les principes d’une théorie universelle et les énoncés d’observation qui la corroborent ou la réfutent dans une science expérimentale. Du même coup, la métaphore de la carte dépliable et repliable à volonté se révèle inadéquate pour décrire l’interminable allongement des séries explicatives, le recommencement perpétuel des interprétations, qui caractérisent les sciences historiques comme des sciences de l’énonciation idéal- typique « que le flux éternellement mouvant de la culture alimente sans cesse en nouvelles problématiques »23. Les sciences historiques ne peuvent jamais retrouver les plis « premiers » ni atteindre à une pliure « dernière » de leur interprétation des états du monde.

42 Mais tenons-nous-en à la recherche tâtonnante du « repliement » le plus satisfaisant possible pour la lecture de ce que représente une carte. La métaphore signale alors une autre difficulté caractéristique du maniement des concepts par une science historique. La recherche du repliement le plus commode de la carte figure assez adéquatement la construction des concepts descriptifs dans une science de l’homme, leur « élasticité » – dont la fonction cognitive se trouve décrite chez Peirce comme chez Freud. Mais le repliement approximatif des signifiés le long de signifiants incertains figurerait tout aussi bien l’usage littéraire du langage, l’émancipation de l’analogie par rapport à toute

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méthode de contrôle empirique. Que se passe-t-il si le déplieur-replieur se met à chiffonner la carte pour pouvoir y regarder simultanément des zones qu’on ne peut juxtaposer qu’au prix de cette violence topographique ? Dans la métaphore de la carte qui défie son utilisateur de retrouver son premier pliage, seul un fil sépare le repliement ordonné, symbole d’une cognition à la recherche de son optimum instrumental, de la liberté poétique ou littéraire de chiffonner, découper déchirer recoller au gré de l’humeur ou de l’imagination. Le chiffonnage poétique de la carte, la volonté d’oublier sa légende et ses codes ne sont jamais très éloignés des improvisations souvent hasardeuses du chercheur en sciences sociales. L’usage scientifique (comparatif) et l’usage poétique (créateur) de l’analogie ont trop en commun pour ne pas induire chez l’écrivain comme chez le chercheur la tentation de les confondre, et plus souvent de les faire confondre à leurs lecteurs : illusion d’un « art réaliste » dans le premier cas ; de la preuve par la suggestion romanesque dans le second. Le sociologue est ici plus exposé que l’écrivain : les procédés du romancier amateur menacent de dévergonder les méthodes du sociologue plus que le jargon du sociologue ne menace d’éclabousser l’écriture du romancier. On a souvent vu faire de la bonne littérature avec des bribes de mauvaise sociologie, parfois même des éclairs de bonne sociologie, mais jamais de la bonne sociologie avec de la littérature, bonne ou mauvaise. Contre le chant des sirènes littéraires, l’ascèse méthodologique est la seule défense du chercheur en sciences de l’homme : il n’y a pas de fil magique d’Ariane pour le guider à cette croisée des chemins. S’il s’endort dans la littérature ou le mythe, il se réveillera avec dans sa main un fil qui le ramènera toujours au Labyrinthe. Il lui faut sans cesse trancher ce cordon ombilical pour reprendre le chemin interminable de l’analyse : méthode historique et méthode clinique ont au moins cela en commun.

NOTES

1. P. Fontanier, Figures autres que tropes, Paris, de Maire-Nyon, 1827 ; Manuel des tropes, ibid., 1830 ; réédition regroupée par G. Genette sous le titre restitué Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968. 2. Dumarsais, Traité des tropes, Paris, 1730, réédité avec le Commentaire raisonné de Fontanier, Paris, Belin-Le Prieur, 1818 ; réimprimé chez Slatkine-Reprints, Genève, 1967. 3. C. Perelman et I. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Paris, PUF, 1958. 4. V. Chlovski, Recueils sur la théorie de la langue poétique, Saint-Pétersbourg, 1916-1917 ; Théorie de la prose, Léningrad, 1925 (trad. Lausanne, 1973) ; et, pour l’illustration du « procédé de singularisation » et sa fonction de « libération de l’objet de l’automatisme perceptif », L’art comme procédé (1929), traduit in T. Todorov, Théorie de la littérature : textes des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 1965. De R. Jakobson, Recueils sur la théorie de la langue poétique, 1916-1919 et La poésie russe contemporaine, 1921 ; cf. aussi Du réalisme en art, in Questions de poétique (trad.), Paris, Le Seuil, 1973. De I. Tynianov : Problèmes de langue poétique, 1924, Théorie de la littérature, 1925, et Archaïsants et novateurs, 1929. De B. Eichembaum, A travers la littérature, 1924. 5. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963 6. M. Rifaterre, Essais de stylistique structurale (trad.), Paris, Flammarion, 1971. 7. G.Genette, Figures I, II, III, Le Seuil, Paris, 1966, 1969, 1972.

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8. Lakatos, par exemple, caractérise la démarche de l’invention mathématique en filant métaphoriquement le langage de la tératologie dans Proofs and Refutations (1989 ; trad. fr., Preuves et réfutations, Paris, Dunod, 1990). Dans l’histoire des théories géométriques des polygones et polyèdres, ce n’est pas, montre-t-il, la tentative « d’écarter les monstres logiques » (les cas de figure aberrants, rebelles à la théorie), de les isoler, de les oublier ou de les maudire, mais le soin mis à les « apprivoiser » dans une théorie refondue, capable d’accueillir et de faire comprendre leur excentricité, qui caractérise la résolution des paradoxes mathématiques. 9. On sait les paradoxes logiques que dénoue cette distinction chez Frege : Sinn und Bedeutung (Sens et dénotation), Iéna, 1892. La distinction est partie intégrante de la redéfinition frégéenne du concept par son « extension » considérée comme une « classe d’équivalences ». A travers Russel, c’est de cette redéfinition révolutionnaire du « principe d’extensionalité » en logique – la première à avoir brisé la clôture substantialiste de la Logique aristotélicienne de la prédication— qu’est issu le renouveau des logiques formelles contemporaines : Les fondements de l’arithmétique (Die Grundlagen der Arithmetik), 1884. 10. R. Jakobson, Linguistique et poétique, in Essais, op. cit., p. 218. 11. R. Jakobson, ibid. 12. S. Mallarmé, Tombeau d’Edgar Poe. 13. Celui, suisse germanophone, qui s’étonnait, selon le Cours, que d’autres puissent, eux, appeler « cheval » ce qui (en soi et avant éventuelles traductions en d’autres langues ou dialectes), indiscutablement, normalement, « s’appelle Pferd ». Exemple saussurien de l’ethnocentrisme du « sentiment linguistique », en même temps (on le remarque moins) que de son caractère inévitable et fonctionnel pour l’usager d’une langue : on ne peut émettre ou comprendre des paroles codées dans un système linguistique qu’en oubliant dans l’exécution de cet acte, l’arbitraire des signes qui est au principe d’un tel système de signes. Le linguiste lui aussi, quand il parle, ne peut ressentir en même temps l’arbitraire des signes qu’il emploie, serait-ce même lorsqu’il parle, en ses cours, de « l’arbitraire du signe ». Bachelard faisait pareillement observer qu’un savant dont les recherches portent sur l’électricité doit, pour éteindre la lumière quand il quitte son laboratoire, effectuer un geste qui en son effectuation pratique met en œuvre, comme chez tout un chacun, la représentation commune où l’on « coupe » le courant comme on coupe l’eau dans une canalisation, oubliant, pour pouvoir agir efficacement, ses connaissances scientifiques sur la nature théorique du phénomène. 14. J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie : de l’abus des belles lettres dans la pensée, Paris, Ed. Raisons d’agir, 1999. Prenant le parti de soumettre au feu de la philosophie analytique le style d’argumentation de Régis Debray (Le Scribe : genèse du politique, Paris, Grasset, 1980) qui appliquait impavidement le « théorème d’incomplétude » de Gödel, à l’histoire et à la sociologie de tous pouvoirs politiques, Bouveresse a beau jeu d’y retrouver la quintessence des dévergondages de la Raison analogique. Mais sa condamnation ironique, philosophiquement bienvenue, des usages sauvages de l’analogie finit par écarter la question épistémologique, pourtant présente aux marges de son texte de savoir entre quels « comparants » et quels « comparés », un raisonnement analogique doit se mouvoir s’il veut, par la comparaison historique, prouver quelque chose plutôt que rien. Traiter analogiquement le théorème de Gödel – qui n’est démontré et démontrable que dans et pour un « système formel », au sens strict de la logique formelle – comme une « loi » historique qui serait valable dans des systèmes que Bouveresse appelle justement « contentuels » est évidemment un non-sens assertorique. Mais cela ne règle pas pour autant la question des conditions d’un usage scientifique du raisonnement analogique dans les argumentations menées au sein de ces systèmes explicatifs, propres aux sciences historiques, que j’appelle des « systèmes référentiels ». Sont « référentiels » ou, si l’on veut, « contentuels » les systèmes d’argumentation où une part de la preuve passe nécessairement par la « référence » à des objets dont la signification relève d’une « sémantique empirique », n’étant jamais entièrement réductible à des « descriptions définies » d’entités inscriptibles dans une « sémantique formelle » comme le sont

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les objets d’une mathématique ou d’une logique formelle. Aiguillonné par son élan d’impitoyable critique, portant sur la vertigineuse inconséquence qu’il y a à établir une analogie entre un théorème démontré dans et pour un système formel et un truisme sociologique « même-pas- faux », Bouveresse finit (comme Sokal et Bricmont) par suggérer à son lecteur – figures de l’ironie, de l’hyperbole et de l’amalgame aidant – que toute analogie conduit au suicide vertigineux de la Raison. Le raisonnement de Debray est utilisé chez Bouveresse comme une prosopopée de la métaphore devenue folle. Il y a donc de la rhétorique dans le pouvoir de persuasion de ce pamphlet qui se veut une critique radicale de la rhétorique littéraire en philosophie : mais, il faut l’avouer aussitôt, comme il y en a en tout raisonnement mené dans un « système contentuel ». 15. J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique : un espace non-poppérien de l’argumentation, Paris, Nathan, 1991. 16. P. Veyne, Le quotidien et l’intéressant, Paris, Les Belles Lettres, 1995. 17. P. Veyne, Un itinéraire de sociologue, in « Revue européenne des sciences sociales », No 103, 1996, pp. 342-345. 18. R. Pinget, L’inquisitoire, Paris, Minuit, 1962. 19. J.-C. Passeron, L’inflation des diplômes : remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie, in « Revue française de sociologie » (23), 1982, pp. 551-584. 20. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964 ; Rapport pédagogique et communication, Paris-La Haye, Mouton, 1965 ; La reproduction, Paris, Minuit, 1972. Cf. aussi sur les limites de la métaphore du « marché » culturel ou scolaire, J.-C. Passeron, Hegel ou le passager clandestin, in « Esprit », No 115, 1986, pp. 63-81. 21. Cf. la description par Salvatore Settis du milieu social auquel s’adressait la peinture de Giorgione : L’invention d’un tableau : la « Tempête » de Giorgione, trad., Paris, Minuit, 1987. 22. C. Grignon, J.-C. Passeron, Le savant et le populaire : populisme et misérabilisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1988. 23. M. Weber, « Le sens de la neutralité axiologique », in : Essais sur la théorie de la science (1922), trad. J. Freund, Paris, Plon, 1965, p. 202.

AUTEUR

JEAN-CLAUDE PASSERON École des hautes études en sciences sociales SHADYC/CNRS Marseille

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Métaphore, poiétique et pensée scientifique

Jean-Jacques Wunenburger

L’usage de la métaphore n’est pas en soi un mal, et si, comme je le crois, toute connaissance est métaphorique, il est sans doute inévitable1

1 La rationalisation du réel, tâche par excellence confiée à la scientificité, s’est vue longtemps assimilée au seul travail de conceptualisation et donc d’abstraction. L’épistémologie de la science a ainsi été préparée par la théorie philosophique de la connaissance, qui depuis Platon a déterminé et encensé les vertus du concept abstrait dans le processus d’intellection. Platon, le premier, en opposant connaissance sensible (doxa) et connaissance conceptuelle (dianoia), qui monte par degrés vers la représentation des Formes-essences des êtres physiques, a ainsi fait une place à la pensée pure. Ce besoin très cathartique de séparation de modes de pensée se justifiait d’autant plus que la philosophie naissante restait solidaire d’une langue encore très concrète, très imagée qui avait fait la fortune des premiers penseurs anté-socratiques2. Pourtant Platon lui-même connaît et exploite les ressources de la pensée symbolique et mythique, montrant d’ailleurs par là qu’on peut à la fois poursuivre une purgation de la pensée dans le sens de l’abstraction et réserver une place à une expression plus poétique.

2 Le cas de Platon, à l’égal d’ailleurs de celui d’Aristote dans sa Poétique et sa Rhétorique, est exemplaire et la leçon antique vaut peut-être toujours pour l’épistémologie contemporaine. Car si l’idéal d’abstraction s’est imposé à la rationalité scientifique, les ressources de l’image n’ont jamais cessées d’être reconnues, voire vantées. Plus même, la crise générale de la rationalité, typique de l’ère post-moderne, a favorisé dans beaucoup de secteurs la réévaluation de la pensée analogique3. L’image n’est plus aussi autoritairement condamnée, elle connaît même une sorte de réhabilitation, quand elle ne se trouve pas, dans certains courants d’anarchisme méthodologique, mise en avant comme langage heuristique par excellence des sciences. Interroger les pouvoirs cognitifs de la métaphore est donc à la fois revenir à un problème inaugural de la philosophie occidentale, qui s’est posé à la naissance grecque de la raison, quand

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l’espace entre les mots et les choses restait encore saturé de poétique, et recentrer les débats de l’épistémologie des sciences et des sciences humaines en particulier, sur une question vive, celle des limites de la conceptualisation, envisagée comme procédure homogène, identitaire, autonome. L’enjeu de la question est non seulement de savoir si la rationalité ne doit pas être reconnue comme composite, plurielle, étagée, croisée, mais aussi de se demander si, en fin de compte, l’idéal de rationalité classique, celui des idées claires et distinctes, du sens propre, du concept défini, n’est pas une fiction, une utopie, en tout cas une Idée régulatrice plus qu’une réalité cognitive de fait.

1. – La métaphore faible

3 Une première approche du problème engage la question générale des rapports entre pensée abstraite, en philosophie ou dans les sciences, et rhétorique. Depuis l’Antiquité, en effet, il est admis qu’il faut non seulement valider des contenus de pensée vraie mais aussi, du fait de l’instrumentalisation sociale du discours, trouver des modes de déploiement efficaces, adaptés, pour convaincre ou persuader. Il ne suffit donc pas de formuler des idées selon leur seule nécessité logique, mais il faut encore savoir les présenter de telle sorte qu’elles recueillent l’assentiment de ceux à qui elles sont destinées à des fins de communication ou de conversion de croyance4. Mais les règles sélectionnées par les rhéteurs, destinées surtout à ceux dont la réussite communicationnelle est vitale (orateurs politiques, avocats, etc.) sont très vite apparues aussi comme des méthodes d’invention de discours, la rhétorique devant servir à bien organiser le développement d’une pensée, par la composition d’agencements ordonnés5.

4 Le succès voire l’abus de la rhétorique, périodiquement dénoncé dès l’Antiquité, a conduit souvent à des réactions virulentes destinées à dissocier méthode de bien penser et art de bien parler. Cette attitude engage d’ailleurs insensiblement une thèse logico-métaphysique, selon laquelle l’ordre des idées n’est pas totalement conditionné par l’ordre des mots, que pensée et langage, logique et grammaire relèvent de deux ordres séparés, et qu’en fin de compte la logique peut permettre de déterminer des contraintes propres à la formulation du vrai qui peuvent être déduites des seules catégories et relations abstraites de la pensée. Dans ce contexte le recours à l’image, à la comparaison et à la métaphore, se voit sévèrement réprimé, en tout cas contrôlé, surveillé, afin de mettre la spéculation abstraite à l’abri des séductions et de l’imprécision des jeux de langage. Cette économie malthusienne, rigoriste est favorisée par deux présupposés : le premier selon lequel la métaphore constitue toujours un déplacement d’une signification première, et donc un écart générateur de perte de précision, le second selon lequel, en conséquence, l’image ne peut être admise qu’à titre subsidiaire, afin de faciliter la divulgation de la pensée. Cette double orientation doit être explicitée, car elle constitue le substrat épistémique d’une certaine défiance à l’égard de la pensée analogique.

5 En effet, depuis Aristote, la métaphore est bien définie, conformément à son étymologie, comme un déplacement d’un sens propre, bref comme un « trope » fondé sur la perception de ressemblances : « La métaphore est le transport à une chose d’un nom qui en désigne un autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie. »6 Le langage étant assimilé à la science du mot propre, juste, à la nomination et à la dénomination adéquates, la

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comparaison et la métaphore, peu distinguées l’une de l’autre, se voient traitées comme des analogies qui instaurent des ressemblances entre des réalités à première vue dissemblantes. Dire qu’Achille est un lion, c’est-à-dire qu’il est courageux « comme » un lion, n’est pas gagner, mais plutôt perdre en rigueur et précision par rapport à l’attribution de la vertu du courage, qui porte sur une idée pleinement déterminée. La comparaison d’un homme et d’un lion ne saurait donc être qu’un détour que la pensée rationnelle devrait éviter. Une telle perspective s’intègre dans une philosophie du langage parfaitement cohérente, même si elle peut apparaître dogmatique et réductrice, et dont on peut énoncer quelques principes : le sens propre précède toujours le sens figuré, il lui est toujours supérieur en valeur, le sens univoque vaut mieux que le sens équivoque, la dénotation qui renvoie au référent objectif est plus informative que la connotation qui libère des associations subjectives, etc.

6 Corollairement, une telle approche conceptuelle, définitionnelle, identitaire va réserver la métaphore à une fonction secondaire, qui ne saurait être recommandée qu’une fois la pensée formée et énoncée selon les exigences de la justesse univoque. La métaphore s’apparente dans ce cas à la catégorie générale de l’allégorie, qui dans l’Antiquité servait à désigner toutes les procédures d’amplification imagée des contenus de pensée, au prix d’un recouvrement, d’une occultation du sens primitif, mais avec la satisfaction de produire des effets facilitant la réception7. Plus tard, l’allégorie se distinguera plus strictement du symbole, en ce qu’en elle l’image, narrative ou visuelle, dans le cas de la peinture, sert avant tout à rendre sensible (au sens de l’hypotypose de la rhétorique) un contenu idéel abstrait (l’idée de justice incarnée par l’image d’une femme tenant une balance). Parallèlement la métaphore se voit ainsi assigner une fonction illustrative d’un contenu préalablement pensé et énoncé dans sa substantialité idéelle propre. Ce « supplément » ou ce détour métaphorique a donc une finalité avant tout expressive, un sens préalablement arrêté et maîtrisé par la pensée et le langage, gagnant simplement en visibilité, en sensibilisation (la Versinnlichung, au sens de Kant). Bref, la métaphore est sauvée au titre de l’ornementation plaisante, de la didactique habile ou de la volonté esthétique de dramatisation et de théâtralisation des idées. La légitimation orthodoxe des images langagières mêle donc des motivations hétérogènes, ludiques, pédagogiques, rhétoriques, qui améliorent l’échange des pensées, dans certaines situations, mais ne contribuent jamais à la formation et à la formulation de ces mêmes pensées.

7 La conséquence d’une telle option méthodologique et épistémologique est décisive : la rationalité est censée constituer, depuis Descartes, une sphère cognitive pure. Elle comprend des concept, jugement et raisonnement abstraits, c’est-à-dire émancipés des données empiriques, des résonances affectives, des informations particulières tenant aux conditions spatio-temporelles accidentelles, etc. Platon déjà avait livré un modèle d’une telle herméneutique, dans le Phédon (qui a souvent été pris à tort pour le bréviaire du platonisme, alors qu’il ne modélise qu’un type de pensée anagogique réglée sur les mathématiques, qui implique le retrait hors du sensible), où l’on voit effectivement la pensée se détourner des déterminations empiriques pour développer un savoir à partir des seules Idées pures. Plus largement, la pensée scientifique moderne va mettre en œuvre ce programme en privilégiant dans l’intellection du réel, des quantifications et de purs modèles conceptuels, formels, algorithmiques. La mathématisation du réel pourra même autoriser la disqualification du langage ordinaire, suspecté de retenir dans ses mailles des lexiques ou des tournures pré-

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scientifiques, de sorte qu’un graphe par exemple sera toujours préféré à une image verbale.

8 C’est bien un tel rigorisme du constructivisme abstrait qui est développé par Gaston Bachelard. Certes ses travaux de psychologie de la connaissance et d’histoire de la formation des concepts scientifiques l’ont convaincu que notre esprit était spontanément habité par des images puissantes, résistantes, surdéterminées et surchargées d’affects inconscients, au point que l’imagination précède même toute perception. Mais si ces strates d’images peuvent nourrir la rêverie et devenir un foyer de créativité poétique, elles constituent par contre un obstacle épistémologique pour l’intelligence scientifique et doivent être soumises à des rectifications continues, même à une sorte de psychanalyse scientifique8. Pour Bachelard, la conceptualisation se développe donc contre l’image et implique même une sorte de permanente épuration qui pousse à produire (conformément aux étapes du « profil épistémologique ») des concepts négatifs ou des concepts de « sur-objets« , de plus en plus éloignés des intuitions de l’expérience9. C’est pourquoi la métaphore se voit en fin de compte démystifiée à un double titre : elle glisse vers le cliché, vers l’image savante, dans le champ du poétique où elle ne peut concurrencer la vivacité et la fraîcheur des images vraiment littéraires10, elle tend, d’autre part, à devenir symétriquement une congère, un foyer de résistance dans la constitution du concept en science. Bachelard, à l’image du constructivisme de la néo-épistémologie a donc sanctionné le langage imagé pour ses prétentions à participer à des activités cognitives, lui réservant par contre un espace de liberté créatrice du côté de l’art et de la rêverie.

2. – L’image médiatrice du savoir

9 Cette attitude, qui a fini par devenir une sorte de vulgate épistémologique, n’est-elle pas, à bien des égards, sommaire, hâtive et en fin de compte injustifiée ? Et surtout ne repose-t-elle pas sur des amalgames, des dérives, des pratiques caricaturales qui ne rendent pas compte de la diversité et de la complexité des situations et des pratiques ? Et ne conviendrait-il pas dès lors de saisir la métaphore à l’œuvre à l’intérieur même des démarches discursives à finalité abstraite ? De sorte que la rationalité ne devrait plus être invoquée comme une catégorie unique et homogène, mais faire place à des rationalités, des segments de rationalisation, qui peuvent tolérer ou même nécessiter des passages par l’image. Car les processus cognitifs les plus utilisés et validés dans les procédures des sciences, humaines en particulier, ne sont pas d’un seul tenant. Elles comportent, comme le soulignait déjà Pareto et plus récemment M. Maffesoli11, des activités logiques, formalisables, et d’autres non-logiques, elles font appel à des démarches de mises en relation d’énoncés, mais elles doivent préalablement faire émerger ou stabiliser certains énoncés (observation, intuition, vision mentale, etc.). Autrement dit, si la métaphore peut apparaître dans la stratégie de justification d’un savoir, en servant l’activité argumentative, elle doit être à coup sûr plus active et opératoire encore dans le contexte de découverte où elle participe fondamentalement au travail d’inférences de représentations heuristiques. Il conviendrait donc bien de distinguer dans un processus théorétique des phases heuristiques, où la pensée fait des sauts, autodéveloppe des contenus en se laissant porter par des objets, des noms, des images ou des idées, et d’autres où elle enchaîne des énoncés selon des contraintes logico-formelles qu’elle s’impose délibérément. Si l’image peut sans doute à première

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vue être perturbatrice dans l’activité discursive rigoureuse (déduction, argumentation logique, etc.), elle n’a peut-être pas cette fonction néfaste, voire invalidante qu’on lui prête dans la genèse même des contenus de pensée. La reconnaissance de la puissance d’information des images est d’ailleurs déjà le fait des plus anciens théoriciens de la raison. On pourrait, de ce point de vue, trouver chez Platon, encore, une opération analogique exemplaire qui plaide en faveur de sa portée cognitive, le paradigme.

10 L’intérêt de Platon est en effet de nous faire assister, tout au long d’œuvres dialoguées, à la naissance et à la sélection de procédures de connaissance qui sont destinées à saisir l’essence des réalités empiriques. Définir ainsi une catégorie conceptuelle, le beau, le sophiste, la vertu, relève d’une série d’opérations chargées de nous émanciper de la perception des singularités et diversités empiriques pour nous amener à saisir l’unité constitutive du nom et de l’essence, qui doit seule permettre ensuite de découper en espèces réelles. Or le passage entre la perception d’exemples concrets et la saisie conceptuelle du modèle est scandé par l’élaboration d’images généralisantes. Car l’image chez Platon sert fréquemment d’intermédiaire à la connaissance entre le concret et l’abstrait12. Ainsi lorsqu’il s’agit de chercher l’essence du juste moral, Platon propose de déplacer l’enquête vers le juste politique, au nom d’un principe d’analogie. Car la Cité est à l’individu comme les grandes lettres le sont à de petites lettres, en elles-mêmes illisibles (République, III, 368 ss). Ce changement d’échelle d’analyse, qui repose sur un principe de proportionnalité des objets (le microcosme répète le macrocosme), fait donc, en un sens, de la Cité une métaphore de l’individu, ce qui explique pourquoi on peut parler pour la société de « corps », d’« âme » et d’« esprit » (successivement les producteurs, les défenseurs et les magistrats philosophes). La métaphorique politique trouverait donc dans l’usage de l’analogie sa raison d’être.

11 Mais, ce qui s’apparente encore à un raisonnement par analogie devient vraiment schématisme métaphorique lorsque Platon définit le paradigme : « Ce qui constitue un paradigme (paradeigma), c’est le fait qu’un élément, se retrouvant le même dans un groupe nouveau et bien distinct, y est exactement interprété et identifié dans les deux groupes, permet de les embrasser dans une notion unique et vraie » (Politique, 278c). Celui-ci en effet doit permettre d’établir entre des réalités différentes, des structures d’être et de connaître communes. Ainsi la technique du tissage et le métier à tisser (pris comme exemple dans le Politique) deviennent l’image métaphorique de réalités aussi hétérogènes que l’action de l’esprit sur soi, l’action de l’homme politique sur ses concitoyens, ou même que l’action du dialecticien sur les genres logiques. Dans tous les cas, l’action de croiser harmonieusement le Même et l’Autre, la ressemblance et la différence, trouve dans l’image concrète du tissage un paradigme, qui concentre et illustre une opération abstraite.

12 Ce pouvoir d’unification du multiple, assuré par des schèmes sensibles, peut être rapproché chez Platon de la fonction du « typos ». Véritable empreinte qui imprime des signes visibles renvoyant vers les Formes modèles, le « typos » sert à rendre visible un contenu éidétique, sans pour autant l’enfermer dans un objet concret particulier qui risque à nouveau de stériliser la connaissance en l’attachant à l’accidentel et au particulier13. En ce sens, la paradigme, qui doit servir d’étape intermédiaire à la progressive saisie d’une essence, relève bien d’une typification, en laquelle l’universel et le particulier se rencontrent. Certes l’image n’est pas en tant que telle source d’intelligibilité ; encore faut-il qu’elle donne lieu à une interprétation réflexive qui extraie de sa concrétude imagée les structures logiques générales qui y sont

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préformées. Mais il n’en reste pas moins que l’image trouve ici une légitimité et une efficacité, parce qu’elle assure une transition, une orientation de la pensée, qui resterait égarée par le réel divers et immédiat de l’expérience.

13 Cette leçon sera entendue, en un sens, par Max Weber, lorsqu’il assignera à la connaissance sociologique la tâche de construire pour ses objets des « types idéaux » (« Ideal Type » ou « Idealbild »), qui se révèlent proches du paradigme platonicien. « Le tableau de pensée (« Gedankenbild ») réunit des relations et des événements déterminés de la vie historique en un cosmos non contradictoire de relations pensées... On obtient un Idealtyp en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus, discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. »14

14 Il conviendrait dès lors de mieux discriminer et distribuer diverses opérations métaphorisantes, en admettant au préalable que la définition de la métaphore reste l’objet de débats pointilleux et même byzantins entre linguistes eux-mêmes. La dimension poïétique des images du langage peut, en effet, se laisser appréhender à différents niveaux, qui permettent de passer de l’image isolée (niveau moléculaire des représentations) à de véritables structures cognitives (niveau molaire), de la métaphore isolée en un mot à la métaphore filée, qui s’étend sur des phrases entières. Ce qui ne peut qu’incliner à rattacher au terme générique un éventail d’images, qu’elles obéissent à une simple comparaison sans visée synthétique, ou qu’elles apparaissent comme images génétiques, archétypiques, qui renferment à l’état virtuel une intelligiblité synthétique, comme dans le cas du symbole ou du paradigme.

3. – L’épistémologie de la métaphore figurative

15 Il n’est donc pas étonnant de voir ainsi la métaphore, libérée de son unidimensionnalité rhétorique et de sa définition réductrice, reprendre une densité, une dynamique, une fécondité abandonnées depuis longtemps. C’est pourquoi de nombreux théoriciens de la métaphore la rattachent intimement à la démarche de modélisation scientifique. Ainsi pour Max Black « Tout complexe d’implications soutenu par le sujet secondaire d’une métaphore est un modèle de prédicats attribués au sujet principal : toute métaphore est le sommet d’un modèle submergé »15. De même Mary Hess décrit le démarche explicative par recours à une métaphorisation : « ... le modèle déductif de l’explication devrait être modifié et complété par une vue de l’explication théorique en tant que redescription métaphorique du domaine de l’explicandum. »16 C’est pourquoi certains linguistes d’abord, certains épistémologues des sciences humaines ensuite, proposent de réévaluer la métaphore, en y voyant la marque, la trace d’une saisie originaire d’informations complexes, et non le détour gratuit par une ressemblance approximative17.

16 Ainsi Irène Tamba Mecz, en prenant acte de l’indistinction croissante entre comparaison et métaphore, et de l’ambiguïté du terme de métaphore, propose de faire place à une rhétorique figurative, au sens où la figure sert à désigner « tout énoncé caractérisé par la propriété sémantique d’évoquer une signification figurée »18. A partir d’une telle réélaboration, la linguiste peut mettre à part des opérations énonciatives fondées sur un sens figuré vraiment synthétique, sans nécessité préalable de procéder à

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des substitutions implicites, comme le croyait la rhétorique classique. L’énoncé figuratif inaugure donc une appréhension imaginaire des choses qui rompt avec la seule visée d’ornementation. « L’énoncé figuré n’altère ni les ‘choses’ ni leurs ‘dénominations’ (les mots ne changent pas de sens), mais instaure entre elles des relations analogiques qui, littéralement, contredisent celles établies par la logique. »19 Certes en voyant dans le champ métaphorique l’entrée en scène d’un imaginaire, à son tour sous-tendu par des pulsions inconscientes, I.Tamba Mecz risque de destiner le figuré davantage à la fiction qu’à la visée cognitive. Il reste qu’elle montre que la métaphore peut échapper à son traitement dominant, asservi à un sens unique de référence.

17 Cette relecture du métaphorique, en linguistique, trouve d’ailleurs un appui et une illustration remarquables dans l’analyse du langage ordinaire. Sur un mode non scientifique, la pensée fait en effet déjà appel à une riche métaphorique, qui signe moins un déficit de rationalité qu’elle n’atteste la richesse de la métaphore à saisir des ensembles de significations nouées dans le quotidien, dans l’ordinaire de la vie, avant que le réel ne soit disséqué par une rationalité analytique. G. Lakoff et M. Johnson, à partir de l’analyse du langage commun, concluent ainsi à la nécessité d’arracher la métaphore au dilemme traditionnel de l’objectivisme et du subjectivisme. Sur les traces d’Aristote lui-même20, qui en souligne la vertu poïétique, il importe de reconnaître la fonction heuristique de la métaphore qui associe raison et imagination. « La métaphore est ainsi une rationalité imaginative... La métaphore est un des outils les plus importants pour essayer de comprendre partiellement ce qui ne peut être compris totalement : nos sentiments, nos expériences esthétiques, nos pratiques morales et notre conscience spirituelle. Ces efforts de l’imagination ne sont pas dénués de rationalité : puisqu’ils utilisent la métaphore, ils emploient une rationalité imaginative »21.

18 C’est bien sur ce fond que l’herméneutique amplificatrice, avec à sa tête P. Ricœur, a pu faire de la métaphore « vive », un processus d’émergence du sens, renouant ainsi avec ses premières conceptions de la pensée symbolique qui lui font conclure que « l’idée d’une métaphorique initiale ruine l’opposition du propre et du figuré, de l’ordinaire et de l’étranger, de l’ordre et de la transgression. Elle suggère l’idée que l’ordre lui-même procède de la constitution métaphorique des champs sémantiques à partir desquels il y a des genres et des espèces »22. Car le métaphorique se trouve bien ainsi entraîné dans le sillage de la symbolique, mode spécifique par lequel une pensée, tout en s’appuyant sur des contraintes syntaxiques et sémantiques de la langue, produit des agencements verbaux qui visent d’emblée un sens second, figuré, latent, qui ouvre sur une interprétation ambiguë et présuppose une sorte de transcendance du sens (Sinn) par rapport à la seule signification dénotative (Bedeutung), selon la distinction introduite par Frege23. La métaphore vive s’enrichit donc des vertus du symbole en tant qu’il est « le mouvement du sens primaire qui nous fait participer au sens latent et ainsi nous assimile au symbolisé sans que nous puissions dominer intellectuellement la similitude »24.

19 On ne doit donc pas s’étonner que les sciences humaines, la sociologie en particulier, aient fini par prendre acte de cette nouvelle épistémologie de l’image génératrice de sens et par cautionner ou recommander une discursivité figurative, en lieu et place, ou au moins en complément, d’une rationalité formelle, conceptuelle, abstraite. En associant structure et sens, la sociologie figurative, qui s’oppose à une sociologie

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conceptuelle, selon P. Tacussel, peut prétendre instaurer des analogies entre sensibilité et raison et ouvrir le chemin moins d’une explication que d’une autoréflexion éclairée par le vécu : « Les métaphores ne sont pas seulement des modèles de transposition fabriqués par le pur intellect, elles sont suggérées par l’objet social lui-même, lui-même métaphorique ou emblématique d’une figure-schème de la pensée. La construction cognitive doit donc être autoréflexive et partir à la découverte des homologies figuratives entre le social perçu et le sociologiquement conçu. »25 La rationalité scientifique se voit donc de nos jours mise à mal, secouée dans ses assises orthodoxes. Le positivisme et le scientisme, qui ont tant fait pour l’idéalisation de la pensée homogénéisante (A. Comte annonçait, au XIXe siècle, l’avènement d’une raison positive qui devait mettre fin à la pensée métaphysique et à la pensée théologique, marquée par l’image), et qui continuent à avoir leurs prosélytes et leurs procureurs, ont connu des assauts répétés, qui aux yeux de certains caractérisent bien cette montée du non- rationnel, signe de temps post-modernes.

20 Il n’en reste pas moins que dans beaucoup de domaines l’épistémologie abstraite a dû faire face à une subversion, qui prend son origine dans un renversement des absolus logico-philosophiques, qui a commencé avec F. Nietzsche. Ce dernier en enracinant intimement la pensée dans les turbulences obscures du corps, en insérant la pensée dans la vie, avait déjà pu soutenir combien le concept était une production tardive et secondaire, une sorte de construction objectivante en miroir, qui se payait au prix d’une dévitalisation complète de l’objet et du sujet. C’est pourquoi, selon Nietzsche, la pensée, au contact des forces spontanées de la vie, produit d’abord des métaphores, dont les concepts sont des versions usées, fatiguées. « Qu’est-ce que la vérité ? une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple, fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaies qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal. »26

21 Un siècle plus tard, l’épistémologie subversive d’un Gilbert Durand maintient et renforce ce soupçon sur l’autonomie de la rationalité27. Dès les années 1960, l’étude des structures figuratives de l’imaginaire le conduit à distinguer trois grandes structures de composition des images (scinder, fusionner, recycler), qui pré-déterminent en fait trois types de logiques conceptuelles. Par là, la rationalité elle-même apparaît comme dérivée ou comme doublet d’une logique plus profonde qui règle des images et non seulement des concepts ; la rationalité identitaire, tant revendiquée et utilisée par la raison dans les sciences, ne serait à son tour qu’une forme régionale, unilatérale, de rationalité possible. Il n’est donc pas étonnant que G. Durand assume pleinement un statut épistémique pour les symboles et les mythes et considère qu’on peut produire un savoir vrai en puisant alternativement dans le registre des mythes ou dans celui des constructions abstraites de la science28.

4. – Un logos verbo-iconique ?

22 Qu’est-ce qui permet dès lors de fonder cette poïétique des métaphores, et la confiance qu’on peut leur faire dans les pratiques scientifiques ? Faut-il seulement incriminer des

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réussites pratiques, ou ne faut-il pas remonter à leur condition de possibilité, c’est-à- dire montrer que la métaphore renvoie en fait à une imagination verbale et visuelle, qui participe structurellement à la construction de nos représentations, même objectives. En effet la place de la métaphore dans la rationalité scientifique ne peut se justifier seulement par la prise en compte d’un langage figuré, à côté d’un langage digital, fait de concepts définissables voire quantifiables. Car une métaphore n’est pas qu’un phénomène langagier, elle est aussi le signe qu’une pensée ne s’exprime, et peut- être ne se forme et ne se développe qu’au contact de formes spatio-temporelles et donc sensibles. De sorte que le problème de l’image dans la pensée d’abord renvoie au lien entre logos et topos, entre idéation et spatialisation, ensuite oblige à repenser le rapport entre éléments verbaux et éléments iconiques, c’est-à-dire visuels dans la représentation mentale imagée.

23 Trop souvent en effet, la linguistique et la rhétorique n’ont procédé à leur classification de formes et de fonctions qu’en s’appuyant sur les strictes propriétés internes du langage, oral ou écrit. Cette autonomisation de la substance langagière a conduit à minorer ou à refouler la dimension d’expérience visuelle inhérente aux faits de langage. Comme l’a fermement illustré G. Bachelard une image apparaît bien comme un complexe indissoluble d’éléments langagiers (phonétiques, sémantiques) et visuels. La « rivière » est un mot de la langue française, doté de valences dénotatives et connotatives, mais qui ne peut être séparé de la perception ou du souvenir mental d’une eau naturelle et fluide. Toute image métaphorique charrie donc avec elle une dimension verbale et une dimension iconique même si l’on peut trouver des mots sans images (dans le cas de termes techniques ou d’une langue étrangère inconnue) et des images déliées de mots (dans le cas du rêve)29. La métaphore ne doit donc pas seulement être considérée comme un fait de langage mais aussi comme le témoin d’une spatialisation de la pensée. Et lorsqu’une métaphore est génétiquement première, lorsque le sens figuré repousse en arrière-plan le sens propre, bref lorsque la pensée poétise le donné, cela signifie aussi que la pensée et le langage produisent originairement des figures, qui sont bien des mises en espace, des mises en forme de contenus intellectuels. Autrement dit, la métaphore touche aux opérations élémentaires de la pensée, participe de la genèse de ses contenus, parce que la pensée a un rapport natif, structurel avec une topologie.

24 Cette connivence génétique entre pensée et espace est en un sens un des acquis majeurs de la philosophie contemporaine. J.-F. Lyotard, G. Deleuze, J. Derrida, M. Foucault ont chacun à leur manière mesuré l’importance de la spatialité, du lieu, du territoire, dans la conceptualisation30. Il n’est donc pas surprenant que l’image et la métaphore deviennent des modes premiers du pensé et que le travail de la pensée puisse commencer à s’actualiser comme travail par et sur des métaphores, de leur production ou de leur déconstruction. Autrement dit la topologie constitue la modalité première à travers laquelle la pensée se met en scène, se met en images. Tout logos est d’abord immanent à des images qui renvoient à des formes sensibles. Il faut donc en conclure que certaines formes spatiales donnent véritablement à penser, c’est-à-dire contiennent virtuellement des semences de vérité qu’il appartient précisément à la réflexion de dégager et d’expérimenter. Comme le montrent quelques images symboliques fondamentales, des archétypes universels, des formes prégnantes, la pensée peut y trouver des vecteurs d’intelligibilité, des types de discursivité, des logiques d’interprétation, sans concurrence possible. Cercle, ligne, croix, triangle,

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pyramide, œuf, corps, arbre, nœud, balance, labyrinthe, pli, fleuve, parenté, etc. ne constituent pas une encyclopédie hétéroclite d’images pédagogiques subalternes, mais une sorte de lexique et de grammaire générative de contenus de pensée, de modélisations du réel, de tropismes explicatifs du monde31. Ces agencements sensibles et spatiaux comportent dans leur propre structure sensible des nervures, des tensions, qui peuvent servir de support à des développements, des déductions, des interprétations, qui servent à rendre le monde plus intelligible. Même si ces images, métaphores, modèles peuvent être amenés à être critiqués, épurés, corrigés, ils contiennent originellement des virtualités cognitives, qui parfois deviennent des programmes d’intellection32.

25 Au bout du compte, du point de vue d’une théorie de la connaissance, il apparaît nécessaire d’apporter une double correction au modèle dominant : d’une part, le tissu premier dans lequel se découpent nos actes intellectifs d’explication et de compréhension est d’emblée hybride, mixte, fait d’éléments langagiers et visuels, proches de ce l’on appelle des images, avec leurs halos d’indétermination et leur strates de surdétermination affective. Cette icono-logie spontanée, loin de pouvoir être évaluée de manière binaire (positive ou négative) selon l’usage qu’on veut en faire (position de G.Bachelard), renferme à la fois des représentations fallacieuses, des préjugés erronés et des schèmes éclairants, des types dynamogènes, des noyaux d’intelligibilité éclairante. Il convient donc d’abandonner l’évaluation selon le tout ou le rien, car la métaphore n’est ni toujours stérile et trompeuse, ni toujours féconde et illuminante. Elle est à vrai dire ambivalente, plus qu’ambiguë, positivité et négativité s’y dispersant ou s’y mêlant à l’origine. Seule la pratique épistémique peut, par la méthode des essais et des erreurs, permettre de discriminer entre des obstacles et des leviers épistémologiques. L’intelligence qui se donne pour tâche d’expliquer ou de comprendre doit se comporter pragmatiquement avec ses matériaux métaphoriques, au sens large, les expérimenter, les tester, sans mépris ni idolâtrie. Nos complexes verbo-iconiques sont disponibles pour des aventures cognitives, leur destinée dépend des actes mêmes auxquels on les soumet, et des résultats qu’on veut atteindre. Les combattre systématiquement serait vain car la pensée ne peut s’immuniser contre eux, les suivre de manière échevelée, serait imprudent, car on risquerait de laisser submerger la rationalité par de l’imaginaire. La valeur d’une métaphore ne peut jamais s’apprécier a priori, elle ne peut être énoncée qu’après-coup et même parfois bien tardivement.

26 Ultimement, cette réhabilitation du métaphorique dans le travail conceptuel, à partir d’une théorie des facultés et des actes cognitifs, et pas seulement en fonction de leurs performances rhétoriques, conduit en fait à soutenir que la raison scientifique s’adosse ou se greffe sur une imagination. L’imagination ne saurait en effet être affectée à la seule production de fictions, de représentations irréelles, par lesquelles le sujet perturbe projectivement une connaissance du monde. Depuis Kant, l’imagination se voit reconnue deux logiques, l’une de reproduction, qui reste asservie à la représentation empirique, l’autre transcendantale et productrice de schèmes et de symboles, qui participent à la constitution, à la construction de la science et de la spéculation. Le schématisme transcendantal marque ainsi dans l’histoire des théories de la connaissance une étape décisive dans la reconnaissance d’une figuration qui ne ramène ni aux déterminations sensibles du percept ni aux déterminations abstraites du concept33. Le néo-kantisme a prolongé et confirmé cette option en montrant combien la représentation des choses, prémisses de leur intellection, se découpait dans des formes

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symboliques antérieures à l’intuition empirique de la chose, mais qui dotaient précisément la perception d’une prégnance symbolique34. L’épicentre de la pensée n’est donc situé ni dans les seules impressions externes (position empiriste) ni dans les seules productions internes de formes conceptuelles ou idéelles (innéisme de Platon ou Leibniz), mais dans une imagination transcendantale qui prépare le travail de la pensée, depuis la perception de la chose jusqu’à sa subsomption sous des catégories cognitives35.

27 La question de l’usage des métaphores dans les sciences humaines convoque donc un grand nombre de savoirs et d’approches et débouche sur des positions plus nuancées que les diktats des formalistes ou que le lyrisme des irrationnalistes. La métaphore, quels que soient les systèmes taxinomiques utilisés par telle ou telle linguistique, renvoie à une opération mentale complexe, qui entremêle verbal et visuel et comporte des modalités rhétoriques variées. Plutôt que de statuer normativement et définitivement, nous avons voulu faire place à un diagnostic, qui traverse une grande part de la philosophie et de l’épistémologie contemporaine. Dans ses usages langagiers comme dans les métadiscours qui les accompagnent, la métaphore se révèle non comme un instrument adjacent, contingent, de la pensée, mais plutôt comme l’effet d’une spatio-temporalisation originaire de la pensée. Car la pensée est tissée d’images langagières et optiques qui constituent son substrat hybride, mais qui s’étage selon toutes sortes de strates à fonctions cognitives spécifiques. Un schème symbolique n’a que peu de rapport avec un fantasme, un stéréotype n’a plus grand-chose à voir avec un prototype. Statuer sur le métaphorique ne peut se faire que si l’on prend préalablement soin d’explorer, de classer et de hiérarchiser cette multitude d’images. Il apparaîtra alors que dans l’imaginaire spontané se cache un « imaginal », des images ou des métaphores qui ne sont ni empiriques ni projectives, mais qui constituent de véritables noyaux, semences d’un Logos spermatique36. Mais la fécondité heuristique ou interprétative de ces formes verbo-iconiques n’est elle-même jamais assurée à l’avance. Construire une discursivité rationnelle implique que l’on déploie certaines de ces virtualités cognitives, qu’on les mette en œuvre dans des champs, des territoires herméneutiques, dont on ne pourra établir la pertinence en termes de progression de savoir et de vérité qu’après avoir atteint des résultats. Tout travail de rationalisation est habité par une imagination linguistique et visuelle, qui nous dote d’instruments tantôt bénéfiques tantôt nuisibles. Comme une arme sert à couper pour manger et survivre ou à tuer, la métaphore est vitalisante ou mortifère. Le travail de la pensée doit donc affronter cette incertitude foncière et courir l’aventure du savoir qui est toujours un grand risque. Vouloir légiférer de manière dogmatique c’est retomber dans la guerre théologique sans fin des iconoclastes et des iconodoules. La vigilance épistémologique n’a rien à voir avec quelque inquisition ou avec un esthétisme. La valeur de vérité d’une pensée scientifique se mesure à la prudence de l’usager, qui doit savoir louvoyer avec des instruments multiples et hétérogènes, et les adapter en permanence à la fin qu’elle vise. Dans ce cas, la métaphore constitue bien une donnée irréductible, une constante incompressible de la raison, mais dont la raison doit faire bon usage en cherchant toujours à exploiter ses promesses d’intelligibilité sans céder aux charmes, parfois insidieux, de ses illusions.

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NOTES

1. R. Thom, Apologie du logos, Hachette, 1990, p. 641. 2. Sur la langue philosophique des origines, voir Cl. Ramnoux, Héraclite, entre les mots et les choses, Les Belles-Lettres, 1959. 3. Voir M. Cazenave (dir.), Sciences et symboles, Albin Michel, 1986 ; ou la position radicale de P. Feyerabend, Contre la méthode, Seuil, Points, 1989. 4. Sur cette naissance de la rhétorique, voir O. Reboul, Introduction à la rhétorique, PUF, 1991. 5. D’où les quatre fonctions traditionnelles de la rhétorique : l’invention (heurèsis), la disposition (taxis), l’élocution (lexis) et l’action (hypocrisis). 6. Aristote, Poétique. Au sens strict la métaphore, fondée sur la ressemblance, doit être distinguée de nos jours de la métonymie, fondée sur la connexion, et la synecdoque, fondée sur une correspondance. Mais épistémologiquement, la métaphore tend à désigner souvent l’ensemble de ces images, qui définissent les tropes. 7. J. Pépin, Mythe et allégorie, Aubier, 1958 ; G. Gusdorf, Les origines de l’herméneutique, Payot, 1988. 8. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1967, p. 13 ss. 9. G. Bachelard, La philosophie du non, essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1962. 10. « Alors que les métaphores ne sont souvent que des déplacements de pensée, en une volonté de mieux dire, de dire autrement, l’image, la véritable image, quand elle est vie première en imagination, quitte le monde réel pour le monde imaginé, imaginaire » : La flamme d’une chandelle, PUF, 1961, p. 2. Voir aussi J.C. Margolin, Sur les raisons d’un refus, Bachelard et la métaphore, in « Annales de l’Institut Universitaire Oriental », 1991, Naples. 11. Voir G. Busino, Introduction à une Histoire de la sociologie de Pareto, Genève, Droz, 1968 ; et M. Maffesoli, La connaissance ordinaire, Précis de sociologie compréhensive, Librairie des Méridiens, 1985. 12. Voir V. Goldschmitt, Le paradigme dans la dialectique platonicienne, PUF, 1947. H. Bergson convoque d’ailleurs en sens inverse l’image pour passer du concept abstrait à l’intuition de l’existence unique des choses. 13. Sur le type comme hypotypose, voir Francis Goyet, De la rhétorique à la création : hypotypose, type, pathos, in J. Gayon (dir.), La rhétorique, enjeux de ses résurgences, Bruxelles, Ousia, 1998, p 46 ss. 14. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 183. 15. M. Black, Models and metaphors, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1962, pp. 44-45. 16. M. Hesse, Models and Analogies in science, Notre Dame University Press, 1966, p. 171. F. Hallyn, à qui nous empruntons ces références, cite également à l’appui Michel Meyer, Découverte et justification en science, Klincksieck, 1979. Voir De la science comme fait rhétorique, in J. Gayon (dir.), La Rhétorique, enjeux de ses résurgences, Bruxelles, Ousia, 1998, pp. 142 ss. 17. Il conviendrait aussi de renouveler la question en montrant que la métaphore n’englobe pas seulement des substantifs, mais passe aussi par la voie du verbe. Les verbes, souvent plus imagés encore que les noms, renvoient aussi à des actions et sont donc plus proches de processus dynamiques, générateurs de pensées. 18. I. Tamba Mecz, Le sens figuré, PUF, 1981, p. 28. 19. Idem, p. 193. 20. Selon Aristote : « Les mots ordinaires transmettent seulement ce que nous savons déjà ; c’est la métaphore qui peut le mieux produire quelque de nouveau » (Rhétorique, 1410b). 21. G. Lakoff et M.Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Ed.de Minuit, 1985, p. 204. 22. P. Ricœur, La métaphore vive, Seuil, 1975, p. 33. 23. Voir G. Frege, Ecrits logiques et philosophiques, Seuil, 1971. 24. P. Ricœur, Finitude et culpabilité, II : la symbolique du mal, p. 22.

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25. P. Tacussel, Mythologie des formes sociales, Méridiens-Klincksieck, 1995, p. 31 ; voir aussi M. Maffesoli, La connaissance ordinaire, Librairie des méridiens, 1985. 26. F. Nietzsche, Le livre du philosophe, Garnier-Flammarion, 1991, p. 123. 27. Voir notre étude : Pour une subversion épistémologique, in M. Maffesoli (dir.), La galaxie de l’imaginaire, dérive autour de l’œuvre de Gilbert Durand, Berg International, 1980, pp. 49. ss. 28. G. Durand, L’imaginaire, Hatier,1994 ; Introduction à la mythodologie, Albin Michel, 1996. 29. Voir notre analyse dans Philosophie des images, PUF, Thémis, 1997, pp. 23 ss. 30. Voir J.-F. Lyotard, Discours, Figure, Klincksieck, 1985. Voir aussi l’introduction de Th. Le Nain (dir.), L’image, Deleuze, Foucault, Lyotard, Vrin, 1997. 31. Nous avons amorcé quelques analyses de ce type dans L’imaginal philosophique : du cercle, de l’épée et du miroir, in B. Curatolo (dir.), L’imaginaire des philosophes, L’Harmattan,1998, pp. 9 ss. 32. Voir par exemple, Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle, Flammarion-Champs, 1979, pour la philosophie et la littérature ; et pour les sciences, Gerald Holton, L’imagination scientifique, Gallimard, 1981. 33. Voir notre étude En quels sens peut-on parler d’imagination créatrice ?, in « Revue Philosophique de l’Université de Franche-Comté », 1987, pp. 127 ss. 34. Voir les thèses de E. Cassirer dans Philosophie des formes symboliques, Ed. de Minuit, 1972, et le commentaire de O. Féron, Finitude et sensibilité dans la philosophie d’Ernst Cassirer, Kimè, 1997. 35. Voir notre analyse dans l’article Philosophie et iconographie, in Encyclopédie Philosophique Universelle, Le Discours philosophique, PUF, 1998. 36. Sur la distinction entre imaginaire et imaginal, introduite par Henry Corbin, voir notre ouvrage Philosophie des images, op. cit.

AUTEUR

JEAN-JACQUES WUNENBURGER Université de Bourgogne Dijon

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Déplier le rêve

Sabine Prokhoris

Que le premier langage dut être figuré. Jean-Jacques Rousseau Le langage est un labyrinthe de chemins. Vous venez par un côté et vous vous y reconnaissez ; vous venez au même endroit par un autre côté et vous ne connaissez plus votre chemin. Ludwig Wittgenstein

1 Un art des passages : ainsi pourrions-nous définir la psychanalyse, considérée dans son exercice d’abord, dans les mouvements par lesquels elle tente de penser, voire de légitimer cet exercice, ensuite, mouvements paradoxaux, comme j’avais tenté de l’indiquer ici même l’an dernier1.

2 Que signifie le parti d’une telle définition ? Sur quoi prend-il appui ? À quoi conduit-il si on le soutient dans toute sa rigueur, s’agissant de l’« éthique » de la psychanalyse, et partant de la problématisation de l’humain contemporain que l’invention freudienne inaugure ?

3 Je tâcherai de préciser ces différents points, ayant en tête l’apologue du Minotaure (version Dürrenmatt)2 proposé à notre méditation, ainsi que les questions soulevées par l’argument de notre rencontre de cette année. Questions qui nous invitent à réfléchir autour de la question de la métaphore, en l’associant en quelque sorte à celle de l’espace. Association libre peut-être mais non dénuée de sens, d’autant qu’elle se trouve surdéterminée par la forme dédoublée qu’a voulu prendre, cette année, l’argument offert à notre méditation : quelques pistes, conceptuellement formulées, au sujet de la métaphore, et un conte du Minotaure et de Thésée en leur labyrinthe. Dédoublement non sans effets immédiats : car si la métaphore est affaire de passages, le labyrinthe où se terre le malheureux Minotaure n’est-il pas justement un dispositif de passages à tout coup empêchés ? En ce sens, l’anti-métaphore même, dans cette figure de détours cauchemardesquement voués à l’échec, sauf à suivre un seul itinéraire ? Détours prescrits, dans une cage. Or écrivant ces lignes, je m’aperçois que j’ai en tête une séquence du Satyricon de Fellini, la séquence du labyrinthe justement, incroyable, subversive, car le labyrinthe de Fellini n’est pas un souterrain : il est à ciel ouvert, et c’est

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ainsi que nous sommes invités à le voir. Et cette perception, dans la dimension d’une étendue sans cesse barrée, nous fera mesurer la violence et l’arbitraire contenus dans l’architecture de dédales, dans l’ingénieuse construction de l’empêchement des passages. Où nous serait donnée à voir le plus psychanalytiquement possible la question de l’impasse : nous n’oublierons pas ici, et tout au long de la présente réflexion, que celui qui s’adresse au psychanalyste le fait parce qu’il est acculé, parce qu’il se cogne la tête contre les murs. S’agira-t-il alors de trouver comment parcourir les couloirs dans le sens ordonné par le labyrinthe, et donc, si l’on peut dire, de marcher droit (droit sur le Minotaure pour lui régler son compte, puis droit vers la sortie), muni du fil d’Ariane, ou de pouvoir déconstruire le labyrinthe, dissoudre les lignes qui en dressent le plan, au risque évidemment de laisser le Minotaure gambader en tous sens ? Mon choix de psychanalyste, je l’indique très clairement ici, pour ensuite m’en expliquer, sera de combattre plutôt le labyrinthe qu’un hypothétique Minotaure, avec, pour arme étrange, ou instrument, non pas un fil (et d’ailleurs, le destin de Thésée, pas plus que celui d’Ariane ne sont pour me tenter), mais l’écheveau échevelé de la métaphoricité. En guise de viatique pour accompagner la divagation, non sans buts cependant, que j’ai envie d’entreprendre, je vous proposerai, de surcroît, ce mot de Michel Foucault : « C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure, non l’inverse. »3

4 Quoi qu’il en soit, l’idée même de passage, que j’utilise pour d’entrée de jeu cerner et discerner la question de la psychanalyse, porte et traverse, si l’on peut dire, tant l’affaire de la métaphore que celle de l’espace, quelle que soit la dimension de réalité que ce déplacement affecte et ainsi modifie, donc « fictionne » : fait être autrement. Et j’assortirai cette définition initiale de l’art de la psychanalyse – la psychanalyse qui, faut-il le rappeler, est une méthode de traitement de la souffrance psychique – de la thèse suivante : le psychique est un espace que structure, y compris dans sa temporalité, « si peu chronologique », ainsi que nous le font percevoir les étranges jeux de la mémoire et de l’oubli, une métaphoricité originaire, c’est-à-dire une relation au sens marquée par de l’absence, par de l’écart, par de l’inadéquation, entre des éléments qui nous prennent, nous orientent et tout autant nous égarent, dans les leurres des ressemblances les plus ténues par lesquelles nous nous efforçons de les relier à nous. Ramener l’inconnu à du connu, en nous figurant que, par l’un de ses bouts au moins, il pourrait offrir quelque ressemblance avec lui, il pourrait être reconnu. Rêver l’inconnu, donner forme, au moyen de cet enveloppement par l’espèce de matière imaginaire que nous secrétons, à ce rien de sens sur quoi il nous fait buter. S’agissant de la souffrance psychique et de son traitement, je dirai que cette souffrance aurait trait à une sorte de rigidification et du coup de repli, par sclérose et dessèchement, des circuits métaphoriques, alors soudain alourdis, saturés d’un sens coincé, dont l’arbitraire abusif, massif, paralyse alors tout mouvement. Arrêt sur image. Sens de plomb. Et nous voilà avec un beau labyrinthe, lequel n’est peut-être rien d’autre qu’un rêve replié, archi raidi d’empois.

5 Comme vous vous en apercevez, j’ai envie, pour naviguer dans les courants de la problématique vaste et plutôt mouvante qui s’étend devant nous, en somme de profiter de la barque que nous lance cette conjonction un brin inattendue d’une réflexion proprement théorique et d’un texte littéraire, car le décalage qu’elle fait jouer du conceptuel au poétique, en ce que ce décalage initie comme impulsion à penser, en la manière surtout dont il fait procéder cette impulsion, me semble non seulement fécond, mais quasiment mettre en scène une des dimensions, et non la moindre, de la problématisation que nous avons à mener. À prendre ainsi au mot – et non à la lettre –

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le jeu qui nous est proposé, il est clair que dès le départ, je n’envisage nullement la nouvelle de Dürrenmatt comme une illustration venant adoucir la potion rébarbative d’un discours sèchement conceptuel, pour mieux la faire passer ; pas davantage comme le niveau préalable à une « vraie » pensée articulée ne pouvant quant à elle ne nous être délivrée qu’une fois notre esprit, que certes l’œuvre d’imagination aura pu éveiller, affranchi de ses enfantines séductions : où l’œuvre artistique se verrait réduite au rang d’une simple métaphore pédagogique, à ne surtout pas laisser déborder en tout sens, ou faire rêver, métaphore tout entière orientée vers une vérité conceptuelle pressée de la laisser choir derrière elle comme une vieille mue vouée à se dessécher. En fait, je considérerai l’écart entre la nouvelle de Dürrenmatt et le texte de Marie-Jeanne Borel comme comme une mise en tension de la question même de la métaphore dans la pensée. S’ouvre alors un espace de réflexion configuré de telle sorte que nous puissions nous déprendre de certaines habitudes interprétatives, de certaines hiérarchies discursives propres à écraser la question de la métaphore sous la pesanteur de la vocation qu’on lui prête à signifier, fût-ce imparfaitement, et dans une sorte de danse des sept voiles, une vérité mieux dite hors de ses chatoiements à surveiller sans cesse. C’est-à-dire que si, dans une sorte d’attention également flottante de notre lecture – et je ne me priverai pas en l’occurrence d’user d’un de mes instruments intellectuels de psychanalyste, que je vous propose d’emprunter pour me suivre – nous considérons ces deux textes à égalité de statut, sur des plans homologues, leur décalage même autorisera alors des passages, des continuités de l’un à l’autre de ces plans, à la faveur desquels un certain nombre de propositions concernant la question de la métaphore, ou, aimerais-je mieux dire, du mouvement métaphorique, pourront être énoncées. Je ferai donc jouer ces deux textes, à la teneur fort éloignée mais aux effets conjoints, puisqu’aussi bien ils nous arrivent ensemble pour tisser le canevas de notre rencontre de cette année, l’un avec l’autre, mais quasiment en leur tournant le dos – en m’adossant à eux, pour parler plus poliment – ce qui veut dire en ne cherchant ni à être fidèle à leur message supposé (pour ce qui est du texte de Dürrenmatt en tout cas), ni à les interpréter l’un par l’autre, en un cercle herméneutique qui pourrait bien n’être en l’occurence rien de plus qu’un cercle vicieux. Quel que soit donc l’usage, partiel, que je pourrai faire des significations qu’ils élaborent chacun à leur manière, mon propos s’inscrira d’abord dans l’orbe de certains effets nés de leur conjonction, nés, avancerai- je, de l’étonnante figure de redoublement dont ils affectent notre lecture et, partant, le mouvement de pensée, qu’ils ont pour fonction, telle est la règle de l’exercice qui nous réunit, d’initier. Ensemble et décalés, et par le décalage même qui les tresse l’un à l’autre, ils portent et tissent l’affaire de la métaphore et de ses enjeux. Ma méthode se montrera finalement assez docile aux termes de la donne proposés par nos hôtes ; elle me permettra en tout cas d’emblée de formuler ceci, comme résumé-traduction de la question que je me propose de traiter chemin faisant : l’espace de la métaphore : de quoi y retourne-t-il ? Ou encore pour faire un pas de plus : la dimension que l’on peut dire poétique de la pensée – et de l’existence – quelle matérialité vise-t-elle à accomplir ? Et selon quelles procédures ? Questions que j’assortirai immédiatement d’une première proposition, laquelle j’essaierai de rendre aussi claire que possible : non seulement la métaphore fonctionnera comme un certain espace, mais encore cet espace est un espace originaire. Par ailleurs, cet espace est aussi un espace non clos, puisqu’une métaphore peut toujours ouvrir sur d’autres, en amont, en aval, à côté, et que son fonctionnement ne souffre par conséquent pas de bords externes, de frontières chargées d’en délimiter le territoire (quoi qu’en ait, un peu dépité, un certain régime

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philosophique à ce sujet, comme nous l’a fait voir dans sa contribution Jean-Jacques Wunenburger) ; il se déploie en même temps, cependant, comme un espace non homogène, parcouru, comme par des vagues, de bords « internes » si l’on peut dire, c’est-à-dire de sortes de fêlures constitutives, – ces lignes de vide dont nous a parlé Jean-Claude Passeron citant Tchouang tseu. Quant au caractère originaire, c’est-à-dire en somme premier quant à sa fonction, que je lui prête, pour la pensée et l’existence, c’est en un sens très paradoxal que nous le verrons jouer. Ainsi sera-t-il, cet espace de la métaphore, a priori, au sens strict, mais seulement après-coup, c’est-à-dire en un temps second.

6 J’emploie ici ce terme d’« après-coup », dont Proust nous a fait très précisément voir quelle expérience de présence véritable il décrit, de présence sur fond d’absence et d’initial ratage du lien au monde, au sens rigoureux où la psychanalyse l’a fait travailler comme un concept. Mais partons de Proust. Voici par exemple un des nombreux passages de la Recherche qui nous décrit cela : ... je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait donnée ; mais aussitôt, comme le personnage des « Mille et Une Nuits » qui sans le savoir accomplissait précisément le rite qui faisait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; l’impression fut si forte que le moment que je vivais me sembla être le moment actuel ; plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas s’effondrer, je croyais que le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé de celle avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et maintenant, devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses pans et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait empêché de jouir à Balbec4.

7 Citation un peu longue, mais qui permet de saisir comment la présence pleine, parcourue cependant d’une fondamentale cassure qui seule la rend possible – et ce signifiant de « cassure », comme mot et comme chose ou comme expérience, est au cœur de cette page –, comment cette présence animée par la puissance d’un désir ignoré qu’éveille soudainement une logique métaphorique, sera donnée pour de vrai après coup, dans le redoublement et la métamorphose d’un écart : la première fois, le narrateur fut absent à sa perception : premier écart. La deuxième fois, par le miracle imprévu d’une ressemblance aussi intense qu’infime entre une sensation actuelle et une sensation passée quant à elle reliée à l’absence initiale du narrateur à ce qu’il vivait alors, cette deuxième fois qui sera l’instant où la perception se donne et se matérialise véritablement dans l’espace psychique qui l’accueille et la désire, adviendra en l’absence de ce qui ne fut pas vécu bien qu’ayant été présent. Un vide se creuse, au sein duquel se met à exister pour de bon in absentia, ce dont il deviendra enfin, et par hasard, possible de jouir : second écart. Écart d’un après-coup, puisque la première expérience digne de ce nom a lieu en un temps second. On notera bien sûr qu’elle survient par un chemin très exactement métaphorique. Et c’est le lien entre ces deux temps et ces deux formes d’absence – absence du narrateur à son « présent » à un moment t, absence de l’objet perçu à un moment t’ – structure de la métaphore et son

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œuvre, qui rémunère, pour reprendre, à propos de l’existence, le mot de Mallarmé sur la poésie, le défaut, l’infirmité native, de notre lien au monde.

8 Emprunter ici un chemin tracé par Proust, avant de préciser schématiquement le sens psychanalytique de cette expression : l’« après coup », me permet également d’expliciter ce que je désignerais comme la vérité matérielle, pour reprendre encore une expression freudienne, de la poéticité dans une existence humaine. La vérité matérielle, c’est très précisément ce cadeau de présence profuse que la métaphoricité, au sens où nous venons d’en avoir la description dans la page de Proust, offrira aux insuffisants que nous sommes. Dimension qui porte un enjeu thérapeutique au sens le plus fort. Un enjeu politique également, foncièrement, pour des raisons qui s’élucideront un peu plus tard dans mon propos, dont je peux déjà dire qu’elles concernent le destin des relations d’emprise. Et là nous retrouvons l’affaire du labyrinthe et de ses pièges. Mais de l’enjeu thérapeutique, les liens avec l’autre dimension, la politique, se dessineront d’eux- mêmes, pour autant qu’il concerne le possible déverrouillage des relations d’emprise. On peut y réfléchir en tout cas, avant de reprendre directement la question de la psychanalyse, au moyen de la méditation foucaldienne sur la folie comme absence d’œuvre, et sur l’œuvre comme non-folie5, c’est-à-dire comme ce qui résiste aux assignations et aux partages qui contraindraient à la folie. Assignations dont un certain régime du discours de la psychanalyse, cependant, prompt à brandir la Loi et à sacraliser ses théories, peut se faire l’instrument. Un certain régime aussi de son exercice, que j’interrogerai un peu plus loin. Si l’œuvre, en tout état de cause, trouve dans l’art un espace d’expérimentation privilégié, c’est tout autant son expansion dans l’existence même que j’ai, comme psychanalyste en tout cas, en vue. L’œuvre non comme but formel, mais, selon le mot de Foucault, comme « relation à l’innommé »6 – lequel n’est pas l’« innommable » –, surgie de l’élan déployé pour donner un espace à ce qui n’est pas encore dans nos mots, pas encore dans nos vies. Au bout du compte, cela qui permettrait que nos existences se vécussent comme le rêve continué par d’autres moyens. Moyens à inventer, hors du solipsisme, moyens susceptibles de questionner, de violenter parfois, le labyrinthe des normes et conventions qui nous emprisonnent et nous « minoterrorisent ». Je soutiendrai pour ma part que la tâche du psychanalyste se situe très exactement en cette zone. Là également son éventuel refus de cette tâche, refus lourd de conséquences, ainsi que l’abus qui s’ensuit, issu d’une certaine propension à perfectionner le labyrinthe. Nous verrons un peu plus loin comment, et au nom de quoi. En attendant, Proust encore : La grandeur de l’art véritable, au contraire de celui que monsieur de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et qui est tout simplement notre vie7.

9 Revenons à l’après-coup, tel que la psychanalyse en construit la notion. Cela nous permettra d’avancer un peu dans notre affaire du labyrinthe en son lien crispé à la question de la métaphore – en d’autres termes, dans la problématique de l’emprise et du sens, unique ou non. Car la théorisation psychanalytique de cette notion fera apparaître comment la dimension structurellement métaphorique de la temporalité psychique s’articule sur la question des enjeux les plus vitaux de la relation à l’autre, autour de ce que Freud décrit comme la détresse, la désorientation, l’espèce de prématuration fondamentale qui nous échoît en partage, et dont tout serait bon pour

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colmater l’angoisse. Parfois à n’importe quel prix, fût-ce au plus exhorbitant. Plus précisément, cela signifie que la relation première d’un petit humain au monde passe par l’intensité de sa dépendance à un autre, à un autre dont il est irréparablement séparé, et que le lien se noue dans toute sa force sur la rencontre, en cet autre qui se penche sur lui, de la cicatrice oubliée de cette épreuve initiale, qui s’éveillera, plus ou moins confusément, dans le contact avec la situation du nouveau venu au monde. Cicatrice recouverte par des constructions qui sont autant de mises en sens, fragiles et obstinées, de cette ligne de fêlure. Ces mises en sens constituent ce que Freud appellera le proton pseudos hystérique8, soit quelque chose que l’on pourrait décrire comme de la confiture étalée sur une absence de tartine : étrange situation qui, on le comprend, masque cette absence tout autant qu’elle la trahit : autrement dit du plein (de sens) à même du vide, décalant la perception de ce dernier. Opération qui pourrait être considérée, d’un certain point de vue, comme celle même de la métaphore.

10 Or cette structure de la relation du psychisme au monde est telle que c’est seulement dans un temps second, par un effet de ressemblance, plus ou moins ténu, plus ou moins arbitraire, entre deux moments, et parce que le moment a’ se trouve saisi dans un univers de significations, c’est-à-dire dans un univers tissé de langage – de relations signifiantes aux autres –, qu’un moment a se met à exister, au sein de cet univers, qui l’y inscrit en en prescrivant la figure ; et ladite prescription porte ici les deux sens du mot : ordonner – principalement à des fins supposées bénéfiques, voire thérapeutiques –, et décréter l’oubli en vue d’une amnistie. Et si l’on s’arrête un instant à cette dimension qui concerne, quant à elle, la Cité, l’on sait, Nicole Loraux l’a fort bien montré9, que nulle amnistie n’est dénuée d’un but politique précis : à savoir que l’union dans la communauté puisse exister et perdurer. Pour en revenir à la considération des existences singulières, perspective au moyen de laquelle la psychanalyse saisit la question de l’humain, c’est à propos de ce qu’elle désigne comme traumatisme que cette dimension de l’après-coup va se trouver dégagée. Le traumatisme sera justement cette initiale fêlure constitutive du psychisme, qui advient dès lors que le sujet humain se trouve confronté à une situation d’intensité qu’il n’a, au moment où elle se produit, aucun moyen d’affronter, à laquelle il ne peut d’aucune façon donner un sens quelconque, et qui le laisse dans la déréliction, la démunition, l’obscurité les plus totales. La teneur et le degré de cette intensité seront fruit du choc de la rencontre de l’autre, du semblable, en ce qu’il a de plus énigmatique : à savoir en cette zone obscure, indistincte, d’absolue communauté dans l’épreuve de solitude et de dépendance mutuelle, parée des déguisements signifiants que l’adulte, pris en eux sans le savoir, imposera à l’infans, et par lesquels ce dernier se reliera au monde, à la faveur d’occasions lui permettant d’en revêtir le dénuement premier alors ainsi voilé. Si donc ce qui constitue pour un sujet l’insensé initial en événement, et en événement non seulement premier mais originaire – un originaire qui est une pure et très réelle fiction – s’effectue sous la modalité d’une mise en sens à partir d’un événement ultérieur pouvant avoir comme un air de famille avec le premier, cette logique de ressemblance se mettant à jouer dès lors que cet événement second se trouve pris dans un rêts de signifiants alors disponibles, qui viennent offrir au sujet de quoi se repérer (et censément se réparer), on comprend ce que nous soutenions plus haut : qu’un régime de part en part métaphorique constitue l’espace tout à la fois de la pensée et de l’existence. On comprend aussi en quel sens la métaphoricité peut être dite a priori dans sa structure d’après-coup même. La métaphoricité et ses incessants décalages, sources d’autant d’ombres que de lumière portée sur les choses, sorte de fondamentale défaite

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en même temps que de victoire sur l’écart d’un sujet au monde, et ainsi lien au monde humain par le biais des mises en sens, en figures, en tropes en somme, dont cet univers foisonnant de signifiants-écrans, fournit, plus ou moins confusément, les éléments. Et dans ce proton pseudos (premier mensonge, ou mensonge premier) hystérique, noyau constitutif du psychisme en son extimité, et j’expliciterai dans les lignes qui vont suivre ce néologisme qui n’est pas de moi, mais dont on devine, après ce que nous venons de décrire, ce qu’il tend à désigner, dans ce proton pseudos donc gît la source de toute capacité à rêver, mais tout autant la menace de labyrinthe, qui porte en elle la condamnation à rencontrer l’altérité comme monstrueuse. Une altérité qui n’est pourtant que l’image effrayante de l’altération dont nous sommes tissés dans notre relation à notre semblable, à notre prochain : le Minotaure, ce monstre, est, comme le faisait remarquer lors de l’une de nos discussions Hervé Le Bras, un être mixte ; davantage, il est une figure traversée d’hétérogénéité. C’est cette insupportable image d’un être fait d’hétérogène qu’il faudra tuer.Mais que s’agira-t-il de mettre à mort, si ce n’est, dans le Minotaure, notre extimité même, c’est-à-dire cette matière fissurée, altérée dont nous sommes faits, cette présence de l’autre, vide et pleine en soi, mouvante, insupportablement ouverte peut-être ? Ouverte comme l’Océan : d’où la nécessité dont s’assortit le meurtre du Minotaure de trouver quel est le sens, le sens unique de l’impitoyable labyrinthe. Ouverte comme l’Océan, dont le même Hervé Le Bras, citant un livre sur la Géométrie du labyrinthe, nous faisait remarquer qu’il était le contraire du labyrinthe, parce qu’on ne s’y rencontre pas. J’aurais tendance à dire que c’est plutôt qu’on peut y rencontrer, par hasard, n’importe qui, ce qui explique l’impérieux besoin et l’impatience qui poussent Achab, fort heureux sans doute s’il pouvait s’engouffrer dans un labyrinthe, à tomber sur Moby Dick : Minotaure inversé, dans sa pure blancheur de pure baleine. Quoi qu’il en soit, le Minotaure, quant à lui, n’est pas n’importe qui, puisqu’il est d’emblée identifié comme l’ennemi. Autant dire l’Autre avec un grand A. Ce qui lui confère un genre sûr. En ce qui concerne du reste cette identité de l’altérité de l’autre avec une figure identifiable comme étant celle de l’ennemi, un certain nombre de remarques freudiennes, dans L’esquisse d’une psychologie scientifique d’abord, puis dans les textes de la Métapsychologie sur la haine, enfin le texte fameux sur la Négation10 nous intéressent ici, car ils font naître l’« identité » de soi à soi d’un mouvement d’expulsion de tout ce qui pourrait faire ressentir sa propre présence au monde en proie au trouble ou à l’altération : quête de toutes façons vouée à l’échec que celle de pareille « identité » tranquille, car se débarrasser de la fêlure qui tout à la fois nous lie et nous sépare de l’autre, et à laquelle les plus intenses rapports à un autre aimé nous poussent à nous identifier d’un coup, cela est l’impossible même. Un impossible que questionne, vivement, toute rencontre amoureuse en son ambivalence. Ambivalence foncière en effet, d’où l’espèce de colère qui fréquemment s’empare de qui tombe amoureux, si l’amour est cette bizarre expérience d’écho entre des régimes singuliers de tropes, c’est-à-dire entre des façons de se rêver au monde, qui, par hasard, parfois seulement sur de menues brindilles d’existence, se découvrent comme extrêmement familières entre elles, et ainsi se reconnaissent. D’où du même coup l’élan pour s’en déshabiller, de ces tropes : la nudité à laquelle alors confronte l’amour est celle même que ces systèmes de tropes qui ont aimanté les amants n’auront eu de cesse d’oblitérer : comment alors supporter cela ? On se souviendra ici que Rousseau, dans l’ Essai sur l’origine des langues, texte sur l’origine hélas ! métaphorique du langage, fit de l’amour, « né du pur cristal des fontaines » – ce miroir qu’un rien vient troubler – la source du parler. L’amour, dont Lacan écrivit que c’est « donner ce qu’on n’a pas à

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quelqu’un qui n’en veut pas », aphorisme qui, s’il n’a guère de sens psychologique, en a un métapsychologique, l’amour enfin à propos duquel Freud nota qu’« un solide égoïsme préserve de la maladie, mais [qu’] à la fin on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et qu’on tombe malade lorsqu’on ne peut aimer par suite de frustration »11. Rude condition. Si nous traduisons cette sorte d’abstraction métapsychologique, soutenue, en des termes différents, et par Freud et par Lacan – abstraction au sens d’une extrême condensation, quasi onirique, et d’une totale vitesse de la pensée – si nous la traduisons en termes qui prendraient davantage leur temps, cela revient tout simplement à dire que c’est à ce dont nous ne voulons surtout pas en nous, à cette incicatrisable expérience de l’indénouable mixte d’absolu besoin d’un autre pour tout simplement survivre humainement et d’inadéquation radicale de cet autre, qui répond par les signifiants qui l’habitent, à effacer la séparation d’avec lui, c’est à cette expérience dont la cruauté affecte tout un chacun (un peu comme si nos mains nous étaient toujours et foncièrement étrangères, quand bien même nous ferions tout pour oublier cela), que nous nous identifions chez un autre que nous aimons. C’est cela aussi que nous jetons sur lui, pour nous en débarrasser sans doute, mais aussi comme un lasso. Si bien que l’aimer, ou accepter son amour, revient à réouvrir au noyau de nous-mêmes cette constitutive épreuve d’absence, dont nous sommes affectés, cette histoire de vide recouvert du chatoiement de l’univers signifiant. Certes, les destinées singulières nouent chacune à leur manière cette défectivité foncière, et le trouble amoureux, ainsi que l’espèce de désarroi ou de rage qu’il déclenche plus ou moins clairement chez qui s’y trouve pris, naissent de la rencontre, hasardeuse, chez un autre alors étrangement familier, quelles que soient la distance « réelle » qui m’en sépare, d’une configuration de ce nœud telle qu’elle éveillera la mémoire de cette haïssable présence en « soi » d’un autre non seulement défaillant, mais lui-même traversé de cette initiale fêlure : cela même qui le fait si proche et si inconnu tout à la fois, cela même qui serre si fortement le lien mutuel. Réminiscence haïssable donc – « il n’y a pas d’amour heureux », écrivait Aragon, même si – et parce que – l’amour peut rendre si heureux. Haïssable d’autant plus pour qui tendra de toutes ses forces à la constitution, à la fabrication d’un « quant à soi » sans traces de cette douleur, de cette désorientation. Épreuve de l’autre en soi, l’autre étrangement familier. Un autre lui- même de part en part altéré : le mixte même, dont est fait l’« extime ». Dimension que l’on peut faire le choix soit d’accueillir, en lui laissant tout simplement de l’espace, soit d’expulser, comme étrangère, monstrueuse, soit encore, en une sorte de compromis méfiant, de tenter de domestiquer : et là s’ouvre un autre chapitre, dans lequel nous aurions à parler peut-être de figures telles que celle de Médée, l’étrangère, ou c’est alors la question de la relation aux femmes et au « féminin », telle qu’elle est construite dans nos discours et dans nos pratiques, qui surgit. Nous en dirons un mot un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons pour l’heure avancer, c’est que la « monstruosité » n’est qu’un effet de perception, et si convaincante et convaincue soit cette perception, elle ne procède de rien d’autre que du refus farouche, raidi, de cette « extimité », ainsi traduite et refoulée. Extimité dont la menace de retour, c’est-à-dire de simple présence, présence qui vient informer, configurer, l’espace propre, fait horreur.

