De quelques séries médicales de la télévision américaine

par Martin Winckler

Les textes qui suivent sont extraits de :

- Les Miroirs de la vie (Le Passage, 2002) - Les Miroirs obscurs (Le Diable Vauvert, 2005) - Le Meilleur des séries (Hors Collection, 2007) - L’Année des Séries 2008 (Hors Collection, 2008)

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Dr House (House, M.D. )

Martin Winckler

Greg House, chef du département de médecine interne d’un grand hôpital (imaginaire) de Princeton est, à première vue, l’inverse du médecin idéal. Toujours mal rasé, il refuse la blouse pour porter jeans usés et veste élimée. Misanthrope, il répugne à s’approcher des patients et préfère confier examens et explorations multiples à ses trois assistants. Direct et sans complaisance, son discours est aussi sarcastique et brutal. Quand un patient va mourir, il le lui annonce. S’il pense qu’il meurt faute d’avoir tout dit, il le traite d’imbécile. S’il est persuadé que la famille cache quelque chose, il la harcèle pour la faire avouer. Il semble dénué de tout respect - des humains comme de l’éthique. Et pourtant, il est fascinant.

Doté d’une puissance de réflexion prodigieuse et d’un savoir médical encyclopédique, House est un diagnosticien hors pair. Sa spécialité, la médecine interne, consiste à étudier les problèmes médicaux les plus mystérieux, les plus difficiles. Les cas difficiles, il les résout en un clin d’œil - et avec ennui. Ce qui suscite son intérêt, c’est le cas impossible , le puzzle insoluble composé de symptômes que rien ne relie entre eux. Car House est le double contemporain d’un personnage célébrissime de la littérature anglo-saxonne : Sherlock Holmes. Cette transposition est un juste retour des choses : Holmes fut en effet inspiré à Conan Doyle par son mentor Joseph Bell, chirurgien écossais doté d’extraordinaires capacités diagnostiques. La ressemblance ne s’arrête pas à ces aptitudes ou au fait que le nom du héros (maison) évoque « Ho(l)me(s) » (domicile). Comme le détective, House vit au numéro 221B. Comme lui, il se déplace toujours avec une canne. Comme Holmes, il a un meilleur ami, médecin, nommé... Wilson. Comme lui, enfin, il est toxicomane et, lorsqu’il ne boulotte pas des antalgiques, il s’injecte de la morphine. Comme Holmes, enfin, son attitude parfois insupportable est une façade - et son entourage ne s’y trompe pas.

Cuddy, sa médecin-chef, est constamment partagée entre l’admiration pour le bonhomme (c’est son meilleur élément) et l’irritation de le voir fuir ses responsabilités vis-à-vis de l’hôpital. Wilson, son meilleur ami, est à la fois son confident, son directeur de conscience et son souffre-douleur. Quant aux trois jeunes médecins qui l’assistent dans ses enquêtes 1, ils oscillent entre l’admiration circonspecte (Chase, l’Australien flegmatique), la détestation (Foreman, l’Afro-Américain vindicatif) et le désir (Cameron, la jeune beauté empathique).

Ce n’est pas seulement l’aspect extérieur du personnage principal qui est rebutant, mais son comportement et sa philosophie tout entière. Pour House, « Tout le monde ment. » Dans sa bouche, ce n’est pas accusation, mais une constatation. Le mensonge fait partie de la vie, non parce que les humains ont goût à mentir, mais parce que, le plus souvent - il est le premier à le dire - ils ne peuvent pas faire autrement. Car le mensonge protège. Du regard des autres, de la mauvaise conscience. Quand il s’agit simplement d’avoir la paix (on commence souvent à mentir pour ça...), les mensonges n’ont pas grande portée. Quand il s’agit de protéger un secret ou une faute, cela peut être lourd de conséquences. Car un mensonge peut aussi empêcher d’identifier une maladie et de la traiter.

Génialement incarné par le comédien britannique Hugh Laurie, House est le héros d’une série paradoxale. Car, plus encore que celle d’ Urgences, sa narration est truffée de termes et de raisonnements médicaux qui, en toute bonne logique, devraient rebuter le spectateur. Or, il n’en est rien ; depuis son lancement sur la Fox à l’automne 2004, malgré la complexité insondable des cas

1 Les amateurs de Sherlock Holmes ne manqueront pas de les comparer aux « Baker Street Irregulars », le gang d’adolescents qui sillonnent les rues de Londres pour filer un suspect ou recueillir des informations au profit du détective. Et ils souriront en apprenant que, dans le dernier épisode de la saison 2, un patient important se nomme... Jack Moriarty. abordés, la série remporte un succès public considérable. L’usage toujours approprié d’effets visuels saisissants à la CSI - montrant par exemple des bactéries envahissant le corps humain ou des anticorps s’attaquant au cerveau - est bien sûr un atout, mais ce n’est pas le seul. La construction des épisodes alterne avec intelligence et élégance une histoire centrale dramatique et complexe et des scènes comiques (mais médicalement justes) où le personnage, de mauvaise grâce, reçoit en consultation des patients ordinaires.

Et surtout, ce n’est pas le savoir ou les géniales intuitions de House qui fascinent le spectateur, mais sa relation très personnelle à l’éthique du soin. S’il soumet souvent ses patients à des explorations dangereuses, ce n’est pas par sadisme, mais par désespoir. House n’est pas un bourreau, c’est un écorché vif. Sa misanthropie est bien réelle, mais d’abord tournée vers lui-même. Victime - quelle ironie du sort - d’une erreur de diagnostic, il en a gardé des séquelles et une profonde méfiance envers les médecins bornés. En retour, s’il refuse de toucher les patients - ou d’être touché par eux - c’est pour ne laisser aucune émotion parasiter sa pensée. Mais son exigence éthique n’en est pas moins réelle. Dans chaque cas difficile, il dénonce le piège qui menace toute relation de soin : un patient qui se cache, un médecin qui le juge.

Au cours de la première saison, la construction des épisodes semble répétitive. Et cependant, House, M.D. n’est pas qu’un formula-show ; c’est aussi le portrait d’un personnage insaisissable qui nous est, à des moments choisis, brusquement dévoilé par des épisodes paroxystiques. L’humanité exacerbée du bonhomme crève alors les yeux. Ainsi dans l’admirable (1.21), qui valut en 2005 à l’ Emmy Award du meilleur scénario : pendant un cours de diagnostic, House retrace l’itinéraire de trois patients hospitalisés pour une douleur à la jambe. L’un de ces patients ment et manquera d’en mourir. Un autre dit la vérité mais son médecin en tire des conclusions erronées. Le troisième, lui aussi, dit la vérité, mais parce qu’il a menti auparavant, le médecin ne le croit pas. Extraordinaire leçon d’écriture filmique, de narration, de mise en scène, d’humour mais aussi de diagnostic et d’éthique, ces quarante-trois minutes constituent - je pèse mes mots - la plus belle fiction télévisée que j’aie jamais vue.

Tout le monde ment, c’est vrai. Et c’est en racontant des mensonges que les grands narrateurs nous disent la vérité.

Etats-Unis (FOX, depuis 2004). Diff. France : TF6, TF1. Créée par David Shore. Producteurs exécutifs : Bryan Singer, Paul Attanasio. Avec : Hugh Laurie, Lisa Edelstein, Robert Sean Leonard, Jennifer Morrison, Omar Epps, Jesse Spencer. Scénaristes : David Shore, Lawrence Kaplow, David Foster... Réalisateurs : Bryan Singer, Deran Sarafian, Peter Medak. Thème du générique : Massive Attack. Editions DVD : Zone 1, Saisons 1 et 2.

… Et mon tout est médecin (2008)

Depuis que House, M.D. a commencé sa diffusion, on m’a demandé à plusieurs reprises comment je pouvais aimer ce personnage à l’éthique discutable, en apparence si éloigné de ce que je défends dans des livres comme La Maladie de Sachs ou Les Trois Médecins. Longtemps, je n’ai su quoi répondre, tant le plaisir que la série me procure - par son intelligence, son caractère iconoclaste, ses scénarios et ses dialogues brillantissimes et ses acteurs épatants - est intense. Le parallèle entre Sherlock Holmes, souligné par Martine Bourguignon dans ce même livre, n’est évidemment pas étranger à ce plaisir. Le vieux lecteur de Conan Doyle que je suis se délecte de voir Holmes et Watson s’incarner en House et Wilson, la discrète Mrs Hudson en une Cuddy pleine de personnalité et les « Baker Street Irregulars »2 en Cameron, Chase et Foreman. Mais il me semble que cette répartition des rôles en cache une autre, qui permet de mieux comprendre non seulement l’économie de la série, mais aussi la raison pour laquelle elle fascine sans devenir insupportable. Au fil des épisodes, il m’est en effet apparu que House, M.D. est le portrait d’un médecin métaphorique, dont le personnage principal ne constitue qu’une partie. House représente l’esprit médical scientifique, inquisiteur, obsessionnel, étranger aux émotions. Cameron symbolise le cœur et les sentiments. Cuddy, le respect de la loi et des règles. Wilson, la culpabilité et le sens moral. Foreman, la révolte et l’obstination. Chase, la peur et le courage qui permet de lui faire face… Et mon tout est un médecin – ou plutôt ce que chaque médecin recèle en lui de compétence, d’arrogance, de valeurs, de désirs, de conflits. Si on regarde ses personnages comme les parties d’un tout, la série de David Shore n’est plus simplement la description d’un médecin psychopathe, mais celle d’un corps humain (le corps médical), ensemble d’organes (d’individus) multiples, riches de contradictions et de créativité et qui, dans sa recherche de la vérité (du diagnostic) et sa quête contre le mal (la maladie), lutte constamment – et parfois vainement - contre ses propres pulsions intérieures.

Marc Zaffran, M.D. (Martin Winckler)

2 Bande de jeunes garçons qui servent de coursiers à Holmes et assurent des filatures pour lui. (M.W.) Grey’s Anatomy

Marjolaine Boutet et Martin Winckler

L’école est un champ de bataille pour le cœur , disait Angela Chase en voix off dans le pilote de l’admirable My So-Called Life .3 Un hôpital l’est aussi, et pas seulement pour le coeur des patients. Grey’s Anatomy raconte les années de formation chirurgicale de cinq étudiants de Seattle, grande ville du nord-ouest des Etats-Unis. Dès les premières minutes du pilote, on leur assène qu’ils vont devoir se battre pour faire partie de l’élite des médecins. Sous la houlette du « Nazi »4, une petite bonne femme noire aussi large que haute, aussi brutale que bonne pédagogue, Meredith, Christina, Izzie, George et Alex vont devoir faire leurs preuves pour avoir la chance d’assister un éminent neuro-chirurgien ou un non moins éminent chirurgien cardiaque. La compétition est lancée, mais tous n’ont pas les mêmes armes. Meredith Grey (Ellen Pompeo), qui fait régulièrement part, en voix off , de ses états d’âme et de ses réflexions, est la fille d’une pionnière de la chirurgie, et doit lutter avec son héritage familial pour trouver sa propre identité. Christina Yang (Sandra Oh), d’origine coréenne et de religion juive (!), est ultra-compétitive et s’intéresse davantage à la complexité des opérations qu’aux patients. Izzie Stevens (Katherine Heigl), qui a posé en sous-vêtements dans un magazine pour payer ses études de médecine, est aussi belle qu’empathique, et ses jugements sont bien plus souvent fondés sur ses sentiments que sur sa raison. George O’Malley (T.R. Knight), mal à l’aise dans son corps et avec la gent féminine, manque terriblement de confiance en lui, bien qu’il ait toutes les qualités pour être un excellent soignant. Enfin, Alex Karev (Justin Chambers), beau gosse arrogant, prend de haut infirmières et patients pour mieux cacher une réelle sensibilité. Grey’s Anatomy est une série médicale, on pourrait dire « une de plus », si ce n’est que la série de Shonda Rhimes ne ressemble à aucune autre, ni à la mythique (et aujourd’hui décadente 5) Urgences et surtout pas à House, M.D. , qui elle aussi rencontre en ce moment un franc succès aux Etats-Unis. 6 Car, à l’exception de Scrubs 7, qui le fait sur le mode loufoque, aucune série jusqu’ici n’avait montré l’apprentissage de la médecine vu par les étudiants. Souvent, personne ne croit les étudiants en médecine quand ils racontent leurs études. Il est vrai qu’elles sont incroyables, et Grey’s Anatomy le montre : le premier jour, si on ne se perd pas dans les sous-sols avec une pom-pom girl épileptique dans un lit roulant, on se retrouve à faire les touchers rectaux sur tout l’étage. Et l’on a beau avoir été un étudiant brillant, et connaître ses cours sur le bout des doigts, ça ne sert à rien quand une gamine convulse et fait un arrêt cardiaque sous vos yeux. Soigner, ça ne s’apprend pas dans les livres, ça s’apprend sur le terrain. Or, la série le montre clairement, le terrain en question est miné : il faut non seulement faire face aux exigences techniques, mais aussi au constant stress affectif et émotionnel dont cet apprentissage est constamment chargé. Soigner, c’est se trouver face à des patients répugnants ou stupéfiants, émouvants ou révoltants, attirants ou attirés... Soigner, c’est faire face à la souffrance, à la mort, et à la vie - ce qui est encore plus compliqué. C’est découvrir, comme le fait George, qu’une jeune fille repliée sur elle- même est en réalité un hermaphrodite... et devoir le lui annoncer. C’est se révolter, comme le fait Izzie, lorsqu’une femme enceinte atteinte d’un cancer du sein, refuse d’interrompre sa grossesse pour

