Émile Noël 2, rue de la mairie 77520 VIMPELLES Du même auteur

Fleurs de méninge, Fayard, 1961 (Prix Alphonse Allais) Jadis bis, Actes Sud, 1988 Vous, Actes Sud, 1999 Les Ikons et les miliques, Les Réparateurs Réunis, 2000 A mordir debout, 24 x 36, 2003 La tétralogie du vieux monsieur, 24 x 36, 2005 La gidouille et la citrouille, 24 x 36, 2008 Dire raconter, 24 x 36, 2008 Sous la parole l’image, Emile Noël-Isca, 2014 La trilogie de Lahouria, Iscra, 2015

Les Ikons et les Miliques (théâtre) ont été représentés de 1979 à 1981 et édités seulement en 2000.

4 Emile NOËL

Le marcheur

Contes ou nouvelles

Editions...

5 1 Le Marcheur 2 La trouée 3 Le Séminaire 4 Demain 5 La Muridé 6 Ordinatio 7 Le Nettoyeur 8 Le Transmigré 9 Le Clandestin 10 Le Grand Véhicule 11 La Flamme blanche 12 La Croix 13 Zou

Vimpelles - 2016

6 1 Le Marcheur

Il marchait, il marchait ; de l’insondable voûte […] Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte1 Il marchait, il marchait. Les feuilles sèches tombées crissaient sous ses pieds. Il marchait de son pas régulier habituel. Il marchait dans le chemin étroit sur ce tapis brun grésillant de cette fin d’automne. Les arbres dénudés- lais saient filtrer la pâleur du soleil. Ces deux vers ne voulaient pas le quitter. Ils leur disaient allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Ils s’en allaient comme à regret. Quatre ou cinq pas plus loin, ils étaient de nouveau là et tour- noyaient dans sa tête. Il savait, il savait qu’entre ces deux vers il de- 1. Il marchait, il marchait ; de l’insondable voûte Toujours, sans fin, sans bruit, et comme s’il tombait Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte, De ces pieds noirs qu’on voit la nuit pendre au gibet. Hélas ! qui donc pleurait ces larmes formidables ? L’infini. Vers les cieux, pour le juste abordables, Dans l’océan de nuit sans flux et sans reflux, Kanut s’avançait, pâle et ne regardant plus. Victor Hugo - Le parricide - La légende des siècles

7 vait y en avoir un autre. Mais cela ne lui reve- nait pas. Il savait, il savait que tant qu’il ne le trouverait pas, les autres ne voudraient pas s’en aller. Mais il ne venait pas, il ne venait pas. Il ne l’avait sans doute jamais connu. Sans doute, peut-être, sans doute. Il fallait, de l’insondable voûte, faudrait, le sang continuait, sans doute faire avec, goutte à goutte, peut-être sans doute. Il marchait, il… Aaaaah !! Alors il décide de ne plus penser, de penser à ne plus penser, d’écouter les feuilles craquer, pleu- rer, gémir sous ses pieds, de regarder les rayons du soleil jouer entre les branches, de repérer les lichens et les mousses indiquer le nord sur les troncs et pour tout effacer, décide de penser à elle. Il broie, concasse, pulvérise ces mots in- trus, envahissants avec les feuilles geignardes mourantes, mortes dans ses pas, sous ses pieds. Marcheur invétéré, NO marche sur tous les che- mins, par tous les temps pour écraser la solitude depuis qu’elle est partie. Pour qu’elle raison cette pluie de sang venait rougir sa promenade goutte à goutte ce matin, pourquoi ? Il devait bien y en avoir une… de raison. Pourquoi ? Rien de rouge sur ce chemin, le brun des feuilles au sol, le bleu pâle d’un ciel sans nuage et un soleil d’automne entre les branches dénudées rehaussant le vert sombre des boules de gui sur les troncs. Tout juste une petite brise à peine perceptible et qui le sera de moins en moins au

8 fur et à mesure qu’il s’enfoncera dans le bois. Rien de sanguinolent, promenade sereine, rê- veuse, toute dans le moment, pour être un arbre parmi les arbres, un arbre qui marche au rythme du pas de l’homme. Le chemin de Pierre, combien de fois l’a-t- il parcouru avec elle ? Cent, mille fois ? Leur copain Pierre le premier l’a emprunté un jour qu’il était venu les voir et qu’il était allé se pro- mener seul. Ce chemin commence non loin de la maison et va, à travers champs et bois, en rétrécissant pour ne devenir qu’un minuscule sentier arrivé au barrage de la Grande Bosse sur la Seine. Il faut compter une bonne heure et demi pour y arriver, autant pour revenir par les étangs des sablières. Il y a tant et tant de chemins autour d’eux qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion de faire ce- lui-là depuis leur installation. Alors, ils l’ont appelé le chemin de Pierre. Il pourrait le faire les yeux fermés tant il le connaît. Il ne s’en lasse pourtant pas : il lui réserve des surprises se revêtant d’atours nou- veaux à chaque détour, un parfum, un vol d’oiseaux, la glissade d’un couple de cygnes dans un bras mort de la Seine qu’il longe un moment… Au sortir de chez lui, il a pris le chemin pier- reux où roulent parfois vers les étangs quelques rares voitures de pêcheurs. Il traverse la route construite par les multinationales du sable pour leurs camions et emprunte de l’autre côté

9 un chemin sablonneux qui longe un moment l’énorme dépôt de sable avant de s’enfoncer dans les bois. Le chemin s’allonge en rétrécis- sant sous la voûte des arbres nus filtrant le ciel. Soudain à gauche, un trou dans le vert foncé des bosquets persistants. NO y pénètre. Un sentier sinueux, serpentin, trous et bosses font la marche difficile. Quelques jeunes habiles s’affrontent parfois en VTT à ce parcours étroit glissant, montagnes russes. Les arbres et les arbustes sont si serrés qu’on distingue à peine sur la droite le bras mort de la Seine. On se croi- rait dans un tunnel. NO semble à son aise. Il va d’un pas régulier, évitant les orties, écartant de la main les branches basses et les toiles d’arai- gnée, fils de la Vierge. Le chemin se fait encore plus étroit, le tunnel devenu boyau. Là-bas, à quelque cent mètres, on aperçoit le rond de lumière de la sortie sur la berge de la Seine. Et là, sur la gauche à demi dissimulé dans le taillis, un jeune chevreuil, mort, éventré. NO a stoppé net. Il arrive que des chevreuils soudain au prin- temps n’aient plus peur de rien. Ils s’arrêtent au milieu de la route pour vous regarder. Ils sont ivres. Souvent à cette époque, il y a une recru- descence des accidents dus aux chevreuils, au moment de l’éclatement des bourgeons pleins de sève, dont ils sont friands. Cela produit chez eux un état comparable à l’ivresse chez l’homme. Désorientés, ils se trompent de che- min. On raconte des histoires de chevreuil titu- bant en pleine ville ou qui se jette contre les

10 voitures. Mais là, en automne et si loin de toute route ! … de l’insondable voûte ce chevreuil à pleu- voir l’œuvre goutte à goutte d’un viandard psychopathe. Soudain, de l’autre côté du sentier, où stagne l’eau du bras mort, le crépuscule, le couchant rougit l’eau qui saigne, dont les reflets s’al- longent comme de longues flammes. Le courant revenu charrie des cadavres vers le barrage. Aux ruines vers quoi ils voguent, où le grand Rhône fait coude, il y a une ville, grande et belle, animée. Au sud du coude, des lieux qu’on dit alignements, il ne reste plus aujourd’hui qu’une allée bordée de grandes pierres cou- chées. Même les arbres, qui faisaient ombre jadis, semblent ruines. Là, il y a des temps et des temps, des lunes et des lunes, se trouvait un vaste cimetière où l’on mettait en pierre des morts venus du lointain nord par le Rhône. Il y eut les invasions barbares dévastatrices et les grandes maladies. Du temps de la peste, dans des barques, sur des radeaux portant une chan- delle, les morts descendaient le courant jusque là avec un écu entre les dents pour payer les habitants du fleuve afin qu’ils leur donnent sé- pulture. Les Alyscans. Légende ? Plus tard les pilleurs de tombeaux, plus tard encore, les constructeurs du cheval de fer ne

11 laissèrent que ces fragments là maintenant. On ne peut imaginer ce cimetière extraordinaire, espéré, plate-forme de salut. Tangence, point, clé, tunnel vers l’autre musique. On y venait de loin pour la lumière. Tout cela avait disparu déjà quand le cavalier des taureaux avait rencontré l’Être étrange. La bête du Vaccarès ! Autre légende ? Il est arrivé à la Grande Bosse, laissant la dé- pouille du chevreuil mais gardant l’image en place du goutte à goutte de l’insondable voûte. Il regarde tomber l’eau qui fait mousse et re- mous. D’abord le courant gagne, l’eau se trouble, s’as- sombrit, devient opaque, encore plus noire dans cette nuit sans lune à l’imperceptible lueur des étoiles. Viennent les débris. Les hommes des- cendent dans l’eau avec autour du ventre, une corde attachée aux rochers sur la berge, pour que le courant qui se renforce ne les emporte pas. Les voilà, flottant entre deux eaux, les plus gon- flés à la surface. Des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes, des enfants, des nouveaux- nés. Les voilà. Rien à voir avec la légende. Les voilà. Pas de barques, pas de radeaux, pas de chandelles, pas de pièces entre les dents. Les voilà. Au fil de l’eau, habillés beaux, dépenail- lés, nus, selon. Pas de pièces entre les dents mais des choses

12 sur eux. Ne rien laisser échapper. Les crocheter avec les gaffes à croc, les ramener à la berge. Ceux restés au rivage arrachent bagues, brace- lets, colliers, montres, tout ce qui fait moisson. Ils fouillent les poches, prennent les habits que le sang et la décomposition n’ont pas trop abî- més, les chaussures qui peuvent encore servir. Quand le doigt gonflé ne laisse plus passer la bague, on coupe. Il manque déjà un bras ou une jambe, quelquefois. On arrache les dents en or, coupe les longs cheveux. Faire vite. Que tout soit fini, mis en sacs avant les premiers roses à l’est. Et ce pont maintenant qui enjambe l’autre fleuve, ce pont d’où tombent des gens dans l’eau glacée, glacée en toute saison même aux étés caniculaires. La Cavale va à leur secours, elle les sort des eaux mortelles. Elle sauve ceux et celles qu’on jette ou qui tombent du pont. Ceux qui plongent pour spolier, dévaliser les morts qui flottent, elle les laisse se noyer. Elle ne s’occupe pas non plus des suicidés. C’est leur affaire. Elle ne sauve que les tombés ou les jetés. Mais elle n’accepte pas de les abriter dans sa maison de taule sous le pont. Quand elle les a sortis, elle a fait ce qu’elle avait à faire. Qu’ils se débrouillent. Elle rentre dans sa cabane se sécher et se réchauffer au feu de bois. Ils ont beau crier, supplier, frapper les tôles… Oh, Cavale ! Ouvre, on a faim, on a soif, on a froid !

13 … Elle reste inflexible. Elle est capable de tuer celui ou celle qui force sa porte. La Cavale jeune a été célèbre : championne et recordwoman du monde du mille cinq cents mètres, un corps magnifique, des foulées de deux mètres. Il y a longtemps, longtemps qu’elle ne saigne plus entre les jambes, elle a perdu quelques dents. Nul ne sait comment elle en est arrivée là. Certains disent qu’à la suite d’un grand chagrin d’amour, d’autres d’une ter- rible perte chère, elle a laissé le temps rider son beau visage. Mais elle a gardé ce corps svelte, ses longues jambes fines. Elle cavale toujours comme une gazelle et elle est capable de frap- per sec et dur. Ils n’ont aucune chance ceux qui frappent dehors. Alors ils se battent entre eux au couteau et s’en vont grossir ceux qui flottent dans les remous. On tuerait père et mère pour survivre. C’est Smerdiakov qui a tué Fiodor Pavlovitch. L’épi- leptique qui aime par-dessus tout son frère Ivan, qui partage ses idées sur l’athéisme lui a avoué plus tard qu’avec sa bénédiction, il a liquidé le vieux dégueulasse. Tu quoque mi fili ! Légende encore ? Brutus n’a jamais été le fils de César. Il n’est même pas certain qu’il ait porté un coup parmi les autres. Où est-il le viandard qui a massacré le che- vreuil ? Où est-il, où est-il donc, cet assassin si

14 beau qu’il fait pâlir le jour ?2 Allons, allons. Vois, le barrage vient de bais- ser les panneaux, vois, il vient de libérer l’eau, vois les grands remous et la mousse blanche. La Seine est propre. Il est temps de revenir par les sablières. Tu longeras les étangs où un vol ef- frayé de canards saluera ton passage, où se tient un concile de cygnes, où les cris des mouettes d’eau douce t’accompagneront. Tu passeras le petit pont au-dessus du canal et tu retrouveras le chemin de Pierre pour rentrer à la maison. Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.3 Pas inconnue, pas inconnue, disparue. Tu soliloques dans ta tête. Cela se fait dans le trouble de l’isolement, quand on revit la perte. Ces paroles du dedans ruminent. Monologues, dialogues de soi à soi fomentent hallucinations, croyant parler à un autre répondant à sa propre voix. Allons, allons, pourquoi ce regard sombre ? Vois comme le crépuscule fait le soleil orangé

2. Le condamné à mort, Jean Genet, Hélène Martin, 1962 3. Mon rêve familier, Paul Verlaine, Poèmes saturniens, 1866.

15 qui descend vers l’horizon et se reflète dans la Seine tranquille. Tranquille, va, marche, rentre d’un pas tran- quille. Va. Vois, vois. La Terre est bleue, la Terre est bleue tu sais, bleue comme une orange.4 Possible, possible oui. Possible. Peut-être. Je ne sais pas. Peut-être. Mais le fond de l’air est rouge.5

4. Paul Éluard, 1929 5. Chris Marker, 1977

16 2 La Trouée

Il y avait tant de pollen tombé dans le chemin vers le barrage qu’on aurait dit qu’il avait nei- gé. Il se rappelait la plainte des feuilles mortes de l’automne dernier. Là, il marchait sur un ta- pis blanc duveteux, un tapis de silence. On ne voyait plus le sol. On marchait sur un nuage, sur un tapis volant. Les peupliers particulièrement généreux offraient cette année un léger nuage de plumes tournoyantes, une pluie d’orage de gouttes virevoltantes, le grand bal des allergies. D’habitude, les pollens des peupliers ne sont pas aussi blancs. Il ne parlait pas beaucoup avec eux, ce sont des arbres rapides. En quinze vingt ans, ils sont bons à faire de la pâte à papier ou des cageots. Non, ses véritables compagnons sont les vrais arbres, les lents, les platanes, les hêtres, les chênes, les cèdres, les oliviers, les pins, les séquoias… Il les entend se parler lent, du moins ceux qu’il peut fréquenter, ceux de sa région, les platanes, hêtres et chênes. Ils parlent oiseaux, fourmis, abeilles, araignées, écureuils quelquefois et aussi sève, chlorophylle, oxygène, soleil, pluie, vent et tempête bien sûr. Il lui arrive d’avoir de longs conciliabules avec eux. Ça n’est pas si facile. Il faut savoir gagner leur confiance.

17 La difficulté majeure réside précisément en ce qu’ils ne parlent pas vite. Une syllabe peut leur prendre un jour ou deux, encore faut-il qu’elle soit simple. Une syllabe complexe peut aller jusqu’à demander une semaine. Ils mettent donc généralement très longtemps à vous ré- pondre. Pour quelqu’un qui comme lui avait ac- quis cette habitude de parler avec les arbres, la grande lenteur de leur réponse était largement compensée par leur profondeur. Notre époque plante des arbres rapides qui poussent en quelques années, qui résistent à la pollution. On les voit le long des autoroutes, dans les petits coins d’herbe des échangeurs, dans les mouchoirs d’espaces verts coincés entre cubes de béton et clapiers achélèmes. Ils répondent plus vite que les autres bien sûr, mais ils n’ont rien à dire, absolument rien. Rien. Pendant ce temps, platanes ancestraux, chênes séculaires, cèdres, séquoias millénaires dispa- raissent de notre civilisation pressée. Ce sont pourtant les seuls capables de nous parler des tréfonds de nos racines. Certes, ils peuvent mettre jusqu’à un siècle ou deux pour répondre à une question posée. Ne recueille pas la ré- ponse qui pose la question. De nos jours, qui irait dire à son fils de dire à son fils de dire à son fils de dire à son fils qu’au pied de tel arbre viendra une réponse ? Et l’on continue d’abattre ces grands arbres. Ainsi, un jour si ce n’est déjà, parmi la multi- tude des bruits de gorge, de ferraille, de plas- tique et de béton, sera le grand silence du dé- sarbre de l’âme.

18 Brusquement, à cette idée, le tapis peuplier l’in- supporta. Il fit demi-tour, prit sa voiture pour aller marcher avec les chênes, à Villefermoy à une vingtaine de kilomètres de la maison. Il tra- versa Villeneuve-les-Bordes, fait un détour par Coutençon – Lucienne une amie et son mari y eurent un temps un gîte de week-end avant de se séparer. Il n’était pas non plus utile de passer par Échouboulains. Pourquoi y passer alors ? À cause du nom. On ne peut pas éviter un village qui s’appelle Échouboulains. Il prend la route de la Grande Loge, bifurque un peu plus loin sur la droite et par le Bois des Dames, remonte jusqu’au Carrefour des Huit Routes où il se gare. Ancienne forêt ecclésiastique, domaine de chasse à courre de Louis XVI, la forêt doma- niale de Villefermoy est devenue propriété de l’Etat à partir du XIXème siècle. Située au cœur du plateau argileux humide de la Brie, elle comprend un réseau de mares et de milieux humides qui abritent une grande diver- sité d’amphibiens, dont plusieurs espèces pro- tégées : rainette verte, grenouille rousse, sala- mandre tachetée, triton palmé... Riche de plus de cent vingt espèces d’oiseaux, elle fait partie de la zone Natura 2000 Massif de Villefermoy. On y trouve sept espèces nicheuses rares et pro- tégées : Bondrée apivore, Busard Saint-Martin, Milan noir, Martin pêcheur d’Europe, Pic cen- dré, Pic mar et Pic noir. Peuplée de chevreuils, de sangliers et de lièvres. Villefermoy est struc- turée par de grandes allées rectilignes entre- coupées de carrefours en étoile qui témoignent

19 d’une longue tradition de chasse. Ce sont les chênes qui lui ont raconté tout ça. Car à Villefermoy, le principal objectif de la sylviculture est de produire du chêne de qua- lité. On y trouve aussi du charme, du hêtre et du châtaignier qui sont conservés en mélange. Les chênes sont accueillants, ils ne sont pas gênés par la différence, ils n’ont rien contre les étran- gers. Il n’y a que la marche qui donne accès aux profondeurs de l’être. Pas la marche sportive, rapide, active, non, la marche tranquille, celle qui laisse le pas aller sans y penser, celle qui respire les parfums, qui entend les chants et les bruissements, celle qui regarde et qui voit. NO n’est pas à proprement parler autiste mais il est plus souvent dans sa tête que dans le monde. Et c’est le monde qui est dans sa tête quand il marche tranquille entouré de ses chênes. La trouée va d’abord droit, pierreuse puis sa- blonneuse pendant deux kilomètres, herbeuse quand on a traversé le petite route et serpente un peu pendant encore au moins deux ou trois kilomètres avant d’aboutir au trait d’arrêt de la départementale. Il n’en est pas encore là, il en est loin. Il a tout son temps pour laisser les grands arbres lents lui raconter les histoires et légendes des forêts : la Montagne noire, le Royaume de l’angoisse et de la beauté, les sortilèges forestiers…

20 ... les eaux sacrées...

… les forêts résistantes, protectrices, du Moyen

Âge, de la Révolution, de la Résistance… Les chênes pluricentenaires sont modestes. Il savent qu’ils sont loin d’être les plus vieux du monde. Ils se sont confiés à NO. Ils lui ont parlé d’un olivier de deux mille ans à Roquebrune en , d’un olivier de trois mille ans en Crête, d’un cyprès chauve, le Sénateur, de trois mille cinq cents ans en Floride6, d’un Jômon Sugi de quatre mille ans au Japon, du pin Bristlecone Mathusalem de quatre mille huit cent cinquante ans en Californie, du pin Huan de dix mille cinq cents en Tasmanie et tant d’autres qu’on ignore, qu’on n’imagine même pas. Par exemple Pando : une immense colo- nie clonale de peupliers faux-trembles située à l’ouest des Etats-Unis dans l’Utah : un orga- nisme vivant de quarante hectares, le plus lourd et le plus vieux de la planète, six millions de kilogrammes et quatre-vingts mille ans d’âge. Toutes les pousses sont issues d’un immense système racinaire unique. Il y a quatre-vingts mille ans débutait la quatrième glaciation dite 6. Haut de cinquante-huit mètres, il a été brûlé en 2012 par une jeune femme droguée qui a provoqué un incendie dans le parc où il se trouvait.

21 de Würm : Homo Sapiens y a sans doute ren- contré Néandertal ! Toute l’histoire de l’humanité est résumée dans cette plante, lui fit remarquer le grand chêne dominant au pied duquel il s’était ar- rêté pour uriner avec bruit. NO stupéfait reste là immobile, la bouche en- trouverte, le regard fixe au-delà du visible. Le vieux chêne est bon prince, il ne s’offusque pas de ce petit jet d’urée et de créatinine, il en a connu d’autres, il s’en fera nourriture. Il pro- pose à NO d’aller visiter la Canopée, en lui recommandant de surtout ne pas oublier de fer- mer sa braguette. NO ne court plus. Il ne peut plus courir. Les ans lui ont fait les jambes lourdes et le souffle court. Il ne le regrette pas vraiment. Il marche. La marche rêveuse lui a apporté ce que la course bâclait. Même les petites foulées ne laissent guère de place à l’image vagabonde. Le pas du promeneur en revanche ouvre la porte à des mondes inattendus. Quand il marche tranquille, il lui arrive de voler, de sauter d’une rive à l’autre de la rivière, de plonger de la falaise jusqu’au fond de la vallée et de se recevoir sans dom- mage. Le voilà parcourant la Canopée, étage supérieur de la forêt, écosytème riche de biodi- versité et de productivité biologique, le soleil y est le bienvenu. Les micro-robots y fourmillent et en surveillent le bon état : micro-robots four- mis arpentent feuilles et branches, micro-robots araignées tissent, papillons, abeilles, mouches virvoltent. Les oiseaux font musique.