11 Extimité, donc. C’est à un artiste, danseur chorégraphe, Alain Buffard, que je dois d’être amenée à réfléchir avec ce vocable. L’une de ses dernières créations s’intitule en effet Intime/Extime, et elle se déploie dans un espace qu’elle fait naître de la rencontre entre les singularités : quatre danseurs, en deux trios successifs voués chacun, sous des aspects différents, à explorer les passages possibles d’une altération de corps à une

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autre à travers les aléas des corps à corps les plus « intimes », et aussi en parcourant la géographie propre d’un corps inconnu à lui-même, que le contact avec un autre corps, avec toute autre masse en fait pouvant représenter métonymiquement un corps ou un fragment de corps en son énigme, redessinera à neuf : autrement dit, ce qui apparaît, et c’est la force et l’intensité poétique de cette performance, dans la matérialité d’un espace chorégraphique extraordinairement libre, c’est l’étendue potentiellement infinie de chaque singularité, étendue toujours hétérogène à elle-même, traversée de mouvantes lignes qui sont autant de traces perpétuellement recomposées de l’autre en soi : des élans, des langages, des sensorialités, des vitesses, étrangères, qui font le « propre » non comme territoire enclos, mais comme incessante et fondatrice altération, ce qu’on a coutume d’appeler l’« intérieur », ou l’« intime », n’étant au bout du compte que de l’« extérieur » replié. Extravagance native du familier.

12 Or, et nous ferons là un pas de plus, cet « extérieur », qu’est-ce sinon la masse du langage – verbal bien sûr, mais point de mots sans l’espace des corps où ils sont pris –, « ce vaste instrument de communication », ce « tissu arachnéen de mes rapports avec les autres poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses », selon les mots de Michel Leiris12, dont la réalité, nous dit-il aussi, dépasse chacun et lui est radicalement extérieure, tout en étant la texture même, vitale, du plus proche : « si près », dit-il, « de mes viscères » ; ce qui s’éprouve dans l’acte même de donner de la voix. Dans la performance chorégraphique ainsi intitulée, d’ailleurs, l’on donne de la voix, et le langage articulé parcourt le corps de verbes qui disent, de la tête aux pieds, son extimité justement, soit sa situation de toujours et partout pouvoir être traversé par une érotique, au bord à chaque instant de se retourner en monstruosité, tout au moins, et c’est la part, généreusement et audacieusement donnée au spectateur (Alain Buffard préfèrera quant à lui dire au « témoin » : autre figure de l’extime : le témoin est, contrairement au spectateur, dans une position indistinctement de « dehors » et de « dedans »), dans la perception, tout à la fois très précisément guidée et ouvertement demandée comme aléatoire, que ce dernier offrira à cette performance. Une perception plus ou moins disposée à se laisser traverser par ce qui la sollicite sans concession, mais non sans un charme et une grâce par moments intensément ludiques. Une érotique, c’est-à-dire ce jeu de l’autre aux mouvantes frontières de soi, jusque dans les gestes les moins apparemment adressés ou ouverts.

13 Sans le savoir, Alain Buffard, inventant ce néologisme pour décrire ce que problématise avec force sa danse, retrouvait un terme imaginé autrefois par Lacan, commentant le Freud de L’esquisse et de L’inquiétante étrangeté dans le séminaire qu’il prononça sur l’Éthique de la psychanalyse. Le Freud qui décrit la constitution de ce proton pseudos à partir de l’expérience de détresse originaire du nourrisson livré aux signifiants dont l’adulte l’emmaillotera en quelque sorte, un adulte plus ou moins emmailloté lui-même, c’est-à-dire plus ou moins loin du contact avec sa propre détresse d’extimité. L’emmaillotera parfois de façon très – bien trop – serrée. (De cela, et de ce qu’il est possible d’en faire à contre-pied, Alain Buffard parla dans son précédent opus, Good Boy, à travers une scène de superpositions de slips si folles qu’elles en venaient à empêcher tout mouvement ; on comprend qu’il fallait danser !) Le Freud aussi qui, à la fin de sa vie, jette sur le papier cette note énigmatique, sur laquelle je m’étais déjà, ici même, l’année dernière, arrêtée : « Psychè est étendue. N’en sait rien. » 13 Je garde pour l’heure en réserve l’usage que j’aurai à faire ici de cette note, et reviens à Lacan inventant lui aussi ce mot d’extimité, formé, on l’aura compris, à partir du terme d’« intimité » : formé à partir de ce terme non pour en être le pendant, mais plutôt pour

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sinon ruiner, du moins questionner sa pertinence. L’effet en tout cas de cette trouvaille lexicale sera de produire comme une généalogie de l’« intimité », et partant de dévoiler les enjeux qui couvent dans cette sphère en aucun cas préservée ou « libre de droits », si l’on peut dire. Enjeux qui concernent, j’y viendrai dans un instant, ce que j’appellerai les relations d’emprise. C’est donc en lien étroit avec ce que recouvre la notion d’« intimité », familière à tout un chacun – cela aussi dont parle Freud lorsqu’il parle de l’Unheimliche –, que Lacan fera jouer ce terme. Car ce doublet, extimité/intimité – dont Alain Buffard fera œuvre dans une opération qui sera quant à elle plutôt de disjonction, et j’aurai ultérieurement à revenir sur la leçon, pour le psychanalyste, d’une telle disjonction – éclaire d’un jour extraordinairement limpide l’énoncé de Lacan aux termes duquel « l’inconscient, c’est le discours de l’autre ». Où l’on retrouve la question de la prescription, en ses enjeux les plus vifs et les plus violents, l’« intime » venant prescrire – au sens ici encore indissolublement double de ce terme, l’extime : cet innommé que Lacan osa nommer, et que Jacques Alain Miller, on verra comment, renvoie quant à lui dans l’innommable : nulle trace, dans l’édition officielle du Séminaire Vll, L’Éthique de la psychanalyse, de ce vocable, semble-t-ilpurement et simplement escamoté. Un signifiant que Miller a pourtant, d’une manière sur laquelle je viendrai dans un instant, et qui ne manque pas d’intérêt pour notre affaire, abondamment commenté, lui consacrant en 1986 son cours sur Lacan. À la place du très parlant néologisme imaginé par Lacan, nous trouverons « proximité ». Terme qui, s’il n’est certes pas absurde en l’occurrence, reconduit cependant non sans motifs le partage intérieur/extérieur que pulvérise le mot « extimité ».

14 Si l’inconscient, soit ce qui, à son insu, meut le sujet, est « discours de l’autre », si ce qui est censément le plus « intime », le plus secrètement caché, dérobé au sujet lui-même, est ainsi tissé d’altérité première, et que cette altérité existe au sein du sujet comme discours, c’est-à-dire comme un ensemble signifiant actif, potentiellement source d’effets, que ce discours ait par ailleurs été ou non effectivement articulé, cela signifie que le « propre » de chacun est de toutes façons sous juridiction étrangère, au sens où nous en parlions plus haut, et n’existe tout simplement pas hors de cette constitution. Pareil « discours de l’autre », comme c’est plus ou moins le cas de tout discours, et plus encore de celui que l’enfant, encore infans, capte de l’adulte, n’est en aucun cas limpide. Mais il est porteur d’enjeux, d’amour notamment, et, si obscur, si ambigu soit-il – et peut-être à proportion de son obscurité –, il appelle comme une soumission à son sens supposé, sous peine de cette catastrophe qu’est la perte d’amour. Ainsi fonctionnera-t- il en premier lieu comme injonction, voire, dans ses plus sombres aspects, comme chantage pour le sujet, sommé, dans l’interprétation qu’il bricole de l’énigme de ce discours, ce discours qui partant le gouverne et l’identifie, d’être tel ou tel. Autrement dit, l’inconscient ainsi très freudiennement défini par Lacan, fonctionnera comme pure structure de lien. Un lien qui, en certains de ses points, plus ou moins nombreux, plus ou moins emmêlés, s’intensifiera en liens d’emprise, si l’emprise nous rapporte à l’autre sur un mode qui veut effectuer comme une soudure, mais aussi une suture, des désirs mutuels les uns sur les autres. Ici, par ce que noue, à la six-quatre-deux le plus souvent, l’interprétation, alors nécessairement univoque, de la teneur désirante dont seraient porteurs les mouvements perçus par un sujet comme émanant d’un autre, mouvements faits de mots, certes, mais aussi de gestes, de regards, voire de rien du tout. Interprétation qui, tordant le cou à l’énigme affolante dont sont porteurs ces mots, ces choses, et ces riens, les remplit jusqu’à ras bord d’un sens susceptible d’opérer ce que j’appellerais volontiers – et nous rejoignons l’affaire qui nous occupe – une réduction

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métaphorique. Réduction au sens où l’on parlerait de l’opération par laquelle on réduit une fracture ; la fracture de l’ambiguïté qui menace de laisser seul au monde celui qui se sera trompé de sens. Terreur du malentendu. Mais l’envers de cet endroit de l’inconscient, de cet endroit qui exigerait que l’on ne se méprît point sur le sens unique, de cet endroit féroce – et l’on comprend là ce que veut exprimer Freud lorsqu’il indique que le Surmoi est pour une part essentielle inconscient –, impitoyable à l’encontre de tout contrevenant à l’orthodoxie ainsi constituée, orthodoxie impérieuse à raison de la dose d’arbitraire qui l’aura arrêtée, cet envers sera précisément, comme je le mentionnais plus haut, la puissance contenue dans la capacité de rêver : de faire foisonner la poéticité promise dans la donne métaphorique première. De cela, quel est l’enjeu exact ? Les lignes qui vont suivre tenteront d’en poursuivre l’élucidation. Mais d’emblée je soutiendrai que cet enjeu est celui même qui détermine le pari, risqué, de l’exercice psychanalytique. Quant à la manière d’entrer dans ce pari, elle relève d’une position, sur laquelle je vais maintenant m’expliquer davantage, revenant, mais pour m’en démarquer, au commentaire que fait Jacques Alain Miller de Lacan, dont il dérobera par la suite à la vue le terme d’extimité.

15 Comment s’en sortir ? C’est la question qui anime quiconque s’adresse à un psychnalyste. Cette question, c’est bien entendu celle de l’emprise, et derechef je soutiendrai que l’emprise est très précisément ce sur quoi – et avec quoi – travaille la psychanalyse, dont le dispositif spécifique, ne l’oublions pas, dégagea la question du transfert des processus à l’œuvre dans un autre dispositif, celui de la suggestion hypnotique. Dispositif quant à lui rentabilisant les conditions d’une relation d’emprise, conditions tributaires de la production d’une sorte d’enceinte à deux pôles que leur huis-clos rendra indissolubles. Point que Freud avait indiqué, comme en passant, dans un texte intitulé Traitement psychique, texte à la frontière du dispositif de la suggestion, au bord de l’invention de la psychanalyse : parlant du « rapport », terme qui désigne le lien de l’hypnotiseur et de l’hypnotisé, Freud écrit, jouant sur le mot Einreden, que l’hypnotiseur persuade/parle-dans : les traducteurs français ont écrit qu’il « insinue l’hypnose par la parole »14 ; plus exactement, il s’agira d’amener l’autre « dans » : geste même de la fabrication d’un « dedans ». « Parler-dans » : intimer, et là aussi, on peut jouer sur le registre sémantique de ce terme, ce que du reste Jacques-Alain Miller ne manquera pas de faire, à sa très particulière façon. En tout cas, de la relation d’emprise, l’intériorité, et ses hauts murs, sera la structure même, et c’est en ce point précisément que l’« intime » sera injonction, calmante et mensongère, à oublier l’extime. Et nous voici tout près du labyrinthe : de sa généalogie pourrait-on dire. Ce que nous avons sans doute pressenti dès lors que s’est trouvée formulée la question : « comment s’en sortir ». Il va donc nous falloir la prendre à bras le corps, cette question du labyrinthe, non sans avoir précisé au passage que « comment s’en sortir ? » est aussi la question du cauchemar. Le cauchemar, cet enfermement sans recours autre que le réveil – et encore ! – dans une dimension de réalité – se situât-elle dans l’abandon du sommeil – qui n’autorise aucune échappatoire, aucun jeu, aucun écart par rapport à ce qu’elle impose comme certitude. Autrement dit, dans l’état de cauchemar, ce qui est figuré adhère comme une ventouse à la conviction qu’il induit, aussi rend-il inconcevable qu’il puisse en être autrement que ce qu’il assène. Le cauchemar se donne comme implacablement réel, et partant radicalement univoque. En ce sens, il est l’anti-rêve par excellence, si le rêve, dans son fonctionnement même, source aussi du fonctionnement langagier, se déploie comme une sorte de feuilleté métaphorique, qui ne se laisse ni réduire ni épuiser. D’où le trouble qu’il fait naître, lié à ce que l’on pourrait désigner

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comme un léger, très léger, déficit de certitude, qui le décale de la conviction, intense, qu’il diffuse. Tout se passant comme si le rêve, lorsqu’il advient, certes prenait toute la place, mais que subsistait néanmoins toujours encore un peu d’espace vide, qu’il ne parvenait pas, dans son expansion indéfinie, à saturer complètement, voire même qu’il ne cessait de générer. Paradoxale situation, source parfois d’une certaine angoisse, fort différente cependant de la chappe dont nous écrase le cauchemar. Et l’expérience commune, qui témoigne de cette étrange état de fait, est que le plus souvent, du rêve, si transparent puisse-t-il nous apparaître, la compréhension que l’on croit avoir n’est jamais à proportion du sentiment, de la trace qu’il imprime en nous ; nous nous échappons pour ainsi dire perpétuellement l’un à l’autre, comme en un jeu de cache- cache. Tandis que pour ce qui est du cauchemar, on est tout à fait certain, sans l’ombre d’un doute, qu’il met les points sur les « i » du tourment qu’il nous inflige : sans énigme ni aura, prison irrespirable, il nous enserre et nous broye, un point c’est tout.

16 Au point où nous en sommes, et si nous rassemblons, avant de faire un pas de plus, les différents brins qui forment notre écheveau, que pouvons-nous énoncer ? • En résumé, notre position de départ, aux termes de laquelle la psychanalyse est un art des passages, prend sens par rapport à la question du traitement des relations d’emprise entre les humains. • L’inconscient est tout à la fois tissé de ces relations d’emprise – c’est sa définition comme « refoulé », voire « refoulé originaire » –, et possible espace de leur défaite : c’est sa puissance constitutive même, imaginative au sens de cette imagination inconsciente dont Freud parle comme capable d’initier la capacité onirique, et son art des détours. Détours susceptibles de jouer avec les corridors à la Piranèse qui nous retiennent et nous égarent, mais qui ne sont au bout du compte rien de plus que des marelles. Des marelles cependant auxquelles nous croirions dur comme fer ; au Ciel qu’elles promettent comme à l’Enfer dont elles nous menacent si nous avons le malheur de toucher aux lignes de leur tracé. • Ces relations d’emprise – et d’emprisonnement – constituent donc en labyrinthe – le labyrinthe de l’« intimité », soit de ce qui se construit comme l’enceinte d’un huis-clos – l’énigme de la relation structurellement et originairement métaphorique, c’est-à-dire fracturée depuis le début, d’un sujet au monde et à ce qu’il percevra comme « lui-même » ; et l’on ferait sans doute mieux de dire, même si ça ressemble à du charabia, « lui-non-même » : extimité. • La défaite de ces emprises a pour chemin ce qu’on pourrait appeler la puissance d’œuvre, soit la capacité à faire place à la poéticité qu’appelle, à l’infini, cette structure extime des singularités : poéticité, c’est-à-dire mouvement d’inscription, forcément paradoxal, bizarre mixte de douleur et de joie, pour faire venir au monde, sous une forme partageable y compris par soi-(non)même, la présence toujours évanouissante de ce que c’est qu’être au monde. Espace dont il ne va pas de soi de supporter la dimension de solitude à quoi il expose. Une solitude d’autant plus menacée par les vents coulis qu’elle ne sera pas repli dans le cocon douillet du solipsme « intime ». • La métaphoricité à laquelle nous sommes, ce serait notre infirmité native, voués d’emblée, porte en elle deux destins opposés : sa réparation, par l’organisation du sens unique qui en prescrit l’usage. Sa rémunération, où l’on ne craindra pas de jouer à qui perd gagne. C’est la responsabilité, risquée, mais non sans une exigente prudence, de la conduite de la cure de psychanalyse. • La psychanalyse est un dispositif que je conçois comme de rémunération de la métaphore. Mais elle peut aussi fonctionner au contraire comme tentative de réparation de celle-ci. Je soutiendrais qu’en cela, elle devient mensonge et abus de pouvoir, et se mue très

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exactement en cette technologie de normalisation que dénonçait Michel Foucault. Et cela a partie liée avec ce qu’on pourrait appeler l’injonction à l’intime. Technologie de normalisation, ce qui est tout autre chose que la mise au travail d’une normativité inventive, qui passe quant à elle par la reconquête d’un espace psychique ouvert à de l’inconnu.

17 Il me reste maintenant à examiner comment elle peut obéir à l’une ou l’autre logique que je viens de mentionner. Et pour cela à revenir au dispositif qu’elle inaugure : celui de la séance de psychanalyse. En reprenant appui sur l’énoncé freudien dont je tâche avec vous, depuis le départ de cette réflexion, de parcourir quelques arpents : « Psychè est étendue. N’en sait rien ». Réflexion qui me paraît offrir une vision inédite, en tout cas non officiellement explicite chez Freud, même si elle est – métaphoriquement en certains textes – présente, de ce qu’est le refoulement, et partant de ce en quoi peut constituer sa levée, but de la cure. On peut soupçonner en tout cas d’ores et déjà ceci : à savoir que l’une des dimensions du refoulement serait précisément cette ignorance où se trouve la psychè de son étendue non enclose, c’est-à-dire d’une potentialité pour le sujet de déplacements autres que ceux qu’ordonnerait un espace clos – un labyrinthe –, et pour le coup d’invention des trajets de son existence et des figures de ses liens.

18 La séance de psychanalyse est un dispositif d’interlocution spécifique, dont le protocole obéit à une règle simple, dite règle fondamentale, qui se déploie en deux volets : du côté de l’analysant, énoncer une parole sous l’improbable régime de l’association libre ; du côté de l’analyste, écouter cette parole dans l’élément d’une attention également flottante. C’est du reste cet aspect de la règle qui, pour pouvoir être réalisé autant que possible, appelle, comme seconde règle fondamentale de l’analyse, l’analyse de l’analyste. On comprendra très vite dans la suite de mon propos pourquoi, et que là encore, la règle « technique » est très directement éthique ; il serait plus juste du reste de dire « politique », si l’enjeu de l’analyse est bien, au bout du compte, de rendre possible le questionnement des formes de vie, et non de nous plier par l’apprentissage d’une orthodoxie des labyrinthes. C’est-à-dire : les liens d’emprise, nœuds coulants des ordres, hiérarchies, pouvoirs, normes, qui veulent nous faire marcher droit, faute de quoi nous chuterions dans le non-humain, ces liens dont l’indissolubilité censément radicale est la garantie qui saura verrouiller les structures de domination qui nous tiennent asservis, ces liens sont-ils susceptibles de se dénouer, sans que l’angoisse, ou la misère abandonnique ne s’emparent de nous ?

19 C’est en ce point précisément, au carrefour de cette question, que nous retrouvons la problématique de la métaphoricité. Or la séance de psychanalyse, considérée aussi bien sous le point de vue du fonctionnement de la parole qu’elle requiert, que quant à l’étrange expérience psychique qu’elle induit – celle du transfert –, est un espace originairement, et de part en part, métaphorique. Un espace de décalage perpétuel du sens, au sein duquel justement, et parce qu’y sont mises en suspens les urgences de la vie, les métaphores sont sans cesse battues en brèche – et l’on pourrait utilement prendre ici à la lettre cette formule – en leur prétention à fournir adéquatement du sens et des images. On pourrait même soutenir qu’il est métaphorique au carré, en ceci qu’il redouble, démultiplie, et par là « fictionne », comme dirait Michel Foucault, réouvre par conséquent dans ses possibilités, l’écart initial dont nous sommes affectés : cette « extimité » que nous évoquions plus haut, source de l’invention du fameux proton pseudos. Invention dont il s’agira du coup d’exploiter les ressources. Et quant auxdites ressources, elles proviendront non de la teneur particulière de ce proton pseudos, qu’il s’agira au contraire de pouvoir décomposer, et laisser se recomposer autrement, hors

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de toute visée définitive, mais de l’espace même qu’inaugure son émergence. Un espace en tout cas dont il convient de remarquer ceci, qui intéresse notre problématique : il se verra configuré de telle sorte que puissent se disjoindre en lui, pour qui s’y aventure, conviction et certitude : rêve et cauchemar, œuvre et folie, cette folie fût-elle revêtue de l’uniforme gris, usé, poussiéreux, du conformisme le plus innocemment sûr de lui. Cette disjonction est une analyse, au sens le plus exact et le plus précis de ce terme.

20 Le détour ici par un texte de Nabokov, que je tire d’un roman intitulé La vraie vie de Sébastien Knight – et Sébastien Knight, le personnage, mort lorsque le livre commence, personnage dont son jeune frère cherche à écrire la biographie, est, tout comme Nabokov bien sûr, auteur « véritable » de la fiction dont Sébastien Knight et son frère sont les héros, l’auteur d’une œuvre –, ce détour me permettra de décrire plus précisément et d’expliciter ce que j’entends dans mon affirmation d’une métaphoricité fondamentale, et dirais-je refondatrice pour le sujet, de la séance de psychanalyse. Car l’expérience que déroule cette page, tout en parlant bien sûr de tout autre chose que d’une séance de psychanalyse, a pourtant comme une étrange ressemblance de famille, comme dirait Wittgenstein, avec l’expérience dont le dispositif analytique va produire les conditions. Voici ce texte : ...c’était comme si un voyageur se rendait compte que le pays sauvage sur lequel il promène ses regards n’est pas une réunion fortuite de phénomènes naturels, mais la page d’un livre où ces montagnes, et ces forêts, et ces champs, et ces rivières, sont disposés de manière à former une phrase cohérente ; la voyelle d’un lac se soudant à la consonne d’une pente ; une route serpentante écrivant son message en ronde, aussi lisible que celle de nos parents ; des arbres conversant par signes, langage muet compréhensible pour celui qui en a appris les gestes... Le voyageur épelle donc le paysage et le sens de celui-ci se dévoile ; il en va de même pour le motif compliqué de la vie humaine : l’on découvre qu’il est monogrammatique, tout à fait clair maintenant pour l’œil qui désenchevêtre les lettres entrelacées. Et le mot, la signification qui apparaît frappe de stupeur par sa simplicité. [...] Et comme de toutes les choses la forme laissait transparaître la signification, nombre d’idées et d’événements qui avaient paru d’une extrême importance étaient réduits, non à l’insignifiance, car rien à présent ne pouvait être insignifiant, mais à la taille même que d’autres idées et d’autres événements, à qui on déniait autrefois toute importance, atteignaient à présent. C’est ainsi que des géants brillants de notre esprit, tels que la science, l’art ou la religion, quittaient leur rang dans l’habituel système de classification et, se donnant la main, étaient mêlés et allègrement mis au même niveau. C’est ainsi qu’un noyau de cerise et son ombre minuscule sur le bois peint d’un banc vermoulu, ou un morceau de papier déchiré ou tout autre rien de ce genre, devenaient d’une taille prodigieuse. Remodelé et recomposé, l’univers livrait son sens à l’âme aussi naturellement que l’un et l’autre respiraient15.

21 Ajoutons que cette signification, pressentie dans l’œuvre de l’écrivain absent par le frère de Sébastien Knight, ne sera au bout du compte ni saisie ni fixée, mais, intensément présente, de façon diffuse, évanouissante autant que réelle, demeurera tapie dans l’éclat de la sensation qui ne parvient pas à en boucler la prégnance indubitable, claire, mais cependant, et à jamais, non assignable. Comme si plus la sensation, dans sa matérialité puissante, était vive, vraie, plus elle était aussi perception d’un incomblable écart entre les mots et les choses, pourtant étroitement entremêlés dans nos liens au monde et à nous-mêmes. Entre ces deux bords eux-mêmes singulièrement mouvants, comme l’horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, et demeure ainsi toujours à bonne distance – cette distance fût-elle, d’un point a et à un

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moment t calculable –, s’étend le champ, indéfini, du mouvement métaphorique : de l’œuvre ; de la vie humaine.

22 La séance de psychanalyse est un dispositif de décomposition du sens, et de sa recomposition kaléïdoscopique, tel que l’effet décrit dans le texte de Nabokov pourra y advenir : à savoir, indissolublement, la défaite des hiérarchies signifiantes qui voilent une vue exacte du tracé, sinueux, imprévisible, d’une existence humaine, et l’accès à la manière singulière, en partie aléatoire, dont se sont constitués pour un sujet, au sein du langage commun, si l’on peut dire sa grammaire et son lexique propres (le noyau de cerise, etc.). Or si cela peut advenir, c’est que la combinaison, clé de voûte de l’espace analytique, de l’attention également flottante de l’analyste, ce parfait étranger à l’histoire de celui qui parle sur le divan, et de la parole associative de l’analysant – et sans cette attention spécifique de l’écoute analytique, aucune associativité véritable de la parole ne pourra se déployer et prendre force –, cette combinaison donnera entièrement carrière au régime métaphorique, et ce sur plusieurs plans à la fois. On en dénombrera trois : l’un à l’œuvre dans la logique associative elle-même, puisque celle-ci est gouvernée par des déplacements issus de ressemblances, ces ressemblances fussent- elles improbables et fragmentaires. Ensuite, dans le déploiement de l’amour de transfert, c’est-à-dire du lien entre l’analysant et l’analyste, né de cette parole ouverte, il est en même temps question d’autre chose, d’autres et anciens liens d’amour, qui se mettront si l’on peut dire à flotter, et donc peut-être à pouvoir exister autrement que comme fixations d’emprises, dans l’élément de cet amour sans attachement qu’est l’amour analytique : sans attachement parce que indifférent à la vie particulière de chacun des protagonistes de cet étrange lien ; et nous ne confondrons pas ici la particularité, dans laquelle toute vie est prise, mais où il est préférable qu’elle ne se trouve pas cloîtrée, avec la singularité, irréductible, même à coup de particularités rassurantes, car toujours reconnaissables, identifiables. Car si le « particulier » est affaire de contenus, de ce qui fixe ces derniers et en détermine les contours, donc d’objets, un tel aspect n’intéresse nullement la question du « singulier », où il s’agira au contraire de percevoir des positions, des mouvements, des trajectoires, et donc des façons, toujours uniques, à l’infini de leurs métamorphoses, d’engendrer l’espace. Ainsi l’amour de transfert, pour en revenir à lui, sera-t-il un amour de toutes façons métaphorique de part en part, pas moins véritable pour cela, et l’un de ses effets, non le moindre, sera de redonner accès à la manière dont les premiers liens qu’il répète furent eux-mêmes des métaphores, voire des métaphores de métaphores : des façons pour le petit humain de donner du sens, par traduction-invention tâtonnante, à cette extimité dont nous parlions plus haut. Sauf que, et là gît l’oubli de la métaphoricité en son ouverture indéfinie et partant proliférante – appelons refoulement un tel oubli –, cette traduction pourra s’être mise à fonctionner comme unique version requise du lien : intimation, fabriquant l’intimité en ses figures particulières, justement, ainsi que le cortège des asservissements qu’elle perpètre. Nous serons là au cœur de ce qui fait l’efficience des relations d’emprise. C’est en cela que la psychanalyse, art des passages, comme nous le soutenions en commençant, a pour politique de desserrer l’étau desdites relations d’emprise, par la réouverture, non sans douleur certes, d’un espace de métaphoricité non clos. Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse lui arriver, cyniquement, effrontément, de piétiner cettte politique, source, on le conçoit sans peine, d’une rétivité certaine aux différents diktats qui veulent nous faire marcher droit, au profit d’une autre peut-être à bien des égards plus juteuse et moins propre à produire l’indocilité. Sans doute rencontrerons-nous là l’un des ses plus inquiétants périls, j’y

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viendrai dans un instant. Mais il me faut auparavant en venir au troisième aspect par lequel la psychanalyse est un espace originairement métaphorique, mais après-coup, réitérant ainsi, et renouvelant par là même, la dimension d’après-coup dont nous avons montré plus haut comment elle inaugurait l’extimité foncière au travail dans toute singularité. C’est que, bien sûr, une cure de psychanalyse, de par la temporalité de toute histoire subjective, vient nécessairement en un temps second dans une vie, second de toutes les manières ; mais en même temps, le dispositif qu’elle inaugure, radicalement neuf, inexpérimenté à chaque fois, a priori dans son fonctionnement, c’est-à-dire offrant aux méandres d’une vie un espace inédit, décalé, à partir duquel pourront se redéployer les métaphores initiales qui auront dessiné ces tours et détours, ce dispositif manifeste au plus clair, et matérialise, la fécondité inépuisée, et pourrait-on dire, la puissance onirique de ce temps de l’après-coup. Car la parole en analyse, prise dans l’élément du transfert, zone intermédiaire entre le rêve en sa logique et la vie en sa nécessité, donnera lieu, de par le crédit qui lui est prêté – un crédit lié à la libre capacité de rêver de l’analyste –, à une réinvention métaphorique, au prix de la dissolution d’un trop plein de sens qui aura saturé, alourdi, et paralysé, la « labyrinterrorisant », l’existence d’un sujet ainsi ligoté aux métaphores par lesquelles il se sera, en quelque jour lointain, lié à ses semblables. Ceci à condition, il importe de le souligner, que soit toujours maintenu ouvert l’écart entre la promesse de sens et tout accomplissement définitif de celle-ci. C’est pourquoi l’interprétation analytique ne saurait être une herméneutique – retrouver le « vrai » sens supposé caché, mais une secousse capable d’initier de la création signifiante ; ou encore, une façon de couper, comme sur un rosier, une fleur à l’intersection même de l’arbuste où d’autres boutons pourront repousser et s’épanouir ; et ce n’est pas n’importe où, nul ne l’ignore. Cela suppose, on le comprend, que l’extension, sans bords fixes, du sens soit sans cesse réinvestie. Et que l’analyse, par conséquent, puisse être ce patient apprentissage par psychè qu’elle est en effet étendue, et non labyrinthe, en dépit des apparences. Extimité, pas nécessairement horrifiante, et non le « sale petit tas de secrets ». Et que la règle de l’analyse ; « dites ce qui vous vient à l’esprit », ne saurait en aucun cas, comme le soutient Jacques Alain Miller commentant, et soumettant à réduction normative (il faut, dit-il, « normaliser » les « paradoxes lacaniens »16 ! ! ! ce qui ne laisse pas de faire frémir quant aux enjeux d’une telle normalisation) l’invention lacanienne du terme d’extimité, se concevoir comme injonction, « intimation », dit-il, à « faire savoir », accès donné à l’« intime », viol légitime en somme, ou procédure d’aveu, comme dirait alors, à juste titre, Michel Foucault. Conséquence peu surprenante de ce forçage de la notion d’extimité, qui ferait de cette dernière, incarnée en la figure toute puissante de l’analyste la clé du verrou, alors bien sûr absolument nécessaire, de la structure dite d’intimité (ou l’analyste en Barbe Bleue...) : l’effacement de ce signifiant, on saisit bien maintenant pourquoi, dans l’édition légitime que le gendre publiera. Histoires de famille, bien sûr, dans la version qu’en dévoilent très souvent les affaires d’héritages. Histoires de famillles, c’est-à-dire en l’occurrence d’emprises validées en dominations supposées garantes du bon ordre des choses. Dominations qui tiennent pour autant qu’elles assigneront d’ailleurs, justement, une certaine place aux femmes conforme à un modèle du « féminin » reposant précisément sur cette construction de l’« intimité », d’un « dedans » d’autant plus propre à être objectivé, et aisément asservi qu’il sera protégé, surtout de cette « pensée du dehors » où se déroulerait, librement, la puissance d’œuvre. Il y aurait là, mais c’est un autre chapitre, beaucoup à dire sur le destin, dans notre civilisation qui

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« n’autorise même pas les femmes à être sorcières ! », comme l’écrit dans un roman délicieux17 Sylvie Towsend Warner, des femmes artistes. No more comment.

23 Que psychè soit étendue, et que les tropismes qui vont engluer les modalités usuelles de la relation à la question du féminin, ou plutôt des femmes, ces étrangement pareilles aux hommes, nonobstant la différence anatomique de sexe qui distingue les un(e)s des autres, effectuent le repliement en labyrinthe de cette extension, et par là même sa méconnaissance, un texte de Freud nous le montre de très jolie manière. Un texte tiré de L’inquiétante étrangeté, article tout entier dédié à cette affaire de l’extime. Voici ce texte : Un jour que je flânais, par un chaud après-midi d’été, dans les rues inconnues et désertes d’une petite ville italienne, je tombais par hasard dans une zone sur le caractère de laquelle je ne pus longtemps rester dans le doute. Aux fenêtres des petites maisons, on ne pouvait voir que des femmes fardées, et je me hâtais de quitter la ruelle au premier croisement. Mais après avoir erré pendant un moment sans guide, je me retrouvai soudain dans la même rue où je commençai à susciter quelque curiosité, et mon éloignement hâtif eut pout seul effet de m’y reconduire une troisième fois par un nouveau détour. Mais je fus saisi alors d’un sentiment que je ne peux que qualifier d’unheimlich [...]18.

24 Expérience analogue à d’autres, que Freud décrira également dans ce même article : se trouver égaré dans une forêt où l’on tourne en rond, chercher la porte dans une pièce noire et se cogner toujours au même meuble sans la trouver, ou tomber fortuitement sur son propre visage dans une glace, sans l’identifier immédiatement : voir son extimité , alors immédiatement refusée. Pour revenir au « labyrinthe » italien de Freud, nous dirons simplement, décalant en navigation la marche dans la ville, que sur les étendues marines, on pourrait tomber sur des sirènes, qui ne sont pas exactement des minotaures... En une fascinante condensation, ce texte qui vacille entre rêve et cauchemar nous donne l’exacte mesure de l’enjeu qui nous occupe, s’agissant des mouvements de la psychè : étendue versus labyrinthe. Il s’en faudrait de très peu en tout état de cause, pour que cette situation ne bascule dans l’angoisse, et c’est, tout comme chez Kafka, la respiration du burlesque, signe de non-adhérence à la menace d’enfermement, qui parvient à l’en sauver. Il apparaît d’autre part clairement, à l’occasion de la petite expérience que relate ce texte, à travers ce qu’elle vient en quelque sorte métaphoriser, qu’une certaine peur, assortie d’une façon d’identifier comme altérité ce qui fait peur, fabrique le labyrinthe. Le labyrinthe : structure de clivage, durci dans les murs en dédale, de l’extimité en deux entités ennemies. Ainsi existera, encagée, repoussée, solennellement sommée de demeurer tout ce qu’il y a de plus extérieure à soi, mais exerçant une irrépressible attraction, de l’altérité faite de l’altération dont sa peur aura purifié le héros. Altérité qui prend ici la figure des prostituées, dames qui n’ont, comme tout analyste attentif le sait bien sûr, aucun rapport avec ce qu’il peut faire, et sont par ailleurs l’un des avatars du monstre féminin. Mais en même temps, et par cette sorte de généalogie plutôt légère et drôle, si chargée soit-elle, il apparaît aussi, et c’est précisément le sentiment ambigü d’ unheimlich qui le signale, qu’en aucun cas le labyrinthe n’est nécessaire. Davantage, qu’il n’existe pas. Seule existe la marche qui lui donne consistance. Mais les pas qu’elle dessine ne sont pas les seuls possibles : danser aussi, par exemple, est chose humaine, et façon d’engendrer l’espace, alors entretissé au mouvement lui-même, comme sa respiration. Cette danse pourra être une simple marche19, dès lors que son pas ne sera pas obnubilé, obturé, étouffé, par l’évitement. Où la danse se déploierait comme la puissance onirique de la marche. La version qu’Alain Buffard donne de l’extime,

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décidément, dans les différents plans qu’elle étale, peut ô ! combien inspirer la méditation de notre pratique d’analystes ; laissons à Jacques Alain Miller la passion de l’orthodoxie.

25 « Psychè est étendue. N’en sait rien »,donc. Mais peut en apprendre quelque chose. Ce qui signifiera, tout comme de pouvoir parcourir la terre avec pour seule frontière la ligne d’horizon, cette ligne qui n’est pas un couloir, et que nos propres déplacements déplacent d’autant, ce qui signifiera donc, si on en revient à ce dont est fait le le lien humain, à savoir ce que Wittgenstein appellait les jeux de langage, en leur extension indéfinie – puisqu’il est toujours possible de créer un nouveau jeu –, que l’opération métaphorique, ce déplacement incessant du sens – le sens comme horizon, justement –, ne saurait se clore. Saturée, elle peut être meurtrière. Et disant cela, je pèse mes mots.

26 Déplier le rêve, donc, qui replié, est labyrinthe. Déplier le rêve, dans cet analogon de son espace processuel incessamment métaphorisant qu’invente le dispositif de parole de la séance. Analogon en effet, puisque la logique onirique – condensation, déplacement, par ressemblance – est précisément celle que réitère l’association libre. Dispositif dont on peut soutenir qu’il offre un lieu à une matérialisation de l’extime, un lieu sis au bord, actualisé, de l’existence de l’analysant. Ainsi peut-être quelqu’un pourra-t-il, singulièrement, trouver les voies pour que sa vie puisse prendre forme comme son rêve continué par d’autres moyens. Son rêve avec ses « prochains », comme écrivait Freud. Loin d’un quelconque solipsisme, mais au prix cependant d’une inévitable solitude.

27 « Je me déplace dans l’espace pour dilater le temps », écrivait sur l’écran de son ordinateur le personnage d’un film d’Élia Suleiman, intitulé Chronique d’une disparition. Énoncé qu’on pourrait imaginer réversible pour le sujet en analyse, lequel pourrait fort bien décrire son propre voyage en disant : « Je me déplace dans le temps (dans la mémoire enfouie des premiers liens, des premiers tâtonnements qui ourdirent la trame des premières métaphores) pour dilater l’espace. » L’espace pour respirer et vivre. Pour déplier son rêve et lui trouver son pas.

NOTES

1. Troubles, in « Revue européenne des sciences sociales », t. XXXVII, 1999, No 113, pp. 45 ss. 2. Friedrich Dürrenmatt, La mort de la Pythie, suivi de Minotaure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990. Ce récit a servi de référence pendant les travaux du colloque ; on en trouvera un résumé dans la contribution introductive de Marie-Jeanne Borel, dans le présent numéro de la Revue. 3. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. I, p. 424. 4. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1973, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, pp. 868/9. 5. Voir Michel Foucault, La folie, l’absence d’œuvre in L’histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972, p. 575 ; et Dits et Écrits, tome I, pp. 172-188. 6. Michel Foucault, Dits et Écrits, t. 4, p. 256. 7. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op.cit., p. 895.

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8. Sigmund Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique, in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, pp. 363-369. 9. Voir Nicole Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997. 10. Sigmund Freud, in Résultats, idées, problèmes, t. II, p. 135. 11. Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977, p. 91. 12. Michel Leiris, Biffures, Paris, Gallimard, 1982, p. 12. 13. Sigmund Freud, in Résultats, idées, problèmes, t. II, p. 288. 14. Sigmund Freud, Traitement psychique, in Résultats, idées, problèmes, t. I, p. 14. 15. Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sébastien Knight, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1979, p. 268. 16. Jacques-Alain Miller, Extimité, cours sur Le Séminaire livre VII, 1985-86 (Dactylographie). 17. Sylvia Townsend Warner, Laura Willowes, Paris, Gallimard, Coll. Folio. 18. Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 238. 19. Voir entretien avec Alain Buffard, in « Vacarme », N° 7, sur la marche comme « état absolu de la danse ».

AUTEUR

SABINE PROKHORIS Paris

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Notes sur les métaphores fondatrices de la connaissance sociologique

Giovanni Busino

1 La publication du livre Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont a relancé récemment le débat sur l’importance et le rôle des métaphores dans l’élaboration des connaissances dans les sciences de l’homme et de la société. Bien que ces deux auteurs aient clairement écrit de ne point sous-évaluer la dimension heuristique des métaphores, d’en contester uniquement les usages abusifs et incontrôlés, surtout ceux dépourvus de justifications empiriques ou conceptuelles et quand ces mêmes usages génèrent des véritables mystifications1, – néanmoins nombreux sont ceux qui persistent à les accuser d’être obsédés par une soi-disant « positivité » de la science, notamment de la physique, d’ignorer « que les sciences humaines et sociales sont d’un ordre de difficulté sans commune mesure avec l’étude de la nature, que leur textualité est d’une toute autre nature », qu’on ne peut juger ces sciences qu’« en fonction de leurs critères propres de validité », sans quoi par ailleurs il serait impossible « de faire émerger des effets de sens bien plus subtils que le plat accord entre une expérimentation et une théorisation toutes deux technicisées et instrumentalisées »2.

2 Jacques Bouveresse, dans un pamphlet à la fois caustique et narquois mais très revigorant3, s’est élevé contre une telle conception, contre les emprunts abusifs à d’autres domaines, contre les constructions théoriques faisant l’économie des données empiriques spécifiques, et il a montré, à coups de griffes acérées, les effets pervers produits lorsque les métaphores sont utilisées sans contrôle. Les emprunts abusifs de concepts ou de théorèmes ne donnent jamais la dignité de science aux énoncés sans contenus ni même de la solidité factice aux arguments qui disent tout de rien ou rien du tout. Au contraire, ils provoquent de la confusion, du verbiage, des amphigouris.

3 Ces controverses, parfois brouillonnes et déconcertantes4, ont eu au moins le mérite de faire ouvrir à nouveau le dossier, au demeurant déjà fort épais5, sur l’importance et la fécondité des analogies et des métaphores pour le travail cognitif des disciplines non expérimentales, celles qui ne peuvent ni ne savent construire leurs objets comme des

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objets formels. En même temps, ces mêmes controverses nous ont rappelé que les schèmes analogiques et métaphoriques constituent invariablement les bases des catégories, des présupposés, des concepts et des schèmes d’énonciation des sciences de l’homme et de la société, qu’ils permettent de construire une structure du réel par le biais de la ressemblance des rapports entre des réalités hétérogènes et des isotopies différentes, moyennant l’extension du sens antérieur d’un signifiant, l’attribution de deux sens un peu différents d’un même mot (l’antanaclase), l’intégration de perspectives variées, le gommage de tout ce que pourrait révéler que les variables et les structures construites ne sont pas comparables entre elles sous tous les rapports. C’est ainsi que les chercheurs arrivent à extraire du sens d’un contexte et à l’introduire dans un autre, à croiser des cadres de références hétérogènes et à rendre intelligibles des concepts obscurs et indistincts en les raccordant à des concepts clairs et distincts.

4 En un mot, les schèmes analogiques et métaphoriques permettent aux chercheurs, parfois après une épuration sommaire de certains contenus intuitifs, d’étudier les processus sociaux et de construire des représentations plausibles du monde social. En outre, ces schèmes leur permettent de généraliser les descriptions de phénomènes qui échappent aux transcriptions directes, d’aller au-delà des énumérations des caractères des phénomènes observables, de circonscrire des nouveaux champs perceptifs, d’élaborer des nouveaux langages et des nouvelles approches dans le but de bien poser les problèmes et d’en trouver, le cas échéant, des solutions. Toutefois, en dépit de tout, l’épistémologie des sciences sociales n’offre aux chercheurs aucune véritable théorie systématique susceptible de leurs faire distinguer les bonnes des mauvaises métaphores, les modèles des métaphores, les analogies de proportion de celles d’attribution. A cause de cela, en outre, les risques d’amalgames sont nombreux, courants, inévitables, tandis que le verbiage pur et simple qui mêle les effets avec les faits est à l’origine de maintes confusions, d’ambiguïtés et de multiples paradoxes.

5 Une histoire des usages et du modus operandi des métaphores, mais aussi des synecdoques, des métonymies et des tropes les plus courants, pourrait permettre d’expliquer les raisons de ces carences et peut-être de mettre en évidence de quelle façon la structuration de l’analyse sociologique, même lorsqu’elle fait appel aux modèles analogiques et aux modèles iconiques, aux schèmes analogiques, aux typologies6, reste toujours le produit d’intuitions et d’utilisations métaphoriques. En effet, contrairement aux affirmations d’Aristote, pour lequel la métaphore délocalise « un mot vers un sens différent de son sens originel » et donne « à un objet un nom qui désigne un autre objet »7, les sociologues donnent pour acquis qu’elle transfère non seulement les termes mais également des systèmes conceptuels, qu’elle favorise les échanges d’un niveau ou degré à d’autres niveaux ou degrés, qu’elle assure l’élaboration d’approches analytiques stéréoscopiques et qu’elle est toujours porteuse de sens, notamment quand il n’y a pas de critères certains de proportion et de correspondance et que les « objets » n’existent pas indépendamment des conceptions théoriques avec lesquelles ils ont été construits. En vérité, si la métaphore permet de former de nouveaux prédicats d’observation, de regarder les phénomènes sociaux « comme si » et de les rendre intelligibles en tant qu’objets particuliers d’expérience en les dotant de buts, de fonctions, d’objectifs spécifiques, néanmoins elle privilégie un élément au détriment de tous les autres, fait ressortir une ressemblance mais dissimule les différences ou les ramène à l’identité.

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6 Le rattachement ou/et le rapprochement d’éléments hétérogènes impliquent forcément la formation d’une longue chaîne des métaphores. A ce propos, l’organicisme offre des exemples significatifs. Les métaphores biologiques pour l’interprétation des phénomènes sociaux ont été utilisées dès l’aube de la sociologie. Pour rendre intelligibles les phénomènes sociaux, de Comte à Spencer, on a fait appel aux figures de l’organisme biologique et puis on les a détaillées avec les métaphores de la sélection, de l’hérédité, de la lutte pour l’existence, des facteurs bio-sociaux et démographiques. La sociobiologie, pour rendre intelligibles les comportements humains, fait des larges emprunts à l’évolution, à l’éthologie, à la génétique des populations, à la théorie des comportements sociaux des animaux.

7 Un petit échantillon de ces usages, au demeurant nombreux et variés, devrait permettre d’évaluer ici, tout au moins en première approximation, l’importance cognitive des métaphores pour la construction des objets d’expérience, des représentations sociales, pour la compréhension des pratiques des sociologues (comment manipulons-nous les similarités, les similés, les identités, les différences ?) et du langage de la sociologie (comment arrive-t-elle à intégrer les points de vue et les multiples perspectives sans corroder les différences spécifiques des phénomènes étudiés ?)8.

8 Les sociologues supposent que les propriétés stéréoscopiques des métaphores transmettent des connaissances utiles pour leurs recherches, bien que leur nature soit disparate. En effet, certaines de ces métaphores aident à élaborer un signe qui possède les propriétés du signe visuel représentatif. Les logiciens les nomment « métaphores iconiques ». Porteuses de propositions synthétiques, analytiques et/ou logiques, ces métaphores font référence à elles-mêmes au sein d’un même système ou encore aux jeux des interrelations entre une catégorie quelconque et l’un ou l’autre des spécimens pris en considération. Elles aident à décrire les phénomènes et beaucoup moins à en comparer les ressemblances et les différences. Un exemple paradigmatique nous est donné par le sociologue Vilfredo Pareto quand il utilise la métaphore de la toupie renversée ou de la flèche pointue pour étaler sa théorie de la distribution de la richesse dans les sociétés du passé et du présent, ou encore quand il fait appel à la métaphore géologique pour élaborer la théorie de la circulation, ascendante et descendante, des élites entre les différentes couches et strates de la société. D’autres exemples nous sont donnés par les types idéaux utilisés par Max Weber dans ses études sur les religions mondiales et par Emile Durkheim dans ses livres sur la division du travail social et sur le suicide.

9 D’une autre nature sont les « métaphores analogiques », lesquelles impliquent un système des relations, entre des espèces et des catégories, fondé sur l’égalité des rapports ; elles créent des images par comparaison et/ou par contraste et laissent entrevoir à quoi ces images ressemblent. L’épidémiologie, par exemple, a permis à certains sociologues d’analyser la propagation, la fréquence, la distribution et l’évolution des rumeurs sociales, et l’oncologie à élaborer la doctrine du racisme en tant que cancer moulinant le tissu social. Les « métaphores analogiques » favorisent la formulation de nouvelles théories et d’autres représentations du réel grâce à l’assomption de certaines similitudes entre différents rapports. Le raisonnement par induction, qui passe, à la suite d’inférences successives, du particulier au général, est la forme de procédure analogique la plus usitée en sciences sociales.

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10 Les « métaphores illustratives » permettent, quant à elles, de faire appel à un simile, à un comme si. Une telle procédure, certes utile du point de vue analytique, dispense de la comparaison à dimensions multiples et dissimule spécieusement ce qu’elle est supposée illustrer. Gordon Tullock, et d’autres avec lui, utilise ce genre de métaphores illustratives lorsqu’il applique à la politique et à la bureaucratie la théorie du marché (monopole, concurrence, coût d’information, etc.), à l’électeur la théorie du consommateur et métamorphose la rationalité économique en rationalité politique et les intérêts individuels en intérêts généraux.

11 En sociologie, les métaphores de base les plus couramment utilisées prétendent décrire des univers déterminés et revendiquent la possession de contenus spécifiques. La théorie de l’habitus et celle des champs de Pierre Bourdieu en sont des exemples. Ces métaphores de base, constituant l’ontologie implicite de la sociologie, sont : (1) le mécanicisme (traiter les phénomènes sociaux comme des variétés des phénomènes physiques) ; (2) l’organicisme (rendre intelligibles les phénomènes sociaux en s’appuyant sur les sciences de l’organisation du vivant) ; (3) l’économisme (concevoir l’acteur social comme capable d’intentions, de stratégies, de calcul, de rationalité instrumentale et procédurale) ; (4) le sociologisme (prééminence de la totalité sur les parties la constituant, la société surplombe les individus) ; (5) le langage (l’action réciproque des êtres humains et les signes qui la rendent visible n’est possible que par l’appartenance à une communauté de significations d’où la primauté des signes langagiers) ; (6) la mise en scène théâtrale, la dramaturgie (les comportements sont régis par le cadre définissant la situation, d’où les emprunts aux rituels de présentation et d’interaction du théâtre) ; (7) le jeu (dans les situations d’interaction de caractère stratégique l’agent est un joueur qui vise à maximiser ses avantages) ; (8) le réseau (tantôt c’est le refus de la dichotomie nature/société, science/politique, sujet/objet, homme/animal, etc., la totalité devient une structure contraignante, constituée d’éléments liés par des degrés d’interdépendance et faisant émerger des relations et des interactions, tantôt c’est le paradigme des technologies de l’information qui offre les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière).

12 L’application que les sociologues font de ces huit métaphores de base (mais il y en a d’autres moins courantes) n’est pas uniforme. Elle varie d’un auteur à l’autre et rarement il est possible de déduire les conditions à venir des conditions observées.

13 Prenons le cas de la métaphore tirée de (1) la mécanique ou de la thermodynamique9. Pareto y fait constamment référence. La théorie de l’équilibre est au centre de toutes ses analyses. La métaphore de l’équilibre (construite sur l’idée d’égalité de force entre deux ou plusieurs réalités opposées et sur l’idée de repos découlant pour ceux qui s’y trouvent soumis) ainsi que les notions de stabilité, instabilité et équilibre dynamique, lui servent pour tenir ensemble et puis analyser les phénomènes économiques et sociologiques. Talcott Parsons, lui aussi, fonde sa théorie du système social sur la notion d’équilibre. Mais ni Pareto ni Parsons ne se rallient à la thèse selon laquelle l’équilibre du système est garanti au moment où tous ses composants sont en position d’immobilité et ils y reviennent spontanément si une perturbation provient de l’extérieur. Les deux donnent à la notion des significations si différentes (entropie maximum, introduction d’un ordre diminuant l’entropie, processus autonome d’équilibration, équilibre des conditions permanentes, activités et ouvertures dans les échanges, processus fonctionnel différent de la structure, etc.) que chacune d’elles peut être conçue comme une métaphore en soi, par ailleurs difficilement comparable ou

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intégrable avec les autres dans un ensemble unique. Et pourtant chacune d’elles, généralisant certaines conclusions à un autre domaine, à un autre niveau d’action, éclaire bien l’objet étudié et met en évidence les imbrications des contextes et de relations. Grâce à ces relations, on arrive à organiser, avec des catégories disponibles, les phénomènes perçus par les sens et à les rendre intelligibles en première approximation10.

14 Les métaphores tirées de (2) l’organicisme sont encore plus nombreuses et chez les pères fondateurs de la sociologie se marient avec les mécaniques et elles n’ont que des liens assez lâches avec la pratique méthodique de traitement des informations empiriques. On peut même ajouter que les métaphores organiques constituent le lieu commun le plus ancien et le plus utilisé des représentations de la société. D’elles, par des procédures inférencielles hasardeuses11 et des hypothèses risquées, par des opérations indifférentes aux règles des démarches empiriques (constats, mesures, mises en relations, constructions et interprétations liées entre elles), Spencer et Durkheim ont dérivé la théorie du passage du simple au complexe ; Comte, Marx, Tylor, Morgan celles des étapes ou des stades du développement ; Parsons et Merton la théorie de l’évolution sociale et Smelser, avec tant d’autres, celles du progrès et du changement12.

15 L’organicisme a permis de concevoir la société comme un organisme biologique, en tant que système relativement fermé, ayant une finalité prépondérante, celle de survivre et croître. Pour réaliser cette finalité, la société doit s’adapter au milieu et mettre en place des stratégies complexes afin de se produire et se reproduire. Les divers types de sociétés (société de chasse et de cueillette, pastorale, horticole, agricole, industrielle, etc.) correspondent aux stades de développement de l’organisme vivant. Les changements sont engendrés par les lois naturelles du développement. Ils relèvent rarement du hasard ; ils sont lents, continus, progressifs, linéaires, nécessaires, endogènes. Les sociétés primitives sont celles dont l’évolution ne fait que commencer ou qui s’est bloquée. D’où les métaphores analogiques, utilisées même par Jean Piaget, entre les enfants et les primitifs, entre les stades et périodes dans le développement de l’intelligence chez l’enfant et l’histoire des sciences, entre la psychologie génétique et l’épistémologie. Les analogies biologiques permettent d’identifier dans les sociétés primitives les facteurs de croissance des sociétés modernes, mais à une phase antérieure de leur évolution. Elles deviennent ainsi les présupposés de la plupart des théories du changement, du développement et de la modernisation.

16 Que la société soit un organisme dont les fonctions, par ailleurs indéfinissables en termes de conduites observables empiriquement, visent de façon téléologique à en garantir la survie, ce postulat d’universalité évolutive, transposé mécaniquement de l’organisme biologique à l’organisme social, demeure, pour le moment, très problématique : sa logique est circulaire, ses hypothèses invérifiables, ses généralisations irréfutables, ses apories nombreuses et ses contradictions internes caractérisées par d’insurmontables difficultés conceptuelles. Il n’en reste pas moins que les différentes versions de cette métaphore organique aident à circonscrire certains phénomènes autrement indiscernables, à réduire la complexité, et pour ces raisons elles continuent à prospérer, ainsi que les travaux d’Edward O. Wilson et la sociologie de la « bio-cultural evolution » du sociologue Joseph Lopreato nous le prouvent.

17 Les sociologues font aussi appel aux métaphores économiques (3) à cause de la proximité de l’économie avec les sciences naturelles. Certains d’entre eux, fascinés par

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les progrès de la science économique, pensent que l’adoption de la méthode économique sortira la sociologie de l’impasse. Dès lors, ils empruntent à l’économie néoclassique son postulat fondateur : la société se compose d’individus juxtaposés, recherchant leur intérêt de manière rationnelle. Ils entrent en contact les uns avec les autres par l’intermédiaire du marché afin de maximiser leurs intérêts. Un ordre est ainsi créé grâce aux mécanismes d’ajustement automatique du marché. Les agents cherchent toujours à atteindre leur propre position d’équilibre. Chaque agent est doté de volonté-liberté et de capacité-efficacité, qualités indispensables pour réaliser ses objectifs. Les sociologues vont étendre de façon métaphorique ce paradigme du marché aux sphères non marchandes, en somme à tous les aspects de la vie sociale. Gary S. Becker affirme : « En fait, la théorie économique est peut-être en passe de fournir un cadre unifié à tout comportement qui met en œuvre des ressources rares, non marchandes, non monétaires aussi bien que monétaires, internes à un groupe restreint aussi bien que concurrentielles. » Et ailleurs, le même dit : « Tout comportement humain peut être conçu comme mettant en jeu des participants qui maximisent leur utilité à partir d’un ensemble stable de préférences et qui accumulent la quantité optimale d’informations et autres intrants sur une variété de marchés. »13

18 Cette métaphore économiciste implique, entre autre, la constitution de toutes les sciences sociales en économie généralisée des comportements humains, du mariage à la criminalité, de l’adultère à la justice, des associations sans buts lucratifs au marché religieux, du vote électoral à l’assistance aux pays en voie de développement. Chaque individu ne trouve le sens de ses actes qu’à maximiser ses utilités. Produire ces mêmes utilités de façon efficace reste le seul, l’ultime enjeu de ses choix qui portent sur le temps, le seul bien vraiment rare. Un exemple servira à illustre ces propos, exemple tiré de A Theory of Marriage que Becker a publié en 1981. D’après cet auteur, pour analyser la famille, il faut s’en référer à la théorie économique de l’entreprise, car la famille n’est rien d’autre qu’une « petite usine ». Elle se constitue exactement comme une entreprise. En effet, le contrat de mariage est le résultat d’un processus de tâtonnement sur le marché du mariage. L’enjeu – le choix du conjoint – concrétisera la maximisation des utilités liées de deux individus. Dans la famille, les individus produisent des satisfactions finales, objets d’une fonction d’utilité familiale contribuant à transformer toute consommation en production. Il est alors facile de formaliser la production de ces utilités et de constater que la fonction de production domestique introduit le temps comme un bien rare. Dans une situation de maximisation des utilités sous certaines contraintes (une contrainte de budget et une contrainte de temps), comment les membres d’une famille vont agir ? En utilisant leur temps entre la production de revenus par le travail salarié et la satisfaction de certains besoins d’origine non marchande. De tels emprunts, permettent, certes, de traiter la famille comme s’il s’agissait d’une entreprise ; cependant, ils nous contraignent à considérer le temps dans la famille comme l’équivalent du temps du travail salarié, à confondre le privé avec le public, à escamoter le fait que dans le travail domestique il y a une part non mesurable, car invisible socialement, à ignorer que les échanges ne peuvent pas tous être transcrits en langage monétaire et formalisés. Derrière tout cela, il y a, bien entendu, une représentation métaphorique de la société en tant que mécanisme de régulation automatique, en tant qu’ordre naturel, en tant que système physique ou organique.

19 Ces emprunts métaphoriques ont donné naissance à un important courant intellectuel que l’on nomme aujourd’hui « théorie de l’action rationnelle » (Rational Action ou RAT

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ou encore Rational Choice). Il regroupe des tendances différentes : la « logique de l’action collective », le « rationalisme méthodologique », l’« actionnalisme » et l’« individualisme méthodologique ». Tous les tenants de ce courant empruntent à l’économie néoclassique la métaphore selon laquelle les acteurs sociaux agissent en fonction de leur préférence, et donc se comportent de manière rationnelle. La tendance purement économiciste exclut, en principe, de sa rationalité la solidarité, le pouvoir et le prestige ; celle du rationalisme les comportements gouvernés par des normes et des règles ; celle de l’actionnalisme les croyances et les préférences ; celle de l’individualisme n’importe quelle forme de totalité. Toutes ces tendances n’aboutissent point aux mêmes résultats. Par exemple, l’individualisme méthodologique peut renverser ou éliminer son économisme de départ, alors que le rationalisme économique doit rompre avec l’individualisme méthodologique pour rester fidèle à ses corollaires (agir de façon égoïste, exclusivement pour ses intérêts, se contenter de « satisficing » plutôt que de maximisation ou d’optimisation, divers facteurs affectent la fonction d’utilité, l’information est toujours correcte et l’environnement de l’action est toujours constant et donné).

20 La métaphore sociologistique (4) trouve en Durkheim son créateur. L’auteur de Les règles de la méthode sociologique, ainsi que François Bourricaud l’a montré de façon magistrale14, n’est jamais arrivé à s’arracher vraiment aux enchantements et aux facilités des approches mécaniste et organiciste ; ni à se débarrasser de la croyance qu’il n’y a d’autre voie dans l’étude des sociétés que celle fournie par les règles, les procédures et les raisonnements déductifs et inductifs, par les modèles de rationalité des sciences physiques. Durkheim répète que les faits sociaux sont des choses, qu’ils n’ont rien à faire avec la psychologie, qu’ils sont des représentations d’un sens collectif, que la société est un super-organisme précédant et constituant les individus ainsi que leurs sentiments et leurs croyances. La conscience collective ne dépend pas ontologiquement des intentionnalités individuelles ni elle n’est la résultante des comportements individuels à expliquer. Elle est génitrice d’histoire mais entièrement étrangère à l’histoire. Ces flux d’emprunts conceptuels, ces usages métaphoriques de concepts élaborés à l’abri des astreintes spatio-temporelles, font que l’explication sociologistique se base sur des concepts réifiés, qu’elle donne lieu à un savoir aux frontières incertaines, à l’identité nébuleuse, aux résultats cognitifs contestables, à des nombreuses contradictions internes, mais aussi à des incohérences de méthodes, comme celles que les catégories de l’anomie et du fatalisme produisent dans le cadre de l’analyse causale.

21 La culture et la langue (5), en tant que charpente de la société, en tant que système d’expression et de communication pour définir l’action sociale, a commencé très tôt à intriguer les sociologues. Marcel Mauss a souvent écrit que le social constitue un texte à lire, que les comportements doivent être déchiffrés en tant que rapports d’échanges, de réciprocité et d’équivalence, que les faits sociaux sont des réalités symboliques, dotées de règles grammaticales, avec des morphèmes et des phonèmes. Depuis, pour enraciner la réalité sociale dans l’univers symbolique, trois approches ont été élaborées par les sociologues : l’interactionnisme symbolique, l’ethnométhodologie et le structuralisme. En appliquant métaphoriquement à la sociologie plusieurs schémas analytiques de la linguistique générale, et notamment ceux de diachronie/synchronie, forme/substance, langue/parole, logique/langage, sens/signe, les sociologues ont cru mettre en évidence les systèmes de règles qui régissent la société, son fonctionnement ici et maintenant, découvrir le mode de production des significations ainsi que la modalité de

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construction de la réalité sociale. Néanmoins, ils n’ont jamais pu caractériser la spécificité de la langue par opposition aux constructions sociales qu’elle serait capable d’élaborer et de façonner. Si la langue organise et conditionne notre manière de concevoir le monde, nos comportements sociaux, nos systèmes symboliques, doit-on alors dire que l’ordre social est langue ? Mais puisque ni la langue ni la société n’ont un statut ontologique transcendantal, puisque ni la linguistique générale ni la sociologie ne possèdent d’unités concrètes susceptibles d’être immédiatement reconnues, les sociologues se sont trouvés dans une impasse. Cependant, les emprunts linguistiques transformés en métaphores et en canons heuristiques ont permis à Herbert Blumer et à Erwing Goffman, à Harold Garfinkel et à Aaron Cicourel de montrer comment se mettent en place les opérations de désignation moyennant lesquelles les objets sociaux et le système social sont construits. L’analyse conversationnelle de Harvey Sacks et de E. A. Schegloff, les logiques argumentatives de Stephen Toulmin et de Jean-Blaise Grize ont ouvert de belles perspectives sur la persuasion et les logiques non démonstratives de la communication et, en général, sur les représentations connotatives du monde quotidien. De la métaphore linguistique la sociologie a tiré deux hypothèses majeures : (a) le langage parlé est un système de signes parmi d’autres ; (b) tout système de signe a un caractère hermétique et auto-référentiel.

22 L’usage que Claude Lévi-Strauss a fait de ces deux hypothèses pour analyser les règles du mariage et les règles de parenté, ainsi que les mythologies, est bien connu. L’analyse des systèmes de signes verbaux et non verbaux a obligé les sociologues à établir des liens entre la conscience historique et les aspects normatifs de la science, à s’intéresser à l’herméneutique, à l’interprétation, à la lecture des systèmes culturels, à décoder les comportements individuels et sociaux gouvernés par des normes et des règles, les actions élaborées en fonction de modèles normatifs et de systèmes de règles et gouvernés par la cohérence qui caractérise tout modèle normatif et tout système de règles.

23 Cependant la métaphore linguistique, indifférente à la connaissance absolue ou exprimée en termes de probabilité statistique, pose des problèmes compliqués et difficiles à résoudre. Si l’objet est construit grâce au processus de désignation, si la langue définit la situation et la montre, il est alors impossible de caractériser les messages, les informations, les sensations ; il est problématique de réduire la désignation de l’objet à sa représentation. Si la définition et la compréhension de la situation découlent du processus de désignation qui ne distingue pas les relations sociales en tant que langage du langage en tant que relations sociales, la connaissance reste fatalement limitée à un univers particulier et spécifique dont la clôture sémantique est inéluctable.

24 La métaphore théâtrale, la mise en scène, la dramaturgie (6) présument que le monde social serait une une scène et que chaque individu y tient un rôle15. Or il n’y a aucun isomorphisme entre la scène théâtrale et la vie sociale, entre les sujets sociaux et les acteurs, entre l’intrigue d’une pièce de théâtre dont le déroulement et la fin ont été agencés préalablement et qui sont donc connus à l’avance, et l’imprévisibilité de l’enroulement de l’existence sociale faite souvent d’actions aux conséquences non voulues et de réactions et résultats parfois aux effets pervers. Les expériences théâtrales sont momentanées et passagères, imaginées et ordonnées par un auteur, prédéterminées et préstructurées par lui seul ; elles vivent durant l’espace d’une représentation, d’un spectacle, elles sont prévisibles et toujours à distance du

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spectateur, alors que les expériences sociales se font au hasard des improvisations de tout un chacun, elles sont duratives, inévitables, nous entourent de tous les cotés et leurs conséquences restent imprévisibles, non préméditées, non volontaires, non structurées. Pour cela la vie sociale ne peut même pas être comparée à une « commedia dell’arte », puisque les acteurs ici nouent et dénouent une trame donnée à l’avance, qu’ils peuvent inventer des reparties inopinées, alors que dans la première les aléas et les contraintes normatives déterminent la portée des actions, la liberté limitée de l’agent social. Toutefois la métaphore dramaturgique apporte quelques lumières lorsqu’elle est appliquée à certains domaines spécifiques de la vie sociale (cérémonies initiatiques, rites de passages, conflits de rôles, crises, etc.) ainsi que le fait avec doigté, par exemple, E. Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne où nous lisons : « On peut supposer que toute personne placée en présence des autres a des multiples raisons d’essayer de contrôler l’impression qu’ils reçoivent de la situation. On s’intéresse ici à certaines des circonstances le plus souvent associées à l’emploi de ces techniques. […] Quand un acteur joue le même rôle pour un même public en différentes occasions, un rapport social est susceptible de s’instaurer. »

25 Dans des cas spécifiques, la métaphore théâtrale peut être isomorphe à la vie sociale et en conséquence elle peut aider à élaborer des opérations de spécifications de quelques utilités pour l’analyse.

26 La métaphore des jeux (7) fait des emprunts à la théorie du même nom, formulée en 1944 et depuis ayant connu diverses applications et généralisations. Sans faire ici l’historique de ces avatars16, il suffit de rappeler que la théorie des jeux étudie la prise de décision en situation de concurrence, de conflit, de la part d’acteurs cherchant à satisfaire chacun ses propres intérêts. Ces derniers peuvent être convergents ou divergents selon le contexte. La théorie, afin de donner une formulation mathématique à des situations complexes et compliquées, doit procéder à des simplifications et postuler un principe de rationalité, dit principe du maximin, selon lequel un acteur tente, en évaluant les risques et les solutions avant d’arrêter le choix, de maximiser ses gains tout en sachant que son adversaire, doté de la même rationalité que lui, tentera de minimiser ses pertes.

27 La métaphore sociologique doit présumer un type de comportements et des formes de conduites sociales gouvernés par un système de règles dont le déterminant majeur est le calcul des coûts et des bénéfices. Qu’il y ait des actions et des situations où les choix sont marqués par une rationalité basée sur la maximisation du profit, c’est évident, mais il s’agit de cas limités, sporadiques, pour ne pas dire exceptionnels, dans la vie quotidienne. L’action sociale est déterminée par les liens sociaux, par la conscience, l’intentionnalité, les réciprocités des perspectives, en somme par des logiques naturelles et des sentiments, le tout façonné et gouverné par les applications de modèles normatifs souvent affectés d’idiosyncrasie au calcul coût/bénéfice. Si le sociologue néglige cette donnée fondamentale du problème, ou s’il prend en considération l’efficacité des moyens employés en faisant abstraction du profit recherché, l’usage de la métaphore ne produit qu’une explication incohérente et circulaire, tautologique. Norbert Elias a écrit à raison dans Qu’est-ce que la sociologie ? : « Les théories sociologiques qui présentent les choses de telle manière que les normes semblent être en quelque sorte les causes des relations sociales entre les hommes, ignorant qu’il pourra exister des relations humaines non normalisées et non réglementées, donnent des sociétés humaines une image aussi fausse que les théories

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qui ignorent le fait que les relations humaines, originellement non normalisées et non réglementées, puissent être soumises à la normalisation. » J’ajoute que Raymond Boudon a mille fois raison de répéter inlassablement que les applications de la théorie des jeux à l’analyse sociologique sont, à ce jour, pratiquement inexistantes, que ses apports sont inapplicables à des données observées, qu’elle doit être considérée comme une doctrine spéculative susceptible de rendre compte uniquement de situations délibérément idéalisées. Sous cet angle-là, elle peut nous aider à formaliser quelques secteurs du langage des sciences sociales et ainsi à analyser certains mécanismes sociaux idéalisés17.

28 La métaphore du réseau (8), mise au point par Simmel, Moreno, Radcliffe-Brown, Firth, Barnes ou Bott, connaît un développement important depuis les années ’70, mais aussi des variations sémantiques à tel point divergentes qu’il est difficile de les présenter ici. Le sociologue dit que le réseau est l’ensemble des relations existantes (ayant toutes les attributs de centralité, cohésion et équivalence de positions) entre l’ensemble des acteurs ou des éléments. Ces relations sont de nature disparate. Un réseau peut être organisé ou pas. Pour le besoin de l’analyse, il faut en tracer les frontières et présumer qu’il constitue une totalité dont les éléments ont des degrés d’interdépendance. Dès lors sa structure ne peut être saisie qu’après coup et décrite avec des graphes. Elle ne préexiste pas aux relations, elle émerge des interactions.

29 Les atouts de cette métaphore sont évidents pour élaborer des hypothèses très riches (les structures émergent des relations et des interactions et puis elles contraignent les comportements), à condition toutefois que l’analyste présuppose que l’acteur agit de façon rationnelle s’il pense à son avantage et qu’il fait des choix seulement après avoir comparé les avantages et les inconvénients. Nous rencontrons ici les mêmes difficultés que la théorie des choix et des anticipations rationnels a laissées en suspens. Pour les autres utilisations de cette métaphore, il suffit de renvoyer aux travaux de Michel Callon, de Bruno Latour et de Manuel Castells18.

30 Il n’y a pas de critères pour comparer entre elles les métaphores usitées en sciences sociales ni nous n’avons de tests empiriques pour pondérer leur pertinence. L’analogie fonctionnelle et l’homologie sont rares car la similarité caractérisant des objets semblables est normalement indéfectible. L’isomorphisme de forme ou de structure entre deux systèmes à contenus différents n’est presque jamais réalisée. Et pourtant les métaphores nous permettent de « parler » de phénomènes qui se dérobent à une transcription directe ; elles donnent de la vie à des nouveaux objets d’expérience, à des nouveaux champs perceptifs, voire à des nouveaux langages. Grâce à cela, nous pouvons effectuer avantageusement, rapidement, économiquement des opérations d’élaboration, de spécification et de formalisation moyennant lesquelles la construction de modèles matériels, formels mathématiques, formels qualitatifs ou idéal-types, expérimentaux, simulés, sont relativement aisées. Ces modèles, dérivés des métaphores mais transformées – quand cela est possible – en métaphores élaborées et déterminées, facilitent la réflexion théorique, l’évaluation des cohérences internes, l’adéquation avec l’objet, le dégagement de toutes les conséquences possibles.

31 Certes, les modèles étant irréels ne permettent pas de relever des correspondances entre une mesure et la réalité sociale, mais ils fournissent une aide puissante pour établir l’indispensable rapport logique entre les définitions nominales et les définitions opératoires. Artifices illustratifs, les modèles, bien qu’ils produisent des savoirs non cumulatifs, permettent d’éliminer les ambiguïtés et les équivoques du langage et ainsi

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de mieux interpréter et expliquer les phénomènes sociaux, de produire des effets d’intelligibilité.

32 Le langage des sciences sociales, et notamment de la sociologie, est agencé par une série de métaphores, lesquelles ont des liens très ténus avec la matrice originelle. Ce langage présente les deux structures argumentatives déjà décrites par Aristote : il va du fait à la règle, du fait au fait, du particulier au général (l’induction, l’exemple), et du général au particulier (la déduction et l’enthymème dont les prémisses probables peuvent rester implicites).

33 Les métaphores de base et les analogies établissent, implicitement ou explicitement, les prémisses communes, l’accord préalable sur les faits, les vérités, les présomptions, entre tous les membres d’une même communauté scientifique. Elles permettent de donner une assise aux arguments quasi logiques (arguments qui s’apparentent à l’identité et à la transitivité mais qu’on peut réfuter), à ceux s’appuyant sur l’expérience, à ceux fondant la structure du réel, à ceux procédant par dissociation de notion.

34 C’est ainsi que les métaphores permettent la fabrication du raisonnement sociologique structuré avant tout par la logique de l’argumentation au sens que cette expression a reçu de Jean-Blaise Grize19. Pour cette raison, je peux faire miennes les conclusions de Jean-Claude Passeron, selon lequel : « 1. Les sciences empiriques sont des langages de description du monde qui doivent produire un type particulier de connaissance aux épreuves empiriques que la structure logique de ces langages rend possibles et nécessaires. 2. Il n’existe pas et il ne peut exister de ‘langage protocolaire’ unifié de la description empirique du monde historique. 3. La mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la ‘réfutation’ (‘falsification’) au sens poppérien. »20

35 Le chantier des métaphores et des analogies est un chantier stratégique pour l’épistémologie des sciences sociales. Il a besoin des collaborations des spécialistes de tous les domaines des sciences de l’homme et de la société. Les articles réunis ici prouvent combien cette collaboration est indispensable pour que dans le chantier nous puissions ouvrir des portes et des fenêtres.

