«S? I "o, TOUT AUTOUR D'AUJOURD'HUI

Nouvelle édition des œuvres de Biaise Cendrars dirigée par Claude Leroy professeur à l'université X-Nanterre

Cet ouvrage a été publié avec l'aide de PRO HELVETIA, Fondation suisse pour la culture.

En application delà loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans l'autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie.

Nouvelle édition revue et corrigée © 1947, 1963, 2001, 2005, Éditions Denoël © 1961, Miriam Cendrars 9, rue du Cherche-Midi 75006 Paris ISBN 2 207 25271.X B 25271.7 BIAISE CENDRARS

POÉSIES COMPLÈTES avec 41 poèmes inédits

Textes présentés et annotés par Claude Leroy

DENOËL

TOUT AUTOUR D'AUJOURD'HUI

Les œuvres complètes de Biaise Cendrars ont été ras- semblées pour la première fois chez Denoël, entre 1960 et 1964. La parution de ces huit volumes sous couverture verte fut un événement. Quarante ans après, cette édition histo- rique mais dépourvue de tout appareil critique ne répond plus aux exigences des lecteurs modernes. Une nouvelle col- lection prend la relève sous un titre emprunté au poète : « Tout autour d'aujourd'hui » (TADA) ; elle présente des textes révisés, préfacés et annotés, accompagnés des illus- trations originales et d'une bibliographie propre à chaque volume. Enrichie d'un certain nombre d'inédits, cette collection constitue la première édition critique des œuvres complètes de Biaise Cendrars.

PRÉFACE

Je suis l'autre : c'est à la Bibliothèque impériale de Saint- Pétersbourg qu'un jeune apprenti bijoutier suisse a découvert la troublante formule que Gérard de Nerval, peu de temps avant sa mort, a inscrite au bas de son portrait par le graveur Gervais. Dans ce refus de sa propre image Freddy Sauser a- t-il entendu l'injonction qu'il attendait? L'autre pour lui, l'autre lui-même, ce sera donc le poète. Lorsqu'il se rend à New York, fin 1911, sa décision est déjà prise : il écrira. Par un de ces rites intimes dont il a le goût, il en prend acte devant soi en dessinant son autoportrait au bas duquel il recopie la formule de Nerval1. Pour se donner congé il le date avec soin du « 5 mai 12 » et il signe « FS », un paraphe qu'il va aban- donner définitivement en inventant le nom de l'autre : Biaise Cendrars. Pendant plus de quarante ans, de texte en texte, la formule ressurgira comme une devise, parfois aussi comme un rappel à l'ordre. Ne surtout jamais cesser d'être l'autre, dans sa vie comme dans ses livres. Rester l'insaisissable a peut-être été l'exigence la plus constante de Cendrars. Un écrivain qui se laisse définir est à ses yeux un écrivain mort. Un homme aussi. Rien ne le grise autant que d'imaginer ses vies parallèles, de rêver à ses méta- morphoses ou de glisser sans frein d'une identité à l'autre comme Protée, ce dieu de la mer qui échappait ainsi aux ques- tions des fâcheux. Ou comme Fantômas, son avatar moderne,

1. Miriam Cendrars a reproduit ce dessin dans Biaise Cendrars, Balland, rééd. 1993. le génie du crime que Cendrars a été le premier poète à célé- brer, dès 1914, dans un de ses poèmes élastiques et qui lui a inspiré les aventures d'un autre monstre, Moravagine, pour lesquelles il ne prévoyait d'abord pas moins de 18 volumes. Le rêve de toute-puissance qu'il prête à Dan Yack, le plus proche de ses personnages, est d'abord le sien : Disparaître. Ce que j'aurais voulu être dans tous les pays du monde. Henry Miller qu'on n'épate pas facilement en conviendra sans réserves : Il traverse des métamorphoses, sans livrer son identité. Ce désir de disparaître peut surprendre tant il paraît mal accordé avec la forte présence de Cendrars dans ses livres. A force d'occuper le devant de la scène, le personnage a jeté un peu d'ombre sur ses textes, ce qui a pu faire croire que chez lui l'écriture de l'aventure l'emportait, haut la main, sur l'aventure de l'écriture. Images, voyages et reportages com- posaient chez le bourlingueur une trilogie qui semblait l'écar- ter des exigences de la modernité poétique. N'écrivait-il pas comme on vide ses valises, à l'escale, sans grand souci de ce qui s'ensuit sur le plan littéraire? C'était incontestablement un homme de coups - un texte peut être un coup -, mais était-ce bien l'auteur d'une œuvre avec ce que cela suppose à la fois de hantise et de construction, d'expérimentation et de continuité ? Et comment disparaître quand on a tout fait pour ne pas se faire oublier? L'attitude de Cendrars est aux antipodes de celle d'un Pessoa ou d'un Cioran pour qui la vie d'un écrivain tient tout entière dans ses livres, au grand dépit des amateurs de biographies. Le paradoxe de Cendrars est qu'il échappe à la saisie en se surexposant. C'est ici l'œuvre qui tend à se confondre avec la vie de l'auteur, comme chez Nerval en qui il a lucidement reconnu son double. La pre- mière personne du singulier règne dans leurs livres avec une souveraineté parfois envahissante, et elle impose partout le nom de l'auteur que ce soit sous la forme de chroniques du temps, de relations de voyages, de récits d'apprentissage ou de confessions amoureuses. D'où vient pourtant que ces œuvres qui sollicitent sans cesse une lecture biographique s'y entendent si bien pour la saboter? Que l'exactitude des faits ne soit pas toujours le fort de Cendrars, on le sait depuis long- temps, mais, plutôt que de l'imputer aussitôt à son goût des beaux mensonges ou à sa mythomanie, c'est son projet d'écri- ture qu'il faut interroger, et cette façon si singulière et si natu- relle à la fois de mêler la fiction au témoignage. L'indécision de cet étrange espace autobiographique a favorisé très tôt l'apparition des légendes. Et quel florilège sous les meilleures plumes ! Pour Apollinaire, il est l'errant des bibliothèques; pour Cocteau, le pirate du lac Léman ; Dos Passos et Morand rendent hommage, l'un, à l'Homère et, l'autre, au Tolstoï du Transsibérien. Tirant la leçon de tant de métamorphoses, Calaferte s'incline logiquement devant « l'homme Dieu »2... Au-delà des anecdotes, le besoin de se créer une légende est précoce, constant et délibéré chez Cendrars. Il ne fait qu'un avec le choix d'un pseudonyme et avec le fait d écrire. Je suis tous les visages, annonce déjà le poète du Panama, tandis qu'à l'autre bout de l'œuvre, L'Homme foudroyérépond en écho : Je voudrais rester l'Anonyme. Anonyme non par défaut de noms, mais par excès. Comment baptiser celui qui a choisi de se déro- ber en se multipliant? Pour l'histoire littéraire l'affaire paraît entendue : Cendrars est un mauvais sujet - une tête brûlée - qui se laisse mal situer, classer, apparier. Un écrivain aussi irrégulier embarrasse la critique qui hésite devant la place à lui réserver dans ses rubriques, ici, parmi les cubistes litté- raires et autres précurseurs du surréalisme (avec , Salmon ou Reverdy), là, en compagnie des poètes voyageurs (près de Segalen, Levet ou Larbaud), ailleurs, au milieu des écrivains de la Grande Guerre (Genevoix, Dorgelès, Barbusse), des romanciers de l'aventure (comme Mac Orlan ou Kessel) ou, plus récemment, des autofictionnaires (Céline, Soupault, Calaferte). A chaque fois, l'image du précurseur ou du franc- tireur tend à l'emporter sur l'œuvre qui n'est considérée que par éclats - quelques poèmes, quelques romans -, mais à peu

1. Risques n°9-10, 1954, p. 16. près jamais décrite dans sa continuité - ou sa discontinuité - ni interrogée dans son projet.

Comment devient-on Protée ? La question, bien entendu, n'admet pas de réponse. Du moins comprend-on mieux aujour- d'hui comment le poète s'est formé dans l'Europe d'avant la Grande Guerre, une Europe aux frontières poreuses. Une expé- rience précoce des voyages a révélé à Freddy Sauser un goût du dépaysement auquel Biaise Cendrars restera fidèle. C'est un Suisse pérégrin, comme dit si bien Nicolas Bouvier en connais- seur. Très jeune, il a séjourné plus de deux années dans la Russie d'avant 1917 et il a traversé l'Europe : l'Italie, l'Allemagne, la Belgique et la , avant de découvrir New York, d'où il est revenu avec un poème qui va lui faire un nom à Paris, Les Pâques. La guerre redistribuera brutalement les cartes de cette éducation européenne mais l'engagement de Cendrars comme volontaire étranger dans l'armée française, en 1914, ne saurait faire oublier les années d'apprentissage d'un jeune poète bilingue qui, lorsqu'il s'installe en France, fonde une revue franco-allemande, Les Hommes nouveaux, et publie à ses débuts à Berlin aussi bien qu'à Paris, en dialoguant à la fois avec les cubistes, les expressionnistes et les futuristes. La découverte du Brésil, en 1924, lui fera prendre de nouvelles distances avec l'Europe aux anciens parapets. Tout l'y séduit : le métissage de la population comme la beauté cosmogonique des paysages, le patrimoine du baroque comme le gigantisme des plantations de café. Et plus que tout l'absence de traditions. Alors qu'un article de Marcel Arland engage, à la même époque, un débat sur le Nouveau Mal du siècle, le poète « du monde entier », quant à lui, est le témoin de ce qu'on aimerait appeler un Nouveau Mal du pays qui, à rebours de l'autre, fait de Tailleurs sa patrie et de la partance la forme de sa nostalgie. Natif de La Chaux-de-Fonds, Cendrars a pourtant choisi de se faire renaître à Paris, rue Saint-Jacques, pour une nais- sance à soi-même qui a parfois abusé les biographes (il pren- dra quand même soin, plus tard, de transformer Paris en port de mer). Séduit par Les Pâques, Apollinaire lui ouvre les milieux d'avant-garde et Cendrars fréquente, à partir de 1912, ceux qui deviendront « ses » peintres dans l'École de Paris : Chagall, Léger, ou Modigliani. L'année suivante, la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, un livre- tableau avec des couleurs simultanées de , fait de lui le poète de la « Ville de la Tour unique du Grand Gibet et de la Roue ». Avec les Delaunay, il prend alors toute sa part dans la querelle du simultané qui les oppose, pour l'usage de ce mot, aux revendications de l'obscur Barzun. Risque-t-il alors de s'enliser dans les polémiques esthétiques? Dans Bourlinguer, il dira l'avoir craint. La guerre lui donne alors une première occasion de rompre avec une vie d'homme de lettres qui ne le satisfait pas. Le conflit dans lequel il s'engage comme volon- taire du côté français lui prendra sa main droite, sa main de poète, le 28 septembre 1915. Il sera désormais le manchot des lettres françaises, ce qui ajoute une nouvelle et cruelle légende à sa collection. Cette blessure est à l'origine dans sa vie comme dans son œuvre d'un tournant dont la portée est restée long- temps énigmatique. Au cours de l'été 1917, cette blessure de mort s'est renversée en blessure de vie. Cendrars a com- pris alors que la devise qu'il avait empruntée à Nerval appe- lait pour ainsi dire cette mutilation où elle se vérifierait et que le bouleversement de son corps lui offrait la chance inouïe de renaître. L'autre qu'il attendait, ce sera le poète de la main gauche. Pleinement digne, enfin, des promesses de son pseu- donyme. Cendrars n'aime pas l'appartenance. A l'exemple de Nerval, il a encore appris qu'un homme libre doit d'abord dépouiller le nom reçu. Ni tutelles ni dettes, comme le proclame Au cœur du monde : Je ne suis pas le fils de mon père. Alors qu'il évoque avec abondance sa saga familiale, il réussit le tour de force de ne jamais livrer son patronyme. Pour lui le pseudonyme n'est pas seulement un nom de plume : c'est un parricide discret et, en dépit de quelques tentations, rien ne parviendra à l'affi- lier à nouveau, les mouvements littéraires pas plus que les par- tis politiques. Cendrars confiera un jour, drôlement, à Nino Frank que son pseudonyme est son nom le plus vrai. Sous la bou- tade, il fait voir qu'il l'a voulu, en effet, non pas comme un nou- veau nom mais bien comme un nom nouveau qui ne cherche pas à se naturaliser mais affiche, de façon provocante, une inten- tion symbolique. Biaise Cendrars exige d'être traduit en braises et en cendres. Par là même, il convoque l'oiseau phénix de la légende pour en faire l'emblème de son désir d'écrire : renaître de ses œuvres et en renaître indéfiniment.

Dans l'entourage d'Apollinaire, trois mots - trois mots d'ordre - se disputaient les faveurs des jeunes poètes : le nou- veau, le moderne et l'avant-garde. Loin d'être interchan- geables, ils impliquent une vision et une attitude parfois opposées. Apollinaire s'est fait lui-même le champion du nou- veau, en particulier dans L'Esprit nouveau et les poètes, une confé- rence de 1917 qui connaît un grand retentissement et alimente les polémiques. L'avant-garde est un mot qui n'ap- partient pas au vocabulaire du poète de « La jolie rousse ». A la recherche d'un point d'équilibre entre l'invention et la tradition, entre l'Ordre et l'Aventure, il se défie de l'activisme des futuristes italiens et de Marinetti, leur chef de file. Cendrars, quant à lui, a vite pris ses distances avec une concep- tion du nouveau dont il juge l'œcuménisme bien édulcoré : Apollinaire / Avance, retarde, s'arrête parfois, comme un poète de transition qui privilégie la surprise aux dépens de ruptures plus radicales. Cendrars ne prend pas pour autant le parti de l'avant-garde, un mot et une attitude dont l'éloigné une durable incompatibilité d'humeur. Il n'aime pas les -ismes, ces mouvements littéraires et artistiques au suffixe arrogant qui placent le travail de groupe au-dessus de l'aventure soli- taire qu'est forcément pour lui l'écriture. Avec impatience il rejette les cancans littéraires et les écoles, les manifestations et les manifestes. Réfractaire à l'emprise des idéologies, il défend la liberté du créateur contre les programmes et les théo- ries. Il tient l'engagement politique, quel qu'il soit, pour inconciliable avec l'écriture ou l'art, ce qui l'entraînera dans une longue brouille avec son vieil ami Fernand Léger. Un refus aussi net du modèle de l'avant-garde l'a éloi- gné de tout compagnonnage avec les dadaïstes puis les sur- réalistes dont le rapprochent pourtant bien des affinités d'écriture. C'est à leur comportement de groupe qu'il s'en prend lorsqu'il déclare avoir rompu avec les milieux littéraires parisiens en s'embarquant pour le Brésil. L'ironie du sort vou- dra qu'il soit accueilli à Sâo Paulo par un groupe de moder- nistes qui cherchaient à s'émanciper de l'Europe en imitant le modèle de sa poésie. Longtemps après, dans Trop c'est trop, il se réjouit encore de leur surprise : ils n'en avaient encore jamais vu un comme moi qui n'en avais pas l'air... Et puis la Grande Guerre a tout changé. Ce que le grand mutilé ne supporte plus c'est qu'on puisse encore singer la guerre avec des sol- dats de mots. Ces poses martiales, ces textes belliqueux, cette passion des polémiques, il a payé de son sang pour savoir qu'elles conduisaient tout droit dans les tranchées. Comment pourrait-on jouer à nouveau avec une métaphore militaire? Pour lui, l'avant-garde est définitivement d'avant-guerre, dans tous les sens de l'expression. La modernité, elle, ne cessera jamais de le requérir. Après Baudelaire, il en a fait son mot fétiche. Le temps qu'il préfère n'est pas le futur comme les avant-gardistes mais le présent, et l'actualité dans ce qu'elle a de toujours nouveau, d'imprévu et d'éphémère. Y compris la mode et la publicité. Il songe en 1913 à des « poèmes-affiches » et il en compose un pour les montres Zénith avec Sonia Delaunay. En 1927 il lance comme un manifeste un texte à l'équation provocatrice : « PUBLICITÉ = POÉSIE », qu'il reprendra dans Aujourd'hui, un recueil-clef qui est comme son Peintre de la vie moderne. Si le monde antique connaissait sept merveilles, il en dénombre autour de lui 700 ou 800 qui meurent et qui naissent chaque jour. Dans toute son œuvre il ne se lasse pas de faire l'inventaire du « profond aujourd'hui » : le train, la tour Eiffel, l'avion, le gramophone, l'automobile, la publicité, la monoculture, le paquebot, la rue, sans oublier le cinéma... La Seconde Guerre mondiale ayant mis la technique au service de l'horreur, il prend ses distances avec l'exaltation moderniste de ses débuts, mais, en dépit de ses désillusions et de son amertume, il reste fidèle à ce qu'il tient pour les traits fondamentaux de la modernité : la contes- tation des autorités, le refus des modèles et le rejet des règles, la passion de l'homme moderne voué dans tous les domaines à une errance - une déterritorialisation - toujours plus grande pour sa joie comme pour sa détresse, un exotisme entendu comme reconnaissance de l'autre, un principe d'expéri- mentation ou d'exploration permanente, bref, la volonté de rester pseudonyme.

Lors de sa rencontre avec Cendrars, au printemps de 1917, Philippe Soupault avait été émerveillé, ébloui par un vrai poète dont la conversation lui proposait des perles et des étincelles. C'est de lui qu'il avait appris, et il n'avait jamais pu l'oublier qu'il fallait vivre la poésie avant de l'écrire - écrire, c'était superflu1. Cendrars le redira souvent à sa façon : Ecrire, c'est peut-être abdi- quer. Dans l'évocation de ce coup de foudre de l'amitié, au café de Flore où Apollinaire réunissait ses amis, passe discrètement le fantôme de Rimbaud dont la rupture avec les milieux litté- raires et le départ les fascinent tous deux. Mais beaucoup moins le silence qui s'en est suivi, aussi troublant et intimidant qu'il soit pour tous les poètes modernes condamnés à s'affronter d'abord à lui et à le surmonter pour pouvoir écrire. Quelle parole produire qui tienne devant le silence de Rimbaud? Dans « Sous le Signe de François Villon », Cendrars renverse la pers- pective et il reproche à Rimbaud de s'être tu. C'est son seul tort : Il aurait dû revenir, se taire encore ou se remettre à écrire, mais alors tout autre chose2. A quoi bon humilier l'écriture devant le silence ? C'est faire poésie de tout qui importe. Un écrivain qui sait renaître de ses cendres d'écriture n'abdique pas.

1. Profils perdus, Mercure de France, 1963, p. 96. 2. « Sous le Signe de François Villon », La Table Ronde n° 51, mars 1952, p. 56 (TADA11,2004). Je suis l'autre est ainsi devenu la devise d'un créateur fai- sant de l'expérimentation la valeur la plus haute, mais sans souci de formalisme. C'est bien de renaître qu'il s'agit à chaque fois. Lorsqu'un procédé littéraire, aussi heureux soit- il, tourne à la recette, la chose ne l'intéresse plus, confie Cendrars à Michel Manoll, en 1950, au cours de leurs entre- tiens radiophoniques. Les clichés littéraires qu'il déteste le plus, ce sont les siens puisqu'ils menacent son pouvoir de renouvellement. Aux autres d'exploiter les formules qu'il met au point ! Une de ses attitudes favorites est celle du pré- curseur plagié ou pillé, mais finalement ravi de se voir ainsi reconnaître. Avec quelle délectation ne laisse-t-il pas entendre sans jamais le dire tout à fait que sans Les Pâques Apollinaire n'aurait peut-être pas erré dans Zone de la même façon, et que Céline n'aurait pas fait non plus le mëmeVoyage au bout de la nuit s'il n'avait pas eu Moravagine pour guide... Résister à l'appel du public lui a été parfois difficile. Avec Rhum - pour ne rien dire de L'Argent, un roman inachevé -, il a cherché à exploiter le succès imprévu de L'Or sans en retrou- ver la magie. Mais il a interrompu la série de ses Feuilles de route après la publication de la première plaquette, LeFormose, alors qu'il en prévoyait sept ! Et tant pis pour le lecteur qui regret- terait en découvrant Le Panama que Cendrars ait quitté la forme du long poème narratif pour se mettre à « dénaturer » des son- nets ou découper des « photographies verbales » dans un roman- feuilleton de Gustave Le Rouge. Contre le nommé, un écrivain pseudonyme ne doit-il pas prendre le parti du nomade ? Et le nomadisme d'un écrivain se mesure au caractère pérégrin de ses textes bien plus qu'à la liste de ses voyages réels ou imagi- naires. A cet égard, la qualité de la récolte importe moins que le besoin inassouvissable de dépaysement et de transplantation que Cendrars s'attribue dans Une nuit dans la forêt et qui le pousse, avec des résultats contrastés, à rompre avec soi-même, à se don- ner congé dans l'espoir, une fois de plus, de se refaire. Par un mouvement typique, l'impatience des limites le pousse même à multiplier les projets d'un jour ou d'une ligne qui resteront fantômes, mais qui, jusque dans l'œuvre publiée, diffèrent la signification, relancent l'interprétation, élargissent l'horizon en faisant prévaloir les droits du flux créateur sur le produit fini, quelle que soit sa réussite. Comment écrire sans inconnu devant soi ? Au bas de ses bibliographies Cendrars reconduit ainsi de livre en livre l'an- nonce de « 33 volumes » en préparation qui s'ajoutent aux volumes « sur le chantier » ou « sous presses », - des presses parfois bien lentes puisque n'en sortiront jamais, par exemple, Aleijadinho Histoire d'un sanctuaire brésilien, Archives de ma tour d'ivoire ou Le Poids de la Planète qui furent dûment annoncés.

Dans la discontinuité si frappante de ses livres, quelle est la part de la spontanéité? Contrairement aux apparences, l'improvisation chez lui est préparée de longue date. Est- ce de sa vocation interrompue de bijoutier qu'il a gardé un goût du travail lent et méticuleux ? Toute sa vie, il a consti- tué avec soin et conservé en secret des dossiers d'oeuvres qui jettent sur leur genèse une lumière souvent inattendue. Entre les sollicitations de l'imprévu et les ruminations au long cours, entre la passion du nouveau et l'obstination souter- raine, se nouent les plus étranges alliances : L'Or a été écrit en six semaines, mais après quinze ans d'incubation. D'Oultremer à indigo est un titre qui a voyagé plus de vingt ans de projet en projet avant de sortir des presses en 1940. Et quand La Main coupée paraît en 1946, Cendrars se rend compte qu'il l'annonçait depuis 1918. Derrière les ruptures affichées, que d'échos et de reprises ! La spirale règne dans la création de Cendrars et son jeu complexe de retours et d'écarts donne figure à ce mouvement perpétuel de l'écri- ture qui est seul à même de maintenir en éveil le phénix que trop de même ou trop peu d'autre auraient risqué d'assou- pir dans son pseudonyme. Les livres de Cendrars se suivent et ne se ressemblent pas. Mais, paradoxalement, leur discontinuité semble réglée et même soumise à un principe de relève qui découpe l'œuvre en périodes bien distinctes comme autant de changements de front. Après la période des poèmes (1912-1924) est venue celle des romans (1925-1929), puis celle du journalisme dans la grande presse (1931-1940) et enfin celle des Mémoires (1945-1949). Ce ne sont là, sans doute, que des lignes géné- rales mais elles sont fortes. Pour interpréter un parcours aussi réglé dans ses brisures, il faudrait également prendre en compte ce qu'il doit aux conditions générales de l'époque - la vie des revues, de l'édition, de la presse par exemple. A cet égard, le parcours d'un Soupault pourrait être comparé à celui de Cendrars. Mais ce qui appartient en propre au poète de Feuilles de route, c'est le plaisir de rompre : Quand tu aimes il faut partir. Poète est celui qui brûle ses vaisseaux. Écrire comme on part, sans esprit de retour, telle est son utopie de créateur. A chaque livre d'inventer sa poétique. A cet égard Cendrars annonce Georges Perec qui ne concevait pas, lui non plus, qu'on réécrive le même livre, si ce n'est pour l'éclairer d'une lumière nouvelle. Modernité oblige, un nouveau projet n'est légitime que s'il remet enjeu, à chaque fois, tout ce que l'on sait de l'écriture. La division de l'œuvre en périodes se redouble ainsi, en chacune d'elles, d'un principe de varia- tion. C'est même un grand écart qui oppose, par exemple, le mouvement épique du Transsibérien aux déstructurations ludiques des Sonnets dénaturés, l'hermétisme des Poèmes élas- tiques aux « cartes postales » des Feuilles de route. Est-ce bien le poète des Pâques, passionné de liturgie chrétienne, qui met sa plume au service de la publicité ? Allez définir, dans ces conditions, le poète à la Cendrars ! Alors que Gide fait à Jacques Rivière un vif éloge du Transsibérien qu'il com- pare à Une Saison en enfer et au Bateau ivre, son ami se récrie, en 1919, à l'idée de publier du Cendrars dans la NRF. Ne vient-il pas de dénicher, dans une revue, un poème de lui qui cherche de l'inédit dans des compositions typographiques plus ou moins bizarres? Quand bien même Cendrars serait le Stravinski de la poésie nouvelle, ce poète-là lui coupe les bras et les jambes1...

La poésie telle que la conçoit Cendrars commence à la levée des frontières qui séparent le rêve et la vie, la fiction et la réa- lité, l'écriture d'un seul et l'écriture de tous. Le poète n'est pas un homme de lettres ni un spécialiste. Quand il écrit, ce n'est pas toujours en vers, même libres et sans ponctuation. Plus qu'à la métrique ou à la typographie, c'est à la vision qu'on le recon- naît. Et la vision ne naît pas sans un épanchement des signes, une réversibilité des identités sous le signe du double, des « empiétements inavouables » du temps et de l'espace, un rebras- sage des textes du monde sous la forme du collage ou du palimp- seste. Le Rêve et la vie ûe Nerval et Dichtung und Wahrheit - Poésie et vérité - de Goethe sont deux titres qu'il aurait aimé inven- ter. Encore faut-il qu'un « foudroiement » cristallise ces inter- férences pour qu'elles deviennent révélatoires. Tous les personnages de Cendrars sont ainsi des alchi- mistes de leur vie. Refusant d'être possédés par ce qu'ils pos- sèdent, toujours prêts à tout risquer, Suter, Dan Yack, Galmot parient sur le nouveau, l'inédit, l'imprévu, sans rien thésau- riser. Ils résistent à tout sauf à l'appel de l'inconnu. Ces hommes d'action sont des poètes parce qu'ils créent leur uni- vers et inventent leur vie. Quand ils voyagent c'est au pays de leurs lectures d'enfance et pour mieux lire sur le vif. S'ils bâtis- sent c'est avec les matériaux de leurs rêves. Devant le monde, ils se tiennent comme des collectionneurs mais, contre les dénombrements clos, ils choisissent l'inventaire cumulatif du globe, comme dit si justement Morand à propos de Cendrars. Pour se faire leur biographe, Cendrars dresse avec une jubi- lation rabelaisienne la liste de leurs métiers ou le répertoire de leurs dérives. En route vers l'Amérique, voici Johann August Suter, banqueroutier, fuyard, rôdeur, vagabond, voleur, escroc.

1. Lettre du 28 février 1919, in A. Gide-J. Rivière, Correspondance 1909-1925, Gallimard, 1998, p. 531. Comment s'étonner s'il saute sur le quai la tête haute?John Paul Jones ne se laisse pas davantage enfermer derrière les grilles des définitions, lui dont on a pu faire un héros, un lâche, un traître, un patriote, un humanitaire, un libre citoyen du monde, le champion de la Liberté. Mais la plus belle parade est celle de Galmot, précepteur, gérant d'immeubles, contre-espion improvisé, reporter, essayiste, feuilletoniste, explorateur, géomètre, chargé de mis- sion, colon, chercheur d'or, seringhero, saigneur de caoutchouc, chas- seur de balata, tenancier d'un bazar, maigre employé, industriel, propriétaire d'une ligne de navigation et d'une autre d'aviation, financier, multimillionnaire, député de la Guyane, inventeur de la Loterie nationale, mécène, capitaliste, philanthrope, pensionnaire de la Santé, romancier... Magnifique disparition en pleine lumière ! Mais qu'on ne se trompe pas au catalogue de ces exploits : c'est l'échec et une blessure inguérissable qui les a tous ini- tiés à la poésie en les précipitant vers le haut. Que de listes chez Cendrars ! C'est ainsi qu'il prend pos- session du monde. Il les aime surtout profuses et disparates. Tout tourne vite au catalogue, les pays visités comme les oiseaux, les saints volants comme les femmes, les villes comme les livres, les pierres précieuses comme les mots. Il ne se lasse pas de les passer en revue avec la même gourmandise que Rabelais, Jules Verne ou Whitman, ces impénitents collectionneurs du monde dans la lignée desquels il aime se situer, en dehors de toute école littéraire. Il se porte avec prédilection vers les encyclopédies (Camille Flammarion, Elisée Reclus), les anthologies (la patro- logie de l'abbé Migne), les almanachs populaires (de préférence sans orthographe), et il prétend transporter partout avec lui le Répertoire général du tarif des douanes qui ne pèse pas moins de 50 kilos. A Michel Manoll dont la crédulité coutumière s'alerte un peu, il réplique que c'est une affaire de langage et que, par exemple, pour écrire L'Homme foudroyé, il avait dressé à l'avance une liste de 3000 mots qu'il a tous utilisés. On n'a pas retrouvé cette liste, mais, réelle ou prétendue, elle préfigure curieusement les contraintes qui seront chères à l'Oulipo - l'Ouvroir de Littérature Potentielle - et à Raymond Queneau, son fondateur. Surtout elles suggèrent au lecteur qu'un aven- turier peut être aussi un grand rhétoriqueur. Cendrars place au-dessus de tout les Sommes, les livres- mondes que sont à ses yeux Le Devisement du monde de Marco Polo, L'Eve future de Villiers de l'Isle-Adam, Le Mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge ou Le Latin mystique de Remy de Gourmont, une compilation d'auteurs latins du Moyen Age dont la découverte a marqué, a-t-il dit, sa date de nais- sance intellectuelle. Gourmont est le maître à écrire qu'il s'est choisi à vingt ans et il est resté fidèle à ce polygraphe aux mille plumes - un Fantômas de l'écriture - qui offre le parfait exemple d'un homme-bibliothèque. Ces lectures savamment désordonnées font voir un mépris de la hiérarchie et un plaisir au déclassement qui rapprochent à nouveau Cendrars de Nerval. Exaltants entre tous sont les dénombrements qui ouvrent sur l'inépuisable, avec un foison- nement dont il a désigné lui-même la « scénographie baroque ». La voracité emporte ces inventaires dès le Transsibérien :

J'avais faim Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres J'aurais voulu les boire et les casser Et toutes les vitrines et toutes les rues Et toutes les maisons et toutes les vies

L'avidité n'est pas moins forte dans Le Panama :

J'ai soif Nom de Dieu De nom de Dieu De nom de Dieu

Cette écriture à perdre haleine, d'où tient-elle son emprise sur lui ? Arpenter, recenser et surtout nommer changent le monde en un grand corps désirable dont le poète nomen- dateur établit le blason. À l'autre bout de l'œuvre, Le Lotissement du ciel présentera le versant mystique du même désir : La vertu de la prière c'est d'énumérer les choses de la créa- tion et de les appeler par leur nom dans une effusion. Acte magique, s'il en est, autant que l'invention du pseudonyme. Baptiser le monde permet, à chaque profération, de renaître avec lui. C'est là, dans tout le spectre du mot, un acte de reconnais- sance. En épelant les choses de la création, le poète les appelle à l'existence. Retrouvant la jubilation que lui procurait la lec- ture des A B C, il revient à ses apprentissages du temps que les lettres et les choses s'échangeaient comme des vases com- municants sous son regard émerveillé d'enfant. Par la vertu de l'énumération, le poète remonte ainsi deux fois aux ori- gines. En même temps qu'il renoue avec ses émotions d'en- fant, il recommence la création du monde. Évoquer c'est convoquer. Répétant le geste mythique du Grand Nomenclateur, le poète réécrit la Genèse, et, sortant les êtres et les objets hors du chaos primordial, il les arrache à l'in- différencié pour leur donner vie. Ce matin est le premier jour du monde : ce vers du Panama résume une poétique. Cendrars a la passion de la cosmogonie. La pas- sion pour lui n'existe qu'à l'état cosmogonique. Et cette passion - première blessure - le relie à sa mère qui lui a appris à lire dans de beaux livres d'images où il voyait pour la première fois

La baleine Le gros nuage Le morse Le soleil Le grand morse L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnette et la mouche

Sa mère le prenait alors sur ses genoux. Et c'est tout ce qu'il a eu de celle que la neurasthénie, comme on disait alors, retran- chait dans le silence. Depuis, il a toujours soif. L'encre d'im- primerie ne remplacera jamais le lait qu'il n'a pas reçu de sa mère qui s'animait seulement en confectionnant des herbiers aux noms latins. Avec le goût de la lecture (et celui de l'écri- ture qui en procède), elle a légué à son fils une pépie inex- tinguible - un inassouvissement pharamineux des désirs dont l'écriture est à la fois le théâtre et le recours. Écrire permet - parfois - de restaurer le lien défait avec la mère. Revenir dans le ventre de sa mère est un fantasme qui hante bien des textes de Cendrars, avec l'ambivalence dont témoignent, ici, le fameux Merde! je ne veux pas vivre à" Au cœur du monde et, là, le récit des Armoires chinoises1 qui décrit l'impossible : la renaissance du poète grâce à son amputation. Entre les cendres des herbiers latins et les braises des A B C, le poète oscille de même qu'il passe sans cesse de la fin du monde à la création du monde, qu'il a donnés pour titres, significativement, à deux de ses textes.

La même passion dévorante le conduit à « épuiser » un auteur en lisant non seulement tout ce qu'il a pu écrire mais aussi tout ce qu'on a pu écrire sur lui. Sur le bateau qui l'em- porte en Amérique, il dévore tout Gœthe, et tout Gourmont à travers le monde, en bon errant des bibliothèques. De même relit-il chaque année, par une sorte de pèlerinage, L'Idiot de Dostoïevski. Cendrars lit comme un vampire et, s'il n'aime guère accumuler les livres dans sa bibliothèque, c'est d'abord qu'il n'aime pas posséder mais plus secrètement parce que, très tôt, il a entrepris de se les approprier par une autre voie : celle du collage. «Je suis l'autre », une fois encore, et à un autre tour de la spirale. On n'en finit pas de déceler dans les textes de Cendrars les emprunts les plus divers, souvent ponctuels, parfois à une très grande échelle. Depuis quelques années, la critique consacre une bonne part de son énergie à ces jeux de pistes qui multiplient les surprises. Ces découvertes ont contribué à réconcilier Cendrars avec une certaine idée de la modernité, qui n'était pas la sienne. Le temps paraît désormais lointain où Breton, avec condescen-

1. Biaise Cendrars, Les Armoires chinoises, Fata Morgana, 2001. dance, reprochait à Soupault d'aimer sans grand discernement tous les voyageurs : Rimbaud, Larbaud, le Cendrars du Transsibérien... Dans son Traité du style Aragon s'en était pris lui aussi à Soupault - avec Cendrars en filigrane - en l'accusant, je vous demande un peu, de faire de la littérature avec le verbe partir. Mais, entretemps, quel renversement des perspectives ! Moins prévenu que les surréalistes, Michaux ne partageait pas leur aversion pour le voyage et, s'il constate bien que la passion du voyage n'aime généralement pas les poèmes, il admet une mémorable exception : Cendrars et ses poèmes avaient le voyage dans le ventreel leur vertu voyageuse1 n'a pas cessé d'inciter leurs lecteurs à traverser pays et peuples étrangers. Peut-être avait- il compris avant tout le monde que ce grand voyageur avait sou- vent voyagé dans les textes des autres... Le jeu du palimpseste a commencé très tôt. L'art de la mosaïque semble ne faire qu'un pour lui avec l'acte d'écrire puisqu'il l'étend à toutes ses pratiques, aux poèmes comme aux romans, aux essais comme aux mémoires. Les Pâques, la Prose, les Poèmes élastiques, Kodak, Feuilles de route, mais aussi L'Or, Moravagine, entre autres, ont déjà révélé à d'opiniâtres enquê- teurs la place qu'y tient l'écriture de l'autre, parfois très lit- téralement, et dans tous les domaines. C'est ainsi qu'il a emprunté à Gustave Le Rouge une de ses maximes favorites : le seul fait d'exister est un véritable bonheur, et à Apollinaire l'ha- bitude de terminer ses lettres par Ma main amie, une formule qu'il semblait pourtant seul à pouvoir inventer... Il est vrai que Cendrars a lu très tôt - avant 1912 - les leçons paradoxales du maître du plagiat moderne, Isidore Ducasse/Lautréamont, dont il a republié Les Chants de Maldoror aux Éditions de la Sirène, et il reprendra explicitement à son compte le fameux : La poésie doit être faite par tous. Non par un.

Parmi toutes les ruptures qui visent à maintenir dans l'œuvre la place de l'autre, il en est une que Cendrars a mise en scène

1. Henri Michaux, Préface aux Poètes voyagent, Stock, 1946. avec une gravité singulière. Dans L'Homme foudroyé, en 1945, il déclare avoir pris congé de ses amis les poètes en octobre 1917 parce que la poésie en vogue à Paris - le futur surréalisme - lui semblait devenir la base d'un malentendu spirituel et d'une confu- sion mentale. Pour marquer cette rupture, il aurait cloué Au cœur du monde, un poème qu'il venait de parachever, dans une caisse de bois blanc qu'il aurait ensuite déposée dans une chambre secrète à la campagne. Cette déclaration faite sur un ton de solen- nité rare chez lui est cependant contredite par les faits. C'est en 1924 - sept ans plus tard - qu'il a publié ses deux derniers recueils, mais peut-être considère-t-il alors, comme il l'a dit à Nino Frank, que Kodak et Feuilles de route ne comptent pas. Par ailleurs, si la destinée d'Au cœur du monde reste aujourd'hui encore mystérieuse, il est probable que ce poème n'a jamais été achevé et que l'étrange cérémonie du clouage tient de la fiction compensatrice ou, plus précisément, d'une crucifixion sym- bolique du poète avec son poème. A l'évidence, il s'agit d'une construction rétrospective qui souligne a contrarioYénigme per- sistante de ce « congé » : pourquoi donc Cendrars a-t-il cessé d'écrire des poèmes? N'était-ce pas plutôt la poésie qui avait pris congé de Cendrars ? Certains le suggérèrent : les horreurs de la guerre et sa propre blessure auraient tué le poète en lui. Il ne s'en est jamais expliqué avant ses Mémoires où, tardivement, il présente cet abandon comme une rupture non seulement délibérée mais bénéfique, puisqu'elle a permis sa renaissance à l'écriture. De cette mort au poème, il est ressuscité prosateur, contrairement à l'autre poète amputé, Rimbaud, auquel il reproche, on l'a vu, de n'avoir pas su revenir pour écrire tout autre chose. Une confidence à Seghers le confirme par l'ellipse : Tu sais, ils ne sont pas malins les journalistes : personne ne m'a encore demandé pourquoi j'ai cessé d'écrire des poèmes. D'ailleurs, ils n 'ont rien compris à Rimbaud l. Dans ses entretiens avec Manoll, Cendrars précisera sa pen- sée : c'est du poème qu'il a pris congé en 1917, et non pas de

1. Vagabondages n° 54, janvier-mars 1984, p. 22. la poésie. Ce qui revient à faire entendre que, poète, il l'est resté tout au long de son œuvre et dans toutes ses pratiques d'écriture. Une rupture mal datée, une mise en scène extravagante, un secret de renaissance mal désigné : il est tentant d'associer le « congé » à la blessure dans son extrême ambivalence : signe de mort, source de vie. En bâtissant pendant la Seconde Guerre mondiale son mythe d'homme foudroyé, Cendrars partage son œuvre en deux comme son corps avant elle a été partagé. Et il fait la part du feu en s'identifiant à Orion, le chasseur géant de la légende. Réputé pour sa violence, Orion fut abattu par Artémis qui pourtant l'aimait, et, en signe de rédemption, elle le transforma en constellation. Faire la part du feu - ce feu de braise qui ne cesse de brûler son moignon -, c'est lui jeter pour l'apaiser un morceau de son corps. C'est ainsi que Cendrars expédie sa main morte dans la constellation d'Orion. Et il expédie avec elle en signe d'expiation ce qui a fait la gloire et le malheur de sa main droite : les poèmes qu'elle a signés et l'eustache avec lequel elle nettoyait les tranchées « boches ». Ce que vient dater le choix de l'année 1917 dans le mythe de 1945, c'est que l'offrande a été agréée et que, sous la tutelle de Raymone, nouvelle Artémis, elle a permis la naissance du poète de la main gauche. Villon, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cravan, Gourmont... Tous les poètes auxquels s'identifie Cendrars ont été comme lui foudroyés : Mais quelle que soit la destinée du poète — sa vie est fatalement tragique mais elle renaît de ses cendres ! -la poésie n 'est pas maudite. Par définition c'est le contraire. C'est l'art, non pas de bénir, mais de dire bien. Chanter. Oui. La création. La vie9.

Claude Leroy

1. « Sous le Signe de François Villon », op. cit., p. 67. NOTE SUR LES POÉSIES COMPLÈTES

C'est en 1944 que Biaise Cendrars a recueilli ses Poésies complètes pour la première fois. Retiré à Aix-en-Provence depuis 1940, il avait demandé à son ami Jacques-Henry Lévesque resté à Paris de l'aider à réunir les textes pour Denoël et de rédi- ger une introduction au volume, « Biaise Cendrars ou du monde entier au cœur du monde ». Une nouvelle édition en 1947 n'apporte que peu de retouches avant « la première édi- tion définitive et complète » qui paraît en 1957 chez le même éditeur, sans la préface de Lévesque mais avec un nouveau titre qui s'en inspire : Du monde entier au cœur du monde. Depuis lors, ce volume a fait l'objet de multiples rééditions, parfois fautives. Entre-temps, un certain nombre de poèmes ont été retrouvés et publiés. D'autres, plus nombreux, restent tou- jours inédits. Convenait-il, pour les recueillir, d'augmenter le volume de 1957 en conservant sa formule ? Nous avons pré- féré fonder la présente édition sur des principes nouveaux. En 1944, Cendrars est un poète qui n'écrit plus de poèmes. Non seulement sa dernière plaquette, Feuilles de route, remonte à 1924, mais il a « pris congé » d'une pratique d'écriture qui n'est plus celle du romancier, du journaliste ou du mémo- rialiste qu'il est devenu. Et comme il s'est également éloi- gné des peintres avec lesquels il avait composé la plupart de ses plaquettes, il a écarté de ses Poésies complètes les illustrations qui accompagnaient les éditions originales. C'est pourtant à celles-ci qu'il nous a paru souhaitable de revenir, non seule- ment parce qu'elles sont aussi rares que précieuses, mais sur- tout parce qu'elles permettent de saisir sur le vif le geste du créateur et de renouer le dialogue qu'il entretenait avec « ses » peintres1. Pour les mêmes raisons, nous présentons les poèmes dans l'ordre chronologique de leur élaboration. Au cœur du monde prend ainsi place entre l'« Hommage à » et Feuilles de route, et non à la fin du volume où l'avait situé Cendrars pour des raisons d'ordre symbolique. On trouvera, enfin, en appendice les poèmes de jeunesse qu'il avait écartés, suivis d'une version restituée de l'énigmatique Légende de Novgorode retrouvée en 1995. Cette première édition annotée des Poésies complètes pré- sente 41 inédits. C. L.

1. À l'exception toutefois de la Prose du Transsibérien et delà petiteJeanne de France, dont le format exceptionnel ne s'accommode pas des contraintes d'un volume.

La plupart des documents qui nous ont permis d'établir cette édition appartiennent au Fonds Biaise Cendrars conservé aux Archives littéraires suisses de Berne. Nous remercions vivement les responsables de ce Fonds pour leur précieuse et constante obligeance, en particulier M. Marius Michaud, ainsi que Mme Marie-Thérèse Lathion et Mme Stéphanie Cudré-Mauroux.

LES PÂQUES

À Agnès1

Flecte ramos, arbor alla, tensa laxa viscera Et rigor lentescat ille quem dédit nativitas Ut superni membra Régis miti tendas stipite... Fortunat, Pange lingua.

Fléchis tes branches, arbre géant, relâche un peu la [tension des viscères, Et que ta rigueur naturelle s'alentisse, N'écartèle pas si rudement les membres du Roi [supérieur...

Remy de Gourmont, Le Latin mystique2. Dessin par l'auteur en frontispice de l'édition originale, 1912. Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom3, J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.

Un moine d'un vieux temps4 me parle de votre mort. Il traçait votre histoire avec des lettres d'or

Dans un missel, posé sur ses genoux. Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.

À l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche, Il travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait. Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait.

A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour, Le bon frère ne savait si c'était son amour

Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père Qui battait à grands coups les portes du monastère.

Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet Dans la chambre à côté, un être triste et muet

Attend derrière la porte, attend que je l'appelle ! C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, - c'est l'Éternel. Je ne Vous ai pas connu alors - ni maintenant5. Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant.

Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi. Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix.

Mon âme est une veuve en noir, - c'est votre Mère Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière6.

Je connais tous les Christs qui pendent dans les musées ; Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés.

Je descends à grands pas vers le bas de la ville, Le dos voûté, le cœur ridé, l'esprit fébrile.

Votre flanc grand ouvert est comme un grand soleil Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles.

Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang,

D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées, Calices renversés ouverts sous vos trois plaies.

Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu. Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul7.

Les fleurs de la Passion sont blanches, comme des cierges. Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge.

C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure, Que votre Tête, Seigneur, tomba sur votre Cœur.

Je suis assis au bord de l'océan Et je me remémore un cantique allemand, Où il dit8, avec des mots très doux, très simples, très purs, La beauté de votre Face dans la torture.

Dans une église, à Sienne, dans un caveau, J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.

Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz9, Elle est bossuée d'or dans une châsse.

De troubles cabochons10 sont à la place des yeux Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.

Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte Et pour cela Sainte Véronique est Votre sainte.

C'est la meilleure relique promenée par les champs, Elle guérit tous les malades, tous les méchants.

Elle fait encore mille et mille autres miracles, Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle.

Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté11 Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.

Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image.

Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans mes mains12 Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint.

Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche N'y laissent pas13 l'écume d'un désespoir farouche.

Je suis triste et malade; peut-être à cause de Vous, Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous.

Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices. D'immenses bateaux noirs viennent des horizons Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.

Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols, Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols.

Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens. On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.

C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance. Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.

Seigneur, dans les ghettos grouille la tourbe des Juifs. Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.

Je le sais bien, ils ont fait le Procès ; Mais je t'assure, ils ne sont pas du tout mauvais14.

Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre, Vendent des vieux habits, des armes et des livres.

Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques. Moi, j'ai, ce soir, marchandé un microscope.

Hélas ! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques ! Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.

Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha, Se cachent. Au fond des bouges, sur d'immondes sophas

Elles sont polluées par la misère des hommes. Des chiens leur ont rongé les os et dans le rhum

Elles trempent15 leur vice endurci qui s'écaille. Seigneur, quand une de ces femmes me parle, je défaille. Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées. Seigneur, ayez pitié des prostituées.

Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs, Des vagabonds, des va-nu-pieds, des receleurs.

Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence, Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.

Seigneur, l'un voudrait une corde avec un nœud au bout, Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis.

Je pense aussi aux musiciens des rues, Au violoniste aveugle, au manchot16 qui tourne l'orgue de Barbarie,

A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier : Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.

Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs de gaz, Seigneur, faites leur l'aumône de gros sous ici-bas.

Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit, Ce que l'on vit derrière, personne ne l'a dit.

La rue est dans la nuit comme une déchirure, Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.

Ceux que vous aviez chassés du temple avec votre fouet, Flagellent les passants d'une poignée de méfaits. L'Étoile qui disparut alors du tabernacle, Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.

Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort, Où s'est coagulé le Sang de votre mort.

Les rues se font désertes et deviennent plus noires. Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.

J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent. J'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.

Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près. J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès.

Un effroyable drôle m'a jeté un regard Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard17.

Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi. Le Mal s'est fait une béquille de votre Croix.

Je descends les mauvaises marches d'un café Et me voici, assis, devant un verre de thé.

Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.

La boutique est petite, badigeonnée de rouge Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.

Ho-Kousaï1* a peint les cent aspects d'une montagne. Que serait votre Face peinte par un Chinois?... Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire19. Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.

Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident.

Des lames contournées auraient scié vos chairs, Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs,

On vous aurait passé le col dans un carcan, On vous aurait arraché les ongles et les dents,

D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous, Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,

On vous aurait arraché la langue et les yeux, On vous aurait empalé sur un pieu.

Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie, Car il n'y a pas de plus cruelle posture.

Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.

Je suis seul à présent, les autres sont sortis, Je me suis étendu sur un banc contre le mur.

J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église, Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.

Je pense aux cloches tues : - où sont les cloches anciennes20? Où sont les litanies et les douces antiennes ?

Où sont les longs offices et où les beaux cantiques? Où sont les liturgies et les musiques ? Où sont tes fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains ? Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints?

Seigneur, la joie du Paradis se noie dans la poussière, Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.

L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit Des ombres crucifiées agonisent aux parois.

C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir.

La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.

Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue, Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.

Des reflets insolites palpitent sur les vitres... J'ai peur, - et je suis triste, Seigneur, d'être si triste.

« Die nobis, Maria, quid vidisti in via ? » - La lumière frissonner humble dans le matin.

« Die nobis, Maria, quid vidisti in via ? » - Des blancheurs éperdues palpiter comme des mains.

« Die nobis, Maria, quid vidisti in via ? » - L'augure du printemps tressaillir dans mon sein21.

Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs. Déjà un bruit immense retentit sur la ville. Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.

Les métropolitains roulent et tonnent sous terre Les ponts sont secoués par les chemins de fer.

La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées. Des sirènes à vapeur rauquent22 comme des huées.

Une foule enfiévrée par les sueurs de l'or Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors.

Trouble, dans le fouillis empanaché des toits, Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.

Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne... Seigneur, ma chambre est nue comme un tombeau...

Seigneur, je suis tout seul et j'ai la fièvre... Seigneur, mon lit est froid comme un cercueil...

Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents... Seigneur, je suis trop seul, Seigneur, j'ai froid, Seigneur, j'appelle...23

Cent mille toupies tournoient devant mes yeux... Non, cent mille femmes... non, cent mille violoncelles.. .24

Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses... Je pense, Seigneur, à mes heures en allées...

Je ne pense plus à Vous, je ne pense plus à Vous25.

New York, avril 191T\ Dessins de Biaise Cendrars illustrant le manuscrit du Volturno. En marge des Pâques

LE VOLTURNO

Le Volturno1 n'est pas ce que l'on pourrait croire : un vautour C'est un simple bateau avec une cargaison

De peaux de veau, d'émigrants, de poutres de fer De minerais, de volailles et de pauvres diables

Parmi les passagers qui sont dans l'entrepont Se trouve aussi, au bout du rouf, tout au fond,

Le poète, qui avec un crayon au doigt Noircit le cahier grand ouvert dans sa tête

Soumis à son destin qui l'a conduit là-dedans Il voudrait profiter du milieu et du temps

Pour essayer une suite de petits tableaux Sombres, louches, rauques, troubles à la manière de Rembrandt

Donc, le Volturno est un très mauvais bateau Lent, vieux, rouillé, rabistoqué, rafistolé

Les hommes d'équipage ont l'aspect du bateau L'un est manchot2, l'autre borgne, un autre sourd

Le capitaine est toujours saoul et ses lieutenants Font la cour aux trois quatre Juives de passage

6 juin 1912

PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DELA PETITE JEANNE DE FRANCE

En ce temps-là j'étais en mon adolescence J'avais à peine seize ans1 et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance J'étais à 16000 lieues du lieu de ma naissance J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers2 et des sept gares Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours Car mon adolescence était alors si ardente et si folle Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d'Éphèse3 ou comme la Place Rouge de Moscou Quand le soleil se couche. Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. Et j'étais déjà si mauvais poète Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.

Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare Croustillé d'or, Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches Et l'or mielleux des cloches... Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode4 J'avais soif Et je déchiffrais des caractères cunéiformes Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient sur la place Et mes mains s'envolaient aussi5, avec des bruissements d'albatros Et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour Du tout dernier voyage Et de la mer.

Pourtant, j'étais fort mauvais poète. Je ne savais pas aller jusqu'au bout. J'avais faim Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres J'aurais voulu les boire et les casser Et toutes les vitrines et toutes les rues Et toutes les maisons et toutes les vies Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillons sur les mauvais pavés J'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives Et j'aurais voulu broyer tous les os Et arracher toutes les langues Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m'affolent... Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe6... Et le soleil était une mauvaise plaie Qui s'ouvrait comme un brasier.

En ce temps-là j'étais en mon adolescence J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance J'étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes Et je n'avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux En Sibérie tonnait le canon c'était la guerre7 La faim le froid la peste le choléra Et les eaux limoneuses de l'Amour charriaient des millions de charognes8 Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets Et les soldats qui s'en allaient auraient bien voulu rester... Un vieux moine chantait la légende de Novgorode.

Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout Et aussi les marchands avaient encore assez d'argent Pour aller tenter faire fortune. Leur train partait tous les vendredis matin. On disait qu'il y avait beaucoup de morts. L'un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la Forêt-Noire Un autre, des boîtes à chapeaux des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de Sheffïeld Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines à l'huile. Puis il y avait beaucoup de femmes Des femmes des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir Des cercueils Elles étaient toutes patentées On disait qu'il y avait beaucoup de morts là-bas Elles voyageaient à prix réduits Et avaient toutes un compte-courant à la banque.

Or, un vendredi matin, ce fut aussi9 mon tour On était en décembre Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie10 qui se rendait à Kharbine Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres de joaille- rie de Pforzheim De la camelote allemande « Made in Germany » Il m'avait habillé de neuf, et en montant dans le train, j'avais perdu un bouton -Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis- Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné

J'étais très heureux insouciant Je croyais jouer aux brigands Nous avions volé le trésor de Golconde" Et nous allions grâce au transsibérien le cacher de l'autre côté du monde Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne12 Contre les Khoungouzes les boxers de la Chine Et les enragés petits Mongols du Grand-Lama Alibaba et les quarante voleurs Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne13 Et surtout, contre les plus modernes Les rats d'hôtel Et les spécialistes des express internationaux.

Et pourtant, et pourtant J'étais triste comme un enfant Les rythmes du train La « moelle chemin-de-fer »14 des psychiatres américains Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés Le ferlin15 d'or de mon avenir Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d'à côté L'épatante présence de Jeanne L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant Froissis de femmes Et le sifflement de la vapeur Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel Les vitres sont givrées Pas de nature ! Et derrière, les plaines sibériennes le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes16 qui montent et qui descendent Je suis couché dans un plaid Bariolé Comme ma vie Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle Écossais Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur N'est pas plus riche que ma vie Ma pauvre vie Ce châle Effiloché sur des coffres remplis d'or Avec lesquels je roule Que je rêve Que je fume Et la seule flamme de l'univers Est une pauvre pensée...

Du fond de mon cœur des larmes me viennent Si je pense, Amour, à ma maîtresse Elle n'est qu'une enfant, que je trouvai ainsi Pâle, immaculée, au fond d'un bordel.

Ce n'est qu'une enfant, blonde, rieuse et triste, Elle ne sourit pas et ne pleure jamais; Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire, Tremble un doux lys d'argent, la fleur du poète.

Elle est douce et muette, sans aucun reproche, Avec un long tressaillement à votre approche ; Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête, Elle fait un pas, puis ferme les yeux - et fait un pas.

Car elle est mon amour, et les autres femmes N'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes, Ma pauvre amie est si esseulée, Elle est toute nue, n'a pas de corps - elle est trop pauvre.

Elle n'est qu'une fleur candide, fluette, La fleur du poète, un pauvre lys d'argent, Tout froid, tout seul, et déjà si fané Que les larmes me viennent si je pense à son cœur.

Et cette nuit est pareille à cent mille autres quand un train file dans la nuit - Les comètes tombent - Et que l'homme et la femme, même jeunes, s'amusent à faire l'amour.

Le ciel est comme la tente déchirée d'un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs En Flandres Le soleil est un fumeux quinquet Et tout au haut d'un trapèze une femme fait la lune. La clarinette le piston une flûte aigre et un mauvais tambour Et voici mon berceau Mon berceau Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de Beethoven J'ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et l'école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j'ai fait courir tous les trains derrière moi Bâle-Tombouctou J'ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp Paris-New York Maintenant, j'ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie Madrid-Stockholm Et j'ai perdu tous mes paris Il n'y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse17, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J'ai toujours été en route Je suis en route avec la petite Jehanne de France18 Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues

« Biaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre? »

Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie du Sacré-Cœur contre lequel tu t'es blottie Paris a disparu et son énorme flambée Il n'y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne Les lourdes nappes de neige qui remontent Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l'air bleui Le train palpite au cœur des horizons plombés Et ton chagrin ricane...

« Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un harmonica1' qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel les locomotives en furie S'enfuient Et dans les trous Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd...

« Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin La folie surchauffée beugle dans la locomotive La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route. Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade Et fiente des batailles en tas puants de morts Fais comme elle, fais ton métier... « Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre? »

Oui, nous le sommes, nous le sommes Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert Entends les mauvaises cloches20 de ce troupeau galeux Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune La mort en Mandchourie Est notre débarcadère est notre dernier repaire Ce voyage est terrible Hier matin Ivan Oulitch21 avait les cheveux blancs Et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts depuis 15 jours... Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier Ça coûte cent sous, en transsibérien ça coûte cent roubles Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table Le diable est au piano Ses doigts noueux excitent toutes les femmes La Nature Les Gouges Fais ton métier Jusqu'à Kharbine...

« Dis, Biaise, sommes-nous bien loin de Montmartre? »

Non mais... fiche-moi la paix... laisse-moi tranquille Tu as les hanches angulaires Ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse C'est tout ce que Paris a mis dans ton giron C'est aussi un peu d'âme... car tu es malheureuse J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi sur mon cœur Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne Et les moulins à vent sont les béquilles qu'un mendiant fait tournoyer Nous sommes les culs-dejatte de l'espace Nous roulons sur nos quatre plaies On nous a rogné les ailes Les ailes de nos sept péchés Et tous les trains sont les bilboquets du diable Basse-cour Le monde moderne La vitesse n'y peut mais Le monde moderne Les lointains sont par trop loin Et au bout du voyage c'est terrible d'être un homme avec une femme22

« Biaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre? »

J'ai pitié j'ai pitié viens vers moi je vais te conter une histoire Viens dans mon lit Viens sur mon coeur Je vais te conter une histoire...

Oh viens ! viens !

Aux Fidji règne l'éternel printemps La paresse L'amour pâme les couples dans l'herbe haute et la chaude syphilis rôde sous les bananiers Viens dans les îles perdues du Pacifique ! Elles ont nom du Phénix, des Marquises Bornéo et Java Et Célèbes à la forme d'un chat23.

Nous ne pouvons pas aller au Japon Viens au Mexique ! Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissent Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil On dirait la palette et les pinceaux d'un peintre Des couleurs étourdissantes comme des gongs, Rousseau y a été24 Il y a ébloui sa vie. C'est le pays des oiseaux L'oiseau du paradis l'oiseau-lyre Le toucan l'oiseau moqueur Et le colibri25 niche au cœur des lys noirs Viens ! Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses d'un temple aztèque Tu seras mon idole Une idole bariolée enfantine un peu laide et bizarrement étrange Oh viens!

Si tu veux nous irons en aéroplane26 et nous survolerons le pays des mille lacs, Les nuits y sont démesurément longues L'ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur J'atterrirai Et je construirai un hangar pour mon avion avec les os fossiles de mammouth Le feu primitif réchauffera notre pauvre amour Samowar Et nous nous aimerons bien bourgeoisement près du pôle Oh viens !

Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichon Mimi mamour ma poupoule mon Pérou Dodo dondon Carotte ma crotte Chouchou p'tit-cœur Cocotte Chérie p'tite-chèvre Mon p'tit-péché mignon Concon Coucou Elle dort. Elle dort Et de toutes les heures du monde elle n'en a pas gobé une seule Tous les visages entrevus dans les gares Toutes les horloges L'heure de Paris l'heure de Berlin l'heure de Saint-Pétersbourg et l'heure de toutes les gares Et à Oufa, le visage ensanglanté du canonnier Et le cadran bêtement lumineux de Grodno Et l'avance perpétuelle du train Tous les matins on met les montres à l'heure Le train avance et le soleil retarde Rien n'y fait, j'entends les cloches sonores Le gros bourdon de Notre-Dame La cloche aigrelette du Louvre qui sonna la Barthélémy27 Les carillons rouillés de Bruges-la-Morte28 Les sonneries électriques de la bibliothèque de New York Les campanes de Venise Et les cloches de Moscou, l'horloge de la Porte-Rouge qui me comptait les heures quand j'étais dans un bureau Et mes souvenirs Le train tonne sur les plaques tournantes Le train roule Un gramophone grasseyé une marche tzigane Et le monde comme l'horloge du quartier juif de Prague tourne éperdument à rebours.

Effeuille la rose des vents Voici que bruissent les orages déchaînés Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés Bilboquets diaboliques Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais D'autres se perdent en route Les chefs de gare jouent aux échecs Tric-trac Billard Caramboles Paraboles La voie ferrée est une nouvelle géométrie Syracuse Archimède Et les soldats qui l'égorgèrent Et les galères Et les vaisseaux Et les engins prodigieux qu'il inventa Et toutes les tueries L'histoire antique L'histoire moderne Les tourbillons Les naufrages Même celui du Titanic29 que j'ai lu dans le journal Autant d'images associations que je ne peux pas développer dans mes vers Car je suis encore fort mauvais poète Car l'univers me déborde Car j'ai négligé de m'assurer contre les accidents de chemin de fer Car je ne sais pas aller jusqu'au bout Et j'ai peur.

J'ai peur Je ne sais pas aller jusqu'au bout Comme mon ami Chagall30 je pourrais faire une série de tableaux déments Mais je n'ai pas pris de notes en voyage « Pardonnez-moi mon ignorance « Pardonnez-moi de ne plus connaître l'ancien jeu des vers » Comme dit Guillaume Apollinaire31 Tout ce qui concerne la guerre on peut le lire dans les Mémoires de Kouropatkine32 Ou dans les journaux japonais qui sont aussi cruellement illustrés A quoi bon me documenter Je m'abandonne Aux sursauts de ma mémoire..