3 Angela, 15 ans, 1993. Voir l’article consacré à cette œuvre magnifique dans Les nouvelles séries, 1996-1997 par Alain Carrazé et Martin Winckler (Les Belles Lettres/Huitième Art, 1997) 4 Coutumière de ce type de censure signifiante, TF1, en VF, a remplacé ce terme par le mot « tyran », et ainsi fait perdre tout son sens à l’humour grinçant de ce surnom. 5 Voir page XXX les textes consacrés à Urgences 6 Voir page XXX l’article consacré à House, M.D . 7 Voir page XXX l’article consacré à Scrubs . se soigner, et se condamne ainsi à une mort certaine. C’est parfois - et même souvent - tomber amoureux de l’un de ses camarades, de l’un de ses enseignants, de l’un de ses patients. Avec des conséquences aussi imprévisibles qu’un raz-de-marée. Sous la forme d’un bon vrai feuilleton, avec de multiples intrigues amoureuses traitées sur tous les modes, du tragique à la comédie romantique la plus débridée, et en jouant du rire et des larmes avec un extraordinaire savoir-faire, Grey’s Anatomy parle autant du processus qui transforme l’étudiant médecin (et quel médecin ?) que celui qui transforme lentement l’adolescent tardif en adulte (et quel adulte ?). Il y est donc question d’amour, d’amitié, de solidarité, de confiance, de responsabilité, de loyauté, de trahisons et de mensonges autant que de cancers, d’attaques, de transplantations, d’accouchements difficiles et d’ablations diverses. Ce qui n’empêche pas les épisodes de se dérouler sur un rythme endiablé, sur un ton d’ironie permanente, au son d’une bande-originale très soignée, puisant dans des chansons parfaitement choisies - et de se terminer souvent sur un cliffhanger . Tout cela, avec un brio époustouflant : les scénarios sont toujours surprenants, tant pour ce qui est des cas médicaux que du développement des intrigues ; les personnages, très stéréotypés au départ se révèlent complexes, humains et émouvants au fil des épisodes. Bref, pour le spectateur, Grey’s Anatomy est une surprise permanente : situations et réactions sont à la fois justes et inattendues, et provoquent une jubilation certaine. À l’heure où nous écrivons, la série entame sa troisième saison ; tous les personnages, toutes les histoires sont encore en devenir. Tout est encore possible, et les spectateurs sous le charme attendent la suite avec impatience ! Chaque épisode déjà produit de Grey’s Anatomy porte le titre d’une chanson populaire. Pour ce qui est de l’avenir, The best is yet to come.

Etats-Unis, ABC, depuis 2005. Diff. France : TF1 depuis 2006. Créée par Shonda Rhimes. Avec Ellen Pompeo, Patrick Dempsey, Chandra Wilson... Scénaristes : Shonda Rhimes, James Di Parriott, Krista Vernoff. Réalisateurs : Peter Horton, Adam Davidson . Thème du générique : Cosy in the Rocket, par Psapp. Edition DVD : Zone 1 et 2

Scrubs

Martin Winckler

A Sylvianne et Bruno

À ses débuts, personne n’aurait pu prévoir que Scrubs remporterait un succès immédiat et serait, cinq ans plus tard, l’une des rares comédies solides de NBC, alors en pleine déconfiture.

Son créateur et showrunner 8, Bill Lawrence, avait certes co-créé Spin City, excellente sitcom où Michael J. Fox était chef de cabinet du maire de New York. Mais le pari était risqué : comment faire une comédie loufoque autour de la formation des médecins sans tomber dans la vulgarité et les blagues salaces ?

Aujourd’hui, la réussite crève les yeux. Avec trois étudiants, deux médecins, une infirmière et un homme à tout faire, et en s’inspirant des anecdotes que lui raconte un de ses plus proches amis lui- même médecin, Scrubs allie constamment le drôle et le grave, l’émouvant et l’hilarant, le poétique et l’explosif, sans vulgarité ni mépris, et sans jamais oublier que le métier de médecin est celui de la vie et de la mort, de la souffrance et de l’amitié, de la peur et du chagrin, de la haine et de l’amour.

Contrairement à la plupart des personnages de sitcom , dont la vie privée et la situation professionnelle évoluent peu ou lentement, les héros de Scrubs avancent à pas de géant. Le candide J. D. (Zach Braff, génial), l’hystérique Elliot (Sarah Chalke) et le cool Turk (Donald Faison), d’abord interns (étudiants stagiaires), deviennent residents (internes), puis médecins attachés au rythme des saisons de production 9. Et leur vie affective, sexuelle et familiale progresse à la même vitesse ! ! ! Itinéraires professionnel et personnel sont décrits en parallèle et influent l’un sur l’autre de manière positive ou négative.

Face à ces trois soignants en devenir, Bill Lawrence a installé un trio décapant : Perry Cox (John C. McGinley), le soignant cynique, est un écorché cachant mal sa misanthropie derrière le débit verbal d’une kalachnikov. La soif de reconnaissance de J.D. à l’égard de cet homme bon mais difficile est une source de situations comiques inépuisable. Kelso, (Ken Jenkins) le chef de service autoritaire et sadique est le Démon - et l’on sait que plus le méchant est réussi... - mais il est aussi humain et vulnérable. Quant à Carla (Judy Reyes), elle incarne le bon sens et la causticité de la profession infirmière coincée entre les patients, les médecins et les petits cons qui se prennent pour des caïds. Les guest-stars sont aussi innombrables que leur emploi est approprié, depuis Christa Miller, interprète (récurrente) de l’ex-redevenue-actuelle de Perry Cox jusqu’au vétéran Dick Van Dyke dans le rôle ironique 10 d’un médecin devenu incompétent, en passant par la quasi-totalité de la distribution de Spin City, Michael J. Fox et Heather Locklear en tête. Mais le personnage le plus original et le plus imprévisible est sans aucun doute le janitor (homme à tout faire) incarné par Neil Flynn. Dès le pilote, l’homme en gris fait de J.D. son souffre-douleur et l’engage dans une suite d’escarmouches dignes de Tom et Jerry, souvent destinées à rappeler que le statut de médecin ne met pas au-dessus de qui passe la serpillière. D’ailleurs, à plusieurs reprises, les conseils que le janitor donne à des patients l’emportent sur ceux des médecins.

8 Producteur exécutif qui supervise « fait tourner » une série au jour le jour. 9 Le mot Scrubs désigne à la fois le « pyjama » de travail (bleu ou vert) des étudiants, dans lequel on se frotte ( to scrub ) les mains au savon antiseptique, et les étudiants eux-mêmes - scrubs signifiant aussi « les bleus ». 10 Dick Van Dyke fut pendant 8 ans le Dr Mark Sloane, le médecin détective de Diagnostic Meurtre Scrubs ayant pour sujet la difficulté de devenir médecin, avec - et malgré - ses propres difficultés personnelle, les épreuves évoquées sont concrètes et réalistes : ainsi, au cours de la 4 e saison, Turk apprend qu’il est diabétique et doute de ses capacités de chirurgien. Cox apprend à J.D. qu’il est presque inévitable, un jour ou l’autre, de provoquer la mort d’un patient... et qu’il faut apprendre à vivre avec cette idée. Elliott dispute à J.D. le poste de chef des internes car, même parmi les soignants de comédie, les conflits de pouvoir existent. Et tous les thèmes des séries médicales dramatiques sont là : le secret professionnel, l’impuissance, l’acharnement thérapeutique, l’attachement aux patients, le manque de distance par rapport aux proches, l’épuisement psychologique...

Ce qui différencie Scrubs de la réaliste Urgences - à laquelle on l’a beaucoup comparée - et, plus récemment, de la comédie romantique Grey’s Anatomy 11 , est cependant son ton résolument loufoque, absurde, digne de Hellzapoppin et des Monty Python.

Au milieu de dialogues inénarrables (citant régulièrement Urgences, Grey’s Anatomy et Dr House... ) servis par des acteurs épatants, les sentiments des personnages sont mis en image de manière quasi- littérale au cours de séquences insérées dans les dialogues. Mais alors que dans Dream On, les fantasmes de Martin Tupper sont illustrés par des séquences de vieux films, Scrubs joue la carte de la citation et de la re(ré)création. Ainsi dans la première saison, les conflits d’ego entre médecins et chirurgiens sont l’occasion d’une époustouflante parodie de West Side Story, tandis qu’à la fin de la 4e, lorsque J.D. se demande ce que serait son travail s’il vivait dans une comédie, l’épisode est propulsé sur un plateau, devant un public, et adopte les codes visuels et narratifs des sitcoms . Au fil des cinq saisons, toutes les formes narratives sont ainsi adoptées, de la plus extravagante (des déformations cartoonesque , ou des chutes de personnages tout droit sorties de Tex Avery) à la plus simple et la plus réaliste, comme certains monologues de patients qui consolent les jeunes médecins de ne pas les avoir sauvés malgré tous leurs efforts (les auteurs de cet article peuvent témoigner que cela arrive plus d’une fois dans une carrière... )

Mais Scrubs n’est pas une série tragi-comique jouant avec les formes, c’est une œuvre extrêmement personnelle, dans lequel le fond et la forme évoluent avec les personnages et s’adaptent au fil du temps et des contraintes de tournage : à la fin de la 4 e saison, en mai 2005, NBC a renouvelé la série sans date de programmation. Finalement, la cinquième saison n’a été diffusée (à raison de deux épisodes à la fois) qu’au début de l’année 2006. Ce retard et l’attente ainsi imposée au public aurait pu desservir Scrubs mais il n’en a rien été. Avec un délai plus grand pour travailler sur les scénarios et la mise en scène, la cinquième année de production de Scrubs est, de l’avis des critiques, la plus brillante depuis ses tout débuts. Le rythme en est encore plus effréné, les trouvailles visuelles toujours plus drôles et la pertinence du propos ne faiblit pas.

Vivement la sixième !

Scrubs Diffusion USA : NBC, depuis 2001. Diff. France : TPS (2003), Paris Première, M6. Créée par Bill Lawrence (producteur exécutif). Scénaristes : Bill Lawrence, Matt Tarses. Réalisateurs : Adam Bernstein (pilote), Michael Spiller, Mark Buckland. Avec : Zach Braff, Sarah Chalke, Donald Faison, Judy Reyes, John C. McGinley, Ken Jenkins, Neil Flynn. Chanson du générique : Superman par Lazlo Bane. Editions DVD : les 4 premières saisons sont disponibles en Zone 2 (UK), avec sous- titres et tout plein de bonus.

11 Voir page XXX l’article consacré à cette série/

Des miroirs de Clar : les séries médicales

L’intérêt des téléspectateurs du monde entier pour la série ER (Urgences ) l’a rappelé, si cela était nécessaire : rien ne touche plus le spectateur qu’une fiction fondée sur l’unique réalité commune à tous les humains — celle du corps. Les médecins, toujours prompts à se présenter comme des surhommes capables d’agir sur la vie et la mort, ont de tout temps exercé un extraordinaire pouvoir de fascination. Le serment d’Hippocrate est un des textes anciens les plus cités au monde, et si les médecins ont toujours eu fâcheusement tendance à se prendre pour Dieu, il est évident que dans les Évangiles, en ressuscitant Lazare, le fils de Dieu se prend pour un médecin.