NOTES

1. A. Sokal & J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Le livre de poche/Biblio Essais, 1999, 2e éd., p. 15 note 4 et p. 22. 2. J.-M. Lévy-Leblond, La méprise et le mépris, in : Sous la direction de B. Jurdant, Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, Paris, La Découverte/Alliage, 1998, pp. 27-42. 3. J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir Editions, 1999. 4. J’en ai fait l’historique ainsi qu’une analyse critique dans Il dibattito sulla scienza nelle ricerche recenti. Dal « Programma forte » alle controversie dell’ « Affare Sokal », in « Rivista storica italiana », CXLI, settembre 1999, n. 3, pp. 707-756.

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5. La bibliographie sur le sujet est immense. Pour une première orientation, cf. M. Black, Models and Metaphors. Studies in Language and Philosophy, Ithaca, Cornell University Press, 1962; W.A.Shibles, An Analysis of the Metaphor in the Light of W. M. Urban’s Theories, The Hague-Paris, Mouton, 1971; Id., Metaphor. An Annoted Bibliography and History, Whiterwater, Wis., Language Press, 1971; Id., Essays on Metaphor, Whitenwater, Wis., Language Press, 1972; Id., Metaphor. A Bibliography of post-1970, Amsterdam, J. Benjamins, 1985. Importants et stimulants demeurent les travaux de P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975 ; S. R. Levin, The Semantics of Metaphor, Baltimore, Johns Hopkins University, 1977 ; A. Henry, Métonymie et métaphore, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1984 ; E. Montuschi, Le metafore scientifiche, Milano, Angeli, 1993 ; M. Hesse, The Cognitive Claims of Metaphor, in « Journal of Speculative Philosophy », vol. 2, 1988, n. 1, pp. 1-16 ; J. Schlanger, Connaissance et métaphore, in « Revue de synthèse », 4e S., n. 4, oct.-déc. 1995, pp. 579-592. 6. Récemment D. Schnapper a publié La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999, où sont fort bien présentés ces modèles conceptuels lesquels, pour dégager de l’intelligibilité, doivent construire les traits essentiels d’une individualité historique, d’une institution (le socialisme, le capitalisme, le protestantisme, la société industrielle, l’Etat- providence, la citoyenneté, etc.), d’une relation sociale (l’identité religieuse) ou d’une expérience vécue (le chômage, la pauvreté). Cette étude démontre que les typologies permettent d’analyser les liens entre les conduites des individus, le sens qu’ils leur donnent, et les caractéristiques de l’« individualité historique » de la société. 7. Aristote, Poétique, trad. J.Hardy, Paris, Les Belles-Lettres, 1965, XXI, et Réthorique, trad. M. Dufour, Paris, Les Belles-Lettres, 1967, III : x. 8. Ici nous ne pouvons pas aborder la question très controversée des contenus (émotionnels, cognitifs, objectifs, subjectifs), des méthodes (quantitatives, qualitatives, explication causale, explication herméneutique) de l’histoire de la sociologie tels qu’ils ont été spécifiés par P. Lazarsfeld in Notes on the History of Quantification in Sociology : Trends, Sources and Problems, « Isis », vol. 52, 2e partie, juin 1961, pp. 277-333 (en français dans le volume du même Philosophie des sciences sociales, Paris, Gallimard, 1970, pp. 75-184), par W. Lepenies, Die drei Kulturen : Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, München, Hanser, 1985 (trad. française : Les trois cultures. Entre science et littérature l’avènement de la sociologie, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, 1990, par R. Boudon, Comment écrire l’histoire des sciences sociales ?, in « Communications », n. 54, 1992, pp. 299-317, et par L. Quéré, La sociologie à l’épreuve de l’herméneutique. Essais d’épistémologie des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1999. 9. J’ai discuté ce point dans le chap. 1 de mon livre Critiques du savoir sociologique, Paris, PUF, 1993, pp. 21-45. 10. Une présentation précise de toute la problématique se trouve in J. Baechler, Le schème de l’équilibre en sociologie historique, in : Sous la direction de A. Bouvier, Pareto aujourd’hui, Paris, PUF, 1999, pp. 221-240. 11. L’usage de l’inférence en sciences sociales soulève des questions et des doutes insolubles ainsi qu’on peut le constater à la lecture du livre de R. Nisbett & L. Ross, Human Inference :Strategies and Shortcomings of Social Judgment, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1980. 12. A ces métaphores sont consacrés les chapitres 7 et 8 du livre de R. A. Nisbet, Social Change and History, New York, Oxford University Press, 1969. La sociologie weberienne du changement social n’est pas immune de la contagion organiciste ainsi que j’ai pu le constater en relisant les travaux d’un très original disciple de Weber. Voir à ce propos : G. Busino, La contribution de Reinhard Bendix à l’élaboration de la sociologie historique, in « Revue internationale de politique comparée », vol. 5, n. 3, Hiver 1998, pp. 507-520, et D. E. Apter, Bendix et la modernisation, Ibid., pp. 521-541. 13. G. S. Becker, The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, University Press, 1976, p. 205 et p. 14.

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14. F. Bourricaud, Contre le sociologisme : une critique et des propositions, in « Revue française de sociologie », XVI, suppl. 1975, pp. 583-603. 15. J’ai analysé le concept de « rôle » au chap. IV de mon livre La sociologie sens dessus dessous, Genève, Droz, 1992, pp. 87-104. 16. Pour une information précise, lire l’article de L. Dell’Aglio, Alcune questioni sull’evoluzione della teoria dei giochi, in PRISTEM/Storia, Note di Matematica, Storia, Cultura, a cura di P. Nastasi, Milano, Springer-Verlag Italia, 1998, pp. 33-51, avec une importante bibliographie. 17. Des bons exemples peuvent se trouver dans le recueil édité par P. Hedström et R. Swedberg, Social Mechanisms. An Analytical Approach to Social Theory, Cambridge, University Press, 1998. 18. Pour les travaux de Callon et Latour, voir : G. Busino, Sociologies des sciences et des techniques, Paris, PUF, 1998. Pour les travaux du sociologue espagnol, il suffit de renvoyer à son livre La société en réseaux. L’ère de l’information, Paris, Fayard, 1998. Voir aussi A. Muti, Reti sociali : tra metafore e programmi teorici, « Rassegna italiana di Sociologia », 1996. 19. J.-B. Grize, De la logique à l’argumentation. Préface de G. Busino, Genève, Droz, 1982. Voir également G. Busino, Questions actuelles de sociologie de la science, Lausanne, IASUL, 1995, pp. 119-129. 20. J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 359.

AUTEUR

GIOVANNI BUSINO Institut d’anthropologie et de sociologie Université de Lausanne

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La métaphore dans le discours juridique1

Gérard Timsit

Les tropes par ressemblance consistent à présenter une idée sous le signe d’une autre idée ne se rattachant à la première par aucun autre lien que celui d’une certaine conformité ou analogie ; ce sont les métaphores. Tant par l’étendue de son domaine que par l’absence de règles qui la constituent, la métaphore apparaît d’emblée comme un mode d’expression laissant toute liberté, à l’imagination, à l’invention. (Encyclopaedia universalis, vol. 20) .... Ainsi pourrons-nous décrire le verre d’eau en plusieurs états si je puis dire optiques (ou plastiques) : 1o Le verre d’eau parfait, tout jeune, sauvage, pur, limpide. 2o Le verre d’eau vieilli, trop contemplé, à bulles... 3o Le verre d’eau où la fraîcheur l’emporte sur la limpidité : entouré d’un voile, d’une buée. Tout cela va bien, car cela reste dans le concret du verre d’eau, c’est-à-dire la simplicité, la platitude. A relire la note précédente, je trouve aujourd’hui à y ajouter : 1o le verre d’eau en train de se remplir, qui se remplit trop, déborde, se reverse, se reremplit, en rit aux larmes : bouillonnant, débordant de générosité, de génie, de gaieté. 2o Le verre d’eau apaisé, tout juste plein, ou du moins plus qu’à moitié plein de lui-même, tout

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jeune, rustique, calme. (C’est le verre d’eau no 1 d’hier.) 3o Le verre d’eau qui vient d’être jeté (à placer en suite du no 2 d’hier) : il s’en trouve tout couillon, appauvri, pleurant, pleurard, humide encore...... Un verre d’eau doit donc être bu, ou alors jeté et remplacé par un autre, plus pur, plus jeune. C’est à celui-ci que nous voilà revenus. Francis Ponge, Le verre d’eau (Le grand recueil, II : Méthodes)

1 On peut hésiter. La métaphore tient-elle une place – a-t-elle sa place – dans le discours de la science juridique ? Ses caractères ne sont-ils pas exactement antinomiques de ceux que l’on reconnaît habituellement au discours juridique ? N’est-ce pas commettre un contre-sens que d’imaginer que la métaphore puisse jouer un rôle dans une discipline et une technique qui exigent autant de rigueur que le suppose a priori, dans la langue française, le mot même qui désigne et cette technique et cette discipline – le mot même de droit. La métaphore n’indique-t-elle pas un transfert, un transport, un détour par d’autres domaines, d’autres concepts que ceux dont on traite – nécessairement une voie dérivée, déjà presque un chemin de traverse : un vagabondage de l’esprit, en somme...

2 La métaphore n’aurait pas sa place en droit – mais dans le domaine de la poésie, de l’imagination, de l’invention...

3 On peut hésiter. Le droit n’a pas nécesssairement la rigueur – osera-t-on dire : la droiture ? – que certains lui prêteraient volontiers. Et il arrive que la métaphore, plutôt que d’inventer, dise parfois, et mieux que d’autres, la vérité. Mais quelle vérité ? C’est ce sur quoi l’on aimerait s’interroger – et que l’on ne pourra faire qu’au prix d’une double distinction – destinée à permettre de sérier les problèmes.

4 La première a trait au discours juridique. Ce discours lui-même est double : c’est un discours du droit ; ou un discours sur le droit. Soit un discours du droit, c’est-à-dire un discours de droit positif – énoncé des règles constituant le droit. Soit un discours sur le droit, c’est-à-dire un discours théorique – l’énoncé des concepts ayant pour objet de rendre compte des fonctions et du mécanisme du droit. La métaphore ne tient certes pas la même place dans l’un et l’autre des deux discours.

5 Elle y tient des rôles d’autant plus différents que la métaphore, elle aussi, est double. Cela se sait au moins depuis Jakobson et ses études sur le langage et l’aphasie. Il y a deux sortes de métaphores. Ou, plus exactement, deux conceptions de la métaphore. L’une, de la métaphore comme figure. Elle met l’accent sur ce que Paul Ricœur appelle « le moment sensible » de la ressemblance – sur l’analogie, la comparabilité des institutions, instances, situations ou procédures en présence. La métaphore, dans ce cas, joue son rôle classique de transfert, de transport. A partir de la comparaison abrégée qu’elle amorce, elle assure le transport d’un régime ou d’une analyse d’un cas à l’autre, d’un phénomène à l’autre – dont l’un est la figure approchée de l’autre. La seconde conception de la métaphore est plus fondamentale. Elle a trait à la métaphore non plus comme figure, mais comme structure – et touche moins au moment sensible de la comparabilité entre les situations soumises à comparaison qu’au « moment logique » de la proportionnalité – c’est-à-dire de la similitude du rapport existant entre les éléments constitutifs eux-mêmes des situations comparées. Cette sorte-là de

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métaphore concerne alors non plus tant un état – des situations à comparer – qu’un procès : celui de la formation de ces situations et de leur engendrement. La métaphore cesse d’être seulement un procédé de comparaison artificiel pour devenir un outil de compréhension essentiel. Elle perd son aspect un peu superficiel de mise en évidence d’une ressemblance approchée pour acquérir une autre dimension – celle de la mise à jour d’un ordre interne jusqu’alors caché.

6 Deux conceptions existent donc de la métaphore – l’une, de la métaphore comme figure particulière de la réalité, aux applications partielles et limitées ; l’autre, de la métaphore comme procès fondamental de similarité. Deux conceptions dont il semble que l’on n’ait pas toujours bien perçu jusqu’à présent la place distincte qu’elles tiennent l’une et l’autre dans le discours juridique. L’on ne s’étonnera pas que l’on s’attarde plus sur l’autre – qui est moins familière.

A

7 La métaphore comme figure fonctionne de manière différente selon qu’elle prend place dans le discours du droit ou le discours sur le droit.

8 1o.Dans le discours du droit – l’on appellera discours du droit aussi bien le discours de la loi que le raisonnement à partir de la loi destiné à déterminer sa signification – dans ce discours, la métaphore existe depuis toujours – sous les espèces de l’analogie. L’analogie est le moyen utilisé par le législateur – ou par d’autres, le juge par exemple – qui raisonnent à partir de la volonté exprimée ( ou censée l’avoir été) par le législateur, pour étendre à des cas non explicitement prévus par la loi les solutions élaborées pour d’autres cas en revanche expressément envisagés et traités par elle. D’une ressemblance approchée des cas A et B (A se caractérise par a, b, c et d ; B, par a, b et d), l’on tire la conclusion que la solution s, valable pour A, doit l’être également pour B. Par exemple, la possibilité sera reconnue par le juge à des couples hétérosexuels non mariés d’adopter des enfants à partir de la situation faite par le législateur, sur ce plan, à des couples hétérosexuels mariés. La métaphore, s’il en est une, s’analyse dans le transfert de la solution s de A à B. Un tel transfert trouve sa justification dans la similarité des situations – l’existence de couples hétérosexuels et leur commun désir d’enfants.—, et bien que la similarité ne soit pas complète (mariés/non mariés : l’élément c), l’absence d’identité n’interdit pas – considère-t-on – le transfert par analogie de la possibilité d’adoption d’enfants, la solution s, de l’un des cas de couples (A) à l’autre (B).

9 Le raisonnement utilisé dans cette hypothèse est parfaitement ancré dans la similarité des situations à traiter, et dans le même temps, parfaitement aberrant : l’extension de la solution de A à B ne se fait en effet qu’au prix de la mise entre parenthèses – de l’« oubli » »... – d’une des caractéristiques de A – le mariage – que certains, au contraire, pourraient estimer essentielle – au point que son absence pût être de nature, à leurs yeux, à justifier le refus d’un tel transfert de solution... La métaphore, qui a donc pour fonction, dans cette hypothèse, de justifier une norme du droit positif, ruine dans le même temps la théorie dominante qui fonde habituellement de telles solutions : une théorie qui, fortement teintée du positivisme le plus classique, consisterait à soutenir qu’aucune norme de droit ne trouve jamais sa source, directe ou indirecte, que dans le texte de la loi – ce que dément largement, on le voit, le fonctionnement du raisonnement métaphorique.

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10 2o.Le raisonnement sur le droit – le discours théorique destiné à rendre compte du fonctionnement du droit : celui d’un Kelsen, d’un Duguit ou d’un Dworkin... – a lui aussi volontiers recours au raisonnement métaphorique. La fonction qu’il y assure est évidemment totalement différente. Lorsque le discours sur le droit accueille des métaphores, c’est en général à titre d’auxiliaire ou de substitut, ou parfois même, pourrait-on dire, de mime de la théorie. Les métaphores des discours sur le droit ne sont en effet souvent destinées qu’à permettre à la théorie de ruser avec la condition nécessaire d’adéquation à la réalité. La métaphore comme figure – qui se contente d’une ressemblance approchée – s’autorise en effet l’utilisation d’images dont on s’aperçoit vite qu’elles ne sont en fait que des représentations partielles ou déformées de la réalité dont elles prétendent rendre compte.

11 Deux exemples. Celui, d’abord, emprunté à Kelsen, de la pyramide des normes. Une telle image suggère la hiérarchisation, et par conséquent l’unité, de l’ordre juridique – ce que Kelsen voulait en effet donner à voir : un ordre juridique tout entier ordonné sous l’autorité d’une norme fondamentale – la Grundnorm, norme hypothético- transcendantale – organisé selon l’une ou l’autre des deux lignes de la hiérarchie normative dite dynamique (une norme habilite un organe à édicter une norme qui habilite un organe à en édicter une autre qui.... : processus d’habilitation) ou statique (processus de concrétisation : une norme énonce en termes abstraits une obligation à laquelle une norme inférieure, qui doit s’y conformer, donne un contenu plus concret auquel une norme inférieure, qui doit s’y conformer, etc.). Or cette image de la pyramide des normes qui suppose l’unité et la hiérarchisation de l’ensemble du système normatif est en contradiction avec la réalité empirique. Loin de la réduire à cet ensemble soigneusement étagé et rigoureusement subordonné dont Kelsen voulait donner l’image en recourant à la métaphore de la pyramide, l’analyse empirique impose au contraire une vision très différente : celle d’un système normatif à logique duale (au moins duale...) dans lequel, au lieu que tout découle d’une norme suprême unique, se concurrencent, et parfois se contrarient, les principes fondateurs qui commandent à sa construction et son fonctionnement. Certains ont même inventé d’autres métaphores pour tenter d’en rendre compte – on a parlé, par exemple, de mélodie : ce qui, à analyser les réalités du droit, ne paraît guère plus adéquat ou plus exact que l’image de la pyramide...

12 L’autre exemple de métaphore théorique est emprunté à Ronald Dworkin. Pour expliquer à la fois la liberté du juge dans l’interprétation de la loi et la contrainte qui pèse sur lui, Dworkin compare le travail des juges qui ont à rendre une décision judiciaire à la manière dont s’écrit un roman à la chaîne : « Supposons qu’un groupe d’écrivains s’engage dans un projet et qu’ils tirent au sort l’ordre dans lequel ils vont jouer. Celui qui tire le plus petit numéro écrit le premier chapitre, puis l’adresse à celui qui aura tiré le numéro suivant ; celui-ci écrit le chapitre suivant dans la continuité du premier, et ainsi de suite avec les autres numéros. A présent, chaque écrivain, sauf le premier, est investi d’une double tâche : il doit à la fois interpréter et créer, car, avant d’écrire un seul mot, il doit décider de ce que l’œuvre est déjà devenue. Il doit définir quelles sont la véritable nature des personnages et la nature de leurs motivations, quel est le thème principal du roman en préparation, dans quelle mesure l’usage inconscient ou non de telle figure de style peut contribuer à l’effet recherché, il doit savoir si cet effet doit être prolongé, ou rendu plus subtil, ou abandonné pour mener le roman dans une direction nouvelle. Une telle interprétation ne peut en aucun cas être ramenée à

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une intuition, car, à partir du second écrivain, il n’existe plus d’auteur unique à qui un exégète pourrait attribuer une intuition considérée comme décisive. »

13 Cette analyse prétend donc identifier la situation du juge à celle de ces romanciers qui, écrivant un chapitre d’un roman dans la lignée de ceux qui ont été écrits avant eux par d’autres qu’eux, sont donc, dans la même temps, contraints par les caractères et les situations inscrits dans les chapitres précédents, et libres d’en infléchir – mais non d’en bouleverser (à peine de vider de sens toute l’entreprise...) – dans le chapitre en cours de rédaction, la nature et le contenu. Mais on voit bien ce que cette métaphore peut avoir d’artificiel et de réducteur. Le juge est à la loi ce que le romancier à la chaîne est au roman en cours de rédaction. Outre que cette métaphore contredit, ou au moins nuance considérablement, la précédente – celle de la pyramide, qui privilégiait au contraire les idées de hiérarchie et d’unité –, on ne peut guère se satisfaire d’une assimilation aussi vague entre des situations étrangères l’une à l’autre en ignorant à ce point leur spécificité respective. Au moins eût-il fallu s’interroger sur la pertinence de la comparaison – la fonder, tenter de le faire du moins... Que l’on s’autorise de telles métaphores sans le moins du monde opérer de vérification de la validité d’une transposition d’un domaine à l’autre manifeste clairement qu’il s’agit seulement de montrer – et souvent à peine de suggérer... – et que l’objectif de la métaphore ainsi conçue comme figure est de donner à voir plutôt que de démontrer.

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14 Il en va autrement de la métaphore comme structure. La perspective y est tout autre. Sans doute la métaphore comme structure conserve-t-elle sa dimension proprement métaphorique d’image donnée à voir. Sans doute continue-t-elle d’apparaître comme le constat d’une ressemblance approchée entre deux objets ou deux rapports placés en regard l’un de l’autre. Mais ce qui fait la différence de l’utilisation de la métaphore comme structure de celle de la métaphore comme figure, c’est que tandis que, dans cette dernière hypothèse, on prétend ignorer, gommer ou oublier l’écart existant, malgré leur ressemblance approximative, entre les objets ou rapports soumis à comparaison, dans la métaphore comme structure, c’est cet écart même qui est assumé – et non seulement assumé mais revendiqué, pour rendre compte de l’exacte réalité. Deux exemples permettront de montrer que la métaphore doit cesser d’être conçue comme elle l’a été le plus souvent jusqu’à présent dans ses rapports à la théorie comme ruine ou mime de la théorie. Elle accède en effet, dans ces cas, à un tout autre statut : la métaphore, alors, est la théorie.

15 1o. Le premier exemple est emprunté à Montesquieu. On connaît sa formule célèbre de L’esprit des lois (déjà une métaphore, dès le titre... ; mais ce n’est pas celle-là que je retiendrai) : « Le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi », écrit-il – formule souvent abrégée dans l’expression : « le juge, bouche de la loi ». On ne peut rêver plus belle métaphore – plus belle figure de comparaison : le juge est à la loi ce que la bouche est à l’homme. La loi est une parole que le juge se contente d’énoncer. Et il est vrai que cette métaphore, ancrée dans cette comparaison, a nourri toute une réflexion et toute une analyse des rapports du juge et de la loi qui, trouvant en particulier sa justification dans la pensée révolutionnaire de 89, a voulu y voir l’explication des rapports de stricte subordination de l’un à l’autre. Le juge ne se verrait ainsi reconnaître aucune liberté d’interprétation à l’égard de la loi. Une bonne part du

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courant doctrinal dénommé positivisme juridique a fait fond sur cette image... Et l’on en perçoit les conséquences. Si le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi, le juge n’a donc pas plus de liberté ni d’autonomie à l’égard de la loi que n’en a une bouche quand elle prononce les paroles de l’homme qui les conçoit. On en conclut que le juge n’est guère qu’un instrument – et qu’en cas de doute sur la signification des paroles prononcées – de la loi qui a été édictée – le juge doit se soumettre à la volonté manifestée ou du moins à l’intention qui a présidé à l’acte qui a été édicté. Un telle analyse est parfaitement en accord avec la thèse du Législateur souverain. Elle implique l’absence totale d’autonomie d’une quelconque instance – fût-elle judiciaire – à l’égard du titulaire du pouvoir suprême – ce que l’on a cru d’ailleurs voir confirmer par une autre formule célèbre de Montesquieu sur la puissance judiciaire « invisible et nulle ».

16 Or cette vision de la réalité est parfaitement fausse – en contradiction totale avec la réalité dont elle prétend rendre compte. Inutile d’insister beaucoup sur l’autonomie du juge à l’égard de la loi. C’est elle qui, par exemple, a incité Dworkin à proposer sa métaphore du roman à la chaîne. C’est elle qu’en tout cas confirment toutes les analyses empiriques de l’état du droit et du fonctionnement des systèmes normatifs. On ne pourrait donc conclure de l’analyse de la formule de Montesquieu sur le juge bouche de la loi que ceci : que la métaphore est splendide ; qu’elle restitue parfaitement la pensée révolutionnaire sur les rapports du juge et de la loi ; mais qu’elle n’est nullement conforme aux réalités du droit et au rôle exact que tiennent les juges dans sa formation. Elle est donc fausse. S’il s’agit d’une métaphore.

17 Si, du moins, il s’agit d’une métaphore comme figure. Si, en revanche, la métaphore s’analyse comme structure – si elle décrit non plus une ressemblance approchée (et une ressemblance qui, parce qu’elle n’est qu’approchée, ne peut être que partielle, et donc, à la limite, fausse...) mais la structure même d’un rapport – l’ordre interne le plus fondamental d’une relation entre le juge et la loi, elle devient vraie. Plus vraie même qu’on ne l’imagine. Montesquieu, parlant du juge « qui prononce les paroles de la loi », dit aussi que les jugements ne doivent être « qu’un texte précis de la loi ».

18 Ainsi le chapitre 3, Livre VI, de l’Esprit des lois est-il intitulé : « dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi. » On reviendra plus loin sur ce chapitre. On doit noter, dès maintenant, l’association qu’il établit explicitement entre la loi, le texte et l’écriture. Qu’est-ce qu’un texte ? Paul Ricœur répond : « un discours porté par l’écriture. » Ce que n’aurait pas désavoué Montesquieu : « dans le gouvernement républicain », écrit-il, « il est de la nature de la Constitution que les juges suivent la lettre de la loi » – liaison de la lettre, du texte et de la loi que l’on ne peut attribuer à une simple coïncidence. Montesquieu utilise en effet ces formules dans le cadre d’une analyse comparée des différentes manières de juger selon les Etats et selon les régimes : « Plus le gouvernement approche de la République, plus la manière de juger devient fixe » (Esprit des lois, VI, 3). Ce concept de « fixité », Montesquieu l’oppose à celui d’arbitraire et le rapproche de celui de précision de la loi : « C’était un vice de la République de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les diriger ». A Rome, les premiers consuls jugeaient commme les éphores : « On en sentit les inconvénients et on fit des lois précises » (Esprit des lois, VI, 3). La « fixité », c’est donc le contraire de l’arbitraire qui naîtrait de l’absence de loi – lacunes –, et le contraire de l’imprécision – ambiguïtés, antinomies.... La fixité, dit Montesquieu, est la plus grande dans le gouvernement républicain : dans un tel gouvernement, « il est de la nature de la Constitution que les

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juges suivent la lettre de la loi ». Dans les Etats despotiques, au contraire, « il n’y a point de loi : le juge est lui-même sa règle ». Dans cette typologie, les Etats monarchiques tiennent une position moyenne. Ces Etats ont des lois. Mais tous n’ont pas de lois précises. D’où deux hypothèses. « Là où elle est précise, le juge suit la loi ; là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit » (Esprit des lois, VI, 3). L’existence de la loi et de sa relation à l’écriture induit donc toute une série de degrés de fixité et de relations au texte de la loi. Ce concept de fixité est celui qu’utilise encore Montesquieu à propos de la Constitution d’Angleterre : relevant la « nullité » de la puissance judiciaire exercée par les tribunaux temporaires, il ajoute : « si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l’être à un tel point qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi » (XI, 6).

19 La liaison loi-texte-écriture est donc assurée. Comme l’est celle du jugement et de la parole : le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi. La formule – qui renvoie étrangement l’écho de certains adages médiévaux : le prince, incarnation de la justice, oraculum du pouvoir divin... – n’est pas isolée chez Montesquieu. « A Rome, les juges prononçaient seulement que l’accusé était coupable d’un certain crime, et la peine se trouvait dans la loi [...]. De même, en Angleterre, les juges décident si l’accusé est coupable ou non du fait qui a été porté devant eux ; et, s’il est déclaré coupable, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il ne lui faut que des yeux » (Esprit des lois, VI, 3). Le juge prononce son jugement – parole –, et il ne lui faut pour cela que des yeux : – des yeux pour lire la loi : qui est donc écriture. La liaison du jugement et de la parole est à ce point constante dans l’Esprit des Lois que lorsqu’un organe non judiciaire se voit investi d’une fonction de jugement – ce qui est le cas, à titre exceptionnel, de la partie du corps législatif composée des nobles, cet organe devient à son tour un tribunal qui « prononce », lui aussi...

20 Ainsi, la spécification de la loi et du jugement autour de l’axe écriture/parole revient- elle avec une constance suffisante pour qu’elle ne puisse être considérée comme simple effet du hasard. Elle fonde en fait toute une typologie des rapports loi/jugement qui conditionne le fonctionnement de l’ensemble du système de modération et de liberté construit par Montesquieu.

21 C’est en effet parce que – et seulement parce que – la loi est écriture (et expression de la volonté générale), tandis que le jugement est à l’opposé parole (et décision particulière du juge) que le système construit par Montesquieu peut fonctionner dans les conditions mêmes où il l’a imaginé. La spécification de la loi en ces termes conditionne en effet l’« invisibilité » de la puissance judiciaire, elle-même condition ultime de la « modération » du système de la Constitution d’Angleterre. L’écriture, condition de la généralité de la loi, est ainsi la condition de l’invisibilité du jugement – c’est-à-dire de l’absence du pouvoir normatif du juge – et en fin de compte, la condition de la liberté du gouvernement.

22 La loi qui est, chez Montesquieu, écriture et généralité n’est généralité que parce qu’elle est écriture. Elle n’est devenue, et n’a pu devenir, expression de la volonté générale que le jour où le droit, s’inscrivant dans la loi, dans la loi écrite, celle-ci a été effectivement conçue et traitée comme écriture. La spécificité de l’écriture se marque doublement : dans l’autonomie du texte (Ricœur, Blanchot) et dans ce que Jacques Derrida nomme son « itérabilité ». Ce sont ces caractères qui permettent au droit, lorsqu’il est écrit, c’est-à-dire à la loi, de donner abri à la notion de volonté générale dans toutes ses implications et toute son étendue.

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23 « Solitude de l’œuvre », dit Blanchot. « Absence du signataire », ajoute Jacques Derrida. C’est parce que la loi-écriture se détache de son auteur – parce que son signataire s’en absente – qu’elle peut devenir expression de la volonté générale – expression impersonnelle de la volonté de tous. Le « signataire » de la loi – le législateur, le parlement – n’intervient qu’au nom, et seulement comme signe, de la volonté générale. Le fait que dans le droit positif français, la loi ne soit définie que comme l’acte élaboré par le parlement – sur quoi, dans les années 30, insiste Carré de Malberg – n’est nullement en contradiction avec cette analyse. Si la notion de loi en droit public est « d’ordre exclusivement formel », c’est qu’en vérité – Carré de Malberg le dit lui-même – seul le parlement est, dans notre droit, investi, comme représentant de la volonté générale, de la puissance d’aborder par une décision initiale les questions que soulève la réglementation d’un objet quelconque. Le droit positif confirme donc pleinement la thèse de la loi-généralité – généralité parce qu’elle est écriture. La définition de la loi par référence à son auteur, la parlement, n’est à proprement parler qu’un critère, et non un énoncé de ses caractères. Le signataire de la loi, par sa signature, fait seulement signe de la généralité de la volonté qu’elle exprime. La loi ne peut être rapportée à son auteur formel, à son signataire, que comme signe de ce qu’elle n’est l’expression de personne en particulier : elle est à proprement parler impersonnelle. Double impersonnalité de la loi : celle, à la fois, de sa source et de son objet. Rousseau est, sur ces deux points, parfaitement clair : « La loi, réunissant l’universalité de la volonté et celle de son objet, ce qu’un homme ordonne de son propre chef n’est point une loi » ; « Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que que la loi considère les objets en corps et les actions comme abstraites ». C’est parce que la loi est écriture et que le texte est autonome que la loi peut être indifférente – à l’égard de tout destinataire particulier ; à l’égard de tout événement spécifique ; à l’égard de toute circonstance déterminée. C’est cela la généralité de la loi – qui se marque ainsi non seulement dans sa source, la volonté générale, mais dans l’objet auquel elle s’applique – « qui est toujours général », jusque dans le temps dont traite la loi.

24 L’intemporalité est en effet l’autre des formes de la généralité de la loi – elle est aussi un produit de la loi-écriture. Jacques Derrida parle de l’« itérabilité » du texte. « Itérabilité » de iter, derechef, qui viendrait du sanskrit itara, autre. La fonction de l’écriture est liée à son itérabilité, à sa répétabilité, à la possibilité qui lui est intrinsèque d’« être communicable, transmissible, déchiffrable, itérable pour un tiers, puis pour tout usager possible en général. Toute écriture doit donc, pour pouvoir être ce qu’elle est, pouvoir fonctionner en l’absence radicale de tout destinataire empiriquement déterminé en général. Et cette absence n’est pas une modification continue de la présence. C’est une rupture de présence, la ‘mort’ ou la possibilité de la ‘mort’ du destinataire inscrite dans la structure de la marque ». La loi-écriture, destinée à des sujets qui peuvent mourir est donc intemporelle. Et c’est bien la loi, et nul autre qu’elle, qui est désormais le support de l’idée d’intemporalité. Là encore, Rousseau : « Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction ». Un corps politique mortel qui, à la différence du corps politique de la métaphore, n’est plus perpétuel. C’est qu’en vérité l’idée d’intemporalité trouve un autre support : « Le principe de la vie politique est dans l’autorité souveraine ». Or le dépositaire de la souveraineté, c’est désormais le pouvoir législatif qui est « le cœur de l’Etat ». Et pour que l’Etat subsiste, « le consentement tacite est présumé du silence et le souverain est censé confirmer incessamment les lois qu’il n’abroge pas, pouvant le faire. Tout ce qu’il a déclaré vouloir

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une fois, il le veut toujours, à moins qu’il ne le révoque [...]. Voilà pourquoi, loin de s’affaiblir, les lois acquièrent sans cesse une force nouvelle dans tout Etat bien constitué ». La loi est bien intemporelle. Et impersonnelle. Elle est donc générale. Et c’est parce qu’elle est écriture et généralité qu’elle doit, ensuite, être exécutée, particularisée, singularisée, appliquée aux situations concrètes, empiriques, qu’elle doit venir régler : la loi, écriture et généralité, exige, appelle, implique, pour que règne le droit, la jugement, parole et singularité.

25 L’écriture, condition de la généralité de la loi, est aussi condition de l’invisibilité du jugement. La puissance judiciaire ne devient invisible et nulle que si elle s’exerce de la manière prescrite par la loi. Le jugement, exécution singulière de la loi, est, à travers cette exécution, expression de la volonté générale, de la volonté des puissances associées à l’élaboration de la loi : les nobles, le peuple et le roi. Le juge ne modifie pas, par ses jugements, l’équilibre existant entre ces puissances. La spécification de la loi comme généralité et du jugement comme singularité fait ainsi de la puissance judiciaire cette force « en quelque façon nulle » dont la nullité vient de ce qu’elle se contente de transporter à des cas singuliers les volontés de l’ensemble des puissances sociales. Ce qui n’est le cas que lorsque le juge est la bouche de la loi et parce que le jugement est parole.

26 De la même manière que l’écriture est condition de la généralité de la loi, la parole est condition de l’invisibilité du jugement et – à travers cette singularité – de l’invisibilité de la puissance judiciaire. Tout le système d’équilibre construit autour du principe d’équilibre des puissances repose sur la possibilité de « nullifier » la puissance judiciaire – possibilité qui ne peut résulter que de ce qu’elle est l’exécution singulière d’une volonté générale. Si la puissance judiciaire devenait de quelque manière l’expression d’une opinion particulière du juge, si au lieu de se contenter d’appliquer la loi, elle la créait elle-même, si le juge « était lui-même sa règle », alors la puissance judiciaire en acquerrait, dans le système, un poids propre qui menacerait le fonctionnement de l’ensemble des mécanismes d’équilibre de la Constitution d’Angleterre. Elle confèrerait au peuple, outre le poids qu’il tire de sa participation à la puissance législative (chambre basse), celui qui résulterait de la faculté qu’a le juge – parce que, là encore, le jugement est parole et singularité – d’exprimer une opinion particulière, une opinion qui lui serait propre, et de n’être plus, de ce fait, seulement la bouche de la loi, expression de la volonté générale.

27 La singularité du jugement-parole en fait à la fois le moyen d’être – et de n’être pas – « invisible et nul ». La puissance judiciaire sera invisible et nulle si le jugement est seulement une exécution singulière de la volonté générale. La puissance judiciaire devrait en revanche se voir reconnaître un poids propre si le jugement était l’expression d’une opinion particulière du juge. Dans la première hypothèse, le juge n’étant que la bouche de la loi, il en suit strictement la lettre et se contente d’énoncer, dans le cas singulier auquel il est confronté, les conséquences des règles générales inscrites dans la loi, expression de la volonté générale. Le jugement est alors parole et singularité, la parole du juge permettant au jugement d’être l’exécution singulière de la loi. Dans la seconde hypothèse, le jugement est encore parole et singularité ; mais le fait que le jugement soit la parole du juge et que le juge puisse en être le maître – alors que l’on ne peut être maître de l’écriture, soumise, elle, à la lecture de ses destinataires –, ce fait donne au juge – si la loi est imprécise ou ambiguë, ou plus radicalement encore, si elle n’existe pas – la possibilité de faire du jugement l’expression d’une opinion

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particulière. Dans ce cas, dit Montesquieu, la liberté est menacée, et l’Etat devient despotique.

28 Révolution de l’écriture – révolution de la loi ; « écriture de la liberté » (Starobinski). Révolution au sens exact du terme : à la fois rupture et retour. Rupture, fracture, de la conception du droit prévalant dans ses débuts : un droit identifié alors à la seule justice – à la seule parole – justice incarnée dans le prince, oraculum du pouvoir divin et loi vivante – lex animata – support de l’idée de perpétuité. Alors que désormais s’impose au contraire la notion de loi-écriture et généralité. Rupture donc – qu’impose l’avènement révolutionnaire de la liberté. Et retour. L’on assiste en effet au transfert du caractère de généralité du droit, de la justice qui en était à l’origine le support, à la loi qui en devient l’expression et la seule traduction. Une différence cependant : la révolution qu’opère la notion nouvelle de loi conjoint, dans son caractère de généralité, deux élements restés jusque-là distincts : l’impersonnalité attachée à la themis de l’Antiquité, et l’intemporalité, la perpétuité, reconnues à la justice de la métaphore.

29 Mais on voit bien maintenant qu’il ne s’agit plus d’une simple métaphore. Au delà de la comparabilité des figures, c’est désormais toute la structure – l’ordre interne le plus profond – de l’ensemble des relations du juge et de la loi qui se trouve mis à jour par la métaphore de la bouche de la loi. Ce n’est plus une ressemblance approchée qui est utilisée pour conclure au statut exact de la réalité. C’est désormais la réalité même, au plus profond de sa vérité, qui se trouve décrite par la métaphore – qui en devient une fausse métaphore. Non seulement Montesquieu, assimilant la relation du juge et de la loi à la relation de la parole et de l’écriture, n’en propose pas une métaphore, mais il rend par là exactement compte des mécanismes les plus essentiels de la relation loi/ jugement. Pendant longtemps, la Loi, acte du Souverain, a été traitée comme parole, à l’image même du modèle mythique sur lequel elle a été construite – le modèle de la loi divine : Parole terrible énoncée, dans l’Ancien Testament, du haut de la Montagne par la Divinité qui la communique aux hommes par son Prophète ; et dans le Nouveau, Verbe fait Chair. C’est cette vision mythique qui est à l’origine de la construction théorique et pratique de la loi comme produit de l’industrie du Législateur, expression de la volonté de son seul Auteur. Lorsque Montesquieu fait du juge la bouche qui prononce les paroles de la loi, il ne fait en vérité que rétablir les relations du juge et de la loi dans le rapport exact existant entre la loi comme texte, écriture et généralité, et le juge qui dit le droit – jurisdictio, parole – à l’occasion du traitement singulier de l’affaire qui lui est soumise.

30 2o. On peut cependant encore aller plus loin dans l’analyse de la place de la métaphore dans le discours juridique. Tout le discours juridique, en effet – un discours dont la loi est l’expression la plus essentielle –, tout le discours juridique est une métaphore. La loi, dirais-je volontiers, est une métaphore de la réalité.

31 Qu’est-ce qu’une loi ? Il est temps de s’interroger... C’est d’abord un instrument de traitement de la réalité – un outil utilisé par la société pour se conserver (la loi selon les positivistes, comme obligation assortie d’une sanction : « si tu violes l’ordre existant, je te punis ») ou pour se transformer (la loi selon les réalistes : la loi est ce que le juge, seul apte à percevoir les besoins les plus actuels et les plus singuliers du corps social, dit qu’elle est). Dans les deux cas, instrument de traitement de la réalité, la loi doit donner de la réalité à traiter une image destinée à permettre de figurer approximativement la situation soumise au traitement et indiquer les conditions auxquelles le traitement en sera assuré : la situation ne sera traitée que si elle présente les caractères suivants... –

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cela s’appelle les conditions pertinentes de mise en œuvre de la loi –, et l’agent de traitement vérifiera que ces conditions sont bien réunies dans la réalité qui se présente à lui – il procède à ce que l’on appelle en droit une opération de qualification des faits...

32 Mais on comprend aisément qu’un tel instrument de traitement de la réalité ne puisse jamais, compte tenu de la complexité du réel, reproduire exactement la réalité qu’il doit, avant de la traiter, donner à voir. La loi n’assure pas de fonction de représentation de la réalité – au mieux en assure-t-elle une représentation schématisée, nécessairement approchée. Pour marquer cette distance de la représentation à la réalité représentée, Paul Ricœur dit du récit qu’il assure une fonction de représentance du réel. Je reprendrai volontiers ce terme pour désigner la fonction assignée à la loi. La loi retient de la réalité les seuls éléments qui la caractérisent au regard du traitement dont elle doit faire l’objet – qui pourront différer d’une loi à l’autre, d’un traitement à l’autre... Ainsi le même individu – chair et os, brun ou blond, vieux ou jeune, homme ou femme – fera-t-il l’objet de la part de la loi de caractérisations différentes selon qu’on le considérera comme électeur – la « réalité » de la loi, ce sera l’individu, peu importe son sexe, agé de plus de 18 ans, jouissant de ses droits civiques... – ou comme fonctionnaire – la « réalité » de la loi, ce sera alors celui qui, titulaire d’un grade etc... La loi n’appréhende jamais que des aspects limités de la réalité empirique dont elle retient ceux seuls qui sont pertinents au regard du traitement qui doit en être assuré. La loi, représentation approchée, reproduction approximative, figure, métaphore de la réalité. Mais cette figure – par la loi, dans la loi – de la réalité dit, en vérité, la structure même de l’objet « loi ».

33 Quelle structure ? – Une structure qui, commandée tout entière par le procès de similarité placé au cœur de l’opération métaphorique, rend compte des caractéristiques des grands types de doctrines juridiques qui ont tenté de définir l’objet « loi ». Si, comme je le prétends, la loi est en effet une métaphore de la réalité, à l’analyser ainsi on peut alors mieux comprendre comment les doctrines juridiques se distribuent de part et d’autre de cet axe de la représentance – les unes et les autres de ces doctrines s’abîmant, selon le cas, du côté d’une sur- ou d’une sous-représentation de la réalité. Il est acquis, on le répète, que la loi n’assure qu’une fonction de représentation approchée – de représentance. Mais, en deçà ou au-delà, on voit les doctrines juridiques vouloir faire de la loi soit – dans le cas des doctrines positivistes – un instrument parfaitement abstrait, complètement coupé de la réalité dont elle devrait assurer le traitement : la loi est alors réduite à sa seule séquence légale : le texte seul de la loi, qui fait alors l’objet d’une interprétation littérale, grammaticale ou exégétique, sans référence aucune à l’environnement social, ni aux conséquences éventuelles de la décision prise dans de telles conditions – sous-représentation flagrante... ; soit – dans le cas des doctrines réalistes – un outil aussi exactement adapté que possible – croit-on – à une réalité qu’il s’agit de figurer au plus près – ce qui donne lieu à la réintégration forcée dans le raisonnement juridique – outre la séquence légale – de séquences liées à la subjectivité et aux valeurs – politiques, en particulier – qui, en amont, commandent à l’interprétation du texte de la loi, et en aval, des conséquences des décisions prises sur la base de telles considérations textuelles ou extra-textuelles. Figuration/sur- représentation de la réalité – car la norme n’est pas faite pour reproduire la réalité.

34 Ainsi s’esquissent, à partir d’une telle analyse, les deux types symétriques et inverses de défauts ou défaillances de la théorie ou du raisonnement juridiques. Deux types de troubles, en effet : les uns qui tiennent à la sur-abstraction dont fait preuve le juge dans

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son raisonnement sur la loi quand il s’en tient au texte et à son interprétation littérale : le juge ignore alors la continuité – la contiguïté – et l’enchaînement des séquences qui font le raisonnement et pourraient le rendre plus adéquat à la réalité ; les autres qui tiennent, sous prétexte de réalisme, à la sur-représentation, à la sur-figuration de la réalité et au privilège accordé, dans le raisonnnement et la décision du juge, à des considérations qui n’ont plus grand-chose à voir avec la loi – le juge tombant alors d’un excès dans l’autre et accentuant ce qu’il croit devoir être la fonction de la loi – d’être le calque de la réalité.

35 Troubles de la similarité, troubles de la contiguïté, disait Jakobson à propos de l’aphasie. Ce sont exactement ces mêmes troubles qui affectent le fonctionnement de la loi et des doctrines destinées à en rendre compte...

36 Ceci n’est pas une métaphore.

NOTES

1. La conception ici adoptée du sujet prétend donner à la métaphore toute sa portée – et restreindre le sujet à cela seul qui intéresse le juriste: une interrogation limitée à la place que tient l’une des figures du langage dans la construction du discours juridique: il ne s’agira donc pas de s’interroger sur la métaphore à propos et sur la base d’un matériau particulier, le droit, mais sur le droit – et ce que prétend en dire la science juridique – lorsqu’elle utilise des métaphores.

AUTEUR

GÉRARD TIMSIT Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne

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« Le char de l’État navigue sur un volcan » ou brève note sur les métaphores, spécialement sur celles de l’État de droit1

Pierre Moor

I.

1 La lecture « ordinaire » du mythe est celle d’un monstre, violant et tuant des vierges athéniennes, tapi au fond d’un labyrinthe dans lequel il a été emprisonné. Dürrenmatt2 procède à une lecture inversée : seul au monde, le Minotaure s’ignore soi-même en même temps qu’autrui, et ignore le bien et le mal – il en meurt.

2 Peu importe ici le contenu du mythe ou celui d’une lecture inversée. L’inversion elle- même – qui repose sur les mêmes données factuelles, la même histoire – pose la question : étant donné une métaphore, de quoi est-ce la métaphore ?

3 Le mythe lui-même indique cette incertitude. Thésée est en même temps un héros – il tue le monstre ; mais il est aussi antihéros – il abandonne à Naxos Ariane, grâce à laquelle pourtant il a pu être victorieux, et, par sa coupable négligence, il précipite son père dans la mer.

4 La métaphore est toujours plus claire que ce qu’elle veut raconter. Mais toute métaphore a des interstices par où peut remonter ce qui est d’abord caché. Pourtant, la métaphore est aussi nécessaire, parce qu’il n’est pas possible de raconter clairement et directement ce qu’il y a à raconter. Les interstices sont nécessaires au récit. Toute bonne métaphore a des interstices.

5 On peut donc dire que plus une métaphore est claire, plus elle est fausse. Ou plutôt : sa clarté n’est qu’apparente. Ce qui est le plus intéressant se situe précisément là où d’autres signes viennent faire douter de la véridicité du récit. A ce moment se pose la question : quel est le sens propre (mais caché) du récit, en tant que récit, par rapport au

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sens que celui-ci entend attribuer à ce qu’il prétend raconter ? Puis aussi une autre question : que dit ainsi la métaphore au sujet de celui qui la raconte, et que dit-elle à son propre niveau de ce qu’elle raconte ?

6 On peut alors entreprendre un autre récit. Par exemple, au lieu d’avoir une version athénienne de la vie et de la mort du Minotaure (version où l’on peut lire entre les lignes que les Athéniens n’en étaient pas si fiers), on aurait pu avoir une version crétoise, qui raconterait peut-être que les enfants de Minos ont été dépossédés de cette mer qui porte le nom du père de l’assassin. Ou plus profondément même qu’aucune violence ne peut être innocente.

7 Tout mythe est ainsi lui-même un labyrinthe, ou plutôt tout mythe est une affaire de labyrinthe. On ne peut le comprendre que sous cette forme, parce que cette forme est l’image même de l’expérience réelle qu’elle met en scène.

8 Ce qui est vrai du mythe l’est aussi de cette forme réduite qu’en est la métaphore. La vérité, ou plutôt la reproduction d’une vérité ne serait que la résultante impossible de toutes les métaphores possibles, dans l’écart de l’histoire qu’elles racontent chacune. Pour prendre une métaphore : chaque métaphore est une parallèle – et n’est qu’une seule de toutes les parallèles qu’il faut suivre pour atteindre le point visé.

II.

9 Parmi toutes les métaphores utilisées pour décrire le droit, pour montrer comment l’ordre juridique est censé fonctionner, il s’en trouve deux, bien connues des juristes ; deux métaphores3 qui, toutes deux, sont à certains égards justes, à d’autres fausses. Il en existe beaucoup d’autres, au premier rang desquelles celle de Montesquieu, parlant du « juge, bouche de la loi », sans doute la plus célèbre4 – et, s’il est permis de se citer dans ce voisinage, celle du droit comme mise en scène5. Mais la brièveté de cette note impose de choisir.

10 La première de ces deux métaphores est celle de la pyramide des normes. Tout en haut, la norme fondamentale – « Grundgesetz » – dont toutes les autres dépendent, puis, d’étage en étage, en ordre hiérarchique, les niveaux successifs qui aboutissent à l’acte juridique concret du juge. A chaque étage, et suivant ce qui, à cet étage, peut être effectivement décidé, sont fixées des valeurs impératives qui s’imposent aux niveaux suivants. C’est pourquoi le propre de toute norme juridique, à n’importe quel niveau, est de déterminer ce qui peut être décidé au niveau inférieur – une norme juridique est premièrement une norme qui habilite l’instance inférieure.

11 Cette métaphore a ceci d’exact que tout ordre juridique est un système de valeurs qui doivent être coordonnées suivant leur degré d’importance, et un système d’autorités qui doivent être corrélativement hiérarchisées. C’est en cela précisément que le droit est un ordre qui permet de donner un sens à l’exercice du pouvoir.

12 Mais elle a aussi ceci de faux que la détermination, à chaque niveau, se fait nécessairement avec une certaine liberté. Sinon, il n’y aurait pas besoin d’un étagement de niveaux assurant chacun sa propre fonction. Or, celui qui détermine le sens que prend une valeur supérieure dans la situation à laquelle il est confronté révèle aussi, ce faisant, le sens en soi de cette valeur : la valeur, fixée abstraitement à un niveau supérieur, devient histoire concrète, et, quelque contingente qu’elle soit, cette

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transmutation la fixera à son tour. Il y a donc, dans tout ordre juridique, un mouvement inversé dont la structure de la métaphore pyramidale ne rend pas compte.

13 La deuxième métaphore est celle d’un roman écrit à la chaîne par une pluralité d’auteurs, chacun responsable d’un chapitre. Chaque auteur reprend l’histoire là où son prédécesseur l’a laissée. Il peut s’abandonner à son imagination ; mais il est lié par toutes les contraintes qu’il hérite de ce qui a déjà été raconté – événements passés, caractères des personnages, situation des intrigues – à quoi s’ajoute la responsabilité de laisser à son tour à ses successeurs l’histoire dans un état où elle puisse continuer.

14 Cette métaphore-là a ceci d’exact que le droit repose sur une continuité dans le temps. On l’appelle jurisprudence. Aucun acteur du système ne peut ignorer ce qui s’est déjà fait. Il y a nécessaire cohérence. Tout nouvel épisode s’inscrit entre la liberté que requiert nécessairement une nouvelle situation (l’imagination pour faire avancer l’intrigue) et la contrainte du passé (l’innovation ne peut être qu’un développement) : la limite est fixée au point où le lecteur doit toujours être en état de comprendre ce qui se passe.

15 Mais la métaphore a aussi ceci de faux qu’elle ignore les contraintes actuelles qui pèse sur chaque acteur de l’ordre juridique. L’imagination n’est pas seulement limitée par ce qui s’est déjà passé dans le même roman. Elle l’est aussi par ce qui se passe au même moment ailleurs, et qui impose des contraintes extérieures à l’intrigue elle-même. Ainsi, il peut être interdit à notre auteur de tuer ou d’introduire un personnage, ou de nouer ou dénouer une certaine relation. Et cela parce que chaque auteur reçoit, dans le présent de son écriture, des instructions d’autres auteurs, écrivant à leur niveau d’autres romans, auteurs auxquels il est lui-même subordonné et qui viennent à l’encontre de son propre projet. Il y a donc, dans tout ordre juridique, un mouvement inversé dont la structure de la métaphore romancière ne rend pas compte.

16 Arrêtons-nous ici sur les auteurs de ces deux métaphores. Le premier – Hans Kelsen, juriste autrichien (1881-1973)6 – est né dans un contexte politique et scientifique qui explique le choix de sa métaphore. Après la constitution des Etats-nations, il a assisté à la construction de leur bureaucratie, fondée sur le thème de la légitimation nécessaire de l’autorité. En même temps, il était l’héritier d’une conception normative, et de la morale, et du droit, fondée sur le thème de la prédominance de la règle générale (la loi). Le second – Ronald Dworkin, juriste contemporain – est américain : c’est-à-dire un pays où la culture politique est méfiance invétérée envers tout autre organe étatique que le juge, et où l’énergie organisatrice, dans la société, est d’abord celle de la multiplicité des responsabilités individuelles. En même temps aussi, il manifeste le pragmatisme de la pensée concrète, privilégiant les approches par situations existentielles aux instruments abstraits.

17 Mais chacun des deux auteurs, dans son monde et ses références, traite du même problème : la conjonction de la liberté et du pouvoir, que notre droit essaie de mettre en œuvre. C’est bien de cela qu’il s’agit. Nous ne pouvons pas vivre sans une organisation sociale contraignante, et nous la confions à un système d’acteurs que nous appelons les « autorités ». Et celles-ci ne peuvent pas exercer leurs fonctions sans disposer d’une marge suffisante de liberté pour agir de manière adéquate. Non seulement le législateur : cela est évident. Mais aussi le juge, car le concret auquel il est confronté ne se laisse pas nécessairement absorber par la règle que le législateur – dans le modèle kelsenien – ou la jurisprudence – dans celui de Dworkin – lui fournit ; il lui

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faut plier la règle pour qu’il puisse mesurer, en l’épousant, la forme réelle de ce qui se présente à lui.

18 Mais nous ne pouvons vivre sans liberté. Or, cette liberté n’est garantie que si l’autorité est soumise à des règles.

19 Etres sociaux, nous avons besoin et de libertés et de contraintes. Il nous faut donc des autorités. Mais elles ne peuvent être entièrement soumises à des contraintes : elles doivent aussi pouvoir décider avec une certaine liberté. Il y a donc, à mettre en place, un double jeu antinomique.

20 Et il faut ajouter que notre propre liberté n’est garantie que par les contraintes qui pèsent sur autrui. « La liberté de chacun s’arrête où commence celle de l’autre ». Autre jeu antinomique.

21 Et enfin – mais c’est plus difficile à voir – notre liberté est aussi garantie par la liberté de l’autorité – du moins une certaine liberté – donc par la contrainte qu’elle peut exercer librement sur nous. Car, si elle était toujours fixement liée aux règles, qu’elle ne pourrait que strictement reproduire, elle devrait nécessairement toujours négliger ce qui fait notre individualité, donc notre liberté. Autre jeu antinomique.

22 Ces antinomies, le droit cherche à les résoudre en même temps sur le double modèle de la pyramide et du roman. Ces deux métaphores illustrent en effet chacune à sa manière la conjonction de liberté et de contrainte qui définit la position de l’autorité dans le système politique occidental de l’Etat de droit. (Et il faudrait d’autres métaphores pour illustrer les mêmes antinomies, mais du côté des gens, ces personnes qui sont « nous ».)

III.

23 Vient alors la question : pourquoi expliciter ces antinomies par des métaphores, et ne pas se contenter des concepts ? Pourquoi ces apparences redondantes ? Et Kelsen, et Dworkin ont écrit des pages et des pages d’écrits théoriques : pourquoi ont-ils jugés bon de composer en plus un poème ?

24 Il est clair que leurs théories sont des systèmes complexes, insérés à leur tour dans l’épistémologie de leur époque. Du strict point de vue juridique, elles font intervenir une théorie de la règle de droit, dans l’acception la plus large (y compris donc la « rule of law »), une théorie des sources du droit et de leur hiérarchie, une théorie des rapports entre le droit et la justice, une théorie des rapports entre le droit et la politique. Chacune de ces théories d’ailleurs pourrait à son tour s’analyser de la même manière comme un complexe de théories d’un niveau inférieur. Ces différentes théories se cristallisent dans le point vers lequel l’auteur les fait converger pour qu’elles constituent sa propre théorie. Elles forment alors un ensemble unique, individualisé, qui ne peut plus être décrit qu’imparfaitement dans toute sa complexité dans un langage théorique.

25 En effet, l’écriture (du moins pour les objets non mathématisables) se déploie dans un univers bidimensionnel. Dès lors qu’on écrit (ou parle), on trahit la pensée, parce qu’on aurait toujours pu décrire autrement, et ainsi rendre compte d’autres sens et d’autres directions, tout autant pertinentes, mais ignorées dans le sens et la direction qu’on a choisi d’emprunter. Le réseau que trace tout ensemble de théories ne peut pas être restitué comme ensemble dans l’exposé d’une théorie : celui-ci ne peut être qu’une ligne, alors que celui-là est comme une toile d’araignée – et ne peut être représenté en

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tant que tel que grâce à une image capable de le figurer dans l’esprit en une seule fois dans sa plus grande complexité possible – en d’autres mots de l’évoquer au moyen de l’abstraction figurée qu’est une métaphore.

26 De plus – mais ce n’est qu’une autre manière de voir les mêmes choses – plus une théorie est complexe, c’est-à-dire plus nombreux sont les éléments qui, quoique venant d’ailleurs (d’autres théories), la composent, plus elle devient une organisation unique. Et il n’y a alors qu’une façon de la désigner dans sa complexité et son individualité, dans soi-même et par rapport à ce qu’elle n’est pas (ou n’est plus, si elle a transformé ce qu’elle a emprunté), c’est de lui donner un nom propre qui ne le soit cependant pas tout à fait (s’il l’était entièrement, on trahirait le fait qu’il s’agit quand même de concepts, donc quand même d’éléments qui doivent être en mesure de passer d’une théorie à une autre). La métaphore sert aussi à cela – et l’on dit la pyramide kelsenienne, le roman dworkinien.

27 La métaphore n’est pas simplement une figure de style, c’est un mode d’appréhension visuelle qui en appelle à l’intuition immédiate de ce que l’intellection pure trahit par l’ordre des successions.

IV.

28 Cependant, l’emploi des métaphores que j’ai prises en quelque sorte comme cas d’espèce n’est pas dû simplement à une sorte de commodité intellectuelle qu’elle offrirait. Il y a plus, et ce plus ne tient pas seulement à l’organisation de la théorie, mais à ce que son objet lui permet d’être en tant que théorie. Il faut reprendre ici ce sur quoi on s’est arrêté plus haut : sur les jeux antinomiques de la liberté et de la contrainte que le droit met en œuvre dans une certaine organisation.

29 Or, chaque ordre juridique a sa propre organisation, qui lui vient de la société qui se donne précisément cet ordre. Il y a le droit autrichien, le droit américain, etc. – de nouveau des noms propres. Chacun a sa propre structure de la réponse qu’elle donne à l’antinomie. Chaque ordre juridique définit la situation d’équilibre qu’il juge bonne.

30 Bien plus, chaque norme, dans un droit donné, a sa propre situation d’équilibre. Certaines exercent une contrainte rigoureuse : par exemple celle qui fixe l’âge de la majorité, de manière à ce point précise qu’aucune autorité ne peut même concevoir autre chose ce que lui dicte la règle. A l’opposé, des normes donnent à l’autorité ce que les juristes appellent compétence discrétionnaire, ce qui aurait lieu de former, dans un Etat de droit, une contradiction dans les termes, la compétence ne devant jamais y être un pur pouvoir : mais toute personne ayant requis, par exemple, une subvention en aura fait l’expérience, cela existe.

31 Ce n’est pas par hasard que la « densité normative »7, c’est-à-dire le degré d’impérativité que donne à une norme la précision des concepts qu’elle emploie, peut varier aussi fortement. Le choix est le fait du législateur et des options politiques qu’il prend, en fonction des valeurs qu’il entend suivre. Rien n’aurait empêché que les prestations de la sécurité sociale – une sorte de subventions – soient fournies sur le fondement d’une compétence discrétionnaire : c’était le cas antérieurement. Il y a eu une modification radicale des conceptions en matière de solidarité sociale, qui s’est traduite dans un édifice normatif autrement contraignant que celui qui l’a précédé, et qui était celui de l’assistance publique.

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32 Les jeux antinomiques entre liberté et contrainte sont donc omniprésents. Ils sont constitutifs de l’espace politique. Ils ne se situent pas seulement au niveau supérieur de la législation : on les trouve partout, dans les configurations les plus variées, présentant les enjeux les plus hétérogènes, dans les historicités les plus différentes, aussi bien dans les réglementations les plus administratives que dans la Constitution. Mais alors : comment les penser ? Comment en faire la théorie ? Comment penser ensemble liberté et contrainte en les organisant en une unité ?

33 A première vue, on pourrait penser que l’obstacle décisif à une telle entreprise est précisément la multiplicité et la variété des normes qui mettent en œuvre cette unité. Mais ce n’est pas le cas. Autre chose se met en travers, d’essentiel. Liberté et contrainte organisées en unité ne peuvent se penser séparément l’un de l’autre parce qu’ils sont deux aspects de la norme. On ne peut pas se représenter les normes chacune avec son propre point d’équilibre entre liberté et contrainte, de telle manière qu’on aurait pu les comparer les unes aux autres : métaphoriquement, ce point aurait pu être situé sur une ligne droite, fixant une frontière entre ce qui viendrait d’un côté et qui serait la contrainte et de l’autre où serait située la liberté. Autre métaphore à laquelle on aurait pu songer : dans chaque norme, il y aurait eu une part de liberté et une part de contrainte, et on aurait ainsi pu établir des proportions comparables.

34 En réalité, liberté et contrainte existent seulement dans et par la norme ; chaque norme crée sa propre contrainte et sa propre liberté, lesquelles sont, dans chaque norme, et en fonction de son contenu propre, inséparablement liées de manière unique dans n’importe laquelle d’entre elles. L’une est comme le squelette de l’autre (mais on pourrait tout aussi bien écrire la réciproque) pour former ensemble le corps.

35 Et l’acte d’appliquer quelque norme que ce soit revient, dans l’acte même de dire le droit, à trouver dans ce qui est contrainte la liberté nécessaire à la parole, et dans la liberté la contrainte nécessaire pour que cette parole soit liée à des règles et puisse ainsi être communiquée. On ne sera pas surpris qu’on puisse ainsi retrouver la métaphore de Montesquieu – le juge est la bouche de la loi.

36 Cette structure même ne peut être conceptualisée que comme structure. Aucun concept ne peut rendre compte du passage de la structure à l’acte – que ce soit l’acte humain à laquelle la norme s’applique ou l’acte (également) humain par lequel la norme s’applique – « s’appliquer » désignant la parole en quoi consiste la « jurisdiction ». Dans la norme juridique mise en œuvre, c’est-à-dire envisagée en même temps comme norme et comme acte concret, liberté et contrainte ont un rapport conceptuellement insaisissable – tout comme le temps et l’espace dans le paradoxe de Zénon d’Elée. On peut les penser, mais on ne peut les penser que séparément : seul l’acte de juger, tel qu’il est communiqué, les réunit.

37 Et la communication du jugement, dans son résultat (le dispositif), met bien un terme au litige qui a été porté devant le juge. Mais la discussion que ce jugement entreprend (sa motivation) avec la norme à appliquer demeure, elle, ouverte. Elle ne réussit quasiment jamais à être logiquement nécessaire (close), parce que lui reste attaché l’exercice de cette liberté qui, autrement utilisée, aurait peut-être amené à un autre résultat.

38 Si on ne peut pas décomposer conceptuellement la démarche normative dans son aboutissement de règle concrète, on doit alors faire usage d’une image dont la structure la reproduit dans le monde des choses vécues et la rend ainsi apparente sous la forme

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d’une abstraction concrétisée : une métaphore8. Et même plus qu’une seule métaphore, si on veut rendre compte de toutes les dynamiques qui constituent l’ordre juridique.

V.

39 La formule si frappante de Gérard Timsit9, selon laquelle la loi est elle-même une métaphore, illustre la chose d’un autre point de vue. La loi, d’une certaine manière, reproduit la réalité, mais jamais complètement. Elle en isole certains éléments et en néglige d’autres ; les premiers sont les faits appelés pertinents, lesquels sont les abstractions de réalité qui, dans le cas d’espèce, doivent pouvoir être reconnus sous leur forme concrète et justifier ainsi l’application de la norme. La sélection se fait en fonction du but poursuivi par l’auteur de la norme. C’est la trop fameuse figure du syllogisme juridique – trop fameuse parce qu’il est rarissime que l’on retrouve tels quels dans le fait concret les traits pertinents du fait abstrait. Le fait concret a quasi toujours une originalité de traits – soit en surnombre, soit en déficit par rapport au fait abstrait. Il faudra donc décider si, dans la première configuration, les traits excédentaires ou, dans la seconde, si les traits absents sont si nombreux et caractéristiques qu’il s’agit en réalité d’un autre fait. Il y a donc au niveau de l’application de la norme à nouveau une sélection, et par conséquent de nouveau une norme (cette fois-ci concrète), laquelle ne reproduit pas, mais représente la norme abstraite.

40 L’opération dite abusivement du syllogisme juridique met ainsi en évidence le mélange de contrainte et de liberté dont jouit toute autorité : tout auteur de norme (même concrète) se trouve dans la même situation, dès lors qu’elle est appelée à choisir ce qui, dans la norme, est censé être déterminant. Seuls sont entièrement libres, dans la métaphore kelsenienne, l’auteur de la « Grundgesetz », ou, dans la métaphore de Dworkin, celui du premier chapitre ; cependant, l’un comme l’autre sont fictifs, parce qu’il n’y a jamais dans l’histoire de commencement absolu.

41 On peut aborder aussi cette opération dans l’autre sens. Qu’est-ce qu’un fait abstrait ? Comment le législateur a-t-il élaboré les faits pertinents ? C’est une construction idéale, un modèle des réalités. Les réalités que l’on a pu vivre ou que l’on peut imaginer, l’auteur de la norme les a purifiées, transmutées, transformées en images d’elles- mêmes : autrement dit, désignées dans et par la norme, elles deviennent les métaphores d’elles-mêmes.

42 Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, l’opération conserve toujours une part de mystère, parce qu’elle restera toujours le produit d’un certain arbitraire, dans la mesure où aucune sélection ne peut, par définition, dans ces passages, être prédéterminée. Elle ne pourra donc jamais être complètement et exhaustivement conceptualisée.

43 Dans ce sens, dire, avec Gérard Timsit, que la loi est une métaphore est une proposition qui est elle-même une métaphore : c’est prendre pour image le fait de représenter par une image. Et on observera que c’est toujours de la même question qu’il s’agit – de cette antinomie entre liberté et contrainte, dans ce contexte entre la liberté de celui qui décide de la pertinence et la contrainte que subit celui (le même, et dans la même situation) qui ne peut rien décider en dehors d’une pertinence.

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44 C’est dans ce sens aussi que j’ai utilisé la métaphore de la mise en scène : le droit représente la réalité pour résoudre un conflit réel à travers un scénario fictif10.

VI.

45 On le sait par expérience : les meilleures métaphores viennent d’elles-mêmes à l’esprit, lorsque nous peinons à expliquer. Elles surgissent à l’improviste.

46 Mais, naissant ainsi, elles en disent nécessairement plus qu’il n’y paraît. Et vient la question : pourquoi telle métaphore plutôt qu’une autre ? Précisément parce qu’elle en dit plus, et peut-être particulièrement sur notre désir que les choses soient d’une façon, et non pas d’une autre. La métaphore organise alors notre pensée. Arrive le moment où elle « décolle ». Parfois, à la suivre néanmoins, on part à la découverte. Parfois, l’écart qui se creuse indique le problème non résolu. Parfois, à regret, il faut se résoudre à l’abandonner. Cette fonction heuristique est bien connue.

47 La métaphore a également une fonction argumentative. Car elle naturalise la théorie – problème et solution ; elle communique à l’argumentation la force de l’évidence, force qui vient du concret de l’image. L’image révèle immédiatement sa propre structure, que chaque auditeur connaît pour l’avoir lui-même vécue, et qui lui est directement familière. La métaphore la plaque sur la théorie ; elle joue comme un corset, tenant ensemble ce qui n’a – peut-être – pas une cohérence interne propre suffisante ; les présupposés problématiques de la théorie, ses articulations fragiles prennent alors l’évidence du fait.

48 Enfin, inconsciemment choisie, la métaphore parle d’autre chose encore que de ce qu’elle tend à mettre en lumière. C’est à suivre l’image pour elle-même qu’on peut le découvrir. La pyramide kelsenienne est un édifice parfait, dont séduit la pure forme. C’est le rêve d’un ordre sans qualités, organisé dans la dimension de la verticalité, dominé par le seul impératif d’une rationalité formelle, sans que vienne interférer d’aucune manière ce dont la rationalité devrait rendre compte et qui est l’ordre social. Peu importe ce qui est commandé, pourvu que cela soit commandé dans un ordre régulier de successions. Kelsen s’est toujours défendu d’avoir fait la litière du nazisme. Et il est vrai qu’il n’a jamais pensé que le contenu du droit n’avait rien à faire dans son histoire : voulant construire cependant une théorie pure de la normativité, il considérait que la moralité de l’ordre juridique ne relevait pas de ce que le droit était pour lui-même. C’est pourquoi, dans l’agencement de ses contraintes architecturales, l’édifice peut être parfait, mais à la condition d’être vide. Les hommes viennent après, et, dans toute l’autonomie que donne à chaque niveau la pure forme de la hiérarchie, décident ce qu’ils veulent : la plus extrême contrainte aboutit à la plus grande liberté.

49 A l’inverse, le roman de Dworkin peut fourmiller de personnages. La dimension est celle de l’horizontalité : chaque auteur est l’égal de ses prédécesseurs et jouit de la même liberté que celle dont ils bénéficiaient. Juridiquement parlant : si Kelsen ne parlait que des normes, Dworkin ne parle que des juges. L’organisation de l’ensemble en tant que tout rationnel vient d’elle-même : c’est, manifestement, comme si une main invisible guidait la plume de chacun des romanciers successifs. En réalité, la tradition fait peser sur la liberté imaginative la contrainte d’une cohérence nécessaire au maintien d’un ordre juridique.

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50 A nouveau ici, d’un côté la contrainte, de l’autre la liberté. Chacune des métaphore, dans son apparente unilatéralité, conduit quand même jusqu’à l’autre côté. Il faut donc se les figurer ensemble pour rendre compte de ce double mouvement. Métaphoriquement, avec les deux « histoires » que j’ai analysées ici, cela pourrait s’écrire : des romans gravés sur une pyramide. Mais j’ai fait allusion à deux autres métaphores : cela fait déjà quatre. En imaginer une seule qui de toutes combine les ressources ? Ce serait oublier que, à trop vouloir dire en même temps, le risque est alors de se laisser aller à écrire : le char de l’Etat navigue sur un volcan.

NOTES

1. Celle du titre, Henri Monnier la met dans la bouche de M. Prudhomme. 2. Référence ici au récit de Dürrenmatt, que Marie-Jeanne Borel résume dans sa contribution introductive au colloque, dans le présent numnéro de la Revue : La mort de la Pythie, suivi de Minotaure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990. 3. Gérard Timsit s’y réfère également, dans sa contribution au colloque (cf. ce même numéro de la Revue européenne des sciences sociales). 4. Métaphore qui fait l’objet de la contribution de Gérard Timsit. 5. Le droit comme mise en scène, in : Revue européenne des sciences sociales 37 (1999), N o 113, pp. 129 ss. 6. Dont la réflexion théorique sur le droit date du premier tiers du XXe siècle. 7. Sur cette notion, cf. Pierre Moor, Du modèle de la séparation des pouvoirs à l’évaluation des politiques publiques, in : Etudes en l’honneur de Jean-François Aubert, Bâle/Francfort-s./M.,1996, pp. 627 ss. 8. Peut-on dire ici ; avec Jean-Jacques Wunenburger (dans ce numéro de la Revue), un « paradigme », l’idée elle-même étant insaisissable ? 9. Dans sa contribution, publiée dans ce même numéro. 10. Dans la contribution au précédent colloque de Bramois, citée plus haut.

AUTEUR

PIERRE MOOR Institut de droit public Université de Lausanne

Revue européenne des sciences sociales, XXXVIII-117 | 2000 97

Quelques métaphores, au miroir des analyses spatiales : réseaux de villes et réseaux de pouvoir

Jean-Pierre Gaudin et Denise Pumain

1 Comment et pourquoi la notion de réseau est-elle devenue une métaphore des relations interurbaines, des échanges de personnes, de biens et d’informations entre les villes, et d’une composition volontaire et rationnelle des fonctions urbaines ? On se souvient en effet de la célébration intense des figures du « réseau de villes » ou du « réseau urbain » à partir des années 60-70. Quel miroir nous tendent-elles aujourd’hui pour réfléchir à la manière dont se pensent les rapports entre espace et politique ?

2 Le réseau est étymologiquement d’abord un filet et a pu devenir, en tant que tel, le support d’un premier usage analogique possible. Mais par glissement rapide, le contenant s’est projeté sur le contenu et le réseau initial des fils a pu faire penser, par exemple, à des maillages de canalisations ou de voies diverses, puis à des graphes de relations de toute nature. La métaphore du réseau est donc devenue essentiellement relationnelle.

3 De manière générale, la métaphore suggère, séduit mais laisse beaucoup de significations en suspens. Reconnaissons-lui cette force de l’ambiguïté mais tentons, en même temps, de la décrypter. Quelle est la nature des relations interurbaines visées, en l’occurrence, par l’image du réseau ? Ce qui est de l’ordre de la circulation ne s’inscrit pas dans n’importe quelle règle d’échange. Et les rapports hiérarchiques peuvent être aussi bien masqués, dans certains cas, que revendiqués, dans d’autres situations. D’autant que, à travers des variations sémantiques légères (réseaux de villes, réseaux urbains, armatures urbaines) et des transferts de références et d’images, cet usage métaphorique des réseaux articule subtilement le monde de la connaissance scientifique et celui de l’action, le descriptif et le prescriptif.

4 L’histoire des usages de la métaphore réticulaire dans l’analyse spatiale et les politiques d’aménagement amène ainsi à reconsidérer tout à la fois le classique regard rationnel et surplombant de l’aménageur étatique qui triomphe dans les années 60-70, puis

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l’interpellation plus récente des villes en tant que sujets de leur propre développement lorsque l’esprit de marché et de concurrence s’est développé, mais également les chassés-croisés les plus actuels entre ce qui reste d’un volontarisme planificateur d’ensemble et l’engouement croissant pour des « partenariats » négociés ponctuellement.

5 Circulations interurbaines, représentations de relations, métaphores de réseaux, il nous faut donc interroger ces variations autour d’un type de savoir sur l’espace mêlé à une famille de politiques publiques, en partant d’une période qui, en France par exemple, commence au milieu des années 60. Il se dégagera de cet examen que la métaphore du « réseau de villes » a pour l’essentiel abrité deux figures qui se voulaient distinctes mais qui sont en réalité étroitement jumelées par leurs enjeux : celle de la relation et la circulation, d’une part ; celle de la domination et la hiérarchie, d’autre part. Ce savoir métaphorique et ses usages politiques sont cependant aujourd’hui en nette évolution : on commentera donc deux perspectives d’un possible destin ultérieur de ces métaphores urbaines et urbanistiques : le réseau interurbain de négociation et le réseau bio-technologique comme métaphore des relations urbaines.

1. – Le « réseau », métaphore des relations et des circulations interurbaines

Configurations

6 La notion de « réseau de villes », entendue à la fois comme grille de lecture des semis de villes mais aussi comme objectif de planification, apparaît en France comme une sorte de co-production à la fin des années 60 entre universitaires (géographes et économistes) et aménageurs de la Délégation à l’aménagement du territoire.

7 Les géographes avaient, pour leur part, développé préalablement le terme de « réseaux urbains » dans une perspective plus purement analytique. Cela traduisait, après-guerre, un premier repositionnement significatif de la géographie française dans la façon de penser les relations villes-campagnes (Chabot, 1954). Plutôt, en effet, que de s’appuyer principalement sur les découpages physiques ou paysagers et sur les activités agricoles, comme il était courant dans la géographie régionale française, le raisonnement partira des activités urbaines et, bientôt, de l’idée de « réseaux urbains ».

8 A partir des années 60, le contexte d’ensemble est alors marqué par une croisade nouvelle en faveur d’une « géographie appliquée » ou « active » (Labasse, 1955 ; George et al., 1964 ; Phlipponeau, 1960), c’est-à-dire d’une géographie focalisée sur les développements de l’urbanisation et susceptible d’apporter ses expertises aux urbanistes et aux aménageurs. Elle prend appui sur des travaux d’économistes et de géographes allemands (Christaller, 1933) ou américains (Berry, 1971) mais aussi sur ceux de certains économistes français (Piatier, 1956 ; Ponsard, 1955 ; Boudeville, 1961).

9 Pour les « géo-aménageurs » (cf. les travaux de Rochefort, 1960, et de Hautreux, 1965), raisonner dans la perspective métaphorique du « réseau urbain » comportait plusieurs implications importantes et répondait à différents objectifs : • l’accent pouvait être mis sur des flux de personnes et d’information, en termes de critères de flux de relations, et sur des pôles d’échange (donc, des liens et des nœuds de réseaux) ;

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• on envisageait ainsi les relations directes des villes avec leur territoire (hinterland, « zones de desserte ») mais surtout celles des villes entre elles ; • on situait, ce faisant, très directement un savoir géo-économique par rapport à des objectifs d’action (développement de la politique d’aménagement du territoire, de rééquilibrage régional et de rationalisation des niveaux d’équipements urbains après 1963). Dans le même temps, en adoptant une posture hypothético-déductive (c’est la desserte des usagers, liée elle-même au poids des populations, qui exprime et structure des aires d’influence et conduit à définir des niveaux différenciés de services collectifs), une génération de jeunes géographes, souvent proches du marxisme, se différenciait de ses aînés et de la tradition plutôt inductive de la géographie française.