À partir d'Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent Beaucoup trop long Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal33 On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions Et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l'hymne au Tsar. Si j'étais peintre je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage Car je crois bien que nous étions tous un peu fous Et qu'un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyage Comme nous approchions de la Mongolie Qui ronflait comme un incendie. Le train avait ralenti son allure Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues Les accents fous et les sanglots D'une éternelle liturgie

J'ai vu34 J'ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l'Extrême-Orient et qui passaient en fantômes Et mon œil, comme le fanal d'arrière, court encore derrière ces trains A Taïga35 100000 blessés agonisaient faute de soins J'ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous J'ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures qui saignaient à pleines orgues Et les membres amputés dansaient autour ou s'envolaient dans l'air rauque L'incendie était sur toutes les faces dans tous les cœurs Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres Et sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcès Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons Et j'ai vu J'ai vu des trains de 60 locomotives qui s'enfuyaient à toute vapeur pourchassés36 par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s'envolaient désespérément après Disparaître Dans la direction de Port-Arthur À Tchita nous eûmes quelques jours de répit Arrêt de cinq jours vu l'encombrement de la voie Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage Puis le train repartit. Maintenant c'était moi qui avais pris place au piano et j'avais mal aux dents Je revois quand je veux cet intérieur si calme le magasin et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit37 Moussorgsky38 Et les lieder de Hugo Wolf39 Et les sables du Gobi Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs Je crois bien que j'étais ivre durant plus de 500 kilomètres Moi j'étais au piano et c'est tout ce que je vis Quand on voyage on devrait fermer les yeux Dormir J'aurais tant voulu dormir Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur Et je reconnais tous les trains au bruit qu'ils font Les trains d'Europe sont à quatre temps tandis que ceux d'Asie sont à cinq ou sept temps D'autres vont en sourdine sont des berceuses Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck40 J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé les éléments épars d'une violente beauté Que je possède Et qui me force

Tsitsikar et Kharbine Je ne vais pas plus loin C'est la dernière station Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge Ô Paris Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et tes vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent Comme des aïeules Et voici des affiches du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune Jaune la fière couleur des romans de la France41 J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur O Paris Gare centrale débarcadère des volontés carrefour des inquiétudes Seuls les marchands de couleur ont encore un peu de lumière sur leur porte La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m'a envoyé son prospectus C'est la plus belle église du monde J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus Toutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizons Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie42 Et celle, la mère de mon amour en Amérique43 Il y a des cris de sirène qui me déchirent l'âme Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement Je voudrais Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages Ce soir un grand amour me tourmente Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France. C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur44 La petite prostituée Je suis triste je suis triste J'irai au Lapin agile45 me ressouvenir de ma jeunesse perdue Et boire des petits verres Puis je rentrerai seul

Paris

Ville de la Tour unique du Grand Gibet et de la Roue46

Paris, 1913. En marge de la Prose du Transsibérien

LA PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DE LA PETITE JEHANNE DE FRANCE

Je ne suis pas poète47. Je suis libertin48. Je n'ai aucune méthode de travail. J'ai un sexe. Je suis par trop sensible49. Je ne sais pas parler objectivement de moi-même. Tout être vivant est une phy- siologie. Et si j'écris, c'est peut-être par besoin, par hygiène, comme on mange, comme on respire, comme on chante. C'est peut-être par instinct; peut-être par spiritualité. Pangue lingua50. Les animaux ont tant de manies ! C'est peut-être aussi pour m'en- traîner, pour m'exciter - pour m'exciter à vivre, mieux, tant et plus !

La littérature fait partie de la vie. Ce n'est pas quelque chose « à part ». Je n'écris pas par métier. Vivre n'est pas un métier. Il n'y a donc pas d'artistes. Les organismes vivants ne travaillent pas. Je n'aime pas la sueur de mon front malgré les avis salutaires d'un livre par trop fameux. Il n'y a pas de spécialisations. Je ne suis pas homme de lettres. Je dénonce les bûcheurs et les arri- vistes. Il n'y a pas d'écoles. En Grèce ou dans les geôles de Tsintsin, j'écrirais tout autrement. J'ai fait mes plus beaux poèmes dans les grandes villes, parmi cinq millions d'hommes - ou à cinq mille lieues sous les mers en compagnie de Jules Verne, pour ne pas oublier les plus beaux jeux de mon enfance. Toute vie n'est qu'un poème, un mouvement. Je ne suis qu'un mot, un verbe, une pro- fondeur, dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant.

La Prose du Transsibérien est donc bien un poème, puisque c'est l'œuvre d'un libertin. Mettons que c'est son amour, sa pas- sion, son vice, sa grandeur, son vomissement. C'est une partie de lui-même. Son Eve51. La côte qu'il s'est arrachée. Une œuvre mor- telle, blessée d'amour, enceinte. Un rire effroyable. De la vie, de la vie. Du rouge et du bleu, du rêve et du sang, comme dans les contes.

J'aime les légendes, les dialectes, les fautes de langage, les romans policiers, la chair des filles, le soleil, la tour Eiffel, les apaches52, les bons nègres et ce rusé d'Européen qui jouit, gogue- nard53, de la modernité. Où je vais? Je n'en sais rien, puisque j'entre même dans les musées. Quant à mes moyens, ils sont inépuisables; je suis né prodigue. Le chat domestique a le pelage soyeux ; son échine est souple, électrique ; ses pattes sont bien armées, ses griffes fortes ; il saute sur la proie qu'il convoite. Mais le chat sauvage saute bien mieux : il ne manque jamais son coup. J'ai des chats sauvages plein la bouche.

Voilà ce que je tenais à dire : j'ai la fièvre. Et c'est pourquoi j'aime la peinture des Delaunay, pleine de soleils, de ruts, de vio- lences. Mme Delaunay a fait un si beau livre de couleurs, que mon poème est plus trempé de lumière que ma vie. Voilà ce qui me rend heureux. Puis encore, que ce livre ait deux mètres de long ! - Et encore, que l'édition atteigne la hauteur de la tour Eiffel54 !

... Maintenant il se trouvera bien des grincheux pour dire que le soleil a peut-être des fenêtres55 et que je n'ai jamais fait mon voyage.56 ZÉNITH

Record ! Midi bat Sur son enclume solaire Les rayons de la lumière Zénith

Saint-Cloud, août 1913'1

LE PANAMA OU LES AVENTURES DE MES SEPT ONCLES

à Edmond Bertrand barman au Matachine1 Raoul Dujy, couverture de l'édition originale du Panama (La Sirène, 1918). Des livres Il y a des livres qui parlent du Canal de Panama Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques Et je n'écoute pas les journaux financiers Quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne2

Le Canal de Panama est intimement lié à mon enfance... Je jouais sous la table Je disséquais les mouches Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères De mes sept oncles Et quand elle recevait des lettres Eblouissement ! Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de Rimbaud en exergue3 Elle ne me racontait rien ce jour-là Et je restais triste sous ma table

C'est aussi vers cette époque que j'ai lu l'histoire du tremblement de terre de Lisbonne Mais je crois bien Que le crach4 du Panama est d'une importance plus universelle Car il a bouleversé mon enfance. J'avais un beau livre d'images Et je voyais pour la première fois La baleine Le gros nuage Le morse Le soleil Le grand morse L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnette et la mouche La mouche La terrible mouche - Maman, les mouches! les mouches! et les troncs d'arbres! - Dors, dors, mon enfant. Ahasvérus5 est idiot

J'avais un beau livre d'images Un grand lévrier qui s'appelait Dourak Une bonne anglaise Banquier Mon père perdit les 3/4 de sa fortune Comme nombre d'honnêtes gens qui perdirent leur argent dans ce crach, Mon père Moins bête Perdait celui des autres, Coups de revolver, Ma mère pleurait Et ce soir-là on m'envoya coucher avec la bonne anglaise6 Puis au bout d'un nombre de jours bien long... Nous avions dû déménager Et les quelques chambres de notre petit appartement étaient bourrées de meubles Nous n'étions plus dans notre villa de la côte J'étais seul des jours entiers Parmi les meubles entassés Je pouvais même casser de la vaisselle Fendre les fauteuils Démolir le piano... Puis au bout d'un nombre de jours bien long Vint une lettre d'un de mes oncles

C'est le crach du Panama qui fit de moi un poète ! C'est épatant Tous ceux de ma génération sont ainsi Jeunes gens Qui ont subi des ricochets étranges On ne joue plus avec des meubles On ne joue plus avec des vieilleries On casse toujours et partout la vaisselle On s'embarque On chasse les baleines On tue les morses On a toujours peur de la mouche tsé-tsé Car nous n'aimons pas dormir

L'ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnette m'avaient appris à lire Oh cette première lettre que je déchiffrai seul et plus grouillante que toute la création Mon oncle disait Je suis boucher à Galveston Les abattoirs sont à 6 lieues de la ville C'est moi qui ramène les bêtes saignantes, le soir, tout le long de la mer Et quand je passe les pieuvres se dressent en l'air Soleil couchant... Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.

Mon oncle, tu as disparu durant le cyclone de 1895 J'ai vu depuis la ville reconstruite et je me suis promené au bord de la mer où tu menais les bêtes saignantes Il y avait une fanfare salutiste qui jouait dans un kiosque en treillage On m'a offert une tasse de thé On n'a jamais retrouvé ton cadavre Et à ma vingtième année j'ai hérité de tes 400 dollars d'économie Je possède aussi la boîte à biscuits qui te servait de reliquaire Elle est en fer-blanc Toute ta pauvre religion Un bouton d'uniforme Une pipe kabyle Des graines de cacao Une dizaine d'aquarelles de ta main Et les photos des bêtes à prime, les taureaux géants que tu tiens en laisse Tu es en bras de chemise avec un tablier blanc Moi aussi j'aime les animaux Sous la table Seul Je joue déjà avec les chaises Armoires portes Fenêtres Mobilier modern-style Animaux préconçus Qui trônent dans les maisons Comme la reconstitution des bêtes antédiluviennes dans les musées Le premier escabeau est un aurochs ! J'enfonce les vitrines Et j'ai jeté tout cela La ville, en pâture à mon chien Les images Les livres La bonne Les visites Quels rires !

Comment voulez-vous que je prépare des examens? Vous m'avez envoyé dans tous les pensionnats d'Europe Lycées Gymnases7 Université Comment voulez-vous que je prépare des examens Quand une lettre est sous la porte J'ai vu La belle pédagogie ! J'ai vu au cinéma le voyage qu'elle a fait Elle a mis 68 jours pour venir jusqu'à moi Chargée de fautes d'orthographe Mon deuxième oncle J'ai marié la femme qui fait le meilleur pain du district J'habite à trois journées de mon plus proche voisin Je suis maintenant chercheur d'or à Alaska Je n'ai jamais trouvé plus de 500 francs d'or dans ma pelle La vie non plus ne se paye pas à sa valeur ! J'ai eu trois doigts gelés Il fait froid... Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.

Oh mon oncle, ma mère m'a tout dit Tu as volé des chevaux pour t'enfuir avec tes frères Tu t'es fait mousse à bord d'un cargo-boat Tu t'es cassé la jambe en sautant d'un train en marche Et après l'hôpital, tu as été en prison pour avoir arrêté une diligence Et tu faisais des poésies inspirées de Musset San Francisco C'est là que tu lisais l'histoire du général Suter qui a conquis la Californie aux États-Unis Et qui, milliardaire, a été ruiné par la découverte des mines d'or sur ses terres8 Tu as longtemps chassé dans la vallée du Sacramento où j'ai travaillé au défrichement du sol Mais qu'est-il arrivé Je comprends ton orgueil Manger le meilleur pain du district et la rivalité des voisins 12 femmes par 1000 kilomètres carrés On t'a trouvé La tête trouée d'un coup de carabine Ta femme n'était pas là Ta femme s'est remariée depuis avec un riche fabricant de confitures

J'ai soif Nom de Dieu De nom de Dieu De nom de Dieu Je voudrais lire la Feuille d'Avis de Neuchâtel ou le Courrier de Pampelune Au milieu de l'Atlantique on n'est pas plus à l'aise que dans une salle de rédaction Je tourne dans la cage des méridiens comme un écureuil dans la sienne Tiens voilà un Russe qui a une tête sympathique Où aller Lui non plus ne sait où déposer son bagage A Léopoldville ou à la Sedjérah près Nazareth, chez Mr Junod ou chez mon vieil ami Perl9 Au Congo en Bessarabie à Samoa Je connais tous les horaires Tous les trains et leurs correspondances L'heure d'arrivée l'heure du départ Tous les paquebots tous les tarifs et toutes les taxes Ça m'est égal J'ai des adresses Vivre de la tape Je reviens d'Amérique à bord du Volturno10, pour 35 francs de New York à Rotterdam C'est le baptême de la ligne Les machines continues s'appliquent de bonnes claques Boys" Platch Les baquets d'eau Un Américain les doigts tachés d'encre bat la mesure La télégraphie sans fil On danse avec les genoux dans les pelures d'orange et les boîtes de conserve vides12 Une délégation est chez le capitaine Le Russe révolutionnaire expériences érotiques Gaoupa Le plus gros mot hongrois J'accompagne une marquise napolitaine enceinte de 8 mois C'est moi qui mène les émigrants de Kichinef à Hambourg13 C'est en 1901 que j'ai vu la première automobile, En panne Au coin d'une rue Ce petit train que les Soleurois appellent un fer à repasser Je téléphonerai à mon consul Délivrez-moi immédiatement un billet de 3e classe14 The Uranium Steamship C° J'en veux pour mon argent Le navire est à quai Débraillé Les sabords grand ouverts Je quitte le bord comme on quitte une sale putain

En route Je n'ai pas de papier pour me torcher Et je sors Comme le dieu Tangaloa qui en péchant à la ligne tira le monde hors des eaux15 La dernière lettre de mon troisième oncle Papeete, le 1er septembre 188716. Ma sœur, ma très chère sœur Je suis bouddhiste membre d'une secte politique Je suis ici pour faire des achats de dynamite On en vend chez les épiciers comme chez vous la chicorée Par petits paquets Puis je retournerai à Bombay faire sauter les Anglais Ça chauffe Je ne te reverrai jamais plus... Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.

Vagabondage17 J'ai fait de la prison à Marseille, et l'on me ramène de force à l'école Toutes les voix crient ensemble Les animaux et les pierres C'est le muet qui a la plus belle parole J'ai été libertin et je me suis permis toutes les privautés avec le monde Vous qui aviez la foi, pourquoi n'êtes-vous pas arrivé à temps A votre âge Mon oncle Tu étais joli garçon et tu jouais très bien du cornet à pistons C'est ça qui t'a perdu comme on dit vulgairement Tu aimais tant la musique que tu préféras le ronflement des bombes aux symphonies des habits noirs Tu as travaillé avec de joyeux Italiens à la construction d'une voie ferrée dans les environs de Baghavapour Boute en train Tu étais le chef de file de tes compagnons Ta belle humeur et ton joli talent d'orphéoniste Tu es la coqueluche des femmes du baraquement Comme Moïse tu as assommé ton chef d'équipe Tu t'es enfui On est resté 12 ans sans aucune nouvelle de toi Et comme Luther un coup de foudre t'a fait croire à Dieu Dans ta solitude Tu apprends le bengali et l'urlu pour apprendre à fabriquer les bombes Tu as été en relation avec les comités secrets de Londres C'est à White-Chapel que j'ai retrouvé ta trace Tu es convict18 Ta vie circoncise Telle que J'ai envie d'assassiner quelqu'un au boudin ou à la gaufre pour avoir l'occasion de te voir Car je ne t'ai jamais vu Tu dois avoir une longue cicatrice au front

Quant à mon quatrième oncle il était le valet de chambre du général Robertson qui a fait la guerre aux Boërs Il écrivait rarement des lettres ainsi conçues Son Excellence a daigné m'augmenter de 50 £ Ou Son Excellence emporte 48 paires de chaussures à la guerre Ou Je fais les ongles de Son Excellence tous les matins... Mais je sais Qu'il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays. Mon oncle Jean'9, tu es le seul de mes sept oncles que j'aie jamais vu Tu étais rentré au pays car tu te sentais malade Tu avais un grand coffre en cuir d'hippopotame qui était toujours bouclé Tu t'enfermais dans ta chambre pour te soigner Quand je t'ai vu pour la première fois, tu dormais Ton visage était terriblement souffrant Une longue barbe Tu dormais depuis 15 jours Et comme je me penchais sur toi Tu t'es réveillé Tu étais fou Tu as voulu tuer grand'mère On t'a enfermé à l'hospice Et c'est là que je t'ai vu pour la deuxième fois Sanglé Dans la camisole de force On t'a empêché de débarquer Tu faisais de pauvres mouvements avec tes mains Comme si tu allais ramer Transvaal Vous étiez en quarantaine et les horse-guards avaient braqué un canon sur votre navire Prétoria Un Chinois faillit t'étrangler Le Tougéla Lord Robertson est mort Retour à Londres La garde-robe de Son Excellence tombe à l'eau ce qui te va droit au cœur Tu es mort en Suisse à l'asile d'aliénés de S'-Aubain Ton entendement Ton enterrement Et c'est là que je t'ai vu pour la troisième fois Il neigeait Moi, derrière ton corbillard, je me disputais avec les croque- morts à propos de leur pourboire Tu n'as aimé que deux choses au monde Un cacatoès Et les ongles roses de Son Excellence20

Il n'y a pas d'espérance Et il faut travailler Les vies encloses21 sont les plus denses Tissus stéganiques22 Remy de Gourmont habite au 71 de la rue des Saints Pères23 Filagore ou seizaine24 « Séparés un homme rencontre un homme mais une montagne ne rencontre jamais une autre montagne » Dit un proverbe hébreu Les précipices se croisent J'étais à Naples25 1896 Quand j'ai reçu le Petit Journal Illustré Le capitaine Dreyfus dégradé devant l'armée Mon cinquième oncle Je suis chef au Club-Hôtel de Chicago J'ai 400 gâte-sauces sous mes ordres Mais je n'aime pas la cuisine des Yankees Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Tunis etc. Amitiés de la tante Adèle Prenez bonne note de ma nouvelle adresse Biarritz etc. Oh mon oncle, toi seul tu n'as jamais eu le mal du pays Nice Londres Buda-Pesth Bermudes S'-Pétersbourg Tokio Memphis Tous les grands hôtels se disputent tes services Tu es le maître Tu as inventé nombre de plats doux qui portent ton nom Ton art26 Tu te donnes tu te vends on te mange On ne sait jamais où tu es Tu n'aimes pas rester en place Il paraît que tu possèdes une Histoire de la Cuisine à travers tous les âges et chez tous les peuples En 12 vol. in-8° Avec les portraits des plus fameux cuisiniers de l'histoire Tu connais tous les événements Tu as toujours été partout où il se passait quelque chose Tu es peut-être à Paris. Tes menus Sont la poésie nouvelle27

J'ai quitté tout cela J'attends La guillotine est le chef-d'œuvre de l'art plastique Son déclic Mouvement perpétuel28 Le sang des bandits Les chants de la lumière ébranlent les tours Les couleurs croulent sur la ville Affiche plus grande que toi et moi Bouche ouverte et qui crie29 Dans laquelle nous brûlons Les trois jeunes gens ardents Hananie Mizaël Azarie30 Adam's Express C° Derrière l'Opéra Il faut jouer à saute-mouton A la brebis qui broute Femme-tremplin Le beau joujou de la réclame En route31 ! Siméon, Siméon™ Paris-adieux

C'est rigolo Il y a des heures qui sonnent Quai-d ' Orsay-Sain t-Nazaire On passe sous la Tour Eiffel — boucler la boucle — pour retomber de l'autre côté du monde33

Puis on continue

Les catapultes du soleil assiègent les tropiques irascibles Riche Péruvien propriétaire de l'exploitation de guano d'Angamos On lance l'Acaraguan Bananan A l'ombre Les mulâtres hospitaliers J'ai passé plus d'un hiver dans ces îles fortunées L'oiseau-secrétaire est un éblouissement Belles dames plantureuses On boit des boissons glacées sur la terrasse Un torpilleur brûle comme un cigare Une partie de polo dans le champ d'ananas Et les palétuviers éventent les jeunes filles studieuses My gun Coup de feu Un observatoire au flanc du volcan De gros serpents dans la rivière desséchée Haie de cactus Un âne claironne la queue en l'air La petite Indienne qui louche veut se rendre à Buenos-Ayres Le musicien allemand m'emprunte ma cravache à pommeau d'argent et une paire de gants de Suède34 Ce gros Hollandais est géographe On joue aux cartes en attendant le train C'est l'anniversaire de la Malaise Je reçois un paquet à mon nom, 200000 pésétas et une lettre de mon sixième oncle Attends-moi à la factorerie jusqu'au printemps prochain Amuse-toi bien bois sec et n'épargne pas les femmes Le meilleur électuaire Mon neveu... Et il y avait encore quelque chose La tristesse Et le mal du pays.

Oh mon oncle, je t'ai attendu un an et tu n'es pas venu Tu étais parti avec une compagnie d'astronomes qui allait inspecter le ciel sur la côte occidentale de la Patagonie Tu leur servais d'interprète et de guide Tes conseils Ton expérience Il n'y en avait pas deux comme toi pour viser l'horizon au sextant Les instruments en équilibre Électro-magnétiques Dans les fjords de la Terre de Feu Aux confins du monde Vous péchiez des mousses protozoaires en dérive entre deux eaux à la lueur des poissons électriques Vous collectionniez des aérolithes de peroxyde de fer Un dimanche matin : Tu vis un évêque mitré sortir des eaux Il avait une queue de poisson et t'aspergeait de signes de croix Tu t'es enfui dans la montagne en hurlant comme un vari blessé35 La nuit même Un ouragan détruisit le campement Tes compagnons durent renoncer à l'espoir de te retrouver vivant Ils emportèrent soigneusement les documents scientifiques Et au bout de trois mois Les pauvres intellectuels Ils arrivèrent un soir à un feu de gauchos où l'on causait justement de toi J'étais venu à ta rencontre Tupa La belle nature Beau cheval écumant36 200 taureaux noirs mugissent Tango-argentin

Bien quoi Il n'y a donc plus de belles histoires La Vie des Saints Das Nachtbuechlein von Schuman Cymballum mundi La Tariffa délie Puttane di Venegia Navigation de Jean Struys, Amsterdam, 1528 Shalom Aleïchem Le Crocodile de Saint-Martin Strindberg a démontré que la terre n'est pas ronde Déjà Gavarni avait aboli la géométrie37 Pampas Disque Les iroquoises du vent Saupiquets L'hélice des gemmes Maggi Byrrh38 Daily Chronicle La vague est une carrière où l'orage en sculpteur abat des blocs de taille Quadriges d'écume qui prennent le mors aux dents Éternellement Depuis le commencement du monde Je siffle. Un frissoulis de bris

Mon septième oncle On n'a jamais su ce qu'il est devenu On dit que je te ressemble

Je vous dédie ce poème Monsieur Bertrand Vous m'avez offert des liqueurs fortes pour me prémunir contre les fièvres du canal Vous vous êtes abonné à l'Argus de la Presse pour recevoir toutes les coupures qui me concernent Dernier Français de Panama (il n'y en a pas 20) Je vous dédie ce poème Barman du Matachine Des milliers de Chinois sont morts où se dresse maintenant le Bar flamboyant Vous distillez Vous vous êtes enrichi en enterrant les cholériques Envoyez-moi la photographie de la forêt de chênes lièges qui pousse sur les 400 locomotives abandonnées par l'entreprise française Cadavres-vivants Le palmier greffé dans la banne d'une grue chargée d'orchidées39 Les canons d'Aspinwall rongés par les toucans La drague aux tortues Les pumas qui nichent dans le gazomètre défoncé Les écluses perforées par les poissons-scies La tuyauterie des pompes bouchée par une colonie d'iguanes40 Les trains arrêtés par l'invasion des chenilles41 Et l'ancre gigantesque aux armoiries de Louis XV dont vous n'avez su m'expliquer la présence dans la forêt Tous les ans vous changez les portes de votre établissement incrustées de signatures Tous ceux qui passèrent chez vous Ces 32 portes quel témoignage Langues vivantes de ce sacré canal que vous chérissez tant42

Ce matin est le premier jour du monde Isthme D'où l'on voit simultanément tous les astres du ciel et toutes les formes de la végétation Préexcellence des montagnes équatoriales Zone unique Il y a encore le beau vapeur de l'Amidon Paterson Les initiales en couleurs de l'Atlantic-Pacific Tea-Trust Le Los Angeles limited qui part à 10 h 02 pour arriver le troisième jour et qui est le seul train au monde avec wagon-coiffeur Le Trunk les éclipses et les petites voitures d'enfants Pour vous apprendre à épeler l'A B C de la vie43 sous la férule des sirènes en partance Toyo Kisen Kaisha J'ai du pain et du fromage Un col propre La poésie date d'aujourd'hui La voie lactée autour du cou Les deux hémisphères sur les yeux A toute vitesse44 Il n'y a plus de pannes Si j'avais le temps de faire quelques économies je prendrais part au rallye aérien J'ai réservé ma place dans le premier train qui passera le tunnel sous la Manche Je suis le premier aviateur qui traverse l'Atlantique en monocoque 900 millions45 Terre Terre Eaux Océans Ciels J'ai le mal du pays Je suis tous les visages et j'ai peur des boîtes aux lettres Les villes sont des ventres Je ne suis plus les voies Lignes Câbles Canaux Ni les ponts suspendus46 ! Soleils lunes étoiles Mondes apocalyptiques Vous avez encore tous un beau rôle à jouer Un siphon éternue Les cancans littéraires vont leur train Tout bas À la Rotonde47 Comme tout au fond d'un verre J'ATTENDS48 Je voudrais être la cinquième roue du char Orage Midi à quatorze heures Rien et partout

Paris et sa Banlieue Saint-Cloud, Sèvres, Montmorency, Courbevoie, Bougival, Rueil, Montrouge, Saint-Denis, Vincennes, Etampes, Melun, Saint-Martin, Méréville, Barbizon, Forges-en-Bièrem.

juin 1913-juin 1914™

DIX-NEUF POÈMES ÉLASTIQUES Portrait de Cendrars par Modigliani' en frontispice de l'édition originale de Dix-neuf Poèmes élastiques. 1

JOURNAL2

Christ Voici plus d'un an que je n'ai plus pensé à Vous Depuis que j'ai écrit mon avant-dernier poème Pâques3 Ma vie a bien changé depuis Mais je suis toujours le même J'ai même voulu devenir peintre4 Voici les tableaux que j'ai faits et qui ce soir pendent aux murs Ils m'ouvrent d'étranges vues sur moi-même qui me font penser à Vous.

Christ La vie Voilà ce que j'ai fouillé Mes peintures me font mal Je suis trop passionné Tout est orangé.

J'ai passé une triste journée à penser à mes amis Et à lire le journal Christ Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendus Envergures Fusées Ebullition Cris. On dirait un aéroplane qui tombe. C'est moi. Passion Feu Roman-feuilleton5 Journal On a beau ne pas vouloir parler de soi-même Il faut parfois crier

Je suis l'autre6 Trop sensible

Août 1913. 2

TOUR7

1910 Castellamare8 Je dînais d'une orange à l'ombre d'un oranger Quand, tout à coup... Ce n'était pas l'éruption du Vésuve Ce n'était pas le nuage de sauterelles, une des dix plaies d'Égypte Ni Pompéi Ce n'était pas les cris ressuscités des mastodontes géants Ce n'était pas la Trompette annoncée Ni la grenouille de Pierre Brisset9 Quand, tout à coup, Feux Chocs Rebondissements Étincelle des horizons simultanés Mon Sexe

O Tour Eiffel ! Je ne t'ai pas chaussée d'or Je ne t'ai pas fait danser sur les dalles de cristal Je ne t'ai pas vouée au Python comme une vierge de Carthage Je ne t'ai pas revêtue du péplum de la Grèce Je ne t'ai jamais fait divaguer dans l'enceinte des menhirs Je ne t'ai pas nommée Tige de David ni Bois de la Croix Lignum Crucis10 Ô Tour Eiffel Peu d'artifice géant de l'Exposition Universelle" ! Sur le Gange A Bénarès Parmi les toupies onanistes des temples hindous Et les cris colorés des multitudes de l'Orient Tu te penches, gracieux Palmier ! C'est toi qui à l'époque légendaire du peuple hébreu Confondis la langue des hommes Ô Babel ! Et quelque mille ans plus tard, c'est toi qui retombais en langues de feu sur les Apôtres rassemblés dans ton église En pleine mer tu es un mât Et au Pôle-Nord Tu resplendis avec toute la magnificence de l'aurore boréale de ta télégraphie sans fil Les lianes s'enchevêtrent aux eucalyptus Et tu flottes, vieux tronc, sur le Mississippi Quand Ta gueule s'ouvre Et un caïman saisit la cuisse d'un nègre En Europe tu es comme un gibet (Je voudrais être la tour, pendre à la Tour Eiffel !) Et quand le soleil se couche derrière toi La tête de Bonnot12 roule sous la guillotine Au cœur de l'Afrique c'est toi qui cours Girafe Autruche Boa Equateur Moussons En Australie tu as toujours été tabou Tu es la gaffe que le capitaine Cookn employait pour diriger son bateau d'aventuriers O sonde céleste ! Pour le Simultané Delaunay, à qui je dédie ce poème, Tu es le pinceau qu'il trempe dans la lumière14 Gong tam-tam Zanzibar bête de la jungle rayons-X express bistouri symphonie Tu es tout Tour Dieu antique Bête moderne Spectre solaire Sujet de mon poème Tour Tour du monde Tour en mouvement15

Août 1913. 3

CONTRASTES16

Les fenêtres de ma poésie sont grand'ouvertes sur les Boulevards et dans ses vitrines Brillent Les pierreries de la lumière Écoute les violons des limousines et les xylophones des linotypes Le pocheur se lave dans l'essuie-main du ciel Tout est taches de couleur Et les chapeaux des femmes qui passent sont des comètes dans l'incendie du soir

L'unité Il n'y a plus d'unité Toutes les horloges marquent maintenant 24 heures après avoir été retardées de dix minutes Il n'y a plus de temps. Il n'y a plus d'argent. A la Chambre On gâche les éléments merveilleux de la matière première

Chez le bistro Les ouvriers en blouse bleue boivent du vin rouge Tous les samedis poule au gibier On joue On parie De temps en temps un bandit passe en automobile Ou un enfant joue avec l'Arc de Triomphe... Je conseille à M. Cochon17 de loger ses protégés à la Tour Eiffel. Aujourd'hui Changement de propriétaire Le Saint-Esprit se détaille chez les plus petits boutiquiers Je lis avec ravissement les bandes de calicot De coquelicot Il n'y a plus que les pierres ponces de la Sorbonne qui ne sont jamais fleuries L'enseigne de la Samaritaine laboure par contre la Seine Et du côté de Saint-Séverin J'entends Les sonnettes acharnées des tramways

Il pleut les globes électriques Montrouge Gare de l'Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde Tout est halo Profondeur Rue de Buci18 on crie L'Intransigeant et Paris Sports L'aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue19 Quand par devant Les hommes sont Longs Noirs Tristes Et fument, cheminées d'usine.

Octobre 1913. 420

I. PORTRAIT

Il dort Il est éveillé Tout à coup, il peint Il prend une église et peint avec une église Il prend une vache et peint avec une vache Avec une sardine Avec des têtes, des mains, des couteaux Il peint avec un nerf de bœuf Il peint avec toutes les sales passions d'une petite ville juive Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe Pour la France Sans sensualité Il peint avec ses cuisses Il a les yeux au cul Et c'est tout à coup votre portrait C'est toi lecteur C'est moi C'est lui C'est sa fiancée C'est l'épicier du coin La vachère La sage-femme Il y a des baquets de sang On y lave les nouveau-nés Des ciels de folie Bouches de modernité La Tour en tire-bouchon Des mains Le Christ Le Christ c'est lui Il a passé son enfance sur la Croix Il se suicide tous les jours Tout à coup il ne peint plus Il était éveillé Il dort maintenant Il s'étrangle avec sa cravate Chagall est étonné de vivre encore.

II. ATELIER

La Ruche21 Escaliers, portes, escaliers Et sa porte s'ouvre comme un journal Couverte de cartes de visite Puis elle se ferme. Désordre, on est en plein désordre Des photographies de Léger22, des photographies de Tobeen23, qu'on ne voit pas Et au dos Au dos Des œuvres frénétiques Esquisses, dessins, des œuvres frénétiques Et des tableaux... Bouteilles vides « Nous garantissons la pureté absolue de notre sauce Tomate » Dit une étiquette La fenêtre est un almanach Quand les grues gigantesques des éclairs vident les péniches du ciel à grand fracas et déversent des bannes de tonnerre Il en tombe Pêle-mêle

Des cosaques le Christ un soleil en décomposition Des toits Des somnambules des chèvres Un lycanthrope Pétrus Borel24 La folie l'hiver Un génie fendu comme une pêche Lautréamont25 Chagall Pauvre gosse auprès de ma femme Délectation morose26 Les souliers sont éculés Une vieille marmite pleine de chocolat Une lampe qui se dédouble Et mon ivresse quand je lui rends visite Des bouteilles vides Des bouteilles Zina27 (Nous avons parlé d'elle)28 Chagall Chagall Dans les échelles de la lumière29

Octobre 1913. 5

MA DANSE30

Platon n'accorde pas droit de cité au poète Juif errant Don Juan métaphysique Les amis, les proches Tu n'as plus de coutumes et pas encore d'habitudes Il faut échapper à la tyrannie des revues Littérature Vie pauvre Orgueil déplacé Masque La femme, la danse que Nietzsche a voulu nous apprendre à danser La femme Mais l'ironie?

Va-et-vient continuel Vagabondage spécial31 Tous les hommes, tous les pays C'est ainsi que tu n'es plus à charge Tu ne te fais plus sentir.

Je suis un monsieur qui en des express fabuleux traverse les toujours mêmes Europes32 et regarde découragé par la portière Le paysage ne m'intéresse plus Mais la danse du paysage La danse du paysage Danse-paysage Paritatitata Je tout-tourne Février 1914. 6

SUR LA ROBE ELLE A UN CORPS33

Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne Glorieuse Si tu t'incarnes avec esprit Les couturiers font un sot métier Autant que la phrénologie34 Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes

Tout ce qui fuit, saille avance dans la profondeur Les étoiles creusent le ciel Les couleurs déshabillent « Sur la robe elle a un corps »

Sous les bras des bruyères mains lunules et pistils quand les eaux se déversent dans le dos avec les omoplates glauques Le ventre un disque qui bouge La double coque des seins passe sous le pont des arcs-en-ciel Ventre Disque Soleil Les cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuisses ÉPÉE DE SAINT MICHEL

Il y a des mains qui se tendent Il y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares tous les habitués du bal Bullier35 Et sur la hanche La signature du poète

Février 1914. 7

HAMAC36

Onoto-visage Cadran compliqué de la Gare Saint-Lazare Apollinaire Avance, retarde, s'arrête parfois. Européen Voyageur occidental Pourquoi ne m'accompagnes-tu pas en Amérique? J'ai pleuré au débarcadère New York Les vaisseaux secouent la vaisselle Rome Prague Londres Nice Paris Oxo-Liebig fait frise dans ta chambre Les livres en estacade Les tromblons tirent à noix de coco « Julie ou j'ai perdu ma rose »37 Futuriste Tu as longtemps écrit à l'ombre d'un tableau À l'Arabesque tu songeais O toi le plus heureux de nous tous Car Rousseau38 a fait ton portrait Aux étoiles Les œillets du poète Sweet Williams Apollinaire 1900-1911 Durant 12 ans seul poète de France39

Décembre 1913. 8

MARDI GRAS40 Les gratte-ciel s'écartèlent J'ai trouvé tout au fond Canudo41 non rogné Pour cinq sous Chez un bouquiniste de la 14e rue Religieusement Ton improvisation sur la IXe Symphonie de Beethoven On voit New York comme la Venise mercantile de l'océan occidental La Croix s'ouvre Danse Il n'y a pas de commune Il n'y a pas d'aréopage Il n'y a pas de pyramide spirituelle Je ne comprends pas très bien le mot « Impérialisme » Mais dans ton grenier Parmi les ouistitis les Indiens les belles dames Le poète est venu Verbe coloré Il y a des heures qui sonnent Montjoie42 ! L'olifant de Roland Mon taudis de New York Les livres Les messages télégraphiques Et le soleil t'apporte le beau corps d'aujourd'hui dans les coupures des journaux Ces langes Février 1914. 9

CRÉPITEMENTS43

Les arcencielesques dissonances de la Tour dans sa télégraphie sans fil Midi Minuit On se dit merde de tous les coins de l'univers44 Étincelles Jaune de chrome On est en contact De tous les côtés les transatlantiques s'approchent S'éloignent Toutes les montres sont mises à l'heure Et les cloches sonnent. Paris-Midi annonce qu'un professeur allemand a été mangé par les cannibales au Congo C'est bien fait L'Intransigeant ce soir publie des vers pour cartes postales C'est idiot quand tous les astrologues cambriolent les étoiles. On n'y voit plus J'interroge le ciel L'Institut Météorologique annonce du mauvais temps Il n'y a pas de futurisme Il n'y a pas de simultanéité Bodin a brûlé toutes les sorcières45 Il n'y a rien Il n'y a plus d'horoscopes et il faut travailler Je suis inquiet L'Esprit Je vais partir en voyage Et j'envoie ce poème dépouillé à mon ami Rubiner46 Septembre 1913. 10

DERNIÈRE HEURE47

OKLAHOMA, 20 janvier 1914 Trois forçats se procurent des revolvers Ils tuent leur geôlier et s'emparent des clefs de la prison Ils se précipitent hors de leurs cellules et tuent quatre gardiens dans la cour Puis ils s'emparent de la jeune sténo-dactylographe de la prison Et montent dans une voiture qui les attendait à la porte Ils partent à toute vitesse Pendant que les gardiens déchargent leurs revolvers dans la direction des fugitifs

Quelques gardiens sautent à cheval et se lancent à la poursuite des forçats Des deux côtés des coups de feu sont échangés La jeune fille est blessée d'un coup de feu tiré par un des gardiens

Une balle frappe à mort le cheval qui emportait la voiture Les gardiens peuvent approcher Ils trouvent les forçats morts le corps criblé de balles Mr. Thomas, ancien membre du Congrès qui visitait la prison Félicite la jeune fille

Télégramme-poème copié dans Paris-Midi4*

Janvier 1914. 11

BOMBAY-EXPRESS49

La vie que j'ai menée M'empêche de me suicider Tout bondit Les femmes roulent sous les roues Avec de grands cris Les tape-cul en éventail sont à la porte des gares. J'ai de la musique sous les ongles.

Je n'ai jamais aimé Mascagni50 Ni l'art ni les Artistes Ni les barrières ni les ponts Ni les trombones ni les pistons51 Je ne sais plus rien Je ne comprends plus... Cette caresse Que la carte géographique en frissonne

Cette année ou l'année prochaine La critique d'art est aussi imbécile que l'espéranto52 Brindisi Au revoir au revoir

Je suis né dans cette ville Et mon fils53 également Lui dont le front est comme le vagin de ma mère54 Il y a des pensées qui font sursauter les autobus Je ne lis plus les livres qui ne se trouvent que dans les bibliothèques Bel A B C55 du monde

Bon voyage !

Que je t'emporte Toi qui ris du vermillon

Avril 1914. 12

F. I. A. T.56

J'ai l'ouïe déchirée

J'envie ton repos Grand paquebot des usines À l'ancre Dans la banlieue des villes

Je voudrais m'être vidé Comme toi Après ton accouchement Les pneumatiques vessent dans mon dos J'ai des pommettes électriques au bout des nerfs

Ta chambre blanche moderne nickelée Le berceau Les rares bruits de l'hôpital Sainte Clothilde Je suis toujours en fièvre Paris-Adresses

Etre à ta place Tournant brusque ! C'est la première fois que j'envie une femme Que je voudrais être femme Être femme Dans l'univers Dans la vie Être Et s'ouvrir à l'avenir enfantin Moi qui suis ébloui

Phares Blériot57 Mise en marche automatique Vois

Mon stylo caracole

Caltez !

Avril 1914. 13

AUX 5 COINS58

Oser et faire du bruit Tout est couleur mouvement explosion lumière La vie fleurit aux fenêtres du soleil Qui se fond dans ma bouche Je suis mûr59 Et je tombe translucide dans la rue

Tu parles, mon vieux

Je ne sais pas ouvrir les yeux ? Bouche d'or La poésie est enjeu.

Février 1914. 14

NATURES MORTES60

pour Roger de la Fresnaye61

Vert Le gros trot des artilleurs passe sur la géométrie Je me dépouille Je ne serais bientôt qu'en acier Sans l'équerre de la lumière Jaune Clairon de modernité Le classeur américain Est aussi sec et Frais Que vertes les campagnes premières Normandie. Et la table de l'architecte Est ainsi strictement belle Noir Avec une bouteille d'encre de Chine Et des chemises bleues Bleu Rouge Puis il y a aussi un litre, un litre de sensualité Et cette haute nouveauté Blanc Des feuilles de papier blanc

Avril 1914. 15

FANTÔMAS62

Tu as étudié le grand-siècle dans l'Histoire de la Marine française par Eugène Sue Paris, au Dépôt de la Librairie, 1835. 4 vol. in-16 jésus Fine fleur des pois du catholicisme pur Moraliste Plutarque Le simultanéisme est passéiste

Tu m'as mené au Cap chez le père Moche63 au Mexique Et tu m'as ramené à Saint-Pétersbourg où j'avais déjà été64 C'est bien par là On tourne à droite pour aller prendre le tramway Ton argot est vivant ainsi que la niaiserie sentimentale de ton cœur qui beugle Aima mater Humanité Vache Mais tout ce qui est machinerie mise en scène changement de décors etc. etc. Est directement plagié de Homère, ce Châtelet

Il y a aussi une jolie page « ...vous vous imaginiez monsieur Barzum65, que j'allais tranquillement vous permettre de ruiner mes projets, de livrer ma fille à la justice, vous aviez pensé cela?... allons! sous votre apparence d'homme intelligent, vous n'étiez qu'un imbécile... » Et ce n'est pas mon moindre mérite que de citer le roi des Voleurs Vol. 21, le Train perdu, p. 367 Nous avons encore beaucoup de traits communs J'ai été en prison J'ai dépensé des fortunes mal acquises Je connais plus de 120000 timbres-poste tous différents et plus joyeux que les N° N° du Louvre

Et Comme toi Héraldiste industriel J'ai étudié les marques de fabrique enregistrées à l'Office international des Patentes internationales

Il y a encore de jolis coups à faire Tous les matins de 9 à 11

Mars 1914. 16

TITRES66

Formes sueurs chevelures Le bond d'être Dépouillé Premier poème sans métaphores Sans images Nouvelles67 L'esprit nouveau68 Les accidents des féeries 400 fenêtres ouvertes L'hélice des gemmes des foires des menstrues Le cône rabougri Les déménagements à genoux Dans les dragues A travers l'accordéon du ciel et des voix télescopées Quand le journal fermente comme un éclair claquemuré Manchette

Juillet 1914. 17

MEE TOO BUGGI69

Comme chez les Grecs on croit que tout homme bien élevé doit savoir pincer la lyre Donne-moi le fango-fango Que je l'applique à mon nez Un son doux et grave De la narine droite Il y a la description des paysages Le récit des événements passés70 Une relation des contrées lointaines Bolotoo Papalangi Le poète entre autres choses fait la description des animaux Les maisons sont renversées71 par d'énormes oiseaux Les femmes sont trop habillées Rimes et mesures dépourvues Si l'on fait grâce à un peu d'exagération L'homme qui se coupa lui-même la jambe réussissait dans le genre simple et gai Mee low folla Mariwagi bat le tambour à l'entrée de sa maison

Juillet 1914. 18

LA TÊTE72

La guillotine est le chef-d'œuvre de l'art plastique Son déclic Crée le mouvement perpétuel73 Tout le monde connaît l'œuf de Christophe Colomb Qui était un œuf plat, un œuf fixe, l'œuf d'un inventeur La d'Archipenko74 est le premier œuf ovoïdal Maintenu en équilibre intense Comme une toupie immobile Sur sa pointe animée Vitesse Il se dépouille Des ondes multicolores Des zones de couleur Et tourne dans la profondeur Nu. Neuf75. Total. Juillet 1914. 19

CONSTRUCTION76

De la couleur, de la couleur et des couleurs... Voici Léger77 qui grandit comme le soleil de l'époque tertiaire Et qui durcit Et qui fixe La La croûte terrestre Le liquide Le brumeux Tout ce qui se ternit La géométrie nuageuse Le fil à plomb qui se résorbe Ossification. Locomotion. Tout grouille L'esprit s'anime soudain et s'habille à son tour comme les animaux et les plantes Prodigieusement Et voici La peinture devient cette chose énorme qui bouge La roue La vie La machine L'âme humaine Une culasse de 75 Mon portrait78

Février 1919. En marge de Dix-neuf poèmes élastiques

ACTUALITÉ79

Platon n'accorde pas le droit de cité au poète

Les amis, les proches Tu n'as plus de coutumes et pas encore d'habitudes Il faut échapper à la tyrannie des journaux Littérature Vie pauvre Orgueil déplacé La femme, la danse que Nietzsche a voulu nous apprendre à danser La femme Mais l'ironie?

Va-et-vient continuel Vagabondage spécial Tous les hommes, tous les pays C'est ainsi que tu n'es plus à charge Que tu ne te fais plus sentir Etc. SUR UN PORTRAIT DE MODIGLIANI80

Le monde intérieur Le cœur humain avec ses 17 mouvements dans l'esprit Et le vaetvient de la passion

POUR CSAKY81

La guillotine est le chef-d'œuvre de l'art plastique Son déclic Crée le mouvement perpétuel82 Publicité! Publicité! Les lampes à arc saignent sur la ville Seuls les journaux sont noirs SHRAPNELLS

i

Dans le brouillard la fusillade crépite et la voix du canon vient jusqu'à nous Le bison d'Amérique n'est pas plus terrible Ni plus beau Affût Pareil au cygne du Cameroun

II

Je t'ai rogné les ailes, ô mon front explosible Et tu ne veux pas du képi Sur la route nationale 400 mille pieds battent des étincelles aux cliquetis des gamelles Je pense Je passe Cynique et bête Puant bélier

III

Tous mes hommes sont couchés sous les acacias que les obus saccagent Oh ciel bleu de la Marne Femme Avec le sourire d'un aéroplane... On nous oublie Octobre 1914. Premier des six dessins de Moïse Kisling illustrant La Guerre au Luxembourg (1916). LA GUERRE AU LUXEMBOURG

CE LIVRE' est dédié à nos Camarades de la Légion Étrangère Mieczyslaw KOHN, polonais tué à Frise ; Victor CHAPMAN, américain tué à Verdun ; Xavier de CARVALHO, portugais tué à la ferme de Navarin2; Engagés Volontaires MORTS POUR LA FRANCE

KISLING BLAISE CENDRARS

DAN. NIESTLÉ

Une deux, une deux Et tout ira bien... Ils chantaient Un blessé battait la mesure avec sa béquille Sous le bandeau son œil Le sourire du Luxembourg Et les fumées des usines de munitions Au-dessus des frondaisons d'or Pâle automne fin d'été On ne peut rien oublier Il n'y a que les petits enfants qui jouent à la guerre La Somme Verdun Mon grand frère est aux Dardanelles Comme c'est beau Un fusil MOI ! Cris voix flûtées Cris MOI ! Les mains se tendent Je ressemble à papa On a aussi des canons Une fillette fait le cycliste MOI ! Un dada caracole Dans le bassin les flottilles s'entrecroisent Le méridien de Paris est dans le jet d'eau On part à l'assaut du garde qui seul a un sabre authentique Et on le tue à force de rire Sur les palmiers encaissés le soleil pend Médaille Militaire On applaudit le dirigeable qui passe du côté de la Tour Eiffel Puis on relève les morts Tout le monde veut en être Ou tout au moins blessé ROUGE Coupe coupe Coupe le bras coupe la tête BLANC

On donne tout Croix-Rouge BLEU Les infirmières ont 6 ans Leur cœur est plein d'émotion On enlève les yeux aux poupées pour réparer les aveugles J'y vois! j'y vois! Ceux qui faisaient les Boches3 sont maintenant brancardiers Et ceux qui faisaient les morts ressuscitent pour assister à la merveilleuse opération A présent on consulte les journaux illustrés Les photographies On se souvient de ce que l'on a vu au cinéma Ça devient plus sérieux On crie et l'on cogne mieux que Guignol Et au plus fort de la mêlée Chaud chaudes Tout le monde se sauve pour aller manger les gaufres Elles sont prêtes. R Il est cinq heures. Ê Les grilles se ferment. V On rentre. E Il fait soir. U On attend le zeppelin4 qui ne vient pas R Las S Les yeux aux fusées des étoiles Tandis que les bonnes vous tirent par la main Et que les mamans trébuchent sur les grandes automobiles d'ombre

Le lendemain ou un autre jour Il y a une tranchée dans le tas de sable Il y a un petit bois dans le tas de sable Des villes Une maison Tout le pays La Mer Et peut-être bien la mer L'artillerie improvisée tourne autour des barbelés imaginaires Un cerf-volant rapide comme un avion de chasse Les arbres se dégonflent et les feuilles tombent par-dessus bord et tournent en parachute Les 3 veines du drapeau se gonflent à chaque coup de l'obusier du vent Tu ne seras pas emportée petite arche de sable Enfants prodiges, plus que les ingénieurs On joue en riant aux gaz-asphyxiants au tank5 au sous-marin- devant-new-york-qui-ne-peut-pas-passer Je suis australien, tu es nègre, il se lave pour faire la vie-des- soldats-anglais-en-belgique Casquette russe 1 légion d'honneur en chocolat vaut 3 boutons d'uniforme Voilà le général qui passe Une petite fille dit J'aime beaucoup ma nouvelle maman américaine Et un petit garçon Non pas Jules Verne mais achète encore le beau communiqué du dimanche

À PARIS Le jour de la Victoire quand les soldats reviendront... Tout le monde voudra LES voir Le soleil ouvrira de bonne heure comme un marchand de nougat un jour de fête Il fera printemps au Bois de Boulogne ou du côté de Meudon Toutes les automobiles seront parfumées et les pauvres chevaux mangeront des fleurs Aux fenêtres les petites orphelines de la guerre auront toutes de belles robes patriotiques6 Sur les marronniers des boulevards les photographes à califourchon braqueront leur œil à déclic On fera cercle autour de l'opérateur du cinéma qui mieux qu'un mangeur de serpents engloutira le cortège historique Dans l'après-midi Les blessés accrocheront leurs Médailles à l'Arc-de-Triomphe et rentreront à la maison sans boiter Puis Le soir La place de l'Étoile montera au ciel Le Dôme des Invalides chantera sur Paris comme une immense cloche d'or7 Et les mille voix des journaux acclameront la Marseillaise Femme de France

Paris, Octobre 1916.

SONNETS DÉNATURÉS

OPOETIC1 quels crimes ne à Jean COctO2 cOmmet-On pas en tOn nOm3!

Il y avait une fOis des pOètes qui parlaient la bOuche en rOnd ROnds de saucissOn ses beaux yeux et fumée Les cheveux d'Ophélie Ou celle parfumée D'Orphée Tu rOtes des rOnds de chapeau pOur trOuver une rime en ée-aiguë cOmme des dents qui grignOtteraient tes vers BOuche bée Puisque tu fumes pOurquOi ne répètes-tu fumée C'est trOp facile Ou c'est trOp difficile Les 7 PiOns et les Dames sOnt là pOur les virgules Oh POE sie Ah! Oh! CacaO Puisque tu prends le tram pOurquOi n'écris-tu pas tramwée VOis la grimace écrite de ce mOt bien francée Le clOwn anglais la fait avec ses jambes COmme l'AmOur l'Arétin4 L'Esprit jalOuse l'affiche du cirque et les pOstures alphabétiques de l'hOmme-serpent Où sOnt les pOètes qui parlent la bOuche en rOnd?

s. Il faut leur assOuplir les z enfant5 o h POÉSIE

Nov. 16. ACADÉMIE MÉDRANO6

A Conrad Moricand7.

Danse avec ta langue, Poète, fais un entrechat Un tour de piste sur un tout petit basset noir ou haquenée8 Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes Que sont LES BELLES LETTRES apprises Regarde : les Affiches se fichent de toi te mordent avec leurs dents en couleur entre les doigts de pied La fille du directeur a des lumières électriques Les jongleurs sont aussi les trapézistes xuellirép tuaS teuof ed puoC aç-emirpxE Le clown est dans le tonneau malaxé r passe à la caisse Il faut que ta langue < les soirs où L fasse l'orchestre Les Billets de faveur sont supprimés

Novembre 1916. LE MUSICKISSME9

À Erik Satie10.

Que nous chaut Venizelos11 Seul Raymond ■ mettons Duncan12 trousse encore la défroque grecque Musique aux oreilles végétales Autant qu'éléphantiaques Les poissons crient dans le gulf-stream Bidon juteux plus que figue Et la voix basque du microphone marin Duo de music-hall Sur accompagnement d'auto Gong Le phoque musicien 50 mesures de do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré Ça y est ! Et un accord diminué en la bémol mineur ETC.! Quand c'est beau un beau joujou bruiteur danse la sonnette Entr'acte A la rentrée Thème : CHARLOT13 chef d'orchestre bat la mesure Devant L'européen chapeauté et sa femme en corset Contrepoint : Danse Devant l'européen ahuri et sa femme Aussi Coda : Chante Ce qu'il fallait démontrer Novembre 1916.

POÈMES NÈGRES

CONTINENT NOIR1

Afrique Strabon2 la jugeait si peu considérable Grigris d'un usage général C'est par les femmes que se compte la descendance mâle et que se fait tout le travail Un père un jour imagina de vendre son fils ; celui-ci le prévint en le vendant lui-même. Ce peuple est adonné au vol, Tout ce qui frappe ses yeux excite son avidité3 Ils saisissent tout avec le gros orteil et pliant les genoux enfouissent tout sous leur pagne Ils étaient soumis à des chefs qui avaient l'autorité et qui comptaient parmi leurs droits celui d'avoir la première nuit de noces de toutes les vierges qui se mariaient Ils ne s'embarrassaient pas de celle des veuves, Ajoute le vieil auteur L'île merveilleuse de Saint-Borandion où le hasard a conduit quelques voyageurs On dit qu'elle paraît et disparaît de temps en temps. Les forêts de Madère brûlent sept ans. Mumbojumbo idole des Madingos Côte-d'Or Le Gouverneur de Guina a une dispute avec les nègres Manquant de boulets, il charge ses canons avec de l'or Toto Papo Ce n'est que l'intérêt qui leur fait souffrir l'étranger Le commerce des Européens sur cette côte et leur libertinage ont fait une nouvelle race d'hommes qui est peut-être la plus méchante de toutes Et ils sont de neuf espèces Le sacata, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mamelone, le quarteronné, le sang-mêlé4 Heureuse la Bossum consacrée à l'idole domestique

1916. LES GRANDS FÉTICHES 5

I

Une gangue de bois dur6 Deux bras d'embryon L'homme déchire son ventre Et adore son membre dressé.

II

Qui menaces-tu Toi qui t'en vas Poings sur les hanches A peine d'aplomb, Juste hors de grossir?

III '

Nœud de bois Tête en forme de gland Dur et réfractaire Visage dépouillé Jeune dieu insexué et cyniquement hilare rv

L'envie t'a rongé le menton La convoitise te pipe Tu te dresses Ce qui te manque du visage Te rend géométrique Arborescent Adolescent

V

Voici l'homme et la femme Également laids, également nus Lui moins gras qu'elle mais plus fort8 Les mains sur le ventre et la bouche en tire-lire

VI9

Elle Le pain de son sexe qu'elle fait cuire trois fois par jour Et la pleine outre du ventre Tirent Sur le cou et les épaules

VII

Je suis laid10 Dans ma solitude à force de renifler l'odeur des filles Ma tête enfle et mon nez va bientôt tomber. VIII"

J'ai voulu fuir les femmes du chef J'ai eu la tête fracassée par la pierre du soleil Dans le sable Il ne reste plus que ma bouche Ouverte comme le vagin de ma mère Et qui crie

IX

Lui12 Chauve N'a qu'une bouche Un membre qui descend aux genoux Et les pieds coupés.

X

Voici la femme que j'aime le plus Deux rides aiguës autour d'une bouche en entonnoir Un front bleu Du blanc sur les tempes Et le regard astiqué comme un cuivre.

British Muséum Londres, février 1916. HOMMAGE À GUILLAUME APOLLINAIRE

Le pain lève La France Paris Toute une génération Je m'adresse aux poètes qui étaient présents Amis Apollinaire n'est pas mort Vous avez suivi un corbillard vide2 Apollinaire est un mage ' C'est lui qui souriait dans la soie des drapeaux aux fenêtres Il s'amusait à vous jeter des fleurs et des couronnes Tandis que vous passiez, derrière son corbillard Puis il a acheté une petite cocarde tricolore Je l'ai vu le soir même manifester sur les boulevards Il était à cheval sur le moteur d'un camion américain et brandissait un énorme drapeau international déployé comme un avion VIVE LA FRANCE !

Les temps passent Les années s'écoulent comme des nuages Les soldats sont rentrés chez eux A la maison Dans leur pays Et voilà que lève4 une nouvelle génération Le rêve des MAMELLES5 se réalise ! Des petits Français, moitié anglais, moitié nègre, moitié russe, un peu belge, italien, annamite, tchèque L'un à l'accent canadien, l'autre les yeux hindous Dents face os jointures galbe démarche sourire Ils ont tous quelque chose d'étranger et sont pourtant bien de chez nous Au milieu d'eux, Apollinaire, comme cette statue du Nil, le père des eaux, étendu avec des gosses qui lui coulent partout6 Entre les pieds, sous les aisselles, dans la barbe Ils ressemblent à leur père et de départent de lui Et ils parlent tous la langue d'Apollinaire

Paris, novembre 1918.

AU CŒUR DU MONDE Fragment retrouvé

Ce ciel de Paris est plus pur qu'un ciel d'hiver lucide de froid. Jamais je ne vis de nuits plus sidérales et plus touffues que ce printemps Où les arbres des boulevards sont comme les ombres du ciel, Frondaisons dans les rivières mêlées aux oreilles d'éléphant, Feuilles de platanes, lourds marronniers.

Un nénuphar sur la Seine, c'est la lune au fil de l'eau. La Voie Lactée dans le ciel se pâme sur Paris et l'étreint Folle et nue et renversée, sa bouche suce Notre-Dame. La Grande Ourse et la Petite Ourse grognent autour de Saint-Merry1. Ma main coupée brille au ciel dans la constellation d'Orion2.

Dans cette lumière froide et crue, tremblotante, plus qu'irréelle, Paris est comme l'image refroidie d'une plante Qui réapparaît dans sa cendre. Triste simulacre. Tirées au cordeau et sans âge, les maisons et les rues ne sont Que pierre et fer en tas dans un désert invraisemblable.

Babylone et la Thébaïde ne sont pas plus mortes, cette nuit, que la ville morte de Paris Bleue et verte, encre et goudron, ses arêtes blanchies aux étoiles. Pas un bruit. Pas un passant. C'est le lourd silence de guerre. Mon œil va des pissotières à l'œil violet des réverbères. C'est le seul espace éclairé où traîner mon inquiétude.

C'est ainsi que tous les soirs je traverse tout Paris à pied Des Batignolles au Quartier Latin comme je traverserais les Andes Sous les feux de nouvelles étoiles, plus grandes et plus consternantes. La Croix du Sud plus prodigieuse à chaque pas que l'on fait vers elle émergeant de l'ancien monde Sur son nouveau continent. Je suis l'homme qui n'a plus de passé. - Seul mon moignon me fait mal. - J'ai loué une chambre d'hôtel pour être bien seul avec moi-même. J'ai un panier d'osier tout neuf qui s'emplit de mes manuscrits. Je n'ai ni livres ni tableau, aucun bibelot esthétique.

Un journal traîne sur ma table. Je travaille dans ma chambre nue, derrière une glace dépolie, Pieds nus sur du carrelage rouge, et jouant avec des ballons et une petite trompette d'enfant : Je travaille à la FIN DU MONDE3.

HÔTEL NOTRE-DAME4

Je suis revenu au Quartier5 Comme au temps de ma jeunesse Je crois que c'est peine perdue Car rien en moi ne revit plus De mes rêves de mes désespoirs De ce que j'ai fait à dix-huit ans6

On démolit des pâtés de maisons On a changé le nom des rues Saint-Séverin7 est mis à nu La place Maubert est plus grande Et la rue Saint-Jacques s'élargit Je trouve cela beaucoup plus beau Neuf et plus antique à la fois

C'est ainsi que m'étant fait sauter La barbe et les cheveux tout courts Je porte un visage d'aujourd'hui Et le crâne de mon grand-père8 C'est pourquoi je ne regrette rien Et j'appelle les démolisseurs Foutez mon enfance par terre Ma famille et mes habitudes Mettez une gare à la place Ou laissez un terrain vague Qui dégage mon origine

Je ne suis pas le fils de mon père Et je n'aime que mon bisaïeul9 Je me suis fait un nom nouveau Visible comme une affiche bleue Et rouge montée sur un échafaudage Derrière quoi on édifie Des nouveautés des lendemains10

Soudain les sirènes mugissent et je cours à ma fenêtre. Déjà le canon tonne du côté d'Aubervilliers. Le ciel s'étoile d'avions boches, d'obus, de croix, de fusées, De cris, de sifflets, de mélisme11 qui fusent et gémissent sous les ponts.

La Seine est plus noire que gouffre avec les lourds chalands qui sont Longs comme les cercueils des grands rois mérovingiens Chamarrés d'étoiles qui se noient - au fond de l'eau - au fond de l'eau. Je souffle ma lampe derrière moi etj'allume un gros cigare.

Les gens qui se sauvent dans la rue, tonitruants, mal réveillés, Vont se réfugier dans les caves de la Préfectance qui sentent la poudre et le salpêtre. L'auto violette du préfet croise l'auto rouge des pompiers, Féeriques et souples, fauves et câlines, tigresses comme des étoiles filantes. Les sirènes miaulent et se taisent. Le chahut bat son plein. Là-haut. C'est fou. Abois. Craquements et lourd silence. Puis chute aiguë et sourde véhémence des torpilles. Dégringolade de millions de tonnes. Éclairs. Feu. Fumée. Flamme. Accordéon des 75. Quintes. Cris. Chute. Stridences. Toux. Et tassement des effondrements.

Le ciel est tout mouvementé de clignements d'yeux imperceptibles Prunelles, feux multicolores, que coupent, que divisent, que raniment les hélices mélodieuses. Un projecteur éclaire soudain l'affiche du bébé Cadum12 Puis saute au ciel et y fait un trou laiteux comme un biberon.

Je prends mon chapeau et descends à mon tour dans les rues noires. Voici les vieilles maisons ventrues qui s'accotent comme des vieillards. Les cheminées et les girouettes indiquent toutes le ciel du doigt. Je remonte la rue Saint-Jacques, les épaules enfoncées dans mes poches13.

Voici la Sorbonne et sa tour, l'église, le lycée Louis-le-Grand. Un peu plus haut je demande du feu à un boulanger au travail. J'allume un nouveau cigare et nous nous regardons en souriant. Il a un beau tatouage, un nom, une rose et un cœur poignardé.

Ce nom je le connais bien : c'est celui de ma mère14. Je sors dans la rue en courant. Me voici devant la maison. Cœur poignardé - premier point de chute15 - Et plus beau que ton torse nu, beau boulanger - La maison où je suis né16. LE VENTRE DE MA MÈRE17

C'est mon premier domicile Il était tout arrondi Bien souvent je m'imagine Ce que je pouvais bien être...

Les pieds sur ton cœur maman Les genoux tout contre ton foie Les mains crispées au canal Qui aboutissait à mon18 ventre

Le dos tordu en spirale Les oreilles pleines les yeux vides19 Tout recroquevillé tendu La tête presque hors de ton corps

Mon crâne à ton orifice Je jouis de ta santé De la chaleur de ton sang Des étreintes de papa

Bien souvent un feu hybride Electrisait mes ténèbres Un choc au crâne me détendait Et je ruais sur ton cœur

Le grand muscle de ton vagin Se resserrait alors durement20 Je me laissais douloureusement faire Et tu m'inondais de ton sang

Mon front est encore bosselé De ces bourrades de mon père Pourquoi faut-il se laisser faire Ainsi à moitié étranglé21 ? Si j'avais pu ouvrir la bouche Je t'aurais mordu22 Si j'avais pu déjà parler J'aurais dit :

Merde, je ne veux pas vivre23 !

Je suis debout sur le trottoir d'en face et contemple longuement la maison24. C'est la maison où fut écrit Le Roman de la Rose25. 216 de la rue Saintjacques, Hôtel des Étrangers™'. Au 21827 est l'enseigne d'une sage-femme de lre classe.

Comme elle était au complet elle envoya ma mère coucher et accoucher à l'hôtel d'à côté. Cinq jours après je prenais le paquebot à Brindisi. Ma mère allant rejoindre mon père en Egypte. (Le paquebot, packet-boat, le paquet, le courrier, la malle ; on dit encore la malle des Indes et l'on appelle toujours long-courrier le trois-mâts qui fait croisière pour le cap Horn.)

