VICTOR PROVIS

GOTHIC ROCK UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 VICTOR PROVIS GOTHIC

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couv_ROCK_GOTH.indd 3 06/07/2021 17:47

VICTOR PROVIS

GOTHIC ROCK

UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000

le mot et le reste 2021 Mes pensées vont d’abord à Mattéo à qui je dois beaucoup. Le premier à m’avoir encouragé. Après King, Lovecraft, il aurait savouré que je retourne aux univers de notre adolescence. PRÉFACE

Le rôle de tout artiste est d’observer le monde et de le réfléchir au travers sa propre interprétation. C’est une grande responsabi- lité que doit l’artiste à cette vérité plus large qui ressort de cette observation et qui lie toutes choses à sa vie. Le post-punk a d’abord été décrit comme un mouvement défini par un son. Ce n’est qu’un petit détail d’un tableau plus grand. Je dirai qu’il a surtout été défini par une attitude, du moins à l’époque. Une attitude qui a donné le la pour le développement musical des années à venir. Il a récupéré le désir de révolution culturelle qu’avait amorcée le punk. C’était un mouvement fier, bruyant et visionnaire, et l’attitude en prenait toute la part. Il s’agissait surtout d’une liberté d’expression, qui ne devait pas se limiter à un son ou un genre. La Grande-Bretagne à la fin des années soixante-dix enflait sous cette ferveur populaire et au cœur de ce phénomène, il y avait Londres. Une ville qui a su m’attirer dans ses bras, comme tant d’autres. J’ai vu beaucoup de grands groupes qui ont su m’inspirer. Mais j’ai aussi vu de la soupe et ça m’a poussé à me rebeller contre le système et les grosses maisons qui en font la promotion. La musique, en tant que forme d’art, est bien plus efficace que ­n’importe quelle arme. Je crois en son originalité et non aux étiquettes utilisées par commodité. Dans les premiers temps le terme Goth n’était pas utilisé de manière générique pour décrire ce qu’il se passait, c’est venu plus tard. La plupart des groupes aimaient les mêmes choses dans la vie, l’avant-gardisme et sortir des sentiers battus. Chaque chose se prenait comme un livre ouvert à lire avec délectation. Le principe était de prendre les créations comme elles venaient sans chercher à utiliser divers concepts marketing. Ce credo est devenu la feuille de route d’une expression personnelle et sans retenue, ainsi qu’une chance de faire exploser les carcans. Ce fut une opportunité pour pousser la musique à son extrême limite en adoptant un son et un style qui ne connaissent pas les frontières. Et ainsi définir une philosophie tout entière sans compromission. Cela devait être vécu

7 GOTHIC ROCK comme la capture instantanée d’une époque qui finirait ensuite par s’ancrer fermement dans la mémoire collective. Nous sommes alors devenus véritablement vivants et ceux qui voulaient nous maintenir à l’écart ont eu des raisons d’avoir peur.

Andi McElligott

Artiste, activiste, chanteur-compositeur et fondateur du label multi- média Liberation , membre de Sex Gang Chidren, Dada Degas, Godman.

8 INTRODUCTION Le gothique ou le théâtre décadent

Le rock gothique est fascinant. Au sens propre. Le mouvement marque les esprits tant musicalement que visuellement si l’on se fie aux images de tenues noires et de maquillages qui coulent sous les yeux. Au-delà des apparences, le son, secoué et acéré, se distingue de ce qu’on est en droit d’attendre d’une musique à guitares. À ceux qui rétorquent que le rock est léger et futile, le gothique prend un malin plaisir à y injecter de la noirceur. La démarche n’est pas anodine. Elle traduit une volonté artis- tique poussée, intellectualisée, sous couvert de spontanéité et de rébellion. Elle invite à passer de l’autre côté du décor afin de comprendre cet univers décalé, hors norme et aux perspectives sans cesse étendues.

UNE MUSIQUE QUI SOUFFLE LE CHAUD ET LE FROID

L’esthétique gothique est inextricablement mêlée au simple plaisir d’écrire des chansons. Un univers entier, inquiétant, bour- souflé parfois, romantique bien souvent, s’y dessine et déploie avec force une mythologie obscure. Ces fantasmes prennent forme avant tout par le son. Le rock gothique se distingue dès lors qu’on appuie sur le bouton « play » du lecteur. Les groupes respectent le canevas de base : un chant masculin ou féminin, une ou plusieurs guitares, une basse et une batterie voire une boîte à rythmes, parfois un clavier. Par contre, la hiérarchie des instruments change. Ici la basse accède au rang d’instru- ment primordial. Elle est mise en avant, elle maintient la ligne mélodique, elle joue des notes plus aiguës et de manière plus agressive. Peter Hook, le bassiste de Joy Division, révolutionne la pratique en passant outre son ampli de faible qualité, avant de conserver le même procédé avec du matériel neuf. De fait, la guitare s’efface au profit d’un son pulpeux. Cette tonalité se distingue d’une base punk volcanique, tout en pénétrant

9 GOTHIC ROCK

­davantage par ses fréquences. Par ailleurs la guitare basse accordée une octave plus grave oblige à tempérer le rythme pour se faire entendre. Il en ressort des mélodies plombées, d’autant plus marquantes qu’elles sont jouées avec sang-froid. Des pédales ou des amplificateurs donnent l’illusion par effet chorus d’obtenir plusieurs basses qui jouent en même temps la même note. Les claviers rééquilibrent l’ensemble en compensant par une touche éthérée. Quant aux guitares, elles ne servent qu’à inter- rompre, à faucher les attentes, à briser le rythme. Elles sont souvent crispantes. Autrement elles sont recyclées pour tisser une ambiance, en fond sonore, avec soin et application. Il n’y a plus de solos mais plutôt des arpèges. Le rythme est répétitif, minimaliste, en occultant les cymbales pour se focaliser sur des frappes brèves sur les caisses claires, là aussi renforcées par des effets, pour prendre de l’ampleur. La régularité et l’espace entre chaque coup confèrent un sentiment de détachement, plus tard renforcé par l’usage de la boîte à rythmes ou les acoquinements avec le style indus ou electro. D’autres groupes préfèrent des jeux plus déconstructivistes, voire tribaux, pour se rapprocher de la transe. En lieu et place d’une structure habituelle couplet-refrain- couplet-refrain-pont-refrain qui sert le texte, ce sera l’inverse, les paroles accompagnent une atmosphère. Il faut que le morceau ressemble à une agression ou à une lamentation. Les harmo- nies se restreignent au mode mineur, surtout au mode éolien, c’est-à-dire que la gamme s’articule autour de la fondamentale la1, faisant aussitôt descendre toute l’étendue des notes un cran de plus vers les graves. Ce mode contribue automatiquement à une ambiance sinistre. Pour l’accentuer, on utilise des accords diminués2, c’est-à-dire une triplette dissonante. D’autres vont user du manche à vibrato, des distorsions ou vont contrôler

1. On a donc l’enchaînement la si do ré mi fa sol la. Mais on peut aussi altérer en insérant des dièses ou bémol. 2. Une note fondamentale associée à deux autres notes au-dessus (+3 demi- tons et +3 tons). Donc pour le la fondamental, le do et le ré#. 10 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 les feedbacks pour ressembler à un orchestre de films d’hor- reurs. Siouxsie Sioux fait écouter à son guitariste John McKay la BO de Psycho et La Malédiction pour qu’il fasse sonner sa guitare de manière excitante et effrayante en même temps, un peu comme un violon. On est loin des structures alambiquées, on reste proche du punk, c’est plus un travail sur la dyna- mique, souvent lente au début, avec des irruptions effrénées qui peuvent surprendre. Le chant joue un rôle crucial : d’une part le registre morbide des paroles est fondamentale, d’autre part la voix est le support des émotions que le gothique veut faire partager. On use de trémolos, de souffles et de râles, de complaintes lugubres. Beaucoup exagèrent leur approche de manière lyrique. Certains, comme Ian Curtis ou , peuvent descendre profondé- ment dans les notes graves en usant d’un ton monotone et spec- taculairement déclamatoire. En parallèle, les femmes accèdent aux devants de la scène, plus qu’avant encore, démontant la réputation machiste du milieu. Avec dynamisme et nuance – vibratos, glissandos, hoquet, etc. –, elles participent à cette expression sensible à égalité avec les hommes. Bien plus qu’un mouvement tolérant, le gothique renverse l’idée d’une société dans laquelle les femmes seraient considérées comme des objets à idéaliser sur scène. On devine une volonté politique de briser les stéréotypes. Les thèmes de prédilections abordés par ces femmes restent iconoclastes : la peur, le dégoût de soi, le fréné- tisme, etc. Les fans les réceptionnent en tant que gage d’honnê- teté, rétablissant ainsi une égalité de sexe. À partir de ce canevas de base, il est possible de broder tout autour. Travailler sur les ruptures en hachant les accords ou au contraire lisser les instruments pour finir par napper les morceaux. Forcer le chant dans le grotesque, quitte à imiter des bêtes démoniaques ou l’adoucir en un mince entrefilet elfique. Faire danser les foules sur une base electro ou harceler avec un rythme indus. Fracasser avec des guitares distordues ou enjoliver le pathos avec des arpèges d’orfèvres. On obtient une myriade de sous-genres. Difficile de dénicher parmi tous