Enjeux

10 Cette figure contemporaine du réseau « urbain » ou « de villes » se rattache toutefois à une tradition métaphorique ancienne qui applique l’image du réseau à des relations qui se traduisent par des circulations de biens, de personnes ou d’informations. Pareille figuration s’organise volontiers soit selon une logique ramifiée en arbre, soit selon une composition de lignes entrecroisées et formant boucle. Ainsi en va-t-il de la physiologie de la circulation du sang, tout d’abord, à partir du XVIIIe siècle. Puis des voies des communication : télégraphe (1849), téléphone (1879), chemin de fer, seulement ensuite, semble-t-il (1870), transport fluvial (1924) et enfin aérien (début du XXe siècle). Dans cette perspective, sont progressivement englobés tant des réseaux techniques que les systèmes de services qui y sont associés. Et la liaison des deux éléments se resserre encore avec l’image encore plus puissante des réseaux informatiques contemporains.

11 La problématique des « réseaux » de villes, pour sa part, se situe à l’intersection des deux perspectives que ménage la métaphore des réseaux, l’une suggérant une certaine hiérarchie, une composition ramifiée en arbre ou bien une image de fleuve accueillant ses affluents (ce que suggèrent également les visualisations de réseaux urbains sous forme de graphes pyramidaux), tandis que l’autre n’évoque simplement que des connections et des nœuds d’échange. Or la notion de réseau de villes va jouer en fait pleinement de l’ambiguïté de ces deux connotations possibles.

12 L’analogon, l‘effet de ressemblance, peut en effet être double. Il est d’une part connoté par une logique d’esprit gravitaire (Lösch, Christaller). Les villes sont alors des planètes d’importance diverse qui s’attirent et se contrôlent mutuellement en particulier selon des effets de taille de population, (concentrée ou bien desservie dans une « zone d’influence ») ayant recours à des services collectifs concentrés. L’effet hiérarchique est alors à la fois présent mais en quelque sorte naturalisé par l’analogie gravitaire et, donc, socialement euphémisé. Cette métaphore astronomique ne date pas d’hier : le géographe du roi G. Sanson en 1681 appliquait la classification que Ptolémée réservait aux étoiles aux villes pour en hiérarchiser la magnitude et l’éclat (cité par Lamarre, 1998). Ce n’est cependant que bien plus tard qu’est apparue l’analogie entre réseau de villes et galaxie, par exemple chez Reclus (1905 ) et Levasseur (1889-92).

13 L’ambiguïté produite peut être d’autant plus grande en matière de réseau urbain que, d’autre part, la métaphore du réseau se rattache, plus largement, à une perspective simplement relationnelle, celle de l’échange et de la circulation, laquelle reste indéterminée sur la question de la domination. On notera à ce propos, car on ne peut oublier que les villes sont aussi des lieux politiques, que les analyses classiques de

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l’échange politique (Hobbes, avec la philosophie politique contractualiste, Pizzorno, avec l’échange dans le cadre de l’Etat social, et Marin avec l’échange politique généralisé) laissent, elles aussi, ouvertes toutes les possibilités, depuis l’échange inégal qui traduit les rapports de domination jusqu’aux formes coopératives de collaboration qui seraient marquées par la confiance et le caractère « horizontal » des relations de pouvoir.

14 Par conséquent, l’approche en termes de « réseaux de villes » laisse voir plusieurs usages analogiques potentiels, qui cultivent largement l’ambiguïté de par leurs inspirations multiples et la richesse de leurs connotations. Cela ne peut qu’inciter à mieux cerner les enjeux de pouvoirs qui ont pu se situer derrière l’utilisation un peu irénique de l’image du réseau, dans le contexte particulier des politiques d’aménagement et d’urbanisme des années de croissance : pouvoirs concurrentiels des universitaires, pouvoirs des administrations de mission face aux grands ministères, pouvoirs conflictuels des maires urbains chacun soucieux d’autonomie. L’effet-miroir de la métaphore peut souvent devenir un effet-masque.

2. – Les implicites de la métaphore réticulaire : frontières, dominations, hiérarchies des villes

15 Les réseaux, comme on le sait, sont aussi des rets en vieux français, des filets, et ils peuvent donc suggérer l’image de l’emprisonnement, comme dans les rets de l’amour célébrés au XVIIe siècle... La métaphore du réseau rejoint ici le schème de la « couverture » du territoire, qui sous-tendait dès le XVIIe siècle les représentations de l’aménagement des places-fortes militaires, avant celles de la desserte par les commerces et les services (Pumain, Robic, 1996). En tout cas, le terme n’est jamais à lui seul la garantie d’une égalité dans les relations ou la figure d’un club d’égaux, c’est-à- dire un ensemble de pôles réunis par des liens horizontaux.

Configurations

16 La genèse du terme éclaire-t-elle le sens donné à la métaphore ? L’expression de « réseau de villes », évoquée par P. Vidal de la Blache (1898) et formalisée par G. Chabot (1948) à partir des travaux de W. Christaller, avait été conçue par les géographes pour dépasser l’approche monographique d’une ville dans sa région et construire un niveau d’observation supérieur, en inventant un nouvel objet, une nouvelle échelle d’analyse du fait urbain. Le terme se cherche dans la littérature scientifique, Jean Tricart dans son cours de 1954 hésite encore entre réseau de villes et semis urbain, et c’est clairement Michel Rochefort qui l’impose dans son article des « Annales de Géographie » en 1957 : « Le réseau urbain défini, dans les limites régionales de l’influence de la grande ville capitale, par l’existence et la localisation d’un certain nombre de types de centres-relais, eux-mêmes hiérarchisés, qui constituent les mailles du réseau » (p. 125).

17 La structure hiérarchique d’un ensemble de centres urbains différenciés par le niveau (rareté, diversité et nombre) de leurs fonctions est ainsi clairement associée à la définition des réseaux urbains. Elle se lit aussi dans les différences d’intensité et les dissymétries des flux échangés entre les villes. Et c’est bien dans ce sens de la hiérarchisation et du contrôle des flux que la géographie urbaine va être amenée à

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mobiliser l’expression de réseau urbain, au moment où elle se rapproche des préoccupations d’aménagement du territoire des années 60 (M. Rochefort surtout, qui fait alliance avec le polytechnicien J. Hautreux).

18 Les réseaux de villes deviennent « réseaux urbains », donc, dans le vocabulaire de l’action. Mais plus spécifiquement apparaissent aussi les termes « armature urbaine », « hiérarchie urbaine », avec, à la clé, quelques notions secondaires explicites : « zones de commandement » ou d’influence... On est là assez loin des réseaux d’allure horizontale, qui auraient pu trouver des références historiques dans certaines ligues urbaines du passé comme celle de la Hanse. Il s’agit ici d’une problématique de la catégorisation des différences et des niveaux, pour une plus claire hiérarchisation des équipements collectifs et une concentration des efforts dans les dépenses publiques. Sans atteindre le caractère systématique des classifications de centres urbains en trois niveaux hiérarchisés, telle qu’elle est définie par exemple pour l’affectation des équipements publics par les Länder allemands, la sélection de huit « métropoles d’équilibre » en 1964 va dans le sens de la bataille menée par l’Etat central pour le développement local et la re-localisation des activités. Il n’est pas non plus anodin que l’expression d’« armature urbaine », apparue dans un texte du géographe G. Chabot en 1948, ait été préférée à celle de réseau urbain dans les discussions du Commissariat au Plan entre géographes et ingénieurs, selon G. Mercadal (1965), afin d’éviter la confusion possible avec les réseaux techniques urbains. La conception, normative et figée, de l’armature urbaine hiérarchisée qui corsète le territoire, prend alors le pas sur les connotations circulatoires attachées à la métaphore du réseau.

Enjeux

19 C’est là une stratégie du contrôle pyramidal de l’espace et plus précisément des villes secondaires par les métropoles. Les armatures, définies autour du poids des populations, des niveaux de services, des flux de communications et quelques aires d’attraction, seront en effet mises en relation avec des normes de planification et des « grilles » d’équipements, non sans un certain mépris, dans les années qui précèdent la loi de décentralisation de 1982, des cultures politiques spécifiques et des pouvoirs politiques locaux.

20 Dans cette problématique tutélaire des armatures urbaines, popularisée par un aménagement du territoire triomphant, que devient alors le pouvoir urbain ? Il est fortement contraint par des tutelles multiples, tant juridiques que financières et techniques. Il doit composer avec le pouvoir central qui détient encore l’essentiel des moyens financiers et économiques de la production urbaine de l’époque. Mais il tente également de ruser avec la logique dominante de hiérarchisation et de coopérations obligées. Néanmoins, l’esprit du temps est à rebours.

21 C’est là en effet que se dévoile l’intérêt d’opérer des déplacements, des métaphores, qui, en dépit ou bien à cause de l’avertissement d’Aristote, qui se méfiait déjà méthodologiquement du procédé, autorisent plus encore que l’analogie (c’est-à-dire la ressemblance) des formes de transposition, des jeux d’images, des allusions suggestives – ce dont rend compte la progressive « navigation » sémantique du terme réseau à travers l’histoire du français.

22 En effet, la circulation et les échanges, ce qui faisait simplement image suggestive, ou ressemblance, dans la première approche de la notion de réseau urbain (ou de villes),

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laisse place ici à une véritable stratégie de la métaphore, c’est-à-dire l’imposition d’une conception hiérarchique et emboîtée des relations. Elle admet comme une fatalité les forces gravitationnelles, elle souligne la nécessité des coopérations et complémentarités de voisinage, dans un système pyramidal.

23 Trois intentions majeures semblent guider cette démarche des réseaux urbains durant les Trente glorieuses : • en dosant habilement, tout d’abord, les critères qui se rapportent aux réseaux matériels (communications physiques, flux de populations et de clientèles) avec ceux qui concernent des réseaux immatériels (information, contrôle administratif), on promeut la nouvelle modernité des communications et on banalise une mobilité plus intense ; • de plus, en privilégiant les « métropoles d’équilibre », on commence de mettre l’accent sur des régions, à une échelle plus vaste et fonctionnelle que celle des départements napoléoniens ; • enfin, en valorisant des indicateurs relatifs aux activités de services, on emphatise le passage d’une économie du primaire et du secondaire à une économie tertiaire (Boudeville, 1961). A cet égard, l’acceptation du terme de « réseau urbain » en quelque sorte « naturalise » des grilles d’équipement hiérarchisées et permet de normaliser certains arbitrages.

24 Au total, un regard surplombant est jeté sur les pouvoirs locaux qui s’obstinent dans des concurrences de clochers et qui sont, sinon sommés, du moins fortement incités à s’associer. Ce régime de coopérations obligées peut avoir des conséquences importantes sur la régulation des rapports ami/ennemi, qui tient un rôle fondamental dans le jeu politique.

25 Les nouveaux réseaux de villes, que l’on promeut à la DATAR, à l’INSEE et dans les travaux de quelques géographes, dans les années 1990 (DATAR, 1991) vont-ils supprimer les effets de frontières précédemment entretenus entre villes voisines rivales ? Les effets de gaspillage liés à la duplication des équipements et aux compétitions interurbaines sont alors vivement critiqués au nom d’un discours de raison qui, en réalité, ne supprime pas les concurrences et les frontières mais cherche à les organiser à une nouvelle échelle. En ce sens, les réseaux de villes alors promus ne sont pas « supérieurs » aux frontières et aux démarcations, ils en dessinent une nouvelle géographie, qui intègre des méga-régions et déjà l’échelle européenne. La règle du jeu est ainsi changée et confirmée tout à la fois.

26 Pourtant, le vocabulaire de la géographie ne sort pas indemne de ses échanges avec celui des politiques d’aménagement du territoire. L’ambiguïté des notions d’armature et de réseau, l’usage banalisé de ce dernier terme qui tend à s’opposer à la notion de hiérarchie, commencent dès les années 1980 à contaminer le vocabulaire scientifique, et, dans la notion de réseau urbain hiérarchisé, l’image d’une hiérarchie de pouvoir tend à se substituer à celle des niveaux de complexité des activités tertiaires que reconnaissait la théorie des lieux centraux. Ainsi trouve-t-on curieusement ce double reniement assumé dans le dictionnaires de Roger Brunet (1992) : « les géographes parlent volontiers de ‘réseau urbain’ pour qualifier l’ensemble des villes d’un pays. Il arrive que ce ne soit pas un vrai réseau [sic], mais un simple arbre hiérarchique, lorsque les villes ne communiquent qu’avec la capitale, et n’échangent guère directement entre elles ». Ainsi désormais pour les géographes une hiérarchie ne serait plus une forme particulière de réseau, et l’emploi de réseau urbain ou réseau de villes renverrait à la notion a-hiérarchique d’association volontaire de villes telle que préconisée par la DATAR… Ces glissements sémantiques vont obliger à changer le vocabulaire

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scientifique pour en développer l’intuition initiale. On peut se demander si c’est le statut de « science molle » qui, en autorisant le maintien prolongé d’une définition semi-métaphorique de concepts partagés avec le politique, a pu conduire à une mainmise de celui-ci sur la signification du langage commun ? Autre effet de frontière et de domination…

3. – Les réseaux de villes et la négociation entre le Même et l’Autre

27 La conjonction étroite de l’aménagement du territoire années 70 et de la problématique géographique des réseaux de villes a légitimé l’affirmation d’un regard surplombant du pouvoir central sur l’ensemble du pays et, en parallèle mimétiquement, de chacune des métropoles secondaires sur leurs espaces régionaux.

Configurations

28 Ce regard de l’Etat, en quelque sorte « ethnocentrique », puisqu’il projette ses propres catégories sur l’autre, a eu une force certaine, bien qu’il ait rencontré progressivement des obstacles croissants à mesure que les mesures décentralisatrices entraient en actes. Certes, les villes proches et de rang égal étaient supposées s’allier en « régions de villes », plutôt que de se concurrencer sur des équipements de haut niveau, s’associer en somme comme des entreprises aux créneaux complémentaires. Mais les villes étaient avant tout censées tenir chacune leurs zones d’influence, tout comme les capitales nationales commandent leurs territoires. La logique dominante de représentation de l’espace et la conception du pouvoir (économique comme politique) était donc d’abord d’ordre pyramidal et unifiant. Dans cette approche des réseaux urbains, via la pyramide organisée de l’armature urbaine, la capitale tendait en quelque sorte un miroir aux métropoles régionales, où l’image de l’autre (les villes de rang secondaire) n’était plus que le modèle réduit de l’image de soi.

29 Cependant, ce volontarisme rationalisateur de l’aménagement du territoire, qui cherchait à typifier les niveaux d’équipement et à catégoriser les aides publiques afin de lutter contre le saupoudrage des crédits publics, a trouvé d’emblée des limites qui sont allées ensuite croissant : rivalités politiques locales durables, actualisées par les compétitions nouvelles sur les relocalisations des activités industrielles et tertiaires ; logiques administratives de « guichet » qui se reconstituent ; concurrences renouvelées en termes d’équipements, focalisés toujours plus sur les loisirs, la culture et le tourisme ; contournements de la planification des équipements par des subventions spécifiques. Tout cela avant même le développement des effets vigoureusement concurrentiels de la décentralisation et du néo-libéralisme.

30 Cela signait-il, dès lors, la fin progressive d’un certain volontarisme d’aménagement, d’incitations planifiées à une rationalisation accrue de la hiérarchie urbaine et, indirectement, d’une « géographie utile » tournée vers l’aide à l’action publique ?

31 Le planisme spatial, qui intégrait réseaux urbains et régions de villes, s’est peut-être un peu dilué dans les pays où les gouvernements avaient été initialement les plus interventionnistes mais il s’est aussi pour partie reporté sur des schémas d’aménagement plus sectoriels (transports, infrastructures scolaires ou sanitaires, etc.)

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et, plus encore, il a été transposé à un échelon où le volontarisme conserve d’autant plus de marges de manœuvre qu’il reste mieux à distance des logiques politiques locales : celui de l’Europe. Le document du Schéma de Développement de l’Espace Communautaire adopté à Potsdam en mai 1999 (ESDP, 1999) insiste sur un « développement spatial polycentrique » pour lequel les politiques préconisent de ne plus seulement relier les périphéries au centre mais d’assurer l’intégration internationale des régions périphériques et de leurs métropoles en s’appuyant sur des réseaux de villes (« city networks » est l’expression employée dans la traduction anglaise). C’est volontairement euphémiser à nouveau la hiérarchie.

Enjeux

32 Mais s’agit-il là seulement d’une sorte de repli tactique, d’un changement d’échelle du volontarisme appliqué aux réseaux urbains, ou encore d’une simple nuance apportée aux ambitions initiales ? On peut en réalité plutôt voir dans ce repositionnement la conséquence d’une nouvelle conception émergente de l’action publique en général et de l’aménagement en particulier. On a en effet progressivement pris conscience que les réseaux de villes ne sont pas nécessairement faits que de circulations de flux de biens ou de personnes, ou encore que de maillages techniques. On peut les voir aussi comme des ensembles de relations sociales, des systèmes relationnels, des « réseaux » sociaux et politiques.

33 Il est de fait au sein des sciences sociales une autre approche possible des réseaux que celle qu’on a privilégiée longtemps dans l’analyse des systèmes urbains. Elle s’est développée depuis le début du siècle, dans une perspective qui se dégage rapidement des échanges matériels et des infrastructures, même si elle s’enracine par ses présupposés dans la même métaphore circulatoire (réseau sanguin). Mais elle est sociologique, plutôt d’esprit interactionniste et a priori n’implique pas de relation non hiérarchique (Mauss, 1924 ; Radcliffe-Brown et l’anthropologie culturelle anglo- saxonne, Moreno et la psychologie expérimentale américaine des années 30).

34 Les « social networks » ont d’abord été envisagés comme des réseaux de sociabilité, en somme d’appropriation du monde social et d’expression des affinités ou amitiés. L’analyse de réseau s’est ensuite développée en termes de sociologie des organisations et de sociologie politique, dans l’étude des phénomènes croisés de coopération et de concurrence (par exemple Crozier et Friedberg, 1981 ; Mabileau, 1992).

35 Les réseaux de villes, perçus comme étant des réseaux politiques et sociaux, constituent une perspective d’analyse ou d’action qu’on a tendance aujourd’hui à prendre plus largement en compte, lorsqu’on l’on veut se départir de l’attitude quasiment magique des précédentes politiques d’aménagement, celles qui postulaient des rationalités surplombantes et des solidarités obligées. C’est en particulier ce que montre l’approche italienne maintenant célèbre (et un peu mythifiée à son tour) des districts industriels et les stratégies de développement local qui y sont associées (Bagnasco, 1977). Les effets imputables à la proximité spatiale s’avèrent être autant d’effets dus à des réseaux culturels, professionnels, familiaux, confessionnels, etc. De ce fait, la démarche de modélisation « aménagiste » devient autre, ne peut se contenter d’images spatiales rationnelles mais doit compter avec des dynamiques sociales et politiques inscrites dans une temporalité et des processus culturels parfois de longue durée. La problématique du réseau intègre dès lors une pluralité de références et une négociation

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devenue nécessaire entre une multiplicité d’acteurs locaux et centraux, politiques et sociaux, institutionnels et associatifs.

36 Devant cette évolution récente, on peut alors avancer une question. A travers un pareil changement de sensibilité et de problématisation des approches, n’est-ce pas une nouvelle normativité qui s’invente ? Appliquée aux villes comme à d’autres objets susceptibles d’aménagements (voire à d’autres politiques publiques), l’approche des « réseaux » sociaux-politiques cherche en effet à tenir compte et même à mobiliser largement les dynamiques potentielles des acteurs sociaux, à les impliquer par un mélange d’incitations et d’offre de procédures négociées, au lieu de leur prescrire ou leur imposer une rationalité donnée (Gaudin, 1999). De ce fait, la problématique des réseaux sociaux s’inscrit dans une perspective plus vaste qui, aujourd’hui, vise à privilégier une régulation de caractère multi-centré, se déployant à l’échelle des régions de villes ou bien, plus finement, à celle des « pays », des « communautés de villes »...

37 Le réseau (de villes) devient par conséquent porteur d’une nouvelle métaphore, celle du partenariat négocié et des arrangements technico-politiques.

38 On ne peut cependant conclure que cette perspective d’évolution soit unique. Simplement, elle peut se déployer parallèlement aux démarches volontaristes des schémas d’aménagement classiques qui perdurent dans des domaines « lourds » de planification des dépenses publiques (infrastructures). Basée sur une conception processuelle et réticulée de la production des normes sociales, elle laisse place à la logique du contrat et du projet à côté, par exemple, de celle des organisations stables (structures intercommunales ou régionales), des planifications « compréhensives » ou globales. Si ce n’est pas là nécessairement une pleine reconnaissance de l’Autre, ce n’est plus, du moins, l’enfermement dans le Même, dans la reproduction des catégories imposées par une rationalité surplombante. Faire réseau, réseauter entre forces politiques et sociales qui négocient des objectifs partageables et une production normative conjointe devient cohérent avec un système décisionnel multi-centré subsidiaire, comme dans les pays fédéraux ou décentralisés.

4. – La tentation prophétique et les réseaux bio- technologiques

39 Malmené dans ses concepts par les captures langagières du politique, le discours savant a développé de nouvelles stratégies métaphoriques. Depuis une ou deux décennies, des images circulent dont aucune ne s’est vraiment imposée comme le nouvel avatar métaphorique du réseau de villes. Bien que d’inspirations différentes, elles ont en commun de véhiculer des connotations assez éloignées des processus sociaux, et de les « naturaliser » ou de les instrumentaliser. Aux fonctions précédentes, elles ajoutent peut-être ce que l’on pourrait qualifier superficiellement et de façon anecdotique un « effet Sokal », en s’appropriant le vocabulaire des sciences de la complexité. On fait ici l’hypothèse que ces images conduisent vers de nouvelles métaphores des réseaux de villes qui tireraient leur force évocatrice des sciences cognitives, associant l’adaptabilité biologique et la technicité informatique.

40 Cette évolution a été préparée de longue date par la substitution de l’expression de « système de villes » à celle de réseau urbain. On peut remarquer au passage une

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différence intéressante, mais encore non expliquée, entre les usages français et anglo- saxons de ces deux termes. Dans un contexte d’une grande densité de références croisées entre les lexiques urbains français et anglo-saxons au cours des années 1950-60 (Pinchemel, 1983), il faut souligner l’opposition entre la diffusion, en France, d’expressions construites sur le mot de « réseau » et son inexistence dans la littérature anglo-saxonne au profit du terme de system. Dans le champ de définition des relations interurbaines, les expressions de urban network et de networks of towns n’ont pas « pris » et c’est la terminologie de central place theory, ou central place hierarchy, pattern, model, spacing… qui a prévalu, à partir des années cinquante et de la reconnaissance de la théorie de Christaller par la new geography , suivie de celle des systèmes de villes (Pumain, Robic, 1999, 75).

41 Peut-être l’usage américain a-t-il influencé peu à peu la pratique française. Mais c’est aussi contre l’image fixe, les connotations statiques attachées au réseau, que la notion de système de villes a été adoptée (Pumain, 1992). Elle accroche des images de transformations, de changements interdépendants, de co-évolutions. La métaphore spatiale se teinte alors de temporalité, elle appelle les formalisations de la dynamique et de la complexité. Elle s’adapte aussi aux changements de paradigme scientifique ambiants, entre les années 1960 et 1980-90, pour délaisser les déterminations rigoureuses (mais déjà non linéaires, autorisant les effets contre-intuitifs) des systèmes à la Forrester (1964) et adopter les aléas, les turbulences et les bifurcations des systèmes auto-organisés (Pumain et al., 1989 ; Sanders, 1992). Certains y ajoutent volontiers le chaos. D’autres s’irritent de ces analogies trop physiciennes qui oublient les finalités de l’acteur, ses intentions et les effets de pouvoir, pour ne retenir que l’émergence fatale de structures d’ensemble contraignantes mais non concertées sur fond de concurrences individuelles atomisées (Lepetit, Pumain, 1993). En décrivant la structure comme le résultat non intentionnel et souvent non perçu de multiples actions et interactions interindividuelles, la métaphore du système auto-organisé place en effet l’objet réseau de villes hors de portée de l’intervention directe du politique régulateur ou planificateur, elle relativise l’action de chacun dans une multitude complexe de régulations locales dont la résultante globale est pratiquement imprévisible. La métaphore du système de villes en tant que système auto-organisé aurait-elle alors une fonction « déresponsabilisante » ? Est-ce pour cette raison qu’elle ne s’est encore guère imposée dans les milieux de l’aménagement du territoire, hormis pour désigner des ensembles supra-régionaux de villes dépendantes d’une grande métropole, à la DATAR vers le début des années 1990 ?

42 Par rapport à la notion de réseau, on peut aussi souligner que celle de système de villes tend à s’abstraire du territoire qui en constitue le support ou qu’il s’agit de desservir. Ce sont en effet surtout les interrelations urbaines, qui, progressivement, déterminent le devenir des villes, au fur et à mesure que les fonctions de production industrielle et de services ont pris le pas sur celle de la production agricole. Ce déracinement urbain est évoqué d’une autre manière, en opérant un retour vers une géographie physique, par l’image de l’archipel qu’emploie P. Veltz (1996) pour qualifier l’économie contemporaine. Il donne ainsi à voir la matérialité des concentrations urbaines, comme des concrétions émergées de leur territoire, noyaux durs d’une économie dégagée du substrat de la terre agricole ou d’un arrière-pays à desservir et contrôler et vouée dans sa quasi-totalité au seul service des citadins. Les villes apparaissent comme des îlots d’activité connectés dans une surface qui serait indifférenciée, voire liquidée. Cette image inverse curieusement le rapport entre les villes et l’eau – ne disait-on pas que les

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villes, par ailleurs si souvent situées sur des rivières, irriguaient leur territoire ? – et édulcore singulièrement l’analogie qui liait les organisations urbaines et leurs dépendances hiérarchiques à la forme arborescente et collectrice des réseaux hydrographiques (Chorley, 1964). Elle substitue aussi à l’unidirectionnalité des écoulements la liberté des circulations océanes, et aux régularités christallériennes l’ordre aléatoire et lâche (quoique, en fait, tout aussi fractal que celui des villes) des émergences telluriques.

43 La prochaine métaphore des réseaux urbains se cherche, et sans prétendre à la divination, ni même vouloir tenter une prédiction auto-réalisatrice, nous pensons qu’elle pourrait bien s’inspirer de la cognitique. Une telle image aurait des chances de succès car elle fusionnerait deux sources analogiques jusqu’ici fécondes, celle de la biologie et celle des nouvelles technologies.

44 On sait que la métaphore biologique a sa tradition urbaine, d’abord explicitement organiciste (Mackinder, 1902) puis peu à peu dégagée de ses connotations naturalistes, quand le systémisme évolue vers les théories de l’auto-organisation. Les jalons sont multiples, depuis la « théorie des générations de villes » de Mackinder, qui invoque une « sélection naturelle » d’inspiration darwinienne, jusqu’à l’image du système nerveux chez Geddes, en passant par celle de la métropole régionale, « organe directeur », dont la nodalité représente l’émergence d’un niveau de complexité d’organisation, chez Vidal de la Blache (Robic, 1989 a et b). La référence à la biologie courait dans mainte monographie régionale sous les images partielles, et aujourd’hui vieillies, des villes évoquées comme le système nerveux (ou artériel) qui impulse l’activité et la nouveauté dans les territoires. L’image a récemment été réactivée par celle de la « synapse », suggérée en 1990 par R. Brunet pour évoquer les lieux de l’échange et les « villes de contact ». C’est pour l’opposer à la hiérarchie que R. Brunet emploie à propos des villes l’image d’un « système neuronal » dans un ouvrage de 1994 sur l’aménagement du territoire…

45 La métaphore organiciste est l’une des trois figures récurrentes employées à propos des systèmes de villes, avec celles du réseau d’étapes et de la couverture du territoire (Pumain, Robic, 1996). On a vu que l’une des fonctions principales de ces métaphores est d’édulcorer les rapports de pouvoir et la très forte différenciation hiérarchique qui caractérisent les relations entre les villes. Si ces métaphores se parent actuellement d’une scientificité empruntée à l’extérieur des sciences sociales, c’est peut-être aussi en raison de la résistance de cet objet à se laisser approcher et gouverner. Le vocabulaire tend à en faire une entité complexe, vivante, qui évoluerait selon ses lois propres et cachées.

46 L’idée de la complexité s’est encore insérée dans l’image du réseau de villes par une autre voie, celle de l’analogie technique. Le courant favorable au progrès technique, dont la mode récurrente est sans doute à l’origine du succès de la métaphore du réseau à l’époque des chemins de fer, s’est emparé à nouveau de la notion en la modernisant. P. Claval (1982) avait ainsi suggéré l’image du commutateur téléphonique pour définir une ville qui « maximise les interactions sociales » par le branchement des individus les uns avec les autres, selon une combinatoire démultipliée de la mise en relation.

47 C’est vers une fusion new age entre le biologique et le technique que s’orientent désormais les chercheurs d’image. La cognitique, qui rapproche le fonctionnement du cerveau et celui des ordinateurs, la physiologie nerveuse et les puces électroniques, via les processus d’apprentissage et l’intelligence artificielle, fournit le terrain idéal. Dans

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le monde branché sur le virtuel, il n’y a pas loin de la synapse à l’interface, et la souplesse adaptative du vivant jointe à l’efficacité des réseaux informatiques se prêtent à des allusions qui se veulent riches de sens.

48 C’est ainsi que tente de s’imposer une image de la ville tout à la fois mémoire, gisement de savoir-faire et créatrice, c’est la « city of knowledge » dont l’avènement est prophétisé par exemple par R. Knight. Là encore, le glissement métaphorique, des réseaux de transport aux réseaux d’information, ne manque pas d’oblitérer les relations de pouvoirs, et ce risque n’a pas échappé à C. Raffestin : « on peut se demander si à l’ancien despotisme oriental des sociétés hydrauliques ne correspondrait pas, toutes choses égales par ailleurs, un despotisme occidental des sociétés informationnelles » (1988, p. 272). C’est ainsi encore que sont tentées des analogies assez directes entre la représentation informatique des réseaux neuronaux et celle des réseaux de villes (Buscema, Diappi, 1999). La métaphore se glisse derrière l’apparence opérationnelle de son analogue informatique, en dissimulant dans la boîte noire des couches neuronales, sous forme de processus parallèles et de connexions intermittentes, périodiquement réactivées, les interdépendances floues, apparemment indéterminées, entre des acteurs sociaux que l’on voudrait rendus aux libertés de la pensée, dégagés des contraintes spatiales et des effets de pouvoir, imprégnés de connaissance, mais mettant en œuvre quelle volonté, quelle intelligence supérieure ?

49 A côté des réseaux de neurones viendra peut-être une image du réseau de villes comme hypertexte, instrument d’une circulation librement choisie entre des nœuds de savoir, et de création par l’interconnexion et la navigation (nous retrouvons là l’image de l’archipel) entre des centres de ressources, d’informations et de connaissances. Les « nomades urbains » ne surfent-ils pas déjà d’une ville à l’autre, entre les miroirs identitaires ou dépaysants qu’elles proposent, à travers les systèmes de signes, les images qu’elles se donnent dans la maîtrise concertée des opérations de marketing urbain ? L’organisation de cette production d’image autour d’un projet de ville entre des partenaires locaux rejoint l’hypothèse optimiste évoquée ci-dessus à propos du Même et de l’Autre, en laissant augurer d’une meilleure prise en compte de la diversité, de l’autonomie et de l’inventivité des acteurs locaux, voire des simples citoyens citadins.

50 La fonction de ces nouvelles métaphores, le réseau neuronal ou l’hypertexte, serait donc double : d’une part elles serviraient à naturaliser les idées d’auto-apprentissage, d’adaptation, de flexibilité, désormais requises de la part des acteurs urbains, censés réagir avec une conscience plus précise des interdépendances multiples dans lesquelles se situe leur action ; d’autre part, et de manière plus ambiguë, s’installe une représentation de la ville comme sujet, image organiciste récurrente qui sous l’avatar du réseau apprenant en édulcore les possibles conflits d’intérêt.

Conclusion

51 Le succès de la métaphore du réseau urbain vient peut-être de sa particulière richesse sémantique, qui a autorisé son utilisation aussi bien pour justifier la soumission au regard surplombant de l’aménageur national que pour inciter l’initiative locale en coopération. C’est sans doute aussi que l’objet ainsi construit n’est pas familier, il ne relève guère d’une perception immédiate. On ne commence à l’apercevoir que sur les cartes à petite échelle, il atteint le grand public avec les cartes routières et certaines

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images de satellite. Ce n’est pas un hasard si les premières analogies des géographes ont rapproché au XVIIe siècle les réseaux de villes, invisibles, des étoiles, bien visibles (Lamarre, 1998). Il n’y a donc pas eu d’appréhension directe, non savante, des réseaux de villes (contrairement à la catégorie du paysage par exemple). Dans le langage savant même, la notion de réseau urbain reste bien la contribution spécifique des géographes, des politologues et des aménageurs à la réflexion qui pour d’autres se limite à « la » ville.

52 La petite histoire des « récupérations-transformations » des métaphores scientifiques par des acteurs politiques peut être lue comme une nouvelle illustration de la difficulté du passage de la connaissance à l’action, et de sa légitimation. Elle souligne aussi, en creux, la nécessité d’une production métaphorique périodiquement renouvelée entre les deux mondes, instrument de communication nécessaire entre des réseaux sociaux qui ne partagent pas toujours les mêmes références.

53 En effet, à côté du classique débat relatif aux rapports entre métaphore et rationalité scientifique, il en est un autre que nourrit plus particulièrement notre cas de figure. Longtemps et dans des champs très divers, d’Aristote à Claude Bernard, la pensée scientifique s’est méfiée de la métaphore, source d’imprécision et plus suggestive que démonstrative. A présent, et notamment avec Jean-Claude Passeron, des réévaluations s’opèrent : la démarche métaphorique peut être aussi considérée comme une source irremplaçable d’inventivité dans les sciences historico-sociologiques et comme un moyen puissant de transfert de raisonnements entre disciplines. Mais reste une autre question, un peu différente, celle de la place de la métaphore dans les rapports entre connaissance et action. Là encore, on peut avancer qu’elle autorise des décloisonnements. Elle est en effet une des figures possibles du transfert ou de la « traduction » de questions et de notions entre mondes de légitimité différents ; elle favorise aussi des « hybridations » entre normes ou systèmes de référence (B. Latour). En somme, on ne peut plus s’en tenir aujourd’hui au cloisonnement des rationalités entre le « savant » et le « politique », cher à Max Weber dans les années vingt. Pour autant, les métaphores, dans ce cas, s’avèrent être trop souvent des passerelles fragiles et dangereuses. Les images circulent d’autant plus facilement qu’elles sont floues, les mots se diluent et, par réaction, requièrent in fine de nouvelles constructions terminologiques. Déconnectés, en attendant, de leur contexte et de leurs cadres de référence méthodologiques ou théoriques, les termes métaphoriques deviennent des sortes de notions orphelines. Et surtout, comme on l’a aperçu précédement, la rigueur de la construction intellectuelle s’efface trop derrière le travail de séduction du financeur de recherches ou d’études.

54 L’évolution des connotations et des mots et expressions ainsi associés à la métaphore du réseau urbain paraît guidée par trois fonctions parfois contradictoires : la première met à jour les contenus des interprétations en fonction de la transformation des faits sociaux, des attributs caractéristiques des villes ; la seconde intègre un certain progrès des connaissances scientifiques en caractérisant le réseau comme le résultat de processus, d’évolutions interdépendantes, au-delà de l’image fixe de l’armature et des infrastructures, en faisant évoluer la notion du réseau vers celle des systèmes de villes ; la troisième est peut-être la fonction plus incantatoire, mais sans doute auto- réalisatrice, de la reconnaissance du nécessaire partenariat politique.

55 C’est d’ailleurs seulement par le contenu social et politique instillé dans ces métaphores qu’on peut imaginer que l’objet réseau de villes, ainsi représenté de façon partagée,

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pourrait être sinon maîtrisé, du moins gouverné avec une conscience plus élaborée de ses possibilités. Encore faut-il que les métaphores du réseau, y compris dans leurs avatars les plus récents, n’occultent pas complètement les réalités des hiérarchies et du pouvoir, en masquant des stratégies d’évitement et d’ignorance des forces d’initiatives et de la diversité locales.

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AUTEURS

JEAN-PIERRE GAUDIN Centre comparatif d’étude des politiques publiques (CEPEL) CNRS - Université de Montpellier

DENISE PUMAIN Département de géographie Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne

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De quelques analogies physiques en économie politique

Claude Mouchot

1 Il est bien connu que les fondateurs de la théorie dite néoclassique, Walras et Pareto (mais aussi bien d’autres…), ont abondamment utilisé les analogies qu’il pensaient découvrir entre les « équilibres » qu’ils élaboraient et divers équilibres définis en physique et notamment en mécanique.

2 Nous disons « les équilibres », car, en amont de l’analogie appliquée à l’équilibre général (qui nous paraît surtout incantatoire), il y a eu des tentatives de construction d’analogies beaucoup plus concrètes appliquées à l’équilibre du consommateur.

3 Ce sont celles-ci que nous présenterons en premier lieu.

4 Nous montrerons ensuite que, bien avant les néoclassiques, Quesnay et les Classiques ont élaboré des équilibres, eux aussi « analogues » à des équilibres physiques, même si le mot équilibre et la référence à la physique sont absents de leurs écrits. Nous montrerons aussi que l’équilibre général, de ce point de vue, ne diffère des précédents que par l’explicitation consciente et volontaire de l’analogie. Il y a plus : les trois « équilibres » étudiés possèdent des caractéristiques communes qui, à notre sens, soulèvent une question fondamentale, celle du statut de notre discipline.

5 Nous proposerons donc une réponse à cette question en troisième partie.

I. – L’équilibre du consommateur

A. Analogies ou obsession ?

6 Rappelons d’abord que, pour Walras, « l’économie pure est une science physico- mathématique », en notant tout de suite que personne n’a jamais défini une science physico-mathématique ! Mais logique avec lui-même, il n’a pas cessé de rechercher explicitement des analogies entre l’équilibre du consommateur et divers équilibres physiques. En voici quelques exemples.

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1o La métaphore de la masse

« Philosophiquement je pose : p = g + g + g + … = mg p’ = g + g + g + g + … = m’g soit p’/p = m’/m c’est-à-dire que j’appelle masse ou m une cause proportionnelle au poids.

Et de même je pose : Va/Vb = ra/rb c’est-à-dire que j’appelle rareté ou r une cause proportionnelle à la valeur d’échange » (Œuvres économiques complètes, vol. XI, p. 629).

2o La métaphore de la force vive

« Va/Vb = ra/rb Donc, la satisfaction maxima a lieu par la proportionnalité des raretés aux valeurs […] …si on prend pour mesure de la force, la force vive, c’est-à-dire la force multipliée par sa vitesse… P/Q = p/q C’est-à-dire que l’équilibre de la romaine a lieu par la proportionnalité des forces aux bras de levier. L’analogie est évidente. Aussi a-t-on déjà signalé celle des forces et des raretés… » (Œuvres économiques complètes, vol. VII, pp. 333-334).

7 La dernière phrase nous conduit à :

3° La métaphore de la force

« En mécanique En économique Une molécule Un individu … … Force Utilité ou désutilité limite … … (Fisher, p. 85) » (Œuvres économiques complètes, vol. XI, p. 623).

8 Si on tient compte du fait que, dans le 3o, Walras n’a fait que recopier Fisher et que donc il faut remplacer utilité limite par rareté, on se trouve en présence de trois analogies : masse, force et force vive ; choisissez celle qui vous convient le mieux !

9 Il est clair qu’il n’est même plus question d’analogies, mais seulement de ressemblances formelles qui ne pourraient prendre de l’intérêt qu’à partir du moment où de véritables correspondances entre les termes seraient mises en évidence.

10 Eh bien, c’est précisément ce qui se passe pour le 3o.

B. Analogie forcée — impasse assurée : le consommateuret la théorie des champs

11 1o L’analogie entre • I. le comportement du consommateur soumis au « champ de forces » que constitue sa recherche du maximum d’utilité et à sa contrainte budgétaire d’une part, et • II. Le comportement d’un point matériel dans un « bol » soumis au champ de forces de la pesanteur et à la contrainte de rester sur la paroi du bol d’autre part est explicite maintenant dans tous les manuels. On peut l’illustrer par les deux schémas suivants.

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12 Le premier à avoir utilisé cette analogie semble bien être I. Fisher en 1892 et Walras n’a fait que reprendre les correspondances que Fisher avait proposées (nous en avons donné quelques-unes ci-dessus). Elle semble parfaite : • le consommateur (fig. 2) se trouvant en A désire se déplacer dans le sens de F ; la contrainte budgétaire l’oblige à demeurer sur la droite AB et il atteint le point B, où il obtient le maximum de satisfaction ; • le point matériel (fig. 1) se trouvant en A désire se déplacer dans le sens de F ; la paroi du bol l’oblige à demeurer sur elle et il atteint le point B, où son énergie potentielle est minimale. On notera que la « colline des plaisirs » est exactement une portion de bol renversé…

13 Analogie parfaite donc, mais en termes de vecteurs, d’êtres mathématiques.

14 Or pas plus Walras que Fisher ou Pareto (ou certains auteurs actuels) n’ont fait la différence entre un vecteur (être mathématique) et une force, être physique (ce qui montre au passage le non-sens d’une science physico-mathématique). Pareto en particulier utilise souvent des expressions du type « la force de son désir le pousse à… ».

Figure 1

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Figure 2

15 Tous ces auteurs se sont donc engagés sur la voie de l’analogie avec un champ de forces physiques, alors que cette analogie est fausse. Et elle est fausse pour une raison très simple, c’est qu’il n’y a aucune force physique qui s’exerce sur le point A de la figure 2. Une force ne peut s’exercer que sur un corps, réduit à un point matériel en mécanique pure, et surtout doté d’une masse. Or le point A ne possède aucune de ces caractéristiques ; il n’existe que dans l’esprit du consommateur. Si d’ailleurs, la notion de force physique pouvait s’appliquer, c’est que A aurait une masse ; mais alors le consommateur n’atteindrait jamais le point B : comme en mécanique pure, il oscillerait indéfiniment autour de B sans jamais y rester !

16 Il est pourtant un point de l’analogie qui aurait pu inquiéter Fisher. Il prend « l’individu » (le consommateur) comme analogue de « la molécule » (le point matériel). Cela n’a aucun sens : l’individu, en tant que tel, ne se trouve pas au point A de la figure 2 ; tout au plus peut-on y voir le panier de biens X et Y dont il dispose au départ. Mais ce panier, lui, n’est tiré ou poussé par aucune force…

17 Jusque-là, rien de bien grave : on utilise improprement le mot « force » mais l’analogie reste valable en termes de « vecteurs ».

18 Hélas, il y a effectivement quelque chose de beaucoup plus grave. C’est que, partis sur l’idée de force et d’équilibre statique, ces auteurs ont tous cru qu’ils allaient pouvoir développer une dynamique, exactement comme l’avait fait la physique.

19 Puisque le vecteur gradU est assimilé (faussement) à une force, il doit pouvoir expliquer le repos et le mouvement. Il suffit de rajouter une nouvelle analogie, purement formelle cette fois, entre les équations différentielles :

ra dqa+ ra dqa= 0 et Pdp + Qdq = 0 (Walras) pour qu’on se croie à l’orée d’une théorie dynamique.

20 Il semble bien que ce soit Pareto qui ait placé le plus d’espoir dans cette direction. Il voulait décrire les phénomènes de marché par un système d’équations différentielles (susceptibles en physique de rendre compte à la fois du repos et du mouvement) et c’est exactement l’impasse annoncée. De plus, le fondement de cette impasse est bien celui

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que nous indiquons puisqu’il considérait le marché comme un système de points matériels mus par des forces, faisant ainsi la même erreur que Fisher.

21 Il montre souvent la déception de ne pas voir cet espoir se réaliser ; il ne pouvait qu’en être ainsi puisque les bases d’une dynamique ne sont pas présentes dans l’analogie considérée.

22 Mais, comme nous allons le montrer, l’équilibre général n’est pas le seul, ni le premier, des équilibres élaborés par les théories économiques à se fonder sur des analogies physiques et à n’être que statique. Cela nous conduira à nous demander s’il peut en être autrement.

II. – Une économie en équilibre ? Quesnay, Classiques et néoclassiques

A. Le Tableau économique et la métaphore du flux

23 On fournit une présentation du Tableau, faite par Quesnay en 1766.

24 La métaphore du flux est évidente, mais elle appelle de nombreuses remarques. 1. L’activité économique est ainsi présentée tout à la fois comme mouvement puisque les sommes circulent ; mais aussi comme un mouvement qui ne mène nulle part puisque l’économie nationale se reproduit identique à elle-même d’année en année. C’est bien évidemment la définition de l’état stationnaire : le mouvement des parties n’empêche pas le tout de rester au repos. Équilibre donc, tout au moins d’un point de vue global. 2. L’analogie avec la circulation sanguine est elle aussi évidente et il ne faut pas oublier que Quesnay était médecin du Roy Louis XV et que la circulation sanguine est connue depuis 1616.

3. La question du « moteur » de cette circulation ne semble pas avoir été soulevée par Quesnay. Tout comme la circulation sanguine est expliquée par l’énergie du cœur, il explique la circulation économique par la « production » de la terre (d’où le nom de « classe

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productive » donné aux agriculteurs) ; on notera que, pour nous, le Tableau ne fonctionne, les flux n’existent, que par le travail des deux classes, productive et stérile. Et le fait que Smith et surtout Ricardo élaboreront une théorie de la valeur travail provient sans doute de la connaissance qu’a eue Smith du Tableau. 4. On peut aussi constater que ce schéma correspond à ce que les anthropologues ont appelé les « sociétés traditionnelles » (sous réserve de définir autrement les classes sociales) : sociétés sans histoire, puisque se reproduisant (presque) à l’identique. Nous retrouverons cette vacuité du temps en B et en C.

25 Mais le plus important peut-être, c’est de constater que la première représentation globale de l’économie, fondée sur l’analogie d’un flux biologique, est représentation d’un état stationnaire, d’un « équilibre » globalement statique, qui ne correspond pas à la réalité économique puisque celle-ci, même au niveau global, est constamment en mouvement.

26 Notons aussi que, à l’exception de Marx, il faudra attendre Keynes pour voir réapparaître une représentation du « circuit économique ». Or, pour Marx et pour Keynes (selon des modalités évidemment différentes), il n’était pas question de se représenter un état stationnaire ; et, ce qui est frappant, c’est que, pour chacun de ces deux auteurs, il y a presque autant d’interprétations de ce qu’ils ont écrit que de lecteurs. L’unanimité (de compréhension, d’interprétation) ne peut-elle se faire qu’autour, ou à partir, d’un « équilibre » ?

B. Les Classiques : prix naturel et équilibre de long terme

Dans chaque société… il y a un taux moyen ou ordinaire pour les salaires, pour les profits… et pour les fermages […]. On peut les appeler taux naturels des salaires, des profits et des fermages […]. Lorsque le prix d’une marchandise n’est ni plus ni moins que ce qu’il faut payer, suivant leurs taux naturels, les salaires, les profits et les fermages employés à produire cette marchandise, alors elle est vendue à ce qu’on peut appeler son prix naturel […]. Le prix actuel d’une marchandise est ce qu’on appelle son prix de marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou précisément au niveau du prix naturel […]. Le prix naturel est donc pour ainsi dire le point central vers lequel gravitent continuellement les prix de toutes les marchandises […]. Lorsque la quantité mise sur le marché suffit tout juste pou remplir la demande effective, le prix de marché se trouve naturellement, au moins autant qu’il est possible d’en juger, le même que le prix naturel. Tant que cette demande reste la même, le prix de marché doit vraisemblablement aussi rester le même et être tout à fait le même que le prix naturel, ou du moins, aussi rapproché qu’il est possible d’en juger (A. Smith).

27 À nouveau, le terme d’équilibre est absent. Mais il se donne à voir avec le mot « gravitation », lequel renvoie bien à la métaphore physique. Cette gravitation sera d’ailleurs reprise par L. Walras (pour une tout autre définition du prix) et illustrée par l’image, elle aussi physique, des vagues sur un lac qui tendent à retrouver le niveau du lac au repos (il observait sans doute attentivement le lac Léman !).

28 On pourrait penser que, comme en physique, il s’agit de remplacer une multitude de mesures (de prix, de niveaux) par quelque chose comme une moyenne. Mais cette métaphore du lac (ou celle du pendule, ou toute autre analogie provenant de la physique) induit ici un élément étranger à la réalité économique. En effet, le niveau du lac au repos (la position du pendule au repos) existe et est observable (il est d’ailleurs une moyenne des niveaux des différentes parties du lac). Alors que le prix naturel n’a

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pas d’existence et n’est pas observable (et en tout état de cause il n’est pas la moyenne de tous les prix de marché) ; il n’est qu’un prix construit par le théoricien comme Smith le sait bien qui précise « autant qu’il est possible d’en juger ».

29 Le prix naturel, le prix d’équilibre de la théorie économique « classique », n’aura donc absolument pas le même statut que le niveau d’équilibre de l’eau d’un lac. Répétons-le : celui-ci existe ; celui-là ne peut venir à l’existence qu’à long terme, c’est-à-dire jamais.

30 En effet, alors que parfois il n’y a pas de vent sur le lac et donc qu’il est alors au repos, la réalité économique, elle, n’est jamais au repos ; elle crée constamment des déséquilibres qui sont autant d’obstacles à l’instauration du prix naturel. Il va donc falloir construire une économie « au repos ». Trois hypothèses y pourvoiront, qui ont chacune partie liée avec le temps : • la mobilité parfaite des capitaux (qui permet un ajustement immédiat de l’offre à la demande) ; • l’investissement immédiat de l’épargne (qui est un aspect de la loi de Say : toute offre crée sa propre demande) ; • Les « fonctions de production » (anachronisme bien sûr) ne varient pas.

31 Ayant ainsi supprimé : les délais d’ajustement, le problème de la demande (loi de Say) et l’évolution technique des entreprises, il devient possible de conduire cette « économie » au repos par le seul jeu de la concurrence qui fera émerger, à long terme, les prix naturels. Il est clair, d’une part, que ces prix n’ont en réalité rien de naturel et, d’autre part, que le long terme en question est parfaitement fictif et théorique : c’est un temps conceptuel, sans contenu, puisqu’il ne s’y passe quasiment plus rien. La seule « activité » qui habite ce temps est l’équilibration des prix par la seule concurrence, exactement comme, lorsque le vent s’arrête, le niveau du lac devient homogène par la seule pesanteur – et nous retrouvons la métaphore.

32 On retrouve ainsi, dans ce long terme, un état stationnaire (il ne s’agit évidemment pas de l’état stationnaire que Smith comme Ricardo, chacun selon des voies différentes, croyaient pouvoir prédire comme aboutissement de l’évolution de l’économie réelle). Partie de fondements très différents de ceux de Quesnay, la théorie classique, s’appuyant implicitement sur des analogies physiques, ne parvient, elle aussi, à donner de la réalité économique, essentiellement mouvante, qu’une représentation statique.

33 De plus, le prix ( !) à payer pour parvenir à cette représentation de l’économie paraît bien lourd puisqu’on a construit des prix qui n’apparaîtront jamais dans la réalité. On ne « représente » plus la réalité ; on construit un objet de pensée dont quelques éléments sont bien des représentations de cette réalité, mais dont les autres éléments n’ont plus aucun rapport avec celle-ci.

34 Mais cela, les Classiques, et spécialement les Ricardiens (J.S. Mill, Cairnes, J. Neville Keynes…) le savaient qui parlaient de « vérités abstraites ». Ils avaient conscience que les « vérités », les « lois », économiques qu’ils élaboraient n’étaient que partielles et demandaient à être replongées dans une appréhension plus vaste de la réalité sociale.

C. Les néoclassiques et l’équilibre général

35 À partir de Walras, apparaissent explicitement, et le mot équilibre, et l’analogie avec un équilibre physique. Rappelons ces phrases bien connues :

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« L’équilibre économique est l’état qui se maintiendrait indéfiniment s’il n’y avait aucun changement dans les conditions dans lesquelles on l’observe… Il est déterminé de telle sorte que, s’il n’est que faiblement modifié, il tend immédiatement à se rétablir… Il nous faudra exprimer mathématiquement que, l’état d’équilibre étant atteint…, le système se maintient indéfiniment dans l’état considéré » (Pareto).

36 Accessoirement on notera la force de persuasion de l’utilisation successive du conditionnel, du présent et enfin du futur pour que soit admise, sans autre démonstration, l’existence de l’équilibre.

37 Les phrases de Pareto sont parfaitement explicites : en les lisant, on « voit » le pendule, le lac, la bille dans un bol. Mais, pour ce qui nous concerne, elles ont un avantage : la troisième nous montre que cette nouvelle théorisation retrouve les précédentes au moins sur un point : nous sommes à nouveau en présence d’un état stationnaire. Et nous avons déjà signalé la déception de Pareto de ne pouvoir aller au-delà d’une représentation statique.

38 Rien d’étonnant à cela puisque l’atteinte de l’équilibre n’a de sens que dans un temps aussi vide ici qu’il l’était pour les Classiques – et cela est logique puisqu’ils font les mêmes hypothèses que précédemment en y ajoutant la non-variation des fonctions d’utilité. Mêmes causes, mêmes conséquences.

39 Il y a toutefois une différence essentielle entre eux.

40 On l’a déjà dit : les Classiques savaient qu’ils n’atteignaient que des « vérités abstraites ». Il n’en est pas de même des néoclassiques qui croient eux qu’ils détiennent la Vérité de l’économie. Depuis les Chicago boys jusqu’aux tenants actuels de l’économie de l’offre, tous connaissent, d’une connaissance sûre, les lois de l’économie et les appliquent… pour le malheur de populations entières.

41 L’analogie, implicite mais qui n’était, et consciemment, que partielle, chez les Classiques, est devenue homologie chez les néoclassiques : leur modèle représente exactement ( ?), point par point ( ?), la réalité ; il fournit donc ( ?) les solutions aux problèmes que pose cette réalité. Quand cette réalité semble quelque peu se rebiffer, ne pas entrer facilement dans le cadre, il existe un sésame : la réalité impure comporte des « frottements » que la théorie pure a négligés. Et nous revoilà dans l’homologie.

42 Il reste un petit problème : en physique, il a été possible d’élaborer des théories du frottement. En économie au contraire, à chaque fois qu’on désire intégrer un « frottement » dans la théorie, c’est l’équilibre général qu’on perd — et la plupart du temps pour cause de non-convexité de certaines fonctions. Cela n’empêche pas la théorie de continuer à se croire, et à se proclamer, la Vérité de l’économie.

43 Trois représentations de l’économie, trois analogies, implicites ou explicites, avec les sciences « dures », trois états stationnaires… Se pose alors la question suivante : la représentation de l’activité économique comme état stationnaire est-elle une nécessité de notre esprit (l’analogie physique ne jouant alors qu’un rôle d’illustration) ou, au contraire, est-ce l’analogie qui impose à notre esprit de ne plus pouvoir se représenter cette activité que comme stationnaire ?

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III. – Le problème est en amont de l’analogie

44 Dans les trois exemples ci-dessus, nous avons insisté sur le fait que le temps pris en compte par les théories correspondantes était un temps vide, contredisant ainsi la réalité du temps économique. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser après ce que nous avons exposé ci-dessus, nous ne pensons pas que ce soit les analogies physiques, en tant que telles, qui soient la cause de cette vacuité.

45 Pour le dire autrement, à la question posée à la fin du paragraphe précédent, nous répondrons, dans un premier temps, que ces analogies sont secondes par rapport à une des nécessités de notre esprit : le besoin de cohérence logique. Nous montrerons, dans un deuxième temps, que ce besoin de cohérence logique est lui-même second par rapport à une autre nécessité de notre esprit : le besoin d’appréhension globale du monde dans lequel nous vivons et dans lequel nous voulons pouvoir inscrire notre action.

A. Cohérence logique et vacuité du temps

46 Toute théorie, si le mot a un sens, ne peut être que cohérente, logique.

47 Mais en même temps tout le monde a toujours su que le discours logique ne faisait que dérouler les conséquences des hypothèses sur lesquelles il est fondé.

48 Et tout est dit : lorsque l’individu est « rentré » dans les hypothèses d’une théorie, il ne peut plus être, dans cette théorie, qu’un « robot intelligent ». C’est évident pour homo œconomicus ; ce l’est tout autant pour les capitalistes ou les rentiers des Classiques ; ce l’est encore pour les membres des classes sociales de Quesnay. L’individu ne « vit » plus, il déroule comme une particule les conséquences nécessaires de ses « conditions initiales ». L’analogie physique n’est alors bien qu’une illustration de ce déroulement des « conséquences passives », comme le dit Bachelard.

49 Et le temps de la physique classique n’est que le support, neutre, de ce déroulement ; il est effectivement vide ; il « coule ».

50 Or, l’action humaine peut précisément être définie comme rupture, au moins partielle, de ces conséquences passives ; comme surgissement du nouveau ; elle donne un contenu au temps. Dans l’action, et c’est à nouveau Bachelard, « le temps ne coule plus, il jaillit ».

51 Est-il alors possible de conserver « de la théorie » et, malgré cela, de donner du contenu au temps ?

B. Rationnel et raisonnable

52 Oui, cela est possible et les Classiques l’ont fait. Ils avaient vu et ils affirmaient que les vérités abstraites de leur théorie devaient être nuancées, voire contredites, par d’autres logiques issues d’autres domaines. Ils savaient, et ils disaient, que la logique de leur objet (l’économie) était limitée par ces autres logiques.

53 Après avoir élaboré leur théorie par une démarche rationnelle (et qui dira que Ricardo manquait de logique ?), ils ne craignaient pas de devenir raisonnables en abandonnant la rationalité pure pour prendre en compte des éléments de la réalité sociale que leur théorie ne pouvait pas logiquement intégrer.

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54 Attitude raisonnable donc, mais qui ne s’oppose pas à rationnelle : elle est « autre ». En effet, si cette prise en compte d’éléments étrangers ne peut pas, par hypothèse, être déduite, elle peut parfaitement être argumentée. Ce mot, à lui seul, réintroduit d’un seul coup le choix, le risque, la décision, le conflit des opinions… en un mot la réalité de la vie sociale et politique. Pour eux, l’économie était réellement politique.

55 Nos « économistes » actuels ne sont plus que rationalistes.

56 Quand redeviendront-ils raisonnables ?

AUTEUR

CLAUDE MOUCHOT Faculté des sciences économiques Université Lumière-Lyon 2

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Le cardinal inaccessible. La métaphore comme outil dans la quête de l’infini

Henri Volken

Je suis tellement pour l’infini actuel, qu’au lieu d’admettre que la nature l’abhorre, comme l’on dit vulgairement, je tiens qu’elle l’affecte partout, pour mieux marquer la perfection de son auteur. Leibniz Entschulden Sie es gütigst meinem Eifer für die Sache, wenn ich Ihre Güte und Mühe so oft in Anspruch nehme ; die Ihnen jüngst von mir zugegangenen Mittheilungen sind für mich selbst so unerwartet, so neu, dass ich gewissermassen nicht eher zu einer gewissen Gemütsruhe kommen kann, als bis ich Ihnen, sehr verehrter Freund, eine Entscheidung über die Richtigkeit derselben erhalten haben werde. Ich kann so lange Sie mir nicht zugestimmt haben, nur sagen : je le vois, mais je ne le crois pas... Lettre de G. Cantor à R. Dedekind du 29 juin 1877

1 Les nombres naturels : un, deux, trois..., sont certainement parmi les premiers objets mentaux que l’enfant se construit et utilise de manière systématique. Si l’on rajoute le zéro, placé tardivement1 en tête de cette cohorte, on obtient cette structure d’une grande simplicité que tout le monde semble comprendre si facilement : zéro en est le plus petit élément, et tous les autres peuvent être atteints à partir de lui en effectuant un certain nombre de pas unitaires. Tout mystère semble absent de cette construction linéaire. Les pas unitaires correspondent à l’addition du nombre un. Ils permettent la définition de la notion de successeur : chaque nombre possède un successeur. Cela

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implique qu’il n’y a pas de plus grand nombre, car s’il en existait un, il aurait un successeur et ne serait par conséquent pas le plus grand.

2 Cette structure représente en quelque sorte un modèle canonique de la notion abstraite de l’ordre linéaire : un élément minimal et une méthode pour construire un successeur immédiat à chaque élément déjà existant. Il n’y a pas de limite dans la construction de nouveaux éléments, pas de surprise non plus. Mais si nous essayons de capter l’ensemble des nombres naturels en un nouveau concept, global et unique, celui-ci devra représenter quelque chose d’« infini », dans le sens de « non terminé », de potentiel. C’est peut-être ici que se situe la première rencontre de l’enfant avec l’idée d’infini.

3 Historiquement, le concept d’infini a été utilisé surtout dans le discours théologique ou philosophique. Dans l’univers grec, il signifiait simplement l’inachevé, l’indéfini et avait parfois une connotation négative2. Il suffit de rappeler ici la découverte par les Pythagoriciens de l’irrationalité de certains rapports de grandeurs géométriques. L’existence de ces rapports, qui, dans certains cas, rendaient impossible, car infinie, la recherche d’une mesure commune entre deux grandeurs – le côté d’un carré et sa diagonale par exemple – a été dissimulée le plus longtemps possible par Pythagore et son Ecole3. Enfin, Aristote a posé clairement la question de l’existence de l’infini, en distinguant les notions d’infini potentiel et d’infini actuel dans ses études sur le mouvement. Si la notion d’infini potentiel, la possibilité d’une progression non limitée, lui paraissait acceptable, ou du moins inévitable, il rejetait clairement l’existence d’un infini considéré comme une totalité, s’opposant par là d’une certaine façon à Anaximandre et d’autres penseurs grecs.

4 Quant aux théologiens, leur utilisation de l’infini semble plus positive, même sous la forme de l’infini actuel. Mais ce terme est utilisé principalement pour parler des attributs de Dieu, et en particulier de sa toute-puissance. Les difficultés de ce discours sont nombreuses. L’une d’entre elles réside dans le fait que la toute-puissance divine devrait être infinie, sans toutes fois transgresser les lois de la logique. D’où l’apparition de nombreux paradoxes et énigmes en rapport avec l’utilisation de ce concept.

5 Or les paradoxes autour de la notion d’infini seront, comme c’est souvent le cas pour les paradoxes, du moins dans le domaine de la logique et des mathématiques, à l’origine du développement de nouvelles théories très fructueuses. Ils étaient déjà courants à l’époque grecque. Les plus célèbres sont probablement les paradoxes inventés par Zénon pour défendre les idées de Parménide, comme le paradoxe d’Achille et de la tortue.

6 Dans toutes ces discussions, l’infini n’intervient que sous une forme binaire rudimentaire, n’autorisant par conséquent qu’un discours très pauvre : ou une chose est finie, ou elle est infinie. Les mathématiques des XIXe et XX e siècles ont montré depuis que la situation est beaucoup plus riche4. On serait tenté de dire qu’elle est infiniment plus riche. En effet, depuis les travaux de Cantor à partir de 1870 et les débuts de la théorie des nombres transfinis, s’est ouvert un champ fascinant qui donne accès à une vision du monde infini qui le révèle comme stratifié, varié et d’une structure très complexe. L’infini actuel, constitué de l’ensemble des nombres naturels, que certains esprits craignaient de nommer, sous prétexte que peut-être il n’existait pas, n’est que le premier pas, très modeste, dans le monde infini.

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7 L’un des paradoxes les plus spectaculaires, mais aussi des plus féconds, concernant l’infini est celui de la réflexivité. Il s’agit d’un argument centré sur la notion de « taille » d’un ensemble. On admettra volontiers que deux ensembles sont de même taille si l’on peut mettre les éléments de l’un en correspondance bi-univoque avec les éléments de l’autre : à chaque élément du premier correspond exactement un élément du second. Dans le monde fini cela ne pose aucun problème, et traduit fidèlement notre intuition de l’égalité de la taille de deux ensembles. Les choses semblent se gâter lorsqu’on veut franchir le pas de l’infini en conservant cette même méthode de comparaison.

8 En effet, à chaque nombre pris dans l’ensemble des nombres naturels, on peut faire correspondre son double. A l’inverse, à chaque nombre pair, on peut faire correspondre sa moitié. Ainsi on crée une correspondance bi-univoque entre les nombres naturels et les nombres pairs : il y aurait autant de nombres pairs qu’il y a de nombres ! Que sont devenus les nombres impairs ? Ce paradoxe a été longtemps utilisé comme argument pour « démontrer » que l’infini ne pouvait pas exister, du moins sous la forme d’un infini objet, d’un infini actuel. Comment un ensemble pourrait-il avoir « la même taille » que l’une de ses parties propres ?

9 La réflexivité est donc cette propriété d’un ensemble infini qui permet l’existence d’une correspondance bi-univoque avec l’un de ses sous-ensembles. C’est précisément cette propriété qui a été le plus souvent utilisée comme argument pour infirmer l’existence de l’infini actuel. Or le mathématicien allemand Dedekind a retourné la situation de manière lumineuse et proposé la réflexivité comme définition des ensembles infinis : un ensemble est infini si l’une de ses parties peut être mise en correspondance bi- univoque avec le tout. Le principe communément admis que le tout « est plus grand » que ses parties ne s’applique plus, dans cette perspective, que dans un monde fini !

10 C’est le point de départ d’une véritable conquête de l’infini par les mathématiques et le premier exemple d’un langage et d’une théorie qui permettent de voir dans l’infini un paysage subtilement diversifié plutôt qu’un amas informe, inachevé. Nous allons retracer quelques étapes de cette conquête en montrant comment la métaphore, qui consiste à attribuer à un objet mathématique précis le terme polysémique d’« infini », se transforme progressivement, et joue un rôle de guide dans cette exploration.

11 La découverte du transfini est essentiellement l’œuvre d’un seul homme : Georg Cantor5, génial mathématicien allemand de la deuxième moitié du siècle passé. Ses travaux sur les fondements des nombres réels l’ont amené progressivement à s’intéresser de manière plus approfondie à la notion d’infini et plus particulièrement à l’opposition infini actuel/infini potentiel qui remonte à Aristote. Et pour avoir pris au sérieux et avoir défendu fermement la notion d’infini actuel, pour l’avoir fait passer du stade de métaphore à celui de concept mathématique, Cantor a soulevé l’hostilité d’une bonne partie de ses contemporains, avant que ses idées ne s’imposent à la majorité des mathématiciens de noter siècle.

12 Nous allons retracer quelques étapes importantes de cette quête de l’infini en utilisant un formalisme le plus restreint possible. Néanmoins, les objets mathématiques n’étant pas accessibles en dehors de leur représentation, il nous a fallu choisir une notation suffisamment précise pour rendre visible un peu de la magie de ce fascinant paysage découvert par Cantor.

13 Reprenons l’exemple si simple de la suite des nombres naturels 0,1,2,... qui nous fournit une image constructive de l’infini, mais une image banale et quotidienne : quel que soit

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le nombre considéré, n’importe qui peut lui trouver un successeur, c’est-à-dire un nombre encore plus grand. Jusqu’où peut-on aller ? Et au bout, y a-t-il des nombres « infinis » ? La réponse est indirecte : on peut les construire, ils ne provoquent pas de contradiction. Le problème épineux de l’existence d’objets mathématiques est ainsi, comme si souvent, transformé par le mathématicien en un autre problème : y a-t-il une théorie cohérente de ces objets ?

14 Pour répondre à cette dernière question, il est indispensable de préciser la représentation que nous avons des nombres et de situer celle-ci dans le langage des ensembles afin de pouvoir profiter de son potentiel constructif. Nous allons choisir la définition suivante : « Un nombre est l’ensemble de tous les nombres plus petits que lui ».

15 Comment une telle définition, qui peut paraître absurde, peut-elle être utilisée ? Prenons l’exemple du 0, qui, étant le plus petit nombre, est donc représenté par l’ensemble vide, noté habituellement Ø, puisque précisément il n’y a pas de nombres plus petits. Le nombre 1, par contre, contient le 0. Il est donc représenté par l’ensemble {0}. Et ainsi de suite. Nous obtenons ainsi la représentation des nombres suivante : 0 = Ø, 1 = {0}, 2 = {0,1}, 3 = {0,1,2},...

16 L’avantage de cette représentation est de plusieurs ordres. D’une part chaque nombre, considéré comme ensemble, contient autant d’éléments qu’il le « dit ». Il s’agit donc bien d’une représentation naturelle et explicite. D’autre part, le langage des ensembles est directement applicable avec toutes ses possibilités constructives. Finalement, la relation « est plus petit que » est représentée de manière interne par la relation d’appartenance d’un élément à un ensemble. Un exemple : dans cette représentation des nombres, « 1 est plus petit que 3 » signifie exactement la même chose que « 1 appartient à 3 ». Cela montre que la relation d’ordre entre nombres naturels possède un modèle intérieur très simple dans notre représentation ensembliste : il s’agit de la relation d’appartenance. Donc dans cette perspective, un nombre contient effectivement tous les nombres plus petits que lui.

17 Pour l’instant, nous sommes toujours dans le domaine des nombres naturels que tout le monde connaît et utilise quotidiennement. Et parler de nombre « infini » n’est rien d’autre qu’une métaphore pour un nombre « extrêmement grand », un nombre qui dépasse notre imagination arithmétique habituelle, et qui soit plus grand que tous les nombres imaginables. Or justement, dans notre définition des nombres, rien ne nous empêche d’envisager le concept d’ensemble de tous les nombres naturels ! Cet ensemble est parfaitement défini et ne contient que des objets innocents. Il est tentant de le considérer comme candidat au statut de premier nombre infini et de transformer ainsi la métaphore en réalité. En effet, il contient tous les nombres plus petits que lui, tous les nombres naturels, et rien d’autre. Il s’agit donc bien d’un « nombre », même s’il est d’une nature un peu différente. La terminologie mathématique lui attribue habituellement le nom de ω.

18 Nous avons donc une image, un nom et surtout un concept mathématique précis qui nous permet de faire un premier pas dans ce paysage inconnu, au-delà du fini. La différence essentielle qui distingue ω des autres nombres réside notamment dans le fait qu’il n’est le successeur direct d’aucun nombre, autrement dit qu’il ne possède pas de prédécesseur immédiat. Par contre, il possède un successeur.

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19 La construction qui associe à chaque nombre son « successeur », correspond à l’opération d’addition d’une unité. Cette opération est définie en toute généralité de la manière suivante : Si α est un ensemble, alors S(α) = α∪ {α}, c’est-à-dire l’ensemble qui regroupe α et tous les éléments qu’il contient. Dans le monde des nombres, cela constitue précisément la construction du successeur immédiat d’un nombre, conformément à la représentation proposée. 20 Par exemple : S(3) = 3 ∪ {3} = 4 = 3 + 1. De chaque nombre naturel on peut ainsi passer au suivant en appliquant cette opération. A partir de 0, on peut atteindre – ou construire – de cette manière tous les nombres naturels, mais pasω, le premier des nombres « infinis ». L’itération de la simple opération d’addition ne nous permet pas de sortir du fini. Par contre, notre définition des nombres nous a fourni une procédure pour aller au-delà : il suffit de former l’ensemble de tous les nombres déjà construits et de l’interpréter comme le plus petit nombre plus grand que tous les autres.

21 En résumé, nous avons la situation suivante : en partant du nombre 0, on peut construire tous ses successeurs, 1,2,3,4,... et obtenir ainsi tous les nombres naturels. En regroupant tous ces nombres en un ensemble, celui-ci devient a son tour un nombre, que nous avons appelé ω. Rien ne nous empêche alors de construire la suite de ses successeurs, qu’on appellera ω+1, ω+2, ω+3,... et ainsi de suite. Tous ces nombres sont infinis mais représentent des formes d’infini différentes. Cantor a introduit le terme de nombres ordinaux pour caractériser ces nombres généralisés. Les deux principes de construction, l’idée de successeur et l’idée du regroupement de tous les nombres déjà construits en un nouveau nombre, permettent d’explorer l’infini de manière systématique. Un nombre obtenu par le premier procédé est un ordinal-successeur, un nombre obtenu par le second, un ordinal-limite. ω est donc le premier ordinal limite. La suite des ordinaux continue ainsi :..., ω+4, ω+5, ω+6,... qui sont des successeurs de ω. Tous les ordinaux construits jusque-là sont ensuite regroupés, en application du deuxième principe en un nombre ω+ ω, appelé aussi ω.2, le deuxième ordinal-limite. L’infini se révèle, à la lumière de cette construction, d’une richesse incroyable, et ω, pourtant souvent la limite de l’imagination dans ce domaine, n’est qu’un petit pas – le premier – au delà du fini. Ce paysage nouveau apparaît clairement dans sa stratification : ω.2, ω.2+1, ω.2+2,... ω.3,..., ω.4,..., ω. ω (ou ω2),..., ω3,..., ωω,... avec des structures de plus en plus subtiles.

22 Le simple fait de prendre la métaphore de l’« infini » au sérieux, de lui faire correspondre un objet mental, ω, construit à partir de concepts élémentaires, a suffi pour développer un langage et une théorie qui permettent d’appréhender un univers d’une grande complexité, et surtout de « mesurer la longueur » de certaines catégories infinies et ainsi de pouvoir les comparer de manière beaucoup plus précise.

23 Le mathématicien D. Hilbert6 a inventé une illustration amusante pour montrer toute la richesse de l’univers des nombres ordinaux, mais surtout pour souligner les différences entre le monde fini et le monde infini. Supposons un hôtel immense, dit Hilbert, mais avec un nombre fini de chambres. S’il est plein, il ne pourra plus accueillir d’hôtes nouveaux, malgré son grand nombre de chambres. Prenons ensuite un hôtel avec un nombre infini de chambres, disons ω chambres, qui lui aussi est entièrement occupé. S’il vient un nouvel hôte, poursuit Hilbert, nous pouvons toujours lui trouver une chambre, il suffit de déplacer les hôtes résidents de la manière suivante : chaque hôte passe dans la chambre suivante selon la numérotation des chambres, c’est-à-dire dans la chambre portant le numéro n+1 si sa chambre portait le numéro n. Il suffit ensuite de

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placer le nouvel arrivant dans la première chambre. On voit aisément comment caser, en appliquant les mêmes idées, 10,100, 1000 ou n’importe quel nombre fini de personnes supplémentaires dans cet hôtel, qui pourtant était plein avant leur venue ! Avec un peu de réflexion, on voit qu’on peut caser même un nombre plus grand de personnes : ω, ou ω +1, ..., et même ωω, et plus. Peut-on alors caser n’importe quel nombre (ordinal !) de personnes ? La réponse est non.

24 Il y a des nombres ordinaux trop « grands » pour cela. Revenons à la définition des ordinaux qui est à l’origine de notre construction. Nous avons considéré l’ensemble des nombres naturels ordonnés par la relation d’appartenance. L’image naïve correspondante est celle d’une chaîne. Il y a une idée sous-jacente d’ordre. Donc si nous mesurons quelque chose à l’aide des nombres ordinaux, c’est la « longueur » de cette chaîne. Et c’est effectivement l’un des usages des nombres dans la vie courante : nous dénombrons des objets en les parcourant et en égrenant parallèlement la suite un, deux, trois etc. Ce que nous avons obtenu de plus, en construisant les ordinaux, c’est un moyen de continuer cette action de dénombrer dans le domaine infini. Nous pouvons parler de manière cohérente d’une file de longueur ω, pour une chaîne semblable aux nombres naturels, ou d’une file de longueur ω+1, pour une telle chaîne mais avec un dernier élément, et ainsi de suite.

25 Une deuxième utilisation habituelle des nombres est celle de mesurer la « taille » d’un ensemble d’objets. Il n’y a cette fois pas de considération d’ordre, il ne s’agit pas de caractériser les propriétés d’un enchaînement, mais bien plutôt d’avoir un moyen de comparer la « taille », la « masse » ou la « grandeur » d’un ensemble, tous ces termes résultant de points de vue différents sur la question, selon les contextes de leur emploi.

26 Les nombres, vus sous cet aspect, sont définis à l’aide d’un concept très différent de celui d’ordre. C’est la réponse à la question : « quand deux ensembles ont-ils la même taille ? » qui fournit la clé pour une définition rigoureuse. On peut certainement considérer, comme nous l’avons déjà évoqué, que deux ensembles possèdent la même taille, si à chaque élément du premier on peut faire correspondre de manière bi- univoque un élément du second. Dans ce cas, on dira que ces deux ensembles ont la même cardinalité. La cardinalité d’un nombre naturel est ce nombre lui-même, qui par là, devient un nombre cardinal, ou plus simplement, un cardinal. Et pour tout ensemble fini, son cardinal est simplement le nombre naturel qui a la même cardinalité que lui, c’est-à-dire le nombre qui, considéré comme ensemble, peut être mis en correspondance bi-univoque avec lui. Dans le monde fini, il n’y a pas de différence entre cardinal et ordinal. Le nombre 0 et tous ses successeurs sont à la fois des ordinaux et des cardinaux, dissimulant d’une certaine façon les deux rôles différents qu’ils jouent. Dès que nous avons mis un pied dans l’infini – il suffit pour cela de prendre au sérieux la construction de ω – la situation devient plus subtile. La fiction de l’hôtel imaginaire de D. Hilbert nous a montré que les ordinaux ω et ω+1 ont la même taille. Il y a une correspondance univoque dans les deux sens entre les personnes déjà présentes avant l’arrivée d’un nouvel hôte, et les personnes logées finalement à l’hôtel. Cette correspondance est réalisée très simplement par les numéros des chambres : le numéro 17, par exemple, relie le premier occupant de cette chambre, à l’occupant final. Donc les ordinaux ω et ω+1 sont différents mais correspondent au même cardinal, puisqu’ils mesurent des ensembles de même taille. Pour les cardinaux, Cantor a introduit la terminologie suivante : pour le premier cardinal infini, il utilise le

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symbole 0. Bien sûr, le premier ordinal et le premier cardinal infinis sont identiques :

0 = ω. Certains ordinaux sont donc aussi des cardinaux, mais ce n’est pas toujours le cas, comme nous venons de le voir. Un cardinal peut être défini comme un ordinal dont la cardinalité est supérieure à celle de tous les ordinaux plus petits que lui. C’est le cas

pour ω mais pas pour ω+1 et ses successeurs. Tous les ensembles de cardinal 0 sont appelés dénombrables. Ce qui signifie qu’on peut placer leurs éléments dans le même ordre que les nombres naturels, autrement dit, qu’on peut numéroter leurs éléments

dans le sens courant du terme. Le prochain cardinal, 1 n’apparaîtra que très loin dans la hiérarchie des ordinaux, montrant que l’univers infini, mais dénombrable, possède une structure très compliquée.