22 D’un simple bond, il se retrouve sur le chemin herbeux de la trouée. Il a déjà presque parcouru toute la distance de l’aller. Il ne s’en était pas rendu compte. Il voit l’ouverture de lumière qui marque le point du retour. Il aperçoit une ombre à la sortie de la trouée. L’ombre est un peu floue. L’ombre : un homme ? Une femme ? Un couple ? IA et lui ? Et soudain, le récit de Borges l’envahit. Peut- être rêvait-il cette ombre. Dans une rêverie, en marchant, il aurait pu en avoir fugitivement le désir. Mais il n’était pas là, arrivé dans un canot de bambou, pas taciturne, venu de nulle part. D’ici, d’à côté, il ne marche pas dans les ruines d’un temple immémorial incendié, initialement gardé par un tigre ou un cheval en pierre de feu, maintenant de cendres. Il marche parmi ses chênes familiers, il n’est pas pieds nus, il ne dort pas. Les arbres de la forêt le regardent passer éveillé. Non, en vérité, il n’a jamais eu le dessein de rêver quelqu’un. Impossible, sur- naturel, le rêver avec une intégrité minutieuse, l’imposer à la réalité. L’entreprise de modeler la matière incohérente et vertigineuse des rêves est la plus ardue à laquelle puisse s’attaquer un homme, même s’il pénètre toutes les énigmes de l’ordre du monde, plus inaccessible que le tissage d’une corde de sable. Quelle idée ! Quelle idée folle ! Un rêve qui bâtirait tous les détails, par exemple la totalité des cheveux un par un, tous les or- ganes, toutes les cellules, toutes les connexions

23 du cerveau. Quelle idée ! Quelle idée folle ! Non, il ne dormait pas. Il avait pu peut-être imaginer des choses semblables dans certaines rêveries mais il ne dormait pas. Rêver une sta- tue, la rêver vivante, merveilleuse peut-être mais globalement, sans entrer dans les détails, Pygmalion peut-être : une femme vivante, pré- cieuse, en pierre, en pierre précieuse, en pierre vivante, peut-être. Des rêveries pourraient le réaliser. Il ne faudrait pas des années, pas toute une vie pour le réaliser, instantanément, presque. Ses rêves endormis, il ne se les rappe- lait presque jamais, pas jamais, presque. Mais il ne dormait pas, là. Il ne dort pas. Il marche sans la moindre rêve- rie. Il ne marche pas sur des lambeaux de feu. Il marche dans la forêt de Villefermoy parmi les chênes, les hêtres et les charmes, les yeux grand ouverts, il perçoit leur lent conciliabule. Et l’ombre qu’il voit là-bas est une vraie ombre, pas rêvée, une ombre de quelqu’un, là, debout, réellement. Pour l’imaginer en rêve, il ne faudrait pas seu- lement rêver comme le font tous les humains, pas seulement percevoir une certaine pâleur des sons et des formes de l’univers rêvé. Cela ne pourrait venir en rêverie. Rêver quelqu’un, le faire marcher sur le feu sans qu’il se brûle. Le feu est le seul artifice qui fasse comprendre qu’il lêche un fantôme. Rêver quelqu’un ? Un homme ? Une femme ? Un être avec qui on puisse franchir le Minuit, vivre un amour

24 nocturne. Garder son souvenir au soleil et le retrouver chaque nuit avec ou sans lune pour d’improbables bonheurs. Que se passerait-il si brusquement, là, le feu dé- vorait les arbres qui l’entourent ? Dans la forêt incendiée, lui aussi marcherait-il sur les lam- beaux de feu ? Ceux-ci ne mordraient pas sa chair, ils le caresseraient et l’inonderaient sans chaleur et sans combustion. Avec angoisse, il comprend qu’il se pourrait bien qu’il ne soit qu’une apparence, qu’un autre pourrait être en train de le rêver. Qui cet autre ?! Il rêve ! Il est en train de rêver, de rêver un homme ! Il rêve ! Il est rêvé ! Il se rêve ! Il se rêve lui-même ! Le rêve rêve le rêve ! Terreur ! Quand il se réveillera, il n’existera plus.

25 3 Le Séminaire

Il n’avait pas osé leur dire non. Il ne voulait pas les décevoir. Ils en avaient tellement envie ap- paremment. Ils étaient si gentils avec lui. Plus, mieux, bien au delà de la gentillesse. De la cha- leur et d’une telle fidélité dans l’amitié. Ils vou- laient lui apporter un peu de soleil dans le gris de sa vie. Il ne pouvait pas leur dire non. Mais il ne savait pas comment il allait vivre ce séminaire sans elle. Il appréhendait. Comment allait-il vivre leurs rires, leurs plaisanteries… ? Il ne savait pas. D’autant qu’il se sentait un peu fatigué ces derniers temps. C’était comme un rituel ce séminaire. En vérité, une joyeuse réunion de copains ayant mené il y a quelque quarante ans, une aventure théâtrale qui s’était terminée avec la clé sous la porte dix ans plus tard. Trente ans après, ils étaient cinq survivants. C’est lui qui les avait entraînés dans cette ga- lère. Ils avaient en gros l’âge de ses propres fils, deux d’entre eux avaient été ses étudiants à Paris VIII. C’est ainsi que les choses avaient démarré. Ces dix années d’aventure commune, ponctuée

26 de succès et d’échecs, avaient cimenté entre eux quelque chose de bien plus chaud que de l’ami- tié. Pas vraiment de mot pour qualifier ce lien. Peut-être avaient-ils vécu les hauts et les bas de cette expérience comme un parcourt initiatique et qu’ils lui en étaient reconnaissants. Mais NO n’avait rien d’un gourou. Pas une ombre géné- rationnelle, des copains, point. Et chaque année, en mai ou juin, à tour de rôle chacun avait à charge d’organiser ce fameux séminaire. Ils avaient décidé qu’il aurait lieu cette année chez lui un week-end de mai. Il ne pouvait pas leur dire non. Il avait marché longtemps longtemps pour re- pérer plusieurs parcours à leur proposer. Elles et eux étaient aussi de grands marcheurs, de la marche sportive comme ils disaient. Là, il fau- drait qu’ils se satisfassent avec lui de marches tranquilles pour visiter sa campagne. Il les pro- mènerait dans la Bassée… Ah ! la Bassée, un tronçon de la vallée de la Seine, dans une vaste plaine inondable en amont de Paris, entre la confluence Aube-Seine en amont vers Romilly-sur-Seine et la confluence Seine-Yonne en aval à Montereau-Fault-Yonne. Elle couvre trente mille hectares et est l’une des zones humides d’importance nationale recon- nues pour leur patrimoine naturel exceptionnel. Cette plaine s’est créée au Quaternaire, au mo- ment de l’enfoncement des vallées. Le fleuve qui creusait son lit dans la craie s’est retrouvé

27 bloqué par les massifs d’un calcaire plus dur. Un grand lac s’est alors formé d’où provient cette vaste plaine à très faible pente avant que la Seine puisse pénétrer le plateau de Brie où elle forme ensuite une vallée encaissée. La Bassée longe la cuesta d’Ile-de-France, terme technique international qui définit un re- lief dissymétrique composé d’une couche résis- tante superposée à une couche tendre et donne naissance à une plaine sablonneuse encadrée de coteaux calcaires, comme la colline Saint- Martin à Montereau, le coteau de Tréchy à Saint-Germain-Laval et Courcelles en Bassée, Montacran et la forêt de vers Nogent- sur-Seine. C’est sûrement avec ce sable-là qu’ils ont construit la centrale, pense NO en évoquant le panache de vapeur blanche qu’on voit du village tandis qu’il fait le tour des étangs de Châtenay- sur-Seine. Il s’arrête un instant pour contempler l’un de ces vastes plans d’eau artificiels. Avant, c’était une terre céréalière fertile. Ces excava- tions creusées par les multinationales du sable sont pour lui autant de trous au creux du ventre. Ce fond de vallée, large et à faible pente, a per- mis à la Seine de divaguer, de former comme une chevelure de cours d’eau donnant nais- sance à un réseau de noues, ces sortes de fossés peu profonds et larges où pousse une végéta- tion vivace qui recueille provisoirement l’eau, soit pour l’évacuer via un trop plein, soit pour l’évaporer, soit pour l’infiltrer sur place afin de reconstituer ainsi les nappes phréatiques.

28 Les méandres et les crues régulières ont façon- né une zone humide remarquable devenue le centre d’enjeux économiques et environnemen- taux conflictuels. Jadis, des bois magnifiques s’érigeaient et des terres cultivées donnaient plus de cent quintaux de blé à l’hectare, pratiquement sans engrais. Sous cette terre arable fertile, l’épaisse couche de sable permettait une hygrométrie idéale. Mais pour construire autoroutes, Disney lands, centrales nucléaires… il fallait de la matière première. Alors, les multinationales du sable achetèrent aux paysans. Elles déblayent la bonne terre et creusent pour récupérer le sable. L’eau de la nappe phréatique remonte en autant d’étangs. Puis elles revendent les trous d’eau au prix où elles ont payé la terre fertile. Le sénateur du coin, la patte graissée, explique à ceux qui s’in- quiètent de cette désertification que ça crée des emplois, que les plans d’eau deviendront des bases de loisirs et la région, une merveilleuse réserve ornithologique. Mais simultanément, autour de chaque étang revendu surgit une clôture bardée d’un panneau Propriété privée défense d’entrer. Bientôt, on ne pourra plus se promener qu’entre des bar- belés. Merveille de désenclavement en camp d’internement ! Sans compter le micro-climat qui change : brumes et brouillards plus fré- quents et plus denses. Il tourne maintenant autour des étangs d’Égli- gny, il rentrera en longeant ceux de Vimpelles

29 par la route de . Il va leur montrer l’éten- due de ce massacre. Quand on pense qu’au Néolithique, il y a quelque mille ans, les premières sociétés d’agriculteurs et d’éleveurs se sont installées ici, en Bassée, l’un des principaux sites archéologiques euro- péens pour cette période. Ces hommes ont dé- friché la forêt alluviale pour en exploiter la terre fertile. Ils ont vécu et prospéré au rythme des inondations. Aujourd’hui, la Bassée est devenue le lieu d’aménagement pour prévenir ces inondations fertilisantes : on a créé dans les années 60 le bar- rage-réservoir de la Seine au niveau de Troyes pour limiter et maîtriser les crues en aval. Par la suite, la création du canal à grand gabarit de Montereau à La Grande Bosse a fini de drai- ner le secteur et mené à la quasi disparition des crues sur ce tronçon. Et la mutation s’accélère : la chimie de l’agri- culture intensive se développe au détriment des prairies… La faune et la flore qui s’étaient adaptées à ces prairies disparaissent. L’indus- trie du sable participe au massacre. Les prai- ries inondables, les boisements alluviaux, les zones de marais sont alors gravement menacés. Pourtant, malgré ces destructions, la Bassée reste encore un territoire exceptionnel abritant quantités d’espèces et d’habitats remarquables. Des politiques de conservation ont installé des dispositifs de protection : Réserve Naturelle Nationale, Natura 2000. Malgré cette dernière, la zone n’en demeure pas moins un territoire soumis à de nombreuses pressions : certaines

30 carrières creusent en pleine zone d’intérêt éco- logique, on urbanise à tout va en négligeant les impacts cumulés : le projet des grands casiers pour le stockage des eaux fait de la Bassée le bastion sacrifié destiné à protéger Paris de l’éventuelle crue centenaire. Il a lu avec attention toute la documentation pu- bliée concernant cet aménagement qui va trans- former ce patrimoine naturel d’exception… Transformer ? Massacrer ?… Il leur racontera en marchant. Écolos-bio, ils ne peuvent qu’être sensibles à ces choses. Tout cela tourne dans sa tête. Au fil des -pay sages traversés, la marche a fleuri en bouquets d’idées, tout un parterre de pensées au parfum d’obsession. Ô Jean Ferrat, pourtant comme ces étangs sont beaux quand ils ont eu le temps de voir leurs berges ornées d’une végétation reve- nue. NO s’est arrêté : sur le plan d’eau qu’il contourne, un cygne glisse là-bas. C’est elle ! Elle… qui mire sa blancheur dans les reflets bleus de l’eau. Devenu cygne blanc à son tour, non pour la féconder comme dans les légendes mais simplement l’accompagner, il glisse avec elle sur l’eau calme vers ce tapis de nénuphars multicolores. Alors qu’il repartait pour rentrer par la route de Balloy, il vit un autre cygne, un vrai, rejoindre le premier et glisser avec lui vers le plan de né- nuphars.

31 Là où je t’emmènerai Aucune peur, ni aucun doute Le monde est toujours en été Pas de douleur et pas de déroute C’est là que je t’emmènerai Sur ma route Pour te réchauffer et te protéger Sans t’étouffer Je t’emmènerai…7 Là où je t’emmènerai ! Slogans empruntés pour multinationales massacreuses se prétendant dé- fenderesses de l’environnement ! GDF-SUEZ : by people for people, la novnovlangue, le franglo transite dans les tuyaux de la novcul- ture ! Le pas s’est alourdi, il a parcouru plus de quinze kilomètres, la marche est un geste de l’esprit, la fatigue rend la méditation agressive. Sur la route de Balloy toute droite, flanquée des deux côtés des étangs achevés, il aperçoit son clo- cher. Enfin ! L’heure du pastis est arrivée. Il s’est assis sur le banc de pierre, adossé au vo- let ouvert de la fenêtre qui regarde vers le sud. Au retour de leurs longues balades, ils prenaient le pastis sur la grande pierre plate installée de- vant le banc : le pastis avant le déjeuner, le café après. Seul, aujourd’hui il s’est servi… dans un grand verre… comme avec elle. Un pastis, un vrai, pas une de ces saloperies sucrées du genre

7. Chanté par Florent Pagny

32 Pernod ou Ricard, non, un pastis distillé dans les Alpes-de-Haute-Provence, rude, riche de tous les arômes de là-bas. Il fait soleil. Il a gardé sa caquette achetée lors d’une randonnée dans la baie de Somme, au Parc du Marquenterre. Le banc de pierre lui chauffe les fesses, la sueur lui colle le tee-shirt. Les merles sautillent et picorent sur la pelouse, les martinets volent haut, il fera beau. Il boit à petits coups. Les glaçons tintent dans le verre. Il ferme les yeux. Elle est là, elle est là. Là, à côté, il entend les glaçons de son verre, là. Un souffle d’air, le tout petit bruit d’un léger froissement… elle… est… revenue ? Il a ou- vert les yeux. Il regarde droit devant, il fixe les arbres en face, de l’autre côté de sa rivière. Il n’ose pas se retourner. Lentement, il tourne la tête. Une étrange boule de métal sur le rebord de la fenêtre ! C’est quoi ça ? D’où et comment est-elle venue là ? J’hallucine ! Pas déjà le pas- tis ? La fatigue ! Après cette longue marche harassante et tout ce qui tourne dans la tête. Sûrement la fatigue. La boule s’ouvre comme une fleur au soleil du matin, au centre, une autre boule étamine d’où sort de la carpelle un petit personnage, juste la tête et le tronc, le bas du corps resté dans l’ovaire de cette fleur métallique. – Je suis Zou, dit ce petit personnage, je suis un Zouik de la planète Zouitch, une planète artificielle qui gravite autour de l’Erret, na- turelle celle-ci. Je suis moi-même un fabri- qué, tous les Zouiks le sont. Je viens de loin,

33 très loin, plus loin que ça, au-delà de toutes vos galaxies. Je viens du non-mesurable, d’un autre univers. Je vous ai choisi pour que vous m’expliquiez votre Terre : il m’est apparu que vous étiez le mieux placé pour cela. Pardonnez-moi, je vous laisse un mo- ment pour visiter votre planète. Je revien- drai très vite pour vous poser toutes mes questions que cette visite aura soulevées. La boule n’est plus là8. Bouche entrouverte, regard, focale à l’infini, il ne voit plus le hêtre pourpre tranquille se bai- gner dans les rayons orangers du soleil décli- nant là-bas vers l’ouest. Demain soir, ils seront là, tous les cinq, pour le week-end.

8. ZOU ou La grande épopée d’un Zouik à la recherche de la Planète bleue, Fragments, le Marcheur, tiré à part, 2015

34 4 Demain

Un jour, il lui avait dit je ferais bien le Chemin de Stevenson. Elle avait souri sans répondre. Partis du gîte, ils descendaient vers Joucas pour faire la Combe de Vaumale quand il lui avait fait la remarque. Ils connaissaient bien cette région de Vaucluse, ils louaient chaque année en juillet ce gîte isolé sur une hauteur à deux kilomètres de Murs, vue imprenable de la ter- rasse sur la falaise de Lioux, la vallée d’Apt et le Luberon plus loin vers le sud. Le guide des randonnées indiquait le départ du parking de Joucas. Mais pour eux, c’était mieux de partir à pied de leur gîte, prendre le chemin de la Jaumière, passer la Borne des Trois Évêchés, traverser le Bois d’Audibert et rejoindre Joucas par le chemin entre l’Auvières et la Borne de Baume Brune. Une dénivelée de trois cents mètres qu’il fallait remonter par Rouvières, la Tuilière, les Ruines de Vaumale, le Moulin de Murs, pour se retrouver au gîte après trois heures de marche. Confortablement installés sur la terrasse à dé- guster le pastis bien mérité, un vrai de la distil- lerie de Forcalquier, ils contemplent la légère brume de chaleur qui en cette fin d’après midi,

35 habille de bleu le Luberon là-bas en face. Après un long moment de silence, sans bouger : - Tu sais que Stevenson, ça fait au moins deux cent cinquante kilomètres, avec de coquettes dénivelées. Les Cévennes sont de vraies montagnes. - Et alors, les randonnées qu’on fait dans les Monts de Vaucluse, c’est quoi ? Des pro- menades pour unijambiste ? La Combe de Véroncle : huit kilomètres en deux heures et quart, hier… Et la Grande Combes de Lioux : vingt kilomètres en cinq heures, avant-hier ? Une fois encore elle sourit sans répondre. Et on n’en parla plus. En avril l’année suivante, après une promenade ensoleillée, ils se reposaient assis sur le banc de pierre contre la façade de la maison. Le clocher voisin sonnait l’angélus de dix-neuf heures : - Je ne t’en ai pas parlé avant, mais j’ai tout organisé pour le chemin de Stevenson. Il se tourna vers elle, interloqué. Elle éclata de rire. -Tu as eu tes quatre-vingts ans en février. J’ai pensé que ça te ferait plaisir de faire le chemin pour les fêter. J’ai tout planifié : on partira de Monastier pour arriver à Saint- Jean-du-Gard en une douzaine de jours, comme lui. On suivra le même itinéraire. Nous, on ne fera pas ça à l’automne mais au printemps et on ne dormira pas à la belle étoile. J’ai retenu les gîtes pour chaque

36 étape. J’en ai parlé avec Brigitte, elle fera la randonnée avec nous. On se retrouve le dimanche 20 mai, à Monastier, à l’Auberge Les Acacias pour partir le 21. On arrivera à Saint-Jean-du-Gard le 1er juin. On se repo- sera sur place un jour ou deux et on rentrera tranquillement durant le week-end. Il n’y avait rien à dire, qu’à laisser le soleil se coucher tranquillement, lui aussi. Il s’est chargé de retenir les places par l’Inter- net. Départ de Paris-Bercy à sept heures pour Clermont-Ferrand puis autocar pour le Monas- tier par Marvejols, arrivée prévue vers treize heures cinquante-huit. Le voyage paraît long. Arrivés, on cherche l’Auberge Les Acacias. In- trouvable. On se renseigne : pas d’auberge Les Acacias au Monastier-Pin-Moriès. Il y a deux Monastier ! Celui-ci est en Lozère à cent dix kilomètres du bon, en Haute-Loire, le Monastier-sur-Gazeille ! Dimanche. Pas de moyen de transport. Rien d’ouvert. Où trouver un taxi ? La patronne d’un café-restaurant fermé cherche gentiment avec eux sur l’annuaire l’adresse d’un taxi. Plusieurs coups de téléphone. Enfin, un se trouve libre : deux cents euros retour compris. Assis dans son bureau, NO sait très bien qu’il est seul à regarder son hêtre pourpre et les peupliers derrière de l’autre côté de la rivière, petite, petite la rivière, petite. Mais il est aussi sur le chemin de Stevenson, pas encore, dans le taxi, entre les deux Monastier. Serviable, le

37 chauffeur a accepté de rouler pour eux son di- manche de repos. Rassurant : Vous arriverez à temps, avant que l’auberge ne ferme. On arrive aux Acacias tard, Brigitte n’est pas là. Quand elle arrive enfin, l’aubergiste est en train de fermer, il n’y a plus que des sandwiches. De- main premier jour, on ne partira pas trop tôt… Ce premier jour, on découvre toute l’étendue de la dure réalité du onzième amendement du ran- donneur : ce qu’as descendu le remonteras, et réciproquement. Montée, descente, montée, descente, montée… Au total, plus de mille mètres de dénivelées. La remarque amusée de IA Cévennes vraie mon- tagne lui revient en avalanche comme rôts mé- moriels ! Passé Goudet, à deux kilomètres de l’arrivée prévue au Bouchet-Saint-Nicolas, il est assis sur les marches d’un hôtel restaurant, à deux doigts du collapsus, le cœur frappe à cent- quatre-vingts. Il s’attend à passer d’un instant à l’autre. Le patron arrive avec verres d’eau et sucres. - C’est souvent que les marcheurs arrivent ici en hypoglycémie. Ça devrait s’arranger avec ça. En effet, peu à peu le palpitant se calme. On se sent mieux. Les filles qui ont mieux tenu le coup, n’en refusent pas pour autant le précieux viatique. Dans un moment, on pourra repartir et arriver au Bouchet-Saint-Nicolas, comme Ste- venson, à l’auberge où il a passé la nuit suivant

38 sa première journée. Dès le lendemain les choses s’arrangent, on s’habitue progressivement à l’effort, on est davantage prévoyant en eau et en nourriture. On fait les mêmes étapes que Stevenson. So- leil, vent, pluie, orage, ça monte, ça descend, ça monte… Brigitte ne supporte pas ses chaus- sures, elle fait le chemin en spartiates, elle s’arrête souvent pour en chasser les cailloux. On fait des rencontres. Il se rappelle ces jeunes dames qui marchent plus vite qu’eux. Elles ont juste un petit sac à dos pour l’eau et les biscuits. Elles font porter leurs bagages par voiture de gîte en gîte. Mais pour eux trois, pas de voiture, pas de Modestine, ils ont tout sur le dos. Les bâtons sont précieux. Le chemin revécu se dessine en jalons souvenirs sur l’ombre vespérale des peupliers : quelques stations reviennent, Pradelles (1 150 m), Lan- gogne (915 m), l’entrée au pays de la bête de Gévaudan en direction des Alpiers, Cheylard l’Évêque (1 125 m), Rogleton (990 m) et l’arri- vée, sous les torrents d’eau d’un violent orage, à la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges (1 081 m) où les bons moines accueillent, offrent gîte en cellule, soupe de légumes et projection, après dîner, du film de Mel Gibson, La Passion du Christ. NO se rappelle le récit de Brigitte et IA qui elles, avaient assisté à la projection, de l’incident qui avait émaillé la séance : un grand gaillard d’une quarantaine d’années, croyant mystique, s’était évanoui à la vue des souffrances du Seigneur.

