Comptes Rendus

Rémi Brague, La Loi de Dieu, histoire philosophique d’une alliance, , Gallimard, 2005.

L'idée d’un code législatif d’origine divine, qui s’était imposée depuis un temps immémorial, est devenue étrangère à la mentalité moderne, sans toutefois avoir partout disparu. Dans son ouvrage intitulé La Loi de Dieu, le philosophe Rémi Brague, professeur à l’Université de Paris I, retrace, selon l’indication du sous-titre, « l’histoire philosophique d’une alliance », d’une relation entre la législation et la divinité dans les trois monothéismes révélés du monde méditerranéen et occidental : judaïsme, chris- tianisme, islam. Il en examine les textes fondamentaux, les croyances et les pratiques, leur longue genèse et leur évolution différenciée au cours de la période médiévale où les conceptualisations apparaissent si déterminantes à cet égard avant d’aboutir à la modernité. Il effectue, avec un grand souci d’objectivité, une recherche très fouillée sur la notion de loi divine, distincte dans ces trois traditions religieuses dont il a une égale connaissance remarquablement érudite, comme en témoignent les nombreuses citations insérées dans l’étude elle-même et complétées par soixante-dix pages de notes et de bibliographie. Si la pensée grecque antique avait identifié une loi divine avec l’ordre naturel, les religions provenant de la révélation d’un Dieu personnel, unique et transcendant, posaient un problème tout nouveau, qu’elles ont résolu différemment selon leurs principes de base et leur conditionnement historique. Le judaïsme a son fondement dans la loi de l’alliance divine du peuple élu par Dieu. La Loi, la Thora, est le signe de l’engagement réciproque, de l’alliance que, par la média- tion de Moïse, au Sinaï, Dieu a conclue avec son peuple, après l’avoir libéré de la servi- tude, afin de le former et de l’instruire, de lui donner des règles de vie qui correspondent en sa faveur au divin projet providentiel. Mais, dans le judaïsme de l’exil et de la diaspora, pour le peuple élu et pourtant privé désormais de sa terre d’élection, il n’est plus possible que cette Loi régisse pratiquement une société politique, qu’elle serve de cadre institutionnel à une organisation sociale. Loin d’être oubliée, elle s’en trouve alors exaltée, car elle acquiert en elle-même une valeur intrinsèque. Tout en laissant subsister l’espérance d’un idéal messianique, elle est explicitée, notamment au XIIe siècle chez Maïmonide, par une exégèse, d’abord jugée trop philosophique, puis largement reconnue. Surtout, elle est devenue le lien unique d’une communauté dispersée, elle rend sensible par elle-même la présence de Dieu auprès de son peuple, elle est l’objet d’une piété qui tend à la faire coincider avec la divinité.

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Le christianisme veut prolonger et dépasser la loi juive, considérée comme ayant eu une fonction de préparation pédagogique. Il ne repose pas sur la promulgation par un Dieu législateur d’un nouveau texte de loi (nomos), mais sur la révélation de la Parole (logos), du Verbe incarné de Dieu se manifestant dans la personne divine et humaine de Jésus-Christ. Selon l’enseignement évangélique, développé par saint Paul, puis par saint Augustin, il n’y a pas de loi sinon celle qui est le Christ lui-même, pas d’autre commandement que celui de l’amour exigeant et miséricordieux, pas de règle morale différente de la loi naturelle que la pensée chrétienne reprend et rehausse pour orienter la conduite humaine. Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin, tout en ordonnant la nature humaine à la grâce divine, utilise la philosophie aristotélicienne et montre l’autonomie de la sphère morale et sociale dans son domaine propre et spécifique. C’est le christia- nisme qui, se situant au-delà de la loi législative, introduit la séparation entre Dieu et César, entre la foi et la loi, entre la relation à Dieu et la législation humaine. Il respecte l’État romain, même persécuteur, mais en refusant de le sacraliser. Puis, après le tour- nant constantinien, à l’intérieur de la chrétienté médiévale, il fait apparaître les conflits ambigus du Sacerdoce et de l’Empire, préfigurant une dissociation de l’Église et de l’État.

L’islam, né au VIIe siècle et répandu par de rapides conquêtes territoriales, prescrit une absolue soumission à la toute-puissance et à la volonté de Dieu. Il se réclame de Mahomet et de son enseignement prophétique contenu dans le livre du Coran qui, même progressivement formé, lui est personnellement attribué comme étant un texte reçu directement par une dictée céleste. Tout en empruntant des éléments aux révélations antérieures, il entend reconstituer une législation sacrée tenue pour seule authentique, reconstruire une organisation à la fois religieuse et sociale. L’indistinction de l’autorité religieuse et du pouvoir politique tend à s’effacer avec le déclin du califat et laisse place à un décrochage pratique, historiquement circonstanciel. Entre les audaces philosophiques d’Averroès et le juridisme des docteurs coraniques, Ghazali intériorise la loi et fait figure de maître spirituel. Subsiste la conception théorique d’une loi totalisante bien que refermée sur elle-même, entretenant l’idéal d’un règne de la loi révélée, de la nomocratie divine.

Dans la dernière partie de son étude, l’auteur, abordant la modernité hostile à l’idée de loi divine, montre que la rupture du divin et du normatif dérive d’un principe chrétien : elle provient de la séparation propre au christianisme et bien antérieure aux temps modernes, mais dès lors se détache de sa racine et exclut de la société toute référence divine. La foi dans un divin à la limite sans loi finit par déboucher sur l’indépendance souveraine d’une loi sans divin. La question est posée de savoir si l’autonomie est l’auto-suffisance.

Jacques DAGORY

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Raymond Birn, La Censure royale des livres dans la des Lumières, Préface de Daniel Roche, Paris, Odile Jacob, 2007.

Dans la France du XVIIIe siècle, la censure fut moins l’ennemie que l’alliée des Lumières, écrit Raymond Birn (professeur à l’Université d’Eugene (Oregon, États- Unis)), dans La Censure royale des livres dans la France des Lumières, préfacée par Daniel Roche, professeur au Collège de France. La liberté d’expression, figure centrale de cet ouvrage qui regroupe quatre conférences présentées au Collège de France, fut l’ob- jet de tensions qui n’ont cessé de croître jusqu’à ce qu’éclate la Révolution française de 1789. Mais ce sont les chemins qui ont conduit l’appareil de l’État monarchique à pro- mouvoir la tolérance auxquels s’intéresse l’auteur. Les affaires de l’Encyclopédie, d’- Helvétius, de Jean-Jacques Rousseau et d’autres qui ont alors traversé l’histoire révèlent que les censeurs royaux (qui étaient des savants, des hommes de lettres, des ecclésiastiques ou des commis de l’État) ont paradoxalement protégé la liberté d’expres- sion des foudres du Parlement et de l’Église. L’ouvrage, même s’il est à ranger parmi les excellents livres d’histoire, est aussi de droit, il est un ouvrage dont le juriste ne peut se priver de la lecture. Le droit qui y est rappelé, expliqué, commenté, témoigne du contenu décisif de celui-ci sur l’arsenal juridique qui va suivre, les droits qui vont nourrir les XIXe et XXe siècle avant que ne s’installe une européanisation à tout vent. Du moins rappelle- t-il que la liberté d’expression et les contraintes qui l’entourent sont vieilles comme le monde, et que ce que l’on peut dire ou écrire a toujours occupé, et même profondément préoccupé le droit français au point pour lui et pour certains de s’engager dans des com- bats courageux, mais aussi dangereux. Plusieurs lectures peuvent être aussi faites de ce volume. Une première lecture a trait à une chronologie de la censure étatique du livre. Une période qui s’étale de 1699 à 1715, la censure sous Louis XV qui marqua une crise de l’autorité, les censeurs à l’œuvre de 1750 à 1763 et la question de savoir si la France a connu un bureau de répression ou un arbitre culturel sont quatre étapes de la censure qui ont été l’occasion de quatre conférences. Une deuxième lecture porte sur les rapports (souvent compliqués, pour ne pas dire toujours conflictuels) entre le pouvoir (politique) de ceux qui gouver- nent et l’autorité (intellectuelle) de ceux qui écrivent. Dans sa préface sur la censure, l’o- pinion et l’autorité avant la crise de l’ancien régime, Daniel Roche écrit : « L’affaire De l’Esprit, reprise ici, montre bien les interférences possibles entre les autorités et la capa- cité de brouillage qui autorisent un jeu, des stratégies d’ensemble ou des tactiques de cir- constance, qui opposent les divers acteurs du contrôle et de l’édition. La crise de 1758 et la réaction du Parlement face à l’audace d’Helvétius révèlent la fragilité de la direction de la Librairie devant les juges, l’Église, l’opinion curiale dévote et les adversaires de la po- litique secrète de Louis XV dont l’agent était le censeur Tercier qui, par sa hâte à donner une réponse à Helvétius et aux libraires, fournit l’occasion de faire éclater le conflit. Celui-ci révélait le caractère fuyant et ambigu du travail des censeurs, dans le cas de De l’Esprit comme plus avant dans celui de l’Encyclopédie. Il opposait à la répression l’idée d’un arbitrage administratif conforme à une doctrine de l’État éclairé tel que l’incarnent ses grands représentants, comme Malesherbes ; il montrait aussi qu’une monarchie forte pouvait profiter de la liberté d’expression » (p. 16). Par suite, on découvre la façon dont fonctionnait un appareil de contrôle préventif des livres, la qualité et la personnalité de

Arch. phil. droit 51 (2008) 434 CO MPT E S RE N D U S censeurs en majorité des érudits et savants, tous liés, est-il écrit, aux académies, aux ins- titutions officielles, à l’enseignement, aux journaux (p. 18). Une troisième lecture concerne la façon dont les Parlements, l’Église et le Conseil du roi s’affrontèrent, et plus particulièrement la façon dont le Parlement de Paris, vers 1748, tenta, dans le cadre d’une campagne agressive, de se rétablir comme dépositaire et interprète des lois fondamentales du royaume (p. 76) (sont ainsi rappelés les ambitions des magistrats (p. 77), le lit de justice du roi (p. 78)), une quatrième lecture évoque les difficultés, censures rencontrées par des livres, aujourd’hui portés aux nues, enseignés dans les écoles, les universités, comme les Lettres philosophiques de Voltaire (condamnées en 1734 à la lacération et au bûcher) (p. 77), les Pensées philosophiques de Diderot (condamnées au même traitement en 1746) ou l’Histoire naturelle de l’âme et la Politique du médecin de Machiavel de La Mettrie (p. 77). À le dire autrement, après les censures qui portaient (avec Pontchartrain et son directeur de la Librairie, l’abbé Bignon) sur l’orthodoxie religieuse, morale et po- litique (sous le prisme du style, de la justesse du raisonnement, etc.) (p. 160), fleurirent, au milieu du XVIIIe siècle, des revendications d’autorité en matière de censure répressive (en particulier) du Parlement de Paris défiant les décisions de censure préventive de la di- rection de la Librairie. Malesherbes, favorable à une circulation des idées, prônait un usage judicieux de la permission tacite, de la tolérance d’un grand nombre de textes (ici, Malesherbes nourrissait un idéal de la librairie où auteurs, éditeurs, censeurs et libraires travaillaient pour le plus grand bien de la société, l’État contrôlant ce réseau sans trop de rigueur (p. 161)), mais il avait été contraint après l’affaire de L’Esprit de mettre en sus- pens sa politique de tolérance. En toute hypothèse, les censeurs se plaignaient de faire l’objet de manœuvres, de lignes de conduite imprécises, de travailler dans un monde imparfait et dangereux (p. 161). Raymond Birn regarde d’ailleurs avec sympathie ces hommes et le travail qu’ils tentèrent d’accomplir. Les censeurs royaux du milieu du XVIIIe siècle, dit-il, manifestèrent « une capacité d’initiative modeste mais réelle – comme l’illustre la tolérance de Ladvocat à l’égard de livres écrits sur et par les protestants » (p. 162). Malesherbes, dont on rappelle la personnalité d’exception, aurait très certainement préféré voir les normes s’assouplir, mais il ne pouvait contrôler le recrutement des censeurs venant de tous horizons, et dont les rapports, de qualité variable, pouvaient s’avérer contradictoires. « Manquant de directives solides, les censeurs théologiens étaient timides à l’excès, les censeurs jurisconsultes absorbés par la lettre de la loi, les censeurs médecins protégeaient jalousement leurs théories et leurs remèdes de pré- dilection ; les mathématiciens eux-mêmes tiraient leurs conclusions d’après des facteurs subjectifs. En ce qui concerne les belles lettres, l’histoire et la politique, les auteurs considéraient les rapports comme étant arbitraires et sévères. Parfois, Malesherbes devait purement et simplement court-circuiter ses censeurs et rechercher l’autorisation des ministres ou des grands, lesquels, espérait-il, considéreraient les restrictions en matière d’impression comme indignes de leur statut de dirigeants » (p. 162). Ici on le voit les censeurs en qualité de sages – selon la vieille conception de Ponchartrain et Bignon – qui protégeaient les orthodoxies en appliquant des normes rationnelles et classiques de jugement aux écrits des autres avaient été confrontés à de nombreux démentis. Et l’alternative mal définie de tolérance de Malesherbes, « en accord avec les principes de ses amis encyclopédistes » (p. 163), n’avait pu être appliquée. Les choses allaient ce-

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 435 pendant changer entre 1770 et 1789. À cette époque, l’avocat Cadet de Saineville écrivait : « La vérité me paroit toujours précieuse, indépendamment de tout parti ; et pourvu que les discussions soient sagement présentées, sans déclamation ny personna- lités, je crois qu’on ne peut lui laisser un champ trop vaste » (p. 163). Raymond Birn formule alors l’hypothèse que la dernière génération de censeurs royaux a élargi la norme traditionnelle de l’utilité dans ses évaluations de la parole écrite (p. 163). « Pour elle, l’utilité se mesur[ait] à la capacité d’une œuvre à contribuer au bonheur du lecteur et de son milieu social – au bonheur privé et au bonheur public » (p. 163). D’autres lectures pourraient être encore faites de ce livre important pour le droit, l’histoire, la philoso- phie… Une liste nécessairement non exhaustive des intérêts de celui-ci fait alors prendre le risque à un compte rendu de ne pas ou de ne plus être lu pour en avoir trop dit ou pas assez.

Catherine PUIGELIER

René Sève, Philosophie et théorie du droit, Paris, Dalloz, 2007.

Philosophie et théorie du droit, ou plutôt, comme le précise son auteur : enchiridion, petit poignard qu’on a sous la main pour affronter certaines difficultés, l’ouvrage conçu par René Sève, actuel Directeur du Centre d’Analyse Stratégique, se veut d’abord un manuel simple, efficace, et fourni, à l’usage de ceux qui questionnent le droit. Les nombreuses références aux recherches les plus contemporaines n’encombrent pas l’aisance de la lecture. L’ordonnancement général favorise la mémorisation des concepts et permet d’introduire avec dynamisme aux grands enjeux de la discipline : ori- gine et fondements du droit (théories du droit subjectif), analyse de la règle juridique, de l’idée de système juridique et, surtout, de l’interprétation judiciaire. Enfin, après l’analyse de quatre cas pratiques, une anthologie des plus utiles de 55 textes – dont plusieurs valent preuve supplémentaire de la part des Archives de philosophie du droit à la construction de la doctrine. Au total, l’étudiant de philosophie du droit mais aussi tout juriste curieux des présupposés que charrie sa pratique et des fins qu’il promeut y trouve- ront une introduction excellente et vivante à l’ensemble des auteurs et problématiques usuellement examinés sous le nom de « philosophie du droit » ou de « théorie du droit ». Cette couverture générale de la discipline n’empêche pas une exploration plus soutenue de certaines questions. L’auteur limite certains aspects. Ainsi accorde-t-il moins d’importance aux problèmes spécifiques du positivisme que ne l’avait fait Bruno Oppetit, qui leur avait consacré près de la moitié de son synthétique Philosophie du droit (Dalloz, 1999). De même, et sans prendre bien sûr le biais d’emblée spécialisé de Carlos Herrera dans La Philosophie du droit de Hans Kelsen, une introduction (Presses de l’Université de Laval, 2004), l’auteur explore moins les controverses du normativisme et en particulier l’idée d’une science empirique des normes que ne l’avait fait Michel Troper, faisant alors œuvre de synthèse autant que de doctrine, notamment lors de sa présentation des travaux de Wright et Ross dans son récent Philosophie du droit (PUF, 2003). La taille obligeait certes à choisir. Mais la raison essentiel est ailleurs : le pen-

Arch. phil. droit 51 (2008) 436 CO MPT E S RE N D U S chant philosophique de l’auteur et le but de Philosophie et théorie du droit distinguent cet ouvrage dans l’économie générale de ceux de philosophie du droit. Le revers de la clarté de la présentation duale des philosophies du droit par Bruno Oppetit (« idéalistes »/« positivistes ») était de laisser à l’écart, regroupées dans l’improbable catégorie des « courants transversaux », des philosophies au vrai très hétérogènes et parfois parmi les plus utilisées aujourd’hui : phénoménologie, « pensée nord américaine » (Rawls, Dworkin…), courant « éthique » ou encore « humanisme juridique » (« l’éclectisme » de François Gény, le « transpositivisme » de Ripert, du quasi thomiste Dabin, voire de Roubier, ou encore « l’institutionnalisme » de Hauriou…). Le revers (pour un ouvrage aussi à destination d’étudiants) de la présentation de Michel Troper était d’engager, certes avec une grande profondeur, son entreprise philo- sophique au détriment d’une évocation minimale de l’histoire des doctrines. À rebours, la stratégie d’approche et le plan de Philosophie et théorie du droit sont sa grande force. Tout en offrant un « vrai manuel » à l’attention des étudiants, ils expriment une autre intelligence, particulièrement stimulante, de la discipline. D’abord, ils permettent d’introduire à des recherches récentes et fondamentales sur la nature juridique de l’espèce humaine et pourtant toujours trop négligée des manuels usuels. Ces analyses du droit dites « externes », nourries de biologie, psychologie, neurobiologie et économie (théorie des jeux), offrent une mine d’idées, comme sur l’empathie, de pistes de recherche et de données empiriques pour s’y engager. Ouvrage de son temps, ce manuel fait la part belle à l’analyse économique du droit (notamment n° 97 et s.), absente de l’ouvrage précité de Michel Troper et évoquée en une page par Bruno Oppetit. Ensuite, la stratégie souligne, alors que c’est souvent oublié, la densité anthro- pologique de nombreuses philosophies du droit. Ainsi des démonstrations selon les- quelles les dispositions naturelles à la coopération, apparues par le hasard des mutations génétiques, se sont maintenues et développées par le simple jeu des mécanismes de sélection naturelle. Leur rappel conforte des philosophies de type hobbesien qui font de la sanction du droit le contrepoint d’une morale « fermée » où la coopération, née de la confiance, est à la fois déjouée par le dilemme du prisonnier et renforcée par l’homo- généité des conditions. Autre exemple, l’analyse de la « part d’idéalisme », si chère à Bruno Oppetit, bénéficie de plusieurs éclairages qui, rejoignant une tradition descriptive d’Antiphon à Hart, identifient le droit naturel à des règles de base de la vie sociale néces- saires à la conservation des individus et des groupes. En particulier, les modélisations de la théorie des jeux montrent leur intérêt pour expliquer que les individus présentent en général des caractéristiques émotionnelles et psychologiques propices à une certaine forme de coopération commune à toutes les nations. Cette présentation permet de dresser un panorama réellement complet de la discipline. Ainsi les deux chapitres suivants consacrés aux règles et au système permettent-ils d’évoquer les auteurs classiques (Bentham, Austin, Dabin, Kelsen…) mais aussi, respec- tivement et davantage que tout autre manuel, des auteurs comme Hart ou Petitt, Rawls, Sen, Luhmann, l’analyse économique du droit et l’école du Public Choice. Et chaque fois, à l’aide de nombreux exemples rapides et stimulants. Enfin, la stratégie de l’ouvrage, son organisation à trois focales reprise à l’occasion de chacun des chapitres, force à la réflexion philosophique ; et c’est son plus grand

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 437 mérite. Un premier angle « juridique », au sens de la pratique des juristes, permet de réfléchir au droit tel qu’il est pour lui-même sans se préoccuper des jugements de valeur extérieurs au système lui-même. Un deuxième angle « critique », au sens fondationnel, s’attache à analyser les justifications ou mises en cause du droit existant en tâchant de réconcilier l’être et le devoir-être. Un ultime angle, « naturaliste » au sens où le droit est modélisé comme un modèle d’interactions stratégiques entre agents, permet de prendre en compte l’importance des dispositions biologiques et des interactions sociales déterminées dans les phénomènes juridiques. L’ouvrage réussit à présenter cette triparti- tion sans jamais l’absolutiser. Il n’appelle pas à penser simultanément ces trois points de vue puisqu’ils correspondent à des prémisses et à des situations distinctes (une conception du prochain tantôt comme justiciable, personne libre ou concurrent). Maintenir la cohérence et la pluralité de ces trois positions, c’est incidemment forcer à distinguer les niveaux de langage sur le droit au sens où Kelsen appelait à distinguer le droit, la science du droit et l’épistémologie du droit ; et tel est le début de la sagesse en philosophie du droit. Que Philosophie du droit et théorie du droit parvienne, chemin faisant, à faire aussi œuvre doctrinale, on le voit à de nombreux moments de l’ouvrage. Ainsi lors de la présentation de la conceptualisation de l’individu comme agent ou sujet – notamment via les analyses de l’expérience de la conscience (sentience), de la dimension égologique de tout sujet et surtout de sa rationalité telle que proposée par les doctrines soit conséquentialistes soit fondées sur les droits. L’auteur n’hésite pas à y nous livrer sa philosophie – « un rationalisme universaliste, tempéré de réalisme, ou enrichi des données empiriques » (n° 129), et sa conception de la « philosophie du droit » – sa « double vocation de déterminer d’une part la vision systématique générale du droit dans son rapport aux autres disciplines, d’autre part de préciser l’aspect fondationnel du droit, qui réside dans une structure d’intersubjectivité primitive ou transcendantale. » (n° 145). La force de cette stratégie trifocale est de permettre de ne jamais imposer aucune dogmatique particulière. L’ouvrage fait constamment vœux de pluralisme méthodo- logique. Ainsi, le chapitre sur l’interprétation dresse un long panorama des théories de l’interprétation (n° 219) : positivistes (École de l’exégèse, Hart), fondationnelles (Dworkin, longuement évoqué, sa distinction par rapport à Gadamer, son inversion chez Villey) et stratégiques (Analyse économique du droit). Mais l’auteur clôt ce chapitre en estimant que « les théories de l’adjudication sont davantage normatives que prescriptives et […] peuvent coexister avec chacune leur branche ou leurs cas d’élection » (n° 282). Chacun est ensuite et à tout moment renvoyé à choisir sa propre voie parmi les ontologies implicites des juristes parfois explicitée (V. symptomatiquement l’analyse du débat sur les droits des animaux, n° 56 et s.) et parmi les grandes tendances des doctrines contemporaines bien dégagées (n° 77 et s.). Et comme ce choix ne saurait se faire in abstracto, le manuel en forme d’enchiridion se double d’un manuel en forme d’exercice de philosophie – au sens où Pierre Hadot a montré que l’exercice spirituel constitue le cœur de la pensée philosophique grecque. Les quatre cas difficiles présentés en fin d’ouvrage – sur la désobéissance civile, la guerre d’ingérence, les greffes d’organes et la discrimi- nation positive – concluent l’ouvrage sur un salutaire entraînement à la prudence pour

Arch. phil. droit 51 (2008) 438 CO MPT E S RE N D U S tout apprenti philosophe du droit, ce qui en fait un ouvrage rare. Tant il est vrai, comme le rappelait Épicure à Ménécée que « la prudence se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie ».

Julien CANTEGREIL

Myriam Revault d’Allonnes, Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autoritÉ, Paris, Seuil, 2006.

« Qu’est-ce que l’autorité, sinon le pouvoir des commencements, le pouvoir de don- ner à ceux qui viendront après nous la capacité de commencer à leur tour ? » (p. 264) s’interroge Myriam Revault d’Allonnes, philosophe et professeur des universités à l’École pratique des hautes études, dans Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité. Pour expliquer que commencer, c’est commencer de continuer, mais que conti- nuer, c’est aussi continuer de commencer, l’auteur porte son regard sur la notion d’auto- rité (première partie), l’autorité des Modernes (deuxième partie), la croyance en l’autorité (troisième partie). Une quatrième partie est titrée : « De l’autorité à l’institution : la durée publique ». L’autorité ne se confond pas avec le pouvoir, elle appelle la reconnaissance plus qu’elle ne requiert l’obéissance (la quatrième de couverture). Mais une fois que l’on a dit cela, l’autorité reste un phénomène insaisissable. Un examen du pouvoir et de l’autorité, de l’expérience romaine de la fondation, etc., la laisse mystérieuse. Elle est d’ailleurs entourée d’un tel mystère que l’on ne cesse de s’y intéresser, nombreux étant ceux qui ont noirci des pages pour tenter de la comprendre. Pour Henri-Georges Gadamer, l’auto- rité réside dans un acte d’« acceptation » et de « reconnaissance », et non un acte de « soumission et d’abdication de la raison », mais pour Alexandre Kojève, rappelle Myriam Revault d’Allonnes, l’autorité est d’abord un phénomène social parce qu’elle suppose une relation entre deux termes au moins : « Le propre de l’acte d’autorité est qu’il ne rencontre pas d’opposition de la part de ceux vers lesquels il est dirigé : il pré- suppose à la fois qu’une opposition est possible et qu’on renonce volontairement et consciemment à la mettre en œuvre. Ou encore : l’autorité est « la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre) sans que ces autres réagissent sur lui, tout en étant capables de le faire » » (p. 67). Aussi bien Kojève que Gadamer insistent sur la dimension de la reconnaissance. « L’Autorité et la “reconnaissance” de l’Autorité ne font qu’un » (p. 69). Et Gadamer et Arendt de par ailleurs s’accorder sur trois éléments essentiels de l’autorité : la reconnaissance, la légitimité, la précédence. L’autorité n’a pas besoin de s’affirmer sur le mode « autoritaire », si elle le faisait elle se récuserait elle-même (p. 69). À ce point donné, rien n’est pourtant résolu, bien au contraire, dit l’auteur, l’analyse est encore plus complexe : « On peut être porté à aimer ceux dont on reconnaît l’autorité et, réciproquement, on peut reconnaître “l’autorité” de ceux qu’on aime » (p. 69). En toute hypothèse, la structure temporelle de l’autorité, la « pré- cédence » de celle-ci sont essentielles (p. 74). L’inscription de l’agir dans une orien- tation temporelle amène alors à considérer que le futur lui aussi exerce une autorité : « c’est pourquoi l’effondrement de l’autorité du futur marque aujourd’hui une sorte de

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 439 paroxysme de la “crise” de l’autorité. C’est bien notre manière d’être au temps qui est profondément ébranlée, voire refigurée » (p. 75). La deuxième partie qui porte sur l’autorité des Modernes donne lieu à un examen de l’autorité et de l’auto-institution. Il y est notamment question du débat entre Schmitt et Blumenberg, c’est-à-dire de la légitimité des Temps modernes. Une sous-partie intitulée « L’existence démocratique » est nourrie de propos sur la nouvelle fondation qu’est le contrat, mais aussi sur le législateur et le temps, sur le passage de la tradition à la trans- mission, Tocqueville et l’égalisation démocratique, le refus de la dissymétrie, de l’autorité, de l’opinion, du jugement. Enfin, l’autorité du futur précède une troisième partie où Myriam Revault d’Allonnes s’interroge sur ce que signifie croire en l’autorité. On se rappelle que Max Weber s’était intéressé à un parcours de l’autorité. Il parlait là de « désenchantement du monde » advenu avec la modernité. Désenchantement du monde qui le privait aussi de sens, car si nos actes étaient régis par la seule rationalité, qu’adviendrait-il des valeurs susceptibles d’orienter l’action ? Pour lui, il y avait trois figures de l’autorité : une autorité traditionnelle, une autorité charismatique, une autorité légale-rationnelle. Tous ces types de légitimation étaient fondés sur la croyance, « la croyance en la rationalité légale ou bureaucratique n’étant pas moins forte que les deux autres » (p. 159). Ici, Myriam Revault d’Allonnes s’interroge encore sur l’énigme de l’autorité en tant que supplément d’origine. En fin de troisième partie, elle pose d’ailleurs l’une des questions suivantes : « qu’en est-il de l’autorité du point de vue de la chair du social, là où précisément Weber a abandonné en chemin l’idée d’une institution qui est l’objectivation d’une relation intersubjective ? » (p. 200). La quatrième partie n’est pas moins intéressante. Elle porte sur la durée publique, et plus encore sur le sol de l’intersubjectivité, le monde commun comme monde social et culturel, l’histoire et le préjugé, etc. Pour René Descartes, relève-t-elle, l’évidence de la vérité était avant tout une conquête sur la fausseté du préjugé. Edmund Husserl disait, lui, que le préjugé était ancestral « avant que d’être puéril » (p. 217). Et le pré-jugé ne signifie pas seulement juger mal, il est aussi une interpellation à partir de ce qui nous a toujours précédé, « à commencer essentiellement par ce toujours déjà-là qu’est le langage, l’institution des institutions. À cet égard, le préjugé partage avec l’autorité ce surcroît de sens, ce « valoir plus » qui ne procède pas de la « tradition » au sens convenu du terme mais qui est de l’ordre d’un fondement originaire » (p. 218). Ici, l’analyse du préjugé permet de comprendre ce qu’il en est de l’histoire sédimentée où tout ce qui va de soi est le socle, sachant que je ne le retrouverai jamais, dit-elle, tel qu’il a été « à l’origine » : « le mode d’être du sens n’est pas la survie, encore moins la conservation du passé, mais le renouvellement » (p. 219). Dans une somptueuse conclusion, Myriam Revault d’Allonnes considère qu’en liant ainsi le temps et l’autorité, « en faisant de celle-ci le noyau de la durée publique, nous n’avons pas pour autant prétendu que le temps qui fait autorité est celui de l’ancestral ou de la « vétusté ». Bien au contraire. Si tel était le cas, il n’y aurait de force instituante que celle de la tradition et la notion même d’autorité serait devenue, comme certains le prétendent, totalement caduque et obsolète dès lors que s’est perdue la conviction du caractère sacré de la fondation. Et il est incontestable qu’un certain concept d’autorité a disparu quand s’est évanouie la force de ce passé inaugural dont l’écho confirmait et renouvelait le présent » (p. 261). Mais les choses ne sont pas aussi simples non plus.