11 GOTHIC ROCK les groupes qui participent au mouvement celui qui est le plus représentatif. Joy Division, Siouxsie And The Banshees, Alien Sex Fiend, , chaque fan tient sa marotte, sans parvenir à dégager une unité. Musicalement, on a l’impression d’un grand écart. Il y a ceux qui privilégient le côté froid et frugal, ceux qui se vautrent dans le sanguinolent rigolo, ceux qui s’ébrouent dans le choquant et le burlesque, les romantiques ou encore les esthètes qui préfèrent l’ambiance au destroy. Beaucoup de groupes parti- cipent à la culture musicale du gothique sans pour autant faire partie de l’imaginaire collectif. Des artistes comme Lydia Lunch ou Diamanda Galás se placent à l’avant-garde. Elles déclament des poésies tourmentées sur fond de minimalisme expérimental ou de blues hanté. D’autres filles, aux voix plus proches de l’opéra ou du classique, vont apporter davantage de grâce : Elizabeth Fraser de Cocteau Twins, Lisa Gerrard de et tant d’autres. Par leurs vocalises plus éthérées, dans un contexte qui reste appuyé et froid, elles participent à élaborer un mode onirique. À leur manière plus apaisée, elles permettent de sublimer une certaine tristesse et anxiété qui sont les ressorts de cette culture. C’est ce qui rend le gothique difficile à réduire à une simple définition. Julianne Regan, chanteuse d’All About Eve, propose une sorte de time-line : « The Doors, Iggy Pop, Led Zeppelin, Bowie, Banshees, Cure, Dead Can Dance, Mission, Sisters, Garbage, Curve, etc. Tellement de nuances de goth avec tellement de proportions différentes dans chaque… Vous pouvez dire que les Banshees, c’est 50 % goth et 50 % punk hippie ou du genre. Vous pouvez dire que Garbage, c’est 20 % goth, 20 % electro, 20 % new wave, 20 % rock et 20 % pop… Le goth n’est pas une science exacte1. » Pourtant, ces dosages contribuent à la même construction subjective. Tous ces groupes rayent les truismes de leurs discours. Ils exècrent le morne du quotidien, se sentent mal à l’aise avec son hypocrisie. Derrière l’éclectisme proposé, à vivre comme un voyage, les points communs appa- 1. Pour les citations se référer aux sources en fin d’ouvrage. 12 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 raissent en filigrane. Lorsque les groupes pionniers démarrent leur carrière dans les années quatre-vingt, aucun canevas ne dicte leur carrière. À l’époque, « gothique » évoque un concept musical, bien plus qu’un style vestimentaire ou un mode de vie. S’il est difficile de trouver des éléments gémellaires entre les groupes, on les rassemble instinctivement sous la même bannière. Le rock gothique se définit surtout en miroir des autres : trop noir, trop sombre, trop lyrique. La promesse est ainsi tenue : du funeste et du romantisme. Le rock traditionnel est renvoyé à sa banalité, lui qui pourtant était vu comme transgressif il n’y a encore pas si longtemps. L’approche change. Les musiciens admettent être férus de films, de littérature, et souhaitent insuffler l’intensité qu’on y trouve à leur musique. Siouxsie s’est inspirée d’Edgar Allen Poe pour les paroles, de même pour Faith And The Muse, Trance To The Sun, Ex-Voto ou d’autres (réunis dans un tribute), tandis que son comparse bassiste Steven Severin lorgne du côté de Charles Baudelaire, tout comme ­l’Allemand Sopor Æternus qui écrit un album entier autour des Fleurs du mal. « Adonais » de The Cure est inspiré d’un poème de Percy Bysshe Shelley. Les exemples ne manquent pas. On pense aussi au Romantisme Frénétique1, ce courant français qui exacerbait les passions sombres et poussait le vice à tout transformer en mélodrames pathétiques, y compris des actes vils, comme les meurtres ou les cabales, ou bien à encenser les suicides, pour décrire l’impossibilité d’assouvir ses désirs. Un style en opposition au classicisme mais surtout à l’absurdité du quotidien. Là aussi on retrouve ce mélange entre comédie et tragédie cher au rock gothique. Comme d’autres, la chanson « The Three Shadows » de Bauhaus est inspirée des Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont. L’intellectuel gothique est un artiste au sens universitaire. Les textes sont cryptiques, fleurent bon le scandale et touchent aux tabous (mort, solitude, magie noire, péchés capitaux, etc.). Autant de sujets que le grand

1. Pétrus Borel, Aloysius Bertrand, Xavier Forneret ou Gérard de Nerval ont participé à ce mouvement dont beaucoup­ de gothiques se réclament. 13 GOTHIC ROCK public préfère taire. Ce qui rend les choses moins claires pour le néophyte. « Goth » sonne péjoratif, « gothique » renvoie à un cénacle de lettrés.

UN GENRE EN OPPOSITION

Prononcez le mot « gothique » et les caricatures s’accumulent : des jeunes bizarres, accoutrés en noir avec chemise bouffante ou corset à lacet, aux maquillages outranciers et aux pier- cings agressifs. Les musiciens s’exaspèrent de cet apparat de surface. Susan Wallace, celle qui est derrière les compositions de Switchblade Symphony, se révolte : « Ce qui est projeté c’est cette image vraiment boiteuse de cet idiot de Jerry Springer1 qui raconte toutes ces conneries. […] Les gens […] se figurent une personne courir dans un cimetière en disant : “Regarde-moi, j’aime les cimetières, j’aime le sang” et ils ne voient pas tout le côté artistique. » Lorsqu’on demande aux premiers intéressés de définir leur son, ils sont en peine de donner une réponse. Le vocable « gothique » ne signifie pas grand-chose pour eux. Ils préfèrent remettre aux auditeurs la responsabilité de nommer ce qu’ils écoutent. Pour eux, ils sonnent comme ils ont toujours sonné depuis le début. Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent, ils accueillent les avis avec le haussement d’épaules de ceux qui savent que les étiquettes fluctuent souvent. À leurs yeux, le rock gothique ne mérite pas d’être affublé de l’adjectif. Pourtant il existe bien trace du mot. Les archives remontent à 1978, lorsque certains groupes post-punk anglais décident de rendre leurs guitares plus stridentes et distordues, ainsi que leur rythme plus froid et carré. Cela ne vient pas de la bouche des musiciens mais de la plume des journalistes. Désemparés par la morosité et l’ascétisme de ce style, ils décrivent une construc- tion anguleuse dans les compositions, assortie d’une forme

1. Présentateur américain du talk-show à son nom où des invités « en marge » viennent régler leurs différents sous les railleries de spectateurs intolérants. 14 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 de sévérité dans le propos. Le critique rock Nick Kent met en parallèle les lignes mélodiques de Siouxsie And The Banshees avec « les architectes gothiques que sont les Doors ou le Velvet Underground, première époque ». On fait pareil usage pour Joy Division, UK Decay ou Sex Gang Children, au début des années quatre-vingt. C’est un style nouveau assurément. Ces pionniers s’immiscent dans une voie jamais explorée jusqu’alors. Une musique sombre, froide, hypnotique, souvent heurtée au début, rythmée et étour- dissante. Pour les historiens, le point de départ du gothique, c’est bien le titre « Bela Lugosi’s Dead » en 1979, premier single halluciné de Bauhaus. La tendance est bientôt au clavier. Eux refusent de gommer leurs aspérités ; ils préfèrent ensor- celer et lacérer. Cette tendance étonne car elle est loin d’être un phénomène éphémère. De nouvelles formations suivent : Southern Death Cult, qui devient The Cult, Play Dead, , etc. Ce style renversant perdure et se renouvelle, surtout en s’hybridant avec les autres, tout en restant fidèle à ses principes de base. Il est une source inépuisable d’inspira- tion. Les groupes virent inéluctablement au macabre. Il sonne le glas du punk. Les débuts du gothique se déroulent essentiellement en Angleterre. Le contexte sous Margaret Thatcher, alors Premier ministre, est particulièrement difficile. Le libéralisme douche les derniers espoirs des jeunes épris de lutte des classes. Sans se consulter, ni se mettre d’accord sur le nom même de leur propre musique, les groupes sont poussés dans la même direction. Le tout sans modèle. Les choses arrivent de séances de jams, d’impros, de connivences en studios, avec l’instinct comme seul guide. Chacun le jure, ils déclinent toutes responsabilités. Les émotions traversent leurs corps jusqu’aux instruments qui en deviennent le prolongement. À la source de ces manifestations, des questions, des révoltes et surtout un refus de se conformer. Cet art alors embryonnaire est un point de vue. Autour d’eux, tout leur semble morne : les perspectives ­d’emploi, le dévelop- pement urbain, les projets familiaux, les médias qui peinent à se