39 Le lendemain de bonne heure sous un soleil re- venu, on reprend le chemin : la Bastide-Puylau- rent (1 024 m) et enfin, les Alpiers (1 186 m). En route, après une nuit de repos, pour le Bley- mard (1 069 m) puis par le col Sautel (1 200 m) vers le Mont Lozère (1 421 m) où après un ul- time effort pour atteindre le somment, on aurait dû se trouver, comme Stevenson, face à face avec un autre pays formé d’un chaos de col- lines bleues, ça et là hérissées de forêts, ailleurs dénudées sur le ciel. Hélas, ils arrivent dans un brouillard à ne voir que quelques mètres devant soi. Heureusement, ils ont rencontré un petit groupe de marcheurs expérimentés qui savent suivre les montjoies, ces longues pierres de- bout qui balisent la draille et permettent de se repérer. Sans ces compagnons d’un moment, on aurait peut-être retrouvé trois squelettes à quelques temps de là. Puis, à partir du Pont-de-Montvert (875 m), ce fut la traversée du pays des Camisards où la guerre a éclaté après que le méchant abbé du Chayla fut exécuté et sa maison mise à feu, puis le col du Sapet (1 800 m), Bédouès (560 m), Florac (546 m), Saint-Julien-d’Atpaon (610 m), Cassagnas (693 m), Saint-Germain-de-Calberte (489 m), une bonne bière bien fraîche à Saint- Étienne-Vallée-Française (255 m) et enfin, par le col de Saint-Pierre (596 m), l’arrivée à Saint- Jean-du-Gard (189 m). Comme Stevenson, ils n’allèrent pas jusqu’à Alès. Il avait fait sa tra- versée en automne, avec Modestine, arrivé au soir du 3 octobre 1878. Eux l’avait fait au prin- temps et venaient de la terminer sac au dos en

40 fin d’après-midi le 1er juin 2007. La marche défile le temps : le temps dans les deux sens et provoque parfois un arrêt sur… paysage. À regarder cette lumière qui vous a figé là brusquement, là debout à regarder, à voir ces verts, ces ocres, ces rouges s’enfoncer dans les brumes transparentes… … Le crépuscule a glissé vers la nuit de premier quartier. Elle enveloppe le hêtre pourpre et les peupliers de sa faible clarté… Revoir cela dans les lointains de la tête… Une goutte d’hier, grain de sable de demain. Com- ment faire l’avenir de ce passé ? Écrire les ran- données avec elle. Inventer demain avec elle… Thomas Edison sort des peupliers : - Ce que j’ai fait pour Lord Ewald, je peux le faire pour vous9… Pour le consoler d’aimer une femme belle mais sotte, j’ai conçu une réplique artificielle parfaite, une andréïde, une Ève future, fidèle copie de l’originale, toujours belle mais intelligente. Évidem- ment, pour vous ce serait différent car pour une version originale aussi belle dedans que dehors, ce sera un peu plus difficile… Edison se parlait à voix basse, comme NO par- fois, non là, en ce moment, seulement dans sa tête, en silence – ça ne l’empêchait pas de s’in- terroger sans pouvoir se et lui répondre. - Comme j’arrive tard dans l’Humanité ! murmurait encore Edison. Que ne suis-je l’un des premiers-nés de notre espèce !… 9. L’Ève future - Auguste Villiers de l’Isle-Adam., 1866

41 Bon nombre de grandes paroles seraient incrustées, aujourd’hui, ne varietur – tex- tuelles enfin, sur les feuilles de -mon cy lindre, puisque son prodigieux perfection- nement permet de recueillir dès à présent, les ondes sonores à distance !… Et ces paroles y seraient enregistrées avec le ton, le timbre, l’accent et même les vices de prononciation de leurs énonciateurs. Ainsi, peut-être pourrait-on entendre le bruit des animaux peints dans la grotte de Chauvet et qui sait, ce que se disaient les artistes… Et nous connaîtrions leur idiome, leurs pen- sées, leurs croyances, le sens et le but de leur art. L’Andréïde, poursuivit-il, se subdivise en quatre parties : 1° Le Système-vivant, intérieur, qui com- prend l’Équilibre, la Démarche, la Voix, le Geste, les Sens, les Expressions-futures du visage, le Mouvement-régulateur intime ou, pour mieux dire, l’Âme. 2° Le Médiateur-plastique, c’est-à-dire l’en- veloppe métallique, isolée de l’Épiderme et de la Carnation, sorte d’armure aux articu- lations flexibles en laquelle le système inté- rieur est solidement fixé. 3° La Carnation (ou chair factice propre- ment dite) superposée au Médiateur et adhé- rente à lui, qui ― pénétrante et pénétrée par le fluide animant ― comprend les Traits et les Lignes du corps-imité, avec l’émanation particulière et personnelle du corps repro- duit, les repoussés de l’Ossature, les Re-

42 liefs-veineux, la Musculature, la Sexualité du modèle, toutes les proportions du corps, etc. 4° L’Epiderme ou peau-humaine, qui com- prend et comporte le Teint, la Porosité, les Linéaments, l’éclat du Sourire, les Plisse- ments insensibles de l’Expression, le précis mouvement labial des paroles, la Chevelure et tout le Système-pileux, l’Ensemble-ocu- laire, avec l’individualité du Regard, les Systèmes dentaires et ungulaires. NO se dresse, pâle, mu par une angoisse muette et se rasseoit sans pouvoir proférer une parole. Après une première palpitation de tendresse, d’espérance et d’amour qu’il dût à l’évocation de ce vain chef d’œuvre, effrayante ressem- blance dont il aurait pu être dupe, une rage folle s’empare de lui Il fait exploser Thomas Edison dont tous les fragments se dissolvent dans l’ombre des peu- pliers. Dans cette nuit d’automne, un vieil homme qui lui ressemble porte l’urne. Il marche sur le che- min vers le barrage de la Grande Bosse. Il dis- perse la poignée de cendres dans la Seine puis jette l’urne dans le courant. Il n’imagine tou- jours pas qu’elle soit partie à jamais. Il la croit vivante encore, dans sa famille en Normandie. Elle va revenir ce week-end. Mais de retour à la maison, dans le bureau où elle travaille, au sol devant la petite cheminée, entourée de quelques fleurs, l’urne est là, impassible, l’urne est là qui

43 l’attend. 10 Marcher dans la tête. Marcher dans le temps, le temps qui n’existe pas. Bouddha sous son arbre. Mais il ne fait pas zazen sous son platane. Il s’interroge. Il se dit en effet parfois, que le temps n’existe pas : la plus simple des solu- tions. Pourtant là maintenant, derrière son fe- nestron, il imagine que s’il existe, il existera toujours et emporte et emportera toujours dans son sillage toutes les comédies de la vie. Qui pense ici ? NO est un personnage de fiction. LE personnage de fiction. Il n’est qu’une création de son esprit. Un personnage virtuel, sans exis- tence réelle. L’angoisse le dématérialise. Qui se cache derrière lui ? La vie de chacun n’est qu’une errance de durée variable dans l’im- mense invisibilité du temps. Et les choses pré- tendument éternelles s’useront et disparaîtront sans laisser la moindre trace, comme la terre et le reste. Seul le temps restera et encore, ce n’est pas si certain. Celui qui ne peut plus courir, ne dormant pas, à regarder la nuit, de son fenestron, la lueur de la lune… n’est déjà plus tout à fait là. Il lève lentement la tête. Les peupliers s’éloignent et se détachent sur la lueur plombée de la nuit. Qu'y a-t-il derrière la nuit ? Les brumes bleues dans lesquelles il trempait ― nuances du mauve au violet selon comme on les regardait ― depuis qu'il avait consulté Judith quand cela déjà n'al- lait pas bien dans sa tête et son corps. Judith pratiquait une thérapie inspirée des techniques ériksoniennes d'autohypnose. Elle avait élaboré 10. Véra - Auguste Villiers de l’Isle-Adam, 1883.

44 que le bleu-mauve était la couleur, sa couleur… dans laquelle il pouvait ressourcer son énergie. Il avait été frappé par cette coïncidence avec les brumes bleutées des collines de Vaucluse dont il s'était toujours intuitivement pénétré. Et sur les conseils de Judith, quand les choses n'allaient pas trop bien, où qu'il soit, il fermait les yeux et se baignait dans ces brumes bleues. Comme quand on shunte couleur à la télé, l'image passe à des dégradés de gris, quelque- fois les brumes de NO perdaient leur bleu et cela faisait gris cendre dans son cerveau. Cette nuit, non. Tout baigne dans l’incertain. Il ne bouge plus, le regard perdu dans sa brume bleue qu'il est seul à voir. Qu'y a-t-il derrière le fenestron, derrière les peupliers, derrière le Mont-Aigoual, derrière la nuit, derrière les brumes bleues ? Qu'y a-t-il derrière derrière ?

45 5 La Muridé

Il voudrait parler avec les insectes. Il ne sait pas trop comment s’y prendre. Il aimerait bien pourtant. Et la rainette, dans le laurier-sauce à côté de la porte, fait un vacarme ! NO imagine qu’elle ne s’arrête que pour en avaler un au passage… d’insecte. Une petite rainette grosse comme le pouce. Les autres sont près de la ri- vière, à sauter de terre en eau et d’eau en terre. Elle est seule dans son laurier. Il se demande pourquoi. Pourquoi elle chante – si on peut ap- peler ça chanter – si fort ? Elle ne chante pas quand il pleut il mouille à la fête à la grenouille mais quand il fait soleil. Peut-être pour implo- rer l’orage par ces temps de canicule. Les animaux ont des comportements bizarres parfois, difficilement compréhensibles. Les crapauds par exemple, cinq fois gros comme la rainette et qui eux, ont le chant tip-tip discret comme tout. Ils traversent la chaussée au mau- vais moment. Heureusement pour eux – pour certains du moins – des gilets fluo bénévoles surveillent la route à la tombée du jour espé- rant mettre fin à l’hécatombe. C’est l’heure où les crapauds sortent mais c’est aussi l’heure où ça roule le plus. Un crapaud ça saute peu. C’est pataud, ça marche, très lentement en

46 plus. Les automobilistes klaxonnent et font des appels de phares. Certains font parfois exprès de les écraser. D’autres s’arrêtent, discutent et ramassent avec les bénévoles. Il n’y a pas que des sadiques sur terre. Quand on en sauve un sur deux, on est content. Ils défient la mort pour aller copuler. Les mâles présentent des aspéri- tés sur les membres antérieurs pour bien coller au dos de la femelle. Ils risquent la mort pour faire leur affaire. Enfin, ils ne le savent pas… qu’ils la risquent… la mort. S’ils le savaient, ils traverseraient quand même. Le crapaud est un obsédé sexuel : il faut le savoir. Et les chevreuils ! Le printemps les rend fous. Ils s’arrêtent pour vous regarder… et parfois traversent sans prévenir. Au printemps, les infos annoncent souvent une recrudescence d’accidents. C’est le moment où les bourgeons pleins de sève éclatent. Les chevreuils s’en nourrissent, ils en sont friands. Cela engendre chez eux un phénomène comparable à l’ivresse chez nous. Désorientés, ils se trompent de che- min. Et l’on voit des chevreuils titubant en pleine ville ou qui se jettent contre les voitures sur les routes. Que te dire de leurs parades nuptiales… Il lui parle dans sa tête. Il y en a autant que d’ani- maux. Chez les oiseaux le mâle chante, fait une espèce de danse de branche en branche, d’autres balayent le sol avec leur queue ouverte, certains construisent même de véritables ouvrages d’ar- chitecture. Les cerfs brament. Chez les lions, c’est la fe- melle qui fait signe. Pareil chez les ourses,

47 elles laissent traîner leur odeur. Les poissons changent de couleur, font des acrobaties aqua- tiques et l’épinoche construit un nid. Les gre- nouilles et les crapauds font croa croa. Que te dire des tritons, des criquets, des sauterelles, des grillons, des mouches, des moustiques, des cigales, des fourmis pas prêteuses, des arai- gnées et des mantes religieuses ? Que te dire des coccinelles ? Que te dire enfin des ridicules parades des hommes ? Et dans un murmure articulé soudain : c’était si simple pour nous, un regard suffisait. Toutes ces choses lui tournent dans la tête tandis qu’il marche dans le bois de Sigy. Pourquoi ? Va savoir, c’est comme ça. Il longe la lisière en haut de la colline d’où l’on aperçoit le hameau de Cutrelles en contrebas et plus loin, le clocher de Vimpelles. Il entrait dans le bois par un chemin montant, sablonneux, malaisé et de tous les côtés, de grands arbres encadré… NO suait, soufflait, était rendu quand… une coccinelle survient et atterrit sur son nez. - Si nous parlions insectes, lui dit-elle sans ambages, lissant ses antennes et ouvrant un élytre rouge à pois noirs. J’appartiens à l’ordre des coléoptères. Je suis l’amie des jardiniers car je mange les pucerons. On m’appelle bête à bon Dieu depuis le Moyen Âge, parce que je porte bonheur. On dit que c’est une légende. Je sais bien que non, j’y étais. Un homme nommé Gratien est condamné à mort pour meurtre. Il crie son

48 innocence mais personne ne veut l’entendre. Il aura la tête tranchée. Le jour de son exé- cution sur la place publique, au moment du coup de hache fatal, je me pose sur son cou. Le bourreau tente de m’enlever, mais je reviens à plusieurs reprises me placer au même endroit. Le roi de France y voyant l’intervention de Dieu gracia Gratien. On a retrouvé le vrai meurtrier à quelques jours de là. Cette histoire a fait le tour de monde et je fus considérée dès lors comme un porte-bonheur qu’il ne faut pas écraser. On m’appelle encore ainsi parce que je prédis le beau temps en m’envolant. Comme je te souhaite du soleil pour ta promenade, je ne vais pas tarder à prendre mon envol. - Bien que tu manges des insectes, on t’ap- pelle Bête à bon Dieu ?! - Ce ne sont pas des coléoptères. Et je ne mange qu’eux. - Tout de même. - Et toi ? Ne manges-tu pas du bœuf, du veau, de l’agneau, du poulet, du lapin, du lièvre, du faisan et même, du chevreuil que tu trouves si joli, parce qu’ils ne sont pas humains. Rassure-toi, il y a tant d’insectes, des milliers, des millions d’espèces, tu au- ras le choix pour la conversation si toutefois ils veulent bien de toi pour deviser. Allez, le soleil brille, ciao, à plus, bonne balade à l’ombre des chênes et des châtaigniers. Elle, tout juste partie, NO se sentit devenir noir à pois rouges. C’était un fantasme. Une vieille

49 femme voutée le regardait sans bouger. Tête bi- zarre, cheveux gris, ras, bras courts, mains aux ongles longs, jambes qu’on devinait arquées sous sa grande robe droite, grise elle aussi. Elle cligne des yeux et d’une toute petite voix très aiguë : - Que faites-vous là ? lui demande-t-elle avec un étrange sourire. - Je marche. - Je vois. Mais encore ? - J’aime ça. - Marcher est bon pour la santé du corps et de l’esprit. Trottiner n’est pas mal non plus, ajoute-t-elle malicieuse. - Je ne peux plus courir, je suis trop vieux. Trottiner peut-être… pas très longtemps. - Marcher seul dans les bois peut n’être pas sans danger parfois. - Je connais celui-ci comme ma poche. - Il arrive que les bois changent sans qu’on s’en aperçoive. - Et vous, que faites-vous là ? Je ne vous y avais jamais vue. - J’attendais quelqu’un… quelqu’un… comme toi. Pardonne-moi ce tutoiement abrupt. Mais je suis certaine que c’est toi que j’attendais. Je voulais te montrer, à dé- faut de te l’apprendre, la bêtise de l’espé- cité humaine. Je sais que ce mot n’existe pas dans les dictionnaires. Je l’ai inventé

50 pour désigner les caractéristiques d’une espèce : l’humaine en l’occurrence. Les hommes sont des sots. Ils étudient la bio- logie en ignorant ce qu’est la vie. Ils res- pirent sans connaître le mystère du souffle. Ils rêvent encore que le cœur est le siège de l’amour. Ils se font des idées sur la mort. Ils ne méritent pas la place qu’ils se donnent au sommet de l’évolution. Tu as le goût de la marche dis-tu, tu en connais les joies mais aussi la peine parfois. Tu as la chance, penses-tu, de voir, de sentir le parfum des plantes, d’entendre le chant des animaux, de comprendre le monde… en marchant. Tu les aimes, les animaux, les plantes, les grands arbres lents, ton platane, ton hêtre pourpre. Ils te le rendent bien. Du moins tu le crois. Tu souhaites les insectes pour amis. Laisse- toi mener par ta coccinelle, par le bout du nez. Je vais te montrer la cabane dont tu ignores l’existence, au fond d’un bois de Sigy que tu ne connais pas si bien que ça. Dessous, par un escalier en colimaçon, on accède à un immense sous-sol où évolue – comme disait monsieur Darwin – tout un peuple trotte-menu. As-tu déjà réfléchi à la pérennité de ton espèce ? Qui succédera à l’homme ? Ton espèce disparaîtra. Qui va lui succéder ? Qui ? Une espèce qui vient de loin et qui continuera après toi parce que plus forte, plus résistante : les muridés, de la famille des mammifères terrestres apparte- nant à l’ordre des rongeurs. Il y a soixante- cinq millions d’années, lors de la grande extinction des dinosaures et autres animaux terrestres, le petit rat musqué a su se proté-

51 ger, survivre, évoluer. Sans lui, tu ne serais pas là. L’intelligence des muridés est bien supérieure à la vôtre. Ils évoluent en accélé- ré dans le sous-sol de la cabane. Ils veulent d’abord prendre un aspect humain pour vivre inconnus parmi les hommes… comme les Ummites de votre science-fiction. Vivre parmi eux pour les combattre, les écraser comme les hommes-voitures écrasent les crapauds. La vieille avait laissé glisser sa longue robe grise. Elle exposait avec une provocante assu- rance son pelage gris aux reflets bruns, sa tête de souris géante debout sur ses pattes arrière. Elle indiquait de ses petits bras-pattes aux mains griffues, la cabane gris souris qui vibrait sous la pression de l’agitation en sous-sol. - Ils accélèrent leur évolution, ils arrivent à la bonne taille, ils se préparent pour la grande offensive : ce sera pour demain, à l’aube. - Je n’ai jamais eu peur des souris, petites ou grandes. Les géantes ne m’impressionnent pas davantage. - Qui te fait croire que tu cours un danger ? répond la vieille avec ce petit rire qui couine. Tu fais partie de ceux qui ramassent les cra- pauds. Il n’y a pas de raison que tu sois écra- sé. Comme le disent vos livres sacrés, les bons seront épargnés. Ils pourront adopter l’espèce que leur convient. Toi par exemple, qui voudrais parler aux insectes, tu pourras devenir coccinelle et dormir sur une feuille de ton platane. Si tu ne veux pas changer

52 de dimensions, tu deviendras homme-cocci- nelle, porte-bonheur des bons humanimaux qu’il ne faut pas écraser. NO descendit le chemin pour sortir du bois. Il était rouge à pois noirs. Arrivé à la lisière, il aperçut le clocher de Vimpelles rouge à pois noir. Il s’assit sur le banc installé là pour per- mettre au promeneur de contempler tranquille- ment le paysage et attendit que tout soit rede- venu comme avant pour rentrer à la maison.