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On ne se débarrasse pas aussi facilement de la force liante de l’autorité. À l’avenir qu’il revenait d’autoriser le présent, une autre fracture s’est ajoutée : celle de l’expérience contemporaine qui a rompu avec cette nouvelle modalité de la précédence. « Elle a renoncé à l’attente d’un devenir voué à l’accomplissement et l’autorité du futur n’a aujourd’hui pas plus d’évidence que n’en avait, il y a peu, celle du passé. Le souci de la postérité ne nous indique aucune route que nous puissions (ou devrions) suivre avec certitude » (p. 262). Comment en sortir ? Peut-être en se posant une question toute simple : pouvons-nous vivre dans un monde dénué d’autorité ? Un tel monde est-il même concevable ? Ici, c’est la temporalité qui en est la pierre angulaire, poursuit l’auteur. Maurice Merleau-Ponty l’avait déjà compris : l’institution relève du « même genre de l’Être que la naissance » (p. 263). La naissance n’est pas un fait, elle est une institution, « une nouvelle puissance de signifier capable de s’investir dans le monde » (p. 263). Hannah Arendt parlait de la « ruine » du monde commun, inévitable sans la faculté humaine de natalité, non entendue au sens biologique, mais entendue au sens de faculté des commencements, au sens de l’inédit et de l’imprévisible : « Avec chaque naissance nouvelle, c’est un nouveau début qui est advenu dans le monde, c’est un nouveau monde qui est virtuellement venu à l’être » (p. 263). Et c’est à partir de tout cela, à partir de la nature paradoxale de l’autorité entre « obligation héritée » et « ressource pour l’action commençante » que le juriste doit construire, mais aussi appliquer un droit pour le moins ballotté entre des notions que sa pensée ne pourra jamais vraiment démêler.

Catherine PUIGELIER

Dominique Terré, Les Questions morales du droit, Paris, PUF, 2007.

C’est un magistral bilan, à la fois descriptif – nourri par une vaste et exacte informa- tion juridique, et appréciatif – animé par une réflexivité philosophique aiguë, que Dominique Terré nous offre dans son récent ouvrage Les Questions morales du droit. Le titre du livre, qui inscrit bien celui-ci dans la collection dirigée par Monique Canto- Sperber, pourrait, au demeurant, se préciser comme La mise en question morale du droit, car tel est bien, pour l’auteur, le sens général de la transformation actuelle du droit, qu’elle prend pour objet de sa synthèse critique. En effet, la différence ou dualité – ori- gine, par l’oscillation qu’elle permet, de toute problématicité – qui est inhérente au droit est bien, aux yeux de Dominique Terré, « ultimement […] une dualité entre le droit et la justice » (p. 236), dualité surmontable, en vérité, soit par la subordination de la justice au droit qui est son moyen réel à travers le pouvoir objectif des normes, soit par la subordination du droit à la justice qui est sa fin idéale affirmée par la mobilisation sub- jective des valeurs d’abord efficiente dans la morale ; or, c’est bien la seconde voie qui est dite caractériser la mutation présente du droit. La subjectivation moralisante du droit suscite et autorise, d’une part, comme subjec- tivation, la singularisation de ce droit par lequel chacun veut se voir accompagné, reconnu et garanti dans la totalité de son existence, et, d’autre part, comme moralisante, elle pousse le droit à s’universaliser ; c’est dire qu’elle le fait s’arracher doublement à sa

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 441 limitation particularisante due à son institution étatique, l’État-Nation moderne se main- tenant dans l’entre-deux d’une existence humaine qui se veut, elle, à la fois de plus en plus singulière et de plus en plus universelle. Une telle extension du droit, une telle juri- disation envahissante de la vie, qui peut faire parler d’une panjuridisme, révèle bien son sens en s’accomplissant comme une judiciarisation, laquelle consiste à faire de la justice, essentiellement, non pas une simple application du droit, mais sa finalité ou sa raison d’être. Le devenir contemporain du droit le relativise donc en relativisant du même coup son support objectivant traditionnel, à savoir l’État, en lequel on a tendance à ne plus voir le médiateur nécessaire de l’existence individuelle et de l’existence universelle, mais un obstacle à l’épanouissement de l’une et de l’autre. Dans de substantiels « Prolégomènes », Dominique Terré déploie le riche panorama historico-sociologique des diverses conditions d’un tel devenir. Conditions technoscienti- fiques, notamment informatiques, géographiques, à travers, par exemple, le souci de l’environnement ; économico-politiques : la chute du marxisme, la mondialisation et l’européanisation, la limitation des États… ; culturelles : l’explosion individualiste, le déclin de l’idée normative, la hantise de la précaution. Ces conditions se récapitulent comme le passage de la rationalisation autoritairement unifiante de l’existence, essence de la modernité, au pluralisme simplement régulateur de celle-là, auquel s’attache la post-modernité. C’est dans ce contexte réel ainsi révolutionné si visible à travers le droit qui l’imprègne de plus en plus en son extension actuelle, que vont être successivement analysés trois aspects du sens précédemment qualifié de cette extension. La subjectivation contemporaine du droit le marque d’abord en son fondement, puis en son statut, enfin dans sa détermination. En son fondement : on fait reposer l’édifice objectif – structurant l’État – du droit sur lui-même en tant qu’idéalité du droit subjectif, du droit des sujets, des droits de l’homme, et tel est le contenu de la première partie du livre : « l’État des droits de l’homme ». En son statut : le droit ainsi fondé subjecti- vement tend à se soumettre son support réel objectif qu’est l’État dans le processus de « la juridicisation du politique », étudié dans la deuxième partie. En sa détermination : on s’emploie à arracher celle-ci à sa modalité objective, c’est-à-dire à son imposition légale-législative, pour la rapporter à la libre activité procédurale-négociante des indivi- dus et groupes s’affirmant en leurs valeurs et intérêts ; tel est le thème de la troisième et dernière partie « La procéduralisation du droit ». Dans chacune de ces parties, le devenir actuel du droit est – comme nous le disions d’entrée de jeu – analysé mais aussi jugé par référence à l’essence du droit comme ten- sion inéliminable, au sein du « pouvoir moral » que Leibniz voyait en lui, de son moment réel ou objectif et de son moment subjectif ou idéal, de sa puissance ou causalité et de sa finalité ou attractivité, tension essentielle exclusive de tout unilatéra- lisme, ce qui n’exclut pas, tout au contraire, la hiérarchisation de ces deux moments en tension. Ainsi, dans la première partie, l’historique de la montée en puissance des Droits de l’homme, droits des individus et des groupes qu’ils constituent face à l’autoritarisme du droit étatique, montée en puissance corrélative de celle des instances supra-étatiques et de leur organisation juridique (telles la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice des Communautés européennes), s’accompagne d’une interrogation sur la valeur juridique d’un tel processus. La relative indétermination, source de variabilité et

Arch. phil. droit 51 (2008) 442 CO MPT E S RE N D U S divergence, du contenu des droits de l’homme (qu’est-ce que la dignité ?…), fragilise principiellement l’édifice du droit, au surplus menacé par la multiplication, grosse d’incohérence et contradiction, des autorités juridiques. De même, dans la deuxième partie de l’ouvrage, la juridicisation du politique, exa- minée d’abord dans la constitutionnalisation du droit, qui soumet au juge constitutionnel et à sa décision intérieure, subjective ou intersubjective (au sein d’un Conseil), en cela au fond inévitablement moralisante, la législation issue du pouvoir démocratique, puis dans ce « gouvernement des juges » qu’est la justice pénale internationale, déterminant elle-même le droit qu’elle impose aux États, est rappelée à l’exigence d’une autolimita- tion d’elle-même. Il ne saurait y avoir de droit sans démocratie, et le lieu actuel de celle-ci est la puissance législatrice des États. Bref, « il y a une grande différence entre le droit et le juge, même si la question se pose de savoir si on peut concevoir un droit sans juge » (p. 189). Enfin, la troisième partie du texte de Dominique Terré présente le même caractère d’exploration critique du droit envisagé quant au mode selon lequel il veut se faire pro- duire aujourd’hui. Sa subjectivation dominante arrache sa détermination à son imposi- tion étatique par la loi. Habermas, figure de proue de la procéduralisation multiforme du droit, a remplacé, et non pas simplement adapté, Kant, le penseur rigoureux de la loi ou de l’unité normative de l’activité synthétisante subjective ou intersubjective des indivi- dus. À l’époque de la dissolution de la norme idéale objective unifiant des comporte- ments pouvant être motivés par des fins ou valeurs culturellement diverses, on croit que seule la négociation communicationnelle peut produire des régulations pratiques – mieux pragmatiques – communautaires. La loi n’aurait guère qu’à consacrer le contrat lui-même procéduralisé, et la puissance étatique devrait se déléguer ou s’abandonner à l’intersubjec- tivité aussi dominante dans l’activisme plural d’autorités administratives indépendantes attachées au droit assoupli formellement en arbitrage et sensible matériellement aux impératifs technico-économiques. La réflexion interrogative de l’auteur montre alors que « la procéduralisation qui vise la démocratisation par la négociation n’atteint pas tou- jours son objectif » (p. 323) et qu’elle tend bien plutôt à restaurer, hors la loi voulue en quelque sorte et l’ordre prévisible qu’elle instaure, donc comme un destin arbitraire, la limitation de son propre exercice. Certes, la modération et la modestie de l’auteur la retiennent d’un engagement dog- matisant qui la conduirait à faire porter plus nettement l’équilibre, prudent en sa sagesse, au sein du droit, entre la loi et la jurisprudence, le droit stricto sensu et la justice, par l’un ou par l’autre moment. Or, il faut bien opter ; il faut bien s’installer, comme dans le principe de leur union, dans l’un des deux côtés de la dualité vivifiante animant le droit, car il n’y a jamais, sinon rhétoriquement, de troisième voie. Quoi qu’il en soit, Dominique Terré, tout en un, juriste philosophe et philosophe juriste – c’est là une ori- ginalité à saluer – réussit, dans son livre profondément actuel en sa facture très classique - qui excelle dans son architecture exemplaire, la sobre luminosité de son langage, et, surtout son originalité réflexive –, à vivifier en son sens scientifiquement stratifié, le droit de notre temps. Les Questions morales du droit sont un bien bel ouvrage.

Bernard BOURGEOIS

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 443

Chantal Delsol et Stéphane Bauzon (sous la direction de), Michel Villey. Le juste partage, Paris 2007, Dalloz « L’esprit du droit ».

À l’aube du vingtième anniversaire de la mort de Michel Villey (1914-1988), Chantal Delsol et Stéphane Bauzon viennent de publier un recueil d’articles consacrés à la pensée du grand juriste et philosophe du droit français, une pensée dont les thèses, comme le remarque Roberto de Mattei dans son article sur Villey et l’idée de croisade, « peuvent être acceptées ou refusées, mais elles ne peuvent pas être ignorées, car elles constituent un des apports les plus originaux et stimulants au débat intellectuel du XX e siècle dans le domaine de la philosophie et de l’histoire du droit » (p. 89). Le recueil ici recensé contribue à combattre l’ignorance relative aux thèses de Villey et certaines contributions montrent qu’au-delà d’un apport aux débats intellectuels du XX e siècle, elles peuvent aussi encore servir aux débats du XXIe siècle. Divisé en quatre grandes parties (I. De la justice particulière ; II. De la justice générale ; III. Du droit et de l’histoire ; IV. Droit et société, le tout délimité par une pré- et une postface), et contenant 13 articles – pré- et postface non incluses – d’auteurs dont certains ont déjà publié d’importantes contributions sur Villey – mais le lecteur aurait quand même aimé trouver quelques petites indications sur ces auteurs en fin d’ouvrage –, le livre se propose avant tout de dégager la notion villeyenne du droit, d’en retracer les origines et d’en montrer l’actualité. Disons d’emblée que les auteurs parta- gent, certains plus, d’autres moins, les principaux présupposés de la pensée de Villey. Mais même si une remise en cause radicale du paradigme juridique de Michel Villey – qui est celui d’Aristote, des juristes romains et de Saint-Thomas – fait défaut, on notera néanmoins que certains auteurs attirent l’attention sur des points faibles de la pensée de Villey. Ainsi Bjarne Melkevik qui, tout en retenant le rôle capital de la dialectique, estime pourtant que celle-ci ne saurait se limiter à la pratique des tribunaux. Fidèle aux thèses qu’il a développées à d’autres endroits, il plaide pour un déploiement de la dialectique, du dialogue cherchant à découvrir le juste, dans l’espace public général. À l’approche en partie élitiste de Villey – et Stéphane Bauzon la met en relief –, il oppose une approche plus démocratique. Il convient de se demander si cette approche ne remet pas aussi en question les présupposés ontologiques de la pensée juridique de Michel Villey. Le débat démocratique préconisé par Melkevik vise-t-il une nature des choses et doit-il être conçu comme la visant pour apparaître comme doté de sens et aboutir à autre chose qu’un conflit des intérêts ? Renato Rabbi-Cabanillas affirme se « prévaloir de Villey lui-même, [afin] de voir si nous pouvons inférer une notion des droits de l’homme compatible avec sa pensée » (p. 166). Comme le note Chantal Delsol dans sa préface au livre, Villey ne nie pas la dignité humaine en tant que telle, mais il estime que les droits de l’homme, tels qu’ils sont conçus à son époque – et cette conception a une histoire à laquelle Villey n’a cessé de se confronter pour la critiquer –, ne permettent pas une protection adéquate de la dignité humaine. Si nous concevons les sources auxquelles se réfère Villey pour retracer l’histoire des droits de l’homme comme les seules sources dont de tels droits peuvent procéder, nous devons soit renoncer à la notion de droits de l’homme, soit lire ces sources autrement que ne le fait Villey. Et c’est précisément pour cette deuxième voie

Arch. phil. droit 51 (2008) 444 CO MPT E S RE N D U S qu’opte Rabbi-Baldi Cabanillas, sans néanmoins développer une telle relecture de manière détaillée – les contraintes d’espace d’un article ne le permettant pas. Dans son article sur le christianisme et le droit, Francesco d’Agostino se réfère égale- ment à la lecture de l’histoire de la philosophie faite par Villey. Si l’auteur reconnaît d’un côté que Villey sait apprécier à sa juste mesure et « avec une grande honnêteté intellectuelle la grandeur des pères du volontarisme juridique » (p. 83), il affirme néan- moins de l’autre côté que Villey « ne réussit pas à communiquer avec eux avec empa- thie » (p. 84). D’Agostino propose à la fin de sa contribution de soumettre le courant volontariste de ce qu’il nomme « l’augustinisme juridique » à une herméneutique plus empathique que celle de Villey, la reconstruction de ce dernier pouvant toutefois servir de point de départ pour une telle reconstruction. Marie-Anne Frison-Roche insiste sur le fait que l’absence d’une pensée constructive des droits de l’homme chez Villey met sa pensée en accord avec la réalité, notamment économique, qui « dans l’état actuel du monde, n’accueille pas particulièrement les droits de l’homme (on le lui reproche assez !) mais va pourtant vers toujours plus de prérogatives concrètes des êtres humains concrets, que l’on distingue toujours plus finement les uns des autres, pour qu’ils obtiennent des avantages concrets » (p. 185). Si Villey est donc peut-être en décalage avec le discours universaliste et généralisant des droits de l’homme, il est en accord avec une pratique qui tient toujours plus compte des individus concrets. Il faut toutefois se demander si, dans de nombreux domaines, dont le domaine économique, on peut vraiment se réjouir des prérogatives que reçoivent certains individus concrets, comme par exemple le droit de travailler le dimanche dans telle ou telle chaîne de supermarchés. On s’interrogera aussi sur la pertinence de l’approche de Villey pour affronter les problèmes liés à la globalisation. Comme on le sait, Michel Villey estimait que sa notion de droit ne s’appliquait ni au niveau de la famille, ni au niveau international. La pensée juridique de Villey est essentiellement marquée par l’insistance sur le concret. Le juste partage, pour reprendre le titre du livre, n’est pas l’effet de la loi générale qui néglige les différences particulières – sur la loi naturelle et son rapport au droit naturel, on lira l’article de François Vallançon –, mais celui de l’acte concret du juge qui doit décider en situation, confronté à des demandes concrètes, ancrées dans une réalité spécifique et toujours en mouvement. Cela étant, le juste partage ne saurait être déterminé une fois pour toutes et a priori. Chez Villey, il incombe au juge de procéder à ce juste partage. Son autorité, comme le note Stéphane Bauzon, dépend « de son intelligence à saisir la nature des choses » (p. 22). C’est parce qu’il y a un juste partage naturel que l’effort du juge peut être perçu comme un effort cognitif. Mais pourquoi serait-il plus qualifié que les non-juristes à accéder à la vérité des choses – qui est différente de la vérité des textes juridiques ? On aurait aimé lire un article qui s’attaque de front à cette question – que Bjarne Melkevik soulève. Stamatios Tzitzis analyse l’éthique juridique d’Aristote vue par Villey et insiste également sur l’art dialectique du juge. Il néglige toutefois le fait qu’Aristote fait une distinction importante et souvent négligée entre le juge et l’arbitre et donc entre l’acte de juger selon la loi et celui de trouver une solution conforme à la nature des choses. On aurait aimé une analyse plus poussée de l’agir du juge chez Aristote.

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 445

Le juste partage est avant tout un partage équitable. La notion d’équité fait notam- ment l’objet de l’article de Paolo Ferreira da Cunha, qui en retrace « le legs réaliste classique » dans la pensée de Villey. Alors que Ferreira da Cunha se penche plutôt sur les théoriciens classiques du droit, Giancarlo Taddei Elmi insiste avant tout sur la pratique des juristes romains et montre que Villey n’a que partiellement rendu justice à leur méthode. Le lecteur de l’article d’Elmi corrigera lui-même deux indications biblio- graphiques erronées (M. Villey, Le droit romain (sic) et les droits de l’homme ; S. Bauzon, Le Maître (sic) des Juristes (sic)) et francisera le nom des juristes romains. Dans un autre article, le lecteur remplacera également Diogène Laërce par Diogène le Cynique (p. 84) – c’est en effet ce dernier qui, selon l’anecdote et imitant en cela Antisthène, a réfuté Zénon d’Élée en se mettant à marcher. Natale Rampazzo se penche sur la question de l’origine romaine des droits subjectifs, un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre. Donnant raison à Villey qui nie une telle origine, Rampazzo conforte la thèse de Villey en citant les résultats des recherches d’autres chercheurs. Si des rapprochements ou des comparaisons entre Villey et Aristote ou Villey et les théoriciens et praticiens du droit romain sont monnaie courante, d’autres rapprochements effectués dans ce livre le sont moins. Il en va ainsi du rapprochement Hegel-Villey opéré par Dominique Folscheid. Plus qu’une comparaison entre deux auteurs, l’article de Folscheid est aussi une interrogation sur la philosophie et sur ce qu’elle peut ou ne peut pas apporter au droit. S’il veut être efficace, le droit doit se libérer des abstractions pour mordre sur la réalité concrète qu’il est chargé d’ordonner. Cette critique de l’abstraction, et notamment de l’abstraction qui sous-tend souvent le discours des droits de l’homme, fait se rencontrer Villey et Hegel. Dans sa postface, François Terré revient sur quelques-uns des grands thèmes de la pensée de Villey, notamment sur sa conception du droit comme juste partage selon ce que dicte la nature.

Même si ce livre ne jette pas un regard absolument neuf sur la pensée de Michel Villey – mais avons-nous déjà le recul historique nécessaire pour cela ? –, il contient néanmoins quelques pistes de réflexion intéressantes à suivre. On appréciera surtout les articles qui tentent de relativiser l’opposition entre la pensée de Villey et la pensée de droits de l’homme. L’opposition de Villey au discours des droits de l’homme doit être contextualisée. Elle ne procède pas d’un dédain pour l’humain, mais d’une exaspération vis-à-vis d’un discours qui promet l’utopie, mais qui semble inefficace pour changer quoi que ce soit à la réalité. Villey ne condamne donc les droits de l’homme ni pour la beauté du geste, ni parce qu’il rejette l’objectif que l’on a voulu et veut poursuivre par le biais de tels droits. Certes, Villey a parfois des formulations qui peuvent laisser croire qu’il veut revenir en arrière. Mais à le lire attentivement, on peut s’apercevoir qu’il est assez réaliste pour reconnaître qu’un tel retour en arrière est impossible. Le droit des Modernes s’est imposé et on peut tout au plus tenter de corriger certaines de ses dérives en l’obligeant à se penser devant l’horizon du droit des Anciens.

Norbert CAMPAGNA

Arch. phil. droit 51 (2008) 446 CO MPT E S RE N D U S

La Politique et ses normes. Les débats contemporains en philosophie politique, Textes réunis par Ludovic Chevalier, Presses universitaires de Rennes, 2006.

Dans la collection L’univers des normes de l’Université de Rennes, cet ouvrage rassemble les quatorze communications présentées lors d’un colloque international – plus exactement franco-canadien – qui, au printemps de 2005, a réuni à Rennes de jeunes chercheurs en philosophie politique. Ces textes, regroupés par Ludovic Chevalier, docto- rant à Rennes et à Montréal, témoignent de la rencontre, assez rare, même aujourd’hui, pour être mentionnée, des traditions philosophiques que l’on dit, l’une, « continentale » donc européenne, l’autre, « analytique » et anglo-saxonne. Les méthodes de travail et les pratiques heuristiques sont, ici et là, spécifiques ; la différence des postulations et des axiomatiques est patente. Pourtant, dans le domaine de la philosophie politique qui est ici exploré, les deux « écoles » de pensée ont voulu œuvrer à une tâche épistémologique commune, ce qui a permis d’engranger des résultats qui, pour n’être évidemment ni exhaustifs ni définitifs, éclairent pertinemment la difficile question de la normativité. Seulement, cet ouvrage n’est pas le résultat du travail collectif d’une équipe de recherche constituée. Aussi présente-t-il une large pluralité des genres, des sujets, des méthodes d’analyse. Que l’on en juge : il est traité – sans que l’on aperçoive un plan méthodique d’étude – du « contractualisme » dans l’œuvre de Hobbes, de l’épistémologie de l’histoire, des rapports du marxisme et de la philosophie analytique, du libéralisme de F. Hayek, de « l’action communicationnelle », des « principes politiques généraux » tels que permet de les saisir l’analyse de la décision politique… L’éventail des sujets, on le voit, est très large. Malgré cette diversité, les études présentées sont assez substantielles pour apporter des éclairages intéressants dans un éventuel vrai débat de philosophie politique – vrai débat qui n’a pas lieu dans ce recueil à caractère syncrétique. L’initiative est donc promet- teuse, à condition peut-être d’être repensée dans son unité de sens. La tâche unificatrice eût été préparée heureusement si une problématique avait été énoncée, si les concepts- clefs de la recherche avaient été dégagés, si un index thématique avait été élaboré… Il reste que les contributions réunies, fussent-elles plus juxtaposées que liées les unes aux autres, ne sont nullement dénuées d’intérêt et apportent des éléments utiles à une inter- rogation et à une réflexion plus globalisantes, centrées – comme l’indique le titre du livre dont il est regrettable que la promesse n’ait pas été exactement tenue – sur le statut des normes de la politique et sur les difficultés, théoriques et pratiques, qu’elles sus- citent. Il n’est guère douteux que les travaux d’un colloque ultérieur complèteront ce travail intelligemment propédeutique.

Simone GOYARD-FABRE

Mikhaïl Xifaras, La Propriété, étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004.

Un travail de tout premier ordre a été effectué par le philosophe Mikhaïl Xifaras devenu juriste, agrégé de philosophie et maintenant professeur agrégé de droit à l’Université d’Orléans, dans sa thèse magistrale consacrée à « la propriété » et

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 447 constituant, conformément au sous-titre, une « étude de philosophie du droit ». En la prenant pour objet d’une recherche où l’ampleur des connaissances nourrit une réflexion approfondie qui appelle une attention soutenue, il s’attache, non pas à discuter de sa justification, de ce qu’elle doit être ou ne pas être, mais à mettre en lumière ce que la propriété est en elle-même dans ses déterminations essentielles. Il se réfère d’abord tout naturellement à la conception qui la définit par le pouvoir absolu d’une personne sur les choses et qui, à la suite de l’utilisation du droit romain et de la laïcisation de la théologie de la seconde scolastique par le jusnaturalisme des XVIIe et XVIIIe siècles (comme l’a montré Marie-France Renoux-Zagamé dans Les Origines théologiques du concept moderne de propriété), s’affirme dans le code civil de 1804 et représente le modèle clas- siquement moderne et légal de la propriété. Mais, se livrant à une lecture minutieuse des juristes qui, en commentant ce Code jusqu’aux environs de 1880, ont examiné longue- ment les questions de technique juridique, il en dégage la logique interne pour en systématiser la signification philosophique et il se trouve alors conduit à élargir le dogme du seul modèle archétypique ou, plus exactement, à distinguer, non pas un concept unique de propriété, mais trois modes de conceptualisation en ajoutant, à côté et en plus de la maîtrise souveraine, l’appartenance patrimoniale et la réservation de jouis- sance, trois configurations théoriques qui se révèlent nécessaires pour penser les formes juridiques concrètes de l’appropriation et qui, bien que susceptibles d’être entremêlées dans la pratique, ne sauraient en aucune façon se confondre.