Suisse pélagien comme ma nounou égyptienne ou suisse comme mon père Ou italien, français, écossais, flamand comme mon grand-père ou je ne sais plus quel grand aïeul constructeur d'orgues en Rhénanie et en Bourgogne, ou cet autre Le meilleur biographe de Rubens? Et il y en a encore eu un qui chantait au Chat Noir, m'a dit . Pourtant je suis le premier de mon nom puisque c'est moi qui l'ai inventé de toutes pièces.

J'ai du sang de Lavater28 dans les veines et du sang d'Euler, Ce fameux mathématicien appelé à la cour de Russie par Catherine II et qui, devenu aveugle à 86 ans, dicta à son petit-fils Hans, âgé de 12 ans, Un traité d'algèbre qui se lit comme un roman Afin de se prouver que s'il avait perdu la vue, il n'avait pas perdu sa lucidité Mentale ni sa logique.

Je suis sur le trottoir d'en face et je regarde l'étroite et haute maison d'en face Qui se mire au fond de moi-même comme dans du sang. Les cheminées fument. Il fait noir. Jamais je ne vis de nuit plus sidérale. Les bombes éclatent. Les éclats pleuvent. La chaussée éventrée met à jour ce cimetière étrusque établi sur le cimetière des mammouths mis àjour Dans ce chantier où s'édifie VInstitut Océanographique du prince de Monaco Contre la palissade duquel je recule et je chancelle et me colle Affiche neuve sur les vieilles affiches lacérées.

O rue Saint-Jacques ! vieille fente de ce Paris qui a la forme d'un vagin et dont j'aurais voulu tourner la vie au cinéma, montrer à l'écran la formation, le groupement, le rayonnement autour de son noyau, Notre-Dame, Vieille fente en profondeur, long cheminement De la porte des Flandres à Montrouge, O rue Saintjacques ! Oui, je chancelle, mais je ne suis pas frappé à mort, ni même touché.

Si je chancelle, c'est que cette maison m'épouvante et j'entre - Deuxième point de chute - dans cet Hôtel des Etrangers, où souvent déjà j'ai loué une chambre à la journée Ou pour la nuit, maman, Avec une femme de couleur, avec une fille peinte, du d'Harcourt29 ou du Boul'Mich'

Et où je suis resté un mois avec cette jeune fille américaine qui devait rentrer dans sa famille à New York30 Et qui laissait partir tous les bateaux Car elle était nue dans ma chambre et dansait devant le feu de bois qui brûlait Dans ma cheminée et que nous nous amusions à faire l'amour chaque fois que la fleuriste du coin nous apportait une corbeille de violettes de Parme Et que nous lisions ensemble, en allant jusqu'au bout, la Physique de l'amour ou le Latin mystique de Remy de Gourmont31.

Mais cette nuit, maman, j'entre seul.

HÔTEL DES ÉTRANGERS

Quel est Amour le nom de mon amour? On entre On trouve un lavabo une épingle A cheveux oubliée au coin Ou sur le marbre32 De la cheminée ou tombée Dans une raie33 du parquet Derrière la commode Mais son nom Amour quel est le nom de mon amour Dans la glace ?

Paris, 19173i Fragment inédit

229 RUE SAINT-JACQUES35

Jamais une bombe allemande Ne te fera dégringoler Vieille maison de Paris Où fut écrit Le Roman de la Rose

Une plaque est au premier étage Moi je regarde au quatrième une fenêtre éclairée Je ne sais pas qui habite aujourd'hui la chambre où je suis né

Une plaque au premier étage Dit que c'est bien là Que Jehan de Meung écrivit Le Roman de la Rose Dans une vieille maison de Paris

C'est par une nuit semblable pleine d'étoiles de bouches d'yeux, de saccades et de succions Que je suis venu au monde le 1er septembre 1887

C'est par une nuit semblable qu'un sang brûla mon ciel, qu'un sol s'ouvrit sous moi Oh pesanteur ! Et que je suis venu au monde le Tr septembre 1887 J'étais plein de morve et de liquide saumâtre, des nageoires de chair se détachaient de mes talons Quand je suis venu au monde le 1er septembre 1887

Je gigotais etje suais du blanc, je donnai un coup de rein j'étais plein de tressaillements Quand je suis venu au monde le 1er septembre 1887

Et tout à coup le lien qui me retenait encore cassa net, je faillis étouffer Je luttai, des battements d'ouïes plein la tête, le froid m'envahissait Etje crachai du feu plein la bouche Quand je suis venu au monde le 1er septembre 1887

Mon premier cri ! Il enfonça mon tympan. Et le feu que je venais de lâcher me coula par les oreilles droit au cœur J'entendis pour la première fois comme un borborygme géant parole confuse pour celui qui vient au Monde. En marge de Au cœur du monde

Mes amis me disent36 Cendrars tu es triste Ils me demandent Enfin qu'as-tu Je ne leur réponds pas Car j'ai en moi ce qui me rend heureux et distant Et que je porte et qui m'élève

Je voudrais arriver Je voudrais arriver à faire Je voudrais arriver à faire ce que j'ai à faire Je voudrais arriver à écrire Je voudrais arriver à écrire ce que je dois écrire Mon cœur et tout ce qui me déborde Et on n'a jamais le temps etc. Couverture de Kodak parFrans Masereel. KODAK (DOCUMENTAIRE) Portrait de Biaise Cendrars par Francis Picabia en frontispice de l'édition originale de Kodak (Documentaire) en 1924. WEST1

I. ROOF-GARDEN2

Pendant des semaines les ascenseurs ont hissé hissé des caisses des caisses de terre végétale Enfin A force d'argent et de patience Des bosquets s'épanouissent Des pelouses d'un vert tendre Une source vive jaillit entre les rhododendrons et les camélias Au sommet de l'édifice l'édifice de briques et d'acier Le soir Les waiters' graves comme des diplomates vêtus de blanc se penchent sur le gouffre de la ville Et les massifs s'éclairent d'un million de petites lampes versicolores

Je crois Madame murmura le jeune homme4 d'une voix vibrante de passion contenue Je crois que nous serons admirablement ici Et d'un large geste il montrait la large mer Le va-et-vient Les fanaux des navires géants La géante statue de la Liberté Et l'énorme panorama de la ville coupée de ténèbres perpendiculaires et de lumières crues

Le vieux savant et les deux milliardaires sont seuls sur la terrasse Magnifique jardin Massifs de fleurs Ciel étoile Les trois vieillards demeurent silencieux prêtent l'oreille au bruit des rires et des voix joyeuses qui montent des fenêtres illuminées Et à la chanson murmurée de la mer qui s'enchaîne au gramophone

H. SUR L'HUDSON5

Le canot électrique glisse sans bruit entre les nombreux navires ancrés dans l'immense estuaire et qui battent pavillon de toutes les nations du monde Les grands clippers chargés de bois et venus du Canada ferlaient leurs voiles géantes Les paquebots de fer lançaient des torrents de fumée noire Un peuple de dockers appartenant à toutes les races du globe s'affairait dans le tapage des sirènes à vapeur et les sifflets des usines et des trains L'élégante embarcation est entièrement en bois de teck Au centre se dresse une sorte de cabine assez semblable à celle des gondoles vénitiennes

LU. AMPHITRYON6

Après le dîner servi dans les jardins d'hiver au milieu des mas- sifs de citronniers de jasmins d'orchidées Il y a bal sur la pelouse du parc illuminé Mais la principale attraction sont les cadeaux envoyés à Miss Isadora7 On remarque surtout un rubis « sang de pigeon » dont la grosseur et l'éclat sont incomparables Aucune des jeunes filles présentes n'en possède un qui puisse lui être comparé Élégamment vêtus D'habiles détectives mêlés à la foule des invités veillent sur cette gemme et la protègent rv. OFFICE

Radiateurs et ventilateurs à air liquide Douze téléphones et cinq postes de T.S.F. D'admirables classeurs électriques contiennent les myriades de dossiers industriels et scientifiques sur les affaires les plus variées Le milliardaire ne se sent vraiment chez lui que dans ce cabinet de travail Les larges verrières donnent sur le parc et la ville Le soir les lampes à vapeur de mercure y répandent une douce lueur azurée C'est de là que partent les ordres de vente et d'achat qui culbutent parfois les cours de Bourse dans le monde entier

V. JEUNE FILLE

Légère robe en crêpe de Chine La jeune fille Élégance et richesse Cheveux d'un blond fauve où brille un rang de perles Physionomie régulière et calme qui reflète la franchise et la bonté Ses grands yeux d'un bleu de mer presque vert sont clairs et hardis Elle a ce teint frais et velouté d'une roseur spéciale qui semble l'apanage des jeunes filles américaines

VI. JEUNE HOMME

C'est le Brummel8 de la Fifth Avenue Cravate en toile d'or semée de fleurettes de diamants Complet en étoffe métallique rose et violet Bottine en véritable peau de requin et dont chaque bouton est une petite perle noire Il exhibe un pyjama en flanelle d'amiante un autre complet en étoffe de verre un gilet en peau de crocodile Son valet de chambre savonne ses pièces d'or Il n'a jamais en portefeuille que des banknotes neuves et parfumées VII. TRAVAIL9

Des malfaiteurs viennent de faire sauter le pont de l'estacade Les wagons ont pris feu au fond de la vallée Des blessés nagent dans l'eau bouillante que lâche la locomotive éventrée Des torches vivantes courent parmi les décombres et les jets de vapeur D'autres wagons sont restés suspendus à 60 mètres de hauteur Des hommes armés de torches électriques et à l'acétylène descendent le sentier de la vallée Et les secours s'organisent avec une silencieuse rapidité Sous le couvert des joncs des roseaux des saules les oiseaux aquatiques font un joli remue-ménage L'aube tarde à venir10 Que déjà une équipe de cent charpentiers appelés par télégraphe et venus par train spécial s'occupent à reconstruire le pont Pan pan-pan Passe-moi les clous

VIII. TRESTLE-WORK11

Rencontre-t-on un cours d'eau ou une vallée profonde On la passe sur un pont de bois en attendant que les recettes de la compagnie permettent d'en construire un en pierre ou en fer Les charpentiers américains n'ont pas de rivaux dans l'art de construire ces ponts On commence par poser un lit de pierres dures Puis on dresse un premier chevalet Lequel en supporte un second puis un troisième puis un quatrième Autant qu'il en faut pour atteindre le niveau de la rive Sur le dernier chevalet deux poutres Sur les deux poutres deux rails Ces constructions audacieuses ne sont renforcées ni par des croix de St. André12 ni par des fers en T Elles ne tiennent que par quelques poutrelles et quelques chevilles qui maintiennent l'écartement des chevalets Et c'est tout C'est un pont Un beau pont IX. LES MILLE ÎLES

En cet endroit le paysage est un des plus beaux qui se trouvent en Amérique du Nord La nappe immense du lac est d'un bleu presque blanc Des centaines et des centaines de petites îles verdoyantes flottent sur la calme surface des eaux limpides Les délicieux cottages construits en briques de couleurs vives donnent à ce paysage l'aspect d'un royaume enchanté Des luxueux canots d'érable d'acajou élégamment pavoisés et couverts de tentes multicolores vont et viennent d'une île à l'autre Toute idée de fatigue de labeur de misère est absente de ce décor gracieux pour milliardaires

Le soleil disparaît à l'horizon du lac Ontario Les nuages baignent leurs plis dans des cuves de pourpre violette d'écarlate et d'orangé Quel beau soir murmurent Andrée et Frédérique assises sur la terrasse d'un château du moyen âge Et les dix mille canots moteurs répondent à leur extase

X. LABORATOIRE

Visite des serres Le thermo siphon y maintient une température constante La terre est saturée d'acide formique de manganèse et d'autres substances qui impriment à la végétation une puissance formidable D'un jour à l'autre les feuilles poussent les fleurs éclosent les fruits mûrissent Les racines grâce à un dispositif ingénieux baignent dans un courant électrique qui assure cette croissance monstrueuse Les canons paragrêle détruisent nimbus et cumulus Nous rentrons en ville en traversant les landes La matinée est radieuse Les bruyères d'une sombre couleur de pourpre et les genêts d'or ne sont pas encore défleuris Les goélands et les mauves13 tracent de grands cercles dans le bleu léger du ciel FAR WEST14

I. CUCUMINGO

L'hacienda de San-Bernardino Elle est bâtie au centre d'une verdoyante vallée arrosée par une multitude de petits ruisseaux venus des montagnes circonvoisines Les toits sont de tuiles rouges sous les ombrages des sycomores et des lauriers

Les truites pullulent dans les ruisseaux D'innombrables troupeaux paissent en liberté dans les grasses prairies Les vergers regorgent de fruits poires pommes raisins ananas figues oranges Et dans les potagers Les légumes du vieux monde poussent à côté de ceux des contrées tropicales

Le gibier abonde dans le canton Le colin de Californie Le lapin à queue de coton cottontail Le lièvre aux longues oreilles jackass La caille la tourterelle la perdrix Le canard et l'oie sauvages L'antilope Il est vrai qu'on y rencontre encore le chat sauvage et le serpent à sonnette rattlesnake Mais il n'y a plus de puma aujourd'hui II. DORYPHA

Les jours de fête Quand les indiens et les vaqueras s'enivrent de whisky et de pulque15 Dorypha danse Au son de la guitare mexicaine Habaneras si entraînantes Qu'on vient de plusieurs lieues pour l'admirer

Aucune femme ne sait aussi bien qu'elle Draper la mantille de soie Et parer sa chevelure blonde D'un ruban D'un peigne D'une fleur

III. L'OISEAU-MOQUEUR

La chaleur est accablante Balcon ombragé de jasmin de Virginie et de chèvrefeuille pourpré Dans le grand silence de la campagne sommeillante On discerne Le glou-glou des petits torrents Le mugissement lointain des grands troupeaux de bœufs dans les pâturages Le chant du rossignol Le sifflement cristallin des crapauds géants Le hululement des rapaces nocturnes Et le cri de l'oiseau-moqueur dans les cactus

IV. VILLE-CHAMPIGNON

Vers la fin de l'année 191116 un groupe de financiers yankees décide la fondation d'une ville en plein Far West au pied des Montagnes Rocheuses Un mois ne s'est pas écoulé que la nouvelle cité encore sans aucune maison est déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l'Union Les travailleurs accourent de toutes parts Dès le deuxième mois trois églises sont édifiées et cinq théâtres en pleine exploitation Autour d'une place où subsistent quelques beaux arbres une forêt de poutres métalliques bruit nuit et jour de la cadence des marteaux Treuils Halètement des machines Les carcasses d'acier des maisons de trente étages commencent à s'aligner Des parois de briques souvent de simples plaques d'aluminium bouchent les interstices de la charpente de fer On coule en quelques heures des édifices en béton armé selon le procédé Edison Par une sorte de superstition on ne sait comment baptiser la ville et un concours est ouvert avec une tombola et des prix par le plus grand journal de la ville qui cherche également un nom

V. CLUB

La rue bien qu'indiquée sur le plan officiel de la ville n'est encore constituée que par des clôtures de planches et des monceaux de gravats On ne la franchit qu'en sautant au petit bonheur les flaques d'eau et les fondrières Au bout du boulevard inachevé qu'éclairent de puissantes lampes à arc est le club des Haricots Noirs qui est aussi une agence matrimoniale Coiffés d'un feutre de cow-boy ou d'une casquette à oreillettes Le visage dur Des hommes descendent de leur 60 chevaux qu'ils étrennent s'inscrivent consultent l'album des photographies Choisissent leur fiancée qui sur un câble s'embarquera à Cherbourg sur le Kaiser Wilhelm et arrivera à toute vapeur Ce sont surtout des Allemandes Un lad vêtu de noir chaussé de molleton d'une correction glaciale ouvre la porte et toise le nouveau venu d'un air soupçonneux Je bois un cocktail au whisky puis un deuxième puis un troisième Puis un mintjulep un milk-mother un prairy-oyster un night-cap VI. SQUAW-WIGWAM

Quand on a franchi la porte vermoulue faite de planches arra- chées à des caisses d'emballage et à laquelle des morceaux de cuir servent de gonds On se trouve dans une salle basse Enfumée Odeur de poisson pourri Relents de graisse rance avec affectation

Panoplies barbares Couronnes de plumes d'aigle colliers de dents de puma ou de griffes d'ours Arcs flèches tomahawks Mocassins Bracelets de graines et de verroteries On voit encore Des couteaux à scalper une ou deux carabines d'ancien modèle un pistolet à pierre des bois d'élan et de renne et toute une collection de petits sacs brodés pour mettre le tabac Plus trois calumets très anciens formés d'une pierre tendre emmanchée d'un roseau

Éternellement penchée sur le foyer La centenaire propriétaire de cet établissement se conserve comme un jambon et s'enfume et se couenne et se boucane comme sa pipe centenaire et le noir de sa bouche et le trou noir de son œil

VII. VILLE-DE-FRISCO

C'est une antique carcasse dévorée par la rouille Vingt fois réparée la machine ne donne pas plus de 7 à 8 nœuds à l'heure D'ailleurs par économie on ne brûle que des escarbilles et des déchets de charbon On hisse des voiles de fortune chaque fois que le vent est favorable Avec sa face écarlate ses sourcils touffus son nez bourgeonnant master Hopkins est un véritable marin Des petits anneaux d'argent percent ses oreilles Ce navire est exclusivement chargé de cercueils de Chinois décédés en Amérique et qui ont désiré se faire enterrer dans la terre natale Caisses oblongues coloriées de rouge ou de bleu clair ou couvertes d'inscriptions dorées C'est là un genre de marchandise qu'il est interdit de transporter

VIII. VANCOUVER

Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes dans l'épais brouillard qui ouate les docks et les navires du port Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent glacial et où viennent déferler les longues lames du Pacifique Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c'est la gare du Canadian du Grand Tronc Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots en partance pour le Klondyke le Japon et les grandes Indes Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions des rues où je cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché

Tout le monde est embarqué Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde embarcation chargée jusqu'au bordage pousse entre les hautes vagues Un petit bossu corrige de temps en temps la direction d'un coup de barre Se guidant dans le brouillard sur les appels d'une sirène On se cogne contre la masse sombre du navire et par la hanche tribord grimpent des chiens samoyèdes Filasses dans le gris-blanc^jaune Comme si l'on chargeait du brouillard TERRES ALOUTIENNES17

I

Hautes falaises contre les vents glacés du pôle Au centre de fertiles prairies Rennes élans bœufs musqués Les renards bleus les castors Ruisseaux poissonneux Une plage basse a été aménagée pour l'élevage des phoques à fourrure Sur le sommet de la falaise on recueille les nids de l'eider dont les plumes constituent une véritable richesse

II

Vastes et solides bâtiments qui abritent un nombre assez considérable de trafiquants Tout autour un petit jardin18 où l'on a réuni tous les végétaux capables de résister aux rigueurs du climat Sorbiers pins saules arctiques Plates-bandes de bruyères et de plantes alpestres

III

Baie parsemée d'îlots rocheux Par groupes de cinq ou six les phoques se chauffent au soleil Ou étendus sur le sable Ils jouent entre eux avec cette espèce de cri guttural qui ressemble à un aboiement A côté de la hutte des Esquimaux il y a un hangar pour la préparation des peaux FLEUVE

MISSISSIPPI

À cet endroit le fleuve est presque aussi large qu'un lac Il roule des eaux jaunâtres et boueuses entre deux berges marécageuses Plantes aquatiques que continuent les acréages19 des cotonniers Çà et là apparaissent les villes et les villages tapis au fond de quelque petite baie avec leurs usines avec leurs hautes cheminées noires avec leurs longues estacades qui s'avancent leurs longues estacades sur pilotis qui s'avancent bien avant dans l'eau

Chaleur accablante La cloche du bord sonne pour le lunch Les passagers arborent des complets à carreaux des cravates hurlantes des gilets rutilants comme les cocktails incendiaires et les sauces corrosives

On aperçoit beaucoup de crocodiles Les jeunes alertes et frétillants Les gros le dos recouvert d'une mousse verdâtre se laissent aller à la dérive

La végétation luxuriante annonce l'approche de la zone tropicale Bambous géants palmiers tulipiers lauriers cèdres Le fleuve lui-même a doublé de largeur Il est tout parsemé d'îlots flottants d'où l'approche du bateau fait s'élever des nuées d'oiseaux aquatiques Steam-boats voiliers chalands embarcations de toutes sortes et d'immenses trains de bois Une vapeur jaune monte des eaux surchauffées du fleuve C'est par centaines maintenant que les crocos s'ébattent autour de nous On entend le claquement sec de leurs mâchoires et l'on distingue très bien leur petit œil féroce Les passagers s'amusent à leur tirer dessus avec des carabines de précision Quand un tireur émérite réussit ce tour de force de tuer ou de blesser une bête à mort Ses congénères se précipitent sur elle la déchirent Férocement Avec des petits cris assez semblables au vagissement d'un nouveau-né LE SUD

I. TAMPA20

Le train vient de faire halte Deux voyageurs seulement descendent par cette matinée brûlante de fin d'été Tous deux sont vêtus de complets couleur kaki et coiffés de casques de liège Tous deux sont suivis d'un domestique noir chargé de porter leurs valises Tous deux jettent le même regard distrait sur les maisons trop blanches de la ville sur le ciel trop bleu On voit le vent soulever des tourbillons de poussière et les mouches tourmenter les deux mulets de l'unique fiacre Le cocher dort la bouche ouverte

II. BUNGALOW

L'habitation est petite mais très confortable La varangue est soutenue par des colonnes de bambou Des pieds de vanille grimpante s'enroulent tout autour Des pois d'Angole Des jasmins Au-dessus éclatent les magnolias et les corolles des flamboyants

La salle à manger est aménagée avec le luxe particulier aux créoles de la Caroline D'énormes blocs de glace dans des vases de marbre jaune y maintiennent une fraîcheur délicieuse La vaisselle plate et les cristaux étincellent Et derrière chaque convive se tient un serviteur noir Les invités s'attardent longtemps Étendus dans des rocking-chairs ils s'abandonnent à ce climat amollissant

Sur un signe de son maître le vieux Jupiter sort d'un petit meuble laqué Une bouteille de Xérès Un seau à glace Des citrons Et une boîte de cigares de Pernambuco21

Personne ne parlait plus La sueur ruisselait sur tous les visages Il n'y avait plus un souffle dans l'air On entendait dans le lointain le rire énorme de la grenouille- taureau qui abonde dans ces parages

III. VOMITO NEGRO22

Le paysage n'est plus égayé par des jardins ou des forêts C'est la plaine nue et morne où s'élève à peine de loin en loin Une touffe de bambous Un saule rabougri Un eucalyptus tordu par les vents Puis c'est le marais

Vous voyez ces fumées jaunâtres Ce brouillard gris au ras du sol agité d'un tressaillement perpétuel Ce sont des millions de moustiques et les exhalaisons jaunes de la pourriture Il y a là des endroits où les noirs eux-mêmes ne sauraient vivre

De ce côté le rivage est bordé de grands palétuviers Leurs racines enchevêtrées qui plongent dans la vase sont recouvertes de grappes d'huîtres empoisonnées Les moustiques et les insectes venimeux forment un nuage épais au-dessus des eaux croupissantes A côté des inoffensives grenouilles-taureaux on aperçoit des crapauds d'une prodigieuse grosseur Et ce fameux serpent-cercueil qui donne la chasse à ses victimes en gambadant comme un chien

Il y a des mares où pullulent les sangsues couleur ardoise Les hideux crabes écarlates s'ébattent autour des caïmans endormis Dans les passages où le sol est plus ferme on rencontre des fourmis géantes Innombrables et voraces

Sur ces eaux pourries dans ces fanges vénéneuses S'épanouissent des fleurs d'un parfum étourdissant et d'une senteur capiteuse et têtue Éclatent des floraisons d'azur de pourpre Des feuillages chromés Partout L'eau noire se couvre d'un tapis de fleurs que troue la tête plate des serpents

J'ai traversé un buisson de grands mimosas Ils s'écartaient de moi sur mon passage Ils écartaient leurs branches avec un petit sifflement Car ce sont des arbres de sensibilité et presque de nervosité

Au milieu des lianes de jalap23 pleines de corolles parlantes Les grands échassiers gris et roses se régalent de lézards croustillants et s'envolent avec un grand bruit d'ailes à notre approche Puis ce sont d'immenses papillons aux couleurs de soufre de gentiane d'huile lourde Et des chenilles de taille IV. RUINE ESPAGNOLE24

La nef est construite dans le style espagnol du xviir siècle Elle est lézardée en de nombreux endroits La voûte humide est blanche de salpêtre et porte encore des traces de dorures Les rayons de la lanterne montrent dans un coin un tableau moisi C'est une Vierge Noire De longues mousses et des champignons vénéneusement zébrés pointillés perlés couvrent le pavé du sanctuaire Il y a aussi une cloche avec des inscriptions latines

V. GOLDEN-GATE25

C'est le vieux grillage qui a donné son nom à la maison Barres de fer grosses comme le poignet qui séparent la salle des buveurs du comptoir où sont alignés les liqueurs et les alcools de toutes provenances Au temps où sévissait la fièvre de l'or Où les femmes amenées par les traitants du Chili ou du Mexique se vendaient couramment aux enchères Tous les bars étaient pourvus de grillages semblables Alors les barmen ne servaient leurs clients que le revolver au poing Il n'était pas rare qu'un homme fût assassiné pour un gobelet Il est vrai qu'aujourd'hui le grillage n'est plus là que pour le pittoresque Tout de même des Chinois sont là et boivent Des Allemands des Mexicains Et aussi quelques Canaques venus avec les petits vapeurs chargés de nacre de copra d'écaillé de tortue Chanteuses Maquillage atroce employés de banque bandits matelots aux mains énormes VI. OYSTER-BAY

Tente de coutil et sièges de bambou De loin en loin sur ces plages désertes on aperçoit une hutte couverte de feuilles de palmier ou l'embarcation d'un nègre pêcheur de perles

Maintenant le paysage a changé du tout au tout A perte de vue Les plages sont recouvertes d'un sable brillant Deux ou trois requins s'ébattent dans le sillage du yacht La Floride disparaît à l'horizon

On prend dans le meuble d'ébène un régalia26 couleur d'or On le fait craquer d'un coup d'ongle On l'allume voluptueusement Fumez fumeur fumez fumée fait l'hélice LE NORD

I. PRINTEMPS

Le printemps canadien a une vigueur et une puissance que l'on ne trouve dans aucun autre pays du monde Sous la couche épaisse des neiges et des glaces Soudainement La généreuse nature Touffes de violettes blanches bleues et roses Orchidées tournesols lis tigrés Dans les vénérables avenues d'érables de frênes noirs et de bouleaux Les oiseaux volent et chantent Dans les taillis recouverts de bourgeons et de pousses neuves et tendres Le gai soleil est couleur réglisse

En bordure de la route s'étendent sur une longueur de plus de cinq milles les bois et les cultures C'est un des plus vastes domaines du district de Winnipeg Au milieu s'élève une ferme solidement construite en pierres de taille et qui a des allures de gentilhommière C'est là que vit mon bon ami Coulon Levé avant le jour il chevauche de ferme en ferme monté sur une haute jument isabelle Les pattes de son bonnet de peau de lièvre flottent sur ses épaules Œil noir et sourcils broussailleux Tout guilleret La pipe sur le menton

La nuit est brumeuse et froide Un furieux vent d'ouest fait gémir les sapins élastiques et les mélèzes Une petite lueur va s'élargissant Un brasier crépite L'incendie qui couvait dévore les buissons et les brindilles Le vent tumultueux apporte des bouquets d'arbres résineux Coup sur coup d'immenses torches flambent L'incendie tourne l'horizon avec une imposante lenteur Troncs blancs et troncs noirs s'ensanglantent Dôme de fumée chocolat d'où un million d'étincelles de flammèches jaillissent en tournoyant très haut et très bas Derrière ce rideau de flammes on aperçoit des grandes ombres qui se tordent et s'abattent Des coups de cognée retentissent Un âcre brouillard s'étend sur la forêt incandescente que l'équipe des bûcherons circonscrit

II. CAMPAGNE

Paysage magnifique Verdoyantes forêts de sapins de hêtres de châtaigniers coupées de florissantes cultures de blé d'avoine de sarrasin de chanvre Tout respire l'abondance Le pays d'ailleurs est absolument désert A peine rencontre-t-on par-ci par-là un paysan conduisant une charrette de fourrage Dans le lointain les bouleaux sont comme des colonnes d'argent

III. PÊCHE ET CHASSE

Canards sauvages pilets sarcelles oies vanneaux outardes Coqs de bruyère grives Lièvres arctiques perdrix de neige ptamigans27 Saumons truites arc-en-ciel anguilles Gigantesques brochets et écrevisses d'une saveur particulièrement exquise

La carabine en bandoulière Le bowie-knife28 à la ceinture Le chasseur et le peau-rouge plient sous le poids du gibier Chapelets de ramiers de perdrix rouges Paons sauvages Dindons des prairies Et même un grand aigle blanc et roux descendu des nuages

IV. MOISSON29

Une six-cylindres et deux Fords au milieu des champs De tous les côtés et jusqu'à l'horizon les javelles30 légèrement inclinées tracent un damier de losanges hésitants Pas un arbre Du nord descend le tintamarre de la batteuse et de la fourragère automobiles Et du sud montent les douze trains vides qui viennent charger le blé ÎLES

I. VICTUAILLES

Le petit port est très animé ce matin Des coolies - tagals31 chinois malais - déchargent activement une grande jonque à poupe dorée et aux voiles en bambou tressé La cargaison se compose de porcelaines venues de la grande île de Nippon De nids d'hirondelles récoltés dans les cavernes de Sumatra D'holothuries32 De confitures de gingembre De pousses de bambou confites dans du vinaigre Tous les commerçants sont en émoi Mr. Noghi prétentieusement vêtu d'un complet à carreaux de fabrication américaine parle très couramment l'anglais C'est en cette langue que s'engage la discussion entre ces messieurs Japonais Canaques Taïtiens Papous Maoris et Fidjiens

II. PROSPECTUS

Visitez notre île C'est l'île la plus au sud des possessions japonaises Notre pays est certainement trop peu connu en Europe Il mérite d'attirer l'attention La faune et la flore sont très variées et n'ont guère été étudiées jusqu'ici Enfin vous trouverez partout de pittoresques points de vue Et dans l'intérieur Des ruines de temples bouddhiques qui sont dans leur genre de pures merveilles III. LA VIPÈRE À CRÊTE ROUGE

À l'aide de la seringue Pravaz33 il pratique plusieurs injections de sérum du docteur Yersin Puis il agrandit la blessure du bras en pratiquant au scalpel une incision cruciale Il fait saigner la plaie Puis la cautérise avec quelques gouttes d'hypochlorite de chaux

IV. MAISON JAPONAISE

Tiges de bambou Légères planches Papier tendu sur des châssis Il n'existe aucun moyen de chauffage sérieux

V. PETIT JARDIN

Lis chrysanthèmes Cycas34 et bananiers Cerisiers en fleurs Palmiers orangers et superbes cocotiers chargés de fruits

VI. ROCAILLES

Dans un bassin rempli de dorades de Chine et de poissons aux gueules monstrueuses Quelques-uns portent des petits anneaux d'argent passés dans les ouïes

VII. LÉGER ET SUBTIL

L'air est embaumé Musc ambre et fleur de citronnier Le seul fait d'exister est un véritable bonheur35 VIII. KEEPSAKE

Le ciel et la mer Les vagues viennent caresser les racines des cocotiers et des grands tamarins au feuillage métallique

IX. ANSE POISSONNEUSE

L'eau est si transparente et si calme On aperçoit dans les profondeurs les broussailles blanches des coraux Le balancement prismatique des méduses suspendues Les envols des poissons jaunes roses lilas Et au pied des algues onduleuses les holothuries azurées et les oursins verts et violets

X. HATÔUARA%

Elle ne connaît pas les modes européennes Crépus et d'un noir bleuâtre ses cheveux sont relevés à la japonaise et retenus par des épingles en corail Elle est nue sous son kimono de soie Nue jusqu'aux coudes

Lèvres fortes Yeux langoureux Nez droit Teint couleur de cuivre clair Seins menus Hanches opulentes

Il y a en elle une vivacité une franchise des mouvements et des gestes Un jeune regard d'animal charmant

Sa science : la grammaire de la démarche Elle nage comme on écrit un roman de 400 pages Infatigable Hautaine Aisée Belle prose soutenue

Elle capture de tout petits poissons qu'elle met dans le creux de sa bouche Puis elle plonge hardiment Elle file entre les coraux et les varechs polycolores Pour reparaître bientôt à la surface Souriante Tenant à la main deux grosses dorades au ventre d'argent

Toute fière d'une robe de soie bleue toute neuve de ses babouches brodées d'or d'un joli collier de corail qu'on vient de lui donner le matin même Elle m'apporte un panier de crabes épineux et fantasques et de ces grosses crevettes des mers tropicales que l'on appelle des « caraques » et qui sont longues comme la main

XI. AMOLLI

Jardin touffu comme une clairière Sur le rivage paresse l'éternelle chanson bruissante du vent dans les feuillages des filaos

Coiffé d'un léger chapeau de rotin armé d'un grand parasol de papier Je contemple les jeux des mouettes et des cormorans Ou j'examine une fleur Ou quelque pierre A chaque geste j'épouvante les écureuils et les rats palmistes

Par la fenêtre ouverte je vois la coque allongée d'un steamer de moyen tonnage Ancré à environ deux kilomètres de la côte et qu'entourent déjà les jonques les sampans et les barques chargés de fruits et de marchandises locales Enfin le soleil se couche L'air est d'une pureté cristalline Les mêmes rossignols s'égosillent Et les grandes chauves-souris vampires passent silencieusement devant la lune sur leurs ailes de velours

Passe une jeune fille complètement nue La tête couverte d'un de ces anciens casques qui font aujourd'hui la joie des collectionneurs Elle tient à la main un gros bouquet de fleurs pâles et d'une pénétrante odeur qui rappelle à la fois la tubéreuse et le narcisse Elle s'arrête court devant la porte du jardin Des mouches phosphorescentes sont venues se poser sur la corne qui somme son casque et ajoutent encore au fantastique de l'apparition

Rumeurs nocturnes Branches mortes qui se cassent Soupirs de bêtes en rut Rampements Bruissements d'insectes Oiseaux au nid Voix chuchotées

Les platanes géants sont gris pâle sous la lune Du sommet de leur voûte retombent des lianes légères qu'une bouche invisible balance dans la brise

Les étoiles fondent comme du sucre FLEUVE

LE BAHR-EL-ZÉRAF"

Il n'y a pas de hautes herbes le long des rives De grandes étendues de terres basses se perdent au loin Des îles affleurent la surface de l'eau De grands crocos se chauffent au soleil Des milliers de grands oiseaux couvrent les bancs de sable ou de boue

Le pays se modifie Il y a maintenant une brousse assez claire parsemée d'arbres rachitiques Il y a des petits oiseaux ravissants de couleur et des bandes de pintades Le soir à plusieurs reprises on entend rugir un lion dont on aperçoit la silhouette sur la rive ouest J'ai tué ce madn un grand varan d'un mètre et demi

Toujours le même paysage de plaines inondées Le pilote arabe a aperçu des éléphants L'intérêt est grand Tout le monde monte sur le pont supérieur Pour chacun de nous c'est la première fois que va se montrer le roi38 des animaux Les éléphants sont à trois cents mètres environ on en voit deux gros un moyen trois ou quatre pedts Pendant le déjeuner on signale dix grosses têtes d'hippos qui nagent devant nous

Le thermomètre ne varie guère Vers 14 heures il y a régulièrement de 33 à 38° Le vêtement est costume kaki bonnes chaussures guêtres et pas de chemise On fait honneur à la bonne cuisine du bord et aux bouteilles de Turin brun Le soir on ajoute seulement au costume de table un veston blanc Milans et vautours passent en nous frôlant de l'aile Après le dîner le bateau va se placer au milieu du fleuve pour éviter autant que possible les moustiques

Les rives se déroulent couvertes de papyrus et d'euphorbes39 géants Le voyage est lent en suivant les méandres du fleuve On voit beaucoup d'antilopes et de gazelles peu sauvages Puis un vieux buffle et pas de rhinocéros CHASSE À L'ÉLÉPHANT4

I

Terrain infernal Haute futaie sur marais avec un enchevêtrement de lianes et un sous-étage de palmiers bas d'un énorme diamètre de feuillage Piquants droits Vers midi et demi nous entendons une bande des grands animaux que nous cherchons On perd l'équilibre à chaque instant L'approche est lente A peine ai-je aperçu les éléphants qu'ils prennent la fuite

II

La nuit Il y a des éléphants dans les plantations Au bruit strident des branches cassées arrachées succède le bruit plus sourd des gros bananiers renversés d'une poussée lente Nous allons directement sur eux En montant sur un pedt tertre je vois l'avant de la bête la plus rapprochée La lune perpendiculaire l'éclairé favorablement c'est un bel éléphant La trompe en l'air l'extrémité tournée vers moi Il m'a senti il ne faut pas perdre une demi-seconde Le coup part A l'instant une nouvelle balle passe dans le canon de la Winchester Puis je fume ma pipe L'énorme bête semble dormir dans la clairière bleue III

Nous arrivons sur un terrain d'argile Après avoir pris leur bain de boue les bêtes ont traversé des fourrés particulièrement épais A quinze mètres on ne distingue encore que des masses informes sans qu'il soit possible de se rendre compte ni de la taille ni des défenses J'ai rarement aussi bien entendu les bruits intestinaux des éléphants leurs ronflements le bruit des branches cassées Tout cela succédant à de longs silences pendant lesquels on a peine à croire leur présence si rapprochée

IV

Du campement nous entendons des éléphants dans la forêt Je garde un homme avec moi pour porter le grand kodak41 À douze mètres je distingue mal une grande bête A côté d'elle il me semble voir un petit Ils sont dans l'eau marécageuse Littéralement je les entends se gargariser Le soleil éclaire en plein la tête et le poitrail de la grande femelle maintenant irritée Quelle photo intéressante a pu prendre l'homme de sang-froid qui se tenait à côté de moi

V

Le terrain est impossible Praticable seulement en suivant les sentiers tracés par les éléphants eux-mêmes Sentiers encombrés d'obstacles de troncs renversés De lianes que ces puissants animaux enjambent ou bien écartent avec leur trompe Sans jamais les briser ou les supprimer pour ne plus les rencontrer sur leur chemin En cela ils sont comme les indigènes qui n'enlèvent pas non plus les obstacles même dans leurs sentiers les plus battus VI

Nous recoupons la piste d'un grand mâle La bête nous mène droit vers l'ouest tout au travers de la grande plaine Parcourt cinq cents mètres en forêt Circule quelque temps dans un espace découvert encore inconnu de nous Puis rentre en forêt Maintenant la bête est parfaitement immobile un ronflement trahit seulement sa présence de temps en temps A dix mètres j'aperçois vaguement quelque chose Est-ce bien la bête ? Oui voilà bien une énorme dent très blanche A ce moment une pluie torrentielle se met à tomber et une obscurité noire Le cliché42 est raté

VII

Quelquefois les sentiers d'éléphants serpentent se croisent Enserrés entre des murailles d'arbustes de ronces Cette végétation est impénétrable même pour les yeux Elle atteint de trois à six mètres d'élévation Dans les sentiers les lianes descendent jusqu'à un deux trois pieds du sol Puis remontent affectant les formes les plus bizarres Les arbres sont tous énormes le collet de leurs racines aériennes est à quatre ou cinq mètres au-dessus du terrain

VIII

Nous entendons un troupeau Il est dans une clairière Les herbes et les broussailles y atteignent cinq à six mètres de haut Il s'y trouve aussi des espaces restreints dénudés Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel Et je m'avance seul avec mon petit kodak sur un terrain où je puis marcher sans bruit Il n'y a rien d'aussi drôle que de voir s'élever s'abaisser se relever encore Se contourner en tous sens Les trompes des éléphants Dont la tête et tout le corps immense demeurent cachés

IX

J'approche en demi-cercle Soulevant son énorme tête ornée de grosses défenses Brassant l'air de ses larges oreilles La trompe tournée vers moi Il prend le vent Une photo et le coup part L'éléphant reçoit le choc sans broncher Je répète à toute vitesse Piquant de la tête il roule à terre avec un râle formidable Je lui tire ensuite une balle vers le cœur puis deux coups dans la tête Le râle est toujours puissant enfin la vie l'abandonne J'ai noté la position du cœur et ses dimensions qui sont de 55 centimètres de diamètre sur 40

X

Je n'aperçois le bel animal qu'un instant Maintenant je l'entends patauger pesamment régulièrement Il froisse les branches sur son passage C'est une musique grandiose Il est contre moi et je ne vois rien absolument rien Tout à coup son énorme tête se dégage des broussailles Plein de face A six mètres Me dominant L'éléphant exécute une marche à reculons avec rapidité À ce moment la pluie se met à tomber avec un fracas qui étouffe le bruit des pas XI

Dans une grande plaine au nord A la lisière de la forêt une grande femelle un petit mâle et trois jeunes éléphants de taille différente La hauteur des herbes m'empêche de les photographier Du haut d'une termitière je les observe longtemps avec ma jumelle Zeiss Les éléphants semblent prendre leur dessert avec une délicatesse du toucher amusante Quand les bêtes nous sentent elles détalent La brousse s'entrouvre pour leur livrer passage et se referme comme un rideau sur leurs grosses masses MENUS"

I

Foie de tortue verte truffé Langouste à la mexicaine Faisan de la Floride Iguane sauce caraïbe Gombos et choux palmistes

II

Saumon du Rio Rouge Jambon d'ours canadien Roast-beef des prairies du Minnesota Anguilles fumées Tomates de San Francisco Pale-ale et vins de Californie

III

Saumon de Winnipeg Jambon de mouton à l'Écossaise Pommes Royal-Canada Vieux vins de France

IV

Kankal-Oysters Salade de homard cœurs de céleris Escargots de France vanillés au sucre Poulet de Kentucky Desserts café whisky canadian-club V

Ailerons de requin confits dans la saumure Jeunes chiens mort-nés préparés au miel Vin de riz aux violettes Crème au cocon de ver à soie Vers de terre salés et alcool de Kawa Confiture d'algues marines

VI

Conserves de bœuf de Chicago et salaisons allemandes Langouste Ananas goyaves nèfles du Japon noix de coco mangues pomme-crème Fruits de l'arbre à pain cuits au four

VII

Soupe à la tortue Huîtres frites Patte d'ours truffée Langouste à la Javanaise

VIII

Ragoût de crabes de rivière au piment Cochon de lait entouré de bananes frites Hérisson au ravensara Fruits

En voyage 1887-1923*. Deux poèmes inédits de KODAK

WEST

VOLIÈRE45

Chaque midi on va rendre visite à une grande volière en filigrane d'argent toute remplie de perruches de sénégalis de cardinaux et d'autres oiseaux des tropiques.

LE SUD

LE DIEU DE LA FIÈVRE JAUNE46

Il ressemble à une énorme araignée Sa tête a la grosseur de celle du taureau et ne fait qu'un avec le corps De plus elle a l'expression d'une face humaine avec de larges prunelles liquides et phosphorescentes comme celles des pieuvres Deux trous sont à la place du nez Et il a une bouche fendue jusqu'aux oreilles et garnie de petites dents aiguës Cette tête est d'un rouge de sang Elle est hérissée de piquants comme la carapace d'un crabe de marais. Il possède de chaque côté du corps six paires de pattes d'une belle couleur vert clair et qui se terminent par des suçoirs S'il rencontre un nègre endormi, il lui pompe le sang avec ses suçoirs et son regard prend une douceur enfantine Le lendemain on trouve le nègre mort de la fièvre jaune. FEUILLES DE ROUTE La Négresse : dessin de Tarsiki en couverture de l'édition originale de Feuilles de route I. Le Formose (1924) I. LE FORMOSE

Ce livre est dédié à mes bons amis de Sâo Paulo PAUL PRADO MARIO ANDRADE, SERGE MILLIET, TÂCITO DE ALMEIDA, COUTO DE BARROS, RUBENS DE MORAES, LUIZ ARANHA, OSWALD DE ANDRADE, YAN

et aux amis de Rio de Janeiro GRAÇA ARANHA SÉRGIO BUARQUE DE HOLANDA, PRUDENTE DE MORAIS, GUILHERME DE ALMEIDA, RONALD DE CARVALHO, AMÉRICO FACÔ sans oublier l'inimitable et cher LEOPOLD DE FREITAS du Rio Grande do Sul1

DANS LE RAPIDE DE 19 h 40

Voici des années que je n'ai plus pris le train J'ai fait des randonnées en auto En avion Un voyage en mer et j'en refais un autre un plus long2

Ce soir me voici tout à coup dans ce bruit de chemin de fer qui m'était si familier autrefois Et il me semble que je le comprends mieux qu'alors

Wagon-restaurant On ne distingue rien dehors Il fait nuit noire Le quart de lune ne bouge pas quand on le regarde Mais il est tantôt à gauche, tantôt à droite du train

Le rapide fait du 110 à l'heure Je ne vois rien Cette sourde stridence qui me fait bourdonner les tympans - le gauche en est endolori - c'est le passage d'une tranchée maçonnée Puis c'est la cataracte d'un pont métallique La harpe martelée des aiguilles la gifle d'une gare le double crochet à la mâchoire d'un tunnel furibond Quand le train ralentit à cause des inondations on entend un bruit de water-chute et les pistons échauffés de la cent tonnes au milieu des bruits de vaisselle et de frein

Le Havre autobus ascenseur J'ouvre les persiennes de la chambre d'hôtel Je me penche sur les bassins du port et la grande lueur froide d'une nuit étoilée Une femme chatouillée glousse sur le quai Une chaîne sans fin tousse geint travaille

Je m'endors la fenêtre ouverte sur ce bruit de basse-cour Comme à la campagne RÉVEIL

Je dors toujours les fenêtres ouvertes J'ai dormi comme un homme seul Les sirènes à vapeur et à air comprimé ne m'ont pas trop réveillé

Ce matin je me penche par la fenêtre Je vois Le ciel La mer La gare maritime par laquelle j'arrivais de New York en 19113 La baraque du pilotage Et A gauche Des fumées des cheminées des grues des lampes à arc à contre- jour

Le premier tram grelotte dans l'aube glaciale Moi j'ai trop chaud Adieu Paris Bonjour soleil

TU ES PLUS BELLE QUE LE CIEL ET LA MER

Quand tu aimes il faut partir Quitte ta femme quitte ton enfant Quitte ton ami quitte ton amie Quitte ton amante quitte ton amant Quand tu aimes il faut partir

Le monde est plein de nègres et de négresses Des femmes des hommes des hommes des femmes Regarde les beaux magasins Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre Et toutes les belles marchandises Il y a l'air il y a le vent Les montagnes l'eau le ciel la terre Les enfants les animaux Les plantes et le charbon de terre

Apprends à vendre à acheter à revendre Donne prends donne prends Quand tu aimes il faut savoir Chanter courir manger boire Siffler Et apprendre à travailler

Quand tu aimes il faut partir Ne larmoie pas en souriant Ne te niche pas entre deux seins Respire marche pars va-t'en

Je prends mon bain et je regarde Je vois la bouche que je connais La4 La main la jambe Le l'œil Je prends mon bain et je regarde

Le monde entier est toujours là La vie pleine de choses surprenantes Je sors de la pharmacie Je descends juste de la bascule Je pèse mes 80 kilos Je t'aime LETTRE5

Tu m'as dit si tu m'écris Ne tape pas tout à la machine Ajoute une ligne de ta main Un mot un rien oh pas grand'chose Oui oui oui oui oui oui oui oui

Ma Remington est belle pourtant Je l'aime beaucoup et travaille bien Mon écriture est nette et claire On voit très bien que c'est moi qui l'ai tapée

Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire Vois donc l'œil qu'a ma page Pourtant pour te faire plaisir j'ajoute à l'encre Deux trois mots Et une grosse tache d'encre Pour que tu ne puisses pas les lire

CLAIR DE LUNE

On tangue on tangue sur le bateau La lune la lune fait des cercles dans l'eau Dans le ciel c'est le mât qui fait des cercles Et désigne toutes les étoiles du doigt

Une jeune Argentine accoudée au bastingage Rêve à Paris en contemplant les phares qui dessinent la côte de France Rêve à Paris qu'elle ne connaît qu'à peine et qu'elle regrette déjà Ces feux tournants fixes doubles colorés à éclipses lui rappellent ceux qu'elle voyait de sa fenêtre d'hôtel sur les Boulevards et lui promettent un prompt retour Elle rêve de revenir bientôt en France et d'habiter Paris Le bruit de ma machine à écrire l'empêche de mener ce rêve jusqu'au bout

Ma belle machine à écrire qui sonne au bout de chaque ligne et qui est aussi rapide qu'un jazz Ma belle machine à écrire qui m'empêche de rêver à bâbord comme à tribord Et qui me fait suivre jusqu'au bout une idée Mon idée

LA PALLICE

La Pallice et l'Ile de Ré sont posées sur l'eau et peintes Minutieusement Comme ces stores des petits bistros bretons des environs de la gare Montparnasse Ou ces aquarelles infâmes que vend boulevard de la Madeleine un rapin hirsute habillé de velours qui a les deux mains nouées depuis sa naissance qui peint avec les coudes et qui vous fait le boniment à travers son bec-de-lièvre Les vérités de La Pallice6 BILBAO

Nous arrivons bien avant l'aube dans la rade de Bilbao Une crique de montagnes basses et de collines à contre-jour noir velours piqué des lumières de la ville Ce décor simple et bien composé me rappelle et au risque de passer pour un imbécile puisque je suis en Espagne je le répète me rappelle un décor de Picasso

Il y a des barquettes montées par deux hommes seulement et munies d'une toute petite voile triangulaire qui prennent déjà le large Deux marsouins font la roue Dès que le soleil se lève de derrière les montagnes Ce décor si simple Est envahi Par un déluge de couleurs Qui vont de l'indigo au pourpre Et qui transforment Picasso en expressionniste allemand Les extrêmes se touchent

LA CORUGNA

Un phare attendri comme une madone géante De l'extérieur c'est une jolie petite ville espagnole À terre c'est un tas de fumier Deux trois gratte-ciel y poussent

VILLA GARCIA

Trois croiseurs rapides un navire hôpital Le pavillon anglais Des signaux optiques lumineux Deux carabinieros dorment sur les fauteuils du pont Enfin nous partons Dans les vents sucrés PORTO LEIXOES

On arrive tard et c'est dimanche est un fleuve déchaîné Les pauvres émigrants qui attendent que les autorités viennent à bord sont rudement secoués dans de pauvres petites barques qui montent les unes sur les autres sans couler Le port a un œil malade l'autre crevé Et une grue énorme s'incline comme un canon à longue portée

SUR LES CÔTES DU PORTUGAL

Du Havre nous n'avons fait que suivre les côtes comme les navigateurs anciens Au large du Portugal la mer est couverte de barques et de chalutiers de pêche Elle est d'un bleu constant et d'une transparence pélagique Il fait beau et chaud Le soleil tape en plein D'innombrables algues vertes microscopiques flottent à la surface Elles fabriquent des aliments qui leur permettent de se multiplier rapidement Elles sont l'inépuisable provende vers laquelle accourt la légion des infusoires et des larves marines délicates Animaux de toutes sortes Vers étoiles de mer oursins Crustacés menus Petit monde grouillant près de la surface des eaux toute pénétrée de lumière Gourmands et friands Arrivent les harengs les sardines les maquereaux Que poursuivent les germons les thons les bonites Que poursuivent les marsouins les requins les dauphins Le temps est clair la pêche est favorable Quand le temps se voile les pêcheurs sont mécontents et font entendre leurs lamentations jusqu'à la tribune du parlement

EN ROUTE POUR DAKAR

L'air est froid La mer est d'acier Le ciel est froid Mon corps est d'acier Adieu Europe que je quitte pour la première fois depuis 19147 Rien ne m'intéresse plus à ton bord pas plus que les émigrants de l'entrepont juifs russes basques espagnols portugais et saltimbanques allemands qui regrettent Paris Je veux tout oublier ne plus parler tes langues et coucher avec des nègres et des négresses des indiens et des indiennes des animaux des plantes Et prendre un bain et vivre dans l'eau Et prendre un bain et vivre dans le soleil en compagnie d'un gros bananier Et aimer le gros bourgeon de cette plante Me segmenter moi-même8 Et devenir dur comme un caillou Tomber à pic Couler à fond

35° 57' LATITUDE NORD 15° 16' LONGITUDE OUEST

C'est aujourd'hui que c'est arrivé Je guettais l'événement depuis le début de la traversée La mer était belle avec une grosse houle de fond qui nous faisait rouler Le ciel était couvert depuis le matin Il était 4 heures de l'après-midi J'étais en train déjouer aux dominos Tout à coup je poussai un cri et courus sur le pont C'est ça c'est ça Le bleu d'oultremer Le bleu perroquet du ciel Atmosphère chaude On ne sait pas comment cela s'est passé et comment définir la chose Mais tout monte d'un degré de tonalité Le soir j'en avais la preuve par quatre Le ciel était maintenant pur Le soleil couchant comme une roue La pleine lune comme une autre roue Et les étoiles plus grandes plus grandes

Ce point se trouve entre Madère à tribord et Casablanca à bâbord Déjà EN VUE DE L'ÎLE DE FUERTEVENTURA

Tout a encore grandi depuis hier L'eau le ciel la pureté de l'atmosphère Les îles Canaries ont l'aspect des rives du Lac de Côme Des traînées de nuages sont comme des glaciers Il commence à faire chaud À BORD DU FORMOSE

Le ciel est noir strié de bandes lépreuses L'eau est noire Les étoiles grandissent encore et fondent comme des cierges larmoyants Voici ce qui se passe à bord

Sur le gaillard avant quatre Russes sont installés dans un paquet de cordages et jouent aux cartes à la lueur d'une lanterne vénitienne

Sur la plage avant les Juifs en minorité comme chez eux en Pologne se tassent et cèdent le pas aux Espagnols qui jouent de la mandoline chantent et dansent la jota

Sur le château les émigrants portugais font une ronde paysanne un homme noir frappe deux longues castagnettes en os et les couples rompent la ronde évoluent se retournent frappent du talon tandis qu'une voix criarde de femme monte

Les passagers des premières regardent presque tous et envient ces jeux populaires

Au salon une Allemande prétentieuse joue du violon avec beaucoup de chichi avec beaucoup de chichi une jeune Française prétentieuse l'accompagne au piano

Sur le pont-promenade va et vient un Russe mystérieux officier de la garde grand-duc incognito personnage à la Dostoïevski que j'ai baptisé Dobro-Vétcher9 c'est un petit bonhomme triste ce soir il est pris d'une certaine agitation nerveuse il a mis des escarpins vernis un habit à basques et un énorme melon comme mon père en portait en 1895

Au fumoir on joue aux dominos un jeune médecin qui ressemble à Jules Romains et qui se rend dans le haut Soudan un armurier belge qui descendra à Pernambuco un Hollandais le front coupé en deux hémisphères par une cicatrice profonde il est directeur du Mont-de-Piété de Santiago del Chile et une jeune fhéâtreuse de Ménilmontant peuple gavrocharde qui s'occupe d'un tas de combines dans les autos elle m'offre même une mine de plomb au Brésil et un puits de pétrole à Bakou

Sur le château-arrière les émigrants allemands bien propres et soigneusement peignés chantent avec leurs femmes et leurs enfants des cantiques durs et des chansons sentimentales

Sur le pont-arrière on discute très fort et se chamaille dans toutes les langues de l'est européen

Dans la cambuse les Bordelais font une manille et dans son poste l'opérateur de T.S.F. s'engueule avec Santander et Mogador

LETTRE-OCÉAN10

La lettre-océan n'est pas un nouveau genre poétique C'est un message pratique à tarif régressif et bien meilleur marché qu'un radio On s'en sert beaucoup à bord pour liquider des affaires que l'on n'a pas eu le temps de régler avant son départ et pour donner des dernières instructions C'est également un messager sentimental qui vient vous dire bonjour de ma part entre deux escales aussi éloignées que Leixoës et Dakar alors que me sachant en mer pour six jours on ne s'attend pas à recevoir de mes nouvelles Je m'en servirai encore durant la traversée du sud-atlantique entre Dakar et Rio-de-Janeiro pour porter des messages en arrière car on ne peut s'en servir que dans ce sens-là La lettre-océan n'a pas été inventée pour faire de la poésie Mais quand on voyage quand on commerce quand on est à bord quand on envoie des lettres-océan On fait de la poésie À LA HAUTEUR DE RIO DE L'OURO

Les cormorans nous suivent Ils ont un vol beaucoup plus sûr que les mouettes ce sont des oiseaux beaucoup plus gros ils ont un plus beau plumage blanc bordé de noir brun ou tout noir comme les corneilles de mer Nous croisons six petits voiliers chargés de sel qui font le service entre Dakar et les Grandes Canaries

EN VUE DU CAP BLANC

L'atmosphère est chaude sans excès La lumière du soleil filtre à travers un air humide et nuageux La température uniforme est plutôt élevée C'est la période que traverse sans doute actuellement la planète Vénus Ce sont les meilleures conditions pour paresser DAKAR11

Enfin nous longeons et tournons autour des Deux Mamelles qui émergeaient depuis ce matin et grandissaient sur l'horizon Nous les contournons et entrons dans le port de Dakar Quand on se retourne On voit une digue rouge un ciel bleu et une plage blanche éblouissante

GORÉE12

Un château-fort méditerranéen Et derrière une petite île plate ruines portugaises et bungalows d'un jaune moderne très salon d'automne Dans cet ancien repaire de négriers n'habitent plus que les fonctionnaires coloniaux qui ne trouvent pas à se loger à Dakar où sévit également la crise des loyers J'ai visité d'anciens cachots creusés dans la basaltine rouge on voit encore les chaînes et les colliers qui maintenaient les noirs Des airs de gramophone descendaient jusque dans ces profondeurs

ŒUFS ARTIFICIELS

En attendant de pouvoir débarquer nous buvons des cocktails au fumoir Un banquier nous raconte l'installation et le fonctionnement d'une fabrique d'œufs artificiels établie dans la banlieue de Bordeaux On fabrique le blanc d'œuf avec de l'hémoglobine de sang de cheval Le jaune d'œuf est fabriqué avec de la farine de maïs très impalpable et des huiles fines Ce mélange est répandu dans des moules ronds qui passent au frigorifique Ainsi on obtient une boule jaune que l'on trempe dans du coliure13 pour qu'une légère pellicule se forme autour On met autour de ce produit de l'hémoglobine fouettée comme de la crème et le tout retourne au frigo où le blanc d'œuf artificiel se saisit exposé une température très basse Nouveau bain de coliure puis on obtient par un procédé très simple un précipité calcaire qui forme la coquille Ceci me rappelle que j'ai vu avant la guerre à Dûsseldorf des machines à polir culotter et nuancer les grains de café Et donner ainsi à des cafés de mauvaise qualité l'aspect des grains des cafés d'origine Jamaïque Bourbon Bornéo Arabie etc.