27 Et comme il ne peut pas y avoir de plus grand ordinal – son successeur serait encore plus grand – il n’y a pas non plus de plus grand cardinal. Il ne peut pas non plus exister l’ensemble de tous les ordinaux, puisqu’il serait lui-même un ordinal. Cantor a montré, dans un théorème célèbre, que l’ensemble des parties d’un ensemble possède un cardinal supérieur à celui de l’ensemble de départ. Cela signifie que la construction mentale qui consiste à regrouper en un nouvel ensemble toutes les classes ou catégories d’un ensemble d’éléments, crée un objet d’une complexité essentiellement supérieure. Par conséquent, pour chaque cardinal donné, il existe un cardinal plus grand.

En particulier, le cardinal de l’ensemble des parties de ω est plus grand que 0, il est donc non dénombrable. Si l’on applique ces idées de mesure de l’infini à d’autres systèmes de nombres que nous utilisons, les nombres rationnels et les nombres réels, nous arrivons à des constatations surprenantes. Les nombres rationnels, c’est-à-dire les nombres que l’on obtient comme quotients de deux nombres naturels, sont dénombrables. On peut écrire la liste des nombres rationnels. Par contre il y a un nombre non dénombrable de nombres réels, comme Cantor l’a démontré par sa méthode de la diagonalisation. Supposons pour simplifier que les réels situés dans l’intervalle [0,1] puissent être numérotés et présentés en une liste exhaustive sous la forme décimale habituelle. On peut facilement construire un réel dont le développement décimal diffère du premier de la liste par la première décimale, du deuxième par la deuxième décimale et ainsi de suite. (D’où le terme de diagonalisation.) Pour toute énumération des nombres réels, on peut ainsi trouver un nombre réel qui ne se trouve pas dans la liste. Il y a donc essentiellement plus de réels que de naturels. L’introduction des cardinaux permet de préciser l’une des questions importantes en rapport avec l’infini : où se situe le continu dans la hiérarchie des cardinaux ? Le continu étant le plus souvent assimilé par les mathématiciens à la structure des nombres réels, la question revient à savoir si

le cardinal des réels est 1 ou un cardinal supérieur, puisqu’il ne peut pas s’agir de 0 comme nous venons de voir. La question posée est donc :

7 card( ) = 1, ou si l’on veut, card(Pω) = 1, puisque card( ) = card(Pω) . A cette question, Cantor n’a pas pu répondre. Il l’a formulée sous forme d’hypothèse du

continu : card(P 0) = card( 1).

28 Cette question cruciale sur l’infini n’a été résolue qu’au XXe siècle, en deux étapes différentes. En 1936, Gödel a montré qu’il était impossible de démontrer que l’hypothèse était fausse et, en 1963, Cohen a complété le résultat en montrant qu’il était

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impossible de démontrer8 que l’hypothèse était vraie. Il s’agit donc d’un énoncé indépendant, ce qui signifie qu’il est légitime d’imaginer des infinis dans lesquels ce résultat est vrai, et d’autres dans lesquels il est faux9.

29 Jusqu’ici, le fait d’avoir accepté l’idée que ω existe, et qu’il réalise la métaphore de l’infini nous a permis de construire deux systèmes de nombres capables de mesurer des ensembles infinis. Mesurer dans les deux sens différents de « mesurer la longueur » et de « mesurer la taille ». Nous allons brièvement esquisser l’utilisation de ces notions dans la construction, ambitieuse, d’un univers des ensembles. Il s’agit de la réponse à la question : de quel objet parle le mathématicien lorsqu’il parle d’un « ensemble », dans quel univers le situe-t-il ?

30 Il s’agit d’une construction basée sur les ordinaux qui fonctionnent comme un fil conducteur dans la complexification progressive de cet univers. Il s’agit à nouveau d’un univers stratifié et les différentes couches sont construites de la manière suivante :

31 la première strate est formée de l’ensemble vide. Ensuite, si la strate portant le numéro α est déjà construite, la suivante contiendra toutes ses parties. Cela pour tout ordinal- successeur. Pour un ordinal-limite, comme ω par exemple, la strate correspondante sera formée de la réunion de toutes les strates déjà créées. En termes un peu plus formels, voici la procédure de construction de l’univers des ensembles : V(0) = Ø. V(α+1) = P(V(α)) pour tout ordinal-successeur α. V(λ) = ∪{V(α)| α < λ } pour tout ordinal limite λ. 32 On peut démontrer que tout ensemble se situe quelque part dans l’une de ces strates, dans l’un de ces univers partiels, V(α). C’est dans cet univers construit au fil des ordinaux, que se déroule la théorie des ensembles des mathématiciens, telle qu’elle a été développée par Cantor et à sa suite par Zermelo, Fraenkel, Bernays, Gödel, von Neumann et bien d’autres. Les différentes théories axiomatiques qui ont été développées dans ce cadre sont probablement consistantes, c’est-à-dire exemptes de contradictions, mais cela n’est pas encore démontré. Par contre il existe un lien intéressant entre la consistance de la théorie des ensembles et les cardinaux très grands. La particularité sous-jacente à la définition des ordinaux, qui finalement nous a permis un accès à l’« infini », se trouve dans le fait que certains ordinaux sont atteignables par le bas, en remontant l’échelle des successeurs en quelque sorte, alors que d’autres, les ordinaux-limite, ne le sont que par des opérations mentales plus complexes, comme la formation d’ensembles. En ce qui concerne les cardinaux, nous avons vu qu’ils

paraissent plus difficiles d’accès. Après le premier cardinal infini, 0, il semble que le

chemin soit très long jusqu’au suivant, 1. Toutes les opérations de successeurs et de réunion d’ensembles ne nous font pas sortir du monde dénombrable. Et il faut l’opération P, celle qui permet de construire l’ensemble des parties, pour atteindre le premier cardinal non dénombrable. Ensuite il faudra imaginer des opérations de plus en plus sophistiquées pour dépasser les divers paliers de la cardinalité. Et là, nous entrons dans un domaine assez étrange des mathématiques : la théorie des grands cardinaux.

33 Il n’est, bien sûr, plus possible de donner dans ce court exposé les définitions explicites concernant les différentes catégories de grands cardinaux. Le but de cette taxinomie est d’abord de classifier l’atteignabilité des cardinaux en fonction des opérations utilisées pour les construire. Ainsi un cardinal est appelé régulier si toute réunion d’un

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de ses sous-ensembles de cardinalité plus petite que lui, reste de cardinalité plus petite que lui. Et un cardinal régulier est inaccessible s’il n’est pas un cardinal-successeur10. Le terme est approprié puisqu’un tel nombre est très difficile à construire. Ensuite les cardinaux peuvent se révéler hyper-inaccessibles, voire hyper-hyper-inaccessibles. Plus compliqués encore, les cardinaux de Mahlo. Ou finalement les cardinaux indescriptibles, les ineffables, les cardinaux de Ramsey, et les cardinaux extensibles. Et tout au bout, un objet déjà entrevu et redouté par Cantor, l’infini absolu Ω, qui lui ne peut pas être un ordinal. Cantor a utilisé le terme de « système inconsistant » pour le caractériser, montrant par là sa perplexité. Nous allons discrètement le passer sous silence.

34 Parmi les définitions de classes de grands cardinaux, il en est une qui joue un rôle particulier en ce qui concerne la non-contradiction de la théorie des ensembles. Il s’agit des cardinaux fortement inaccessibles. Un tel cardinal est non-dénombrable, régulier, et le cardinal de l’ensemble des parties de tout ensemble de cardinalité plus petite, est lui- même plus petit que le cardinal. Cela signifie qu’il n’est pas constructible à partir de cardinaux plus petits en utilisant les opérations ensemblistes ordinaires, y compris l’opération P dont nous avons parlé.

35 Vu la difficulté de construire un tel cardinal, une question se pose. Y a-t-il un cardinal inaccessible ? La question se révèle capitale, car un théorème important montre que s’il existe un tel cardinal, appelons-le κ, alors l’univers partiel V(κ) est un modèle de la théorie axiomatique des ensembles. Ce qui signifie que l’existence d’un cardinal fortement inaccessible démontre la non-contradiction de cette théorie. La question de l’existence ou de la construction d’un tel cardinal est donc de la même difficulté que celle de la consistance de la théorie des ensembles.

36 C’est un résultat remarquable, qui éclaire d’un jour nouveau la portée de ce petit « tour de passe-passe »11 qui consiste à recueillir tous les nombres 0,1,2,... en un ensemble et de le réinterpréter à son tour comme nombre. Et finalement, la structure complexe obtenue, la vision toute neuve qu’elle permet sur l’infini, ou plutôt sur les infinis, vaut bien cet effort d’imagination. A moins qu’il s’agisse d’un acte de foi. Mais c’est un fait que l’« infini », en passant de la simple métaphore pour « ce qui n’est pas limité » à une réalité mathématique fascinante, n’a rien perdu de son charme. Ni de son mystère.

NOTES

1. Dans la pratique mathématique. 2. Avec des exceptions comme Anaximandre, qui en avait fait un principe universel, mais aussi Empédocle, Archimède et d’une certaine façon Platon. 3. La légende affirme que Hippasos, le disciple de Pythagore qui serait à l’origine de la découverte de l’incommensurabilité de certaines grandeurs, et par là de l’irrationalité de certains nombres, aurait été assassiné. 4. A vrai dire, Leibniz et Newton avaient déjà abordé le sujet par le biais des « infiniment petits » au XVIIe siècle. 5. 1845-1918, fondateur de la théorie des ensembles et des nombres transfinis.

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6. 1862-1943. 7. Pω désigne l’ensemble des parties de ω. 8. Démontrer dans le cadre d’une théorie axiomatique des ensembles comme Zermelo-Fraenkel ou Bernays-Gödel. 9. Il s’agit du même statut que celui que possède le cinquième postulat d’Euclide. 10. C’est-à-dire s’il ne correspond pas à un ordinal-successeur. 11. Pour lequel il pourrait passer, en présence d’un méfiance forte envers cette « désinvolture ontologique ».

AUTEUR

HENRI VOLKEN Institut de mathématiques appliquées Université de Lausanne

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La sociologie et la géographie : concepts, analogies, métaphores

Jacques Coenen-Huther

1 Des générations d’étudiants en sociologie ont été vigoureusement mis en garde contre un déterminisme géographique qui ne pourrait que nuire au développement de la sociologie comme projet scientifique propre. « Depuis cinquante ans, tout ce bruit s’est apaisé », notait Maximilien Sorre à la fin des années cinquante (1957, p. 7). A l’époque, ce bel optimisme était certainement prématuré. Actuellement, les polémiques se sont peut-être tues mais la méfiance n’a pas disparu pour autant. Cette méfiance longuement entretenue est sans nul doute la conséquence des débats sur le « facteur prédominant » qui ont marqué les débuts de la sociologie au XIXe siècle. Au milieu du XXe siècle, le combat contre la monocausalité ne semblait pas encore complètement gagné par la sociologie moderne, d’autant moins qu’une vulgate marxiste largement répandue tendait sans cesse à la faire ressurgir. Il semblait donc toujours impérieux de se prémunir contre les dangers d’un « monisme géographique » qui semblait ne pouvoir favoriser qu’une sociologie de pacotille. Quelques décennies plus tard, on est frappé par tout ce que cette attitude paraît avoir comporté de malentendus. Dans un ouvrage d’histoire de la sociologie qui fit longtemps autorité1, Pitirim Sorokin2 consacre un chapitre à « l’école géographique » où sont cités comme participant d’un projet commun – à savoir « insister sur divers effets des conditions géographiques sur la conduite et la psychologie de l’homme, et sur l’organisation sociale, les processus sociaux, et les destinées historiques du groupe » (1928, 1938, p. 93) – des hommes aussi différents que Lamarck, Humboldt, Le Play, Ratzel, Elisée Reclus, Vidal de la Blache, Brunhes, Vallaux et Huntington entre autres (ibid.). Au début des années soixante encore, Georges Gurvitch reprend la même expression – « l’école géographique en sociologie » – pour qualifier une de ces « soi-disant écoles sociologiques » qui ont « cherché à décomposer la réalité sociale en facteurs isolés » et qui ont « ainsi laissé échapper le social proprement dit » (1963, pp. 50-51). Pour Gurvitch, il est vrai, Ratzel, Brunhes et Le Play sont les promoteurs de ce projet visant à « expliquer la réalité sociale à partir de phénomènes naturels »3 tandis que Vidal de la Blache, Maximilien Sorre et quelques autres ont « rendu cette position impossible » (ibid., p. 51). Même aux

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Pays-Bas, où la sociologie est née de la géographie4, son émancipation institutionnelle – partant de la géographie humaine ou sociale (sociale geografie) enseignée spécialement à Utrecht en passant par la « sociographie » de l’Ecole d’Amsterdam – est généralement présentée comme la constitution progressive d’une véritable science du social où « l’aspect géographique, à savoir la détermination de la vie de groupe par le milieu physique... passe progressivement à l’arrière-plan » (Van Doorn, 1964, pp. 35-41). Et quand est souligné le caractère « pragmatique et empirique »5 de la sociologie néerlandaise, c’est généralement pour l’attribuer aux origines géographiques de la discipline (Vervoort, 1979, p. 105).

2 Bien sûr, les sociologues de la première moitié du XXe siècle restaient confrontés à des conceptions « d’une naïveté romantique », mettant l’accent sur « l’action directe des lieux sur les esprits » (Dupréel, 1948, pp. 383-384), auxquelles de nombreux géographes avaient souscrit et dont on trouve une puissante expression littéraire dans La colline inspirée de Maurice Barrès (1913). Mais peut-être eussent-ils trouvé davantage d’appuis du côté d’une géographie humaine en pleine évolution (Mucchielli, 1998, Chap. 11) s’ils les avaient cherchés plus sérieusement et s’ils n’avaient pas tenté de lui substituer une « morphologie sociale » au statut mal défini. En effet, c’est Elisée Reclus qui, au XIXe siècle déjà, déclarait que « si la géographie proprement dite, qui s’occupe seulement de la forme et du relief de la planète, nous expose l’état passif des peuples... en revanche la géographie historique et statistique nous montre les hommes entrés dans leur rôle actif et reprenant le dessus par le travail sur le milieu qui les entoure » (1875, pp. 7-8). Brunhes, pour sa part, invite clairement à ne jamais méconnaître « même en géographie, tout ce qui dérive sur la terre des décisions libres ou des actes irréfléchis des hommes » (1910, 1956, p. 278). Avec Vallaux, il cherche à établir la géographie humaine – en tant que géographie de l’histoire ou géographie politique – à l’écart du « déterminisme du milieu selon Taine et de celui des influences ethniques selon Gobineau » (Brunhes et Vallaux, 1921, p. 3). Quant à Vidal de la Blache, c’est avec autant de netteté qu’il évoque « l’entrecroisement perpétuel des faits sociaux et des faits géographiques » (1922, p. 98). Il semble donc bien que dans les milieux de sociologues, les « cousins mal-aimés »6 soient avant tout des cousins éloignés, peu connus, moins connus que les historiens avec lesquels les sociologues entretiennent également des rapports de cousinage ambivalent. Quand la qualité de leurs travaux fut reconnue, ce fut dans un rôle auxiliaire qu’on sembla vouloir les confiner. Et ceci semble avoir été bien perçu par les géographes. Vidal de la Blache note que « pour la plupart des historiens et des sociologues, la géographie n’intervient qu’à titre consultatif » (1922, p. 5)7. Pourtant, c’est bien une préoccupation de synthèse novatrice qui s’exprima régulièrement de ce côté. Brunhes cite de façon approbatrice un économiste qui envisage la géographie humaine comme « destinée à rénover toutes les théories sociologiques qui spéculent sur je ne sais quel homme abstrait »8 (Brunhes, 1910, pp. 282-283). Pour Vidal de la Blache, « la géographie humaine... apporte une conception nouvelle des rapports entre la terre et l’homme, conception suggérée par une connaissance plus synthétique des lois physiques qui régissent notre sphère et des relations entre les êtres vivants qui la peuplent » (1922, p. 3 ; souligné par JCH). Plus tard, Pierre George affirmera que la géographie humaine « déborde la compétence des autres sciences humaines, y compris la sociologie en se définissant comme recherche de toutes les corrélations et de toutes les causalités concernant la situation actuelle et les virtualités [des diverses] collectivités » (1966, p. 4 ; souligné par JCH).

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3 Dans ces conditions, à quoi tient l’incompréhension ou le dédain manifesté si fréquemment par les sociologues ? Faut-il n’y voir qu’un exemple parmi d’autres de rivalité académique et, précisément, de compétition pour l’activité de synthèse théorique ? Dans leur trivialité apparente, ces éléments jouent très probablement un rôle. Mais les obstacles aux échanges intellectuels se situent aussi sur un autre plan. Pour se constituer en discipline propre et affirmer la spécificité de son objet, la sociologie dut se donner des règles de méthode qui l’affranchissent de toute sujétion aux sciences de la nature. Cette préoccupation majeure se manifesta soit dans l’injonction durkheimienne d’expliquer « le social avec du social » soit dans la priorité conférée par l’orientation weberienne à la recherche du sens des actions par voie de compréhension (Verstehen). Qu’on se place donc dans une perspective épistémologique continuiste – adoptant les mêmes règles fondamentales pour les sciences humaines et pour les sciences de la nature – ou dans une perspective discontinuiste – insistant sur la spécificité irréductible des sciences humaines – le souci récurrent des sociologues est de définir leur raison d’être – le social comme réalité sui generis – exclusivement en termes de rapports d’interdépendance et de complémentarité entre humains. Dès lors, toute autre variable apparaît comme parasite. L’idée, par exemple, que « la nature impose à nos activités des conditions restrictives » (Brunhes, 1910, p. 268) n’est acceptée qu’avec réserves. Quant à la notion de « l’homme comme facteur géographique », à la fois « actif et passif » dans un environnement naturel qui puisse être autre chose que « la scène » sur laquelle se déroule son activité (Vidal de la Blache, 1922, pp. 5-13), elle est troublante dans la mesure où elle ne peut qu’imposer de longs détours – c’est-à-dire une succession de variables intermédiaires – entre l’être humain et son semblable.

4 La géographie humaine au contraire se situe à l’intersection des sciences de la nature et des sciences sociales. Son projet scientifique ne peut que l’inciter à franchir constamment cette barrière interdisciplinaire. Ceci n’est pas sans influence sur les modes de raisonnement et les procédés d’argumentation des géographes. Dans un article consacré aux mouvements migratoires9, Claude Raffestin, évoquant la notion de « besoin », s’applique à en faire ressortir la complexité (1992, pp. 695-696). Cette démarche intellectuelle ne peut que recueillir l’assentiment de tous les sociologues modernes qui ont depuis longtemps cessé de voir dans les besoins humains un invariant anthropologique et qui en reconnaissent volontiers le caractère socialement et historiquement déterminé. Mais Raffestin, citant Laborit, présente le besoin comme « la quantité d’énergie et d’information nécessaires au maintien d’une structure vivante » (ibid., p. 696). Il observe que si l’on peut calculer assez aisément le nombre de calories nécessaires à un être humain, il n’en va pas de même de « la quantité d’information » requise. Ceci l’amène à souligner la nécessité de prendre en compte non seulement « des motivations physiologiques mais encore des motivations psycho- sensorielles et des motivations symboliques ou socio-culturelles ». Il en vient ainsi à rappeler qu’on ne peut nourrir une population « avec des produits qui présentent pour elle des connotations négatives du point de vue symbolique » (ibid.). Cette conclusion, incontestablement, rejoint à nouveau celles de tous les sociologues qui se sont intéressés à la question10. En revanche, les étapes intermédiaires du raisonnement – la référence à la biologie ainsi que la mise en parallèle de la quantité d’énergie et de la quantité d’information – ne peuvent que susciter leur méfiance11. A tort ou à raison, la majorité d’entre eux y verront sans doute un retour – inutile au demeurant – à une forme de « biologisme » que Sorre lui-même qualifiait de « conception périmée de la

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sociologie » (1957, p. 117). Un accord sur le fond peut ainsi être masqué par le choix d’un cadre de référence qui dépasse les frontières disciplinaires habituelles. Mais quand notre auteur, poursuivant son argumentation, en vient à comparer le besoin à un « signe linguistique » dont « la face signifiante serait celle de l’énergie et la face signifiée celle de l’information » (Raffestin, 1992, p. 696), il se réhabilite quelque peu aux yeux de ses collègues sociologues dans la mesure où il emprunte le vocabulaire de la linguistique, discipline qui, pour nombre d’entre eux, a succédé à la physique et à la biologie comme « science-modèle » (Coenen-Huther, 1989, p. 3).

5 Quoi qu’il en soit, la géographie, avec sa prédisposition intrinsèque à l’interdisciplinarité, se trouve aux prises, beaucoup plus souvent que la sociologie, avec deux catégories de structures causales. Tout d’abord, des structures causales complexes où « plusieurs variables explicatives sont elles-mêmes dépendantes d’autres variables explicatives » (Boudon, 1967, p. 36) et qui sont typiques des processus étudiés par les sciences sociales ; le modèle de causalité correspondant à l’analyse durkheimienne de la relation entre le suicide et les facteurs cosmiques en fournit un bon exemple (ibid.). Ensuite, des structures causales simples, c’est-à-dire des structures causales typiques des situations d’expérimentation sur les phénomènes naturels, où « la simple existence d’une relation statistique suffit à prouver l’existence d’une relation causale, à condition qu’elle apparaisse confirmée dans des contextes différents » (ibid., pp. 32-33) ; un tel schéma apparaît par exemple lorsqu’on cherche à déterminer l’influence de l’utilisation d’un engrais sur le rendement d’une terre (ibid., pp. 33-34). Le géographe n’aura vraisemblablement aucune difficulté à envisager l’existence simultanée de ces deux modèles de causalité. Le sociologue en revanche est formé à considérer avec suspicion les structures proches des situations d’expérimentation. N’oublions pas que la méthodologie sociologique s’est développée en partie contre le postulat selon lequel l’existence d’une relation statistique, si elle régulièrement confirmée, est preuve d’une relation causale12.

6 On doit à Eugène Dupréel, philosophe et sociologue belge de la première moitié du XXe siècle, une tentative cohérente – et assez neuve en son temps – d’intégration des raisonnements sociologiques et des modes de pensée de la géographie. Pour celui-ci, les facteurs géographiques « conditionnent la complémentarité des rapports sociaux » et exercent toujours une influence sur « la répartition de la force sociale », c’est-à-dire du pouvoir (Dupréel, 1948, p. 383). Mais ces facteurs – climat, nature du sol, obstacles naturels, etc. – n’agissent sur les activités humaines que de façon indirecte, l’état des techniques constituant à cet égard un facteur intermédiaire. Les progrès techniques modifient l’action des facteurs géographiques, « le plus souvent en atténuant considérablement leur influence » (ibid.). Ainsi, des « choses matérielles » se combinent avec des « facteurs psychologiques » dans des « rapports sociaux » et forment des « synthèses sui generis » qui constituent l’objet de la sociologie. Le rapport social est donc « une synthèse d’actes et de choses » et ceci conduit à rapprocher la sociologie générale d’une « philosophie de la technique » (ibid., p. 7) pour laquelle la technique est l’élément-charnière entre la nature et la culture. C’est ainsi la technique qui rend l’être humain « plutôt actif » ou « plutôt passif » face au milieu naturel, pour reprendre une formulation vidalienne. Ce qui fait pour l’époque l’originalité de l’analyse proposée par Dupréel, c’est que sous la rubrique « technique », il place les techniques « matérielles » mais aussi les techniques « sociales », c’est-à-dire les modes d’action sur l’organisation des collectivités humaines13. Il rejoint ainsi tous ceux – géographes, historiens, sociologues – qui recherchent l’explication de la permanence ou du changement dans

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« l’action d’un complexe » et pour qui « telle ou telle technique ou tel groupe de techniques pris à part » ne saurait suffire à fonder une explication si l’on n’y ajoutait pas « les rapports entre les hommes » (Sorre, 1957, p. 72). Chez Dupréel comme chez d’autres, le raisonnement en termes de facteurs reste cependant un obstacle conceptuel majeur à la progression d’une vision globale de l’humanité aux prises avec un environnement naturel beaucoup moins souvent isolable des influences humaines qu’on a pu l’imaginer. C’est Vidal de la Blache qui fit observer à cet égard que la période historique n’est que « le dernier acte du drame humain » et que l’homme « a influé, plus anciennement et plus universellement qu’on ne pensait, sur le monde vivant » (1922, p. 8). Dans cette perspective d’interaction constante et de longue durée, la prise en compte du « facteur géographique », du « facteur démographique », du « facteur politique », etc... ne laisse pas de favoriser en effet les perpectives diverses, partielles et concurrentes. Sur ce point Gurvitch avait certainement raison encore qu’il ne cessât point de se tromper de cible et d’adopter un ton inutilement polémique, réminiscent de ses antécédents bolchéviques14.

7 Du côté des sociologues, c’est dans les années soixante-dix, quand une sociologie des acteurs se substitua à une sociologie des facteurs qu’augmentèrent les chances d’une approche intégrée, rejoignant l’ambition de synthèse de la géographie humaine. Les sociologues cessèrent peu à peu de se soucier prioritairement du poids respectif de facteurs divers pour se tourner vers l’analyse de stratégies d’acteurs individuels ou collectifs. Par rapport à la période du fonctionnalisme triomphant, le changement de perspective s’affirme nettement chez des auteurs comme Crozier et Friedberg lorsque ceux-ci invitent à « tirer toutes les conséquences du caractère irréductiblement indéterminé, c’est-à-dire politique, des systèmes sociaux » (1977, p. 25 ; souligné par JCH). Dans une conception nouvelle des ensembles systémiques humains, les acteurs disposent, dans le cadre des contraintes imposées par le système, « d’une marge de liberté qu’ils utilisent de façon stratégique ». Le pouvoir – la force sociale aurait dit Dupréel, le précurseur – devient alors « le mécanisme central et inéluctable de régulation de l’ensemble » (ibid.), vérité que les géographes ont découverte de leur côté lorsqu’ils s’interrogent sur les modes spécifiques d’aménagement de l’espace par les collectivités humaines. A peu près à la même époque mais de manière indépendante, Claude Raffestin présente le pouvoir comme « consubstantiel à toute relation » (1980, p. 2), ce que les sociologues ne peuvent qu’approuver, à condition, bien entendu, de prendre en compte la distinction utilement rappelée par François Chazel entre « conception relationnelle » et « conception substantialiste » du pouvoir (1992, p. 199). Mais ceci conduit Raffestin à affirmer que « toute géographie humaine est politique » (ibid., p. 244) et à s’interroger sur les acteurs et leurs stratégies (ibid., 4e partie, chap. II). La notion même de « stratégie » – tant pour le géographe que pour le sociologue – suggère des actions jouant sur toute une palette de ressources possibles : ressources humaines diversement agencées certes, mais aussi ressources naturelles ou encore ressources naturelles modifiées, voire modelées, par l’action humaine. Les conditions sont ainsi mieux réunies pour qu’on prenne davantage conscience de ce que Maximilien Sorre appelait la « zone basale » des deux disciplines (1957, p. 52).

8 Explorons cette « zone basale » en gardant présente à l’esprit la distinction piagétienne entre domaine matériel et domaine conceptuel des disciplines scientifiques qui est ici tout à fait pertinente (Piaget, 1967, p. 1173). Le terme de « stratégie », qu’on l’emploie dans le sens courant ou, à la manière de Bourdieu, pour qualifier des lignes d’action dont on n’est pas nécessairement conscient15, semble bien être devenu – pour les

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sociologues comme pour les géographes – la traduction la plus adéquate, tenant compte de l’autonomie des acteurs et des diverses contingences, d’un souci commun de mise en évidence des interdépendances. Mais cette notion d’interdépendance, quelle en est la nature ? Quels en sont les ingrédients ? Pour le sociologue, il s’agit de l’interdépendance des rapports sociaux, avec une nette tendance – Vidal de la Blache avait raison sur ce point – à considérer l’environnement naturel comme une « scène » dépourvue d’existence propre, sauf dans les cas limites où les contraintes sont extrêmement fortes. L’analyse porte ainsi sur des « vecteurs de même espèce » ou, si l’on préfère, sur les « formes diverses d’une même réalité » (George, 1966, pp. 12-13). Pour le géographe en revanche, l’ambition de saisir une interdépendance significative ne peut être satisfaite qu’à condition de prendre en compte des « forces de natures différentes » obéissant tantôt à des lois physiques tantôt à des normes de comportement issues du contexte socio-culturel (ibid.). Dans les deux cas, la préoccupation de l’interdépendance se manifesta longtemps par le recours à la métaphore organiciste. Pendant tout le XIXe siècle et au-delà, le développement de la sociologie fut porté au moins en partie par diverses formes d’organicisme positiviste, puisant leur inspiration dans l’analogie entre une société organisée et un être vivant. Les termes de « grand organisme », pour désigner la société dans son ensemble, se retrouvent sous la plume d’Auguste Comte et de Durkheim. Du côté des géographes, l’usage métaphorique de la notion d’organisme ne semble pas non plus avoir été dédaigné, encore qu’il ne paraisse pas avoir eu les mêmes conséquences théoriques en géographie qu’en sociologie. Brunhes célèbre « l’idée la plus haute,... l’idée du tout terrestre,... la conception de l’unité terrestre » (1910, 1956, p. 12). Après avoir cité longuement Claude Bernard décrivant dans son Introduction à la médecine expérimentale, les organismes complexes et la « solidarité organique ou sociale » qui les maintient en vie dans une sorte de mouvement perpétuel, il concède que l’expression d’ « organisme terrestre » est peut-être trop hardie mais il tient à conserver l’idée de solidarité organique « entre tous les phénomènes de la machine terrestre » (ibid., p. 14). Pour Henri Baulig, il convient de concevoir la Terre « non comme un support inerte, mais comme un être doué d’une activité propre »16.

9 Au-delà de ces tendances superficiellement semblables, peut-on désigner un esprit proprement géographique qui se distinguerait d’un esprit spécifiquement sociologique ? De fait, les expressions « esprit sociologique » et « esprit géographique » ont été utilisées en tant que telles. On pourrait convenir qu’avoir l’esprit sociologique, c’est être particulièrement sensible à tout ce que l’ordre social, avec ses relations d’interdépendance et de complémentarité ainsi que les contraintes structurelles qui en résultent, exerce comme influences sur nos comportements, nos façons de penser, nos relations avec nos semblables17. Pour Brunhes, avoir l’esprit géographique, c’est notamment « s’efforcer de constater avec exactitude où se produit le phénomène étudié » (1910, 1956, p. 282). Plus près de nous, Claude Raffestin présente la géographie comme une discipline « souvent rebelle à l’introduction de notions qui ne sont pas l’objet d’une traduction spatiale immédiate » (1980, p. 1). Récemment encore, un géographe américain, Robert David Sack, rappelait l’importance pour la géographie des notions de « place » et « space » tout en insistant sur le fait que ces deux concepts « substantiate the long-standing claim that, at the academic level, geography integrates and synthetizes by interconnecting concepts that other fields take apart » (1997, p. 1). D’un point de vue sociologique, s’il fallait ramener tout ceci à une formule lapidaire, on serait tenté de dire que la sociologie se préoccupe avant tout du lien social alors que la

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géographie humaine y joint un intérêt plus précis pour le lieu où le social se manifeste et exerce ses effets. Sans doute, cette formulation paraîtra trop sommaire à Raffestin qui préfère – comme d’autres géographes, pas nécessairement majoritaires dans leur discipline – décrire la géographie humaine comme l’explicitation de tout ce que les êtres humains ont acquis de connaissance et de pratique de cette réalité qu’on nomme « espace » (ibid., p. 2). Il me semble néanmoins que l’attention prioritaire pour les modalités du lien ou pour les caractéristiques du lieu définissent deux orientations d’esprit différentes qu’il n’est d’ailleurs pas impossible de réunir et qu’il est éminemment souhaitable de réunir dans l’aide à la prise de décision18. Face à l’éventualité d’une fusion entre les cantons de Vaud et de Genève, notre collègue Jean- Bernard Racine fit observer les difficultés que soulève la réunion d’une entité urbaine – Genève – avec un canton « essentiellement rural historiquement ». Il mit également l’accent sur les déséquilibres proprement vaudois entre le bassin lémanique « espace de flux qui s’homogénéise » et un arrière-pays « extrêmement cloisonné » qui pourrait se sentir marginalisé. L’argumentation présentée par Racine – y compris les réflexions sur l’hétérogénéité des institutions et des représentations mentales – fait preuve d’une sensibilité sociologique indéniable ; mais celle-ci se double – pour le malheur de ses contradicteurs – d’un esprit géographique qui rend attentif aux « identités très fortes » des diverses entités de l’arrière-pays vaudois (Racine, 1997). On sent ici la réponse à l’exhortation d’un classique de la géographie humaine à « ouvrir les yeux et voir » (Brunhes, 1910, 1956, p. 282) mais aussi le reflet d’une conception sous-jacente qui rend explicite « how place and space are forces, and how they braid together nature and culture (which includes social relations and meaning) and help constitute the self » (Sack, 1997, p. 1 ; souligné par JCH).

10 Les orientations différentes mais complémentaires du sociologue et du géographe ne peuvent-elles pas être réunies en référence à la catégorie conceptuelle du « milieu » ? C’est ce que suggèrent Jean Remy et Liliane Voyé lorsqu’ils présentent hypothétiquement la notion de milieu comme un concept analytique permettant de supprimer l’autonomie de « l’effet social » et de le relier au contraire « à d’autres niveaux d’explication » (1982, p. 35). L’idée est séduisante. Elle peut néanmoins susciter quelques malentendus inter- ou intradisciplinaires. Sur ce point, les sociologues cherchent généralement l’inspiration chez Durkheim. Celui-ci énonce en effet la règle selon laquelle « l’origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la constitution du milieu social interne » (1895, 1992, p. 111). Cette notion de « milieu social interne » est constituée en analogie avec le « milieu interne des organismes ». Il s’agit des « éléments de toute nature qui entrent dans la composition d’une société », de même que « l’ensemble des éléments anatomiques, avec la manière dont ils sont disposés dans l’espace, constitue le milieu interne des organismes » (ibid.). Pour Durkheim, les éléments qui composent ce « milieu social interne » sont de deux sortes : des choses et des personnes. Voilà qui semble offrir de larges perspectives à l’interdisciplinarité. Moins qu’on ne pourrait l’imaginer cependant car les « objets matériels » incorporés à la société sont ici « les produits de l’activité sociale antérieure, le droit constitué, les mœurs établies, les monuments littéraires, artistiques, etc. » Cette énumération est singulièrement plus restrictive que ce que pourrait souhaiter le géographe. Au surplus, ces éléments matériels du « milieu social interne » ne recèlent selon Durkheim « aucune puissance motrice » (ibid., p. 112). Dans ces conditions, il ne reste comme « facteur actif » que le milieu « proprement humain ». Les caractéristiques pertinentes de celui-ci sont la « densité dynamique »,

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c’est-à-dire « le nombre des individus qui sont effectivement en relations » (ibid.) et la « densité matérielle », à savoir « le nombre des habitants par unité de surface » pondéré par « le développement des voies de communication et de transmission » (ibid., p. 113). On est loin ici, on le voit, du « paradigme de l’écosystème » qu’invoquent Remy et Voyé en prenant appui sur les travaux antérieurs de l’Ecole de Chicago (1982, pp. 36 et ss). Ce n’est donc pas seulement le statut explicatif de la notion durkheimienne de « milieu social » qui doit être remis en question19 : c’est son extension et sa portée elles- mêmes. Il reste que son statut explicatif est également problématique. Dans De la division du travail social, quand Durkheim indique que « c’est donc dans certaines variations du milieu social qu’il faut aller chercher la cause qui explique les progrès de la division du travail » (1893, 1922, p. 237), il semble bien qu’il ne s’agisse en l’occurrence que d’un raccourci analytique – qui s’impose sans doute dans le contexte d’argumentation qui est le sien – se substituant à un système d’interaction trop complexe pour pouvoir être décrit et analysé de façon plus précise en termes de variables. On peut en effet aller beaucoup plus avant dans la description des « effets de milieu ». C’est ce que fait Mendras, par exemple, lorsqu’il décrit la société villageoise comme « un groupe d’inter-connaissance où chacun a une perception globale, et non fonctionnelle, de la personnalité d’autrui » car il y a constante « confusion des rôles » (1967, p. 322). L’expression « milieu social », couramment utilisée par les sociologues pour évoquer en termes généraux les pressions diffuses ou les influences diverses que peut subir un individu, est fondée sur une analogie organique qu’on trouve également chez les classiques de la géographie. Ce n’est pourtant qu’à condition de définir très largement – beaucoup plus largement qu’on ne le fait d’habitude – « les produits de l’activité sociale antérieure » (Durkheim, 1895, 1992, p. 112) en y incluant les influences de très longue durée « sur le monde vivant » (Vidal de la Blache, 1922, p. 8) qu’elle peut se prêter aux espoirs de synthèse interdisciplinaire.

11 Quelle que soit néanmoins la conception qu’on se donne du milieu, l’espace – cet espace que Sorre nous présentait comme consubstantiel à la géographie (1957, p. 99) – en est un des éléments clés. Le géographe localise et c’est ce qui le fait souvent confondre avec un cartographe. L’analyse sociologique exige également des localisations et le sociologue est ainsi enclin à traiter le géographe en aide de camp. Pourtant, la notion d’espace et la combinaison de raisonnements déductifs et inductifs qui intervient dans le passage de l’espace à la région (ibid., p. 32 et ss) créent des problèmes que ni la seule cartographie ni la pure spéculation intellectuelle ne peuvent résoudre. Il y a d’abord l’impossibilité pour la recherche géographique « d’enfermer les phénomènes qu’elle saisit dans un espace fini » qui serait la région (George, 1966, p. 9), celle-ci pouvant être tour à tour région naturelle, région géographique exprimant une synthèse entre « pseudo-déterminismes géographiques » et action humaine, région historique constituée malgré les conditions naturelles, enfin région économique répondant à certains impératifs de gestion (ibid.). Il y a ensuite les pièges que recèle l’idée de région naturelle elle-même. La Camargue, cet espace apparemment « naturel » et « déshérité », et pourtant « artificiel » et révélateur de « divers modèles idéologiques et techniques » (Mendras et Forsé, 1983, pp. 39-40) en fournit une illustration frappante. Un autre exemple, peut-être moins connu dans les régions de langue française, est celui des avatars de la bruyère du Jutland et des conceptions successives de l’espace naturel qui se sont affrontées à son sujet au Danemark (Sack, 1997, pp. 105-107). Claude Raffestin résume toutes ces ambiguïtés en parlant des deux faces de l’espace, « l’une qui est le plan d’expression constitué par des surfaces, des distances et des propriétés et

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l’autre qui est le plan de contenu constitué par les surfaces, les distances et les propriétés aménagées qui sont signifiées par les acteurs » (1980, pp. 41-42). Pour établir plus clairement cette distinction entre l’espace comme donné et comme construit humain, il est tentant de faire usage du concept de « territorialité » emprunté à l’éthologie. Le territoire est « le produit des acteurs » et ceux-ci « produisent le territoire en partant de cette réalité première donnée qu’est l’espace » (ibid., p. 3)20. Et c’est cette distinction terminologique et conceptuelle qui a permis ultérieurement à Raffestin, s’adressant comme géographe à une audience de sociologues, de confirmer que « la géographie, à travers la territorialité, s’intéresse au lien social » (1989, p. 10). L’intérêt simultané pour le lien et pour le lieu étant ainsi précisé, il en résulte le recours à des termes communs à la géographie et à la sociologie : structures, maillages, réseaux, centralités, etc. (1980, p. 137)21. Recouvrent-ils les mêmes analogies pour le géographe et pour le sociologue ? En d’autres termes, permettent-ils aux uns et aux autres de procéder par transposition et d’attribuer à l’objet étudié un « faisceau » de propriétés caractéristique d’un même objet « mieux connu ou tenu pour tel, pris pour point de repère »22 ? Dans certains cas, on peut sans doute répondre sans trop d’hésitations par l’affirmative. Le terme de maillage, par exemple, évoque la dimension des ouvertures laissées entre les fils d’un filet de pêche. Pour le géographe, il peut exprimer d’abord « la projection d’un système de limites ou de frontières », ensuite « l’aire d’exercice des pouvoirs ou l’aire de capacité des pouvoirs » (Raffestin, 1980, p. 139). Voilà bien une analogie que le sociologue acceptera sans aucune difficulté. Il pourra se servir du terme dans les mêmes acceptions que le géographe. Mais il l’utilisera également dans un sens plus éloigné de la division du territoire. Quand il fera allusion par exemple à un système de protection sociale ou à des réseaux de solidarité « au maillage plus ou moins serré » – cette expression est devenue courante –, il ne fera plus, ou plus nécessairement, référence à un découpage territorial mais à un tissu social abstrait. Dans ce sens métaphorique, un « maillage serré » signifiera un mécanisme d’entraide ne laissant pour compte que très peu d’individus : rares sont ceux qui risqueront de passer « entre les mailles du filet ». Il en va de même en matière d’exclusion ou de désaffiliation sociale. Quand Robert Castel évoque des « zones de vulnérabilité » ou seules « des frontières fragiles » séparent la masse du peuple de « sa frange désaffiliée » (1995, p. 108), il fait un usage métaphorique de ces références spatiales bien que le caractère analogique des termes soit partiellement voilé par l’évocation de la figure du vagabond d’Ancien Régime, précurseur du désaffilié social d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs, notamment, la prise de conscience de cet aspect métaphorique qui pousse Castel à préférer le terme « désaffiliation » au terme « exclusion », mettant ainsi en doute – pour reprendre les termes de Chazel – « le processus de valeur ajoutée au plan de la connaissance » qui résulterait d’un transfert analogique trop large (1990, pp. 211-212)23. Pour utiliser avec rigueur la notion d’exclusion, explique Castel, « il faudrait qu’elle corresponde à des situations caractérisées par une localisation géographique précise » liée à l’existence d’une subculture cohérente et à une base ethnique (ibid., p. 15 ; souligné par JCH)24.

12 Ainsi, on le voit, les sociologues qui ont recours à des concepts spatiaux peuvent évoquer des réalités très proches de celles qui préoccupent les géographes. C’est principalement le cas des sociologues qui – ruralistes ou spécialistes du milieu urbain – privilégient tout autant qu’eux le territoire25. La spatialité des sociologues rejoint également celle des géographes quand les phénomènes observés révèlent une interférence nette de la dimension sociale et de la dimension spatiale, par exemple

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dans l’examen des relations entre mobilité sociale et mobilité spatiale (Coenen-Huther, 1990). Pour le sociologue, il s’agit pourtant le plus souvent d’une spatialité purement figurative. Tout sociologue a en tête une visualisation plus ou moins précise et plus ou moins consciente de la société qui fait l’objet de son attention. Cette image, pour adopter les termes de Dupréel (1948), repris ultérieurement par Henri Janne (1960), est celle d’une « structure en quadrillé » où « des figures oblongues, verticales et parallèles » représentent des domaines d’activité tandis que « d’autres figures allongées, sortes de bandes ou de rubans traversant horizontalement les premières » représentent des classes ou des niveaux de statuts (Dupréel, 1948, p. 125). Cette façon de conceptualiser un espace social sans lien nécessaire avec un support géographique quelconque a engendré d’autres notions reposant sur une analogie spatiale évidente : les « coordonnées sociales » définissant la position d’un individu dans une structure, la « distance sociale » qui s’établit entre des individus ayant des « positions sociales » éloignées l’une de l’autre, éventuellement à la suite d’un processus de « mobilité sociale » individuelle ou collective, ascendante ou descendante. Comme d’autres concepts visant à situer des faits ou des processus à l’aide de coordon- nées espace-temps, ces notions constituent l’héritage de la physique sociale du XVIIe siècle (Sorokin, 1928, 1938, Chap. I). Les analogies qu’elles proposent prennent tout leur sens par rapport à un modèle mécaniste du système social qui précéda le modèle organiciste (Buckley, 1967, pp. 8-11) mais qui n’en reste pas moins présent dans la conceptualisation sociologique actuelle. Dans la sociologie contemporaine, la notion de « champ » qui joue un rôle crucial dans l’œuvre théorique de Pierre Bourdieu relève également d’un appareil conceptuel physico-spatial. Le « champ » est un « espace social » qui constitue à la fois un « champ de forces » s’imposant aux individus et un « champ de luttes » au sein duquel les individus s’affrontent en fonction de leur position dans la structure du champ de forces (Bourdieu, 1994, pp. 54-55). Les divers « champs » sont des sphères d’activité plus ou moins autonomes selon les cas, et peuvent entretenir des relations-frontières les uns avec les autres à la manière des sous-systèmes de Parsons26. Bien que l’espace social comme « champ » soit a priori tout aussi déconnecté de l’espace du géographe que la « structure en quadrillé » de Dupréel, il ne s’en prête pas moins à une visualisation procédant à la fois d’une logique de stratification et d’une logique fonctionnelle comme en témoigne la schématisation de l’espace des positions sociales et de l’espace des styles de vie (Bourdieu, 1979, pp. 140-141)27. Bien que la préoccupation géographique de localisation soit ici absente, le sociologue qui conçoit l’espace social comme le lieu de relations de pouvoir rejoint à cet égard le géographe qui entend organiser sa réflexion – et rénover la géographie politique – à l’aide du « fil-guide » du pouvoir (Raffestin, 1980, p. 1). A l’heure actuelle, la seule représentation visualisée de la société qui puisse prétendre faire concurrence à la visualisation classique par croi- sement d’axes verticaux et d’axes horizontaux est celle du centre et de la périphérie, le centre étant occupé par les personnes dont les positions sont les plus stables et des zones délimitées par des cercles concentriques successifs suggérant des situations de vulnérabilité de plus en plus grave28. Dans ce cas, l’ana- logie s’établit avec les catégories conceptuelles de la géopolitique, identifiant par exemple des « zones de dégradation » (Sorre, 1957, p. 95) qui pourraient correspondre aux « zones de vulnérabilité » de l’analyste de l’espace social moderne.

13 Faisant usage de la notion d’espace – qu’ils se réfèrent à un espace réel ou à un espace conceptuel – géographes et sociologues se retrouvent aux prises avec des problèmes

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semblables. Il s’agit en effet, pour les uns et pour les autres, de circonscrire l’espace considéré. A part certains cas d’insularité peu fréquents, écrit Pierre George, « il n’y a jamais d’espace fini à l’égard de tous les phénomènes », ce qui implique nécessairement la superposition d’espaces finis différents (1966, p. 9). La limite de phénomènes complexes – commodément recouverts par la notion de milieu – en devient donc floue et ne s’établit que par contrastes. Ainsi en est-il du phénomène urbain et de ce qui a pu être observé – par exemple par Simmel – sur le milieu de la grande ville. La spécificité du fait urbain n’apparaît que dans la relation entre l’urbain et le rural (ibid., p. 14). Pour reprendre les termes de Boudon, on pourrait dire que le géographe, comme le sociologue, se trouve placé devant le problème méthodologique de la transformation de systèmes indéfinis en systèmes définis, c’est-à-dire de systèmes constitués par des ensembles de composantes aisément repérables et dont le nombre est défini (1968, pp. 99-102). Le sociologue cherche son salut dans la construction de types idéaux et dans la dichotomisation ; le géographe dans la superposition de cartographies partielles qui produisent en fin de compte des noyaux centraux et des zones intermédiaires. A ce sujet, Raffestin fait observer que « la limite est... une classe générale, un ensemble dont la frontière est un sous-ensemble » (1980, p. 150). Guillaume De Greef, un sociologue bruxellois du tournant du siècle, un peu oublié de nos jours29, avait autrefois défendu l’idée que les formes de sociabilité et d’organisation propres à un « agrégat social », c’est-à-dire, dans ses termes, à la combinaison d’une population et d’un territoire (1908a, p. 264), dépendent notamment de la nature des frontières avec l’extérieur (1908b, pp. 9 et ss). De Greef pose en effet en principe que « l’organisation interne d’une société [est] en corrélation avec sa structure générale notamment vis-à-vis de l’extérieur » (1908b, p. 20 ; souligné par JCH). Ceci l’amène à conclure que la « frontière-limite extérieure de toute société fait partie de la structure de celle-ci » (ibid., p. 25). Cette conclusion est importante car elle permet d’envisager les rapports d’un peuple à son territoire en s’affranchissant de notions déterministes périmées. C’est ici l’historien qui intervient dans les débats qui concernent la sociologie et la géographie. L’histoire de Russie en fournit un bon exemple. En deçà et au-delà de la révolution russe, on peut discerner un « fait générateur » au sens tocquevillien : le rapport à la frontière. Un Etat longtemps faible, incertain de ses frontières, menacé de l’extérieur pendant des siècles, apparaît sans cesse tenté par une politique d’extension territoriale dont le principe est de mettre la plus grande distance possible entre un envahisseur potentiel et le centre du pouvoir30. Ainsi, le mythe de la mentalité russe façonnée par la relation à un espace démesuré, exprimé sur le plan littéraire par Gogol (Les Âmes mortes, 1842) ou par Tchekhov (La Steppe, 1888), est remplacé par une interprétation d’ordre institutionnel.

14 Qu’il s’agisse d’observer des faits ou des catégories de faits dans un cadre spatial déterminé, ou encore d’appliquer la méthode comparative31, la référence à la totalité s’impose. Elle s’impose, au plan de la morphologie sociale, lorsqu’on souhaite réaliser un inventaire « domicilié dans l’espace » (George, 1967, p. 255). Elle s’impose tout autant lorsqu’on désire comparer « des familles de faits, des formes de groupement et de corrélations » (ibid.). Quels seront alors les « domiciles de base » qui donneront leur sens aux comparaisons ? L’intention généralisante prend ici des formes différentes pour la géographie et pour la sociologie bien qu’on puisse se fonder dans les deux cas sur le concept de « société globale ». La géographie, note Pierre George, se situe sur un plan horizontal, « son fini est l’espace occupé par un type de société globale ou un ensemble de rapports sociaux » (1966, p. 16). Cette perspective ne peut qu’être accentuée par le volet physique de la recherche géographique qui pousse à l’extension

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maximale. Ceci apparaît très clairement chez Brunhes qui écrit « il n’y a pas sur l’écorce terrestre de compartiment fermé ; il peut y avoir des cloisons, il n’y a pas de clôtures » (1910, 1956, p. 11). Et de citer sur ce point son maître Vidal de la Blache qui observe : « aucune partie de la terre ne porte en elle seule son explication. Bien plus, le jeu des conditions locales ne se découvre avec quelque clarté qu’autant que l’observation s’élève au-dessus d’elles et qu’on est en mesure d’embrasser les analogies que ramène naturellement la généralité des lois terrestres »32. La sociologie au contraire, observe Pierre George, se situe sur un plan vertical, « son fini est la totalité sociale, la société globale » (1966, p. 16). On perçoit ici la référence implicite à la notion maussienne de « fait social total » qui pourrait être le pendant d’un « fait géographique total » esquissé par Brunhes et Vidal de la Blache. Pour Mauss, on s’en souvient, les faits sociaux sont « totaux » ou « généraux » dans la mesure où ils mettent en cause « la totalité de la société et de ses institutions » ou « un très grand nombre d’institutions » (1923-24, éd. 1968, p. 274). L’expression « société globale », telle qu’elle est couramment utilisée par les sociologues, comporte néanmoins une ambiguïté fondamentale. Elle suggère en effet une intention totalisante, englobant non seulement les différents niveaux micro-, méso- et macro-sociaux de la réalité sociale, mais également les différentes sphères d’activité. Dès lors, elle invite à l’universalisation du discours en laissant dans le vague les limites réelles de l’entité sociale dont il est question. En fait, la plupart des analyses sociologiques à visée générale portent sur des sociétés définies et limitées par des frontières politiques ou sur la comparaison de telles sociétés. Ceci signifie que depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, la sociologie s’est développée principalement dans le cadre de l’Etat, c’est-à-dire, le plus souvent, de l’Etat-nation. Il ne s’agit pas – ou pas nécessairement – d’une sociologie de l’Etat, au sens où Raffestin parle d’une géographie politique s’identifiant sous l’influence ratzelienne à une géographie de l’Etat (1980, p. 17), mais bien d’une sociologie dont les modes de pensée sont largement sous l’influence du cadre étatique. Pour les géographes comme pour les sociologues – mais probablement bien davantage que la plupart des sociologues ne l’imaginent – le problème de méthode récurrent reste l’articulation entre le « plan horizontal » du géographe et le « plan vertical » du sociologue. A cet égard, les travaux portant sur la région transfrontalière franco-genevoise (Raffestin et al., 1975) l’indiquent assez clairement, l’exploration résolue de l’axe horizontal ne peut que réintégrer la dimension historique dans les procédés d’investigation courants de la recherche sociologique.

15 A la suite de Pierre George (1966, pp. 4-5), Denise Pumain et Jean-Bernard Racine nous font observer que l’homo geographicus ne s’identifie pas entièrement à « l’homme habitant » de Maurice Le Lannou (Pumain et Racine, 1999, p. 79). Et de fait, certains procédés de conceptualisation axés sur la notion de réseau plutôt que sur celle de lieu semblent actuellement séduire les géographes, surtout lorsqu’ils ont à traiter avec des décideurs préoccupés d’aménagement du territoire (Gaudin et Pumain, 2000). Ceci ne pourrait qu’être accueilli favorablement par les sociologues si cette orientation ne véhiculait de nouvelles métaphores biologiques dont ils ont appris à se méfier et qu’ils ne peuvent que percevoir comme une régression ; c’est le cas, par exemple, de l’analogie fondée sur le système neuronal (ibid). Il n’en reste pas moins que l’habitation semble bien occuper une « place exceptionnelle » dans « la hiérarchie géographique des faits humains » (Brunhes, 1910, 1956, pp. 21-22). Sans doute, cette place était plus centrale encore lorsque l’attention du géographe se portait sur des sociétés plus stables où la continuité de l’habitat pouvait être considérée comme « le témoignage et le

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symbole de la durée d’une civilisation » (Sorre, 1957, pp. 54-56). Mais l’idée de stabilité relative, voire de sécurité, tout comme d’ailleurs un sentiment de responsabilité, restent liés à la notion de domicile (Sack, 1997, p. 14). Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer ailleurs, l’existence d’un domicile inviolable est devenue un des traits de notre culture tout comme un des fondements de l’Etat de droit (Coenen-Huther, 1995, p. 103). Plus généralement, pour l’enfant, le monde s’identifie tout d’abord avec le milieu familial. A un certain stade de développement, toutes les personnes de référence (significant others) appartiennent à ce micro-monde associé au lieu où l’on habite qui devient ainsi – pour rester sur le mode métaphorique – le « port d’attache » d’où l’individu « entame son voyage à travers la vie » (Berger et Berger, 1972, p. 77). Et ce point fixe garde une charge affective que l’on retrouve dans la résonnance particulière que prennent des expressions comme « à la maison », « thuis », « zu Hause », « at home », « doma », etc.33 Cette dernière perspective est héritée à la fois de la psycho-sociologie de George Herbert Mead et de la sociologie phénoménologique d’Alfred Schütz. L’homo sociologicus n’est donc pas ce Heimatloser de partout et de nulle part qui ne serait pas concerné par les ancrages géographiques. Peut-être, après tout, sociologues et géographes ont-ils une maison commune...

16 Berger, Peter L. et Berger, Brigitte, Sociology. A biographical Approach, New York, Basic Books, 1972.

17 Berthelot, Jean-Michel, La construction de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Que sais-je ? », No 2602, 1991.

18 Birnbaum, Pierre, La France imaginée. Déclin des rêves unitaires ?, Paris, Fayard, 1998.

19 Bornschier, Volker et Keller, Felix, Die Statusgruppenschichtung als Ursache von Konflikt und Devianz, in « Schweizerische Zeitschrift für Soziologie/Revue suisse de sociologie », vol. 20, No 1, 1994, pp. 1-13.

20 Boudon, Raymond, L’analyse mathématique des faits sociaux, Paris, Plon, 1967.

21 Boudon, Raymond, A quoi sert la notion de structure ? Paris, Gallimard, 1968.

22 Boudon, Raymond, L’idéologie. L’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986.

23 Bourdieu, Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Minuit, 1979

24 Bourdieu, Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, Points/Essais, 1994.

25 Brunhes, Jean, La géographie humaine, 1910. Paris, Presses Universitaires de France. Edition abrégée, 1942, 3e éd., 1956.

26 Brunhes, Jean et Vallaux, Camille, La géographie de l’histoire, Paris, Alcan, 1921.

27 Buckley, Walter, Sociology and Modern Systems Theory, Englewood Cliffs, N.J., Prentice- Hall, 1967.

28 Busino, Giovanni, La permanence du passé. Questions d’histoire de la sociologie et d’épistémologie sociologique, Genève, Droz, 1986.

29 Castel, Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

30 Chazel, François, L’analogie et ses limites, in : G. Duprat, Connaissance du politique, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Questions », 1990, pp. 181-213.

31 Chazel, François, Pouvoir, in : R. Boudon, Traité de sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, pp. 195-226.

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32 Coenen-Huther, Jacques, Sociologie et interdisciplinarité : modalités, problèmes, perspectives, in « Schweizerische Zeitschrift für Soziologie/Revue suisse de sociologie », vol. 15, No 1, 1989, pp. 1-13.

33 Coenen-Huther, Jacques, Relations d’amitié, mobilité sociale et mobilité spatiale, in « Espaces et Sociétés », Paris, Nos 54-55, 1990, pp. 51-65.

34 Coenen-Huther, Jacques, Analyse de réseaux et sociologie générale, in « Flux, Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et Territoires », Paris, La Documentation française, No 13/14, juillet-décembre 1993, pp. 33-40.

35 Coenen-Huther, Jacques, Observation participante et théorie sociologique, Paris, L’Harmattan, Coll. « Logiques sociales », 1995.

36 Coenen-Huther, Jacques, La sociologie de Tönnies, les formes de sociabilité et l’Ecole sociologique de Bruxelles, in « Recherches sociologiques », Louvain-la-Neuve, vol. XXVIII, No 1, 1997a, pp. 91-96.

37 Coenen-Huther, Jacques, Tocqueville, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Que sais-je ? », No 3213, 1997b.

38 Crozier, Michel et Friedberg, Erhard, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1977.

39 De Greef, Guillaume, La structure générale des sociétés, Tome I, La loi de limitation, Bruxelles, Larcier, et Paris, Alcan, 1908a.

40 De Greef, Guillaume, La structure générale des sociétés, Tome II, Théorie des frontières et des classes, Bruxelles, Larcier, et Paris, Alcan, 1908b.

41 Doorn, J.A.A. Van, Beeld en betekenis van de Nederlandse sociologie [Image et importance de la sociologie néerlandaise], Utrecht, Bijleveld, 1964.

42 Dupréel, Eugène, Sociologie générale, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.

43 Durkheim, Emile, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893, 4e éd., 1922.

44 Durkheim, Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1895, réédition, PUF, 1937, réimpression, Coll. « Quadrige », 1992.

45 Gaudin, Jean-Pierre et Pumain, Denise, Réseaux de villes, réseaux urbains, réseaux de pouvoir, in « Revue Européenne des Sciences Sociales », Tome XXXVIII, 2000, no 117.

46 George, Pierre, Sociologie et géographie, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

47 George, Pierre, Sociologie géographique, in : G. Gurvitch, Traité de sociologie, Tome I, Paris, Presses Universitaires de France, 3e éd. revue et mise à jour, 1967, pp. 255-274.

48 Gourou, Pierre, Pour une géographie humaine, Paris, Flammarion, 1973.

49 Gurvitch, Georges, La vocation actuelle de la sociologie, Tome I : Vers la sociologie différentielle, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, 3e éd. revue, 1963.

50 Janne, Henri, Un modèle théorique du phénomène révolutionnaire ?, in « Annales, Economies, Sociétés, Civilisations », Vol 15, No 6, pp. 1138-1154.

51 Kobayashi, Audrey et Mackenzie, Suzanne, Remaking Human Geography, Boston, Unwin Hyman, 1989.

52 Martindale, Don, The Nature and Types of Sociological Theory, Second Edition, New York, Harper and Row, 1981.

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53 Mauss, Marcel, Essai sur le don, 1923-24, in « Sociologie et anthropologie », Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

54 Mendras, Henri, Sociologie du milieu rural, in : G. Gurvitch, Traité de sociologie, Tome I, Paris, Presses Universitaires de France, 3e éd. revue et mise à jour, 1967, pp. 315-331.

55 Mendras, Henri et Forsé, Michel, Le changement social. Tendances et paradigmes, Paris, Armand Colin, 1983.

56 Mucchielli, Laurent, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, 1998.

57 Piaget, Jean, Le système de la classification des sciences, in : J. Piaget, éd., Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1967, pp. 1151-1224.

58 Pumain, Denise et Racine, Jean-Bernard, L’Homo Geographicus : de l’emprunt à l’empreinte, « Revue Européenne des Sciences Sociales », Tome XXXVII, No 113, 1999, pp. 77-86.

59 Racine, Jean-Bernard, La fusion éclair Vaud-Genève de Philippe Pidoux ? Alors ça, non ! Interview recueillie par Michel Perrin, in « Tribune de Genève », 20 novembre 1997.

60 Raffestin, Claude, Guichonnet, Paul et Hussy, Jocelyne, Frontières et Sociétés. Le cas franco- genevois, L’Age d’Homme, Lausanne, 1975.

61 Raffestin, Claude, Pour une géographie du pouvoir, Paris, Librairies techniques, 1980.

62 Raffestin, Claude, Allocution du Vice-Doyen de la Faculté des Sciences Economiques et Sociales de l’Université de Genève, in : Association Internationale des Sociologues de Langue Française, Actes du XIIIe Colloque (Genève, 29 août-2 septembre 1988), Le lien social. Identités personnelles et solidarités collectives dans le monde contemporain, Tome I, pp. 10-11, Université de Genève, 1989.

63 Raffestin, Claude, La Suisse et l’immigration : pour un accueil actif, in « Schweizerische Zeitschrift für Soziologie/Revue suisse de sociologie », vol. 18, No 3, 1992, pp. 695-706.

64 Reclus, Elisée, Nouvelle géographie universelle. La terre et les hommes, Tome I, Paris, Hachette, 1875.

65 Remy, Jean et Voyé, Liliane, Milieu, rapport social et conflit, in : J. Remy, éd., Milieu et rapport social, AISLF, Comité de recherche « Politiques locales », Institut de Sociologie, Université de Bruxelles, 1980, pp. 35-71.

66 Sack, Robert David, Homo Geographicus: A Framework for Action, Awareness, and Moral Concern, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997.

67 Sorokin, Pitirim, Contemporary Sociological Theories, New York, Harper and Row, 1928. Tr. fr. Les théories sociologiques contemporaines, Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1938.

68 Sorre, Maximilien, Rencontres de la géographie et de la sociologie, Paris, Marcel Rivière, Petite bibliothèque sociologique internationale, 1957.

69 Touraine, Alain, Comment sortir du libéralisme ?, Paris, Fayard, 1999.

70 Valade, Bernard, Introduction aux sciences sociales, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Premier cycle », 1996.

71 Vervoort, C. E., De sociologie-opleiding in Nederland [L’enseignement de la sociologie aux Pays-Bas], in : I. Rademaker, Ed., Sociologie in Nederland [La sociologie aux Pays-Bas], Deventer, Van Loghum Slaterus, 1979, pp. 98-123.

72 Vidal de la Blache, Paul, Principes de géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1922.

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NOTES

1. Selon les termes de Don Martindale, « perhaps the finest single systematic study of sociological theory that America has produced » (1981, p. 123). 2. Sociologue russe, devenu américain à la suite de son bannissement de l’URSS (voir à ce sujet l’article de Lenine dans la Pravda du 21 novembre 1918 : « Les précieux aveux de Pitirim Sorokin », Œuvres choisies, Editions du Progrès, Moscou, 1962, pp. 61-70). 3. La remarque est particulièrement injuste en ce qui concerne Le Play qui a plutôt joué un rôle de médiateur entre la sociologie et la géographie comme l’ont bien montré Jean-Michel Berthelot (1991, pp. 13-16) et Bernard Valade (1996, p. 341). 4. Steinmetz, généralement considéré comme le fondateur de la sociologie néerlandaise, était à la fois ethnologue et géographe (Van Doorn, 1964, pp. 36-37). 5. Lisons : peu soucieux d’élaboration théorique. 6. L’expression est de Claude Raffestin, répliquant à l’auteur de ces lignes qui avait évoqué le cousinage de la sociologie et de la géographie. 7. Moi-même, j’ai eu l’occasion de suggérer des possibilités de collaboration entre géographie et sociologie au stade de l’activité typologique, dont je reconnais volontiers après coup qu’elles ne rendaient pas justice à tout le potentiel de la géographie humaine (Coenen-Huther, 1989, p. 11). Il est vrai que je m’appuyais sur une proposition singulièrement modeste de Pierre George, assignant à la géographie le soin « de dresser la répartition des types élaborés par la typologie sociale » (George, 1966, p. 16 ; souligné par JCH). 8. À savoir, isolé de son contexte d’activité. La citation est de Georges Gariel, dans la Revue d’économie politique (1903, pp. 802-826). Cet auteur ne fait que remettre en question les prétentions de validité universelle de certaines théories sociologiques et ne susciterait actuellement plus la moindre réticence chez les sociologues. 9. Article que l’auteur de ces lignes a eu le privilège de pouvoir publier dans la « Revue Suisse de Sociologie » dont il était alors le directeur, après l’avoir sollicité au grand dam de certains de ses collègues sociologues. 10. A ce sujet, voir par exemple, Mendras et Forsé (1983, Chap. 3 « La diffusion des innovations », pp. 73-103). 11. Bien sûr, la communauté scientifique des géographes n’est pas nécessairement plus homogène que celle des sociologues et d’autres géographes pourraient également manifester des réserves à l’égard de ce mode de présentation. 12. Raymond Boudon a bien montré que c’est la remise en question de ce postulat – tant par Tarde que par Durkheim – qui a permis de dépasser les présupposés de la criminologie positiviste italienne tels qu’ils se manifestaient dans les travaux de Lombroso (1967, pp. 32 et ss). Ultérieurement, il est vrai, Boudon a indiqué avoir perçu « le caractère plutôt heuristique qu’explicatif de l’analyse causale » (1986, note 11, p. 314). Ceci ne me paraît néanmoins pas réduire l’importance de la distinction entre modèles de causalité pour l’objet de mon propos. 13. Plus tard, feu Pierre Gourou se situera dans la même optique lorsqu’il proposera une distinction entre les techniques de production et les « techniques d’encadrement » (1973), comme le rappellent fort opportunément Denise Pumain et Jean-Bernard Racine (1999, p. 78). Voir aussi à ce sujet les réflexions de Giovanni Busino sur les droits de propriété comme « technologie » assurant la performance des rapports humains et sociaux (1986, Chap. II, p. 62). 14. On sait qu’à l’instar de Sorokin, Georges Gurvitch fut un révolutionnaire russe, contraint ultérieurement à l’exil. 15. Ce qui est le cas, par exemple, lorsque Bourdieu évoque la relation entre « les stratégies des familles » et la logique de l’institution scolaire (1994, pp. 39 et ss).

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16. Cité par Maximilien Sorre pour illustrer « le sens des ensembles et de l’interdépendance de leurs parties » qui lui paraît caractériser la géographie (1957, p. 40). 17. Je traduis ici librement, en termes modernes, Dupréel qui, à ma connaissance, peut revendiquer la paternité de l’expression « esprit sociologique » (cf. Dupréel, 1948, pp. 379-381). 18. Qui semble concerner les géographes autant que les sociologues, si l’on en juge par l’idée de « bilan régional » mentionnée par Pierre George (1966, p. 19), par la tonalité générale des conclusions présentées par Raffestin et al. dans l’étude « Frontières et sociétés » (1975, pp. 197-198) ou encore par « the search for relevance in geographical research » signalée par Jeanne Wolfe (in Kobayashi et Mackenzie, 1989, p. 62). 19. Par rapport auquel s’impose « une distance critique », selon les termes de Remy et Voyé (1982, p. 36). 20. Sur la charge idéologique que peut prendre la notion de territoire, la vision centralisatrice jacobine s’opposant à celle des vieux « pays », voir : Birnbaum, 1998. 21. Termes dont certains sont abondamment utilisés dans cette spécialité sociologique en voie d’autonomisation qu’est devenue l’analyse de réseaux (cf. par exemple Coenen-Huther, 1993). 22. Je m’appuie ici sur le bel article de François Chazel, L’analogie et ses limites (1990, p. 184) où l’auteur emprunte à Jean-Blaise Grize l’idée de « faisceau d’aspects », inséparable de la démarche analogique. 23. A la différence d’Alain Touraine qui juge au contraire indispensable « de parler d’exclusion et de lutte contre l’exclusion, en dépit de la pertinence des critiques de Castel » (1999, pp. 56-57). Comme le dirait Chazel, il n’existe pas, dans nos disciplines, « de limites bien établies à l’emploi des analogies, ni donc de voie royale clairement tracée » (1990, pp. 210-211). 24. Ce qui lui semble être le cas dans les ghettos américains mais pas – ou pas encore – en France, pays sur lequel porte principalement son analyse, en dépit du phénomène « beur » (Castel, 1995, p. 15). 25. On notera à ce propos que Pierre George a pu écrire successivement un livre intitulé Sociologie et géographie (1966) et un chapitre intitulé Sociologie géographique dans le Traité de sociologie publié sous la direction de Georges Gurvitch (1967). 26. S’agissant du « champ artistique », il est d’ailleurs intéressant de constater que la visualisation qu’en offre Bourdieu se prête, tout comme les systèmes et sous-systèmes de Parsons, à des emboîtages successifs (1994, p. 74). 27. L’axe vertical de stratification présente une hiérarchisation en termes de volume de « capital global » alors que l’axe horizontal fonctionnel met en évidence le poids respectif du « capital » spécifique à chaque sphère d’activité (qu’on pourrait aussi bien convenir d’appeler « segment fonctionnel »). 28. Notre collègue Volker Bornschier, de l’Université de Zurich, fait usage d’une modélisation de ce type (cf. Bornschier et Keller, 1994, pp. 83-112 ; en particulier Die Schichtung nach Statusgruppen im Zentrum-Peripherie-Modell, p. 86). 29. A son sujet, voir mon article sur La sociologie de Tönnies, les formes de sociabilité et l’Ecole sociologique de Bruxelles (1997a, pp. 93-94) sur lequel je m’appuie ici. 30. J’ai développé ceci plus en détail dans mon Tocqueville (1997b, pp. 109-111). 31. Les deux démarches que Pierre George assigne à une « sociologie géographique » (1967. p. 255). 32. Paul Vidal de la Blache, cité par Brunhes (1910, 1956, pp. 11-12). 33. Sack en fait mention pour ce qui concerne les connotations et les implications étymologiques du terme « home » dans la langue anglaise (1997, p. 15).

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AUTEUR

JACQUES COENEN-HUTHER Département de Sociologie Université de Genève

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La métaphore du labyrinthe chez Kafka

Hervé Le Bras

1 Joseph K. est surpris quand au lieu du petit déjeuner apporté par la bonne Anna, apparaît dans l’embrasure de la porte un individu sanglé dans un curieux uniforme, venu lui signifier son arrestation. Dès les premières lignes du Procès, Joseph K. est confronté à l’énigme qu’il cherchera en vain à résoudre durant tout le roman : des fonctionnaires subalternes appliquent avec tous les gestes requis une procédure engagée contre lui, mais il ne parvient jamais à connaître le motif de son accusation. Dans le second chapitre du Procès, Joseph K., laissé en liberté provisoire, efface à la banque où il travaille les traces de son arrestation et rentre faire de même à la pension où il habite. Il attend longuement le retour d’une certaine Mlle Bürstner, dactylographe, qui occupe la chambre où son inculpation lui a été signifiée. Lorsqu’elle rentre du théâtre sur le coup de onze heures du soir, il demande à lui parler dans sa chambre pour lui expliquer les événements du matin, et peu à peu est attiré par elle. En la quittant, il la saisit, l’embrasse sur la bouche, sur tout le visage et goulûment sur la gorge, « à l’endroit du gosier ». Dans le troisième chapitre, Mlle Bürstner refuse les nouvelles explications que Joseph K. tente de lui donner, et ayant mis dans la confidence d’autres pensionnaires, se fait protéger par eux. Malgré cela, Joseph K. ne résiste pas au désir de revoir la chambre de Mlle Bürstner. « Il ouvrit finalement la porte avec prudence, non sans éprouver le sentiment de commettre une faute, et qui pis est une faute inutile. »1 En sortant, il a l’impression que Mlle Montag et le capitaine Lanz, deux amis de Mlle Bürstner, l’ont vu.

2 On sait que Kafka n’avait pas indiqué dans ses cahiers l’ordre des chapitres de ses romans. Max Brod, son ami et exécuteur testamentaire le reconstitua pour le Procès. Il y eut une controverse2, mais aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur la solution adoptée par Brod. Ceci montre cependant que Kafka gardait une certaine latitude pour l’ordre des chapitres. On peut contraster son hésitation à la certitude que, par exemple, Thomas Mann avait de la succession des chapitres du Docteur Faustus, avant même d’avoir écrit la première ligne3. Supposons alors que le premier chapitre du Procès, qui relate l’arrestation, soit déplacé en position de troisième chapitre. Le second chapitre

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devient ainsi le premier et le troisième, le second. Une telle permutation fait perdre au roman son mystère et le rend quasiment transparent. En effet, la scène de la séduction de Mlle Bürstner par laquelle commencerait le roman dans ces conditions, s’interprèterait comme une scène de viol. A un moment d’ailleurs, pour lui expliquer la scène de l’arrestation, Joseph K. mime devant Mlle Bürstner le greffier l’interpellant et crie « Joseph K. » d’une voix sourde qui alerte le capitaine Lanz, lequel peut penser que c’est Mlle Bürstner qui crie en se défendant contre les assauts de son violeur. Le baiser sur le gosier prend un caractère menaçant : si tu parles, je te tranche le cou. Dans le second chapitre de cette nouvelle construction du roman, on voit les soupçons conver- ger sur Joseph K., qui finit par commettre l’imprudence habituelle des criminels, en retournant sur les lieux de son crime. L’arrestation au cours du troisième chapitre n’est alors qu’une conséquence logique de la faute et des maladresses de Joseph K. Au lieu d’une interrogation volontiers métaphysique sur la mystérieuse raison du Procès, le roman deviendrait celui de l’aveuglement d’un criminel, refusant d’admettre une culpabilité évidente au vu des éléments de l’enquête...

3 Le comportement ultérieur de Joseph K. s’accorde bien avec ce changement de l’ordre des chapitres. Il est loin d’être au-dessus de tout soupçon comme on le présente souvent. A de nombreuses reprises, il ment ou brave des interdictions pour parvenir à ses fins. Par exemple, pour trouver la salle d’audience du procès, il prétend qu’il recherche le domicile d’un menuisier nommé Lang. En faisant les yeux doux à la femme de l’huissier, il parvient à consulter les dossiers du juge et obtient le droit de pénétrer dans les archives judiciaires. Il abandonne son oncle à la sortie du domicile de l’avocat et il ne s’occupe pas de sa nièce, mais se laisse séduire facilement par des femmes légères et en fréquente régulièrement une, Elsa, serveuse de nuit dans un cabaret. Il dénonce les petits profits des inspecteurs venus l’arrêter, ce qui entraîne leur châtiment féroce. Autrement dit, il n’hésite pas à prendre des libertés avec les lois civiles et morales et à régler leur compte à ceux qui se mettent en travers de son chemin.

4 Le Procès n’est pas la seule œuvre de Kafka pour laquelle on puisse penser qu’une permutation de l’ordre des événements fait naître le sentiment d’étrangeté. On peut effectuer, par exemple, la même opération dans la Métamorphose. Au lieu de commencer par le réveil où Gregor Samsa s’aperçoit qu’il est transformé en scarabée, on peut mettre en tête de l’histoire le passage ultérieur où le gérant de l’entreprise se plaint en présence des parents de diverses irrégularités commises par Gregor : une allusion à des encaissements confiés depuis peu, ce qui laisse entendre qu’ils ont été détournés et un manque d’efficacité : « Sachez donc que votre travail de ces derniers temps ne nous a pas donné satisfaction ; nous reconnaissons, je le veux bien, que la saison n’est pas propice aux grandes affaires, mais apprenez, Monsieur Samsa, qu’une saison sans affaire, cela ne peut, ne doit et ne saurait exister. » Dès lors, après cette permutation, la Métamorphose devient, comme le Procès un récit plus banal : renvoyé par son entreprise, Gregor s’enferme chez lui et fuit les contacts avec ses proches, car il ne peut plus assurer leur subsistance. Il se retranche du monde auquel il ne peut plus faire face, il se terre, il se protège par une carapace qui le rend insensible. La métaphore du scarabée s’impose alors assez naturellement et ne provoque pas la même horreur mêlée de stupeur que lorsqu’elle constitue l’événement initial.