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C’est « la maîtrise souveraine » qui caractérise essentiellement la propriété dans le Code civil et pour ses commentateurs tels Toullier, Proudhon (Jean-Baptiste Proudhon, lointain cousin du socialiste Pierre-Joseph Proudhon hostile à la propriété dont il se fait la même idée), Demolombe, Duranton, Demante, Troplong. Elle s’impose au point de conduire, malgré qu’ils en aient et d’une façon apparemment paradoxale, à s’interroger sur la destination traditionnelle des personnes et des choses. Avec l’exaltation de la pro- priété qui prédomine à l’époque, le sujet personnel, le véritable sujet de droit est effecti- vement identifié au propriétaire, en tant qu’il use de son pouvoir sur les choses matérielles, et cependant la coïncidence n’est pas parfaite : les sujets peuvent se trouver objectivés et, d’autre part aussi, la propriété peut avoir pour objet, non pas la simple matière étendue, mais ce qui émane extérieurement de l’esprit intérieur à la personne. Il en résulte une remise en cause, qui transparaîtra dans les diverses formes de propriété, de la frontière entre le sujet propriétaire et l’objet de propriété, entre les droits personnels et les droits réels. Déjà, dans sa maîtrise sur les choses, le propriétaire inclut un pouvoir sur le travail des personnes qui les font fructifier sous sa direction et sa conduite. L’évolution du louage d’ouvrage est, à cet égard, significative : dans ce contrat, rattaché à la locatio conductio romaine, suivant l’explication qu'en fournit Pothier au XVIIIe siècle, le locateur désigne celui qui donne un ouvrage à faire, qui en place l’opération auprès d’un conducteur, ainsi appelé plutôt que locataire, lequel se charge de le faire en dirigeant lui-même l’entreprise, en utilisant ses propres compétences, et ensuite de le remettre et d’en recevoir le prix. Mais, au milieu du XIXe siècle, chez Troplong, qui entend alors commenter le code civil, l’interprétation de ce contrat est inversée : le loca-

Arch. phil. droit 51 (2008) 448 CO MPT E S RE N D U S teur devient l’ouvrier qui place, met en location son pur et simple travail, sa faculté laborieuse, sa force de travail, auprès d’un patron qui en gouverne la conduite et en paie le salaire. L’ouvrier, le travailleur salarié est une personne libre par nature avec une personnalité juridique inaliénable, et cependant minimale : il a le droit de contracter, de disposer de son travail, comme d’un objet qui, étant considéré comme dépersonnalisé, n’atteint pas la personnalité elle-même, mais qui se réduit à une simple exécution passive, à un travail dépourvu de qualité humaine et en définitive instrumentalisé, réifié. Le travail de l’ouvrier, assimilé à un bien productif et vénal, est l’aliénation d’un objet de propriété, mais qui défigure une obligation à dimension personnelle. Un tel contrat de louage établit un droit quasi réel sur le travail d’autrui par le rapport de soumission à celui qui paie un travailleur conduit, manœuvré, pour un travail devenu une sorte de chose. Le propriétaire, quant à lui, n’a plus seulement la propriété de la matière et l’initiative du contrat, mais aussi et surtout la maîtrise du travail salarié et la direction de l’entreprise par la capacité qui est reconnue en lui de concevoir des projets, par la volonté et la force de les mener à bien, grâce à son industrie, c’est-à-dire à son activité habile et efficace de libre entrepreneur, à son talent qui lui permet d’exercer une domination sur ses biens et sur leur exploitation : en vertu d’un statut juridique et moral tenant aux qualités attribuées à son état d’esprit, le propriétaire semble bénéficier d’une seconde nature qui lui assure la prééminence d’une humanité supérieure et qui, faisant de lui un sui juris, parfaitement libre et autonome, lui confère une pleine et entière personnalité. Rapportée au régime des biens, la propriété, suivant le célèbre article 544 du Code civil, « est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Cet absolutisme permet d’identifier pratiquement le domaine, la maîtrise ou domination (dominium) et la propriété (proprietas), le droit et la chose. Il comprend un ensemble de significations entrelacées en même temps qu’il laisse apercevoir des tempéraments et des limites à la souveraineté de l’individualisme possessif pourtant en principe incompatible avec des droits collectifs. Étant absolu, le droit de propriété est d’abord réel, c’est-à-dire non relatif à une médiation personnelle : il est opposable à tous, protégé par un droit de suite à l’égard d’autrui, pur de toute relation interpersonnelle, ce qui est aussi le cas des autres droits réels, lesquels sont de simples fractions démembrées de ce droit unique. Il est aussi, par là, de nature corporelle et matérielle et implique un pouvoir direct et immédiat sur la chose elle-même. Ce caractère réel a-t-il pour effet de le rendre tout à fait complet et unitaire ? Ces qualités lui sont en principe reconnues, et pourtant, à côté des servitudes réelles et prédiales, charges imposées à un fonds servant pour le service d’un fonds dominant voisin, l’usufruit porte sur une chose qui est celle d’autrui sans l’être vraiment puisqu’elle est aussi celle de l’usufruitier, sur un domaine divisé rappelant la thèse féodale du domaine direct et du domaine utile : l’usufruit, droit réel et absolu mais dépourvu d’une complétude de pleine propriété, conserve le droit de la nue-propriété destinée à redevenir entière à la fin de l’usufruit, et ainsi il y a la coexistence sur la même chose de deux propriétaires, l’usufruitier et le nu-propriétaire, ayant chacun un statut distinct dans une sorte de communauté, mais purement objective, sans rapports juridiques personnels entre l’un et l’autre. Étant absolu, le droit de propriété est aussi suprême, car il autorise le propriétaire à s’en défaire : l’abusus moderne est alors considéré comme permettant, non seulement de disposer juridiquement de la chose, mais

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 449 d’en faire un mauvais usage, de la dénaturer, de l’abandonner par déréliction volontaire, même de la détruire, encore qu’il ne soit pas possible d’anéantir un terrain. Étant absolu, le droit de propriété est aussi perpétuel : transmissible par héritage, il survit lui-même à la personne du de cujus et, surmontant la mortalité humaine, se prolonge en principe indéfiniment dans le temps à travers les propriétaires successifs, avec pourtant l’exception possible de la prescription où, à la suite de l’écoulement d’un certain temps, au contraire, l’inertie d’un propriétaire nominal est assimilée à une abdication extinctive de son droit quand, du moins, elle coïncide avec la présence active d’un possesseur de bonne foi qui, ayant fait à l’origine un empiétement par erreur, finit par acquérir une propriété justifiée par la croyance commune et l’intérêt social. Étant absolu, le droit de propriété, dans lequel le Code civil n’englobe pas le domaine public dit administré, est encore le droit exclusif, privatif et même individuel d’une personne particulière, physique ou éventuellement morale, sous réserve toutefois de l’indivision qui attribue à chacun des indivisaires un droit de propriété sur l’ensemble du fonds en fonction de la quote-part proportionnelle à son droit et qui crée entre ces copropriétaires une communauté solidaire, mais temporaire et précaire, toujours suspendue à la demande possible par l’un d’eux d’un partage faisant revenir à la propriété individuelle. La propriété comporte des limitations qui modifient son statut quand elle passe de la mobilité à l’immobilité des biens en se territorialisant. Les biens mobiliers, corporels dans leur conception originaire, consomptibles par usage instantané ou prolongé ou même destructibles, destinés à se transmettre de main en main par convention verbale dans la circulation commerciale, se trouvent placés directement sous la dépendance et la garde personnelle du propriétaire qui les possède : pour ces objets, la possession vaut titre, comme le confirme le code civil (articles 2279 et 2280), ou, plus précisément, mis à part le cas de vol ou de perte, si le propriétaire d’une telle chose la confie à un détenteur précaire qui la détourne et la transfère à un tiers de bonne foi, celui-ci, possesseur actuel, bien qu’ayant acquis a non domino, profite d’un droit de préférence qui prévaut sur le droit de suite et l’action en revendication du propriétaire légitime dont le droit de propriété est alors sacrifié à l’intérêt du commerce. Les biens immobiliers, quant à eux, bâtis ou non bâtis, ont une assise foncière, adhérent à un fonds de terre naturel- lement fixe et indestructible en lui-même. Occupant un emplacement stable, ils forment des terrains qui, avec les édifices susceptibles d’y être construits, sont délimités par leur contact avec d’autres terrains appartenant à d’autres propriétaires ; sur le lieu de la contiguïté des deux immeubles peut exister un mur de clôture appartenant aux deux propriétaires et régi par la mitoyenneté qui comprend l’obligation pour l’un d’eux, à la demande de l’autre, de participer aux frais de ce mur en n’ayant la seule faculté de s’y soustraire que par l’abandon de son droit sur le mur et encore à condition que celui-ci ne soutienne pas son propre bâtiment, ce qui est un régime de communauté paradoxalement séparative et de fait souvent forcée, avec une obligation propter rem, différente des servitudes prédiales comme aussi des obligations personnelles, celles-ci pouvant, de leur côté, entraîner une responsabilité pour abus de droit ou trouble de voisinage, mais dont les notions ne seront guère admises avant la fin du XIXe siècle. Ces biens immobiliers font en même temps partie du territoire de l’État et, plus estimés et plus localisables, bénéficient d’une garantie renforcée et dépersonnalisée, reposant sur les titres officiels de propriété conformes à la loi. Cependant, si l’État peut aussi imposer des prohibitions

Arch. phil. droit 51 (2008) 450 CO MPT E S RE N D U S générales à l’ensemble des propriétés par des dispositions légales ou réglementaires prévues par l’article 544 lui-même, il peut, d’autre part, exiger par exception la cession forcée d’une propriété particulière pour cause d’utilité publique : le droit d’expropriation (article 545 du code civil) est certes indispensable, mais qui est expliqué chez Jean- Baptiste Proudhon par une imbrication complexe de l’État à la fois politiquement souve- rain, propriétaire d’un domaine privé et gardien du domaine public administré, et qui est assimilé par lui-même à une servitude rappelant la théorie élaborée par les légistes de l’Ancien Régime du roi souverain fieffeux du royaume, exerçant sur toutes les propriétés un domaine éminent, lequel serait depuis lors transféré à l’État et, revendiqué par l’administration de l’enregistrement, n’est réjeté par la jurisprudence qu’au milieu du XIXe siècle. Mais l’absolutisme non parfaitement absolu de la propriété invite à remonter au sujet du droit réel et du droit personnel.

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Avec « l’appartenance patrimoniale », le sujet de droit est considéré comme englobant ses divers biens et obligations dans un ensemble unitaire dont il est titulaire ou, dans un sens large, propriétaire. La théorie, d’apparence abstraite, trouve une base implicite dans le Code civil, notamment dans la règle précisant que toute personne répond de ses obligations sur ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir, lesquels sont le gage commun des créanciers (articles 2092 et 2093), donc en unifiant dans la personne sa qualité de propriétaire et celle de débiteur, et en faisant d’un même bien non plus seulement un objet précis de propriété, mais un élément d’une totalité à caractère financier. Si cette théorie du patrimoine s’inspire du patrimonium romain, de l’universitas juris des glossateurs et de la persona ficta des théologiens et canonistes médiévaux, elle est due, au XIXe siècle, à une réflexion doctrinale sur le code civil, tout particulièrement à Aubry et Rau qui, la trouvant dans le « manuel » du juriste allemand Zachariae qu’ils traduisent et adaptent, la développent et la radicalisent dans leur Cours de droit civil français (avec quatre éditions successives qu’ils font eux-mêmes paraître entre 1839 et 1879). Chez Zachariae, le patrimoine est un être juridique idéel et fictif, fusionnant des biens dans une totalité unifiée. Conçu dans une optique kantienne, il comprend tous les biens d'un sujet, c’est-à-dire tous les droits sur les objets extérieurs au sujet lui-même transcendantalement interne, dans leur existence phénoménale et sous le rapport de leur valeur pécuniaire, en y incluant les biens innés, comme le corps, la liberté, la vie, ou droits de la personnalité, non pas en tant qu’ils sont inhérents au sujet personnel et alors en eux-mêmes extrapatrimoniaux, mais dans la mesure où ils peuvent se trouver phénoménalisés par une lésion donnant droit à réparation pécuniaire. Quant aux dettes, si Zachariae fait de ces objets par défaut une charge grevant le patrimoine, Aubry et Rau vont jusqu’à les y inclure comme valeurs monétaires négatives et passent ainsi d’une conception économique du patrimoine à une conception purement comptable, avec un actif et un passif. Pour eux, les biens patrimoniaux n’ont pas seulement un équivalent monétaire, mais ils sont tout simplement identifiés à des valeurs monétaires, quel que soit l’objet corporel ou incorporel des droits, et ils correspondent à toutes choses, lesquelles sont par principe appropriables, mais par la volonté du législateur il peut y avoir des biens extrapatrimoniaux, donc hors du commerce (choses dites

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 451 communes), des biens patrimoniaux donc théoriquement commerciaux mais par exception placés en dehors du commerce (domaine public) et même, selon divers degrés, plus ou moins inaliénables ou insaisissables : les biens innés sont patrimoniaux, même si, parce que directement liés à la personne, ils sont inaliénables ou incessibles, et donc dépréciés dans leur aspect pécuniaire, par la force de la loi positive ; ils font partie de ce capital qu’est le patrimoine dont on peut dire qu’il forme la sphère d’existence de la personne, qu’il appartient à la personne. Le patrimoine constitue une universalité unique de droit, opérant une double transformation alchimique : la fongibilité assure une homogénéité par l’assimilation de tous les biens, choses de genre et corps certains, à des valeurs monétaires et donc proportionnellement équivalentes entre elles par la fongibilité absolue de la monnaie ; la subrogation réelle assure la permanence du patrimoine au cours de son évolution, en remplaçant un bien aliéné par son prix qui se substitue à lui et auquel un nouveau bien acheté est lui-même substitué. La doctrine classique modèle le patrimoine sur le sujet humain personnel et en déduit la triple règle, applicable aussi aux personnes morales, en vertu de laquelle toute personne mais seule une personne a un patrimoine et qui est unique. Cependant, on peut, à l’inverse, dans une analyse critique, partir du patrimoine et se demander s’il est un composé de corps et d’âme. Certes, il est assimilé à un corps artificiel, qui supplée la personne physique devenue insusceptible de subir la contrainte par corps, la prison pour dettes, progressivement supprimée, et qui permet de transférer la garantie des obligations sur les biens : aussi faut-il que, même à titre d’ensemble vide, d’enveloppe sans contenu, toute personne ait toujours un patrimoine, puisqu’une personne sans patri- moine serait juridiquement dépersonnalisée et inexistante. Mais, quant à l’unicité, si le principe en est bien affirmé, il comporte des exceptions : tels les patrimoines séparés ou petits patrimoines qui, comme, par exemple, avec le bénéfice d’inventaire en matière successorale, ne sont pas animés par un esprit intérieurement personnel et dont la présence en droit positif est constatée mais minimisée par Zachariae et par Aubry et Rau, ces derniers s’abstenant même de les qualifier patrimoniaux. Dès lors, le lien substantiel vincunlum substantiale, unissant le patrimoine à la personne se révèle comme étant intermédiaire entre l’être et l’avoir, participant de l’un et de l’autre : on peut dire que la personne est son patrimoine par lequel elle extériorise dans l’univers du droit son intériorité essentielle, et aussi qu’elle a un patrimoine qui la représente comme gage pour ses créanciers ; le patrimoine est l’être de la personne se prolongeant sous forme d’un avoir qui peut s’en distinguer. Si les théoriciens du patrimoine envisagent par principe le lien substantiel sous son aspect surtout subjectif, ils en font cependant un droit de propriété, mais cette propriété patrimoniale est bien étrange, car elle est un droit de propriété personnalisée, un droit réel paradoxalement mêlé de droit personnel et donc tout différent de celui que définit l’article 544 du Code civil. En effet, le droit de disposer ne comprend pas ici celui de disposer entre vifs à titre onéreux ou gratuit, ni à cause de mort à titre onéreux : le patrimoine, pris en lui-même, dans son existence propre, tout autant qu’insaisissable est inaliénable, absolument indisponible, même par délaissement, au cours de la vie personnelle, en excluant l’hypothèse d’un suicide juridique ; il n’est que cessible gratuitement par décès, mais le droit de le céder revient bien plutôt à une obligation de le transmettre dans les conditions légales aux héritiers, ayant, sauf leur faculté de refus, le droit de le recevoir, ce qui fait du patrimoine non

Arch. phil. droit 51 (2008) 452 CO MPT E S RE N D U S seulement un gage pour les créanciers, mais une hérédité successorale insérée dans une lignée familiale. D’autre part, l’administration du patrimoine ne s’identifie pas à la domination exercée dans l’usage bon ou mauvais et la jouissance de l’objet de propriété, mais implique l’idée de conservation et de gestion : prévue par le Code civil en cas d’administration pour le compte d’autrui, elle peut s’appliquer à l’administration pour son propre compte par celui qui est propriétaire de choses et qui, s’il est bien propriétaire de son patrimoine, agit aussi, par une sorte de dédoublement fonctionnel, comme étant l’administrateur, le titulaire de l’administration de son patrimoine. Sous l’influence de la pensée de Ihering et du courant d’objectivation du droit et sur la base des fonctions spécifiques de la propriété patrimoniale et des cas de patrimoines ne correspondant pas au modèle archétype, c’est-à-dire de patrimoines séparés, ou ceux des incapables, ou ceux des universalités juridiques qu’il serait inutile de personnaliser, une théorie objective du patrimoine, de l’appartenance patrimoniale, est l’œuvre du juriste allemand Brinz, qui a construit le système complexe de patrimoines sans sujets, mais finalisés par l’affectation à un but, et qu’il considère comme susceptibles de caractériser tous les patrimoines. Dans cette conception, le patrimoine appartient, non pas à une personne, mais à un but : il est attribué à une volonté qui, différente de la volonté pure kantienne, est nécessairement objectivée, réalisée dans un objet avec l’affectation d’une masse de biens à un intérêt juridique déterminé par l’acte de fondation qui crée et constitue le patrimoine et le rend propriétaire des biens ainsi affectés et appropriés. Mais l’appartenance patrimoniale au but, si elle est bien une propriété (proprietas), qualité objective des choses, n’est pas la domination (dominium) par un sujet, car elle se situe en deçà du pouvoir actif, de la maîtrise souveraine reconnue par le Code civil au pro- priétaire : elle est bien plutôt un rapport de convenance ou de pertinence, qui existe entre les biens composant le patrimoine et le but dont ils sont les moyens et auquel ils sont reliés par différents degrés d’appartenance selon la force de ce rapport, depuis les biens essentiels au but et donc devant être soigneusement conservés jusqu’aux biens sub- sidiaires et donc aliénables et plus librement gérés. En même temps qu’il est créé par l’acte de fondation, le patrimoine est constitué en corps organisé, dont l’organisation est indispensable pour attribuer à des particuliers des titres juridiques, des charges et des bénéfices. Il implique une représentation par un organe d’administration à caractère statutairement tutélaire, objectif et nécessaire, ou, de façon éventuelle et accessoire, à caractère conventionnel, subjectif et volontaire par mandat : l’organe administrateur et tutélaire, auquel sont transférés les droits eux-mêmes du but propriétaire nominal, se trouve effectivement quasi-propriétaire par son activité autonome et toutefois extérieu- rement contrôlée, tandis que le mandataire reçoit seulement l’exercice des pouvoirs transférés par le mandant sous le commandement duquel il est placé. Si le patrimoine n’a pas de sujet, il doit avoir un objet qui en tienne lieu, un centre et un appui, un point d’appartenance ou de référence occupé par un « ayant un patrimoine », un « patrimo- nieux », entendu dans un sens neutre, doté pour le moins d’un nom qui le représente et d’un intérêt juridique propre, faisant agir au nom et pour le compte de ce « patrimo- nieux ». Ainsi, à la différence de la maîtrise qui, dans la sphère des choses matérielles, s’efforce d’être souveraine et absolue sans y parvenir parfaitement, la propriété patri- moniale relativise mais élargit la sphère de l’appropriation déliée d’une appartenance personnalisée et raccrochée à un point d’appartenance par un intérêt finalisé. Mais, en

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 453 même temps, la théorie exclut l’idée logiquement contradictoire d’un patrimoine errant, qui serait un corps inorganisé au contenu indéfini, sans clôture, sans appropriation particulière, ni point d’appartenance, qui serait immensément commun à un tel degré qu'il ne serait plus propre : dans la conception patrimoniale, il est impossible qu’il y ait un patrimoine universellement généralisé.

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Cependant, pour rendre compte de ce qu’on appelle communément la propriété littéraire, archétype des droits intellectuels, une théorie de « la réservation de jouissance » a été élaborée au XIXe siècle, avec pour point de départ, qui semble la contredire, la notion évidente pour tous d’un domaine immatériel universel et positif, peut-être lointaine et indirecte résurgence du dominium terrae divin des théologiens scolastiques, mais transféré à l’homme lui-même et aux idées. Celles-ci sont de libre parcours et, pourtant, doivent valoir aux écrivains qui les expriment dans leurs œuvres le droit d’en tirer un profit pécuniaire. Contrairement à la plupart des juristes de l’époque qui font de ce droit une propriété suivant le Code civil bien que légalement limitée dans le temps, ou parfois un élément du patrimoine, Renouard refuse d’y voir une propriété à laquelle il conserve son pur absolutisme et, par ses ouvrages (Traité des droits d’auteur et Du droit industriel), en fournit une légitimation spécifique, sur laquelle se concentre la présente étude. Dans le droit de l’industrie, de l’activité humaine extériorisée, il différen- cie d’avec le domaine des objets ou biens matériels appropriables et donc ressortissant au droit de propriété, un autre domaine, celui des objets immatériels, des idées, certes inap- propriables mais pouvant devenir des biens d’un domaine qu’il qualifie seulement de réservé ou privilégié, avec un droit privatif d’auteur, finalement semblable, malgré les précautions verbales, à une appropriation. Mais d’abord, dans le monde des idées, milieu nourricier de l’esprit qui les assimile, les transforme, en produit personnellement de nouvelles, il opère une triple distinction : la forme intelligible des idées conçues dans l’intériorité de l’esprit ; puis la forme sensible de ces idées exprimées qui constituent l’œuvre de l’auteur, son discours communiqué et rendu public par la parole ou l’écrit, et qui, tout en lui étant propres, ne sont pas sa propriété puisqu’il s’en désapproprie par la publication et dont la diffusion augmente même la valeur vénale ; et enfin le support matériel qu'est le livre, moyen de reproduction. Un défenseur de la propriété littéraire, Laboulaye, estime certes que les idées sont inappropriables, mais il met en valeur le manuscrit rédigé, le texte à la fois expression sensible et support matériel des idées, et donc corps certain, objet de propriété et d’exploitation pour l’auteur, qui, de plus, possède le droit de maîtrise sur la publication, le droit de correction et même de retrait de son œuvre. Mais, selon Renouard, l’auteur n’a qu’une propriété anodine sur le texte manuscrit qui n’est pas l’œuvre elle-même, et, s’il a des droits qu’on appellera moraux sur la publication et la correction, ce sont des droits personnels fondés sur la responsabilité dans la liberté d’expression des opinions et laissant subsister l’ambiva- lence de l’œuvre, propre à l’auteur et commune pour le public. Il y a un communisme intellectuel de base dans la communauté positive universelle des idées, qui s’oppose à la communauté négative des biens matériels, et même d’autant plus que pour Renouard, minimisant une distinction romaine, les res nullius, encore inappropriées mais en soi

Arch. phil. droit 51 (2008) 454 CO MPT E S RE N D U S appropriables, tendent à englober les res communes, tenues traditionnellement pour inappropriables en soi par droit naturel, mais qu’il estime susceptibles, elles aussi, de donner prise éventuellement à une certaine appropriation avec le progrès du pouvoir démiurgique de l’homme. Tandis que le dominium terrae est créé par Dieu et destiné à un partage d’appropriation entre les hommes, le dominium ideae est créé par l’homme, lui- même créé comme créateur humain de ses idées dans la communauté humaine. Comment justifier alors un domaine réservé ? Si les idées circulent librement, les œuvres sont la production d’un travail les reliant au droit de l’industrie, non pas d’un travail mécanique et salarié, mais d’une activité libérale et littéraire que les auteurs exercent comme une sorte de mandat indirectement susceptible d’être rémunéré. Si leur travail intellectuel n’est pas appréciable en argent, les auteurs contribuent cependant à rembourser la dette morale collective incombant à la société pour l’usage du capital culturel hérité des générations précédentes et qu’ils augmentent grâce à leur talent supérieur aux possibilités du public ordinaire : en dehors de l’honneur de leur réputation, leur sont dus des honoraires en reconnaissance de ce service de la dette sociale et culturelle. Le montant dépend du succès de l’œuvre auprès du public et consiste en un droit de copie, droit exclusif de l’auteur sur les éditions de son œuvre, et qu’il peut céder contre une part prélevée sur le prix de vente des exemplaires, donc en fonction du marché littéraire. Dans la recherche d’un équilibre inévitablement imparfait entre les droits du public et les droits de l’auteur, ce droit réservé, résultant d’un montage juridique, permet, sur une œuvre en elle-même inappropriable et en principe librement accessible au public, de prévoir une appropriation des fruits industriels de cette œuvre au profit de l’auteur en imposant aux acquéreurs une contribution pécuniaire incluse dans le prix du livre pour compenser la contribution intellectuelle de l’auteur au progrès culturel de la société. Valable pour les rapports entre l’auteur et son public, sans engager les généra- tions futures, ce droit est limité dans le temps : il couvre la durée de la vie de l’auteur auquel il doit apporter des avantages et se prolonge un certain nombre d’années au bénéfice de ses proches héritiers, puis prend fin. Ainsi cette réservation de jouissance apparaît-elle comme une appropriation fictive, artificiellement créée : elle porte sur une activité du domaine immatériel dont les résultats font naître un droit privatif personnel et temporaire. En définitive, le droit pécuniaire des auteurs constitue un privilège, une loi privée, un monopole d’exploitation économique, fondé en justice naturelle et que la loi positive reconnaît et organise : privilège qui n’établit nullement une féodalité littéraire puisque, contrairement à la thèse de la propriété littéraire, il reste dépendant de la personne, ni non plus une faveur arbitraire puisqu’il est commun à tous les auteurs en raison d’une activité qui les distingue dans la société. Enfin, pour Renouard, si le privilège est acquis dès la publication, il n’est protégé contre les troubles provoqués par des tiers que par le dépôt légal, l’enregistrement auprès de l’autorité publique : il trouve la cause de son existence dans le fait même d’être possédé, et la cause de sa garantie juridique dans la formalité officielle. L’action judiciaire en contrefaçon, de nature difficile à déterminer, n’est pas une action pétitoire en revendication, car elle sauvegarde un droit qui n’est pas considéré comme un droit de propriété dans la théorie ici exposée ; elle n’est pas non plus une action possessoire car elle protège, non pas un fait, celui de la possession, mais une possession enregistrée, légale ou, pour utiliser une expression

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 455 paradoxale, un droit de possession : une telle possession, peu compatible avec le droit civil classique, rappelle l’ancienne saisine. Le modèle de la saisine foncière de l’ancien droit coutumier peut-il servir à éclairer le moderne droit pécuniaire des auteurs ? Cette hypothèse originale est certes totalement absente chez Renouard, soucieux peut-être d’éviter le risque d’une interprétation même injustement réactionnaire de son argumentation, mais assurément informé des études scientifiques entreprises à son époque par les historiens du droit. Si la saisine a décliné depuis le XVIe siècle devant l’influence grandissante du droit romain et ne se trouve plus mentionnée dans le Code civil que pour la saisine de l’héritier, elle fait rétrospectivement l’objet d’une théorie systématisée notamment par Klimrath : pour lui, la saisine, encore sous-jacente dans le Code civil, caractérise une propriété coutumière, différente de la propriété romaine, mais conforme au génie français, et qu’il faut distinguer de la féoda- lité car, par son origine franque, elle lui est anérieure, et, même utilisée dans le droit des biens féodaux, elle s’en dissocie en s’appliquant aussi aux biens libres, tels les alleux, donc comme étant le régime général et coutumier de tous les biens. Il y a quatre espèces, ou plutôt quatre degrés de saisine : la saisine de fait désignant une détention munie déjà d’un droit de suite ; la saisine de droit fondée sur un acte public d’investiture ou enregis- trement pouvant prolonger ou anticiper la tradition de fait ; la simple saisine unifiant les deux précédentes dans l’actualité de la possession authentifiée par l’investiture ; la vraie saisine rendue inattaquable par la durée d’an et jour. La saisine protège une situa- tion à la fois factuelle et légale en lui procurant une garantie d’autant plus forte qu’elle est plus paisible et stable. Elle porte, non pas sur la substance matérielle de la chose, sur le fonds lui-même tenu pour indisponible, mais sur certaines utilités et jouissances qu’on en tire : d’où la possibilité de saisines multiples, simultanées ou successives, sur un même bien, pour autant qu’elles sont compatibles. Ce droit de propriété-saisine tend à mêler les droits réels et les droits personnels par les rapports des titulaires de saisines avec la communauté juridique et entre eux-mêmes pour le respect réciproque de leurs droits, à faire coexister leurs droits privatifs opposables à tous avec un usage objective- ment collectif ou non exclusif du bien globalement considéré, à prévoir une publicité des actes d’appropriation, à reconnaître un droit non pas absolu mais relatif à une activité déterminée et effective. Ainsi paraît-il justifié de voir dans la saisine du domaine matériel de la terre la configuration conceptuelle de la propriété réservataire qu’est, dans le domaine immatériel des idées, le droit pécuniaire des auteurs : ce droit permet d’être attaché, non à l’œuvre elle-même inappropriable, mais à son exploitation économique, au monopole de vente des exemplaires matériels, d’équilibrer les droits privatifs, réels et personnels, des auteurs et les droits collectifs du public en les combinant avec leurs obligations réciproques, de prévoir un enregistrement ou dépôt légal qui pourrait se comparer à l’investiture. Toutefois, dans la législation positive actuelle, à la différence des droits de propriété industrielle conditionnés par un enregistrement, le droit des auteurs ne dépend plus du dépôt légal, restant par ailleurs obligatoire sous peine d’amende : il est acquis par le seul fait de la création d’une œuvre de l’esprit et il est légalement défini comme un véritable droit de propriété, mais il est une propriété incorporelle, qui, dans son principe général, peut paraître adaptée au commerce moderne, car elle est la rétribution matérielle d’une activité humaine dématérialisée.