15 GOTHIC ROCK renouveler. Ils sentent une reprise en main des organes officiels pour régenter. Dans les programmations musicales, ce qu’on appelle alors la new wave souhaite truster les charts. Les radios s’y retrouvent, accordant leurs programmations autour des mêmes playlists. Le gothique y voit une atteinte à la liberté de ton. Si le punk veut la révolution sociale, le gothique déclenche une révolution culturelle. Emmanuel Hubaut, le leader des Tétines Noires, s’enflamme : « Le rock ne sert à rien c’est pour cela qu’il m’est indispensable. Le rock est une énergie, un besoin d’expression, une révolte, un désordre, un souffle de liberté dans un monde ligoté… le rock a été depuis longtemps digéré, ingurgité, utilisé jusqu’à la moelle à des fins mercantiles, il est mort mais il est comme un zombie, il revient sous d’autres formes. » Dès lors le gothique se construit autour d’un paradoxe : le « moi » est exacerbé, dans une optique clivante avec cette société lénifiante, tandis que dans le même temps, la démarche est communautaire, au sein d’un groupe, avec un public défini. L’impulsion s’oppose à la planification. L’artiste gothique doit inscrire son propre groupe par opposition à un groupe plus large, jugé dominant. Presque aucun ne signe sur de gros labels. Soit ils sont déboutés, soit il ne leur vient même pas à l’esprit de faire appel à eux. Les majors sont mis dans le même sac que les entreprises. Ils exercent un pouvoir de contrainte sur les artistes. Pas question d’accepter quelconque proposition émanant de ces exemples de tyrannie hiérarchique. Ils se tournent alors vers les labels indépendants, alors en plein essor dans les années quatre-vingt (Beggars Banquet, 4AD, Factory, Jungle, etc.). On leur donne carte blanche pour explorer de nouveaux terrains de jeux en échange de faibles moyens dont ils s’accommodent bien. S’ils le peuvent, ils fondent eux-mêmes leur propre label pour se diffuser, gage d’assurance. C’est le cas avec Burning Rome Records (Theatre of Hate), Merciful Release (The Sisters of Mercy) ou encore Society Records (The Danse Society). Un genre officiel apposé

16 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 sur leurs créations sans cesse mouvantes semble incompatible. Ils se prétendent affranchis. Ils semblent sortis de nulle part mais citent tous une influence qui fait consensus : , la fameuse chanteuse allemande, poétesse maudite. Après son aventure éclair auprès de Velvet Underground, et un premier album assez pop, l’ex-muse d’Andy Wharol revient avec un regard hypnotique et des cheveux de jais. Les lectures des romantiques (William Blake, John Keats, Lord Byron) que lui conseille Jim Morrison, la transfigurent. Elle ne veut plus servir de potiche. Elle claque la porte de son label, éconduit tous les producteurs qui se présentent et avertit qu’elle ne s’occupe désormais que du chant et d’un harmo- nium. Sorti en 1968, est frugal. Rythmes déstructurés, suppression des guitares, infiltration acoustique (piano, violons), voix monocorde et glaçante, l’album ne laisse aucune place à la facilité. L’harmonium, d’habitude utilisé pour les cérémonies religieuses, confère une touche poétique à des textes dépressifs et asséchés. , l’ami et produc- teur, dira que l’album est un flop commercial car « le suicide ne fait pas vendre », ce qui n’empêche pas tous les gothiques de s’inspirer de cette œuvre méconnue. Cette prise de risque anti-commerciale fascine. Cette filiation trouve sa consécration au début des années quatre-vingt au cours de nombreuses collaborations. Après plusieurs années de traversées de désert à jouer dans les films de son compagnon (bien occupées tout de même par la prise d’héroïne), Nico fait les premières parties de Siouxsie and The Banshees, The Sisters of Mercy, Southern Death Cult et . Sa reprise de « I’m Waiting For The Man » avec Bauhaus sur les planches de l’université de Salford à Manchester en octobre 1982 reste dans les mémoires. Elle s’y présente en bomber kaki informe, les yeux révulsés et les cheveux de paille pour hurler à la mort, tellement défoncée que Peter Murphy doit la soutenir par la taille pour qu’elle tienne le micro-pied. Malgré cela, ils en font tous leur marraine. Elle participe au festival Futurama de avec les plus grands noms du

17 GOTHIC ROCK courant gothique. En 1981, elle s’essaye même au post-punk avec l’album Drama Of Exile au son de guitares piquant et aux influences arabisantes. Elle sera érigée au rang de première gothique. Robert Smith ou bien Peter Hook la citent parmi leurs artistes préférés. L’émulation commence à intriguer. Les journalistes constatent la naissance d’un mouvement et font des reportages gogue- nards. Pour l’instant, personne ne se rend compte de l’impor- tance ­qu’allait avoir cette mode. De l’aveu même d’Ian Astbury, le leader de The Cult, ce feu de paille finit par se consumer très vite, vers 1984-1985, lorsque tous ces groupes jangly à guitares claires1 rendent le « goth » soudain clownesque. Puis The Sisters of Mercy et la clique de Leeds soufflent à nouveau sur les braises. Et c’est reparti. Même si avec The Mission, les goths connaissent la gueule de bois, il existe de multiples lieux de résistance où l’esprit est préservé. Le gothique meurt et renaît encore.

LE DÉNI DES AUTEURS

Le mouvement reste malgré tout cantonné à un secteur de niche. Le qualificatif gothique ne leur profite pas. Les journa- listes se chargent de les nommer à leur place, au grand désarroi des musiciens qui se croyaient à l’abri de toute récupération. Classer est un sport national en Angleterre. Simon Denbigh, chanteur de , s’insurge d’un tel procédé : « Imaginez, vous êtes heureux à faire votre petite tambouille musicale […], lorsque soudain des inconnus vous collent une étiquette dans le dos. Vous êtes maintenant catégorisé “Blah”, vous faites partie du mouvement “Blah” qui peut comprendre quelques groupes que vous appréciez mais surtout une pelletée de nigauds que vous méprisez. » Par la suite, le surnom est utilisé surtout par ceux qui critiquent ou se moquent. Goth prend vite une coloration péjorative. Pour le premier album 1. Ian Astbury pense à The Smiths. 18 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 de Bauhaus, le magazine NME titre en novembre 1980 : « Gothic as a brick1 ». Les journalistes accumulent les clichés pour monter un style de toutes pièces, sorte de miroir grossis- sant de la réalité, auquel les crédules adhèrent. Les fans sont décrits par Tom Vague en octobre 1983 comme des « hordes de Goths », un rappel des sauvages du Moyen Âge. Les groupes déplorent que leur mouvement si puissant soit ainsi corrompu. Il est né des cendres encore chaudes du punk, anticonformiste et solennel, il est devenu une bouffonnerie inoffensive. À la simple évocation du mot « gothique », les principaux intéressés s’étranglent. Entre Gavin Friday, leader des Virgin Prunes, qui méprise tout ce qui a trait au gothique, jusqu’à Roger Nowell, le bassiste de Skeletal Family, qui maintient le déni, tous affectent d’être outrés par un tel rapprochement. Andrew Eldritch déchire les pages de son dictionnaire autour de la lettre G. Ils ont peur de n’être réduits qu’à leurs seuls accoutrements noirs. Même chose pour Robert Smith, l’icône absolue, entre ses cheveux hérissés, son teint blafard et son rouge à lèvres de clown triste. Le leader des Cure martèle à longueur d’inter- views, refuser que le terme « goth » soit accolé à son groupe. La trilogie Seventeen Seconds – Faith – Pornography entre 1980 et 1982 témoigne pourtant d’un penchant certain pour la morbidité. Arrivé au bout de sa dépression, deux options se présentent : soit s’écrouler nerveusement, soit rebondir. Quitte à trouver le salut dans le kitsch, ce qui est fait avec l’album The Top en 1984. Chatoyant, éclectique et volontairement ridicule, il permet d’obtenir enfin des premiers hits. Une carrière new wave exposée l’attend. D’où l’envie de se débarrasser d’une étiquette trop collante. Ce changement de ton n’empêche pas les fans de vouloir s’habiller et se maquiller comme lui. Et le groupe de verser de temps à autre dans la mélancolie, comme avec l’album Desintegration en 1989, mais aussi tous ceux des

1. Un jeu de mot pour « Gothique de brique », un style architectural décrivant des bâtiments du nord de l’Europe, façonnés par les contraintes de la brique, une géométrie standard répétée et non déformable. 19 GOTHIC ROCK années deux mille, Bloodflowers surtout. Ils associent beauté et horreur, sans pouvoir être réduits à cette simple expression, car Robert Smith transcende le genre. Les artistes mixent diverses influences, le font sans réfléchir, souhaitent se distinguer et sont à chaque fois ramenés à cette image fixe. D’autant que les stéréotypes actuels peuvent créer un biais qui fait croire qu’ils ont toujours été l’apanage des groupes dès le début. Or Flesh For Lulu, The Birthday Party, The Lords of the New Church ou encore The Damned demeurent avant tout des groupes de rock’n’roll, amateurs de blues, de soul ou de punk, avec juste une plus grosse chevelure, des bijoux et du maquillage. Ils se sentent enfermés. Ils sont obligés de répondre à la presse alors qu’ils s’estiment initiateurs. Dépossédés d’un style, les groupes répugnent à faire le jeu de la promotion. Très peu de photos de groupes sur les pochettes d’album ou les affiches de concerts, des dessins figuratifs ou des sigles prennent leur place, et s’ils acceptent les photographes, alors c’est pour prendre des poses affectées et sévères dans des lieux incongrus (notamment le parc et cimetière St George’s Field à Leeds). Les interviews, lorsqu’elles ont lieu, sont un supplice pour les journalistes. Des artistes comme Peter Murphy, Nick Cave ou Steve Rawlings, chanteur de The Danse Society, fuient les questions, se présen- tant souvent lunatiques, voire répondant de manière absconse par des images. Ian Astbury dédaigne ces journalistes retran- chés derrière leurs bureaux. Alors en visite à Hambourg pour présenter son album Vision Thing, Andrew Eldritch, le fonda- teur de The Sisters of Mercy, préfère fumer sa cigarette et laisse le présentateur télé faire ses réponses à sa place ou rebondir par quelques mots laconiques. Il ne veut pas apparaître pour un poseur. En retour, les plumes acerbes se déchaînent, prenant pour cible Bauhaus, à qui on reproche de n’être que des copies de David Bowie1, ou The Mission. Même Siouxsie Sioux, pour- tant égérie du punk, se plaint d’avoir ses clips vidéo relégués dans les émissions nocturnes que personne ne regarde. On fait