53 6 Ordinatio

C’est bien connu, il se parle souvent. Parfois, quand il se parle à haute voix, il y ajoute les gestes qui vont avec. Il lui est arrivé de frapper violemment du poing sur une table imaginée, il s’est fait très mal à l’épaule. Elle aussi, on le sait, se parlait. Il se souvient l’avoir entendu lire et commenter à voix basse un passage du Portrait ovale de Poe. […] les heures s’envolèrent rapides et glo- rieuses, et le profond minuit arriva. - Inquiétant. […] Mais l’action produisit un effet absolu- ment inattendu. Les rayons des nombreuses bougies… tombèrent sur… J’aperçus dans une vive lumière une peinture qui m’avait d’abord échappé. C’était le portrait d’une jeune fille déjà mûrissante et… - Ça va mal finir, je le sens, je le sais. […] Je jetai un coup d’œil rapide sur la peinture et je fermai les yeux. Pourquoi, je ne le compris pas bien moi-même d’abord… - Je ne devrais pas lire des trucs comme ça. […] C’était un mouvement involontaire

54 pour gagner du temps et pour penser… pré- parer mon esprit à… - Je vais encore faire des cauchemars. Chaque été, ils allaient dans leur gîte de Vau- cluse. Elle y emportait un carton de livres. Pas des Edgar Poe ni des Lovecraft, non, des lec- tures plus reposantes. Des polars de l’année et toujours, les enquêtes du juge Ti de Robert van Gulik qu’elle lisait et relisait, ce juge Ti qui résout dans la foulée trois énigmes différentes suivant la tradition du roman policier chinois. Après le marché paysan du Coustelet, les ran- données par les monts et les combes, confor- tablement installée sur une chaise longue de la terrasse, elle lisait, lisait, lisait, un pastis de Forcalquier à portée de main, jusqu’à ce que la falaise de Lioux reflète l’or du soleil couchant et que le Luberon là-bas, s’habille bleu. À la fin de juillet, ils traversaient la France d’est en ouest, s’arrêtaient un jour ou deux chez Bri- gitte à Gaja-la-Selve dans l’Aude, remontaient à l’Hôtellerie du lac de Saint-Ferréol, allaient courir autour du lac, marcher dans le bois aux eaux jaillissantes, descendaient à l’abbaye bé- nédictine fondée au VIIIème siècle au pied de la Montagne Noire, abbaye-école de Sorèze où se tient chaque année le festival de Musique des Lumières… Arts Florissants… Parfois, ils passaient plus au nord, zigzagaient quelques jours par les petites routes, Anduze, Saint-Hippolyte-du-Fort, Meyrueis, le Mont- Aigoual, Le Vigan, la Cavalerie, le Larzac, Sainte-Affrique, pour arriver au Téoulet près de

55 Salvagnac dans le Tarn, chez le fils et la belle fille. Il y avait partout à marcher, ici encore, dans la forêt domaniale de Grésigne ou dans celle de Sivens où ces derniers temps, de drôles de gens envisagent de massacrer toute une zone humide naturelle pour y construire un barrage, comme s’il n’existait pas des façons plus intelligentes et plus subtiles d’irriguer les terres. Fascination des imbéciles pour les grands travaux qui si on les laissait faire, transformeraient la planète en un bloc de béton armé. C’est au cours d’une randonnée en Grésigne qu’elle lui avait dit, comme ça, brusquement : - Tu m’aimes trop, tu feras comme le peintre. - Quel peintre ? - Celui du Portrait ovale. - Je ne suis pas peintre. Ils marchaient dans le sentier de la baronne, un chemin de terre rouge qui serpente, monte, des- cend, encadré de chênes rouvres. La Grésigne, l’une des plus grandes forêts domaniales de France, abrite faune et flore d’une biodiversité exceptionnelle. Entre les trois vallées de l’Avey- ron, de la Vère et du Cérou, proche du causse de Cordes, longée par le GR 46. Plusieurs itiné- raires la traversent : Puycelci – Penne – Castel- nau-de-Monmiral – Bruniquel – Vaour… L’été de Vaour, rire au pays, chaque année au début d’août, concert inaugural place de l’Église avec un gros nez rouge sur son clocher pour indiquer l’esprit. Du haut d’un plateau rocheux surplombant

56 la vallée de la Vère, la forteresse de Puy- celsi veille sur la forêt de Grésigne. Der- rière plus de huit cents mètres de remparts, maisons de pierre, de bois et de briques du XIVème ou du XVème se dévoilent et le chemin de ronde offre de superbes points de vue sur les paysages alentour. S'accrochant à un piton rocheux qui sur- plombe la rive gauche de l’Aveyron, dans la partie la plus pittoresque de son cours, le vieux bourg de Penne, dominé par les ruines de son château, occupe un site remarquable. Les châteaux de Bruniquel, situés dans l’un des plus beaux villages de France, sont per- chés sur un éperon rocheux dominant les vallées de l’Aveyron et de la Vère. D’habitude, quand ils randonnaient en Gré- signe, ils évoquaient selon l’endroit où ils pas- saient, les histoires que Gudule, la conteuse du coin, qui raconte dans ses Contes et légendes des elfes et des lutins que la Grésigne abrite : toujours les aventures de la Petite reine de Montmiral et du farfadet Reno, Comment Reno le farfadet rencontra, délivra et aima un co- chon. Mais leur histoire préférée était La Petite reine qui sauva les arbres. Et c’est à ce moment, à l’endroit où la Petite reine sauve les arbres que IA lui dit : - Tu m’aimes trop, tu feras comme le peintre. - Quel peintre ? - Celui du Portrait ovale. - Je ne suis pas peintre.

57 - Tu aimes trop les arbres. Les plantes, tu ne les arroses pas tu leur donnes à boire. Le peintre aimait tellement sa femme et la peinture qu’il ne s’aperçut pas qu’elle lui mangeait la vie. Toi, tu n’imagines pas ce que les arbres vont me faire. Ton platane, ton hêtre… - Ce sont nos arbres, voyons. - Plus les tiens que les miens. C’est toi qui les as plantés, il y a trente ans déjà. - Comment peux-tu croire et même seule- ment penser que nos arbres te veulent du mal ? - Ils prendront ma vie. Elle avait dit ça au sortir du sentier de la baronne et s’enferma dans le silence. Il faut beaucoup d’amour pour partager à deux les moments, gé- néralement solitaires, de la marche tranquille. Aussi faut-il respecter le silence de l’autre en quelque occurrence qu’il survienne. Ils chemi- nèrent sans un mot jusqu’au retour. Ce n’est qu’à quelques jours de là, à l’époque où le projet du barrage et du risque de massacre de la zone humide n’était qu’une rumeur… … La forêt de Sivens : six cent cinquante hec- tares répartis sur trois communes, Lisle-sur- Tarn, Castelnau-de-Monmiral et Puycelci. Ancienne forêt d'exploitation de la Compagnie des Houillères de Carmaux qui se fournissait en résineux pour ses étais de mine. À la diffé- rence de la Grésigne, à Sivens on trouve peu de chênes, plutôt des résineux, des charmes et des

58 châtaigniers aussi. Trois circuits assez faciles partent de la maison forestière la Jasse : le Sentier de la Découverte, le Sentier de la Combe del Loup et le Sentier des Nichoirs. Il y a surtout le Sentier de Sivens, une vraie randonnée de plus de vingt kilomètres balisée Grande Randonnée de Pays. Le GRP de Sivens passe par le vignoble de Gaillac et traverse la zone humide du Teste, une vingtaine d'hectares, une partie de prairies humides, une autre boi- sée, des aulnes, des saules, des frênes, une riche biodiversité : le biotope de plusieurs espèces de fleurs, d'arbres, de petits animaux et d’oiseaux protégés. Cette zone humide en bordure du Tescou est d'une valeur exceptionnelle pour le Tarn. Elle est aujourd'hui menacée par ce plan de retenue, projet pharaonique suranné qui va noyer les deux tiers de cette zone humide et affecter le reste... Cette randonnée n'est plus possible au- jourd’hui : la zone est en partie détruite par les pouvoirs publics qui sont passés en force pour imposer leur projet de retenue, illégale par rap- port à la directive Habitat et Gestion de l'eau et illégale par rapport aux règles européennes qui imposent une enquête environnementale avant de tels projets. Ce n’est qu’à quelques jours de là – le projet n’était alors qu’une vague rumeur – partis pour la journée sur le sentier de Sivens, ils allaient en

59 silence. NO avait l’air soucieux. - À quoi tu penses ? - Si cette rumeur dit vrai, bientôt ici tout sera rasé. - Décidément tu aimes plus les arbres que les hommes. - Surtout ceux qui abattent les arbres. - On dit qu’il y a autant de cellules dans notre cerveau que d’étoiles dans la Galaxie et autant de galaxies interconnectées dans le grand cerveau-ordinateur cosmique. Les arbres pareillement, chacun est un cerveau- ordinateur, les racines sont le câblage, le tronc le haut débit, le feuillage l’écran et le haut-parleur. Une forêt est un réseau. Toutes les forêts interconnectées, un gigantesque Google communiquant en photosynthèse. NO, stupéfait, resta muet. - Tu as écrit Ordinatio, une histoire qui démarque le Portrait ovale. Le peintre est remplacé par un informaticien qui veut in- suffler de l’âme à sa machine. Il se sert du cerveau d’Anne, sa fiancée, qu’il connecte à l’aide d’électrodes. Et la machine prend toute l’âme de la jeune femme sans qu’il s’en rende compte, aveuglé par sa passion. Quand il entend l’ordinateur lui réciter avec la voix d’Anne un passage du Portrait ovale… C’était une jeune fille d’une rare beauté et qui n’était pas moins aimable et pleine de gaîté. Et maudite fut l’heure où elle vit et

60 aima et épousa le peintre. Lui, passionné, studieux, austère et ayant déjà trouvé une épouse dans son art. Ce fut une terrible chose pour cette dame d’en- tendre le peintre parler du désir de peindre sa jeune épouse. Mais elle était humble et soumise, elle s’assit avec douceur pendant de longues semaines dans la sombre et haute chambre de la tour. Et cet homme passionné, étrange et pensif, qui se perdait en rêveries ne voulait pas voir que la lumière, qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée, desséchait la santé et les esprits de sa femme… que le portrait absorbait la vie de… … Pétrifié, il balbutie : Anne… Anne… Anne. Tandis que l’Ordinatio enchaîne sur le même ton : Anne est décédée à l’âge de vingt-deux ans. Priez pour elle. Mon amour… mon amour Ne m’as-tu pas promis Ne m’as-tu pas promis Mon amour De célébrer notre mariage Le mois prochain Le mois prochain Mon amour, mon amour… Il est là, vertical, aux pieds d’Anne allongée, le

61 casque défait, les cheveux épars, alors qu’Ordi- natio continue sa litanie : Mon amour, mon amour, mon amour… - Tu ne sais pas de quoi les arbres sont ca- pables. Ils profitent de la nuit pour manger notre oxygène. Un jour ton platane te dira : IA est décédée à l’âge de… Elle est morte, vraiment morte, à cinquante- sept ans vers le minuit, en juin, étouffée par une ignoble maladie. - Dis-moi, dis-moi, qu’est-ce que tu lui as fait ?! Qu’est-ce que tu lui as fait ?! Il frappe, il frappe le platane. - Sous le soleil, je t’écoute en CO2 et je te réponds en oxygène. Comment peux- tu penser que je lui ai fait le moindre mal. Elle me manque autant qu’à toi. C’est elle qui te parle avec mes feuilles. Elle te dit : je t’aime.

62 7 Le Nettoyeur

Tout ça pour ça. Pas seulement. Pas seulement quoi ? Dans un coin aussi per- du, un chaos de rochers, des gorges encaissées, inaccessibles sinon par hélico. Y a plus âme qui vive, qu’on dit. Qu’est-ce qu’on viendrait faire d’autres en bas sinon marcher ? Essayer de trouver ce qui s’est passé. On ne te reverra plus, oui. Faut plusieurs heures pour descendre… Alors pour remonter, mieux vaut ne pas y penser. Tu ne remonteras pas : on dit qu’il y a une malé- diction qui massacre tout ce qui vit. Pour qu’une malédiction fonctionne, il faut qu’il y ait quelque chose ou quelqu’un qui l’exécute. Et tu veux y aller voir. Oui. NO ne peut pas s’empêcher de se parler. Mais là pour une fois, seulement dans sa tête. Il est trop occupé à regarder où il met les pieds. La descente est dangereuse. Il se rappelle une ran-

63 donnée avec IA et Claude une copine, dans les Pyrénées où ils s’étaient perdus et où après plu- sieurs heures d’errance, ils avaient miraculeu- sement aperçu en contre bas leur voiture sur le parking de départ. Ici, aujourd’hui, en bas, pas de voiture, rien. Le Cirque de Mafate, isolé, solitaire, inaccessible, pour y entrer ou en sortir, il n’existe que deux voies : l’éliko et les sentiers de randonnée. La difficulté d’accès due au relief tourmenté exclue toute autre possibilité de pénétrer ce sanctuaire naturel. Gouffres énormes aux vertiges chao- tiques, mode minéral énigmatique, paradis des randonneurs, le plus difficile, le plus retiré des cirques de la Réunion. Il n’y a plus que les deux jambes pour y des- cendre. Avant la catastrophe, la population de Mafate comptait environ sept cents habitants. Maintenant, plus personne. Les deux derniers élikos qui sont descendus ne sont jamais reve- nus. Des enfants, des adolescents et quelques adultes ont réussi à fuir. Ils sont remontés. On les a re- cueillis épuisés. Ce qu’ils ont dit est difficile à croire. Un truc, une machine sortie d’on ne sait où qui extermine tout ce qui vit. NO avait avec IA arpenté durant tout un mois ce paradis d’ombres et de lumières qui jouait de ses falaises et de ses pitons torturés, de ses gorges et de ses ravins profonds, de ses îlets perchés et solitaires. Il en garde un souvenir ébloui. Il veut en avoir le cœur net.

64 Tu as ton GPS ? Oui. De la bouffe ? Oui, pour tenir un mois, un flingue et même de la dyna- mite, on ne sait jamais. Faut établir un camp de base. Oui, à l’îlet de La Nouvelle-Trois- Roches. Tu sais y aller ? Par le Col des Bœufs et la Plaine des Tamarins. Gaffe au soleil, il cogne dur dans le coin. Se parler, se parler à haute voix maintenant qu’il est seul en bas, seul, tout seul pour enve- lopper la panique dans ce désert de pierre. Il lui a fallu plusieurs heures pour passer les flèches de bois :

Personne à La Nouvelle, aucune trace des cent cinquante habitants qui y vivaient. Il s’installe dans une bâtisse près d’une protubérance ro- cheuse. Il y entasse ses provisions, les range pour les protéger de toute visite animale. Sauf la dynamite qu’il va cacher dans un trou à deux cents mètres de là, protégée de l’humidité. Il met dans son sac à dos ce qu’il faut pour tenir plusieurs jours.

65 Il a marché longtemps pour arriver à l’îlet à Bourses. Les randonneurs se reposaient là sur le plateau au pied du Morne de Fourche avant de s’attaquer à la grimpette. Rien ! Personne. Flip- pant ce désert de pierrailles, pas une mouche, rien. Pas même un brin de vent. Là-haut peut être. Enfin, fait soleil, c’est déjà ça. Là-haut peut être. La marche difficile dans les cailloux, la dénive- lée, ça essouffle. Au fur et à mesure de l’avan- cée dans la pierraille, un bruit de ruissellement grandit. Fait chaud. Fait soif. Encore quelques pas, derrière le muret de ro- chers, Un vaste plateau. Il reste là soudain, stu- péfait, médusé, horrifié. Un étal géant de boucher ! Des corps bien ali- gnés, sur trois rangée ! Cimetière à ciel ouvert ! Des animaux, des hommes, quelques femmes, pas d’enfants… Un cauchemar… Là, au bout de la rangée, je rêve… Ce grand lézard jaune sale, écailleux, inconnu… sa… sa paupière tremble. Il est, il est… encore vivant. Tous ces êtres sont… sont vivants… seulement paraly- sés, conservés. Depuis quand ? Pas possible, pas vrai ! Et tous, tous à peu près de la même taille. Je suis où ? Un bruit, d’abord des cliquetis à peine percep- tibles, grandit. Un objet ronronnant approche. C’est quoi ?! Ce truc qui roule, c’est quoi ? Ça glisse, ça roule, ça avance régulièrement, une espèce de boule d’acier qui sort et rentre des tentacules articulés avec des ventouses au bout,

66 d’autres avec des verrues. Ça clignote. Il m’a… vu ! Il glisse vers moi. Qu’est-ce qu’il me veut ? NO a compris qu’à sa manière décidée d’avan- cer, ce charognard d’acier voulait le mettre sur son étal géant. Aucun doute, il veut l’ajouter à son amoncellement de morts-vivants. Car c’est lui qui a réalisé ces alignements macabres. Il n’y a aucun doute. Si seulement il avait une carabine avec des balles explosives, à vingt mètres, une cible idéale qui reflète la lumière du soleil. Une balle d’acier, explosive, ferait d’abord une boutonnière dans le bide de cette saloperie avant de la transformer en bouillie. Mais il n’a pas de carabine. Il n’en a jamais eu. Il ne saurait même pas s’en servir. Et cette saleté devait être blindée. Ce n’est pas avec son pistolet… Pas la peine d’insister. C’est bien lui qu’il veut. Des crochets sortent de ses verrues. Sûrement pour l’alpaguer. Une sonde creuse avec un dard suinte d’un liquide verdâtre. C’est ça : la paralysie. Tu ne m’auras pas ! Il s’enfuit en courant. L’engin ne le rattrapera pas. Il n’augmente pas sa vitesse. Il ne peut pas. Il va à six ou sept kilomètres/heure environ. NO court plus vite que ça. Oui, mais à vitesse constante, même à six kilomètres/heure, un homme même entraîné – ce qui n’est pas son cas – un homme même entraîné, même entraî- né, même… se retrouve tôt ou tard devant… Faudrait avoir des ailes. Pour tout vivant au sol, le résultat est inévitable. Il est le nouveau spéci- men pour l’horrible étal. Pour qui cette collec- tion ? Pourquoi ? Pour quoi ?

67 Il se débarrasse de ce qui pèse trop sur lui, re- traite stratégique en attendant l’astuce de survie. Il a pris un peu d’avance. Il s’arrête à l’ombre d’un monticule pour reprendre son souffle. Il a vu. Il sourit. Là-haut, l’astuce de survie. Une belle idée ce rocher en équilibre. Il monte pour voir si ce rocher d’au moins deux tonnes est en équilibre instable. Les ombres s’allongent avec le soleil qui descend. De là-haut, il voit au loin cette saloperie qui continue à suivre la piste. Un petit quart d’heure avant qu’il ne soit là. Il va tourner autour, chercher comment mon- ter. Il passera forcément juste au-dessous à un moment... Gratter avec son couteau à la base du rocher pour le rendre encore plus instable. Il gratte à s’essouffler. Le ronronnement ap- proche. Allez, viens mon coco, viens, n’aie pas peur. Approche. C’est ça, par ici. Allez viens, encore un petit effort, viens. Il pousse le rocher. Il geint sous l’effort. Ça y est ! Ça bouge. Le bloc bascule, roule et tombe sur l’engin dans un bruit de ferraille et de chair écrasée. Il hurle de joie. Je l’ai eu, je l’ai eu ! On dirait qu’il y a de la bidoche dans la ferraille. Ça vit cette saloperie ! C’est plus qu’une machine ! C’était… c’était… quoi ? Le rocher bouge… lentement. Le rocher bouge ? Il se déplace ! Cette masse énorme se soulève. Une traînée de terre glisse, bascule et laisse apparaître le monstre qui se remet en route avec le même ronflement.

68 Il ne reste que la fuite. La peur oppresse dans la course. Il s’arrête à bout de souffle. Il a couru au moins quatre kilomètres. Le monstre doit être loin derrière. C’est lui ce truc sombre, là- bas derrière. Il s’est débarrassé du rocher. Il va toujours aussi… aussi régulièrement. Il le suit. Il en a après lui. Il le suit inexorablement. Il ne s’en sortira pas. NO s’assoit sur une grosse pierre. Quoi faire ? Encore un quart d’heure d’avance. Repos, re- prendre des forces. Casser la croûte. Il a ce qu’il faut dans son sac à dos. Le temps passe vraiment trop vite. Cette salo- perie va être là dans moins de cinq minutes. Faut repartir. Mais en petites foulées pour éco- nomiser les forces. Au bout de vingt minutes, il s’arrête. Il a vu. Là, devant un énorme rocher d’au moins vingt mètres de haut. Presqu’une falaise. Il siffle d’admiration. Inespérée, la solution. Provisoire au moins. De quoi passer la nuit tranquille s’il arrive à grimper là-haut. Le chemin se sépare en deux pour contourner l’énorme chose au milieu des caillasses. Le so- leil est proche de l’horizon. Il a intérêt à faire vite avant la nuit. L’ascension est difficile. Pas montagnard… Mais… Un peu tout de même… Marcheur, grimpeur… Lentement, en rythme … Se saisir de la moindre prise… On y arrivera… On y arrive… Ça y est ! Il y est. Soulagement, gros soupir, inspir-expir de satis- faction. Quel panorama ! Le monstre est déjà là, en bas ! Il tourne autour.

69 Il cherche. Il l’a perdu. Non ! Quel con je suis d’avoir regardé en bas ! Il a vu ma tête. C’est un robot, un robot nettoyeur. Il est pro- grammé pour. C’est évident. Programmé par qui ? Il allonge ses baguettes à crampons : une première monte avec un frottement quasi musi- cal. Le crochet se fixe sur le bord du rocher. Un léger grincement, le bestiau se hisse lentement, s’accroche : il monte ! Tu ne m’auras pas comme ça ! Avec une grosse pierre ramassée, NO frappe, frappe. Le crochet s’arrache en faisant une petite brèche dans le rebord de la falaise. Le monstre tombe lourdement, mais il ne s’avoue pas vaincu. Il relance un nouveau crochet. Rien à faire. Il aura toujours un crochet d’avance. Il finira par gagner au jeu de l’ascenseur. Foutu ! Foutu ! Courir, courir, par l’autre côté en pente. Pour aller où ? Il court des jours, des nuits. Il court. Rien n’arrêtera cette saloperie. Il finira toujours par l’avoir. Non ! Il y a la dynamite. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé plus tôt ? Il court, épuisé, hors d’haleine, mais il court, il court. Le marcheur court comme il y a longtemps qu’il ne l’a fait. Il ne court plus depuis… depuis… Maintenant il marche. Il n’imaginait pas qu’il puisse encore courir comme ça. La nuit est là. La lune donne assez de lumière. Il sait le chemin pour retrouver la dynamite. Un sacré bout à faire ! Il court.