Arch. phil. droit 51 (2008) 456 CO MPT E S RE N D U S

Ainsi, tout au long de l’ouvrage, ont été distinguées et examinées, les trois formes conceptuelles de la propriété : la domination de l’homme et de son esprit sur les choses de la nature matérielle, l’appartenance à soi-même dans le rapport entre l’intériorité et l’extériorité de l’homme, l’appropriation des facultés créatrices de l’homme dans un échange de services et de valeurs. La conclusion les récapitule et ouvre des perspectives sur leurs fondements, sur leurs origines causales, sur leurs finalités dans la corrélation du propre et du commun, de l’individualisme et de l’interdépendance. Ces questions prolon- gent une recherche exceptionnellement substantielle et pénétrante qui s’est appliquée à penser conceptuellement la propriété.

Jacques DAGORY

Bernard Edelman, Quand les juristes inventent le réel, Hermann, 2007.

Bernard Edelman nous livre ici un essai brillant, trop brillant, diraient certains. Cet essai entend prendre le lecteur de court en le plongeant dans la part d’irrationnel, de rêve, qu’inclurait le Droit. La doxa voudrait qu’à rebours du travail du philosophe, le juriste ait les jambes bien campées dans la réalité et l’objectivité des faits. Pourtant, le juriste, du moins à sa manière, parvient à inventer le réel. Le livre s’empare de diverses fables qui ponctuent l’histoire de la philosophie, telle, pour en élire une, celle de l’invention de l’écriture chez Platon, qui dessine deux effets polaires, suivant que l’écriture dispose de notre mémoire vivante pour produire de l’opinion et de l’apparence, ou bien au contraire dit la loi, qui, parce qu’elle est tout à la fois immuable et impartiale, peut être figée en un texte. Au cœur de cette histoire de la relation entre la philosophie et le droit, la bile noire (la mélancolie) occupe une place étonnante, et qui pourtant emporte la conviction : le mélancolique est un créateur. Dans une traversée des temps et des concepts sans doute trop rapide pour être complètement honnête, Edelman convoque tour à tour Platon, Aristote, Diderot, Kant et bien d’autres à l’appui de sa démonstration. C’est au XVIIIe siècle que se dessine le moment d’une véritable invention de l’auteur par le droit, qui fait écho à la redécouverte de la théorie du génie. L’auteur est en effet le modèle accompli de la souveraineté du moi, « creuset du sujet de droit, de l’individu juridique tel que nous le connaissons aujourd’hui ». Chez Kant justement, le droit du mariage illustre à son tour la capacité du droit à codifier les passions – et peut être même à construire un ordre face à la passion qui s’éteint. S’y inscrivent les rôles respectifs de l’homme et de la femme, une vision des peurs de la société, de ses angoisses au sujet de la sexualité, etc. Se prépare ainsi dans les textes une « régulation utopique », qui forgerait une cité vertueuse et reconnaîtrait jusqu’à la valeur du travail (qui fonde le pouvoir de celui qui nourrit sa famille). De l’ordre familial à l’ordre religieux, il n’y a qu’un pas que franchit Edelman pour nous amener, avec Bossuet, dans le dédale des règles de droit qui sont devenues l’instrument de l’imaginaire religieux. Le droit est-il nécessairement juste et équitable ? Certes, la fable du loup et de l’agneau nous rappelle que le fort est toujours vainqueur, mais on peut questionner l’idée

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 457 qu’il faille à cela de la raison, celle qui permet au plus fort de « transformer en ennemi celui qui lui résiste », de lui appliquer « un droit de la guerre ». On est ici en plein paradoxe : « Le Loup et l’Agneau est la fable du cynisme étatique, impérialiste, qui s’oppose, trait pour trait, à l’humanisme juridique qui, pourtant, s’en nourrit ».

Quittant l’imaginaire philosophique et la pluralité de ses rencontres avec le Droit, Edelman nous plonge dans l’imaginaire juridique. L’imaginaire juridique est sans nul doute celui d’une ambition : construire l’expression d’une société qui vit et se maintient à la lumière de la raison, et de là, construire le réel lui-même, dans une quête perpétuelle d’élargissement de son champ de compétence. Le droit apprivoise les faits, il les domestique et leur imprime des frontières. Un exemple : le droit de grève encadre la violence de la cessation spontanée ou organisée du travail, il la normalise, il enferme le gréviste dans le contrat de travail, poursuivant ainsi sa « mission civilisatrice ». Edelman piste cette fabrique de la réalité à laquelle se livre le droit sur un terrain qui lui est familier, celui de la photographie1, cet art de la reproduction du réel qui pose la question de la propriété du réel : à qui donc appartient un paysage urbain ou rural, ou du moins son image, comment faire la part du principal et de l’accessoire et désigner en conséquence l’artiste ou le créateur, celui qui « augmente » le réel, celui qui produit « du plus » et qui à ce titre se voit affublé de droits ? Comment réciproquement traiter juridiquement de la photographie, dès lors que l’on admet qu’elle ne se contente pas de reproduire le réel, mais que cette reproduction incorpore une création, fabrique à son tour le réel, participe d’un processus de technicisation du réel ? Ayant traité de l’œuvre et de son auteur, Edelman franchit un pas de plus en avançant que le droit est un lieu de la fabrique de l’homme, autour notamment de la catégorie « personnalité juridique » qui concilie la généralité (tout homme est sujet de droit) et la singularité de l’homme. La théorie des droits de l’homme rebondit sur le dispositif juridique ainsi échafaudé, faisant de chacun un citoyen du monde, un être universel, dans lequel Edelman perçoit une véritable fiction juridique, et plus encore, un « rêve d’apprivoisement du temps et de la folie humaine ». Et le droit fabrique de la sorte « l’homme des droits de l’homme », dans le même temps où perdure la menace venue de l’intérieur (l’insurrection, ou, peut-être pire encore, la loi liberticide) ou de l’extérieur (le refus des droits de l’homme ouvrant la porte à d’autres droits de l’homme : l’homme soviétique, l’homme religieux, l’homme des pays sous-développés s’affrontant à l’universalisme trompeur des droits de l’homme). Sur un autre registre, celui qui a trait aux progrès de la science, la nécessité de penser la vie au-delà d’elle-même force le droit à conquérir encore de nouvelles catégories : greffes d’organes, clonage, fécondation in vitro réclament l’invention d’un corpus juridique, et le droit se trouve convoqué (à moins qu’il ne se convoque lui-même) afin de désigner les contours de la vie, de sorte que tout, dans l’homme, a désormais vocation à devenir un objet du droit. Ce livre est une histoire de l’impérialisme du droit, de sa faculté à absorber le réel comme à l’inventer. Edelman propose une démonstration impressionnante, bien que

1 Cf. Edelman B., Le Droit saisi par la photographie, Paris, Flammarion, 2001 et Le Sacre de l’auteur, Paris, Seuil, 2004. Arch. phil. droit 51 (2008) 458 CO MPT E S RE N D U S parfois rapide, et qui laisse au moins deux questions ouvertes : le droit n’est-il pas en concurrence avec d’autres disciplines sur des terrains où il entend dire le vrai ? L’absorption du réel ainsi déroulée procède-t-elle d’une sorte d’auto-déploiement d’une machine de production juridique devenue presque infernale, ou répond-elle à la demande d’un corps social qui entend produire du sens en rationalisant le réel, les faits, et la vie même ? Sur le premier point, il faut reconnaître à l’économie une capacité au moins égale à imposer la raison au sein même des passions. Sur le second, on pourrait faire l’hypothèse que derrière cette extension du droit se nouent des enjeux de domination. Évoquée à propos de ce qu’Edelman considère comme la grande fiction des droits de l’homme, cette hypothèse prendrait corps en des domaines que l’auteur laisse inexplorés : celui du droit de l’économie, du droit des affaires, du droit de la concurrence. Sans doute nous suggère-t-il implicitement que les sujets sont moins graves, ou ne font guère question du point de vue de la philosophie du droit. Et sur le fond, on est tenté de le rejoindre et de se rendre à l’évidence que l’extraordinaire capacité du droit à fabuler afin que la société demeure en bon ordre de marche se donne bien plus à voir sur le terrain de l’homme que sur celui du marché.

Françoise BENHAMOU

Michel Troper, Véronique Champeil-Desplats et Christophe Grzegorczyk (sous la direc- tion de), Théorie des contraintes juridiques, Paris, LGDJ-Bruylant, 2005.

L’intérêt de la théorie des contraintes juridiques est heuristique, affirme Otto Pfersmann dans sa critique de cette théorie au sein de la remarquable Théorie des contraintes juridiques rédigée sous la direction de Michel Troper, Véronique Champeil- Desplats et Christophe Grzegorczyk (p. 142). Et cette phrase est fondamentale si l’on cherche à comprendre ce qu’est la théorie des contraintes juridiques qui a occupé, dans cet ouvrage, le Centre de Théorie du Droit de l’Université de Paris X-Nanterre. Ici, le « doit » ne renvoie pas à une obligation mais à une contrainte, chacun devant « tenir compte des moyens que le système attribue aux autres acteurs et anticiper la façon dont ceux-ci peuvent s’en servir » (la quatrième de couverture). Après une introduction de Véronique Champeil-Desplats et Michel Troper, trois chapitres nourrissent ce travail original. Un chapitre I relatif à la présentation de la théorie des contraintes juridiques, un chapitre II relatif à l’illustration de cette théorie, un chapitre III relatif à une discussion de celle-ci. Dans le chapitre I, Véronique Champeil-Desplats et Michel Troper présentent une proposition pour une théorie des contraintes juridiques. Dans un essai de définition, ceux-ci relèvent que la contrainte est juridique, mais qu’elle est aussi une situation de fait et qu’elle résulte de la configuration du système juridique. Ainsi, poursuivent-ils, une cour constitutionnelle se trouve contrainte par les compétences des autorités de saisine, par les pouvoirs des autres juridictions ainsi que le pouvoir du constituant de surmonter ses décisions par une révision de la Constitution (p. 15). Mais la contrainte est aussi subie par un homo juridicus. L’homo juridicus est un acteur juridique, c’est-à-dire un producteur de normes juridiques ou un prétendant à une telle production. Il opère un

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 459 choix, mais pas n’importe comment, puisqu’il a tendance à vouloir défendre sa sphère de compétence, « à ne pas vouloir que sa décision soit renversée, à préserver son existence institutionnelle, ainsi qu’à maintenir ou optimiser son pouvoir, notamment en fournis- sant des justifications institutionnellement acceptables de ses choix » (p. 15). Enfin, l’homo juridicus connaît complètement l’état du système au sein duquel il agit, y com- pris les interprétations que peuvent formuler les autres acteurs de ce système. Et la contrainte juridique n’a de sens, insistent-ils, que si l’on suppose que la décision de l’acteur s’inscrit dans le système et respecte les contraintes que celui-ci lui imposerait, « c’est-à-dire en agissant en dehors des règles constitutionnelles, par exemple par le recours au coup d’État » (p. 16). Par ailleurs, pour les auteurs, dans un essai de typo- logie des contraintes juridiques, il est possible de construire une classification des contraintes en fonction du résultat produit, une classification selon le degré de contrainte, et une classification des contraintes en fonction de leur origine (contraintes produites par des normes qui émanent de l’acteur lui-même ou contraintes produites par des éléments autres que des normes). L’étude de Christophe Grzegorczyk, titrée : « Obligations, normes et contraintes juridiques. Essai de reconstruction conceptuelle », est, quant à elle, la bienvenue (p. 25) ; on en attend d’ailleurs beaucoup. Ici, l’auteur fait successivement part de confusions et s’attelle à des clarifications. Il existe ainsi une première confusion entre l’obligation et la contrainte, une deuxième confusion entre la contrainte et le sentiment d’être contraint, une troisième confusion entre l’obligation et la contrainte objective, une quatrième confusion entre la norme comme signification et la norme comme réalité. S’agissant de la troisième confusion entre l’obligation et la contrainte objective, celui-ci relève que créer une obligation et obliger objectivement sont des choses distinctes (p. 29). C’est là que se situe, souligne-t-il, l’aspect le plus important de sa recherche : « il existe, en effet, des situations juridiques où aucune norme ne nous impose l’obligation d’agir dans tel ou tel sens, et pourtant nous devons le faire. Et nous devons le faire juridiquement, et non pas seulement pour des raisons morales, sociales, écono- miques ou politiques. Nous sommes juridiquement contraints d’agir dans un sens donné, parce que le système juridique est structuré de manière telle qu’objectivement nous n’avons que peu de choix (et parfois même, nous n’avons pas de choix du tout) » (p. 30) L’exemple ci-après éclaire parfaitement sa pensée : « Quel professeur de droit constitutionnel n’expliquera pas à ses étudiants que le Président de la République doit (ou est obligé) de nommer le Premier ministre appartenant à la majorité parlementaire, et pourtant il n’a aucune obligation juridique en ce sens ? Quel professeur de droit privé ne dira pas que les juridictions de fond doivent suivre la jurisprudence de la Cour de cassation, et pourtant aucune norme juridique ne leur impose une telle obligation (hormis le cas du second renvoi) ? » (p. 30). Il suit de là que l’obligation peut être transgressée si elle n’est pas suffisamment appuyée par une contrainte appropriée. En un mot, un agent juridique a l’obligation de faire (conformément aux normes juridiques en vigueur), tandis que la théorie des contraintes juridiques cherche à comprendre et expli- quer ce qu’il appartient à l’agent de faire (selon la situation juridique dans laquelle il opère) (p. 31). Dans ce cas, pour simplifier, on peut dire que ce n’est pas le droit que l’on étudie, mais la logique de celui-ci, « non pas les normes juridiques positives, mais les schèmes logiques normatifs. Bref, c’est une espèce particulière de conceptualisme,

Arch. phil. droit 51 (2008) 460 CO MPT E S RE N D U S sinon d’idéalisme juridique » (p. 32). Christophe Grzegorczyk étudie ensuite, pour jus- tifier des distinctions et relations entre ce qui vient d’être dit, les différents types de contraintes (les contraintes internes et les contraintes externes), puis les relations entre la norme, l’obligation et la contrainte. À nouveau, l’ensemble est passionnant. Une rela- tion entre la norme et la contrainte conduit l’auteur à écrire que les contraintes juridiques peuvent résulter des différentes configurations des normes, donc des relations entre elles. « Il n’y a rien de curieux dans cette affirmation : les relations entre les normes peuvent être traitées et décrites comme des faits, même si les normes elles-mêmes ne sont pas des faits. Tout simplement, toute relation doit être distinguée des membres de la rela- tion, elle ne se situe pas sur le même plan que ses propres membres, ni ne peut être réduite à ceux-ci » (p. 41). Et un approfondissement de la relation entre l’obligation et la contrainte où l’on voit que l’obligation ne suffit pas, mais qu’il faut une contrainte, précède les propos conclusifs de Christophe Grzegorczyk : « dans le cas des contraintes juridiques, souvent il n’y a pas d’obligations (au sens technique de prescription, avec ses trois modalités), parfois il n’y a même pas de contraintes imposées, mais la configura- tion du système juridique est telle qu’elle crée une situation objectivement contraignante pour des agents juridiques concernés » (p. 42). Peuvent s’ensuivre des effets indésirables ou pervers que personne n’a désirés, et encore moins prévus (p. 42). Dans le chapitre II, qui propose une illustration de la théorie des contraintes juri- diques, quatre textes se suivent opportunément : « Les mutations du concept de citoyen de l’an III » (de Michel Troper) (p. 45), « L’arrêt Koné, produit et source de contraintes » (de Véronique Champeil-Desplats) (p. 53), « De quelques contraintes de l’Assemblée nationale constituante de 1789 » (d’Arnaud Le Pillouer) (p. 63), « Du général et du particulier des contraintes de la représentation en 1973 (Sur la distinction des lois et des décrets et sa justification) » (de Pierre Brunet) (p. 79). Et Bruno Genevois, dans une étude sur « Le commissaire du gouvernement devant le Conseil d’État statuant au contentieux ou la stratégie de la persuasion », de souligner que le commissaire du gouvernement est soumis à des contraintes d’ordre interne mais aussi d’ordre externe (p. 93). Il doit nécessairement prendre en compte la jurisprudence émanant d’autres juridictions comme la jurisprudence du Tribunal des conflits, la juris- prudence de la Cour de cassation, la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la juris- prudence du juge communautaire, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Il écrit que les commissaires du gouvernement sont unanimes pour considérer qu’un arrêt rendu par la cour de Strasbourg est doté uniquement de l’autorité relative de chose jugée, une telle contrainte ne s’opposant toutefois pas à ce que la jurisprudence de la Cour européenne soit très largement examinée. « Nonobstant les réserves émises par le commissaire du gouvernement Seban, l’assemblée du contentieux a jugé que l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales était susceptible d’être invoqué à l’occasion de la mise en œuvre par une autorité administrative indépendante d’un pouvoir de sanction » (p. 100). Et celui-ci de relever encore que le commissaire du gouvernement devient de plus en plus partie prenante au « dialogue des juges », puisqu’il lui importe de convaincre non seulement la formation de jugement mais aussi d’autres juridictions (p. 107). Il ne s’agit cependant pas là d’une prise en « tenaille » du droit administratif français par le droit constitutionnel, le droit communautaire, le droit européen des droits de l’homme et

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 461 le droit privé. Tout au contraire, affirme-t-il, c’est la marque d’un esprit d’ouverture et d’un enrichissement réciproque. À preuve, les hautes juridictions n’hésitent pas à s’inspirer les unes des autres pour élaborer des principes. Quant à Daniel Soulez Larivière, il livre un autre enrichissement : celui du point de vue de l’avocat. Il note que le juge français aime rarement défaire ce que les autres ont fait, qu’il n’aime pas les solutions juridiques audacieuses, et que sa capacité d’opposition et de résistance est faible (p. 114). On l’a vu, dit-il, dans une affaire récente qui touchait le monde de l’édition à propos de la saisie d’un livre par une ordonnance de référé, la cour d’appel saisie de l’ordonnance du Président du tribunal « s’est trouvée contrainte de suspendre la valeur exécutoire de l’ordonnance de référé pour apaiser les esprits. C’était carrément s’abstraire de la contrainte juridique. Il a fallu que dans un décret cette situation soit avalisée, réglementairement » (p. 114). Contrairement à une idée reçue, le juge judiciaire est donc loin du concept de gouvernement des juges, mais parfois plus loin du respect de la contrainte juridique que son collègue du common law. Pas de contrainte juridique, ou tout au contraire théorie de la contrainte juridique ? Pour répondre encore plus spécifiquement à cette question, le chapitre III discute de la théorie des contraintes juridiques. Droit et causalité sont abordés par Jon Elster (p. 117), tandis qu’Otto Pfersmann présente, on l’a dit, une critique de la théorie des « contraintes juridiques » (p. 123). La théorie des contraintes juridiques désire expliquer comme le résultat d’une nécessité interne le fait que certains phénomènes juridiques (comportements pertinents, production de normes, etc.) se soient réalisés tels qu’ils l’ont effectivement été et non d’une autre façon. « Son originalité consiste en ce qu’elle se présente comme n’étant ni une théorie causale où les contraintes résulteraient simple- ment de l’ensemble des paramètres factuels donnant lieu à une décision dans un contexte politique, psychologique, économique et social donné, ni une théorie considérant comme des contraintes les normes d’un système juridique dont l’application conjointe limiterait le champ d’action de l’agent par rapport à un objectif donné » (p. 123). Les éléments constitutifs de la théorie des contraintes juridiques sont alors successivement examinés. Il s’agit du droit et de la « contrainte argumentative ». Ici, l’auteur analyse le concept de contrainte juridique présenté par Michel Troper en les termes suivants : « On parlera donc de contrainte spécifiquement juridique lorsque, pour atteindre un certain but, il n’existe qu’un moyen ou tout au moins lorsqu’un moyen apparaît comme le meilleur et qu’il est lié à la forme de l’argumentation juridique. Il se peut, bien entendu, que l’agent ne perçoive pas cette contrainte et n’emploie pas ce moyen, mais dans ce cas, il manque son but » (p. 127). Cette définition appelle selon lui plusieurs remarques. Il s’agit d’une contrainte conditionnelle qui est toutefois d’ordre factuel comme tout rapport ins- trumental. Il y a contrainte si le seul ou le meilleur moyen consiste en l’utilisation de l’argumentation juridique. Et « une argumentation juridique » ne bénéficie a priori pas, dans le cadre de la théorie des contraintes juridiques, d’un statut épistémologique bien défini. La seconde partie de ce travail aborde les contraintes intrasystématiques comme la contrainte « comportementale » (p. 128), et la contrainte « conceptuelle » (p. 132). Et la contrainte révolutionnaire, troisième point extrêmement intéressant de l’analyse, s’achève par une phrase de Wittgenstein susceptible de résumer l’entier manuscrit : « tout est contrainte puisqu’il y a toujours un résultat » (p. 140). Enfin, l’objet et la méthode de la théorie de la contrainte juridique conduisent Otto Pfersmann à penser que

Arch. phil. droit 51 (2008) 462 CO MPT E S RE N D U S celle-ci n’est pas une théorie de la troisième voie. Au vrai, sa contribution majeure consiste « à attiser sans résultat l’attention du chercheur sur les raisons exactes des choix et la technologie des moyens juridiques permettant de leur donner une expression normative. L’intérêt de la TCJ est heuristique » (p. 142). Le réalisme scandinave et la Théorie des contraintes sont par ailleurs étudiés par Éric Millard (p. 143), tandis qu’Alec Stone Sweet présente un article titré : « Path depen- dence, precedent, and judicial power » (p. 155). Avant que Pasquale Pasquino s’intéresse aux contraintes juridiques et à la Cour constitutionnelle italienne (p. 177), Bastien François pose la question : « Une théorie des contraintes juridiques peut-elle n’être que juridique ? » (p. 169). Le titre prometteur ne déçoit pas. Après une démonstration soi- gneusement étayée, il conclut que les contraintes juridiques sont bien juridiques, puis- qu’elles sont le produit d’une activité labellisée comme juridique et qu’elles s’expriment dans un langage à part, celui du droit, mais, poursuit-il, « le constat d’une restriction de l’espace des possibles juridiques – par quoi on peut effectivement mesurer l’existence des contraintes pesant sur le travail juridique – s’il trouve son principe générateur dans l’existence d’un « système juridique », ne peut être expliqué juridiquement. Le droit n’est que le langage commun dans lequel se disent (et se vivent) ces contraintes (ce qui n’est bien sûr pas négligeable). Parce que les contraintes juridiques – comme tous les autres types de contraintes qui caractérisent des sous-univers sociaux – ne peuvent être comprises que relationnellement, dans les rapports de forces structurellement déterminés qui les fondent et les justifient », il est possible que le sociologue reprenne là toute sa place, « non pas pour dire la “vérité” ultime du droit mais pour expliquer pourquoi et comment des acteurs “libres” peuvent se retrouver prisonniers de sa toile de significa- tions » (p. 176). Et c’est cette structure de relations qui permet que les stratégies dis- semblables (voire souvent contradictoires) « des différents acteurs finissent par produire une contrainte constitutionnelle sans être nécessairement orientées vers cette fin » (p. 176). Jacques Meunier, dans une analyse sur les contraintes et la stratégie en droit constitutionnel, fait aussi regretter que le livre ne soit pas plus long (p. 187). Sa contribution qui est donc la dernière, le conduit, après trois parties finement pesées et pensées, à conclure que l’analyse stratégique a un objet plus étroit (elle suppose ainsi des acteurs conquérants confrontés à de possibles résistances) que la théorie des contraintes juridiques. Elle est cependant en mesure d’apporter une contribution importante à l’étude des contraintes parce que la contrainte constitue un défi pour le stratège, et « la manière dont il le relève peut aider à identifier les contraintes juridiques, à en percevoir l’origine et mesurer l’impact » (p. 197). Mais là surgit un risque, qui n’est d’ailleurs pas propre à l’analyse stratégique : celui d’enregistrer tout choix opéré par l’acteur comme la conséquence d’une contrainte, en un mot, de passer de la rétrodiction à l’historicisme, « en reconfigurant le système pour lui faire produire les contraintes propres à expliquer les comportements observés » (p. 197). Ce danger, ajoute-t-il, pousse à la prudence et la critique. Le reste de l’ouvrage nous y avait déjà invité.