Les médecins sont des héros surhumains. Du moins, c’est ce que nous avons envie d’imaginer. Ils tiennent entre leurs mains la vie et la mort ; tout le monde peut s’identifier aux patients qu’ils soignent ou à leurs familles — tandis que tout le monde n’a pas commis un crime ou vu un proche assassiné. Il est donc facile de comprendre pourquoi les séries (les romans ou les films) situés dans le milieu médical ont souvent la faveur du public. Ce que ne comprennent pas les directeurs de programmes hexagonaux c’est la raison pour laquelle une série médicale américaine comme ER , qui décrit un système de soins très différent de celui de la France, « marche » mieux que les séries médicales made in France comme l’actuel Docteur Sylvestre ou le plus ancien Médecins de Nuit. Comme toujours, la raison du succès ne réside pas dans le sujet ou son cadre. Si fascinés qu’ils puissent être par le monde médical — ou par n’importe quel autre, d’ailleurs — les Américains ne perdent jamais de vue l’essentiel : ce qui fait une bonne fiction, ce n’est ni le décor, ni la vedette, ni l’habileté de la caméra, ni même les histoires (qui sont, reconnaissons-le, souvent les mêmes) mais — c’est encore plus vrai pour une série médicale — le traitement . Les vies et les expériences des soignants regorgent d’histoires extraordinaires. Et les medical dramas sont légion sur les chaînes américaines, entre les années 50 et les années 70. Les plus intéressantes ne sont pas proprement médicales : c’est le cas de M*A*S*H, satire antimilitariste. Dans la plupart des séries mettant en scène des médecins, la narration est souvent plate ou lourdement édifiante et n’aborde des situations réalistes que de manière très anodine. Ce que renouvellent les séries apparues après 1981, ce n’est pas seulement le contenu « médical » des histoires, mais la manière d’y intégrer une vision du monde bien plus proche de la réalité que ne le faisaient les fictions antérieures. Ces nouvelles séries brisent les conventions du genre et font de la fiction médicale un « miroir de Clar » — cette coupe en acier concave, portant une lampe en son centre, que l’oto-rhinolaryngologiste fixe sur son crâne pour éclairer la gorge ou les oreilles. Autant dire qu’elles examinent — littéralement — le fond des choses et des êtres.

L’intertextualité selon St Elsewhere

En 1981, alors que n’était encore qu’une expérimentation au succès incertain, MTM mettait déjà en chantier une seconde série novatrice. Ce que Fred Silverman, responsable de NBC de l’époque, commande à la maison de production, c’est une sorte de « Hill Street Blues à l’hôpital » autrement dit une série médicale à la distribution importante et aux multiples histoires entrecroisées. C’est la forme qui intéresse NBC, déjà consciente du fait que des oeuvres sophistiquées sont susceptibles d’attirer un public spécifique. Comme le raconte en détail Robert J. Thompson dans Television’s Second Golden Age 12 , cette nouvelle série ne devait pas rencontrer le même succès que sa grande sœur mais allait, malgré une audience moindre, la surpasser en qualité et devenir l’une des oeuvres les plus provocatrices et les plus originales de la télévision .

12 Op. cit. Les anecdotes et citations contenues dans ce chapitre sont pour la plupart issues de ce livre remarquable. L’idée qui donnera naissance à St Elsewhere remonte à 1979 : NBC commande alors à MTM un pilote intitulé Operating Room (« Bloc opératoire »). Le téléfilm est co-écrit par et Bruce Paltrow et mis en scène par ce dernier. Le résultat est si irrévérencieux à l’égard des médecins que NBC renonce à commander une série. Deux ans plus tard, le scénariste Joshua Brand, collaborateur de The White Shadow — l’une des séries qui ont valu à MTM ses galons de société de production « de qualité » — a l’idée de produire une série médicale après avoir recueilli les confidences d’un de ses amis, interne à Cleveland. Grant Tinker encourage Brand à développer l’idée avec quatre hommes ayant œuvré à The White Shadow, dont CBS vient d’annuler la diffusion : John Falsey, co-scénariste habituel de Brand, les producteurs Bruce Paltrow et Mark Tinker et le scénariste . A ces cinq hommes vont s’adjoindre un nouveau venu à la télévision. Comme Brand, Falsey et Masius, qui ont fait leurs premières armes de scénaristes sur The White Shadow, le nouvel arrivant a reçu une formation essentiellement littéraire. St Elsewhere est sa première incursion dans le domaine de la fiction télévisée. Il se nomme , écrira le troisième épisode et deviendra l’une des principales chevilles ouvrières de St Elsewhere dès sa deuxième saison d’existence, avant de devenir plus tard le maître d’œuvre de Homicide et Oz.

Conséquence importante de cette configuration : contrairement à ER, créée douze ans plus tard par un médecin écrivain, les producteurs de St Elsewhere n’ont pas la moindre expérience de la médecine. Certes, ils connaissent leurs classiques — Ben Casey ou Dr Kildare — mais n’ont aucun scrupule à casser les règles du genre. Ils s’ingénient même à le faire.

L’hôpital St Eligius — surnommé par dérision « St Elsewhere » (Saint Ailleurs) — est un établissement décrépit, notoirement en manque de moyens, dans lequel les soignants se battent non seulement contre la maladie, mais aussi contre le monde entier. Le responsable administratif, Auschlander, est atteint d’un cancer du foie ; le médecin-chef, Westphall, est veuf et élève une fille adolescente et un petit garçon autiste ; le chirurgien-chef, Craig, est une brute épaisse et raciste qui maltraite son entourage ; l’un des attachés, le Dr Samuels, a une blennoragie et, comme il a couché avec la moitié du service, il l’annonce à ses multiples partenaires tout au long du pilote pendant qu’une de ses collègues passe son temps à chercher un patient disparu de sa chambre... L’atmosphère de St Eligius est souvent déprimante, l’humour y est noir et l’air, délétère : Brand et Falsey insistent pour faire mourir presque tous les patients. Bref, l’espoir ne fait pas partie de la pharmacopée. Evidemment, les résultats d’audience de la première saison sont catastrophiques : la série occupe la 86 e place sur 98 programmes. L’annulation de la programmation par NBC ne fait aucun doute et tout le monde — acteurs et producteurs — se prépare à passer à autre chose.

Mais NBC a changé sur au moins deux points : d’une part, Silverman a été remplacé à sa tête par... Grant Tinker ; d’autre part, la chaîne vient d’apprendre, avec Hill Street Blues , à focaliser sa programmation sur des groupes de spectateurs choisis. La programmation de St Elsewhere est renouvelée. Sans vraiment se conformer aux demandes de la chaîne (« moins de noirceur, des histoires bouclées dans chaque épisode, une ou deux histoires d’amour »), l’équipe reprend le travail, sans Joshua Brand et John Falsey toutefois, qui auraient voulu poursuivre sur sur la même voie. Malgré ses taux d’audience médiocres, la série restera à l’antenne pendant cinq autres années, car elle deviendra l’une des plus lucratives de NBC : au cours de sa troisième saison, les offres des annonceurs, attirés par un public exigeant, feront d’elle le quatrième programme de la chaîne en terme de ressources publicitaires.

Grâce à l’absence de complexe de ses scénaristes,s St Elsewhere présente en effet trois caractéristiques jusque là inédites à la télévision américaine, et qu’aucune autre fiction n’a jamais cumulées depuis. La première est son goût pour les surprises désagréables. Comme l’écrit Robert J. Thompson : « Pour les acteurs, St Eligius était un lieu beaucoup plus imprévisible [que le commissariat de Hill Street]. Ce n’était pas parce qu’on vous voyait au générique que vous alliez nécessairement survivre à l’épisode... » ! Avant St Elsewhere , la règle implicite de la narration télévisée stipule que les personnages principaux sont immortels et ne peuvent sciemment commettre des crimes. Cette règle, St Elsewhere lui tord le cou. Tel membre de l’équipe soignante de St Elsewhere se suicide, tel autre — qui s’est révélé être un violeur en série — est abattu par une de ses collègues, un autre encore est atteint du SIDA et en meurt, etc. « Nul n’était en sécurité, et les acteurs le savaient », ajoute Thompson, « Howie Mandel, interprète de l’un des internes, affirmait que la vie des personnages de la série était aussi ténue et vulnérable que celle d’une personne réelle. » Seconde caractéristique : le recours immodéré aux allusions sexuelles, aux jeux de mots à double sens et aux situations scatologiques. Nous sommes dans un hôpital. Les malades y souffrent des maladies les plus atroces, du cancer de la prostate aux occlusions intestinales. Les médecins, eux, pratiquent les opérations les plus mutilantes, de la colostomie à la chirurgie des transsexuels. Quant aux allusions sexuelles, elles fusent, mais de manière extrêmement subtile, ce qui permet de passer sans encombre la barrière de la censure, qui n’a jamais été réputée pour sa maîtrise du second degré. Malheureusement pour le public français, les jeux de mots grivois, en général cachés derrière la prononciation de termes médicaux, qui firent pendant six ans la joie des amateurs de la série ont quasiment tous disparus dans la V.F.13 , due à des traducteurs n’ayant ni le talent des auteurs originaux, ni même souvent la notion que ce qu’ils traduisent est à double sens... Troisième caractéristique et non des moindres, St Elsewhere pratique l’intertextualité d’une manière absolument déchaînée, n’hésitant jamais à s’auto-parodier ou à citer d’autres oeuvres de fiction. Prenant au mot la requête de la chaîne, qui demande que St Eligius devienne un endroit plus « gai et plus léger », le premier épisode de la seconde saison montre les couloirs envahis par des échafaudages. Le jeune Dr Chandler demande au Dr Westphall ce qu’ils font là. Westphall répond qu’on repeint les couloirs parce que « le président du directoire [sous entendu : de la chaîne] pense que des couleurs plus gaies aideront les patients à vivre plus longtemps », inaugurant ainsi un usage quasi-systématique d’allusions diverses et variées au mode de fonctionnement de la télévision. « Comme le fait le jeu Trivial Pursuit , St Elsewhere offrait aux teleliterate viewers [néologisme désignant les spectateurs qui considèrent la télévision comme un champ culturel au même titre que le cinéma] un forum où ils pouvaient tester leur connaissance du média » explique Robert J. Thompson. Et de citer comme exemples de ces allusions les noms de producteurs de MTM ou de sitcoms comme Cheers, clamés par les hauts-parleurs de l’hôpital ; la mention, à la morgue de l’« accident de voiture de M. Hasselhof » (David Hasselhof était l’acteur principal de la populaire Knight Rider, consacrée à une automobile informatisée plus intelligente que son chauffeur, et dont la « voix » était celle de William Daniels — l’un des acteurs de St Elsewhere !) ; l’annonce que « toute la famille Nielsen [société effectuant les sondages d’audience] vient de mourir en regardant la télévision »... Et, au cours du 100 e épisode de la série, il est dit qu’un patiente nommée Cindy Kayshun [déformation du mot syndication ] a « survécu à cent poussées d’angine » et qu’elle « devrait vivre éternellement » — allusion au fait que le chiffre de 100 épisodes permet la vente d’une série aux réseaux locaux. St Elsewhere s’amusait aussi à faire revivre des personnages de séries populaires, en donnant à un de ses personnages le nom et la fonction de l’original (un médecin nommé B.J. Hunnicut évoquant celui de M*A*S*H, ou un policier nommé Mike Stone comme celui que campait Michael Douglas dans The Streets of San Francisco ). Elle faisait réapparaître des personnages sous le même nom et les traits de l’acteur l’ayant incarné jadis, tel Warren Coolidge, directement issu de The White Shadow . Elle invitait les comédiens de séries classiques à jouer les guest stars et en insérant dans leurs dialogues des allusions à leurs anciennes séries. Ce procédé ludique, repris et prolongé quelques années plus tard par d’autres séries dramatiques comme Picket Fences de David Kelley, Chicago Hope, animée par plusieurs « anciens » de St Elsewhere et, bien sûr, Homicide : Life on the Street de Tom Fontana .