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Du procédé littéraire à la conception du temps humain

5 Même en admettant que Kafka ait procédé de la manière que nous venons de supposer, créant par permutation des chapitres d’un récit assez banal, une atmosphère plus étrange et angoissante, on aurait seulement mis en évidence une technique littéraire, ce qui ne change pas la signification de l’œuvre. Or, le procédé de permutation va au- delà d’un simple artifice technique. Il est étroitement lié à la conception que Kafka se fait du temps, ou plutôt des différents temps humains. Les deux possibilités de roman avec et sans permutation continuent à coexister une fois l’œuvre fixée et achevée, c’est- à-dire que la séquence temporelle que doit suivre le roman reste en partie indéterminée. Sous le récit qu’il a finalement choisi, affleurent les autres récits possibles par permutation. On rejoint ici une expérience très profonde de Kafka, une expérience actualisée, illustrée et renforcée par l’extraordinaire développement de sa correspondance avec Felice Bauer, une expérience technique en quelque sorte.

6 Le 13 août 1912, Kafka rencontre à Prague, chez son ami Max Brod, une jeune Berlinoise, Felice Bauer, qu’il reconduit ensuite à son hôtel. Il commence avec elle une correspondance torrentielle qui durera cinq ans, jalonnés par deux fiançailles et leurs deux ruptures. Durant la première année, il adresse à Felice plus de trois cents messages. Lui réside à Prague, d’où il répugne à s’éloigner, et elle à Berlin qu’elle quitte rarement. Tous deux ont un emploi de cadre, et malgré leur âge vivent chez leurs parents. Comme il refuse d’utiliser le téléphone, ils s’écrivent. Le contrôle des échanges par correspondance se révèle être un véritable casse-tête. Un bon tiers des lettres de Kafka est consacré aux tentatives d’harmonisation des envois de courrier. Kafka et Felice utilisent quatre modes de courrier, les recommandés, les express, les lettres simples ou cartes postales et les télégrammes et ils ont quatre adresses possibles, leurs deux domiciles et leurs deux bureaux. Il s’en suit un cafouillage général, les télégrammes doublant les lettres, les arrivées au domicile devançant celles au bureau ou l’inverse selon l’horaire des levées et des distributions, les jours fériés différant en Allemagne et dans l’Empire austro-hongrois causent des déphasages supplémentaires. « Felice chérie, la poste se moque de nous, j’ai reçu ta lettre de mardi soir, et celle de la nuit de lundi que je me plaignais de ne pas avoir, voilà que je l’ai reçue ce matin au premier courrier. Il y a apparemment à l’intérieur de cet organisme postal si précis, un fonctionnaire diabolique qui joue avec nos lettres et les fait partir à son seul caprice, si encore il les faisait partir toutes ! »4, ou encore : « Tu me laisses sans aucune nouvelle aujourd’hui mardi. Depuis dimanche 4h., je ne sais plus rien de toi, jusqu’à la distribution de demain, cela ne fera pas moins de 66 heures qui se remplissent tour à tour pour moi de tous les possibles bons ou mauvais »5, ou ce moment de désespoir : « Lundi, tu m’as dit qu’à partir de maintenant, tu voulais m’écrire tous les jours. J’ai reçu cette lettre mardi, mercredi tu as eu ma réponse. Nous voilà vendredi soir et je n’ai pas encore un seul mot. Ne dois-je pas regretter que tu ne veuilles pas m’écrire ‘par pitié’, mais pour d’autres raisons, car si tu m’écrivais par pitié, j’aurais déjà la lettre depuis longtemps »6. Parfois un facteur facétieux envoie une lettre de Felice à Vienne d’où elle met cinq jours à regagner Prague, ou un autre distribue un express au magasin des parents de Kafka. Parfois aussi, Kafka n’envoie pas immédiatement la lettre qu’il vient d’écrire ou en joint une écrite plusieurs mois auparavant. Parfois encore, il n’est pas dupe : « les lettres écrites ne se perdent pas, seules se perdent les lettres non écrites. »7 On peut résumer ainsi cette expérience : soit deux personnes fixes, séparées

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par cinq cents kilomètres, correspondant par plusieurs moyens à différentes vitesses, et utilisant différentes adresses, comment faire se succéder dans le bon ordre les questions et les réponses ?

7 Ni Kafka ni Felice ne trouveront la solution. C’est aussi pour Kafka la confirmation de l’incompatibilité des différents temps humains. Avant même que deux personnes se voient, avant même qu’elles se comprennent, il faudrait harmoniser leurs rythmes et c’est impossible. C’est aussi la raison de sa fascination pour les travaux de bureau dont il a plusieurs fois décrit la parfaite coordination. Le rapport de travail est inhumain et pourtant il est le seul à permettre la coordination de plusieurs personnes. En dehors de lui, les relations humaines ne sont pas en séquence. Il s’y mêle, à chaque échange, un souvenir d’échanges précédents et une anticipation des échanges à venir qui peuvent entièrement obscurcir le sens du message en cours et le situer logiquement avant ou après la date exacte de sa réception. Une bonne description de la communication sociale serait alors donnée par un tirage aléatoire du message à envoyer parmi plusieurs messages rédigés à une époque voisine. Le temps qui s’écoule entre deux messages n’est pas le même pour celui qui l’envoie et pour celui qui les attend. Inlassablement, Kafka tente d’introduire les règles formelles d’un temps universel, par exemple deux lettres par jour, une le matin postée à huit heures pour le domicile et l’autre à dix-huit heures adressée au bureau, ou une seule, ou une nécessairement le dimanche et liberté pour les autres jours. Il y ajoute le souhait d’un envoi d’une photo par mois. Il explique souvent à Felice que la régularité de leur correspondance importe plus que son contenu. Ils s’aiment, c’est un fait entendu, mais il est nécessaire qu’ils s’accordent en communiquant. Tous ces efforts de rationalisation échouent lamentablement.

8 Kafka a sans doute tiré les leçons de cette expérience de l’impossibilité d’une coordination entre deux individus, dans un petit texte intitulé Un incident quotidien8 dont le début montre bien l’esprit : « A. doit régler une affaire importante avec B., de H. Il se rend à H. pour en discuter préalablement, y va et revient en dix minutes chaque fois et se vante chez lui de cette rapidité particulière. Le lendemain, il retourne à H., cette fois pour conclure définitivement l’affaire. Comme il peut prévoir que la décision exigera plusieurs heures, il part très tôt le matin. Mais bien que les circonstances accessoires soient absolument les mêmes – c’est du moins l’avis de A. –, cette fois, il met dix heures pour effectuer le même trajet. Quand, fatigué, il arrive à H. le soir, on lui dit que B., furieux de son retard, est allé une demi-heure auparavant le trouver dans son village et que normalement, ils auraient dû se rencontrer en route. On conseille à A. d’attendre, mais A., inquiet de son affaire, repart aussitôt et se hâte de rentrer. Cette fois, sans y prendre spécialement garde, il fait le trajet positivement en un clin d’œil. Chez lui, il apprend que B. est lui aussi venu très tôt – sitôt après le départ de A. – qu’il a même rencontré A. dans l’escalier, mais que A. a dit qu’il n’avait pas le temps maintenant et qu’il était pressé de partir. »

9 Hannah Arendt a fait un intéressant commentaire de ce passage qu’elle trouve exemplaire de la manière de Kafka9. Elle écrit : « D’un seul coup, tous les éléments essentiels qui ordinairement entrent en jeu en vertu d’un concours de circonstances malheureux se trouvent réunis : le zèle – A. part trop tôt, fait preuve de tant de hâte qu’il ne voit pas B. dans l’escalier ; l’impatience – A. trouve le chemin étrangement long, ce qui a pour conséquence qu’il se soucie davantage du chemin que du but, à savoir rencontrer B. L’angoisse et la nervosité – suscitées par l’activité débordante et

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irréfléchie de A. qui revient, alors qu’il aurait attendre tranquillement le retour de B. .... C’est à partir de tous ces facteurs généraux et non à partir de l’expérience d’un événement particulier que Kafka construit l’incident. » Autrement dit, il n’y a aucune temporalité universelle dans cette histoire, mais un certain nombre de temporalités personnelles incompatibles entre elles qui sont juxtaposées dans un ordre dont l’importance reste secondaire, car ce qui compte, c’est la liste de ces « facteurs généraux » concentrés dans cette expérience particulière. La structure de l’événement n’est pas accessible par un compte-rendu objectif, minute par minute mesurées au temps universel, mais par la liste des durées personnelles de chaque action et décision de chaque individu. C’est aussi l’ensemble de ces éléments qui explique l’échec de la négociation entre A. et B. et non le déroulement objectif des opérations.

10 Il existe cependant un ordre formel des durées, et des actions des deux personnages, celui que Kafka a choisi en écrivant son histoire. Il part de deux évidences, la situation initiale dans laquelle A. et B. ne se connaissent pas et la situation finale où l’affaire échoue faute d’une coordination suffisante. Entre les deux, le récit file linéairement parce qu’il n’existe pas d’autre méthode de raconter et d’écrire que linéaire. Sa fonction n’est cependant pas de fournir une séquence d’événements se conditionnant les uns les autres, mais de passer par toutes les contraintes inhérentes au problème soulevé. La permutation des chapitres, la non-coïncidence des questions et des réponses dans la correspondance entre Felice et Kafka, le rendez-vous manqué entre A. et B. pointent tous dans la même direction. Le temps doit être considéré comme un labyrinthe, c’est- à-dire comme une structure aux multiples détours, obligeant seulement à passer une fois et une seule par les diverses configurations retenues, ce qui est la définition même d’une permutation. Quelle permutation choisir, pourquoi telle séquence plutôt qu’une autre ? Questions relativement secondaires. Il faut seulement que le récit passe par toutes les étapes et en fasse sentir la nécessité. En ce cas, le récit le plus étrange retiendra mieux l’attention que le plus banal qui peut insidieusement faire sauter des étapes, c’est-à-dire des éléments de la permutation. De ce point de vue, la ligne droite est plus trompeuse que le labyrinthe. Elle propose la solution la plus simple et la plus banale, sautant les contraintes les plus cachées. Au contraire, la perturbation de la droite permet de faire le détour par les « facteurs généraux ». Le labyrinthe du temps signifie l’exhaustivité, tandis que le parcours direct signifie l’oubli des contraintes à l’exception des conditions initiales et finales. Par ses permutations Kafka plonge donc le lecteur dans le labyrinthe du temps. Dans celui de l’espace aussi pour une autre raison.

Labyrinthe du récit

11 L’analyse d’H. Arendt ne vaut pas seulement pour le court récit de la rencontre manquée entre A. et B. Elle ne justifie pas seulement le changement possible d’ordre des premiers chapitres ou passages du Procès et de la Métamorphose, mais elle concerne les grandes œuvres de Kafka. Chacune d’entre elles constitue une réflexion serrée sur l’ensemble des possibilités d’une question donnée. Contentons-nous de le montrer ici pour les deux premiers romans, l’Amérique et le Procès.

12 L’Amérique est consacré à un problème simple : comment un jeune homme peut-il se dégager du cercle familial. Kafka passe en revue quatre configurations qui correspondent à toutes les combinaisons possibles de deux critères : formation/vie

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active d’une part, et travail à l’intérieur de la famille/ famille à l’intérieur du travail d’autre part. Dans le cas de la formation, les deux possibilités sont constituées par la famille de Karl Rossmann qui le chasse et par l’éducation que l’oncle lui fait donner dans son entreprise de New York. Les deux échouent de la même manière sur une agression brutale de Karl par des femmes, la domestique de ses parents qui le viole, raconte-t-il, et Clara, la fille de l’ami de son oncle, qui l’immobilise par une prise de judo et menace de le rosser sévèrement.

13 Dans les deux possibilités offertes par la vie active, Karl échoue aussi lamentablement car il se réinsère chaque fois dans une parodie de famille. Engagé comme liftier à l’hôtel Occidental, il devient une sorte de fils protégé par la cuisinière en chef dont l’amant est le chef du personnel. Une autre protégée de la cuisinière, Thérèse, avec laquelle il pouvait avoir une liaison est réduite à un rôle de sœur. La seconde situation se déroule dans l’appartement de la cantatrice Brunelda où il a abouti après son licenciement de l’hôtel. Tandis qu’on le force à devenir domestique, une famille fictive se reconstruit autour de lui avec Brunelda dans le rôle maternel, son amant Delamarche dans celui du père tyrannique et le faible ami de Delamarche, Robinson, faisant figure de frère. Karl, quelle que soit la situation ne peut donc échapper à sa détermination de fils et à la reconstitution de bric et de broc d’une configuration familiale. La relation de filiation s’est transformée en état immuable de fils.

14 Dans le Procès, Kafka aborde une autre question familiale qui l’obsède à titre privé : comment se marier ou se mettre en couple. La structure du roman est plus élaborée que celle de l’Amérique, car, au second degré, Kafka se demande si certains savoirs peuvent répondre à sa question. Il mène donc son enquête à deux niveaux, celui de l’expérience personnelle et celui de la connaissance. En matière d’expériences féminines, le héros Joseph K. passe par tout le spectre des compagnes possibles : demi-mondaine avec Elsa, qu’il rejoint une fois par semaine après sa nuit de cabaret, femme moderne et libérée avec Mlle Bürstner, femme d’intérieur, avec l’épouse de l’huissier qu’il rencontre en train de faire la lessive, ou de transformer les locaux de la justice en intérieur bourgeois, femme-maîtresse avec l’infirmière Léni qui le séduit. Il y ajoute les possibilités de pédophilie (les petites filles perverses de l’atelier du peintre Titorelli), d’homosexualité (le chapitre inachevé sur Titorelli) et de célibat ecclésiastique (rencontre à la cathédrale avec l’aumônier des prisons).

15 Ce passage en revue des possibilités pratiques est coiffé par la recherche d’un savoir théorique sur la question. La plus grande part du roman est en effet consacrée à des discussions serrées de Joseph K. avec trois personnages représentant les trois types de savoir mobilisables, l’avocat Huld, pour la sagesse populaire, le peintre Titorelli, pour le savoir scientifique ou la connaissance positive et l’aumônier pour la religion. On sait qu’aucun des trois ne sera capable d’apporter une réponse ni de s’écarter de l’ordre établi. Ni les expériences pratiques, ni les connaissances théoriques n’ont donc pu éclairer Joseph K. sur sa question.

Le fil du récit

16 La difficulté de tels romans dont les scènes ou stations sont bien définies consiste à les articuler de manière exhaustive avec un minimum de suspense. Il faut passer par toutes les possibilités requises, tout en donnant l’impression d’un récit. Il faut donc introduire un ressort romanesque pour justifier l’ordre d’exposition adopté alors qu’a priori, tous

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les ordres sont également valables puisque il s’agit seulement de balayer un ensemble de possibles. Systématiquement, Kafka a utilisé comme ficelle dramatique le dépérissement de son héros, de moins en moins agressif, de moins en moins assuré, de moins en moins bien installé dans la vie, de plus en plus fatigué à mesure que le roman progresse. Kafka peut ainsi choisir un chemin qui passe par toutes les possibilités qu’il désire examiner. Ses romans constituent donc bien des labyrinthes qui passent par toutes les scènes prévues tout en ménageant une progression minimum du récit avec l’affaiblissement régulier du héros après chaque épreuve, comme un boxeur encaissant de plus en plus durement les coups avant le KO final.

17 Cette méthode reprend un procédé narratif traditionnel et même très ancien. On peut par exemple la rapprocher de celle de l’Odyssée, où, selon l’argument de P. Vidal- Naquet, Homère aurait cherché simplement à prospecter tous les cas possibles de non- humanité caractérisés par l’anthropophagie et l’absence de culture du blé et de la vigne10. De même, l’Iliade peut être lue comme un manuel de combat exposant les diverses positions d’attaque et de riposte. Plus près de notre époque, E. Mâle ou E. Panofsky ont montré comment les grands monuments gothiques pouvaient s’interpréter comme un exposé savant des règles de la scolastique, comme un code et comme un mode de déduction. Ces références s’accordent aussi avec les techniques anciennes de mémorisation dites des « arts de mémoire »11. Par exemple, un avocat qui devait mémoriser une plaidoirie en mettait en scène les différents éléments en les situant successivement dans les pièces d’une villa qu’il visitait par l’imagination.

18 Il y a cependant une différence importante entre ces derniers exemples et la courte histoire de A. et B. ou l’échange de courrier entre Kafka et Felice : le labyrinthe ou la permutation ne résulte plus d’un désaccord des temporalités personnelles, mais du mouvement d’un temps reconstruit, celui du vieillissement ou de l’épuisement progressif du héros, qu’il s’agisse d’Ulysse, de Karl, de l’arpenteur ou de Joseph K., ou celui de la visite dans le cas des arts de la mémoire. Le labyrinthe inchoatique de la juxtaposition des temporalités est reconquis personnellement par le héros non pas civilisateur, mais ordonnateur. L’arbitraire de la succession des scènes est organisé sur le modèle d’une quête. Ni Ulysse, ni les chevaliers de la table ronde ne changent au cours de leur quête, ils vieillissent seulement. De même, on a souvent remarqué que les héros de Kafka ne changeaient absolument pas dans leur façon d’agir d’un bout à l’autre des romans, mais vieillissaient à vitesse accélérée. Karl reste aussi naïf malgré les épreuves, Joseph K. aussi raisonneur, malgré l’incohérence de la justice et l’arpenteur continue de réclamer son dû en dépit de tout ce qu’il apprend sur l’inutilité de ses démarches. On pourrait ajouter que Gregor continue imperturbablement à faire le scarabée.

La nature du labyrinthe

19 Dans tous les cas précédents, le labyrinthe ne signifie donc pas un égarement dans un lieu dont on ne trouve pas la sortie, mais un cheminement dans un sentier tortueux. C’est toute la différence entre le labyrinthe et le dédale. Dans un labyrinthe, dès qu’on commence à avancer, on est sûr d’atteindre la sortie. Il n’y a qu’un seul chemin possible, mais il accumule les détours qui vous donnent l’impression d’être perdu. Dans un dédale au contraire, il faut choisir à chaque croisement son chemin si bien qu’un grand nombre d’itinéraires sont possibles dont la plupart ramènent sur vos pas ou

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aboutissent à un cul-de-sac. Le dédale n’a pas grande portée métaphorique car il signifie seulement une certaine confusion de l’état du monde, tandis que le labyrinthe possède une forte tension du fait de son apparente contradiction. A la fois on est perdu et on est sûr d’arriver à la sortie, à la fois l’entrée et la sortie sont proches et le cheminement de l’une à l’autre éloigné. A la fois on est à l’intérieur et à l’extérieur, car parler de labyrinthe n’est possible qu’en confrontant la complexité de son tracé avec la simplicité du plan euclidien dans lequel il s’inscrit. Le labyrinthe est un intermédiaire entre la droite et le plan, entre les dimensions un et deux. En termes modernes, il s’apparente à un fractal, justement de dimension intermédiaire. De très beaux exemples de fractals, comme les courbes de Sierpinski remplissant tout le plan, donnent d’ailleurs l’impression de labyrinthe. Le labyrinthe s’oppose autant à l’ordre linéaire strict de la droite qu’à l’absence d’ordre des points d’un plan. Il fabrique un ordre différent de celui des distances habituelles, éloignant des points très proches, mais en laissant d’autres à leur distance habituelle selon les détours de son cheminement.

20 De tels labyrinthes ont été construits par la plupart des civilisations. Ils figurent sur des pièces de monnaie crétoises, sur des pierres gravées de runes, sur les dessins des Indiens d’Amérique. On les retrouve sur le dallage de l’entrée des cathédrales gothiques et dans les sculptures du Ramayana. En dehors de leurs aspects initiatiques sur lesquels on insiste fréquemment, ils ont une fonction formelle importante. Si l’on définit en effet les formes comme des interfaces ou des solutions de continuité ou des tracés régulateurs entre l’esprit ou les idées, et le monde matériel, les labyrinthes sont l’outil de jonction des formes différentes. Simultanément ils en respectent la différence en donnant l’impression d’une grande distance, et ils en assurent la continuité par connexion. Dans le domaine physique, on rencontre fréquemment des labyrinthes à l’interface de formes différentes. Par exemple, les transitions de phase entre deux états de la matière, solide et liquide ou liquide et gazeux par percolation impliquent une extension importante de la surface de contact des deux phases, au moyen de structures labyrinthiques. L’intestin est un autre exemple d’une telle surface de transition. De nombreux processus catalytiques prennent aussi la forme de labyrinthes pour la même raison. Logiquement d’ailleurs, à partir du moment où l’on distingue des formes simples et tranchées, on ne peut les relier que par d’autres formes dont le principe est différent, des formes donc complexes et moins tranchées.

21 En assurant la transition entre entités distinctes, le labyrinthe crée une impression de nécessité dans le passage d’une forme à une autre. Ainsi, non seulement le chemin qui passe par les différentes situations que le roman ou l’épopée doit parcourir forme-t-il un labyrinthe dans son ensemble, mais aussi, la connexion entre deux situations distinctes, comparables à deux formes différentes, est-elle assurée par un labyrinthe qui assume donc l’absence de dépendance causale entre scènes successives. Ce peut être l’errance sur une mer déchaînée entre deux étapes de l’Odyssée, ou entre deux îles visitées par le capitaine Gulliver. Dans les romans de Kafka, la méthode est plus raffinée. Kafka crée de véritables labyrinthes matériels entre les différentes situations qu’il juxtapose. Le héros passe d’une scène à la suivante par une série de détours dans lesquels il se croit perdu avant de déboucher souvent à l’endroit exact qu’il cherchait à atteindre ou qu’il devait atteindre. Dans l’Amérique, Karl, après s’être fourvoyé dans le labyrinthe des coursives et avoir rencontré un inquiétant soutier, se retrouve subitement dans la cabine du capitaine où son oncle l’attend. De même, après avoir erré

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dans la cathédrale enténébrée, Joseph K. tombe nez à nez avec l’aumônier qui l’attendait sans qu’il le sût.

22 Ces transitions par des labyrinthes font référence à échelle réduite au labyrinthe d’ensemble que constitue le roman entier. Les labyrinthes réels entre deux lieux de deux scènes successives constituent ainsi la métonymie de l’ensemble de la démarche littéraire de Kafka. Ils rappellent que malgré leur absence de direction, ils conduiront bien à l’objectif, c’est-à-dire, que le roman passera bien par toutes les configurations imaginables de la question posée, qu’il s’agisse de la sortie de la famille dans le cas de l’ Amérique ou de la rupture du célibat dans celui du Procès.

23 Pour accentuer la ressemblance entre les labyrinthes locaux qui raccordent les scènes différentes du roman et le labyrinthe d’ensemble du roman, Kafka y épuise son héros de la même manière, mais en accéléré. Par exemple, dans la maison Pollunder, Karl se perd dans d’étranges couloirs obscurs, puis ne retrouve son chemin que pour recevoir le mot de son oncle qui le chasse et s’enfuir à bout de souffle par le jardin dans la nuit, menacé par le jappement des chiens de garde qu’il imagine à ses trousses. A l’issue de leurs recherches, les héros doivent souvent gravir d’impressionnants escaliers, que ce soit pour gagner l’appartement de Brunelda ou pour atteindre l’atelier de Titorelli. Pour corser la difficulté, Kafka joue aussi sur le temps et sur les possibilités de mobilité. Cela est particulièrement net dans le Château, où l’arpenteur, lors de sa première sortie de l’auberge, ne parvient pas à se rapprocher du château qu’il aperçoit, s’enfonce de plus en plus dans l’épaisseur de la neige et voit le jour tomber alors qu’il a l’impression de s’être mis en route tôt le matin, il y a peu de temps. Bien qu’il n’y ait pas de changement de lieu dans la Métamorphose, c’est aussi des difficultés de locomotion du scarabée que vient le ralentissement et la sorte d’engourdissement des mouvements. Gregor ne peut plus passer facilement par la porte de sa chambre. Il doit effectuer un mouvement de rotation difficile pour tourner et ne parvient pas à contrôler sa marche arrière.

24 Le labyrinthe ne distord pas seulement l’espace mais le temps. De même qu’il éloigne des lieux proches en y introduisant la distance de ses circonvolutions, il sépare des instants voisins en y intercalant des durées anormales. On remarque que tous ces éléments sont présents dans la petite histoire Un étrange incident que nous avons commentée plus haut : accélérations et freinages du temps, escaliers, pénombre, déplacements.

25 Paradoxalement, les transitions par les labyrinthes se révèlent plus favorables aux héros que les scènes statiques. Dans les labyrinthes, les héros semblent avoir ramassé et ressaisi leurs forces et ils en émergent en meilleure condition qu’ils ne s’y sont engagés. En revanche, les scènes qui leur succèdent apparaissent comme des points de désordre et d’agressivité concentrés dans le temps et l’espace. Elles se déroulent le plus souvent dans un espace dont l’exiguïté renforce l’oppression et sur une durée courte que l’on voit fuir à toute vitesse. Ainsi de la scène d’amour de l’arpenteur avec Frieda sous le comptoir, de sa chambre à l’auberge du pont, de la pièce où K. rencontre un conseiller du château. Ainsi aussi de la chaire trop étroite de l’aumônier, des locaux exigus et oppressants de la justice où Joseph K. étouffe, du réduit où sont châtiés les inspecteurs qui lui ont signifié son arrestation. Sans avoir connu Lewis Caroll, Kafka recourt souvent aux mêmes procédés que l’auteur d’Alice au pays des merveilles.

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L’étui protecteur du labyrinthe

26 Le labyrinthe n’est donc pas exactement une métaphore de l’existence. Il représente plutôt les contraintes que ses parois imposent à cette existence qu’elles protègent du temps et de l’espace extérieurs en la canalisant. Le cheminement, image plus habituelle de l’existence, est au contraire représenté par le fil d’Ariane, ou par les cailloux du petit Poucet, c’est-à-dire par l’intérieur du labyrinthe, par le chemin praticable entre les parois. Le labyrinthe kafkaïen constitue une condition nécessaire de l’existence. Il maintient l’unité de la personnalité toujours menacée d’éclatement en plusieurs personnages sous les traits desquels l’auteur se peint souvent dans de petits récits. La division du moi et son risque afférent de dissolution ne sont pas une maladie propre à Kafka mais menacent tout humain. Dans une lettre à Gretl Bloch, Kafka écrit de Felice, dont il vante pourtant la solidité : « Je connais F. sous la forme de quatre jeunes filles presque inconciliables entre elles, qui me sont presque également chères. La première... La deuxième est celle qui m’a écrit des lettres (celle-là était multiple en elle-même, mais néanmoins douée d’unité). La troisième... »12. On sait d’ailleurs par sa correspondance que Kafka s’imposait de nombreuses contraintes d’emploi du temps, d’alimentation – il était végétarien –, ou de gymnastique – il était adepte de la méthode müllerienne qu’il recommanda à Felice –, sans oublier ses tentatives d’organiser l’échange de lettres avec sa bien-aimée13. Peut-être aussi est-ce l’origine du labyrinthe crétois. Créé pour enfermer le Minotaure14, il aurait en fait eu pour but d’empêcher cet être double, homme et taureau, de se dissocier et donc de se détruire à l’extérieur. Le labyrinthe protégeait le Minotaure plus qu’il ne le gardait prisonnier. Réduit à l’extrême, le labyrinthe devient la coquille chitineuse du scarabée qui a remplacé le corps de Gregor15.

27 Tant que l’on est à l’intérieur du labyrinthe, on reste en vie. Si l’on s’échappe, comme repris par le principe d’inertie galiléen, on court en droite ligne à sa perte rapide. Ainsi, dans la courte et parfaite histoire du Verdict, maudit par son père, Georges Bendemann dévale les marches de l’escalier « comme sur un plan incliné », « jaillit hors de la porte et franchit les rails du tram, poussé irrésistiblement vers l’eau », saute le parapet du pont et se jette dans le fleuve (plus exactement, il « chute » comme s’il était mû de l’extérieur et non soumis à sa propre volonté). De même, dans l’Amérique, Karl, qui cherche à échapper aux policiers qui le poursuivent, en dévalant en ligne droite un grand boulevard, au moment où il va être rattrapé, est secouru par Delamarche qui l’a suivi en parallèle par les passages et les cours intérieures et qui le sauve in extremis en l’entraînant dans le même labyrinthe. Le récit Souvenir du chemin de fer de Kalda met en scène cette irrévocable malédiction de la ligne droite puisque ledit chemin de fer, qui traverse la Sibérie, n’atteint même pas la ville de Kalda. Le héros, responsable d’une gare, y dépérit rapidement, comme si les rails rectilignes et parallèles l’avaient directement mené à la fin de son existence. Il ne peut survivre faute d’être protégé par un labyrinthe.

28 Un autre texte court, datant de la jeunesse de Kafka, propose la même idée sous une forme un peu différente. Dans Hé, dis-je, un jeune homme discute avec un célibataire endurci. Ils comparent l’existence à un cercle dans lequel se rejoignent passé et futur : « Ce cercle nous appartient, mais seulement tant que nous le tenons ; que nous nous écartions de lui une seule fois, par suite de quelque absence, d’une distraction, d’une frayeur, d’un étonnement, d’une lassitude, et déjà il est perdu dans l’espace, nous

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avions jusque-là le nez plongé dans le fleuve du temps, nous reculons maintenant, nageurs passés, promeneurs actuels, et nous sommes perdus »16. Le labyrinthe est certes une situation terrible à vivre, mais il représente notre existence et notre chance de la posséder personnellement, à l’écart des rencontres et des tentatives de communication sans succès avec autrui. Si l’on quitte son cercle, on plonge et l’on se noie. Dans un autre récit assez long et tardif, le Terrier17, Kafka décrira d’ailleurs le labyrinthe des galeries dans lesquelles vit une sorte de taupe et son angoisse d’être dérangée par le plus humble vermisseau fouisseur18.

29 La métaphore du labyrinthe possède ainsi dans les récits de Kafka deux statuts différents. Elle est la forme et la garantie du récit – exhaustivité des combinaisons étudiées – et elle est la forme et la garantie de l’existence des personnages principaux. La connexion entre les deux statuts s’effectue par le fil du récit qui devient celui de l’existence du héros, et par les transitions entre scènes qui se matérialisent en labyrinthes réels. Par son premier statut, la métaphore du labyrinthe est recherche de l’objectivité scientifique et par son second, ultime refuge de la subjectivité. La tension qui en résulte rappelle celle des contes, dont Kafka était lecteur, mais en l’amplifiant. On peut le montrer à titre d’exemple, en rapprochant un conte d’Andersen, le Briquet19, de la parabole de la sentinelle que l’aumônier raconte à Joseph K. dans le Procès.

30 Dans le conte d’Andersen, une sorcière indique à un soldat un labyrinthe qui permet d’entrer dans une caverne dont les trois chambres successives sont gardées par des chiens de plus en plus gros, le dernier ayant « des yeux grands comme des tours ». En actionnant le briquet que la sorcière lui a donné, le soldat neutralise les trois chiens et s’empare du trésor qu’ils gardaient. Il ressort du labyrinthe, tue la sorcière, et après de nombreuses aventures, épouse la fille du roi. Dans la parabole du Procès, une sentinelle comme la sorcière garde l’entrée qui donne l’accès à la « loi », mais elle dissuade le paysan d’entrer en lui disant que dans chaque chambre qu’il traversera, il trouvera une sentinelle encore plus terrible, la troisième ne pouvant même pas être regardée. En parlant, la sentinelle joue avec une blague à tabac. Le paysan n’ose pas entrer, vieillit en cherchant à fléchir la sentinelle sans succès et peu avant de mourir, aperçoit une forte lueur à l’intérieur. Les éléments communs au conte d’Andersen et à la parabole sont trop nombreux pour qu’il s’agisse d’un hasard : briquet et tabatière, troisième chambre avec le chien terrible (chien de garde) et avec la sentinelle terrible (de garde aussi), lueur entrevue par le paysan et lueur du briquet. Mais le traitement par Kafka diffère entièrement de celui d’Andersen. Le paysan intériorise le labyrinthe car en ne s’y engageant pas personnellement, il se condamne. Passé à côté du « cercle », il est perdu pour reprendre l’image du récit Hé, dis-je. Au contraire, le soldat d’Andersen pille et tue conformément à sa nature de soldat.

31 La parabole de la sentinelle résume à elle seule les usages successifs de la métaphore du labyrinthe : elle constitue l’une des configurations par lesquelles le récit devait passer, celle qui montre que la religion en tant que savoir recommande la soumission dans des termes analogues à ceux de la tradition et de la science. La métaphore réalise ce détour grâce à un décalage des temporalités, le paysan consumant une vie entière à attendre, au sein d’une conversation de quelques minutes entre l’aumônier et Joseph K. Dans la parabole, un labyrinthe réel apparait ensuite, situé derrière la porte de la Loi, et enfin ce labyrinthe est intériorisé par le paysan en destin qui confine et bloque sa vie entière. Le conte d’Andersen n’utilise qu’une opération. Il objective sous forme de passage par un labyrinthe, un enrichissement mystérieux du soldat. Le récit de Kafka pousse le

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mécanisme bien plus loin avec un effet en retour du labyrinthe sur le paysan. La technique de Kafka est ainsi d’une grande subtilité. Il représente la possibilité d’une autre science sociale, aussi rigoureuse sinon plus que celle qui domine actuellement, mais s’exprimant grâce à la littérature et non par le truchement de modèles des sciences physiques ou biologiques. Le Procès, l’Amérique, la Métamorphose et ces courts récits que nous avons croisés, mettent en scène chacun un véritable problème social et le traitent en détail. Oui, seules certaines formes familiales sont stables et on n’y échappe pas, oui l’organisation du travail ne peut pas se transposer à celle de la société, oui le désordre des foules manifeste l’absence d’un principe d’organisation supérieur. Au lieu de l’exprimer par des tableaux statistiques, par l’exploitation d’entretiens directifs ou non, par des lois du comportement, par des analogies avec les organismes, les tissus, ou la croissance biologiques, Kafka utilise une méthode que plus tard et dans un autre cadre, H. Arendt20 a décrite en trois étapes : précompréhension, analyse, restitution. Pour cela, Kafka passe par le filtre de la littérature et dès lors trouve dans la métaphore un outil essentiel, alors que dans les sciences sociales qui ont adopté le langage de la physique et de la biologie, la métaphore est considérée comme un résidu préscientifique et une scorie21.

NOTES

1. Les citations des romans et histoires de Kafka sont extraites de l’édition intégrale de la Pléiade. Ici, T. I, p. 294. 2. Lancée par H. Uyttersprot (Eine neue Ordnung der Werke Kafkas ? Zur Struktur von dem « Prozess » und « Amerika », Anvers, Nijhoff, 1957). 3. Il l’a montré dans le Journal du Docteur Faustus, dans lequel il a relaté la rédaction de son roman et les lectures publiques qu’il fit des chapitres successifs. 4. Lettre du 28 novembre 1912. 5. Lettre du 24 décembre 1912. 6. Lettre du 6 juin 1913. 7. Lettre du 7 juin 1913. 8. Un incident quotidien, Œuvres complètes, op. cit., T. II, pp. 540-541. 9. Franz Kafka : a Re-evaluation, in « Partisan Review », 11/4, Octobre 1944, pp. 412-422, traduit dans : Hannah Arendt : la tradition cachée, C. Bourgois, Paris, 1987. 10. P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, La Découverte, 1985. 11. France Yates, The Art of Memory, trad. fr. L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1974. 12. Lettre à Gretl Bloch, 10 novembre 1913. 13. L’inquiétude quant à l’existence et surtout quant à la cohérence de la personnalité traverse d’ailleurs presque toute la littérature allemande du début de siècle, de Thomas Mann à l’Homme sans qualités de Robert Musil. 14. Référence au récit de Dürrenmatt, qui a servi de référence pendant les travaux du colloque et est résumé dans la contribution de Marie-Jeanne Borel parue en introduction au présent numéro de la Revue : Friedrich Dürrenmatt, La mort de la Pythie, suivi de Minotaure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990.

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15. Dans la courte histoire Préparatifs de noces à la campagne, écrite peu avant la Métamorphose, ces thèmes s’entrecroisent. L’auteur, qui se rend chez sa fiancée, progresse très difficilement, freiné par le mauvais temps et la mauvaise volonté des transporteurs. Il s’imagine dissocié, son esprit voyageant et son corps restant au lit avec « la silhouette d’un gros coléoptère, d’un lucane, d’un hanneton, je crois.... je presse mes petites pattes contre mon abdomen » (Œuvres complètes, T. II, pp. 83-84). 16. Œuvres complètes, T. II, p. 138. 17. Œuvres complètes, T. II, pp. 719-772. 18. Cette conception chtonienne du labyrinthe s’oppose terme à terme à la description que F. Dürrenmatt a donnée du mythe du Minotaure dans la nouvelle (citée note 14). Les parois du labyrinthe crétois sont translucides et, comme il est en plein air, inondées de soleil et de reflets incandescents. Dans cet embrasement général, les personnages se multiplient, précipitent leur course, leur peur, leur soif de tuer et le sang dégouline. La conception solaire du labyrinthe rappelle les enceintes de confinement atomique et les cyclotrons à l’intérieur desquels les particules accélérées atteignent des vitesses et des températures inouïes. Au contraire, les labyrinthes sombres de Kafka préservent la vie de ses héros. Leur enveloppe les protègent contre les dangers du monde sur lequel ils mènent leurs observations et leurs expériences. 19. Andersen, Contes, Paris, La Pléiade. 20. H. Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1985. 21. Le fait que Kafka ait eu pour directeur de sa thèse de doctorat Alfred Weber, le frère de Max, a pu avoir une influence sur sa manière « sociologique ». Il ne faut pas non plus oublier la configuration littéraire de l’Allemagne au début du siècle. Le roman ne s’y opposait pas aux sciences de la nature, mais à la poésie, dans laquelle Stefan Georg et son puissant cercle mettaient tous les espoirs de progrès. Pour eux, seule la poésie pouvait comprendre le présent et donner une idée de l’avenir, tandis que les essais et le roman ne parlaient que d’un passé déjà mort. Thomas Mann, Musil, Kafka prônaient une littérature du sens contre une poésie de l’instinct. Alors qu’en opposant ici Kafka aux physiciens sociaux, nous paraissons en faire un prosélyte d’une approche intuitive et peu rationnelle, il occupait la place contraire à son époque et dans son milieu. L’intéressant ouvrage de W. Lepenies est une bonne introduction à ces débats allemands (Les trois cultures, Paris, Ed. de la MSH, 1990) ainsi que l’étude de Fritz Stern (Politique et désespoir, Paris, Le Seuil, 1992).

AUTEUR

HERVÉ LE BRAS École des hautes études en sciences sociales Paris

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Between Walras and Ricardo. Ladislaus von Bortkievicz and the origin of neo-ricardian theory

Roberto Marchionatti and Raffaella Fiorini

1. – Introduction

1 Ladislaus von Bortkievicz, «by far the most eminent German statistician since Lexis» (Schumpeter 1932, p. 338), is known in the history of economic theory principally, as Schumpeter wrote, as «one of the most competent critics of Marx and Böhm-Bawerk» (Schumpeter, 1954, p. 851), – but it is also argued that «his essentially critical bent prevented him from producing, so far as economic theory is concerned, any creative work» (ibidem, p. 851), a judgement largely shared by historians until recently: in the New Palgrave Dictionary for example, it is said that «Bortkievicz was essentially a critic» (Meldolesi, 1987, p. 263). Although he undoubtedly had an extraordinarily acute and passionate critical faculty (see Anderson 1931), it is our impression that this preeminent characteristic, which greatly impressed his contemporaries, has led to overlooked his positive theoretical contribution: it lies in an original programme of application of the mathematical method to the Ricardian-Marxian theory of prices; the resulting model had to be conceived, according to Bortkievicz, as a part of the wider setting formed by the Walrasian general equilibrium analysis.

2 Bortkievicz is also considered to have had a scarce influence at his time – «he could have exerted beneficial influence in Berlin... if he had not stood on a side track, quite overshadowed by Schmoller and Wagner» (Schumpeter 1954, p. 852) – and have been largely ignored by his contemporaries (see for example Kurz 1995, p. 48). Moreover, it is commonly thought that Bortkievicz was rediscovered only at the end of the 1940’s by P.M. Sweezy, who interpreted his contribution as a solution of the Marxian problem of transformation of values in prices of production; after that, since the sixties, Bortkievicz’s contribution on Marx was considered in the debate on Sraffa’s Production of commodities by means of commodities, of which Bortkievicz has been considered to have

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anticipated some conclusions [Meldolesi (1971), Marchionatti (1981), Howard-King (1998)]. It seems that the available evidence does not confirm the judgement of scarce influence and ignorance of Bortkievicz’s contributions. It could be also hypothesized that the characterization of Bortkievicz essentially as a critic – together with the tendency to neglect the intellectual origin of Neo-Ricardian economics from Sraffa’s followers – has not helped to thoroughly investigate the positive contribution of the Russian-German scholar and the influence he exerted at his time and on the development of economic theory after.

3 The aim of this paper is twofold: firstly, to examine closely, on the basis of an existent but dispersed literature, the theoretical and cultural context in which Bortkievicz’s economic research originated and was developed, in order to show not only some neglected connections but also the important role played by Bortkievicz among continental economists at the beginning of the twentieth century; secondly, to investigate the relationship with Sraffa’s model, to show similarities and differences in their research programmes and results.

2. – Ladislaus von Bortkievicz, Walrasian and theoretician of Neoricardism

2.1. Bortkievicz in his historical context

4 Ladislaus von Bortkievicz was born in 1868 in S. Petersburg, Russia, in a family of Polish origin and studied at the University of St. Petersburg, then at Göttingen, where in 1893 he wrote his doctoral thesis in statistics under W. Lexis1, whose Bortkievicz was his «most direct intellectual descendent» (Stigler 1986, p. 236). In the same year Léon Walras, with whom Bortkievicz was corresponding since 1887 and who considered Bortkievicz a qualified advocate of his theory2, offered him the chair of political economy at the University of Lausanne as his successor, but Bortkievicz initially refused; and when later he offered his availability Vilfredo Pareto had already been appointed. In 1895 Bortkievicz became Privatdozent in the University of Strasbourg, where he taught insurance and theoretical statistics. In 1898, Walras proposed ex-aequo Maffeo Pantaleoni and Bortkievicz for the chair of political economy at the University of Geneva (see Walras’ letter to Bortkievicz of 25 March 1898, in Jaffé 1965, vol. III); but Pantaleoni was preferred. Bortkievicz was also in the list of possible successors to Pareto, but the Italian economist did not consider him an acceptable candidate, describing him as «a half-socialist» (un demi-socialiste) (Letters to Pantaleoni, 31 May 1898, vol. II, pp. 201-2)3. Backing Russia Bortkievicz taught in the exclusive Aleksandr Liceo from 1899 to 1901. Finally in 1901 he became professor of Political Economy and Statistics at the University of Berlin, initially associate professor and then, from 1920, full professor ad personam, where he taught until his death in 1931.

5 Bortkievicz was, first of all, a follower of mathematical method in economics. The introduction of mathematical reasoning in economics had increasing importance for the economists of that time and represented a crucial change. Between the 1870’s and 1890’s, the use of mathematical method in political economy was at the centre of a lively discussion, above all in France, the United Kingdom and Italy, and also marginally in USA. For economists like Walras and Pareto, mathematics was a necessary tool to understand general relationships between variables and to make

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rigorous deductions through the representation of an economy by systems of simultaneous equations, and the general economic equilibrium was the field of application for mathematics par excellence (see Bouvier 1912, Zawadski 1914, Marchionatti-Gambino 1997). In Germany, where the Historical School was largely dominant, mathematical economics had a very limited diffusion in the seventies and eighties. Likewise in Russia: in his first letter to Walras on 24th October/5th November 1887 (see Jaffé 1965, vol. II) Bortkievicz, at that time a young student deeply interested in economics, wrote that unlike the rest of Europe, where there was a certain number of scholars in mathematical economics, in Russia the predominant importance of the Historical School had, until then, prevented the diffusion of mathematical method and economic theory itself. Nevertheless, Bortkievicz believed that reaction to that school be inevitable in Russia as well. In the gradual establishment of a mathematical school in Russia, from the point of view of the method used, Walras was the essential reference. The peculiarity of the work of our author, however, is that in his examination of the theories of prices he used a ‘classical’ approach. This insistent reference to the classical economists is not surprising: classical legacy was well alive in these countries. In Russia, Ricardo’s theory had been made available since the seventies by N. I. Ziber, professor of Political Economy and Statistics at the University of Kiev, an important figure in the Russian cultural panorama (see Scazzieri 1987): Ziber considered Marx’s theory a ‘necessary’ sequel to the teachings of Smith and Ricardo. With regard to Marx, as Schumpeter says: Scientific work done on Marxist lines ... was until about 1930 so largely confined to German and Russian writers … It was in Germany and Russia only that Marxism exerted a strong influence upon the work of non-socialist economists: for a time, theory-minded economists had in these countries hardly any choice but to turn to Marx ... and Rodbertus … The relation between Russian and German Marxists remained very close (Schumpeter 1954: 878).

6 In Russia, Das Kapital received a generally favourable reception from the publication of the first Book, as Marx himself recognized in his 1873 postface, and by the 1890’s, interest in Marx became relevant in Germany as well (see Marchionatti 1998). Since then, discussion of a possible synthesis of marginalist and classical political economy has not been uncommon, in particular by Michail Tugan Baranowski (see Nove 1987 and Timoshenko 1954), for a long period privatdozent and then professor of Political Economy at the University of St. Petersburg, whose books, especially Theoretische grundlagen des Marxismus, published in 1905, exerted a wide influence on the Marxist discussion in Russia and Germany. It is a discussion that also involved Bortkievicz and another Russian mathematical economist of whom Bortkievicz adopted the algebraic method in his 1906-7 paper: Vladimir Karpovich Dmitriev, who, in the title page of the 1902 and 1904 editions of his Economic Essays on Value, Competition and Utility, promised an «organic synthesis of the labour theory of value and the theory of marginal utility».

7 Actually between the second half of the 1890’s and the end of the 1920’s a group of Russian and German scholars set up an original programme of research characterized by the application of mathematical method to the theory of prices in a classical political economy framework. Ex post they probably deserve the name of Russian- German mathematical «school» of political economy, although they only partly worked as a real school (see Gilibert 1990). In addition to Bortkievicz the members of this «school» may be considered: the already quoted Vladimir K. Dmitriev (1868-1913), the first Russian mathematical economist, a figure then forgotten in the history of

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economic thought and only rediscovered at the end of sixties (see Shaposhnikov 1914, Nuti 1973, Gehrke 1998), the German mathematician Robert Remak (1888 – Auschwitz 1943?) (see Wittman 1967), the Russian born economist Wassily Leontiev (born 1906-1999), then a Nobel laureate in economics, and the Russian mathematician emigrated to Germany for political reasons Georg von Charasoff (1877-?), who was the only «Marxist» of this group of scholars and, as far as we know, worked principally on his own (see Egidi-Gilibert 1984 and Egidi 1998).

8 The use of mathematical method was the first element unifying these scholars. The peculiarity of the works of our authors, however, as we said above, is that in their examination of the theories of prices they always used a ‘classical’ approach, whether the subject of their inquiry was the defence and mathematical reformulation of Ricardo’s and Marx’s classical theory of prices against the criticism of Walras (on Ricardo) and Böhm-Bawerk and his followers (on Marx), or the issue of the rational system of prices in a centrally-planned economy, and the basic structure of that economy whatever its social and institutional features.

9 Ladislaus von Bortkievicz may be considered the leading figure of the Russian-German mathematical school of political economy. This role was probably also due to the fact that he was at the University of Berlin, one of the most important universities of Central Europe and, at the beginning of 1900, a very important centre of mathematical studies in Germany (see Begehr et al. 1998). Although an effective group of followers was never formed in Germany, Bortkievicz’s house in Berlin, as the Swedish statistician Oskar Anderson remembers (1932), was for decades a place of pilgrimage, where scholars from different countries gathered to discuss problems and seek advice. Also many young Italian students of economics went to Berlin to attend Bortkievicz’s lessons and seminars. This was testified by Vilfredo Pareto who, in a letter to Pantaleoni (13th October 1907), complained of that. Among the students who studied in Berlin with Bortkievicz there are two of the economists above quoted: Wassily Leontiev and Robert Remak.Leontiev, after obtaining a degree in economics at the University of St. Petersburg in 1925, went to the University of Berlin to continue his studies with Sombart and Bortkievicz. There in 1928 he obtained his Ph.D. with a dissertation entitled «Wirtschaft als Kreislauf», in which, from a criticism of the separation between technology and economy as a necessary precondition for economic theorizing, he presented the economy as a system of circular economic interrelationships based on an objective technological framework. Leontiev (1991) recalls that the text, submitted in the Autumn of 1927 to the Dean of the University of Berlin with his application for a Ph.D. degree, was accompanied by Bortkievicz’s confidential appraisal: Although I find much that is objectionable in it, this dissertation is without any doubt acceptable. In developing his – in my opinion very doubtful – theoretical constructs the candidate received no guidance whatsoever from his academic teachers. He arrived at his present position quite independently, one might say, despite them. It is very likely that he will maintain this scientific point of view also in the future (p. 179).

10 Robert Remak was a student of the eminent mathematicians Georg Frobenius and H. A. Schwarz, from whom he received his in 1911: he was Privatdozent at the University of Berlin from 1929 to 1933, more or less the same period in which Von Neumann was there [1927 to 1929 (see Ulam 1958)].In 1929, probably following Bortkievicz’s suggestions, Remak carried out a study on the determination of rational prices for a centrally planned closed economy (Remak 1933). This was probably a

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problem which Bortkievicz had found interesting since the end of the 1880s (see the letter to Walras of the 23rd November 1887). The contemporary presence in Berlin of Von Neumann and Remak gave rise to the conjecture, advanced by Wittman (1967) and revived by Kurz and Salvadori (1993) and also accepted by Leonard (1995), that in preparing his model, the young Von Neumann had in mind the model his older colleague had presented at a Berlin Mathematical Society seminar, which had been discussed and hardly criticized inside Berlin’s Mathematical Institute4. This points out the existence of a probable connection between the Russian-German school and the reformulation of general economic equilibrium theory developed in the Thirties in Vienna. In any case the death of Bortkievicz in 1931 and then the tragic events in Germany and Austria when Nazism came to power, these theoretical contributions were broken off: they would have been resumed in United Kingdom and in ; but in the new contexts the connection with Bortkievicz and the Russian- German school seemed to be, with the probably partial exception of the Sraffa’s case, irremediably lost.

2.2. Bortkievicz’s Neo-Ricardian contribution

11 In economics, Bortkievicz was principally a follower of Walras. He considered the French economist, as he once wrote to him, his «master in pure political economy» from whom, he said, «I accepted the theoretical system to the extent that it is inherent in my way of conceiving the economic world» (letter of 13 September 1891, in Jaffé 1965 vol. II, p. 463). His interest in Ricardo and Marx was, according to himself, not inconsistent with his Walrasianism: as already said, he maintained that general equilibrium analysis was the wider setting within which to insert cost equations determined in the Ricardian model. This model, elaborated in his 1906-7 article, written when he was at the University of Berlin, represents Bortkievicz’s most important achievement.

2.2.1.The Marxian issue of transformation in Bortkievicz’s analysis

12 In his article Bortkievicz examined the Marxian issue of the transformation of values into prices of production, an issue which the third volume of Das Kapital, published in 1894, had set at the centre of an important debate. Bortkievicz reviewed several criticisms of Marx and in his assessment of the problem adopted Lexis’ reviews of the second and third Book of Das Kapital (1885 and 1895) as his methodological starting point. Lexis considered Marx a Ricardianand related Marx’s ideas to those of Ricardo and Quesnay: Marx resembled Ricardo «in method and in cast of mind», and Ricardo supplied Marx with the point of departure for a system which could essentially be considered a development of Ricardo. With regard to the transformation of value into prices of production, he thought Marx’s solution «simple and obvious» and showed that there was no fixed relation between the value and the actual prices of commodities. He maintained that value is a purely theoretical construct – rejecting Engels’ idea of a historical dimension to the transformation problem -, an «imaginary and unreal conception of value» but «a convenient introduction» to the analysis of capitalistic production5. Bortkievicz conceived his work as an integration of Lexis’ criticism and a complete examination of the mathematical transformation of value into prices of production. His aim was to elaborate a scientifically effective answer to Böhm-Bawerk’s

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challenge to the Marxists: in 1896 Böhm-Bawerk had published a criticism of Marx which had a considerable impact on the economic profession. In the final part of this essay, turning his attention to Sombart on Marx, and admitting the difference between objective and subjective investigative methods that separated himself from Marx, Böhm-Bawerk claimed to be criticizing Marx not on his choice of method but for «his mistakes in the application of his chosen method», thus implicitly launching a challenge to the Marxist to show that an objective theory of prices was possible. In order to do this, Bortkievicz had to formulate a logically consistent objective theory of prices.

13 Bortkievicz’s model offered a solution to the price problem from the neo-Ricardian perspective begun by Dmitriev, whose algebraic method (from his work on Ricardo) Bortkievicz adopted. In his first essay «The theory of value of D. Ricardo» (1898) Dmitriev rejected Walras’ criticism of Ricardo: Walras had accused Ricardo of trying to make ‘one equation determine two unknowns’ by suggesting that price is determined by the cost of production, consisting of profit plus wages and profit determined as the difference between aggregate prices and wages. Using the mathematical method, Dmitriev was the first to rigorously demonstrate that Ricardo’s theory was immune to Walras’ criticism; he was also the first to define the mathematical core of classical thought on value and to define Ricardo’s inquiry as dominated by his theory of profit – a thesis then sustained by Bortkievicz and later by Sraffa in his introduction to Ricardo’s Works and Correspondence (1951).

2.2.2.The model

14 Dmitriev and Bortkievicz had different purposes in writing their essays: the aim of Dmitriev was the defense of Ricardo’s theory of value from Walras’ accusation of circular reasoning, while Bortkievicz intended to solve the Marxian problem of the transformation of values into prices of production. Nevertheless, their mathematical models of price theory are formally the same. We may, therefore, refer to a unique «Dmitriev-Bortkievicz model», whose basic assumptions are known technology of production, constant returns to scale, no rent and single production (n commodities produced by n industries).

15 In the equations below, we use the following notation:

• yi= Commodities prices (i = 1,…, n) • ρ = Rate of profit m • aj = Technical coefficients of production (j = 1,…, m); A = ∑ j=1aj • λ = Unit cost of, in Sraffa’s terminology, the ‘basic commodity’: for Dmitriev and Bortkievicz, as well as Ricardo and Marx before then, «basic commodity» being the human labor6, λ is the real wage • Λ = Total cost of the «basic commodity» (Λ = Aλ)

• ti 1, ti 2,…, ti m = Turnover periods with regard to production and distribution of wage- commodities (i = 1, …, n). We assume they are different, such that

ti 1 < ti 2 < , …, < ti m (i = 1, …, n), and assuming that the total costs of each commodity are

distributed in the m turnover periods ti 1 < ti 2 < , …, < ti m, that is expenses are λai 1, λai 2,…, λai m

in ti 1 < ti 2 < , … , < ti m. We write the following system of n equations for (n + 2) unknowns, yi,ρ, λ t 1 t t • (i)yi= (1 + ρ) i λai 1 + (1 + ρ) i2(ai 2 + … + (1 + ρ) i mλ ai m (i = 1,…, n)

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which define the general relation between commodity prices and production costs, using the same commodity unit. To find a solution we must add:

16 1. the price equation of the commodity which serves as a measure

tn+1, 1 tn+1, 2 tn+1, m 1= (1 + ρ) λan+1, 1 + (1 + ρ) λan+1, 2 + … (1 + ρ) λan+1, m(n + 1) 17 2. the price equation of the «basic commodity» used in the production of the good, that is its production cost

tn+2, 1 tn+2, 2 tn+2, m (= (1 + ρ) λan+2, 1 + (1 + ρ) λan+2, 2 + … (1 + ρ) λan+2, m tn+2, 1 tn+2, 2 tn+2, m that is, 1= (1 + ρ) an+2, 1 + (1 + ρ) an+2, 2 + … (1 + ρ) an+2, m(n + 2) 18 Thus, we can calculate the rate of profit ( as a function of technical productive conditions of the «basic commodity»

ρ = fλ (an+2, j , tn+2, j ) (I) and, substituting the value of ( into the equation (n + 1), we canobtain the value of λ, 7 and therefore the commodity prices yi(i = 1,…, n) . 19 We should note that in the Dmitriev-Bortkievicz model, the price of commodities is shown independent of the wage-rate. A change in the rate of profit does not cause any change of prices in the same direction, either: the rate of profit «depends only on those amounts of labor and those turnover periods which concern the production and distribution of the goods forming the real wage-rate» (p. 263).

20 Finally, from the equation (n + 2) from which (I) is obtained, it is easy to demonstrate that:

21 1. the turnover periods tn+2, j (j = 1, …, m) being finite values, the condition m An+2 = ∑ j=1 an+2, j < 1 implies ρ > 0;

22 2. the function fλis decreasing both in an+2, jand in tn+2, j: this means that the rate of profit is smaller the greater the quantity of labor necessary to produce the commodity, if the turnover periods are equal, or the greater the time passing from the moment in which the labor is employed until the moment in which the finished good is produced, if the quantity of labor employed is equal.

3. – Bortkievicz and Sraffa

23 Piero Sraffa’s 1960 book, Production of Commodities by Means of Commodities, represented a major event in economic science in the sixties and confirmed his reputation as a great economist of the Twentieth century: not by chance an outstanding mainstream theoretician like Paul Samuelson spoke of «this age of Leontiev and Sraffa» (Samuelson 1971, p. 400) and defined Sraffa’s book a classic. However the significance of the book, in the absence of any explanation of its genesis by Sraffa himself, has been a matter of extensive debate in which the disagreement has prevailed8. During the last few decades some scholars (see Nuti 1974, Marchionatti 1981, Gilibert 1990, Samuelson 1991) have emphasized the existence of an interesting theoretical connection between Sraffa’s approach in Production of Commodities and the works of the Russian-German mathematical economists from the beginning of the century – principally Bortkievicz and Dmitriev. A systematic analysis of this relationship has however been lacking.

24 In Sraffa’s unpublished papers at Wren Library, Trinity College, Cambridge, a notebook on Bortkievicz is kept, but it was written in the forties, a time by which the «central propositions» of Production of Commodities by means of Commodities had already been

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completed. Sraffa himself informs us, in the preface to Production of Commodities, that «the central propositions had taken shape in the late 1920’s», whereas other particular points «such as the standard commodity, joint products and fixed capital, were worked out in the thirties and early forties» (p. v)9. On the basis of the available evidence it is not possible to suggest that Sraffa could have taken Bortkievicz or Dmitriev as a starting point for his work or found the idea for his book in their works: no such evidence exists anywhere in Sraffa’s published and unpublished papers. Of course, it is possible that Sraffa, in his Italian years, had some knowledge of Dmitriev and Bortkievicz, since they were known in the intellectual circles of Italian economists at the beginning of the century – as cited above, Pantaleoni and Pareto on Bortkieivcz; moreover Achille Loria quoted Dmitriev in Loria (1922) and was quoted by Dmitriev (see Bellanca 1997) –, but Sraffa could likewise have elaborated his theoretical position quite autonomously. The appearance (or reappearance) of similar theoretical positions in different places independently, is certainly not unusual in the history of ideas. In any case the evolution of Sraffa’s thought – which, we could say, represents an uninterrupted dialogue with the classical economists in the elaboration of an anti- marginalist programme – appears so original that the question of the historical relationship between him and the Russian–German school does not seem so relevant from a theoretical point of view. Instead, what is theoretically relevant are the close similarities in the interpretation of classical economists and the analytical translation of their vision of economic process. The following pages deal with the theoretical relationship between Sraffa’s central proposition and the Bortkievicz-Dmitriev model presented above.

3.1. Sraffa’s Production of Commodities by means of Commodities «central propositions»

25 We consider the first two and a part of the sixth chapters of Sraffa’s book, which contain his central model10. It represents an economic system where there are n industries, n commodities and n×n relations between them (known as «methods of production»). The basic assumption of the model are: the process of production is circular (that is the products are also the means of production and there are no other means of production apart from the products); the total quantities of each product and the production technology are given; commodities are divided into basic and non-basic and the system contains at least one basic commodity – a basic commodity enter directly or indirectly into the production of any other commodities –; the wage is variable and paid post-factum as a share of the annual product.

26 We can write the following system of n equations for (n +2) unknowns, yi,r, w:

(ai 1y1 + ai 2y2 + … + ai n yn) (1 + r) + Liw = Aiyi(i = 1, …, n) ( II ) 27 with the following constraints

n ∑ i=1ai j≤Aj (j = 1, …, n) n ∑ i=1Li= 1 where:

• Ai(i = 1,…, n)= quantities of commodities annually produced (Ai> 0)

• ai j(i , j = 1, …, n)=technical coefficients of production (that is the quantity of commodity i used by the industry j to produce a unit of commodity j, which can be positive or zero)

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• w and r are respectively the wage-rate and the rate of profits

28 To solve the system (II), Sraffa, instead of arbitrarily choosing a single commodity in terms of which the other prices may be expressed, assumes as a standard a «composite commodity» that is the set of commodities of which the national income is composed: the value of this commodity is set up to unity. We have therefore the additional equation n n n (A1– ∑ j=1a1 j) y1 + (A2 – ∑ j=1a2 j) y2 + … + (An– ∑ j=1an j) yn = 1

and the system becomes of (n + 1) equations with (n + 2) unknowns, yi,w and

29 This system has one degree of freedom: in order to solve the system of equations, one of the two distributive variables – wage or rate of profits – has to be fixed.

30 In the sixth chapter of his book, Sraffa presents «the reduction to dated quantity of labour» by which prices are considered «from their cost of production aspect, and the way in which they resolve themselves into wages and profits» (Sraffa 1960, p. 34). Taking the equation which represents the production of a certain quantity of a

commodity Ai n Ai yi = Liw + (1 + r) ∑ j=1ai j yj

31 n Sraffa points out that (1 + r) ∑ j=1ai j yj, i.e. the value of the means of production used to

produce Ai, is itself a commodity, produced a year earlier and multiplied by a profit factor (1 + r) at a compound rate for the appropriate period; thus it can be replaced with its means of production and the quantities of labour employed in its production. This procedure can be repeated, backwards through the years, replacing the means of production with their own means of production and quantities of labour, and applying to the formula a profit factor for the appropriate period.In the end, we obtain the following «reduction equation» for the product i, «in the form of an infinite series» (ibid. p. 35): 2 n Ai yi = Liw + Li 1w (1 + r) + Li 2w (1 + r) + … + Linw (1 + r) + …

where Lij (j = 0,1, …, n)are the quantities of labour employed in the production of the commodity i in the year t – j, t being the current year. The general term of the series is n Li nw (1 + r) in which the quantities of labour are «dated», i.e. a different weight is applied to them depending on the time of utilization, w (1 + r)n. In this way, the price is resolved into wages and profits, but not totally because «beside the labour terms there will always be a ‘commodity residue’ consisting of minute fractions of every basic product» (ibid. p. 35)11.

32 Let us go back to system (II). If we let w be an independent variable which move from zero to 1, we have three remarkable cases:

33 1. w = 1 The whole national income is resolved into wages and r = 0: the system is in a strict self- replacing state. Sraffa emphasizes that this is the only case in which the classic theory of labour-value is valid.

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34 2. w = 0 The whole national income is resolved into profits, and the rate of profits is at its maximum (R); it should be noted that this is equal to the proportion between the value of net product and the value of the means of production not only in the whole system but also in each industry. Moreover, in this case, in the equations of model ( II ), commodity prices are proportional to the quantity of capital used to produce them: we have what may be called a capital-value theory.

35 3. 0 < w < 1, 0 < r < 1 We have two cases, depending on the technology of production:

36 a) Labour and means of production are used in the same proportions in the different industries. In this case there is an inverse proportion between rate of profits and wage so that a change in the rate of profits is reflected by proportional, but in an inverse direction, changes in the wage rate: there are therefore no changes in the price system;

37 b) Labour and means of production are employed in different proportions in the various industries (this is the general case). In such circumstances, prices will change.

38 In case b, the relationship between wage and rate of profits becomes more complex, although one continues to be a not increasing function of the other. To analyze the effects of wage changes on the commodity prices it is necessary to solve a priori the problem of isolating the price-movements, so that they may be observed as in a vacuum. In other words, a commodity must be found (or created ad hoc) for use as an absolute measure of value: the standard commodity. Analysis of standard commodity as well as joint production is not considered here, since these do not belong to the «central propositions». Nevertheless, it should be emphasised that with the standard commodity Sraffa is able to demonstrate the convergence of the series of reduction to dated quantities of labour which leads to some crucial consequences for his analysis: • firstly, the impossibility of defining the determining factors of prices: in fact, unvarying the methods of production and varying the rate of profits, a permanent change in the price system emerges (which also means the price system is not stable), and price-movements cannot be reconciled with any conception of price-determination independent of distribution. • secondly, the criticism and refusal of the old neo-classical idea (of Wicksell and Böhm- Bawerk) of capital (conceived as an aggregate of means of production) as a measurable quantity independent of distribution and prices. Actually, the term of the series in position n reaches its maximum at a value of the rate of profits depending on n, i.e. on the stage of production: this fact explains the complexity of the relation between rate of profits and commodity prices. Thus, according to Sraffa, The reversal in the direction of the movement of relative prices, in the face of unchanged methods of production, cannot be reconciled with any notion of capital as a measurable quantity independent of distribution and prices. (Ibid.)

3.2. A Comparison between the models of Sraffa and Dmitriev- Bortkievicz

39 Dmitriev-Bortkievicz model makes three assumptions – given technology, constant returns of scale and no rent – but only the first one is mandatory, in order to guarantee

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the same number of equations and unknowns and thus the existence of a solution of the equations system12. Now let us compare the two models:

40 • Sraffa’s system of single-product production with surplus

Ai yi = (ai 1y1 + ai 2y2 + … + ai n yn) (1 + r) + ai 0w (i = 1, …, n) • and the Dmitriev-Bortkievicz model t t t yi= (1 + r) i 1wai 1 + (1 + r) i 2w ai 2 + … + (1 + r) i nw ai n(i = 1, …, n) 41 For reasons of comparison, some modification of the original assumptions has to be made. In particular, in Sraffa’s model we must:

• normalize output Ai, i.e. set Ai = 1 (i = 1, …, n) • assume the wage anticipated at the beginning of the period of production (the classical hypothesis).

42 Thus, Sraffa’s model becomes:

yi= (1 + r) (ai 1y1 + ai 2y2 + … + ai nyn + ai 0w)(i = 1, …, n) 43 At this point, we may follow two different procedures, depending on the results we wish to obtain:

44 • If we want to reduce the commodity prices to one, as the old classical economists used to do with the labour commodity, we have to «reduce» Sraffa’s system, after the introduction of the aforementioned assumptions, to dated quantities of labour. The modified model is: 2 n yi= (1 + r) w ai 1 + (1 + r) w ai 2 + … + (1 + r) w ai n + ….

45 This is the same as the Dmitriev-Bortkievicz model, where ti,j= j (j = 1, …, n).

46 The only difference is that in Sraffa’s system, in addition to the terms which represent quantities of labour, there is a «‘commodity residue’ consisting of minute fractions of every basic product» which, however, «by carrying the reduction sufficiently far» (Sraffa 1960, p. 35), can become «so small as to have, at any prefixed rate of profits short of R, a negligible effect on price» (ibid.).

47 • If we want to generalize to any basic commodities, we have to change the variables

and assume the turnover periods t1 = t2 = … tn = 1 in the Dmitriev-Bortkievicz model. In this way, we obtain the modified model:

yi= (1 + r) (ai 1y1 + ai 2y2 + … + ai n yn + ai 0w) (i = 1, …, n) 48 In both ways we have shown that the two models may be reduced, from the mathematical point of view, to a single model, which we may call the ‘Neo-Ricardian model’. We should emphasize however that, taking into account more or less the same system of equations, the procedures adopted to solve it by Dmitriev and Bortkievicz, on one hand, and by Sraffa, on the other, were different. In fact, Sraffa abandoned the

classical way of arbitrarily choosing a commodity as a standard, for example setting yn= 1, to reduce the unknowns from (n + 2) to (n + 1), and introduced an additional equation (the set of commodities, or composite commodity, which forms the national income, made equal to unity) to increase the total number of equations.

3.3. On the differences between Sraffa and Bortkievicz

49 The fundamental difference between Bortkievicz (and Dmitriev) and Sraffa lies in the different aim of their research programme: the Italian economist’s one was not simply to prove the logical consistency of the classical approach, but rather to demonstrate

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that it could be a general theory, alternative to marginal theory 13. From this point of view, the hypothesis of returns of scale was crucial. Sraffa adopted a very different position from Dmitriev and Bortkievicz, who, in their models assumed constant returns of scale. A key achievement of Sraffa’s criticism of the Marshall theory of value in 1925 and 1926 was to re-evaluate the classical approach of normal value under perfect competition: he explained the inadequacies of the Marshallian treatment of variable costs and the difficulties of co-ordinating the laws of returns under competitive conditions in a partial equilibrium context and maintained that a foundation of the theory of normal value had to refer to the classical approach that assumed the invariability of costs. Sraffa argued that «only the case of constant returns was generally consistent with the premises of economic theory» (p. vi). A few years later, however, in 1928, he came to the theoretical conclusion that the assumption of constant returns was not necessary in order to determine prices in a classical theoretical context, as is shown in a draft of the opening propositions of Production of commodities read by Keynes. The significant implication of making no assumptions on the nature of returns – that is, separating the issue of price determination from the problem of quantity determination – was that the marginal method could be totally abandoned: without change either in the scale of an industry or in the ‘proportions of the factors of production’ there can be neither marginal product nor marginal cost (Sraffa 1960, p. v).

50 On the basis of his new theoretical assumption regarding the returns to scale, Sraffa implicitly reconsidered the models à la Dmitriev-Bortkievicz, which depicted the system of production and consumption as a circular process, emphasizing their «striking contrast to the view presented by modern theory, of a one-way avenue that leads from ‘Factors of production’ to ‘Consumption goods’» (Sraffa 1960, p. 93). From this perspective, those interpretations of Production of Commodities which consider the schema of the book a Walrasian semi-general economic equilibrium in which prices are independent of demand, as in the Non-Substitution Theorem (see Samuelson 1987), seem unable to grasp the purpose of Sraffa’s research programme and his theoretical originality.

4. – Concluding Remarks

51 The classical-Ricardian approach to the theory of prices developed by Ladislaus von Bortkievicz, who was the leading figure of the Russian-German mathematical school of political economy, represents one of the most interesting achievements of the theoretical economic debate in Europe between the 1890’s and the 1920’s. Two issues were paramount: the defence of the classical approach against Walras’ and Böhm- Bawerk’s criticisms, and the possible synthesis between classical and marginal theories of value. Bortkievicz, along the basis laid by Dmitriev, succeeded in reformulating the problem of price determination in Ricardo and Marx. In Dmitriev and Bortkievicz’s works the classical revival appears to have been an attempt to correctly re-elaborate the theory of the cost of production using the mathematical method to show that price can be reduced to «elements independent of the subjective aspect of economic calculus» (ibid.). Renouncing what they considered the metaphysical investigation of the ‘absolute value’ problem, which had occupied Ricardo and Marx, Bortkievicz extracted the mathematical core of the classical theory of the cost of production,

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elaborating a scheme of production of commodities by means of commodities (or dated labour), in which the old theory of labour value represented only a particular case. Ricardo and Marx, in their theories of price formation, «held firmly to the view that the elements concerned must be regarded as a kind of casual chain, in which each link is determined, in its composition and its magnitude, only by the preceding links», Bortkievicz wrote (Bortkievicz 1907, p. 257) and called this trait of the Marxian system successivism, recalling Marshall’s writings on Ricardo: Modern economics is beginning to free itself gradually from the successivist prejudice, the chief merit being due to the mathematical school led by Léon Walras. The mathematical, in particular the algebraic method of exposition clearly appears to be the satisfactory expression for this superior standpoint, which does justice to the special character of economic relations (ibid. p. 257)

52 In a footnote, Bortkievicz added: «the dispute between the followers of the theory of costs of production and those of the theory of marginal utility is mainly a result of the successivist prejudice» (ibid. p. 289) – a thesis confirmed in his 1922 essay – which referred to Cassel (1899), who sustained a similar position. It is evident then that an organic synthesis of classical and marginal theories of value, based on the new methodology, was a programme common to many economists at that time.

53 In the thirties this programme broke up and split into different paths: one such path may be seen in the program of reconstruction of the general economic equilibrium theory developed in Vienna by Schlesinger, Wald and Von Neumann; another may be found in Leontiev’s input-output line of research; and finally, there is the one which leads to Piero Sraffa’s anti-marginalist research programme. It was certainly Sraffa who offered a model which was analytically and conceptually very close to Dmitriev’s and Bortkievicz’s ones: although the Italian economist did not simply stressed the logical consistency of the classical approach, but also tried to demonstrate that it could be a general theory, alternative to marginal theory, it seems reasonable to individuate the theoretical genesis of Sraffa’s 1960 book in the intellectual background reflected by Bortkievicz and the Russian-German mathematical school of political economy.

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W. Zawadzki, Les Mathématiques appliquées à l’économie politique, Rivière, Paris, 1914.

NOTES

1. Lexis was an eminent statistician who wrote extensively on economics. As Keynes (1914) wrote: «Lexis was a worthy member of the band of veteran economists … who in the seventies and eighties of the last century raised so high a level the reputation of German economic science» (Keynes, 1972, p. 318). 2. Bortkievicz defended Walras from Edgeworth’s criticism of the second edition of Eléments published in 1889 (Bortkievicz 1890). When Walras read that note, which was then the review, sent to him by Bortkievicz himself, he wrote to him that he had «a man capable of reading me attentively, understanding me perfectly, and capable of defending my point of view as well as myself, if not better» (letter of the 8th of December, 1889). 3. Probably, in Pareto’s un-sympathetic attitude toward his colleague, the critical review of the Cours by Bortkievicz (1898) was not extraneous. 4. Whether the conjecture is valid or not, undoubtedly the two models share an important peculiarity: the search for economically significant solutions to the equation system, at that time a key issue in the discussion on general economic equilibrium. 5. Lexis’ interpretation of value as a purely theoretical concept was sustained by two other German reviewers of the third volume of Das Kapital: Werner Sombart (1894) and Conrad Schmidt (1895), a young Marxist later to become an important exponent of revisionism. From an epistemological point of view, the Lexis-Sombart-Schmidt thesis that value is a fiction constituted a break in the debate on the Marxist theory of value (see Marchionatti 1998). 6. Following the classical economists, Dmitriev and Bortkievicz considered human labour as a basic commodity but were also aware that it was possible to remove this restriction, thus extending their conclusions to any basic commodities. Dmitriev (1904) wrote: «the starting point for Ricardo’s analysis was provided by the present-day capitalist system based on the use of hired human labour; it would, however, be extremely erroneous to imagine that the conclusions at which he arrived have a bearing only on the present time» (p. 61). Therefore they tried to demonstrate (not always correctly, as Garegnani 1960 noted) that their expressions are valid in a set of cases: a) with regard to the quantity of basic commodity employed, with one basic commodity only or with a basket of basic commodities in fixed proportions; b) with regard to the type of basic commodity employed, with only current labour (Marx’s ‘variable capital’) or circulating and fixed capital; c) finally, with regard to the time of utilization, with a basic commodity totally anticipated or entering the product price bit by bit. Dmitriev concluded: «We have therefore seen, proceeding from Ricardo’s analysis, that the origin of industrial profit does not stand in any ‘special’ relationship to other production processes provided that they satisfy the quite definite conditions stated above» (p. 64). Bortkievicz (1907) maintained: «Equation ( i ) thus proves to be the general expression for the price of a commodity. This is so independently of the circumstance whether, and to what degree, the production of this commodity has required not only variable capital, but also the use of constant capital, either circulating or fixed. This theorem ... agrees essentially with Ricardo’s theorem that all differences between commodities with regard to the greater or smaller contribution made by fixed capital in their production, can

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be traced back to differences in the length of their period of production» (p. 253).Thus, according to both Dmitriev and Bortkievicz, the model is not only a model of ‘production of commodities by means of dated labour’, as it appears at first glance, but a more general model of ‘production of commodities given an initial condition’, a commodity or any other type of energy (human labour or otherwise). 7. According to many historians, what separates Bortkievicz in a distinct way from his predecessors is that he demonstrated, clearly and unequivocally, that value is not an autonomous concept, but simply a particular case of the theory of prices. His proof consisted in certain successive steps. Firstly, he clarified the significance of the concept of «value» (relative and absolute) and «price of production» (in brief, the price «which is essentially the same as natural price of classical economists»). Absolute value is the «quantity of labor employed in its [the commodity] production» (Bortkievicz 1907, p.239), whilst relative value is «merely the index of an exchange relationship; … a firm quantitative relationship nevertheless prevails between them: the values of different goods bear the same proportion to each other as their absolute values» (ib. p. 238), and price is, «like value, the index (or exponent) of an exchange relationship and again, just like value, represents a purely theoretical structure, although price, i.e. price of production, ... represents a higher degree of approximation to reality than does value ... Price calculation means to determine the same exchange-relationship according to the law of the equal rate of profit» (ib. p. 239) 8. In his important commentary on the book, Newman (1962) pointed out that some of the first reviewers had considered it a great theoretical advance, while others had judged it as just another Leontief-type model, original only from its subjective point of view. Newman ascribed these differences of opinion to the extreme difficulty of the work: «compressed and mathematically incomplete as it is, the main trouble lies not there, but in wrenching oneself out of the more usual Walrasian approach to general equilibrium, and in substituting a Ricardian viewpoint» (p. 58). Actually, in the following years, many scholars tried to show that Sraffa’s work represented the rehabilitation of the classical objective theory of value and distribution against marginalist subjectivism, and the demonstration that the Ricardo-Marx approach was logically consistent (see, for example, Steedman 1977, Roncaglia 1978, Garegnani 1984, Eatwell- Panico 1987). Different and opposing judgements, however, were not absent, as is evident in the perspectives of Napoleoni (1976)and Samuelson (1987). 9. On the basis of Sraffa’s unpublished papers, it is possible to say that the first draft of the system of equations shown by Sraffa to the Cambridge mathematician Frank Ramsey at the end of 1927, in order to discuss a solution with him, is quite rough in comparison with the final version of the part of Production of commodities by means of commodities we discuss here; which was sketched by Sraffa in the following years. 10. We adopt Sraffa’s mathematical language and demonstrative techniques. It is common opinion that Sraffa’s analysis is, from a mathematical point of view, incomplete and unsatisfying: a) the hypotheses are not listed in order and are often to be extracted from footnotes, the use of the axiomatic method does not appear explicitly, theorems used are implicit; b) the algebra is elementary. Sraffa’s use of it seems to be – unlike Bortkievicz, for whom algebra was a scientific achievement compared to the previous arithmetical techniques used – a device in order to make the notation adopted «easy to follow for the non-mathematical reader», explicitly admitting that he did not always follow «the expert advise» given to him from mathematicians like A.S. Besicovich, F. Ramsey and A. Watson; c) Sraffa, like Dmitriev and Bortkievicz, did not dealt with the problem of the existence of an economic, not only mathematical, solution to his system of equation, but simply used the method of «counting equations and unknows». With regards to the first point, it should be noted that, as shown in our exposition of Sraffa’s model, the hypotheses, the theorems used and the axioms can be made explicit without difficulties. As regards the second point, the propositions of the book can be translated in the

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language of matrix algebra. After the publication of Sraffa’s book, economists and mathematicians, actually, tried to do it, using topological structures and the linear operator theory. But why did Sraffa himself not use these techniques extensively, which he certainly knew ? A reason for this may be found, as Dore (1989) maintains, in the fact that the consequences of the utilisation of matrix algebra is the implicit introduction of the hypothesis of the constant return of scale, as matrices are definable up to a multiplicative constant. With regards to the third and final point, at a first glance it seems that Sraffa referred to a preaxiomatic mathematical tradition typical of the nineteenth century. As a matter of fact, it seems more plausible to think that Sraffa’s mathematical notation is the result of a carefully considered choice, «although admittedly open to objection in some respect» (Sraffa 1960, p. vii). Sraffa, in contrast to the convention among mathematicians of reducing explanations to a minimum and stating assumptions as concisely as possible, preferred to give examples and descriptions of his argument, in order not only to ease the reader’s task of comprehension but also to maintain some references to empirical economic processes. In other words, Sraffa’s object might have been to show that the language of rigor in economics does not necessarily imply the adoption of a language reduced to a manipulation of symbolic strings. In this manner, he could manifest his criticism of Hilbertian mathematical formalism in economics as adopted by the Viennese theoreticians of the General Economic Equilibrium. 11. Nevertheless you can always «by carrying the reduction sufficiently far, to render the residue so small to have, at any prefixed rate of profit short of R, (R is the maximum rate of profits n.d.a.) a negligible effect on price. It is only at r = R that the residue becomes all-important as the sole determinant of the price of the product» (ibid. p. 35). 12. The hypothesis of no rent was introduced by Dmitriev for two reasons: a)to make the price a function of only two factors (wage and profit) instead of three (wage, rent and profit), as Smith thought; b)to guarantee a uniform rate of profit in the various industries possible: in fact, the absence of rent means that all the capital units employed in the production are productive in the same way and, as a consequence, the analysis becomes easier, profit being now only a function of the capital employed and turnover periods.Bortkievicz demonstrated that you could replace the no rent hypothesis with a uniform rate of profits without any impact on results. 13. Sraffa wrote in the preface to Production of commodities: «It is .. a peculiar feature of the set of propositions now published that, although they do not enter into any discussion of the marginal theory of value and distribution, they have nevertheless been designed to serve as a basis for a critique of that theory» (p. vi).