1. Ils répondent en 1982 par une reprise de « Ziggy Stardust » qui se révèle leur plus gros single. 20 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 des classements des looks : Andi Sex, le personnage à l’origine de Sex Gang Children, arrive à la fois premier et dernier. Reconnaître cette appellation est impossible car cela revien- drait à abdiquer face au système et admettre suivre la mode. David Wolfenden, le guitariste de Red Lorry Yellow Lorry, est sarcastique lorsqu’il revient sur sa carrière : « On aurait eu une vie plus facile si on avait accepté d’être taxé de gothique. Si on s’était appelé Sex Lorry Death Lorry, on aurait vendu beaucoup plus d’albums et on toucherait une belle pension ! » Le musicien gothique se veut si original qu’il exerce dans un genre réduit à sa seule personne. Il s’ensuit le paradoxe suivant : avouer être gothique, ce n’est déjà plus être gothique1. Ce qu’il dénonce, c’est le côté insincère de ­l’affiliation. Devenu désor- mais une subculture, il ne doit pas devenir une feuille de route à tenir. Ce n’est donc pas autour des caractéristiques du gothique que les musiciens se définissent. S’ils refusent de dire qu’ils en sont, les autres s’en chargent à leur place. Ils sont gothiques malgré eux. Dans la rue, les gens croisés se sentent capables d’un coup d’œil de dire qui rentre dans la catégorie et qui n’y entre pas. On les pointe du doigt, on change de trottoir, on les craint parfois. Et le goth en joue. Il fait tout pour qu’on le repère : ça l’excite de réveiller les peurs inconscientes. Depuis les origines, le commun des vivants ne se sent pas à l’aise avec le noir, la nuit qui tombe, la mort. Alors les jeunes entichés de ces thèmes passent pour bizarres. Avant d’être ostracisés.

LA PART PRÉPONDÉRANTE DU LOOK

Les hommes arborent des vestes en cuir noir ou de larges chemises, passent des collants sur les bras, enfilent des mitaines

1. Exemple du paradoxe d’Épiménide le Crétois (viie siècle av. J.-C.), ou « para- doxe du menteur », dans le sens où il est impossible au poète et chaman cré- tois de dire « Les Crétois sont tous des menteurs », sous peine d’avancer un énoncé contradictoire. 21 GOTHIC ROCK et ont les cheveux dressés sur la tête à renfort de gel. Du blackliner soulignent légèrement le contour des yeux. Les filles s’inspirent du look SM de Siouxsie. Elles portent des bottes en cuir noir avec de multiples lacets. La figure est pâle comme un fantôme, le mascara noir étend les paupières pour approfondir le regard et la chevelure se doit d’être ébouriffée. Les acces- soires s’accumulent. Les bijoux en argent, les plumes ­d’Indiens, les bracelets cloutés brillent. Les chaussures, souvent des Doc Martens, restent massives, à défaut sont à semelles compen- sées ou à bout pointu. Cette allure a plus à voir avec le glam rock qu’avec un style lugubre. Les vêtements sont prépondé- rants à la fois dans la culture punk et goth, et les deux ont en commun de miser sur le recyclage do it yourself. C’est une façon d’avoir la sensation du contrôle sur tout, de la compo- sition à ­l’habillage. Les friperies et autres magasins de charité font office de garde-robes uniques et impossibles à reproduire. Passer des heures à confectionner soi-même des vêtements, teindre, découper, coller, devient une affaire importante : on affirme être unique. De plus, prendre le risque de paraître ridi- cule, de choquer, choisir sciemment un style à l’opposé de la mode, est un acte réfléchi, qui doit être motivé. Pourtant les gothiques confient qu’à l’origine, tout est parti d’un accident. Mrs Fiend d’Alien Sex Fiend se souvient d’une séance photo désastreuse où une lumière verte a gâché son maquillage. Elle décide alors d’opter pour le noir. Une image reste, celle des quatre membres de The Sisters of Mercy, portant des stetsons noirs et de longs pardessus noirs, pour un concert en 1984, sortes de cowboys maléfiques. Là aussi un accident. Le guita- riste Wayne Hussey raconte que ce jour-là, à New York, ils bouclent une tournée en minibus où ­l’alcool a coulé à flots. Il se trouve dans un tel état que le videur ne le laisse pas rentrer. En urgence, il entre dans le premier magasin du coin et en ressort avec un chapeau noir à large bord, de tradition country, afin de cacher le désordre de ses cheveux. Quant à Fields of the Nephilim, ils associent des chemises victoriennes avec de longs pardessus des westerns spaghetti.

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On s’habille non pas chez soi, en catimini, mais pour monter sur scène, devant un public, ou dans les bars, boîtes de nuit, festi- vals, tous des lieux de rassemblements. Le look est un choix. Il est une réaction épidermique à la vague des New Romantics. Les groupes comme Duran Duran, Ultravox, Visage présente une image lisse et propre. Ils s’enivrent des artifices de la mode dandy au sein de clubs très selects. Les musiciens gothiques les jugent superficiels. Dans la foule, les habits, colifichets et autres bracelets apparaissent comme des marqueurs d’identité. Sans compter que ce look permet d’affecter autrui, de déclencher une réaction comme on appuie sur un bouton, une manière ­d’inverser l’ascendant.

LE REGARD DES AUTRES

Les commentaires caustiques affluent. Morose, dérangé, asocial, suicidaire, le goth est parfois perçu comme en retrait de la société. Leur image est associée aux individualités à problème. On les soupçonne de débauche, pire, de pervertir la jeunesse. Les visites dans les cimetières, les drogues, les manipu- lations psychologiques, les rites sexuels seraient ainsi l’apanage des gothiques à en croire les détracteurs puritains. Les parents d’adolescents s’inquiètent d’automutilations. De nombreuses associations, relayées par la presse à sensation, dénoncent les concerts. Les puritains brûlent les disques de . N’a-t-on pas injustement accusé le mouvement gothique, et Marilyn Manson en particulier, des drames de Columbine et autres tueries de masse dans les établissements scolaires aux États-Unis ? Le guitariste , cofondateur de The Sisters of Mercy, se souvient de l’hystérie provoquée par les tabloïds qui décrivaient le suicide organisé d’une bande de jeunes après avoir écouté son groupe. On les accuse de sacrifier des poulets1 ou de pratiquer le satanisme. À ses débuts, le style marginal

1. Alice Cooper jette un poulet vivant dans le public à Toronto en 1969, quant à Ozzy Osbourne, il croque une chauve-souris sur scène, d’où l’amalgame. 23 GOTHIC ROCK passe mal. Dans certains endroits d’Angleterre, un simple vête- ment peut déclencher des torrents d’insultes. Siouxsie Sioux est victime d’agressions sexistes. Dave Vanian se dote d’une voiture pour éviter les bagarres dans les trains de nuit. Le mouvement est attaqué tout au long des années quatre-vingt par les skin- heads, dans la rue, dans les parcs, jusque dans les salles. Mark “Wiff” Smith, le batteur de Play Dead, se souvient avoir été obligé de se barricader et de s’armer de pieds de micro lors d’un concert de UK Decay. Une violence qui perdure au sein de la société malgré l’infiltration­ des codes gothiques dans la mode ou le cinéma. En 2007, Sophie Lancaster est battue à mort par un groupe d’adolescents en raison de son appartenance à la culture gothique, un fait divers qui choque la Grande-Bretagne. Aujourd’hui encore, le gothique reste mal vu dans certains pays : en 2019, une femme chinoise a été bannie du métro de Guangzhou en raison de son maquillage jugé « problématique et horrible », incident qui a déclenché une vague de protesta- tion sur les réseaux sociaux. Il est frappant que l’apparence goth et la musique goth ne soient pas dissociées. Pourtant la réalité fait état de gens bien intégrés, généreux et souvent cordiaux. Le goth se caractérise plutôt par son état ­d’esprit, désireux de contact, que son apparence vestimentaire. Les jeunes gothiques se fréquentent par le biais d’Internet et se maintiennent actifs sur les forums comme Vampire Dark News. Des magazines dédiés, Newgrave, Gothic, Elegy, font circuler les dernières informations au sein de la communauté. Les festivals spécialisés sont légion : Wave Gothic Treffen, Whitby, Lumous, Festival des Souvenirs Brisés, Gothic en France. Aujourd’hui, il n’est guère plus étonnant de voir une nuée de « corbeaux » – surnom des goths – dans les rues de Whitby, les jours du célèbre festival. L’évènement est le plus grand rassem- blement mondial du genre. Deux fois par an, les hôtels affichent complets et les rues se comblent de gens de tout âge aux tenues les plus excentriques, entre corset, robe de velours et ombrelle steampunk ou bottes à talons compensés en cuir noir. Les pubs comme l’Elsinore ou le Mag and Pie diffusent non-stop de la