Pour la première fois à la télévision américaine, une série ne se contente pas d’allusions à des oeuvres littéraires ou cinématographiques, mais fait de la télévision elle-même un champ de citations. Un épisode de la quatrième saison, dans lequel un patient amnésique se prend pour Mary Richards, personnage du Mary Tyler Moore Show , est même entièrement construit sur une avalanche d’allusions à la firme MTM et à ses séries. « Le Dr Auschlander », écrit Robert Thompson, « y résume l’approche

13 Actuellement diffusée par la chaîne Téva. autobiographique pratiquée par MTM (ainsi qu’une théorie répandue sur la télévision) en déclarant ”Nous regardons le téléviseur et nous nous y voyons” »14 Ce n’est pas l’auteur de ce livre-ci qui va le contredire...

Juste retour de cette conscience intime de soi et de son univers, St Elsewhere est unanimement considérée outre-Atlantique comme le creuset des plus belles productions télévisées des quinze années suivantes. Depuis sa diffusion, Joshua Brand et John Falsey ont produit, entre autres, deux séries magnifiques — I’ll Fly Away et Northern Exposure . Tom Fontana est devenu le créateur que l’on sait et d’autres collaborateurs de la série ont oeuvré à la destinée de séries majeures comme Moonlighting, , L.A. Law, Civil Wars, NYPD Blue, ER et, bien sûr, Chicago Hope , dont la dette envers St Elsewhere est, nous le verrons, très grande — ne serait-ce que par la présence de Mark Harmon, qui fut Bobby Caldwell, le médecin séropositif de St Eligius, avant de devenir le Jack McNeil, l’orthopédiste flambeur du Chicago Hope Hospital. Deux autres comédiens tiennent des rôles symboliquement importants : Denzel Washington incarnera pendant toute la durée de la série le Dr Philip Chandler avant de devenir une vedette internationale dans des films engagés comme Malcolm X, Philadelphia ou The Hurricane . Norman Lloyd, interprète du Dr. Daniel Auschlander, résume à lui seul toute l’histoire de la radio, du théâtre, du cinéma et de la télévision au vingtième siècle. Né en 1914, acteur d’Orson Welles (il fit partie du Mercury Theatre), d’Alfred Hitchcock (dans Saboteur et Spellbound ) et de Jean Renoir (dans L’homme du Sud ), il deviendra co-producteur des anthologies Alfred Hitchcock Presents et Out of The Unknown, mettra en scène des épisodes de Columbo et de la série britannique Tales of the Unexpected et interprètera un très grand nombre de rôles au cinéma et à la télévision. L’un des derniers en date est l’impressionnant Asher Silverman, procureur et rabbin, dans la toute première saison de The Practice.

Dernière marque de l’impact durable de la série et de ses audaces introspectives : dans l’épisode Drama Center , une équipe de télévision tourne un documentaire sur St Eligius. Cette auto-analyse ironique sera plus tard, sous des formes différentes, pratiquée par Homicide et Chicago Hope , mais aussi par ER , dont l’hyperréalisme n’est pourtant guère propice aux jeux introspectifs.

L’aspect ludique des innombrables citations pratiquées par St Elsewhere ne doit pas cependant conduire à négliger la sophistication de son écriture au long cours. Comme il le démontrera plus tard en écrivant Homicide et Oz, Tom Fontana a le sens de la continuité. Devenu, avec John Masius, le principal scénariste de la série, il supervise et termine l’écriture de tous les scénarios, et leur ajoute des éléments qui, quoique d’apparence anodine, vont resservir au fil des épisodes, parfois pendant l’intégralité de la série. La construction des lignes narratives atteint ainsi parfois une complexité extraordinaire, mais pas du tout gratuite. Au cours d’un entretien avec Robert J. Thompson, Tom Fontana expliquait ainsi qu’au cours de la cinquième saison, afin de mettre en scène la régression mentale du Dr Auschlander, il mit dans sa bouche, à chaque épisode, un événement de plus en plus éloigné dans le temps (et dans sa mémoire), jusqu’à ce que, dans le season finale , on l’entende dire : « Où sont mes jouets ? »

La cohérence de la série trouve ses points culminants dans des épisodes comme Time Heals , où le cinquantième anniversaire de St Eligius déclenche des retours en arrière sur les débuts de l’hôpital et des aînés de son équipe soignante, ou encore dans le tout dernier épisode, justement intitulé The Last One, qui remet en question et en perspective l’ensemble de la série en une ultime pirouette narrative. Après avoir flirté avec l’idée de détruire St Eligius dans une explosion nucléaire qui mettrait fin à la terre entière, les scénaristes de St Elsewhere décidèrent de clore leur série par un épisode truffé d’allusions à des séries classiques comme The Fugitive ou M*A*S*H, à MTM et à ses propres créateurs — en faisant mourir un patient du nom de « Brandon Falsey ». Les dix dernières minutes, stupéfiantes — mais dont je ne révèlerai pas le contenu — inscrivent l’ensemble de la série sous la tutelle symbolique de Tommy, l’opéra rock de The Who et de... Citizen Kane !

14 Op. cit.

Mais St Elsewhere n’est pas seulement une série expérimentale, c’est aussi, et d’abord, une série médicale qui apporte d’immenses bonheurs à être regardée comme telle. J’ai déjà indiqué que les médecins de St Eligius n’étaient pas immunisés contre la maladie. Ils ne sont pas, non plus, infaillibles, et c’est visible d’emblée. A une question pressante, Westphall répond à son infirmière en chef qu’il ne sait pas. « Vous êtes médecin, vous devriez savoir ! » s’exclame-t-elle. Dès le deuxième épisode, le jeune Dr Morrison est confronté à un problème moral — et à l’attitude de ses collègues — lorsqu’on lui confie la tâche de soigner simultanément une femme victime d’un attentat et le jeune homme qui a posé la bombe. Au cours des quelques épisodes suivants, les médecins doivent faire face à un couple de SDF, des parents dont l’enfant à naître est trisomique, une épidémie de maladie du légionnaire (une infection respiratoire transmise par les systèmes de climatisation), une infirmière agressive, une demande de chirurgie pour changement de sexe, un médecin sadique et une plainte pour faute médicale... En 1983, au cours de son trente-et-unième épisode seulement, la série aborde le problème du sida et de ses conséquences sociales et politiques, lorsque la maladie est diagnostiquée chez un jeune conseiller municipal. N’oublions pas qu’à ce moment-là, la définition même de la maladie était balbutiante : on parlait encore à son sujet de « cancer des homosexuels »... A toutes ces situations, indubitablement inspirées par des faits réels, les scénaristes offrent des développements sans concession, souvent teintés d’humour noir, sans jamais se laisser aller à la facilité. St Elsewhere , série écrite par des non-médecins, ne considère pas les médecins comme des héros ou des surhommes. Pour la première fois à la télévision, elle les traite comme des hommes ni plus ni moins honorables, ni plus ni moins faillibles que ceux qu’ils soignent.

Quand, en 1998, j’ai commencé la rédaction de ce livre, St Elsewhere était encore inédite en France. Depuis la rentrée 1999, la série est enfin accessible aux téléspectateurs français, dans une adaptation qui ne rend malheureusement pas hommage aux dialogues originaux. Cela n’en reste pas moins une série étonnante, par l’intelligence des histoires qui y sont racontées, par le caractère attachant de ses personnages, par ses audaces formelles et sa liberté d’invention. Comme on peut l’attendre d’une série réaliste située dans un lieu où la vie, la souffrance et la mort se côtoient en permanence, c’est aussi une grande œuvre humaniste qui nécessite absolument qu’on la découvre enfin, un jour, en version originale.

BIBLIOGRAPHIE : * Robert J. Thompson, Television’s Second Golden Age : From Hill Street Blues to ER. , Continuum, New York, 1996

VIDÉOGRAPHIE (en anglais) : The Very Best From St Elsewhere, MTM. Coffret de quatre cassettes contenant huit épisodes sélectionnés par Robert J. Thompson.

Encadré : fiche technique de St Elsewhere Titre français : St. Elsewhere Série-feuilleton, 137 épisodes (44’). Diffusion aux Etats-Unis : NBC, 1982-1988 Créée par Joshua Brand et John Falsey, développée par Mark Tinker et John Masius. Producteur exécutif : Bruce Paltrow. Musique : Dave Grusin, J.A.C. Redford. 1re diffusion en France : Téva, 2000. Avec Ed Flanders : Dr Donald Westphall ; Norman Lloyd : Dr Daniel Auschlander ; William Daniels : Dr Mark Craig ; David Birney : Dr Ben Samuels (Saison 1) ; Ronny Cox : Dr John Gideon (Saison 6) ; G ;W ; Bailey : Dr Hugh Beale (Saison 1) ; Bonnie Bartlett : Ellen Craig ; Ed Begley, Jr : Dr Victor Ehrlich ; Ellen Bry : Shirley Daniels (Saisons 1 à 3) ; Stephen Furst : Dr Elliot Axelrod (Saisons 2 à 6) ; Bruce Greenwood : Dr Seth Griffin (Saisons 5 à 6) ; Mark Harmon : Dr Bobby Caldwell (Saisons 2 à 4) ; Terence Knox : Dr Peter White (Saisons 1 à 3 et épisode 101) ; Denzel Washington : Dr Philip Chandler ; Alfre Woodard : Dr Roxanne Turner (Saisons 4 à 5) ; Eric Laneuville : Luther Hawkins ; Sagan Lewis : Dr Jacqueline Wade ; Howie Mandel : Dr Wayne Fiscus ; Kim Miyori : Dr Wendy Armstrong (Saisons 1 et 2) ; David Morse : Dr Jack Morrison ; France Nuyen : Dr Paulette Kiem (Saisons 5 et 6) ; Cindy Pickett : Dr Carole Novino (Saisons 4 à 6) ; Christina Pickles : Helen Rosenthal ; Kavi Raz : Dr V ;J ; Kochar (Saisons 1 et 2) ; Jennifer Savidge : Lucy Papandrao ; Cynthia Sikes : Dr Annie Cavanero (Saisons 1 à 3) ; Nancy Stafford : Joan Halloran (Saisons 2 et 3) ; Barbara Whinnery : Dr Kathy Martin (Saisons 1 à 3) ; Byron Stewart : Warren Coolidge (Saisons 2 à 6).

********* ER (Urgences) ou le partage du savoir

Acclamée par la critique mais relativement boudée par le public, St Elsewhere ne semblait pas devoir susciter d’héritière. De fait, pendant les six années qui vont suivre, aucun autre medical drama ne sera diffusé par les grands networks. Les personnages de médecins ne manquent pas, qu’ils évoluent dans sitcoms ( Doogie Howser, M.D. de Steven Bochco et David E. Kelley), ou dans des cadres plus exotiques tels ceux de China Beach, situé dans une antenne médicale au Viêt-Nam ; de Dr Quinn Medicine Woman , réécriture féministe de la conquête de l’Ouest ; ou de Northern Exposure, œuvre poétique dans laquelle un jeune médecin se retrouve transplanté dans une petite communauté en Alaska. Mais aucune série n’aborde, comme l’avait fait St Elsewhere , le monde médical de l’intérieur. La créativité des producteurs n’est pas non plus en cause : le spectateur américain de l’année 1988 peut voir des séries aussi novatrices que Moonlighting, , Wiseguy, L.A. Law, Miam Vice ou The Wonder Years. En 1990, c’est le tour de Quantum Leap, Law & Order, Cop Rock et Twin Peaks. En 1993, celui de NYPD Blue, Homicide : Life on the Street, et Picket Fences — qui accorde elle aussi, nous le verrons, une grande place à la médecine et aux dilemmes que celle-ci fait naître.

Après une longue absence, le jeudi 19 septembre 1994, les medical dramas font une rentrée fracassante à 22 h non pas sur un mais sur deux networks ! A l’heure où CBS lance Chicago Hope, la seconde grande création de David E. Kelley, NBC accueille la fiction dramatique qui mettra fin à la suprématie des sitcoms et des magazines d’information et reste, à ce jour, en tête des sondages d’audience annuels en Amérique et dans de nombreux autres pays du monde. J’ai nommé : ER.

De même que pour d’autres oeuvres extrêmement populaires, mais artistiquement moins novatrices — je pense à X-Files, Friends ou Buffy the Vampire Slayer — les publications sur ER ne manquent pas. Livres, articles et sites internet abondent. Si la série résiste à l’attrait du merchandising, elle n’a pu éviter que le passage au vedettariat d’un de ses comédiens lui fasse de l’ombre, particulièrement en France. Dans ce pays, à la fin de l’année 2000, ER est encore « la série de George Clooney », alors que dans la réalité, celui-ci n’en a jamais été le personnage principal et a quitté les plateaux depuis le printemps 1999.