AUTHORS

ROBERTO MARCHIONATTI Department of Economics University of Torino

RAFFAELLA FIORINI Department of Economics University of Torino

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Romano : histoire et encyclopédie

Krzysztof Pomian

NOTE DE L'AUTEUR

Le présent article reprend le texte de la laudatio prononcée le 26 mai 1998 à l’Université de Camerino à l’occasion de la remise à Ruggiero Romano du doctorat honoris causa. Pour éviter de multiplier les notes, je renvoie une fois pour toutes à : Alberto Filippi, Guida alla bibliografia degli scritti editi di Ruggiero Romano (1947-1998), in : AA., VV., Laurea Honoris Causa a Ruggiero Romano, Università degli Studi di Camerino, 1998, pp. 65 ss.

1 Dans sa millénaire sagesse, la tradition universitaire exige de présenter à la communauté réunie d’enseignants et d’étudiants un nouveau docteur honoris causa pour justifier de la sorte le décision de lui attribuer ce grade prestigieux. Je suis très reconnaissant à l’Université de Camerino d’avoir bien voulu me confier la noble tâche de faire le portrait intellectuel de professeur Ruggiero Romano. Je le suis d’autant plus que cela me donne l’occasion de parler de l’œuvre d’un ami auquel me lient vingt‑cinq ans bientôt de souvenirs et seize volumes de l’Enciclopedia Einaudi. Mais les souvenirs, je les garderai pour une autre fois. Quant à l’Enciclopedia, il en sera longuement question dans la deuxième partie de cette conférence. Car Ruggiero Romano est d’abord et surtout un historien. C’est donc par une évaluation de son apport à notre discipline qu’il convient de commencer.

I.

2 Un domaine : l’histoire économique et sociale. Une approche privilégiée : l’histoire des prix. Une période : la première modernité, du XVe au XVIIIe siècle. Deux espaces : l’Italie intégrée dans l’Europe et l’Amérique Latine – avec, en Italie, la concentration sur Naples et sur Venise et, en Amérique Latine, sur le Chili et le Mexique. Tels sont les principaux axes de l’œuvre historique de Ruggiero Romano depuis son premier article de 1947, « La situazione finanziaria del Regno di Napoli atttraverso il bilancio generale dell’anno 1734 », jusqu’à son livre paru il y a quelques mois à peine : Monedas,

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seudomonedas y circulación monetaria en las economias de Mexico. Ou, si l’on veut, tels sont les grands centres d’intérêt auxquels Romano revient toujours de ses excursions dans d’autres domaines, autres périodes et autres espaces. Principalement dans le XXe siècle.

3 Pour faire comprendre l’unité et l’originalité de son œuvre, je vais utiliser le langage braudellien dans lequel la place centrale revient à la notion de conjoncture. La conjoncture est une tendance qui se maintient en moyenne pendant quelques décennies. La caractérisent : la direction des changements qui se succèdent – croissance, stagnation, régression, – leur vélocité, leur rythme. On parle de la conjoncture surtout à propos de l’économie mais il est parfaitement loisible d’étudier les conjonctures sanitaires, culturelles ou politiques ; cela vaut aussi pour d’autres termes qui seront introduits ici.

4 Les variations de la conjoncture : du rythme quand, par exemple, de régulier il devient saccadé, de la vélocité – accélérations, ralentissements – et surtout de la direction même du mouvement lorsque la croissance laisse place à la stagnation, celle‑ci à la régression et cette dernière à une reprise de la croissance, les variations de la conjoncture donc s’accompagnent en général d’une succession rapide de ruptures locales de continuité, autrement dit : d’événements. Mais les conjonctures produisent des événements aussi par une voie plus détournée, par l’intermédiaire des structures :des institutions ou des régimes qui imposent à chaque société certaines limites, qui en font plafonner, par exemple, les rendements agricoles ou la population, qui lui interdisent de sortir de l’éco‑système auquel elle s’est adaptée, qui lui font reproduire une même hiérararchie du pouvoir, du savoir et de la richesse ou qui enferment l’imagination et la pensée des individus dans un carcan dont ils ne parviennent pas à se libérer.

5 I1 en est ainsi jusqu’au jour où deviennent manifestes les effets qu’exercent sur les structures les variations conjoncturelles, effets imperceptibles, lents, qui s’amplifient petit à petit en déformant les structures de départ, en les érodant, en les modifiant continûment au cours des siècles. Autant dire, jusqu’au jour où les structures commencent à tomber en morceaux. On entre alors dans la période des révolutions qui est celle du démantelèment d’anciennes structures et d’une formation de nouvelles et que caractérise une succession très rapide d’événements. Le temps se mesure alors, comme le temps des événements en général, non pas en siècles comme celui des structures, ni en décennies comme celui des conjonctures, mais en années, en mois, voire en jours.

6 Aussi schématique et rapide soit‑elle, cette esquisse permet, j’espère, de comprendre la centralité des conjonctures dans le programme des recherches lancé par Fernand Braudel et qu’il a illustré lui‑même dans son chef‑d’œuvre La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II paru en 1949. Même si les lecteurs de ce livre ont été particulièrement frappés, et à juste titre, par la partie qu’il consacre aux structures, à la longue durée, ce furent les conjonctures ‑ conjonctures économiques de premier chef – qui se sont trouvées au cœur des préoccupations du groupe d’historiens réunis autour de Braudel au sein du Centre de Recherches Historiques de la VIe section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes devenue depuis l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et qui avaient pour organe la revue Annales. Economies. Sociétés. Civilisations.

7 Après les études à Naples dans une atmosphère imprégnée des idées de Benedetto Croce, Romano avait dans ses bagages sa tesi di laurea sur Vincenzio Russo e gli estremisti della Repubblica Napoletana del 1799 et un travail en cours sur le traité de

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Cateau‑Cambrésis et l’équilibre européen paru plus tard dans la Rivista Storica Italiana et dont l’intitulé même traduit la forte influence de Federico Chabod. Mais ce qui l’intéressait véritablement c’était l’histoire économique ; sinon il ne serait pas allé en 1946 à Venise écouter les cours de Gino Luzzato et faire des recherches sur les relations commerciales véneto‑napolitaines. Ce n’est pas en Italie toutefois qu’on pouvait à l’époque apprendre les nouvelles méthodes de pratiquer l’histoire économique, en particulier l’histoire économique de l’époque moderne. Aussi Chabod a‑t‑il conseillé à Romano de se rendre à Paris qui grâce à Lucien Febvre, à Ernest Labrousse, à Fernand Braudel, était en train de devenir la capitale mondiale de l’histoire économique et sociale, si ce n’est de l’histoire tout court. Romano y arriva en décembre 1947 et, après quelques déboires initiaux, en mars 1948, il rencontra Braudel. Ce fut, a‑t‑il dit bien plus tard, un « choc ». I1 a trouvé un maître.

8 A partir de ce moment, Romano fait partie du groupe, au départ très restreint, de premiers auditeurs de Braudel auquel le lient l’amitié et une collaboration de tous les jours. Il passe par le CNRS, entre en 1951 à l’Ecole des Hautes Etudes où il enseigne les problèmes et les méthodes d’histoire économique, participe à la création du Centre des Recherches Historiques dont il deviendra en 1962 le directeur, rencontre de nouveaux collègues et des visiteurs étrangers qui se pressent au séminaire de Braudel et parmi lesquels figurent presque tous les grands noms de l’historiographie de la deuxième moitié du XXe siècle. Et, malgré toutes ces activités d’enseignement, d’administration, d’édition, il fréquente assidûment les archives. Il écrit. Il publie.

9 Pendant les dix premières années de sa carrière d’historien, ses travaux se concentrent autour du commerce – surtout du commerce des blés – dans la Méditerranée du XIVe au XVIIIe siècle : du commerce du Royaume de Naples avec la France et les pays de l’Adriatique au XVIIIe siècle, objet d’un livre publié en 1951 ; du commerce du port de Livourne de 1547 à 1611 étudié dans un livre fait en collaboration avec Braudel et paru dans la même année ; du commerce et des prix du blé à Marseille au XVIIIe siècle auquel il consacre un livre en l 956 ; de la marine marchande vénitienne et européenne et de l’économie vénitienne dans ses différents aspects – maritime, agricole, financier – dont il traite dans une série d’articles qui s’échelonnent de 1954 à 1970.

10 Cet intérêt pour le commerce des blés traduit une attitude que Romano garde jusqu’à aujourd’hui. Elle vise à rompre avec une approche élitiste et événementielle de la vie économique pour mettre en lumière les phénomènes massifs qui affectent l’existence quotidienne des populations entières. Et pour redonner de cette façon leur juste place à ceux qui eux-mêmes ne produisaient pas des sources et qui semblent pour cette raison être passés sans laisser de trace, et qui pourtant, pris collectivement, ont été le principal acteur de l’histoire, le plus souvent silencieux, ne faisant que par intermittence irruption sur le devant de la scène mais constamment présent à l’arrière‑plan, dans l’ombre.

11 En dépouillant les dépêches, mémoires et rapports des consuls et des diplomates, les listes des prix, les archives des douanes, les statistiques du mouvement des navires, et en alignant à l’issue de ce travail de longues colonnes de chiffres, Romano ne perd jamais de vue les réalités humaines dont il sait qu’elles ne sont que très imparfaitement saisies par des documents que produisent les bureaux. Aussi n’oublie‑t‑il pas en parlant du commerce de Naples au XVIIIe siècle de consacrer des pages animées et plastiques aux contrebandiers qui occupent un quartier entier de la ville et opposent, le cas échéant, une résistance armée aux autorités. I1 en consacre aussi aux capitaines qui

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camouflent la nationalité des navires et falsifient les documents concernant la nature et la quantité des marchandises transportées, aux douaniers corrompus, aux « entrepreneurs de la fraude ». Dès ses premiers travaux, Romano ne sépare pas le quantitatif du qualitatif, l’économique du social, les marchandises de ceux qui les produisent, les font circuler, les achètent, les consomment. Et il ne se contente pas de la face officielle des choses. Il essaie de disséquer le tissu réel des rapports entre les hommes et de saisir dans toute leur hétérogénéité les différentes formes de la production, d’échange, de coopération et de conflit, qui coexistent les unes avec les autres dans une même société. Nous reviendrons encore aux problèmes que cela pose et aux solutions que Romano leur donne, en parlant de son dernier livre.

12 En 1954, se produit un événement qui aura imprimé aux intérêts de Romano une nouvelle orientation : son voyage au Chili. Pendant plus de quarante ans passés depuis, il reviendra plusieurs fois en Amérique latine, y fera de longs séjours, acquerra une connaissance intime des hommes et des paysages, des capitales et des villages perdus au fin fond de la pampa, des beaux quartiers et des favelas. On comprend cette fascination car c’en est une : formé à Naples, imprégné de Naples, Romano retrouvait en Amérique Latine les contrastes et les conflits du Mezzogiorno italien mais élevés à la puissance N, dramatiques, exaspérés, explosifs. En 1960, avec le premier article qu’il consacre à l’économie chilienne, l’Amérique Latine fait une entrée dans son œuvre. Elle y occupera au fil du temps une place dominante.

13 En partant pour le Chili, Romano renouait avec une tradition : entre‑les-deux‑ guerres tant Febvre que Braudel ont fait à plusieurs reprises le voyage en Amérique Latine, surtout au Brésil. Mais ni Febvre ni Braudel ne sont allés aux archives chiliennes, péruviennes, méxicaines, argentines pour y étudier le fonctionnement des économies, les problèmes des sociétés et les conflits des civilisations. Ni l’un ni l’autre n’ont consacré à l’Amérique Latine des années de recherches dont les résultats ont fourni la substance de livres et d’articles, le plus souvent pionniers, et nourri un enseignement qui a formé toute une école d’histoire économique et sociale latino-américaine. Bref, ni l’un ni l’autre ne sont devenus des historiens de l’Amérique Latine au sens plein de ce terme. A cet égard, Romano a innové. Ce qui était déjà méritoire. Et pourtant le plus important est ailleurs.

14 I1 me semble en effet, pour l’avoir beaucoup écouté et beaucoup lu, que la rencontre avec les réalités latino‑américaines a changé sa façon de penser le monde et sa propre place dans le monde. Qu’elle l’a conduit sinon à se poser – il a dû le faire bien avant, – du moins à reformuler en lui donnant une plus grande acuité et une plus impérative urgence, la question du rôle qu’un intellectuel doit assumer dans notre siècle, de la responsabilité qui lui incombe, et des formes d’intervention dans les affaires de la cité compatibles avec l’indépendance d’esprit et la lucidité qu’il doit préserver à tout prix quelles que soient les circonstances. A la différence de nombreux intellectuels italiens de sa génération, Romano n’a jamais eu d’affiliation partisane. Non seulement parce qu’il a été pendant presque toute sa vie adulte un Italiano fuori d’ltalia. Mais d’abord, et c’est une raison amplement suffisante, parce que son individualisme farouche refuse toute « étiquette » – le mot est de lui – et parce que ses opinions politiques libertaires ne se laissent pas emprisonner dans la discipline d’un parti. Ne lui restait donc comme forme d’intervention possible dans les affaires d’Italie que l’action culturelle.

15 Il a choisi l’édition conçue comme l’instrument permettant à l’opinion publique de prendre conscience des problèmes d’actualité et en premier lieu de celui de

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sous‑développement qui, surtout pour le Sud de l’Italie, était tout sauf académique. La publication en traduction italienne des livres de Gerschenkron, de Bairoch, de Furtado à l’initiative de Romano et avec ses préfaces était une réalisation de cet objectif. Mais l’édition est aussi devenue pour lui un travail qui s’apparentait singulièrement à des enquêtes collectives telles que les organisait le Centre de Recherches Historiques. Un travail qui consistait à réunir autour d’un projet de longue haleine une équipe composée d’auteurs différents à beaucoup d’égards mais d’accord néanmoins sur un certain nombre de principes, afin d’aboutir à une œuvre homogène, porteuse d’innovations conceptuelles et de données inédites.

16 Le premier projet de ce genre conçu par Romano et réalisé en collaboration avec Corrado Vivanti a été celui de la Storia d’Italia. Les critiques suscitées par ces 6 volumes (en 10 tomes) prolongés par les volumes des Annali, ont porté, dans leur véhémence, le meilleur témoignage de la rupture que la Storia d’Italia opérait avec la manière établie de traiter l’histoire d’Italie : d’en définir le cadre chronologique, d’en délimiter le territoire, d’en identifier les forces agissantes. De notre point de vue, un seul trait de la Storia d’Italia doit être souligné : c’est une histoire d’Italie plongée dans l’histoire de l’Europe et dans celle du monde du fait de l’importance accordée à l’Italia fuori d’ltalia. Une histoire d’Italie de l’Apenin jusqu’aux Andes, pour reprendre le titre d’un chapitre du livre de De Amicis. Autant dire une histoire d’Italie difficilement concevable sous cette forme sans l’expérience de la vie à l’étranger et en particulier des voyages en Amérique Latine avec ses nombreuses populations d’origine italienne.

17 D’autres entreprises éditoriales, postérieures à la Storia d’ltalia, furent conçues par Romano selon les principes similaires : une histoire des révolutions et une histoire de la décennie 1970‑1980 à travers ses principaux protagonistes ; cette dernière lui fournira une occasion de rendre un bel hommage à Braudel. Nous ne pouvons que les mentionner ici afin de montrer l’intérêt de Romano en sa double qualité d’éditeur et d’auteur pour l’histoire du XXe siècle, voire pour celle du temps présent. Et pour introduire par ce biais le changement de la façon de penser l’histoire provoqué chez Romano par sa rencontre avec les réalités latinoaméricaines. Elle l’a poussé à concevoir une histoire à l’échelle du monde. Et à aborder le problème de l’histoire universelle : du sens à donner à cette expression surchargée d’un contenu idéologique, si ce n’est théologique, et de la possibilité de pratiquer une histoire qui puisse être sans abus de langage qualifiée d’universelle, tout en respectant les exigences de rigueur conceptuelle et d’exactitude documentaire en vigueur dans la recherche historique de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais la rencontre avec l’Amérique Latine a exercé sur la pratique de Romano‑historien une influence encore plus profonde. Elle en a modifié le questionnaire et, ce faisant, elle l’a transformé de l’intérieur. Pour le montrer, il nous faut toutefois faire un détour par l’histoire des prix.

18 En 1963, Romano publie dans la Rivista Storica Italiana un article important « Storia dei prezzi e storia della moneta », bilan des acquis de ce domaine et programme des recherches à faire. Quatre ans plus tard, cet article a servi de préface au récueil d’études sur l’histoire des prix écrites par différents auteurs entre le début des années 1930 et la fin des années 1950. Romano y constate notamment que l’histoire des prix est passée de mode et qu’elle suscite maintenant une certaine lassitude. « Ciò significa, a parlar francamente, ajoute‑t‑ il, che siamo in una impasse ». Il procède alors à une évaluation des résultats obtenus par l’histoire des prix, explicite les problèmes que

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posent certains procédés utilisés par les praticiens de celle‑ci et identifie les limites qu’elle n’a pas jusqu’à lors réussi à franchir. J’en retiendrai quatre.

19 La première limite est géographique : l’histoire des prix n’est pas sortie de l’Europe centrale et occidentale. Elle ignore, de rares travaux mis à part, la Russie, l’Empire ottoman, le Moyen et l’Extrême Orient, l’Amérique centrale et méridionale. Et elle généralise les conclusions tirées des données européennes sur l’ensemble du monde, sans raisons suffisantes ; un sondage dans les prix à Santiago du Chili – Romano se réfère ici à ses propres travaux – montre en effet qu’à une phase ascendante des prix européens répond au Chili une stagnation ou une baisse. La deuxième limite est temporelle : préoccupés par les tendances longues, les historiens se sont peu intéressés aux mouvement courts et encore moins aux mouvements très courts. C’est tout un champ de microéconomie historique qui s’ouvre ici et qui attend de devenir un objet de recherches. La troisième limite est conceptuelle, elle résulte d’une approche monétariste des prix qui ne tient pas compte des réalités de la circulation monétaire : des variations de sa vélocité et surtout de la différence sociale entre les grosses et les petites monnaies dont les sphères de circulation sont distinctes au point où il faut parler non pas d’une monnaie mais de deux ou plusieurs monnaies auxquelles correspondent différents groupes sociaux et économiques. Et c’est encore une limite conceptuelle qui empêche de passer des prix à la vie économique prise comme un tout : de se demander qui achète quoi et quel est le nombre d’acheteurs d’une marchandise donnée sur un marché donné, et surtout de quitter la ville pour la campagne où vit l’immense majorité des populations des sociétés d’avant la révolution industrielle.

20 Je me suis arrêté à ce texte à cause de son importance et de l’actualité qu’il me semble garder. Mais je m’y suis arrêté d’abord et surtout parce qu’il fait voir avec une pleine clarté l’infléchissement que la pratique de Romano-historien a subi sous l’influence de ses rencontres avec les réalités latino-américaines. Et parce qu’il trace le programme que Romano lui‑même va mettre en œuvre et qui aboutit à ses grands livres des années 1990 : Conjonctures opposées. La « crise » du XVIIe siècle en Europe et en Amérique Ibérique (1992) et Monedas, seudomonedas y circulación monetaria en las economias de México (1998).

21 Les trente années qui séparent ces livres de l’article où en est énoncée la première idée, furent remplies par diverses activités éditoriales dont il a déjà été parlé, et auxquelles il convient d’ajouter l’Enciclopedia Einaudi. Elles ont été remplies aussi par la continuation des travaux commencés avant : sur les prix, salaires et services à Naples au XVIIIe siècle, objet d’un livre paru en 1965 ; sur Venise ; sur l’histoire de l’Europe de la première modernité traitée dans deux livres écrits en collaboration avec Alberto Tenenti (1967 et 1972) et dans des articles qui ont renouvelé la problématique des deux crises majeures des économies et sociétés européennes : celle du XIVe et celle du XVIIe siècle ; sur l’histoire culturelle principalement de l’Italie entre le XIVe et le XVIe siècle ; sur l’histoire de l’industrie ; sur le paysage, sur la photographie, sur la pratique de l’histoire.

22 Mais ces trente années sont en outre celles de nombreux articles consacrés aux problèmes économiques et sociaux de l’Amérique Latine et à une controverse rétentissante portant sur les causes de son sous‑développement, celles aussi de deux livres dont l’un confrontait plusieurs regards sur l’Amérique indienne (1971) et l’autre étudiait les conquistadeurs et les mécanismes de la conquête coloniale (1972). Et ce sont

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surtout les années des recherches dont les résultats ne furent publiés que récemment ; ces résultats, il nous faut maintenant les résumer dans la mesure du possible.

23 Au cours de toutes ces années, Romano est resté fidèle au programme braudellien même s’il l’a considérablement enrichi et modifié, tout en s’écartant sur un certain nombre de points des positions du maître. Il lui est resté fidèle au sens où ce sont les conjonctures qui se trouvent au centre de ses recherches et où c’est à partir d’une description et d’une analyse des conjonctures qu’il aborde les problèmes économiques, sociaux, politiques ou culturels des espaces qu’il étudie. En témoigne d’emblée le titre même de son livre de 1992 et plus encore son contenu, ébauche d’une histoire qui, sans être une histoire du monde – l’Asie et l’Afrique en sont absentes, – est néanmoins l’histoire d’un des mondes ayant existé au XVIIe siècle : du monde composé de l’Europe et de l’Amérique qu’unissaient les flux des hommes, des marchandises et des métaux précieux, et surtout la domination que la première, représentée en l’occurrence par les Espagnes, exerçait sur la seconde.

24 L’apport du livre de Romano au débat sur la crise du XVIIe siècle, qui dure depuis plus de quarante ans et auquel Romano lui‑même à pris part dès le début, tient de prime abord dans la mise en évidence du caractère opposé des conjonctures en Europe et en Amérique Ibérique : la première est orientée à la baisse, la seconde à la hausse. C’est sur ce point que Romano insiste, c’est lui qu’il souligne par le titre même de son livre, et c’est à lui qu’il consacre des pages, aussi rigoureuses que possible tant sur le plan quantitatif que qualitatif, où il compare l’Europe et l’Amérique du XVIIe siècle eu égard à la population, à la production agricole, à l’occupation des sols, aux prix agricoles et industriels, aux salaires, à la circulation monétaire, à la production industrielle et minière, au commerce interne et transocéanique – dans cet ordre qui traduit le poids respectif que Romano accorde à ces différents facteurs dans la détermination de la conjoncture.

25 Mais, aussi importante que soit la découverte des conjonctures opposées, le livre apporte bien plus que cela. Il affine la chronologie de la crise du XVIIe siècle car il redonne une nouvelle force aux arguments que Romano a présentés déjà dans un article de 1962 et qui poussent à situer le début de cette crise en 1619‑22, le sommet en 1645‑50 et la fin vers 1720. Il propose une géographie différentielle de la crise dont il ressort que seules l’Angleterre et les Provinces‑Unies en sont sorties indemnes et que seule l’Angleterre a trouvé à la baisse de la production agricole une réponse innovante qui l’a placée sur une trajectoire conduisant vers la révolution industrielle. Il propose aussi une sociologie différentielle de la crise, qui montre qu’elle frappe principalement les populations paysannes et que ce sont les seigneurs qui en tirent profit en renforçant de diverses manières la pression exercée sur leurs sujets : cela va de l’augmentation des redevances dans le Sud au « deuxième servage » à l’Est, avec la France et la Suède qui occupent une position intermédiaire entre l’Angleterre et les Provinces‑Unies d’un côté et, de l’autre, le reste du continent. Et, à l’issue des analyses qu’il contient, il précise la notion même de crise appliquée au XVIIe siècle : longue période de ralentissement de la croissance démocraphique et de la baisse de production agricole qui provoque, excepté en l’Angleterre et dans les Provinces‑Unies, une « réféodalisation » ou, si l’on veut, une « réaction seigneuriale » à l’origine d’une vague de soulèvements et de révoltes. Quant au versant américain, le livre montre que la bonne conjoncture va de pair au XVIIe siècle, dans l’Amérique espagnole, avec les avancées de la créolisation de l’économie ainsi que de la vie politique et culturelle. Dégager dans un seul livre les racines

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profondes du déclin de l’Espagne et de la montée en puissance de l’Angleterre à partir du milieu du XVIIe siècle, du bouleversement de l’économie européenne à partir du XVIIIe et de la lutte victorieuse pour l’indépendance des pays latino‑américains au début du XIXe – c’est fournir une belle moisson de résultats originaux par rapport auxquels tout historien de l’Europe moderne et de l’Amérique Latine devra désormais prendre position.

26 On quitte à regret ce livre dense, captivant et stimulant, par ailleurs un autoportrait fidèle de Romano, historien et polémiste. Heureusement celui dont je vais parler maintenant, ne cède en rien à son prédécesseur pour ce qui est de la vigueur avec laquelle il bouscule les idées reçues et ouvre à la recherche historique de nouveaux horizons. A première vue, la démarche est pourtant très différente : là, Romano brassait les affaires du monde ; ici, il semble s’enfermer dans les frontières du Mexique. Mais l’apparence est trompeuse. Pour étudier la circulation monétaire mexicaine de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Romano doit chiffrer le stock de monnaies et ses variations annuelles. Comme le Mexique possède un hôtel des monnaies où l’on frappe des pièces en or et en argent, la chose paraît simple. Toutefois, il faut non seulement savoir combien de pesos s’ajoutent chaque année au stock existant ; il faut aussi avoir une idée des quantités qui quittent le territoire du vice‑royaume en particulier et l’espace hispanique en général. C’est ce qui oblige Romano de replacer le Mexique dans un réseau d’échanges à l’échelle du monde.

27 Les monnaies partent, en effet, via Acapulco vers Manille d’où, en contrepartie des marchandises, elles sont transportées par des bateaux chinois, anglais et hollandais principalement, vers Canton, Macao, Inde, Java, Sumatra. Elles partent aussi des autres ports de la côte pacifique vers le Panama et le Pérou au Sud et vers le Nord, vers les comptoirs russes. Impossible d’évaluer cette hémorragie car les seules données disponibles portent sur les montants autorisés. Or on sait que les navires transportent des quantités plusieurs fois plus grandes que celles auxquelles ils ont droit et que les fonctionnaires corrompus ferment les yeux sur la contrebande qui fleurit sous toutes les formes imaginables. Il en est de même sur la façade atlantique. Les monnaies partent officiellement de Veracruz vers l’Espagne et les îles de la Caraïbe. Et elles partent aussi de beaucoup d’autres ports par voies légales et illégales. Elles s’échangent contre les esclaves amenés de l’Afrique par les bateaux anglais et, en quantités bien plus grandes, contre les produits manufacturés anglais amenés par ces mêmes bateaux, en témoignent partiellement les données de la Banque d’Angleterre concernant les frappes de la monnaie anglaise faites à partir des pesos mexicains refondus.

28 Mais il n’y a pas que les Anglais. Les Hollandais pratiquent une contrebande à échelle gizantesque à partir de Curaçao, en faisant passer la monnaie mexicaine vers la Hollande et vers New York. Les Francais ne sont pas en reste qui approvisionnent leurs colonies en numéraire, en introduisant en fraude les marchandises au Mexique et dans d’autres possessions espagnoles. Ajoutons les Danois et surtout les habitants des colonies anglaises d’Amérique du Nord ; l’exportation de la monnaie anglaise vers celles‑ci étant interdite, ils utilisent dans leurs transactions divers substituts de monnaie mais principalement les pesos mexicains qui resteront en circulation sous l’apellation de dollars pendant les premières décennies d’existence des Etats‑Unis. Reste à citer la conclusion de Romano : « De Java a las Molucas y la China, de Jamaica a Santa Lucia, de Nueva York a Boston, de Trinidad a Japon, los buenos y hermosos pesos mexicanos constituyen la moneda de referencia. »

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29 Rien d’étonnant que malgré les quantités importantes de monnaies qu’on y frappe chaque année, le Mexique souffre constamment d’une insuffisance de numéraire, surtout en bas de l’échelle sociale qui est aussi celle des richesses. Or cela ne résulte pas uniquement de la fuite des pesos à l’étranger. Mais aussi de la concentration de grandes quantités du numéraire entre peu de mains. Et d’une politique poursuivie pendant plusieurs siècles. En effet, quand il passe à une analyse de la composition des émisions monétaires, Romano constate le pourcentage considérable de pièces d’or (entre 20 et 40 % environ, selon les années) et, parmi les pièces d’argent, des pièces de valeur élevée, au détriment de la petite monnaie. Cela montre bien que la politique monétaire a un caractère « aristocratique », qu’elle est destinée à satisfaire les besoins de l’Etat, du grand commerce international et des couches supérieures de la société. Conclusion que confirme l’absence de billon en cuivre dont la Couronne interdit l’émission malgré les demandes en ce sens, et qui ne sera frappé qu’en 1814.

30 A cette insuffisance, si ce n’est absence du numéraire, le crédit n’apporte pas de remède. Au contraire, par un mécanisme de cercle vicieux, il renforce la concentration des espèces chez les plus riches. Quant aux pauvres, ils font ce qu’il peuvent. De vieilles monnaies, en théorie retirées de la circulation, se maintiennent pendant des décennies à côté des monnaies nouvelles ; des fausses monnaies circulent à côté des vraies ; le petit commerce se sert des jetons émis par les commerçants et que seuls acceptent ceux qui les ont émis ; on utilise aussi dans les échanges les grains de cacao ou du maïs, ou encore des œufs. Dans ce Mexique qui alimente en pesos une circulation monétaire à l’échelle du monde, Romano dévoile ainsi toute une économie où circulent des signes qui sont, à échelle locale, des moyens d’échange et des moyens de payement, mais qui ne peuvent fonctionner ni comme des mesures de valeur ni comme des moyens de thésaurisation. Encore est‑ce une économie para‑ ou pseudo‑monétaire. Mais Romano montre aussi qu’il en existe une autre, bien plus étendue, qui, elle, ne pratique que l’autoconsommation et, le cas échéant, le troc. Voilà qui explique le titre de son livre : les pseudo‑monnaies ajoutées à la monnaie et le pluriel qu’y prend le mot économie.

31 Reste à savoir comment ces trois économies différentes – l’économie monétaire, l’économie pseudo‑monétaire et l’économie naturelle – s’articulent l’une sur l’autre. Ce problème de la coexistence des formes hétérogènes de la production et de l’échange, qui est pour Romano une vieille connaissance, trouve dans son dernier livre une solution. Il montre en effet que l’économie pleinement monétarisée et l’économie naturelle sont les deux extrêmes d’une structure stratifiée dans laquelle s’intercale, en tant que niveau intermédiaire, une économie à double face : monétarisée dans ses échanges vers le haut, avec le grand commerce, elle utilise des signes pseudo‑monétaires dans ses échanges vers le bas, avec les consommateurs. Il montre aussi que le maintien de l’économie naturelle résulte pour une part d’une politique monétaire délibérée qui vise à maintenir en état de dépendance les masses paysanne, indiennes. Il montre la présence du troc au sein même du grand commerce et l’intervention de la monnaie dans l’économie naturelle quand un paysan vend sa poule pour payer les impôts. En un mot, il montre tout un système d’échanges entre les différentes économies qui fait de celles‑ci les composantes d’une même structure.

32 Je n’ai aucune compétence pour apprécier l’apport du dernier livre de Romano à l’histoire économique et sociale du Mexique au XVIIIe siècle. Je peux dire seulement que pour un historien de la culture européenne c’est un livre passionnant et qui donne à penser. D’abord parce qu’il oblige de se demander quel serait le résultat d’une analyse

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de la circulation monétaire dans différents pays de l’Europe de la première modernité si on la faisait en suivant mutatis mutandis l’exemple de Romano. Et qu’il permet d’énoncer l’hypothèse que dans certains pays, notamment de l’Europe de l’Est, il ne serait pas très différent de celui que Romano présente dans le cas mexicain. Or les individus qui fonctionnent dans des économies différentes, vivent de ce fait dans différents univers mentaux et culturels. Qu’il suffise de noter qu’une économie monétarisée suppose une maîtrise de l’écriture et du calcul ainsi qu’un apprentissage de la mesure et, plus généralement, des catégories quantitatives, qu’elle impose un effort d’abstraction, qu’elle conduit à une appréhension du temps qui met l’accent sur un avenir différent du présent, pour comprendre les difficultés de communication entre les individus immergés dans des économies différentes, même quand ils parlent une même langue, ce qui n’est pas toujours le cas. Voilà qui permet de dire que les historiens de la culture feraient bien de s’imprégner de la sensibilité à « la coexistence des asynchronismes » pour reprendre une expression de Witold Kula, grand historien de l’économie mais qui n’en oubliait jamais la dimension culturelle – sensibilité si vive chez Romano et que son dernier livre illustre d’une manière si éclatante.

II.

33 Point d’encyclopédie sans une équipe qui en assume la réalisation. Encore faut‑il qu’il y ait un initiateur, créateur de l’équipe même et maître d’œuvre : auteur du plan d’ensemble et directeur des opérations. Dans le cas de l’Encyclopédie Einaudi, ce rôle a été tenu par Ruggiero Romano : il en a été, en même temps, compositeur et chef d’orchestre. Dans sa vie, l’Encyclopédie a occupé environ dix ans. Toute présentation de ses activités et de ses travaux, qui n’en tiendrait pas compte, les aurait donc privés d’une composante essentielle, comme tout portrait de Romano serait appauvri s’il ne montrait pas que cet historien est aussi un homme d’action. C’est en être un, en effet, que de lancer et de diriger des entreprises éditoriales telles qu’une histoire des révolutions, une histoire d’Italie ou une encyclopédie, au lieu de cultiver son jardin et d’allonger, en toute tranquillité, la liste de ses publications personnelles. Dans le monde où nous vivons, c’est une manière plus efficace peut‑être que d’autres de promouvoir une politique culturelle, d’induire dans l’opinion des transformations lentes et à première vue insaisissables mais qui peuvent éventuellement s’avérer durables et profondes. Les quelques dizaines des milliers des lecteurs de l’Encyclopédie Einaudi, qui, au fil des années, en auront lu plusieurs articles et renvois, parcouru les tables des matières, regardé les illustrations et consulté les index, se seront ainsi imprégnés, sans même parfois s’en rendre compte, d’un certain esprit ; leur attitude à l’égard de problèmes de notre époque ne sera plus la même qu’avant.

34 Pendant les années de travail rédactionnel, le projet initial de l’Encyclopédie a subi certains changements de détail. Quelques articles en ont été éliminés, d’autres sont venus prendre leur place qui, à l’origine, n’avaient pas été prévus. Plus important encore : le choix des auteurs a déterminé le contenu des articles et parfois aussi leurs dimensions, ce qui a établi à l’intérieur de l’Encyclopédie des hiérarchies d’importance des sujets pas tout à fait conformes à celles que ses rédacteurs envisageaient au départ. Résultante de l’action de plusieurs facteurs et du hasard qui a eu aussi son mot à dire, l’Encyclopédie telle qu’elle se présente sous sa forme achevée entretient donc avec son projet initial le même rapport qu’une œuvre musicale avec sa partition : elle en est une

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des réalisations possibles. Mais, quels que soient au demeurant les mérites des exécutants, ce qui définit une œuvre musicale, lui donne son identité propre, c’est précisément la partition qu’elle incarne. De même, ce qui définit l’Encyclopédie Einaudi, c’est précisément son projet initial conçu par Romano et qui est resté substantiellement le même dès le début jusqu’à la fin. C’est donc ce projet que nous allons maintenant analyser pour en expliciter la philosophie sous‑jacente et définir de la sorte l’esprit que l’Encyclopédie veut inculquer à son public.

35 La première chose qui ne peut ne pas frapper un lecteur attentif de la table des matières de l’Encyclopédie Einaudi, c’est l’absence de certains ingrédients qui, jusqu’à maintenant, semblaient devoir faire partie de tout ouvrage de ce genre. Des noms propres d’abord, anthroponymes, toponymes ou ethnonymes, qui fournissent les gros bataillons d’entrées des encyclopédies les plus répandues et qui ont été bannis de celle de Romano. Des « ismes » ensuite dont notre époque est si friande et qui, malgré les apparences, fonctionnent en fait, eux aussi, comme des noms propres ; en témoigne le besoin qu’on ressent d’ajouter à chacun une épithète dès qu’il risque de désigner une classe d’objets, de même qu’on ajoute un prénom à un nom de famille. De ces « ismes », un seul a survécu dans l’Encyclopédie, visiblement par mégarde. En ont été complètement éliminés, en revanche, les termes spécialisés de différents secteurs de la science, de la technique, de l’art, de l’économie, etc., si nombreux pourtant dans les langues contemporaines.

36 Tous ces mots ostracisés par Romano désignent soit des individus : des phénomènes pris en tant que non‑répétitifs, uniques et partant purement factuels – ainsi en est‑il de tous les noms propres et des « ismes » – soit des objets enfermés chacun dans un domaine particulier et, du fait de leur circulation restreinte, n’intéressant que ceux qui cultivent tel domaine précis. Pour cette raison même, de pareils mots sont perçus par qui les rencontre pour la première fois comme s’ils appartenaient à une langue étrangère : ils déclenchent quasi‑automatiquement une question qui porte sur leur sens et leur signification, ils poussent à s’enquérir à leur sujet dans un dictionnaire ou une encyclopédie. Tous ces mots ayant été amputés par une opération radicale, que reste‑t‑il encore dans le lexique qui soit susceptible de donner matière à un ouvrage de ce type ?

37 Restent les mots usuels, les mots de tous les jours que chacun croit comprendre immédiatement car chacun s’en sert sans commettre des contre‑sens trop graves ; des mots qui dans la vie quotidienne semblent ne poser aucun problème comme s’ils étaient transparents : « eau » ou « animal », « image » ou « mémoire », « santé » ou « vie ». Restent aussi des termes scientifiques ou philosophiques, économiques ou techniques, mais qui ont été extraits de leurs secteurs d’origine et se sont fondus dans le langage usuel ; même les quotidiens parlent maintenant de « homéostase », de « morphogenèse », de « structure » ou de 1’« univers ». C’est donc à l’intérieur d’un lexique accessible à quiconque a atteint le niveau d’instruction qu’un très fort pourcentage de membres de notre société est supposé avoir atteint, qu’ont été choisis les mots devenus, chacun, l’intitulé d’un article de l’Encyclopédie Einaudi. Au lieu d’aller vers le rare, apparemment plus difficile et censé devoir être expliqué en priorité, elle s’oriente vers le commun, apparemment facile et paraissant ne pas exiger de clarification.

38 Le renversement est donc total par rapport à la démarche traditionnelle des organisateurs d’entreprises encyclopédiques : ils construisent leurs œuvres de façon à

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ce qu’elles répondent à une curiosité déjà éveillée par la rencontre de quelque chose d’insolite, de rare, d’inconnu ou d’incompréhensible ; Romano, au contraire, a programmé la sienne de manière à ce qu’elle éveille la curiosité même pour des objets qui semblent n’être que trop bien connus, leurs noms étar.t invoqués très fréquemment, le plus souvent dans des circonstances fort banales. Peu utile pour jouer à des jeux télévisés ou pour faire des mots croisés, l’Encyclopédie Einaudi a pour tâche de rendre problématique quelque chose qui paraissait familier, d’accoler un point d’interrogation à quelque chose qui se présentait depuis toujours comme allant de soi, non pour avoir été étudié, mais simplement à cause de l’accoutumance. Elle veut détruire une complicité tacite entre les utilisateurs des mots et les objets que ces mots désignent, et la remplacer par une compréhension lucide, consciente de problèmes en jeu et de moyens utilisés pour les résoudre.

39 La liste même d’articles de l’Encyclopédie montre donc que le rôle qui lui est assigné diffère de celui que jouent habituellement les ouvrages rangés sous cette rubrique : au lieu de raffermir les certitudes, elle s’applique à propager le doute. C’est ce qui explique les traits caractéristiques de chaque article pris à part et d’abord le fait qu’aucun ou presque n’en est écrit dans ce style impersonnel, propre à des encyclopédies ou aux dictionnaires usuels et qui procède de la conviction que l’auteur doit présenter les faits ou énoncer des thèses incontestables. Dans cette optique, l’utilisateur d’une encyclopédie se limite à admettre passivement ce qu’on lui donne car il est supposé, en s’adressant à celle‑ci, non pas exercer ses facultés critiques mais seulement consulter : combler en quelque point précis les lacunes de ses connaissances.

40 Si presque chaque article de l’Encyclopédie Einaudi est écrit d’une manière très personnelle, c’est parce qu’il ne s’agit pas ici de proférer des évidences. Et c’est aussi parce qu’il existe mille manières de rendre un objet problématique ; il suffit, dans chaque cas, d’en choisir celle qui convient le mieux à l’auteur pour que, ayant une fois maîtrisé la démarche, le lecteur sache en trouver d’autres lui‑même. Car le destinataire de l’Encyclopédie est supposé être précisément un lecteur qui cherche non un renseignement particulier mais plutôt une vue d’ensemble de tel ou tel autre objet. Il est donc supposé ne pas se contenter de consulter l’Encyclopédie mais lire les articles qui l’intéressent pour assimiler les raisonnements qui y sont à l’œuvre ou saisir les points de vue de leurs auteurs. Pour ma part, ayant lu un pourcentage très élevé de l’ensemble d’articles de l’Encyclopédie, je pense pouvoir affirmer qu’ils sont en majorité écrits pour être lus et qu’ils le sont aussi de manière à remettre en question les certitudes, très souvent plus illusoires que réelles.

41 Ce qui est désigné ici par « manière personnelle » tient d’abord à l’absence d’un schéma uniforme imposé à tous les auteurs. Chaque article commence là où son auteur trouve utile de commencer et chacun suit un ordre qui lui est propre sans qu’un mode d’exposition soit privilégié. En fait, la seule chose suggérée aux auteurs, c’était d’éviter d’être « encyclopédiques », de ne pas viser à être exhaustifs, de ne pas céder à la tentation d’établir des bilans définitifs de nos connaissances, d’avoir le courage de se concentrer sur ce qu’on estime important, de justifier ses choix, de prendre position. Certes, les proportions sont très variables, dans les différents articles, entre les données factuelles et les opinions qu’on énonce à leur sujet : ici on est très proche du style impartial et détaché d’un manuel ou d’un dictionnaire ; ailleurs, on donne presque dans la polémique. Ceci dit, et quelles que soient leurs particularités, les articles de l’Encyclopédie Einaudi sont, en général, des essais au sens de Montaigne ou de Bacon :

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ils opèrent des remises en cause, indiquent leurs propres limites, posent des questions qui ne comportent pas – ou pas encore – de réponses, présentent des programmes de recherche. Bref, ils tendent à susciter une attitude active à l’égard de la connaissance.

42 Chaque article pris à part est donc censé devoir être lu et pouvoir l’être à condition de disposer de compétences idoines, différentes, cela va de soi, dans le cas d’« amour » et dans celui de « structures mathématiques ». Mais l’Encyclopédie prise comme un tout est, elle aussi, censée devoir et pouvoir être lue, ce qui ne signifie certes pas qu’on ait jamais pensé à un lecteur qui en eût lu tous les articles dans l’ordre de l’alphabet. Elle prétend être plus qu’un recueil d’articles indépendants les uns des autres. Elle affirme avoir des principes organisateurs qui en font un ensemble virtuel de totalités signifiantes, différentes par les éléments dont elles sont composées et les réseaux de relations établies entre ces éléments. Une multiplicité de pistes relie, en effet, tel article à tel autre arbitrairement choisi, bien qu’en apparence il n’y ait entre les deux rien de commun. C’est au lecteur de choisir celle qui, de son point de vue, paraît la plus intéressante à explorer, ou d’en parcourir plusieurs ; les éditeurs se limitent à en suggérer certaines dans leurs renvois Prise comme un tout, l’Encyclopédie se présente donc sous forme d’un réseau dont chaque article est un nœud, croisement d’un nombre variable de lignes. Le choix des points de départ et d’arrivée ainsi que des chemins unissant celui‑ci à celui‑là est laissé à la liberté des lecteurs dont chacun organise, à partir d’éléments et de parcours que lui fournit l’Encyclopédie, sa propre totalité intelligible. La seule chose que les éditeurs tentent d’imposer, c’est le sentiment d’insuffisance de chaque article pris en particulier, l’idée que tous, bien qu’à des degrés variables, ils ont besoin les uns des autres pour être compris de façon adéquate.

43 La philosophie sous-jacente d’une encyclopédie moderne, aménagée suivant l’ordre de l’alphabet, est, par la force des choses, nominaliste et empiriste, même si les opinions professées par ses éditeurs sont tout à fait différentes. Elle est nominaliste et empiriste simplement parce qu’elle suppose l’univers divisible en un certain nombre forcément fini, d’objets dont chacun est censé être couvert par un article. Ces objets sont posés comme isolés les uns des autres, sinon ils ne sauraient donner lieu à des articles autonomes ; plus exactement : ils sont censés n’entretenir que des rapports d’inclusion, de contiguïté, de succession ou de similitude. Nous sommes donc ici dans un monde analogue à celui des impressions et des idées, dont parle Hume : il est composé d’unités autonomes qui s’associent selon quelques règles simples. Les unités ce sont évidemment des articles et le rôle de règles d’association est tenu par les renvois. Ainsi Chicago renvoie aux Etats‑Unis qui renvoient à leur tour à l’Amérique : inclusion. Ainsi l’Angleterre renvoie à l’Ecosse, à l’Irlande et au Pays de Galles : contiguïté spatiale. Ainsi Charles VI, roi de France, renvoie à son père, Charles V, et à Jeanne de Bourbon, sa mère : succession. Ainsi enfin, l’oxygène renvoie à l’azote et à tous les autres gaz : similitude.

44 Bref, I’univers d’une encyclopédie traditionnelle se présente en tant qu’un ensemble fini d’éléments bien circonscrits ; c’est son premier trait. Le deuxième, c’est que ces éléments sont répartis entre différents niveaux de généralité. Tout en bas se trouvent des individus désignés par les noms propres. Puis viennent les classes d’individus, que désignent des noms communs et des classes de telles classes, c’est‑à‑dire les abstractions de généralité croissante, tacitement supposées avoir leur fondement dans le raisonnement inductif, et qui dégagent les caractères inhérents à tous les individus faisant partie d’un ensemble ou à tous les ensembles faisant partie d’un ensemble de

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niveau plus élevé, etc. Dispersé entre les articles qui se suivent dans l’ordre parfaitement aléatoire de l’alphabet, le savoir contenu dans une encyclopédie acquiert ainsi une structure hiérarchique et linéaire que visualise parfois la typographie.

45 L’idée de Romano était de faire une encyclopédie qui ne soit ni nominaliste ni empiriste. En témoigne l’élimination des noms propres et partant des individus, qui suffit à modifier radicalement l’ontologie de l’univers dont l’Encyclopédie Einaudi se veut l’inventaire. En témoigne aussi l’élimination de termes spécialisés de disciplines scientifiques, de l’économie, de l’art, etc., qui fait que sont absentes de cet univers des généralisations de faible portée. Dans le lexique de l’Encyclopédie Einaudi sont majoritaires les substantifs qui désignent des abstractions de niveaux élevés, bien que différents ; on pourrait dire que cet univers est peuplé non par des individus mais par des « universaux ». Cette orientation anti‑nominaliste s’exprime le mieux dans ce qui constitue une des principales innovations de Romano et qui est le groupement des articles en « paquets » ou, si l’on veut, en constellations. Un graphe devenu emblématique de l’Encyclopédie Einaudi montre toutes ces constellations, leurs composantes et les relations de plus ou moins grande proximité entre chacune d’elles prise à part et les autres.

46 L’unité de base de l’Encyclopédie est donc non pas tant un article qu’un ensemble d’articles qui décrivent les objets censés appartenir à un même champ, se laisser subsumer sous un même « universel » ou traiter en tant que modalités ou aspects d’une même entité abstraite. A l’idée nominaliste d’élément isolable s’oppose ici la conviction que certains liens entre tel objet et tels autres sont constitutifs de ces objets mêmes et qu’on ne saurait donc légitimement les laisser de côté. La conviction, autrement dit, que plus encore que les éléments ce sont les relations qui sont réelles. C’est elle qui fonde la préférence accordée aux « universaux ». Et c’est elle que l’Encyclopédie s’applique à imposer à ses lecteurs quand elle insiste sur l’insuffisance de chaque article pris en particulier. En les incitant de la sorte à organiser leurs parcours personnels d’article en article, à les regrouper de façon qu’ils trouvent à un moment donné la plus éclairante, on leur montre que l’ensemble virtuel de totalités intelligibles que comporte l’Encyclopédie et dont seule la collection complète définit l’univers qu’elle décrit, est, bien que fini, tellement grand qu’à tous usages pratiques il peut être considéré comme inépuisable.

III.

47 Tentative de susciter une prise de distance à l’égard de choses qui, normalement, nous sont si proches que nous n’y pensons même pas ; volonté de privilégier le répétitif, le général, le fréquent, et non l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ; insistance sur les totalités conçues comme des structures et non sur des éléments isolés : impossible de ne pas reconnaître dans tout cela une mise en œuvre des principes introduits dans la recherche historique par les fondateurs de l’école des « Annales » : Marc Bloch, Lucien Febvre, Fernand Braudel. De cette filiation attestée par ses très nombreuses contributions publiées dans les « Annales » entre 1952 et 1968, par sa collaboration avec Fernand Braudel et par son enseignement, Romano est parfaitement conscient. Rien ne l’illustre mieux que le commentaire qu’il a donné de la « globalité » caractéristique de la vision braudelienne de l’histoire : « La globalità è, dunque, essenzialmente la coscienza che non esiste un fatto storico isolato ma che la storia è un tutto articolato e

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che una volta che si esamina un problema, bisogna pur essere coscienti che esso ne mette in movimento un’infinità d’altri. Non si tratta di risalire periodicamente e ritualmente ad Adamo ed Eva ma di sapere – appunto : avere la coscienza – che oltre quello specifico problema studiato ve ne sono altri e che la storia, in conclusione, è un meccanismo, e che ogni pezzo d’un meccanismo non esiste in se stesso ma solo in funzione degli altri, di tutti gli altri. »1

48 Remplaçons ici « histoire » par « Encyclopédie » et « fait historique » par « fait » tout court et nous aurons une description adéquate de la pratique encyclopédique de Romano lui‑même, dont le lien avec la pratique historique de ses maîtres, qui a été et qui reste la sienne propre, devient ainsi tout à fait explicite. Une telle substitution d’« Encyclopédie » à « histoire » dans l’extrait qu’on vient de citer n’est nullement arbitraire. De la pratique historique de Romano telle que nous venons de la décrire, on peut dire, en effet, qu’elle manifeste une curiosité encyclopédique. Sa réflexion sur l’histoire et sur le métier d’historien s’enracine de ce fait dans une longue fréquentation de sources très variables tant chronologiquement que géographiquement et aussi, chose non moins importante, hétérogènes : des mercuriales et des traités de civilité, des écrits politiques et des descriptions ethnographiques, des comptes d’exploitation et des photos.

49 Or une réflexion sur l’histoire et sur les moyens intellectuels permettant de la penser et de la décrire comme un tout, construit conformément aux principes bien motivés, n’est qu’une variante de la réflexion sur l’encyclopédie : sur la possibilité de traiter comme un tout la culture dans son ensemble. Dans les deux cas, le problème à résoudre est le même : c’est celui de la synthèse ; à partir de composantes qui apparaissent au départ comme se satisfaisant, chacune, à elle‑même et qui, dans une certaine mesure sont effectivement autonomes, il s’agit d’arriver à une totalité intelligible et telle que ses parties, sans toutefois se fondre et devenir indistinctes, renvoient les unes aux autres. Présent dans la pensée européenne depuis la fin du XVIIe siècle, depuis Du Cange et Bayle, le lien entre le problème de la synthèse historique et celui de l’encyclopédie a été conçu d’abord en tant qu’opposition du temps et de la raison, de l’histoire et de la logique ou du système. C’est l’idée de progrès, qui a permis aux encyclopédistes des Lumières de surmonter une telle approche. Mais il reviendra à Hegel de bâtir toute une philosophie sur l’idée que cette opposition n’est qu’illusoire et que l’histoire manifeste le dévoilement dans le temps d’une rationalité ; conjointement l’encyclopédie hégelienne s’avère, en un sens, historique.

50 Repris par Croce avec des changements qui ne nous importent pas ici, cet enseignement de Hegel permet de dignifier l’histoire en lui assignant pour tâche d’englober toutes les productions de la culture et en l’identifiant de la sorte à l’encyclopédie. Les fondateurs des « Annales », de leur côté, semblent avoir rencontré la même problématique par l’intermédiaire de Henri Berr dont la revue s’appelait « Revue de Synthèse Historique » avant de devenir tout simplement « Revue de Synthèse ». Ils en ont hérité l’aspiration à une histoire intelligible, opposée à celle des érudits se contentant d’accomuler les faits, et qui, au lieu d’être réductionniste, serait « totale » ou « globale » ; ils en ont hérité de même une conscience aiguë de liens d’une telle histoire avec une approche encyclopédique de la culture. En témoignent non seulement des textes programmatiques mais aussi les activités de Lucien Febvre dans l’ Encyclopédie Française et la création par lui et par Fernand Braudel de cette institution à visée encyclopédique qu’a été, dès ses débuts, la VIe section de l’Ecole Pratique des

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Hautes Etudes. En témoignent encore mieux les « Annales » qui, tranchant sur les revues historiques traditionnelles avec leur répertoire de thèmes bien délimité, se sont intéressées d’emblée à toutes choses ayant trait aux économies, sociétés, civilisations, au point de devenir, après les dix premières années de parution, une véritable encyclopédie.

51 Issue de deux traditions qui se sont rencontrées en la personne de Romano : de celle de Croce, d’une part, et de celle de Febvre et de Braudel, de l’autre, l’Encyclopédie Einaudi montre de plusieurs façons que le point de vue historique y est tenu pour épistémologiquement privilégié. Une telle option n’est certes pas partagée par tous les auteurs. Mais elle est incorporée dans le plan général de l’ouvrage. Sur 71 paquets qui totalisent 560 articles, 16 paquets avec 111 articles sont consacrés aux mathématiques, à la physique (en un sens très large) et à la biologie ; 14 paquets avec 104 articles appartiennent à la philosophie y compris la philosophie des sciences, qui s’y taille la part du lion ; 41 paquets, soit 345 articles, traitent en revanche de problèmes de l’histoire dans l’acception donnée à ce terme par les « Annales », de l’histoire « science des sciences de l’homme » selon une formule de Braudel, de l’histoire qui s’intéresse à toutes les composantes de la culture matérielle et non‑matérielle ou mieux : au tout de l’être pour autant qu’il ait fait ou qu’il fasse partie de l’horizon humain.

52 Ce privilège accordé au point de vue historique, encore un trait caractéristique de la philosophie sous-jacente à l’Encyclopédie Einaudi, la situe, conjointement avec son anti‑nominalisme et anti-empirisme, aux antipodes de la position positiviste, ce que confirme une comparaison, même cursive,avec l’Encyclopedia of Unified Science. De deux faces des sciences de la nature et des mathématiques, qui, bien qu’elles décrivent quelque chose de réel, indépendant de l’homme et conditionnant son apparition et son existence même, ne décrivent cela que dans une perspective humaine, variant dans le temps et dans l’espace, de ces deux faces donc, l’Encyclopédie Einaudi insiste sur la seconde, tandis que l’Encyclopedia of Unified Science met l’accent sur la première. Il est vrai que cette encyclopédie introduit, elle aussi, la dimension historique, en publiant l’ouvrage célèbre de Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions. Mais il est certain que ses directeurs n’ont jamais été effleurés par l’idée de traiter du chaos et du cosmos, de la nature, du micro‑ et macro‑cosme, de l’alchimie, de l’astrologie, de la cabale et des éléments – toutes choses auxquelles l’Encyclopédie Einaudi consacre des articles, ce qui ne l’empêche nullement de parler de la relativité et des quanta, de l’entropie et de l’osmose, de l’espace‑temps et de la transition des phases.

53 En insistant sur le point de vue historique, on risque cependant de susciter un malentendu, le mot « histoire » et les exemples d’articles qui viennent d’être évoqués pouvant suggérer que l’Encyclopédie Einaudi est tournée vers le passé et qu’elle met sur le pied d’égalité la science contemporaine et le savoir traditionnel. Il est certes vrai que l’Encyclopédie a été conçue par Romano de manière à ce que les liens ne soient pas rompus entre le passé et le présent, à ce que ce dernier n’apparaisse pas comme une création ex nibilo ou comme produit d’une rupture avec tout ce qui l’a précédé. Mais il est encore plus vrai qu’elle a été conçue de manière à être ouverte sur l’avenir, de manière à ce que le présent n’apparaisse pas comme se suffisant à lui‑même, comme une fin. L’Encyclopédie Einaudi se place elle‑même dans l’histoire, s’affirme elle‑même comme historique et consciente de son historicité au sens où elle donne à entendre à ses lecteurs qu’elle n’est pas et ne saurait être un bilan définitif des connaissances. Elle se veut une synthèse inachevée parce que toute synthèse humaine ne peut être

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qu’inachevée, parce qu’il y aura un avenir et qui comportera nécessairement des aspects surprenants, remettant en cause les acquis du présent. Adopter le point de vue historique, c’est accepter un tel avenir.

AUTEUR

KRZYSZTOF POMIAN Centre de recherches historiques École des hautes études des sciences sociales Paris

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Le carnet de bord d’un historien bourlingueur Le drapeau et l’identité nationale

Ruggiero Romano

1 La nation, vous connaissez ? Voyons donc, on nous a enseigné depuis belle lurette que la nation, nos nations, sont assez vieilles : elles remontent à la création de l’État-Nation et, avec un peu de bonne volonté, on peut même remonter plus loin dans le temps, par exemple en France jusqu’au couronnement en 987 de Hugues Capet. Si cette dernière proposition est totalement fausse (il ne s’agit que d’une phrase d’occasion écrite par un historien en 1987, à l’occasion d’un millénaire...), la tendance à faire remonter au XVe siècle l’idée de nation est elle aussi discutable car – en compagnie d’un véritablement grand historien, Federico Chabod –1 on peut soutenir avec des solides arguments que l’idée de nation s’affirme seulement autour de la moitié du XVIIIe siècle, en Suisse (surtout en Suisse) et en Allemagne (et aussi en France). Plus tard, la révolution française achèvera l’ouvrage et alors on passera très vite de l’idée de nation au nationalisme.

2 Mais je ne veux pas insister sur ce thème2et reprendre des polémiques qui n’ont rien à voir avec ce que j’aimerais raconter ici.

3 Les couleurs du drapeau mexicain, depuis l’indépendance du pays en 1821, sont vert, blanc, rouge. Rien de très particulier. Infiniment plus intéressants sont les symboles qui apparaissent sur la partie blanche : un monticule de terre qui porte un nopal (le cactus de la figue d’Inde) sur lequel se perche – solidement agrippé par ses serres – un aigle tenant dans son rostre un serpent.

4 Donc, si un drapeau doit représenter l’identité d’un pays, dans le cas mexicain cette fonction n’est pas assurée par les couleurs (qui pourraient se confondre avec celles du drapeau italien), mais par les symboles. C’est eux qui « font » le drapeau et ils sont anciens, très anciens. Le recours à tout ce qui est antique est fondamental dans la constitution de la légitimité d’une nation. Un jeune pays qui veut affirmer son indépendance nationale a tout intérêt à recourir à des symboles dont les origines se perdent dans la nuit des temps.3 De même un régime nouveau essaye toujours (ou assez

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souvent) de se parer des symboles anciens, comme par exemple en France le gouvernement de Vichy, entre 1941 et 1945, adopta des signes et symboles gaulois4.

5 Que sont-ils donc les antiques symboles qui apparaissent dans le drapeau mexicain ?

6 Le monticule à l’origine est en réalité une pierre, représentation du cœur arraché à Cópil, le prototype de l’ennemi des Aztèques. De ce cœur jaillit le nopal (la forme de ses fruits rappelle d’ailleurs celle d’un cœur) qui représente l’arbre cosmique. L’aigle n’est que le double du soleil, un soleil qui triomphe de ses ennemis, symbolisés par le serpent. Et l’ensemble de tous ces éléments représente la fondation primordiale.

7 Les premières représentations iconographiques de ces symboles nous sont attestées dès le IIIe siècle après le Christ. Elles traversent un laps de temps assez considérable et se heurtent à des faits majeurs comme la conquête espagnole et la christianisation qui en découle.

8 On pourrait croire que, du fait de l’énorme processus de déculturation du monde indigène, ces symboles étaient destinés à disparaître, en tout cas à perdre leur signification. Or, il n’en est rien ; ils luttent avec succès contre les symboles nouveaux : dès le XVIe siècle l’aigle mexicain s’introduit partout plus ou moins subrepticement : dans telles sculptures de couvents franciscains ou dans les fresques de couvents augustiniens, et jusque dans l’ écusson de la ville de México. Ainsi se met en place une véritable guerre des symboles qui voit le triomphe de la tradition indigène, à tel point que les autorités espagnoles sentent bien que cet oiseau rivalise avec succès avec l’aigle à deux têtes de la monarchie espagnole Un dessin de 1666 montre l’aigle espagnol qui chasse de son nid l’aigle mexicain : une réalité ou plutôt un souhait ? Car, si le vice-roi Palafox a ordonné en 1642 de supprimer l’écusson avec l’aigle mexicain et décidé aussi de l’arracher de la fontaine qui est devant le palais vice royal, cet ordre n’a pas été exécuté ou – s’il l’a été – son effet a été de courte durée puisque l’aigle apparaît à nouveau sur la fontaine dans une lithographie de 1761. Par la suite on trouvera les symboles indigènes même sur le fronton des bâtiments publics, l’Hôtel de la Monnaie ou la Douane ou l’Académie des Beaux Arts (cette dernière, il est vrai, ajoutera le laurier au nopal...). Mais il y a un autre chemin plus profond et plus important de ce triomphe de l’aigle mexicain : la vierge de Guadeloupe. Dès le milieu du XVIIe siècle (en 1648, plus exactement) apparaissent des dessins qui la représentent non plus portée par un ange mais debout sur un nopal avec un aigle qui derrière elle déploie ses ailes. Le symbole du nopal est clair, mais celui de l’aigle est encore ambigu car il s’agit d’une bête à deux têtes et donc il a un lien seulement indirect avec l’aigle mexicain, plus direct avec l’héraldique espagnole. Toutefois ce n’est là qu’’une première étape car progressivement la vierge apparaît de plus en plus souvent appuyée sur le nopal surmonté par l’aigle avec le serpent dans le rostre. En somme, dès le XVIIIe siècle, la vierge chrétienne véhicule l’ensemble symbolique indigène.

9 Dans ces conditions il est clair que la recherche d’un symbole de l’identité de la nation mexicaine au moment où le Mexique conquiert son indépendance, est assez simple : quoi de mieux – de plus profondément mexicain – que le monticule, le nopal, l’aigle et le serpent ? Cet ensemble symbolique joue parfaitement son rôle aujourd’hui encore.

10 Tout ce que je viens de dire, je l’ai tiré des multiples richesses offertes par un petit livre de Enrique Florescano5. La réputation de cet historien n’est plus à faire : il y a trente ans déjà il s’est imposé au niveau international avec son premier livre sur l’histoire des prix au Mexique. Ensuite, sa recherche l’a porté à s’occuper surtout (mais non

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exclusivement) d’histoire économique de son pays, des épidémies, des sécheresses, du commerce. Et dans tous ces domaines il a laissé une empreinte très ferme.

11 Il est évident que ces titres de mérite des années passées ne sont pas pas une raison suffisante pour suivre l’auteur dans la démarche de ce petit livre de poche. Je veux dire qu’on peut ne pas lui reconnaître une autorité suffisante pour le suivre dans sa chevauchée à travers les millénaires à la poursuite des symboles d’identification de la nation mexicaine. Mais le fait est que ce livre s’appuie sur des fondations solides car, depuis une dizaine d’années, Enrique Florescano a publié plusieurs gros ouvrages6, à l’érudition impressionnante, sur des thèmes archéologiques, anthropologiques, sociologiques. Ne nous y trompons pas cependant : le problème fondamental de ces dernières recherches n’est ni anthropologique, ni archéologique, ni religieux, il est essentiellement historique : comment se sont formés dans un passé lointain -à la limite de la préhistoire- certains mythes, certaines croyances, et comment se sont-ils conservés ou ont évolué dans la longue durée, jusqu’à nos jours ?

12 Il faut ajouter que Enrique Florescano ne nous a pas offert seulement le fruit de son travail personnel mais qu’il a poursuivi ses recherches sur l’identité nationale dans d’autres livres dont il est le promoteur (l’Editor, comme on dit maintenant) et qui portent tous sa marque7, qui reprennent certains des thèmes archéologiques, anthropologiques, sociologiques déjà traités par lui, mais en élargissant considérablement le champ d’investigation.

13 Je ne veux pas dire que la petite histoire du drapeau écrite récemment par Enrique Florescano serait l’aboutissement, la summa, de ses recherches passées et que celles-ci y « confluent ». Plus simplement, je soutiens que ceux qui seraient tentés de considérer « léger » ce petit livre se tromperaient lourdement. Ce drapeau est solidement planté au sommet d’une masse documentaire sans faille. Et c’est cet ensemble qu’il faut prendre en examen. La thèse profonde de Enrique Florescano est que l’idée que dans l’histoire de son pays il y a un avant et un après la conquête espagnole, est fausse ou du moins à fortement nuancer. C’est une idée espagnole, eurocentrique, qui ne correspond pas à la réalité de la conscience indigène (c’est à dire de la masse de la population). Des mythes millénaires se sont conservés, tout en se modifiant, et dans ces mythes les mexicains se sont constamment reconnus. Prenons Quetzalcóatl, le serpent à plumes : véritable mythe agricole, héros culturel, il persistera dans la mémoire de la population indigène même pendant la période coloniale, sous la forme d’un apôtre qui serait arrivé au Mexique longtemps avant les espagnols. Autre forme possible de survie, Quetzalcóatl serait un roi-prêtre détrôné qui aurait annoncé l’arrivée des blancs barbus. Mais c’est à la Vierge de Guadeloupe que revient le rôle le plus important dans ce processus de syncrétisme, non seulement parce qu’elle réunit le nopal, l’aigle, le serpent mais aussi parce que, en elle et par elle, survit dans la croyance indigène le souvenir de Tonantzin, la mère antique de tous les dieux.

14 J’avoue avoir été fasciné par les travaux de Enrique Florescano. Certes, on peut très bien ne pas le suivre dans son idée d’une persistance continue de l’identité « nationale » mexicaine au travers des siècles8,mais on ne peut pas ne pas accepter son effort de suivre avec une si grande passion les apparitions et les résurgences de mythes, d’idées par des cheminements compliqués, confus, labyrinthiques. Cette quête reflète certainement son amour de la patrie mais aussi et surtout sa passion d’historien, qui veut se confronter aux problèmes de la longue durée.

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15 Je ne sais pas si Enrique Florescano a raison ou tort, mais de toute façon il me semble que le mérite de son travail de plus de dix ans ne réside pas dans son tort ou sa raison, mais dans l’ effort qu’il a accompli. Je veux dire que je ne sais pas, par exemple, si on peut comparer la persistance millénaire de l’ensemble mexicain tel qu’il a été montré et démontré par Florescano au rôle de l’ étoile de David dans l’histoire du peuple juif, car il est facile d’objecter qu’ il y a au moins deux grosses différences entre les deux exemples : • a) le peuple juif constitue un ensemble dès l’antiquité, avant même la diaspora. Il est difficile de dire que les ethnies qui habitaient l’espace actuel du Mexique aient jamais constitué une unité dans l’antiquité. Je veux bien que sous des formes différentes Quetzalcoatl ait été présent dans toute l’Amérique Centrale, mais cela ne me paraît pas suffisant car nous savons que ces héros culturels, ces héros fondateurs, constituent un élément fondateur d’innombrables sociétés ; • b) dans le cas mexicain, il n’y a jamais eu de dispersion du peuple mexicain (et y a-t-il un peuple « mexicain », qui couvre toutes le ethnies, du Nord du pays à la frontière avec le Guatemala ?) Au contraire, la millénaire cohésion juive est due en bonne partie à la dispersion, à la nécessité de se conserver dans sa spécificité. Enrique Florescano sait mieux que moi que le projet « impérial » espagnol de créer la « république des espagnols » nettement séparée de la « république des indiens », ne se réalisa jamais et que l’on assista au triomphe du métissage physique (et culturel plus encore).

16 Cela dit, on ne peut pas balayer d’un geste de la main les résultats des travaux d’Enrique Florescano car – je le répète – ils posent, sur des bases très solides, un problème historiographique très important : celui de la longue durée.

17 Moi aussi je crois avec Enrique Florescano que le syncrétisme entre valeurs indigènes et valeurs hispano-chrétiennes qui se réalisa au Mexique pendant la période coloniale se fit en bonne partie à l’avantage des éléments traditionnels indigènes. Mais je crois aussi que ce même phénomène peut être observé dans le monde andin9, sans que dans ce dernier on puisse constater la persistance d’une conscience nationale des anciens symboles jusqu’à nos jours.

18 Mais alors le problème devient le suivant : pourquoi l’ensemble de symboles si savamment reconstitué par Enrique Florescano joue-t-il encore dans le cas mexicain et pas dans le cas péruvien ou bolivien ? Car s’il est vrai que la Vierge Marie véhicule encore aujourd’hui au Pérou l’idée prehispanique de la pacha-mama (la terre mère), il est impossible de dire qu’elle joue dans les consciences péruviennes ou boliviennes le même rôle que la Vierge de Guadeloupe au Mexique. De même, si au Pérou Saint Jacques représente encore le seigneur des foudres prehispanique, il est impossible de lui attribuer la même fonction que Queztalcoatl au Mexique. Inti lui même -le soleil- ne me semble pas jouer un rôle majeur dans la prise de conscience d’identité nationale au Pérou.

19 En acceptant donc l’idée d’une grande persistance, d’une très longue durée des symboles mexicains mais aussi des andins, reste à savoir pourquoi les uns sont fortement actifs, tandis que les autres ne semblent plus constituer un élément d’agrégation nationale. Faudra-t-il mettre en cause le rôle de l’ État et voir en lui l’agent qui a été capable – après l’indépendance de 1821 et surtout après la révolution de 1910 – de susciter au Mexique une conscience nationale en intégrant dans le corps de la nation la population indigène ? On pourrait le croire, en lisant en contrepoint par exemple les pages de Enrique Florescano10 consacrées au rôle joué par la génération de

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la « Reforma » (entre 1867 et 1890) et les pages si belles de Alberto Flores Galindo et Manuel Burga dédiées aux hommes de l’oligarchie péruvienne11.

20 De toute évidence, ce problème du rôle de l’État dans la formation de la conscience nationale n’est pas seulement mexicain ou andin, il se pose aussi pour d’autres structures nationales12.Et c’est le grand mérite de ces travaux d’Enrique Florescano rapidement présentés ici que de soulever des problèmes qui vont largement au delà du cas mexicain et qui peuvent (devraient) intéresser tous ceux qui aujourd’hui sont attentifs aux problèmes de la nation.

NOTES

1. L’idea di Nazione, Bari-Roma, Laterza, 1961 2. J’en ai déjà parlé dans mon Paese Italia, Roma, Donzelli, 1992. 3. D. Handelman & L.Shangar-Handelman, Shaping Time : The Choice of National Emblem of Israel ; dans E. Ohnuki-Tierney (Ed.), Culture through Time. Anthropological Approaches, Stanford, Press, 1990, pp. 193-226 Qu’il me soit permis de renvoyer aussi aux travaux d’un ami disparu, Valerio Valeri, jeune anthropologue italien émigré aux États Unis où il a enseigné à l’Université de Chicago : voir en particulier son essai Constitutive History : Genealogy and Narrative. Legitimation of Hawaian Kingship, publié dans le volume déjà cité de E. Ohnuki-Tierney, pp. 154-164. 4. Cf. le bel essai de K. Pomian, Francs et gaulois, dans P. Nora (Ed.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, t. III, 1986, particulièrement pp. 43-46. 5. La bandera mexicana. Breve historia de su formación y simbolismo, México, F.C.E., 1998 6. Memoria mexicana. Ensayo sobre la reconstrucción del pasado : época prehispanica-1821, México, Editorial Joaquín Mortiz, 1987 (nouvelle édition ampliée, México, F.C.E., 1994) ; El nuevo pasado méxicano, México, Cal y arena, 1991 ; El mito de Quetzalcóatl, México, F. C. E., 1993 (trad. angl., Baltimore, John Hopkins University, 1999) ; Etnia, Estado y Nación. Ensayo sobre las identidades colectivas en México, México, Aguilar, 1997. 7. El patrimonio cultural de México, México, F.C.E., 1993 (nouvelle édition, México, F.C.E., 1997) ; Mitos mexicanos, México, Aguilar, 1995. 8. D’ailleurs, lui même reconnaît qu’il y a des moments de « pulverización » de la mémoire ethnique avec refuge de celle-ci dans une simple mémoire locale. 9. Voir à ce sujet surtout les livres fondamentaux T. Gisbert, Iconografia y mitos indigenas en el arte, La Paz, Gisbert y C.ia Libreros Editores, 1980 ; A. Flores Galindo, Buscando un Inca, Lima, Editoriaal Horizonte, 1988 e M. Burga, Nacimiento de una utopía. Muerte y resurreción de los Incas, Lima, Instituto de Apoyo Agrario, 1988. 10. Etnia, Estado, Nación..., cit., pp. 431 ss. 11. V. A. Flores Galindo, Aristocracia y plebe, Lima, Mosca Azul, 1984 et M. Burga & A. Flores Galindo, Apogeo y crisis de la republica aristocratica, Lima, Ediciones « Rikchai Peru », 1979. 12. On peut se demander, par exemple, pourquoi l’idée de Mussolini de ressusciter le mythe de la louve romaine n’eut pas de succès.

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AUTEUR

RUGGIERO ROMANO École des hautes études des sciences sociales Paris

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The signification of Vilfredo Pareto’s sociology

Giovanni Busino

1 Acclaimed by some, disparaged by others, Pareto’s place in the history of social analysis persistently continues to arouse controversy. Although economists do not dispute his importance, while deploring his sociological drifts, sociologists on the other hand are outraged by his monstrous books, his impenetrable theories and his esoteric epistemology, despite the kindly-disposed comments of Raymond Aron, Talcott Parsons and a few knowledgeable sociologists.