24 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 musique gothique ou metal, tandis que les fans dévorent les fish and chips. Certains déplorent une reprise commerciale, ou du moins une entreprise d’entertainment touristique. Le festival prospère, les goths y trouvent là leur rassemblement, les réser- vations se font avec un an d’avance, et sur place les locaux s’en amusent. Car malgré la pression, le musicien gothique sent une force qui le pousse à embrasser l’esthétique. Malgré les risques, ces jeunes se construisent au travers leur look, émanation de leur « moi » profond. Robert Smith se vêt de la même manière depuis plus de vingt-cinq ans. Être gothique ne relève pas de la mode. Le look est autant un moyen d’attirer le regard que de repousser l’autre. Christophe Baudrion, bassiste du groupe français Corpus Delicti, l’admet : « C’est assez jouissif d’être différent et d’afficher “la couleur”. C’est clairement : tu es avec moi ou contre moi, tu me suis et je suis avec toi. » Il faut user d’un code de ralliement. Comme le punk qui l’a engendré, le goth rejette les normes. Le noir est transgressif. Le désir d’être différent prend alors le dessus sur les interdits sociétaux. Le goth s’empare des marqueurs d’un mode de vie traditionnels – ­l’apparence, le rendez-vous en soirée, la démonstration, l’art – mais en les dévoyant. D’autant que les gothiques, issus des classes moyennes à supérieures, sortent des universités d’Art, baignent dans un environnement culturel riche et savent user des astuces de communication. Le look est la manière la plus ostensible de ne pas suivre la normalité que la société veut prétendument leur imposer. Ce n’est pas l’accoutrement qui fait la personnalité, mais bien l’inverse. Le look est un outil. Il sert à mettre sa personnalité en avant, pour éviter qu’elle soit noyée par le no future des punks. Le message dit : « j’existe malgré le no future ». C’est par ce chemin que le gothique peut se dégager un horizon positif. Une échappatoire imaginaire à un monde morne dans lequel il a l’impression de ne faire que survivre. La musique, et par extension, l’art en général, figure à une place de choix dans leur existence. C’est un terrain de jeu pour exprimer

25 GOTHIC ROCK leur ressenti, faire parler leur conscience et exercer leur esprit critique devant le monde qui les entoure, autant qu’il est un secours. Ils ne se sentent pas déguisés mais habillés. Il s’agit de remonter tout ce qui existe en soi (même le côté le plus sombre) afin de l’exposer à la face publique (et soi-disant vertueuse).

LES RÉFÉRENCES LITTÉRAIRES

Il est intéressant de rapprocher le courant musical du mouve- ment littéraire qui porte le même nom. En notamment avec la vague plus tardive, vers le milieu du xixe siècle, portant l’idée d’une déshumanisation associée à la révolution industrielle. Au jeu du portrait chinois, le rock gothique a plus à voir avec les œuvres d’Edgar Allan Poe, Robert Louis Stevenson, Georges Du Maurier, Mary Shelley que celles du siècle précédent et qui font office de premiers romans gothiques. Dans Le Moine de Matthew Lewis, Petit Pierre de Christian Heinrich Spiess, Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe ouMelmoth de Charles Robert Maturin, entre autres, les personnages sont toujours présentés comme des modèles d’idéal, à la beauté virginale et aux mœurs raffinés ; ils ne cèdent que suite aux machinations du diable, émanation extérieure. Quant aux femmes, excep- tion faite pour Zofloya de Charlotte Diacre, elles endossent le rôle de victimes innocentes de forfaitures. Tandis que Louis Stevenson avec la figure de Mister Hide, Sax Rhomer et Fu Manchu ou même Oscar Wilde et Dorian Gray, inversent la mécanique, puisque la méchanceté est intrinsèque à l’humain. Les uns dénoncent l’hypocrisie maléfique sous des dehors de vertu, les autres partent de prime abord d’un personnage monstrueux pour mieux faire écho à la violence humaine. Fini les forêts, les châteaux ou les cimetières, on passe à la jungle urbaine. On parle alors du style Urban Gothic1 pour tous ces

1. David Lynch – cité souvent comme référence chez les musiciens – rend hommage au style Urban Gothic avec Elephant Man. Tout comme Tim Burton avec Edouard aux mains d’argent ou la figure du Pingouin dansBatman, le Défi. 26 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 auteurs. Et on invoque des bêtes sensibles (l’homme défiguré du Fantôme de l’opéra ou Quasimodo de Notre-Dame) contras- tant avec l’ignominie sociale. Le rockeur gothique n’hésite pas à endosser ce rôle d’épouvantail public. C’est l’éternel mythe du monstre gentil contre le méchant bourgeois. The Damned a écrit une chanson sur L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, une autre inspirée de Claudia, l’héroïne d’Anne Rice dans Entretiens avec un vampire (« The Dog »). L’autre réfé- rence reste Frankenstein de Mary Shelley. Le monstre créé par le docteur est une métaphore du conflit générationnel, entre des adolescents curieux et des adultes qui veulent les façonner contre leur volonté. Au final, c’est le docteur qui se révèle abject. Et à travers lui, la société entière. Surtout la ville, pourtant lieu de progrès sociaux et technologiques. Le musicien gothique n’est-il pas la créature de Frankenstein ? Après une performance commune en 1981 avec la chanteuse d’origine allemande, Peter Murphy compare Nico à Mary Shelley. La figure du vampire devient également incontournable dans cette optique. Il fait peur, il ne sort que la nuit, il attaque, il se repaît de sang, il séduit, il peut même pervertir, comme Carmilla de Sheridan Le Fanu, qui aborde en 1872 l’homo- sexualité féminine. Pourtant le vampire peut parfois porter des sentiments bien plus nobles que les mortels. C’est ce que démontrent des romans comme Dracula de Bram Stocker, La Famille du Vourdalak de Léon Tolstoï, La Dame pâle ­d’Honoré de Balzac ou Le Vampire de John Polidori. Le lien avec le mythe du vampire est revendiqué par le gothique (Nosferatu, Paralysed Age, Inkubbus Sukkubus et même Killing Joke avec « Love Like Blood »). Leur élégance et leur supposée intelli- gence sont vénérées. On connaît par exemple la fascination de Dave Vanian, le leader de The Damned, qui se déguise sur scène comme à la ville. Le vampire, par son immortalité, trans- cende la mort pour en donner un aspect plus sexy. Une manière de rêver lorsque le temps défile trop vite. Et Bauhaus n’a-t-il pas choisi de célébrer Béla Lugosi, l’iconique acteur du comte Dracula ? Au travers son premier single « Béla Lugosi’s Dead »

27 GOTHIC ROCK en 1979, le groupe anglais signe une belle mise en abîme : en annonçant que Béla Lugosi est mort tout en récupérant ses attributs dans le clip, ils annoncent qu’ils en sont les héritiers. Peter Murphy assume ce rôle dans un souci de crédibilité aux yeux du public. Bauhaus reprendra d’ailleurs cette chanson au début du film Les Prédateurs de Tony Scott en 1983, avec , Susan Sarandon et Catherine Deneuve. Peter Murphy y apparaît enfermé dans une cage de boîte de nuit. Le film de vampire, vieille recette à succès dans les années trente, se pare de modernité. Béla Lugosi jouait en noir et blanc un Dracula du xixe siècle, époque victorienne, comme dans le roman de Bram Stocker. Tandis qu’avec Tony Scott, le vampire vit dans un monde festif contemporain et il a les allures troublantes d’un chanteur de rock, avec veste en cuir, coiffure au gel et lunettes de soleil. Le vampire est bien éternel. Par prolongement, les romans d’Arthur Machen ou de Howard Phillips Lovecraft, tous deux pères du fantastique, servent d’ins- piration à de nombreux groupes, notamment The Fields of the Nephilim, Garden of Delight ou Rudimentary Peni. Lovecraft parle d’indicible et d’indescriptible, de la même manière que le gothique ne peut décrire son style, pourtant ostensible. Il va même évoquer le « mot en G » en interview à l’instar de « Celui dont il ne faut prononcer le nom ». Ces romans fantastiques brossent un panthéon horrifique, inscrit en filigrane sous le sol urbain en développement, métaphore des fléaux de la société, toujours vécue comme oppressant par l’auteur. C’est une idée qui résonne immanquablement chez les goths.