A peu près ignorée par la critique française « sérieuse » (qui lui préfère NYPD Blue ou Ally McBeal ), ER bénéficie d’un statut étrange dans le monde médical hexagonal. La majorité des médecins détestent « Urgences », sans pouvoir préciser pourquoi. Rétifs à toute représentation réaliste, et qui plus est critique de leur activité, les médecins français, sans tenir compte de son immense succès populaire, se plaignent que la série soit « trop américaine » et que les choses ne « se passent pas comme ça dans la vie »...

Cette analyse fort courte mérite qu’on revienne un peu en arrière.

Contrairement à St Elsewhere et à Chicago Hope (que j’aborderai ensuite), ER présente une particularité qui fonde tout à la fois son esthétique, sa morale et ses résonances dans le public international. C’est à ce jour la seule fiction télévisée qui ait été créée par un médecin. Né en 1942, Michael Crichton n’est certes pas un médecin comme les autres. Il a toujours écrit : après avoir tenté une formation littéraire à Harvard, il oblique vers l’anthropologie en 1965, enseigne à Cambridge en Angleterre, voyage en Europe et en Afrique du Nord pendant un an. A son retour aux Etats-Unis, il entreprend des études de médecine et sort d’Harvard avec son diplôme en 1969. Chose remarquable, il a financé ses études de médecine en écrivant des thrillers. L’un des plus impressionnants, A case of Need (1968) 15 , situé à la faculté de médecine de Harvard, conte l’enquête d’un médecin autour d’un avortement clandestin au conséquences fatales. Sa description des mandarins de la grande université est sans complaisance, et Crichton reçoit l’Edgar, la plus haute récompense attribuée à un roman policier. L’année suivante, il publie The Andromeda Strain , qui sera son premier best-seller et sera adapté au cinéma par Robert Wise. En 1970, il est nommé « écrivain médical de l’année » par l’Association of American Medical Writers pour un livre intitulé Five Patients : The Hospital Explained, remarquable description de la structure hospitalière rédigée quand il était en quatrième année d’internat. La formation scientifique de Crichton, fondée sur la médecine, l’anthropologie et une année de formation à l’Institut de biologie Jonas Salk, va évidemment teinter presque tous ses romans, qui rendent également hommage aux oeuvres littéraires d’auteurs classiques tels H.R. Ridder Haggard ou Mary Shelley. L’aventure de ER commence en 1974, quand Crichton rédige un scénario de long métrage contant 24 heures dans la vie du service d’urgences d’un grand hôpital américain. Mais la construction du scénario déroute tous les producteurs, qui lui demandent de le réécrire. Crichton, qui a produit et réalisé plusieurs films à partir de ses romans et de scénarios originaux, sait faire des compromis. Mais il ne veut pas en faire pour ce projet-là. EW (Emergency Ward — service des urgences, qui deviendra ER — Emergency Room ) est bien sûr solidement ancré dans son expérience de médecin en formation. Les producteurs contactés veulent que le langage soit vulgarisé, le rythme ralenti, les histoires simplifiées. Pendant vingt ans, l’écrivain refuse. En 1989, Steven Spielberg — que Crichton connaît depuis leur rencontre à Universal sur le tournage de The Andromeda Strain — achète les droits du script... mais les deux hommes s’embringuent sur Jurassic Park et laissent le scénario dans un tiroir . En 1993, Tomy Thomopoulos, producteur à Amblin, jeune firme co-créée par Spielberg, redécouvre le scénario et suggère aux deux hommes d’en faire une série. Crichton et Thomopoulos rencontrent John Wells, producteur de China Beach, fiction dramatique de grande qualité située dans un hôpital de campagne au Viêt-Nam. Crichton accepte de faire de ER une série à condition que son rythme effréné ne soit pas édulcoré. * * *

John Wells le dira clairement au cours d’une interview collective, quelques mois avant le lancement de la série sur NBC, ER sera centrée sur les patients du service des urgences et ne traitera des problèmes personnels des soignants que dans des trames secondaires. « Si j’étais un patient » remarque-t-il avec justesse, « je ne voudrais pas entendre parler des problèmes de divorce des infirmières pendant que je suis allongé sur un chariot ». Wells ajoute qu’en préparant la série, il a appris que les médecins militaires font une partie de leur formation dans les services d’urgences urbains : c’est là qu’il voient des blessés par balles ou par arme blanche, des victimes d’accidents en série, des polytraumatisés, des grands brûlés. Or, Crichton a depuis longtemps le désir de décrire le travail des soignants de la manière la plus réaliste possible. Il est exaucé : deux médecins urgentistes et un étudiant de troisième année font partie de l’équipe de scénaristes, et les figurants, en particulier dans les scènes les plus « médicalisées » sont d’authentiques soignants des services urgences. Crichton reconnaît dans la même interview que les médecins ne sont pas parfaits, que beaucoup pervertissent le système, mais que ça n’est pas de cela qu’il veut parler ; il veut montrer des soignants honnêtes, faisant tout simplement leur boulot ou apprenant à le faire. Pas des superhéros, pas des surhommes, mais des femmes et des hommes comme les autres, certes investis d’une fonction

15 Publié en France sous le titre Extrême Urgence, Presses Pocker, Paris, 1998. magique, mais dénués de pouvoirs surnaturels. Ce n’est pas rendre un mauvais service au spectateur que de lui montrer des professionnels sans les mythifier ni les diaboliser.

Le risque est grand, évidemment, de basculer dans le mélodrame. Cela aussi, Crichton et Wells l’ont anticipé. Bien sûr, il sera question de la vie des soignants, mais jamais au dépens du sujet principal : les gens qu’ils soignent. D’emblée, il est prévu que 30 à 40 patients passent les portes du service dans chaque épisode. Conséquence : la série ne s’attarde pas sur chaque « cas », et ne se laisse pas aller à l’émotion à tout bout de champ. Fidèle à la réalité — chaque médecin voit de nombreux patients dans une même journée, il les voit à plusieurs reprises, est interrompu, repart, revient, etc. — le déroulement de chaque épisode laisse un sentiment de frustration qui s’apparente à celui des soignants. Qu’arrive-t-il à mon patient après son transfert en chirurgie ? Qu’adviendra-t-il de l’adolescente à laquelle on vient d’annoncer qu’elle est enceinte ? Autre volonté affirmée des auteurs : pas question de faire des « épisodes à thème » comme c’est souvent le cas dans les séries. Chaque segment abordera des histoires quotidiennes, en évitant de survaloriser tel sujet par rapport à tel autre. Ce qui commande la narration (et le rythme du travail dans le service), ce n’est pas l’attachement d’un médecin à un malade, ce n’est pas non plus la valeur symbolique ou médiatique d’un « problème de société », c’est l’arrivée, imprévisibles comme les choses de la vie.

La détermination de Wells et Crichton ne porte pas seulement sur le réalisme des anecdotes — glanées dans l’expérience des scénaristes-médecins et auprès des services d’urgences de tout le pays — et du tempo effréné des patients qui se succèdent dans le champ de la caméra. Il porte aussi sur l’authenticité des techniques et du vocabulaire médical dont les scénarios sont truffés. Lorsqu’on demande à Wells et Crichton s’ils n’ont pas peur que le jargon des médecins ne rebutent les spectateurs, ils répondent simplement, avec modestie et respect pour leur public : « Nous espérons qu’ils s’intéresseront moins au jargon qu’à l’histoire. »

* * *

Quand on a regardé ER depuis ses débuts, on est frappé par une évidence : la série a rempli les objectifs que se sont fixés ses auteurs, et bien plus que cela encore.

La force de ER ne se résume pas à la narration d’histoires spectaculaires. Sous le miroir de Clar de Crichton, Wells et leurs collaborateurs, ce sont les profondeurs d’un système de santé, d’une population et d’une société qui nous sont dévoilées. ER apporte à l’imaginaire du spectateur ce que le service des urgences apporte à l’hôpital tout entier : il aborde les questions au fur et à mesure qu’elles arrivent, il ne leur donne pas de solution définitive, il pare au plus pressé, il ne raconte pas de bobards, il met chacun devant sa responsabilité pour donner sens à ce qu’il a vu. La narration accumule les cas de figure, histoires émouvantes ou drôles, et peint à grands traits ou à petites touches le portrait d’un monde en mouvement. Le spectateur en sait autant que les médecins. Non, il ne comprend pas toujours les termes techniques que les médecins lancent aux infirmières (encore qu’à la longue, il finit par en maîtriser beaucoup...), mais ça n’a aucune importance. Il sait ce qui est en jeu. Il sait ce que l’on perd, quand un patient meurt. Il sait quelles souffrances restent en suspens, lorsqu’un autre est gravement malade et qu’il s’agit de prendre une décision.

Ce qui prime, comme voulait le montrer Crichton, ce sont les patients. Les milliers de personnes qui passent chaque jour dans ces services pour de petits bobos ou de lourds traumatismes. Dans les grandes métropoles américaines, la médecine générale de proximité n’existe plus. On ne peut plus aller chez le médecin de quartier se faire recoudre un genou ou faire soigner l’otite d’un bébé. Faute de sécurité sociale généralisée, les médecins de ville sont hors de prix. Les urgences de l’hôpital public, elles, sont gratuites pour ceux qui n’ont pas d’assurance. Même si les gens n’ont pas d’argent, on les y soignera. Si, en plus, ils n’ont ni gîte ni couvert, on leur donnera un repas et on essaiera de leur dénicher des vêtements chauds. Il fait froid, l’hiver, à Chicago. Ce qui est vertigineux dans ER , c’est l’accumulation des histoires, parfois très sèches dans leur brièveté, parfois pesantes du poids de souffrance ou de malheur que les gens trimbalent avec eux, parfois hilarantes, parfois stupéfiantes. Ce n’est pas seulement la société américaine qui défile dans ce service, c’est le monde entier : les réfugiés, les réprouvés, les abandonnés, les mères avocates qui maltraitent leurs enfants, les couples vieillissants qui ont peur de se perdre. Wells et Crichton ont raison : les termes médicaux s’effacent devant la charge d’émotion ou de colère, devant les effets de réel que ces histoires portent en elles. Les urgences du Cook County font parfois penser à Ellis Island. Il faut accueillir les gens, évaluer la gravité de ce qu’ils ont, distinguer les vraies urgences des fausses, hospitaliser les uns, faire sortir les autres le plus vite possible, et trouver des solutions acceptables pour ceux, nombreux, qui ne rentrent pas dans les catégories bien établies. Mais contrairement à l’île qui, au large de New York, servit de sas d’entrée aux émigrants du monde entier à la fin du 19 e siècle et au début du 20 e, le Cook County ne refoule personne.

De ces histoires d’errance, de guérison ou de mort, les médecins ne sont bien sûr pas absents. Ils ne se contentent pas de regarder, ils agissent et parfois subissent mais, toujours, ils essaient de faire face. Comme le dit clairement , le personnage central de la série, au novice John Carter au cours du pilote : « Il y a deux sortes de médecins. Ceux qui se débarrassent de leurs émotions, et ceux qui les conservent. Si tu veux faire partie de ceux qui les conservent, il faut t’attendre à ce que ça te rende malade de temps en temps. C’est comme ça... On reçoit des gens qui souffrent, qui saignent, et qui ont besoin de nous. Et l’aide qu’on leur apporte est plus importante que ce qu’on ressent... » Un silence, et il ajoute : « Cela dit, parfois, ça m’emmerde profondément et j’ai envie de tout laisser tomber et de faire autre chose. » Cette courte scène résume parfaitement la philosophie. Ne pas refuser les émotions, mais savoir qu’on peut, parfois, se laisser submerger. Parce que, tout soignant qu’on soit, on reste un humain.