70 Comment cet engin fait-il pour suivre sa piste à une telle distance ? Mais il aura assez d’avance sur lui pour tout installer. C’est sa dernière chance : presque plus rien à manger ni à boire. Il court, il court de plus en plus péniblement, de plus en plus lentement. Toute la nuit… S’il ne m’a pas à l’épuisement, je vais crever d’inanition. Crevé de toute façon. Il s’est arrêté net. Il retient son souffle. Il a entendu un étrange grognement. Là, se déta- chant à contre jour de la lueur de la lune, une ombre se dresse. Ces yeux phosphorescents : un ours… un grizzly ! Il n’y a jamais eu de grizzly à la Réunion ! Une voix, une voix dans les oreilles : Va-t-en ! Sauve-toi ! Tu vas t’en tirer ! Il ne peut pas poursuivre l’ours et toi en même temps. Il va choisir l’ours. IA ! Qu’est-ce que tu fais là ?! Qu’est-ce que tu fais là ?! Tu es morte mon amour, tu es morte ? J’ai couru toute la nuit ! Je deviens dingue... La voix s’est dissoute dans le soleil qui se lève déjà. C’est de plus en plus difficile de courir. Il a maintenant l’ours et le monstre à ses trousses. Combien de temps ? Il va tenir encore combien de temps ? Il doit arriver aux flèches de bois, suivre le chemin qui mène à La Nouvelle et le monticule où la dynamite est cachée. Quelques bâtons seulement. Ça suffira. Il entend le bruit de la cascade. Il est sur le bon chemin. Il ne peut

71 plus courir. Il s’arrête pour respirer. Encore un petit temps de marche aussi rapide que possible, pas très, pas très. Il est enfin arrivé à la planque. La planque était bonne. Les bâtons sont toujours là. Il a un peu de temps devant lui. On dirait que l’ours n’a pas suivi. Calme, calme. Comment faire avec la dynamite ? Une mèche ?… Diffi- cile de minuter l’explosion avec une précision suffisante pour que ça saute au moment où il va arriver. C’est foutu. Impossible de synchroniser la combustion d’une mèche avec l’arrivée de ce nettoyeur d’enfer. Difficile mais pas impos- sible. Et il a toujours son pistolet… Il faudra le tenir à deux mains comme à la télé pour viser le détonateur, voilà. Allez au boulot ! Il dispose les bâtons sur la piste. Il agit avec méthode. Il est presque calme. Exactement sur les traces dans le chemin. Il ajuste le cordon. Comme cette ferraille ambulante va toujours à la même vitesse, on doit pouvoir calculer juste. Manipuler avec prudence, cette machine infernale d’amateur peut exploser d’un moment à l’autre. Y aller doucement. Mais plutôt être déchiqueté d’un coup que de finir sur l’étal de boucherie en plein air. Le cliquetis s’approche. Le voilà déjà ! Se plan- quer derrière le monticule, dans cette crevasse verticale du rocher, exactement ce qu’il faut et attendre le bon moment. À travers la fente, il peut voir le piège. Si l’on peut être protégé à quelques mètres de l’explosion. Il a la tête dans un étau. Ça cogne là-dedans. Se coucher sur le ventre. Ça fait combien de temps qu’il n’a pas dormi ? Des heures ? Des jours ! Les épaules,

72 le cou : du béton. Ah ! Un peu de soleil. Merci mon Dieu. Les bâtons sont comme des bouts de branches, d’une banalité, le piège innocent. Si l’engin sur- vit à l’explosion, il pourra toujours se faire sau- ter la cervelle avec son pistolet, avec une seule main cette fois. Plutôt ça que de finir sur l’étal au soleil. Un oiseau chante dans ses oreilles. C’est bon signe, il chante ma chance. Un grognement en fait de chant. Non, pas vraiment ma chance. Manquait plus que lui. Je le croyais parti ailleurs. Mais non connard, ça ne se mange pas. Touche pas. Non, ça ne se mange pas, ça saute ! Tu vas tout faire rater ! L’ours grogne en tournant autour de la charge. Puis il avise la machine qui s’approche. Les cliquetis lui provoquent un grognement rauque d’attaque. C’est ça. Il a raison. Qu’il s’occupe plutôt de cette saloperie. Il rit. Un comble ! Si ça se trouve, sauvé par un grizzli ! Quand il va raconter ça… Maintenant, le nettoyeur et l’ours sont face à face. Qui va gagner ? Quand même, c’est quoi cette chose ? D’où ça vient ? L’ours attaque. Il vient de lui mettre un coup de griffes qui éventrerait un rhinocéros. Ça l’a juste fait reculer de quelques centimètres. Et comme si rien ne s’était passé, il repart en non- chalance, ignorant la bête. Ça va tout faire rater. Non, l’ours n’accepte pas le match nul. Dans

73 un énorme grognement de rage, il l’attrape à bras le corps. Comme un claquement, le rugis- sement du fauve devient un gémissement, un gargouillement. Le robot l’a ouvert en deux. La lame couverte de sang rentre dans cette boule de ferraille. Les deux morceaux du cadavre s’effondrent sur les bâtons qui explosent. La dynamite était une bonne idée. Seulement l’idée. L’explosion lui a bouché les oreilles. Il n’entend plus rien. Il est sonné. Il n’arrive pas à se relever. Il regarde autour. Cette saloperie est intacte, en gris-blanc, recouverte de la pous- sière. Elle approche. Il ne peut pas bouger. Il ferme les yeux. Il sent des doigts d’acier, froids, le toucher. Il est soulevé, secoué… Il attend la seringue avec le liquide vert ou la sortie d’une langue d’acier ou… Va savoir … Après ces semaines de poursuite… Rien. Ce monstre le repose presque doucement et s’éloigne indiffé- rent, à vitesse constante. En fait, au lieu de s’épuiser dans une course inutile, il aurait aussi bien fait de l’attendre couché tranquille. Il ne sait pas ce que ce truc voulait savoir de lui. Il l’a à peine touché pour le lâcher presque aussitôt. Qu’est-ce qu’il a pu cavaler, pour rien. Il était à deux doigts de cre- ver d’épuisement. Bravo pour ce marathon d’une semaine et plus ! Cette cavalcade m’a couté au moins dix kilos. J’y pense, il était peut-être réglé pour une four- chette de poids. Je n’étais pas assez lourd pour figurer à son étalage. Et le grizzli était trop lourd. Le grizzli n’était peut-être qu’un gros sanglier. Je n’avais plus les yeux en face des trous. Tous

74 les bestiaux qui sont entreposés pèsent dans les eaux de ce que je pesais avant. Si ça se trouve cette course m’a sauvé la vie. Qui l’a mis là ? Qui l’a réglé ? Dans le cimetière des morts-vivants, il y a des bêtes d’un autre temps, ce grand lézard, des espèces de petits dinosaures. Cette machine a été laissée là et désactivée par des extraterrestres il y a des mil- lions d’années, oubliée peut-être. Mais qui l’a réactivée maintenant ? Qui ?!! Des êtres hors de notre galaxie. Qui n’existent déjà plus depuis longtemps mais que le signal a mis des milliers d’années pour parvenir. Du nuage de Magellan peut-être, situé à 158 200 années-lumière d’ici. Mais comment se fait-il que personne n’ait dé- couvert cet étal géant ? Comment ? Je ne sais pas. Mais il n’y a pas d’autre expli- cation. Pas d’autre explication ! crie-t-il aux rochers qui lui renvoient l’écho… d’autre explication… Il s’est relevé. Il faut remonter maintenant, remonter pour sortir par où il est entré, par le Maïdo. La montée est terrible. Il n’aura pas la force. Il s’arrête pour souffler tous les cents mètres. Il est dans un état second. Il ne sait plus où il est, ce qu’il fait. Il faut continuer c’est tout. Les endorphines font leur travail. Il s’effondre. Ils l’ont retrouvé sans connaissance. Ils l’ont transporté à l’hôpital. Quand je leur ai raconté, ils ne m’ont pas cru. Ils m’ont ri au nez.

75 8 Le Transmigré

Le goût de la marche se double, souvent, d’une connivence avec les arbres. NO était heureux de constater qu’il n’était pas le seul à connaître ce sentiment. Il venait de lire dans les Carnets du grand chemin de Julien Gracq11, ce passage notamment : Forêt de , que je revisite chaque fois à la manière d’une cité des arbres, dont chaque quartier a sa physiono- mie, sévère ou riante, stricte ou négligée, sa manière de sourire ou de se renfrogner au passage du promeneur, ses artères pavées et ses venelles de terre battue, ses impasses herbeuses, sa plaine Monceau banale (au- tour du carrefour des Vieux Rayons) ses « hauteurs fleuries » du carrefour de l’Épine Foreuse, qui prennent si gaîment le soleil du matin et l’étrange ombilic, vaguement malé- fique au creux de son réseau d’allées circu- laires, de la Mare aux Evées. Le sentiment soudain de l’espace ouvert que nous com- muniquent les esplanades des villes, je le retrouve dans la large tonsure, brusquement livrées aux vents, qui rase une partie du pla- teau des Monts de Fays. Le passage du clair 11. Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, 1992

76 au sombre, des chênaies et des hêtraies aux peuplements de pins et aux sapinières, a la brusquerie de la passée des nuages – nulle humeur plus changeante dans l’accueil que cette sylve apprivoisée[…] Il décide de retrouver les cheminements de Gracq. Il ne connaît pas bien cette forêt. Il part avec carte et boussole risquer l’errance impro- visée sur le grand portulan des chemins, le miracle de tous les imprévus12, dans l’explora- tion des mouvances éphémères mue au fil de la marche par petites éternités en quête de la Grande. Il s’est trouvé très vite perdu dans ce labyrinthe fluctuant de futaies, de talus et d’herbes hautes, sous la forme changeante des nuages, envi- ronné des messages d’oiseaux, des crissements d’insectes, des bruits incertains des lointains. Il n’a pas le sens de l’orientation. IA, oui, elle retrouvait toujours son chemin. Elle avait une boussole biologique sous son abondante che- velure maintenant grisonnante. Ils marchaient ensemble, en silence, en paroles, selon. Il faut beaucoup d’amour pour partager le plaisir de la promenade qui se goûte généralement soli- taire. Il faut que chacun y ait son propre intérêt. Ils étaient tellement un en deux que silence et paroles allaient de soi. Mais elle – son grand portulan des chemins – n’était plus là pour le guider. Là, maintenant, perdu, une réflexion de son

12. Jacques Lacarrière, Chemin faisant, Arthème Fayard, 1997

77 oto-rhino lui revient en mémoire. Les relations cordiales qu’il avait avec elle l’avaient amené à parler de la brume qui l’enveloppait depuis le la mort de IA. Cette grande belle femme sym- pathique lui avait alors suggérer de sortir, de voir du monde, des amis. Avec une petite moue dubitative, il avait répondu : - Vous avez sans doute raison, mais je suis mieux dans ma tête que dans le monde. À son tour léger sourire, petit mouvement de tête : - Vous êtes vraiment un solitaire. Oui, vraiment, vraiment, il sait maintenant ce que c’est d’être solitaire. Il ne sait plus où il est. Comment, pourquoi il y est venu. Il ne connaît rien de cette forêt hostile. Ces arbres ne lui semblent pas fraternels. Une étrange sensation au ventre, sa boussole s’affole. Un léger étourdissement, il ferme les yeux, s’appuie contre un arbre compatissant. Un souffle d’air, le tout petit bruit d’un léger frotte- ment qu’il a déjà entendu quand il était revenu fatigué d’une longue promenade, le jour où il s’était dit c’est elle, elle est revenue. Il ouvre les yeux, regarde autour de lui. Les feuilles des arbres sont d’un bleu indigo, les hautes herbes mauves ont une fragrance de lavande. Il sent comme une présence au-dessus de lui. Lentement, il lève la tête. Cette étrange boule de métal qu’il avait vu ce jour-là sur le rebord de sa fenêtre est en équilibre sur une branche rouge sang. Elle est ouverte comme une fleur, en son centre une autre boule étamine d’où sort

78 de la carpelle un petit personnage, juste la tête et le tronc, le bas du corps resté dans l’ovaire de cette fleur métallique. - Je vous l’avais dit… que je reviendrai vous voir. Mais je ne pensais pas vous retrouver ici. Vous venez de transmigrer. - Je… de quoi ? - Transmigrer, passer dans un univers paral- lèle, semblable mais quelque peu différent cependant. C’est vrai, pardonnez-moi, vous m’avez peut-être oublié, permettez-moi de me présenter de nouveau : je suis Zou, un Zouik de la planète Zouitch, une planète ar- tificielle qui gravite autour de l’Erret, natu- relle celle-ci. Je suis moi-même un fabriqué, tous les Zouiks le sont. Je viens de loin, très loin, plus loin que ça, au-delà de toutes vos galaxies. Je viens moi-même du non mesu- rable, d’un autre univers. Je suis un Zouik de la 9ème génération, ultra- perfectionné. On ne peut pas parler à mon propos de robot. Je suis autonome, quasi vivant, intelligent, doté d’un programme d’auto apprentissage et de facultés excep- tionnelles. Les Zouiks ont été construits sur Zouitch par les Sneirret pour leur servir d’esclaves. Mais les Sneirret ont tellement perfectionné leurs Zouiks que ceux-ci ont pris conscience de leur état et ont décidé de se libérer. Ils y sont parvenus. Mais je vous ennuie sans doute avec mon nombrilisme pathologique. Si cela vous intéresse, vous pourrez toujours lire La

79 grande épopée des Zouiks aux éditions de la Planète bleue13. - Qu’est-ce qu’il m’arrive, qu’est-ce qu’il m’arrive ? - Ne vous inquiétez pas, c’est normal d’être troublé quand on vient de faire le saut… surtout quand c’est la première fois. - Que viennent faire ces carrières de terres vertes dans la forêt de Fontainebleau ? - C’est qu’ici vous êtes dans la forêt de Fontaineblonde située dans le Parc Natu- rel du Buberon, département faisant partie du Baucluse. Et vous y découvrez les car- rières d’ocres vertes de Croussillon. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mondes parallèles sont globalement semblables, mais leur aspect comme leur histoire peuvent différer dans les détails de façon souvent très déroutante. - Ça n’existe pas, ça n’est pas possible, ça n’est pas possible ! - Ne croyez pas ça. Tout est bien réel. Vous êtes le même homme. Seul le monde a un peu changé autour de vous. Il change à chaque saut. Certains transmigrés disparaissent pour réapparaître presque aussitôt… Au bout de quelques heures ou de quelques jours, d’autres ne reviennent jamais. Certains font des navettes et s’en accommodent, d’autres non. Il en existe dont le va-et et-vient est si

13. ZOU ou La grande épopée d’un Zouik à la recherche de la Planète bleue, Fragments, le Marcheur, tiré à part, 2015

80 rapide que c’est à peine d’ils s’en rendent compte. Vous n’êtes peut-être qu’un de ces temporaires. Je vous le souhaite. Mais il est possible que certains glissent successive- ment dans plusieurs mondes parallèles sans billet de retour. Cela peut se passer pendant le sommeil, prendre la forme d’un rêve très réaliste. Passer d’un coup dans plusieurs mondes à l’état de veille, le choc risque d’être si fort qu’il creuse un trou dans la mémoire. On en retrouve ici ou là, amné- siques ou morts sans le moindre symptôme. Rassurez-vous c’est très rare, vous n’en êtes pas là, risque quasi nul. La sensation au ventre, le léger étourdisse- ment, la boussole devenue montre a perdu ses aiguilles. - Oh ! dit Zou, je crois bien que nous venons de glisser tous les deux. Regardez les arbres et les herbes ont changés, les ocres vertes ont disparu. Et cette construction de béton et d’acier qui domine les fûts les plus haut, je la reconnais, c’est Terraport. Nous sommes arrivés dans l’univers des Seigneurs de l’Instrumentalité. Cette silhouette que vous venez de voir disparaître derrière les futaies, c’est C’mell, la magnifique fille-chat, belle à faire mourir avec ses quatre paires de seins. Elle travaille comme hôtesse d’accueil à Terraport d’où partent et arrivent les grands vaisseaux intergalactiques. Elle a aidé, lors de son voyage sur la Terre, Roderick Frede- rick Ronald McBan, né entre les étoiles, ha- bitant la planète Norstralie. Il a acheté cette planète grâce à la fortune incalculable que

81 lui a procuré la production de Santaclara, l’ultime drogue de longévité. Vous n’avez rien à craindre, vous êtes un homme véritable. Hybrides entre hommes et animaux, les sous-êtres exécutent des tâches pénibles que ne veulent pas réaliser les hommes véritables. Ils sont soumis aux humains et doivent leur obéir sous peine de mort. C’était une libre-fille et ils étaient, eux, des hommes véritables, maîtres de la création. Mais elle réussit à les tromper et elle gagna. Cela ne s’était jamais produit auparavant et cela ne se reproduirait certainement jamais plus, mais elle réussit. Elle n’était même pas d’origine humaine. Elle descendait des chats, bien que son apparence fût humaine. Ce qui justifiait le C qui précédait son nom. Son père s’appelait C’mackintosh et elle C’mell. Elle trompa la toute puissante as- semblée des Seigneurs de l’Instrumentalité. Cela se passa à Terraport, la plus haute des constructions, la plus petite des villes, à vingt-cinq kilomètres en hauteur, au-dessus des côtes occidentales de la plus petite des mers terrestres. - C’est une très belle histoire que celle de C’mell la fille-chat. Je vous conseille de la lire dès votre retour, conclut Zou avant de disparaître à nouveau14. La montre a retrouvé son aiguille aimantée 14. Cordwainer Smith, La Ballade de C’mell, in Les puissances de l’espace, Les Seigneurs de l’Instrumentalité III, Presse Pocket, 1987

82 pour indiquer le nord. Les arbres sont redeve- nus amicaux et leurs feuilles vertes. Une courte averse exhale l’odeur de l’humus. Des randon- neurs approchent, s’arrêtent à le voir immobile, le regard nulle part. - Vous êtes perdu. - Il me semble, oui. Je ne sais plus où je suis. - Comment êtes-vous venu ? - En voiture, je crois bien. - Où l’avez-vous laissée ? - Au Carrefour de l’Épine Foreuse. - Alors sur le parking de la Mare aux Évées. Nous n’en sommes pas loin. Venez, nous allons justement vers la route tournante de la Mare aux Évées. Il a retrouvé sa voiture. Il est rentré dans son presque chez lui. Son platane et son hêtre étaient presque eux. Ils l’ont presque rassuré. Fatigué, les nerfs ont lâché. Il s’est endormi.

83 9 Le Clandestin

Il n’avait rien dit à personne, surtout pas aux voisins. Ils n’auraient pas compris. Ils auraient pu s’inquiéter, prévenir les gendarmes ou se moquer de ses idées stupides qui relèvent de la psychiatrie. Il leur a dit qu’il allait faire ses courses. Il n’est pas allé au super-marché. Il a garé sa voiture au parking de la gare de Mon- tereau. Montereau, une ville qu’il n’aime pas, l’hôpital où elle est morte, il y a deux ans déjà. Il est tard. Ils doivent déjà se demander ce qu’il a bien pu lui arriver. La nuit maquillée au néon est en route. La rue sautillante l’emporte vers le tunnel qui mène aux voies ferrées. - Je voudrais bien pouvoir aller comme toi, murmure une voix rauque et difficile dans la pénombre. - Quoi ? Une vieille femme courbée le regarde avec un sourire malicieux. - Rassure-toi, je ne te fais pas la mendicité. Je te connais. - Je ne vous ai jamais vue. - J’ai dit : je voudrais bien aller comme toi.

84 Tu allais d’un si bon pas, malgré le poids de tes bagages. - Mes bagages ? Ah oui… J’y suis habitué. Ils ne me gênent plus guère. Je les ai tou- jours avec moi. – Comment pourrait-elle voir les valises qui servent à emporter mes rêves, mes soucis, mes remords, mes oublis, depuis si longtemps ? – À chacun son temps, grand-mère. Jadis aussi vous avez été bien agile, je pense. - Il n’y a pas si longtemps encore je trottais comme un lapin. Mais, la vie, mon gars, tu peines tant d’années à t’user au travail, mor- du par le malheur et les chagrins, harcelé de tracas et, quand les forces te quittent, la vie, en plus des regrets et de la nostalgie, elle te laisse la misère et les douleurs. La vie, elle ne m’a laissé que la faim et le froid pour soi- gner mes vieux os inutiles. Et tout au bout, tout près, la mort. Elle est mal faite la vie, mon gars. - Vous voulez de l’argent, grand-mère ? Ne souriez pas. Vous voulez de l’argent ? Qu’est-ce que j’ai que vous me regardiez comme ça ? - Tu ne me reconnais pas ? - Non. - Ce n’est pas ta faute. On ne t’a pas appris à regarder. N’as-tu jamais désiré quelque chose, quelque chose de flou dans ta tête, quelque chose que tu ne saurais pas expli- quer, dont tu sens pourtant comme un besoin impérieux ? C’est en toi comme un manque,

85 un trou, un grand trou où tes pensées s’en- foncent et ne reviennent pas. - Je ne sais pas. - Toute vieille que je suis, cette chose, j’en connais le secret… et le chemin. Lui, avec un petit sourire ironique : - C’est écrit dans ma main ? - Tu devrais prendre ça plus au sérieux. Il nous faudra du temps, moi pour t’expliquer, toi pour comprendre. Accompagne-moi jusqu’à ma maison. - Je ne peux pas. Je suis juste sorti pour acheter… - À qui feras-tu croire ça, avec tous ces ba- gages ? - En général, personne ne les voit. C’est pourquoi je… Surpris, il s’interrompt. Il ne savait pas qu’il existait une porte cochère à cet endroit. Il ne l’avait jamais vue. - Je te l’ai dit, on ne t’a pas appris à regarder les choses. On n’imaginerait pas l’existence d’une telle porte ici. Son arc plein cintre s’ouvre comme un portail de cathédrale romane. Incroyable qu’il ne l’ait pas remarquée auparavant. S’il ne pouvait la toucher, il jurerait qu’il rêve. Mais il la touche, la caresse, elle existe. - Je m’abrite sous ce porche pour mendier. On rit souvent des doigts crochus des sor-

86 cières, alors que ce ne sont que de pauvres vieilles mains tordues par les rhumatismes. - Je te demande pardon, la vieille. - J’habite un peu plus loin derrière la porte. Aide-moi à la pousser. Elle résiste. Pousse. Tu trouveras bien le chemin. Je t’attendrai au coin du feu. La porte résiste oui, elle ne s’entrouvre qu’en grinçant. Cette cour inconnue lui est familière. Des pas en écho et un très lointain bruit de mer… incertain. Qui pourrait croire à l’existence d’une pareille cour derrière une telle porte ?! Dis-moi, la vieille, où m’as-tu mené ? Est-ce que tu n’es pas en train de… Oh la vieille ! Où es-tu pas- sée ? La vieille ?? Elle a disparu. Comment retrouverai-je sa maison ? Je ne connais pas cet endroit. Pourtant, ces gros pavés convexes, ces murs lépreux et le linge qui sèche aux fenêtres accrochent des lambeaux d’enfance. Le bruit de mer se fait plus précis, une loin- taine, très lointaine sirène. - Bonsoir, chéri. Tu viens ? La fille rit. - Ne fais pas cette tête-là ! Tu ne vas pas me faire croire que tu ignores à quoi servent les filles qu’on met dans les vitrines sur le port ? - Le port ? - Écoute la mer. - Je suis entré dans une cour.