LES BOUBOUS

Oh ces négresses que l'on rencontre dans les environs du village nègre chez les trafiquants qui aunent la percale de traite Aucune femme au monde ne possède cette distinction cette noblesse cette démarche cette allure ce port cette élégance cette nonchalance ce raffinement cette propreté cette hygiène cette santé cet optimisme cette inconscience cette jeunesse ce goût Ni l'aristocrate anglaise le matin à Hydepark Ni l'Espagnole qui se promène le dimanche soir Ni la belle Romaine du Pincio Ni les plus belles paysannes de Hongrie ou d'Arménie Ni la princesse russe raffinée qui passait autrefois en traîneau sur les quais de la Néva Ni la Chinoise d'un bateau de fleurs Ni les belles dactylos de New York Ni même la plus parisienne des Parisiennes Fasse Dieu que durant toute ma vie ces quelques formes entrevues se baladent dans mon cerveau14

Chaque mèche de leurs cheveux est une petite tresse de la même longueur ointe peinte lustrée Sur le sommet de la tête elles portent un petit ornement de cuir ou d'ivoire qui est maintenu par des fils de soie colorés ou des chaînettes de perles vives Cette coiffure représente des mois de travail et toute leur vie se passe à la faire et à la refaire Des rangs de piécettes d'or percent le cartilage des oreilles Certaines ont des incisions colorées dans le visage sous les yeux et dans le cou et toutes se maquillent avec un art prodigieux Leurs mains sont recouvertes de bagues et de bracelets et toutes ont les ongles peints ainsi que la paume de la main De lourds bracelets d'argent sonnent à leurs chevilles et les doigts de pieds sont bagués Le talon est peint en bleu Elles s'habillent de boubous de différentes longueurs qu'elles portent les uns par dessus les autres ils sont tous d'impression de couleur et de broderies variées elles arrivent à composer un ensemble inouï d'un goût très sûr où l'orangé le bleu l'or ou le blanc domine Elles portent aussi des ceintures et de lourds grigris D'autres plusieurs turbans célestes Leur bien le plus précieux est leur dentition impeccable et qu'elles astiquent comme on entretient les cuivres d'un yacht de luxe Leur démarche tient également d'un fin voilier Mais rien ne peut dire les proportions souples de leur corps ou exprimer la nonchalance réfléchie de leur allure

BIJOU-CONCERT

Non Jamais plus Je ne foutrai les pieds dans un beuglant colonial Je voudrais être ce pauvre nègre je voudrais être ce pauvre nègre qui reste à la porte Car les belles négresses seraient mes sœurs Et non pas Et non pas Ces sales vaches françaises espagnoles serbes allemandes qui meublent les loisirs des fonctionnaires cafardeux en mal d'un Paris de garnison et qui ne savent comment tuer le temps Je voudrais être ce pauvre nègre et perdre mon temps LES CHAROGNARDS

Le village nègre est moins moche est moins sale que la zone de Saint-Ouen Les charognards qui le survolent plongent parfois et le nettoient

SOUS LES TROPIQUES

Dans ces parages le courant des vagues couvre les rochers d'une abondante floraison animale Des éponges de toutes sortes Des polypes si semblables par leur forme à des plantes qu'on les appelle Des « lys de mer » quand ils ont l'air de fleurs vivantes fixées au fond de la mer par leur pédoncule Des « palmiers marins » quand ils étalent au sommet d'une tige qui peut atteindre 17 mètres leur panache de bras semblables à des feuilles de dattiers Les uns ont cinq bras d'autres en ont dix semblables à des plumes couleur de rose et nagent en les faisant onduler Sur les récifs d'innombrables mollusques traînent leur coquille dont la variété est infinie Aux formes surbaissées et à bouche arrondie sont venues s'ajouter les longues coquilles aux tours d'hélice nombreux La coquille renflée et polie Celle à longue ouverture évasée échancrée ou prolongée en canal Et le mollusque qui vole dans l'eau à l'aide de deux larges ailes dépendantes de son pied qui vole dans la haute mer comme les papillons volent dans l'air

ORNITHICHNITES

Les oiseaux qui nous suivaient continuellement depuis Le Havre disparaissent aujourd'hui Par contre à l'avant s'envolent des bandes de poissons volants que le vent projette sur le pont Ce sont de tout petits êtres qui sentent terriblement mauvais Leur membrane est gluante BLEUS

La mer est comme un ciel bleu bleu bleu Par au-dessus le ciel est comme le Lac Léman Bleu-tendre

COUCHERS DE SOLEIL

Tout le monde parle des couchers de soleil Tous les voyageurs sont d'accord pour parler des couchers de soleil dans ces parages Il y a plein de bouquins où l'on ne décrit que les couchers de soleil Les couchers de soleil des tropiques Oui c'est vrai c'est splendide Mais je préfère de beaucoup les levers de soleil L'aube Je n'en rate pas une Je suis toujours sur le pont A poils Et je suis toujours seul à les admirer Mais je ne vais pas les décrire les aubes Je vais les garder pour moi tout seul

NUITS ÉTOILÉES

Je passe la plus grande partie de la nuit sur le pont Les étoiles familières de nos latitudes penchent penchent sur le ciel L'étoile Polaire descend de plus en plus sur l'horizon nord Orion - ma constellation - est au zénith15 La Voie Lactée comme une fente lumineuse s'élargit chaque nuit Le Chariot est une petite brume Le sud est de plus en plus noir devant nous Etj'attends avec impatience l'apparition de la Croix du Sud à l'est Pour me faire patienter Vénus a doublé de grandeur et quintuplé d'éclat comme la lune elle fait une traînée sur la mer Cette nuit j'ai vu tomber un bolide COMPLET BLANC

Je me promène sur le pont dans mon complet blanc acheté à Dakar Aux pieds j'ai mes espadrilles achetées à Villa Garcia Je tiens à la main mon bonnet basque rapporté de Biarritz Mes poches sont pleines de Caporal Ordinaire De temps en temps je flaire mon étui en bois de Russie Je fais sonner des sous dans ma poche et une livre sterling en or J'ai mon gros mouchoir calabrais et des allumettes de cire de ces grosses que l'on ne trouve qu'à Londres Je suis propre lavé frotté plus que le pont Heureux comme un roi Riche comme un milliardaire Libre comme un homme

LA CABINE N° 6

Je l'occupe Je devrais toujours vivre ici Je n'ai aucun mérite à y rester enfermé et à travailler D'ailleurs je ne travaille pas j'écris tout ce qui passe par la tête Non tout de même pas tout Car des tas de choses me passent par la tête mais n'entrent pas dans ma cabine Je vis dans un courant d'air le hublot grand ouvert et le ventilateur ronflant Je ne lis rien BAGAGE16

Dire que des gens voyagent avec des tas de bagages Moi je n'ai emporté que ma malle de cabine et déjà je trouve que c'est trop que j'ai trop de choses Voici ce que ma malle contient Le manuscrit de Moravagine que je dois terminer à bord et mettre à la poste à Santos pour l'expédier à Grasset Le manuscrit du Plan de l'Aiguille que je dois terminer le plus tôt possible pour l'expédier au Sans Pareil Le manuscrit d'un ballet pour la prochaine saison des Ballets Suédois et que j'ai fait à bord entre Le Havre et La Pallice d'où je l'ai envoyé à Satie Le manuscrit du Cœur du Monde que j'enverrai au fur et à mesure à Raymone Le manuscrit de l'Equatoria Un gros paquet de contes nègres qui formera le deuxième volume de mon Anthologie Plusieurs dossiers d'affaires Les deux gros volumes du dictionnaire Darmesteter Ma Remington portable dernier modèle Un paquet contenant des petites choses que je dois remettre à une femme à Rio Mes babouches de Tombouctou qui portent les marques de la grande caravane Deux paires de godasses mirifiques Une paire de vernis Deux complets Deux pardessus Mon gros chandail du Mont-Blanc De menus objets pour la toilette Une cravate Six douzaines de mouchoirs Trois liquettes Six pyjamas Des kilos de papier blanc Des kilos de papier blanc Et un grigri Ma malle pèse 57 kilos sans mon galurin gris" ORION1"

C'est mon étoile Elle a la forme d'une main C'est ma main montée au ciel Durant toute la guerre je voyais Orion par un créneau Quand les Zeppelins venaient bombarder Paris ils venaient toujours d'Orion Aujourd'hui je l'ai au-dessus de ma tête Le grand mât perce la paume de cette main qui doit souffrir Comme ma main coupée me fait souffrir percée qu'elle est par un dard continuel

L'ÉQUATEUR

L'océan est d'un bleu noir le ciel bleu est pâle à côté La mer se renfle tout autour de l'horizon On dirait que l'Atlantique va déborder sur le ciel Tout autour du paquebot c'est une cuve d'outremer pur

LE PASSAGE DE LA LIGNE

Naturellementj'ai été baptisé C'est mon onzième baptême sur la ligne Je m'étais habillé en femme et l'on a bien rigolé19 Puis on a bu JE NAGE

Jusqu'à la ligne c'était l'hiver Maintenant c'est l'été Le commandant a fait installer une piscine sur le pont supérieur Je plonge je nage je fais la planche Je n'écris plus Il fait bon vivre

S. FERNANDO NORONHA20

J'envoie un radio à Santos pour annoncer mon arrivée Puis je remonte me mettre dans la piscine Comme j'étais en train de nager sur le dos et de faire la baleine M. Mouton l'officier radiotélégraphiste du bord m'annonce qu'il est en communication avec le Belle-Isleet me demande si je ne veux pas envoyer une lettre-océan (à Madame Raymone ajoute-t-il avec un beau sourire) J'envoie une lettre-océan pour dire qu'il fait bon vivre Et je me remets dans l'eau L'eau est fraîche L'eau est salée

AMARALINA

Ce poste de T. S. F. me fait dire qu'on m'attendra à Santos avec une auto Je suis désespéré d'être bientôt arrivé Encore six jours de mer seulement J'ai le cafard Je ne voudrais jamais arriver et faire sauter la Western LES SOUFFLEURS

Nous sommes à la hauteur de Bahia J'ai vu un premier oiseau Un cargo anglais Et trois souffleurs au large J'ai aussi vu une grande dorade

DIMANCHE

Il fait dimanche sur l'eau Il fait chaud Je suis dans ma cabine enfermé comme dans du beurre fondant

LE POTEAU NOIR

Nous sommes depuis plusieurs jours déjà dans la région du poteau Je sais bien que l'on écrit depuis toujours le pot au noir21 Mais ici à bord on dit le poteau Le poteau est un poteau noir au milieu de l'océan où tous les bateaux s'arrêtent histoire de mettre une lettre à la poste Le poteau est un poteau noir enduit de goudron où l'on attachait autrefois les matelots punis de corde ou de schlague Le poteau est un poteau noir contre lequel vient se frotter le chat à neuf queues Assurément quand l'orage est sur vous on est comme dans un pot au noir Mais quand l'orage se forme on voit une barre noire dans le ciel cette barre noircit s'avance menace et dame le matelot le matelot qui n'a pas la conscience tranquille pense au poteau noir D'ailleurs même si j'ai tort j'écrirai le poteau noir et non le pot au noir car j'aime le parler populaire et rien ne me prouve que ce terme n'est pas en train de muer Et tous les hommes du Formose me donnent raison PEDRO ALVAREZ CABRAL22

Le Portugais Pedro Alvarez Cabrai s'était embarqué à Lisbonne En l'année 1500 Pour se rendre dans les Indes Orientales Des vents contraires le portèrent vers l'ouest et le Brésil fut découvert

TERRES

Un cargo pointe vers Pernambuco Dans la lorgnette du barman c'est un vapeur anglais tout recouvert de toiles blanches À l'œil nu il paraît enfoncé dans l'eau et cassé par le milieu comme la série des cargos américains construits durant la guerre On discute ferme à ce sujet quand j'aperçois la côte C'est une terre arrondie entourée de vapeurs chromées et surmontée de trois panaches de nacre Deux heures plus tard nous voyons des montagnes triangulaires Bleues et noires

ŒUFS

La côte du Brésil est semée d'îlots ronds nus au milieu desquels nous naviguons depuis deux jours On dirait des œufs bigarrés qu'un gigantesque oiseau a laissé choir Ou des fientes volcaniques Ou des sphingtéas de vautour PAPILLON

C'est curieux Depuis deux jours que nous sommes en vue des terres aucun oiseau n'est venu à notre rencontre ou se mettre dans notre sillage Par contre Aujourd'hui A l'aube Comme nous pénétrions dans la baie de Rio Un papillon grand comme la main est venu virevolter tout autour du paquebot Il était noir et jaune avec de grandes stries d'un bleu déteint

RIO DE JANEIRO

Tout le monde est sur le pont Nous sommes au milieu des montagnes Un phare s'éteint On cherche le Pain de Sucre partout et dix personnes le découvrent à la fois dans cent directions différentes tant ces montagnes se ressemblent dans leur piriformité M. Lopart me montre une montagne qui se profde sur le ciel comme un cadavre étendu et dont la silhouette ressemble beaucoup à celle de Napoléon sur son lit de mort Je trouve qu'elle ressemble plutôt à Wagner un Richard Wagner bouffi d'orgueil ou envahi par la graisse Rio est maintenant tout près et l'on distingue toutes les maisons sur la plage Les officiers comparent ce panorama à celui de la Corne d'Or D'autres racontent la révolte des forts D'autres regrettent unanimement la construction d'un grand hôtel moderne haut et carré qui défigure la baie (il est très beau) D'autres encore protestent véhémentement contre l'abrasage d'une montagne Penché sur le bastingage tribord je contemple La végétation tropicale d'un îlot abandonné Le grand soleil qui creuse la grande végétation Une petite barque montée par trois pêcheurs Ces hommes aux mouvements lents et méthodiques Qui travaillent Qui pèchent Qui attrapent du poisson Qui ne nous regardent même pas Tout à leur métier

SUR RADE

On a hissé les pavillons Le jaune pour demander la visite de la santé Le bleu pour demander la police Le rouge et blanc pour demander la douane Celui constellé des Chargeurs Réunis Et le bleu blanc rouge Et le brésilien Il y en a encore deux que je ne connais pas Les passagers admirent les constructions déconfites de l'Exposition Des vedettes des ferrys vont viennent et des grandes voiles latines très lentes comme sur le lac de Genève Le soleil tape Un aigle tombe

LA COUPÉE

On est enfin à quai un quai rectiligne moderne armé de grues de Duisburg Des mouchoirs s'agitent On se fait des signes Blanc-boubou-boubou-blanc m'a déjà oublié Elle découvre dans la foule un long zigoto cuivré très chic et indolent que je crois bien avoir déjà rencontré à Paris Elle est émue c'est beau puis lui fait signe de retenir un porteur et lui fait comprendre par cris et par gestes qu'elle a cinq malles de cabine et beaucoup d'autres bagages des grands et des petits Moi je sais même tout ce qu'elle a dans ces malles car je les lui ai bouclées ce matin alors qu'elle avait presque une crise de nerfs Au revoir gosselette gosseline elle passe maintenant la coupée au bras de son type fin comme un chevreuil inquiétant et attirant Comme tout mélange princier de sang blanc et noir Je songe au grand grigri créole qu'il porte dans sa culotte Une voix monte du quai Est-ce que Monsieur Biaise Cendrars est à bord ? Présent ! Douze chapeaux s'agitent Je débarque Et l'on me photographie « Monte là-dessus... Monte là-dessus... »23

BANQUET

Une heure de taxi le long de la plage Vitesse klaxon présentations rires jeunes gens Paris Rio Brésil France interviews présentations rires Nous allons jusqu'à la Grotte de la Presse Puis nous rentrons déjeuner en ville Les plats ne sont pas encore servis que déjà les journaux parlent de moi et publient la photo de tout à l'heure Bonne cuisine du pays vins portugais et pinga24 A quatorze heures tapantes je suis à bord Un jeune poète sympathique dégobille sur le pont je le ramène à terre où son compagnon dégobille à son tour Les autres n'ont pu suivre Je monte me plonger dans la piscine tandis que le Formose appareille Vive l'eau BELLE SOIRÉE

Le soir tombe sur la côte américaine Pas un poisson pas un oiseau Une chaîne continue de montagnes uniformes toutes recouvertes d'une végétation luxuriante La mer est unie Le ciel aussi Je pense aux deux amis que je me suis fait à bord et qui viennent de me quitter à Rio M. Lopart agent de change à Bruxelles gentil charmant qui me tenait tête à table ou le soir au fumoir devant une bouteille de whisky Et Boubou-blanc-blanc-boubou la meilleure des copines avec qui je nageais des heures dans la piscine matin et soir A nous trois nous faisions un groupe très gai qui pleurait aux larmes à force de rire Nous avons embêté tous les Allemands à bord scandalisé les fonctionnaires et militaires (supérieurs) en mission Je n'ai jamais autant ri depuis dix ans et ri durant vingt jours j'étais malade de rire et ai augmenté de six kilos Au revoir mes bons amis à bientôt nous nous retrouverons à bord en rentrant en France ou un autre jour à Paris ou à Bruxelles ou ailleurs dans un train qui franchira les Andes ou à bord de l'Emperess qui cinglera vers l'Australie nous aurons toujours le même barman car le monde est bien petit pour d'aussi gais compagnons A bientôt à bientôt

PLEINE NUIT EN MER

La côte montagneuse est éclairée a giorno par la pleine lune qui voyage avec nous La Croix du Sud est à l'est et le sud reste tout noir Il fait une chaleur étouffante De gros morceaux de bois nagent dans l'eau opaque Sur le pont les deux acrobates allemandes se promènent aux trois quarts nues Elles cherchent de la fraîcheur Le petit médecin portugais qui accompagne les émigrants de sa nation jusqu'à Buenos Aires cligne de l'œil en passant devant moi Je le vois s'engouffrer avec les bochesses25 dans une grande cabine inoccupée Deux navires passent à tribord puis trois à bâbord Tous les cinq sont éclairés comme pour une fête de nuit On se croirait dans le port de Monte Carie et la forêt vierge pousse jusque dans la mer En dressant l'oreille et en tendant toutes mes facultés d'attention j'entends comme le bruissement des feuilles Ou peut-être mon chagrin de quitter le bord demain Au bout d'un grand quart d'heure je perçois la mince chanson d'un émigrant sur le gaillard avant où du linge sèche à la lune et me fait des signes

PARIS

Je suis resté toute la nuit sur le pont écoutant les messages qui arrivaient par T. S. F. en déchiffrant quelques bribes Et les traduisant en clignant des yeux pour les étoiles Un astre nouveau brillait à la hauteur de mon nez La braise de mon cigare Je songeais distraitement à Paris Et chaque étoile du ciel était remplacée parfois par un visage connu J'ai vu Jean comme une torche follette l'œil malicieux d'Erik le regard posé de Fernand et les yeux d'un tas de cafés autour de Sanders Les bésicles rondes d'Eugénia celles de Marcel Le regard en flèche de Mariette et les yeux dodelinant du Gascon De temps en temps Francis et Germaine passaient en auto et Abel faisait de la mise en scène et était triste26 Puis la T. S. F. reprenait et je reregardais les étoiles Et l'astre nouveau s'allumait à nouveau au bout de mon nez Il m'éclairait comme Raymone Tout près tout près AUBE

A l'aube je suis descendu au fond des machines J'ai écouté pour une dernière fois la respiration profonde des pistons Appuyé à la fragile main-courante de nickel j'ai senti pour une dernière fois cette sourde vibration des arbres de couche pénétrer en moi avec le relent des huiles surchauffées et la tiédeur de la vapeur Nous avons encore bu un verre le chef mécanicien cet homme tranquille et triste qui a un si beau sourire d'enfant et qui ne cause jamais et moi Comme je sortais de chez lui le soleil sortait tout naturellement de la mer et chauffait déjà dur Le ciel mauve n'avait pas un nuage Et comme nous pointions sur Santos notre sillage décrivait un grand arc-de-cercle miroitant sur la mer immobile

ÎLES

îles îles îles ou l'on ne prendra jamais terre îles où l'on ne descendra jamais îles couvertes de végétations îles tapies comme des jaguars îles muettes îles immobiles îles inoubliables et sans nom Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais bien aller jusqu'à vous

ARRIVÉE A SANTOS

Nous pénétrons entre des montagnes qui se referment derrière nous On ne sait plus où est le large Voici le pilote qui grimpe l'échelle c'est un métis aux grands yeux Nous entrons dans une baie intérieure qui s'achève par un goulet A gauche il y a une plage éblouissante sur laquelle circulent des autos à droite la végétation tropicale muette dure tombe à la mer comme un niagara de chlorophylle Quand on a passé un petit fort portugais riant comme une cha- pelle de la banlieue de Rome et dont les canons sont comme des fauteuils où l'on voudrait s'asseoir à l'ombre on serpente une heure dans le goulet plein d'eau terreuse Les rives sont basses Celle de gauche plantée de mangliers et de bambous géants autour des bicoques rouges et noires ou bleues et noires des nègres Celle de droite désolée marécageuse pleine de palmiers épineux Le soleil est étourdissant

À BÂBORD

Le port Pas un bruit de machine pas un sifflet pas une sirène Rien ne bouge on ne voit pas un homme Aucune fumée monte aucun panache de vapeur Insolation de tout un port Il n'y a que le soleil cruel et la chaleur qui tombe du ciel et qui monte de l'eau la chaleur éblouissante Rien ne bouge Pourtant il y a là une ville de l'activité une industrie Vingt-cinq cargos appartenant à dix nations sont à quai et chargent du café Deux cents grues travaillent silencieusement (A la lorgnette on distingue les sacs de café qui voyagent sur les trottoirs-roulants et les monte-charge continus La ville est cachée derrière les hangars plats et les grands dépôts rectilignes en tôle ondulée) Rien ne bouge Nous attendons des heures Personne ne vient Aucune barque ne se détache de la rive Notre paquebot a l'air de se fondre minute par minute et de couler lentement dans la chaleur épaisse de se gondoler et de couler à pic

À TRIBORD

Une frégate est suspendue en l'air C'est un oiseau d'une souveraine élégance aux ailes à incidence variable et profilées comme un planeur Deux gros dos squameux émergent de l'eau bourbeuse et replongent dans la vase Des régimes de bananes flottent à vau-l'eau Depuis que nous sommes là trois nouveaux cargos ont surgi derrière nous silencieux et las La chaleur les écrase

VIE

Le Formose évite sur son ancre et nous virons imperceptiblement de bord Une embarcation se détache de la rive C'est une pirogue taillée dans un tronc d'arbre Elle est montée par deux petits moricauds L'un est couché sur le dos immobile L'autre accroupi à l'avant pagaie nonchalamment Le soleil joue sur les deux faces de sa pagaie Ils font lentement le tour du bateau puis retournent à la rive LA PLAGE DE GUARUJÀ

Il est quatorze heures nous sommes enfin à quai J'ai découvert un paquet d'hommes à l'ombre dans l'ombre ramassée d'une grue Certificats médicaux passeport douane Je débarque Je ne suis pas assis dans l'auto qui m'emporte mais dans de la chaleur molle épaisse rembourrée comme une carrosserie Mes amis qui m'attendent depuis sept heures du matin sur le quai ensoleillé ont encore tout juste la force de me serrer la main27 Toute la ville retentit déjeunes klaxons qui se saluent Déjeunes klaxons qui nous raniment Déjeunes klaxons qui nous donnent faim Déjeunes klaxons qui nous mènent déjeuner sur la plage de Guarujà28 Dans un restaurant rempli d'appareils à sous tirs électriques oiseaux mécaniques appareils automatiques qui vous font les lignes de la main gramophones qui vous disent la bonne aventure et où l'on mange de la bonne vieille cuisine brésilienne savoureuse épicée indienne

BANANERAIE

Nous faisons encore un tour en auto avant de prendre le train Nous traversons des bananeraies poussiéreuses Les abattoirs puants Une banlieue misérable et une brousse florissante Puis nous longeons une montagne en terre rouge où s'amoncellent des maisons cubiques peinturlurées en rouge et en bleu noir des maisons de bois construites sur des placers abandonnés Deux chèvres naines broutent les plantes rares qui poussent au bord de la route deux chèvres naines et un petit cochon bleu MICTORIO

Le mictorio29 c'est les W.-C. de la gare Je regarde toujours cet endroit avec curiosité quand j'arrive dans un nouveau pays Les lieux de la gare de Santos sont un petit réduit où une immense terrine qui me rappelle les grandes jarres qui sont dans les vignes en Provence où une immense terrine est enfouie jusqu'au col dans le sol Un gros boudin de bois noir large et épais est posé en couronne sur le bord et sert de siège Cela doit être bien mal commode et trop bas C'est exactement le contraire des tinettes de la Bastille qui elles sont trop haut perchées

LES TINETTES DE LA BASTILLE

Les tinettes de la Bastille servent encore dans les cachots de la caserne de Reuilly à Paris Ce sont des pots de grès en forme d'entonnoir renversé d'environ un mètre trente-cinq de haut Elles sont au centre des cachots la partie la plus évasée reposant sur le sol et le petit bout la partie la plus étroite en l'air C'est dans cette espèce d'embouchure de trompette qui est beaucoup trop haut placée que le soldat puni de cachot doit réussir à faire ses besoins Sans rien laisser choir à l'extérieur sinon il rebiffe pour la même durée de taule C'est le supplice de Tantale à rebours Au début de la guerre j'ai connu des poilus qui pour ce motif et de vingt-quatre en vingt-quatre heures ont passé des mois au cachot puis ils finissaient par passer au tourniquet comme fortes têtes On racontait que ces tinettes étaient les anciennes tinettes de l'ancienne prison de la Bastille SÂO PAULO RAILWAYCo

Le rapide est sous pression Nous nous installons dans un Pullman pompéien qui ressemble aux confortables wagons des chemins de fer égyptiens Nous sommes autour d'une table de bridge dans de larges fauteuils d'osier Il y a un bar au bout du wagon où je bois le premier café de Santos Au départ nous croisons un convoi de wagons blancs qui portent cette inscription Calorie Cy Tu parles J'étouffe

PAYSAGE

La terre est rouge Le ciel est bleu La végétation est d'un vert foncé Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets éclatants des grands arbres en fleurs de carême

DANS LE TRAIN

Le train va assez vite Les signaux aiguilles et passages à niveau fonctionnent comme en Angleterre La nature est d'un vert beaucoup plus foncé que chez nous Cuivrée Fermée La forêt a un visage d'indien Tandis que le jaune et le blanc dominent dans nos prés Ici c'est le bleu céleste qui colore les campos fleuris

PARAN APIAÇABA10

Le Paranapiaçaba est la Serra do Mar C'est ici que le train est hissé par des câbles et franchit la dure montagne en plusieurs sections Toutes les stations sont suspendues dans le vide Il y a beaucoup de chutes d'eau et il a fallu entreprendre de grands travaux d'art pour étayer partout la montagne qui s'effrite Car la Serra est une montagne pourrie comme les Rognes au-dessus de Bionnasay mais les Rognes couvertes de forêts tropicales Les mauvaises herbes qui poussent sur les talus dans la tranchée entre les voies sont toutes des plantes rares qu'on ne voit à Paris que dans les vitrines des grands horticulteurs Dans une gare trois métis indolents étaient en train de les sarcler LIGNE TÉLÉGRAPHIQUE

Vous voyez cette ligne télégraphique au fond de la vallée et dont le tracé rectiligne coupe la forêt sur la montagne d'en face Tous les poteaux en sont en fer Quand on l'a installée les poteaux étaient en bois Au bout de trois mois il leur poussait des branches On les a alors arrachés retournés et replantés la tête en bas les racines en l'air Au bout de trois mois il leur repoussait de nouvelles branches ils reprenaient racine et recommençaient à vivre Il fallut tout arracher et pour rétablir une nouvelle ligne faire venir à grands frais des poteaux de fer de Pittsburgh

TROUÉES

Échappées sur la mer Chutes d'eau Arbres chevelus moussus Lourdes feuilles caoutchoutées luisantes Un vernis de soleil Une chaleur bien astiquée Reluisance Je n'écoute plus la conversation animée de mes amis qui se partagent les nouvelles que j'ai apportées de Paris Des deux côtés du train toute proche ou alors de l'autre côté de la vallée lointaine La forêt est là et me regarde et m'inquiète et m'attire comme le masque d'une momie Je regarde Pas l'ombre d'un œil VISAGE RAVINÉ

Il y a les frondaisons de la forêt les frondaisons Cette architecture penchée ouvragée comme la façade d'une cathédrale avec des niches et des enjolivures des masses perpendiculaires et des fûts frêles

PIRATININGA

Quand on franchit la crête de la Serra et qu'on est sorti des brouillards qui l'encapuchonnent le pays devient moins inégal Il finit par n'être plus qu'une vaste plaine ondulée bornée au nord par des montagnes bleues La terre est rouge Ce plateau offre des petits bouquets de bois peu élevés d'une étendue peu considérable très rapprochés les uns des autres qui souvent se touchent par quelque point et sont disséminés au milieu d'une pelouse presque rase Il est difficile de déterminer s'il y a plus de terrain couvert de bois qu'il n'y en a de pâturages Cela fait une sorte de marqueterie de deux nuances de vert bien différentes et bien tranchées Celle de l'herbe d'une couleur tendre Celle des bois d'une teinte foncée

BOTANIQUE

L'araucaria attire les regards On admire sa taille gigantesque Et surtout ses branches Qui nées à différentes hauteurs S'élèvent en manière de candélabre Et s'arrêtent toutes au même point pour former un plateau parfaitement égal On voit aussi le grand séneçon aux fleurs d'un jaune d'or les myrtées Les térébinthacées La composée si commune qu'on nomme Alecrim do campo le romarin des champs Et le petit arbre à feuilles ternées n° 1204 bis31 Mais mon plus grand bonheur est de ne pas pouvoir mettre de nom sur des tas de plantes toutes plus belles les unes que les autres Et que je ne connais pas Et que je vois pour la première fois Et que j'admire

IGNORANCE

Je n'écoute plus toutes les belles histoires que l'on me raconte sur l'avenir le passé le présent du Brésil Je vois par la portière du train qui maintenant accélère sa marche La grande fougère ptéris caudata Qu'il n'y a pas un oiseau Les grandes fourmilières maçonnées Que les lys forment ici des buissons impénétrables Les savanes se composent tantôt d'herbes sèches et de sous-arbrisseaux tantôt au milieu des herbes d'arbres épars çà et là presque toujours tortueux et rabougris Que les ricins atteignent plusieurs mètres de hauteur Il y a quelques animaux dans les prés des bœufs à longues cornes des chevaux maigres à allure de moustang et des taureaux zébus Qu'il n'y a aucune trace de culture Puis je ne sais plus rien de tout ce que je vois Des formes Des formes de végétation Des palmiers des cactus on ne sait plus comment appeler ça des manches à balai surmontés d'aigrettes roses il paraît que c'est un fruit aphrodisiaque SÂO PAULO

Enfin voici des usines une banlieue un gentil petit tramway Des conduites électriques Une rue populeuse avec des gens qui vont faire leurs emplettes du soir Un gazomètre Enfin on entre en gare Saint-Paul Je crois être en gare de Nice Ou débarquer à Charring-Cross à Londres Je trouve tous mes amis Bonjour C'est moi

Le Havre-Saint-Paul, février 1924. II. SÂO PAULO

DEBOUT

La nuit s'avance Le jour commence à poindre Une fenêtre s'ouvre Un homme se penche au dehors en fredonnant Il est en bras de chemise et regarde de par le monde Le vent murmure doucement comme une tête bourdonnante

LA VILLE SE RÉVEILLE

Les premiers trams ouvriers passent Un homme vend des journaux au milieu de la place Il se démène dans les grandes feuilles de papier qui battent des ailes et exécute une espèce de ballet à lui tout seul tout en s'accompagnant de cris gutturaux... STADO... ERCIO... EIO Des klaxons lui répondent Et les premières autos passent à toute vitesse

KLAXONS ÉLECTRIQUES

Ici on ne connaît pas la Ligue du Silence Comme dans tous les pays neufs La joie de vivre et de gagner de l'argent s'exprime par la voix des klaxons des pots d'échappement ouverts MENU FRETIN

Le ciel est d'un bleu cru Le mur d'en face est d'un blanc cru Le soleil cru me tape sur la tête Une négresse installée sur une petite terrasse fait frire de tout petits poissons sur un réchaud découpé dans une vieille boîte à biscuits Deux négrillons rongent une tige de canne à sucre

PAYSAGE33

Le mur ripoliné de la PENSION MILANESE s'encadre dans ma fenêtre Je vois une tranche de l'avenue Sâo Joâo34 Trams autos trams Trams-trams trams trams Des mulets jaunes attelés par trois tirent de toutes petites charrettes vides Au-dessus des poivriers de l'avenue se détache l'enseigne géante de la CASA TOKIO Le soleil verse du vernis35 SAINT-PAUL

J'adore cette ville Saint-Paul est selon mon cœur Ici nulle tradition Aucun préjugé Ni ancien ni moderne Seuls comptent cet appétit furieux cette confiance absolue cet optimisme cette audace ce travail ce labeur cette spéculation qui font construire dix maisons par heure de tous styles ridicules grotesques beaux grands petits nord sud égyptien yankee cubiste16 Sans autre préoccupation que de suivre les statistiques prévoir l'avenir le confort l'utilité la plus-value et d'attirer une grosse immigration Tous les pays Tous les peuples J'aime ça Les deux trois vieilles maisons portugaises qui restent sont des faïences bleues III". DÉPART™

Pour la dernière fois je reprends le caminho do Mar Mais je n'en jouis pas à cause d'Oswald39 qui a le cafard Et qui fait le sombre ténébreux La Serra est dans le brouillard L'auto a des à-coups Le moteur des ratés

À QUAI

Au revoir mes bons amis Au revoir Rentrez vite à Sâo Paulo avant la nuit On parle une dernière fois des mitrailleuses de la révolution40 Moi je reste seul à bord de ce grand bateau hollandais plein de Boches41 de Hollandais d'Argentins enfantins brillants cosmétiqués et de 2-3 faux Anglais Les émigrants espagnols rentrent dans leur pays Ils ont gagné un peu d'argent puisqu'ils peuvent se payer un billet de retour et ils ont l'air bien content Un couple danse au son d'un accordéon C'est encore une jota

CABINE 242

C'est la mienne Elle est toute blanche J'y serai très bien Tout seul Car il me faut beaucoup travailler Pour rattraper les 9 mois43 au soleil Les 9 mois au Brésil Les 9 mois aux Amis Et je dois travailler pour Paris C'est pourquoi j'aime déjà ce bateau plein de vilains gens44 où je ne vois personne avec qui faire causette

À TABLE

J'ai donné un bon pourboire au maître d'hôtel pour avoir dans un coin une petite table à moi tout seul Je ne ferai pas de connaissances Je regarde les autres et je mange Voici le premier menu de goût européen J'avoue que je mange avec plaisir ces plats d'Europe Potage Pompadour Culotte de bœuf à la bruxelloise Perdreau sur canapé Le goût est le sens le plus atavique le plus réactionnaire le plus national Analytique Aux antipodes de l'amour du toucher du toucher de l'amour en pleine évolution et croissance universelle Révolutionnaire Synthétique

RETARD

Il est près de deux heures du matin et nous ne partons toujours pas On n'arrête pas d'embarquer du café Les sacs vont vont et vont sur les monte-charge continus et tombent à fond de cale comme les porcs gonflés de Chicago J'en ai marre Je vais me coucher45 RÉVEIL

Je suis nu J'ai déjà pris mon bain Je me frictionne à l'eau de Cologne Un voilier lourdement secoué passe dans mon hublot Il fait froid ce matin Il y a de la brume Je range mes papiers J'établis un horaire Mes journées seront bien remplies Je n'ai pas une minute à perdre J'écris

LA BRISE

Pas un bruit pas une secousse Le Gelria tient admirablement la mer Sur ce paquebot de luxe avec ses orchestres tziganes dans chaque cache-pot on se lève tard La matinée m'appartient Mes manuscrits sont étalés sur ma couchette La brise les feuillette d'un doigt distrait Présences

RIO DE JANEIRO46

Une lumière éclatante inonde l'atmosphère Une lumière si colorée et si fluide que les objets qu'elle touche Les rochers roses Le phare blanc qui les surmonte Les signaux du sémaphore en semblent liquéfiés Et voici maintenant que je sais le nom des montagnes qui entourent cette baie merveilleuse Le Géant couché La Gavéa Le Bico de Papagaio Le Corcovado Le Pain de Sucre que les compagnons de Jean de Léry47 appelaient le Pot de Beurre Et les aiguilles étranges de la chaîne des Orgues Bonjour Vous

DÎNER EN VILLE

Mr. Lopart n'était plus à Rio il était parti samedi par le Lutetia48 J'ai dîné en ville avec le nouveau directeur Après avoir signé le contrat de 24 F/N type Grand Sport je l'ai mené dans un petit caboulot sur le port Nous avons mangé des crevettes grillées Des langues de dorade à la mayonnaise Du tatou (La viande de tatou a le goût de la viande de renne chère à Satie) Des fruits du pays mamans bananes oranges de Bahia Chacun a bu son fiasco de chianti

LE MATIN M'APPARTIENT

Le soleil se lève à six heures moins le quart Le vent a beaucoup fraîchi Le matin le pont m'appartient jusqu'à 9 heures Je regarde les matelots qui épongent le spardeck49 Les hautes vagues Un vapeur brésilien que nous rattrapons Un seul et unique oiseau blanc et noir Quand apparaissent les premières femmes que le vent secoue et les fillettes qu'il trousse en découvrant leur petit derrière hérissé je redescends dans ma cabine Et me remets au travail ÉCRIRE

Ma machine bat en cadence Elle sonne au bout de chaque ligne Les engrenages grasseyent De temps en temps je me renverse dans mon fauteuil de jonc et je lâche une grosse bouffée de fumée Ma cigarette est toujours allumée J'entends alors le bruit des vagues Les gargouillements de l'eau étranglée dans la tuyauterie du lavabo Je me lève et trempe ma main dans l'eau froide Ou je me parfume J'ai voilé le miroir de l'armoire à glace pour ne pas me voir écrire50 Le hublot est une rondelle de soleil Quand je pense Il résonne comme la peau d'un tambour et parle fort

MAUVAISE FOI

Ce sacré maître d'hôtel à qui j'avais tout de même donné un bon pourboire pour être seul vient me trouver avec son air de chat miteux Il me prie de la part du commandant de venir prendre place à la table d'honneur Je suis furieux mais ne puis refuser Au dîner il se trouve que le commandant est un homme très sympathique Je suis entre un attaché d'ambassade à La Haye et un consul anglais à Stockholm De l'autre côté il y a une sommité mondiale en bactériologie et son épouse qui est une femme douce et gourmande toute blanche de peau avec des yeux ronds et mats Mes paradoxes antimusicaux et mes théories culinaires secouent la table d'indignation L'attaché à La Haye trempe son monocle dans le bouillon Le consul à Stockholm devient vert-congestion comme un pyjama rayé La sommité bactériologique allonge encore sa tête pointue de furet Son épouse glousse et se ride du centre vers la périphérie si bien que tout son visage finit par ressembler à un nombril de poussah Le commandant cligne de l'œil avec malice

SMOKING

Il n'y a que les miteux qui n'ont pas de smoking à bord Il n'y a que les gens trop bien élevés qui ont des smokings à bord Je mets un petit complet en cheviotte d'Angleterre et la mer est d'un bleu aussi uni que mon complet bleu tropical

LA NUIT MONTE

J'ai bien observé comment cela se passait Quand le soleil est couché C'est la mer qui s'assombrit Le ciel conserve encore longtemps une grande clarté La nuit monte de l'eau et encercle lentement tout l'horizon Puis le ciel s'assombrit à son tour avec lenteur Il y a un moment où il fait tout noir Puis le noir de l'eau et le noir du ciel reculent Il s'établit une transparence éburnéenne avec des reflets dans l'eau et des poches obscures au ciel Puis le Sac à Charbon51 sous la Croix du Sud Puis la Voix Lactée

TRAVERSÉE SANS HISTOIRE

Hollande Hollande Hollande Fumée plein le fumoir Tziganes plein l'orchestre Fauteuils plein le salon Familles familles familles Trous plein les bas Et les femmes qui tricotent qui tricotent CHALEUR

De La Plata à Pernambouc il y a six jours en transatlantique rapide On voit souvent la côte mais pas un seul oiseau Comme à l'intérieur de l'immense État de Saint-Paul on reste des jours entiers à rouler sur les routes dans la poussière Sans faire lever un seul oiseau Tant il fait chaud

CAPFRIE

J'ai entendu cette nuit une voix d'enfant derrière ma porte Douce Modulée Pure Ça m'a fait du bien

INCOGNITO DÉVOILÉ

Voici déjà quelques jours que j'intriguais énormément mes compagnons de table Ils se demandaient ce que je pouvais bien être Je parlais bactériologie avec la sommité mondiale Femmes et boîtes de nuit avec le commandant Théories kantiennes de la paix avec l'attaché à La Haye Affaires de fret avec le consul anglais Paris cinéma musique banque vitalisme aviation Ce soir à table comme je lui faisais un compliment la femme de la sommité mondiale dit C'est vrai Monsieur est poète52 Patatras Elle l'a appris de la femme du jockey qui est en deuxième Je ne puis pas lui en vouloir car son sourire en forme de nom- bril gourmand m'amuse plus que tout au monde Je voudrais bien savoir comment elle arrive à si bien plisser un visage grassouillet et rond NOURRICES ET SPORTS

Il y a plusieurs nourrices à bord Des sèches et des pas sèches Quand on joue aux palets sur le pont Chaque fois que la jeune Allemande se penche elle montre deux petits seins blottis au fond de son corsage Tous les hommes du passager des premières aux matelots connaissent ce jeu et tous passent par le pont bâbord pour voir ces deux choses rondes au nid On doit en parler jusque dans la cambuse Au bout d'un banc Dans un coin sombre Un nourrisson se pend et fait gicler un grand sein de négresse abondant et gommeux comme un régime de bananes

VIE DANGEREUSE53

Aujourd'hui je suis peut-être l'homme le plus heureux du monde Je possède tout ce que je ne désire pas Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie chaque tour de l'hélice m'en rapproche Etj'aurai peut-être tout perdu en arrivant

COQUILLES

Les fautes d'orthographe et les coquilles font mon bonheur Il y a des jours où j'en ferais exprès C'est tricher J'aime beaucoup les fautes de prononciation les hésitations de la langue et l'accent de tous les terroirs UN JOUR VIENDRA

Un jour viendra La technique moderne n'y suffit plus Chaque traversée coûte un million aux électeurs Avec les avions et les dirigeables cela coûtera dix millions Les câbles sous-marins ma cabine de luxe les roues les travaux des ports les grandes industries mangent de l'argent Toute cette activité prodigieuse qui fait notre orgueil Les machines n'y suffisent plus Faillite Sur son fumier Job se sert encore de son face-massage électrique C'est gai54 COUCHER DE SOLEIL

Nous sommes en vue des côtes Le coucher de soleil a été extraordinaire Dans le flamboiement du soir D'énormes nuages perpendiculaires et d'une hauteur folle Chimères griffons et une grande victoire ailée sont restés toute la nuit au-dessus de l'horizon Au petit jour tout le troupeau se trouvait réuni jaune et rose au-dessus de Bahia en damier

BAHIA

Lagunes églises palmiers maisons cubiques Grandes barques avec deux voiles rectangulaires renversées qui ressemblent aux jambes immenses d'un pantalon que le vent gonfle Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent entre les lames de fond Grands nuages perpendiculaires renflés colorés comme des poteries Jaunes et bleues

HIC HAEC HOC

J'ai acheté trois ouistitis que j'ai baptisés Hic Haec Hoc Douze colibris Mille cigares Et une main de bahiana55 grande comme un pied Avec ça j'emporte le souvenir du plus bel éclat de rire PERNAMBOUCO

Victor Hugo l'appelle Fernandbouc aux Montagnes Bleues56 Et un vieil auteur que je lis Ferdinandbourg aux mille Églises En indien ce nom signifie la Bouche Fendue Voici ce que l'on voit aujourd'hui quand on arrive du large et que l'on fait une escale d'une heure et demie Des terres basses sablonneuses Une jetée en béton armé et une toute petite grue Une deuxième jetée en béton armé et une immense grue Une troisième jetée en béton armé sur laquelle on édifie des hangars en béton armé Quelques cargos à quai Une longue suite de baraques numérotées Et par derrière quelques coupoles deux trois clochers et un observatoire astronomique Il y a également les tanks de l'American Petroleum Co et de la Calorie Du soleil de la chaleur et de la tôle ondulée

ADRIENNE LECOUVREUR ET COCTEAU

J'ai encore acheté deux tout petits ouistitis Et deux oiseaux avec des plumes comme en papier moiré Mes petits singes ont des boucles d'oreilles Mes oiseaux ont les ongles dorés J'ai baptisé le plus petit singe Adrienne Lecouvreur l'autre Jean57 J'ai donné un oiseau à la fille de l'amiral argentin qui est à bord C'est une jeune fille bête et qui louche des deux yeux Elle donne un bain de pied à son oiseau pour lui dédorer les pattes L'autre chante dans ma cabine dans quelques jours il imitera tous les bruits familiers et sonnera comme ma machine à écrire Quand j'écris mes petits singes me regardent Je les amuse beaucoup Ils s'imaginent qu'ils me tiennent en cage CHALEUR

Je meurs de chaleur dans ma cabine et je ne puis pas aérer pour ne pas exposer ma petite famille de petites bêtes au courant d'air Tant pis Je reste dans ma cabine J'étouffe etj'écrisj'écris J'écris pour leur faire plaisir Ces petites bêtes sont bien gentilles et moi aussi

REQUINS

On m'appelle Il y a des requins dans notre sillage Deux trois monstres qui bondissent en virant du blanc quand on leur jette des poules J'achète un mouton que je balance par-dessus bord Le mouton nage les requins ont peur je suis volé

ENTREPONT

Je passe la soirée dans l'entrepont et dans le poste de l'équipage C'est une véritable ménagerie à bord Bengalis perroquets singes un fourmilier un cachorro do matto58 De la marmaille nue Des femmes qui sentent fort

UN TRAIT

Un trait qui s'estompe Adieu C'est l'Amérique Il y a au-dessus une couronne de nuages Dans la nuit qui vient une étoile de plus belle eau Maintenant on va cingler vers l'est et à partir de demain la piscine sera installée sur le pont supérieur LE CHARPENTIER

Hic Haec Hoc sont chez le charpentier Je ne garde dans ma cabine que l'oiseau et les singes Adrienne et Cocteau Chez le charpentier c'est plein de perroquets de singes de chiens de chats Lui est un bonhomme qui fume sa pipe Il a ces yeux gris des buveurs de vin blanc Quand on parle il vous répond en donnant de grands coups de rabot qui font sauter des buchies59 En vrille Je le surnomme Robinson Crusoë Alors il daigne sourire

JE L'AVAIS BIEN DIT

Je l'avais dit Quand on achète des singes Il faut prendre ceux qui sont bien vivants et qui vous font presque peur Et ne jamais choisir un singe doux endormi qui se blottit dans vos bras Car ce sont des singes drogués qui le lendemain sont féroces C'est ce qui vient d'arriver à une jeune fille qui a été mordue au nez CHRISTOPHE COLOMB

Ce que je perds de vue aujourd'hui en me dirigeant vers l'est c'est ce que Christophe Colomb découvrait en se dirigeant vers l'ouest C'est dans ces parages qu'il a vu un premier oiseau blanc et noir qui l'a fait tomber à genoux et rendre grâces à Dieu Avec tant d'émotion Et improviser cette prière baudelairienne qui se trouve dans son journal de bord Et où il demande pardon d'avoir menti tous les jours à ses compagnons en leur indiquant un faux point Pour qu'ils ne puissent retrouver sa route

RIRE

Je ris Je ris Tu ris Nous rions Plus rien ne compte Sauf ce rire que nous aimons Il faut savoir être bête et content60

LE COMMANDANT EST UN CHIC TYPE

Le commandant est tout de même un chic type Hier il a fait monter la piscine pour moi seul Aujourd'hui sans rien dire à personne et tout simplement pour me faire plaisir Il fait un crochet Et longe Fernando de Noronha de si près que je pourrais presque cueillir un bouquet FERNANDO DE NORONHA6'

De loin on dirait une cathédrale engloutie De près C'est une île aux couleurs si intenses que le vert de l'herbe est tout doré

GROTTE

Il y a une grotte qui perce l'île de part en part

PIC

Il y a un pic dont personne n'a pu me dire le nom Il ressemble au Cervin et c'est le dernier pilier de l'Atlantide Quelle émotion quand je crois découvrir à la lunette les traces d'une terrasse atlante62

PLAGE

Dans une baie Derrière un promontoire Une plage de sable jaune et des palmiers de nacre

BAGNE

Un mur blanc Haut comme celui d'un cimetière Il porte l'inscription suivante en caractères gigantesques que l'on peut très bien déchiffrer à l'œil nu Logement des prises CIVILISATION

Il y a quelques traces de cultures Quelques maisons Une station de T.S.F. deux pylônes et deux tours Eiffel en construction Un vieux port portugais Un calvaire À la lunette je distingue sur le mur du bagne un homme nu qui agite un chiffon blanc Les nuits sont les plus belles sans lune avec des étoiles immenses et la chaleur ne va que grandissante Comme l'agitation des hélices rend l'eau nocturne de plus en plus phosphorescente dans notre sillage

PASSAGERS

Ils sont tous là à faire de la chaise longue Ou à jouer aux cartes Ou à prendre le thé Ou à s'ennuyer Il y a tout de même un petit groupe de sportifs qui jouent aux galets Ou au deck-tennis Et un autre petit groupe qui vient nager dans la piscine La nuit quand tout le monde est couché les fauteuils vides alignés sur le pont ressemblent à une collection de squelettes dans un musée Vieilles femmes desséchées Caméléons pellicules ongles L'OISEAU BLEU

Mon oiseau bleu a le ventre tout bleu Sa tête est d'un vert mordoré Il a une tache noire sous la gorge Ses ailes sont bleues avec des touffes de petites plumes jaune doré Au bout de la queue il y a des traces de vermillon Son dos est zébré de noir et de vert Il a le bec noir les pattes incarnat et deux petits yeux de jais Il adore faire trempette se nourrit de bananes et pousse un cri qui ressemble au sifflement d'un tout petit jet de vapeur On le nomme le septicolore

POURQUOI

L'oiseau siffle Les singes le regardent Maîtrise Je travaille en souriant Tout ce qui m'arrive m'est absolument égal Et tout ce que je fais m'est absolument indifférent Je suis des yeux quelqu'un qui n'est pas là J'écris en tournant le dos à la marche du navire Soleil dans le brouillard Avance Retard Oui

OISEAUX

Les rochers guaneux sont remplis d'oiseaux

JANGADA63

Trois hommes nus au large Montés sur une jangada ils chassent à la baleine Trois poutres blanches une voile triangulaire un balancier SILLAGE

La mer continue à être d'un bleu de mer Le temps continue à être le plus beau temps que j'ai jamais connu en mer Cette traversée continue à être la plus calme et la plus dépourvue d'incidents que l'on puisse imaginer64

BAL

Un couple américain danse des danses apaches Les jeunes Argentines boudent l'orchestre et méprisent cordialement les jeunes gens du bord Les Portugais éclatent en applaudissements dès qu'on joue un air portugais Les Français font bande à part rient fort et se moquent de tout le monde Seules les petites bonnes ont envie de danser dans leurs belles robes J'invite la nourrice nègre au grand scandale des uns et pour l'amusement des autres Le couple américain redanse des danses apaches

PODOMÈTRE

Quand on fait les cent pas sur le pont...

POURQUOI J'ÉCRIS?

Parce que...65

1924. SUD-AMÉRICAINES

I

La route monte en lacets L'auto s'élève brusque et puissante Nous grimpons dans un tintamarre d'avion qui va plafonner Chaque tournant la jette contre mon épaule et quand nous virons dans le vide elle se cramponne inconsciente à mon bras et se penche au-dessus du précipice Au sommet de la serra nous nous arrêtons court devant la faille géante Une lune monstrueuse et toute proche monte derrière nous « Lua, lua1 » murmure-t-elle Au nom de la lune, mon ami, comment Dieu autorise-t-il ces gigantesques travaux qui nous permirent de passer ? Ce n'est pas la lune, chérie, mais le soleil qui en précipitant les brouillards fit cette énorme déchirure Regarde l'eau qui coule au fond parmi les débris des montagnes et qui s'engouffre dans les tuyaux de l'usine Cette station envoie de l'électricité jusqu'à Rio

II2

Libertins et libertines Maintenant nous pouvons avouer Nous sommes quelques-uns de par le monde Santé intégrale Nous avons aussi les plus belles femmes du monde Simplicité Intelligence Amour Sports Nous leur avons aussi appris la liberté Les enfants grandissent avec les chiens les chevaux les oiseaux au milieu des belles servantes toutes rondes et mobiles comme des tournesols III

Il n'y a plus de jalousie de crainte ou de timidité Nos amies sont fortes et saines Elles sont belles et simples et grandes Et elles savent toutes s'habiller Ce ne sont pas des femmes intelligentes mais elles sont très perspicaces Elles n'ont pas peur d'aimer Elles ne craignent pas de prendre Elles savent tout aussi bien donner Chacune d'elles a dû lutter avec sa famille leur position sociale le monde ou autre chose Maintenant Elles ont toutes simplifié leur vie et sont pleines d'enfantillages Plus de meubles plus de bibelots elles aiment les animaux les grandes automobiles et leur sourire Elles voyagent Elles détestent la musique mais emportent toutes un phono

IV

Il y en a trois que j'aime particulièrement La première Une vieille dame sensible belle et bonne Adorablement bavarde et d'une souveraine élégance Mondaine mais d'une gourmandise telle qu'elle s'est libérée de la mondanité3 La deuxième est la sauvageonne de l'Hôtel Meurice Tout le jour elle peigne ses longs cheveux et grignote son rouge de chez Guerlain Bananiers nourrice nègre colibris Son pays est si loin qu'on voyage six semaines sur un fleuve recouvert de fleurs de mousses de champignons gros comme des œufs d'autruche Elle est si belle le soir dans le hall de l'hôtel que tous les hommes en sont fous Son sourire le plus aigu est pour moi car je sais rire comme les abeilles sauvages de son pays La dernière est trop riche pour être heureuse Mais elle a déjà fait de grands progrès Ce n'est pas du premier coup que l'on trouve son équilibre et la simplicité de la vie au milieu de toutes les complications de la richesse Il y faut de l'entêtement Elle le sait bien elle qui monte si divinement à cheval et qui fait corps avec son grand étalon argentin Que ta volonté soit comme ta cravache Mais ne t'en sers pas Trop Souvent

V

Il y en a encore une autre qui est encore comme une toute petite fille Malgré son horrible mari ce divorce affreux et la détention au cloître Elle est farouche comme le jour et la nuit Elle est plus belle qu'un œuf Plus belle qu'un rond Mais elle est toujours trop nue sa beauté déborde elle ne sait pas encore s'habiller Elle mange aussi beaucoup trop et son ventre s'arrondit comme si elle était enceinte de deux petits mois C'est qu'elle a un tel appétit et une telle envie de vivre Nous allons lui apprendre tout ça et lui apprendre à s'habiller Et lui donner les bonnes adresses VI

Une Il y en a encore une Une que j'aime plus que tout au monde Je me donne à elle tout entier comme une pepsine car elle a besoin d'un fortifiant Car elle est trop douce Car elle est encore un peu craintive Car le bonheur est une chose bien lourde à porter Car la beauté a besoin d'un petit quart d'heure d'exercice tous les matins

VII

Nous ne voulons pas être tristes C'est trop facile C'est trop bête C'est trop commode On en a trop souvent l'occasion C'est pas malin Tout le monde est triste Nous ne voulons plus être tristes

1924 Feuilles de route inédites

[II. SÂOPAULO]

LES BRUITS DE LA VILLE1

Tous les bruits Le renâclement des bennes qui se vident Le rire des jeunes filles La cadence multipliée des charpentiers de fer sur leurs échafaudages Le tocsin des riveuses pneumatiques Le bourdon des malaxeuses de béton Tous les déchargements et les tonnerres d'une machinerie nord- américaine qui explose et percute dans cet infernal nuage de plâtras qui enveloppe toujours le centre de Sâo Paulo, où l'on démolit sans cesse pour reconstruire à raison d'une maison par heure ou d'un gratte-ciel par jour et que perce également Le rire des jeunes filles

PREMIÈRE PROMENADE MATINALE102

L'auto qui vient me chercher est une grosse Marmon découverte Pour sortir de la ville la route est épouvantable mais passé le Tiété103 elle devient bonne Il y a deux bons chiens dans l'auto Boche un policier Sandy un redscott Un couple d'amis Et moi

Piritiba C'est un passage à niveau Défile un train se composant exclusivement de wagons blancs avec cette inscription Sorocaba Sorocaba Sorocaba Sorocaba Sorocaba Le train passé il y a une petite hutte en pisé Et sur le seuil Une femme enceinte jaune ravagée Deux gosses Et un chien bas à longs poils brunâtres Le chien est typique me dit mon ami quand vous voyagerez à l'intérieur vous rencontrerez des milliers de huttes semblables et toujours un chien similaire devant la porte quand il y a une porte Et ce chien n'a pas de race

Ces huttes sont fort petites extrêmement basses obscures bâties avec de la terre battue et des bâtons entrecroisés Il n'entre dans leur charpente ni tenons ni mortaises ni chevilles ni clous Les filières étant supportées par quatre poteaux terminés par une fourche et toutes les pièces de bois sont attachées avec des lianes

La route monte et descend Montagnes russes Terre rouge Les agents voyers sont munis d'un petit drapeau orangé ils égalisent la route à l'aide d'une lourde planche de bois tirée par deux taureaux zébu On traverse quelques rares hameaux De toutes petites colonisations de petits colons italiens et des plantations d'arbres fruitiers extrêmement soignées et bien entretenues qui appartiennent généralement à des Japonais Dans un virage c'est tout à coup la forêt vierge Des arbres géants aux branches desquels pendent des lichens blanchâtres qui ressemblent à la barbe des vieillards et que la plus légère brise balance Barbe fleurie de Charlemagne C'est plein d'arbrisseaux dont le fruit s'appelle vulgairement camboui CHALEUR

La chaleur est terrible J'ai failli tourner de l'œil en allant déjeuner J'allais à pied Les trottoirs se dérobaient sous mon poids pavés étourdissants de lumière j'avais le vertige Voulez-vous une bonne recette contre la chaleur me dit l'ami qui me prête sa salle de bain et sa douche Et tandis que je me déverse sur le corps un litre d'eau de lavande il ajoute Vous ne voulez plus souffrir de la chaleur? - il suffit de n'y pas penser Je n'y pense plus En effet Le troisième jour je n'en souffre plus

ROND-POINT

Au bout de l'avenue d'Hygienopolis il y a un rond-point C'est le terminus du tram Tous les jours quand je descends des nègres sont installés là à l'ombre de trois grands arbres Ce sont des maçons Ils déjeunent frugalement et boivent de l'eau claire Puis ils bourrent leur pipe Puis ils font un somme le ventre en l'air tandis que leurs épouses emportent leur panier à provisions dans une serviette soigneusement blanche De ce rond-point on a la plus belle vue qui soit sur le Morro de Jaraguà Le doigt de Dieu présente de loin l'aspect d'une espèce de cône divisé en deux pointes Les petits mornes qui l'entourent passaient au XVIIe siècle pour le Pérou du Brésil Les placers sont complètement abandonnés aujourd'hui il n'y a plus que des charbonniers des Polonais qui entourent cette montagne bleue de fumées bleues À droite il y a une autre montagne bossue toute pelée dans laquelle trois palmiers sont plantés comme trois épingles d'écaillé dans un chignon On dirait une parure de chef une parure de plumes Dans la grande plaine qui s'étend entre la ville et ses montagnes règne un rapport régulier entre les vents et la position du soleil

SAINT-PAUL

On m'avait dit Cendrars n'allez pas à Saint-Paul C'est une ville affreuse c'est une ville d'Italiens c'est une ville de trams et de poussière C'est vrai qu'il y a beaucoup de trams beaucoup de poussière Mais c'est la seule ville au monde où les Italiens n'ont pas l'air d'être italiens Je ne sais pas comment les Paulistes ont fait mais ils ont réussi à pétrir l'Italien et surtout l'Italienne ici ce sont de bien braves gens et l'Italienne sait presque s'habiller Ça c'est un tour de force

LE BONDÉ

Tram-trams trams trams sonneries de trams J'ai toujours horreur des trams Ici je viens d'apprendre que le tram est dans la série des véhicules pour le transport en commun ce qu'est l'âne dans la série des animaux domestiques Une petite chose pas cher bien humble qui fait son petit bonhomme de chemin qu'on ne choie pas qu'on ne soigne pas qui va partout qui porte de bien grosses charges et qui s'arrête souvent QUESTION CHAUSSURES

Les chasseurs d'hôtel et les petits garçons de magasin qui font les courses Ont souvent comme chaussures des souliers de football aux deux pieds ou à l'un ou l'autre pied J'en ai vus qui couraient et se chaussaient avant d'entrer dans une maison les deux pieds quand ils avaient le temps un seul quand ils avaient musé en route Les jeunes commis élégants par contre ont des souliers compliqués de plusieurs cuirs de différentes couleurs et pointus pointus pointus et longs Comme les pieds de Méphistophélès à l'Opéra [IV. À LA FAZENDA]4

La plus profonde paix règne dans les champs Pas un arbre pas une maison à des lieues à la ronde Rien que de l'herbe de l'herbe brûlée à perte de vue De loin en loin aux confins de l'horizon et pas plus grands que des moucherons tournent les grands urubus Le seul bruit que l'on entende est le cricri des grillons Le soleil implacable flamboie au 40°

Il est à peu près une heure Le soleil verse des flots de lumière torride sur la plaine desséchée Un vent brûlant s'est levé Je ne sais vraiment que faire de moi J'allume un autre cigare et ayant repris le volume de Scott sur son voyage au Pôle Sud je vais m'asseoir derrière un store de la véranda

Ce pedt village est plein de mouvement Malgré l'heure tardive les éventaires indigènes étalent à la lueur d'une mèche trempant dans de l'huile Toutes leurs sucreries poussiéreuses Hommes femmes enfants grouillent comme si le sommeil leur était inconnu et les ménestrels villageois mêlent le bruit de leur rebec aux beuglements des veaux et aux odeurs de raifort des mulets Après une courte pause nous repartons vers les montagnes cachées dans la nuit Le spectacle des cieux est magnifique et je m'habitue peu à peu à l'inconfortable véhicule Le char à bœufs Ma course me conduit par un sentier escarpé le long de la montagne d'où je commande un magnifique paysage De tous côtés de pentes ravagées d'énormes fruits jaunes Dans le fond des vallées la chaleur intense fait se lever un brouillard poussiéreux Deux rivières serpentent au loin Nous sommes maintenant au milieu de mars La chaleur est accablante Les corneilles les anous la basse-cour tous les oiseaux se mettent à l'ombre le bec ouvert et les ailes écartées Étendu sur ma chaise longue avec un tricot fin sans manches et le plus léger des pantalons de pyjama Je fume encore un chéroot et pense bêtement à l'amour

La route [de] Prata via Casabranca et S. Joào de Boa Vista5 court à travers une contrée plate comme une table Au mois d'août la sécheresse n'avait pas encore été tempérée par les pluies qui tombent d'habitude en juin et septembre Çà et là cependant des touffes d'herbes vertes contrastaient avec le fond brûlé du sol et l'on voyait des îlots de campagne qui attiraient les yeux autant que l'imagination [V. DES HOMMES SONT VENUS]6

Scruter le sol et son architecture Savoir comment les météores y ont mis en valeur des aspérités ou buriné des cannelures pour percevoir sur quels points de sa surface les hommes ont été particulièrement attirés Suivant quelles directions ils ont pu circuler Pour ne plus être esclaves du sol et du climat

On commence à savoir par quel mécanisme la forêt vierge s'est dégradée Botaniquement transformée en forêt secondaire Grâce à l'effort de l'homme Ébranlement qui suffit à rompre l'équilibre instable des essences de lumière à croissance rapide et à bois tendre Et les essences d'ombre, plus précieuses et lentes à se développer Les fleuves régularisés Les marais drainés Les lacs convertis en champs Les fourrés aménagés en futaies Les clairières élargies en labours Tout le paysage contemporain succède à un paysage antérieur et présente l'image des destructions

Sylves amazoniennes Premières impressions Fécondités inépuisables La terre est chaude d'une chaleur moite d'être vivant Fermentations incessantes Mille putridités fécondes Puis le jugement se trouve révisé Le sol y est pauvre Maigre sable ou argile ou roche Revêtement assez mince de terre arable Dès qu'on déboise les pluies l'emportent aisément Désert habillé de verdures Au fond une nature végétale sans sourire pour l'homme et point de ressources accessoires Gibier peu abondant et de grande résistance physique L'élevage laissé aux soins du bétail lui-même Petit bétail d'ailleurs et de chair maigre coriace de mauvais goût guetté par les maladies contagieuses Quelques minces champs de manioc dans des clairières trop rares Les produits spontanés de la brousse les tubercules qu'on déterre renferment soit des glucosides soit des cyanhydriques et nécessitent toute une série de préparations pour pouvoir être utilisés tant bien que mal La seule prodigalité de la nature ce sont les chenilles les limaces les grenouilles et ces insectes surtout fourmis termites sauterelles papillons dont nous ne pouvons imaginer en Europe l'invincible ténacité ni le grouillement perpétuel Avides dévorants indomptables

Pas de village proprement dit Des huttes basses faites de branches en forme de treillage et recouvertes de larges feuilles A côté de chaque case une claie pour le boucanage de la viande Pas de cultures ni d'élevage Pas de poulets ni de cabris Comme nourriture le gibier avec une alimentation végétale Le manioc le miel Et les vers Culture à la houe Et pas de travail profond du sol Le mamalucos gratte Il trace des sillons peu creusés ou accumule la terre en petits remblais sur le sommet desquels il sème Il n'a point d'animaux pour l'aider Il n'a point non plus d'engrais à sa disposition ni de fumier Sa pauvre agriculture est une agriculture épuisante par surcroît C'est pourquoi il pratique le brûlis des campos en juin en août On brûle on abat de grands arbres on sème des graines quelconques Sans sélections sans préparation ni choix Ils travaillent accroupis au ras du sol qu'ils nettoient et remuent attentivement Car la terre est une matière précieuse qu'il ne faut pas laisser enfouir sous le sable ou perdre

Le civilisé dirige l'exploitation du monde avec une maîtrise qui va cesser de l'étonner lui-même Il dissocie Il désagrège Sans aucun souci de la nature de chaque région Il acclimate telle culture Il proscrit telle plante Il bouleverse telle économie séculaire Et non pas dix fois mais vingt fois cinquante fois en un demi- siècle Parce qu'il est mené lui-même par la grande meneuse qui domine tout La grande industrie moderne de type capitaliste qui demande des produits des matières premières des plantes des animaux à broyer à triturer à transformer Inlassablement et sans trêve Ceylan Jadis traditionnellement séculairement l'île de la cannelle et des cardamones, le grand pays des épices La culture des épices ayant cessé d'être rémunératrice Ceylan devient l'île du café Mais l'homme établit la culture en grand du café au Brésil Saint- Paul prend une extension formidable et Ceylan abandonne la culture du café pour le thé Également se poursuivent des essais d'acclimatation de l'hévéa du Brésil Après les tâtonnements obligatoires ils donnent des résultats excellents Et le caoutchouc étant bien [plus] rémunérateur que le thé Ceylan devient l'île du caoutchouc A tel point Que la culture de l'hévéa a dû presque être abandonnée dans son pays d'origine Dans l'Amérique du Sud Dans les forêts du Pérou notamment qui n'en produisent presque plus Tout comme elles cessent d'alimenter le monde en quinquina depuis que le quinquina a conquis Java Et ce n'est pas fini Demain peut-être Ceylan sera l'île du coton Et après demain ? [VII. LE GELRIA]7

VOYAGEURS8

Depuis la guerre les voyageurs qui se déplacent le plus Sont banquiers ou allemands

CHANGE9

Aujourd'hui Même l'argent vous apprend à rire et c'est bien rigolo d'avoir travaillé et d'en avoir gagné D'avoir fait des calculs et des projets Et de voir tout à coup Francs mille-reis livres sterling florins pesetas valoir tant et tant que l'on [n'] arrive même plus à payer ses dépenses du bord À la fin c'est le commissaire qui devra m'avancer de l'argent pour que je puisse donner tous les pourboires au personnel Et rentrer à Paris toucher mes lettres de crédit On ne sait plus combien on arrive à dépenser ni à recevoir

POPULARITÉ10

Passage de la ligne Je me suis encore habillé en femme J'ai gagné le premier prix pour hommes Je suis maintenant l'homme le plus populaire du bateau T.S.F."

Je télégraphie à Paris J'annonce mon arrivée Je suis triste à mourir Et bête à pleurer En marge de Feuilles de route

?'