Conforme à la réalité, ER montre des soignants pour qui la vie professionnelle est plus importante que la vie personnelle. Certes, les médecins ont, eux aussi, une vie privée, mais le plus souvent leur famille semble éloignée, secondaire ou parfois hostile, puisqu’elle ne partage ni les difficultés ni les richesses de leur activité. Cette position particulière de soignants qui se donnent entièrement à leur métier, à leurs patients, n’est pas héroïsée. On comprend très bien que la série nous montre pas tous les soignants mais une certaine catégorie de soignants : ceux qui ont choisi de venir travailler dans ces murs. S’ils y restent, c’est parce qu’il s’y sentent mieux qu’à l’extérieur, non parce qu’on les oblige à rester. Le pilote montre avec humour cet enfermement : quand ils sortent pour accueillir un brancard, les médecins s’étonnent qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il fasse nuit ; ils ne regardent pas par la fenêtre, ils ne voient pas la journée s’écouler. La naissance, l’enfance, l’âge adulte, le vieillissement et la mort, ils ont tout cela sous les yeux en même temps : le monde tourne entre leur quatre murs.

Avec le temps, ER prend de l’épaisseur. La plus grande partie de l’action se passe au rez-de-chaussée de l’hôpital, mais les autres étages reviennent, omniprésents dans la vie des personnages : on « monte » en chirurgie ou en obstétrique, on « descend » à la morgue. L’administration vient sans crier gare soulever des questions épineuses, les familles débarquent, éperdues, pour demander des explications. Les décisions politiques, les problèmes de finances, les luttes de pouvoir, les choix de plateau technique font partie de la vie quotidienne. Les voudraient n’avoir qu’à soigner, on s’efforce de leur rappeler qu’ils ont aussi des obligations administratives, légales, professionnelles. Ils répondent présent, mais jamais avant d’avoir atteint leur objectif premier : s’occuper des gens.

Cependant, malgré sa fidélité au projet de départ, ER est devenue aussi la chronique de ses personnages réguliers, et ceci pour une raison simple : à mesure que le temps passe, les bribes de vie personnelle qui nous sont livrés prennent inévitablement corps, et donnent à ces personnages une réalité palpable, sans les faire basculer vers le psychodrame ou le strip-tease des sentiments. Désireux de traiter tous les personnages avec réalisme, les scénaristes n’ont pu laisser Greene, Carter, Benton, Hathaway ou Weaver à l’arrière-plan comme le fait, depuis dix ans, Law & Order avec ses policiers et ses procureurs. Les spectateurs ont de la mémoire, et au bout de six années, les personnages ne sont plus « vierges ».

Examinons-en deux, peut-être pas les moins « visibles », mais en tout cas pas les plus souvent cités : , le chirurgien noir d’origine modeste et John Carter, l’étudiant issu d’une des plus riches familles de Chicago. Associés contre leur gré lors du pilote (Carter, encore externe, veut faire de la chirurgie et devient l’étudiant de Benton), les deux hommes vont entretenir une relation plutôt agitée. Benton affiche une attitude hautaine à l’égard de son cadet, qui doit peu à peu s’imposer en même temps qu’il effectue sa formation. Au fil des années, l’évolution de l’un et de l’autre prennent un tournant imprévu. D’abord attiré par la chirurgie, spécialité reine du soin, Carter développe une réelle aptitude à écouter et à prendre soin des autres. Insensiblement, il réalise que s’il devient chirurgien, il fera un métier hautement technique, mais également très éloigné de ce qu’il a découvert et appris à aimer aux urgences. Un épisode de la première saison, Sleepless in Chicago, annonce l’évolution future de Carter. Après que l’équipe a sauvé in extremis Joseph Klein, malade âgé porteur d’une trachéotomie, Carter découvre que le dossier du vieil homme portait la mention « ne pas réanimer ». Le vieil homme est seul dans la vie, il ne peut parler, il souffre moralement des heures de vie supplémentaires qu’on lui impose. Ces heures, Carter les passe à son chevet en lui lisant des poètes classiques (le vieil homme a été professeur de littérature). Benton demande méchamment à Carter pourquoi il perd son temps avec ce malade. Carter répond que s’occuper des gens ça ne se résume pas à les découper. Beaucoup plus tard, Benton dit à l’étudiant, qui est resté auprès de M. Klein jusqu’à la fin : « Est-ce que tu es sûr de vouloir devenir chirurgien ? Tu ne raisonnes pas comme un chirurgien... » Et Carter rétorque : « Pourquoi ? Parce que je ne raisonne pas comme vous ? » Ce commentaire de Benton rejoint les observations d’autres personnages sur le comportement du jeune homme, qui s’investit beaucoup auprès des patients, tout au long de leur traitement. A la fin de la troisième saison, il finit par admettre qu’il est moins fait pour la chirurgie que pour la médecine, et change d’orientation – ce qui n’est pas une mince décision, car elle l’oblige à recommencer les deux années d’internat qu’il vient de passer. Ce revirement du personnage est intéressant à plusieurs titres. D’abord, parce qu’il illustre avec justesse la différence qui peut exister entre les aspirations ou les ambitions d’un jeune homme et les dilemmes que la réalité réserve tout en faisant apparaître des aptitudes insoupçonnées. Ensuite, parce qu’elle illustre la capacité des scénaristes à voir loin dans le développement des personnages. Très tôt, Carter est décrit comme un soignant sensible, profondément touché par les sentiments et les paroles de ceux qu’il soigne. Son milieu, extrêmement favorisé, le poussait vers la chirurgie, synonyme de pouvoir, de carrière, de célébrité. Sa personnalité, elle, l’entraîne plutôt vers la médecine de premier recours. De ce fait, il apparaît beaucoup plus proche de Mark Greene, « urgentiste de référence » de la série, qui devient peu à peu son mentor. Cette ambivalence, qui conduit Carter à se détacher de sa famille, est très intelligemment décrite au fil des épisodes. Les épreuves que traverse Benton ne sont pas moins intéressantes. D’abord obsédé par la réussite, toujours prêt à intervenir parce qu’il « se sent prêt » — même s’il manque d’expérience, Benton est un bulldozer et cache soigneusement ses propres difficultés personnelles à son entourage professionnel, comme la maladie d’Alzheimer de sa mère, pour laquelle il ne cesse d’échanger des gardes et se retrouve en position dangereuse quand cela l’oblige à travailler sans dormir pendant 48 heures d’affilée. Son caractère exigeant le rend détestable auprès des étudiants, qui le considèrent comme un bourreau. L’un d’eux, Gant, se suicide, alors même que Benton lui a rédigé un rapport très positif en ne cessant de le traiter avec dureté. (Il faisait la même chose avec Carter.) Ironie du sort, Benton va être confronté à deux événements marquants au cours des années suivantes : la découverte de la séropositivité de son amie Jeanie Boulet, assistante médicale 16 ; et la naissance de Reese, le fils conçu avec son ex-compagne, Carla. L’itinéraire intérieur de Benton devenu père — la découverte de la surdité de Reese, la quête d’un traitement chirurgical puis l’acceptation et l’apprentissage du langage des signes — est une illustration magnifique de la manière dont la vie fait évoluer les individus les plus « blindés ». A première vue, Benton faisait partie des médecins qui veulent se débarrasser de leurs sentiments. La vie se charge de les lui restituer. Dans un environnement qui n’est pas

16 Fonction diagnostique et thérapeutique, intermédiaire entre l’infirmière et le médecin, qui n’existe pas en France. ouvertement raciste, mais qui vit tout de même sur un grand nombre de préjugés inconscients, Benton incarne également la difficulté de s’affirmer comme chirurgien dans un monde où les postes les plus élevés sont inaccessibles aux Afro-Américains. Ses relations complexes avec un patron de chirurgie manipulateur, Romano, et sa liaison avec sa collègue , achèvent de faire de Benton un personnage passionnant qui ne se livre pas, mais est constamment tiraillé entre son sens moral et ses aspirations. Longtemps resté au second plan, Benton bénéficiera d’un épisode en solo, Middle of Nowhere, lorsque, au milieu de la cinquième saison, il fait un remplacement imprévu aux fins fonds du Mississippi. Cet épisode très atypique par la forme mais extrêmement efficace montre que ER sait parfaitement sortir de son cadre, et construire une histoire passionnante à partir d’une une réalité peu connue.

Carter et Benton seront souvent opposés, souvent avec ironie — c’est Carter qui opère Benton de l’appendicite pendant la troisième saison, juste avant de passer de la chirurgie à la médecine d’urgence — jusqu’à une violente confrontation dans le dernier épisode de la sixième saison, où les deux hommes se découvrent plus proches que jamais.

Si j’insiste plus particulièrement sur ces deux personnages, c’est parce que la lecture de ER au travers de leurs itinéraires parallèles est bien moins convenue que celle de l’histoire d’amour à rallonge entre , le pédiatre, et Hathaway l’infirmière. D’un point de vue général, d’ailleurs, les réactions individuelles des protagonistes face à leurs patients sont plus intéressantes que leurs histoires d’alcôves. Heureusement, la sexualité des médecins de ER a toujours été traitée de manière aussi discrète que possible, de même que le recours d’abord systématique aux scènes de déchoquage (« Il passe en fibrillation ! — Chargez à 200 ! — On dégage ! — Tchonc ! Allez, ma vieille, revenez, ne nous laissez pas tomber !... ») s’est peu à peu raréfié.

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ER est une série très étonnante par la virtuosité de son traitement filmique et scénarique. On a beaucoup loué la chorégraphie de ses morceaux de bravoure (l’entrée d’un patient sur un chariot, le ballet des soignants et de la caméra autour de la table, les gestes invasifs, ceux qui sauvent, ceux qui précipitent une complication) ; le tissage des multiples histoires incluses dans un même épisode n’est pas moins remarquable. Et les personnages réguliers (sauf peut-être Doug Ross, par trop mélodramatique et professionnellement très peu plausible) ne sortent jamais du cadre réaliste et ne cessent jamais d’être des soignants crédibles. Leurs attitudes à l’égard des patients, tantôt irritants tantôt désarmants, et qui parfois leur tombent dessus en avalanche, sont décrites avec une extrême justesse.

Les soignants des services d’urgences savent que tout ce qu’on voit pendant une heure de ER , il faut six mois de travail pour le voir dans la réalité. Mais tous ces soignants ont, à un moment ou à un autre pendant leur carrière, vécu des journées comme celles que décrit la série. Je me souviens qu’il y a une vingtaine d’années, un grave carambolage en chaîne survenu à l’issue des « 24 Heures Moto » a transformé l’accueil du centre hospitalier du Mans en annexe du Cook County...

Si hyperréaliste qu’elle soit, ER sait cependant enfreindre la règle du « médicalement correct » lorsque la dramaturgie le justifie. Love’s Labour Lost, l’épisode le plus éprouvant de la première saison — et peut-être de toute la série — en est la preuve. Construit autour d’un accouchement à risque effectué par Mark Greene sur une femme souffrant d’éclampsie, il fut écrit par Lance Gentile, urgentiste et scénariste. Lors d’un entretien avec Janine Pourroy 17 Gentile expliquait qu’un accouchement n’aurait jamais lieu dans ces conditions aux urgences d’un grand hôpital. Mais que, pour des raisons dramaturgiques, il avait décidé, en écrivant le scénario, de tordre le cou à la réalité.

17 Behind the Scenes of ER, voir bibliographie en fin de chapitre. Comme ses camarades scénaristes, médecins ou non, Lance Gentile connaît bien la différence entre réalité et fiction.

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Dans un entretien accordé au supplément radio-télévision du Monde en 1999 , une sociologue dont je n’ai pas retenu le nom déclarait que la vie privée des médecins de ER était « lamentable », et qu’elle s’interrogeait sur l’attrait que le public pouvait leur trouver. Cette remarque illustre l’incompréhension des Français à l’égard des téléfictions et le mépris larvé que l’on peut porter à leurs spectateurs. Aux yeux du public américain, la vie privée des personnages n’est pas « lamentable », mais très comparable 18 à la leur. La description de cette vie des soignants (avec ses drames, mais aussi ses petites joies, ses ratés, ses ironies, ses fous rires et ses journées d’ennui) les rend, bien sûr, attachants, mais surtout, elle permet de ne pas substituer l’histoire de Carter, Benton, Greene ou Hathaway au propos initial de ER — à savoir : donner à connaître une profession dans toute sa complexité. En décrivant la vie du personnel du Cook County, ER parle du monde : de la relation de soin, bien sûr, mais aussi des conflits de pouvoir, des expérimentations plus ou moins éthiques, de l’incompréhension criminelle des gestionnaires soucieux d’économies, de la misère et de la violence urbaine, et aussi du « milieu pathogène universel » dans lequel nous baignons tous — la famille...