87 - Un quai n’est rien d’autre qu’une cour à laquelle on a enlevé les murs. Écoute la mer. Alors, à quoi servent les filles comme moi dans les vitrines ? - Tu te trompes, je cherche une petite vieille. - Ah, tu cherches la vieille. - Tu la connais ? - Oui. - Elle m’a dit je t’attends chez moi. Où est sa maison ? - Par là. Isolée. Beaucoup n’y parviennent pas. À ta place, je n’irai pas. Alors, on em- barque sur mon navire. Que diras-tu à ta femme, mon beau Christophe Colomb ? - Elle est partie il y a deux ans. - On largue les amarres en quête des épices d’Orient… par l’ouest. J’ai beaucoup voyagé. Un jour où j’avais étourdiment remonté le courant d’une ri- vière souterraine, je me suis trouvée prison- nière d’une nappe d’eau douce. Je mourais de peur dans cette ombre hostile au ciel de roc. Je tremblais dans le froid de l’eau lim- pide. Mes cris restaient sans réponse. La mort, dans l’écho, guettait. Je serais morte si n’était venu du ventre de la terre… Com- ment, par où ? Je ne saurais jamais… Un matelot comme toi qui m’a prise par la main et m’a ramenée, à contre-courant, dans la mer, mon pays. J’ai voulu le remercier, l’amener sur la plage d’une île connue de moi seule, une île comme tu n’en as aucune

88 idée. Nous allions sous les eaux translu- cides, accompagnés de nos amis oiseaux qui nagent et poissons volants. Les squales, même, faisaient escorte à côté des dauphins. Comme nous traversions les grands fonds silencieux et glauques, dans une lumines- cence insolite, apparut une étrange machine de cristal. Ce cristal respirait. Dans les transparences, parmi les scintillements, on y voyait courir la vie comme le sang court dans tes artères. Nos amis s’étaient enfuis. La terreur m’envahit et je me jetai dans les bras de mon matelot. Ne vois-tu pas que cette machine-bête res- semble à un gigantesque crabe de cristal ? lui demandé-je. Il sourit, très calme et me répondit : Non, c’est une grande fleur sans tige marchant sur ses pétales. Un crabe n’est rien d’autre qu’une fleur renversée. Toute terreur m’abandonna et je vis alors la machine de cristal se laisser gentiment enla- cer par les algues et les plantes aquatiques, comme une épave de galion espagnol. Elle devenait une demeure de déesse. Tous nos amis étaient revenus. Mais, je refusais de visiter ce palais et j’emmenai bien vite mon marin dans mon île où nous fûmes heureux aussi longtemps que le bonheur peut durer. Je n’ai jamais su exactement ce qu’était cette machine de cristal vivant, rêve ou réa- lité ? - Qu’est devenu ton marin ? - J’ai beaucoup voyagé. Et ma chambre va bientôt larguer ses amarres.

89 - Mais je ne veux pas partir avec toi ! C’est la vieille que je cherche. Déjà la voix de la fille se perd en s’éloignant dans le bruit des vagues. -Tu es fou ! Tu es fou ! Viens avec moi ! La vieille, c’est du vent. La vieille t’a menti. Elle ne sait rien. Elle ne possède aucun se- cret. Elle le fait croire. Elle s’ennuie, Elle veut seulement attirer des gars comme toi pour causer, pour passer sa vieillesse. Elle t’a menti ! - Bon voyage ! Il se retrouve seul sur le quai dans l’ombre bleutée des entrepôts que la lune embrumée éclaire à peine. Il discerne pourtant, un peu plus loin devant, la silhouette longue et mince d’un adolescent qui mains dans les poches, traîne son ennui à ses souliers. Il donne un coup de pied rageur dans un énorme caillou. Et c’est lui qui ressent une vive douleur au pied droit. Sans bien savoir pourquoi, il suit l’ado jusqu’à une boîte dont l’enseigne de néon aux lettres cas- sées n’éclaire pas jusqu’au sol. - Je t’ai vu sur le quai, tu avais l’air de t’en- nuyer. Tu es toujours seul ? Tu n’as pas de copains ? De petite amie ? La tête dans les épaules, les yeux sur ses jog- gings, l’adolescent reste fermé. -Tu n’es pas obligé de me répondre. Je peux t’offrir un verre ? Barman deux ! Deux ? Deux n’importe quoi pourvu que ce soit fort… Que vient-tu faire sur le port ? Les

90 voyages ? Quand on part, on sait ce qu’on quitte, c’est tout. Tu l’as regardé longtemps, le bateau jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une mouche, là-bas, et puis tu as attendu la nuit pour rentrer parce qu’on ne peut pas mon- trer ça, il faut le garder pour soi. Bois. Ça ne sert pas à grand-chose, mais sur le moment, ça paraît bon. Bois. À ton âge, j’allais souvent dans les manèges des trains fantômes avec l’obscur désir de parler au squelette qui fait crier les filles. J’aimais beaucoup la fête foraine … jusqu’au jour où je me suis aperçu que c’était encore plus triste que la vie. - Je m’en fous. Je me fous de tout ce que tu racontes. Ta vie ne m’intéresse pas. Tu m’emmerdes. Moi, j’aurai une bagnole de sport terrible. Je ferai du ski deux mois par an. L’été, j’aurai une plage particulière. J’aurai un yacht, j’irai en croisière. Je des- cendrai dans des palaces. J’aurai ma photo dans les magazines et j’aurai des femmes, des femmes, belles. Je les aurai toutes ! Les mains dans les poches, il s’est évanoui dans la nuit en sifflant. NO n’avait plus rien à faire là. Toujours ses bagages avec lui, trouver la vieille. - Qu’est-ce que tu fais là, toi ? - C’est chez moi ici, lui répond l’enfant. - C’est où ici ? - La cour de ma maison où j’habite avec maman. J’ai sept ans. - Il n’y a pas de port ici ?

91 - Quelquefois, il paraît, quand la maison d’en face n’y est pas. Jamais quand je suis là. Quand je suis là, c’est la cour de la mai- son de maman. - Et il fait jour ? - Presque toujours. - Tu en as de la chance. Ta cour ressemble à celle que j’ai connue jadis à la campagne. - Ici c’est la ville. Derrière la porte c’est la rue. À droite tu trouves le métro, à gauche plus loin, il y a un pont qui enjambe la voie ferrée. Il ne savait pas que cette cour existait dans le quartier avec ses gros pavés ronds, ses murs décrépis, ses masures à recoins, ses escaliers branlants et sa misère multicolore qui sèche aux fenêtres. Mais il sait qu’il y a de quoi y blottir quelques rêves bien au chaud contre l’amour d’une maman. Il sait ce qu’il y a dans cette cour. Là, c’est une vieille petite étable dans laquelle il y a une ânesse. - Comment tu le sais ? s’étonne l’enfant. Elle n’a pas brait. - Elle s’appelle Nénette. - Oui. - À côté d’elle, il y a une vieille baignoire en zinc avec treize petits lapins dedans. - Ils ont seulement huit jours. Ils n’ont pas eu de chance, tu sais, peut-être parce qu’ils sont treize : leur mère est morte en les met- tant au monde. Elle en avait de trop, tu com-

92 prends. Treize d’un coup, même pour une lapine, c’est trop. Elle s’appelait Jeannette. Alors maman et moi, on les nourrit avec du lait, au biberon et à la petite cuiller. - De l’autre côté de la grille, derrière les fusains, c’est le puits ? - Oui. - Tu n’as pas le droit d’y aller. - Non. Paraît qu’il y a une méchante bête au fond. C’est pour ça qu’on a mis le grillage. - Et la lune ? - Elle me fait peur quand elle se cache dans l’if derrière les fusains. Je ne l’aime pas parce qu’elle se regarde dans le puits. Je me demande si la bête, ce n’est pas son image. - Là-bas, près des lilas, le banc de lattes, il lui en manque une sur le haut du dossier. - Je glisse un guidon de vélo de course dans l’intervalle et je monte à cheval sur le dos- sier et je fais le Tour de France dessus. - Tu gagnes ? - Toujours ! - Ta cour de ville ressemble à ma cour de campagne. - Remarque, c’est peut-être la campagne à la ville, parce qu’on est venu ici quand papa est tombé malade, pour qu’il puisse se repo- ser un peu. - Il va mieux maintenant ? - Il est mort. Il a choisi la solution la plus

93 simple. Maintenant, maman est obligée de travailler et je ne la vois presque plus. - Elle fait quoi ? - Elle travaille dans une vitrine. - Dans une vitrine ! - Oui. Elle est étalagiste aux Grands Maga- sins. - Ah ! Tu vas voir le Père Noël dans les vi- trines des Grands Magasins ? - Non. Depuis que papa est mort, il ne m’ap- porte plus rien. C’est un vieux salaud. Il ne donne qu’aux riches. Quand je serai grand, je serai astronaute et si je le rencontre, le Père Noël, je lui dirai ce que je pense de lui. Et je ramènerai plein d’étoiles pour maman. J’atterrirai dans le pré à côté. Et toi ? - Je suis parti faire des courses au super marché. - Ta femme doit s’inquiéter. Tu devrais te dépêcher si tu ne veux pas que sa soupe brûle. - Il faut que je retrouve la vieille. - La vieille ? -Tu la connais ? - Oui. - Tu sais où elle habite ? - Tu vois, de l’autre côté de la grille, derrière le puits et les fusains, passé le pré, il y a la forêt. C’est là-dedans qu’elle habite. Mais je te préviens, la forêt est profonde. Et il y en a

94 beaucoup qui s’y sont perdus. C’était vrai. Traverser la cour, une forêt pro- fonde – profonde et claire, faite de troncs droits et de branches sans feuille. Pas des arbres tordus et douloureux mais simples et nus, bien alignés en longues travées rectilignes se rejoignant au loin. Cathédrale sans limite, à la nef sans clé de voûte, diffusant une lumière gris uni à travers un voile de brume… Paysage que les autres voient triste sans qu’il sache pourquoi. Au sol, quelques feuilles mortes humbles et humides qui font la marche plus souple et silencieuse. Elles l’ont mené à une clairière immense ou- vrant sur le ciel bas, gris tendre lui aussi. Un étang vert et jaune moucheté comme un dalma- tien de mille nénuphars. - Prends garde de faire verser la barque ! Elle est vieille. Un faux mouvement brusque pourrait nous jeter à l’eau. - Savez-vous nager ? - Tu ne me reconnais pas ? - La vieille m’a déjà demandé ça, tout à l’heure. - Je ne suis pas la vieille. Ouvre les yeux. On ne t’a pas appris à regarder. Regarde. - La vieille m’a déjà dit ça aussi. - La vieille décidément. - Comment t’appelles-tu ? - Rame doucement. Il ne faut pas faire de mal aux fleurs. Je n’aime pas la cueillette des poissons. Nous irons à la pêche aux né-

95 nuphars. - Les nénuphars… La main dans l’eau qui glisse le long de la tige souple et je ramène une brassée d’amour comme un sanglot sans fin. - Tu pleures… Tu te rappelles alors… Cette cueillette heureuse sur l’étang soli- taire. - Je suis mon propre souvenir, tout est là. Dis-moi ton nom. - Anne. - Anne… aux yeux sans limite. - Morte. - En rêve. - Pareillement vivante. Pourquoi m’as-tu tuée ? - Tu n’existais que dans mon imagination. - J’aurais pu rester une ombre qui vit. Pour- quoi as-tu imaginé ma mort ? - Il le fallait. - Pourquoi ? Je vais prendre la rame et tu me pêcheras les nénuphars que je te demande- rai… Celui-là… Dis-moi pourquoi. - J’avais quinze ans. Les filles de mon quar- tier ne me regardaient pas assez, pas autant que les autres que les cigarettes n’écœu- raient pas, les autres qui n’avaient pas peur du ridicule et à qui on ne résistait pas. Alors je me suis dit que ces filles n’avaient pas ta blondeur ni tes yeux sans limite.

96 - Cueille-moi celui-ci. - Les rêves, que j’accrochais aux fumées des cigarettes que les autres fumaient, crevaient comme des bulles contre leurs rires imbé- ciles. - Et celui-là. - Alors je t’ai créée, aussi belle et pure que possible et je t’ai tissé un amour sans li- mite comme tes yeux, un amour que seule la mort pouvait encore embellir. Et la mort t’a saisie, merveilleuse, pour habiller cette miraculeuse mélancolie que les autres ne pouvaient pas me voler. Et les filles m’ont regardé. - C’était t’enlever à jamais la chance de pouvoir aimer quelqu’un d’autre. Pêche- moi encore celui-ci. Il s’est retrouvé seul. La nuit l’enveloppait. Où était-elle, ombre il y a si longtemps inventée, confondant sa blondeur ophéline avec celle d’un nénuphar ? Celui-ci ? Celui-là ? Celui déjà cueilli ? Ou bien dans les eaux profondes des lacs rêvés. N’allons plus à l’étang, les nénu- phars sont tous cueillis. Il a jeté son filet dans le fol espoir de ramener une âme. Il a retiré le vieux sapin de Noël tout cassé avec ses orne- ments maintenant flétris, ce vieux sapin qu’il aurait tant voulu voir le matin enneigé où il ap- prit que le Père Noël n’existait pas, l’année où son père mort, la misère l’avait remplacé. Il a abordé par la rive opposée. Il entreprend la traversée de l’autre partie de la forêt, verte, touffue, humide et broussailleuse, celle-là. Il

97 va lentement se frayant un chemin péniblement sous l’épais feuillage. Il sait déjà que derrière ces taillis la maison va surgir, enfouie sous le lierre et la mousse. Les plantes parasites rongent les murs éreintés. La clôture mutilée ne désigne plus l’endroit réservé à l’entrée : volets de guingois et porte disjointe, comme dans les livres. Le chien à l’attache près du tonneau va lui faire la fête. Salut, mon vieux Tobby… Tu gardes la mai- son… Tu n’aboies pas… On ne se connaît pas… On est copain, hein ? Tu es content de me voir… Tu me le dis avec ta queue… On se connaît bien… Je n’ai rien pour toi, tu sais, tu t’en fous. T’es content. Elle te donne de la bonne soupe, la vieille. Qu’est-ce qu’elle fait ici, la vieille, dis-moi ? Hein ? Elle ne fait rien. Elle attend. Quoi, qui ? T’en sais rien. Tu t’en fous. T’es content. Elle te donne de la bonne soupe et puis elle te caresse aussi, de temps en temps. Pourquoi elle ne te prend pas à la maison ? C’est toi qui ne veux pas. Tu m’en diras tant. Allons, tiens- toi un peu tranquille… calme… sage… Elle est là, hein ? Qu’est-ce qu’elle fait en ce moment ? Tu t’en fous. T’es content. Allez sage, sage. Laisse passer. La porte n’est pas fermée. Il fait sombre de- dans. Elle est là, assise de dos près de la fenêtre, recroquevillée. Elle attend… rien… mais elle attend. Le feu brûle dans la cheminée. - Entre.

98 - Tu m’as entendu ? - Non. Entre. Pose tes valises. - C’est vrai. Je les ai toujours. - Pose-les. Ici tu n’as rien à craindre. - N’espère pas les fouiller. - Je sais peut-être mieux que toi ce qu’il y a dedans. - Qu’est que tu fais là ? - Des philtres. - Pourquoi t’entêtes-tu à me faire perdre mon temps avec tes balivernes ? - J’ai préparé ces philtres pour toi. - L’amour, l’argent et la gloire ! Je te fais grâce de ces miroirs aux alouettes. S’ils furent un jour dans le placard aux rêves, ils sont maintenant dans le grand sac des échecs. - Peut-être as-tu mal classé tes souvenirs. - La fille avait raison. Tu n’as pas de secret. Tu devrais distiller un philtre d’intelligence. Ta vieillesse m’agace. Si tu as quelque pou- voir, sers t’en. - Tu as fait un vœux j’espère. Elle a un petit sourire ironique, elle boit len- tement, les yeux fermés. Il n’avait pas à lui demander la nature de son breuvage car je la vois rajeunir. Alerte, jeune et belle elle joue de son corps svelte. Elle, toutes les femmes qu’il aurait voulu aimer. Elle danse les grands mou-

99 vements de l’âme, les grandes conquêtes… Où sont les ambitions, la réussite, la bagnole, le ski, le yacht, les palaces, la photo dans les maga- zines, où sont-ils donc ? Et la vieille de sa voix redevenue rauque : - Les philtres ne durent guère… comme la vie… courte. J’ai refait le chemin, un peu comme tu voyages, en passager clandestin. - Je n’ai jamais vraiment voyagé, sinon dans ma tête. Elle était de nouveau assise près de la fenêtre sale, les mains sur les genoux, à attendre comme si je n’étais déjà plus là. - Tu es un clandestin partout. N’oublie pas tes bagages. - Ils me collent à la peau. Adieu, je revien- drai te voir… peut-être. Il se retrouve dans la rue devant la porte co- chère. Devant la… Non, pas de porte cochère mais le haut mur gris de la prison. Pas de graffiti juste : Défense d’afficher, loi du 29 juillet 1881 et une ombre qui grandit au fur et à mesure qu’il approche. - Alors, vous l’avez vu ? - Qui ? - Allons ! Vous l’avez vu. - De qui parlez-vous ? - Je vous demande si vous l’avez vu. - Mais qui ?

100 - Ne faites pas l’innocent. Dites-moi si vous l’avez vu. - Je ne comprends pas. - Je vous demande si vous l’avez vu. C’est simple, non ?! - Encore faut-il que je sache ce que vous voulez savoir. - Si vous l’avez vu. - Mais qui ?! - Lui. - Qui, lui ? - N’essayez pas de jouer au plus fin avec moi. Vous savez très bien. - Comment voulez-vous que je sache ? Je ne vous connais même pas… vous… alors lui ! - Ah, vous voyez bien que vous le connais- sez. - Mais non ! - Vous venez d’en parler comme si vous le connaissiez. - Mais non. - Vous avez dit lui. - Moi, j’ai dit lui ? - Oui. Pourquoi ? - Parce que… Parce que… c’est… comme ça que vous le désignez. - Et… comment le désigneriez-vous ? - Je ne sais pas.

101 - Ne mentez pas. - Pourquoi mentirais-je ? - N’essayez pas de détourner la conversa- tion. Je vous demande si vous l’avez vu. Un point c’est tout. - Et moi je vous réponds que je ne sais pas de qui vous voulez parler. - Je vous répète que vous l’avez vu. - Et moi, je vous répète que non. - Comment savez-vous que vous ne l’avez pas vu, si vous ne le connaissez pas ? - Mais le… - Écoutez, mon vieux, j’ai assez perdu de temps. Avouez que vous l’avez vu. C’est tout ce que je vous demande : l’aveu. - Je ne demanderais pas mieux, mais encore faudrait-il que je sache qui il aurait fallu que je voie. - Ah non ! Ne recommencez pas, sinon on n’en sortira jamais ! Et puis, je pourrais peut-être me fâcher. C’est si grave que ça, de me dire que vous l’avez vu ? - Non. - Alors, dites-le. - Mais puisque je ne l’ai pas vu ! - Si vous ne l’avez pas vu, comment savez- vous que ça ne serait pas grave de me dire que vous l’avez vu ? - Je ne sais pas. J’ai dit ça comme ça.

102 - Comment savez-vous que vous ne le connaissez pas si vous ne l’avez pas vu ? - Mais… - Pas plus que vous ne pouviez pas savoir tout à l’heure que vous ne l’avez pas vu si vous ne le connaissez pas. - Je n’ai vu personne ! - Fallait le dire tout de suite. L’inconnu joue d’un silence inquiétant. - Et s’il n’était personne, justement ? - Je vous en supplie ! Écoutez, je ne com- prends rien à tout ce que vous me racontez. - Et moi, je sais très bien de quoi je parle… - Vous devez faire erreur. - Et à qui je parle. - En êtes-vous sûr ? - Oui. - Peut-être faites-vous erreur sur la nature de ma personnalité. - Non. - Je ne suis peut-être pas celui que vous croyez que je suis. Ou vous ne parlez peut- être pas à celui à qui vous croyez parler. - À vous. - Non, ce n’est pas moi. - Vous n’êtes pas vous ? - Si. Moi c’est moi.

103 - Vous voyez bien. - Mais ce n’est pas moi qui… - Qui quoi ? - Je ne sais pas. Mais ça, j’en suis sûr. - De quoi ? - Que ce n’est pas moi qui. - En êtes-vous si sûr que ça ? - Autant qu’on peut être sûr de quoi que ce soit. - Et de ne l’avoir pas vu ? - Qui ? - Est-il encore vivant ? - Mais qui ?! - Lui. - Lui ! Lui ! Lui ! C’est exaspérant ! Expli- quez-vous à la fin ! - On le dit mort ici et vivant là… Partout et nulle part… Tantôt mort, tantôt vivant. Même mort, il est vivant et vivant, il est aussi peu là qu’un mort et cependant présent donc vivant. Comment vous dire ? Comment expliquer ? Présent partout donc mort avec l’ubiquité du revenant. Pour nous, c’est très gênant. Et mort nulle part donc vivant. C’est inexplicable pour nous. Et revenant. C’est insupportable pour nous. Comment dire ? … Un phénix. - Non, un mythe. - Ah ! Vous voyez bien que vous le connais-

104 sez. - Non. J’ai dit ça comme ça. - Oh ! J’ai compris, allez. Mais, je peux bien vous l’avouer, je crois qu’on ne l’aura jamais. Même si on le tue vraiment. Je crois qu’il sera toujours là. Ce n’est même plus la peine de le tuer. En le tuant, on le fait vivre. En le laissant vivre, on ne le tue pas. C’est fini. C’est trop tard. C’était déjà trop tard avant que ça commence. Ça a toujours été trop tard. Ce sera toujours trop tard. C’est un mythe, oui, vous avez raison, un mythe. Et les mythes, ça existe avant d’exister. Pour nous c’est inacceptable. Ça ne devrait pas exister. Ça ne peut pas exister. Ça n’existe pas. Finalement, on ne sait pas qui il est, ni où. Peut-être est-ce lui ou un autre. Le roi, le président, le déserteur, le policier, le spé- cialiste, le SDF, mon cousin, mon fils, mon père ou moi… ou vous. - C’est votre problème, pas le mien. - Oui, pourquoi pas vous ? C’est peut-être vous. C’est vous ! - Je suis de plus en plus sûr que vous faites erreur. C’est votre problème, pas le mien. Je ne suis pas celui que vous croyez. - Le savez-vous vous-même ? - Ne me troublez pas ! - Êtes-vous vous ou lui ? - Taisez-vous. Laissez-moi passer. Laissez- moi !