Ma belle intelligence Où t'en es-tu allée Je ne suis pas un ange Je ne suis plus ailé

Mon cœur en chair de poule Frissonne et puis s'éteint Ma tête est comme une boule Et mon œil est éteint

Je suis tout déplumé Je ne ronge plus ma cage Les hivers les étés Tombent avec mon plumage

Soleil O poumon noir Tu pourris dans un coin Je reste sur mon perchoir Et vais crever de faim

J'ai la gale et mes ailes Ne sont plus que moignons Et puent comme du fiel Puent comme un troufignon

Je grelotte et m'ébroue Et n'en ai nulle envie Les arbres aussi secouent Ce qui leur reste de vie Aujourd'hui l'univers Descend comme une taie Entre l'œil et la paupière J'y vois, je suis maté

Alors tout à coup avec colère je me souviens d'avoir survolé les grandes charognes Du plus haut des airs Mon œil impérissable n'a jamais vu que les plus grandes charognes Merci Je suis rassasié

St Paul mai 1924 AUX JEUNES GENS DE CATACAZES2

Tango vient de tanguer Et jazz vient de jazzer Qu'importe l'étymologie Si ce petit klaxon m'amuse ?

Rio, 9 novembre 1927.

PETIT POÈME À METTRE EN MUSIQUE

Tango vient de tanguer Et de jaser vient jazz Qu'importe l'étymologie Si ce petit klaxon m'amuse.

KLAXON

Jazz vient de tanguer Et de jaser tango Qu'importe l'étymologie Si ce petit Klaxon m'amuse Poèmes retrouvés DICTÉS PAR TÉLÉPHONE1

DANS LA FORÊT DE BROCÉLIANDE (Opéra féerie)

Bien au contraire de Caruso Côté cour, côté jardin Quand Cycca, le ténor de la route, chante Seules les poules ne l'entendent pas

KLAXON2

SORTIE DE PARIS

Bébé Cadum vous souhaite bon voyage Merci, Michelin, pour quand je rentrerai Comme les fétiches nègres dans la brousse Les pompes à essence sont nues

PROVERBE À L'AMÉRICAINE

Le temps c'est de l'argent, Oui, mais Bugatti le double en vitesse PETITS ACCESSOIRES À LA VIE MODERNE3

LE TOUR DU MONDE D'UN VOYAGE DE NOCES

Partir... C'est aller chez VUITTON

CHANSON

Si tu as perdu les clefs de ta cave C'est Nicolas qui les a...

POMPES À ESSENCE

ECO ECO ECO Dans mon essence, il n'y a pas d'eau.

NUPUR Poèmes de la contemplation

NUPUR

Nous sommes suspendus entre le ciel et la mer dans le chant des rossignols Raymone et moi Et évoquons Paris Et parlons des gens que nous avons connus Et pour ne pas rire ou pleurer Et ne pas gâcher les mystères de l'existence Nous nous balançons sans plus rien dire La grande ville - Saint-Segond Nous nous laissons aller Aller et venir Nous nous balançons en silence Portés par le baume des orangers en fleurs

Hamacs aux mouvements contraires dont pend une main une gourmette une cigarette Trou d'air Trou dans la mémoire Trou On plane On monte On tombe Trou dans la nuit Trou de serrure Une étoile sur la mer Une touffe de lavande au sol Une parole en l'air Les mailles du filet

Trou Trous La robe se déchire On se pâme Et se pâmait aussi le vieux saint homme qui s'était retiré dans la solitude du Pamir Dans la dernière ville Avant de s'engager sur le sentier qui devait le mener dans les hautes solitudes des montagnes de la frontière Et, traversant la dernière ville, il avait levé les yeux sur une bayadère qui lui souriait Et voici que maintenant il5

1" mai 1949 L'ENTRÉE ET LA SORTIE DU MÉTRO

Je ne puis entrer ou sortir de chez moi sans penser aux gens entrant ou sortant du métro, c'est pourquoi j'ai baptisé le petit auvent en forme de voûte qui précède ma porte l'Entrée du Métro ou la Sortie du Métro. L'entrée mène à ma machine à écrire, la sortie donne dans l'allée aux cyprès, où la machine à penser se met en branle ou se fixe dans la contemplation.

LE PUITS AUX CYPRÈS

On ne se penche pas sur ce puits. On se renverse et l'on regarde en haut. C'est en l'air que la vérité est prisonnière, dans le ciel, surtout la nuit quand cette margelle doucement agitée fourmille d'étoiles. Très souvent, vers minuit, je vais m'étendre dans cet orifice voir l'heure aux étoiles, avant de me mettre au travail. Poèmes retrouvés

ARCHIVES SONORES6

LES RYTHMES, LES BRUITS DU MONDE... TOURBILLON DES MOUVEMENTS DANS L'ESPACE...

LES ASTRES CHEMINENT TOUJOURS PAR CERCLES ET SE RETROUVENT SEMBLABLES A EUX-MÊMES APRÈS UN CERTAIN TEMPS, EN UN VASTE MOUVEMENT CIRCULAIRE ET PARFAIT QUI PROGRESSE : C'EST CE QU'ON APPELLE LA CHUTE DU CIEL.

C'EST EN OBSERVANT LA COURSE RYTHMÉE DES ASTRES QUE LES ANCIENS EN ÉTAIENT VENUS À CONSIDÉRER LE MOUVEMENT CIRCULAIRE COMME LE SYMBOLE DE LA PERFECTION. LES SAVANTS MODERNES REJOIGNENT CETTE VUE DE L'ESPRIT QUAND ILS PROCLAMENT QUE TOUTE ACTIVITÉ VITALE S'EXERCE SUIVANT UN RYTHME SPIROÏDE OU HÉLICOÏDE.

L'AILE PLANE. LE FEU FAIT TOURNER LA ROUE. POUR ASSEMBLER LE BOIS, LA PIERRE ET LES MÉTAUX, IL FAUT INVENTER LA VIS. POUR COMPÉNÉTRER L'AIR, L'EAU ET LES DOMINER, IL FAUT AVOIR CONÇU L'HÉLICE. IL FAUT AVOIR CAPTÉ LE FEU, L'EXPLOSION DANS LE MOTEUR POUR POUVOIR POUSSER L'ENGIN EN AVANT.

LE MOUVEMENT CIRCULAIRE EN AVANT EST LE PRINCIPE DE L'UNIVERS. C'EST UN GIGANTESQUE PAS DE VIS. LA SPIRALE. UNE CHUTE. « LES HOMMES MEURENT, DIT PYTHAGORE, PARCE QU'ILS NE PEUVENT PAS RENOUER LEUR COMMENCEMENT À LEUR FIN. »

UN TERRIBLE COUP DE SIFFLET. UN TERRIBLE COUP DE SIFFLET LABOURE LES CONTINENTS. TOUT TOMBE... LE SOLEIL TOMBE EN SPIRALE...... NOUS TOMBONS À SA SUITE... UNE FUSÉE MONTE EN SPIRALE.

MICROCOSME. MACROSCOSME. CE QUI EST EN-HAUT EST ANALOGUE À CE QUI EST EN-BAS. TOUT EST DANS TOUT.

LA SPIRALE EST LA LIBERTÉ DE LA CHUTE DE LA VIE AU CENTRE DE L'ÉPANOUISSEMENT UNIVERSEL.

29 février 1952

ÉPITAPHE8

Là-bas gît Biaise Cendrars Par latitude zéro Deux ou trois dixièmes sud Une, deux, trois douzaines de degrés Longitude ouest Dans le ventre d'un cachalot Dans un grand cuveau d'indigo.

Poèmes de jeunesse

SÉQUENCES

« Amas ut pulchram facias1. » GODESCHALK

À Madame DE LANDSBERG2

r

« Asperges me, Domine, hyssopo... » Ps. L.

La très chère était là, étendue et sans voile, Tout son passé défait ainsi que ses cheveux. Un parfum inconnu effarouchait ses yeux; Et ses deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers moi. Tout son corps étendu s'offrait, s'ouvrait à moi, En la molle eurythmie d'un sourd accord mineur Ensanglanté d'amour par la pourpre de ses lèvres; Et mes deux mains pourtant n'osaient s'étendre vers elle. Mes mains pâles d'amant n'osaient s'étendre vers elle, Et cueillir sans effroi le sombre pavot d'amour Piqué en son passé, ainsi qu'en ses cheveux... - La très chère était là, étendue et sans voile. II

« ... a verbis tuis formidavit cor meum... » Ps. CXVIII.

Tes mains pâles sous la lampe amoureusement pincent La harpe du silence qui entre nous se dresse, C'est comme une caresse venant avec mollesse Me dire doucement le secret de ton cœur. Le secret de ton cœur, qui te pèse et t'oppresse, Tout ton passé d'effroi, d'amour et de caresses Qui très subtilement illumine tes yeux En de subites et très inutiles liesses... Tes mains, lourdes des ferronneries mauvaises Qu'un Prince magicien cercla contre mon baiser, Pincent amoureusement la harpe du silence Qui, comme ton passé, entre nous deux se dresse. III

«... sanguine proprio inimicum vicisti... » Ant. sainte Lucie.

L'atmosphère est troublante et j'ai peur de la fièvre. J'ai peur de ton regard qui scrute et qui m'observe ; J'ai peur de ta présence, j'ai peur de ta beauté, J'ai très peur de tes mains et j'ai peur de t'aimer. L'orgue de ma passion rugit au fond de moi Les réminiscences fatales, infernales, Les accords, les rumeurs : houle des cathédrales Que les fugues de Bach entonnent dans mon âme. La fauve passion déchire l'encens des voiles Et jaillit, somptueuse, ruisselante d'amour, Une rose sanglante au fond de ses prunelles... -J'ai peur de ton regard qui scrute et qui m'observe. L'atmosphère est troublante et j'ai peur de la fièvre. rv

« Signum magnum apparuit in coelo... » JOAN., cap. XI.

Ah ! laisse-moi aimer tes amoureuses mains ! Tes mains, veuves de bagues, sont maintenant plus belles. Un parfum de lilas émane autour d'elles. Et mon trouble est sincère en baisant tes deux mains. Je suis le bon dévot d'une douce illusion. J'ai le désir d'aimer et la foi de l'amour. Du fond du vaste automne où s'endeuillaient mes jours Un signe de toi, Dame, me fit venir à toi. Et je suis à genoux sur le ciel de ta traîne... Le ciel du souvenir s'éclaire autour de nous... Tes mains ont les lueurs d'une aurore éternelle... - Ah ! laisse-moi aimer tes amoureuses mains ! V

« Ego dixi in excessu meo : Omnis homo mendax... » Ps. CXV.

Tu m'as trompé ! Tes mains n'ont plus la gloriole des bagues, non ! Mais ton cœur incrusté d'un rutilant amour, Mais ton cœur est béant au sourire de l'Autre, Le purulent regard de l'Autre y sanguinole ! J'ai beau mordre avec rage tes dix doigts effrénés, J'ai beau rompre ton corps à l'étreinte de mes bras, Le poignard de ma langue a beau fouiller ta bouche : Toujours rougeoie son œil aux rubis de ton sang ! Ton cœur est incrusté d'un rutilant amour, Où un œil inconnu allume les longs pleurs Des pierreries, où sanguinole toujours l'Autre... Ton cœur est obombré des pourpres souvenirs... Tu m'as trompé ! Mets tes deux mains impures sur ma bouche ! X

« Visus, tactus, gustus in te fallitur, Sed auditu solo tuto creditur... » SAINT THOMAS D'AQUIN.

Je me pends à tes tresses et les cloches résonnent, Les campanes d'airain en mon cœur carillonnent; Tous les mots recherchés qui chargent ma mémoire Au branle lourd des cloches s'élèvent de mon âme. Les clochettes d'argent de mon gosier s'éveillent, Un vol de notes claires s'éparpille dans l'air Et plane autour de toi, ô ma Pâque fleurie ! Pâque des campanules, ô Pâque des campanes, Quand le branle lourd des cloches s'élève et me soulève En un chant lourd et grave de vocables sonores Et m'abat à tes pieds, et que ma voix te vêt D'une chape alourdie du poids des chrysoprases : -Je me pends à tes tresses, oh ! - et les cloches s'ébranlent! XI

« ... in fimbriis aureis circumamicta varietatibus... » Introduction à la messe du Sacré-Cœur de la B.V.M.

Comme un jet d'eau de joie tes cheveux m'éclaboussent, Je suis tout ruisselant de leur divin baiser, Ils coulent sur mes mains, sur mes bras, sur ma bouche En un long tressaillement qui ne peut se calmer. Ils coulent et ils ruissellent en serpents d'étincelles, Tremblent, s'égouttent et pleurent, quand mes mains inquiètes Y passent lentement le peigne de l'amour Qui reste tout incrusté d'un cliquetis de perles... En gouttelettes, en fusées de lumières Monte, tombe et remonte le jeu de tes cheveux. Je suis tout ruisselant de leur divin baiser. Comme un jet d'eau de joie tes cheveux m'éclaboussent. XII

« Intellige clamorem meum... » Communion du IIe Dimanche de Carême. Ps. CXVIII.

Si tes cheveux palpitent ainsi tout le long de ton corps, Mon âme en longs sanglots voudrait les caresser ; Elle te tend déjà ses deux mains défaillantes, Comme un regard hagard, comme un cri étouffé, - En un désir pervers ses deux mains pâles d'amante. Couleuvres-vipérines, autour d'un chacun doigt, Tes cheveux bouclent déjà leur souplesse d'un or mat Et mon âme en ces rets s'effare - et te contemple ! Dis, pourquoi ce sursaut de rêche volupté Quand dans ce fouillis d'or mat vert-de-grisé Les dix doigts de mon âme et tes cheveux s'enlacent? Dis, - et pourquoi ce sanglot qui s'églauque, Si tes cheveux palpitent ainsi tout le long de ton corps ? XV

« Velatum sub carne... » Au salut de la Nativité de N.-S.

Ton sourire est de bronze dans ton profil trop dur. Ton teint est par trop chaud; ta bouche est par trop mûre. Et ta tête se penche, car ta lèvre est trop lourde ; On dirait qu'un essaim brûlant de baisers sourds Y pend - et qu'un miel très ardent en découle... Tes yeux aussi ont un regard par trop profond, Voilés par tes paupières émues de voluptés. Ton front têtu est obombré de volupté ! Ferme tes yeux ! Tout ton maintien est trop sérieux. Ferme tes yeux ! car ta lèvre insolente Comme un grand souci d'or épanoui d'aurore Attise mon regard aveuglé qui l'adore... Ferme tes yeux! Ta lèvre est trop épanouie... -Je ne puis pas m'empêcher de la regarder. XVI

« Me minavit et adduxit in tenebras... » JÉR., Lam., cap. II.

Si nos lèvres se joignaient? ! Zigzags d'un orage érubescent d'éclairs, Où le tonnerre des orgues éteint les blêmes cierges De notre étreinte. Si nous joignions nos lèvres? Murmures et lamentos tout au long des piliers. Chapelets. Et brouhaha lointain des chaises. Si nos baisers pleuvaient? Prends garde ! entends, le bruit des pas sur les dalles vient ! La forêt des piliers s'incline au vent de feu Que les voix éplorées des chœurs vocifèrent. Entends, le bruit des pas sur les dalles vient. - Et nos bouches rougeoient ! Et nos cheveux fulgurent ! Et nos vis terrifiés roulent comme des astres Désorbités, Au trémolo amer des amen apeurés. Ainsi soit-il ! - Et si nos lèvres se joignaient? XVII

« Illumina faciem tuam super servum tuum... » Dimanche de la Septuagésime.

Dans l'absidion encensé de mon âme S'élève, sempiternel, sur mosaïque d'or, L'austère portrait de Celle qui illumine mon âme, Chapelle ardente, où brûle l'agonie de ses yeux : Son regard agrandi qui, endeuillé, s'égare... On dirait à la voir rigide dans sa robe, Au feu de mon amour vivre les pierreries Qui constellent de pleurs sa robe tuyautée, Tout en elle vibre : Mais rien que son visage et ses deux yeux sont morts... - O Face ravagée par tes yeux de deuil Qui comme deux soleils rongés de crépuscule, Se sont éteints - je te contemple, Face amaigrie ! - Comme saint Luc qui fit le portrait de Marie, Laisse-moi humblement, ô Dame, je t'en prie, Te contempler face à face. XX

« Regina coeli, laetare, alléluia... » Anonyme xrv s.

Je voudrais tant t'aimer que tes deux seins en pleurent! Car, vois-tu, cette joie qui me poigne et me crispe Est au fond très amère, est au fond douloureuse... Pourquoi es-tu si calme quand mon baiser t'effleure ? ! Pourquoi, quand je m'approche en ébriété folle Tu te renverses toujours avec la nonchalance Des robes qui s'émeuvent à peine au souffle du vent? - Ah ! - oui - la femme est toute dans les plis de sa traîne Qui tombent par derrière et roulent les feuilles mortes... Tu roules ainsi négligemment mes baisers douloureux... Mes pensées les plus chères se froissent sous tes pas... Je suis un vaste parc, tout autour de toi, vaste... Et un automne sanglant s'égoutte de mes branches Et tu t'avances... La traîne de ta robe ondoie sur mes baisers... -Je voudrais tant t'aimer que tes deux seins en pleurent. XXI

« Ave, maris Stella. » Anonyme vin-xe s.

Ton visage m'apparaît telle une constellation Au ciel si lourd et blême, tropical de mes rêves. Dans des lointains brumeux bourdonnent des tonnerres. Mon lit est soulevé par une mer d'insomnie. Les eaux immenses et vertes dans les lointains brumeux Déferlent. - Ton visage m'apparaît. Des éclairs brûlent. Le tonnerre tonne. Et le ciel tourne. Ton visage m'apparaît telle une constellation. Les nuées se déchirent et ton œil me regarde. Ton œil scintille et pleure dans l'eau comme une étoile. Le voile redescend. Les brouillards m'enténèbrent. L'eau multiforme et verte déferle lourdement. Au nord, dans les lointains brumeux bourdonnent des tonnerres. Telle une constellation ton visage disparaît. XXII

« Sederunt in terra, conticuerunt. » JÉR., Lam., cap. II.

Mon cœur est une dalle de tombeau, tout plat Et nu, étalé tout à plat, et froid, et nu, Une dalle de marbre noir, ou mieux, de pierre ponce... Au centre d'une crypte, assis, je le contemple... Tout autour, des piliers, dans un immense effort, Bas, trapus, arc-boutés, s'opposent au poids énorme De la voûte qui m'envoûte. Tout autour, comme autant De gueules de ténèbres, de derrière les piliers, Paupières appesanties d'immenses pas de nuit, Le Néant bâille - et je suis accroupi comme au bord d'une fosse, Les bras ballants, la tête lourde de ténèbres... Mon cœur est une dalle de tombeau, où, froides, Mes deux mains de hantise bougent, épouvantées, Et lisent, et sautent, et, inhabiles, frôlent des mots, Déchiffrent hallucinées des caractères de fer, Où mes doigts saignent : - « Suicide-toi, suicide-toi. » - Mon cœur est une dalle de tombeau. XXIII

«... Lumen requirunt lumine... » SEDULIUS.

À travers nos cheveux, inextinguibles, mêlés, Nous voyons peu à peu s'éveiller tous les astres... Nos yeux s'ouvrent Et au fond de nos prunelles nous voyons sourdre Le feu mystérieux d'un tout dernier désir... Notre étreinte nous surprend ainsi que la nuit tombe Bouche à bouche et unis aux rives du sommeil. Des rêves fatidiques nous bercent doucement Au néant, au néant, vers l'agonie des cygnes, Des lys brisés par l'agonie des cygnes... - Nous sommes dans l'amour, assourdis et tranquilles, Ainsi que dans la couche profonde de la mort. xxrv

« Sitivit in te anima mea quam multipliciter sibi caro mea ! » Ps. LXII.

Sourde menace d'un orage qui ne vient pourtant pas, Le mal de nerfs gronde en moi et me fait mal, Hébétude et langueur -, je voudrais pleurnicher Et faire le gosse et me presser contre une femme. Un aigle comme mon immense désir monte droit au ciel ! Je le suis plein les yeux... je ne puis le saisir... Et retombe, couché, à plat, en plein soleil, Et regarde le vide du ciel qu'il a fui... Oh! ce parc!... terrasses étalées éclatantes jusqu'à l'Alpe Qui ruisselle, en moiteur, ainsi qu'un sein. Je t'appelle!... J'attends le mal de nerfs qui ne vient pourtant pas. XXV

«... quasi tristes, semper autem gaudentes... » PAUL, II, Cor., VI.

Nos baisers, nos caresses, chants d'alouettes ailés, Tombent du haut du ciel, ce soir, de ce ciel clair. La forte étreinte des chênes nous semble coutumière Et les bruits des forêts se mêlent à nos prières. Tout l'amour de la terre est si sincère, ce soir, Que tu es couchée, telle une colline, couverte de vignes. Et moi, je suis un fleuve, qui coule, lent et fier, Un fleuve qui charrie le soleil de ton nu Et qui boit, lent et fier le vin de ce soleil... Je t'épouserai ! Comme la route la sinueuse vallée, Ce soir, Dans un poudroiement d'or vers l'infini des terres... XXVII

«... Sitio... » JOAN., cap. XVIII.

Tes doigts me forcent, me tricotent, - cliquetis brusques, Éclairs rapides des bagues aux chatons des sourires, Entrevisions des dents aiguës, des lèvres dures, Des ongles susurrants en un vol éperdu ; Brisure et crissement des baisers secs et durs, Perlure des caresses, orgueil, éclaboussures, Sueurs, et sur mon front, vertige, effroi, stupeur, Au murmure ténu que tes doigts perpétuent ; Egratignures ; blancheur des mains, - goutte de sang ; Flirr ivoirin, fêlure au rouet continu De tes deux mains impures effilochant mon sexe ! De tes doigts effrénés dévidant ma luxure ! Siffle, souffle, ronron, - cliquetis brusques, Éclairs rapides des bagues aux chatons des sourires Dont, Sisyphe ou Onan, succube, tu me piques! XXVIII

« ... ad coelestia iter perepit arduum... » Sylvius ANTONARIUS.

Dans l'étreinte de mes bras tu t'es blottie toute nue. Aux feux de nos vitraux s'allume un froid soleil. C'est un essaim libidineux de guêpes-libellules, De micassures à ton vis clair en auréole, Quand tes yeux grands ouverts rutilent par la chambre... Tes dents se nacrent. Tes lèvres exsangues Se crispent d'un baiser qui n'est jà plus pareil... Mes doigts te cinglent. Ton cœur fulgure. Et tes seins pleurent. Viens! - Je me suicide dans un baiser halluciné. Viens! - Mon âme se noie dans un sanglot halluciné. - Notre volonté cligne aux blandices luxures. Nous n'avons que l'étreinte pour nous désabuser. Dans l'étreinte de mes bras tu t'es blottie toute nue Et tu baises mon corps nu... XXIX

«... Oculos fui caeco... » Offertoire saint Jean Cartius.

Un assouvissement cuvant sa volupté Ton œil, très lourd et bas, très grave me regarde ; Mais je n'en suis pas sûr; peut-être que déçu Il regrette déjà son rêve de l'amour... Vois-tu, ta main aussi retasse ton chignon ; Ce geste était de trop... Moi, je me sens tout gauche D'être encore une fois à portée de ton rêve Et sans savoir même si ton œil m'entrevoit... Évidemment, j'ai tort d'être là, frêle et nu, Encor debout, à me bleuir au seuil de tes paupières ; Tandis que ramassée, entremêlée de voiles, Tu t'oublies tout entière d'être dans un fauteuil. Je suis glacé. Tu m'apparais bouffie. Ton œil, un rond Qui bâille, un assouvissement repu qui bâille. XXX

« Confige timoré tuo carnes meas. » Ps. CXVIII.

Je veux bien t'enlacer à cause d'un poème Où il est dit qu'amour est la meilleure chose ; Mais je ne sais pourtant, ni tout à fait je n'ose Me mêler simplement à ta chair simple et nue... O Femme, ton ventre est trop sublime ! Jamais je ne devine Quand j'ose en approcher, - tant son aspect m'incline À de graves pensées, - tant il m'incite A m'approcher, à m'éloigner, à regarder, ... Ton ventre est une face austère au front d'orgueil...... Pourtant une ride moite m'incline et m'inquiète... Ton ventre d'or au profil vierge de galère ! XXXI

« Tibi soli peccavi... » Ps. L.

Je voudrais tant t'aimer que tes deux seins en pleurent! Je voudrais tant t'aimer que ton cœur en frissonne ! Vois-tu, je fais des gestes autour de toi, Je ne sais plus, je ne sais plus avec quoi je te baise, - Si de mes yeux, si de mon sexe, si de mes lèvres, ... Peut-être que nos ventres se frottent l'un contre l'autre...... Et peut-être avons-nous toujours été ainsi... Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus. xxxrv

«... datus est mihi stimulo carnis meae angélus Satanae, qui me colaphizet. » PAUL, II Cor., XII.

Je suis au bord de l'eau et je pense à tes charmes, Je pense tristement aux cris de mes alarmes, A la tempête, au grand naufrage et à la plage Où la mer, comme ta robe, étale des naufrages. Et au bruit des flots proches, j'admire ta puissance ; Ta robe, grande écarlate éblouie de mon sang Et ta face amaigrie, et tes deux grands yeux las, Qui comme mes pensers au bord de l'eau rougeoient. Tes deux bras nus, j'ai envie de les mordre Et ta chair parfumée qui sous ta robe est nue ! Déshabille-toi ! Je vais te montrer mes blessures ! Déshabille-toi ! Je veux t'admirer toute nue ! ... Tes seins-soleils palpitent encore au loin. Et ton triste nombril comme un œil grand ouvert Est un ciel rempli d'affres et de lumière... Même tes longs cheveux ne peuvent t'anuiter Ils sont un horizon tout flabescent d'éclairs... - Rhabille-toi - je ne puis t'entr'aimer à cette heure. Ta robe m'apparaît comme une dernière vague Qui m'apporte, anudé, un débris de mon âme. XXXV

«... mare Rubrum sicco vestigio transire fecisti... » Préface du Samedi Saint.

Emporté par le rythme énorme des luxures, J'ai pu franchir, heureux, le cap et les ressacs De l'ennui, du dégoût - honte, tristesses, rages - Et j'accoste à tes bords, ma Dame des Naufrages! Derechef à genoux et un rosaire aux doigts, Le corps encor meurtri et l'âme toute pâle, Je suis le revenu d'un très lointain orage Et t'apporte, humblement, les dons de ton passé : Ci, ta Robe écarlate or-frangée de mon sang Afin de t'investir aux jours de mauvais deuil De la sombre grandeur d'un vers halluciné ; Ci, ton voile violet fin-tramé de mes larmes Afin d'en apaiser aux jours de triste joie Ton nu cardinalice constellé de morsures ; Ci, la Bague à ton doigt; - ci, la Tiare à ton front; Ci, les baisers, tous les baisers, tous nos baisers, Les Pierreries, vices précieux, et l'Encens rare : L'exotique apparat du blasé voyageur ! - Ma Dame ! veuille accueillir ma simonie Tout ce, je l'arrachai au fond de ton passé. Je suis le revenu d'un très lointain orage. Je suis ton bon servant, ma Dame des Naufrages ! XL

« Qui de morte cogitât miror quod laetatur... » BERNARD : Rhythmus de contemptu mundi.

À l'horizon des temps nos deux têtes se penchent. Nos mains n'osent se joindre. Nos bouches sont forcloses. Nous sommes inclinés l'un vers l'autre, sans autre; L'anankè de l'amour alourdit nos deux fronts...... Et notre pose a quelque chose des surhommes... A cause de nos grands yeux nous sommes éternels... Nous nous aimons obstinément depuis toujours. Et toujours inclinés nous grandissons encore. Nous sommes deux Titans qui supportons la mort. La voûte de l'amour se coule à nos épaules. Et, nos fronts inclinés, nous sommes deux poèmes : Extase de la mort en symboles d'amour...... A l'horizon des temps nos deux têtes se penchent... - Mais pour tous les mortels qui d'en bas nous contemplent Nos regards sont creux et nos têtes sont blanches.

Saint-Pétersbourg-Streïlna-New York4. 1910-1912. Poèmes de jeunesse retrouvés

Je crache sur la beauté qui amène le malheur, Je crache sur la raison qui veut être trop belle, Je crache sur le destin qui ne veut rien admettre, Je crache sur les mots qui trompent l'animal, Je crache sur la vie qui n'écoute pas la vie 5 ! NOSTALGIE6

... gratia plena

Tu es venue, ainsi qu'un pleur lointain, Ainsi qu'un souvenir d'un très lointain passé, Un râle d'amour, très doux, Au seuil de mon adolescence, Un soupir attristé au ris de mon cœur pâle.

Ô Bien-Aimée !

Bien des lustres sont passés et toujours chante encore le tourment de tes doigts, saigne l'éclat glauque des lunules de tes ongles, et mon âme angoissée boit encore la lumière défaillante de ton nom effacé.

Tu es venue, ainsi qu'un pas perdu, un écho oublié d'un très lointain amour, la prière étouffée des yeux clos à jamais, la larme lourde d'un dolent geste d'adieu.

O Bien-Aimée !

Bien des lustres sont passés et toujours pleure encore l'angoisse de tes lèvres, crie la déchirure des gestes de tes bras, et mon cœur alourdi baise encore le suaire de joie de ton nom trépassé.

Tu es venue, ainsi qu'une voix tue, ainsi que le parfum d'un très lointain bonheur, l'agonie triste des gemmes enfouies, une main blanche jailli du clos de nos désirs.

O Bien-Aimée !

Bien des lustres sont passés et toujours souffre encore l'effroi de ton baiser, coule l'automne sanglant de ta caresse d'or, et mon front éperdu songe encore aux fleurs ternes de la couronne de ton nom.

Tu es venue, ainsi qu'un souffle éteint, le rêve évanoui d'un très lointain sommeil, l'étoile de tristesse au cel froid des ennuis, l'envol fiévreux de ta mort trop hâtive.

O Bien-Aimée !

Bien des lustres sont passés et toujours tournent encore les astres de tes yeux, sonne le souvenir du glas de ta jeunesse, et mon être aveuglé reste encore accablé sous l'ombre de ton nom.

O Bien-Aimée !

Je remets entre tes mains les étoiles de joie que tu semas en ma vie, je remets en tes mains mon front trop lourd des songes que tu y fis éclore, je remets en tes mains mon cœur troublé par le parfum de tes lys noirs.

Mon cœur ! en tes mains je remets mon cœur. AMOURS

LE PAYSAGE CHARNEL

Sur les chemins de l'infini, voilà ce que disait la voix de rogomme d'un formidable pochard : - Ta forte carrure, tes os, comme les assises fondamentales d'un vaste paysage, chaîne granitique, supports inflexibles sur lesquels se dressent, ondoiement des collines, tes seins ! Tes doux seins, mamelons ensoleillés par les feux de ta bouche, champs et prairies qui descendent, nonchalants, vers les plaines des blés d'or, ton ventre ! Terres fertiles, ample ventre, retentissant du bruit des faucheuses mécaniques et de l'éclair des vies, vastes plaines où fulgurent les agglomérations humaines, - les fleuves et les routes l'ont pris dans leur filet, comme une proie, ton ventre en travail, et les caravanes grimpent autour, s'y collent comme des mouches et pompent cette charogne, ce cimetière des mois- sons ! Par au-delà, à l'horizon, le grand sinus de la mer primor- diale, la mer sanguine, où tes cheveux se sont teints d'un or dérisoire, d'un or que toutes mes amours ont voulu boire et qui les a empoisonnées; car ton front est têtu, et je me suis épuisé à contempler tes yeux où tournoie, vision ivre, roue des supplices, étoile de folie au ciel de la malédiction, ce dont tu es l'emblème : la Vie ! J'ai étreint tout cela. J'en eus la mer à boire, la mer de sang. Sois maudite, car tes cheveux ne sont pas de soleil ! J'ai toujours soif. LA ROUE'

Une femme se dressait, nue, éblouissante, vêtue de ses seuls cheveux. Son rayonnement ne venait pas de sa beauté formelle. Il était intérieur, comme si, à travers son corps charnel, un autre corps eût lui, avec intermittences, dans un entrebâillement, idéal ! Le Nu intérieur. Elle ne souriait pas ; elle ne méditait pas. Ses yeux étaient voi- lés par ses cheveux. Elle rayonnait. Elle se dressait, immense comme le noyau du monde, la Matrice. Tout autour d'elle, les nuages s'amoncelaient, lourds, mena- çants, plombés, ébranlés de sourdes secousses, tout chargés de vertige. Soudain, un orage épouvantable se déchaîna. L'encombrement des nues s'effondra avec le rugissement répercuté de millions de tonnerres. Et les éclairs giclaient. Ils giclaient vers la Femme. Les éclairs étaient des mains. Et la Femme m'apparut comme au milieu des airs, dans un cercle de mains. Toutes ces mains l'en- touraient. Toutes ces mains se tendaient vers elle. Il y avait les mains maigres de l'artiste, les mains moites du banquier; celles, crochues, de l'avare et celles, gourdes, du vieillard ; il y avait les mains timides du jeune homme, les mains adoratives du prêtre et les mains sacri- lèges de l'assassin. Les mains de tous les hommes, les mains de toutes les générations se tendaient éperdues vers la Femme, la Prostituée. Il y avait aussi les mains hallucinées du Christ. Elle se taisait. Elle était un moyeu ; tous les rais convergeaient vers elle depuis la jante des mondes. La roue tournait emportée dans la nuit, sursautait, battait des étincelles d'univers en univers comme sur des pavés ; les rayons se tordaient comme des éclairs et la Femme restait là, impassible, au milieu de cet orbe pâle d'élec- trium, au milieu de cette trombe de désirs déferlés dans l'au-delà. Alors je reconnus que cette femme c'était Toi, ceinte de la folie désespérée des êtres, Toi, ô Bien-Aimée, que je cloue, impla- cable, à l'arbre contorsionné de mon désir. LA PITIÉ2

L'Homme est seul, - bien seul. Dès sa naissance, il est tombé dans un baquet. Il pleut, cette nuit. Il fait noir. J'entends dans le silence comme des pas lourds dans les flaques d'eau. Ce sont les pas de mam- mouth des nuages qui bougent au ciel. Mais y a-t-il encore un ciel? - Je touche partout au cœur défoncé de l'Homme, ce cœur noir, défoncé, broyé par les pas lourds des peines, et qui pleure. Il pleure du sang. Les roues de la folie tournent dans les ornières du ciel et écla- boussent, de boue, la face de Dieu ! Les nuages sursautent comme des stupeurs. La lune surgit. Non, c'est bien la face de Dieu. Un visage désolé, glabre. Une tête chauve, toute ronde. La bouche, on croi- rait qu'elle va crever. Deux larmes ne peuvent tomber des joues. Tiens, je crois que c'est ma propre tête qui pendule, désolée, dans l'espace. Un nuage bouge. Deux pattes d'ours se posent sur mes épaules et, là-haut, une langue charnelle lèche les yeux de Dieu. Je ne vois plus que ma face dans les nues et une langue de chien qui sort, chaude, d'un nuage... Quelque chose bouge. Un pan de nuit s'écroule. Est-ce toi, Femme ? Pitié.

Paris, 1912. En marge de Amours

LA CORNE D'ABONDANCE3

A Fêla

« La pleine lune d'août fait déborder le moût4. » Les Almanachs

...J'aime les étoffes lourdes, - les brocarts, les velours, fin- tramées d'orfroi ou imbibées de pourpre et ces tissus inouïs de Golconde dont se revêtissaient les Courtisanes Sacrées. - J'aime les mosaïques craquelées par les larmes des martyrs, les balde- laires éclaboussées de rouille des gladiateurs, les cuirasses cabos- sées, la Dame en Noir et ces gros cabochons, troubles comme des hoquets, qui scandent l'agonie des rois Goths dans l'histoire. -J'aime les peaux de truie piquées des vers, les enluminures décalquées des vieux livres d'heures, les fers éteints, les armoi- ries guerrières de ceux qui sont des morts, l'hermeline et, sur- tout, l'épaisse fourrure nocturne de la Grande-Ourse. -J'aime la vie effilochée des tapisseries, la poussière des temps sur la dorure des cadres, l'ultime braise des sourires, le crépuscule qui cendre dans un musée, les grandes salles royales pleines de nuit, l'heure désuète, les harmonies funèbres des escarboucles enfouies et l'œil de paon de la Folie. -J'aime les nimbes lointaines sur la face exsangue des flagelles, le regard fixe des cierges, la lèvre crispée des fièvres, la peau trouée des jeûnes, les mains halluci- nées qui s'élancent des prières et ce cœur flamboyant du grand Christ d'or. -J'aime l'or, - la Toison d'or, les Bandeaux d'or, - et, surtout, le sang vermeil des Chimères assassinées. Ah, le sang ! -j'aime le sang... Tout cela, dit la Femme, coule de mon sexe insondable, quand la lune, mystérieusement l'entr'ouvre. BAISER

Jour automnal, quand les rêves de la croissance meurent, Le héros grée son navire, flèche dans l'infini de l'action. Et l'arbre, lourd des fruits trop mûrs du temps, Secoue dans son giron, la moisson du désespoir.

Fier, les courants l'emportent vers la haute mer, Les désirs vont et viennent sur la rive, lumières tremblantes sur les tiges. Le rêve spirituel s'envole, hâtif et matinal, Mais la douleur du soir tombe à pic sur son cœur.

Le devenir hennit, souffle en rigides métallurgies. La houle et le ressac brisent net le grand mât. Héros taciturne. La douleur n'est plus pour ceux qui débarquent. Les moussons de l'équateur baignent tièdement le navire.

La douleur passe comme un chant qu'on n'a pas achevé de chanter. L'offrande du sang, libation vaine, indifférente. Le monde, baiser paternel, s'enfle tout autour. Apaisement, quiétude, le mal n'est plus.

Il y a des rayons dans le ciel, striures. Souffle des mondes, musique qui l'accompagne. La nuit consciente se mire dans les froids bouleaux d'argent Et le jour est comme un rêve au fil des eaux.

Otto Klein (traduction de Biaise Cendrars)

Poème publié sous le nom de Frédéric Sauser

LA LÉGENDE DE NOVGORODE

C'est alors seulement que j'étais un vrai poète.

Lorsqu'on a dix-sept ans - comme a dit Arthur Rimbaud - on n'a que poésie et amour et tête... C'était une même soirée suffocante, les tilleuls enivraient comme la bière de Munich. Et le vent somnolent goûtait l'écume des papillons autour des réverbères... Et les villas des honorables Suisses en troupeaux de fringants moutons roses descendaient à l'abreuvoir.

Et moi, comme un somnambule, je descendais du cinquième étage le long de la gouttière ; moi, ce jour-là, je m'enfuyais de la maison de mon père.

Je voulais m'engouffrer dans la vie de la poésie et pour cela il me fallait traverser la poésie de la vie. J'étais le Hollandais Volant, sous moi scintillaient les époques et les destins et les sombres nuées de la flotte hanséatique me suivaient à grand'peine et moi je les attirais vers l'Orient où nous attendait Novgorod - royaume de l'or puant des fourrures que, du Pôle, venus de leurs comptoirs et leurs isbas, des archers à face de Mongols nous apportaient, exigeant de la vodka en échange. Les plaines luisaient comme de l'hermine dans le soleil couchant, piquetées de corbeaux dans la neige fraîche... Je contemplais les neiges et je vis comme en rêve des files de moines qui marchaient vers leur Dieu de patience. Dans un énorme livre à l'odeur de cire, j'ai lu son histoire. J'étais le moine qui psalmodiait, penché sur ce livre qui de ses ailes jaunies effeuillées survole l'étendue des siècles et des royaumes pour nous prouver à tous que tour à tour disparaît et revient ce qui existe avec nous... Mais la vie sans fin demeure immuable ! Ma plume grinçait et ma fièvre montait dans ma naïve poursuite de la gloire ; et sous la couverture dorée du livre, c'est moi que je voyais, prêtre dans la pénombre de l'église orthodoxe. Et les mots que je laissais tomber étaient les pièces d'or que je devais payer aux marchands avant de pouvoir les lancer dans le monde. Mes mains caressaient la gorge souple des plus douces beautés, et de ces mains je tordais le cou de mille marchands suants et vaniteux - et moi aussi j'étais un puissant marchand, effleurant avec délicatesse les choses payées de mes deniers... Mais en réalité, je n'ai même pas pu frôler une chair parfumée et tendre et tiède comme la neige... ni le creux, si chaud aussi, tendre et soyeux vers lequel tendait mon vif animal.

Dans le Nord où le ciel renversé comme un baquet inonde tout de lait, et sans doute la Voie Lactée ne tarira jamais, et où vogue la lune, motte de beurre frais - ce Nord, y suisse vraiment allé ? Ah ces nuits blanches de Saint-Pétersbourg comme un halo de champs blancs dans ma mémoire. À minuit on relevait les ponts - portes de pierre conduisant au ciel ou hors de l'enfer... Mais qui entrait ou qui sortait je n'étais pas fichu alors de le distinguer et ma mémoire depuis lors est comme la nuit blanche car on a enlevé mon Hélène et Troie est déjà réduite en cendres.

A cette époque j'étais un jeune homme de dix-sept ans et Novgorod m'accueillit avec ses troupeaux de maisons de bois grâce auxquelles mes ennemis ont pu forcer la citadelle de mon amour inaccessible et ne laisser derrière eux que cendres, que cendres, que cendres. Dans quel cerveau a germé l'idée stupide que la beauté est éternelle ? Peut-on s'emparer de l'éternité? Le soir, dès l'envolée des cloches au-dessus de la ville comme des diables pendus à l'arbre céleste, je voyais les incendies futurs et derrière eux cheminaient les hermines du rouge empire russe, cendre froide, blanche comme le givre avec ses tisons noirs... Et je me suis vu moi-même cendre après l'incendie des sentiments et de l'espoir. Éternel incendie attisé par la porte ailée de la banque de Rostov où je travaillais dans un salon glacial et où j'avais toujours honte de lancer un sou de cuivre dans la sébile du pauvre et d'avoir l'air d'un millionnaire descendu à l'hôtel d'Angleterre de Saint-Pétersbourg où l'orchestre tzigane avec ses balalaïkas vous vide la raison à coups de balai, et soudain surgit Rogojine qui jette des billets par liasses dans les bras de sa bien-aimée. Demain quand ma Jeanne et moi prendrons l'express Transsibérien et que passé l'Oural nos réserves seront épuisées, Rogovine, mon bienfaiteur, nous étonnera, s'occupant lui-même du train, enfournant des briquettes de roubles dans la gueule rouge de la locomotive, pour nous entraîner toujours plus loin, plus loin, et nous faire fuir ce qui nous attend tous - et les riches et les pauvres - au bout du chemin terrestre...

Ah ces fourrures russes - combien en est-il passé entre mes mains de Suisse, tout Suisse pourrait me l'envier... Mais le poète aussi est un suisse aux lourdes portes entre le paradis et l'enfer - pour que le bien ne puisse se changer en mal... et que le mal soit éternellement contenu. Tout autour - ténèbres, comme dans l'âme d'un moujik. Dehors le ciel humide et froid brille de tous ses clous comme si quelqu'un s'évadait des souillures de la vie et que seul reste visible le furtif scintillement de sa semelle dans la nuit. Sur la chaussée de bois je marchais, longeant les entrepôts, les baraques et les tavernes comme sur une Voie Appienne pavée de cercueils. Par cette nuit sans lune je faillis chuter, sans doute dans ta tombe ouverte. Oui, c'était bien ta tombe, béante, 0 Seigneur, car des étincelles aussi douloureuses n'auraient pu jaillir de mes yeux d'homme dans l'obscurité.

Comme moi tu travaillais dans le magasin du célèbre Juif Leuba, tes stigmates saignaient, tels des rubis, sous le regard des visiteurs, et nombreux étaient ceux dont tu affublais les oreilles et les doigts de pierres précieuses, Ô Jésus, et tu parais les gorges dénudées de tant de Madeleines de la nuit, toi qui avais chassé les marchands du temple d'un coup de fouet sec.

Non, je ne veux pas toute ma vie acheter et vendre, je veux vivre en aventurier, en vagabond, aux frais des marchands, je veux que la réalité m'apparaisse comme un rêve et vivre dans un monde de visions.

Cette année-là, on tira sur les bosquets le long des chemins comme sur les grévistes de Gapone. Demain quand nous nous enfuirons dans l'express Transsibérien, la pedte Jeanne et moi, vers Port-Arthur, vers Kharbine, vers les vagues de plomb de l'Amour où, comme des rondins, les cadavres jaunes remontent toujours en surface, nous trouverons, enfin, le chemin qui conduit à nous et à l'amour sans savoir que cet amour déborde de sentiments morts.

Car il n'est terre plus inconnue ni lieu plus attirant que l'âme humaine... J'ai peur d'éclater en sanglots.

Au-dessus de moi pend la lampe du wagon, gluante de la chiure des mouches obsédantes, comme l'énorme morve d'un pitoyable voyageur. Pendant des heures je regarde à travers la vitre nocturne embuée d'une sueur brûlante. Un cyprès solitaire, tout revêtu d'âcre poussière, regarde les fenêtres closes de la maison de mon père comme le moine qui me suit depuis tant de lieues le long du chemin, éternellement à mes côtés, pour me lire éternellement un fragment de la légende de la Nouvelle Ville resplendissante, légende que peut-être je vous conterai un jour.

Dans le ciel froid du Nord le soleil roule, paisible, soleil géant des Slaves : roue à rayons de bois qui restera éternellement la cinquième roue du carrosse des peuples.

Mon rêve au ralenti comme une somnolente cadence :

Les longues bandes des plaines infinies sur la Russie vaincue et soudain un poulain approche, approche de plus en plus - sang neuf à travers la gaze des neiges.

DOSSIER

NOTICES ET NOTES

LES PÂQUES

NOTICE C'est à New York, à Pâques, en 1912, que tout commence pour Cendrars : un poème qui le fait entrer dans la modernité, un nom nouveau pour signer cette entrée et une légende qui ne cessera plus de multiplier les interférences entre le réel et l'imaginaire, le rêve et la vie. Quatre ans après son premier séjour en Russie, Freddy Sauser était revenu à Saint-Pétersbourg sur les traces de celle qu'il appelle Hélène-la-morte, une amie russe qui s'était peut-être suicidée. Au cours de l'été 1911, il commence un roman autobiographique, Aléa, écrit les poèmes de Séquences et pense même à s'établir en Russie. A l'in- vitation de Féla Poznanska, qu'il a rencontrée à l'université de Berne, il s'em- barque à Libau (Courlande) pour le Nouveau Monde sur le Birma. Au cours de la traversée, du 21 novembre au 11 décembre 1911, il tient un Journal qui donne la mesure de son désarroi et de son attente : « Vaisje crier ainsi qu'un nouveau-né? » {Inédits secrets, Le Club Français du Livre, 1969, p. 153-194). Aux États-Unis aussi, il songe à s'installer, sans plus de suite. A son retour en Europe, fin juin 1912, il décide de rester à Paris où, en novembre, il publie son « premier poème », Les Pâques, dans un numéro spécial de la revue Les Hommes nouveaux qu'il vient de fonder avec deux jeunes écrivains, Emil Szittya et Marius Hanot. Tel est, en effet, le titre originel du poème qui deviendra Les Pâques à New York en 1919, lorsqu'il sera recueilli dans Du Monde entier, aux éditions de la NRF. Dans ses entretiens avec Michel Manoll, en 1950, Cendrars mettra au point « la geste » de sa propre passion de poète. Le Vendredi Saint, après une nuit d'errance à travers la ville qui lui permet d'entendre La Création de Haydn dans une église presbytérienne, tourmenté par la faim, il rentre chez lui, s'en- dort et se réveille trois fois pour écrire. Le lendemain, conclut-il, «j'ai relu la chose. J'avais pondu Les Pâques à New York » - telles qu'il les publiera avec seu- lement trois ratures. Difficile de concevoir plus harmonieuse conciliation des faits et des signes, de la vie et de l'écriture : à l'imitation du Christ qui l'ac- compagne, l'errant vit sa propre Passion, avec les stations successives qui le conduisent dans les bas-fonds de New \brk. Au sortir de cette nuit d'angoisse, l'errant, Christ de la modernité, va renaître en poète mais, si l'on peut dire, hors champ : en tant qu'auteur de ce poème inaugural qui manifeste sous la tutelle de Haydn le triomphe de la création sur la mort Voilà pour la légende, une des plus fascinantes d'un orfèvre en la matière. L'enchaînement des faits semble avoir été plus complexe et prosaïque. S'il n'a rien publié jus- qu'alors, l'auteur des Pâques n'est pas vraiment un débutant. Rien d'une création ex nïhïlo : il écrit au moins depuis deux ans (il recueille les Séquences en 1913) et entre le « premier poème » et MoganniNameh-récit d'une Pâque russe - les liens sont multiples et parfois textuels, comme l'a montré Yvette Bozon-Scalzitti ( Cendrars et le Symbolisme, 1972). Il est probable, par ailleurs, que Les Pâques n'ont pas été achevées à New York mais à Paris, au cours de l'été suivant, entre le 10 et le 31 août selon Pierre Caizergues (« Cendrars et Apollinaire », Sud, 1988). Cette irruption dans la modernité n'est pas non plus sans précédents ni compagnons d'écriture : Remy de Gourmont et son Latin mystique, François Villon, la littérature romantique du silence de Dieu (Jean Paul, Vigny, Nerval), mais aussi « Le Revenant » de Jehan Rictus (Les Soliloques du pauvre, 1897) apparaissent comme autant d'intercesseurs. Que Cendrars à son tour ait pu être l'intercesseur clandestin d'Apollinaire, tel est l'ob- jet d'une longue polémique déclenchée par Robert Goffin (Entrer en poésie, 1948), mais suggérée par l'auteur des Pâques lui-même qui a multiplié allu- sions et insinuations en ce qui concerne l'influence de son poème sur Zone. Les ressemblances, surtout thématiques, entre les deux poèmes sont, en effet, frappantes, et l'on sait que Cendrars, alors parfaitement inconnu, avait envoyé un manuscrit des Pâques à Apollinaire en septembre. Celui-ci l'a-t-il reçu ? Le doute n'est pas levé. Et surtout qu'en conclure ? Sur ce débat, où les questions d'antériorité sont parfois obscurcies par des querelles de préséances, on pourra lire notamment les contributions de Marie-Jeanne Durry, Michel Décaudin, Pierre Caizergues, Marie-Louise Lentengre et Zbigniew Naliwajek (voir infra la bibliographie). Quoi qu'il en soit, c'est bien en 1912 que Cendrars se fait un nom et entre dans l'avant-garde pari- sienne, avec un poème qui offre l'exemple unique chez lui d'une rencontre entre une forme classique (le distique, le recours tantôt aux rimes et tan- tôt aux assonances, l'alexandrin dominant, l'intertexte religieux) et une sensibilité éminemment moderne (le déracinement, la solitude dans la grande ville hostile, le silence de Dieu). Le manuscrit original des Pâques est inconnu. La Bibliothèque littéraire Jacques Doucet possède un manuscrit de copie acheté par le couturier mécène à Cendrars. Un autre manuscrit ayant fait partie de la collection Paul Eluard est à localiser. Nous suivons le texte des Hommes nouveaux, illus- tré en frontispice par un dessin - énigmatique - de l'auteur, dont les variantes révèlent qu'il représente un homme en train de se masturber. En note nous indiquons les principaux remaniements qu'apporteront Du Monde entier (DME, 1919), la revue La Rose rouge (KR, n° 14, 31 juillet 1919) et les Poésies complètes (1944, 1947, 1957). La plus belle édition du poème a été publiée chez Kieffer, en 1926, avec 8 bois gravés de Frans Masereel. NOTES 1. Agnès : Agnès Hall, fille du peintre anglais Richard Hall dont on connaît un beau portrait de jeunesse de « Freddy ». Les deux frères Sauser ont rencontré ensemble Agnès au cours d'une promenade sur le lac de Neuchâtel. Elle épousera l'aîné, Georges, qui pour elle transforme son nom en Sauser-Hall. Freddy-Blaise semble avoir été amoureux lui aussi de celle qu'il évoque à nouveau à la fin de la Prose du Transsibérien. Dans le contexte religieux du poème, Agnès fait écho à agnus. 2. Remy de Gourmont (1858-1915) a été pour Cendrars l'admiration de toute une vie, comme en témoigne notamment « Paris, port-de-mer » dans Bourlinguer ( 1948 ; TADA 9). Aussi vaste que diverse, l'œuvre de Gourmont comprend des poèmes, des romans, du théâtre et des essais critiques. Il collaborait régulièrement au Mercure deFrance dont il était le maître à pen- ser. Considérable est son influence sur la formation de Cendrars qui datait sa « naissance intellectuelle » de sa lecture du Latin mystique (1892), une compilation de poètes latins chrétiens du Moyen Age. Pangue lingua, « Chante, ô ma langue », est un poème théologique que Gourmont attribue à Fortunat (vir siècle) ou à Claudien Mamert (VIe siècle). « L'arbre géant » auquel s'adresse le poète latin est la Croix. Cendrars reproduit la traduction de Gourmont sauf pour « superni » : il remplace « suprême » par « supérieur » (Le Latin mystique, rééd. Mercure de France, 1930, p. 90-92). 3. Le Vendredi Saint. 4. À ce vers feront écho les vers 16 et 49 de la Prose du Transsibérien : « Un vieux moine me lisait [chantait] la légende de Novgorode ». 5. Né dans un milieu protestant mais fasciné par les rites catholiques, Cendrars s'est passionné pour l'histoire religieuse et l'hagiographie, tout en affirmant à maintes reprises ne pas avoir la foi. Sa conversion in extremis, alors qu'il était très diminué, ne saurait affecter la lecture de l'œuvre. fi. Le peintre Eugène Carrière (1849-1906) est célèbre pour le clair-obs- cur presque monochrome, qui caractérise ses nombreux portraits. 7. RR : « Elles ont du rouge aux lèvres et du noir aux sourcils. » Cette étrange variante, qui édulcore la version originale, est si peu typique du poète qu'on peut s'interroger sur le véritable auteur des multiples corrections - et incorrections - que présente le poème dans La Rose rouge, une revue dont Cendrars fut pourtant le collaborateur régulier durant sa brève existence (16 numéros du 3 mai au 16 août 1919). L'homme d'affaires Jean Galmot - le futur héros de Rhum - en était le commanditaire. 8. 1944 : « Où il est dit ». 9. Bourrié-Wladislasz : peut-être une localité polonaise mal orthographiée et non identifiée. 10. Le cabochon est une « pierre fine ou précieuse polie, mais non taillée en facettes » (Robert). 11. RR : « Peut-être que la foi me manque et la bonté, ». 12. 1944 : ... « dans les mains ». 13. RR : « Ne lèvent pas » ; 1957 : « N'y lèchent pas ». 14. 1919 : « [...] ils t'ont fait ton procès ; » « [...] ils ne sont pas tout à fait mauvais. » 15. 1944 : « cachent « 16. Avant la blessure de Cendrars, les fantasmes de mutilation de la main sont étonnamment nombreux dans ses textes. 17. Cette silhouette annonce celle de Moravagine, le double dont la figure maléfique hante Cendrars dès cette époque. Après une longue gesta- tion, le roman homonyme, imaginé avant-guerre, commencé dès 1917 et considérablement transformé, ne paraîtra qu'en 1926. 18. Cendrars semble se méprendre sur la nationalité du peintre et dessi- nateur japonais Hokusaï (1760-1849). 19. RR : « Cette dernière idée m'a d'abord fait sourire. » 20. Cette répétition anaphorique est probablement empruntée à la « Ballade des Dames du temps jadis » ou à la « Ballade des Seigneurs du temps jadis » de François Villon que Cendrars avait édité à la Sirène dès 1918 et qu'il considère comme le père de la poésie moderne (Villon, Poésies, éd.J. Dufournet, GF-Flammarion, 1992, p. 108-114). Il se souvient sans doute aussi de Jehan Rictus (1867-1933), un poète qu'il lisait à cette époque et qui reprend déjà la litanie de Villon dans son « Revenant » : « Ous qu'il est ton ami Lazare? Et Simon Pierre? Et tes copains... / Et Mad'leine... ousqu'alle est passée? » (Les Soliloques du pauvre, 1897, p. 114-115). 21. Les six vers qui précèdent sont absents de RR. Le « verset d'interroga- tion », comme dit Gourmont d'où provient cette citation, et ses trois occur- rences sont empruntés à Victimaepaschali laudes, une séquence attribuée à Notker ou à Wipo (LeLatin mystique, p. 146-148). Les réponses de Marie - Marie-Madeleine - sont ajoutées par Cendrars. 22. Rauquer, synonyme de feuler, désigne le cri du tigre. 23. DME, en 1919, supprime « seigneur » dans le deuxième vers de chacun des quatre distiques précédents. 24. Ces deux vers remanient un fragment inédit à'Aléa, « roman à la cantonade » et autobiographique que le poète a entrepris à Saint- Pétersbourg au cours de l'été précédent et qu'il a emporté avec lui à New York : « Cent mille toupies tournaient, tournaient autour de lui; ... non, cent mille femmes; ... non, cent mille violon- celles. » Ce passage ne sera pas repris dans Moganni Nameh, une ver- sion réduite du roman que Cendrars publie dans Les Feuilles libres, en 1922. 25. Après 102 distiques rimés ou assonancés, regroupés en XVII séquences, le poème s'achève sur un vers unique. 26. Le manuscrit - calligraphié - des Pâques acheté à Cendrars par Jacques Doucet précise : « 6-8 avril 1912 ».

NOTES SUR LE VOLTURNO 1. Parti de Libau (Courlande) pour New York sur le Birma, Cendrars est revenu en Europe sur le Volturno. Écrit pendant le voyage, ce poème resté inachevé est à peu près inconnu. Retrouvé par Miriam Cendrars, il a fait l'objet chez Fata Morgana, en 1989, d'un tirage confidentiel de 27 exemplaires comportant tous en frontispice un dessin original signé de Pierre Alechinsky. A la fin de la même année, l'Atelier Clot a publié à nouveau le poème dans un portfolio comprenant trois lithographies en couleurs du même artiste, format 60 x 90, accompagné d'une planche reproduisant en fac-similé le manuscrit du poème et des croquis de Cendrars, extraits d'un cahier inédit intitulé Le Retour, ainsi que de sept feuilles, même format, reprenant soixante-trois dessins et études ins- pirées par le poème. Le tirage était de 99 exemplaires. 2. Dans Les Pâques, déjà, un manchot « tourne l'orgue de barbarie ». Voir la note 16 des Pâques et le dossier « Sur la spiritualité de la main » réuni à la suite des Armoires chinoises, un récit inédit de 1917 (Fata Morgana, 2001). PROSE DU TRANSSIBÉRIEN

NOTICE L'Homère du Transsibérien : c'est l'écrivain américain John Dos Passos qui a baptisé ainsi son ami Cendrars, d'une formule heureuse qui consacre le poème le plus célèbre de son auteur tout en faisant valoir sa dimen- sion légendaire. Rilke, de son côté, saluera en lui un chanteur des rues génial. Voir en Cendrars un aède et l'aède de ses propres exploits suffi- rait déjà à tenir à bonne distance la lancinante question autobiographique : au cours de son séjour russe entre 1904 et 1907, Freddy Sauser a-t-il pris, n'a-t-il pas pris ce train dont il deviendrait le poète? La réponse qu'il a faite à Pierre Lazareff qui l'interrogeait est bien connue : « Qu'est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l'ai fait prendre à tous ! » (Miriam Cendrars, Biaise Cendrars, p. 485.) Projeté dès 1870, décidé par Alexandre III qui pose le premier rail en 1891, le Transsibérien est presque achevé sur la totalité de ses 6 500 km lorsque Freddy arrive en Russie en 1904. Mais la guerre russo-japonaise a interrompu les travaux et le chemin de fer à voie unique sert au trans- port des troupes russes. Leur défaite inattendue entraînera une modifi- cation du tracé, Vladivostock devenant alors le terminus à la place de Port-Arthur cédé aux Japonais. Aucun document n'atteste que Freddy - et surtout dans une période aussi troublée - ait pu entreprendre un voyage aussi long et risqué. Rien n'interdit d'imaginer qu'il ait admiré ce train en gare de Saint-Pétersbourg ou de Moscou. Peut-être était-il monté à bord d'une des quatre voitures de luxe présentées à l'Exposition universelle de Paris, en 1900. Quoi qu'il en soit, le voyage en Transsibérien comme toute la saga de Rogovine, le « patron » de cet étrange « Biaise » d'avant l'invention de son pseudonyme, s'il relève de l'autobiographie c'est évi- demment sur le mode de la transposition épique. Inutile de chercher à identifier davantage sa petite compagne de route à la double orthographe, cette petite Jeanne-Jehanne de France, tour à tour prostituée et sainte : « c'est son Eve. La côte qu'il s'est arrachée », comme il le déclare dans la présentation qu'il fait de son poème dans DerSturm (nous la reprenons en page 35). Outre la beauté du poème, c'est l'extrême singularité de son édition qui a fait la fortune de la Prose. Il s'agit d'un poème-objet ou plutôt d'un poème-tableau, composé de quatre feuilles collées et formant un dépliant plié en deux dans le sens de la longueur puis dix fois dans le sens de la hau- teur, l'ensemble atteignant une hauteur de 200 cm sur une largeur de 36 cm. Le poème est à lire verticalement sur la partie droite du dépliant, tandis que la partie gauche est illustrée par des compositions en couleurs de Sonia Delaunay, ajoutées au pochoir sur chacun des exemplaires. Les 150 exem- plaires prévus, note Cendrars, auraient égalé, mis bout à bout, la hauteur de la tour Eiffel, mais tous n'ont pas été montés et l'on ignore le nombre exact de ceux qui ont été mis en circulation, plus de soixante probable- ment. Aussi rares que fragiles, ce qui dissuade de les exposer, ils figurent au catalogue des musées aussi bien que des bibliothèques et, dans les salles de ventes, ils atteignent aujourd'hui des prix considérables, de 500 000 à 900000 francs récemment, selon le support (parchemin, japon, simili-japon). Cendrars et les Delaunay s'étaient rencontrés chez Apollinaire, au 202, boulevard Saint-Germain. Et bientôt il était devenu leur meilleur ami, raconte Sonia dans Nous irons jusqu'au soleil (R. Laffont, 1978). C'est elle qui avait eu l'idée d'un livre vertical et elle s'était inspirée du texte pour « une har- monie de couleurs qui se déroulait parallèlement au poème ». Poète et peintre avaient choisi ensemble les caractères, de différents types et gran- deurs, « choses révolutionnaires à l'époque ». Et ces caractères avaient été colorés comme le fond du poème pour s'harmoniser avec l'illustration. L'ensemble était présenté par les auteurs comme le « premier livre simul- tané ». La parution du poème déclencha une sorte de bataille du Transsibérien, plus connue sous le nom de querelle du simultané. Entrèrent dans la polé- mique le poète Henri-Martin Barzun, qui revendiquait au nom de l'anté- riorité un droit de propriété sur l'usage et la définition du mot « simultané » qu'il entendait cependant tout autrement, mais aussi les Delaunay aux côtés de Cendrars, ainsi, plus modérément, qu'Apollinaire. Campagnes de presse, lettres ouvertes et mutuelles incompréhensions se multiplièrent jusqu'à la déclaration d'une tout autre guerre, celle de 1914. (Voir les études d'Antoine Sidoti, Monique Chefdor et Jean-Pierre Goldenstein dans la Bibliographie.) Sur l'emploi singulier du mot « Prose », pour désigner un poème, Cendrars s'est expliqué dans une lettre à l'universitaire russe Alexandre Smirnoff : «je l'ai employé dans le sens bas latin de "prosa", "dictu". Poème me semblait trop prétentieux, trop fermé. Prose est plus ouvert, populaire. » (Inédits secrets, p. 370). Selon la liturgie chrétienne qu'il découvre dans Le Latin mystique de Gourmont, la prose est une hymne chantée entre l'Épitre et l'Évangile. Mais le choix de ce mot est sans doute surdéterminé. Près du Bateau ivre de Rimbaud, la Prose pour Des Esseintes de Mallarmé apparaît comme une des sources probables du poème de Cendrars, avec un voyage qui hésite entre le souvenir et le rêve, la compagnie d'une « sœur sensée et tendre » et même un éloge des lys. Le manuscrit original de la Prose est inconnu. Le Fonds Delaunay, légué à la BNF, contient un premier état du début du poème, sans variantes notables ou presque. Rien dans les archives de Berne. Le musée d'Art et d'Histoire de Genève possède une maquette originale de travail, annotée par l'auteur qui ajoute « expl. unique dans cet état ». Depuis l'édition ori- ginale, le texte de Cendrars est publié seul. Lorsque la Prose sera recueillie dans Du Monde entier, en 1919, elle se verra « dédiée aux musiciens », ce qui n'était pas le cas de l'édition originale. Sonia Delaunay s'étonnera de ce changement de partenaire qu'elle n'entérine pas et dans lequel elle est près de voir un reniement de leur collaboration. En 1957, Seghers reproduira les jeux typographiques de 1913 (sous un nouveau titre : Le Transsibérien), ainsi que les épreuves corrigées du poème (coll. particulière). Aucun fac-similé, sinon de format très réduit, n'en a été réédité à ce jour. Nous reprenons ici le texte de l'édition ori- ginale, mais les dimensions exceptionnelles de celle-ci ne nous ont pas permis d'en conserver la présentation « à la chinoise », ni les composi- tions de Sonia Delaunay.