La réussite de ER réside donc bien là où les spectateurs la voient : dans l’équilibre d’une narration qui sait alterner moments spectaculaires et pures scènes d’acteurs sans jamais être répétitive. Mais cette œuvre, qu’on est en droit de considérer comme l’une des séries télévisées les plus abouties du 20 e siècle, est dotée d’une autre qualité rarement soulignée. Elle est en effet dotée à mes yeux de médecin et d’écrivain d’une dimension de portée universelle par la relation qu’elle entretient avec la médecine. En plus de leurs intentions affichées, il me semble que Michael Crichton, John Wells et leurs collaborateurs mettent en œuvre dans ER un projet implicite et peut-être inconscient, mais simple et ambitieux : ER est une série pédagogique . Les histoires qu’on y raconte sont en effet autant d’occasions d’expliciter simplement et utilement les notions de médecine, de biologie, de psychologie ou de technique les plus diverses, en restant fermement ancré dans le concret, et sans oublier de soulever les objections éthiques ou morales que peuvent susciter les avancées de la médecine, si séduisantes soient-elles. En plaçant les personnages de soignants devant les mêmes alternatives que leurs patients — le désir de faire face et celui de s’enfuir devant la souffrance, le savoir et l’ignorance, la santé et la maladie, la joie et le deuil — , la série délivre, sans jamais se poser en donneuse de leçons, une description intelligible, un enseignement (parcellaire, mais non négligeable), et une éthique du soin.

La dimension pédagogique est résumée par l’anecdote suivante, que rapporte également Janine Pourroy 19 : invité par le congrès national des urgentistes américains à l’issue de la première saison de diffusion de la série, Lance Gentile reçoit cette confidence d’un de ses confrères : « Depuis vingt ans, ma femme et mes enfants me demandent ce que je fais et pourquoi je rentre toujours chez moi à des heures impossibles. Depuis qu’ils regardent ER, ils le savent. »

Quant à la dimension éthique, elle est visible dans l’obstination des scénarios à raconter la vie des soignants sans jamais leurrer le public sur leurs pouvoirs réels. Le message est clair : les médecins sont des hommes comme les autres, ils font leur boulot du mieux qu’ils peuvent mais, comme tout le monde, peuvent commettre des erreurs. Leur savoir-faire sauve beaucoup de monde mais n’est pas assimilable à la toute-puissance. Un sauvetage spectaculaire, comme celui du jeune garçon pris dans un égout auquel Doug Ross porte secours dans Hell and High Water (2 e saison), ne doit jamais faire oublier que, dans le même temps, des patients meurent — et c’est le cas de la petite fille qui, dans le

18 (A moins que cette dame ne pense que la vie des gens est lamentable...) 19 Op. cit. même épisode, succombe à un accident de la route tandis que les médias encensent Ross et Greene à l’entrée des urgences. Entre deux morceaux de bravoure, le spectateur de ER peut, au fil des épisodes, apprendre comment soigner la fièvre d’un bébé, éviter les coups de chaleur, bloquer une fracture sans matériel chirurgical, penser à un ulcère chez l’enfant, et mille et un autres gestes ou fragments de savoir, utiles à connaître, que les soignants de terrain expliquent chaque jour à leurs patients.

Soigner, ça ne se résume pas à des gestes techniques, c’est aussi expliquer, rassurer, accompagner. Soigner, ça ne laisse pas les médecins indemne. Soigner, ça n’est pas une position de pouvoir. Soigner, ça n’est pas une question de statut ou de revenus, c’est une question d’attitude. C’est l’attitude qui fait le soignant. L’éthique de la médecine ne se résume pas à adopter un comportement professionnel rigoureux, elle nécessite aussi de mettre en pratique deux axiomes simples, mais que beaucoup de praticiens semblent ignorer : le médecin n’est pas supérieur à celui qu’il soigne ; pour être utile à tous, le savoir doit être partagé.

ER n’est donc pas seulement la série la plus spectaculaire et la plus populaire de notre époque, c’est aussi une étonnante source d’éducation sanitaire et de réflexion, aussi utile que respectueuse de son public. Comment pourrait-on expliquer, si tel n’était pas le cas, qu’elle apporte autant aux spectateurs et aux soignants qui se reconnaissent en elle et, à l’opposé, irrite considérablement les médecins les plus attachés à leurs mythes, à leur savoir, à leur pouvoir ?

BIBLIOGRAPHIE Janine Pourroy, Behind the scenes at ER, Ballantine Books, New York, 1995 Génération Séries , N°20, avril-mai-juin 1997 Martin Winckler, Urgences, in : Alain Carrazé, Martin Winckler, Les nouvelles séries américaines et britanniques 1996-1997, Huitième Art/Les Belles Lettres, Paris, 1997 John Binns & Mark Jones, The New ER files, Chameleon Books, London, 1999

VIDÉOGRAPHIE en français : Urgences, 1 cassette contenant l’épisode pilote ; coffrets de 2 cassettes : saisons 2 et 3, Warner Bros.

Encadré : fiche technique ER Titre français : Urgences Série-feuilleton. Pilote 90’, 135 épisodes (44’) : NBC depuis 1994 Créée par Michael Crichton. Producteurs exécutifs : Michael Crichton, John Wells. Directeur de la photographie : Richard Thorpe. Musique : James Newton Howard. Diffusion en France : France 2, depuis 1996. Conseiller technique de la version française : Dr Benoît J. Papon.

Avec Anthony Edwards : Mark Greene ; George Clooney : Doug Ross (episodes 1-107) ; Noah Wyle : John Carter ; Julianna Margulies : (saisons 1-6) ; Eriq LaSalle : Peter Benton ; Sherry Stringfield : (saisons 1 à 4) ; Laura Innes : ; Gloria Reuben : Jeanie Boulet (saison 3 à 6) ; Maria Bello : Anna Del Amico (saison 4) ; Alex Kingston : Elizabeth Corday (saison 4+) ; Kelly Martin : Lucy Knight (saison 5) ; Paul McCrane : Robert Romano ; Goran Visnjic : Luka Kovac (saison 6+) ; Michael Michele : Cleo Finch (saison 6+) : Erik Palladino : Dave Malucci (saison 6+) ; Ming-Na Wen : Deborah "Deb" Chen ; Maura Tierney : .

L’hôpital et ses tourments : Chicago Hope

À l’automne 1994, le même soir et à la même heure que ER , mais sur la chaîne CBS, une autre série médicale hors du commun faisait elle aussi ses débuts. Très vite, devant le succès de sa concurrente, elle sera reprogrammée dans une autre case horaire, ce qui permettra à une partie des spectateurs de ER de jeter un œil sur elle. Mais leur apparent sujet commun, la médecine, ne doit pas faire illusion : les deux oeuvres ne sont pas plus superposables que ne le sont deux séries policières comme Homicide et NYPD Blue . Chicago Hope n’a pas été créée par un médecin, mais par un individu hors du commun. David E. Kelley est avocat de formation. Il a été embauché par Steven Bochco pour écrire des scénarios de L. A. Law et a créé avec lui Doogie Howser, M.D. puis, en solo Picket Fences, que j’aborderai plus loin. Manifestement, la médecine l’intéresse pour sa composante éthique, il l’a déjà montré abondamment dans Picket Fences, dont l’un des personnages principaux est médecin , et entend manifestement enfoncer le clou dans sa nouvelle production. Mais Chicago Hope n’aura pas du tout la même destinée que ER.

* * * Située dans un hôpital de pointe, la série compte une demi-douzaine de personnages principaux, médecins de haut niveau, mais le plus impressionnant est sans conteste Jeffrey Geiger, chirurgien cardio-thoracique doté d’une personnalité envahissante. Arrogant, incisif, insolent, rétif à toute autorité, Geiger est un personnage extrêmement savoureux, pouvant faire preuve d’une agressivité extraordinaire et, l’instant d’après, d’une hypersensibilité qui ne l’est pas moins. Il s’oppose sans cesse au conseil d’administration de l’hôpital car il ne cesse de tenter des interventions toutes plus extrêmes les unes que les autres — séparer des siamois nouveaux-nés ou greffer à titre expérimental un cœur de singe sur le corps d’une patiente dans le coma... Ses collègues ont certes leur part de situations difficiles mais la personnalité quasi-pathologique de Geiger occupe presque toujours le devant de la scène. Il est vrai que Geiger a un secret : sa femme est internée depuis qu’elle a tué leur enfant au cours d’une crise de folie...

Lorsqu’elle ne porte pas sur les tourments de Geiger, la série conte ceux de ses confrères : Aaron Shutt, neurochirurgien qui ne parvient pas à se consoler de son divorce ; le jeune Dr Nyland, interne prometteur mais bourré de préjugés ; le vénérable Dr Thurmond, dont les tremblements compromettent les performances opératoires... Bien sûr, chaque épisode apporte son lot de catastrophes spécifiques pour les malades. La construction de Chicago Hope n’est pas du tout celle de ER : le nombre de patients décrits est bien moins grand, tout se passe en chirurgie, chaque épisode conte une ou deux histoires complètes où des interventions complexes occupent une part importante. L’atmosphère n’est pas non plus du tout la même. Les couloirs de l’hôpital ont le luxe des services richement dotés. Les sentiments fusent bruyamment, car, comme c’est toujours le cas chez Kelley, le plus fréquemment éprouvé et exprimé est la colère. Les personnages et leurs conflits, enfin, sont typiquement ceux d’un mélodrame, et même d’un soap-opera. Touches typiquement « kellyennes » : l’un des réguliers de la série, Alan Birch, est avocat ; les questions juridiques et les scènes de plaidoirie sont nombreuses.

Une autre particularité de la série est immédiatement perceptible : Chicago Hope n’est pas, comme l’est ER, mue par une vision à long terme. C’est une série écrite presque au jour le jour. Non que le créateur n’ait pas de suite dans les idées, mais alors que l’ambition de Crichton et Wells est de montrer la médecine dans la réalité quotidienne, la préoccupation de Kelley est de frapper fort là où ça fait mal, sans se préoccuper de vraisemblance. Ce qui l’intéresse, ce sont les conflits personnels, sociaux, éthiques ou politiques, qui mettent en jeu les relations de pouvoir, d’argent ou d’amour. Kelley n’a peur ni du grand-guignol, ni de la sensiblerie la plus éhontée : Geiger mord le doigt de son vieil adversaire Thurmond au cours d’une engueulade dans les vestiaires ; la nouvelle amie de Shutt, fait une crise convulsive pendant qu’ils font l’amour sur le canapé du chirurgien ; ; Angela, l’une des responsables administratives de l’hôpital, reste coincée avec son amant mort dans le scanner. Si le rythme de ER est effréné, celui de Chicago Hope ne l’est pas moins. Mais ici, ce sont les sentiments qui galopent. Médecins et chirurgiens ne se ménagent pas, dans tous les sens du terme. L’œuvre n’en est pas moins passionnante par les questions qu’elle soulève au travers des interventions « limite » que proposent ou pratiquent les protagonistes. Chicago Hope est une série où l’on débat de la médecine. Du moins pendant ses trente premiers épisodes.

Car Kelley est avant tout quelqu’un qui écrit . Choisissant très soigneusement ses acteurs et ses collaborateurs, il sait déléguer à d’autres le soin de produire et de filmer pour pouvoir se consacrer presque entièrement aux scénarios. En 1994, quand il se met à écrire Chicago Hope, il est déjà depuis deux ans l’auteur quasi-exclusif de tous les scénarios de Picket Fences et travaille déjà sur d’autres projets :The Practice , dont les débuts auront lieu en mars 1997, et Ally McBeal, qui commencera à l’automne suivant. Même pour un scénariste prolifique — qui, de son propre aveu, rédige tout à la main sur un bloc de papier ligné — c’est beaucoup. En 1995, en pleine seconde saison de Chicago Hope , Kelley abandonne les commandes de sa série après lui avoir ajouté plusieurs personnages et en avoir abandonné plusieurs autres, ce qui témoigne d’une incertitude manifeste à l’égard de l’ensemble du projet. Comme pour marquer le départ du créateur d’une pierre blanche, deux des personnages les plus attachants, Geiger (Mandy Patinkin) et Birch (Peter Macnicol), disparaissent également, leurs interprètes préférant voler vers d’autres cieux ou suivre Kelley sur d’autres traces — Macnicol deviendra bientôt l’inoubliable John Cage de Ally McBeal .