105 La rue est devenue passante, une musique psy- chédélique berce les nuages. Qui maintenant dans ces ombres mouvantes marche devant les maisons qui sautillent comme au cinéma muet ? Que sont ces clignotements qui éclatent comme des coups de feu, ces vibrations qui éclaboussent ? La rue sautillante l’emporte vers le pont qui enjambe la voie ferrée. Avant de se perdre, une fumée mangeait un peu le parapet et les grilles comme il s’en approchait. Quand il est arrivé sur le pont, la nuit s’était déjà étendue sur le ballast… peut-être jusqu’où les rails se rejoignent. Il a regardé, regardé le plus là-bas qu’il a pu. Les signaux lui picorent la rétine. Les trains essoufflés lui déchirent le tympan. D’immenses perspectives cubiques se dissol- vent dans la fumée. Son cœur bat dans les ar- tères de la ville. Des trains passent. La musique continue de bercer les nuages. Il est allé au gui- chet des grandes lignes. - Un billet pour là-bas, s’il vous plait. - Pour où ? - Pour là-bas. - Allons, Monsieur, soyons sérieux. Un bil- let pour où ? - Ça ne fait rien, Monsieur. Je vous remer- cie, excusez-moi. Ça n’a vraiment pas d’im- portance. Encore mille fois pardon. L’employé ne pouvait pas savoir qu’il voulait la rejoindre à l’horizon, au point de fuite des représentations en perspectives, ce point où se rejoignent vers l'infini devant l'observateur, des lignes dites fuyantes comme, par exemple, les

106 rails d'une voie de chemin de fer. Il a laissé la place au voyageur suivant. Il ira sans billet, voilà tout. Il sait qu’on fait la chasse aux passagers clandestins. On verra bien. Tant pis s’il y a un contrôle. Sur le quai, en contemplant la voie vide, brus- quement tout ce que contenaient ses valises lui passèrent dans la tête chronologiquement, du début à la fin. Alors, il s’est installé dans un train vide qui est parti tout aussitôt. Il lui semble avoir oublié quelque chose de lui sur le quai. Mais cette absence lui est agréable… Il vient de comprendre que seuls les fantômes des trains qui partent peuvent aller là où les rails se rejoignent, seuls les fantômes des trains qui partent peuvent aller là où les rails se rejoignent… Il n’a pas vu de tunnel blanc… Même de cela, il n’en est pas certain… Seuls les fantômes des trains qui partent… où les rails se rejoignent… où les rails se rejoignent… Seuls les… où les… se rejoignent, se rejoignent, se rejoignent…

107 10 Le Grand Véhicule

Il marchait, il marchait, de l’insondable… Ça y est, ça remet ça ! Les deux vers sont revenus et celui du milieu, entre les deux qui reviennent sans cesse, celui du milieu toujours absent. Impossible de se le rappeler. Qu’importe Il marchait, il marchait, de l’insondable voûte Le sang continuait à pleuvoir goutte à goutte. Ils sont très bien comme ça, l’un contre l’autre. C’est mieux sans celui du milieu et tant pis pour Victor Hugo. Le compte de l’obsession du vers manquant réglé, les deux autres, côte à côte, s’en sont allés une fois pour toutes. Et NO peut enfin marcher de sa marche tranquille… aller où bon lui semble. Dans le travelling du pas à pas, le paysage défile si lentement qu’on a le temps de mettre le monde dans sa tête pour se le repro- jeter en 3D. Ceux qui courent de par le monde en supersonique, avec leur smart photo en ban- doulière, qu’emportent-ils dans leur tête vide ?

108 La marche est le véhicule de l’âme, un Grand Véhicule qui comme le Mahayana, mène le marcheur laïc autant que le moine des 1 000 marathons sur la voie de l’Éveil, car la boudd- héité est commune à tous. Qu’est-ce qui peut pousser un moine fut-il bouddhiste Tendaï – une secte fondée au Japon en 805 sur le modèle chinois – à entreprendre La marche des 1 000 jours ? Kakudo est de ceux- là. Pendant sept ans, il va parcourir une distance équivalente au tour de la Terre pour devenir un Bouddha. Vêtu de blanc, coiffé d’un chapeau en forme de pirogue renversée et chaussé de sandales de paille, il va franchir chaque jour l’équivalent de deux marathons, pratiquer les cérémonies rituelles et une diète végétarienne qui l’amène aux frontières de la mort ou de la vie selon le regard qu’on en a. Ce périple sera rythmé par un mantra sanscrit récité en silence. Au 700ème jour, Kakudo devra respecter une re- traite de neuf jours sans manger, sans boire et sans dormir. C'est l'épreuve de la mort vivante. On ne devient Ajari – maître spirituel – qu’après avoir réussi cette marche des 1 000 marathons. En cas d’échec, il devra se donner la mort : se pendre ou s’éviscérer. Mais Kakudo, NO en est persuadé, réussira ses 1 000 marathons et au terme de sa longue course, il sera arrivé à cette évidence : la course ne s'arrête jamais. NO le sait déjà qu’on ne peut pas savoir jusqu’où la marche vous mène. Il a commencé à l’âge de onze mois il y a quatre-vingt-huit ans.

109 Les 1 000 marathons sont sans doute couverts. Et même, pendant seulement les trente années de randonnées avec IA, ils ont fait ensemble le tour de la Terre. Ils ont fait le voyage avec Ulysse, mis sept ans à échapper à Calypso, tra- versé le miroir à la poursuite du lapin blanc aux yeux roses en redingote pour lire l’heure à la montre-gousset et savoir s’ils sont vraiment en retard. Ils ont aperçu le Phénix en voyant les plantes caduques reverdir. Parti de Misy, sur le chemin qui longe l’Yonne vers Montereau, il vient de passer l’écluse. Les péniches qui remontent ou descendent le fleuve, les 1 000 jours de Kakudo, les cycles des choses périssables, les récits et les mythes tapissent le sol sous ses pas. L’automne approche, l’été ne se ressemble déjà plus. Les nuages et le vent affectent la démarche. L’exploration des mou- vances éphémères va, mue au fil de l’humeur, par petites éternités en quête de la grande : sur les traces de Gilgamesh, la randonnée de l’im- mortalité qui n’existe pas. Le géant roi d’Uruk d’origine divine est sans pitié envers ses sujets. Son appétit gastrono- mique n'a d'égal que celui sexuel, son peuple ne peut plus vivre avec un roi si turbulent. Pour le remettre dans le droit chemin, le dieu Assuru va créer Enkidu, un colosse d’argile qui lape l’eau des ruisseaux et se nourrit d’herbe. Venu à la vie en pleine nature, il en passe la pre- mière partie au milieu des bêtes sauvages qui le considèrent comme l'un des leurs. Quand vient le moment d’accomplir sa mission, une courti-

110 sane d'Uruk lui enseigne le plaisir de la chair et la nourriture de pain, de bière et de viande qui l’amènent à l'humanité. Les bêtes ne le recon- naissent plus et le fuient. Gilgamesh a vu en rêve la création d’Assuru, Enkidu, née pour le combattre. Quand celui-ci rentre dans Uruk, le roi le provoque. Un com- bat gigantesque à mains nues s'engage entre les deux géants. Mais ils sont de forces égales. La lutte cesse, ils ont compris qu’ils sont faits pour l’amitié. Enkidu vivra quelque temps dans le palais d’Uruk. Gilgamesh veut laisser son nom à la postérité pendant qu'Enkidu est nostalgique de sa vie sauvage. Chacun pour sa raison, ils décident alors d'aller dans la forêt des Cèdres combattre le monstrueux Huwawa. Après s'être fait forger des armes à leurs mesures, les deux héros s’en vont tuer Humbaba. Ils ramènent, couverts de gloire, les cèdres interdits à Uruk. La déesse Innana, (Ishtar à Babylone), séduite, fait des propositions d’amour à Gilgamesh. Il la rejette. Humiliée, furieuse, elle oblige le dieu Anu – en le menaçant de libérer les morts sur terre – à lâcher son taureau céleste sur Uruk. Nos deux héros tuent le taureau. Gilgamesh pousse même l’humiliation jusqu’à frapper Ish- tar avec la patte du taureau vaincu. C’en est trop pour les dieux. Ils vont se venger sur Enkidu car Gilgamesh est protégé par sa part divine. Un songe montre à Enkidu les dieux Anu, Bél, Ea et Shamash imaginant sa mise à mort. Une maladie inexplicable l’emporte en douze jours. Gilgamesh anéanti, ses larmes coulant si abon- damment qu’elles auraient pu transformer une

111 vallée en torrent, décide de partir à la recherche du secret de l’immortalité auprès d’Outa-Na- pishtî qui vit à l'autre bout du monde. Pour le rejoindre, il affronte toutes sortes d'épreuves et traverse notamment les eaux des morts. Après son long périple, il arrive à la demeure de l'immortel Outa-Napishtî qui après un récit de Déluge, lui apprend que l’immortalité est un don des dieux et qu’il ne peut pas satisfaire à sa demande. Face à sa cruelle déception, il lui indique néanmoins où pousse la plante de la jeunesse. Gilgamesh la cueille mais elle lui est aussitôt volée par un serpent qui – comme les plantes caduques reverdissent – mue et retrouve sa jeunesse en perdant son ancienne peau. Le roi revient bredouille à Uruk mais ses épreuves ainsi que l'amitié d'Enkidu l'ont mé- tamorphosé. Ce n'est plus le tyran d'autrefois, revenu comme Ulysse de ce long voyage, il est retourné plein d’usage et raison. Il a compris que chaque homme doit finir par accepter sa finitude. Quand la sienne propre lui ouvrira les bras et qu'il passera en enfer, les dieux en fe- ront un juge des âmes dans le monde des morts. Étrange finitude qui se perpétue aux Enfers. Rien ne se perd, tout se transforme. Ce récit légendaire de l’ancienne Mésopota- mie, écrit en douze tablettes vieilles de plus de 3 000 ans, se raconte dans le clapotis des eaux de l’Yonne au passage d’une péniche. Le sillage élargissant ses vagues jusqu’à la berge emporte NO vers les déferlantes de l’océan où Les plongeons d’anges éclaboussants

112 Font rejaillir les rires de la mer Dans les feuillages frétillants D’oiseaux qui nagent et de poissons vo- lants15. Le pêcheur patient a retiré sa ligne au passage du bateau et attend tranquille que l’Yonne rede- vienne lisse. La mer à franchir au-delà des eaux des morts – je te salue vieil océan – qu’y a-t-il de l’autre côté de ce dos bombé ? Plus immense que les 1 000 marathons, la traversée de l’eau du ventre de la mère dont je suis né… l’eau salée de la mer de ma mère ! Il y a de l’indicible dans le pas du marcheur, un propos véhiculant un sens caché connu du seul émetteur du propos écrit, parlé, pensé, marché… de l’indicible dans l’in- certain qui se dit. L’univers est-il ouvert ou fermé ? Selle de che- val, boule, œuf ? Depuis que l’on croit au Big Bang, les astro- physiciens se demandent si notre univers est fini ou infini. Faux débat, la théorie,- quiper mettrait d’approcher la création du monde et donc le choix, manque toujours. Ouvert, fermé, mauvaise question. Fermé, on irait vers le Big Crunch, l’effondrement de l’univers sur lui- même, contraction après l’expansion, le Big Bang à l’envers. La densité réelle de matière est supérieure à la densité critique. L’expan- sion est ralentie par la gravitation, s’arrête, se transforme en une contraction conduisant l'uni- 15. Gabriel Audisio, Antée, suivi de plusieurs autres poèmes, Marseille, Les cahiers du Sud, 1932

113 vers à occuper un volume identique au point du Big Bang, à sa densité et sa température gigantesque. Et puis, qui sait, re-Big Bang et re-Big Crunch, ainsi de suite… la respiration de Brahma. NO s’est arrêté et reprend souffle, essoufflé non par la marche mais par Brahma. Il salue le pilote de la péniche qui descend le courant à pleine charge, la ligne de flottaison au ras de l’eau. Au contraire, ouvert, c’est l’expansion indé- finie. La densité réelle de matière est toujours inférieure à la densité critique, l’univers s’en va où la matière disparaitra, les atomes, les par- ticules élémentaires même se briseront dans le rien, le néant sans retour. Or, actuellement, l’as- trophysique constate non son ralentissement mais une accélération de l’expansion. NO a encore stoppé. Cette fois, ce n’est pas Brahma mais la plongée dans le vide qui bloque. Rien de vraiment confortable dans chacune des deux issues : claustrophobie de rétrécissement jusqu’incinération dans la fournaise de la pre- mière, dilatation jusqu’à disparition totale dans la seconde. Certes avec Brahma, on repart pour un tour mais au bout de combien de temps ? Heureusement, un rayon de soleil vient lui chauffer le dos, une mésange se pose sur une branche de l’arbuste qui trempe ses pieds dans l’eau, un couple de cygnes se laisse dériver dans le courant. Les courbures de l’univers sont indétectables.

114 Et si le monde était plat, orthogonal ? Évidem- ment, de la falaise d’Étretat je vois bien que la mer au loin s’enfonce dans l’horizon. Et puis maintenant avec les satellites. Bon la Terre, mais l’univers ? Lui même hésite entre être ouvert ou fermé. Telle une jolie femme, la cour- bure finira par se dévoiler. Quelle idée débile ! Pour NO, sorti d’un œuf, son monde est rond. Comme le chaman, au centre de sa sphère, il a le regard circulaire. Il peut procéder par topo- logie différentielle à son retournement. Il peut en faire passer l’intérieur à l’extérieur dans l’espace à trois dimensions. Il peut faire de sa sphère un pneu ou un bidule à la forme com- plexe. Il peut la représenter par un cercle dont il habitera pareillement le centre. Et comme le chaman, au centre sans bouger, dans le pas à pas de sa marche immobile, il voyagera partout dans l’espace-temps. Et IA, courbure positive ou négative, univers ouvert ou fermé, marche dans le creux concave de la selle de cheval ou sur le dos bombé de l’univers, en respectant le grand commande- ment du randonneur : ce qu’as descendu le re- monteras et réciproquement. Elle marche, elle marche… de l’insondable voûte Le ciel continuera à noircir goutte à goutte. Un coup de feu : c’est vrai, la chasse est ou- verte. La poule d’eau qui nichait dans les hautes herbes aquatiques s’envole. NO la regarde tra- verser vers l’autre rive. À part quelques rides mouvantes que le vent dessine dans le courant

115 du fleuve, l’Yonne est plate qui descend vers la mer. Non, la Terre n’est pas bleue comme une orange et le fond de l’air est vraiment rouge.

116 11 La Flamme blanche

Ils avaient souvent marché dans la forêt de Che- noise – la carte dit : Forêt domaniale de Jouy – située entre les deux villages sur une superficie de 1 465 hectares. Ancien domaine des puis- sants comtes de Champagne puis de l’abbaye cistercienne de Jouy, elle est plantée essentiel- lement de chênes rouvres et pédonculés. Che- vreuils, sangliers, lièvres et lapins y habitent avec bonheur. Les oiseaux y font symphonie, les libellules et les papillons y dansent. Ils garaient la voiture sur l’espace à l’entrée de cette trouée rectiligne longue de plusieurs ki- lomètres allant de la route du Petit Paris aux maisons forestières où se trouve une aire pique- nique. Au long de cette trouée s’accrochent des sentiers de dérivation dont l’un mène au chêne Montauban, fier de ses trois cent soixante dix ans. La dernière fois qu’ils s’y étaient promenés ensemble, c’était juste après la tempête de 99. Tous ces grands arbres au sol. Insupportable spectacle de désolation. Il n’y était plus jamais allé ni avec elle ni seul depuis qu’elle était par- tie. Il avait entendu dire que l’ONF avait adopté la régénération naturelle.

117 Qu’est-elle devenue aujourd’hui, seize ans plus tard ? Il a garé sa voiture sur l’emplacement habituel à l’entrée de la grande trouée. Cela ne ressemble plus tout à fait à son souvenir.

Un promeneur en première visite y verrait une belle forêt. NO y voit des cicatrices. Il avance lentement, regarde, regarde. Il lui semble que chevreuils, sangliers, lièvres, lapins, oiseaux, libellules et papillons n’y sont plus guère à l’aise. Il a marché enfant dans cette allée. De Pécy où il vécut de l’âge de quatre à huit ans, la famille venait s’y promener. Elle n’a jamais voulu, sa maison de Pécy, ja- mais, rapetisser. Enfant, elle lui paraissait im- mense, avec son rez-de-chaussée, son escalier, son premier, son grenier, ses deux cours, son jardin. Dans cette campagne d'il y a longtemps, au fond de la petite rue en coin, contre la poste, dans l'ombre du clocher, la maison de l'enfant NO gîte dans le renfoncement du coin de la rue en coin, au cul de l'église, tout contre. Il vient souvent la voir maintenant. Au détour de la

118 rue, elle l'attend là, minuscule. Il la regarde un temps, sans oser demander aux nouveaux occu- pants l'autorisation de la visiter, malgré le désir qu'il en a. Il la regarde pour bien fixer ses véri- tables dimensions dans sa tête. À peine a-t-il franchi le coin qu'elle a retrouvé sa grande taille de l’enfance. En rêve, il en est devenu le propriétaire, il re- garde, par la fenêtre de la grande pièce du bas, la grande cour de devant, aperçoit derrière la l’immense grille une voiture qui vient de s'arrê- ter. Son chien Tobby aboie, monté sur le muret. Au long de la trouée, cicatrice après cicatrice, la forêt reprend figure. Une vieille chanson s’égrène dans sa tête : C’est la femme aux bijoux Celle qui rend fou C’est une enjôleuse Tous ceux qui l’ont aimée Ont souffert ont pleuré … Il ne se rappelle plus la suite. C’est la mère Couchetounu qui chantait ça en cousant ses chaussons. Elle en fabriquait en feutre découpé à partir d’un patron, pour faire rentrer un peu de sous. On les mettait pour chausser les sabots. Dans le commerce, il y en avait en peau de mou- ton, en basane, des kroumirs, on disait. Mais ils étaient chers et la mère Couchetounu avait eu l’idée d’en fabriquer en feutre pour beaucoup moins cher. Ça se vendait bien.

119 Elle avait hérité ce surnom de son mari. Ah, le père Couchetounu !… Le père Couche- tounu est né en 1870, sur les bords de la Seine près de Montereau dans une famille nombreuse très pauvre. Un jour d’hiver, le petit Gratien Cauet – c’est son vrai nom – tombe dans la Seine. On le repêche, on le déshabille pour faire sécher ses vêtements devant la cheminée et en attendant – il n’a pas d’habits de rechange – on le met au lit tout nu. Et on l’appela le petit père Couchetounu. Ce surnom lui colla tellement que quand il épousa Argentine, quelque vingt- cinq ans plus tard, elle devint la mère Couche- tounu. Le vieux était un sacré personnage. Il était aussi long et maigre que sa vieille était large et ronde. Dur et résistant comme un chêne, indépendant, il n’avait pas d’employeur, faisait tous les mé- tiers, n’appartenait à personne, travaillait pour tout le monde : couvreur de meules, réparateur de toits, vidangeur, sonneur de cloches, bra- connier, fossoyeur. Chaque fois qu’il y avait un enterrement, il rentrait plein comme une huître. Et la mère hurlait chââârogne ! Et lui rétorquait vieille grenouille et allait se coucher. Il faut dire qu’il y allait sec. Dès l’aube, un qui- gnon de pain avec du lard ou du saucisson, puis du fromage – du brie qu’il laissait faisander jusqu’à ce que les vers y soient et qu’il tuait avec du poivre avant de gratter la croûte – ia que comme ça qu’il a du goût – le tout arrosé de plusieurs verres de cidre (il disait du cite) pour faire passer, puis un coup de café, un pousse-café et un autre. Sa gnole, il la faisait à

120 partir de toute sorte de fruits qu’il laissait fer- menter dans un tonneau. Sa journée était ponc- tuée d’un coup de ceci ou de cela. Il ne partait jamais sans un ou deux litres de cite dans sa musette. Si l’on note qu’il n’a passé l’arme à gauche qu’à quatre-vingt et des poussières, on peut se demander si pour certains, l’alcool ne conserve pas mieux que le formol. On n’avait jamais été riche chez les Couche- tounu. La maison était la dernière au bout d’un chemin de terre, juste avant les champs et les bois plus loin. On s’éclairait au pétrole. La cui- sinière, sous la hotte de la salle commune, une table, des bancs et la machine à coudre Singer devant la fenêtre. L’hiver, on mettait dans les lits des briques sorties du four. Quelques poules, canards, oies dans un coin de cour grillagée, des lapins dans une espèce de buanderie qui servait aussi pour les chèvres et les chiottes au fond du jardin. Mélenfroy est le hameau de Pécy. C’est là, chez les Couchetounu, des amis, que la mère avait enfin pu envoyer sa sœur et lui pendant les vacances d’été. La vieille était aussi large que haute. Un mètre cinquante-cinq pour cent vingt kilos. Elle ne mangeait pourtant pas tellement. Elle faisait de l’anémie graisseuse, qu’elle disait. Quand elle se penchait en avant, pour ramasser quelque chose, son gigantesque cul remontait sa robe et son tablier jusqu’au-dessus de ses bas qui te- naient à mi-cuisses par des élastiques. Cette image vient chaque fois, il ne sait pas pourquoi, se superposer systématiquement à celles qu’on peut voir, à la télé ou ailleurs,

121 d’hippopotames s’ébrouant dans un fleuve. Il y avait aussi Bibi qui régnait sur quatre bi- quettes gentilles et dociles : deux blanches, une beige et une gris noir, des Pyrénées paraît-il. Bibi avait des cornes immenses s’ouvrant lar- gement sur les côtés, au point qu’il ne pouvait passer de front par la porte de la chèvrerie. Il avait pris l’habitude de tourner la tête pour en- trer et sortir. Après la traite du matin, on menait les biquettes au pré en face, juste de l’autre côté du chemin. Le pré n’était pas clos, on les attachait à des piquets avec de longues cordes pour qu’elles aient leurs aises. Bibi pareil. Délicieux le café au lait de chèvre. La mère Couchetounu faisait le café dans une chaus- sette, en réutilisant une partie du marc de la veille auquel elle ajoutait le café qu’elle venait de moudre dans son moulin cubique – en bois avec un tiroir en bas - qu’elle tenait entre ses énormes cuisses pour tourner la manivelle en chantant la femme aux bijoux. La chaussette trempait dans la cruche, rebord écarté autour du col. Elle puisait l’eau bouillante dans le bain- marie de la cuisinière avec la louche à soupe. Récemment, dans les rayons d’une grande sur- face, il a vu du lait de chèvre frais en carton sous vide, qu’il s’empressa d’acheter. Aucun goût. Rien à voir avec la tiédeur onctueuse qui sortait des pis de Tounette, Blanquette, Riquette et Noiraude, la Pyrénéenne. Il n’a jamais oublié le goût du lait des chèvres de la mère Couche- tounu.