LE DÉFAITISME COMME VALEUR

L’avenir libéral proposé à l’orée des années quatre-vingt n’est guère flamboyant. Sous les gouvernements de Thatcher en Grande-Bretagne ou de Reagan aux États-Unis, la jeunesse est désœuvrée. Le musicien gothique se dit que le confort ­l’emportera toujours sur les velléités d’émancipation, surtout en

28 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 considérant les valeurs humanistes comme illusoires. En dehors d’eux-mêmes, il n’y a rien sur quoi s’accrocher. Contrairement à la masse qu’il juge aveugle, le goth accepte cet état de fait. Il propose alors une réflexion autour du désespoir, de la désola- tion, voire de l’appréhension. Il y a du nihilisme nietzschéen chez les goths. Pour le punk, c’est la trahison des idéaux. Les gothiques sont vus alors comme des nantis qui peuvent se payer le luxe de s’adonner au romantisme plutôt que de combattre. Pourtant, les personnes sensibles ne restent pas inactives. On leur reproche de refuser ­l’engagement, or le goth est impliqué, jouer du post- punk en rompant les schémas du rock n’est pas anodin. Il s’agit d’une forme d’engagement : un artiste qui exprime le désespoir est souvent lui-même considéré comme désespéré. Ce sentiment devient alors une expérience partagée comme dans une tribu. Nombre de goths se retrouvent dans les squats anarchistes, au Batcave, le club londonien, ou les boîtes de nuit de Leeds. Ainsi le « moi » pris par le doute résonne avec l’universel – si tout le monde doute alors je ne doute plus. Mic Jogwer, membre des allemands Pink Turns Blue, explique : « J’estime que notre son était à l’opposé de la pop disco commerciale, avec ses tenues roses et blanches et ses leggings bleus à bande blanche. On voulait de la profondeur, du doute, de la noirceur, de l’étrange. On voulait tirer la tronche. On voulait sonder à quel point le noir était noir. Cette musique était la bande-son de ceux qui voulaient vivre de l’autre côté, qui avait une plus haute aspira- tion artistique et intellectuelle que ce que proposait le Top 50 dans les années quatre-vingt. On voulait rassembler les poètes et les romantiques de notre âge, pas les consuméristes. » De fait, sans espoir, tout sermon ou règle à suivre sont aussitôt rejetés, puisqu’inapplicables en l’état. Il n’y a pas de prêche. Andi Sex Gang parle de « scénario », Emmanuel Hubaut, du groupe Les Tétines Noires, plutôt de « labyrinthe ». C’est le public qui interprète ce qu’il veut. Certains groupes critiquent ouvertement. Ils reprochent toute forme d’organisation qui dicterait au public la manière dont il doit agir. On pense

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à The Fields of the Nephilim, Sex Gang Children ou Christian Death, dont le chanteur Rozz Williams porte encore les stig- mates de son éducation puritaine. Le but du gothique est de créer la petite stimulation qui déclenchera chez l’auditeur ou le spectateur l’amorce suffisante pour progresser de lui-même vers l’émancipation. Le seul moyen de briser les carcans est de créer une atmosphère entraînante, sans passer pour des mili- tants ou des sermonneurs. Sous quelle forme peut prendre cet exercice ? Le philosophe grec Aristote rapproche fréquemment le théâtre d’un lieu de catharsis. C’est par ce biais que le musi- cien gothique purge les gens de leurs passions tristes.

LA THÉÂTRALISATION DU ROCK

En effet, le musicien gothique est souvent en représentation. Peter Murphy, le chanteur de Bauhaus, confie que le rock n’est qu’un prétexte pour être sur scène et occuper l’espace. Gavin Friday, le chanteur des irlandais Virgin Prunes, se consi- dère comme un acteur de théâtre. Les concerts, perçus comme dépassés, ne se présentent pas comme des successions de titres entrecoupés par des applaudissements, mais déploient de véri- tables shows visuels et sonores. La scène peut présenter divers artifices plongeant la foule dans le bain : fumée, crânes en plastique ou autres bras de poupées. Et les musiciens en font des tonnes. C’est à chaque fois des prouesses physiques pour s’époumoner et se contorsionner. Le chant n’est jamais clair, tantôt il imite la gargouille, tantôt il prend l’air sévère d’un fantôme. Et si le musicien reste statique, en toge, en tenue ­d’Indien, il irradie tout de même, dans une posture solennelle et renforcée par des effets de lumière. On fait appel à des figu- rants. Des morts-vivants viennent sur scène, tout comme des danseurs fantastiques. Jamais le musicien n’apparaît devant le public comme il pourrait l’être dans la vie de tous les jours. Avant de jouer, il passe du temps à se maquiller et à se vêtir avec une tenue confectionnée pour l’occasion. On retrouve tous les

30 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 usages d’un acteur dans sa loge. Pour Nic Fiend la face peintur- lurée n’a d’autre intérêt que de forcer les traits. Il faut que les expressions du visage puissent être vues par les gens placés au fond de la salle. Les musiciens gothiques s’investissent dans leur spectacle. Ils récupèrent des techniques improvisées ou récupérées de leurs cours à l’université d’Art. Au théâtre, par la configuration du lieu, les acteurs doivent surjouer et il faut alors mettre en jeu tout son corps, dans un excès communicatif. Et avec conviction. Hors de question de faire chiche sans quoi l’effet serait perdu. Le but est de rendre réaliste ce qu’il ne l’est pas, comme les cauche- mars, les fantasmes ou les récits mystiques. Dans un souci de vraisemblance, l’esprit cabaret ou école d’art dadaïste sert d’ins- piration. Croire en son rôle permet d’accrocher le public. Les concerts doivent être des moments intenses d’évasion. S’inscrire dans la mouvance gothique nécessite de se maquiller, de se déguiser ou de s’habiller avec des accoutrements farfelus, mais en même temps c’est une preuve d’affirmation de soi. On se travestit. On se grime. On se veut dark mais c’est pour de faux. À force d’artifices, on montre un autre visage et pour- tant celui-là est plus vraisemblable. Le courant gothique est constructeur pour une jeune personne. Comme s’il y avait un conflit entre le caractère que les parents ont voulu inculquer ou que la société impose, et celui qu’on aimerait avoir mais qui fait encore un peu peur. On se cache et on se montre en même temps. Il y a une contradiction pudique / impudique. C’est l’envie de ne pas ressembler à l’autre qui finit par prendre le dessus. Assumer son altérité chasse l’hypocrisie. Cela permet aussi au public de faire un effort. Lorsqu’il revient sur ces sensations sur scène, Sébastien Pietrapiana, le chanteur de Corpus Delicti, mesure le plaisir de se lâcher : « En concert, j’étais une autre personne que moi. Je prenais possession de mon personnage, et j’adorais ça, cette impression de se dédoubler. La scène est magique pour ça, et ne ressemble à rien d’autre. » On incarne un rôle, plus trash, plus extraverti. Un autre-moi fantasmé. « Je est un autre » dit

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Rimbaud. En effet, la parole artistique échappe à la censure de la conscience et rentre de plain-pied dans le déraisonnable. Le « moi » trop prudent appauvrit le monde, « l’autre-moi » plus fantasque l’enrichit. Néanmoins l’œuvre de création se heurte aux règles morales. Dès que le costume est passé, il devient possible de clamer haut et fort ce qu’on pense. Pour devenir « je », il faut passer par un autre. Cette philosophie est adoptée par beaucoup de goths. Les artistes gothiques, à la manière du glam rock, inventent des alter ego. Ils portent souvent des surnoms ou s’affublent d’alias. Lorsqu’on assiste à un concert, on ne se trouve plus tout à fait devant un groupe de rock, mais devant des person- nages fictifs qui jouent à être un groupe de rock, en insistant sur certains aspects galvanisants. C’est exactement ce que ressent par exemple Rosie Garland, la chanteuse des March Violets, lorsque, vêtue d’un corset scintillant, d’un chapeau haut de forme, d’un mini-short et d’un décolleté pigeonnant, elle inter- prète son personnage de Rosie Lugosi sur scène. Elle décrit son alter ego comme une « Reine-Vampire » capable de dire tout haut ce que la décence interdit habituellement aux femmes. L’artiste gothique exagère tout en restant lui-même. Un peu comme s’il sondait ce qu’il avait en lui pour le ramener à la surface. Dans les sociétés occidentales libérales, il est mal vu de montrer que l’on est triste ou fragile. Perçu comme une entrave, le doute doit être intériorisé. Le goth fait l’inverse : il expose sur la place publique son mal-être. Le jeu de théâtre est avant tout corporel plutôt que dicté. Après tout, Ian Curtis de Joy Division ne mime-t-il pas ses crises d’épilepsie avec des gesticulations saccadées ? Que ce soit les coups de reins d’Andi Sex Gang ou les yeux révulsés de Robert Smith, la main qui tressaute d’Elizabeth Frazer, tous usent de leurs membres pour communiquer. Non pas pour séduire ou alpaguer, mais pour transmettre des émotions. Cette agitation physique est communicative. Emporter physiquement le public dans une transe est l’objectif visé. Pour le gothique, le spirituel se trouve au cœur des êtres et non pas au-dessus.