Commence alors ce qu’on est en droit d’appeler la « seconde » Chicago Hope, d’un esprit bien différent de la première. Le rôle pivot en est la nouvelle titulaire du poste de chirurgie cardio- thoracique, Kate Austin. Sorte de Geiger au féminin, Austin est une femme à la fois sûre de ses capacités et dominatrice, mais aussi psychologiquement très immature. En un sens, elle synthétise à elle seule ce que la série a de meilleur et de pire. Chicago Hope est essentiellement une extraordinaire succession de numéros d’acteurs. Sa cinématographie n’a pas la virtuosité de celle de ER, mais alors que les acteurs principaux de cette dernière jouent toujours à l’économie, laissant le plus fort de l’émotion aux malades, ceux du Hope rivalisent de morceaux de bravoure en subissant des tourments toujours plus cruels. Lentement, mais sûrement, les questions éthiques méthodiquement alignées et taillées en pièces par Kelley laissent place à des scénarios de plus en plus mélodramatiques et de plus en plus centrés sur les médecins. Produites simultanément, ER et Chicago Hope puisent leurs sujets aux mêmes sources : une fusillade au sein même du service des urgences, une intervention de la dernière chance au cours d’une prise d’otages. Mais Chicago Hope surenchérit dans le grand- guignolesque et pratique un humour noir tonitruant. Certes, les personnages s’y prêtent. Le chirurgien Billy Kronk, introduit par Kelley au milieu de la première saison, n’a-t-il pas coupé à la tronçonneuse, pour le libérer, la jambe d’un blessé emprisonné dans une voiture accidentée ? La surenchère a toutefois des limites : si certains épisodes sont remarquables, l’ensemble manque d’unité, et sous prétexte de mettre ses personnages à l’épreuve, introduit dans leur vie des éléments biographiques qui déstabilisent ce que le spectateur croit savoir. De sorte que, privés de continuity — mot qui désigne la cohérence narrative d’une série, par exemple le fait qu’un personnage mort ne peut pas de nouveau réapparaître, sauf en rêve ou dans un flashback — les protagonistes de la série n’ont aucun repère fixe, à mesure que le temps passe. Le directeur médical de l’hôpital, Phillip Watters, qui devrait représenter la stabilité de l’institution, est ainsi affligé d’épreuves aussi nombreuses qu’improbables, ce qui nuit beaucoup à l’attachement qu’on voudrait éprouver pour une série regardée au long cours. Le propos de Chicago Hope — les affres symboliques, physiques et psychologiques dans lesquels sont plongés les chirurgiens et médecins d’élite — sont loin d’être dérisoires, mais le caractère exceptionnel des « cas » présentés confine parfois à l’abstraction, et leur traitement souvent hystérique gêne la réflexion que les scénaristes voudraient susciter.

Pilotée après le départ de Kelley par un duo de producteurs exécutifs — le scénariste John Tinker et le réalisateur Bill d’Elia — Chicago Hope n’est pas dénuée d’intérêt et de qualités. Les nouveaux producteurs savent que Geiger est l’âme de la série originellement créée par Kelley. Ils le font revenir régulièrement, comme pour consoler le public de son absence, mais aussi parce que Geiger est omniprésent, dans le souvenir de tous, celui des personnages comme celui des spectateurs. John Tinker est un ancien de St Elsewhere et il en a gardé le goût de l’expérimentation. Dans le plus pur style de son aînée, la série accueille ainsi dans un de ses épisodes de la 2 e saison, le Dr Elliot Axelrod, personnage de St Elsewhere sous les traits de Stephen Furst, son interprète dans la série de Brand et Falsey ! Au fil des trois saisons qui suivent, plusieurs autres personnages seront développés de manière intéressante, et nombre d’épisodes marquants feront de cette série un grand moment de télévision. Plus durablement, outre Aaron Shutt, Phillip Watters, Kate Austin, Billy Kronk et sa compagne la belle et sensible Diane Grad, l’un des personnages les mieux développés par Tinker et d’Elia est le chirurgien Jack MacNeil. Cet orthopédiste chevronné, que Watters va arracher à sa retraite anticipée, est intéressant à deux titres. D’abord, parce qu’il s’agit d’un joueur repenti mais susceptible de rechuter, ensuite parce que le travers du personnage résonne de manière singulière : il représente à la fois la volonté d’expérimenter de la série, et sa fâcheuse tendance à se laisser parfois aller au mélodrame le plus éhonté. L’autre apport, très intertextuel, de MacNeil, est son interprète, Mark Harmon, qui fut aussi celui de Bobby Caldwell, le médecin coureur de jupons et séropositif de St Elsewhere. MacNeil est une sorte de double inversé de Aaron Shutt, devenu personnage central de la série après la désaffection de Geiger. Il est aussi égoïste que Shutt est généreux, aussi intolérant que Shutt est compréhensif, aussi téméraire que Shutt est timoré, aussi antagoniste avec les femmes que Shutt voudrait en être proche. L’opposition entre les deux personnages est elle aussi significative des oscillations de la série, qui n’en réservent pas moins de très bonnes surprises : Lamb to the Slaughter (3 e saison), qui voit un procureur interroger quatre des médecins sur la mort d’un patient, fait penser à la fois à Rashomon de Kurosawa et à I saw the whole thing , un segment de Alfred Hitchcock Presents (il porte d’ailleurs le même titre qu’un autre épisode de cette classique) ; Hearts and Minds, qui respecte les trois règles de la tragédie classique d’une manière imprévue, louche du côté de X-Files avec une histoire de femme qui dit avoir été enlevée par des extra-terrestres ; au début de la quatrième saison, dans Brain Salad Surgery, Aaron Shutt tombe dans le coma à la suite d’une rupture d’anévrisme cérébral. Pour un neurochirurgien, c’est le comble ! Tout l’épisode — dans lequel réapparaît encore une fois l’inénarrable Geiger ! — est chanté et dansé, en un hommage explicite aux séries du producteur britannique Dennis Potter 20 . La même saison, Psychodrama, entièrement tourné en noir et blanc, est un hommage appuyé à Alfred Hitchcock — plusieurs films du Maître sont cités et les acteurs, Tippi Hedren en tête, portent des noms évocateurs. A la fin de la saison, Aaron Shutt, rétabli mais incapable de tenir de nouveau un bistouri, décide de se tourner vers la psychiatrie. Il rencontre une charmante vieille dame, peintre et excentrique, interprétée par Lauren Bacall, et passe avec elle deux épisodes émouvants. La saison suivante, le 100 e épisode de la série ramène au Chicago Hope Hospital tous les personnages de la première saison 21 , au cours d’un cauchemar que fait Watters, malade. A mi-saison, Vanishing Acts, dans lequel Shutt se fait interner, est un énorme clin d’œil au Shock Corridor de Samuel Fuller... Mais depuis le départ de Kelley — et de Geiger — l’audience de Chicago Hope a peu à peu décliné. En 1999, désireuse de redresser la barre, CBS n’accepte de passer commande d’une sixième saison qu’à condition que le créateur, devenu l’un des hommes de télévision les plus célébrés du moment grâce aux succès publics et critiques de The Practice et d’ Ally McBeal, en reprenne les rènes. Nouvelle projection du réel dans la fiction, Geiger, plus que jamais double fictif du créateur Kelley, revient dans le season finale de la cinquième saison, prend la direction du Chicago Hope (dont il a acheté des parts quelques années auparavant), et licencie la moitié des salariés ! L’épisode se termine sur le départ de personnages que les spectateurs avaient appris à aimer grâce à des acteurs de talent et à des dialogues percutants. Aux survivants (Shutt, Watters, Macneil), Geiger adjoint de nouvelles

20 On lui doit Lipstick on your collar, diffusée ces dernières années sur Arte et Canal Jimmy, et plusieurs autres chefs-d’œuvre scandaleusement inédits en France, tels The Singing Detective. 21 À l’exception de Thurmond. L’épisode est cependant dédié à son interprète, E.G. Marshall, décédé un an plus tôt. collègues interprétées par des actrices de talent : Carla Gugino, qu’on a vue dans Snake Eyes de Brian DePalma ; Lauren Holly, qui fut l’une des actrices principales de Picket Fences, Barbara Hershey, actrice de Woody Allen dans plusieurs de ses films. Kelley leur ajoute un gestionnaire rapace, Hugh Miller, incarné par James Garner. Mais la sixième saison de Chicago Hope (à ce jour inédite en France) sera la dernière. Malgré les efforts de Kelley (qui est toujours en charge de ses deux séries judiciaires, vient d’en produire une quatrième, Snoops , et en prépare une autre, Boston Public ), l’ « autre grande série médicale » poursuit sa chute dans les sondages. A la fin de sa sixième saison, CBS décide de la supprimer de sa grille. Malgré ses qualités — en premier lieu, sa distribution extraordinairement brillante — Chicago Hope aura toujours souffert de la concurrence de ER. Faute d’avoir trouvé sa personnalité propre et surtout d’avoir su construire un projet au long cours, elle n’aura jamais recueilli une audience ou une reconnaissance critique équivalente. En France, la programmation chaotique de la série n’aura guère aidé à la faire connaître du public : France 2, puis RTL9, une chaîne du câble, puis TF1 l’ont diffusée de manière incohérente et sous trois titres successif : La vie à tout prix, Chicago Hospital et, finalement, Chicago Hope. Pour la plupart des téléspectateurs français, cette série remarquable reste une inconnue à redécouvrir, dans son intégralité et dans une V.O. qui restitue la vigueur du texte et des interprétations. Ses richesses sont en effet nombreuses, son insolence annonce les productions ultérieures de Kelley, son humour est des plus réjouissants et des plus salutaires. Chicago Hope, comme toute grande série, n’oublie jamais qu’elle est une œuvre de fiction, et sait parler de sa propre réalité avec humour et intelligence, fût-ce pour se moquer d’elle-même. Dès l’un des premiers épisodes, quand Aaron propose à Camille, son ex-femme, de dîner avec lui, elle lui répond « Pas ce soir, on est jeudi, je regarde ER »22 . Plus tard, dans le but de se redonner une image conforme à son statut de « plus grand centre chirurgical des Etats-Unis », le conseil d’administration engage une équipe de télévision pour tourner dans ses murs un clip publicitaire. Le résultat, projeté devant les protagonistes à la fin de l’épisode, est hilarant : c’est tout simplement le générique de ER interprété par les chirurgiens de Chicago Hope ! Perplexe, Watters murmure : « J’ai l’impression d’avoir déjà vu ça quelque part. »

BIBLIOGRAPHIE : Génération Séries , n°20, , avril-mai-juin 1997

Encadré : fiche technique Chicago Hope Titre français : La vie à tout prix/Chicago Hospital/Chicago Hope Série-feuilleton, 141 x 44’ : CBS, 1994-2000. Créée par David E. Kelley. Producteurs exécutifs : David E. Kelley, John Tinker, Bill D’Elia. Musique : Mark Isham, Jeff Rona. 1re diffusion (partielle) en France : France 2, 1995. Avec Mandy Patinkin : Jeffrey Geiger ; Adam Arkin : Aaron Shutt ; Hector Elizondo : Phillip Watters ; Christine Lahti : Kate Austin (saisons 2 à 5) ; Roxanne Hart : Camille Shutt (saisons 1 et 2) ; E.G. Marshall : Arthur Thurmond (saison 1) ; Peter Berg : Billy Kronk (saisons 1 à 5) ; Peter MacNicol : Alan Birch (saisons 1 et 2) ; Thomas Gibson : Daniel Nyland (saisons 1-3) ; Vondie Curtis-Hall : Dennis Hancock (saisons 1-5) ; Jayne Brook : Diane Grad (saisons 2-5) ; Rocky Carroll : Keith Wilkes (saisons 2-6); Mark Harmon : Jack McNeil (saisons 3-6) ; Roma Maffia : Angela Giandomenico (saisons 1) ; Jamey Sheridan : John Sutton (saisons 2-3) ; Eric Stoltz : Robert Yeats (saisons 4-5) ; Stacy Edwards : Dr. Lisa Catera (saisons 4 et 5) ; Carla Gugino (saison 6) ; Barbara Hershey : Dr. Francesca Alberghetti (saison 6) ; Lauren Holly as Dr. Jeremy Hanlon (saison 6) ; James Garner : Hugh Miller (saison 6).

22 Du fait de l’insondable ignorance des adaptateurs français, cette ligne de dialogue est escamotée dans la V.F. Les deux séries avaient pourtant été achetées et doublées par la même chaîne !