Catherine PUIGELIER

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Gilles Lebreton (sous la direction de), Valeurs républicaines et droits fondamentaux de la personne humaine en 2003 et 2004, Paris, L’Harmattan, 2006.

Bravant les tempêtes et marées de l’européanisation et de la mondialisation, « l’École du Havre » n’est pas une école comme les autres. Républicaine, courageuse, solide, elle entend, dans cet ouvrage sur les valeurs républicaines et droits fondamentaux de la personne humaine (en 2003 et 2004) dirigé par Gilles Lebreton (directeur du GREDFIC), marquer, après une hésitation de la France entre adaptation et résistance à « la double influence de la construction européenne et de la mondialisation libérale », le renversement de tendance, la French pride (c’est-à-dire selon Olivier Cayla, la réaffir- mation des valeurs républicaines contre l’Europe et le reste du monde), qu’a connu la France avant le rejet de la Constitution européenne du 29 mai 2005 (V. G. Lebreton, Ouverture, p. 3). Dans ce livre passionnant qui regroupe quinze contributions d’universitaires pari- siens, lyonnais, rouennais, havrais et d’un Conseiller d’État, professeur associé à l’Université du Havre, on parle de coup d’État républicain, de laïcité, d’égalité, de sécurité juridique, d’appropriation du vivant, d’une jurisprudence européenne devenue une arme contre la loi française, etc. Mais on y est aussi critique des évolutions des droits fondamentaux dans les différentes branches du droit, on y examine au ciselet différents textes et affaires qui ont émergés ces dernières années. Ici, les droits fondamentaux de la personne humaine, en concurrence avec les valeurs républicaines, sont parfois loin de connaître des progrès. C’est du moins ce que révèle pas à pas les contributions d’Antonio Troianiello sur « Les droits fondamentaux éclipsés par la question sociale » (p. 5), de Gilles Lebreton sur « Le droit administratif en quête de légitimité » (p. 21), d’Olivier Cayla sur « La loi du 15 mars 2004 sur la laïcité » (p. 41), de Jacques Bouveresse sur « Les deux impasses de la laïcité » (p. 47), d’Armelle Renaut-Couteau sur « La laïcité turque devant la CEDH » (p. 63), de Diane de Bellescize sur « La France et l’article 10 de la CEDH » (p. 81), de Béatrice Bourdelois sur les « Lois rétractives et droits fondamentaux » (p. 99). C’est également ce que nous fait comprendre Jocelyn Clerckx lorsqu’il examine la loi du 6 août 2004 sur la bioéthique, passée selon lui largement inaperçue, et dont différentes dispositions emportent un véritable « basculement » de la bioéthique (p. 126). Et Thierry Tuot, à propos du rapport Mandelkern sur le service garanti, de prendre le relais en affirmant que le législateur ne peut définir ce que devrait être le service minimum. Le voudrait-il, ajoute-t-il, « au mépris du principe de libre adminis- tration des collectivités territoriales, qu’il devrait justifier, commune par commune, région par région, une appréciation de la nature de la continuité et de celle des besoins essentiels qu’il lui serait à peu près impossible, matériellement, d’établir » (p. 133). En réalité, ce que peut faire le législateur se limite à la définition du contenu d’un arsenal : « celle des atteintes au droit de grève qu’il estime par principe possible de prévoir, en les justifiant par des cas de principe de continuité » (p. 133). Par suite, les transports publics placent la France dans une configuration inédite susceptible d’être la prémisse d’une évolution plus générale où les grandes libertés et leur conciliation continueraient à être définies par le législateur, mais « où la traduction concrète de ces garanties doit – ne peut que – recevoir une traduction locale, adaptée à des situations particulières »

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(p. 134). L’auteur, conscient de la déception provoquée par les propositions de la commission Mandelkern (dont il a été le rapporteur général), rappelle que s’était imposé le fait que si la loi pouvait réglementer le droit de grève, elle ne pouvait pas pour autant permettre de créer un service minimum (ici, parmi les différentes mesures suggérées figure la négociation collective dont le rôle peut être de toute première importance). Notre appareil normatif est inadapté, conclut-il, à la généralisation de ces évolutions, de sorte qu’une réforme constitutionnelle s’imposerait, et il y a là un champ de réflexion interdisciplinaire particulièrement riche pour des juristes qui n’estiment pas que le droit « est matière à dissection de grimoire, mais facteur de progrès social. N’opposez pas la grève au droit, les travailleurs ne peuvent user de la première que dans la perspective de renforcer le second » disait Léon Blum, qui était, aussi, commissaire du gouverne- ment… » (p. 137). Mais Sylvia Calmes nous fait encore comprendre que plus que de protection des droits fondamentaux, il est aujourd’hui besoin de sécurité juridique (p. 141). Ici, les liens horizontaux entre les deux théories autonomes seraient de deux sortes. « D’une part, dans les domaines où elles sont amenées à se chevaucher, le lien est positif : les droits fondamentaux peuvent concrétiser un pan de la logique (concurrente) de la sécurité juridique. D’autre part, dans les autres domaines, le lien est négatif : l’absence de protection des droits fondamentaux explique que soit amenée à jouer, à titre subsidiaire, la sécurité juridique subjective » (p. 153). Une réflexion sur la politique de sécurisation du droit pour mieux revisiter la question de la protection des droits fondamentaux s’imposerait donc. Quant à Michel Bruno, il s’interroge sur l’évolution des droits fondamentaux en droit communautaire et de l’Union européenne en 2003 et 2004, et plus encore sur la consolidation de l’Espace de Liberté, de Sécurité ou de Justice avec ou sans l’accord des citoyens. Pour lui, si la charte des droits fonda- mentaux consacre le respect de la personne humaine et de ses droits, ce qui est une bonne chose, il reste qu’en voulant appliquer trop vite le personnalisme politique et juridique, l’Union européenne se comporte parfois en régime autoritaire qui dicte, impose sa volonté aux peuples qu’elle doit pourtant servir. « La première des libertés qu’il faut respecter, comme l’écrivait Rousseau, c’est la liberté de participation, la liberté politique et non la liberté d’autonomie chère à Montesquieu. L’idéal est en définitive de concilier les deux et le Pacte social européen ne pourra grandir qu’en respectant d’abord la personne humaine en sa qualité de citoyen politique » (p. 168). Dans un rapport de synthèse, Didier Guével le dit bien : les propos tenus sont riches, structurés, convaincants. « Notre vieux monde craque », il a peur, il se sent à l’étroit, il peine à retrouver son souffle. Tous les droits sont touchés par ce malaise, même le droit administratif français, « ce pilier de l’exception française ». À ces angois- ses contemporaines, il est répondu par une juridictionnalisation à l’envi. Le juge, « le père de substitution, dépositaire de la foudre divine par le truchement de son chêne », écrit encore Didier Guével (p. 196) peut aider, mais il inquiète aussi. Si l’on savait depuis longtemps que la chambre sociale de la Cour de cassation faisait de la politique, on s’attendait moins à ce que les autres chambres de la Cour suprême, dont les pouvoirs croissent de façon exponentielle, en fassent aussi. Et que dire du critère de proportion- nalité, « sorte de panacée contemporaine masquant mal un vide créatif » (p. 197) qui permet au juge une souveraineté que tous déplorent. Cet ouvrage est toutefois loin d’être pessimiste, il parie aussi sur une société mutante en recherche de nouvelles règles.

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Quelques espoirs sont permis avec, selon Gilles Lebreton, une codification récente plutôt réussie en matière d’égalité (p. 198) (il est là question de la loi du 30 décembre 2004 portant création de la HALDE, c’est-à-dire de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, loi partiellement critiquable, mais globalement positive) (p. 186), et puis il y a la condamnation plus universelle des discriminations, les condamnations de moins en moins fréquentes de la France par la CEDH pour atteinte à la liberté de presse, les recours de journalistes turcs vers l’instance internationale, la limitation de la rétroactivité des lois (avec la notion même controversée de motifs impérieux d’intérêt général), les efforts réalisés par la Cour de cassation pour que les revirements de jurisprudence ne soient plus nécessairement rétroactifs, etc. « Les droits de l’homme inventés par la France et devenus européens ont une évidente et heureuse vertu d’exemplarité » poursuit Didier Guével (p. 198). Mais quand il s’agit d’influences européennes, d’harmonisation européenne, etc., on ne sait plus, car nos espoirs se heur- tent aussi à des porosités gênantes. Par exemple, le droit de la concurrence envahit le droit administratif, tandis que les commercialistes considèrent que c’est le droit adminis- tratif qui envahit le droit de la concurrence, laissant ainsi la vieille séparation française entre le droit privé et le droit public un peu plus chancelante. « Allers-retours juri- diques » qui font que l’on est hésitant, pour ne pas dire totalement perdu, quand il s’agit de savoir si nos engagements européens sont finalement une bonne ou une mauvaise chose. Incertitudes, angoisses qui pourraient être cependant apaisées par les réalités afri- caines rappelées par Habib Ghérari qui, dans un texte sur la cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, souligne que sur le continent africain, même si des avancées sont perceptibles, les violations des droits de l’homme se sont multipliées allant parfois jusqu’au génocide. Une question surgit alors : peut-on revendiquer nos droits sans consentir à nos devoirs ? Répondre à une telle question est aussi difficile que de savoir si la France saura, face à cette lame de fond venue de l’extérieur, durablement conserver son identité et imposer, comme le dit Gilles Lebreton, le respect de ses valeurs à un droit en voie de mondialisation (p. 4).

Catherine PUIGELIER

Jean-Marc Trigeaud, Justice et hégémonie. La philosophie du droit face à la discrimina- tion d’État, Bordeaux, éd. Bière « Bibliothèque de philosophie comparée », 2006.

Le professeur Jean-Marc Trigeaud, de l’Université de Bordeaux, rassemble dans un nouveau recueil intitulé Justice et hégémonie, une vingtaine d’articles dernièrement parus dans des revues françaises ou étrangères. Suivant la ligne de sa philosophie juri- dique qu’il développe depuis plus de vingt ans, et dont témoignent déjà de nombreux ouvrages (recensés dans les Arch. Philo. Droit), il prolonge sa réflexion sur la personne comprise comme universalité singulière dans son ipséité unique et concrète au-dessus du personnage, qui lui est subordonné, mais qui l’enferme dans des catégories génériques, assimilatrices et abstraites. Plus précisément, la plupart des études du présent recueil en font l’application à propos d’événements de la récente actualité.

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Après une introduction présentant la notion de discrimination envisagée du point de vue politique et donc hégémonique, une première partie (« raison contractualiste contre chose publique ») comprend notamment des articles occasionnés par la loi de 2004 pro- hibant en France les signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires et visant le voile islamique porté par certaines écolières musulmanes. L’auteur fait la distinction entre la citoyenneté résultant de l’appartenance à une communauté étatique en vertu d’un lien présumé conventionnel et la qualité propre reconnue, en dehors d’une quelconque base contractualiste, à tout individu par la république, ou chose publique, à laquelle l’État est tenu de se référer. L’État de droit est au service du droit, et par là de la justice, et non pas le droit et la justice au service de l’État. Dès lors, la loi étatique n’est pas nécessairement juridique. L’État devient hégémonique quand il fait de la loi un simple instrument politique, quand il prétend régir les mœurs, les comportements expri- mant une mentalité religieuse et culturelle, alors qu’il doit au contraire, sans s’immiscer dans un domaine dont il n’a pas la maîtrise, en assurer la protection, sous réserve de faire respecter un ordre public et de s’opposer à des mœurs elles-mêmes politisées, éventuel- lement dénaturées et subversives. Mais en s’appropriant la chose publique, l’État pra- tique un panjuridisme qui n’est pas conforme au droit. Les études de la deuxième partie (« nature génériciste contre identités personnelles et culturelles ») touchent le fond personnel de l’être humain, considéré d’abord dans son rapport avec les communautés et les cultures dans lesquelles il vit. Une communauté doit respecter les personnes qui la composent : sinon, elle devient hégémonique, dégénère en communautarisme, aujourd’hui si discuté, et qui hypertrophie l’attachement communautaire. Pour rester authentiquement humaine, elle évite de substantialiser la relation, d’assimiler et de réduire l’être fondamentalement réel de l’homme à son être purement relationnel ; elle laisse bien plutôt transparaître, à travers le membre partici- pant au groupe dans une égalisation générique, le sujet individuel, la personne dans la dignité de son universalité singulière et de sa finalité, non pas qu’elle soit elle-même une fin, mais parce qu’ayant une fin transcendante qui lui est propre. En effet, même communautairement vécue, la dignité ontologique de l’être personnel trouve son suprême achèvement visible dans l’événement inéluctable et ultime de la mort. L’homme, se sachant mortel, peut se préparer à la mort, il peut même l’accepter au nom de valeurs supérieures ou alors, tout différemment, vouloir par le suicide mettre fin à sa vie. Mais, le plus souvent, il aborde une mort devenue imminente par la maladie, et la question se pose de savoir s’il est permis de l’avancer soi-même au moyen d’une euthanasie passive ou active : il convient de distinguer la liberté en elle-même et le droit subjectif qui coexiste sans se confondre avec elle. Enfin, la personne de l’homme mort se prolonge dans le respect dû au corps et à la sépulture. La troisième et dernière partie (« volonté unilatérale contre existences singulières ») contient principalement plusieurs articles où l’auteur traite de la guerre d’Irak. Il critique l’intervention militaire américaine entreprise en 2003 dans ce pays, et surtout remonte aux causes métaphysiques et éthiques qui l’ont rendue possible, c’est-à-dire à la mentalité qui, là comme aussi ailleurs dans le monde, aujourd’hui comme hier, entraîne de si graves effets. Les idées et thèses qu’il met en cause sont diverses et bien connues : nou- velles théories de la justice dans les répercussions apparemment paradoxales d’une égalité supposée originelle des chances, mondialisation ou globalisation du marché économique,

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 467 choc des civilisations, éthique de la responsabilité, forme rajeunie du droit naturel et de la guerre juste. Elles font prédominer une justice inégalitaire, monopolisée par la partie la plus puissante qui l’impose par la force à la partie la plus faible, une sorte de despo- tisme éclairé dont la prétention démocratique et humanitaire enferme les hommes à l'intérieur d'une généralité abstraite au détriment de l’ordre des personnes dans leur substrat vivant et concret, de la singularité différenciée des existences personnelles dans les échanges généreux d’une société ouverte. Dans un article final, l’auteur retrace son itinéraire intellectuel, jalonné par tous ses ouvrages antérieurs, et conduisant, à partir de la nature des choses, à la nature de l’homme, puis à la personne et aux droits premiers : résumé synthétique à la fois bref et fort utile.

Jacques DAGORY

Où en est la politique positive ?, Archives de philosophie. Recherches et documen- tation, printemps 2007 – Tome 70, Cahier 1.

Ce recueil riche et exhaustif des Archives de philosophie printemps 2007, rassemble les contributions des plus éminents connaisseurs de la pensée d’Auguste Comte. Le titre du volume est par lui-même suggestif : Où en est la politique positiviste ? Michel Bourdeau, dans un exposé magistral, rappelle que nous sommes en présence, avec Auguste Comte, d’un des plus grands philosophes du XIXe siècle et se demande par quel concours de circonstances un fait aussi patent a pu être oublié. Il en allait autrement entre les deux guerres. En 1940, Alain et Maurras se réclament de lui. D’autres, comme Gilson et Bréhion, avaient eu conscience que le positivisme ne s’identifiait pas à une philosophie des sciences. Tout se passe comme si la politique s’était si bien distinguée qu’elle avait sombré avec l’avancée des chars allemands. Il y a toutefois que l’occultation de la politique positive touche à sa fin. La commémoration de 1998 a marqué un grand tournant. C’est le bicentenaire de la nais- sance du philosophe. Bien que l’édition originale du Système de politique positive soit introuvable, l’édition de 1929 a attiré de nombreux lecteurs. Mill et Comte appartien- nent à une constellation qui a quelque chose d’unique par les échanges qu’elle permet. Comment concevoir la situation de la politique positive ? Chaque époque historique prend un état. Aujourd’hui, cet état est le positivisme : « Hisser la politique au rang de politique positive, tel est le moyen pour réorganiser la société », assure Auguste Comte. L’épistémologie positive prescrit de commencer l’étude d’une science par l’examen de sa position encyclopédique, laquelle dépend de son seul degré de généralité et de simplicité. Les sciences sont classées par ordre de généralité décroissante et de complexité croissante. L’instabilité extrême des phénomènes sociaux a fait qu’on a long- temps douté de pouvoir formuler quelque loi que ce soit. Il faut établir le principe fon- damental de la société : la politique positive. Selon Michel Bourdeau, la politique positive se caractérise par son opposition à la politique métaphysique. L’état métaphysique est transitoire et n’a d’autre fonction que d’assurer le passage de l’état théologique à l’état positif. Le positivisme ne reconnaît à

Arch. phil. droit 51 (2008) 468 CO MPT E S RE N D U S l’homme qu’un seul droit : celui d’accomplir ses devoirs. Il est souvent reproché à Comte d’avoir oublié dans son système l’économie. Il n’y a chez Comte aucune tripartition à la Montesquieu. Le pouvoir temporel se confond avec le spirituel et la politique positive ignore le problème de la légitimité. Peu importe comment on a acquis le pouvoir : ce qui compte est comment le conserver. La politique positive est ainsi réaliste, non au sens de realpolitik, mais en ce qu’elle s’appuie sur les faits et les réalités. Le primat de l’observation ne signifie pas l’exclusion de l’imagination. La positivité s’oppose encore à la métaphysique comme le relatif à l’absolu. Deux exemples : quelle est la meilleure forme de gouvernement possible ? La question est dénuée de sens, car le gouvernement est toujours adapté à la société dans laquelle on vit. De même : aux yeux de la démocratie, le gouvernement n’est pas un bien mais un mal nécessaire. Ce type de questions se situe dans un système où règne l’absolu, ce qui est une illusion. L’analyse de la science a rendu caduque une certaine forme de pensée et provoqué une mutation. Il n’y a plus, soutient Bourdeau, de grands philosophes après 1789, ou plutôt la grande philosophie est faite par des socio- logues, Comte, Tocqueville ou Marx. La politique positive découle de deux principes. Il n’y a pas de société sans gouver- nement, et aucune société ne peut se conserver sans un sacerdoce (1852). Il résulte de ce qui précède que la politique positive est d’abord une théorie du gouvernement, qui doit à la fois contenir et diriger, le concept d’État ne jouant aucun rôle. Au point de départ se trouve donc la société. Elle repose sur un principe aristotélicien : la séparation des offices et la combinaison des efforts. C’est en raison de ce principe que l’on reprocha volontiers à Comte sa propension à comprimer tous les efforts, toutes les individualités. Par ailleurs, entre Aristote et lui, Comte ne reconnaît qu’un seul pas décisif dans la théorie du gouvernement : le principe de Hobbes sur la domination de la force. Quant à la foi, il faut admettre que la foi positiviste est toujours rationnelle. Et à bien considérer, le deuxième axiome de la politique positive : aucune société ne saurait subsister durablement sans un sacerdoce quelconque, si la source première du gouverne- ment est l’autorité spirituelle, la part qu’y prend la morale est considérable. Concernant les éloges de la dictature disséminés dans l’œuvre de Comte, ils ne doi- vent pas faire oublier que la politique vise à établir le règne de l’opinion. Le dogmatisme étant l’état normal de notre intelligence et le doute un état transitoire destiné à nous faire passer d’un dogmatisme à l’autre, il ne sert à rien de lutter contre le doute. La seule méthode efficace positive consiste à étudier le mode de fixation des opinions. Il ne suffit pas qu’une opinion soit éclairée, encore faut-il qu’elle soit stable. Fixer l’opinion comme on fixe l’image sur la pellicule, c’est la tâche que le jeune Comte entend fixer aux savants. Par cette théorie de l’opinion, la science se trouve investie d’une nouvelle fonction. À l’encontre de ce qu’affirme le matérialisme historique, Auguste Comte soutient que les idées gouvernent le monde. La base de l’ordre social est donc spirituelle et le pouvoir spirituel se caractérise par une appartenance plus grande à la philosophie religieuse qu’à la politique. Quant au pouvoir politique, son mode comtien d’exercice original du pou- voir se révèle fort différent de la potestas du souverain. Nous avons là, avec Michel Bourdeau, un vaste panorama sur la pensée d’un philo- sophe dont il connaît les plus grands principes et les plus fines nuances. C’est pourquoi,

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 469 dans cet ensemble riche de cinq passionnants articles, on a choisi de lui donner une place importante. Les deux premiers se rapportent, quant à eux, à ce que l’on considère comme les deux sources de la pensée positive : l’école rétrograde et l’école révolutionnaire, que Comte entendait concilier. Mike Gane, qui vient de publier un ouvrage important sur Auguste Comte, traite des rapports de celui-ci au saint-simonisme. C’est pour réfuter Saint-Simon que Henri Gouhier a écrit sa monumentale Jeunesse d’Auguste Comte. Quant à cette idée que le comtisme découlerait du saint-simonisme, la dernière biographe de Comte, Mary Pickering, laisse la question entière. Chez elle, l’intérêt porte surtout sur l’idée de grand fétiche. Elle veut voir dans cette notion de fétiche un avatar de la rupture avec le saint- simonisme. Dans l’article de Frédéric Brahami, « Sortir du cercle Auguste Comte, la critique et l’école rétrograde », il est traité des rapports de Comte avec ce qu’il est convenu d’appe- ler l’École Rétrograde. Les lectures de Maistre ou de Bonald n’ont pas contribué à la for- mation de Comte. C’est auprès de Saint-Simon et non de Comte que Bonald a d’abord rencontré le thème du pouvoir spirituel. Si Henri Gouhier a pu présenter « Les considérations sur le pouvoir spirituel » de 1826 comme un commentaire positiviste, nous savons que leur auteur fut très sensible aux critiques formulées par la suite par Benjamin Constant. Il faut se garder de surestimer l’influence de l’école rétrograde sur l’esprit positif. Benjamin Constant vit dans le système de Comte ce qu’il qualifia de « papisme industriel ». Comte proposa ensuite d’écarter radicalement le plus dangereux, de reconnaître que le positivisme devait surtout porter sur l’école révolutionnaire. Reste que l’école rétrograde a marqué le positivisme de son influence. Il y aurait beaucoup à dire sur Mill et Comte. Dans la masse des intellectuels, Mill avait su distinguer les génies si différents de Comte et de Tocqueville. Brahami montre que le positivisme fait un double usage de l’école rétrograde. Sur l’égalité des textes, il note que l’auteur du Cours n’a pas su s’élever au-dessus de sa condition. Benthamistes et positivistes partageaient des fins communes : réformer en profondeur la société, s’affranchir de la mainmise de la théologie. Comte tient pour acquis la prépondérance du biologique sans voir que ladite méthode sert d’abord à discer- ner le rôle respectif des divers facteurs en jeu. Les deux penseurs font preuve d’une exigence de rigueur qui montre que la question récurrente des rapports de la sociologie et de la biologie n’est nullement condamnée aux considérations pseudo-scientifiques aux- quelles elle donne trop souvent lieu. Thierry Leterre, quant à lui, s’attache à montrer la présence chez Comte de la ques- tion de la politique chez le fondateur de la sociologie. Karsenti a bien montré à quel point, chez Comte, la théorie s’articule à la pratique, et la force chez lui du principe, dès 1822, « science doit prévoyance, prévoyance d’où action ». Comte distingue la société domestique, la société politique et la société religieuse. Thierry Leterre confirme la mise à l’écart, dans la société politique, de l’État et du législatif. Chacune de ces sphères se caractérise par une extension croissante, ce qui pose le problème de la spécificité du poli- tique. Pour la caractériser, Comte propose une double approche : l’une fonctionnelle et familière, le gouvernement doit diriger et réprimer ; l’autre, génétique. Rappelons que pour Comte la sociologie récapitulait toutes les sciences sociales.