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UN MIROIR DÉFORMANT DE LA SOCIÉTÉ

Le théâtre ne fait que refléter les travers. On arrive à une jolie antithèse car en faisant ainsi la comédie, le gothique annonce : « Je refuse la comédie sociale ». Par des tenues excentriques, des photos dans les cimetières et des prestations scéniques, le genre dénonce l’hypocrisie des normes sociales qui imposent de s’invi- sibiliser dans l’espace public, pourtant lieu de représentation et d’exposition au regard. Il n’hésite pas à franchir les interdits et à jongler avec les codes. Certaines parties du corps sont érotisées, comme les bras parés de résille ou le cou de colliers de chien, tout en permutant les genres sexuels par le biais de robes ou de cravates. Peter Murphy de Bauhaus, les frères Michael et Jay Aston de Gene Loves Jezebel ou Steve Rawlings de The Danse Society (au visage poupon) affichent une ambiguïté sexuelle : tous font attention à leur mise, se maquillent jusqu’à ressembler à des éphèbes, portent des boucles d’oreilles et des accessoires fétichistes, et mettent quelques fois des jupes. Le gothique est non binaire d’un point de vue du genre. De même, le musicien goth offre une visibilité à ce qui d’habitude est caché sous le tapis, comme les toiles d’araignées par exemple, suspendues à chaque recoin du Batcave, le club de Londres, les squelettes d’habitude dans les cercueils, ou bien même les fientes de pigeon, en réfé- rence au fameux « Pigeonshit Suit » de Jon Klein (Specimen). Les tabous s’affichent ostensiblement. Le corps devient un support pour non pas exprimer la vie mais au contraire la mort à venir. Le corps est un paradoxe : il vit mais porte en lui le programme génétique de sa propre vieillesse. Hormis les gothiques, rares sont ceux qui souhaitent y songer. Il faut rappeler le côté organique qui se trouve sous les vêtements. Avec le maquillage, on imite des traces de sang sur les lèvres, on accentue les veines sous les yeux ou on prend des airs de cadavre en se blanchissant le visage et en mettant du noir pour souligner les orbites. Les membres des Virgin Prunes paraissent sur scène avec des pagnes et couverts de boue. Ian Astbury, le leader de The Cult, fait le lien avec des pratiques primitives, ces hommes préhistoriques qui ­s’enduisent

33 GOTHIC ROCK les yeux et les cheveux de cendres pour imiter un squelette. Comme pour rappeler que nous sommes tous faits de chair et de sang. La démarche ressemble à celle qu’on retrouve dans certains films gores, comme ceux de George Andrew Romero, John Carpenter ou Dario Argento, qui ont beaucoup influencé le mouvement gothique. Lorsque les victimes se font charcuter ou dépecer jusqu’à ce qu’on voie les – faux – organes, il y a une idée de « retrousser » la nature humaine. On retourne comme un gant le corps, dépositaire de la hiérarchie sociale établie. L’accoutrement gothique participe du même mouvement. On expose l’intérieur à l’extérieur. Cela s’effectue en deux mouve- ments : retirer la peau superficielle, souillée par la société et la mode, et mettre à la place un revêtement plus sauvage ou bestial. On superpose des couches avec du maquillage, des piercings, des tatouages. Si le visage est faux, le masque devient vrai. On retrouve d’ailleurs régulièrement la figure du masque sur les pochettes d’album gothique – Juju de Siouxsie And The Banshees, No Rest For The Wicked de New Model Army, Revolution de Theatre of Hate –, c’est même le titre du troisième album de Bauhaus, et divers acteurs du mouvement en portent sur scène, comme Mary, de son vrai nom David Kelly, qui joue avec Virgin Prunes, ou Douglas Pearce, le compositeur mystique de Death in June. Le masque est symbolique. Le mot « hypocrite » vient du grec qui fait référence aux jeux des acteurs antiques et qui signifie « sous le jeu, sous le masque ». Dans la perspective gothique, au lieu de se cacher aux yeux d’autrui, il révèle le vrai moi. Un album des Italiens Chants of Maldoror s’intitule Every Mask Tells The Truth. Là encore, on retrouve ces dualités sous- jacentes au mouvement gothique : le goth est à la fois caché et révélé comme il est profondément seul et lié à une communauté. Il n’est pas rare de voir également sur scène des personnages peinturlurés comme des sorciers vaudous. Le masque devient le masque de mort des Antilles et d’Amérique centrale. Pour ces peuples, la vie n’est qu’un voyage vers un autre monde. Il faut caricaturer par la gestuelle et l’allure à la manière des clowns ; l’écrit ou la parole étant insuffisant. Dans le détail,

34 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 d’autres branches viennent se greffer au gothique, en plus du théâtre, comme le cabaret, le cinéma expressionniste ou la performance. L’école Bauhaus, Cabaret Voltaire, le mouvement Dada d’abord, Fluxus ensuite, inspirent bon nombre d’artistes. Nick Cave écrit le mot « hell » sur son torse. Rozz Williams, le chanteur de Christian Death, se scarifie. Il faut que le spec- tateur ne soit pas passif, ressente aussi l’expérience comme s’il le pratiquait lui-même. C’est pourquoi bien souvent la salle de concert devient elle-même un décor de théâtre. Les goths ont aussi accès à la culture de masse, comme les séries des années soixante Les Monstres ou La Famille Adams, ce qui ajoute des éléments kitsch au tableau. Sans compter les films de séries B comme L’Étrange Créature du lac noir, ceux de Ken Russell, de Werner Herzog ou le Rocky Horror Picture Show en 1974. Avec ses effets spéciaux, le cinéma est un support du gothique comme il en est aussi un prolongement. Les artistes gothiques vénèrent souvent les films expressionnistes muets où les acteurs exagèrent leurs mimiques et leurs gestuelles. Peter Murphy de Bauhaus se souvient lorsqu’un vieux film a provoqué un déclic chez lui : « Le Cabinet du docteur Caligari a servi de base esthétique à notre son et notre style. Je me suis dit : yeah ! Voilà ce à quoi je veux ressembler ! Ce n’est pas un masque, c’est qui je suis vraiment ! » Beaucoup de films d’hor- reurs en noir et blanc sont diffusés dans des salles exiguës au Batcave de Londres.

RÉVEILLER LES CONSCIENCES

L’objectif est d’effrayer le public. En déclenchant une réac- tion dans l’assemblée, une résonance décuple alors l’intensité­ du spectacle. Lorsqu’on l’interroge à propos de la quantité ­d’accessoires et d’éléments fétichistes en concert, Siouxsie Sioux explique qu’il y a beaucoup de voyeurisme entre le public et le performeur. Et ça marche dans les deux sens. Cette interac- tion sème la confusion chez les gens. En ­détruisant les attentes,

35 GOTHIC ROCK les repères ou toutes idées préconçues, ils apprennent de leur expérience. C’est presque un mal nécessaire. Exposer des valeurs transgressives, rebutantes de prime abord, les sublime. On obtient une noirceur chatoyante. L’effet sur ­l’auditeur se doit d’être positif. Il progresse à travers la musique comme le long d’un chemin initiatique. Ce challenge est nécessaire pour dépasser l’inertie de l’establishment. Andi de Sex Gang Children explique : « L’art est un miroir dans lequel on ne souhaiterait pas trop regarder mais parfois, il faut. […] C’est un peu comme de l’exorcisme. […] ça permet de faire rejaillir notre conscience intérieure, celle qui fait de nous des êtres sensibles et compatissants. C’est […] une lutte entre le moi supérieur et le moi intérieur. » On retourne une fois encore à cette idée romantique que les influences néfastes proviennent des traditions et des convenances de la société. Il faut faire sauter cette chape de plomb. Les punks s’attaquent aux insti- tutions en pierre, les gothiques savent que les verrous se situent dans l’inconscient. Le public s’identifie pleinement aux musiciens qu’il voit sur scène. Avec cette part d’admiration pour oser chanter tout haut ce qu’il pense tout bas. Il applaudit la démarche qui lui apparaît risquée socialement. Le rock a une dimension iconique. Chelsea, membre de Norma Loy, compare le musicien qui se sacrifie et se consume sur scène, à une sorte de demi-dieu incarnant le mal-être. Le public romance des aventures tragiques de révolte. La vérité est souvent beaucoup moins glamour, juste celle de gens isolés et largués, en souffrance. Rozz Williams, Adrian Borland et d’autres, vivent mal leur statut et mettent fin à leurs jours. Il faut retenir que les actions ne surviennent jamais avec prémé- ditation. La création musicale vient d’un élan naturel dont on ignore la source. C’est un mouvement spontané qui prolonge la profondeur de l’être. On comprend mieux pourquoi le gothique a autant de mal à se dire gothique. Du théâtre peut-être mais alors sans scénario ni répétition, juste du lâcher-prise. Pourquoi le musicien rechigne-t-il à appartenir au mouvement ? Parce qu’il est gothique. Il ne fait pas semblant et se met à nu. Tous

36 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000 ces procédés de théâtre ne découlent pas d’un concept édicté froidement par calcul. Le gothique joue à être lui-même.