NOTES 1. En 1903, donc, ce qui ne s'accorde pas avec la biographie de Cendrars, arrivé à Moscou en septembre 1904, et les allusions au contexte histo- rique (la guerre russo-japonaise et la révolution russe). 2. « Mille et trois » fait un curieux écho au catalogue de Leporello énu- mérant les conquêtes amoureuses de Don Giovanni dans l'opéra de Mozart. 3. Le temple d'Artémis à Ephèse, une des sept merveilles du monde, fut incendié, en 356 av. J.-C, par Erostrate qui cherchait ainsi à rendre son nom immortel. 4. Novgorod - la Ville Neuve - donne son nom à deux cités célèbres : la Novgorod des légendes et des gestes millénaires et la plus récente Nijni- Novgorod (devenue entre-temps Gorki) aux immenses foires. C'est la première qu'évoque ici Cendrars en faisant allusion à La Légende de Novgorode, son premier texte publié, qu'il a toujours fait figurer en tête de ses bibliographies en le présentant comme traduit en russe à son insu et toujours déjà épuisé. Sur la découverte de ce texte mythique, en 1995, à Sofia, voir infra. 5. Voir la note 16 des Pâques. 6. En 1913, cette formule serait prophétique si elle annonçait la Révolution de 1917. Elle renvoie, de fait, à la Révolution de 1905 déclenchée par le Dimanche rouge à Saint-Pétersbourg (9/22 janvier 1905), au cours duquel une manifestation conduite par le pope Gapone a été dispersée dans le sang par l'armée impériale devant le Palais d'Hiver. Arrivé depuis peu, le jeune Freddy Sauser y a-t-il assisté ? 7. Il s'agit de la guerre russojaponaise (1904-1905) qui interrompit l'achè- vement du chemin de fer transsibérien et le mit au service du transport des troupes russes. 8. Ms BNF : « La faim, le froid, la peste, le choléra fauchaient des millions de charognes/Qui s'en allaient pourrir dans le lit engorgé de l'Amour » (cité par Sidoti, cf. Bibliographie). 9. 1957 : « aussi » est remplacé par « enfin ». 10. Première apparition de la figure de Rogovine - sans son nom toutefois, qui n'apparaîtra qu'en 1932, dans Vol à voiles. Les voyages - probable- ment imaginaires - du jeune Biaise avec Rogovine son « patron », un Juif de Varsovie, seront fréquemment évoqués dans les Mémoires des années 40. La proximité de ce nom avec celui de Rogojine, le double maléfique de l'« Idiot » de Dostoïevski, le prince Mychkine, tend à faire du voyageur un avatar de ce dernier. Cendrars a souvent marqué son admiration pour ce roman qu'il disait relire en russe une fois par an et auquel Moravagine doit beaucoup. Dans sa réponse au questionnaire Marcel Proust, en 1950, il présente « L'Idiot de Dostoïevski » comme son « héros dans la vie réelle »... 11. Capitale de l'Hindoustan, Golconde, aujourd'hui Hyderabad, était répu- tée pour sa richesse et ses pierres précieuses. 12. Cendrars mêle ici ses lectures de Michel Strogoff (1876) et de Claudius Bombagnac (1892). Il a souligné à plusieurs reprises combien la décou- verte de Verne a marqué son enfance (« Le rayon vert » dans La Vie dan- gereuse, 1938; TADA !, p. 159-177). 13. Le Vieux de la montagne, Aladin, commandait à la secte des haschi- chins que l'usage de la drogue rendait si violents que leur nom, déformé, a donné naissance à « assassins ». Théophile Gautier évoque cette légende orientale dans un de ses contes fantastiques, « Le club des Hachichins ». 14. Moëlle chemin de fer : l'origine de cette expression reste inconnue. 15. Le ferlin est une monnaie ancienne. 16. Il s'agit sans doute des forêts sibériennes, traditionnellement répu- tées « taciturnes ». 17. Cendrars se souvient peut-être de Gourmont qui écrit dans Le Latin mys- tique: « seule la littérature mystique convient à notre immense fatigue ». 18. Jehanne de France désigne traditionnellement Jeanne d'Arc. Est-ce une façon détournée de se présenter comme un autre Gilles de Rais? Cet assassin d'enfants, qui servira de modèle au Barbe-Bleue de Perrault, avait été, en effet, le compagnon d'armes de Jeanne. La mort de son amie russe Hélène, brûlée vive à Saint-Pétersbourg en juin 1907, avait provoqué chez le jeune Freddy des réactions contradictoires : un fort sentiment de culpabilité mais aussi la conviction exaltée de disposer d'un pouvoir maléfique, qu'il rejettera par la suite sur son double noir, Moravagine. Bien plus tard, Cendrars mettra en scène l'amitié de Jeanne et Gilles dans Gilles de Rais, une des pièces radiophoniques réunies dans Films sans images (1959). 19. 1957 : « harmonica » est remplacé par « accordéon ». 20. 1957 : « mauvaises cloches » est remplacé par « sonnailles ». 21. Allusion probable à La Mort d'Ivan Illitch ( 1886) de Léon Tolstoï (1828- 1910). 22. Cendrars a corrigé sur épreuves le vers suivant : « Et au bout du voyage c'est terrible d'être un homme et une femme » (Le Transsibérien, Seghers, 1957). 23. L'île indonésienne de Célèbes a la réputation de ressembler à un... K. Mauvaise transcription de Cendrars ou jeu de mots à déchiffrer? 24. Le voyage au Mexique du peintre Henri Rousseau (1844-1910) dit le Douanier était une légende complaisamment entretenue par ses amis, notamment Apollinaire. 25. Le colibri est un oiseau cher à Cendrars qui le célébrera encore dans « La Tour Eiffel sidérale », dernière partie du Lotissement du ciel (1949 ; TADA 12). 26. Souvenir de Zone d'Apollinaire qui s'ouvre sur un long éloge de l'avia- tion? 27. Au cours de la Saint-Barthélemy, le 23 août 1572, les protestants furent massacrés sur l'ordre de Charles IX poussé par sa mère Catherine de Médicis. Le signal du massacre fut donné par les cloches de Saint- Germain-l'Auxerrois, près du Louvre. 28. Bruges-la-Morte : roman de l'écrivain symboliste belge Georges Rodenbach (1892) dont Le Panama citera un autre titre, Les Vies encloses. 29. Paquebot réputé insubmersible, le Titanic heurta un iceberg au cours de son premier voyage, le 14 avril 1912, et son naufrage provoqua la mort de plus de 1 500 passagers. 30. Le peintre russe (1887-1985), installé à Paris en 1910, a raconté dans Ma Vie, un livre de souvenirs, comment il s'est lié d'amitié avec Cendrars qui lui rendait visite dans son atelier de la Ruche, passage de Dantzig. Le poète lui a consacré le 4' - et double - poème des Dix-neuf poèmes élastiques. Un portrait du poète par le peintre a malheu- reusement disparu. Après la Grande Guerre, ils se sont perdus de vue. 31. Cendrars cite les deux vers qui ouvrent la 5r séquence de Fiançailles, dans Alcools (1913). 32. Le général Kouroupatkine (1848-1925) commandait l'armée russe de Mantchourie pendant la guerre de 1904-1905. 33. La traversée du lac Baïkal était assurée auparavant par des ferry-boats. Le contournement terrestre, très difficile, est enfin achevé en 1902, date qui s'accorde à nouveau mal avec le séjour russe de Freddy Sauser comme avec le poème. 34. «J'ai vu » : souvenir du Bateau îWd'Arthur Rimbaud où cette formule est reprise en anaphore. La réminiscence est signalée avec humour puisque, au terme de la séquence, les trains disparaissent « Dans la direc- tion de Port-Arthur »... 35. Taïga = sans doute pour Taïga. 36. Depuis DME: « pourchassées ». 37. Allusion peut-être à ses relations avec la mystérieuse Hélène. Sur les épreuves corrigées de 1913, Cendrars, de sa main gauche, a rem- placé en 1957 « qui venait le soir dans mon lit » par « qui me versait le thé dans ma chambre »... (Le Transsibérien, Seghers, 1957). 1957 : « Le magasin du père » remplace « le magasin ». 38. Parallèlement à son poème, Cendrars a écrit pour l'éditeur Eugène Figuière un essai sur Rimski-Korsakov et les Maîtres de la musique russe, qui ne paraîtra pas mais sera repris dans les n° 17 et 18 de La Renaissance politique, littéraire, économique en 1919. Modeste Moussorgsky (1839-1881) y est présenté comme « le musicien le plus génial de la Russie » et « le Dostoïewsky de la musique ». 39. Le compositeur autrichien Hugo Wolf (1860-1903) est célèbre pour ses lieder sur des poèmes de Môrike et de Goethe. Après une carrière brève et sans succès, il est mort fou. 40. Poète et dramaturge belge à la longue, glorieuse et très diverse carrière, Maurice Maeterlinck (1862-1949) reste pour beaucoup l'auteur sym- boliste des Serres chaudes ( 1889) et surtout de Pelléas et Mêlisande ( 1892), sa pièce la plus célèbre dont Debussy a fait un opéra. Il a reçu le prix Nobel en 1911. Sa « prose hésitante, monotone » conduit Freddy à voir en lui « un écrivain russe » (Inédits secrets, op. cit., p. 154) 41. Depuis DME: «Jaune lafière couleur de la France à l'Étranger. «Jaune est la couverture des livres du Mercure de France, l'éditeur en parti- culier de Gourmont. 42. Cette liste de femmes aimées fait écho aux « mille et trois » clochers du début du poème. Bella est sans doute Bella Bender, une cousine de Féla Poznanska (voir note suivante). Agnès Hall, à qui Les Pâques sont dédiées, est la femme de Georges Sauser, frère aîné du poète. Catherine et « la mère de mon fils en Italie » n'ont pas encore été identifiées. (Odilon, fils aîné de Cendrars et Féla, est né le 9 avril 1914, bien après le poème.) 43. Sans doute Féla Poznanska, que Freddy avait rencontrée à l'université de Berne en 1909 et qui, fin 1911, l'invite à la rejoindre à New York. Au cours d'une permission pendant la Grande Guerre, le 16 septembre 1914, il épouse celle qui sera la mère de ses trois enfants. Après sa ren- contre avec Raymone Duchâteau, le 27 octobre 1917, il se sépare peu à peu de sa famille pour vivre seul. 44. A partir de DME, insertion de «Jeanne » entre ce vers et le suivant. 45. Le Lapin agile est un célèbre cabaret de Montmartre, rue des Saules, qui doit son enseigne à un calembour : le peintre André Gill avait peint sur sa façade, en 1880, un lapin sortant d'une casserole, une bouteille à la main. Ce cabaret sert de cadre au roman de Pierre Mac Orlan, Le Quai des Brumes, en 1927. 46. La Tour unique est la tour Eiffel, érigée sur le Champ de Mars à Paris pour l'Exposition universelle de 1889. Dans l'édition originale, au bas des compositions de Sonia Delaunay, elle est peinte en rouge, entourée de la Grande Roue peinte en orange. Construite pour l'Exposition uni- verselle de 1900, celle-ci sera démontée. Le Grand Gibet renvoie au gibet de Montfaucon, où depuis le xiir siècle la justice du roi faisait expo- ser le corps des suppliciés. Rendu célèbre grâce à François Villon, le Grand Gibet se trouvait près du canal Saint-Martin et de la rue de la Grange-aux-Belles. Il a été détruit en 1760. Cendrars a également consa- cré à la tour Eiffel le 2e des Dix-neuf poèmes élastiques. 47. Cette présentation par Cendrars de son poème a été publiée dans la revue berlinoise DerSturm (n° 184/185, novembre 1913), que dirigeait Herwarth Walden et dans laquelle ont également paru plusieurs des Poèmes élastiques. 48. A la fin de 1912, Cendrars avait réuni une bibliographie en vue d'un ouvrage sur Les Libertins qu'il n'écrira pas. Écartant le mot « libertaire », il note : «Je choisis libertin : celui qui vit dans la liberté de penser et sur- tout de sentir, et j'accepte le sens méprisant qui est, au moins, fran- chement sexuel. » (Inédits secrets, Le Club Français du Livre, 1969, p. 279-280.) 49. «Je suis l'autre/Trop sensible » venait d'écrire Cendrars dans «Journal », daté d'« Août 1913 », le 1er des Dix-neuf poèmes élastiques avec lesquels ce texte dialogue en bien des endroits. 50. « Chante, ô ma langue ». Voir la note 2 des Pâques. 51. Cette description suggère de voir en Jeanne/Jehanne non une com- pagne réelle du voyageur, mais plutôt « son Ève ». Voir supra note 22. 52. Dans l'argot de l'époque, les apaches sont de mauvais garçons ainsi dénommés par le journaliste Victor Moris (1902) qui faisait allusion à la réputation de cruauté de la tribu indienne. 53. DerSturm : « coquenard », sans doute par confusion phonique. 54. Mis bout à bout, les 150 exemplaires prévus auraient atteint une hau- teur de 300 mètres. 55. Passage obscur qui fait peut-être une allusion ironique au poème « Les fenêtres » d'Apollinaire, écrit pour une exposition à Berlin, précisément organisée par DerSturm. Ce poème sera repris dans Calligrammes en 1918. 56. Ironique anticipation des débats sur la réalité d'un voyage placé par Cendrars sous l'invocation de Jules Verne et plus discrètement de Rimbaud, mais aussi, plus généralement, sur les libertés que le poète a toujours prises avec l'exactitude des faits. 57. Ce poème -jamais recueilli par le poète - a fait l'objet en 1914 de divers projets d'affiche publicitaire pour les montres Zénith du Locle, dans le Jura suisse, avec des illustrations de Sonia Delaunay à l'aquarelle, au crayon de couleur ou à l'huile. (Voir le catalogue de l'exposition Sonia & Robert Delaunay, Bibliothèque nationale, 1977, p. 96-103.) LE PANAMA

NOTICE « Moi, je trouve que presque tous tes oncles te ressemblent, tu sais... » Cette remarque complice de Raymone à Cendrars lors d'un dialogue radio- phonique sur Le Panama, peu de lecteurs hésiteraient à la reprendre à leur compte. Ces oncles-là, les frères de sa mère, sont tous prénommés Alfred selon le même dialogue et ils apparaissent comme autant de doubles du poète ou plutôt comme autant de figures d'identification possibles avec lesquelles, contre lesquelles, entre lesquelles il s'agit pour le jeune homme de se faire une vie. Le Panama est le dernier des poèmes qui composent la trilogie des poèmes d'apprentissage de Cendrars, au sens où l'on parle plus habituelle- ment de romans d'apprentissage. Mais la scène entre-temps s'est considé- rablement multipliée. A l'errance d'une nuit initiatique à New York, à la course d'un train fou à travers la Sibérie, succède cet « inventaire cumulatif du globe » auquel Paul Morand rendra hommage : « Cendrars sorte de Tolstoï du trans- sibérien, ce huitième oncle, a tout chanté. » Mais ce poème aux dimen- sions cosmiques est aussi un poème du désarroi intime, rythmé par un refrain nostalgique lancinant. La multiplication des figures de soi est ici au risque de l'éclatement, et si chacun des trois grands poèmes s'achève de façon sus- pensive, entre repli et attente, la fin du Panama apparaît à sa date - juin 1914 - comme une étrange prémonition de ce qui va, cette année-là, boulever- ser la vie des hommes et les dispenser d'avoir à se choisir une vie à soi. C'est l'Histoire bientôt qui va permettre au « mauvais poète » de la Prose d'aller enfin «jusqu'au bout » et de sortir de l'« ornière d'esthète » où, selon Bourlinguer, il allait probablement s'enliser à la suite des poètes et des peintres des Soirées de Paris. La construction du canal de Panama dont l'idée remonte au xvr siècle fut l'objet de deux entreprises successives. Le premier projet, français, fut confié par un Congrès international à Ferdinand de Lesseps que le per- cement du canal de Suez (1859-1869) avait rendu célèbre. La mise en œuvre de ce canal sans écluses entre les deux océans se heurta à de nombreux obs- tacles naturels (terrains, climat, épidémies) puis financiers qui conduisi- rent, en 1889, à la mise en liquidation de la Compagnie et à la ruine de 800 000 épargnants. Le scandale politique - le plus important de la IIIe République - éclata en 1892, mettant en cause de nombreuses per- sonnalités parmi lesquelles Clemenceau, et il aboutit l'année suivante à des peines de prison : cinq ans pour Lesseps, alors très âgé, 88 ans, et deux ans pour Gustave Eiffel à qui l'on avait fait appel en 1887 pour un canal à écluses. La sentence sera bientôt cassée pour vice de forme. Il faudra attendre 1903 pour que les Etats-Unis prennent le relais, d'abord en suscitant en Colombie une révolution qui entraînera l'indépendance du Panama, puis en obte- nant de ce nouveau pays la concession de la zone. La construction d'un canal à écluses de 68 km de longueur durera dix ans, de mai 1904 au 3 août 1914, date qui coïncide fâcheusement avec le déclenchement de la Grande Guerre en Europe et empêche Cendrars de se rendre à l'inauguration du canal, comme il s'en prête l'intention. C'est en 1977 que les Etats-Unis sous la présidence dejimmy Carter signeront avec le Panama un traité de restitution. La cérémonie de rétrocession, boycottée par Bill Clinton, aura lieu le 14 décembre 1999 et la souveraineté du Panama sur son canal est rétablie depuis le 31 décembre suivant. Le Panama ou les aventures de mes sept oncles a été publié en 1918 aux Edi- tions de la Sirène où Cendrars depuis l'année précédente tenait un rôle de conseiller littéraire auprès du directeur Paul Laffitte (achevé d'imprimer du 15 juin). était l'auteur de la couverture en couleurs et le poème était illustré d'un prospectus toujours repris depuis ainsi que de 25 tracés de chemins de fer américains qui disparaîtront de toutes les éditions dès le recueil du Panama dans Du Monde entier, en 1919, et sont donc à peu près inconnus. L'édition originale est pliée en deux dans le sens de la hau- teur comme une carte routière. Le poème était achevé depuis juin 1914 et seule la guerre en a différé la date ainsi que le lieu de publication. Les Archives de Berne possèdent un jeu d'épreuves antérieur à celui de la Sirène, peut-être préparé par Dan. Niestlé qui a édité La Guerre au Luxembourg en 1916. Pas de rééditions notables, si ce n'est la traduction anglaise qu'en a proposée John DosPassos, en 1931, dans Panama or the adventures of my seven uncles and otherpoems, une édition bilingue qu'il a lui-même illustrée d'aqua- relles. Cette édition a fait l'objet d'une réimpression en 1994 sous le titre Voyager avec Cendrars, avec une préface de Maurice Nadeau et Jean José Marchand par les soins de La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton. Les Archives littéraires de Berne possèdent un ensemble de 7 jeux d'épreuves avec corrections de la main de Cendrars. Le dernier porte le bon à tirer daté du 20 avril 1918 (O 9-10). Mais aucun manuscrit II faudra attendre 1986 pour que Charles-Ferdinand Sunier révèle et décrive « Les quatre manus- crits du Panama » dont il a retrouvé la trace dans une collection particu- lière {Continent Cendrarsn° 1, p. 24-31). L'ensemble a été vendu par Cendrars vers 1919, par l'intermédiaire de son ami S. Kundig, libraire à Genève. Il com- prend un précieux manuscrit de travail (Ms 1), présentant de nombreuses variantes, et trois manuscrits de copie, deux de la main droite, un de la main gauche). Cet ensemble apporte de précieuses informations. Contrairement aux dates qui figurent sur l'édition originale, «Juin 1913juin 1914 », c'est en octobre 1912 que le poème a été commencé, en parallèle donc avec la Prose du Transsibérien dont le rapproche également le premier titre projeté : Prose du Canal de Panama et de mes sept oncles.

NOTES 1. C'est à Matachin, au centre de l'isthme, que la première Compagnie française du Panama avait installé ses ateliers de réparation, indique Y. Bozon-Scalzitti qui souligne l'étymologie inquiétante de Matachino : « boucher » en espagnol ou « Chinois mort », ce qui évoque l'hécatombe des Chinois importés par les Américains, en 1850, pour construire le Panama Railroad et qui se suicidèrent en masse (Revue des Sciences humaines, n° 216,1989). Dans son dialogue radiophonique avec Raymone sur Le Panama, Cendrars affirme avoir rencontré Edmond Bertrand à Panama - ce qui n'est guère vraisemblable - puis dans un hôtel à Saint- Cloud où le poète était soigné après s'être cassé la jambe et où il écri- vait le Transsibérien. 2. Ms 1 : « Des livres/Je ne sais pas s'il y a des livres qui traitent du Canal de Panama/Je n'ai jamais consulté les catalogues des bibliothèques/Et je ne lis pas les journaux financiers/Quoique les bulletins de la Bourse soit (sic) la seule prière quotidienne. » Y. Bozon-Scalzitti (article cité) a fait valoir le rôle générateur du titre : Panama, Panne, Paname, Pa n'a Ma, et ses implications dans le roman familial du poète, ainsi que les implications sexuelles de ce « sacré canal ». 3. Ces timbres s'ils ont existé restent toujours à identifier... Avis aux col- lectionneurs ! 4. Cendrars écrit « crach » au lieu de « krach ». Y. Bozon-Scalzitti (même article) interprète ce lapsus, si c'en est un - et ses prolongements homo phoniques : crac, crack. 5. Ahasvérus est un des noms du Juif errant de la légende, condamné à marcher éternellement pour avoir refusé au Christ portant sa croix de se reposer devant sa maison. 6. Ms 1 : « Mon père fut faillit (sic) /Ma mère pleurait/Et ce soir là je m'aperçus/Que la servante avait les seins bien doux. » 7. Les gymnases sont des lycées. C'est un Suisse qui parle. 8. Avec L'Or, en 1925, Cendrars écrira la « merveilleuse histoire du Général Johann August Suter », en exergue de laquelle il place ces deux vers. 9. Ms 1 : « Où aller/Lui non plus ne sait pas où déposer bien qu'il soit sans bagages/A Léopoldville ou à Bethléem.../ Je ne peux plus porter le bagage de ma vie/Je voyage sans bagages/Je reviens d'Amérique... » Perl : Joseph Perlberg, dit « Beppo », camarade de faculté et confident de Freddy à Berne. C'est lui qui l'a présenté à sa cousine Féla Poznanska, en 1909. 10. C'est sur le Volturnoque Cendrars est revenu de New York, en juin 1912. Le poème inachevé auquel il a donné ce titre a été écrit pendant le retour. 11. Ms 1 : « Bande joyeuse de boys ». 12. Ms 1 : « Un Américain les doigts tachés d'encre bat la mesure du mar- teau de la télégraphie sans fil et à sa porte l'on danse dans les pelures d'orange et les boîtes de conserve vides ». 13. Ms 1 : « Le russe révolutionnaire me raconte ses expériences éro- tiques/Un Hongrois m'a appris le plus gros mot de sa langue/C'est moi qui mène les immigrants de Rotterdam à Bâle ». 14. Ms 1 : «Je téléphonerai à mon consul si vous ne délivrez pas immé- diatement un billet de 3e classe ». 15. Ms 1 : « Et je sors/Comme le Dieu Tangaloa qui tira le monde hors des eaux en péchant à la ligne. » Cendrars évoquera à nouveau ce mythe cosmogonique polynésien dans le 8e chapitre de « La Tour Eiffel sidé- rale » (Le Lotissement du ciel, 1949; TADA 12). 16. Ms 1 : « Honolulu, le 1" [(avril] septembre 1887. » C'est le jour de la naissance de Cendrars et le signe discret d'un lien privilégié avec ce troi- sième oncle. 17. Ms 1 : « Vagabondage spécial », autrement dit : prostitution par raco- lage. 18. Ms 1 : « Et j'ai appris que tu es convict/Voici ta vie circoncise telle que celle d'un saint/J'ai envie de tuer quelqu'un au boudin ou avec une gaufre ». Boudin et gaufre : sans doute ressort à boudin et moule à gaufre. 19. Ms 1 : « Oh mon oncle Jean ». 20. Ms 1 : « Tu n'as aimé que deux choses au monde/Un perroquet/Vert/Et les ongles roses de Son Excellence/On t'a empêché de débarquer ». 21. Les Vies encloses : titre d'un recueil de poèmes, paru en 1896, de l'écri- vain belge Georges Rodenbach (1855-1898), l'auteur de Bruges-la-Morte. 22. Stéganique : néologisme, « hermétique, impénétrable » (cité par Maurice Rheims, Dictionnaire des mots sauvages, 1969). 23. Gourmont, le maître à penser du Mercure de France, fut aux yeux du jeune Cendrars une sorte de Protée de l'écriture qu'il évoque souvent avec admiration dans ses livres. Cette adresse était également celle de l'éditeur François Bernouard et de sa maison, À la Belle Édition, où Cendrars publie Profond aujourd'hui (1917) et J'ai tué (1918). 24. Filagore : « corde à l'usage des emballeurs dite aussi seizaine » (Dictionnaire général de la langue française d'Hatzfeld et Darmesteter). 25. D'après les souvenirs de Georges Sauser-Hall, le frère aîné du poète, la famille Sauser a vécu à Naples du 26 septembre 1894 au mois de mars 1896. Cendrars évoquera longuement ce séjour dans « Gênes », un des récits de Bourlinguer (1948; TADA 9, p. 93-257). 26. Les quatre vers précédents sont absents du ms original. 27. Ms 1 : « Tu as toujours été partout où il se passait quelque chose/[...] tes services/C'est une faveur/Tu es le maître de ton art/Et tu sers au monde des plats car la renommée d'un hôtel dépend de son chef de cuisine/Et tes menus inspirent les poètes nouveaux ». 28. Ces trois vers reviennent en leitmotiv chez Cendrars, dans « La Tête » (18e Poème élastique, daté de juillet 1914), dans le poème « Pour Csaky » et dans un « Dialogue sur la sculpture » - à la manière des Dialogues des amateurs de Gourmont - daté de juin 1914 et révélé par les Inédits secrets (p. 388-394). 29. Ms 1 : « Et voici une affiche grande ouverte et qui crie/Plus grande que toi et moi ». 30. Dans le Livre de Daniel, Hananie, Mizaël et Azarie sont de jeunes Juifs captifs de Nabuchodonosor à Babylone qui, pour avoir refusé de s'in- cliner devant une statue d'or, ont été précipités dans une fournaise. Un ange vient les protéger des flammes ce qui convainc Nabuchodonosor de la grandeur de leur Dieu. 31. Ms 1 : « Naphtaly Michel Azarie/O merveilleuse réclame/Adam'Express Co/Derrière l'opéra/Il faut jouer à saute-mouton/A la brebis qui paisse (sic)/La femme est un tremplin un autobus qui passe/Le beau joujou- réclame/En route ! » 32. Siméon, Siméon : une chanson de l'époque, selon J.-P. Goldenstein. 33. Ms 1 : « Pour retomber de l'autre côté du monde/San Francisco/Exposition 1915/Attention !/Grand luxe/A louer un poète de marque/Biaise Cendrars qui voudrait se rendre à l'Inauguration du Panama/On traite à forfait/Bon guide/Toute garantie Pas d'en- nuis ». 34. Ms 1 : « Le musicien allemand m'emprunte une paire de gants ». 35. Ms 1 : « Il avait une queue de poisson et te faisait des signes/Et tu t'es enfui dans les montagnes/Cette nuit même/En hurlant comme un chimpanzé blessé » 36. 1919 : ce vers est remplacé par : « Les étalons s'enculent ». 37. Sur ces « belles histoires », de même que sur « stéganiques » et « Filagore, seizaine », Yvette Bozon-Scalzitti a apporté d'utiles précisions dans Feuilles de route (n° 9, 1983). Le Nachtbûchlein de Valentin Schumann est un recueil d'histoires amusantes et de farces ( 1559). Shalom Aleichem (1859-1916), conteur d'histoires yiddish, était admiré de Chagall qui l'a peut-être fait lire à Cendrars. Le Tarif des putains de Venise est un opus- cule attribué à l'Arétin auquel Cendrars consacrera une pièce radio- phonique en 1957, et qu'il a peut-être découvert grâce à Apollinaire, de même que le livre du navigateur hollandais Jan Janszoon Struys, paru à Amsterdam en 1676. Les Vies de saints du R.P. Simon Martin (1645), complétées par le R.P. François Giry (1683), ont été souvent rééditées à la fin du xixe sous le titre La Vie des saints. Le Cymbalum mundi au titre énigmatique regroupe quatre dialogues de Bonaventure des Périers (1537). Quant au Crocodile de Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu (1799), c'est un « poème épico-magique en 102 chants ». 38. Maggi et Byrrh, deux marques commerciales, désignent respectivement une soupe et un apéritif. 39. Ms 1 : « ... par l'entreprise française/Ce canal de Panama/Que vous chérissez tant/11 y a encore bien d'autres cadavres vivants/Des témoi- gnages/Le palmier qui pousse dans la banne d'une grue chargée d'or- chidées ». 40. Cendrars citera dans Rhum (1930) les six vers qui précèdent à titre de témoignage personnel sur le terrain... 41. Ms 1 : «... le gazomètre défoncé/Les conduites d'eaux envahies par les anguilles fourmis/Toute la machinerie des pompes arrêtée pour tou- jours par l'invasion des chenilles ». 42. Ms 1 : « Tous les ans vous changez la porte de votre bar, couverte des signatures de ceux qui passèrent chez vous/Ces 32 portes quel témoi- gnage/Sacré canal/Que vous chérissez tant/(Dernier Français du Panama) (biffé). 43. A « l'A B C de la vie » font écho « l'A B C du monde » de « Bombay- Express », IL des Dix-neuf Poèmes élastiques ou encore L'A BCdu cinéma. A l'éloge de l'alphabet s'ajoute peut-être une dédicace à soi-même : A Biaise Cendrars. 44. Ms 1 : «J'ai la voie lactée autour du cou/Lunettes de chauffeur/Les deux mappemondes de 2 hémisphères sur les yeux/[Le soleil la lune]/A toute vitesse ». 45. Ms 1 : « Dès que j'aurai [un peu d'argent] le temps de faire quelques économies je prendrai part au rallye aérien/J'ai rencontré Moravagine quand j'étais étudiant en médecine/Sirène/Je serai le premier aviateur qui traversera l'Adantique en aéro/Il n'y a plus de pannes/Je veux vivre désormais/j'ai réservé ma place dans le premier train qui passera dans le tunnel sous la Manche/Sirène/Je suis le premier aviateur qui tra- versera l'Atlantique en aéro/400 millions » Ce passage biffé confirme que Moravagine hante déjà Cendrars avant la guerre et apporte une précision inédite sur leur rencontre. Selon le « Pro domo » ajouté par Cendrars à Moravagine en 1957, l'histoire des neuf cent millions était l'un des 18 volumes qui aurait dû composer Le Roi des Airs, première version des aventures de Moravagine. Ce volume devait paraître dans un numéro spécial de la revue Montjoie ! en août 1914, numéro qui fut imprimé mais ne sortit pas à cause de la guerre. 46. Ms 1 : «J'ai vu [ton] tous les visages et j'ai peur des boîtes aux lettres dans lesquelles ont glissé mes inquiétudes/Les villes sont des ventres/Je ne suis plus les voies/Lignes/Canaux/Câbles/Ni les ponts suspendus ! » 47. Une des brasseries du boulevard Montparnasse où se réunissent alors artistes et écrivains, en face du Dôme. 48. Ms 1 : «J'attends et je m'envole ». 49. Ms 1 : « Saint-Cloud, Sèvres, Montmorency, Courbevoie, Bougival, Rueil, Montrouge, Saint-Denis, Vincennes, Forges en Bière ». Méréville - que Cendrars découvre en 1917 - ne figure pas encore dans la liste. 50. Ms 1 : « Forges, le 26 juin 1914 ». DIX-NEUF POÈMES ÉLASTIQUES

NOTICE Avec les Dix-neuf poèmes élastiques commence la collaboration de Cendrars et de René Hilsum (1895-1990) qu'une forte amitié liera pendant une dou- zaine d'années. Condisciple d'André Breton au lycée Condorcet, Hilsum avait participé à la création de la revue Littérature en 1919, et, la même année, il fonde les éditions du Sans Pareil pour publier ses amis, les futurs surréalistes. C'est en 1918, dans la librairie d'Adrienne Monnier, rue de l'Odéon, qu'il rencontre Cendrars. Accord est bientôt conclu pour la publication des Dix- neuf poèmes élastiques, dont l'achevé d'imprimer est du 15 août 1919, comme n° 4 de la « Collection de Littérature », avec un portrait de l'auteur par Modigliani en frontispice, et un second pour le tirage de tête. Hilsum publiera cinq autres livres en édition originale de celui qu'il tient, dans les années vingt, pour « son auteur » : Feuilles de route I. Le Formose (1924), LEubage (1926), Le Plan de l'Aiguille (1929), Petits contes nègres pour les enfants des Blancs (1929), Les Confessions de Dan Yack (1929), (Comment les Blancs sont d'anciens Noirs (1930). S'y ajoutent une recouvrure en 1927 de l'Anthologie nègre publiée à La Sirène et l'éphémère direction de la collection « Les Têtes brûlées » qui ne sortira que deux titres, Feu le Lieutenant Bringolf (1930) et Al Capone le balafré (1931). La difficulté chronique qu'avait Cendrars à tenir ses promesses d'écriture finira par les séparer. Les éditions du Sans Pareil disparaîtront en 1935 et, après la Seconde Guerre mondiale, Hilsum deviendra un des directeurs des Éditions Sociales, dans la mouvance du Parti communiste. Seize des Dix-neuf poèmes élastiques avaient fait l'objet de publications préoriginales dans l'avant-guerre, en France, en Allemagne, en Italie, en Suisse et aux Pays-Bas. Dix-huit d'entre eux ont été écrits entre 1913 et 1914, et donc de la main droite. L'achevé d'imprimer est du 15 août. La plaquette se termine sur une « Notule d'histoire littéraire/(1912-1914) » à la tonalité curieusement désenchantée :

Nés à l'occasion d'une rencontre, d'une amitié, d'un tableau, d'une polémique ou d'une lecture, les quelques poèmes qui précèdent appartiennent au genre si décrié des poèmes de circonstance. A l'exception de deux ou trois d'entre eux, ils ont été publiés par des revues étrangères; le Mercure de France, Vers et Prose, Les Soirées de Paris et Poème et Drame, c'est-à-dire les aînés, les poètes déjà classés et la soi-disant avant- garde refusaient ma collaboration. C'est qu'à ce moment-là, il ne faisait pas bon, en France, d'être un jeune authentique parmi « les jeunes »./B. C.

En 1919, Dix-neuf poèmes élastiques témoigne d'une modernité - celle d'avant-guerre - qui n'est plus celle de Cendrars quand il les réunit. Il est désormais requis par le cinéma, en compagnie d'Abel Gance, et les proses poétiques, Profond aujourd'hui (1917), J'ai tué (1918), La Fin du monde filmée par l'Ange Notre-Dame ( 1919). Cendrars se dissocie nettement de cette poé- tique « élastique » dans une lettre àjean Epstein, le futur cinéaste, publiée en postface à l'essai de celui-ci, La Poésie d'aujourd'hui/Un nouvel état d'in- telligence (La Sirène, 1921). Cette prise de position peu connue a valeur de manifeste :

Lettre de Biaise CENDRARS à Jean EPSTEIN

JEAN EPSTEIN, vous tracez la psychose générale d'une fin de génération plutôt que celle plus évoluée de quelques- uns d'entre nous qui ont déjà franchi l'étape que vous indi- quez. Vous nous voyez de dos, et comme ces fantassins auxquels on cousait un carré de drap blanc sur les épaules, nous fran- chissons le but prévu et recevons un peu nos propres obus sur le citron. Marquez-vous bien la fin de l'ancienne crise et le début de la nouvelle ? C'est très important, vous le verrez de plus en plus.

Brisure nette. Nouveau départ direct sur ligne d'acier. Il y a l'époque : Tango, Ballets russes, cubisme, Mallarmé, bolchevisme intellectuel, insanité. Puis la guerre : un vide. Puis l'époque : construction, simultanisme, affirmation. Calicot : Rimbaud : changement de propriétaire. Affiches. La façade des maisons mangées par les lettres. La rue enjambée par le mot. La machine moderne dont l'homme sait se passer. Bolchevisme en action. Monde. Vous êtes le premier à avoir dit des choses justes et sen- sées sur la poésie d'aujourd 'hui, vous ne faites pas de politique et vous mêlez les cartes de tous ces messieurs les militants des Lettres. Comme vous faites le point sur des quantités de gens et que vous rectifiez sans cesse le diaphragme, on ne les voit plus à l'échelle et dans cette triste lumière que répandent habituel- lement les revues. C'est pourquoi une nouvelle façon d'être et de sentir peut s'apprendre dans votre livre.

Biaise CENDRARS Nice, 1920

Dix-neuf poèmes élastiques est jusqu'ici le seul recueil de Cendrars qui ait fait l'objet d'une édition critique, établie et commentée par Jean-Pierre Goldenstein, qui met l'accent sur la volonté d'illisibilité qui caractérise ces poèmes-limites (Méridiens Klincksieck, 1986). On se référera utilement à cette étude auquel les notes qui suivent renvoient souvent. Nous suivons le texte de l'édition originale.

NOTES 1. Cendrars comptait parmi « ses » peintres Amedeo Modigliani (1884- 1920), rencontré dès l'avant-guerre sans doute à La Ruche. Modigliani a laissé de son ami poète une dizaine de portraits (dessins, huiles). Paradoxalement, le seul poème de Cendrars qui lui rende hommage est absent du recueil. 2. Publication préoriginale (Préo) : Les Soirées de Paris, n" 23, 15 avril 1914. 3. Il s'agit bien entendu des Pâques. Le « dernier poème » est sans doute la Prose du Transsibérien, publié à l'automne 1913, mais déjà achevé en août. Cendrars ne prend pas en compte ses « poèmes élastiques ». 4. Préo : « J'ai même voulu peindre ». Cendrars racontera dans Le Lotissement du ciel qu'il s'était cassé la jambe, au printemps de 1913, en descendant de voiture et que pendant les vingt-huit jours de son hos- pitalisation dans un hôtel de Saint-Cloud, il s'était mis à la peinture, à raison d'un tableau par jour. Certaines de ces toiles sont conservées et la plus connue d'entre elles, « Le bateau ivre », fait songer à Survage en clignant vers Rimbaud. 5. Vers absent de la Préo. 6. «Je suis l'autre » : sur cette citation de Nerval voir la préface au présent volume. 7. Poème publié sous le titre « La Tour » dans la revue berlinoise DerSturm, n" 184-185, en novembre 1913. 8. On ne sait rien d'un séjour de Cendrars à Castellamare, près de Naples, en 1910. Mais la famille Sauser a bien effectué, du 26 septembre 1894 à mars 1896, un séjour à Naples dont « Gênes » évoque le souvenir dans Bourlinguer (1948). L'explosion que célèbre « Tour » sous un brouillage de références serait-elle celle de la puberté surprenant le jeune Freddy lors de ce séjour napolitain ? 9. Jean-Pierre Brisset (1857-1923) : « fou littéraire » qui, à force de glis- sements verbaux et de calembours, entendit démontrer dans La Grammaire logique (1883) que l'homme descend de la grenouille. Il connut son heure de gloire en 1913 quand il fut élu Prince des pen- seurs, à l'initiative de Jules Romains. Ses Œuvres complètes ont été réédi- tées aux Presses du réel par Marc Décimo (2001). 10. « Lignum Crucis » : bois de la croix. 11. La tour Eiffel a été construite pour l'Exposition universelle de 1889. 12. Joseph Bonnot (1876-1912) : chef d'une bande anarchiste qui utilisait l'automobile pour ses attaques de banque. Il fut tué par la police après un siège. Cendrars, qui manifestait à cette époque des sympathies anar- chistes, emprunta à un des complices de Bonnot, Callemin, le surnom de Raymond-la-Science pour le donner au narrateur de Moravagine. 13. James Cook (1728-1779), navigateur anglais que ses explorations de l'océan Pacifique et ses relations de voyages ont rendu célèbre. 14. C'est chez Apollinaire que Cendrars a rencontré, à la fin de 1912, Robert Delaunay (1885-1941) et sa femme Sonia (1885-1979) qui devinrent bientôt des amis très proches. Robert consacra à la représentation de la tour Eiffel de nombreuses toiles surtout entre 1909 et 1912. Cendrars reviendra sur « le drame que fut pour Robert Delaunay sa lutte avec la tour Eiffel » dans « La Tour Eiffel », une des « Modernités » recueillies dans Aujourd'hui (1931 ; TADA 11), puis dans le chapitre VII de « La Tour Eiffel sidérale » (Le Lotissement du ciel; TADA 12). 15. Tour de passe-passe final entre les deux genres ou les deux sexes du mot tour. 16. DerSturm, n° 194-195,janvier 1914. 17. Ernest Georges Cochon qui s'occupait de loger les sans-abri à Paris eut maille à partir avec les forces de l'ordre qui l'assiégèrent en 1913 (voir J.-P. Goldenstein, p. 38). 18. C'est rue de Buci que se trouvait le café Aux cinq coins. 19. Peintre florentin du xiir siècle Cimabue, pseudonyme de Cenni di Pepi, est considéré comme le maître de Giotto et l'initiateur de la peinture italienne. 20. Ce double poème élastique a été publié dans DerSturm, n° 198-199, février 1914 sous le titre général « Marc Chagall », la seconde partie étant déjà intitulée « Atelier ». On le rapprochera du poème en prose « La pitié », daté de 1912, initialement intitulé lui aussi « Marc Chagall » et qui le recoupe en plusieurs endroits. Voir supra p. 321. 21. Dans le XVe arr. de Paris, au 2, passage de Dantzig, à côté des abattoirs de Vaugirard (aujourd'hui détruits), la Ruche est une cité d'artistes fon- dée par le sculpteur Alfred Boucher, en 1902, dans une rotonde qui pro- venait de la récente Exposition universelle. En accueillant dans ses « alvéoles, entre autres "abeilles", Léger, Chagall, Kisling, Modigliani, Soutine, Csaky, Zadkine, Archipenko », elle a été « le creuset de l'École de Paris » (Jeanine Warnod, La Ruche & Montparnasse, Weber, 1978). 22. Dans l'œuvre de Cendrars, c'est la première mention de Fernand Léger (1881-1955) qui deviendra son meilleur ami parmi les peintres avant qu'une brouille ne les sépare pour des raisons obscures - peut-être d'ordre idéologique - pendant une vingtaine d'années. Ils se retrou- veront grâce à l'entremise de Pierre Seghers au début des années 50. Ils ont réalisé ensemble quelques-uns de leurs plus beaux livres : J'ai tué (1918), La Fin du monde filmée par l'Ange Notre-Dame (1919), Paris, ma ville (1987, posthume). 23. Félix Élie Tobeen, peintre français, né en 1880, tenté un moment par le cubisme (Goldenstein, p. 47). 24. Pétrus Borel (1809-1859), dit (et qui s'est dit) le lycanthrope, c'est-à- dire le loup-garou, est un petit romantique dont Baudelaire appré- ciait particulièrement Champavert/Contes immoraux (1933). 25. Cendrars rééditera Les Chants de Maldoror de Lautréamont (1868, 1874) à La Sirène, en 1920, avec une préface de Gourmont. Il souligne volon- tiers qu'il a redécouvert et fait redécouvrir ce livre avant les surréa- listes. 26. « Délectation morose » : euphémisme pour onanisme chez Cendrars. 27. Zina est une des sœurs de Chagall. 28. 1957 : « (Nous avons beaucoup parlé d'elle) ». 29. Vers absent de la Préo. 30. Montjoie!, n° 1-2, janvier-février 1914. 31. « vagabondage spécial » : voir supra note 17 du Panama. 32. Allusion aux Poésies d'A.O. Barnabooth, publiées d'abord comme Poèmes par un riche amateur (1908) avant d'être remaniées et signées par Valéry Larbaud (1913), en particulier « Ode » et « Ma Muse ». 33. Ce poème a été publié - « sans autorisation » précise Cendrars - dans le catalogue de l'exposition Sonia Delaunay à Stockholm, en 1916. Cendrars est très lié aux Delaunay surtout depuis la Prose du Transsibérien (1913). Sur le manuscrit de la BNF, le poème est intitulé « Première robe simultanée » et daté « 21 février 1914 ». C'est dès 1913, et sur- tout à partir de 1922, que Sonia Delaunay s'applique à transposer ses découvertes picturales dans le domaine de la mode et de la décoration. En mars 1919, le poème a été repris dans le n° 1 de Littérature, la revue d'Aragon, Breton et Soupault, qui publie encore Cendrars à trois reprises cette année-là avant un virage dada, en 1920, qui va le séparer des « trois mousquetaires ». 34. La phrénologie est l'« étude du caractère, des facultés dominantes d'un individu, d'après la forme de son crâne » (Petit Robert). 35. Fréquenté par les étudiants, le bal Bullier avait été fondé en 1838, en haut de l'avenue de l'Observatoire, puis transformé en 1843 par Bullier, son propriétaire. C'est avant-guerre un rendez-vous à la mode pour les artistes de Montparnasse et il apparaît sur un des dessins de Kisling illus- trant La Guerre au Luxembourg. Il disparaîtra entre les deux guerres. 36. Le poème est intitulé « Apollinaire » lors de sa publication préoriginale dans Montjoie!, n° 4-5-6, avril-juin 1914. Repris sous le titre « Guillaume Apollinaire » dans la revue franco-catalane L'Instant, n° 6, en décembre 1918, après la mort de ce poète. 37. « Julie ou j'ai perdu ma rose » : paraphrase d'un roman érotique du XIXe siècle. 38. Henri Rousseau (1844-1910), dit le Douanier, célèbre peintre naïf, ami d'Apollinaire dont il a fait le portrait. Cendrars qui l'évoque dans la Prose du Transsibérien lui a consacré un article dans DerSturm (n° 178- 179, septembre 1913; Inédits secrets, p. 292-294). 39. Calendrier d'une remarquable insolence qui fait entendre que la France compte deux poètes depuis 1912, date de l'installation de Cendrars et de la parution des Pâques et donne à cet hommage à Apollinaire la forme d'une d'épitaphe !... Tout le poème manifeste à l'égard de l'aîné admiré et décrié une ambivalence que corroborent bien des textes ou des déclarations souvent réticentes ou insinuantes de Cendrars. 40. Montjoie!, n" 4-5-6, avril-mai-juin 1914. 4L Ricciotto Canudo (1877-1923) : écrivain italien installé en France, signa- taire avec Biaise Cendrars de l'Appel invitant, à la déclaration de guerre, les étrangers amis de la France à s'engager. Directeur de la revue Montjoie!, « organe de l'Impérialisme artistique français » (1913-1914) et inventeur de l'expression 7e art pour désigner le cinéma, auteur du roman Les Transplantés (1913) dont Cendrars s'est souvenu dans Moravagine ( 1926 ; TADA 7). 42. « Montjoie ! » : cri de guerre des rois de France, dont Canudo en 1913 a fait le titre - belliqueux - de sa revue qu'il voulait « cérébriste », pré- cisant : « cela veut dire sensuel et cérébral tout à la fois. » 43. Paru « sans autorisation », précise Cendrars, dans Cabaret Voltaire, Zurich, mai 1916. 44. Préo : à la ligne : « Comme dans le manifeste futuriste signé Apollinaire. » Il s'agit de L'Antitradition futuriste/'Manifeste-synthèse, daté du 29 juin 1913, dont Cendrars a dénoncé par ailleurs l'esprit d'amalgame dans une parodie violente restée inédite. 45. Jean Bodin (1530-1586), magistrat, procureur du roi au bailliage et siège présidial de Laon où il a eu à connaître plusieurs affaires de sor- cellerie. Son livre De la démonomanie des sorciers (1580) a connu un grand succès. 46. 1944 : « R. » Cette simple initiale efface alors le nom de Ludwig Rubiner (1881-1920), poète expressionniste allemand, qui faisait partie du groupe de Die Aktion à Berlin. Son drame, Les Non-violents (1917-1918) fait de lui le principal représentant du courant pacifiste à l'intérieur du groupe. Selon Une nuit dans la forêt (1929), il aurait révélé à Cendrars les vers de Nietzsche qui commentent par avance le symbolisme de son pseudo- nyme. 47. Aucune prépublication. 48. J.-R Goldenstein a retrouvé l'article utilisé par Cendrars pour un col- lage qui annonce ceux de Kodak {op. cit., p. 74). 49. Album-catalogue de l'exposition AndréDerain, ouverte du 15 au 21 octobre 1916, à la Galerie Paul Guillaume, Art moderne et antique, 16, ave- nue de Villiers, Paris. 50. Pietro Mascagni (1863-1945) est devenu célèbre grâce à son opéra Cavalleria Rusticana (1890) qui, inspiré d'un drame de Giovanni Verga, inaugure l'école vériste. 51. Préo : « Et l'art et les ânestristes/Et les barrières et les ponts/Et les trom- bones et les pistons » 52. L'espéranto : langue artificielle élaborée par Zamenhof (1859-1917), médecin et philologue russe, dans un esprit de réconciliation univer- selle. 53. Il s'agit d'Odilon, dit Odi, le fils aîné de Cendrars, né le 9 avril 1914, à Paris, et ainsi baptisé en hommage au peintre Odilon Redon. 54. Les trois vers qui précèdent sont absents de la Préo. 1944 : « ma mère « est remplacé par « sa mère «. 55. Voir supra note 43 du Panama. 56. Paru à Rome dans la revue Avanscoperta, n° 2, 25 février 1917. Titre énig- matique dont on ne sait, selon Goldenstein, s'il renvoie au Fiat!de la création du monde, à la célèbre Fabbrica Italiana Automobili Torino ou à un acronyme secret puisque le poète s'adresse à sa femme F (éla), après la naissance d'Odilon. 57. Louis Blériot (1872-1936) : aviateur et constructeur d'avions qui, le premier, a traversé la Manche le 25 juillet 1909. Robert Delaunay l'a célébré, en février 1914, en peignant un monumental Hommage à Blériot. 58. Les Soirées de Paris, n° 26/27, juillet-août 1914. Aux cinq coins était le nom d'un café situé à l'angle de la rue de Buci et de l'Ancienne-Comédie, et ouvrait sur cinq rues. Voir supra note 18. 59. «Je suis mûr » :Je suis ivre. 60. Aucune prépublication. 61. Roger de la Fresnaye (1885-1925) : peintre français d'abord influencé par Cézanne, il se rapproche ensuite du cubisme. Cendrars a pu voir ses toiles à l'exposition de la Section d'or, à la galerie de la Boétie, le 10 octobre 1912. Avec Léger, Chagall et Modigliani, il le compte parmi « ses » peintres dans « La Tour Eiffel sidérale » (7e chapitre »), 3e partie du Lotissement du ciel (1949 ; TADA 12). 62. Les Soirées de Paris, n° 25, 15 juin 1914. Les 32 volumes de Fantômas ont été publiés, entre septembre 1911 et septembre 1913, par Pierre Souvestre (1874-1914) et Marcel Allain (1885-1969), avec un égal suc- cès auprès du grand public et auprès des écrivains (Apollinaire, Max Jacob, Cocteau, plus tard Desnos). 63. Le père Moche est une des identités de l'insaisissable Fantômas (J.-P. Goldenstein). 64. De septembre 1904 à janvier 1907, le jeune Freddy Sauser a séjourné à Saint-Pétersbourg où ses parents l'avaient envoyé en apprentissage. Il y retourne en 1911 avant de se rendre à New York. 65. Cendrars se sert du nom de Barzum, personnage de Fantômas, pour tour- ner en ridicule Henri-Martin Barzun qui lui conteste alors le droit d'uti- liser pour la Prose du Transsibérien le mot de « simultané ». 66. Les Soirées de Paris, juillet-août 1914, n° 26-27. 67. Préo : « Premier poème sans métaphores sans images/Simples nou- velles. » 68. Vers absent de la Préo. 69. Les Soirées de Paris, juillet-août 1914, n° 26-27. Le poème démarque un livre de John Marin, Histoire des Naturels des îles Tonga ou des Amis, situées dans l'Océan Pacifique depuis leur découverte par le capitaine Cook (1817), comme l'a montré J.-P. Goldenstein. 70. Préo : « Il y a les descriptions de paysages/Les récits des événements passés. » 71. Préo : « enlevées ». 72. Préo « sans autorisation » (précise Cendrars) dans De Stijl, n° 10, Leiden, août 1918. 73. Voir supra la note 28 du Panama. 74. Alexandre Archipenko (1887-1964) : sculpteur russe, né à Kiev. A Paris dès 1908, il participe à l'exposition de la Section d'or à laquelle assiste Cendrars, le 10 octobre 1912. Le poème doit son titre à une sculpture homonyme. 75. Préo : « Nœuf », coquille ou mot-valise qui disparaît de l'édition origi- nale. 76. Seul poème élastique écrit après la guerre et de la main gauche, « Construction » est l'un de ceux qui ont été le plus souvent reproduits dans des hommages à Léger, notamment en fac similé dans Les Constructeurs (Paris, Falaize, 1951). 77. Cendrars a rencontré Fernand Léger (1881-1955) dès l'avant-guerre. 78. Est-ce le portrait qui figure en frontispice de la 2e édition de J'ai tué, comme l'estime Goldenstein ? Plus vraisemblablement, il s'agit du por- trait « en couleurs fortes comme les illustrations du film de la fin du monde » que Robert Guiette a découvert dans l'atelier de Léger, rue Notre-Dame-des-Champs, le 13 janvier 1922 (R. Guiette, « Monsieur Cendrars n'est jamais là », Editions du Limon, 1991). Cet « énorme tableau » a malheureusement disparu. 79. Cette nouvelle et désinvolte version de « Ma Danse », 5e des Dix-neuf poèmes élastiques, a paru dans Orbes, lre série, n° 4, hiver 1932-1933. 80. Ce poème, jamais recueilli par Cendrars, a été publié dans le catalogue de Y Exposition des peintures et des dessins de Modigliani, du 3 décembre au 30 décembre 1917, Galerie B. Weill, 50, rue Taitbout, Paris (IXe). 81. Poème publié dans le Csaky de Waldemar George, Paris, Éditions Ars, s.d. Venu de Budapest à Paris en 1908, (1888-1971) est un des fondateurs de la sculpture cubiste. C'est chez Canudo, qui l'avait engagé comme secrétaire de sa revue Montjoie!, qu'il a rencontré Cendrars dont il illustrera la couverture de Y Anthologie nègre parue aux Éditions de la Sirène en 1921 (TADA 10). 82. Les 3 premiers vers reprennent ceux de « La Tête », le 18e poème élas- tique, dédié à l'autre grand sculpteur cubiste, Archipenko. Voir supra la note 73. SHRAPNELLS

NOTICE Publiés dans la revue Valori Plastici, à Rome, en février 1919, les poèmes de Shrapnells seront repris en novembre 1922, dans Ecrits du Nord, Bruxelles, lrc année, 2e série, n° 1, et recueillis dans les Poésies complètes en 1944. Les shrapnells, du nom de leur inventeur, sont des obus qui projettent des balles en éclatant. Datés d'« Octobre 1914 », ces trois poèmes sont les seuls textes de Cendrars à témoigner qu'il a écrit pendant son engagement - lui qui se montrera très sarcastique à l'égard des écrivains-combattants dans ses entre- tiens avec Manoll (1952) : « On est combattant ou l'on est écrivain. Quand on écrit, on ne combat pas à coups de fusil et quand on tire des coups de fusil, on n 'écrit pas, on écrit après. On aurait mieux fait d'écrire avant et d'empêcher tout ça... » Ce qui l'épate, c'est qu'un Apollinaire ait pu écrire dans les tranchées « des gen- tilles petites poésies ». De J'ai tué (1918) à. La Main coupée (1946), les textes de Cendrars sur la Grande Guerre sont nombreux, le plus souvent tardifs et présentent de la guerre une image brutale, irréductible à toute idéolo- gie. Voir Biaise Cendrars et la guerre, Cl. Leroy (éd.), Armand Colin, 1995. LA GUERRE AU LUXEMBOURG

NOTICE La Guerre au Luxembourg occupe une place singulière dans l'œuvre de Cendrars. La plaquette - aujourd'hui rare et recherchée - est née de la col- laboration de trois engagés volontaires dans l'armée française, deux Suisses et un Polonais, et elle est dédiée à trois de leurs camarades morts au combat. C'est le premier texte publié et probablement le premier poème écrit par Cendrars après sa blessure le 28 septembre 1915. Daniel Niestlé était un ami d'enfance de Freddy qu'il avait connu à Neuchâtel - la passion du football les rapprochait - et retrouvé à Paris, début 1910. Pendant la guerre, Niestlé commencera une brève carrière d'éditeur à Paris - 36, rue Mathurin-Régnier, XVr - qu'il abandonne bientôt pour les affaires. C'est lui qui aurait pro- posé à Cendrars, qui songeait à Picasso, la collaboration de Kisling. Le peintre et le poète s'étaient sans doute déjà rencontrés à la Ruche, dans l'avant-guerre, mais c'est durant la guerre, où ils sont grièvement blessés tous deux, qu'ils se rapprochent. Peintre d'origine polonaise, Moïse Kisling (1891-1953) est une des grandes figures de Montparnasse et de l'École de Paris, et il est devenu célèbre pour ses portraits. La Guerre au Luxembourg cru 'il accompagne de six dessins est non seulement leur seule œuvre en collaboration mais égale- ment le seul livre qu'il ait illustré. Publiée pendant le conflit, la plaquette a été visée par la censure « à 16 heures, le 11 décembre 1916, 861'Jour de guerre, au Bureau de la Presse du Ministère de la Guerre ». Elle témoigne d'une amitié entre le peintre et le poète qui semble avoir été forte au len- demain de la guerre avant de s'estomper peu à peu. On sait peu de chose sur la genèse du poème. Cendrars habitait alors avec sa famille rue des Grands-Augustins, chez les Delaunay qui étaient au Portugal, et il rejoignait parfois, au jardin du Luxembourg, ses deux petits garçons, Odilon et Rémy, qu'y conduisait Simone, leur petite bonne de douze ans venue de Méréville. A-t-il eu plutôt l'idée de son poème en rendant visite à Kisling dans son atelier de la rue Jean-Bara, dont les fenêtres donnaient sur le jardin? On l'ignore. L'incomparable pouvoir d'émotion de ce poème tient au contraste entre ces scènes d'enfants inconscients et les données cruelles qui inspirent leurs jeux, la guerre qui continue pour de vrai et la blessure trop réelle de celui qui écrit. La dernière partie paraît emprunter à la rhétorique belliqueuse du temps, mais avec l'ironie indé- cise dont le grand mutilé décrit la guerre des enfants. Quelques mois plus tard, en juin 1917, Cendrars découvrira à Méréville, en écrivant Les Armoires chinoises, que la blessure lui donne la chance inouïe de « se refaçonner » et de renaître en homme de la main gauche.

NOTES 1. 1944 : « CE LIVRE » sera remplacé par « CES ENFANTINES », en hom- mage implicite à Valéry Larbaud dont le recueil de nouvelles, Enfantines, a été publié en 1918. De même, la dédicace sera signée du seul Cendrars et « nos camarades » cédera la place à « mes camarades ». 2. C'est à l'assaut de la ferme Navarin, pendant la grande offensive de Champagne, que Cendrars, qui perd son bras droit, et Kisling ont tous deux été blessés. 3. Signe des temps : en 1944, « les Boches » sont remplacés par « les Turcs ». 4. Le zeppelin, du nom de son constructeur le général allemand von Zeppelin, est un ballon dirigeable de grandes dimensions qui venait bombarder Paris. Cendrars l'évoque dans Au cœur du monde et dans le poème « Orion » de Feuilles de route. Voir supra p. 207. 5. Inversion des termes en 1944 : « aux gaz-asphyxiants au tank ». 6. 1957 : « une belle robe patriotique ». 7. Dans la Prose, Cendrars écrivait : « Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare/Croustillé d'or ». SONNETS DÉNATURÉS

NOTICE Sans le secours de leur titre, il serait difficile de reconnaître dans ces trois poèmes des sonnets, si dénaturés soient-ils. Rien en eux qui respecte ou même rappelle les contraintes du genre : l'enchaînement de deux quatrains et d'un sixain divisé en deux tercets, le jeu codifié des rimes, le choix de l'alexandrin. Cendrars pousse à son point de dérision ludique la déstructuration du son- net qui s'est engagée dès le xix' siècle avec, par exemple, le « Sonnet boi- teux » de Verlaine (fait de vers de 13 syllabes) ou « I sonnet/avec la manière de s'en servir » de Tristan Corbière qui pourrait bien être à l'origine d'« OpOetic ». Cependant, « la brièveté, la rime, le principe de téléologie » resteraient ici les ultimes composantes du sonnet selon Rino Cortiana (« Autour des Sonnets dénaturés », Biaise Cendrars au vent d'Est [H. Chudak, éd.], Université de Varsovie, 2000). Les trois Sonnets dénaturés ont été publiés dans la revue L'Œuf dur, n° 14, automne 1923, p. 6-7. Ils ne seront pas recueillis avant l'édition collective de 1944. Une copie manuscrite de ces « Trois poèmes » a été envoyée à Giuseppe Marone, directeur de la revue La Diana à Bologne pour l'Antologia délia Diana, 1918 (G. Lista, De Chirico à l'avant-garde, L'Âge d'homme, 1983, p. 138-139).