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Dans le dernier article du volume « L’opinion publique organique », Dominique Reynié aborde une question centrale et souvent négligée de la politique positive. Celle-ci rencontre une question centrale : les rapports existant entre les deux idées de pouvoir spirituel et d’opinion publique sont très étroits. Le pouvoir spirituel vise à établir le règne de l’opinion, ce qui peut se comprendre de plusieurs façons. Tout d’abord on peut y voir un corollaire de l’injonction faite aux positivistes de vivre pour autrui. La morale positive associe l’altruisme et l’exigence de vivre au grand jour. Dans cette perspective, ne s’agit-il pas d’une politique du qu’en dira-t-on ? Il ne faut pas, selon Reynié, trop aller dans le sens de cette interprétation. Comte a développé toute une théorie de l’espace public proche de celle de Habermas. Ce faisant, Comte contribue à poser une question proche de celle de Peirce : comment se fixent les croyances ? Mike Gane développe tout particulièrement la question du fétichisme dans son rap- port avec la politique positive. Comte a attendu quinze ans avant de présenter publique- ment ses idées sur le fétichisme, au moment où elles prenaient forme chez le jeune Marx. En 1848, il prononce un discours de transition qui ouvre la voie au changement sur l’étymologie de religare. Selon Comte, jusqu’ici la religion ou la théologie étaient dans un antagonisme avec la science. Finalement il parvient à la classification sui- vante : 1. Fétichisme, 2. Théologisme, 3. Néofétichisme. Ici la pensée de Comte est très tributaire de celle de Saint-Simon. Le fétichisme est décrit comme une religion par laquelle l’homme, l’humanité, déifie la nature dans une relation fondée sur la peur. Point culminant dans une bifurcation entre les cours où Comte insiste sur l’héritage saint-simonien et la doctrine qui décrit le fétichisme par laquelle l’humanité est déifiée sur le mode de la peur. La religion comtienne, le positivisme, a été critiquée parce qu’elle ignorait, à tort, que la religion ne disparaîtrait pas mais qu’elle deviendrait de plus en plus importante dans la nouvelle société. Qu’est-ce que le fétichisme au juste ? Décrit comme une reli- gion par laquelle l’homme déifie la nature, il se caractérise comme l’essor libre et direct de notre tendance primitive à concevoir tous les corps extérieurs quelconques, naturels ou artificiels comme animés d’une vie essentiellement analogue à la nôtre. Il diffère du po- lythéisme. Le fétichisme commence la transition vers le langage humain, vers la domes- tication des animaux, introduit la maîtrise du feu et de l’agriculture. Le fétichisme n’introduit pas les conditions pour que le concept de loi naturelle puisse émerger. Dans l’ensemble du positivisme de 1848, Comte propose une position proche de celle défendue par Saint-Simon en 1829. Canguilhem, en 1979, combine les théories de Comte sur le fétichisme. Elles sont subtiles, mais importantes. C’est une alternative au saint-simonisme. Dans le tome III du Système de politique positive, Comte affirme que les débuts de l’humanité sont divisés en deux périodes : le fétichisme et le théologisme. Il soutient que le théologisme est inférieur au fétichisme, qui a une image positive. Il n’a pas conduit à la guerre ou à la conquête, n’a pas entravé l’industrie et a contribué au développement de la sympathie. Dans la Synthèse subjective (1846), Comte avait annoncé qu’il devait s’accoutumer à un point de vue posthume. Le fétichisme et le positivisme diffèrent par leur attitude face au monde. Le fétichisme traite le monde comme une entité vivante, concrète, tandis que, pour le posi- tivisme, le monde est actif. Il est à la fois une entité concrète et abstraite. Une société peut passer directement du fétichisme au positivisme en raison de la puissance de leurs

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 471 affinités. La Synthèse subjective est une tentative pour construire des mathématiques destinées à rendre possible le développement d’une logique positive. Il entend rendre compte des vicissitudes des mathématiques (M. Gane). La différence que Comte fait entre un fétiche et un dieu, c’est que le dieu a un caractère plus général et plus abstrait. De plus en plus les morts gouvernent les vivants. Lorsque le fétichisme est combiné avec le positivisme, les objets d’adoration cessent d’être des phénomènes subjectifs : c’est la religion des morts-vivants. En soutenant que les morts gouvernent les vivants, Comte fait retour à une culture traditionnelle. Il décrit même la supériorité des relations qu’entretiennent les membres de la nouvelle religion par rapport au christianisme. Dans le Cours, Comte note que l’une des caractéristiques positives de l’École révolu- tionnaire est d’avoir vu les vertus d’une centralisation systématique qui constituerait la forme normale du pouvoir. Cependant, en 1850, Comte exalte les vertus d’une centrali- sation systématique qui constituerait la forme normale du pouvoir. Il y a de ce fait une diminution très considérable des pouvoirs temporels à l’intérieur des États. Comte oriente le nouveau régime politique vers la forme implosive d’une décélération systéma- tique, assure Mike Gane. Contre les formes dispersantes, l’utopie comtienne prend la direction du collecti- visme, des devoirs et de la hiérarchie. « La religion constitue pour l’âme un consensus normal exactement comparable à celui de la santé pour le corps ». La politique positive est conçue comme une utopie. L’objectif de Comte consiste à établir une forme sociale idéale au sein de laquelle le conflit serait autant que possible éliminé. La résolution de l’antagonisme entre les pouvoirs spirituels et temporels se ferait sous l’égide de la science sacrée, science finale qui est également un art : l’éthique. De la même façon, les femmes seraient des éducatrices ; le programme d’étude sera défini par un sacerdoce. Le positivisme, rappelle Gane, met un terme à la révolution occidentale. Il est conçu pour rechercher une unité harmonique et rester dans la stase. Dans le Cours, Comte accorde à l’État, au gouvernement et à la politique le pouvoir sur l’ensemble, mais dans le système, la cité, le pouvoir temporel n’ont que le statut d’un organe de « spécia- lité ». En fait, deux mondes tout à fait séparés continuent à exister : le monde fétichiste reste pour toujours une « hallucination » placé à côté de l’autre monde imparfait. Comte croit que les classes sociales récemment composées de prolétaires et de femmes constituent, via leur installation à l’intérieur de cette double articulation du fétichisme et du positivisme, les supports sociaux clés du nouveau régime politique. Le contrôle intellectuel devient lui-même un auxiliaire. Pour ces deux classes, la politique positive fournit un système complet de connaissances au sein duquel la classification s’effectue selon les talents. Il y a deux sortes d’objets d’adoration adaptés à ces deux mondes : le Grand Fétiche et le Grand Être, liés au concept de Grand Milieu. Tel est le chemin qui a progressive- ment écarté du programme saint-simonien. C’est en 1823 que Comte introduit la notion de fétiche (mort de Saint-Simon). Il a attendu 1840 pour dessiner les contours de sa théorie de l’âge du fétichisme. Mais Comte rompt avec l’idée que cette nouvelle religion pourrait être un « nouveau christianisme ». Aujourd’hui, ce qui est accepté comme du bon sens, c’est de dire avec Whitehead : une science qui hésite à oublier ses fondateurs est perdue. Les sciences principales sont celles qui ont subi des révolutions. Il faudrait

Arch. phil. droit 51 (2008) 472 CO MPT E S RE N D U S aussi, selon Gane, reconstruire l’analyse comtienne de l’état métaphysique dans son en- semble. Les sciences modernes, dans leurs allures post-modernes, ne produisent pas de certitudes définitives. La variété et la richesse des points de vue qui caractérisent cet ensemble de contribu- tions dont les auteurs sont parmi les spécialistes les plus éminents d’Auguste Comte nous montrent à quel point cet auteur complexe est en prise sur la modernité, et l’on ne peut que conseiller de lire le recueil des Archives de philosophie pour y trouver un éclairage balayant.

Dominique TERRÉ

Blandine Mallet-Bricout, Cyril Nourissat (sous la direction de), La Transaction dans toutes ses dimensions, Paris, Dalloz, 2006.

« Comment justifier que l’on puisse transiger avec le fisc alors que l’impôt est tou- jours d’ordre public ? » (p. 170), « Combien de contribuables ont accepté de transiger pour découvrir, quelque temps plus tard, que le juge, sur le point de droit en cause, leur aurait donné raison ? » (p. 173). Telles sont deux des questions posées par Christophe de la Mardière à l’appui d’un regard fiscal sur la transaction au sein de cet intéressant et nécessaire (pour ne pas dire très attendu) ouvrage sur La Transaction dans toutes ses dimensions. Rédigés sous la direction de Blandine Mallet-Bricout et Cyril Nourissat, ces actes font suite à un colloque organisé par le Centre de droit privé Théorie juridique et l’Équipe de droit international et comparé de la faculté de droit de l’Université Jean Moulin (Lyon III). Trois parties composent ce livre : une première partie relative au droit commun, une deuxième aux droits spéciaux, une troisième à un autre regard sur ce qu’est une mauvaise transaction qui vaut mieux qu’un bon procès. « Chacun sent confusément ce qu’elle est mais pas forcément ce qu’elle n’est pas » écrivent, dans un avant-propos, Blandine Mallet-Bricout et Cyril Nourissat (p. 1). Les études se suivent avec rigueur et intelligence. Dans une première partie, on peut ainsi découvrir la genèse et la postérité de la transaction d’Antoine Jeammaud, la transac- tion et les autres contrats relatifs aux litiges de Thomas Clay, la transaction et les autres risques de confusion (Partage, résiliation amiable, désistement d’instance, remise de dette, reçu pour solde de tout compte…) d’Hugues Kenfack. Dans les vices et la transac- tion, Blandine Mallet-Bricout conclut notamment que les parties ne s’y trompent pas, et ne craignent pas d’agir sur le fondement de différents vices du consentement afin d’obte- nir la nullité de la transaction conclue. Le contentieux est loin d’être rare, « ce qui tend à démontrer que les plaideurs considèrent qu’au regard de la jurisprudence parfois incertaine, il peut exister un intérêt à tenter une telle action » (p. 51). Et les juges ont tout intérêt à clarifier les contours de l’erreur de droit, de l’erreur de fait, de l’erreur sur l’objet de la contestation dans ce domaine (p. 51). L’exigence de concessions réciproques qui marque un équilibre de la transaction et nourrit celle-ci est ensuite traitée par Bertrand Fages. Ici, l’auteur rappelle qu’il faut des concessions réciproques, mais qu’il importe peu que ces concessions ne soient pas équivalentes (p. 52). De là surgissent bien des difficultés à la lecture du volume jurisprudentiel rendu en matière de transaction. Réciprocité n’est pas

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 473 nécessairement synonyme d’équivalence, écrit-il, y compris en droit du travail, de sorte que les juges n’exigent pas un équilibre parfait entre les concessions de chacun, « ce qui est une position aussi classique qu’heureuse » (p. 55). Une fois que cela est dit et rappelé, en quoi consistent exactement les concessions réciproques ? À quel titre les concessions réciproques sont-elles exigées ? s’interroge Bertrand Fages (p. 56). En réalité, différents aspects sont rarement évoqués dans la transaction. C’est par exemple le cas de l’offre de transaction ou de l’avenant à celle-ci. De nombreuses autres questions surgissent alors. Notamment, une invitation à transiger peut-elle être interprétée comme une reconnaissance de responsabilité ? (p. 60). Peut-on, à l’aide d’un avenant, compléter une transaction incomplète ? Est-il possible qu’un simple avenant modifie une transac- tion qui, dès le départ, comportait un ensemble de concessions et d’engagements récipro- ques ? (p. 61). D’autres interrogations pourraient être encore soulevées à propos de cet équilibre fragile, même non parfait, tiré de concessions réciproques que le juge appréciera à l’aide d’un autre équilibre fragile, et peut-être encore plus imparfait : celui d’une inter- prétation de la réciprocité des concessions, d’une pesée et d’une soupesée des concessions réciproques, en un mot, d’une relativité de l’interprétation du juge de l’un des éléments constitutifs de la transaction. Quant à l’ordre public et la transaction qui occupent William Dross, ils sont l’occasion de rappeler deux points fondamentaux : l’ordre public est ici une contrainte virtuelle, mais il est également une contrainte résiduelle. Il conclut que le droit civil semble curieusement plus rigoureux que le droit pénal. « Ce dernier est indifférent à ce que les parties transigent et s’engagent valablement à ce titre à ne pas porter plainte ou à ne pas se constituer partie civile dès lors que le ministère public reste en théorie à même de déclencher l’action publique. Le droit civil, alors même que la sanction du comporte- ment ou de l’acte en cause continue à être possible par d’autres voies, semble globale- ment hostile à la transaction. Ne conviendrait-il pas en cette matière de ne pas se montrer plus royaliste que le roi, en sorte que l’affirmation de la nullité de la transaction soit abandonnée au constat de son inefficacité relative ? » (p. 84). Suivent alors les effets de la transaction étudiés par Christophe Radé où celui-ci rappelle que si la transaction a un effet extinctif, elle a aussi un effet déclaratif à l’égard des parties, ce qui est très différent de la relativité conventionnelle de la transaction et du rayonnement réglementaire de celle-ci à l’égard des tiers. Il relève encore finement que puisant ses effets dans la figure du contrat et du jugement, la transaction prend la forme d’un acte à la fois nécessaire et dangereux. La volonté compréhensible de protéger les justiciables les plus fragiles incite donc, pour l’auteur, la jurisprudence à tempérer « ses effets les plus radicaux et invite, plus largement, à s’interroger sur l’opportunité qu’il y a à admettre sans réserve le recours à la transaction lorsque sont en cause des droits aussi fondamentaux que le droit à indemnisation des victimes de dommages corporels ou de licenciements injustifiés. Mais ceci est un autre débat… » (p. 94). Hervé Croze et Olivier Fradin complètent, pour la terminer, la première partie avec la transaction et la force exécutoire de celle-ci (p. 95). La deuxième partie, qui porte sur les droits spéciaux, est composée des contributions ci-après : « Transaction et droit de l’indemnisation » (Stéphanie Porchy Simon), « Transaction et droit de la concurrence et droit de la distribution » (Jean-Pierre Viennois), « Transaction et droit administratif » (Benoît Plessix). Elle prend fin avec la

Arch. phil. droit 51 (2008) 474 CO MPT E S RE N D U S question : « La transaction existe-t -elle en droit pénal ? » posée par Anne-Sophie Chavent-Leclere. Et la troisième partie d’apporter un autre regard sur la transaction dont celui de Christophe de la Mardière en matière fiscale, de Cyril Nourissat en matière communautaire, de Frédérique Ferrand en matière comparative (double regard dans ces trois cas, celui de l’auteur, mais aussi de la discipline qu’il étudie). On l’a dit, Christophe de la Mardière pose des questions de tout premier ordre auxquelles le droit fiscal, note-t-il, peut apporter une (ou des) réponse(s) à l’aide d’une pirouette (p. 170). Ici, triomphe l’illégalité, puisque la transaction signée et exécutée doit l’emporter au détriment de la légalité, ce sont alors les clauses qui la forment qui vont régir les rela- tions entre l’administration et le contribuable. Il écrit que si le fisc accepte de transiger, c’est qu’il doute de la régularité de son acte d’imposition, de sorte que la transaction peut être choquante au regard des sources du droit fiscal. « Non seulement la loi d’impôt est toujours d’ordre public mais de plus, elle devrait constituer l’unique source du droit fis- cal. En effet, le principe de légalité de l’impôt donne une compétence exclusive au légis- lateur pour décider des règles fiscales. Or, ce n’est plus la loi que l’on applique en transi- geant, mais les clauses d’un simple contrat » (p. 173). Et les propos de continuer de convaincre : le principe de légalité est la garantie de l’égalité devant l’impôt. « Car dès lors que les règles fiscales résultent de la loi, ce sont les mêmes pour tous. La trans- action enfreint le principe d’égalité en écartant la loi au profit des clauses qu’elle contient » (p. 173). Autrement dit, lorsque le contribuable transige avec l’administra- tion fiscale, il « se fait avoir » (p. 174). Quant au regard du droit communautaire porté sur la transaction de Cyril Nourissat, il est aussi de nature à soulever de nombreuses questions. Quels sont les éléments constitutifs d’une éventuelle qualification autonome de la transaction ? et quels en sont les enjeux ? (p. 177). L’étude se termine sous l’éclairage d’une dernière interrogation : « Cette recherche de cohérence ou d’harmonie, selon les termes mêmes de la Commission européenne, signifie-t-elle unité des qualifica- tions ? » Il ajoute que la question reste posée, mais qu’on ne pourra s’empêcher « de penser qu’il est assez probable que la notion de transaction qui semble se dégager des règlements relatifs aux conflits de juridictions devrait se retrouver lorsqu’elle sera à envi- sager dans le contexte des conflits de lois ! » (p. 186). Frédérique Ferrand apporte un précieux regard comparatif sur la transaction. Le droit allemand, mais également le droit anglais sont là étudiés. Elle relève qu’alors que le juge allemand s’efforce de susciter la transaction entre les parties, au point d’en proposer les termes mêmes, « quitte parfois à exercer sur les plaideurs une pression que la doctrine a parfois considérée comme contraire à son impartialité et à sa neutralité », le juge anglais peut, quant à lui, inviter les parties à rechercher une solution amiable, mais il laisse en général celles-ci négocier elles-mêmes. Ces dernières y sont d’ailleurs incitées par de nombreuses dispositions procédurales qui sanctionnent le plaideur ayant refusé une offre de transaction tout en n’ayant pas obtenu un jugement plus favorable. Elle ajoute que chaque pays a sa tradi- tion, mais que le Royaume-Uni et l’Allemagne vont, en ce qui les concerne, dans le sens d’une valorisation toujours plus grande des solutions négociées entre les parties. La transaction présente donc tout à la fois des effets « de pacification et de désencombre- ment des juridictions, ce que tous les législateurs d’Europe ont reconnu en s’efforçant de promouvoir les modes alternatifs de règlement des litiges » (p. 205).

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Le magnifique rapport de synthèse de Jacques Mestre achève l’ensemble. Pour lui, la transaction témoigne d’un pan de la philosophie de l’histoire du droit, si tant est que l’histoire puisse avoir une philosophie : celui où les choses se font un peu toutes seules, où tout était réglé en quelques minutes en 1804, la veille même de la présenta- tion du projet de Code, celui enfin où l’Histoire nous offrait un « clin d’œil ». Il rappelle qu’on ne trouvait rien dans le projet de Code civil sur la transaction. Bigot- Préameneu, qui fut chargé en urgence de rédiger un texte, se tourna vers Pothier… : « Mais sans succès car, manque de chance, à la fin du dernier tome qu’il a écrit, Pothier indique qu’il parlera de la transaction dans son prochain ouvrage… » (p. 207). C’est alors à Domat que Bigot-Préameneu va s’intéresser pour y puiser la source d’une quinzaine d’articles qui seront « bricolés, bâclés, et qui vont composer un médiocre Titre XV du livre III » (p. 207). Et un article 2058 du même Code d’énoncer, peut-être « pour faciliter la tâche des instituteurs d’une future République : “L’erreur de calcul dans une transaction doit être réparée !” » (p. 207). Jacques Mestre relève que les dispo- sitions du Code de 1804 furent ensuite peu changées en raison de leur rare sollicitation. Les universitaires s’en préoccupèrent peu dans leurs cours, même si Louis Boyer et Fernand Boulan s’y passionnèrent dans leur thèse de doctorat. Et ce n’est qu’à la fin du XX e siècle que la Justice, de plus en plus encombrée, va chercher à développer des modes alternatifs de règlement des litiges. La transaction était là, et la Cour de cassation a rendu, le 14 février 2003, un important arrêt rappelant « toute la force juridique et procédurale que revêt la clause de conciliation figurant dans un contrat » (p. 208). La transaction est alors devenue fréquente en droit de la responsabilité civile, en droit de la famille, en droit des sociétés, dans les pratiques de concurrence, en droit fiscal, dans le cadre des procédures collectives, en droit pénal, etc. Après un profond sommeil, celle-ci s’est soudain réveillée, bénéficiant d’un « vent en poupe » (p. 208). On venait de fêter le bicentenaire du Code civil un peu fatigué face aux assauts répétés de la common law, mais Blandine Mallet-Bricout et Cyril Nourissat, conscients qu’en France les réformes ne partent « bien souvent efficacement que de la base, du terrain », n’ont pas hésité à organiser ce beau symposium sur un (a priori) simple contrat spécial : la transaction. Ceux qui ont présenté des contributions, relève Jacques Mestre, ont posé de (ou les) bonnes questions, et l’auditoire ne s’est pas non plus, à bon escient, privé de s’interroger. Et parce que différentes questions restaient en suspens, d’autres se sont encore réunis pour penser la construction de ce que l’on entendait par une bonne transaction qui vaut mieux qu’un mauvais procès (p. 212). Curieuse situation, pour Jacques Mestre, que ce « clin d’œil » de l’Histoire où ce qui occupe et aide aujourd’hui tant de juristes a pris forme en quelques minutes, peut-être sur le coin d’une table, la veille même de la présentation du projet du Code civil. L’insoutenable légèreté du juriste en quelque sorte.

Catherine PUIGELIER

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Pascale Bloch, Philippe Dubois, Patrice Jourdain (sous la direction de), Libres propos sur les sources du droit. Mélanges en l’honneur de Philippe Jestaz, Paris, Dalloz, 2006.

Philippe Jestaz aime les sources du droit, sans doute parce que celles-ci expliquent, résument le droit. Trop souvent mises de côté, ignorées, voire méprisées des juristes, peut-être en raison de leur proximité, et même de leur consubstantialité avec l’introduc- tion générale au droit, la théorie générale du droit, etc., les sources du droit constituent pourtant la discipline la plus importante du droit français actuel. Le pluralisme juridique l’explique bien ; au surplus, la hiérarchie des normes, la pyramide des normes de Kelsen volent en éclats en raison d’un enchevêtrement de normes, de règles, d’obligations, etc., qui proviennent du droit français, du droit européen, du droit international, mais aussi du droit public, du droit privé, du droit spontané… Il y a, comme le souligne Catherine Thibierge, les sources du droit et les sources de droit (p. 519). Avec sa lucidité habi- tuelle, Philippe Jestaz s’est intéressé à ce qui constitue « un pont tendu entre la théorie générale et le droit positif », mieux à ce qui constitue une part importante de la théorie générale du droit : « les composantes du droit », ce qui le nourrit, le rend obligatoire. L’obligatoirité est ici fondamentale, en fonction de son origine, de sa raison d’être, de sa place, la source fera ou sera le droit. Elle l’emportera sur toute autre norme, de son irra- diation se construira le droit positif. C’est pour l’avoir compris, mais aussi démontré que les auteurs de ces Mélanges doivent être loués. Mis en place par Pascale Bloch, Philippe Dubois et Patrice Jourdain, l’ouvrage collectif rassemble quarante et une contributions de grande qualité. L’alphabet décide de la place accordée à chacun sans que cela ne pose problème, le thème centré des Mélanges s’y prêtant. On arrêtera son regard sur quelques contributions sans retirer à toutes les autres leur intérêt.

Les trois premières contributions remettent en cause quelques idées reçues comme l’attestent les phrases ci-après. Pour Pascal Ancel, le juriste dogmatique gagnerait à s’investir dans la recherche empirique. Il écrit : « combien d’écrits doctrinaux prétendent déduire la rareté d’une pratique du fait qu’elle ne vient pas devant les juges (entendons : qu’elle ne donne pas lieu à jurisprudence) ou, à l’inverse, se fondent sur quelques déci- sions publiées pour conclure à la fréquence d’une clause ou d’un contrat ! » (p. 7). Le droit in vivo révèle ainsi le décalage qui existe entre la pratique et la démarche tradi- tionnelle de type dogmatique de l’universitaire. Jean-Luc Aubert nous en convainc davan- tage lorsqu’il livre quelques impressions de délibéré à la Cour de cassation. Il note qu’il avait été surpris, dans des dossiers soulevant une véritable difficulté d’interprétation de la règle de droit, des options de chacun, qu’il attendait différentes, voire radicalement contraires. Sans doute cette prétendue imprévisibilité était-elle due, dit-il, à un manque de perspicacité de sa part. Mais il ose tout de même penser que cela n’explique pas tout, et incite à y voir aussi, « d’une part, une manifestation forte de ce que le droit n’est pas une science exacte, et d’autre part, une illustration de ce que le débat, aussi sérieux et rigoureux qu’il soit, ne parvient pas toujours à se dégager des appréciations de fait – équité, opportunité sociale ou économique… – lesquelles introduisent dans les choix du

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 477 juge de cassation des paramètres aux incidences incontrôlables. Le phénomène est peut- être aggravé, parfois, par une perception insuffisante des théories générales, en particulier du droit des obligations » (p. 22). Et Denys de Béchillon de se demander comment trai- ter le pouvoir normatif du juge, et de relever, non sans humour, qu’à l’égard de la création prétorienne, le juriste peut s’accommoder de l’inconfort dans le plus parfait silence, « comme si de rien n’était. Tout au plus, certains tenants de la doctrine (au double sens, fonctionnel et dogmatique, du terme) s’emploieront-ils à combattre la bête avec de l’ail et des crucifix, c’est-à-dire en s’efforçant de culpabiliser le juge ou de le rap- peler vertueusement à l’ordre. Avec l’efficacité que l’on imagine » (p. 30). Il relève également que les discours ambiants sont tous affectés du même mal : « cette illusion scolastique qui fait prendre l’exposé de la difficulté philosophique pour la solution du problème, et cette incapacité corrélative – qui est si souvent celle de la doctrine universi- taire française – à accepter un certain état du monde et des choses comme étant la réalité avec laquelle il faut non seulement composer, mais encore (et surtout) agir » (p. 32). « Ce n’est pas en se cachant, dit-il encore, derrière le petit doigt de la fiction juridique – la “puissance nulle” du juge, “l’autorité” et non le pouvoir dont la Constitution l’investit, la prohibition des “arrêts de règlement” – ah, l’arrêt de règlement ! – et toute cette sorte de choses efficaces pour faire peur aux petites filles à l’heure de leur premier sommeil que l’on empêchera les Cours de dire, seules, le sens positif et donc opératoire de la loi. Choisir une signification de la règle parmi toutes les significations possibles, trancher le litige en imposant une solution prise au milieu de toutes les autres concevables : le pouvoir du juge est bien celui – politique – de décider. Nous n’y pou- vons rien. Nos systèmes de droit ne veulent ni ne savent pas fonctionner sans se livrer, en chemise et la corde au cou, à cet arbitraire-là. Il n’y a que perdre de temps à lutter contre l’évidence… La main du juge n’est jamais si forte que lorsque tout le monde fait effort pour se convaincre de ce qu’elle n’existe pas » (p. 32). Cette mise en bouche est suivie d’un texte de Philippe Brun titré : « Sources sulfu- reuses : remarques cursives sur l’office de la doctrine » (p. 67). La doctrine est, on le sait, dans l’œil de ceux qui la composent, mais aussi de ceux qui ne la composent pas. Accusée à juste titre de faire le droit, du moins d’en annoncer le contenu sous le prisme d’une autorité qui sait, la doctrine souffre de nombreux maux. Au point que le Premier président Guy Canivet, dans un article sur la Cour de cassation et la doctrine (effets d’optique), envisage, pour les critiquer, les différentes méthodes utilisées par les auteurs pour analyser la jurisprudence de la Haute juridiction, « avant de s’employer à décrire la manière dont la Cour de cassation perçoit l’activité doctrinale, et l’impact que celle-ci peut avoir sur la jurisprudence de celle là » (p. 69). Ici, Philippe Brun s’interroge : la doctrine « sort-elle de son lit » lorsqu’elle ne s’en tient pas « à la lettre d’un arrêt, mais que sur la base d’un raisonnement d’ordre logique, elle y perçoit une contradiction ? » (p. 74). Non, répond-il, la doctrine ne dépasse en rien les limites de sa mission lors- qu’elle alerte l’opinion sur les implications politiques, sociales ou éthiques « qu’elle prête à un texte ou à une décision, et que, pour peu que cet exercice inductif s’appuie sur un raisonnement juridique rigoureux, elle n’est pas moins qualifiée que d’autres pour s’exprimer. Il y a d’ailleurs quelque paradoxe à regretter d’un côté son “confinement” […] “dans l’analyse juridique au sens le plus étroit, dans des revues savantes, inaccessible à un public non professionnel”, et à vilipender la “campagne doctrinale” menée lors du

Arch. phil. droit 51 (2008) 478 CO MPT E S RE N D U S débat autour de l’arrêt Perruche. Quant à exhorter en même temps la doctrine à s’ouvrir à la philosophie et à la stigmatiser si elle s’aventure dans “l’ordre moral”… il est, il nous semble, plus d’un philosophe que cette distinction laisserait perplexe » (p. 75). Mais celui-ci de conclure également que s’il est compréhensible que le docteur ait l’ambition de peser un tant soit peu sur le destin des institutions juridiques qu’il étudie, il reste qu’à vouloir participer de près à l’élaboration de la norme, « la doctrine prend le risque d’abîmer son autorité, et plus grave, de renoncer à ce qui fait son identité » (p. 7). Dans ses réflexions sur l’influence doctrinale, Georges Decocq étudie d’ailleurs quatre points particulièrement intéressants : l’influence doctrinale sur ceux qui décident, le succès doc- trinal, l’influence du savant et l’influence du contradicteur (p. 111). Ici, la psychologie sociale lui fournit un regard de tout premier choix. Il rappelle ainsi que Moscovici, dans la Psychologie des minorités actives, a relevé qu’un individu ou un groupe peut consti- tuer une source d’influence, « même s’il ne dispose pas du statut de savant […] », s’il crée un conflit, une opposition, une contradiction qui remet en cause le système de juge- ment de la personne (un décideur, un auteur) ou du groupe (de décideurs, la doctrine majoritaire) qu’il désire influencer. « Le manifeste Perruche, la pétition Catala et la réponse à la Commission européenne illustrent ce genre de démarches. À la doctrine de connivence succède celle de rupture. Le même schéma peut rendre compte du succès à terme d’une doctrine nouvelle et/ou minoritaire (par exemple : solidarisme contractuel, “l’entité doctrinale”) » (p. 116). Et celui-ci de conclure en se demandant s’il n’importe pas, pour défendre et promouvoir l’influence savante de la doctrine (et indépendamment du contenu de celle-ci), de réfléchir à « une stratégie d’influence » (p. 117). Pascale Deumier aborde par ailleurs l’usage prudent des « usages honnêtes » pour faire part de quelques réflexions sur un – éventuel – malentendu (p. 119). Le glissement de sens des « usages » honnêtes nourrit la première partie (où elle examine la poly- sémie de l’« usage » ainsi que la confusion des acceptions de l’« usage »), tandis que le glissement dans la fonction des usages « honnêtes » nourrit la seconde partie de son travail (où elle étudie le passage de l’usage honnête à l’obligation de loyauté ainsi que la maîtrise de la détermination du standard). La chute de l’étude mérite d’être rappelée : « alors que le législateur se plaît à accroître régulièrement la participation des profes- sions au stade de l’élaboration de la norme, le juge communautaire se montre réticent à leur confier l’appréciation des comportements. La polysémie de l’“usage”, et l’apparence irréprochable de l’exigence de loyauté qui lui est substituée, rendent insensible le déplacement du centre de gravité. Mais un effort de clarification est toujours possible dans une matière en perpétuelle reconstruction de ses représentations » (p. 133). Et Pascale Deumier de solliciter la possibilité d’estimer qu’il existe dans les besoins de réglementation de la place « pour toutes les sources et que l’appréciation faite par le groupe, et établie par le comportement reçu par tous comme normal, pour ne pas être l’appréciation du juge, ni celle d’organismes intermédiaires représentatifs, ne pourra être remplacée par ceux-là. Loin de respecter le pluralisme, l’État transpose sa structure et sa logique à des sous-catégories. Mais ce faisant, voulant cumuler les avantages d’une cer- taine rationalité, il prend le risque de cumuler les défauts des formes exploitées » (p. 133). Quant à David Hiez, il rappelle que les sources du droit peuvent être bien plus intellectuelles qu’il y paraît. Il pose ainsi la question « La clause de conscience ou la conscience source du droit ? », et souligne qu’historiquement la conscience a d’abord