1. – The Italian Years

2 Born in Paris on 15th July1848 of a French mother and an Italian father (in exile in France due to his liberal ideas), Vilfredo Pareto’s family came to live in Gênes around 1854. In 1859 the Paretos moved to Casale Monferrato and there Vilfredo was registered for the Leardi College where he studied science and the classics. In 1867 he obtained a degree in mathematics from the Faculty of Sciences of the University of Turin and then, in 1870, a Civil Engineering Diploma from the Polytechnic College with a thesis on the theory of elasticity of solid bodies and on the integration of differential equations which define their equilibrium. In that same year he was engaged by the Rolling Stock Department of the Roman Railway Company in Florence. In October 1873 he was appointed an executive of the San Giovanni Valdarno forge of the Iron Industry Company. He became Managing Director in 1875 and resigned his post in 1890.

3 In 1893 Pareto was appointed Professor of political economy at the University of Lausanne and then, in 1907, holder of the ad personam chair of political and social sciences. He gave up university lecturing in 1911 to devote himself exclusively to his own work. Designated by the Government as Senator of the Kingdom of Italy, on 1st March 1923, he declined that appointment for personal reasons. He died on 19th August 1923 at Céligny in the Canton of Geneva.

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4 From the time when he settled in Florence in 1870 Pareto participated, through writing and speaking, in the spreading of liberal doctrines, free exchange, anti-protectionism and pacifism commended by the Adam Smith Society. His liberalism was extreme and his moralism uncompromising. A critic of the policy of Italian Governments of the time, of the ideas and actions of the whole ruling class, Pareto could see in politics only ambition and bad faith, intrigues exploiting popular passions. Power is only corruption, trickery and malice. His hostility towards the centralizing and bureaucratic State went hand in hand with the quest for a fair social, economic and political order. His intransigence, his fight against protectionism, against armament programs, against Government Minister Crispi’s gallophobia and the malpractices of wheeling and dealing, left him on his own, a publicist without a public and without influence.

2. – The Swiss Period

5 Around 1890, through the economist Maffeo Pantaleoni, he discovered the works of Léon Walras and the marginalist school. His conversion to the «new economic doctrines», to mathematical economy and to the theory of general equilibrium was instantaneous. University lecturing made it possible for him to devote himself entirely to the study of economic theories and to applying mathematics to the social sciences.

6 At the age of 48 Pareto published his first book, Cours d’économie politique, in which he explains the theories of capital, production, trade and crises. After presenting the general principles of pure economy, a science which must be studied in accordance with the same criteria as those of physics, he puts forward the constants and uniformities of human actions. Some of these actions bring about a pleasant sensation, called ophelimity, an idea which «expresses the relationship of affinity whereby something meets a need or satisfies a desire, legitimate or not»; others, which are the utilities, supply certain conditions of health, development of the body and of the intelligence for individuals and aggregates, for whom they also provide for reproduction. By means of these ideas, Pareto worked out abstract models which allowed him to gather and classify facts and then draw empirical or rational laws from them.Thus, the researcher can explain specific and complex phenomena. A typical example of this conceptualization is given by the graph of incomes, or wealth graph. Pareto shows that the distribution of income takes the form of a spinning top with its point turned upward, in all countries. The poor form the rounded lower part of the reversed spinning top and the rich the upper part, at the pointed end. An increase in minimum income and a reduction in the inequality of incomes can only be produced, either in isolation or cumulatively, if the total of the incomes increases faster than the population. An increase in the number of large fortunes does not produce a general growth in wealth, any more than an increase in the number of the poor brings about general impoverishment in the country. In other words, the inequality of fortunes and the reduction of pauperism are two very different things. Redistribution of wealth could enlarge the base of the spinning top and thin down its pointed end, but the loss suffered by the rich would clearly be less than the poor would gain and so the social differences would remain practically the same. Improving the living conditions of the poor and the problem of greater social justice depend more on an increase in production than on the distribution of wealth. According to this theory, «Pareto’s Law» also states, the «natural forces», the causes which act to determine distribution,

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depend more on the nature of men than on the organization of society. The shape of the spinning top is not a matter of chance, otherwise it would be like the probabilities curve. Now the distribution curve differs totally from the probabilities curve, well known to statisticians under the name of «error curve». It is created by a universal law.

7 The Coursd’économie politique, in addition to the general principles of social evolution (history is immobile, cyclic, Man always the same throughout the centuries) presents a theory of social physiology according to which societies are never homogeneous. Differentiations, antagonisms, disputes and divergent interests are the resultant of «natural forces». The class struggle, in the shape of economic competition and confrontations for power, «is the major fact which dominates history». Impossible to eliminate it because «the laws of Nature soar well above the prejudices and passions of Man. Eternal, unchangeable, they are the expression of creative power; they represent what is, what must be, what could not be otherwise. Man can arrive at knowing what they are but could not change them.» (Cours d’économie politique, § 1068).

8 In the two volumes of Les Systèmes Socialistes (1902-1903), social doctrines are analyzed from the point of view of logic and non-logic action as well as from the angle of the procedures used to convert objective truths into subjective truths. From this work it emerges that social problems cannot be resolved «by ranting based on a more or less vague ideal of justice, but only through scientific research to find the means of adjusting the means to the aim and, for each man, the effort and the trouble to the enjoyment so that the minimum amount of trouble and effort provides well-being for the largest possible number of men.» (Vol. II, Ch. IX, page 169).

3. – Economy in sociology

9 Although he continues to proclaim his determination to make social sciences exact sciences, Pareto, from the beginning of the century, dissects the imperfections of reason and reveals that what pushes men to act is feeling, passion and certain instincts.

10 In Manuel d’économie politique (1906), homo oeconomicus is an abstract being guided by egoism, economic systems are isolated from any possible influence and studied at a given moment in their history. The confrontation of abstract theory with specific phenomena (trade, protectionism, crises and economic cycles) leads Pareto to evaluate the importance of logical actions, non-logical actions, circulation of the élite, the role of ideologies, morals etc., as well as to indicate the aims and limits of economic science. He uses the concepts of ophelimity, the curves of indifference, the hill of pleasure, the paths of expansion etc. to explain the various types of equilibria, the properties of partial equilibria, of general equilibrium, to give a completed formulation of the theory of social return or of the collective economic optimum. While the standard theories of general interest were based on the individual comparability of satisfaction, the maximizing of the sum total of satisfaction and a fair distribution of income, Pareto asserts that the ophelimities of different individuals cannot be compared and he consequently rejects all rules of distribution.

11 Direct proof of this evolution is given by the irreverent book Le mythe vertuïste et la littérature immorale (1911) in which moralism and puritanism, humanitarian ideologies, feelings of renunciation and asceticism, are judged to be displays of weakness, ways of duping the gullible.

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12 In the monumental Traité de sociologie général (1916), Pareto systematizes his conception of sociology as an «exclusively experimental» general social science which at once sets aside observable, commensurable and calculable behavior and as a matter of priority he concerns himself with linguistic customs, innate logic, forms of subjectivity irreducible in the calculation, regularities of cultural meanings, thoughtless motivations in social life, the justifications they are given, the sense attributed to the contents of historical actions, the internal structure of behavior, the component principles of affective, apparent and procedural rationality, and the non-logical. This sociology aims at revealing the mechanisms which produce society’s symbolic universes. Instead of the idea of law, Pareto uses the idea of uniformity, i.e. of a statement true under certain conditions. Science must study the uniformities and mutually dependent ties which exist between social facts. It proceeds by successive approximations. Economy makes a first approximation towards the understanding of human behavior, a second approximation is provided by applied economy, and the others by sociology. The Science is neither a reconstruction-restoration of social reality, nor a pure reflection of it, nor is it a more or less impressionistic copy of it. It constructs scientific objects by artificial extraction from the actual universe; it defines the relations which connect the theoretical constructions together and then it transposes the results found to other simplified universes, indeed applies them by analogy to different realities so as to obtain new constructions of objects and of conditional operators. At the basis of all analyses there is action, i.e. behavior oriented towards objectives; the action is an effort, an expenditure of energy implying at least a motive. Pareto works out a theory for the action in all its complex interdependencies. From this theory he deduces the properties of the «system object». The theoretical constructions thus obtained are «simple hypotheses» which stay alive as long as they agree with the facts, and die and disappear when new studies destroy this agreement.» (Traité..., § 52).

13 Social phenomena have changing forms, manifested briefly by symbolic systems such as ideologies, customs, collective representations, traditions etc. On the other hand, the background is discovered by deduction or by inference. It is theoretical analysis which, through a study of relationships, reveals the nature and composition of this latent order. The form and background constitute, from another point of view, the subjective and objective aspects of the phenomena. Representations of the phenomena and of the relationships between human actions are often deformed. Only the objective aspect is real, constant and unchanging.

4. – Logical and non-logical actions

14 Social actions, grouped into categories of logical actions, which «are, at least for the main part, the result of reasoning», and non-logical actions, which «arise mainly from a certain psychological state: feelings, sub-consciousness etc.» (§ 161), The main object of research by sociologists are reasoning, deliberations, arguments, the logic of the subjects, objectifying the subjective, declarative and procedural knowledge which anticipates and prescribes the actions of the social actors. Social reality, formed of a non-conscious, constant part, can be grasped through its variable part, i.e. thanks to the conscious interpretations deposited like sediment in symbolic systems. Alongside demonstrative logic, Pareto conceives a non-demonstrative logic which is that of plausible and persuasive argumentation.

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15 Logical actions logically unite the means to the end, while in non-logical actions this connection is non-existent. In logical action the connection must exist for the actor but also for all those «who have wider knowledge» (§ 150). Action, to be logical, must be so either objectively (anybody having knowledge extending outside the action) or subjectively (the person acting). The former use experimental material and objective facts established and linked together by strict reasoning; the latter, by far the more numerous, and of great importance in social life, are more or less colored by logic; they form a «stack of absurdities» (§ 445) and reflect the arbitrary nature and the change in the ways in which men think and act, the coercive weight of the milieu, the presence in each of the social agents of prejudices, beliefs, values and ethos which the socialization processes have incorporated into stable institutionalized symbolic systems. From then on, human action is crystallized into meaningful structures, neither exclusively external nor essentially internal.

16 In the logical reasoning and developments added to non-logical actions, Pareto again finds a pre-given, stable and latent fact, going beyond any empirical explanation, conceptualized through deduction from the system of symbolic structures, called residues, and a manifest and variable face, which can be observed empirically, called derivation.

17 The actor organizes his action consciously and continuously in relation to one or more systems of significations. The typology of the logical action is an operator, useful if his predictive value is good, if he helps to formalize the means / end relationship. However, if the efficiency and the cost cannot be arranged in accordance with a means / end relationship, if the figures are not commensurable, that operator is inadequate. Since the ends are neither given nor located, they cannot be reduced to the formal rationality of scientific language. The rationality of science is different from the instrumental rationality of action and decision. The dispositional variables conjectured or conjecturable constitute a topic of logical value from which are drawn the premises of the arguments, of the conditional reasoning. It is to escape the eleatic paradox that Pareto builds the ontogenetic and phylogenetic underframe of the residues on which rest the reasoning and equivocation which underlie and accompany choices and decisions. It is true that, in doing this, he separates the representations from the actions, while recognizing that they can have a common source, in a field outside sociological analysis, reserved for psychologists and called the «psychic state» (§ 1690-2).

5. – Residues and derivations

18 Language reveals to us the tendency of men to split hairs, to argue in order to make their behavior and beliefs plausible and acceptable. It comes before all forms of logico- experimental and structural rationality, by means of discursive class objects, the symbolic universes.

19 Residues do not exist, they are pre-constructed, both the content and knowledge of common sense; they are sources of sociality, conditions necessary for structuring the symbolic meanings. At the moment of granting actors a ready-made «logic», given in advance, they perform functions of identification, representation and nomenclature. Their composition is found to be the extension of spontaneous, balanced and self- regulated organization and of actions of classification, standardizing and persuasion.

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20 We do not know whether the residues, on account of the adaptative value, have selected behaviors to which they are predisposed, whether they are socio-cultural representations of human resources faced with environmental constraints, or more or less direct manifestations of the phylogenetic factors reached by inference, categories of predispositions of behavior selected by nature. That residues constitute the implicit premises of equivocation used unknowingly by the social actors is an indubitable fact. In some instances, they express emotions, in others they are deduced from a representation; they always vary, throughout history, in number and intensity. In view of the fact that the concept of residue encompasses the intention and symbolization of the intention, the «feelings, subconscious etc.», transformed into symbolic relationships, become intelligible and comprehensible, and therefore accessible, objects. In other words, the residues transcend experience and logic, are located beyond scientific language, and give great autonomy to natural language. On the other hand, derivations give a certain foundation to value judgments relative to the purposes of the action. Produced from specific experience thanks to the mediate inference of argument techniques, they provide the arguments capable of explaining how we act. By legitimizing both the objectives and the means, by filling in and systematizing the gaps in our knowledge, derivations give an apparent form of truth to the values, beliefs and convictions of social actors. They precede feelings and contribute to strengthening them.

21 Of course, the typologies and classifications of the residues and derivations are also typologies of the macro-sociological social processes, worked out from the universalism/particularism dichotomy where universalism is the code and particularism is the context. This dichotomy is generalizing for the residues of the instinct of combinations and the persistency of the aggregates. The four other classes (the need to show feelings through external acts, residues in relation to sociability, the integrity of the individual and his dependencies, the sexual residue) are specifications and particularizations of the first two classes and, while being heterogeneous they contain the elements essential for ensuring the overall constancy in spite of variations in detail. With regard to the types, they vary during the stages of social development. Nevertheless, the variations are still compensated so that the classes invariably remain constant. Discourses, pseudo-scientific theories, ideologies in general (and Pareto considers everything normative as such) are only a simple reflection of real interests. Like the residues, derivations are arranged in classes and types. There are four classes: affirmation, authority, agreement with feelings or with principles, verbal proof; they are based on language and make residues perceivable thanks to the treatises, but they are unsuitable for converting assertions into verifiable propositions. Derivations have no intrinsic value, they do not act directly in fixing social equilibrium; they are only the manifestations and indications of other forces «which are those which act in reality in determining social equilibrium». There is no determinism of the residues over the derivations since the former are dependent on the latter and the latter can affect the residues either by hindering the manifestations or by configuring them otherwise from time to time.

22 What relationship do actions have with «social utility» (§ 1687).

23 In the first place, for the static part, Pareto examines the distribution of residues in a given society and in different strata of that same society; next, for the dynamic part, he studies how the residues vary in the course of time, either that they change in

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individuals of the same social stratum or that the change takes place due to a mixture of the social strata with each other, without omitting to study how each of these phenomena acts. Residues and derivations are propagated by imitation or due to other circumstances. A study of the propagation processes shows the existence of a third factor: interests.

24 Conditions of intelligibility of the action, deprived of objective existence, connected to each other by mutual dependence or by multiple causality, the residues, derivations and interests, the factors necessary for equilibrium, however cannot ever be grasped in their entirety. Is the method, therefore, inadequate, indeed sterile? No, because the «even imperfect idea of mutual dependence» avoids the difficulties of an explanation based on a single causal structure. Thanks to the imperfect method of multiple causality, it is known that residues are more constant than derivations, that they are partly the ‘cause’ of the derivations, «but still remembering the secondary action of the derivations, which can sometimes be the cause of the residues, if only in a subordinate way.» (§ 1732).

25 Thanks to this system of relationships, varying from society to society, from one social class to another, from one era to another, mediation is possible between internalized objective structures and individual conducts.

6. – Social equilibrium

26 Society is made up of different interdependent elements (the soil, climate, fauna, flora, the actions of other societies on it, history, race, residues, derivations, interests) «making up a system which we shall call a social system [...]. This system changes form and character in the course of time and when we name the social system, we understand this system as considered both at a particular time and in the successive transformations which it undergoes in a particular space of time.» (§ 2066). To analyze it, it is necessary to define a state at a given moment. It is the state of equilibrium. Emphasis is put on relationships of interdependence. Neither the ultimate ends nor the indeterminable objectives outside the system, nor even the matter of the change which is introduced in the course of evolution, are taken into consideration. Of course, there are disruptions in the equilibrium (wars, epidemics, floods, earthquakes and other disasters) but imbalance implies an automatic return to equilibrium. Therefore, social phenomena have a wavy form. Pareto does not give a real general theory of the equilibrium of society but only a theory of an empirically determined system, a theory unsuitable for explaining the transition from one system to another, for giving an explanation of the reason for imbalance.

27 Composed of different groups which are antagonistic due to age, sex, physical strength, health etc., society is not homogeneous and the equilibrium is precarious. «The utilities of the various individuals are heterogeneous quantities and to speak of the sum of these quantities makes no sense; there is none; we can envisage it. If it is wished to find a sum which is related to the utilities of the various individuals, it is necessary first of all to find a means of making these utilities depend on homogeneous quantities, which can then be added together.» (§ 2127).

28 Conflict of utilities, conflicts of interests, division of society, antagonistic values involve divergencies of aims which gives rise to heterogeneity and to finding out that there is no rationality of society. With the impossibility of establishing what is the appropriate

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means to an end, of locating the end for which the action is taken, of homogenizing the criteria which are at the basis of the choices, deliberations and actions with a view to obtaining a utility, in brief of discovering the ends, Pareto does not give any precise indication of how to reconcile rationality of action with epistemic rationality in the interpretation of historico-social actions.

7. – Undulatory movement and historical events

29 Insofar as residues are transformed slowly, societies also change. The thesis according to which reason has an ever greater share in human activity gives rise to several errors. Progress comes about by following an undulatory or rhythmic movement. The oscillations or rhythms have different ranges, durations and intensities. When a phenomenon reaches its highest intensity, it is the oscillation in the opposite direction which is generally close. This makes it impossible to explain social phenomena by using simply linear causality or a more or less rigid determinism. Political, social or religious revolutions are just, right, necessary to some, and unjust, wrong, unnecessary to others. However, to science, there is no sense in that. «A scientific proposition is true or it is false, it cannot in addition meet any other condition [...],» «Science only concerns itself with finding out the relationships between things or phenomena, and with discovering the uniformities of these relationships. The study of what are called causes, if by that we understand facts in certain relationships with others, is a matter for science and comes within the above category of uniformities. However, what has been called prime causes, and in general all entities which go beyond the limits of experience, are found there even beyond the field of science.» (Les systèmes socialistes, I, page 2).

8. – Elites and circulation of the élites

30 Society is divided into heterogeneous groups and classes but within the groups and classes and between groups and classes there is intense vertical and horizontal circulation. The groups and classes are in conflict but there is also a struggle within these groups and classes. The part of the group or class which tries to ensure hegemony over its own group or its own class, or also over all groups and all classes, is called the élite. The theory of the élite claims to be a generalization of the class struggle theory.

31 Individuals who show great capability in the respective branches of social activity make up the top layer, usually taking in those who govern, while the rest form the lower layer, to which the governed belong (§ 2047). This stratification of society, corroborated also by the distribution of wealth theory, is based on the nature of men, on the role of fecundity and mortality of the social groups and on a series of other factors; it is not the product of economic forces or of special organizational capabilities. The inequality of status between men is determined particularly by the possession of certain «capabilities» in performing any human activity. The «capabilities» are the natural disposition of the individual to excel in a particular activity. It is doubtful that these «capabilities» exist in nature in the state of blind determinisms. They are rather the product of social interactions and socialization operations. Pareto sometimes speaks of the weight of social origin and of the technique of corruption as a means of

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«incapable» individuals accessing or staying in the élite, but he firmly believes that the normal condition is and remains «personal capability».

32 Elites can survive and keep going provided they are renewed continuously, eliminate degenerated elements and accept new elements within them in certain proportions. Circulation between the lower layer and the upper layer - mobility - must above all be vertical, upward, but must also be downward. There is no mobility when there is simply assimilation or co-opting. Movement is therefore synonymous with equilibrium and the law which governs the continuity and forming of élites is subject to a kind of anaklasis or refraction. Although élites can disappear for various reasons (biological destruction, psychological change in attitudes, decadence), there are two ways of maintaining stability and social continuity: eliminating those who contest and therefore jeopardize the social order and the existence of the élite, and/or absorbing the elements of the governed class who may be useful or usable. This process of endosmosis, whereby the elements of the governed class come to form part of the aristocracy of power, is «the phenomenon of social circulation». The capable élite is the one which is continuously renewed and rejuvenated. It may happen that those opposed to the élite, in order to eliminate their adversaries in power, make use of the discontent of the governed classes or use foreign intervention. The class in power then has to defend itself. Guile and force are necessary but it is also necessary to obtain the passive consensus of the governed class.

9. – Types of social systems

33 An «open» social order is the product of equilibrium between the residue of the instinct of combinations and the residue of the persistency of aggregates; between innovation, discovery and invention on the one hand and conformity with the rules, values and social ethos on the other. Regimes are characterized by the psychology of the élites. The distribution of residues among individuals and among social classes is at the origin of the types of social systems. Wherever a strong instinct for combinations prevails there is a high number of speculators, entrepreneurs, reformers, inventors and ambitious men capable of the most hazardous undertakings, and wherever a strong concentration of the residue of the persistence of the aggregates is encountered, there is a predominance of people of independent means, of individuals for whom the past is a present asset and who want nothing to change. Speculators usually prevail by trickery, guile and other manipulations. However, they never manage to keep control of the situation for long because they are ousted by those of independent means who, in turn, are driven out of power by the speculators, in a perpetual movement.

34 The increase in individual and collective security, the weakening of the spirit of enterprise, the growth of well-being and the peaceful co-existence between peoples, reinforces the reticence of governments to use force. New rules and values spread and make traditional cultural models totter. Traditional authority is shaken by this and rebellion then becomes possible. The old social equilibrium is replaced by a new equilibrium, a new class takes the place of the old one by force. Social and political life is cyclic. Social change is only an ongoing rotation of minorities which only have their sights set, beyond all else, on controlling. A change in minority is therefore a change in form and not a change in the structure of power, indeed a change in substance. One reality alone is ever-lasting: there is a stratification in political and social life, that of

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the ruling and the ruled. It is essentially oligarchic. Politicians promise radical change but as soon as they have won power they defend a society which has nothing to do with whatever they promised. Then, social life is hell, cruelty is unending and the social agents are victims of illusions and myths. Men have only one small light at their disposal, a single weapon with which to fight: science.

10. – Pareto today

35 The blocks put down by Pareto on the building site of logic and non-logic still remain rough hewn. Contemporary sociologists have made no real breakthrough in research on useful beliefs, practical efficacy, the logical consequences of non-logic reasoning, the weighing of reason in the production of historical effects. With his concerned historical typology of contexts and their indivisible effects, with his use of this typology in the study of actions which are reasoned but not entirely reducible to the logical calculation, Pareto has drafted a method which makes it easy to observe and describe the differential departures between models or typologies and modeled or typologized social actions. This method is also a contribution to establishing fruitful relationships between sociology and history, to consolidating sociology as a historical discipline.

36 Pareto has challenged sociologists to describe the requisites of actions, interactions and pseudo-logical representations, to elucidate the unwanted relationships of actions and conducts and perverse effects, to establish the differences between utility for a collective unit, utility of a collective unit and ophelimity. That challenge has not yet been taken up. The distinction between the truth of an utterance and its social utility, the methodical description of the heterogeneity of ends, costs of social events and the analysis of subjective utilities in social actions, are fields of research which still lie fallow. Nowadays, the theories of action and the cognitive theories of knowledge struggle against the same problems as Pareto posed so well, but they have not been at all satisfactorily resolved. Neither the positivist, culturalist or naturalist theories which seek causes of action elsewhere than in reason, nor functionalism, rational choices, the theory of exchange which place them in reason, none of these theories has been able to take advantage of the paretian breakthroughs.

37 In the research into arguments and scientific rhetoric, into innate or natural logic, where «arguing is more a matter of showing than demonstrating», the presence of Pareto’s work is more evident. Trends in recent sociology aim at transferring the legacy from Pareto into interactionist sociology by means of research into natural and non- demonstrative logic. Revealing the rationalist influences of John Stuart Mill on the theoretical and non-theoretical paretian constructions gives a new dimension to the scope of the emotivist doctrines in the Traité de sociologie général and brings its author back into the rationalist tradition.

38 If it is believed that the social sciences are not saving sciences capable of bringing happiness to men who have so far sought it in vain; if one is convinced that no social science will ever manage to define the general interest and the public good, to resolve the problems of living well and the good society; if, however, one is convinced that the social sciences are means capable of making social relations intelligible, that they show how man believes, acts, produces and answers questions on the organization and conditions of life in society, on existential destiny, then reading the works of Pareto can help researchers to free themselves of illusions about truth and objectivity as

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absolute values. Such reading can give a glimpse of how and why individuals produce certain knowledge, how such knowledge becomes the basis of action, how it is used to vitalize hopes and projects. Sociology also shows the limits and sparsity of the contents of our knowledge. Produced in particular contexts, this knowledge is neither eternal nor absolute. Essential wisdom which science tends to make intelligible. However, the intelligibility is always contextual and historically situated. Sociology assists, like a constant critique of all forms of production of knowledge, in understanding how the study of society is a powerful means of mobilizing energies in order to arouse consent, to justify, explain and rationalize social action, to obtain consensus, but also in order not to confuse rationality of action and decision with epistemic rationality.

BIBLIOGRAPHY

Pareto V 1964-1989 Œeuvres complètes, 30 vols. Droz, Geneva

Pareto V 1988 Trattato di sociologia generale. Edizione critica, 4 vols. Utet, Turin (bibliography of and on Pareto, pp. LXXI-CLXXXVI)

Aron R 1967 Les étapes de la pensée sociologique. Gallimard, Paris

Bobbio N 1996 Saggi sulla scienza politica in Italia. Laterza, Bari

Bouvier A 1999 Pareto aujourd’hui. PUF, Paris

Busino G 1968 Introduction à une histoire de la sociologie de Pareto. Droz, Geneva

Busino G 1974 Gli studi su Vilfredo Pareto oggi. Dall’agiografia alla critica (1923-1973). Bulzoni, Rome

Busino G & Tommissen P 1975 Jubilé du professeur Vilfredo Pareto, 1917. Droz, Geneva (bibliography of and on Pareto)

Busino G 1977 Vilfredo Pareto e l’industria del ferro nel Valdarno. Comit, Milan

Busino G 1989 L’Italia di Vilfredo Pareto. 2 vols. Comit, Milan

Busino G 1992 Élite(s) et élitisme. PUF, Paris

Freund J 1974 Pareto: la théorie de l’équilibre. Seghers, Paris

Valade B 1990 Pareto: la naissance d’une autre sociologie. PUF, Paris

ABSTRACTS

Renowned economist, professor in the University of Lausanne, wealthy Genoese marquis, esteemed and feared polemicist, Vilfredo Pareto always seems to engage in new departures. He abandons the world of industry and the beauty of Florence in order to devote himself to the field of domestic economy. He puts aside the study of purely theoretical economics and builds piece by piece a «sociology» intended to be solely experimental, in other words a science that is not dependent upon value judgments. Disdaining the sociologies that call themselves «humanitarian» and «metaphysical», or «christian» and «marxist», rejecting propaganda and

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ideologies, he seeks to dispel the «fog of nonsense» that pervades the political and social struggle. Disenchanted, skeptical, piercing, remarkably learned and insatiably curious, yet at times incredibly naive, awkward and headstrong, Pareto pursues the chimera of a new science that, after essaying to give proper weight to Man’s desperate and unceasing need to justify his conduct, might proceed to shed light on the profound reasons motivating that conduct and discern the factors that promote equilibrium or mutation in society, that cause the rise and fall of the ruling classes. From the mass of his writings there emerges an imposing tableau of customs, beliefs, problems, hopes and feverish quests for liberty. Denigrated and worshipped, now read but not quoted, now paraphrased but not read, contested by all, honored by few who however have not understood him, Pareto is surely one of the forerunners of present-day sociology: functionalism, structuralism, rational choice, action theory, ethnomethodology..., these are all his spurious offspring. The article offers a concise presentation of Pareto’s intellectual life and positions his current research in sociology.

AUTHOR

GIOVANNI BUSINO Institut de sociologie et d’anthropologie Université de Lausanne

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L’épistémologie de l’action et des croyances dans la philosophie évolutionniste de Herbert Spencer

Enzo Di Nuoscio

Introduction

1 Dans l’introduction à La Structure de l’Action Sociale, Talcott Parsons n’hésite pas à déclarer que « Spencer est mort »1, « victime de la revanche prise par le dieu jaloux de l’Evolution : en l’occurrence de l’évolution de la théorie scientifique »2. D’après le sociologue américain, Spencer serait définitivement dépassé à cause de son individualisme « radicale » : « son extrémisme – écrit-il – fut seulement le résultat de l’exaltation d’une croyance relativement commune. Ainsi la vie économique serait réglée par un mécanisme automatique et autorégulateur dont le seul fonctionnement garantirait que la poursuite individuelle des intérêts et des objectifs conduit à la satisfaction maximale de tous »3.

2 En le condamnant durement, Parsons semble commettre dans une certaine mesure la même erreur qu’il impute, avec d’ailleurs un certain manque de rigueur, à Spencer4. En effet, il suppose une évolution unidirectionnelle et irréversible de la connaissance scientifique au nom de laquelle il condamne sans appel l’individualisme du philosophe anglais, sous pretexte qu’il est dépassé. Au cours de la seconde moitié des années 30, en effet, quand l’œuvre de Parsons vit la lumière, l’hégémonie culturelle qu’avait exercé l’évolutionnisme de Spencer touchait à sa fin et les sciences sociales grâce au fondement « scientifique » offert par Durkheim, s’orientaient désormais vers un paradigme structuraliste dans lequel – néanmoins – le même Parsons ne se reconnaissait qu’en partie. D’autre part, la fin de la forte domination du structuralisme qui dans les sciences sociales montrait déjà les premiers signes de faiblesse dans les années 70, permet de douter fortement de la condamnation de Parsons.

3 Cependant, bien qu’on a assisté à la redécouverte de l‘individualisme méthodologique au cours des vingt dernières années, ceci ne nous permet pas pour autant de considerer

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que Spencer est en bonne santé. Presque toujours négligé par les individualistes méthodologiques, son nom n’est presque jamais associé à ceux qui sont considérés à raison les pères fondateurs de l’individualiste méthodologique : des philosophes et économistes écossais du Dix Septième-Siècle aux économistes austromarginalistes et Popper, de Weber et Simmel à Boudon. Cette attitude vient peut être du fait que l’œuvre interminable de Spencer est principalement une énumération positiviste des phénomènes sociaux les plus disparates qui se sont produits au cours de l’histoire de l’humanité et dans tous les moindres endroits de la planète. A cette énumération s’ajoute une manie quasi-obsessive de comparer les organismes sociaux aux organismes biologiques ; ces caractéristiques qui ont tout d’abord participé au succès de son œuvre, puis l’ont précipité grandement dans un oubli presque inattendu, constituent un obstacle de taille afin de montrer l’aspect innovateur de la pensée de Spencer.

4 En dehors de cette difficulté hermeunautique, l’œuvre de Spencer peut être considérée sans aucun doute comme une des piliers du courant qu’à partir de Schumpeter a été défini comme l’individualisme méthodologique. Le philosophe et sociologue anglais en effet fonde sa théorie évolutionniste de la société sur une méthodologie rigoureusement individualiste, interprétant l’ordre social comme un processus spontané qui se réalise grâce à la composition des actions subjectives à finalités privées. Il utilise des catégories méthodologiques – telle que la rationalité de l’action et des croyances, le principe de rationalité, le principe de charité, les conséquences non intentionnelles – qui représenteront ensuite les concepts-clefs de la méthodologie individualiste des années 80 et 90.

5 Dans cet article, sera prise en considération la première de ces catégories d’interprétation : la rationalité de l’action et des croyances. En effet, Spencer définit une théorie de la rationalité limitée qui fonde l’application de la prospective évolutionniste dans un cadre socio-historique. La démonstration de la rationalité des actions et des croyances – et donc l’analyse situationelle qui l’accompagne nécessairement – constitue, suivant la logique de Spencer, le premier pas vers l’explication de la genèse et l’évolution des institutions sociales et politiques, lesquelles selon Spencer naissent et évoluent spontanément, grâce à l’agrégation des actions rationnellement choisies dans le but de satisfaire des objectifs éminemment « privés ».

1. – La rationalité de l’action

6 La « loi générale de l’évolution », qui pour Spencer gouverne le monde aussi bien « non organique »qu’« organique » exhibe une particularité fondamentale dans le monde « super organique », c’est à dire le monde des organismes sociaux. Cette particularité réside dans l’existence d’actions subjectives intentionnelles lesquelles, à travers une « causalité fertile »5, engendrent des phénomènes sociaux et en déterminent l’évolution. Les institutions sociales et politiques selon la perspective évolutionniste de Spencer, sont considérées comme des « résultats indirects et non intentionnels issus de la coopération d’hommes qui poursuivent séparément leurs objectifs privés »6 ; celles-ci ne « naissent donc pas d’une volonté délibérée »7.

7 Si les phénomènes sociaux ne sont pas le résultat intentionnel produit de la composition des actions individuelles, ces dernières en revanche, selon Spencer, sont le fruit de comportements rationnels orientés vers une fin dictée par les croyances o par les systèmes de croyance. Quel que soit le phénomène social à expliquer, suivant la

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méthodologie de Spencer, il est nécessaire de reconstruire la chaîne causale croyances- actions-phénomènes sociaux, en étudiant en premier lieu les caractéristiques de l’action pour ensuite pouvoir examiner le lien qui unit l’agir individuel aux phénomènes collectifs. La première phase de cette procédure explicative est donc constituée par la recherche de la rationalité de l’action et en particulier sur le lien entre croyances et comportements.

8 La « conduite humaine », écrit Spencer, « doit être comprise comme l’ensemble des adaptations des actes aux fins, du plus simple au plus compliqué, quel que soit leur nature spécifique et considéré à la fois séparément et dans leur totalité »8. L’action est par conséquent dictée par un calcul moyens/fins que chaque acteur effectue lorsqu’il se trouve dans une situation d’incertitude à laquelle il essaie justement d’échapper à travers l’action. « La force qui produit et qui met en mouvement tout mécanisme social, de contrôle, mercantile ou autre, – écrit Spencer dans Over-legislation – est une sorte d’accumulation du désir personnel. S’il n’est d’action individuelle sans désir, alors (...) il ne peut y avoir d’action sociale sans une somme de désirs »9.

9 Les individus confrontés à leurs propres contraintes d’environnement hiérarchisent leur désir et auront tendance à satisfaire à travers les actions ceux auxquels ils tiennent le plus10. Les désirs, les sentiments et de manière plus générale les croyances, sont donc la cause des actions subjectives. Et ceux-ci peuvent avoir cette fonction parce que même l’action subjective est soumise à une adaptation évolutive qui l’a transformée d’un acte simplement « instinctif » en une « conduite », en d’autre terme d’une réaction essentiellement biologique en un acte en grande partie culturel.

10 Les comportements humains sont généralement « des correspondances entre des changements intérieurs et les coexistences et séquences externes »11, i.e entre les caractéristiques biologiques, psychologiques et culturelles de l’individu et l’environnement physique, social et culturel dans lequel il agit. L’action est donc une forme d’adaptation à l’environnement extérieur, et dans des situations très simplifiées celle-ci devient une « action réflexe », c’est à dire une réaction mécanique instinctive à un stimulus externe12. Cependant, quand une telle adaptation consiste en relations « abstraites » et « non fréquentes »13 et « d’une complexité élevée » 14, et pour cette raison, n’est pas compatible avec une dimension purement instinctive, l’acteur est alors contraint de développer à partir de sa propre expérience une « idée de l’action »15. En d’autres termes, celui-ci élabore une représentationde la situation dans laquelle il doit agir afin de pouvoir s’orienter dans un système d’interactions qui représente un certain degré de difficulté16. Naturellement, l’acteur n’est pas en mesure d’avoir une connaissance directe de toutes les données de la situation, et il est contraint de faire des prévisions plus ou moins incertaines, s’en remettant aux « inférences »17.

11 De telles situations qui pour l’individu présentent des nouveautés par rapport à son expérience accumulée, peuvent être affrontées selon Spencer seulement à travers une action plus évoluée qui se base sur un calcul rationnel grâce auquel l’individu cherche à l’adapter aux circonstances externes complexes. Et « une action ainsi produite n’est rien d’autre qu’une action rationnelle »18, laquelle – explique Spencer – « doit avoir toutes les caractéristiques essentielles d’une action consciente – doit simultanément démontrer qu’elle possède Mémoire, Raison, Sentiment et Volonté ; car il ne peut exister aucune adaptation consciente d’un contexte intérieur à une situation externe sans que soient inclus tous ces éléments »19. En particulier, c’est la « volonté » – laquelle présuppose un « motif » à l’action – qui distingue l’action rationnelle, puisque celle-ci

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se développe nécessairement « à travers la complexité croissante et l’imparfaite cohérence des actions automatiques »20. L’intentionalité est donc une caractéristique incontournable de la rationalité de l’action.

12 Si les actions « instinctives »21 « se transforment graduellement en ce que nous appelons rationnel »22 afin de répondre aux exigences d’adaptation à l’environnement physique et surtout social et culturel23, de la même façon, observe Spencer, une partie de ces actions rationnelles, « au fur et à mesure de leur répétition perpétuelle », deviennent « automatiques ou instinctives »24. Une fois qu’une action donnée est devenue une solution efficace à une situation problématique, celle-ci sera sélectionnée à la longue sur la base de son efficacité pour atteindre un certain objectif constituant ainsi un patrimoine acquis de l’espèce. La sélection évolutive se charge ainsi de redistribuer à l’avantage de tous les succès les plus importants réalisés par les actions individuelles, qui de cette façon sont capitalisées par la mémoire biologico-culturelle de l’espèce.

13 L’évolution des formes sociales vers des stades toujours plus hétérogènes favorise donc l’évolution de l’action partant d’une dimension purement biologique vers une dimension à dominance culturelle, qui se fonde sur un « raisonnement », à travers lequel l’acteur « connaît la majeure partie des coexistences et séquences circonstancielles »25. Une telle argumentation se développe nécessairement dans un contexte culturel qui fournit à l’individu de la matière première pour son calcul. Chaque décision de croire ou d’agir mûrit en effet nécessairement dans le cadre d’un environnement culturel dont l’évolution permet de mémoriser et d’« accumuler de l’expérience »26 : les a priorisur lesquelsse basent les comportements individuels sont donc a posteriori pour l’espèce puisqu’ils sont sélectionnés par la tradition. Ceci rend possible « l’évolution de chaque rationalité même dans ses formes les plus simples »27.

14 Naturellement l’acteur puise dans le patrimoine des pratiques sociales et dans ce que Weber appellera « les habitudes consensuelles de penser et d’entendre », sur la base des propres catégories conceptuelles puisque « soutenir sans réserve l’idée selon laquelle avant l’expérience, l’esprit est un vide, équivaut à ignorer la question – d’où vient la faculté d’organiser l’expérience ? D’où viennent les différentes graduations de cette faculté que possèdent les diverses races d’organismes et les divers individus à l’intérieur d’une même race ? »28.

2. – L’action évolutive et la genèse de la morale

15 Les représentations des actions que les individus développent pour échapper aux situations d’incertitude très complexes sont évidemment destinées à évoluer au fur et à mesure que les systèmes d’interaction auxquels sont confrontés les acteurs se font davantage hétérogènes et complexes. Ainsi, une fois que les actes instinctifs se sont transformés en actions rationnelles, il est possible de distinguer parmi ces actions plusieurs degré de rationalité en fonction de la prédominance de « sentiments présents », « représentatifs » ou « doublement représentatifs »29. « Les sentiments – explique Spencer dans The Data of Ethics – ont un poids proportionnel à distance qui les séparent des sensations simples et des appétits simples en raison de leur complexité et de leur caractère idéal »30. Mais avec l’évolution sociale et culturelle, « avec le développement de l’intelligence et avec la croissance du caractère idéal des motivations, les fins vers lesquelles les actions tendent, cessent d’être exclusivement

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immédiates. Les motivations les plus idealiste concernent des fins toujours les plus éloignées »31.

16 Les actions socialement et culturellement les plus évoluées sont celles qui se fondent sur un raisonnement par lequel on cherche à prévoir dans la mesure du possible, « les probabilités des nombreuses conséquences, on calcule les suggestions tirées des données corrélatives, qui constituent le jugement sage »32. « Un des contrastes entre les sentiments développés sur le premier principe et les sentiments développés à partir de ce dernier – écrit le philosophe anglais – s’explique à travers leur différence en termes d’effets plus immédiats et effets les plus éloignés »33.

17 Cet ensemble d’actions qui constitue le stade le plus évolué du comportement humain correspond pour Spencer à la catégorie des actions morales. Que les sentiments moraux aient une telle genèse explique Spencer, « est démontré par le fait que nous-mêmes associons à ces sentiments cette appellation selon qu’ils possèdent un degré plus ou moins élevé des caractéristiques suivantes : premièrement d’être doublement représentatifs ; ensuite d’être davantage en relation avec les effets indirects qu’avec ceux directs, et généralement avec les plus éloignés plutôt qu’avec ceux immédiats ; et enfin, de se référer à des effets qui sont principalment d’ordre générale plutôt que spécifique »34.

18 Naturellement, selon l’analyse de Spencer « l’évolution des motivations et de l’action » 35, i.e des stratégies décisionnelles élaborées par les individus, est considérée comme un cas particulier de l’adaptation des actions aux fins et donc à l’environnement extérieur ; une telle adaptation pour Spencer n’est qu’une phase de cette « lutte pour l’existence qui a lieu aussi bien entre les membres de la même espèce qu’ entre les membres d’espèces différentes »36.

3. – De bonnes raisons pour croire en ce qui est faux : les croyances des primitifs

19 Si à la base des actions individuelles il existe toujours des croyances, ces dernières seront ipso facto utiles37 à l’individu comme partie intégrante du processus évolutif qui mènera aux comportements moraux. Toutes les croyances donc même celles qui se révéleront par la suite fausses et celles qui semblent à première vue irrationnelles, trouvent leur place dans cette analyse évolutionniste. Celles-ci sont considérées comme les meilleurs instruments dont les individus disposent ou qu’ils créent suivant la situation dans laquelle ils se trouvent afin d’atteindre leurs objectifs. D’après l’analyse évolutionniste de Spencer, il est certainement contradictoire dans les termes de juger une croyance irrationnelle parce qu’elle est caractérisées par des connaissances dépassées grâce au passage à une étape de dévelopement successive.

20 De la même façon, les superstitions et les croyances des hommes primitifs qui se sont par la suite révélées fausses sont considérées comme « raisonnables »38 puisque celles-ci « jouent le même rôle que toutes les autres croyances »39. Un des devoirs les plus importants du chercheur en sciences sociales doit être justement celui de démontrer – à travers une étude sociologique du milieu dans le quel ces croyances se développent – la rationalité et la pertinence de telles croyances (ou actions). Une telle étude, explique Spencer, doit « partir du postulat selon lequel les idées primitives sont naturelles et dans le mesure où elles se vérifient, sont rationnelles »40. Tout en évitant de commettre

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l’erreur de négliger les différences de contexte qui séparent l’homme moderne de l’homme primitif, il est nécessaire de considérer que les « lois de l’esprit sont partout identiques et qu’ainsi à partir des données dont il dispose l’homme primitif est capable d’en tirer des déductions rationnelles »41. Expliquer pourquoi l’« homme primitif adhère à certaines croyances ou pourquoi il accomplit une certaine action, signifie tout d’abord reconstruire les « données » dont il « dispose », mettant ainsi en évidence les différences cognitives et davantage la différence circonstancielle qui le sépare de l’observateur.

21 A l’homme primitif, explique Spencer, manquent certaines facultés mentales et cognitives importantes (facultés qui deviendront patrimoine commun de la civilisation) qui conditionnent fortement le résultat de son raisonnement. Ce dernier par exemple, « n’a aucune notion de ce que sont des faits généraux. L’idée d’une vérité générale comme commune à plusieurs vérités particulières (...) nécessite une faculté représentative plus élevée »42. Possédant une capacité cognitive très limitée, le primitif est donc dans l’« incapacité de transcender le concret »43, de « remonter à partir de la notion d’objets individuels à celle de l’espèce et donc à celle des genres, des ordres et des classes »44. En d’autres termes, celui-ci n’est pas en mesure de construire une représentation de la réalité, et par conséquent n’est pas capable d’élaborer et d’utiliser des idées abstraites ou générales dans ses stratégies décisionnelles. L’homme primitif, explique Spencer, « n’a ni notion de naturel et du non naturel, du possible et de l’impossible, ni celle de loi, d’ordre, de cause, etc... »45.

22 Manquant de capacité d’abstraction, un individu doté de telles facultés cognitives ne peut pas concevoir l’idée d’une « cause impersonnelle »46, ce qui signifie qu’il ne parvient pas à aller au-delà de la plus immédiate et plus banale situation quotidienne. « N’ayant pas d’autre mesure du temps que celle indéfinie fournie par les saisons, explique Spencer, n’ayant pas de souvenirs mais seulement des informations recueillies sans ordre et répétées par hasard dans un langage très imparfait, l’homme non civilisé ne peut avoir connaissance de longues séries. Seules seront comprises les successions pour lesquelles les antécédents et les conséquents sont suffisamment proches. Il est par conséquent impossible pour l’homme primitif de prévoir des résultats distants, ceci n’étant envisageable que dans une société stable qui a une mesure du temps et la maîtrise du langage écrit »47.

23 En outre, « les idées générales et les idées abstraites » représentent elles-mêmes des postulats cognitifs préalables sans lesquels il est impossible de construire et donc d’utiliser d’autres notions extrêmement importantes comme celle de la vérité. Tant que de telles idées manqueront, explique Spencer, et tant qu’il n’existera pas d’« expériences » significatives, « d’égalité parfaite entre les objets, ou de parfaite concordance entre les informations et les faits, ou de prévisions parfaitement réalisées dans les faits, la notion de vérité ne peut apparaître claire »48. En effet, celle-ci ne peut « s’envisager qu’après que soit devenue familière l’antithèse entre la concordance déterminée et la discordance déterminée ; cependant les expériences de l’homme primitif la rendent difficilement familière »49. Le concept de la vérité « étant celui qui représente la correspondance entre les pensées et les choses, nécessite un progrès à cette mesure »50 et requiert donc « des représentations d’ordres plus élevé mieux adaptées à la réalité »51.

24 La notion de vérité est elle-même une notion indispensable pour l’elaboration de certains styles fondamentaux de raisonnement. « C’est seulement avec les progrès

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réalisés dans la découverte du concept de vérité et également du concept relatif de non vérité que le scepticisme et l’esprit critique pourront naître. » 52 Privé de la notion de vérité et de « connaissances classées et rangées »53, « le sauvage (...) ne dénote aucune incohérence entre n’importe quel mensonge absurde qu’on lui raconte et une vérité générale établie ; pour lui, en fait, il n’existe pas de vérités générales établies »54.

25 En outre l’absence d’idée de causalité et de vérité provoquant l’absence de « surprise rationnelle »55, de « curiosité intelligente »56 et d’« imagination constructive » 57 ne permet pas aux primitifs d’identifier comme problématiques les situations dans lesquelles ils se débattent. Par conséquent, ces individus ne peuvent adopter une attitude critique qui – bien que ne garantissant pas l’adhésion systématique à des croyances nécessairement vraies – est néanmoins un postulat indispensable à la révision des croyances acquises et donc à l’élimination de celles erronées.

26 Si l’on tient compte des caractéristiques cognitives du primitif, on comprend que ces croyances erronées doivent être considérées « comme des résultats normaux d’une certaine condition mentale »58. Le primitif a ainsi de bonnes raisons de croire en ce qui est faux. Il adhère à des croyances douteuses ou infondées, et non pas à ce qui nous semblent être les superstitions les plus absurdes, et ceci pas parce que dans son raisonnement il ne respecte pas un certain standard de rationalité, mais justement parce qu’il raisonne et agit rationnellement.

4. – La logique de situation et le « principe de rationalité »

27 Pour Spencer, nous pouvons parvenir à une explication correcte des croyances – même les plus éloignées des nôtres comme celles des primitifs – seulement si, dans la reconstruction de la situation dans laquelle elles se sont formées, nous prenons en compte la distancede position et d’état cognitif qui sépare l’observateur de l’observé. Nous devons par conséquent ne plus représenter le processus mental du sauvage “en des termes appropriés aux nôtres »59.

28 Spencer délimite donc avec clarté une logique de situation, latu sensu compréhensif : le chercheur en sciences sociales doit faire un effort pour « comprendre le monde extérieur tel qu’il apparaissait à l’homme primitif »60 puisque « c’est seulement en regardant les choses comme les regardait le sauvage – écrit le philosophe anglais dans The Study of Sociology – que nous pourrons comprendre ses idées, nous rendre compte de ses actes et expliquer les phénomènes sociaux qui en résultent »61. Et, s’il n’est pas possible de réaliser cette opération « à travers un processus direct »62, il est nécessaire de le faire à travers un « processus indirect »63, en procédant à une reconstruction conjecturale de la situation.

29 Reconstruisant a parte subjecti la stratégie de raisonnement du primitif, nous ne sommes plus surpris de « l’étrangeté des croyances des sauvages » et nous n’attribuons plus « un caractère sauvage à ceux qui continuent à y croire »64. Nous nous apercevons au contraire que « étant donné les connaissances que les hommes primitifs possédaient, et étant donné les symboles verbaux imparfaits que ceux-ci utilisaient pour communiquer et pour penser, les conclusions auxquelles ils parvenaient étaient, compte tenu du contexte, les plus rationnelles possibles »65. Et ainsi « combien de superstitions, apparemment étranges, sont au contraire extrêmement naturelles, raisonnables dans un certain sens,

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rapportées à leur époque et à leur lieu »66. Et ceci peut être prouvé àl’épreuvecontre- factuelle puisque si nous-mêmes « nous ignorions les concepts de causalité physique, qui se sont développés seulement avec la lente organisation des expériences au cours de notre civilisation, (...) rien ne nous empêcherait de donner à ces faits la même interprétation que celle donnée par l’homme primitif. En regardant les faits à travers ses yeux, nous aboutirions inévitablement à la même croyance (...) »67.

30 Le « postulat » qui caractérise le principe de rationalité sur lequel se base l’analyse circonstancielle de Spencer est valable, note-t-il, quelle que soit l’action ou la croyance, parce que « les lois des opérations intellectuelles sont les mêmes pour toute l’humanité »68. Par conséquent, « la différence entre civile et sauvage réside dans le degré de complexité des facultés ; dans l’étendue plus ou moins grande des connaissances accumulées et généralisées. En prenant en compte le fait que l’homme aborigène a une capacité de réflexion très peu développée et qu’il possède seulement une faible source d’idées recueillies dans un espace réduit et non liées à la mémoire qui s’étend dans le temps (...), nous verrons – note pertinemment Spencer – que ces histoires apparemment monstrueuses constituent la seule explication possible que celui-ci peut donner aux choses qui l’entourent. Mais même après avoir conclu qu’il est juste d’adopter ce point de vue, il n’est pas facile pour nous de regarder les choses du point de vue du sauvage afin de pouvoir retrouver exactement à travers l’ensemble des relations de la vie sociale, les effets de sa pensée sur sa conduite »69.

5. – Rationalité des croyances et « principe de charité »

31 Avec cette approche épistémologique Spencer propose d’expliquer rationnellement les croyances des individus qui appartiennent à des contextes très éloignes (culturellement, géographiquement et temporellment) de l’observateur. Cette opération est possible seulement après avoir procédé à une reconstruction souvent difficile de la situation dans sa dimension sociologique et cognitive qui permet à son tour de reconstruire – a parte subject – les stratégies décisionnelles et donc les raisons qui conduisent l’individu à agir ou à croire.

32 Spencer finit donc pour proposer en termes explicites ce que les individualistes méthodologiques du Dix-Neuvième siècle ont appelé le principe de rationalité70et qui constitue un des piliers de la méthodologie individualiste. Tous les individus pour Spencer, les primitifs inclus, se comportent de façon cohérente par rapport aux croyances qui font partie de leur bagage cognitif et en particulier par rapport à la représentation qu’ils ont de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, si une telle attitude est universelle – Spencer soutient que « les lois de l’esprit sont identiques partout »71 –, alors il n’existe aucune différence entre les divers genres de croyances : celles-ci sont selon la philosophie évolutionniste de Spencer toutes rationnelles non pas parce que elles appartiennent à des stades divers de l’évolution mais bien parce qu’elles appartiennent à des moments différents d’un unique processus d’évolution.

33 En s’appuyant sur une méthodologie individualiste fondée sur le principe de rationalité et sur ce qui sera appelé plus tard rationalité limitée ou rationalité situationelle72, Spencer répond à une question cruciale posée à tout chercheur en sciences sociales, en d’autre termes pourquoi un agent peut adhérer à une croyance magique ou à une superstition,

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ou encore à des idées fausses ou non fondées. En proposant une logique de l’explication authentiquement individualiste, Spencer soutient que nous pouvons expliquer les croyances des primitifs en ayant recours au « postulat »73 d’après lequel ces derniers ont adapté au mieux leurs idées et leurs actions à la situation, ce qui suppose implicitement leur rationalité. Ceci ne peut être possible que si l’on tient compte de la différence de position et de la différence de connaissances qui séparent le chercheur en sciences sociales des primitifs. Ces derniers, d’après l’analyse de Spencer, ont de bonnes raisons de croire en ce qui est faux parce qu’ils ne possèdent pas certaines informations et certains principes euristiques considerés fondamentaux comme la causalité.

34 Spencer poursuit dans l’explication de ces croyances en mettant surtout en évidence les caractéristiques épistémologiques des argumentations des primitifs et en révélant ces principes implicites qui président toute argumentation et qui en délimitent l’espace de validité. Une fois reconstruit le contexte linguistique, logique et épistémologique dans lequel s’effectue ce que William Dray appellera le « calcul rationnel »74 de l’individu, il a été permis au philosophe anglais de comprendre pourquoi on pouvait avoir de bonnes raisons de croire en ce qui est faux ou d’adhérer à des croyances douteuses ou mêmes infondées.

35 Par cette approche méthodologique, Spencer est facilement parvenu à la conclusion selon laquelle compte tenu des connaissances possédées par le primitif et les argumentations implicites auxquelles il fait appel d’une manière métaconsciente dans son raisonnement, et étant donné sa perception de la situation, n’importe quel observateur se serait comporté de la même façon. L’explication de l’action et de la croyance selon l’analyse de Spencer finit par se conclure par un contrôle empathique, dernier acte d’une procédure compréhensive en termes wébériens, basée sur une reconstruction de la situation à travers ses caractéristiques sociologiques et cognitives.

36 Cependant, cette opération ne peut avoir lieu en particulier dans les cas où il est difficile de réunir les informations sur la situation de l’agent. Dans ce cas seulement le chercheur en sciences sociales recourt à ses propres croyances comme termes de comparaison pour reconstruire ceux de l’acteur. « Pour interpréter les actions des autres êtres humains, écrit Spencer, nous sommes contraints de nous représenter leurs pensées et leurs sentiments suivant les nôtres »75. Le chercheur doit « se servir de sa propre nature comme clef » en attribuant de manière charitable « aux autres des pensées et des sentiments similaires aux nôtres »76 sur la base du postulat méthodologique selon lequel tous les individus agissent suivant un style de rationalité universel qui le pousse à agir ou à croire d’une façon cohérente par rapport aux situations dans lesquelles ils se trouvent.

37 Cette interprétation « anthropomorphique », bien qu’« indispensable » pour l’étude des phénomènes sociaux, se révèle souvent source d’erreur à cause de la difficulté à combler les distances culturelles entre l’observé et l’observateur et donc celle de ce dernier à tolérer – c’est à dire à justifier de façon appropriée sur la base des données de la situation – les différences acceptables par rapport aux propres croyances et aux propres formes d’argumentations77.

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NOTES

1. T. Parsons, The Structure of Social Acion (1937), New York, The Free Press of Glencoe, 1964, p. 3. 2. Op. cit., pp. 3-4. 3. Op. cit., p. 4. 4. Ayant changé de manière radicale son point de vue sur l’évolution qu’il défendait dans ses premiers écrits, Spencer soutient dans Principles of Sociology, que « comme tous les autres types de progrès, le progrès social n’est pas linéaire mais procède en suivant des directions diverses et qui peuvent se révéler divergentes » (Vol. II, p. 555.). En outre, ce processus d’évolution ne ressemble pas forcément à un progès au sens où il existerait une croissance des valeurs fondamentales de la vie en société parce qu’« il n’existe pas suffisamment de preuves pour démontrer que l’état sauvage a toujours été aussi sauvage qu’aujourd’hui. Il est possible et selon moi probable, conclut Spencer, que la régression ait été aussi fréquente que le progrès » (Vol. I, p. 30.); H. Spencer, Principles of Sociology, London, Williams and Norgate, 1893. 5. H. Spencer, The Study of Sociology, London, Library Edition, 1880, réédité par la Routledge/ Thoemmes Press, London, 1996, p. 326. 6. H. Spencer, Specialized Administration, in « Fortnightly Review », December 1871, maintenant in ID., Essays: Scientific, Political and Speculative, London, Williams and Norgate, vol. III, 1891, pp. 403-404. Les trois volumes des Essays de Spencer ont été récemment réédités par la Routledge/ Thoemmes Press, London, 1996. 7. H. Spencer, Principles of Sociology, cit., vol. I, p. 60. A. Whately dans une page de Introductory Lectures on Political Economy repris par Spencer, a écrit : « Nombre d’objets importants sont le résultat de la relation entre les actions non intentionnelles des personnes qui n’ont pas du tout conscience d’agir de concert ; ces actions sont produites avec une telle certitude, un tel achèvement et une telle régularité, que même la plus diligente bienveillance guidée par la plus grande sagesse humaine, n’aurait jamais peut-être pu les obtenir » ; cit. in H. Spencer, Specialized Administration, cit., p. 243. 8. H. Spencer, The Data of Ethics, I parte de The Principles of Ethics, London, Williams and Norgate, 1881-1893. La notion de « conduite », explique Spencer, « exclut tout action privée de but (...). La définition de la conduite qui en découle est la suivante : actes adaptés aux fins, ou bien l’adaptation des actes aux fins » ; ibidem. 9. H. Spencer, Over-Legislation, in « The Westminster Review », July, 1853, réedité dans ID., essays: Scientific, Political and Speculative, cit. vol. III, p. 263. 10. Ibidem. 11. H. Spencer, Principles of Psychology, London, Longman, 1855, réédité par la Routledge/ Thoemmes Press, 1996, p. 564. 12. « L’action réfléchie, explique Spencer, représentant la forme la moins développée de la vie psychique, a implicitement un rapport très étroits avec la vie physique » ; op. cit., p. 534. Cependant, « même dans celle-ci, nous pouvons percevoir l’accomplissement des stades primordiaux de la conscience » ; op. cit., p. 536.

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13. Op. cit., p. 566. 14. Ibidem.. 15. Op. cit., p. 567. 16. « Les cas de figures pour lesquels les actions plus complexes sont reconnues plus aptes aux circonstances complexes, écrit Spencer dans The Data of Ethics, nécessitent une coordination plus subtile, et par conséquent plus élaborée et consciente ; jusqu’à ce que nous rendons compte à quel point les actions intellectuelles devenant des jugements, sont en même temps le fruit d’une grande élaboration et d’une grande délibération lorsque nous étudions les hommes barbares qui dans leur vie quotidienne prenant en compte beaucoup de données et de conditions adaptaient leur façon de faire aux diverses conséquences, » ; H. Spencer, The Data of Ethics, cit., p. 108. 17. H. Spencer, Principles of Psychology, cit., p. 570ss. 18. Op. cit., p. 567. 19. Op. cit., p. 613. 20. Op. cit., p. 619. 21. Op. cit., p. 568. 22. Ibidem. 23. « L’activité rationnelle, soutient Spencer, naît de l’activité instinctive lorsque celle-ci devient trop complexe pour être parfaitement automatique » ; op. cit., p. 569. 24. Op. cit., p. 571. 25. Ibidem. 26. Op. cit., p. 574. 27. Ibidem. 28. H. Spencer, Principles of Psychology, cit., p. 580. 29. H. Spencer, The Data of Ethics, cit., p. 109. « Avec l’évolution de la vie, explique Spencer, le caractère idéal de la sensibilité concomitante s’est accentué ; parmi les sentiments produits de la composition des idées, en particulier les plus élevés et ceux qui se sont formés plus tard, on trouve les sentiments nouvellement composés ou doublement idéaux » ; ibidem. 30. Ibidem. 31. « Au fur et à mesure que l’on s’approche des genres les plus élevés, continue Spencer, les fins présentes deviennent davantage subordonnées aux fins futures qui sont l’objet de motivations idéales. De là naît une certaine presumption en faveur d’une motivation qui renvoie à un bien lointain aux dépens d’un autre qui renvoie à un bien proche » ; ibidem. 32. Op. cit., p. 105. Les représentations à travers lesquelles on cherche à prévoir les conséquences « lointaines » de l’action, se sont accumulées grâce à la connaissance de résultats d’actes similaires dans la vie de l’individu, soumises à une conscience encore moins dotée de capacité de distinction et plus volumineuse dûe aux effets héréditaires des mêmes expériences vécues par les parents : ainsi se forme un sentiment à la fois puissant et vague » ; op. cit., p. 121. 33. Op. cit., p. 110. 34. Op. cit., p. 122. « L’adaptation complète des actes aux fins est la configuration qui constitue et garantit à un certain moment la vie la plus évoluée, en largeur comme en longueur » (p. 34), et une telle adaptation est d’autant plus évoluée que l’action « est guidée par une motivation lointaine » (p. 110) ; op. cit.. 35. H. Spencer, The Development Hypothesis, in « The Leader », 20 Mars 1852, maintenant dans ID., Essays: Scientific, Political and Speculative, cit., vol. I, p. 2. 36. H. Spencer, The Data of Ethics, cit., p. 17. 37. « Au lieu de négliger les superstitions de l’homme primitif en les considérant comme sans importance ou bien simplement dommageables, suggère Spencer, nous devons chercher quelle est leur fonction dans l’évolution sociale ; nous devons être prêts si, cela est nécessaire, à reconnaître leur utilité » ; H. Spencer, Principles of Sociology, cit., vol. I, p. 121. 38. Op. cit., vol. I, p. 98.

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39. Op. cit., vol. I, p. 411. 40. Op. cit., vol. I, p. 98. L’adhésion de Spencer à ce postulat de rationalité lui a valu les critiques de Pareto. Bien que reconnaissant à Spencer le mérite d’avoir reconnu le poids des « sentiments » et des valeurs dans le cadre de l’action individuelle et des phénomènes sociaux, le sociologue italien accuse Spencer de rationnalisme excessif. Proposant une explication rationnelle à n’importe quelle action ou croyance sur la base d’une théorie de la rationalité subjective, Spencer, aux yeux de Pareto, refusait à la base ce qui selon lui était une des distinctions fondamentales pour l’étude sociologique, celle entre « actions logiques » dictées par un calcul moyen/fin qui peut être objectivement partagé et les « actions non logiques » qui établissent des moyens uniquement adaptés subjectivement aux fins pousuivies, et qui pour Pareto ne peuvent être analysés en ayant recours à des théories « logico-expérimentales ». Spencer, aux dires du sociologue italien, « ne voit rien d’autres que des actions logiques » (p. 485), puisqu’il a élargi la catégorie de la rationalité jusqu’à y faire rentrer les actions qui, étant dictées par des valeurs et des sentiments qui échappent à toute explication objectivement rationnelle, sont considérées comme « non logiques » ; V. Pareto, Trattato di Sociologia Generale, Editions de la Comunità, Milan, vol. II, 1964, spec. chap. III et V. 41. Ibidem. 42. Op. cit., vol. I, p. 73. 43. Op. cit., vol. I, p. 84. 44. Ibidem. « On peut rappeler, insiste Spencer à ce propos, que pour que l’idée d’une espèce se forme, par exemple l’espèce des truites, il est nécessaire de penser aux caractéristiques communes aux truites de dimensions variées ; pour concevoir le poisson comme une classe, nous devons imaginer de nombreuses espèces de poissons de forme variée et voir mentalement la ressemblance qui les unit malgré leurs différences. On comprend dès lors que l’on remonte de la notion d’objets individuels à celle d’espèce, et donc à celle des genres, des classes, chaque avancée comporte une capacité majeure à regrouper par la pensée les nombreux objets avec une simultanéïté approximative. En démontrant ceci, nous démontrerons pourquoi l’esprit du sauvage par manque de capacité représentative suffisante, s’épuise à la moindre pensée même la plus simple » ; op. cit., vol. I, p. 83. 45. Op. cit., vol. I, p. 413. « C’est seulement quand se forme une idée générale à partir de l’union d’une multiplicité d’idées spécifiques, note Spencer à propos de la notion de causalité, qu’au milieu de leurs différences apparaît leur caractère commun ; c’est seulement quand on en dérive la capacité de mettre ensemble par la pensée ce caractère commun avec certains autres caractères également communs, que peut naître l’idée d’une relation causale ; et c’est seulement quand de nombreuses idées causales ont été observées que peut naître le concept abstrait de relation causale » ; op. cit., vol. I, p. 84. Ceci requiert donc la capacité de « généralisation « et celle d’« abstraction » que les primitifs ne possèdent pas. Pour des individus semblables ce n’est pas l’« uniformité » mais la « pluriformité » qui est « la caractéristique dominante de l’ordre des choses ». En effet, explique Spencer, « les moyens pour reconnaître l’uniformité n’existent que s’il existe l’usage des mesures qui s’est développé avec le progrès social ; et l’idée de loi ne devient possible seulement après une grande accumulation de résultats mesurés. (...) Le concept d’ordre naturel présuppose une progression en conséquence et comporte un haut degré de re- représentativité ; et nécessite une grande divergence de l’action instinctive. La pensée ne peut avoir guère de détermination « et donc « l’idée de concordance ne peut se développer tant que les idées générales et les idées abstraites ne se sont développées et tant que la notion d’uniformité ne s’est développé simultanément à l’usage des mesures » ; op. cit., vol. I, pp. 74-75. 46. Op. cit., vol. II, p. 601. 47. Op. cit., vol. I, pp. 72-73. 48. Op. cit., vol. I, p. 75. 49. Ibidem.

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50. Ibidem. 51. « Et son développement, continue Spencer, est la cause de la diminution de la crédulité primitive conséquence de l’action instinctive-liée » ; ibidem. 52. Op. cit., vol. I, p. 75. 53. Op. cit., vol. I, p. 85. 54. Ibidem. 55. Ibidem. 56. Op. cit., vol. I, p. 86. 57. Op. cit., vol. I, p. 87. 58. Op. cit., vol. I, p. 85. 59. Op. cit., vol. I, p. 412. 60. Op. cit., vol. I, p. 97. 61. H. Spencer, The Study of sociology,cit., pp. 115-116. 62. H. Spencer, Principles of Sociology, cit., vol. I, p. 97. 63. Ibidem. 64. Ibidem. 65. H. Spencer, The Origin of Animal Worship, in « The Fortnightly Review », Mai 1870, maintenant dans ID., Essays: Political, Scientific and Speculative, cit., vol. I, p. 309. 66. H. Spencer, The Study of Socioloy, cit., p. 116. En ayant recours à cette approche méthodologique il devient « évident - insiste Spencer - que l’idée que l’homme primitif a du rêve est naturelle, et même nécessaire. Ses notions nous semblent étranges parce que lorsque nous les étudions, nous utilisons sans nous en rendre compte les théories de l’esprit que la civilisation a lentement établi et inséré dans le langage et que nous, pendant le premier âge, nous absorbons à un tel point que nous la considérons à tort comme une notion originale » ; H. Spencer, Principles of Sociology, cit., vol. I, p. 140. 67. H. Spencer, Principles of Sociology, cit., vol. I, p. 110. 68. H. Spencer, The Study of Sociology, cit., p. 116. 69. Ibidem. 70. Popper a appelé « principe de rationalité » ce « postulat méthodologique » indispensable à tout individualiste méthodologique pour lequel les individus ‘agissent d’une façon adéquate ou appropriée, c’est-à-dire conformément à la situation envisagée » (K.R. Popper, La rationalité et le statut du principe de rationalité, dans E.M. Classen (ed.), Les fondements philosophiques des systèmes économiques, Paris, Payot, 1967, p. 144) ; Par conséquent, « quand nous parlons de comportement « rationnel » ou « irrationnel » nous voulons dire un comportement qui est ou qui n’est pas en harmonie avec la logique de la situation » (K.R. Popper, The Open Society and Its Enemies, London, Routledge, 1945, vol. II, p. 90). Ainsi le devoir du chercheur en sciences sociales est de reconstruire par conjectures la « situation problématique » de l’agent « comme il la voyait », pour ensuite pouvoir calculer « la déviation entre le comportement réel des personnes et le comportement modèle en se servant de ce dernier comme d’une sorte de point de référence » (K.R. Popper, The Poverty of Historicism, London, Routledge, 1963, p. 141). 71. H. Spencer, Principy of Sociology, cit., vol. I, p. 97. 72. Spencer écrira dans sa autobiographie : « il me fut manifeste que les hommes étaient rationnels dans un sens très limité ; que la conduite dérive des désirs pour la satisfaction desquels la raison seule sert comme guide ; et que l’action politique sera en moyenne déterminée par un équilibre de désirs » ; H. Spencer, An Autobiography, London, Williams and Norgate, 1904, vol. II, p. 366. Comme on le sait, ce fut Herbert Simon qui proposa une des versions les plus convaincantes de la rationalité subjective. L’économiste américain a critiqué durement le « modèle olympique » de la rationalité objective dont l’illustration la plus emblématique est représentée par la « théorie de l’utilité subjective attendue » et a proposé de lui substituer une conception de la rationalité plus facile à défendre sur le plan méthodologique, rationalité comprise comme une

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adaptation évolutive des agents à leur environnement, agents qui se comportent « comme s’ils avaient effectué de tels calculs justes et rationnels, calculs qui leur permettaient d’atteindre l’utilité maximale ou le maximum des profits » (p. 38). Etant donné la capacité limitée de la raison de chaque individu, le caractère incertain des situations dans lesquelles ils se trouvent et la complexité des calculs liés au choix, il est plus raisonnable de supposer suivant Simon, que les individus ont tendance à prendre des décisions « satisfaisantes », à aboutir à des solutions « suffisamment bonnes » plutôt qu’« optimales » (op. cit., p. 75) ; cf H.A. Simon, The Reason in Human Affairs, Standfond, Standford University Press, 1983. Pour l’économiste américain « au sens large (la notion de) la rationalité décrit comme un type de comportement approprié afin de parvenir à certaine fin donnée, dans les limites imposées par certaines conditions et contraintes ». Ces dernières « peuvent être des caractéristiques objectives de l’environnement extérieur à l’organisme qui choisit ; elles peuvent être des caractéristiques perçues ou peuvent être des caractéristiques de l’organisme lui-même. Que celui-ci considère comme données ou qu’il estime ne pouvoir contrôler. La démarcation entre le premier cas et les deux suivants s’apparente parfois à la distinction entre rationnalité objective d’une part et rationnalité subjective o limitée, d’autre part. » (vol. II, p. 45) H.A. Simon, Model of Bounded Rationality, Cambridge, MIT, Press, 1982. En substance, la rationalité subjective exprime le fait que l’acteur social sélectionne ses décisions sur la base d’un stock d’informations partiel et incomplet en raison de limitations qui dans certains cas sont objectives et dans d’autres sont davantage liées à la condition subjective de l’agent. La rationalité subjective de l’individu lui permet donc de simplifier la complexité des situations : bien que ses informations sont incomplètes et que par conséquent ses appréciations sont partielles, il doit quoiqu’il en soit agir. « La rationalité subjective – synthétise Boudon, pour lequel les positions de Simon ont constitué une référence incontournable – est le produit normal de la discordance entre la complexité des situations devant lesquelles le sujet fait face et le caractère limité de ses capacités cognitives. C’est pourquoi Simon parle indifféremment de ‘rationalité subjective’ et ‘rationalité limitée’« : R. Boudon, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausse, Paris, Fayard, 1990, pp. 377-378. Cette notion de rationalité limitée de Simon est le terminus a quo de Boudon pour l’élaboration de la théorie de la rationalité subjective qu’il pose comme fondemment de sa méthodologie individualiste ; voir sur ce thème en particulier R. Boudon, Subjective Rationality and the Explanation of Social Behavior, in D. Antiseri (ed.), Teoria della Razionalità, Borla, Roma, 1993, pp. 7 et ss. et Id.,Toward a Synthetic Theory of Rationality, in « International Studies of Philosophy of Science », 1993, n. 1, pp. 6 et ss. 73. H. Spencer, The Originof Animal Worship, cit., p. 309. 74. W. Dray, Laws and Explanation in History, Oxford, Oxford University Press, 1957, pp. 190ss 75. H. Spencer, The Study of Sociology, cit., p. 114. 76. Op. cit., p. 388. 77. Ibidem. Cette insistance de Spencer sur la possibilité d’expliquer les croyances « des autres êtres humains » uniquement si on les considère « comparables » aux nôtres, contient in nuce l’idée centrale du « principe de charité » comme il a été formulé par W.V.O. Quine dans sa théorie de la traduction radicale et par D. Davidson avec une mention spéciale au verstehen, et qui a été utilisé ensuite par des individualistes méthodologisues de formation analytique comme J. Elster et R. Nozick. Pour Quine, la traduction se base sur l’hypothèse suivante : « le linguiste suppose que les comportements et les modes de pensée de l’indigène sont similaires aux siens tout au moins jusqu’à preuve du contraire. Ainsi celui-là imposera son ontologie et ses modes linguistiques à l’indigène dans n’importe quelle situation dans la mesure où ils sont compatibles avec le langage et le comportement ultérieur de ce dernier à moins que une preuve contraire ne consente des simplifications substantielles ». W.V.O. Quine, Pursuit of the Truth, Cambridge, Harvard University Press, 1992, pp. 48-49. On suppose donc qu’entre celui qui parle et le traducteur il y a des affinités et donc que le second devra globalement éviter d’attribuer au premier des idées et des croyances trop différentes des siennes. « Il est vrai (...) que plus les croyances d’un peuple apparaissent

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absurdes ou exotiques - écrit Quine - plus nous devons nous méfier des traductions ». W.V.O. Quine, Word and Object, Cambridge, The MIT Press, 1960, p. 69. Ce qui signifie que le linguiste doit éviter d’attribuer à l’indigène les croyances les plus absurdes et irrationnelles et doit leur préférer au contraire « des traductions qu’(il) croit raisonnable ou en accord avec le mode de vie observé » W.V.O. Quine, Pursuit of the Truth, cit., p. 46. La formulation de ce même principe par Davidson qui fait explicitement référence à la rationalité de l’observé est encore plus plus intéressantes pour notre propos : « Un interprète - écrit Davidson - ne peut pas accepter de grandes déviations evidentes de ses propres standards de rationalité sans détruire le fondement même de l’intelligibilité sur lequel il base l’interprétation » ; D. Davidson, The Structure and the Content of Truth, in « The Journal of Philosophy », 1990, n. 87, p. 320. Le principe de charité n’impose pas, tout au mois dans la formulation donnée par Quine, d’attribuer nécessairement à l’agent des croyances que l’observateur considère vraies. Ce principe, au contraire, propose le principe de la maximisation de l’accord comme un idéal de conduite qui a comme but d’optimiser la plausibilité psychologique des croyances en tenant compte de la situation dans laquelle se trouve l’agent. Des idées fausses, non fondées ou de toute façon très différentes de celles du traducteur ou du chercheur peuvent être tolérées seulement si elles peuvent se justifier par des contextes différents. Sur le principe de charité, cf, entre autres, P. Tagard, R.E. Nisbett, Rationality and Charity dans « Philosophy of Science », 1983, n. 50, pp. 251-269; C. Gauker, The Principle of Charity, « Synthese », 1986, n. 69, pp. 1-25; D. Henderson, The Principle of Charity and the Problem of Irrationality, « Synthese », 1987, n. 73, pp. 225-256. Id., The Importance of Explanation in Quine’s Principles of Charity in Traslation, dans « Philosophy of Social Science », 1988, n. 2, pp. 355-369, et A. Rainone, Traduzione Radicale, Naturalismo e Principio di Carità in W.N. Quine, « Epistemologia », 1995, n. 18, pp. 269-298; P. Engel, Interprétation et mentalité pre-logique. Quine, Davidson et la charité bien ordonnée, dand « Revue Philosophique », 1989, n. 4, pp. 543-558. A propos d’ une possible utilisation du principe de charité dans l’analyse individualiste, cf E. Di Nuoscio, Le Ragioni degli Individui, Rubettino, Messina, 1996, pp. 146-151.

RÉSUMÉS

Herbert Spencer peut être considéré à tous les égards comme un des protagonistes majeur de la tradition sociologique et épistémologique de l’individualisme méthodologique. Il a interprété la genèse et la transformation de la société dans son ensemble et des institutions sociales comme le résultat spontané de la composition des actions rationnelles subjectives à fins privées. Dans cette analyse, est prise en considération la rationalité de l’action et des croyances dont la démonstration constitue la première étape de l’explication donnée par Spencer des phénomènes sociaux. Pour Spencer, l’action est un acte rationnel dans le but d’atteindre un objectif et se fonde sur une ou plusieurs croyances. Ces dernières, même quand elles sont très éloignées de celles du chercheur – comme les superstitions – sont considérées comme rationnelles, en d’autres termes elles représentent les meilleurs théories que ces individus ont à disposition pour faire face aux situations d’incertitude dans lesquelles ils se trouvaient. L’individu qui agit selon ces principes se comporte rationnellement puisqu’il agit en cohérence avec sa perception de la situation.

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AUTEUR

ENZO DI NUOSCIO Centro di Metodologia delle Scienze Sociali Libera Università Internazionale degli Studi Sociali « Guido Carli » Roma

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