NOTES 1. Publication préoriginale de « OpOetic » dans 6 poèmes, feuille-programme d'une des séances de poésie et de musique données salle Huyghens à Montparnasse, en 1917. Cendrars était à l'origine de ces rencontres entre peintres, musiciens et poètes dans l'atelier du sculpteur suisse Emile Lejeune qui, réorientées - ou récupérées - par Cocteau, don- nèrent naissance, en 1920, au groupe des Six (les musiciens Auric, Durey, Honegger, Milhaud, Poulenc, Tailleferre). 2. Jean Cocteau (1889-1963) est alors un ami proche de Cendrars à qui il fera obtenir, en 1921, un engagement dans les studios de Rome pour le tournage de La Venere nera (La Vénus noire). Comme le montre « O pOetic », cette amitié, qui se distendra au cours des années 20, n'est pas exempte d'ironie de la part de Cendrars qui soupçonnait Cocteau de suivisme et d'opportunisme et le considérait — en privé - comme son « cendrier ». 3. Allusion à la formule célèbre de Madame Roland montant à la guillo- tine : « Liberté, liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » 4. Poète satirique et érotique italien, l'Arétin (1492-1556) sera le héros de la troisième des pièces radiophoniques écrites par Cendrars à la fin de sa vie, Le Divin Arétin (Films sans images, 1959). 5. Jeu sur le nom du peintre Amédée Ozenfant (1886-1966), ami de Le Corbusier et directeur de la revue L'Élan (1915-1916). 6. Fernand Léger évoquera, de son côté, les soirées qu'il passait en com- pagnie d'Apollinaire, de Max Jacob et de Cendrars au cirque Médrano, situé au coin du boulevard de Rochechouart et de la rue des Martyrs à Paris (« Le cirque », Fonctions de la peinture, Folio, 1997). 7. Conrad Moricand (1887-1954), astrologue d'origine suisse, passa pour un nouveau Nostradamus dans le Montparnasse de l'entre-deux-guerres (Les Interprètes, La Sirène, 1919 ; Miroir d'astrologie, Au Sans Pareil, 1928, dont il publiera une nouvelle édition sous le pseudonyme de Claude Valence, avec la collaboration de Max Jacob, Gallimard, 1949; Portraits astrologiques - dont celui de Cendrars -, Au Sans Pareil, 1930). Est-ce à la Légion étrangère, comme l'imaginait Henry Miller, ou plutôt dans les cafés de Montparnasse qu'il s'est lié d'amitié avec Cendrars? Celui- ci lui dédie également L'Eubage, et il publie des dessins de lui dans Moravagine et Aujourd'hui avant qu'une brouille ne les sépare défini- tivement dans les années 30. En 1947, Moricand, désargenté, est invité à Big Sur par Henry Miller qui décrira son hôte sans aménité dans Un diable au paradis (1956) sous le nom de Téricand. Sur cette figure singulière de dandy clochardisé, voir le dossier réuni par Le Pont de l'Epée (n° 73/74, 1981), où figure cette définition inédite du poète par l'astrologue : « Biaise Cendrars : la pierre à feu/un rail qui brille sous la lune. » 8. Haquenée : « Cheval ou jument de taille moyenne, d'allure douce, allant ordinairement l'amble, que montaient les dames » (Robert). 9. « Le Musickissme » a été publié dans le catalogue de Lyre et palette, \" exposition dans la salle Huyghens (6, rue Huyghens, XIVe) (19 novembre-5 décembre 1916). Un manuscrit autographe (de copie) de ce poème, mis en vente à Drouot le 3 juillet 1985, a révélé que ce titre énigmatique - un -isme inconnu de plus ! - repose en fait sur un jeu de mots : « Le Music kiss me. » Louis Durey aurait mis ce poème en musique. 10. Célèbre par sa légende qu'il entretenait savamment et par l'humour des titres qu'il donnait à ses œuvres, Erik Satie (1866-1925) était le « patron » des soirées de la salle Huyghens, puis du groupe des Six. Cendrars tenait sa musique pour une des sept merveilles du monde moderne parce qu'on peut l'écouter « sans se prendre la tête entre les mains ». 11. Homme politique grec de premier plan, Éleuthérios Venizelos (1864- 1936) devint Premier ministre en 1910. Contre l'avis du roi Constantin, il contribua à l'engagement de son pays aux côtés des Alliés, en juin 1917, contre les Puissances centrales. Après une carrière mouvementée, il mourut en exil à Paris. 12. Cendrars joue ici d'un signe typographique atypique - un point... carré - pour créer une curieuse hésitation entre deux Raymond : Raymond Duncan, le frère de l'illustre danseuse Isadora Duncan, qui comme elle avait remis la tunique grecque à l'honneur, et Raymond Poincaré (1860- 1934), président de la République depuis 1913 et organisateur de la « revanche » sur l'Allemagne. 13. C'est la première mention chez Cendrars de Chariot, qu'il a découvert au cinéma en 1915 au cours d'une permission. Il lui consacrera de nom- breux textes et, par bien des aspects, il verra en lui son double (voir J.-C. Flûckiger, « Partir pour de bon », Revue des Sciences humaines, n° 216, 1989-4). POÈMES NÈGRES

NOTICE Cendrars s'est passionné très tôt et durablement pour ce qu'il appelle « la littérature des nègres », et, de l'avis d'un connaisseur avisé, Michel Leiris, « son action, sur le plan de la poésie et de la culture, est aussi remarquable que celle des artistes qui, une dizaine d'années avant, découvraient le poids de l'art africain » (Biaise Cendrars, Œuvres complètes, t. 3, Le Club Français du Livre). En témoignent - pour s'en tenir à l'Afrique - l'abondance et la diver- sité de ses écrits : la fameuse Anthologie nègre (1921), que suivront deux autres volumes de contes nègres Petits Contes nègres pour les enfants des Blancs (1928) et Comment les Blancs sont d'anciens Noirs (1930), une conférence sur la litté- rature des nègres, au Brésil, en 1924, l'argument du ballet La Création du monde créé par les Ballets suédois (1923). Tous ces textes ont été réunis pour la pre- mière fois dans le tome 10 de « Tout autour d'aujourd'hui ». Les Poèmes nègres, moins connus, n'en concourent pas à moins à poser « sur la tête maudite du Nègre [...] la couronne de la poésie », comme le dit Cendrars en citant Gobineau qui s'y résignait sans plaisir. Comme dans les nombreux textes qu'il consacrera aux Noirs brésiliens, Cendrars s'y montre sensible au goût qu'il leur reconnaît - et partage à sa façon - pour la magie quotidienne, l'animisme ou le fétichisme. La date qui suit « Les Grands Fétiches » intrigue : en février 1916, Cendrars ne pouvait être au British Muséum puisqu'il se trouvait à l'hôpital Lakanal, à Sceaux, pour une opération. Faut-il entendre cette date comme une indi- cation de lecture, celle peut-être d'un catalogue? Dans Le Modèle nègre (Nouvelles Éditions africaines, 1981),Jean-Claude Blachère se demandait si Cendrars n'avait pas anticipé ses poèmes nègres - qui ne paraîtront qu'en 1922 - pour leur donner « une antériorité fallacieuse » sur ceux que Tzara avait publiés en juillet 1917 dans Dada 1. La révélation des manuscrits envoyés par Cendrars, dès mai 1917, à Gherardo Marone prouve qu'il n'en est rien.

NOTES SUR CONTINENT NOIR 1. « Continent noir » a paru dans L'Œuf dur, n° 9, avril 1922, avant d'être repris comme « inédit » dans l'Anthologie de la Nouvelle Poésie française publiée chez Kra, en 1924. Le titre fait sans doute une allusion ironique au mot célèbre de Freud qui définit la sexualité féminine comme un « continent noir » que les hommes sont encore loin d'avoir exploré. 2. Géographe grec, Strabon (58 av. J.-C. - entre 21 et 25), est l'auteur d'une Géographie célèbre à la Renaissance. Selon toute vraisemblance, le poème procède, à la manière de « Mee too buggi », le 17e des Dix-neuf poèmes élastiques, d'un collage par emprunt à un de ces anciens voyageurs dont Cendrars aime la lecture (voir note 4). 3. 1947 : « sa cupidité ». 4. Selon J.-Cl. Blachère (op. cit.), ce dictionnaire des idées reçues sur les Noirs provient d'un ouvrage de Moreau de Saint-Méry, publié en 1797, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'Isle Saint-Dominique.

NOTES SUR LES GRANDS FÉTICHES. 5. La suite des X poèmes de « Grands Fétiches » a été publiée dans LeDisque vert, Paris-Bruxelles, lre année, n° 1, mai 1922, p. 3-4. Les poèmes II, III, IV, V, VII, VIII et X ont été repris et présentés comme « inédits », en 1924, dans V Anthologie de la Nouvelle Poésie française publiée chez Kra. Dans l'édition collective de 1944, virgule et points seront supprimés. En mai 1917, Cendrars a envoyé, ainsi que d'autres textes, une copie manus- crite des « Fétiches nègres » à Gherardo Marone, directeur de la revue La Diana, pour VAntologia délia Diana, 1918 (Giovanni Lista, De Chirico à l'avant-garde, L'Age d'homme, 1983, p. 140-141). Datée non de Londres mais de « Paris, février 1916 » - ce qui est plus vraisemblable -, elle pré- sente de nombreuses variantes. Les poèmes sont regroupés en trois sec- tions : Humanité [poèmes I, II et III-IV fondus en un] ; Le couple [V, VI, IX] ; Jeunesse [VII, VIII, X]. 6. Ms Marone : « Dans une gangue de bois dur »... 7. Ms Marone : « Tête en forme de gland/Triste et réfractaire/Visage dépouillé/Jeune dieu asexué et obscurément hilare/Adolescent/L'envie t'a mangé le menton/La convoitise te pipe/Tu te dresses/Ce qui te manque du visage/Te rend géométrique, arborescent. » 8. Ms Marone : ce vers est remplacé par : « Différents de taille ». 9. Ms Marone : « Elle a le pain de son sexe dans la main/- Qu'il faut man- ger trois fois par jour -/Et la calebasse de son ventre tire le cou. » 10. 1957: «Je suis laid! » 11. Ms Marone : « Prêtre/J'ai voulu fuir les femmes du chef/Au désert/J'ai eu la tête broyée par la roue du soleil/Il ne reste plus que ma bouche ouverte/Comme un sexe de femme et qui crie. » 12. Ms Marone : « Lui n'a qu'une tête d'abruti »... HOMMAGE À GUILLAUME APOLLINAIRE 1. « Hommage à Guillaume Apollinaire » a été publié dans le numéro spé- cial que Sic, la revue de Pierre Albert-Birot, a organisé à la mort du poète (n° 37, 38, 39, Janvier et 15 Février 1919, p. 286-287). Cendrars avait déjà consacré à Apollinaire « Hamac », le 7e des Dix-neuf poèmes élastiques. Mais l'heure ici n'est plus aux réticences et ce poème de circonstance est, de loin, le plus admiratif de tous les textes du cadet sur l'aîné disparu. 2. Bien plus tard, Cendrars reviendra sur cette prophétie en évoquant les derniers jours d'Apollinaire et son enterrement au Père-Lachaise au cours de ses entretiens radiophoniques avec Michel Manoll, diffusés en 1950, et considérablement réécrits pour la publication en 1952 (Biaise Cendrars vous parle..., entretien dixième et dernier). 3. Le titre du poème révèle ici son double sens : il adresse son hommage « au mage Apollinaire ». 4. 1944 : « lève » est remplacé par « se lève ». 5. Il s'agit des Mamelles de Tirésias, drame surréaliste d'Apollinaire, créé le 24 juin 1917 à Paris. La donnée en est burlesque : pour remédier à la dépopulation de Zanzibar (la France), « le mari » de Thérèse (qui vient de changer miraculeusement de sexe pour devenir Tirésias) se charge de faire sans femme 40 049 enfants en un jour. 6. 1944 : « qui lui coulent de partout ». AU CŒUR DU MONDE

NOTICE Au cœur du monde est le plus énigmatique des poèmes de Cendrars. Aujourd'hui encore, on ignore s'il a été achevé ou non, même s'il est acquis qu'il ne se réduit pas aux fragments qu'en a publiés le poète. Son histoire visible commence en août 1919 avec la publication dans Littérature (n° 6) d'un ensemble intitulé « Au cœur du monde/Fragment », comprenant la première partie du poème, et « Hôtel Notre-Dame », datés « Paris 1917 ». En 1924, ces textes seront repris sous le même titre, mais sans date, dans Y Anthologie de la nouvelle poésie française publiée chez Kra, augmentés d'un nouveau fragment qui s'achève sur « La maison où je suis né ». Entre-temps, le poème « Le Ventre de ma mère » aura fait l'objet, en mai 1922, d'une publication parallèle à Paris, dans Montparnasse, et à Anvers, dans Ça ira, sans mention qui le rattache à l'ensemble précédent. En 1924, Au coeur du monde figure dans « Bagage », un poème de Feuilles de route qui énumère les projets que Cendrars emporte avec lui au Brésil. Et jusqu'en 1929, il prend place dans les ouvrages annoncés par le poète dans ses pages de garde ou ses interviews. Retour du Brésil, il déclare à Nino Frank en 1928 : « Cette année sera peut-être mon année de poésie, je publierai Au cœur du monde, mon deuxième volume de poèmes, après Du Monde entier, car les autres ne comptent pas. » Puis toute trace du poème disparaît pendant quinze ans. Lorsque Cendrars recueille pour la première fois ses Poésies complètes en 1944, il place Au cœur du monde (Fragments) en fin de volume, une place mani- festement symbolique qui ne correspond pas à l'ordre chronologique adopté pour le reste du volume. Pour l'occasion, l'ensemble toujours présenté comme incomplet est augmenté d'un fragment publié en continuité qui s'achève sur « Dans la glace? » suivi d'une ligne de pointillés. Enfin, dans la réédition du volume en 1957, « Au cœur du monde » est présenté comme un « fragment retrouvé » et les 9 derniers vers sont désormais séparés de ce qui précède par un nouveau titre : « Hôtel des étrangers ». De ce poème toujours lacunaire Cendrars ne publiera plus rien d'autre. Mais, entre-temps, les lecteurs de L'Homme foudroyé (1945) auront pu apprendre non sans perplexité que Cendrars, en octobre 1917, avait pris congé des poètes parisiens - les futurs surréalistes - d'une très singulière manière : il avait « cloué dans une caisse en bois blanc » et déposé « dans une chambre secrète à la campagne » le manuscrit A'Au cœur du monde qu'il venait de « parachever selon une technique nouvelle » et une inspiration qui l'avait « surpris à force d'actualité, seule source éternelle de la poésie »... Quelques précisions sur cette étrange aventure ont été apportées en 1991, grâce à la publication (par les soins de Monique Chefdor) de la corres- pondance de Cendrars, alors à Aix-en-Provence, avec Jacques-Henry Lévesque, qui sur ses indications préparait pour Denoël la première édi- tion des Poésies complètes à Paris : « Au cœur du monde est un long poème (ou prose) dans lequel viennent s'inscrire ce que j'appelais à l'époque des poé- sies "à forme fixe" qui elles portent un titre. [...] Il y en a 400 pages dont 175 poésies titrées. Un MS est au Tremblay, un autre à Biarritz, un troisième au Brésil. » Et il ajoute, dans cette lettre du 20 janvier 1944, « Tout cela dort depuis 1917 ». Dans une autre lettre, le lendemain, il compare le poème à une « tapisserie », où « tout se tient, se suit », et il refuse de séparer les poèmes à forme fixe de leur contexte, le titre suffisant pour marquer un temps d'arrêt. Aucun de ces manuscrits, du moins tels que les décrit Cendrars, n'a été retrouvé. Ont-ils même existé? Les trois que l'on connaît incitent à penser que l'imagination du poète ne cessait pas d'être fertile dans sa correspondance privée. Dans le Fonds Cendrars de Berne sont conservés deux manuscrits lacu- naires : le premier va de «Je me suis fait un nom nouveau «jusqu'à « la mai- son où je suis né » ; autographe et daté 1917, il a probablement servi pour l'impression en revue. Le second est une dactylographie de la fin du poème révélée en 1944 - une dactylographie troublante parce que faite sur la machine et avec le papier qu'utilise Cendrars pour écrire L'Homme foudroyé. De là à déduire que ce fragment est largement antidaté, il n'y a qu'un pas qu'on est tenté de franchir, d'autant plus que le dossier vient d'être com- plètement renouvelé par la révélation d'un manuscrit autrement précieux : celui qui appartenait à Raymone, la dédicataire du poème. Ce manuscrit de premier jet, sur un cahier d'écolier, révèle, en premier lieu, que le poème s'intitulait d'abord Du Monde entier/poèmes dédiés à Raymone. Titre biffé et remplacé par celui que nous connaissons. Plus surprenante encore est la datation, précise et échelonnée, du manuscrit, qui va de « Paris, 15 mai 1918 » au « 11 mars 1921 ». Il s'ensuit que le poème a été antidaté pour des raisons symboliques (Cendrars date de 1917 sa renaissance) et - peut-être - qu'il est resté inachevé puisque ce manuscrit s'interrompt après « Merde ! Je ne veux pas vivre » sur une phrase amère : « Hélas, ne parle pas qui veut. » Autre révélation : le manuscrit comporte un long frag- ment non publié par Cendrars, « 229 rue Saint-Jacques », et présenté pour la première fois dans les Cahiers de sémiotique textuelle, n° 11, en 1986. De ce qui apparaît comme un échec particulièrement douloureux, Cendrars tirera la leçon bien plus tard, dans ses Mémoires, en faisant de nécessité vertu. De l'absence il fait un recel. Et le poème qui s'est refusé à lui, il le cloue comme on crucifie. Cette Passion de substitut dévoile l'in- tention christique d'un poème qui tentait, après la blessure, de renouer avec l'expérience de 1912 et de renouveler, avec ses « points de chute », cette nuit initiatique de Pâques à New York, vécue par l'errant sous le signe du Christ, et au sortir de laquelle le futur Cendrars avait tout ensemble écrit son « premier poème » et inventé son « nom nouveau ». Mais « l'homme qui n'a plus de passé » devra mener l'épreuve de la dépossession jusqu'à son terme pour comprendre, d'abord dans l'amertume, que sa renaissance d'écrivain de la main gauche sous le signe d'Orion - et de Raymone-Artémis - ne passerait pas par un retour aux formes d'écriture des Pâques, mais qu'elle exigerait de nouveaux moyens d'expression à explorer au cinéma, puis dans le roman, le journalisme et enfin dans les Mémoires, où s'élabore et s'accomplit le sacrifice mythique du poème-Christ. Nous désignerons par ALS les Ms de Berne et par Ms R le manuscrit de Raymone (collection particulière).

NOTES 1. L'église Saint-Merry se trouve rue Saint-Martin, désormais entre le centre Georges-Pompidou et la tour Saint-Jacques. Elle sera célébrée par un autre poète, Robert Desnos. 2. Première apparition dans l'œuvre publiée de Cendrars d'Orion qui deviendra la constellation tutélaire du poète de la main gauche. Voir le poème « Orion » dans Feuilles de route. 3. Il ne s'agit pas ici de LaFin du monde filmée par l'Ange Notre-Dame, scé- nario que Cendrars publiera en 1919 avec des illustrations de Léger, mais du premier nom d'un projet plus vaste de « roman martien » d'où sortira, en 1926, Moravagine, et auquel il travaille à Nice, en janvier- février 1918, ce qui confirme la première datation du manuscrit de Raymone. Cendrars joue du sens multiple de l'expression. Voir TADA 7. 4. « Hôtel Notre-Dame » a été repris, seul, dans la revue L'Université de Paris, n° 235, 25 octobre 1921. Il sera cité, avec quelques remaniements, dans « Le Ve arrondissement » (Le NouveauFemina, juin 1955, puis Trop c'est trop, 1957 ; TADA 11). L'Hôtel Notre-Dame se trouve, aujourd'hui encore, rue du Petit-Pont, dans le prolongement de la rue Saintjacques. Cendrars et Raymone y descendront lors de leur retour à Paris en 1950, selon « Le Ve arrondissement » qui apparaît souvent comme une nouvelle version, plus longue et en prose, A'Au cœur du monde. Une compensation tardive à l'inachèvement du poème ? 5. Ms R : le premier vers de cette séquence est : « Voici mon dernier domi- cile. » Le Quartier désigne le Quartier latin. 6. Trop c'est trop : « à vingt ans ». 7. L'église Saint-Séverin, située entre la rue Saint-Séverin et la rue Saint- Jacques, a fait l'objet d'une série de tableaux par Robert Delaunay. 8. Ms R : «J'avais une tête d'aujourd'hui/Et ressemblais à mon grand- père. » 9. Trop c'est trop : ... « ma bisaïeule ». 10. Pour Cendrars le choix d'un pseudonyme a la valeur d'un parricide symbolique. 11. Mélisme : monnayage d'une durée musicale longue en plusieurs unités sur le même degré ou, mieux, par d'autre notes (Larousse de la musique, 1957). 12. Bébé Cadum : célèbre affiche publicitaire pour une marque de savon. 13. « Le Ve arrondissement » (op. cit.) présente en exergue une version condensée et remaniée du poème : « ... Je remonte la rue Saintjacques les épaules enfoncées dans mes poches./O rue Saint-Jacques ! vieille fente de ce Paris qui a la forme d'un vagin./Je redescends la rue Saint- Jacques les mains dans les poches... / Un cigare au bec... / Ma femme au bras... / ... Raymone... » 14. Ce nom de la mère que le poème ne précise pas est Marie-Louise Dorner, qui unit le prénom de la Vierge à un patronyme germanique, Dorner, de Dorn, « épine, dard, aiguille », dont le grand blessé a découvert la portée sacrificielle et pour lui rédemptrice en écrivant Les Armoires chinoises. 15. Avec ses « points de chute » comme autant de stations, l'itinéraire du poète dans Paris s'apparente à une Passion qui fait songer aux Pâques à New York. 16. Cette naissance toute symbolique - à la poésie, à sa vie d'homme... - a été prise au pied de la lettre par bien des biographes confiants. Freddy Sauser, on le sait, est né à La Chaux-de-Fonds le 1" septembre 1887. 17. Cendrars invoquera à nouveau dans « Gênes » le « souvenir abhorré » qu'il garde de son séjour dans le ventre de sa mère (Bourlinguer, 1948 ; TADA 9, p. 201). 18. Nous suivons ici la leçon du ms R qui indique, logiquement, « mon » et non « ton » comme toutes les éditions publiées. 19. Ms R : « Les oreilles sourdes les yeux morts ». 20. Ms R : « Se resserrait comme une main ». 21. Ms R : « Pourquoi faut-il se laisser/Faire ainsi à moitié étranglé? » 22. « Mordu » et non « mordue » : Cendrars s'adresse donc ici à son père. 23. Le ms R se termine, à la date du 11 mars 1921, sur ce vers, suivi, après un blanc, de « Hélas, ne parle pas qui veut ». 24. Toute la fin du poème, à partir de ce vers, est d'une datation incertaine. Sans publication préoriginale, elle n'a été révélée qu'en 1944. e 25. Le Roman de la rose, célèbre roman allégorique en vers du XIII siècle, a été commencé par Guillaume de Lorris et achevé par Jean de Meung, dont la maison se trouvait à l'emplacement indiqué par Cendrars, comme le confirme une double plaque commémorative. Le sujet de ce roman met en abyme l'ambiguïté des enjeux du poème : une quête amoureuse que le héros ne parvient pas à mener à bien, chez Lorris ; une pous- sée victorieuse et fortement sexualisée de l'amant changé en pèlerin jusqu'au cœur de la rose, chez Jean de Meung. 26. 1944 : « 219 », corrigé en 1947. « Le Ve arrondissement » ( Trop c'est trop) évoque longuement la vie inter- lope de Y Hôtel des Étrangers quand Cendrars y habitait avant 1912. 27. 1944 : « 221 », corrigé en 1947. 28. 1944 : « Pestalozzi ». Changé en 1947. 29. Le D'Harcourt était un célèbre café du Quartier latin, place de la Sorbonne. 30. Sans doute Féla Poznanska, sa future femme, qu'il avait rejointe à New York fin 1911. 31. Allusion aux Séquences écrites pour Féla sous le signe de Gourmont. 32. Vers ajouté sur Ms ALS dactylo 33. Ms ALS dactylo : « rainure ». « Raie » donne à entendre le début du pré- nom de Raymone. 34. Avant la découverte du Ms R, Pierre Caizergues a soutenu l'hypothèse d'une antidatation (Cahiers de sémiotique textuelle, n° 11, 1987). 35. Ms R : datée du « 28 fév. 19 », cette séquence prend place entre le vers « La maison où je suis né » et le poème « Le ventre de ma mère ». Première publication dans les Cahiers de sémiotique textuelle, n° 11, op. cit.) 36. lre publication de ces deux poèmes sans titre, datés de janvier 1919, dans le Biaise Cendrars de Miriam Cendrars (1984). KODAK

NOTICE Kodak (Documentaire) a été publié chez Stock en 1924, dans la collection « Poésie du temps », avec en couverture un bois de Frans Masereel qui, deux ans plus tard, illustrera également une réédition des Pâques à New York chez Kieffer. En frontispice le tirage de tête présente un portrait de l'auteur par Francis Picabia qui était alors son voisin au Tremblay-sur-Mauldre. Lorsque Cendrars, le 12 janvier 1924, s'embarque sur le Formose pour le Brésil, le recueil était déjà remis à l'éditeur puisqu'il ne figure pas sur la liste des pro- jets que dresse « Bagage » dans Feuilles de route. C'est à Sâo Paulo que le poète en corrigera les épreuves et qu'en juin il recevra les premiers exemplaires. Dans les Poésies complètes réunies en 1944, le recueil prendra le nouveau titre de Documentaires, la firme Kodak s'étant opposée à l'usage de son nom, comme en témoigne un savoureux « Document » ajouté alors par Cendrars et qu'on trouvera ici en appendice. C'est à une supercherie poétique longtemps inaperçue - un collage - que Kodak doit sa célébrité. Pour convaincre son ami Gustave Le Rouge (1867-1938), auteur de romans populaires, qu'il était lui aussi un poète, Cendrars raconte dans L'Homme foudroyé (1945) qu'il lui avait fait consta- ter qu'une vingtaine de ses propres poèmes avaient été « taillés à coups de ciseaux » dans l'un des ouvrages en prose du feuilletoniste, ajoutant pour le lecteur : « Avis aux chercheurs et curieux ! » Une vingtaine d'an- nées plus tard, Francis Lacassin établira qu'il s'agit de Kodak, dont la plu- part des poèmes ont en effet été inspirés à Cendrars par un roman-feuilleton de Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius (1912-1913). Dans « Les poèmes du Docteur Cornélius », une étude publiée par Lacassin à la suite de la réédition de ce roman, la mise en regard des textes fait apparaître que 50 des 63 poèmes du recueil - West, Far-West, Terres aléou- tiennes, Fleuve/Mississipi, Le Sud, Le Nord (à l'exception de « Moisson »), Iles, et Menus - proviennent du roman selon diverses procédures : allé- gement, enrichissement, remaniement, apports intercalés... (R. Laffont, « Bouquins », 1986, p. 1181-1247). Une seconde révélation intervien- dra en 1977 lorsque Yvette Bozon-Scalzitti démontrera par une autre confrontation de textes que Fleuve/Le Bahr-El-Zéraf et Chasse à l'élé- phant ont été découpés de leur côté dans Au Congo belge, un livre de Maurice Calmeyn paru en 1912 (Biaise Cendrars ou la passion de l'écriture, L'Âge d'homme, p. 297-309). Au cours de son premier séjour au Brésil, en 1924, Cendrars a offert quatre manuscrits de Kodak à Olivia Penteado, grande dame pauliste amie des poètes et des artistes, qui l'a reçu dans sa magnifique fazenda de Santo Antonio, au nord de l'État de Sâo Paulo. La dédicace précise : « à Dona/Olivia Penteado/cet album/de mauvaises photographies/où j'ap- parais à peine/Biaise Cendrars/Sâo Paulo, juin 1924. » Cet ensemble com- posite, entré dans une collection privée, comprend un manuscrit autographe de travail (avec deux poèmes inédits que nous reprenons ici) et trois manus- crits dactylographiés successifs avec corrections autographes. Aucun d'eux n'est complet ni daté. Ils présentent d'assez nombreux remaniements de textes et des modifications dans l'ordre des poèmes à l'intérieur de chaque section. Les épreuves corrigées du recueil, datées du 1" mars 1924, se trou- vent dans les Archives littéraires suisses, à Berne. Nous suivons le texte de l'édition originale.

Appendice Dans l'édition des Poésies complètes chez Denoël, en 1944, Documentaires est précédé du texte suivant :

DOCUMENT

Au moment de mettre sous-presse le présent volume, nous recevons des Éditions Stock une lettre dont nous extra- yons le passage suivant :

« Paris, le 26 mars 1943... À la parution de KODAK de Biaise Cendrars nous avons reçu un « papier timbré » de la maison américaine KODAK Co qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d'un de nos ouvrages le nom de sa firme. Sur notre objection que ce nom était celui d'un objet courant dans le commerce, que d'ailleurs cela ne pouvait lui faire que de la publicité, elle nous a répondu par une consultation d'après laquelle elle était propriétaire du nom KODAK et que l'emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l'écar- tant des emplois précis de produits vendus par la firme. « Il n'y avait qu'à s'incliner mais la KODAK Co a été assez aimable pour ne pas exiger le retrait du livre en librairie. Elle nous a demandé seulement l'engagement qu'en cas de réim- pression le titre serait changé. Nous en faisons donc une condition expresse de notre cession. Vous pourrez, bien entendu, mentionner le titre KODAK à titre bibliographique, comme nous vous le demandons ci-dessus, mais le titre géné- ral des morceaux publiés par vous dans votre volume devra être changé. » A la réception de cette lettre j'avais bien pensé débap- tiser mes poèmes et intituler « Kodak » par exemple « Pathé- Baby », mais j'ai craint que la puissante KODAK Co Ltd, au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m'accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, tra- vaillons. Qu'importe un titre. La poésie n'est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j'ai conçus comme des photographies verbales, forment un docu- mentaire, je les intitulerai dorénavant DOCUMENTAIRES. Leur ancien sous-titre. C'est peut-être aujourd'hui un genre nouveau. B. C.

NOTES 1. De toute évidence, les poèmes de « West » renvoient à la côte Est des Etats-Unis, mais peut-être ironiquement, parce que cette côte est incon- testablement à l'ouest pour un Parisien comme le note Monique Chefdor (Biaise Cendrars, Complète Postcards from the Americas, édition bilingue, University of California Press, 1976). 2. Roof-garden = jardin suspendu. 3. Cendrars remplace « barmen » (Le Rouge, op. cit., p. 255) par « wai- ters », synonyme moins explicite et d'effet plus exotique pour un lec- teur français. 4. La plupart des personnages qui apparaissent dans Kodak, qu'ils soient nommés (Andrée et Frédérique, Dorypha, master Hopkins, Jupiter, M. Noghi, Hatôuara...) ou non, proviennent des différents épisodes du Docteur Cornélius. 5. Fleuve des États-Unis qui se jette dans la baie de New York, et donc sur la côte Est. 6. Allusion aux fameux propos du Sosie de Molière : « Le véritable Amphitryon/Est l'Amphitryon où l'on dîne. » (Amphitryon, III, V, vers 1703-1704.) 7. Cendrars remplace Isidora, l'héroïne de Le Rouge, par Isadora, qui évoque, dans un contexte mondain approprié, Isadora Duncan, célèbre danseuse américaine qui mourra tragiquement (1877-1927). 8. L'Anglais George Bryan Brummell (1778-1840) est considéré comme l'archétype du dandy. En France, Barbey d'Aurevilly et Baudelaire se sont réclamés de lui. 9. Le recueil s'ouvrait sur ce poème dans le Ms autographe. 10. Discrète reprise du premier hémistiche du vers 167 des Pâques à New York. 11. Les Trestle-works, précise Le Rouge, sont des ponts de bois « qui attei- gnent parfois soixante mètres de hauteur et qui sont installés avec une simplicité de moyens et une audace stupéfiantes. » (op. cit., p. 611). 12. La croix de Saint-André a la forme d'un X. 13. Nom vulgaire de la mouette. 14. La section « Far West » a fait l'objet d'une publication préoriginale dans La Revue européenne, n° 12, 1" février 1924, p. 19-25. La même année, elle a été reprise et présentée comme « inédite » dans Y Anthologie de la Nouvelle Poésie française publiée aux Éditions du Sagittaire, chez Kra. 15. Le pulqué est une « boisson fermentée fabriquée au Mexique avec le suc de certains agaves » (Petit Robert). 16. Cendrars remplace « 190... » par « 1911 » : c'est à la fin de cette der- nière année qu'il quitte l'Europe pour New York où il écrira Les Pâques et choisira son « nom nouveau ». Par sa poussée frénétique, la ville-cham- pignon annonce à la fois « Saint-Paul » au Brésil (Feuilles de routeW) et la construction de San Francisco dans L'Or, que Cendrars écrira dès son retour du Brésil. Curieusement, alors que ce roman n'apparaît alors nulle part dans ses projets, Kodak en préfigure de nombreux aspects. 17. Les îles Aléoutiennes appartiennent aux États-Unis. Leur archipel pro- longe la presqu'île de l'Alaska et relie l'Asie à l'Amérique. 18. 1944 : « Tout autour d'un petit jardin ». Cette correction contredit le texte de Le Rouge qui écrivait : « une maison de bois et de briques [... ] entourée d'un jardin où l'on avait réuni tous les végétaux capables de résister à la rigueur du climat. » Est-elle de Cendrars ? 19. L'acre est une mesure agraire qui vaut 40 ares. 20. La gare de Tampa, précise Le Rouge, est « tout au sud de la Floride » (op. cit., p. 654). 21. 1944 : cette première allusion au Brésil avant la découverte du Brésil sera remplacée par « La Havane ». 22. Le vomito negro- « vomissement noir » - est le nom espagnol de la fièvre jaune. 23. Le jalap est une « plante d'Amérique dont le tubercule renferme une gomme résineuse utilisée comme purgatif » (Petit Robert). 24. « Ruine espagnole », « Golden-Gate », et « Oyster-Bay » ont fait l'ob- jet d'une publication préoriginale dans la Revue de l'Amérique latine, n° 26, 1" février 1924, p. 104-105, sous le titre « Le Sud. Poèmes ». 25. « Golden Gâte » a remplacé « Bodega » sur le 2e des Ms dactylographiés. 26. « Variété de cigare de luxe » (Nouveau Larousse universel). 27. Mauvaise lecture de Le Rouge qui évoque « les ptarmigans ou perdrix de neige » (op. cit., p. 361). 28. Le bowie knife est un couteau de chasse. 29. Ce 4' poème de la section « Le Nord » ne doit rien à Le Rouge, selon Lacassin. Avis aux chercheurs et aux curieux ! 30. Les javelles sont des « brassées de céréales ou de plantes oléagineuses, coupées et non liées, qu'on laisse sur le sillon en attendant de les mettre en gerbes ou en petites meules » (Petit Robert). 31. Peuple des Philippines. 32. Animaux marins. 33. C'est avec une seringue Pravaz que Moravagine s'injecte de la morphine et que « le père François » - dans lequel Cendrars découvrira Gustave Le Rouge - opère les lis pour les transmuer (L'Homme foudroyé, « lre rhap- sodie gitane » ; TADA 5, p. 198-199). 34. Le cycas est une « plante gymnosperme, arbre ou arbuste exotique, à port de palmier » (Petit Robert). 35. Ce vers, qui deviendra un leitmotiv chez Cendrars, provient donc de Le Rouge : « Dans cette atmosphère enchantée, le seul fait d'exister était un véritable bonheur. » (Bouquins, op. cit., p. 542.) De la même façon, Cendrars s'est approprié d'autres formules : «Je suis l'autre » de Nerval, « Le monde est ma représentation » de Schopenhauer et même « Ma main amie » par quoi s'achèvent nombre de ses lettres et qu'utilise déjà Apollinaire. Il est vrai que la formule prend chez le poète manchot une portée toute nouvelle. 36. Ce poème et ses transformations à partir de Le Rouge ont fait l'objet d'une étude de Jacqueline Bernard, « Un "modus scribendi" Hatouara de Biaise Cendrars » dans la revue Texte en Main (n° 3/4, hiver 1984- printemps 1985). 37. Il s'agit du Nil. 38. 1957 : par une promotion inhabituelle « le roi » deviendra « l'empe- reur ». 39. L'euphorbe est une « plante vivace renfermant un suc laiteux » (Petit Robert). 40. Comme « Le Fleuve/Le Bahr-El-Zéraf », « Chasse à l'éléphant » s'inspire du livre de Calmeyn, Au Congo belge. C'est toujours grâce à Calmeyn que Cendrars se fera à nouveau chasseur d'éléphant dans « Le Vieux-Port » (L'Hommefoudroyé, 1945 ; TADA 5), puis dans « Chasse à l'éléphant » ( Trop c'est trop, 1957; TADA 11). Sa rencontre directe avec l'Afrique semble bien s'être réduite à l'escale qu'il fera à Dakar sur la route du Brésil, après avoir écrit Kodak. Faut-il rappeler que le redoutable chasseur pour lequel ces poèmes le donnent est manchot depuis 1915? 41. Le mot « kodak » apparaît déjà chez Calmeyn. C'est peut-être lui qui a suggéré à Cendrars le titre de son recueil. 42. 1944 : « cliché » est remplacé par « film ». 43. « Tes menus/Sont la poésie nouvelle » déclarait déjà le poète du Panama à l'intention de son 5" oncle. 44. 1887-1923 : ces menus - tous commandés chez Le Rouge - sont donc supposés jalonner toute la vie de Cendrars depuis sa naissance jusqu'à l'écriture de Kodak. 45. Dans le manuscrit autographe offert à Olivia Penteado, figurent deux poèmes, « Volière » et « Le Dieu de la Fièvre jaune » qui disparaissent des manuscrits dactylographiés et seront écartés de la publication. Ils ont été découverts par Carlos Augusto Calil qui les a publiés dans « Le contrebandier de cigares » (Brésil, l'Utopialand de Biaise Cendrars, 1998, p. 297-312). Prévu dans la section « West », à la IXe place, « Volière » pre- nait place entre «Jeune homme » et « Laboratoire ». 46. Dans « Le Sud », « Le Dieu de la Fièvre Jaune » était prévu en IVe posi- tion, entre « Ruine espagnole » et « Vomito negro ». FEUILLES DE ROUTE

NOTICE C'est en 1944, à la parution des Poésies complètes, qu'a été révélée l'exis- tence d'un triptyque jamais assemblé ni même annoncé jusqu'alors, Feuilles de route. Le premier volet - le mieux connu - était constitué de Feuilles de route -1. LeFormose, une plaquette publiée Au Sans Pareil, en 1924, avec des dessins de Tarsila, une artiste brésilienne peu connue en France. Sans titre, le troisième volet réunissait des « Feuilles de route inédites » présen- tées en deux livraisons par la revue Montparnasse en février-mars 1927 et en mai-juin 1928. Quant au deuxième, « Sâo Paulo », il provenait d'un catalogue à diffusion très restreinte qui accompagnait une exposition des tableaux de Tarsila à Paris, Galerie Percier, en juin 1926. Cet ensemble tardivement constitué n'est pourtant que la face visible d'un projet beau- coup plus ambitieux qui a été annoncé dans les bibliographies du poète, avec une extension variable, tout au long des années vingt. Ce n'est pas moins de sept plaquettes, en effet, que Cendrars prévoyait de confier à son ami René Hilsum, l'éditeur du Sans Pareil : - I. Le Formose. - II. Sâo Paulo. - III. Le Carnaval à Rio/Les Vieilles Églises de Minas. - IV. A la Fazenda. - V. Des Hommes sont venus. - VI. Sud- Américaines. - VII. Le Gelria. Seule la première d'entre elles sortira des presses. En novembre- décembre 1926, Les Feuilles Libres publieront encore une suite de poèmes inti- tulée Sud-Américaines et qui sont issus, sans mention qui l'indique, de la VIe plaquette avortée. Se serait-il agi d'un de ces projets fantômes dont Cendrars tout au long de son œuvre s'est fait une spécialité? Les dossiers conservés à Berne prouvent le contraire : l'entreprise a été poussée loin avant d'être, brus- quement, interrompue. Cendrars ne s'est jamais expliqué sur un abandon dont les raisons sont probablement multiples. Hilsum, dont la patience une fois de plus aura été mise à rude épreuve, n'est pas en cause. Bien davantage, sans doute, la lassitude qui prend vite Cendrars après le premier élan, quand la formule nouvelle qu'il a lancée menace de se figer en recette. Six autres plaquettes sur le chantier : il y avait de quoi décourager cet impatient. Mais surtout, pour l'écrivain, ce projet ne venait plus à son heure. Le 12 janvier 1924, c'est un cinéaste déçu qui s'embarque sur LeFormose pour le Brésil. Le passage de Cendrars à la réalisation dans les studios romains a tourné court. Que le film ait été détruit par lui ou par la pro- duction après une sortie calamiteuse importe peu, La Vénus noire est un échec. Lui qui n'écrivait plus, tout à son rêve de cinéma, le voici donc en quelque sorte contraint de revenir à la littérature. Un voyage au Brésil tombe à point nommé, à l'invitation de Paulo Prado, un ami richissime et cul- tivé du poète moderniste Oswaldo de Andrade et de sa compagne, Tarsila do Amaral, auxquels Cendrars vient de se lier à Paris. Ce voyage réveille en lui les souvenirs et les attentes de 1912 : une traversée de l'océan en bateau, une découverte du Nouveau Monde, une renaissance après le dépouille- ment du vieil Adam. La suite est bien connue : le Brésil va devenir la « deuxième patrie spirituelle » de Cendrars et son « Utopialand ». Mais s'il souligne l'importance initiatique de cette découverte, c'est pour faire valoir qu'il y a fait son apprentissage de romancier. À son retour, il délaissera bien- tôt les plaquettes en chantier pour reprendre un projet auquel il songeait depuis longtemps et, en quelques semaines, il écrit L'Or dont le succès inat- tendu lui ouvre un public nouveau et va faire de lui un romancier de l'aven- ture tout au long des années vingt. Exaltante et déchirante révision de ses projets qui, contre toute attente, fera du Formose le dernier recueil de poèmes publié par Cendrars avant les Poésies complètes. Des Feuilles de route à L'Or, à vrai dire, la continuité d'écriture est sen- sible, et le passage uni. La pression du narratif apparaît dès le titre du recueil - les feuilles de route sont des notes que militaires ou voyageurs pren- nent en chemin - comme dans l'ordre prévu des plaquettes qui suit, de l'al- ler sur le Formose au retour sur le Gelria, l'itinéraire du voyage. Dans les trois poèmes Du Monde entier, le mouvement narratif, certes dominant, était vio- lemment contrebalancé par le jeu discontinu des images et par les recherches prosodiques. Rien de tel dans les Feuilles de route, au prosaïsme délibéré, à la lisibilité immédiate, aux antipodes de l'image surréaliste telle que Breton la définit la même année dans son Manifeste. Seul demeure le blanc qui découpe pour l'œil les vers, et tend vers le dépouillement minimaliste des haïku japonais. Cette poésie aussi raréfiée que raffinée, qui défie constamment la banalité, conduit sans rupture à l'écriture de L'Or. En peau- finant son mythe dans L'Homme foudroyé, Cendrars ne s'y trompera pas : c'est de 1917 et à'Au cœur du monde- et non des Feuilles de route- qu'il date sa rupture avec la poésie. Les Archives littéraires de Berne possèdent un ensemble précieux de manuscrits et documents, notamment : - 2 Ms dactylographiés de Feuilles de route I. LeFormose : O 37/1 (Ms R = legs de Raymone) et E XII 1 (Ms L = envoyé àJacques-Henry Lévesque pour la publication) - III. De « Départ » à « Pourquoi j'écris ? » : avec 4 poèmes inédits : « Voyageurs », « Change », « Popularité » et « T.S.E », publiés ici pour la lre fois (O 37/11). - Un dossier relatif aux plaquettes II-VII, avec de nombreux poèmes ou ébauches de poèmes inédits dont nous présentons ici un nombre impor- tant (O 37/11). - Les épreuves corrigées du Formose (O 38).

NOTES SUR /. LEFORMOSE 1. Cette liste a été commentée par Adrien Roig dans « Biaise Cendrars et ses " bons amis " de Sâo Paulo ou les réalités d'une utopie » (Brésil, l'Utopialand de Biaise Cendrars, L'Harmattan, 1998). 2. Embarqué au Havre sur le Formose, le 12 janvier 1924, Cendrars arrive à Santos, le 6 février. C'est également de Santos qu'il quitte le Brésil, le 19 août, sur le Gelria, en direction de Cherbourg. Une allusion rapide à ses voyages antérieurs lui permet de situer Feuilles de route dans la lignée de la Prose du Transsibérien et des Pâques à New York. 3. Embarqué pour New York à Libau sur le Birma, le 21 novembre 1911, Cendrars est revenu en Europe sur le Volturno, vers le 25 juin 1912. 4. « Le » n'est pas une coquille mais une ellipse volontaire, à interpré- ter. Le « La » qui termine le vers précédent est confirmé lui aussi par le manuscrit Lévesque mais il disparaîtra dans l'édition collective de 1944. 5. Cendrars s'adresse à Raymone. 6. Jeu sur l'homophonie entre le port de La Pallice, près de La Rochelle, et le seigneur de La Palice (1470-1525), tué à la bataille de Pavie, et célé- bré par ses soldats en une chanson fameuse, « Un quart d'heure avant sa mort/11 était encore en vie », qui lança la lapalissade, une vérité d'évi- dence. 7. Cendrars n'a pas quitté l'Europe depuis son voyage à New York, en 1911- 1912. 8. « me segmenter moi-même » : c'est un manchot qui écrit. Voir plus loin la note sur « Orion ». 9. Dobrii Vetcher= « bonsoir » en russe. Cendrars aime citer des mots étran- gers (russe, portugais, italien, anglais...) sans grand souci d'exactitude philologique ou phonétique. 10. Réplique ironique à « Lettre-Océan », un calligramme d'Apollinaire paru dans Les Soirées de Paris, n° 24, 15 juin 1914, dont la disposition typo- graphique a pris valeur de manifeste et qui sera recueilli dans Calligrammes en 1918. Cendrars avait contribué à ce numéro par « Fantômas », un de ses poèmes élastiques, et les poèmes en prose A'Amours. En 1924, comme en témoigne Feuilles de route, il a pris ses distances avec un genre d'ex- périmentation formelle qui a pu le séduire à ses débuts (Prose du Transsibérien, Sonnets dénaturés). 11. Cette escale à Dakar en 1924 semble avoir été la seule rencontre directe avec l'Afrique de l'auteur de Y Anthologie nègre et des Poèmes nègres qui s'attribue par ailleurs (Kodak, Trop c'est trop) des souvenirs de chasse nés de ses lectures. 12. L'île de Corée, en face de Dakar, fut à partir de 1677 le principal comp- toir français de l'Afrique occidentale et servit notamment à la traite des Noirs. 13. Ms R : « dans de la collophane » (biffé). Même modification deux vers plus loin. 14. Ce défilé de passantes fait songer à Valéry Larbaud et à ses Poésies d'A.O. Barnabooth, notamment « Images » ou « Europe ». Cendrars se souviendra également du millionnaire de Larbaud en créant le personnage de Dan Yack. 15. Écho au 10"' vers à'Au cœur du monde : « Ma main coupée brille au ciel dans la constellation d'Orion. » Annonce du poème homonyme. 16. Ce précieux inventaire renseigne, aussi par ses lacunes, sur les projets de Cendrars lorsqu'il revient à la littérature après ses déboires de cinéaste à Rome. Conçu dès 1912, commencé au plus tard début 1917, Moravagine ne paraîtra chez Grasset qu'en 1926 après de considérables transforma- tions. Amorcé en 1917, Le Plan de l'Aiguille est annoncé depuis 1923 et il sera divisé en deux volumes, le second prenant pour titre Les Confessions de Dan Yack, avant de paraître au Sans Pareil en 1929 (TADA 4). Après avoir fourni aux Ballets suédois, en 1923, l'argument nègre de La Création du monde (musique de Milhaud, décors de Léger; TADA 10), Cendrars écrivit le livret A'Après-dîner, ballet, qui restera dans ses dossiers, Francis Picabia l'ayant supplanté entre-temps auprès de Satie en lui proposant Relâche. Dédié en effet à Raymone, Au cœur du monde (daté de 1917) est un recueil de poèmes à la destinée énigmatique mais probablement inachevé. En Equatoria fait partie de l'abondante bibliothèque fantôme de son auteur qui le résume ainsi, en 1925, dans une lettre à son agent littéraire W. A. Bradley : « Histoire d'un zoologue autrichien, gouverneur d'Equatoria, au moment de la révolution des derviches tourneurs et qui est sauvé par Stanley. » Rien ne témoigne que Cendrars ait réellement songé à l'écrire. Du 2e volume de Y Anthologie nègre (1921) qui ne paraîtra jamais, se détacheront Petits Contes nègres pour les enfants des Blancs (1928) et Comment les Blancs sont d'anciens Noirs (1930). La liste ne fait aucune allusion à L'Orque Cendrars écrit pourtant dès son retour du Brésil, qui relance sa carrière et, selon lui, marque sa naissance de romancier. 17. « sans mon galurin gris » : ajout sur Ms R. En hommage à Cendrars, Olivier Rolin intitulera un de ses livres Mon galurin gris (Le Seuil, 1997). 18. Orion, le chasseur géant de la légende grecque, était célèbre pour la violence de ses exploits. Aveuglé, il recouvra la vue en marchant vers le soleil. Mis à mort, il fut transfiguré en constellation. Cette rédemp- tion par le sacrifice est au cœur du mythe d'Orion manchot qu'élabore Cendrars après sa blessure. 19. Cendrars reviendra sur ce travestissement initiatique dans « Caralina » ( 1931 ), préface à La Vie et la mort du Soldat inconnu, roman inachevé (Champion, 1995). 20. San Fernando de Noronha : île volcanique du Brésil, au nord-est du cap San Roque. 21. « Le pot au noir » venait de donner son titre, en 1923, à un récit de Louis Chadourne (1890-1925) relatant une traversée de l'Atlantique en compagnie de Jean Galmot, homme d'affaires et député dont il était alors le secrétaire et dont Cendrars retracera la vie dans Rhum (1930; TADA 12). 22. De même que la plupart des poèmes de Kodak proviennent par collage du Mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, « Pedro Alvarez Cabrai » est le premier des poèmes du Formose découpés dans le Voyage dans les provinces de Saint-Paul et de Sainte-Catherine publié par Auguste de Saint-Hilaire en 1851. Suivront « Dans le train », « Pranapiaçaba », « Trouées », « Piratininga », « Botanique » et « Ignorance ». 23. Premières paroles d'une chanson popularisée par Maurice Chevalier : « Monte là-dessus... Monte là-dessus... Et tu verras Montmartre... » 24. La pinga ou cachaça est un alcool de canne à sucre brésilien, diffé- rent du rhum, qui sert à préparer l'apéritif national : la caipirinha, qu'ap- préciait Cendrars. 25. 1944 : « deux allemandes ». En 1924, les souvenirs et le langage du légion- naire sont encore frais. 26. Respectivement : Jean Cocteau, ami de Cendrars et son collaborateur aux Editions de La Sirène, Erik Satie, Fernand Léger, rencontré dès l'avant-guerre et illustrateur de plusieurs de ses livres, Eugenia Errazuriz, amie chilienne et mécène, le comédien Marcel Lévesque, interprète de Judex au cinéma et père de Jacques-Henry, Francis Picabia, son voisin du Tremblay-sur-Mauldre (ils se brouilleront après l'épisode des Ballets suédois évoqué plus haut), Germaine Everling, la compagne de Picabia, le cinéaste Abel Gance dont Cendrars fut l'assistant pour J'accuse (1917) et La Roue (1923), et qui avait perdu sa femme Ida pendant ce der- nier tournage. Mariette pourrait être Marcelle, la femme de René Hilsum à qui Cendrars donnera ce prénom dans Une nuit dans la forêt (1929 ; TADA 3). Sanders et le Gascon restent à identifier. 27. Trente ans plus tard, « La voix du sang » proposera de cette rencontre un récit plus détaillé et ironique (Trop c'est trop, 1957; TADA 11). 28. La plage réputée de Guarujà se trouve près de Santos. Cendrars en datera plusieurs de ses textes, notamment la préface à John Paul Jones, au cours de son second séjour au Brésil (1926). 29. Mictorio = « urinoir » en portugais. 30. Pour Paranapiaçaba, Cendrars reprend l'orthographe de Saint-Hilaire (op. cit.) dont ce poème provient par collage. 31. Cette petite leçon de botanique, de même que la description de « Piratininga », sont prélevées chez Saint-Hilaire.

NOTES SUR //. SÂO PAULO 32. Les six poèmes de la section « Sâo Paulo » ont été publiés sous ce titre dans le catalogue de l'exposition de Tarsila à la galerie Percier, 38, rue La Boétie, à Paris, du 7 au 23 juin 1926. Dans Le Brésil (1952 ; TADA 11), Cendrars transformera cette suite en un poème unique inti- tulé « Poème à la gloire de Saint-Paul », avec quelques légères retouches de texte. Il transforme les titres en vers, intervertit « Klaxons électriques » et « Paysage », et surtout il insère entre eux un poème inédit : « Les bruits de la ville » que nous présentons en appendice. 33. Ms R : ce poème s'intitule « Vernis vernis » 34. Une des principales avenues du centre historique de Sâo Paulo, près du Théâtre municipal. 35. Dans Le Brésil (1952), ce vers devient : « Le soleil vernit tout cela. » 36. Réputation tenace. En 1955, Claude Lévi-Strauss notera encore : « En 1935, les Paulistes se vantaient qu'on construisît dans leur ville, en moyenne, une maison par heure [...] on m'assure que le rythme est resté le même, mais pour les immeubles. » ( Tristes Tropiques, rééd. Pion, « Terre humaine/Poche », 1999, p. 107.)

NOTES DU III. 37. Écrits sur le Gelria pendant le voyage de retour, les poèmes qui com- posent cette IIIe section sans titre ont été publiés dans la revue Montparnasse, en deux livraisons dont nous suivons le texte : de « Départ » à « Un jour viendra » dans le n° 49 (février-mars 1927, p. 4-5) ; de « Coucher de soleil » à « Pourquoij'écris » dans le n° 51 (mai-juin 1928, p. 8, 10-11). Ils ne seront réunis qu'en 1944. Cendrars évoquera à plusieurs reprises son retour sur le Gelria, dans « Caralina » (voir supra note 19), puis dans « Le Jugement dernier », premier récit du Lotissement du ciel (1949; TADA 12). C'est aussi sur le Gelria, qui deviendra in extremis Y Eric Juel, qu'il avait d'abord prévu de situer l'intrigue de « L'Amiral » (D'Oultremer à indigo, 1940 ; TADA 8). 38. Ce départ a eu lieu le 19 août 1924, de Santos. 39. Le poète Oswald de Andrade ( 1890-1954) est le chef de file du groupe moderniste qui s'était constitué à Sâo Paulo en février 1922, à l'occa- sion de la Semaine d'Art moderne qui marquait le centenaire de l'in- dépendance du pays. Théoricien et polémiste, Oswald écrira le Manifeste Bois Brésil (1924) et les Manifestes anthropophages (1928-29). Il était alors le compagnon de Tarsila dont il avait un fils, Nonê, et qu'il épousera en 1926. Aucun lien de parenté ne l'unit à son homonyme Mario de Andrade (1893-1945), autre grande figure du groupe et auteur de Macunaïma, le héros sans aucun caractère, roman phare du modernisme (1928) dans lequel Cendrars apparaît comme personnage. 40. En juillet 1924, le général Isidoro Dias Lopes se soulève contre le gou- vernement et occupe Sâo Paulo. Réprimée par les troupes fédérales qui bombardent la ville, la révolution aura duré une vingtaine de jours, pen- dant lesquels Cendrars quitte Sâo Paulo pour se réfugier avec son hôte Paulo Prado dans la fazenda Santa Veridiana. Il y écrira les poèmes de Sud-Américaines. 41. 1944 : « d'Allemands ». Voir supra note 31. 42. Ms R : « Cabine 62 » (biffé). C'est bien la cabine 62 que Cendrars occupait sur le Gelria. La modification est sans doute d'intention symbolique. 43. Chiffre symbolique à nouveau et annonciateur de (re) naissance. Cendrars aura passé en fait un peu plus de sept mois au Brésil. 44. 1944 : « archibondé » remplace « plein de vilaines gens ». 45. Ms R : ce vers est suivi du vers suivant : «Je ne vois plus rien de Santos ». 46. Autre réécriture clandestine, cette fois, de Sous la Croix du Sud (Pion, 1912), un livre du prince Louis d'Orléans-Bragance, petit-fils de l'em- pereur du Brésil Dom Pedro II, dont la famille fut condamnée à l'exil après la chute de l'Empire en 1889. Ce collage a été révélé par Carlos Augusto Calil. 47. Jean de Léry (1536-1613) est l'auteur d'une Histoire d'un voyagefaict en terre du Brésil (1578) que Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques consi- dère comme un chef-d'œuvre de la littérature ethnographique. 48. À la fin de son troisième et dernier voyage au Brésil, le 28 janvier 1928, Cendrars embarquera à son tour sur le Lutetia pour rentrer en France. 49. Spardeck, qui remplace pont dans le ms ALS, est un « pont léger sur mon- tants, qui recouvre les cabines et salons du pont supérieur des paque- bots » {Nouveau Larousse universel). 50. Thème sur lequel Cendrars revient souvent notamment dans L'Homme foudroyé (1945) : « L'humanité vit dans la fiction. C'est pourquoi un conquérant veut toujours transformer le visage du monde à son image. Aujourd'hui, je voile même les miroirs. » (« Le Vieux-Port », 4. La Redonne ; TADA 5, p. 90). 51. Le sac à charbon, en portugais saco de carrâo, est un nuage de matière cosmique noirâtre qui se présente comme une tache noire dans le ciel. Cendrars la décrira comme un « abîme hypnotique » dans « La Tour Eiffel sidérale » {Le Lotissement du ciel, 1949 ; TADA 12). 52. Suite du petit roman de bord commencé avec « Mauvaise foi » et qui, quinze ans plus tard, sera développé en nouvelle dans « L'Amiral » (D'Oultremer à indigo; TADA 8, p. 393-449). 53. L'expression plaît à Cendrars qui publiera un Éloge de la vie dangereuse (1926, recueilli dans Aujourd'hui en 1931 ; TADA 11) écrit au cours de son deuxième séjour au Brésil, puis intitulera IM Vie dangereuse un recueil de nouvelles (Grasset, 1938; TADA 8). 54. « C'est gai » : ajout autographe sur le Ms ALS. 55. La main bahianaise fait la figue pour conjurer le mauvais sort. 56. « L'Amiral » (op. cit.) s'ouvrira sur la même fantaisie topographique, mais la citation de Victor Hugo est approximative. Dans Ruy Blas, le héros s'emporte contre les « ministres intègres » qui dilapident les pos- sessions espagnoles : « Tout s'en va. - Nous avons, depuis Philippe Quatre,/Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre; [...] et Fernambouc, et les Montagnes Bleues ! » (III 2). 57. Sociétaire de la Comédie-Française, Adrienne Lecouvreur (1692-1730) fut une illustre interprète de Corneille et Racine. Le double apparen- tement de Cocteau à une tragédienne et à un singe est d'une ironie un peu grinçante qui révèle entre les deux poètes un éloignement qui ira jusqu'à la rupture. 58 Cachorro do matto = « chien de brousse, chien sauvage ». 59. Buchies = sans doute pour bûchilks, « petits copeaux », helvétisme signalé par Jean-Carlo Flûckiger 60. Morale d'une ironie toute pragmatique qui annonce le VIL poème de Sud-Américaines. 61. Reprise en écho de « S. Fernando de Noronha » dans Le Formose. 62. En 1918, Cendrars avait écrit pour Abel Gance un projet de scénario intitulé Les Atlantes qui restera sans suite (Inédits secrets, Club Français du Livre, 1969, p. 410-412). La Lémurie, l'autre continent perdu, lui inspirera une longue rêverie cosmogonique dans « La Tour Eiffel sidé- rale » (Le Lotissement du ciel; TADA 12). 63. Une jangada, mot brésilien, a d'abord désigné un radeau ou un train de bois de grandes dimensions lancé sur le fleuve par les exploitants des forêts du haut Amazone. Cendrars l'a peut-être découvert dans La Jangada/Huit cents lieues sur l'Amazone (1881), roman méconnu d'un écrivain qu'il lisait avec passion, Jules Verne. Par la suite, la jaganda a désigné une barque de pêche. 1944 : « à la baleine » est remplacé par « au cachalot ». 64. Ms : le poème se poursuit par ces deux vers : « Les nuits sont les plus belles sans lune avec des étoiles immenses et la chaleur qui ne va que grandissante/Comme l'agitation des hélices rend l'eau nocturne de plus en plus phosphorescente dans notre sillage ». 65. Cendrars reprend ici sa réponse à l'enquête « Pourquoi écrivez-vous? » de la revue Littérature (n° 10, décembre 1919, p. 24) en lui ajoutant trois points de suspension. SUD-AMÉRICAINES

NOTICE Selon un projet de 1924, les poèmes de Sud-Américaines devaient consti- tuer la VIe des VII plaquettes prévues alors pour Feuilles de route. Après l'in- terruption de la série, ils ont été publiés dans la revue Les Feuilles libres, n° 44, novembre-décembre 1926, p. 81-84. Le 25 avril 1926, Cendrars envoie trois feuillets de poèmes dactylo- graphiés à Tarsila, destinés au catalogue de l'exposition qu'elle prépare pour la Galerie Percier à Paris. Les six pièces qui seront publiées consti- tuent la 2e section, « Sâo Paulo », de Feuilles de route. Sur le manuscrit conservé à Sâo Paulo, ils sont suivis de quatre autres poèmes : « Promenade mati- nale » resté inédit et que nous publions ici dans une version plus déve- loppée, « Promenade nocturne » dans lequel on reconnaît le 1" poème de Sud-Américaines, ainsi que « Bahia » et « Pernambuco » qui seront tous deux insérés dans la IIP section de Feuilles de route.

NOTES 1. Lua = « lune », en portugais. 2. Le 2epoème de Sud-Américaines a paru sous le titre « Brésilienne » dans Le Radeau, n° 1, 31 janvier 1925. 3. Sans doute Mme Eugenia Errazuriz, grande dame chilienne et amie de Cendrars qu'elle recevait, ainsi que Picasso et Stravinsky, dans sa maison de Biarritz, La Mimoseraie. C'est à elle qu'il dédie Les Armoires chinoises.

FEUILLES DE ROUTE INÉDITES

NOTICE Sauf le premier, tous les poèmes qui suivent sont inédits. Us appar- tiennent au dossier Feuilles de route conservé à Berne et témoignent de l'am- pleur que Cendrars voulait donner à un projet pour lequel il prévoyait jusqu'à sept plaquettes.

NOTES 1. Absent des Poésies complètes, ce poème a été publié par Cendrars dans Le Brésil(1952; TADA 11) où il l'insère dans le long « Poème à la gloire de Saint-Paul » qu'il compose alors avec les six poèmes de la future section « Sâo Paulo » de Feuilles de route. 2. Une version plus brève de ce poème figurait sous le titre « Promenade matinale » dans l'envoi signalé plus haut de Cendrars à Tarsila en 1926. Révélée par Aracy Amaral (Biaise Cendrars no Brasil e os modernistas, Sâo Paulo, 1970), elle est reproduite dans Le Brésil (Fata Morgana, 1987). Nous présentons ici la version longue et inédite dans cet état conservée aux ALS de Berne, ainsi que les 5 poèmes qui suivent (O 37/II c). 3. Rivière qui passe notamment à Sâo Paulo. 4. A la Fazenda devait constituer la IV' plaquette de la série des Feuilles de route. Il s'agit de la fazenda Santa Veridiana que possédait Paulo Prado, l'hôte de Cendrars, à Santa Cruz das Palmeiras, et où ils se réfugiè- rent ensemble pendant la révolution du général Isidoro Dias Lopes, en juillet 1924. Dans le manuscrit, ces poèmes n'ont pas encore reçu de titre. 5. Ce sont trois villes autour de la fazenda Santa Veridiana dont Cendrars explorait les alentours pendant la révolution de juillet 1924. 6. Des hommes sont venus devait donner son titre à la Ve des VI plaquettes prévues pour Feuilles déroule. En 1952, Cendrars reprendra ce titre pour en faire le sous-titre de son livre Le Brésil (Monaco, Documents d'art), illustré de photographies de Jean Manzon. Comme ceux de A laFazenda, ces poèmes ne sont pas titrés. 7. VU' et dernière plaquette de l'ensemble prévu, Le Gelria devait faire pen- dant au Formose. Les poèmes qui la composaient ont été publiés dans Montparnasse et repris dans la section III des Feuilles de route en 1944, à l'exception des quatre que nous présentons ici. 8. O 37/1 : ce poème figure entre « Passagers » et « L'oiseau bleu ». 9. Ibid. : entre « L'oiseau bleu » et « Pourquoi ». 10. Ibid. : entre « Pourquoi » et « Bal ». 11. Ibid. : entre « Bal » et « Podomètre ».