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 479 renvoyé à la seule conscience morale, et que ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle, et plus précisément avec John Locke et son étude sur l’entendement, qu’est apparue son accep- tion psychologique, l’un des outils favoris de la philosophie (p. 210). Pour lui, la clause de conscience est une solution à un conflit inter-normatif. Il y a là une opposition entre la norme juridique et la norme morale déterminée ainsi qu’une opposition entre la norme juridique et la norme morale indéterminée. Ici, il s’intéresse aux clauses de conscience consacrées (comme celle des journalistes), puis aux clauses de conscience revendiquées (comme celle des experts financiers). Mais il n’exclut pas non plus que la clause de conscience constitue une participation à la construction normative. La diversité des formes de participation à la construction normative (sous le prisme de l’affaiblisse- ment de l’impérativité du droit et la participation à la balance des intérêts), et la variabi- lité du degré de participation à la construction normative (sous le prisme de la rétro- activité et la postactivité de la norme non juridique et l’activité et la passivité de l’objecteur de conscience) lui permettent alors de conclure que si la clause de conscience est une solution à un conflit inter-normatif, elle n’est « qu’une solution provisoire, un point d’équilibre amené à évoluer en fonction du comportement des sujets concernés. Récente dans sa forme, cette clause apparaît donc comme l’expression d’un nouveau mode de participation des individus à l’élaboration du droit, une nouvelle manifestation du rapport de force qui sous-tend toute solution juridique » (p. 224). Si le conflit, ajoute-t-il, se résout au sein du droit sous les auspices de la conscience, peut-être est-ce justement parce que, comme l’a montré le professeur Philippe Jestaz, « la morale est trop diffuse pour s’opposer frontalement au droit, c’est donc l’individu et sa conscience qui matérialise cette opposition pour déterminer le contenu du droit » (p. 224). Ces très belles explications sont suivies de l’étude de Christophe Jamin sur la doctrine – c’est plus précisément à une explication de texte que se livre celui-ci après, on le sait, la publication de plusieurs articles et d’un ouvrage qu’il a rédigés avec Philippe Jestaz sur ce sujet. Il essaie ici d’en résumer, de manière informelle et directe dit-il, les principaux enseignements afin de dissiper des malentendus persistants, d’expliquer certains de leurs choix, « mais aussi peut-être d’ouvrir de nouvelles pistes de recher- ches » (p. 225). Il rappelle que la doctrine actuelle a pris la place de la doctrine des auteurs et des jurisconsultes, et qu’elle peut être définie comme une construction intellectuelle apparue dans un contexte historique précis. Mais plus que le législateur et plus que le juge, la doctrine est « gardienne du temple » (p. 226), la doctrine du XX e siècle est même devenue « une extraordinaire pourvoyeuse de contraintes argumen- tatives fondées sur la conviction qu’il existe (dans le monde réel) des principes et un système, ce qui aboutit à une extraordinaire réification des notions juridiques » (p. 227). Autre constat de Christophe Jamin qui découle de sa précédente réflexion : phénomène de pouvoir né à la fin du XIXe siècle, la doctrine a imposé son modèle cognitif tout au long du XXe siècle (p. 227). Au point que Demogue, qui avait mis sous les yeux des juristes français les contradictions et les conflits inhérents au droit, avait conduit Gény, qui considérait Demogue comme un juriste nihiliste, a rédigé les quatre volumes de Science et technique en droit privé positif. Un peu plus tard, Chenot (le futur vice- président du Conseil d’État) s’en prendra à la doctrine, et dira qu’en droit il n’y a que désordre, chaos, conflits de forces, principes flous, contradictions de règles, etc. (p. 228). Il rappellera, répétera sans cesse : « le “livre d’or des grands principes”

Arch. phil. droit 51 (2008) 480 CO MPT E S RE N D U S n’existe pas !. Tout cela est une vue de l’esprit, voire un grand mensonge » (p. 228). On connaît la réplique de Rivéro, poursuit Christophe Jamin, qui, dans une cinglante Apologie des faiseurs de systèmes, écrira qu’un droit orphelin de notions est « proprement impensable ! » (p. 228). D’autres auteurs – ayant écrit des textes de même facture – suivirent, ils ne furent pas mieux ou à peine mieux accueillis, à défaut d’avoir été compris. Inutile d’insister : la résistance à l’égard de ce qui ne correspond pas au modèle doctrinal inventé au début du XXe siècle est constante, tenace. En toute hypothèse, « le poids du modèle agrégatif et fortement hiérarchique et centralisé ne laisse guère de place à la contestation et à la diversité » (p. 231). Mais, relève enfin Christophe Jamin, les choses ne sont-elles pas en train de prendre une autre tournure ? Ce système si cadenassé ne prend-il pas des coups sérieux ? (p. 231). Faut-il recodifier le droit de la responsabilité civile ? s’interroge encore Patrice Jourdain face à un droit de la responsabilité civile pris dans une vaste tourmente. Il n’est pas rare de lire ou d’entendre, écrit-il, qu’il faudrait rénover, repenser, reconstruire ce droit qui serait ainsi parvenu, pour certains, à un état avancé de délabrement ou de désagrégation (p. 247). Critiqué de toute part, on lui reproche d’être « surprotecteur » des victimes, et de sacrifier par là même à une véritable « idéologie de la réparation » (p. 247). Parfois, c’est sur un plan plus technique que le droit de la responsabilité civile est attaqué (p. 247). Et parce que les juges répondent au coup par coup aux questions qui leur sont posées, les solutions apparaissent inconciliables, le droit de la responsabilité civile désordonné. Une recodification du droit de la responsabilité permettrait alors une réponse apportée aux faiblesses à juste titre dénoncées par la jurisprudence comme source princi- pale de ce droit (p. 250). Mais l’auteur relève encore qu’une nouvelle codification du droit de la responsabilité civile présenterait aussi des inconvénients. Inconvénients inhérents à l’élaboration de la loi et à la portée des réformes législatives (p. 253) qui le poussent pourtant à penser que la loi est encore la seule voie possible de réforme de notre droit de la responsabilité civile. Il n’ignore cependant pas non plus que la partie est loin d’être gagnée, « car, en dépit de l’accueil apparemment favorable manifesté par le ministre de la Justice, la volonté politique de nos gouvernants demeure à ce jour fort discrète » (p. 256). Dans un texte sur un droit venu d’ailleurs, c’est-à-dire sur la loi étrangère désignée par la règle de conflit, Marc Nicod rappelle, quant à lui, que par deux arrêts de censure du 28 juin 2005, la Cour de cassation a renforcé l’autorité de la loi étrangère désignée par la règle de conflit (p. 417), la survenance, dans la résolution du litige, d’un droit venu d’ailleurs compliquant nécessairement la tâche du juge français et ralentissant d’autant son action (p. 418). Ici, il étudie la normativité de la loi étrangère compétente (avec la nature et le régime de celle-ci), puis l’altérité de la même loi étrangère compétente (en se demandant notamment s’il existait un vice de pérégrinité) avant de parodier Saint- Exupéry : « on imagine, dit-il, alors assez bien la loi étrangère dire au juge français : “Ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisée !” » (p. 428). L’ordre alphabétique amène aussi le lecteur au bon législateur selon Portalis de Jean-Louis Sourioux. Portalis s’est en effet toujours référé au « bon législateur », aux « bonnes lois », en particulier aux « bonnes lois civiles ». Lors d’une discussion au Conseil d’État sur le projet de loi relatif au mariage, Portalis répondra à Berlier de la façon suivante : « on a vu des pays bien gouvernés par des hommes, sans l’intervention des lois ; on en a jamais vu régis

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 481 par les lois sans le concours des hommes » (p. 515). Et celui-ci, en présentant le projet de loi sur les contrats aléatoires, de dire au Corps législatif que « dans un vaste État comme la France, la situation des hommes peut être modifiée de tant de manières, il y a tant de mobilité dans les choses, et tant de distinctions à faire entre les personnes, qu’il est impossible à la loi de régler dans un système de justice distributive ce qui peut être utile à chacun et à tous… La loi gouvernerait mal si elle gouvernait trop. Il s’agit d’une reprise en écho de ce passage du “Discours préliminaire” : “les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés, et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout” » (p. 515). Pour Portalis, le bon législateur par définition ne doit pas oublier que « les lois sont faites pour les hommes et non les hommes pour les lois » (p. 516). Et le bon législateur de savoir aussi comment il faut procéder pour mettre en place une bonne loi. Jean-Louis Sourioux relève qu’il est vrai que nous savons que Portalis, c’est un peu la revanche de Montesquieu. « Sous sa plume, se pressent les réminiscences de l’Esprit des lois ». Il n’est qu’à citer, ajoute-t-il, « Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation » (p. 517). Il conclut finement qu’au lendemain des fastes du bicentenaire du Code civil, nos « grands prêtres » ne peuvent qu’être invités à accrocher dans les temples du droit le portait du « bon législateur » selon Portalis (p. 518). Curieusement enfin, une étude sur le Code civil et la coutume achèvent l’ouvrage, l’auteur en étant Frédéric Zenati-Castaing. Celui-ci rappelle que la coutume reste un mystère, et que l’on peut se demander comment il est possible de conférer un caractère juridique à la règle qui se dégage du comportement observé dans un groupe humain, sachant que l’on fait là rimer juridique et obligatoire. « Comment faire de ce qui n’est a priori qu’une source matérielle, une véritable source formelle du droit ? » (p. 607). Pour lui, le Code civil, même si l’on a pu écrire le contraire, reconnaît le droit coutumier dans son intégralité. Bien plus, il lui attribue un fondement nouveau dont il est stupéfiant d’observer qu’il n’a pas été perçu (p. 611). Le Code civil est, dit-il, l’héritier de la Révolution, laquelle a mis en avant la loi et l’unité du droit, « aspira- tions des temps modernes portées à leur point culminant par le siècle des Lumières » (p. 611). Même si les apparences semblent aller en ce sens, ce n’est pas la codification napoléonienne « qui a eu la responsabilité historique de faire passer le droit français de l’état coutumier à l’état écrit. Le droit coutumier de l’ancienne France avait déjà été rédigé par la monarchie et, par là même, avait changé de nature » (p. 612). Par ailleurs, la rupture provoquée par la codification appelle des réserves car les réformes du Code furent finalement limitées (p. 612). L’auteur estime qu’on peut même aller jusqu’à admettre que le droit commun coutumier est dominant dans le Code civil, « spécificité française par rapport aux autres codes européens de l’époque moderne » (p. 613). Mais il y a plus. « Tout en donnant des gages au droit naturel et au primat législatif hérités de la Révolution, qui persistaient dans le sens commun de l’époque, Portalis rappelle dans le discours préliminaire le rôle qu’a joué le droit coutumier aux côtés du droit écrit dans la lente édification du droit français. Il avoue son inquiétude d’infliger au corps social un désordre en lui extirpant ses coutumes. Concédant à l’esprit des Lumières l’origine obscure des coutumes et leur caractère parfois déraisonnable ou désuet, il célèbre cepen- dant la sagesse de la tradition qu’incarnent à égalité droit coutumier et droit écrit et leur

Arch. phil. droit 51 (2008) 482 CO MPT E S RE N D U S attribue la paternité conjointe de l’œuvre de codification » (p. 624). À le dire d’un mot, non seulement le Code civil reconnaît les usages auxquels la loi ne renvoie pas, mais il conçoit aussi que ces usages se transforment en coutumes (p. 627). C’est ici le contrat, un accord de volonté qui font que l’usage devient coutume, et plus encore une règle de droit pour le Code (p. 627). Et Frédéric Zenati-Castaing de relever que l’idée aujourd’hui invoquée du pouvoir normatif du juge a permis d’affirmer, ce qui n’est pas anodin, que c’est le juge qui fait la coutume en consacrant, lors de litiges, la norme sociale qui se libère des habitudes communes (p. 635). La coutume-contrat, ajoute-t-il, était un subterfuge rendu nécessaire par le refus obstiné de reconnaître que le pouvoir législatif trouve un concurrent chez le juge, mais ce subterfuge est-il encore nécessaire aujourd’hui ? (p. 635). Il le sera jusqu’à ce que la jurisprudence, « dont la coutume n’est qu’une variété tant qu’elle n’est pas codifiée, soit pleinement et définitivement reconnue comme une source du droit » (p. 635). L’alphabet et la puissance des propos ici tenus incitent, à ce point de l’ouvrage, à se taire.

Catherine PUIGELIER

Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général (Mémoires de ma vie politique, 1944 1988), Paris, Fayard, 2006

Le livre de Jean Foyer est, à l’image de l’homme, exceptionnel. Il témoigne de quarante-quatre ans de vie politique française avec les yeux de l’un de ses acteurs les plus passionnés, de ses plus grands juristes et représentants de l’État. Neuf parties (ou neuf temps) révèlent le parcours aussi inattendu que brillant d’un jeune résistant devenu agrégé des facultés de droit, membre de l’Institut, et dont l’honnêteté et la rigueur intellectuelle ont éclairé et éclairent encore la vie politique de notre pays. Entré à moins de vingt-trois ans au cabinet de René Capitant au ministère de l’éducation nationale du gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle, Jean Foyer sera maire, conseiller général, député, président de la Commission des lois constitutionnelles à l’Assemblée, mais aussi secrétaire d’État aux relations avec les États de la communauté, ministre de la coopération de 1960 à 1962 (en pleine décolonisation), garde des Sceaux de 1962 à 1967 (en pleine réforme institutionnelle de la Ve République et au milieu des procès qui font suite à la guerre d’Algérie), ministre de la santé en 1972 et 1973 (en pleine polémique sur l’avortement). Jean Foyer est le dernier des grands ministres du général de Gaulle. Il a fait le droit qui nous gouverne, il s’est battu pour lui et l’a appliqué dans les meilleures conditions possibles. Dans ce livre si riche, il rappelle, outre ses débuts en cabinet ministériel, les difficultés rencontrées sous la IVe République, la mise en place de la Constitution de la Ve République qui connut un gouvernement séparé organiquement du législatif et un parlementarisme rationalisé. Son entrée dans la vie politique lui fait vivre des événements hors norme, comme la semi-restauration du Sénat, la création, après le Comité constitutionnel, du Conseil constitutionnel, et bien d’autres étapes de l’œuvre constitutionnelle entreprise à la fin des années 1950. Cette entrée lui fit encore vivre des événements qui l’ont surpris, mais aussi passionné. Après son arrivée au Palais

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Bourbon, il devient maire sans l’avoir cherché, tandis qu’en tant que secrétaire d’État puis ministre il lui revint de gérer l’indépendance de l’Afrique et de Madagascar. Ministre de la justice, garde des Sceaux forcé (de 1962 à 1969), il va être confronté à la répression du putsch d’Alger et de l’OAS, va connaître la république gaullienne consolidée et proclamée, mais il va aussi beaucoup administrer et légiférer. Il s’attelle à une réforme du corps judiciaire, une modification de l’organisation judiciaire, une réforme de l’administration pénitentiaire (il fit d’ailleurs construire la maison d’arrêt de Fleury- Mérogis), une rénovation des Code civil, Code de commerce, Code de procédure civile (il a, on le sait, mis en place le Nouveau Code de procédure civile qui fera l’objet un peu plus tard d’un décret du 5 décembre 1975), sachant que de nombreuses législations qu’il avait engagées resteront malheureusement inachevées. Entre 1967 et 1969, c’est la fin d’un grand règne, dit-il, il sort du gouvernement, mais il est élu président de la Commission des lois. Le général de Gaulle organise son dernier référendum puis il démissionne. « Il se retirait dans la tristesse des uns et les cris de haine des autres » (p. 357). Au cours de sa présidence de la Commission des lois, c’est-à-dire sous la présidence de qu’il qualifie de gaullisme sans de Gaulle, Jean Foyer fait une entrée dans le premier gouvernement Messmer. Il ressortira une deuxième fois du gouvernement. Il parle de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, de la bataille de l’avortement, de la loi sur le divorce, de la Sécurité sociale des moines, de la loi Sécurité-Liberté. Il rappelle encore son soutien à Michel Debré lors de sa campagne présidentielle (commencée à l’été 1980), campagne qu’il savait vouée à l’échec. La huitième partie de l’ouvrage lui permet enfin de rappeler la chute, la remontée et la rechute des épigones gaullistes (notamment au travers de la bataille de l’enseignement libre et des élections de 1986), mais encore qu’il mit fin à sa vie parlementaire sous la législature de 1986-1988. Le livre s’achève par ses réflexions d’élu local, il fut maire de Contigné (où il créera un Centre d’aide par le travail et s’investira dans une coopération intercommunale). Aux élections municipales de 2001, il totalisait quarante-deux années de mairie, avait été élu et réélu sept fois. Il renonça à solliciter un nouveau mandat, mais sur proposition du nouveau maire, le conseil unanime émit le vœu qu’il fut nommé maire honoraire, ce que le préfet voulu bien décider (p. 480). Jean Foyer a rencontré et travaillé avec des juristes ou personnes politiques de renom comme Michel Alliot, Pierre Avril, Henri Battifol, François Bloch-Lainé, Raymond Bonnefous, Jean Buffet, Henri et René Capitant, Jean Carbonnier, Nicole Catala, Jacques Chaban-Delmas, Jacques Chirac. De nombreuses autres personnalités, si l’on s’en tient à un ordre alphabétique, comme Gérard Cornu, Maurice Couve de Murville, Michel Debré, André Decocq, Jean Donnedieu de Vabres, Roland Drago…, ont, avec lui, construit le droit mais encore l’histoire, la vie de Jean Foyer lui ayant permis de côtoyer des hommes de conviction qui ont parfois voulu changer le monde. De la lecture de cet ouvrage se dégagent trois mots : fidélité, courage, cohérence. Jean Foyer n’oubliera jamais les minutes où il a rencontré le général de Gaulle qui l’invita à s’asseoir en face de son bureau et lui dit : « Le Premier ministre m’a proposé et j’ai décidé de vous nommer secrétaire d’État ». J’éprouve une émotion intense, écrit- il, semblable à celle que doit ressentir un évêque à l’instant de son sacre, lorsqu’on lui impose les mains. « Je bafouille plus que je ne prononce une phrase, remerciant le Général du grand honneur qu’il me fait. Durant vingt-cinq minutes, le Général m’expose

Arch. phil. droit 51 (2008) 484 CO MPT E S RE N D U S le sens de la politique qu’il conduit en Afrique noire, dont l’indépendance ne semblait pas lui causer d’état d’âme bien qu’elle ne lui fît à l’évidence aucun plaisir. Le général de Gaulle n’a pas encouragé les pays d’Afrique à vouloir aussi tôt l’indépendance. Il a certainement estimé qu’ils la prenaient trop tôt. Cependant le mouvement international était d’une telle force qu’il rendait vaine toute résistance » (p. 129). Un peu plus tard s’ouvrira le temps d’une grande politique, mais aussi celui de l’ingratitude (1962-1967). Une fois encore, Plutarque avait raison, relève-il : « Le régime donne les premiers signes d’usure. Les mineurs se mettent en grève et la réquisition échoue. Les effets bénéfiques du grand assainissement économique et financier de décembre 1958 sont peu à peu érodés, les prix augmentent et l’inflation reprend. À la rentrée de 1963, le Général lui-même, alerté par Couve de Murville, impose une politique de stabilisation. Au fur et à mesure qu’approche la première élection présidentielle au suffrage universel, les oppositions reprennent leur souffle et les politiciens leurs délices. Après l’élection, l’affaire Ben Barka sera leur cheval de bataille » (p. 292). D’autres beaux mots viennent encore à l’esprit en lisant ce livre. Tout mérite d’être lu, étudié, mémorisé. L’histoire de la justice française est là si intéressante, si surprenante (en 1965, il tenait le Conseil constitutionnel pour une maison de retraite pour des hommes politiques fatigués (p. 298)), si lucide, qu’un compte rendu ne pourra jamais satisfaire. Les deux points qui suivent rappellent cependant bien la personnalité de l’auteur. Il a souvent compris avant les autres ce que signifiait une décision, ce qu’elle pouvait emporter comme conséquences. On ne l’écoutera sans doute pas assez. S’agissant tout d’abord de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui fut l’une des premières œuvres du Conseil de l’Europe, la France, engagée le 4 novembre 1950 (date de la signature) dans des opérations militaires en Indochine puis en Algérie, prit vaguement la décision de ne pas ratifier celle-ci. Mais après avoir opposé un premier refus à des pressions pour décider à la ratification, le général de Gaulle parut résigné et convoqua un conseil interministériel pour examiner la question. Jean Foyer fit alors parvenir au Général une note écrite dans laquelle il exposait les motifs qui justifiaient l’absence de ratification. Pour lui – et l’on ne peut que l’approuver –, la Convention européenne des droits de l’homme n’ajoutait rien au droit public des Français quant aux droits et libertés dont ils jouissaient déjà. En revanche, elle soumettait la France au contrôle d’une organisation et d’une juridiction internationale « quant au traitement qu’elle appliquait à ses propres nationaux. Lorsque le président de la République serait dans le cas de se saisir des pouvoirs exceptionnels de l’article 16, il devrait en donner avis au secrétaire général du Conseil de l’Europe et il en serait de même si une loi instituait l’état d’urgence » (p. 293). Au conseil, le général de Gaulle demanda d’abord au ministre des Affaires étrangères d’exposer les raisons pour lesquelles il jugeait la ratification nécessaire, mais lorsque Maurice Couve de Murville eut achevé ses propos, Jean Foyer, qui avait sollicité la parole, ne fut pas autorisé à s’exprimer. « J’ai lu votre note, dit cependant le Général, vous m’avez convaincu, la Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée » (p. 294). Après être sorti du bureau du général, Maurice Couve de Murville fit part à Jean Foyer de son aigreur : « Vous paraissez croire que la France sera toujours en période exceptionnelle ». « Non, lui répondit-il, mais nous n’avons pas l’assurance qu’elle n’en connaîtra point de nouvelles. Le monde n’est pas à l’abri du terrorisme international » (p. 294). On le

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 485 sait, il ne s’était pas trompé, mais cette victoire ne durera pas ; après le départ du général de Gaulle, le président Georges Pompidou, dans les derniers mois de sa vie, se résignera à la ratification et fera déposer un projet de loi en ce sens. La loi fut adoptée de son vivant. Après la mort de celui-ci, Alain Poher, au cours de son intérim, s’empressera de signer les lettres de ratification et d’infliger à Michel Debré la mission de les déposer en 1974 (p. 295). Sept ans plus tard avec l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée, le recours individuel fut accepté (p. 295). Un peu plus tard encore, les avocats saisirent les moyens procéduraux que leur offrait cette voie de droit, la Cour européenne des droits de l’homme s’étant arrogé le pouvoir de contrôler la procédure suivie devant les juridictions nationales et les lois de procédure que ces juridictions appliquaient. En tant que président élu de la Commission des lois, Jean Foyer a ensuite constaté que le projet de loi d’orientation de l’enseignement supérieur d’Edgar Faure – homme d’État, note-il, d’une habilité supérieure qui avait le défaut de laisser passer des mesures dangereuses pour l’avenir dans le but d’apporter une solution commode à un problème immédiat – reposait sur trois principes : la pluridisciplinarité, l’autonomie et la participation. La pluridisciplinarité supposait la disparition des vieilles facultés. Celle-ci avait des justifications « à la condition de ne pas mêler des éléments hétéroclites mais de rassembler des disciplines complémentaires » (p. 347). L’autonomie, quant à elle, que peu ont en fait réellement désirée, ne consista que dans la méconnaissance d’un certain pouvoir constituant limité par la loi. La participation enfin, « dont le nom devait agréer au Général, voulait que non seulement les étudiants, mais encore les personnels administratifs et techniques participassent à l’administration des établissements, la part des enseignants, et particulièrement celle des professeurs qui hier étaient tout, étant réduite à bien peu. Les professeurs qui, auparavant, siégeaient tous au conseil des facultés n’eurent plus qu’une délégation, d’ailleurs minoritaire, dans les conseils des nouvelles universités ; c’était pure démagogie et instauration du régime de la palabre » (p. 348). À ces trois principes s’ajoutait par ailleurs la règle de la liberté d’information politique des étudiants, c’est-à-dire la liberté des propagandes politiques dans les bâtiments universitaires. Jean Foyer avait écrit au général de Gaulle que cette prétendue liberté était contraire au pluralisme et à la neutralité du service public. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas reconnaître la même liberté de propagande politique dans les bureaux de poste, les services hospitaliers et dans les moyens de transport en commun ? Pourquoi la « liberté d’information politique » « ne serait-elle pas reconnue aux expéditeurs de plis recommandés, aux malades alités et aux voyageurs par chemin de fer ou par avion ? » (p. 348). Le général de Gaulle ne fut sensible ni à ces observations, ni aux objections d’un grand nombre de députés de la majorité. Edgard Faure fit adopter son texte, mieux la loi d’orientation fut adoptée par l’Assemblée nationale à la quasi- unanimité des votants. C’est, dit-on, le signe des mauvaises lois, relève Jean Foyer, même s’il concède que cette généralisation peut être excessive. Le vote de la loi d’orientation est le seul que je me reproche, dit-il. Même si la loi eut été votée, j’ai manqué de courage, quand bien même l’amitié m’avait-elle guidé. Il achève ce passage de la façon suivante : « J’ai vu dans l’Université, où j’étais rentré, les effets que la loi a produits, un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits » (p. 349). Aujourd’hui, pourrait-on ajouter, ce sont dans certaines universités, des étudiants, des membres du

Arch. phil. droit 51 (2008) 486 CO MPT E S RE N D U S personnel administratif et technique, mais encore des enseignants relevant d’autres disciplines que le droit comme la sociologie, la science politique, etc., et non des juristes, qui peuvent tenir les rênes d’une faculté de droit. Jean Foyer peut écrire, dire, rappeler cette réalité, il sera entendu et cru (même si c’est trop tard), d’autres en revanche ne pourraient ou n’oseraient pas en parler, ils ne seraient d’ailleurs pas écoutés. Il n’est par conséquent nul besoin d’insister davantage sur l’importance, que ce soit en ce qui concerne l’université, la politique, le droit, l’histoire…, de l’ouvrage de Jean Foyer. Outre qu’il est servi de la plume si subtile de l’auteur, celui-ci est incontournable, remarquable. Si l’homme a pu accumuler, comme il l’écrit, des inimités, il a aussi suscité un profond respect et une immense admiration de ceux qui ont eu et ont encore la chance de l’approcher.