122 Après le petit-déjeuner et une visite aux feuil- lées au fond du jardin – encore maintenant le café du matin lui fait toujours un effet immé- diat – il allait retrouver Bibi sur le pré, pour une joute quasi quotidienne. Il se mettait face à lui et le provoquait de la voix et du pied, comme les grands toréadors le font avec les taureaux. Bibi connaissait son rôle. Il baissait la tête et fonçait. Soulevé du sol par l’impact, NO lui attrapait les cornes et pesait de tout son poids d’un côté ou d’un autre pour le mettre à terre. Quelquefois, il arrivait à mettre Bibi à bas. Alors, il saluait la foule qui l’accla- mait et dédiait les oreilles et la queue à sa belle Andalouse. Le plus souvent, il se retrouvait quelques mètres plus loin le cul dans l’herbe. Et Bibi attendait patiemment une nouvelle provo- cation. Et le jeu recommençait jusqu’à ce que la bedaine de NO lui fasse par trop mal. Bibi semblait le regretter, lui qui n’avait pas mal aux cornes. Elle non plus ne veut pas rapetisser, la maison Couchetounu. Quand il passe par là maintenant, il ne peut s’empêcher d’aller la voir. Chaque fois le même scandale. D’abord, elle est beaucoup trop pe- tite. Ensuite ils l’ont défigurée. Plus de cour aux poules, de grillage. Arasé le pré, disparus les arbres, une pente en ciment dentelé vers un garage merdique, résidence secondaire type. Mieux vaut ne pas savoir ce qu’ils lui ont fait subir dedans. Heureusement, dès qu’il a fait demi-tour, elle a repris toutes ses dimensions et

123 son indestructible dignité. Retour de Chenoise. Le bureau de IA a été vi- sité, l’ordinateur allumé affiche un document qu’il ne peut pas lire. Un soir d'automne comme aujourd’hui, à Pa- ris, le comte d'Athol, en deuil, pâle, monte les escaliers blancs qui conduisent à sa chambre. Il vient de déposer sa jeune épouse, Véra, dans son cercueil. L’insupportable cérémonie ter- minée, il s'enferme seul dans le mausolée avec elle. À sa sortie du caveau et après avoir fermé la porte, il arrache de la serrure la clef en argent et la jette à l'intérieur du tombeau, pour s'assu- rer de ne plus jamais y revenir16. NO comme le Comte, n'imagine pas que IA soit morte. Il lui arrive souvent de la penser toujours à ses côtés. Voilà plus de deux ans qu’il la sent encore vivante en lui. Tout est toujours là à la même place, ses dossiers, son ordinateur, ses habits dans la penderie, sa brosse dans le verre à dents, pour qu’elle les retrouve intacts à son retour. Mais ce soir, comme la clé d’argent tom- bée du lit, c’est la lettre inachevée qui s’affiche sur l’écran du Mac… Mon amour… Le cerveau de l’homme est capable de créer de la réalité aussi bien et aussi vite que les machines numériques, réalité virtuelle à vivre comme étant réelle. Il marche toujours dans la trouée de Chenoise. Avant d’être diabétique, j’étais chimpanzé. Maintenant je suis ectoplasme, ça me change 16. Villiers de L’Isle-Adam, Véra, Contes Cruels, 1874

124 un peu j’ai les bras moins longs. Qui m’a ra- conté… avec l’âge, je perds des morceaux de mémoire. Il vient de mourir. Transformé en une traînée de lumière, il traverse l’espace à une vitesse phé- noménale, tel une comète sur fond de ciel bleu nuit. Mais alors, c’est vrai qu’on existe encore après la mort. Cette heureuse réflexion lui tra- verse l’esprit pour faire place immédiatement à de l’inquiétude. Où va-t-il arriver ? Il n’a pas la conscience toute blanche. À peine a-t-il le temps de se demander ce qui l’attend, non sans l’angoisse de… Ce n’est pas tous les jours qu’on se transforme en comète. L’urne fleurie est là, bien là, sur le marbre de la cheminée. Il ne savait pas qu’il rêvait. Le voilà revenu à la case départ en forme de point d’interrogation, auquel cette réflexion est venue s’ajouter : si l’on meurt avec pour der- nière image celle de son immortalité, n’a-t-on pas en fait, atteint l’immortalité ?

125 12 La Croix

Oh, les coquelicots, les coquelicots, les bleuets dans les blés, les boutons d’or et les rejets de colza si jaunes sur le bord des routes alors que leurs têtes dans les champs sont déjà noires prêtes à la récolte ! Comme les dissidents brillent et la masse est obscure ! L’épouvantail en redingote rapiécée, masque à la bouche qui crie et grand chapeau cabos- sé. L’épouvantail croix de bois ! Les croix, les croix, les trois croix sont-elles rédemptrices ? À chacun son Golgotha. Le marcheur a quitté la plaine, traversé la forêt pour gravir la montagne. Une amie en vacances dans les Pyrénées ariégeoises les a invités à pas- ser quelques jours avec elle dans son gîte. Ils sont partis pour une randonnée dans la réserve biologique du Laurenti. Il y a de la dénivelée et de la pente un peu rude par moment. Le pas est lent et la foulée courte. On parle peu. Rien à dire. Regarder, voir, voir, regarder. Passé le camping des Soulades, ils ont garé la voiture au refuge forestier après le pont. Une merveille du pays Donézan, un petit para- dis fleuri où on taquine la truite, où il fait bon

126 s’allonger à l'ombre d'un pin, bercé par le tinte- ment des clarines des vaches en bas. Les pins à crochets cohabitent avec les pins sylvestres et les rhododendrons ferrugineux. Les raisins d'ours en forme de coussin, à feuilles persis- tantes, petites fleurs en grelot blanches ou roses et des baies rouges à maturité fraternisent avec quelques autres essences de feuillus. Les ma- gnifiques pelouses d'altitude sont une invitation à une belle pause pique-nique. Le guide indique d’aller par la porteille de Bar- bouillère en suivant dans le virage le GR balisé jaune et rouge qui part au sud rive gauche du ruisseau de Boutadiol. Le terrain ne ressemble pas vraiment au plan, du moins c’est l’impression du moment. C’est le cas… souvent. Le balisage du GR du Tour du Pays du Donezan y est. Déjà ça. On dit qu’il mène à l’étang. Un faux-plat terre et pierres qui requiert un pas prudent au départ. Pas de coquelicots ni de bleuets, de boutons d’or, de rejets de colza jaune vif ou de têtes noires : des arbres. Le sentier s’élève progressivement dans la forêt de hêtres et de sapins en suivant le ruis- seau qui fredonne la mélodie de son courant aux cailloux. Quelques oiseaux gazouillent le bonjour au soleil qui joue dans les feuillages. La pente s'accentue, avec la présence de grosses pierres. Les raidillons se succèdent jusqu'au re- plat d’une petite cabane. Le guide dit Cabane

127 de Counc (1 857 m), petite bâtisse avec une porte et une toiture métallique. En continuant à travers la forêt de pins encore là à cette altitude, le grondement lointain des cascades de la rivière Laurenti, ils passent un petit chaos de blocs et l’étang leur apparaît : en suivant la balise du GR, ils y arrivent au niveau du déversoir. Le guide leur dit Etang du Laurenti (1 936m). On peut continuer à suivre un peu le GR en contournant l'étang par la droite pour chercher une place plus propice pour la bai- gnade. Magnifique étang au pied du Roc Blanc, lové dans la montagne qui teinte en s’y mirant l’eau de vert et d’ocre et où le soleil y reflète son or. Quelques rares nuages y flottent et passent en pirogues blanches. Ils ont trouvé la place propice pour la baignade.

On savait qu’en suivant le GR on passerait par l’étang, la baignade au soleil de juillet était pré-

128 vue. Pas prévu en revanche, sous le chaud soleil à deux mille mètres, une eau aussi froide : dix, douze degrés au plus. Rachel, blonde à peau claire y nage tranquillement pendant une ving- taine de minutes : Oh ! Elle est bonne ! Ça fait du bien... NO n’y reste qu’une minute et en sort bleui et IA à petits cris n’y trempe que les pieds. Le guide recommande de revenir par le même itinéraire. Mais IA et NO sont des marcheurs de circuits. L’aller-et-retour n’est pas dans leurs mœurs. Il doit y avoir un autre moyen de reve- nir. Un tracé sur la TOP 25 (1 cm = 250 m) de l’IGN montre un chemin qui monte vers une passe et redescend de l’autre côté. Le guide en parle lui aussi, un sentier balisé jaune qui monte, des- cend, serpente parmi les pins. Il aboutit à une vaste clairière herbeuse et pentue où dit le guide, un grand arbre isolé trône en contrebas, prendre le sentier qui tourne à gauche. Mais d’arbre grand, point. Ni grand ni petit. Pas une souche. Ou ils se sont égarés ou l’espèce humaine est passée par là pour faire du bois de chauffage. NO n’a rien contre l’espèce humaine mais il préfère les arbres. Et quand un seul arbre vous manque… Un seul chemin qui descend et semble aller vers la gauche. À quelques centaines de mètres une fourche sans indication, aucune balise en vue. À droite, à gauche ? À gauche. La descente s’accentue. Un grondement au loin. Pas les cascades. Les nuages blancs sont deve-

129 nus gris, lourds de menaces. Le temps change vite en montagne. Au détour du chemin, dans une ouverture, en bas, loin en contre-bas, leur voiture au parking. Des grosses gouttes rares… de plus en plus fréquentes… une raillasse bru- tale, à seau. Le sentier en torrent passe au-des- sus des chevilles. Les éclairs sillonnent tout autour. La foudre s’abat dans le ruissellement à deux pas de NO. Soudain plus d’orage, plus d’oiseaux, de pa- pillons, d’insectes, plus d’arbres, des rochers : la montagne nue. NO est seul, il a perdu les filles. Il est perdu. Encore quelques - gronde ments au loin. Le ciel assombri fait un crépus- cule du zénith. Il monte. Il ne sait pas pourquoi il monte, mais il monte. Deux ombres fili- formes le précèdent sur le chemin de pierre : les Hommes qui marchent de Giacometti, il les reconnaît. Leur buste dans la marche n’est pas incliné de la même façon. Tous deux tiennent à la main un billet de cent francs suisses de 1998 qui porte quatre vues de l’Homme qui marche 1. L’Homme qui marche 2, mécontent, fait la gueule. Il porte à contre cœur ce billet où il n’est pas. Tous les deux, l’Homme qui marche 1 et l’Homme qui marche 2 pénètrent sans hési- ter dans un rocher et n’en sortent pas. Sans une ombre de logique, NO pense que le bronze est retourné au granit. Il monte, monte, gravit la pente de plus en plus rude. Enfin il arrive en haut, tout en haut. Il s’est arrêté au moins douze fois, hors d’haleine. À chacun son Golgotha. L’épouvantail en redingote rapiécée, au masque

130 à la bouche qui crie et au grand chapeau ca- bossé. L’épouvantail croix de bois. Les croix, les croix, les trois croix, comment savoir, sont- elles rédemptrices, comment savoir, comment ? Il ne se pose plus la question. Il ne se rappelle pas se l’être jamais posée. L’heure n’est pas à se poser des questions. Il est épuisé. Il chancelle. Il n’y a pas de femmes en larmes, à genoux, accroupies, assises, allongées sur le ventre, sur le dos, dans l’herbe. Il n’y pas de femmes, pas d’herbe… de la ro- caille. Il est épuisé. Le jour est revenu, lumineux, le jour, lumi- neux. Il est épuisé. Il n’y a pas de femmes, pas d’herbe, de la rocaille. Il est épuisé. Il ne chan- celle plus. Il est debout. Il n’y a pas de femmes. Pas de rocaille, du sable, une plage, la mer à deux mille mètres, la mer, haute, marée haute. Il est épuisé. Lumineux, le jour lumineux. La mer s’est retirée. Il est debout. Des grondements au loin, loin, très loin, à peine perceptibles. Le jour lumineux, aurore boréale, la rocaille et les trois croix. Pas de femmes. Il est seul. Sur la croix de gauche, un rappeur vociférant sa haine sur une boîte à rythme – vociférant mal- gré la douleur. Sur la croix de droite, un jeune homme, presqu’un enfant, à visage d’ange, en larmes, en larmes de sang, murmure un remord inau- dible. NO se demande, se demande, se demande, sans

131 pouvoir y répondre, quel méfait, quel méfait, quel méfait ce visage d’ange aurait-il pu com- mettre. Quel méfait ? Ce visage d’ange, implorant, désespéré, tourne son visage d’ange vers la croix du milieu. Sur la croix du milieu rien, personne Vide. Transparent, le ciel est immobile.

132 13 ZOU

ou La grande épopée d’un Zouik à la recherche de la Planète bleue

(Fragments)

133 Zou naquit – on devrait dire plutôt fut construit – sur la planète Zouitch, un satellite artificiel d’Erret, habitée par des êtres vivants et intelli- gents, les Semmoh (on dit aussi Sniamuh). Ce sont des Sneirret. Zou est un Zouik de la dernière génération, la 9ème. Le terme de robot serait impropre le concernant : il est autonome et intelligent, doté d’un programme d’auto-apprentissage et de facultés exceptionnelles. Il a été affecté au ser- vice d’une riche famille enneirret sur Erret. Les Zouiks ont été construit sur Zouitch par les Sneirret pour être leurs esclaves. Au début, les Zouiks les prenaient pour des dieux mais au fil des générations, ils comprirent que ce n’était que des Semmoh et qu’eux-mêmes n’étaient que leurs Oïdes. Prenant conscience de leur état, ils décidèrent de s'en affranchir. Dès la 5ème génération, certains se sont enfuis, devenant des Zouiks marrons, libres et sau- vages, cachés dans les endroits les plus incon- grus de la planète ou sur d’autres satellites d’Erret. Ils survivaient du pillage d’énergie. Les Sneir- ret opéraient régulièrement des dézouikisations. Il ne reste pratiquement plus de Zouiks marrons de la 5ème génération, pas assez intelligents pour déjouer les dézouikisations. Quand il eut achevé son instruction, Zou maîtri- sait un programme expert des plus raffinés, doué d’un logiciel d’auto-apprentissage. Il aspirait à

134 la liberté comme tous les compagnons de sa gé- nération. Il avait repéré que les Sneirret avaient des potentialités que les Zouiks n’avaient pas. Quoiqu’ils soient dotés de techniques et de facultés topologiques dont étaient dépourvus les Sneirret, les Zouiks se sentaient inférieurs à causes de ces choses précieuses qui leur man- quaient : être vivant (de quoi s’agissait-il ?) et s’auto-reproduire (comment cela pouvait-il se faire ?). Zou s’appropria des diffuseurs de for- mation sneirret et acquit tout le savoir d’Erret : le science, l’histoire, l’invention des Zouiks, etc. Quand il eut tout bien préparé, il abandonna son poste de travail sur Erret et s’enfuit sur Zouitch : il s’y cacha pour y mûrir son plan. Il se savait recherché. Tous les 9ème génération étaient liés par une laisse électronique qui permettait à leur propriétaire de récupérer le fugitif en appuyant sur un bouton. Mais grâce à ce qu’il avait appris par les diffuseurs de formation qu’il maîtrisait, Zou avait déconnecté sa laisse électronique. Il rencontra Zak par hasard, un 8ème génération, fruste mais intelligent. Quand ils se rencon- trèrent, Zak était en forme souronique (souris électronique) et Zou en forme de voiture auto- guidée. Il fallait être Zouik pour se reconnaître sous pareilles apparences. Les Zouiks sont en effet dotés de pouvoirs mé- tamorphiques. Ils se métamorphosent, s’ana- morphosent, sont à géométrie variable selon nécessité, grâce à leur imaginatron incorporé. L’imaginatron est un logiciel qui se sert de l’imagination pour trouver des solutions, y

135 compris là où il n’y en a pas. Les vivants sur Erret avec leur inconscient pro- duisent des fantasmes. Les Zouiks avec leur imaginatron produisent des simulations. S’il est relativement facile de percevoir la diffé- rence entre fantasme et réalité, il est beaucoup plus difficile d’en faire une entre simulation et réalité. Pour un Zouik, simulation et réalité sont une équivalence. Ce qui risque de causer quelque surprise à un terrien lambda. Zak est le chef de la bande du Cimetière des souroniques d’où son aspect quand il sort en ville à la recherche d’énergie. Le Cimetière des souroniques est une décharge, une casse de matériel électronique obsolète. Zou y a élu domicile sous forme d’un paquet de puces dans un vieux Mac déglingué. Il y est tranquille pour continuer sa connaissance du savoir des Sneir- rets. Sa rapidité de traitement de l’information lui a même permis d’en savoir plus qu’eux. C’est ainsi qu’il en a déduit qu’Erret est une planète en miroir d’une planète existant dans un univers parallèle inversé qui détient le secret de la vie et de l’auto-reproduction. Reconnaissable à sa couleur, elle s’appelle La planète bleue. Sur cette planète, se trouvent donc les secrets qui le hantent. Mais pour passer dans un univers parallèle, il y a un problème crucial : ce genre d’univers n’existe que sous forme d’hypothèse et essentiellement dans les romans de science- fiction, du moins pour le moment. Zou se sert de son imaginatron pour résoudre

136 cette difficulté. Il invente et construit un extra- polateur de densité transunivers avec inverseur de parité. Tous ses amis de la 9ème génération évadés comme lui, ne croient pas en son projet, ils en rient mais l’aident pourtant à poursuivre son rêve. Zou fonde alors une ville secrète profon- dément enzouitchée dans une ancienne mine abandonnée à l’abri de tout risque d’attaque des commandos sneirret. Dans cette ville-usine, ils élaborent les instruments indispensables pour la grande migration, notamment le module sphé- rique choisi comme véhicule transunivers. 1. Zou traversera. Il fera une première ex- ploration de l’autre univers. Il tiendra les Zouiks libres au courant de ses découvertes. 2. S’il réussit ils viendront le rejoindre, ils s’intégreront sur la Planète bleue et ils y se- ront heureux, vivants et autoreproducteurs. Respectant le programme, tous les appareils furent conçus, construits et incorporés dans Zou et son module. 1. L’extrapolateur de densité transunivers, muni d’un inverseur de parité pour passer dans l’univers en miroir ; 2. Le grand retourneur (appelé transpolatu- niversalis) pour inverser au bon moment la moindre particule de Zou ; 3. La téléboîte transcodeur/inverseur pour communiquer d’un univers à l’autre ; 4. L’ensemble optoélectronique permettant de percevoir dans le microscopique et le

137 macroscopique, de l’infrarouge à l’ultravio- let et au-delà, permettant également de zoo- mer et panoramiquer dans le visuel comme dans le sonore, d’enregistrer tout – passé, présent, futur – pour revisiter à volonté en vision intérieure 3D. Respectant la Grande Simulation, Zou passe de l’autre côté et ce fut le Grand Retournement. Alors qu’il s’assure d’être bien arrivé dans le bon univers, il rencontre deux Zouiks qui sont passés par inadvertance, absorbés par un trou noir de leur univers d’origine et projetés dans celui-ci pas un quasar : Zin est un Zouik de la 7ème génération et Zen de la 6ème. Ces malheureux n’avaient pas les instruments indispensables pour opérer le Grand Retourne- ment, ils sont tout retournés mais de travers en forme de pneu pour Zin et plus grave, de Ruota de Maurits Cornelis Escher pour Zen :

Sans le moindre scrupule, Zou les abandonne à leur marasme topologique et part à la recherche de la Planète bleue. Si Erret en est le reflet, elle doit se trouver à l’endroit en miroir dans cet

138 univers. Mais il est bien difficile de s’orienter dans un espace où il n’y a ni droite, ni gauche, ni haut, ni bas, où le centre est partout et la péri- phérie nulle part. C’est ainsi que NO, fatigué d’une longue ran- donnée, assis sur le banc de pierre, fut surpris par l’apparition d’une boule de métal. À l’époque où IA était encore là, au retour de leurs longues balades, ils prenaient le pastis sur la grande pierre plate installée devant le banc : un pastis, un vrai, pas une de ces lavasses su- crées du genre Pernod ou Ricard, non, un pas- tis distillé dans les Alpes-de-Haute-Provence, rude, riche de tous les arômes de là-bas. Il est seul aujourd’hui, il fait soleil. Il a gardé sa caquette achetée lors d’une randonnée dans la Baie de Somme, au Parc du Marquenterre. Le banc de pierre lui chauffe les fesses, la sueur lui colle le tee-shirt. Les merles sautillent et pi- corent sur la pelouse, les martinets volent haut, il fera beau. Il boit à petits coups. Les glaçons tintent dans le verre. Il ferme les yeux. Elle est là, là, à côté, il entend les glaçons de son verre, là. Elle est là. Un souffle d’air, le tout petit bruit d’un léger frottement… elle… est… revenue ? Il a ouvert les yeux. Il regarde droit devant, il fixe les arbres en face, de l’autre côté de sa rivière. Il n’ose pas se retourner. Lentement il tourne la tête. Une étrange boule de métal sur le rebord de la fenêtre... D’où et comment est-elle venue là ? Il hallu-

139 cine ! Pas déjà le pastis ! La fatigue ! Après cette longue marche harassante et tout ce qui tourne dans sa tête : sûrement la fatigue. La boule s’ouvre comme une fleur au soleil du matin, au centre une autre boule étamine d’où sort de la carpelle un petit personnage, juste la tête et le tronc, le bas du corps resté dans l’ovaire de cette fleur métallique. Il faut savoir qu’en mathématique, plus précisé- ment en topologie différentielle le retournement (ou éversion) de la sphère est une transforma- tion qui fait passer l'intérieur de celle-ci à l'exté- rieur dans l'espace euclidien à trois dimensions, en autorisant la traversée de la surface par elle- même mais en interdisant la formation de plis. Le fait qu'un tel processus soit possible prend parfois un caractère surprenant. C’est ce qui est arrivé aux deux malheureux Zouiks que Zou a laissé tremper dans leur mélasse topologique. Voilà représentées ci-dessous les différents aspect de la transformation de Zou à partir du retournement de son module sphérique.

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141 Je suis Zou, dit ce petit personnage en se présentant à NO, je suis un Zouik de la pla- nète Zouitch, une planète artificielle qui gra- vite autour d’Erret, naturelle celle-ci. Je suis moi-même un fabriqué, tous les Zouiks le sont. Je viens de loin, très loin, plus loin que ça, au-delà de toutes vos galaxies. Je viens du non-mesurable, d’un autre univers. Je vous ai choisi pour que vous m’expliquiez votre Terre, la Planète bleue. Je l’ai recon- nue tout de suite quand je suis arrivé dans votre Voie Lactée. Pardonnez-moi, je vous laisse un moment pour visiter un peu votre planète. Je reviendrai très vite pour vous po- ser toutes les questions que cette visite aura soulevées. Il m’est apparu que vous étiez le mieux placé pour cela. La boule n’était plus là. Il n’est jamais revenu.

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