EN MARGE DE FEUILLES DE ROUTE

1. Inséré dans le dossier de Feuilles de route, ce poème inédit a été publié pour la première fois dans les Cahiers de sémiotique textuelle (n° 11, 1987), à l'université Paris-X-Nanterre. Sa tonalité tragique comme sa facture contrastent fortement avec la poétique des Feuilles de route dont il est contemporain. 2. Cataguazes - et non Catacazes - est une ville de l'Etat du Minas Gérais, au Brésil, où ce poème a paru dans la revue Verde (n° 3, novembre 1927, p. 11), au cours du troisième séjour brésilien de Cendrars qui s'amu- sera à en publier deux autres versions, légèrement modifiées : « Petit poème à mettre en musique » dans Tambour, s.d. (1929), n° 1, p. 10; et « Klaxon », qui fait partie des poèmes « Dictés par téléphone », publiés dans Orbes (1" série, n° 2, printemps 1929), la revue de Jacques-Henry Lévesque, grand ami de Cendrars qui lui confia le soin de recueillir ses Poésies complètes, en 1944. Ces trois poèmes n'avaient jamais été réunis. POÈMES RETROUVÉS OU INÉDITS

1. « Dictés par téléphone » a été publié dans Orbes, 1" série, n° 2, printemps 1929, p. 15. 2. « Klaxon » : on trouvera ce poème en appendice de Feuilles de route, avec deux variantes. 3. « Petits accessoires à la vie moderne » : ces poèmes publicitaires retrou- vés ont été publiés en fac-similé dans les pages de garde de Du Monde entier au cœur du monde (Denoël, 1957). On les rapprochera de « Zénith » ici même, et de la IXe partie d'Aujourd'hui (1931), « Publicité = poésie ». 4. Le dossier de Berne indique : Nupur/poèmes de la contemplation, « Aix-en- Provence/20 mai 1945 ». Cendrars envisageait de publier Nupur, « trois poèmes de la contemplation », chez Seghers dans le volume des « Poètes d'aujourd'hui » que lui consacrait Louis Parrot (1948). Il s'est ravisé sans qu'on sache pourquoi. Ces poèmes ont été révélés par Miriam Cendrars dans Biaise Cendrars (Balland, 1984, p. 550-551). 5. Le manuscrit s'interrompt ici. 6. « Archives sonores » a été publié, tout entier en capitales, dans Soutes, n° 1, octobre 1952, revue de culture révolutionnaire internationale fon- dée et dirigée par Luc Decaunes. Le manuscrit est daté « 19 mai 52 ». C'est, à sa façon, un « poème de la contemplation » proche de Nupur, avec de précises réminiscences de L'A BCdu cinéma (1927; voir le tome 3 de « Tout autour d'aujourd'hui »). 7. La date de ce poème sur le pseudonyme, jamais publié par Cendrars, est inconnue. Écrit de la main gauche, il est probablement contem- porain d'Une nuit dans la forêt, un récit publié en 1929 mais écrit en 1925, où Cendrars attribue au poète expressionniste allemand Ludwig Rubiner cette lecture de son pseudonyme : « CENDRARS/Tout ce que j'aime et que j'étreins/En cendres aussitôt se transmue... », que son ami aurait découverte dans un poème de Nietzsche, probablement « Ecce homo » : « Ja! Ich weiss, woher ich stamme !/Ungesâttigt gleich der Flamme/Glûhe und verzehr'ich mich./Licht wird Ailes, was ich fasse,/Kohle, was ich lasse :/Flamme bin ich sicherlich ! », ainsi traduit par G. Ribemont-Dessaignes : « Oui, je sais d'où je descends !/Inassouvi comme la flamme,/Je brûle et me consume./La lumière devient tout ce que je suis,/Le charbon tout ce que je laisse :/Ah, certes, je suis une flamme! » (Nietzsche, Poésies complètes, Éditions du Seuil, 1948, p. 102- 103). 8. Poème publié dans Opéra, 6juin 1951, recueilli par Hughes Richard, Dites-nous M. Biaise Cendrars... (Rencontre, 1969, p. 120). A rapprocher de la fin du «Jugement dernier », premier récit du Lotissement du ciel (1949; TADA 12). POÈMES DE JEUNESSE

SÉQUENCES

NOTICE A son vieil ami t'Serstevens qui s'étonnait de ne pas retrouver Séquences dans le volume des Poésies complètes, Cendrars avait simplement répondu : « Un péché de jeunesse ». A sa parution, en 1913, après Les Pâques, ce recueil témoignait, de fait, d'une allégeance au Symbolisme qui surprit ses rares lec- teurs, avec son goût des mots rares, ses adjectifs antéposés, son érotisme mys- tique et pervers. Cendrars - ou plutôt Sauser - apparaît ici comme un disciple fervent de Remy de Gourmont, le maître à penser et à écrire du Mercure deFrance (1858-1915). Grâce au Latin mystique (1892), le jeune poète a décou- vert que la séquence est une forme de la poésie religieuse latine des xr- xir siècles, « un psaume de dix à trente versets, le plus souvent, auquel des allitérations, des recherches de mots, des rimes et des assonances finales ou intérieures donnent seules un air de poème ». Ces compositions ont reçu leur nom à l'abbaye de Saint-Gall dont le séquentiaire le plus illustre est Notker Balbulus (840-912), « le bègue ». C'est d'ailleurs à l'imitation de « l'admirable poète saint Notker » que Hubert d'Entragues, le héros de Sixtine (1890), compose à son tour « d'obscures séquences » et l'exemple qu'en offre le roman, Figure de rêve, peut être considéré comme le modèle des poèmes de Cendrars (rééd. 10/18, 1982, p. 81). Les Séquences ont été publiées le 13juin 1913parLes Hommes nouveaux, la maison d'édition fondée par Cendrars. La numérotation discontinue de ces 25 poèmes donne à penser qu'ils ont été prélevés dans un ensemble plus vaste, aujourd'hui perdu. Sur ce recueil renié et les débuts du poète, voir l'es- sai d'Yvette Bozon-Scalzitti, Cendrars et le Symbolisme (Minard, 1977).

NOTES 1. « Tu l'aimes afin qu'elle soit belle ». Cette citation de Godeschalk, moine du XIe siècle, est empruntée au Latin mystique de Gourmont qui la traduit lui-même (rééd. 1930, p. 143). 2. Miriam Cendrars a révélé que le poète désigne ainsi Féla Poznanska, dont la famille maternelle était originaire de la ville de Landsberg, aujourd'hui Gorzow, en Pologne. 3. Les deux premiers poèmes de Séquences sont attribués à José, le héros fin de siècle d'Aléa, un roman autobiographique inachevé auquel Sauser/Cendrars travaille entre 1911 et 1912 à Saint-Pétersbourg puis à New York. Dix ans plus tard, en 1922, il en publiera des extraits dans Les Feuilles libres, sous un nouveau titre, Moganni Nameh. Entre-temps il a repris sous son nom ces deux poèmes dans le n° 1 - et unique - des Hommes nouveaux, en octobre 1912. L'influence de Baudelaire, relayée par celle de Gourmont, est visible dans l'ensemble du recueil et notam- ment dans le premier poème qui paraphrase « Les Bijoux » {LesFleurs du Mal, Pièces condamnées, VI). 4. Freddy Sauser passa l'été 1911 à Streïlna ou Strelna, une banlieue rési- dentielle de Saint-Pétersbourg, sur le golfe de Finlande. 5. Daté de « septembre 1907 », ce poème est lié, de toute évidence, à la mort d'Hélène le 28 juin précédent. Il a été révélé par les Inédits secrets, en 1969 (p. 29). 6. Daté « Paris, Noël 1910 », ce poème a été dédié à Hélène, puis au poète polonais Stanislaw Przybyszewski, une des grandes admirations du jeune Sauser-Cendrars. Il devait figurer dans le n° 2 des Hommes nouveaux, qui ne paraîtra pas (Inédits secrets, p. 111-113).

AMOURS

NOTICE Les Soirées de Paris, n° 25, 15 juin 1914, p. 345-346. Pas plus que Séquences, Amours-autre « péché de jeunesse » - n'a été recueilli dans les Poésies com- plètes. Il faudra attendre 1961 pour que Pierre Seghers leur consacre une plaquette.

1. La main et son symbolisme fascinent Cendrars bien avant sa blessure. Ce poème est contemporain d'un projet de « Théâtre des mains » paru dans la revue berlinoise DieAktion (tous deux, ainsi que d'autres textes sur la spiritualité de la main, ont été recueillis à la suite des Armoires chi- noises, Fata Morgana, 2001). 2. Initialement dédié à Chagall, ce poème offre une transposition poé- tique de l'univers d'un peintre dont la rencontre a marqué le jeune Cendrars. 3. Ce poème en prose, très proche d'Amours, a été publié dans le n° 1 des Hommes nouveaux, en octobre 1912, et jamais repris avant les Inédits secrets (p. 281-282). 4. En allemand, Sauserveut dire « moût ». BAISER

NOTICE « Biaise Cendrars a traduit du tchèque un poème d'Otto Klein, qui accompagne six bois gravés par Otakar Kubin ». Signalée par cet écho d'Apollinaire, le 8 juillet 1914, cette traduction est restée longtemps incon- nue. La publication du catalogue de la Bibliothèque d'Apollinaire, en 1983, confirmera l'existence de La Misère humaine, une plaquette sans mention d'éditeur. D'origine tchèque, Otto Klein (1892-1973) s'était installé à Paris en 1912 où il se lie à Cendrars qui sera un de ses témoins de mariage et comme lui il s'engagera volontaire dans l'armée française. Baiser semble avoir été son seul poème. (Pierre Caizergues, « Histoire d'un poète secret, de six gravures et d'un baiser », L'Esprit nouveau dans tous ses états, Minard, 1986).

LA LÉGENDE DE NOVGORODE

NOTICE A partir de Séquences (1913) et pendant près de cinquante ans, Cendrars a fait figurer en tête de ses bibliographies une plaquette toujours déjà épui- sée et qui, dans La Guerre au Luxembourg, par exemple, est décrite ainsi :

La Légende de Novgorode, de l'Or gris et du Silence. Traduit en russe par R. R. sur le manuscrit ; tirage en blanc sur papier noir; 14 exemplaires numérotés et signés : Moscou, Sozonov, 1909. Un volume in-12 carré (hors commerce).

Cette constance et cette absence aussi obstinées l'une que l'autre ont intrigué bien des lecteurs, partagés entre le désir de découvrir enfin un exemplaire de l'incunable et de sérieux doutes sur l'existence même de la plaquette introuvable, compte tenu de la forte réputation de mystificateur qui n'a cessé d'accompagner Cendrars. Cinquante ans de mystification, tout de même, et si tôt dans la carrière, c'était bien long, et certains soupçon- naient sous la référence un cryptogramme à usage personnel qu'il s'agis- sait de déchiffrer. Et pourquoi pas un acronyme puisque les deux initiales du titre - L, N - donnaient à entendre le prénom d'Hélène dont on avait appris entre-temps que la mort tragique avait bouleversé le jeune Freddy. Car il était entendu qu'à cette date - 1909 - Cendrars à proprement parler n'existait pas et que seul Freddy Sauser - peut-être sous un autre pseudo- nyme - était alors à même de signer l'énigmatique Légende. C'est à Sofia, en 1995, que s'est produit l'invraisemblable. Dans la boîte d'un bouquiniste, un poète bulgare, Kirill Kadiiski, a découvert une plaquette de 16 pages, au format carré, dont la couverture - et elle seule - présentait des caractères blancs sur papier noir, avec des indications russes qui se tra- duisent ainsi : Frédéric Sausé/Légende de Novgorod/traduit du français par R. R./Moscou. Saint-Pétersbourg/MCMVII. Le découvreur de la plaquette la publia aussitôt en fac-similé dans son pays, en l'accompagnant d'une traduction bulgare faite par ses soins. Puis il l'adressa à Miriam Cendrars, la fille du poète, qui, dès 1996, en fit faire une première restitution en français, toujours accompagnée du fac-similé de l'original russe, puis une autre, l'année suivante, révisant la première, les deux chez Fata Morgana. L'événement avait fait grand bruit dans la presse française et inter- nationale. A sa publication, le texte - restitué - séduisit par sa beauté tout en intriguant par les nombreuses allusions qu'il contient à l'œuvre future de Cendrars. Une programmation aussi précise avait de quoi surprendre la critique qui, de plus, éprouve depuis lors des difficultés à insérer ce texte, à sa date, dans le contexte de la vie et surtout de l'oeuvre du jeune poète qui, en 1907, n'avait encore rien publié. Que ce poème, si proche parfois du Transsibérien, puisse précéder les Séquences de trois ans pose une énigme qui attend toujours son mot. L'analyse matérielle aurait pu venir éclairer l'analyse textuelle, particulièrement délicate en l'absence de l'ori- ginal français, mais elle a été interrompue avec la vente de la plaquette à un collectionneur privé. Impossible donc, à l'heure actuelle, de déci- der si La Légende de Novgorode retrouvée à Sofia est une autre Chasse spi- rituelle- ce pastiche de Rimbaud dénoncé par Breton - ou si le miracle a bien eu lieu. Nous reproduisons ici la deuxième version publiée par Fata Morgana.

CHRONOLOGIE

1879 20 juin : mariage de Georges Frédéric Sauser (né en 1851) et de Marie Louise Dorner (née en 1850), à La Chaux-de-Fonds, en Suisse. 1887 1" septembre : naissance de Frédéric Louis Sauser (le futur Biaise Cendrars) à La Chaux-de-Fonds. Famille bourgeoise d'origine ber- noise, mais francophone. Le père est un homme d'affaires instable. La mère, neurasthénique, néglige son cadet. Deux aînés, une sœur et un frère qui, sous le nom de Georges Sauser-Hall, deviendra un éminent juriste suisse. 1891 Enfance mal connue, mais itinérante. 1894-96 Séjour à Naples, conclu par une faillite commerciale du père. 1897-99 Pensionnat en Allemagne, puis gymnase à Bâle où il rencontre August Suter, le futur sculpteur. Fugues ? 1901 Études à l'école de commerce de Neuchâtel. 1904 Septembre : de mauvais résultats scolaires font envoyer Freddy en apprentissage en Russie, d'abord à Moscou puis à Saint- Pétersbourg, chez un compatriote, l'horloger Leuba. En janvier assiste au Dimanche rouge qui déclenche la Révolution de 1905. Séjour de plus de deux ans et demi dont il datera son « appren- tissage en poésie ». Relations mal connues avec les milieux litté- raires (a-t-il rencontré Alexandre Blok?). Sur la fin, se lie avec une jeune fille russe, Hélène. 1907 Avril : retour à Neuchâtel. Correspondance évasive avec Hélène, dont il apprend le 11 juin qu'elle est morte brûlée vive proba- blement par suicide. Désespoir de Freddy qui se sent responsable. 1907 ou 1909 : publication à Moscou, sous le nom de Frédéric Sauser et en russe, de La Légende de Novgorode, plaquette que Cendrars fera toujours figurer en tête de sa bibliographie mais considérée comme perdue jusqu'à sa découverte à Sofia, en 1995. 1908 Février : mort de sa mère. Remariage du père. Période mal connue. Séjour dans une clinique ? 1909 Études dispersées (médecine, littérature, musique) à l'univer- sité de Berne, où il rencontre Féla Poznanska, jeune Juive polo- naise. Lectures boulimiques (philosophie, histoire des sciences, patrologie latine...). Premiers essais d'écriture, sous l'influence du Symbolisme finissant (Dehmel, Przybyszewski, Spitteler, Gourmont). 1910 Période de déplacements mal connus. Séjour en Belgique (figu- rant au théâtre de la Monnaie à Bruxelles. En août, à La Panne avec Féla). Racontera avoir rencontré Charlie Chaplin, alors inconnu, à Londres. Fin de l'année à Paris où il retrouve par hasard Auguste Suter. 1911 Avril : retour à Saint-Pétersbourg, sans doute dans la famille d'Hélène. Été à Strelna où il commence Aléa, un roman auto- biographique. 21 novembre, s'embarque à Libau pour New York à l'invitation de Féla. Tient un Journal à bord : Mon voyage en Amérique. Arrivée le 12 décembre. 1912 Avril : New York. Au cours de la nuit de Pâques (mais plus proba- blement à Paris au cours de l'été), écrit Les Pâques, son « premier poème » qu'il signe d'un pseudonyme, Biaise Cendrart, puis Cendrars. Fin juin : retour en Europe. S'installe à Paris, 4, rue de Savoie. Fonde avec Émile Szittya, jeune écrivain hongrois, la revue et les Éditions des Hommes Nouveaux où, en novembre, paraissent Les Pâques, qu'il envoie à Apollinaire. Fréquente les milieux d'avant- garde : Apollinaire (et Les Soirées de Paris) et les peintres (les Delaunay, Chagall, Léger, Kisling...). Sympathies anarchistes. 1913 Juin : Séquences, recueil de poèmes symbolistes qu'il reniera. Novembre : Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, poème-tableau sous forme de dépliant, avec des compositions simultanées de Sonia Delaunay. Ses Poèmes élastiques paraissent en revues. Écrit Le Panama ou les aventures de mes sept oncles. La figure de Moravagine commence à le hanter. Juste avant guerre, polé- miques littéraires sur l'emploi du mot « simultané ». 1914 29 juillet : signe avec l'écrivain italien Ricciotto Canudo un Appel aux étrangers résidant en France les invitant à s'engager volon- taires avec eux dans l'armée française. Une année au front (Somme, Champagne...), sur laquelle il reviendra souvent (J'ai tué, La Main coupée...). Cesse d'écrire. 16 septembre : permission à Paris, où il épouse Féla dont il aura 3 enfants, Odilon, Rémy et Miriam. 1915 27 septembre : mort de Remy de Gourmont, son « maître » en écri- ture. 28 septembre : grièvement blessé devant la ferme Navarin, au cours de la grande offensive de Champagne. Amputation du bras droit (son bras d'écrivain) au-dessus du coude. Une coïncidence de dates qui le marquera. 1916 16 février : naturalisé français. « Année terrible ». Période de désar- roi. Rencontre Eugenia Errazuriz, grande dame chilienne qui devien- dra son amie et le recevra fréquemment dans la société mondaine de Biarritz jusqu'à la « Drôle de guerre ». Décembre : La Guerre au Luxembourg, poème avec six dessins de Kisling (Dan. Niestlé). 1917 Hiver à Cannes, sous la hantise croissante de Moravagine, son double. Printemps : retour à Paris. Retrouve Apollinaire au café de Flore. Amitié avec Philippe Soupault. Fin juin : été à Courcelles et à La Pierre, par Méréville, près d'É- tampes (Essonne). Tournant décisif pour Cendrars qui découvre son identité nouvelle de gaucher : L'Eubage, commandé par le cou- turier-mécène Jacques Doucet, et Les Armoires chinoises (récit ini- tiatique gardé secret) témoignent de ce renouveau créateur. Entreprend un « grand roman martien », La Fin du monde, d'où sortiront Profond aujourd'hui (À la Belle Édition, 1917), La Fin du Monde filmée par l'Ange N.-D. (écrite la nuit de ses 30 ans, le 1" sep- tembre) , Moravagine. Songe à Dan Yack. Orion, « son étoile », oriente désormais un mythe personnel de renaissance. 26 octobre : rencontre à Paris Raymone Duchâteau, jeune comé- dienne à qui un amour idéalisé le liera jusqu'à sa mort. Décide de vivre seul. Fin novembre : conseiller littéraire, jusqu'en 1919, aux Éditions de la Sirène fondées par Paul Laffitte. S'y lie avec Jean Cocteau. 1918 Hiver à Nice où il ne parvient pas à achever Moravagine. Délaisse peu à peu l'écriture pour l'édition à la Sirène et le cinéma. À par- tir de l'été : figurant dans J'accuse d'Abel Gance. Juin : Le Panama ou les aventures de mes sept oncles à la Sirène (cou- verture de Dufy). Novembre : J'ai tué, avec cinq dessins de Léger (À la Belle Édition). 9 novembre : mort d'Apollinaire. 1919 Juillet : recueille ses trois grands poèmes dans Du Monde entier (NRF). Août : Dix-neuf poèmes élastiques (Au Sans Pareil). Octobre : La Fin du Monde filmée par l'Ange N.-D., avec des com- positions de Léger (La Sirène). Dans la revue La Rose rouge, « Modernités », série d'articles sur les peintres. Distances avec les milieux littéraires d'avant-garde (Dadas, puis surréalistes). 1920 Réédition préparée par Cendrars des Chants de Maldoror de Lautréamont à la Sirène. Assistant d Abel Gance pour le tournage de La Roue. Travaille au Plan des Aiguilles qui deviendra Le Plan de l'Aiguille. 1921 Juin : Anthologie nègre (La Sirène). Engagement dans les studios de Rome grâce à Cocteau : fait tour- ner Raymone dans La Vénus noire, film perdu et qui a été mal reçu à sa sortie, en Italie début 1923. La Perle fiévreuse, son scénario, est publié dans la revue Signaux de France et de Belgique. 1922 Activités vibrionnaires. De février à décembre, Moganni Nameh (ver- sion remaniée d'Aléa) paraît dans la revue Les Feuilles libres. 1923 25 octobre : au Théâtre des Champs-Elysées, les Ballets suédois de Rolf de Maré créent La Création du Monde, argument de Cendrars, musique de Darius Milhaud, décors et costumes de Léger. Amitié avec Nils et Thora Dardel. 1924 12 février : s'embarque sur le Formose pour le Brésil, à l'invita- tion de Paulo Prado, homme d'affaires et écrivain. Découverte de son « Utopialand ». Amitiés avec les modernistes de Sâo Paulo : Tarsila, Oswald de Andrade, Mario de Andrade. Visite à la fazenda du Morro Azul dont il date son « apprentissage de romancier ». Retour en France le 19 août sur le Gelria. Juin : Kodak (documentaire), poèmes « découpés » en secret, notam- ment dans Le Mystérieux docteur Cornélius, roman-feuilleton de son ami Gustave Le Rouge. Septembre : Feuilles de route, I. Le Formose, son dernier recueil de poèmes (Au Sans Pareil). Au Tremblay-sur-Mauldre, à la fin de l'année, écrit en quelques semaines L'Or/la merveilleuse histoire du généralJohann August Suter, un projet ancien réveillé par le Brésil. 1925 Mars : L'Or (Grasset), premier succès de grand public pour le poète d'avant-garde. Cette vie romancée fera de lui dans les années 20 un romancier de l'aventure, toujours fasciné par le cinéma. 10 juin : conférence à Madrid sur la littérature nègre. 1926 7 janvier : 2' voyage au Brésil à bord du Flandria. Rencontre Marinetti à Sâo Paulo. Moravagine dont le projet date d'avant-guerre paraît enfin chez Grasset. Entreprend une vie (restée inachevée) de John Paul Jones, héros de l'Indépendance américaine. Le 6 juin, retour en France sur VArlanza. En septembre, Éloge de la vie dangereuse et, en octobre, L'A B C du cinéma, Aux Écrivains réunis. Décembre : L'Eubage/aux antipodes de l'unité, Au Sans Pareil après 10 ans d'errances éditoriales. 1927 12 février : mort de son père près de Neuchâtel. Printemps : séjour à La Redonne, près de Marseille, où il travaille au Plan de l'Aiguille. 12 août : 3e et dernier départ pour le Brésil à bord du Lipari. 1928 28janvier : retour en France sur le Lutetia. Entreprend La Vie et la mort du Soldat inconnu, roman. Juillet : Petits contes nègres pour les enfants des Blancs aux Éditions du Portique. 1929 Février : Le Plan de l'Aiguille, suivi en septembre des Confessions de Dan Yack, Au Sans Pareil. Une nuit dans la forêt, « premier fragment d'une autobiographie » (éd. du Verseau). 1930 Comment les Blancs sont d'anciens Noirs (Au Sans Pareil), contes nègres. Rencontre John Dos Passos à Monpazier (Dordogne), le village de Jean Galmot où il prépare un reportage sur cet affairiste saisi par la politique. En octobre-décembre, « L'Affaire Galmot » paraît dans Vu et devient aussitôt Rhum chez Grasset. Première rencontre avec le journalisme. Dirige la collection « Les Têtes brûlées » Au Sans Pareil. 1931 Avril : Aujourd'hui (Grasset), recueil de proses poétiques et d'es- sais. Travaille au Soldat inconnu. 1932 Vol à voiles, prochronie (Payot). Pendant deux ans, Cendrars, malade, travaille peu. 1933 Tente en vain de relancer John Paul Jones. 1934 Avril-mai : « Les Gangsters de la maffia », reportage pour Excelsior recueilli sous le titre Panorama de la pègre (Arthaud, 1935). Août : commence L'Argent, roman inachevé. 13 décembre : à Paris, 18, villa Seurat, rencontre Henry Miller qui lui a envoyé Tropic of Cancer. 1935 23 mai-3 juin : reportage pour Paris-Soir sur le voyage inaugural du paquebot Normandie, entre Le Havre et New York. Été : lance Henry Miller en France par un article dans Orbes. Panorama de la pègre (Arthaud). Vers cette époque commence Le Sans-nom, récit autobiographique qui amorce les Mémoires. 1936 Janvier : reportage à Hollywood pour Paris-Soir. Rencontre sans joie avec James Cruze qui adapte L'Or au cinéma. Décembre : Hollywood La Mecque du cinéma (Grasset). Sortie simultanée à Paris de Sutter's Goldde Cruze et de Kaiser von Kalifornien de l'Allemand Luis Trenker, auquel Cendrars intente un procès en plagiat qu'interrompra la guerre. Cendrars penche à droite : défiance à l'égard du Front populaire ; sympathies franquistes. 1937 Voyages en Espagne et au Portugal. Traduit Forêt vierge de l'écri- vain portugais Ferreira de Castro. Rupture douloureuse avec Raymone. Décembre : Histoires vraies (Grasset). 1938 Juillet : La Vie dangereuse (Grasset), 2e recueil d'« histoires vraies ». Rencontre Elisabeth Prévost (qu'il surnomme « Bee and Bee »), jeune femme passionnée de voyages et de chasses, chez qui il séjour- nera souvent jusqu'à la guerre, aux Aiguillettes, dans les Ardennes. 1939 Juillet : publie ses souvenirs sur la Sirène dans Les Nouvelles littéraires. Songe à un livre sur Villon. Un projet de voyage en voilier autour du monde avec Elisabeth Prévost est interrompu par la guerre. S'engage comme correspondant de guerre « chez l'armée anglaise ». 1940 Mars : D'Outremer à Indigo, 3e recueil d'« histoires vraies » (Grasset). Chez l'armée anglaise, reportages de guerre (Corrêa), est détruit par les Allemands. En mai 40, la débâcle l'accable. 14juillet : quitte Paris et le journalisme et s'installe dans la soli- tude à Aix-en-Provence. Jusqu'en 1948, il résidera 12, rue Clemenceau, dans l'appartement de Mme Duchâteau, la mère de Raymone, avec qui il s'est réconcilié. 1941 Raymone s'embarque pour l'Amérique du Sud avec la troupe de Louis Jouvet (qu'a rejointe Elisabeth Prévost). Mais dès la fin de l'année elle revient à Paris. D'Aix, Cendrars lui écrit tous les jours. 1943 21 août : retour à l'écriture après 3 années de silence. 4 volumes de « Mémoires qui sont des Mémoires sans être des Mémoires » vont faire revenir l'été 1917 tout en refoulant La Carissima, projet d'une vie de Marie-Madeleine. Octobre : mort de Paulo Prado (le 3) et de Féla (le 13). 1944 Mai : 1™ édition des Poésies complètes (Denoël) avec l'aide de Jacques- Henry Lévesque. 1945 Août : L'Homme foudroyé (Denoël). Visite de Robert Doisneau à Aix. 26 novembre : mort de son fils Rémy Sauser dans un accident d'avion au Maroc. 1946 Introduction aux Fleurs du Malde Baudelaire (Union Bibliophile de France). Novembre : La Main coupée (Denoël). Commence une vie de Joseph de Cupertino, le saint volant. 1947 Travaille à Possession du monde, qui deviendra Bourlinguer. 1948 Janvier : déménage à Saint-Segond, près de Villefranche-sur-Mer, où il travaille au Lotissement du ciel. Parmi ses visiteurs, un jeune poète, Frédéric Jacques Temple. Mai : Bourlinguer (Denoël). 1949 Juillet : Le Lotissement du ciel (Denoël), dernier volume des Mémoires et testament poétique. Octobre : La Banlieue de Paris, avec 130 photographies de Doisneau (Seghers et La Guilde du Livre). 27 octobre : mariage avec Raymone à Sigriswil, village originaire des Sauser dans 1' Oberland bernois. 1950 Retour définitif à Paris, 23, rue Jean-Dolent, XIVe, en face de la prison de la Santé. Dans les années 50, multiplie émissions radio- phoniques, articles et entretiens dans la presse. Avril : 13 entretiens avec Michel Manoll, diffusés à la R.T.F du 15 octobre au 15 décembre et largement remaniés dans Biaise Cendrars vous parle... (Denoël, 1952). Entreprend Emmène-moi au bout du monde!.., dont la longue rédac- tion l'épuisera. 1951 Renoue avec Léger après une longue brouille. 15 août : « Moravagine : Histoire d'un livre », La Gazette des Lettres. 1952 Mars : « Sous le signe de François Villon » (La Table Ronde), pré- face à un recueil de « Prochronies » en chantier depuis 1939, mais qui ne paraîtra pas. Juin : Le Brésil, avec 105 photographies de Jean Manzon (Monaco, Les Documents d'Art). Octobre : Partir (version remaniée du Sans-Nom) dans La Revue de Paris. Mort au Chili d'Eugenia Errazuriz. 1953 Avril : Noêls aux quatre coins du monde (Cayla). Compose La Rumeur du monde, recueil resté inédit. 1954 27 octobre : Serajevo, pièce radiophonique (diffusion le 15 janvier 1955). 1955 Préface aux Instantanés de Paris de Robert Doisneau, Arthaud. 17 août : mort de Fernand Léger. 17 décembre : diffusion de Gilles de Rais, pièce radiophonique, à la RTF. 1956 Janvier : Emmène-moi au bout du monde!.. (Denoël). Mars : Entretien de Fernand Léger avec Biaise Cendrars et Louis Carré sur le paysage dans l'œuvre de Léger, Galerie Louis Carré. Avril : édition augmentée de Moravagine (Grasset). 25 août : congestion cérébrale. 1957 Avril : Trop c'est trop (Denoël), recueil « presse-papiers » de nou- velles et d'articles. 1er juin : Le Divin Arétin, pièce radiophonique diffusée à la RTF. 1958 À l'aventure (Denoël), « pages choisies ». Été : seconde attaque. Cendrars n'achèvera pas Les Pauvres hon- teux, son dernier récit. 1959 Mars : Films sans images, trois pièces radiophoniques en collabo- ration avec Nino Frank (Denoël). 1960-65 Œuvres complètes en VIII volumes chez Denoël. 1961 21 janvier : mort de Cendrars à Paris. Il est enterré au cimetière des Batignolles. 1968-71 Œuvres complètes au Club français du livre, 15 volumes précédés d'un volume d'Inédits secrets, recueillis par Miriam Cendrars. 1979 Mort d'Odilon Sauser, fils aîné de Cendrars. 1986 16 mars : mort de Raymone, à Lausanne. 1989 John Paul Jones ou l'ambition, Fata Morgana. 1994 Transfert des cendres du poète au cimetière du Tremblay-sur- Mauldre (Yvelines), près de sa « maison des champs ». 1995 La Vie et la mort du Soldat inconnu, Champion. 2001 Les Armoires chinoises, Fata Morgana. 2001-06 « Tout autour d'aujourd'hui », première édition critique des œuvres complètes, en 15 volumes, chez Denoël. BIBLIOGRAPHIE

A. POÉSIES DE CENDRARS

I. ÉDITIONS ORIGINALES Nous indiquons les éditions originales des plaquettes ou volumes, et les rééditions les plus notables.

1912 Les Pâques, Paris, Éditions des Hommes Nouveaux, avec un des- sin de l'auteur. Une plaquette in-8° raisin (162 x 250). Tirage à 160 ex. dont 10 sur alfa blanc, encre bleue. - 1919 : La Rose rouge, n° 14, 31 juillet, p. 211-213. Nombreuses variantes. - 1926 Les Pâques à New York, avec 8 bois dessinés et gravés par Frans Masereel, Éditions René Kieffer. Tirage à 175 ex. : 10 sur japon impérial, 165 sur madagascar.

1913 Séquences, Paris, Édidons des Hommes Nouveaux. Un vol. in-folio, gothique. Tirage à 250 ex. sur vergé de Hollande à la forme.

1913 Prose du Transsibérien et delapetiteJehanne deFrance, Paris, Édidons des Hommes Nouveaux, avec des couleurs simultanées de Sonia Delaunay au pochoir. Une feuille de 2 m sur 36 cm, composée de 4 morceaux assem- blés et pliée en 10 x 19 cm. Tirage « atteignant la hauteur de la tour Eiffel », soit 150 ex. : 8 sur parchemin, 38 sur japon impérial et 104 sur simili-japon. Tous les exemplaires n'ont pas été montés. - 1957 Le Transsibérien, Paris, Seghers, avec un portrait inédit de l'au- teur par Modigliani et les reproductions inédites des épreuves corrigées de la main (droite) de Cendrars. Sous un nouveau dtre voulu par lui, cette édi- tion reprend les caractères et la disposition typographiques de l'ÉO. Rééd. en 1966.

1916 La Guerre au Luxembourg, Paris, Dan. Niesdé, avec 6 dessins clichés au trait de Moïse Kisling. Un album 240 x 290 tiré à 1 000 ex. : 6 sur vieux chine, 44 sur arches et 950 sur vergé de Hollande. 1918 Le Panama ou les aventures de mes sept oncles, Paris, La Sirène, cou- verture de Raoul Dufy, avec 25 tracés de chemin de fer américains et un prospectus publicitaire. Un vol. in-4° écu (200 x 260) tiré à 580 ex. : 4 sur chine, 50 sur vélin d'arches, 500 sur vélin lafuma, 26 de chapelle HC.

1919 Dix-neuf poèmes élastiques, Paris, Au Sans Pareil, collection de « Littérature » n° 4. Un vol. in-8° écu (130 x 200). Tirage à 1 200 ex. : 1 050 sur alfa, avec 1 portrait de Cendrars par Modigliani ; 50 réimposés en in-8° jésus (180 x 275), dont 10 sur japon et 40 sur hollande Van Gelder, com- portant un second portrait par Modigliani. - 1986 19 Poèmes élastiques de Biaise Cendrars, éd. critique établie et présentée par Jean-Pierre Goldenstein, Méridiens-Klincksieck

1924 Kodak, Paris, Librairie Stock, collection « Poésie du Temps », cou- verture de Frans Masereel, avec un portrait de Cendrars par Francis Picabia. Un vol. in-16jésus (140 x 190). Tirage de tête à 1 257 ex. : 27 sur japon ancien, 70 sur hollande, 110 sur vélin Lafuma et 1050 sur alfa.

1924 Feuilles de route, I. Le Formose, Paris, Au Sans Pareil, avec 8 des- sins clichés au trait de Tarsila. Un vol. in-16 raisin, tiré à 800 ex. : 20 sur vélin de cuve teinté, 10 sur madagascar, 20 sur hollande et 750 sur vélin Bulky.

II. ÉDITIONS COLLECTIVES

1919 Du Monde entier (Les Pâques à New York, Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles), Paris, NRF. Tirage de tête à 115 ex. in-8° tellière sur vergé Lafuma de Voiron.

1944 Poésies complètes, avec une introduction de Jacques-Henry Lévesque, Denoël. Tirage de tête à 2 310 ex. : 30 sur pur fil Lafuma, 150 sur alfa, 2 000 sur vélin satiné, 130 HC.

1947 Poésies complètes, nouvelle édition revue et corrigée, avec une intro- duction de Jacques-Henry Lévesque, Denoël. Tirage de tête à 2 310 ex. : 30 sur pur fil Lafuma, 150 sur alfa, 2 000 sur vélin satiné, 130 HC.

1957 Du Monde entier au cœur du monde, « première édition définitive et complète » des poésies, Denoël. Tirage à 4 300 ex. : 40 sur vergé Hollande van Gelder et 4300 sur alfa. Couverture cartonnée. 1987 réédition sous cou- verture brochée. 1963 Du Monde entier au cœur du monde, suivi de Anthologie nègre, Séquences et d'Amours, Œuvres complètes, tome I, Denoël.

1968 Du Monde entier au cœur du monde, Séquences, Amours, Œuvres com- plètes, tome I, Le Club Français du Livre.

1968 Du Monde entier, Poésies complètes : 1912-1924, Préface de Paul Morand, Poésie-Gallimard.

1969 Au cœur du monde, Poésies complètes : 1924-1929, Poésie-Gallimard (cette étrange édition coupe l'ensemble construit par le poète en 2 volumes qui maltraitent les titres et la chronologie).

2001 Poésies complètes, avec 41 poèmes inédits, Denoël, « Tout autour d'aujourd'hui », tome 1.

III. TRADUCTIONS

Les poèmes de Cendrars ont fait l'objet de très nombreuses traduc- tions, partielles ou complètes, qu'il est impossible d'énumérer ici. Parmi les traducteurs : en anglais, John Dos Passos, Monique Chefdor, Ron Padgett; en italien, Luciano Erba, Rino Cordana; en bulgare, Ivan Borislavov, Kirill Kadiiski; en macédonien, Vladimir Urosevic; en allemand :Jûrgen Schrceder, Michael von Killisch-Horn, Peter Burri ; en polonais, Adam Wazyk, Julia Hartwig ; en espagnol, Alicia Reyes, Carlos Bonfil et Marc Cheymol ; en cata- lan, Eduard Sanahuja; en portugais, Liberto Cruz, Sergio Wax; en tchèque, Jarmila Fialova; en serbe, Nikola Trajkovic ; en néerlandais, Willem Desmense...

B. AUTRES TEXTES DE CENDRARS

Cendrars évoque ou commente ses poèmes, notamment, dans les essais et entredens suivants :

- Aujourd'hui (1931), TADA 12, 2004. - Biaise Cendrars vous parle... Entretiens avec Michel Manoll (1952), Œuvres complètes, VIII, Denoël, 1964. À paraître dans TADA 15, 2005. - Panama, dialogue radiophonique de Raymone et B C, ibid. - Trop c'est trop (1957), TADA 11, 2004. - Inédits secrets (éd. Miriam Cendrars), Le Club Français du Livre, 1969. C. BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

I. ÉTUDES D'ENSEMBLE

Cette bibliographie est sélective. Près d'ouvrages plus anciens qui ont fait date, elle met l'accent sur les travaux de la critique moderne. Une biographie de référence par la fille du poète : Cendrars, Miriam, Biaise Cendrars (1984), nouvelle édition revue et aug- mentée, Balland, 1993

Monographies Bozon-Scalzitti, Yvette, Biaise Cendrars ou la passion de l'écriture, Lausanne, L'Âge d'homme, 1977. Bochner, Jay, Biaise Cendrars, Discovery and Re-creation, Toronto, University of Toronto Press, 1978. Boder, Francis, La Phrase poétique de Biaise Cendrars, Champion, 2000. Cendrars, Miram, Biaise Cendrars. L'or d'un poète, Gallimard, « Découvertes », 1996. Chefdor, Monique, Biaise Cendrars, Boston, Twayne Publishers, 1980. Eulalio, Alexandre, A Aventura brasileira de Biaise Cendrars (1978). Nouvelle éd. revue et considérablement augmentée par Carlos Augusto Calil, Sâo Paulo, EDUSP/Imprensa Oficial, 2001. Flûckiger, Jean-Carlo, Au cœur du texte, Neuchâtel, A la Baconnière, 1977. Jaton, Anne-Marie, Cendrars, Genève, Éditions de l'Unicorne, 1991. Le Quellec Cottier, Christine, Devenir Cendrars. Les années d'apprentissage, Champion, 2004. Leroy, Claude, La Main de Cendrars, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996. Lévesque, Jacques-Henry, Biaise Cendrars. Les années d'apprentissage, Champion, 2004. Michaud, Marius, Catalogue du Fonds Biaise Cendrars, Bibliothèque nationale suisse, Neuchâtel, A la Baconnière, 1989. Miller, Henry, Biaise Cendrars (trad. Fr. Villié), Denoël, 1951. Parrot, Louis, Biaise Cendrars, Seghers, « Poètes d'aujourd'hui », 1948. Richard, Hughes, Sauser avant Cendrars, Revue neuchâteloise, n° 89, 1979. Touret, Michèle, Biaise Cendrars ou le désir du roman (1920-1930), Champion, 1999. t'Serstevens, Albert, L'Homme que fut Biaise Cendrars, Denoël, 1972 ; rééd. Arléa, 2004.

Revues Risques, n° 9-10, 1954. Biaise Cendrars 1887-1961, Mercure de France, 1962. Biaise Cendrars, Europe, n° 566, juin 1976, rééd. 1995. Cendrars, Magazine littéraire, n° 203, janvier 1984. Modernités de Biaise Cendrars, Sud, 1988. Biaise Cendrars, Revue des Sciences humaines, n° 216, 1989.

Volumes collectifs Bernard, Jacqueline (éd.), L'Aventurier du texte (1988), Grenoble, 1992. Chefdor, Monique (éd.), La Fable du lieu, Etudes sur Biaise Cendrars, Champion, 1999. Chudak, Henryk et Zurowska, Johanna (éd.), Cendrars au vent dEst, Université de Varsovie, 2000. Debénedetti, Jean-Marc (éd.), Biaise Cendrars, Veyrier, 1985. Décaudin, Michel (éd.), Cendrars aujourd'hui/présence d'un romancier, Minard, 1977. De Freitas, Maria Teresa et Leroy, Claude (éd.), Brésil : fUtopialand de Biaise Cendrars, L'Harmattan, 1998. De Freitas, Maria Teresa et Nogacki, Edmond (éd.), Cendrars et les arts, Université de Valenciennes, 2001. Flûckiger, Jean-Carlo (éd.), L'Encrier de Cendrars, Neuchâtel, La Baconnière, 1989. Flûckiger, Jean-Carlo (éd.), Biaise Cendrars Fin Kaleidoskop in Texten und Bildern, Bâle, Lenos, 1999. Leroy, Claude (éd.), Biaise Cendrars 20 ans après, Klincksieck, 1983. Leroy, Claude (éd.), Biaise Cendrars et la guerre, Armand Colin, 1995. Leroy, Claude et Flûckiger, Jean-Carlo (éd.), Biaise Cendrars, le bourlingueur des deux rives, Armand Colin, 1995. Touret, Michèle (éd.), Cendrars au pays deJean Galmot, Presses universitaires de Rennes, 1998. Vassileva, Albena et Leroy, Claude (éd.), Cendrars au carrefour des avant-gardes, Université Paris X-Nanterre, RITM, n°26, 2002.

Publications spécialisées Feuille de routes, Bulletin de l'Association internationale Biaise Cendrars (AIBC), fondée en 1979 aux États-Unis par M. Chefdor etJ.-F. Thibault, refondée en France en 1997 par M. Touret. 43 numéros parus en 2004. Continent Cendrars, Bulletin du Centre d'études Biaise Cendrars (CEBC) de l'université de Berne, réd. en chef :J.-C. Flûckiger. 11 numéros thé- matiques parus depuis 1986, A la Baconnière, puis chez Champion. Revue des Lettres modernes, série « B C », Minard, 5 numéros thématiques parus depuis 1986. Dernier en date : Portraits de l'artiste (2003). II. SUR LES POÈMES DE CENDRARS

Berranger, Marie-Paule, Les genres mineurs dans la poésie moderne, PUF, « Perspectives littéraires », 2004. Cortiana, Rino, « Contrastes de la modernité dans la poésie de C : la roue, la tour et la guillotine », Biaise Cendrars, Sud, op. cit., p. 265-278. Cortiana, Rino, « La tour et le centre », Cendrars, le bourlingueur des deux rives, op. cit., p. 55-63. Cortiana, Rino, Cendrars poète, Minard-Lettres modernes, « Archives des Lettres modernes », 2005. Cuenat, Philippe, « Les caractères typographiques de la poésie de Biaise Cendrars », [vwa], La Chaux-de-Fonds, 1985, p. 65-94. Cluny, Claude-Michel, « Biaise Cendrars », NRF, n° 184, 1" avril 1968. Décaudin, Michel, La Crise des valeurs symbolistes, Toulouse, Privât, 1960. Deguy, Michel, « Biaise Cendrars : Poésies complètes », NRF, n° 128, 1er août 1963, p. 324-325. Delvaille, Bernard, « Au cœur du monde », Magazine littéraire, n° 203, jan- vier 1984, p. 34-36. Dos Passos.John, « Homère du Transsibérien », Orient-Express (1927), Édi- tions du Rocher, 1991, p. 255-274. Greene, Tatiana, « La "Pure Poésie" de Biaise Cendrars », TheFrench Review, vol. LVII, n° 6, may 1984, p. 810-819. Leroy, Claude, « Biaise Cendrars », Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours [éd. Michel Jarrety], PUF, 2001. Malraux, André, « Des origines de la poésie cubiste », La Connaissance, n° 1, janvier 1920. RédaJacques, « Signé Biaise », Libération, 29 juillet 1982. Rousseaux, André, « La poésie brute de Biaise Cendrars », Littérature du ving- tième siècle, Albin Michel, 1958, p. 92-101. Roy, Claude, « Biaise Cendrars », La Conversation des poètes, Gallimard, 1993, p. 135-140. Sabatier, Robert, La Poésie du XX siècle, Histoire de la poésie française, Albin Michel, 1982, p. 69-95.

Les Pâques Caizergues, Pierre, « Cendrars et Apollinaire », Biaise Cendrars, Sud, op. cit., p. 71-102. Colvile, Georgiana, « Deux phares du XX' siècle : Les Pâques à New York de Biaise Cendrars et Howl d'Allen Ginsberg », Cendrars et l'Amérique, Minard/Lettres modernes, « Biaise Cendrars » n° 2, 1989, p. 75-95. Décaudin, Michel, Le Dossier a" Alcools, Droz/Minard, 1971. Durry, Marie-Jeanne, Guillaume Apollinaire : Alcools, CDU & SEDES, 3 vol., 1965; Goldenstein, Jean-Pierre, Entrées en littérature, Hachette, 1990. Lentengre, Marie-Louise, « Guillaume Apollinaire et Biaise Cendrars, une question de modernité », Ectotica ed esegesi, Bologne, Pàtron, 1992, p. 141- 163. Naliwajek, Zbigniew, « Pâques à New Yorkde Cendrars et Zone d'Apollinaire », Biaise Cendrars au vent dEst, op. cit., p. 61-71. Renaud, Philippe, « Les Pâques ou l'art du déplacement », La Chaux-de- Fonds, [vwa], 1985, p. 97-112. Richter, Mario, « "Les Pâques à New York" de Biaise Cendrars », La Crise du logos et la quête du mythe, Neuchâtel, A la Baconnière, 1976, p. 63-95. Touret, Michèle (dossier réuni par), « A propos de Cendrars et d'Apollinaire », Feuilles de route n° 39, hiver 2001, p. 24-30 (avec un texte de M. Décaudin).

Prose du Transsibérien Audin, Marie-Louise, « La Prose du Trattssibérien : une stratégie de l'analo- gie », L'aventurier du texte, op. cit., p. 193-216. Caizergues, Pierre, « Biaise Cendrars, poète du voyage et voyageur de l'écri- ture », Biaise Cendrars 20 ans après, op. cit., p. 57-73. Chapon, François, Le Peintre et le livre. Flammarion, 1987, p. 132-138. Chefdor, Monique, « Cendrars et le Simultanéisme », Europe, n° 566, op. cit., p. 24-29. Goldenstein, Jean-Pierre, « Quelques vues successives sur la simultanéité », Biaise Cendrars, Sud, op. cit., p. 55-69. Sidoti, Antoine, Genèse et dossier d'une polémique/La Prose du Transsibérien/B/awe Cendrars/Sonia Denaunay, Minard, 1987. Taylor-Horrex, Susan, « Cendrars, Delaunay et le Simultanéisme », L'Encrier de Cendrars, op. cit., p. 209-217.

Le Panama Bozon-Scalzitti, Yvette, « Les "belles histoires" du Panama », Feuille de routes, n° 9, p. 5-16. Bozon-Scalzitti, Yvette, « Le "Crach" du Panama », Revue des Sciences humaines, n° 216, 1989, p. 25-49. Caizergues, Pierre, « Le Panama ou les sept visages d'Orphée », Cendrars, La Provence et la séduction du Sud, Minard/Lettres modernes, « Biaise Cendrars » n° 4, 1996, p. 113-120. Goujon, Jean-Paul, « Les quatre manuscrits des Aventures de mes sept oncles : documents inédits sur la genèse du Panama de Cendrars », Histoires lit- téraires, n° 5, janvier-mars 2001, p. 37-44. Sunier, Charles-Fernand, « Les quatre manuscrits du Panama », Continent Cendrars, n° 1, 1986, p. 24-31. La Guerre au Luxembourg Cortiana, Rino, « La guerre et La Guerre au Luxembourg », Biaise Cendrars et la guerre, op. cit., p. 109-117.

Au cœur du monde Le premier siècle de Cendrars, Cahiers de Sémiotique textuelkn° 10, Paris X-Nanterre, 1987 (avec un dossier sur ce poème : articles de P. Caizergues, Yves- Alain Favre, Anne Clancier, Maurice Mourier, Cl. Leroy et Pascaline Mourier-Casile, et fragments inédits).

Sonnets dénaturés Cortiana, Rino, « Autour des Sonnets dénaturés de Biaise Cendrars », Biaise Cendrars au vent d'Est, op. cit., p. 169-192.

Dix-neuf Poèmes élastiques Goldenstein, Jean-Pierre, 19 Poèmes élastiques de Biaise Cendrars, éd. critique, op. cit.

Kodak (Documentaire) Béhar, Henri, « Débris, collage et invention poétique », Europe n° 566, op. cit., p. 102-114. Bernard, Jacqueline, « Un "modus scribendi" : "Hatouara" de Biaise Cendrars », Grenoble, TEM, n° 3/4, hiver 1984/printemps 1985, p. 113-122. Bozon-Scalzitti Yvette, Biaise Cendrars ou la passion de l'écriture, op. cit., (en plus de Gustave Le Rouge, Cendrars avait « collé » Maurice Calmeyn, Au Congo belge (1912). Textes en regard p. 297-309). Butor, Michel, « À propos de Documentaires », Continent Cendrars, n° 5, 1990, p. 41-51. Calil, Carlos Augusto, « Le contrebandier de cigares », Brésil, l'Utopialand de Biaise Cendrars, op. cit., p. 297-312. Collot, Michel, « Les vrais-faux paysages de Documentaires », Cendrars, le bour- lingueur des deux rives, op. cit., p. 117-130. Lacassin, Francis, « Les poèmes du Docteur Cornélius », in Le Mystérieux Docteur Cornélius et autres œuvres de Gustave Le Rouge, R. Laffont, « Bouquins », 1986 (met en regard les poèmes de Documentaires et les passages qu'a utilisés Cendrars, p. 1181-1247).

Feuilles de route Eulalio, Alexandre, A Aventura brasileira de Biaise Cendrars (1978). Éd. revue par Carlos Augusto Calil, op. cit. (une somme sur Cendrars et le Brésil). Brésil, l'Utopialand de Biaise Cendrars, op. cit., dans son ensemble, notam- ment articles de Aracy Amaral, Maria Teresa de Freitas, Reto Melchior, Adrien Roig... TABLE DES ILLUSTRATIONS

Dessin de Biaise Cendrars figurant en frontispice des Pâques, Editions des hommes nouveaux, 1912 (© Miriam Cendrars) 2

Dessins de Biaise Cendrars illustrant le manuscrit du Volturno, 1912 (© Miriam Cendrars) 14

Projet d'affiche publicitaire de Biaise Cendrars et Sonia Delaunay pour les montres Zénith, 1913 (coll. Miriam Cendrars) 37

Raoul Dufy, couverture de l'édition originale du Panama, Éditions de la Sirène (1918) (© AD AGP) 40

Portrait de Biaise Cendrars par Modigliani en frontispice de l'édition originale des Dix-neuf Poèmes élastiques (Au Sans Pareil, 1919) (© AD AGP) 64

Six dessins de Moïse Kisling illustrant l'édition originale de La Guerre au Luxembourg, Dan. Niestlé, 1916 (©Jean Kisling) 96, 98, 100, 102, 104, 106

Frans Masereel, couverture de l'édition originale de Kodak (Documentaire) chez Stock, 1924 (© ADAGP) 138

Portrait de Biaise Cendrars par Francis Picabia en frontispi- ce de l'édition originale de Kodak (Documentaire), Stock, 1924 (©ADAGP) 140

La Négresse : dessin de Tarsila en couverture de Feuilles de route, I. LeFormose, Au Sans Pareil, 1924 (© ADAGP) 178 Sept dessins de Tarsila illustrant l'édition originale de Feuilles de route, I. LeFormose, Au Sans Pareil, 1924 (© ADAGP) 187, 191, 194, 202, 217, 223, 228

« En cendres se transmuent... », poème manuscrit de Biaise Cendrars (coll. Archives littéraires suisses ; © Miriam Cendrars) 284 TABLE

Préface de Claude Leroy IX

LES PÂQUES 1

Le Volturno 15

PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DE LA PETITE JEANNE DE FRANCE 17

En marge de la Prose du Transsibérien La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France 35 Zénith 37

LE PANAMA OU LES AVENTURES DE MES SEPT ONCLES 39

DIX-NEUF POÈMES ÉLASTIQUES 1. Journal 65 2. Tour 67 3. Contrastes 70 4. I. Portrait 72 II. Atelier 73 5. Ma danse 75 6. Sur la robe elle a un corps 76 7. Hamac 77 8. Mardi gras 78 9. Crépitements 79 10. Dernière heure 80 11. Bombay-Express 81 12. F. I. A. T. 83 13. Aux 5 coins 85 14. Nature morte 86 15. Fantômas 87 16. Titres 89 17. Mee too buggi 90 18. La tête 91 19. Construction 92

En marge de Dix-neuf poèmes élastiques : Actualité 93 Sur un portrait de Modigliani 94 Pour Csaky 94

Shrapnells 95

LA GUERRE AU LUXEMBOURG 97

SONNETS DÉNATURÉS OpOetic 111 Académie Médrano 112 Le musickissme 113

POÈMES NÈGRES Continent noir 117 Les grands fétiches 119

Hommage à Guillaume Apollinaire 122

AU CŒUR DU MONDE Ce ciel de Paris... 127 Hôtel Notre-Dame 128 Soudain les sirènes... 129 Le ventre de ma mère 131 Je suis debout... 132 Hôtel des étrangers 134 Fragment inédit de Au cœur du monde 229 rue Saint-Jacques 135 En marge de Au cœur du monde Mes amis me disent... 137 Je voudrais arriver... 137

KODAK (DOCUMENTAIRE) WEST 141 I. Roof-Garden 141 II. Sur l'Hudson 142 III. Amphitryon 142 IV. Office 143 V. Jeune fille 143 VI. Jeune homme 143 VII. Travail 144 VIII. Trestle-Work 144 IX. Les mille îles 145 X. Laboratoire 145 FAR WEST 146 I. Cucumingo 146 II. Dorypha 147 III. L'oiseau-moqueur 147 IV. Ville-champignon 147 V. Club 148 VI. Squaw-Wigwam 149 VII. Ville-de-Frisco 149 VIII. Vancouver 150 TERRES ALÉOUTIENNES 151 FLEUVE 152 Mississippi 152 LE SUD 154 I. Tampa 154 II. Bungalow 154 III. Vomito Negro 155 IV. Ruine espagnole 157 V. Golden-Gate 157 VI. Oyster-Bay 158 LE NORD 159 I. Printemps 159 II. Campagne 160 III. Pêche et chasse 160 IV. Moisson 161

ÎLES 162 I. Victuailles 162 II. Prospectus 162 III. La vipère à crête rouge 163 IV. Maison japonaise 163 V. Petit jardin 163 VI. Rocailles 163 VII. Léger et subtil 163 VIII. Keepsake 164 IX. Anse poissonneuse 164 X. Hatôuara 164 XI. Amolli 165 FLEUVE 167

Le Bahr el-Zéraf 167 CHASSE À L'ÉLÉPHANT 169

MENUS 174

Deux poèmes inédits de Kodak Volière 176 Le Dieu de la Fièvre Jaune 176

FEUILLES DE ROUTE I. LE FORMOSE 179 Dans le rapide de 19 h 40 183 Réveil 184 Tu es plus belle que le ciel et la mer 184 Lettre 185 Clair de lune 188 La Pallice 188 Bilbao 189 La Corugna 189 Villa Garcia 189 Porto Leixoes 190 Sur les côtes du Portugal 192 En route pour Dakar 192 35° 57' N., 15° 16' O 193 En vue de l'île de Fuerteventura 194 À bord du Formose 195 Lettre-océan 196 À la hauteur de Rio de l'Ouro 197 En vue du cap Blanc 197 Dakar 198 Gorée 198 Œufs artificiels 198 Les boubous 198 Bijou-concert 200 Les charognards 201 Sous les tropiques 202 Ornithichnites 202 Bleus 204 Couchers de soleil 204 Nuits étoilées 204 Complet blanc 205 La cabine n° 6 206 Bagage 206 Orion 207 L'équateur 207 Le passage de la Ligne 207 Je nage 208 S. Fernando Noronha 208 Amaralina 208 Les souffleurs 209 Dimanche 209 Le poteau noir 209 Pedro Alvarez Cabral 210 Terres 210 Œufs 210 Papillon 211 Rio de Janeiro 211 Sur rade 212 La coupée 212 Banquet 213 Belle soirée 214 Pleine nuit en mer 214 Paris 215 Aube 216 Îles 216 Arrivée à Santos 218 À bâbord 218 À tribord 219 Vie 219 La plage de Guarujà 220 Bananeraie 220 Mictorio 221 Les tinettes de la Bastille 221 São Paulo Railway C° 222 Paysage 222 Dans le train 224 Paranapiaçaba 224 Ligne télégraphique 225 Trouées 225 Visage raviné 226 Piratininga 226 Botanique 226 Ignorance 227 São Paulo 228 II. SÃO PAULO 229 Debout 231 La ville se réveille 231 Klaxons électriques 231 Menu fretin 232 Paysage 232 Saint-Paul 233 III 234 Départ 235 À quai 235 Cabine 2 235 À table 236 Retard 236 Réveil 237 La brise 237 Rio de Janeiro 237 Dîner en ville 238 Le matin m'appartient 238 Écrire 239 Mauvaise foi 239 Smocking 240 La nuit monte 240 Traversée sans histoire 240 Chaleur 241 Cap Frie 241 Incognito dévoilé 241 Nourrices et sports 242 Vie dangereuse 242 Coquilles 242 Un jour viendra 243 Coucher de soleil 244 Bahia 244 Hic Haec Hoc 244 Pernambouco 245 Adrienne Lecouvreur et Cocteau 245 Chaleur 246 Requins 246 Entrepont 246 Un trait 246 Le charpentier 247 Je l'avais bien dit 247 Christophe Colomb 248 Rire 248 Le commandant est un chic type 248 Fernando de Noronha 249 Grotte 249 Pic 249 Plage 249 Bagne 249 Civilisation 250 Passagers 250 L'oiseau bleu 251 Pourquoi 251 Oiseaux 251 Jangada 251 Sillage 252 Bal 252 Podomètre 252 Pourquoi j'écris ? 252

SUD-AMÉRICAINES 253

Poèmes inédits de Feuilles de route [II. SÃO PAULO] 259 Les bruits de la ville 259 Première promenade matinale 259 Chaleur 261 Rond-point 261 Saint-Paul 262 Le bondé 262 Question chaussures 263 [IV. À LA FAZENDA] 264 La plus profonde paix règne dans les champs... 264 Il est à peu près une heure... 264 Ce petit village est plein de mouvement... 264 Ma course me conduit par un sentier escarpé... 265 La route Prata via Casa... 265 [V. DES HOMMES SONT VENUS] 266 Scruter le sol et son architecture... 266 On commence à savoir par quel mécanisme... 266 Sylves amazoniennes... 266 Pas de village proprement dit... 267 Culture à la houe... 268 Le civilisé dirige l'exploitation du monde... 268 Ceylan... 269 [VII. LE GELRIA] 270 Voyageurs 270 Change 270 Popularité 270 T.S.F. 271

En marge de Feuilles de route ? 272 Aux jeunes gens de Catacazes 274 Petit poème à mettre en musique 274 Klaxon 274 Poèmes retrouvés DICTÉS PAR TELEPHONE 276

PETITS ACCESSOIRES À LA VIE MODERNE 277

NUPUR Nupur 279 L'entrée et la sortie du métro 281 Le puits aux cyprès 281

Archives sonores 282

En cendres se transmuent... 284 Épitaphe 285

Poèmes de jeunesse SÉQUENCES 289 En marge de Séquences Je crache sur la beauté qui amène le malheur... 316 Nostalgie 317

AMOURS Le paysage charnel 319 La roue 320 La pitié 321

En marge d'Amours La corne d'abondance 322

Baiser d'Otto Klein (traduction de Cendrars) 323

LA LÉGENDE DE NOVGORODE (Version restituée) 325

DOSSIER 335 NOTICES ET NOTES 337 CHRONOLOGIE 405 BIBLIOGRAPHIE 413 TABLE DES ILLUSTRATIONS 421

Achevé d'imprimer sur les presses de Normandie Roto Impression s.a.s. 61250 Lonrai en mars 2005.

Dépôt légal : mars 2005 N° d'imprimeur : 050733 N° d'éditeur: 136359 Imprimé en France

Biaise Cendrars • • Poésies complètes

Je suis l'autre : c'est à la Bibliothèque impériale de Saint- Pétersbourg qu'un jeune apprenti bijoutier suisse a décou- vert la troublante formule que Gérard de Nerval, peu de temps avant sa mort, a inscrite au bas de son portrait par le graveur Gervais. Dans ce refus de sa propre image, Freddy Sauser a-t-il entendu l'injonction qu'il attendait ? L'autre pour lui, l'autre lui-même, ce sera donc le poète, mais un poète en mouvement perpétuel et brûlant ses vaisseaux. Pendant plus de quarante ans, il s'en fera une devise de vie et une règle d'écriture. Lorsqu'il se rend à New York, fin 1911, sa décision est déjà prise : il écrira. À son retour en Europe, il emporte avec lui son premier poème, Les Pâques, et pour le signer il emprunte à l'oiseau phénix le nom de l'autre : Biaise Cendrars.

La collection « Tout autour d'aujourd'hui » présente, en une quinzaine de volumes, l'essentiel de l'œuvre de Biaise Cendrars ( 1887-1961 ) dont elle propose la première édition moderne, avec des textes établis d'après des sources sûres (manuscrits et docu- ments), accompagnés de préfaces et suivis d'un dossier critique comprenant des notices d'œuvres, des notes et une bibliographie propre à chaque volume. Le premier volume recueille les Poésies complètes de Cendrars selon une formule nouvelle, dans leur chronologie de composi- tion et avec les illustrations des éditions originales (Kisling, Modigliani, Picabia, Tarsila...) jamais reprises jusqu'ici. Elle est enrichie de 41 poèmes inédits.

Textes préfacés et annotés par Claude Leroy

DENOËL