Catherine PUIGELIER

André Laingui, Curiosités de l’histoire du droit, Grandes dates, Faits notables, éd. LITEC, 2007, 211 p.

L’auteur avait déjà montré que l’on pouvait joindre aux qualités de l’érudit celles de l’humoriste. Après ses publications relatives aux adages et aux maximes du droit, voici que, joignant au savoir de l’historien les talents du dessinateur, il nous présente un beau livre sur les curiosités de l’histoire du droit. L’insolite n’est pas inconnu des juristes. Qu’il s’agisse des sujets de droit, des robins et des procédures, ou encore des lois « sociales », de l’université et de l’activité législative, les coïncidences de l’humour et de la sagesse donnent à l’ouvrage une force peu commune, rafraîchissante et par-là même philosophique. C’est à ce titre que les Archives se devaient de le signaler. Au-delà du rire qui n’est généralement pas le propre du juriste existe, en contrepoint, un retour à la pensée bergsonienne, même si le droit appliqué au fait n’est pas du mécanique plaqué sur du vivant.

François TERRÉ

Gilda Nicolau, Geneviève Pignarre et Régis Lafargue, Ethnologie juridique, Autour de trois exercices, Dalloz, 2007, 423 p.

Il faudrait beaucoup plus qu’un compte rendu et même qu’une chronique pour montrer l’incomparable valeur de ce livre. Pour ceux qui, tout au long de leur carrière – et même après –, se sont battus pour le développement des sciences auxiliaires du droit, sur l’exemple de l’histoire et du droit comparé, la lecture de l’ouvrage de Gilda Nicolau, de Geneviève Pignarre et de Régis Lafargue est un moment important dans la trajectoire intellectuelle du juriste. La cohésion des remarques, des recherches et des réflexions se passe de commentaires, y compris la discrétion des auteurs dans l’indication des passages qui leur sont particulièrement dus, ce qui force le respect. Mais combien de juristes dogmaticiens liront ce livre ?

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René Maunier fut un pionnier de l’ethnologie juridique. Il s’était attaché principa- lement au monde colonial, aux sociétés primitives, mieux : archaïques (pas encore heureusement, aux « sociétés premières »). Le développement de cette branche du savoir se produisit outre-France, surtout aux États-Unis, jusqu’à ce que quelques auteurs ne réveillent l’intérêt porté aux ethnies (Michel Alliot, Étienne Le Roy, Laburthe-Tolra, Norbert Rouland, Raymond Verdier…). L’orientation de la recherche sur le terrain illustrée par la grande tradition française des africanistes offre aux juristes, comme toute approche d’esprit comparatiste, le moyen de mieux comprendre ce qui fait l’objet de leurs travaux quotidiens. Cette interdisciplinarité bien comprise est au cœur d’une première partie, « Présentation théorique des exercices, Échanges et partages disciplinaires, Méthodes, Action », qui situe la place du savoir considéré et les méthodes qui en ont progressive- ment amélioré les résultats. Peut-être, sur le terrain des interférences entre les savoirs, aurait-on souhaité une détermination plus poussée – du moins d’ordre épistémologique – des rapports ethnologie-anthropologie. Mais cela ne date pas d’hier. Les progrès de la méthodologie dans le domaine des sciences sociales permettent en tout cas d’éviter certaines démonstrations contestables (Margaret Mead), voire de remettre en cause certaines lois de précession imaginées par les sociologues en chambre (Marcel Mauss), par exemple l’idée, ô combien répétée, suivant laquelle « le don est la forme primitive de l’échange ». Imprégnant l’histoire de l’ethnologie juridique, l’invasion est envisagée, principale- ment sous sa forme politique et militaire. Or, ce qui intéresse ici le chercheur, c’est le comportement du conquérant, mais aussi l’attitude du conquis. Paul Veyne discernerait – s’il ne le discerne déjà – la relation Athènes-Rome, à cet égard. Il y a, d’ailleurs, beaucoup de formes, anciennes ou modernes, de dominations, y compris financières. Les implantations nées des colonisations des temps modernes – portugais, hollandais, français, anglais – sont fort différentes, ce qui est important sur le terrain. À la charnière des cultures, l’analyse des écarts, des métissages et des rejets corrobore une exacte compréhension du non-droit, dévoyée par les médias : les banlieues, lieux de non-droit ! L’ethnologie juridique remet de l’ordre dans le discours (p. 122) presque jusqu’aux confins de l’inconscient dans les rapports – les chocs ? – entre les cultures et la part du droit dans l’ethnocide. « Trois exercices d’ethnologie juridique » forment la seconde partie du livre. Deux sur trois concernent la place et le rôle du juge : juges de la coutume, juges des enfants. Dans la première direction, on s’éloigne nécessairement des débats dogmatiques sur la formation et la formulation de la coutume, sa rédaction, sa révision… La réflexion porte au tréfonds du droit, norme parmi d’autres normes, mais normes aux limites et aux fluc- tuations infiniment diverses dans l’espace et dans le temps. L’investigation est d’autant plus nécessaire que le mot coutume est polysémique, que la notion est entendue de mille manières et que le concept se dilue dans l’usage. C’est bien pourquoi l’ethnologie juri- dique est une science indispensable aux juristes s’ils veulent, dans les temps à venir, répondre aux défis d’un universalisme bien tempéré. Le monde mélanésien, si bien décrit, si bien compris à ce sujet à partir du droit coutumier néo-calédonien, y compris par le rapport à la divinité, aux dieux de la terre et aux prophètes maritimes, a ses raisons que la raison occidentale ne comprend pas. Pour avoir été, il y a trente ans, aux

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Nouvelles-Hébrides, afin de préparer un code civil du Vanuatu, nourri alors des travaux de Malinovski, je ne peux qu’approuver l’analyse d’une nouvelle argonaute du Pacifique occidental. Il ne faudrait pourtant pas s’en tenir là, car le rapport de justice intéresse d’abord la relation entre le juge et le justiciable, d’autant plus que la conjonction « des » implique une objectivation suspecte d’appartenance. Mais celle-ci peut être imaginée dans deux sens différents que l’ethnologie révèle, tout particulièrement du côté des africanistes. Le procès peut en effet être conçu de deux manières. Ici, il s’agit, pour les parties au procès, de convaincre le juge ; là, c’est au juge qu’il appartient de persuader les plaideurs ; or, l’on soutient que la justice d’Afrique noire correspond à cette dernière finalité. Prolonger le propos mènerait trop loin, y compris du côté de la justice coutumière. Disons que l’analyse des comportements des juges, des enfants, ainsi que des auxiliaires, renvoie encore à l’analyse des usages, des pratiques et bel et bien des coutumes dites par des assesseurs. Sans doute, conviendrait-il de prolonger la réflexion en s’interrogeant sur une ethnologie de la médiation. Celle-ci n’obligerait pas à dépasser l’approche triangulaire du procès, qu’il soit équilatéral ou isocèle, ce qui, du moins à mon avis, conduit à se méfier de l’idéologie colonialiste des droits de l’homme. La coutume est décidément le fil heureusement conducteur des trois auteurs. Elle n’est pas absente d’une analyse du dialogue social dans la loi, plus précisément d’une « observation de la négociation de la convention collective des administrateurs, manda- taires judiciaires ». Au vrai, la voie suivie semble alors s’écarter de la direction habi- tuelle en ethnologie, mais l’on voit que le pluralisme juridique n’exclut aucunement la compréhension de persistances de type archaïque dans les sociétés dites développées. De toute façon, même si la distinction de l’ethnologie et de l’anthropologie n’en sort pas clarifiée, l’on voit bien comment, à l’évidence, le psychodrame et le sociodrame, mais aussi la sociologie de la procédure et de la procéduralisation, les différentes sortes de catharsis et, rencontre incontournable, la dialogique (Francis Jacques,…) trouvent leurs places naturelles dans la cohérence du discours. À tel point que les questions fusent : sur ce que peut être une analyse économique des procédures collectives, sur l’originalité des sources du droit du travail et même sur les développements en l’occurrence observés de l’ethnologie juridique comparée, vers l’Asie et les Amériques.

François TERRÉ

Philippe Portier, La Pensée de Jean-Paul II, t. 1, La critique du monde moderne, éd. de l’Atelier, 2006.

Un ouvrage de grande qualité qui intéresse directement la philosophie du droit. L’auteur publie le premier volume d’une œuvre de grande ampleur suscitée par l’un des aspects d’une pensée qui, dans la multitude des interventions, a profondément marqué le XX e siècle. Ainsi que cela est indiqué, l’ouvrage « met en évidence la cohérence de la philosophie politique de Jean-Paul II : une pensée intransigeante, bien que rénovée, fondée sur le droit naturel et sur la nécessaire transcendance de Dieu, seule capable de sauver l’homme de la perdition dans laquelle l’a plongé une modernité qui s’appuie, elle,

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 489 sur l’autonomie de l’individu ». C’est évidemment au sujet des droits de l’homme que le lecteur des Archives trouvera matière à une réflexion renouvelée. Et cela parce qu’il y a, du fait de l’histoire, une ambiguïté qui persiste dans beaucoup d’esprits sur ce que repré- sente un des produits les plus incontestables de l’individualisme des temps modernes, déclaré pourtant à travers la Déclaration de 1789, en présence d’un État suprême peu conciliable – c’est le moins qu’on puisse dire – avec le message chrétien. Il aura fallu bien des changements et des vicissitudes de la politique pour qu’une conciliation s’opère pour beaucoup entre des vues aussi antagonistes. Et c’est à partir de là que la réflexion a prospéré. Il est vrai que cette évolution peut se manifester de manières très différentes, d’autant plus que l’on a assisté, de nos jours, au développement d’une idéologie favorisée par l’existence, donc par l’activisme, de la Cour européenne des droits de l’homme. À telle enseigne que Michel Villey a superbement montré à quel point les droits de l’homme pouvaient à terme dénaturer, voire détruire, une saine fidélité à la nature du droit (Le Droit et les droits de l’homme, PUF, 1983). Le souci d’éviter ces excès a, dès lors, conduit à imaginer un raccordement des voies de l’esprit, que les atrocités du XX e siècle ont pu rendre nécessaire. De là, une interrogation sur la personne, distinguée de l’individu, si ce n’est de l’homme au sens où celui-ci est au centre de tant de déclara- tions, de proclamations et d’incantations, souvent vaines et agaçantes. Le climat peut alors changer, surtout si l’on débarrasse le mouvement dominant en Occident de la tenta- tion impérialiste, voire colonialiste, née de son intolérance à rebours. À l’évidence, c’est de la philosophie politique, mais mieux encore d’une théologie politique, que peut venir la solution. Et c’est en lisant ce livre que l’on comprend de mieux en mieux la pensée de Jean-Paul II.

François TERRÉ

Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin « Tempus », 2004.

Jean-Paul Sartre disait du milieu intellectuel qu’il était « un petit monde étroit » (p. 393). Y jouent la sympathie et l’amitié, mais aussi la rivalité et l’hostilité, la ran- cune et la jalousie, la rupture et la brouille comme dans toute micro-société, relèvent Pascal Ory (professeur à la Sorbonne, Paris I) et Jean-François Sirinelli (professeur à SciencesPo et directeur du CHEVS), dans cet ouvrage sur Les Intellectuels en France (de l’affaire Dreyfus à nos jours) (p. 394). Mais ce livre qui renferme bon nombre de vérités du milieu intellectuel, de cet entrelacs de « réseaux », que celui-ci soit ou non composé de juristes, n’est pas non plus une stigmatisation de l’intelligentsia, c’est-à-dire de quelques écrivains, grands universitaires, journalistes, « tous aux prises avec l’événement » (la quatrième de couverture). Il constitue une lecture, poursuivent les auteurs, de la société intellectuelle depuis l’affaire Dreyfus, « de ses pratiques, réseaux, engagements et de ce pouvoir qui en fait une composante majeure de l’« exception française » » (la quatrième de couverture). Il constitue aussi une lecture d’un monde qui présente des qualités et des défauts, d’un monde dont les acteurs peuvent être novateurs, courageux, mais aussi frileux, soumis. Comme d’autres mondes, le monde intellectuel –

Arch. phil. droit 51 (2008) 490 CO MPT E S RE N D U S pas plus ni moins – vit comme il le peut, vit avec sa lucidité, mais aussi ses préjugés et sa cécité. Après une introduction consacrée à une définition de l’intellectuel – qui est pour les auteurs un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’un homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie (p. 15) –, douze chapitres se parta- gent des années qui vont de la société industrielle française et l’affaire Dreyfus aux années 1990. Des pages relatives au seuil des « trente glorieuses » (1944-1947) précèdent un chapitre particulièrement intéressant sur la guerre froide des intellectuels entre 1947 et 1956 (chapitre VIII). Il est écrit que l’histoire des intellectuels est le meilleur instrument qui permette, à usage français, « de définir le vocable de “guerre froide”, comme d’en préciser les contours chronologiques » (p. 241). On parle de Pierre Daix, Frédéric Joliot-Curie, Paul Langevin, François Mauriac, Léon Blum, Aragon, Pablo Picasso, Maurice Thorez, Roger Vailland… On parle aussi des Lettres françaises, de La nouvelle critique, du Monde, de la citadelle, de la façon de ne pas être communiste, des moments chauds de la guerre froide intellectuelle… Si Roger Vailland décrochera son portrait de Staline et s’éloignera en silence avant de reprendre sa carte jusqu’en 1959, Dominique Desanti qui avait pris sa carte en 1957 ne remettra plus les pieds à sa cellule, Claude Roy sera chassé pour « avoir fait le jeu de la réaction, des ennemis de la classe ouvrière et du peuple », et Jean-Paul Sartre signera son divorce définitif avec le PCF pour avoir publié dans L’Express le 9 novembre 1956 un article sur la Hongrie (p. 294). Pascal Ory et Jean-François Sirinelli balaient ensuite les années 1956 à 1968, c’est- à-dire celles de la guerre et de l’après-guerre d’Algérie (chapitre IX), puis les années 1968 à 1975, c’est-à-dire celles du « grand printemps » (chapitre X), où ils abordent l’originalité de mai 1968, plus simplement le fait que ces années aient marqué une rupture d’autant plus importante et étonnante que celle-ci s’est produite sans l’entremise d’une guerre mondiale ou d’une crise politique intérieure à grande échelle. Pour les auteurs, on retrouve là le cas de figure de 1898 : « Un type de cristallisation et d’évolution typiquement français, même s’il n’est pas interdit de lui rechercher, là aussi, des tenants et aboutissants extérieurs » (p. 335). Suit le grand tournant des années 1975 à 1989 (chapitre XI) où surgit notamment une crise de parole et où l’on voit plus précisément l’entrée en intelligentsia du groupe éphémère composé de Bernard-Henri Lévy (avec La Barbarie à visage humain en 1977), d’André Glucksmann (avec La Cuisinière et le mangeur d’hommes en 1975), de Christian Jambet et Guy Lardreau (avec L’Ange en 1976) et de Jean-Paul Dollé (1939), et sur les marges, d’un Jean-Marie Benoist (1942) (Pavane pour une Europe défunte, 1976) ou d’un Philippe Nemo (1949) (L’Homme structural, 1975), le choc initial [ayant bien été] la publication, en 1974, de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, comme le certifia le virulent article de Glucksmann, dans Le Nouvel Observateur du 4 mars de cette année là : « Le marxisme rend sourd » » (p. 363). Le chapitre XII pose la question : les années 1990 sont-elles une reconnaissance ou une métamorphose ? (p. 383). À tel point qu’en 1987, dans son Éloge des intellectuels, Bernard-Henri Lévy se demandait si les dictionnaires de l’an 2000 ne mentionneraient pas : « Intellectuel, nom masculin, catégorie sociale et culturelle morte à Paris à la fin du XXe siècle ; n’a apparemment pas survécu au déclin de l’uni versel » (p. 383). Pascal Ory et Jean-François Sirinelli relèvent, quant à eux, que l’his-

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 491 toire des intellectuels engagés s’inscrit dans un segment spécifique de la culture de masse qui s’étale sur près d’un siècle. C’est au moment de l’affaire Dreyfus que la France est entrée dans le temps « des masses » (p. 388). Mais, poursuivent-ils, dans l’entre-deux- guerres, le temps des masses devint progressivement celui des idéologies conquérantes et antagonistes (p. 389). Il y eut bien les « trente glorieuses » de l’intelligentsia française, « qui courent de la Libération du milieu des années 1970. Mais, entre-temps, la culture de masse, progressivement, avait changé de supports. Indépendamment même des effets directs du changement de dynastie qui a vu l’audiovisuel détrôner l’imprimé, toute une série de symptômes décelables dans les annales récentes de notre histoire intel- lectuelle marquent le changement de règne » (p. 389). Le rôle et l’influence des hommes de science ou de pensée sur l’agora n’ont alors pas, même s’ils ont été ébranlés, disparu. Mais l’agora a plus simplement fait l’objet d’une mutation. En conclusion, on peut dire, écrivent les auteurs, qu’il y a réellement une tradition de l’engagement des in- tellectuels dans la France du XX e siècle (p. 391). Peut-on pour autant parler d’un « pouvoir intellectuel » ? Quelle a été la nature des interventions de ces intellectuels ? Les intellectuels ont-ils pesé sur l’événement ? (p. 396). Pascal Ory et Jean-François Sirinelli répondent qu’après le long été indien dans lequel les « trente glorieuses » des intellectuels rayonnaient de mille feux, les intellectuels se trouvent dans la clarté incer- taine de deux décennies d’automne. S’il est vrai qu’une partie de leur crédit moral et de leur pouvoir d’influence s’est disloquée, il reste que, d’une façon plus générale, la société française est progressivement entrée, depuis la fin des années 1970, dans ce qu’Edgar Morin a appelé « une période de basses eaux mythologiques ». Mais ce qui peut être un mal peut être aussi un bien car les intellectuels ont cessé d’être les officiants de religions séculaires. Et Paul Bénichou d’observer à juste titre que les clercs avaient été parfois des missionnaires infidèles, mais qu’il n’y avait personne « pour remplacer comme autorité spirituelle ce qu’on appelait au XVIIIe siècle les “hommes de lettre” et qu’on appelle au- jourd’hui les “intellectuels” » (p. 402). Dans ce livre qu’il est important de lire, il est aussi question de juristes comme Georges Vedel qui, avec Georges Suffert et Olivier Chevrillon, constitua, en tant que professeur de droit, la clientèle du club Jean-Moulin (pièce importante du paysage intel- lectuel des années soixante) né à l’initiative d’anciens résistants comme Daniel Cordier, Stéphane Hessel ou Philippe Viannay. Il s’agissait là de résister au « fascisme », le réseau de résistance étant devenu une sorte de laboratoire d’expérimentation des « voies nouvelles d’une vie politique et sociale au service des libertés fondamentales du citoyen » (p. 319). On parle également de Jean-Denis Bredin qui s’engageait alors dans la rédaction d’une histoire de l’affaire Dreyfus, et discernait en décembre 1981 « un large consensus autour de la constatation “d’une véritable atonie de la pensée de la gauche”, traduite par la réserve de ses intellectuels à s’engager aux côtés de la nouvelle majorité » (p. 357). On parle encore d’autres auteurs qui ont fait du droit puis autre chose, comme Gabriel de Tarde, Maurice Halbwachs, Claude Lévi-Strauss, etc. On parle enfin de ceux qui ont participé au droit, la création de celui-ci, comme Richelieu, Jean-Louis Debré, , etc. Quant à Georges Scelle, il tient là une place particulière, au point que l’on parle de l’affaire Scelle qui fournit, écrivent les auteurs, une bonne photographie du rapport de forces ayant existé entre l’Union fédérale des étudiants de tendance communiste et les

Arch. phil. droit 51 (2008) 492 CO MPT E S RE N D U S organisations étudiantes de droite vers 1925. À cette époque, on peut observer la nais- sance du Groupe universitaire devenu bientôt Phalanges universitaires – des Jeunesses patriotes –, « dont l’influence grandira vers la fin de la décennie, au détriment de Charles Maurras » (p. 124). L’affaire Scelle va secouer le Quartier latin pendant plusieurs semaines, son héros involontaire ayant été le professeur Georges Scelle, pacifiste et cartelliste, chargé, à la suite d’un arrêté du 25 février 1925, d’un cours de droit international public à la faculté de droit de Paris. Les étudiants d’Action française et ceux qu’ils avaient réussi à mobiliser vont invoquer les appuis politiques du professeur, en outre chef de cabinet du ministre du travail Justin Godard, car celui-ci, disaient-ils, n’avait été retenu qu’en second rang par le conseil de la faculté, parlant de république des professeurs qui n’était qu’une république des camarades (p. 124). Pour les étudiants hostiles au Cartel de gauche, Georges Scelle n’avait bénéficié que d’un passe-droit, de sorte qu’il fallait l’empêcher de faire cours. En mars 1925, le slogan mobilisateur fut : « Georges Scelle ne fera pas cours ». Et différents journaux de prendre ouvertement la même position contre cet enseignant venu de Dijon (p. 124). Les désordres furent tels que l’on ferma la faculté pour une durée indéterminée, tandis que l’on suspendit son doyen. La géographie de ce désordre étudiant, écrivent-ils toujours, est éclairante. « À la faculté de droit, les agitateurs de l’Action française ne trouvèrent guère d’opposition : seul un petit noyau groupé de Pierre Mendès France tenta de leur tenir tête, les autres réfractaires venant plutôt de la Sorbonne. Ce clivage fut particulièrement net lors de la grève organisée au début du mois d’avril par l’Association générale des étudiants. Cette organisation, théoriquement corporative, continuait alors, en réalité, à être largement contrôlée par les étudiants royalistes. À Paris et en province, ce sont le droit, la méde- cine et la pharmacie qui seront en pointe du mouvement de grève. Normaliens et sorbon- nards vont, au contraire, de cours en cours pour faire nombre. À la Chambre, du reste, le normalien François-Albert n’avait pas toujours pu cacher le peu de sympathie que lui inspiraient les étudiants en droit ; les comparant aux étudiants en lettres, il déclarait à propos de ces derniers : « Ce ne sont pas des étudiants amateurs aussi distingués. Il y a des boursiers en Sorbonne ! ». Attaque par antiphrase bien révélatrice : le normalien François-Albert, né en 1877, retrouvait, au temps de la république des professeurs, les clivages de sa jeunesse étudiante entre la faculté de droit et la Sorbonne. Et si, au moment de l’affaire Dreyfus, la seconde l’emporta sur la première, il en alla autrement en 1925 : un arrêté daté du 11 avril rapporta celui du 25 février précédent qui avait confié à Georges Scelle le cours contesté (p. 125). Finalement, le monde du droit, vu de l’extérieur ou de l’intérieur, vu d’hier ou d’aujourd’hui, n’est pas si différent des autres, en présentant les mêmes qualités et les mêmes errements que d’autres « petits mondes étroits », il pourrait presque devenir humain, attachant.

Catherine PUIGELIER

Arch. phil. droit 51 (2008) CO MPT E S RE N D U S 493

Philippe André-Vincent, Jalons pour une théologie du droit, présenté par Jean-Baptiste Donnier, éd. Pierre Téqui, 2007.

Avant même de présenter la réédition d’études fondamentales de Philippe André- Vincent, les Archives se doivent de rappeler leur fidélité à un auteur qui a marqué de son empreinte une époque durant laquelle Michel Villey présidait à la destinée de la Revue. En ouvrant au hasard quelques volumes de la décennie 1980, il est facile de le constater. Année 1985 (tome 30, p. 436) : quelques phrases seulement, mais éclairantes sur La prudencia juridica de Carlos-Ignacio Massimi. En 1986 (tome 31) : parmi d’autres recensions, un compte rendu pénétrant du livre de G. Ibanez, S.M., Personne et droit, consacré à Berdiaeff, à Mounier et à Maritain. L’analyse n’est pas un simple reflet. Elle contribue à faire comprendre la signification du personnalisme, quelles qu’aient pu être ses mésaventures, pas seulement philosophiques. Ainsi revient-on aux rapports entre les œuvres des trois auteurs et les sources chrétiennes. Dans d’autres tomes, afférents à la même époque, le Père André-Vincent a heureusement fait connaître la pensée sud-américaine, celle de sociétés qu’il connaissait si bien pour les avoir long- temps côtoyées. Plus largement, il a relayé la connaissance du monde de tradition hispa- nique. Mais là ne se limitait pas l’ampleur d’une pensée fidèle au fondamental chrétien. À preuve, son livre La Liberté religieuse, droit fondamental, publié par les éditions Téqui en 1976. C’est chez le même éditeur que sont repris aujourd’hui, fort heureusement, certains écrits essentiels d’un dominicain juriste et philosophe du droit qui a su jeter ou rétablir un pont ou rouvrir une Porte entre le droit et la théologie. Non point, certes, qu’au moins depuis Moïse, la question n’ait pas été au cœur de l’aventure humaine, mais parce que les temps modernes ont, du côté de la philosophie en général, et de la philosophie du droit en particulier, éloigné la pensée. L’attachement à Las Casas et l’adhésion à Jean- Paul II marque à la fois la permanence et l’enrichissement du christianisme aux fonde- ments du droit. C’est bien pourquoi on relit ce qu’a écrit le Père Vincent en termes de Critique du droit naturel moderne. On y respire à nouveau cette communauté de pensée qui existait entre lui et Michel Villey, se retrouvant, quoique de manière sensiblement différente, dans l’attachement au thomisme initial. Il est vrai que, sur un terrain néces- sairement proche, il pouvait exister entre eux une divergence quant aux droits de l’homme. Encore, faut-il bien comprendre que les excès de l’idéologie impérialiste et universaliste qu’ils promeuvent suscitaient leur commune réserve…… parce que, pour surmonter l’aporie, Philippe André-Vincent estimait avoir précisément trouvé dans l’évolution et l’approfondissement de la théologie de notre temps, le chemin d’une vérité retrouvé au-delà de l’individualisme et du personnalisme, car le droit ne saurait, en profondeur, se passer d’un fondement théologique qu’il faut souvent redécouvrir. C’est bien pourquoi, à partir de l’analyse de la distinction du droit et de la loi, de la compréhension (juridique) de l’abstrait et du concret, ainsi que des positions de la Papauté (de Pie XII à Jean-Paul II), l’auteur poursuit son chemin « vers une théologie du droit », ce qui le conduit notamment à analyser avec une science et une conscience d’une probité identique inégalable les pensées de Teilhard de Chardin, de Maritain et de bien d’autres. La publication des écrits de l’auteur permet à ceux qui l’ont connu au séminaire de philosophie de Michel Villey de retrouver l’homme et pas seulement

Arch. phil. droit 51 (2008) 494 CO MPT E S RE N D U S l’œuvre. Il faut féliciter Jean-Baptiste Donnier, professeur à la Faculté de droit d’Aix-en- Provence, d’avoir réalisé cette réunion d’articles ordonnée sur une préoccupation vitale, à la lumière de la spiritualité et d’avoir dans une très substantielle et très pénétrante étude (p. 19 à 53) présenté ces Jalons pour une théologie du droit.

Francois TERRÉ

Arch. phil. droit 51 (2008)