UNE PERSONNALITÉ EXTERNALISÉE

La notion de spectacle est revisitée. L’approbation du public n’est plus aussi recherchée qu’au cours d’un programme déroulé comme du papier à musique. Tout est ouvert et indé- finissable pour mieux explorer les personnalités des artistes. Le show s’adresse tout autant à eux-mêmes qu’aux gens qui les écoutent. La pièce de théâtre se construit au fur et à mesure qu’elle se joue. L’artiste n’a pas de réponses toutes faites. Rozz Williams, qui fut le leader torturé de Christian Death puis , expliquait alors : « Je pense que la raison pour laquelle le mot “gothique” est si souvent lié à ce que je fais vient du fait que je m’interroge, dans mes paroles et ma musique, sur le côté obscur de la vie. Mais après tout, c’est la nature humaine ! Tout le monde se pose ce genre de questions, et puis ça ne m’intéresse pas franchement de chanter « Oh Baby Groovy Last Night ». Encore une fois, je fais de la musique pour une raison person- nelle, il s’agit pour moi d’essayer de trouver des réponses aux questions que je me pose et beaucoup se tournent vers quelque chose de sombre, de noir. » Ces questions les amènent à explorer des sentiers non balisés, parfois en dehors des clous, dérivant vers les philosophies paga- nistes, comme celles d’Aleister Crowley ou Peter J. Caroll, qui développera la Magie du Chaos, un mouvement en vogue en Angleterre dans les années soixante-dix. Jaz Coleman, le chan- teur dérangé de Killing Joke, ou Carl MacKoy, celui de The Fields of the Nephilim, finissent par baigner dans l’occultisme. Fascinés par l’infini ou la transcendance, ils éludent les avis scientifiques pour embrasser une sagesse toute personnelle, construite en associant plusieurs concepts entre eux. Marcel Duchamp dit que l’art a une fonction « para-religieuse », à la

37 GOTHIC ROCK fois contre mais également en support. Tous regrettent que l’être humain, par la société de consommation, se soit éloigné de la nature. Dead Can Dance, Inkubus Sukkubus ou encore Faith and The Muse reviennent aux temps mythologiques. Voire se murent dans le passé. L’artiste gothique est naturellement angoissé. Cette sensibi- lité à fleur de peau le rend passionné par tout ce qu’il fait. Le courant ne concerne finalement qu’une frange restreinte : c’est la solitude qui va aussi leur servir de motivation. Siouxsie Sioux reconnaît avoir été une jeune fille solitaire qui a essayé de suicider à huit ans pour attirer l’attention de ses parents. Robert Smith était mal dans sa peau, heurté par l’horreur de la vie quotidienne. Bien qu’introvertis, leur musique prend un tour démonstratif. Le style gothique se drape de morosité et d’opacité. La noirceur et la vulnérabilité qu’on entend sont les manifestations d’un esprit emporté par sa passion. Tant pis si le rock gothique n’apparaît­ pas comme une musique saine et réconfortante. Sous couvert de légendes et d’images horri- fiques, le gothique parle de lui. Le spectacle se mue en thérapie personnelle. Cette façon de se tenir droit aux yeux de tous est une façon d’affronter la dureté.

UN EXUTOIRE SALVATEUR

Cela permet également de dépasser ses propres réflexions pour s’engager sur le terrain universel du subjectif. Paul Sadler, chan- teur australien et guitariste au sein de Big Electric Cat, ajoute : « La tristesse est une émotion naturelle et c’est mon concept du gothique – affronter le côté sombre de notre nature humaine. On ne s’attarde pas nécessairement dessus, mais on accepte le fait que tout le monde l’a et en fait l’expérience de temps en temps. » Même lorsque Rozz Williams, le leader déjanté de Christian Death, se mutile sur scène, s’habille en robe de mariée, fouette un volontaire sur scène, et fait appel à un performeur de l’extrême,

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Ron Athey, qui dévorera un cadavre de chat pour en vomir les intestins et les balancer sur le public, il reste honnête avec ses convictions. Ses provocations font sens car elles questionnent les limites de sa morale, voire de ses capacités physiques. Il en va de même lorsqu’il se crucifie sur scène en direct. Selon lui, il s’agit d’une purge de son éducation rigoriste. Le musicien gothique est totalement impliqué dans le message qu’il veut faire passer, il est à la fois à son initiative, son vecteur et son résultat. Il est plus proche de la performance que du théâtre traditionnel, ou alors il faut chercher des accointances avec le théâtre de l’absurde ou celui « de la Cruauté », concept dicté par Antonin Artaud, qui veut que les souffrances exis- tentielles doivent inspirer et réveiller les consciences. Sex Gang Children, Virgin Prunes, Fields of The Nephilim, Les Tétines Noires, nombreux se réclament ouvertement de son influence. Bauhaus signe une chanson en hommage et le nom même du groupe Theatre of Hate est une référence aux essais Le Theâtre et son double, écrit par le dramaturge. Ici aussi il est ques- tion de se sacrifier sur scène, de « brûler les planches » ou de « crever l’écran ». Antonin Artaud affirme que le théâtre doit redevenir « grave » ; le gothique fait en sorte que le rock rede- vienne grave aussi. La violence et l’outrance doivent hypno- tiser. Une dimension métaphysique qui atteindrait le public. Il faudrait échapper à la déliquescence du quotidien par la transe. Ces réflexions offrent une grille de lecture éclairante sur ce qui assure le ressort du mouvement. Le gothique n’a que trop conscience de la brièveté de la vie. Incapable d’y échapper et ainsi débarrassé de toute pression, il préfère embrasser pleinement tout ce que cette existence si fragile peut offrir. Au lieu de se mentir, il affronte ses angoisses et s’amuse avec pour en extraire de quoi créer quelque chose. Sans solutions, la dépression prend le dessus, une éventualité qu’il repousse vivement, par crainte d’ennui. Du moment que le gothique s’exprime,­ peu importe le biais, plutôt ça que tout garder à l’intérieur. Chacun est cerné par l’actualité sombre ; l’inspiration ne manque pas. Il s’agit de transformer le chagrin

39 GOTHIC ROCK en force positive. Emmanuel Hubaut (Les Tétines Noires) estime même que le rock est le seul moyen pour supporter une vie comparée à un désastre. Laurence Romanini, la batteuse de Corpus Delicti, précise cette même idée : « L’art permet de vivre le monde et sa banalité autrement, à un autre niveau, avec ce supplément de Beauté qui doit sauver (d’après Dostoïevski), faire prendre de la hauteur. Mais aussi à canaliser les esprits sensibles, les pousser à se sublimer, à les faire exister pour les bonnes raisons. » Le gothique se mue en Sisyphe d’Albert Camus1. La seule réponse à l’absence de sens et de justice transcendantale est la passion. Par l’art, on donne du sens à ce qui n’en a pas. Et on accède à l’universalité. En dépit des apparences et des multiples critiques, le mouvement gothique guérit plus qu’il ne pervertit. Steve Gerdes, bassiste de Fourwaycross, reconnaît trouver la musique sombre bien plus libératoire. Andi, de Sex Gang Chilren, évoque également l’idée d’un exorcisme. Après tout, n’est-ce pas ce que recherche Robert Smith lorsqu’il écrit Pornography en plein paroxysme de sa dépression ? « Je dois combattre cette maladie / Trouver un remède2 » termine-t-il. Aujourd’hui, il se trouve plus apaisé. Monter sur scène, vibrer avec le public, déclencher chez lui de l’enthousiasme, autant de pansements sur ses tourments. Presque une addiction. Le retour du public dégage les ondes positives que cherche tant l’artiste. Dans un monde trop froid et astreignant, si souvent dénoncé dans les textes, la salle de concert (et par extension un album) est une bulle protectrice. Car le gothique ne croit en rien, surtout pas à une échappa- toire, seule l’inspiration rassemble et brise la solitude. Le goth doit savoir pouvoir compter les uns sur les autres. C’est pour cela que les fans gothiques adoptent l’apparence de leurs idoles.

1. Au cours de l’essai écrit en 1942, le philosophe utilise le mythe du héros grec condamné par les dieux à rouler éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une colline avant qu’elle n’en redescende à chaque fois, pour illus- trer ­l’absurdité de la vie. 2. « I must fight this sickness / Find a cure ». 40 UNE ANTHOLOGIE EN 100 ALBUMS 1980-2000

Pour fusionner. Puisque la société est défaillante pour trouver des solutions aux maux qui gangrènent l’humanité, alors autant déconstruire et se bâtir un univers entre soi, loin des normes et prédications. Le rock gothique est motivé par l’amour des autres et le partage des sentiments.

LA RÉCUPÉRATION COMMERCIALE

Depuis son apparition, le style a considérablement évolué. Il est passé du temps de la rupture à un genre doté de marqueurs aisément identifiables. Est-ce que le message passe ? Dans les clubs ou les soirées à thème, il est courant d’avoir deux pistes de danse, une qui reprend les classiques rock et une autre où on peut y entendre des tubes technoïdes, croisés avec l’indus. Parfois certains groupes ne misent que sur le son ou l’esthé- tique, jusqu’à être taxés de récupération. D’autres capitalisent sur les attentes d’un nouveau public en soif de découverte : son puissant, textes sordides, cheveux raides et maquillage fari- neux. Ces clichés se sont ensuite enregistrés dans la mémoire collective. L’histoire s’oublie. Percevoir la philosophie initiale n’est possible qu’après avoir livré bataille aux préjugés. Actuellement le mouvement gothique brasse tellement de courants musicaux et de modes diverses qu’il brouille son propre discours. Son infiltration dans les médias populaires – cinéma, séries télé, mode, design – ajoute à la confusion. James Van Suteck, DJ gothique australien, dénonce : « Le filmThe Crow (1994) a provoqué un énorme préjudice. […] Or la bande-son était indus. De même les jeunes du lycée de Columbine étaient dans l’indus (KMFDM et Rammstein). Puis il y a eu un rappro- chement avec Marilyn Manson. Et c’est trop tard. Bam ! Tous ceux qui portent du noir sont gothiques. Emo, c’est goth, indus, c’est goth et maintenant voilà que la dance, c’est goth. Une sorte de cyber-goth. » On est loin du style des débuts. La critique abrasive cède sa place à une réflexion davantage précieuse. Le goth finit sa croissance peu avant l’an 2000 avec

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