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Ecce Erre Elle Esse Voici l'homme, la femme et leur vieil Esse

1. Ecce l'ego

1.1. La champion 's ligue En matière de foot, la Champion's Ligue est la crème des compétitions, le nec plus ultra. Participer à une telle épreuve est le plus cher désirs des dirigeant, joueurs et supporterd de n'importe quel club de foot. A l'entâme de chaque saison, tous n'ont que cet objectif là en tête. Les efforts à consentir pour y arriver sont énormes mais ne sont rien à côtés de ce qu'ils en attendent. La simple participation, avant même que les joueurs ne mettent un orteil sur le terrain, accorde au club une prime substantielle. Les mauvaises langues disent d'ailleurs que l'épreuve est juteuse avant même que les joueurs ne mouillent leur maillot. Son but, non avoué, est d'écrémer le football européen, n'en garder que les club les plus riches. De fait, son lustre n'en finit pas de grandir. Elle fait des envieux jusqu'aux laissers pour compte : AH ! la Champion's Ligue, on y perd sa culotte mais on n'hésiterait pas à y laisser sa chemise. On constate en effet que nombre de petits clubs se pressent au portillon de la prestigieuse compétition comme des gosses de maternelle à la barrière de la grande école. Tout est bon pour obtenir le précieux sésame : les clubs font appel à des managers véreux ; les petites équipes sont écumées de leurs éléments de valeurs ; les détournements de fonds, abus de bien sociaux et autres malversations se généralisent ... Même en restant dans un cadre légal, c'est quelques dizaines de milliers d'euro que le contribuable - qu'il soir amateur de foot ou qu'il n'en ait rien à taper - paye pour l'organisation d'un match de foot en service d'ordre, couverture médiatique, coût des incivilités, ... Il s'agit d'une dérive du foot moderne que nul ne conteste en son for intérieur Mais que nul ne penserait à contester ouvertement. Il doit bien y avoir des clubs probres mais lequel aurait le courage de se mettre tous les autres à dos ? Il doit bien y avoir des journalistes conscencieux mais lequel prendrait le risque d'aller vendre son papier dans le hall d'une gare avec la pancarte "j'ai faim" pour indiquer le tarif ? Il doit bien y avoir des politiciens sensibles à l'exploitation des masses partisanes mais lequel ne préférerait pas goûter au pouvoir plutôt que d'être confiné dans l'opposition ? Non la "Champion's Ligue" arrange bien trop de monde pour être remise en question.

1.2. Le Sporting Club de L'ecce Le Sporting Club L'ecce est un club phare au niveau national mais plutôt insignifiant au niveau européen. Il fonctionne grâce aux subsides publics, soi disant parce qu'il joue un rôle social et pédagogique important auprès de la population. Il est inscrit dans ses statuts que l'octroi des subventions est conditionné par le nombre de joueurs qu'il forme en son sein. C'est ainsi que le club empêcherait la jeunesse de traîner en rue. Malheureusement, obnubilé par la Champion's Ligue, le club allait vite sombrer dans la championnite aigüe. Plutôt que d'aligner les produits du centre de formation, l'entraîneur faisait appel à des joueurs mercenaires, qui avaient roulé leur bosse un peu partout dans le monde, monnayant leur talent au plus offrant. Un commerce parallèlle à la compétition sportive allait ainsi se développer avec l'arrivée de négociants en mercenaires, pudiquement appelés "managers de joueurs". Pour garder ses subventions, le club continuait à former des joueurs mais ne les faisait pas jouer. Pour un coach, l'utilisation de mercenaires offrait un triple avantages : d'abord, s'étant frottés aux footballeurs des 4 coins de la planète, ils jouissaient d'une expérience hors du commun. Ensuite ils apportaient généralement une plus value à l'équipe, tant sportive que financière. Enfin le seul lien

1-1 qui les reliait au club était l'argent, ce qui est bien pratique : l'entraîneur pouvait les écarter sans devoir évoquer les sempiternels équilibre de l'équipe, choix tactiques ou rotation du noyau pour justifier sa décision, un coup de pied au cul suffisait.

1.3. Le mercenariat. Baser son coaching sur l'argent présentait une situation paradoxale. En effet, plus un joueur était méritant, plus vite il était parti. A l'inverse, les moins doués devenaient les valeurs sûres du club. Le paradoxe était loin de s'arrêter là puisqu'il était aussi d'application quand il s'agissait de mater un joueur récalcitrant : quand le club ne voulait pas lui payer des indemnités de rupture, la sanction la plus efficace, celle qui glaçait d'effroi un joueur mercenaire, consistait à l'empêcher de se vendre à la concurrence, le condamner à prester au club ad vitam eternam. Il suffisait pour cela de l'empêcher de jouer mais aussi de s'entraîner. C'était le monde à l'envers par rapport au monde de papa où les gens qui ne convenaient pas étaient jetés dehors et la perle rare jalousement gardée. Dans cette logique commerciale, entre les bons à rien payés à ne rien faire et les éléments de valeur poussés vers la sortie, ce sont les supporters qui tringuent : la superbe équipe présentée à l'entame de la saison pour qu'ils prennent leur abonnement se délabrant inexorablement par la suite.

1.4. L'Essemalesse Etant donné que pour des raisons légales, il était difficile aux clubs subventionnés de recruter des mercenaires, une société écran avait été créée. L'Essemalesse, c'est son nom, fournissait des joueurs aux clubs se déclarant en sous-effectif par la faute de blessures, maladies ou mesures disciplinaires. Comme si tous leurs propres joueurs étaient blessés, malades ou suspendus, il n'était pas rare de voir ces clubs aligner 11 joueurs de l'Essemalesse sur le terrain.

1.5. Les noyaux Les joueurs non repris sur la feuille de match évoluaient avec la réserve, loin des caméras et de la foule, sur un terrain qui, selon la saison, était boueux, poussièreux ou verglacé ; toujours sous une lumière blafarde même quand le soleil brillait. Mais bon, ils avaient encore la chance de jouer même si c'était pour du beurre. Ils se maintenaient en forme, s'attablaient affamés, se couchaient fatigués, ... bref se donnaient l'impression de mériter leur salaire. Ce n'était pas le cas des joueurs renvoyés dans le noyau C. C'est là qu'étaient envoyés les joueurs punis. Eux, non seulement, ne pouvaient pas mettre un pied sur le terrain A mais il ne leur était même pas possible de toucher la balle ! Tout ce qu'ils pouvaient faire, c'est signer leur arrêt de mort en allant boire, manger ou se la couler douce à la buvette, ce que beaucoup finissaient par faire. D'autres, en se faisant porter malades, essayaient de garder la tête hors de l'eau mais acquéraient surtout une réputation de joueur fragile.

1.6. Une saison sous lardon Pour présenter les objectifs de la nouvelle saison, van d'R, le Président du club, avait mis les petits plats dans les grands : cette fois, c'est sûr, ce sera la bonne ; le Sporting Club L'ecce allait décrocher son ticket pour la "Champion's Ligue" Il avait été chercher Lardon comme T1, c'est à dire comme entraîneur principal. Comme tout entraîneur mercenaire, Lardon débarquait au CLUB avec ses joueurs, jugés indispensables pour mener à bien sa mission. C'est ainsi qu'Eros, Slobo, Massacria, Saturax, Patzaiolo, Eaurbanne, Fantix et Blouc Dunain, tous des mercenaires issus de l'Essemalesse, débarquèrent au club. Comme toujours quand il y avait un changement d'entraîneur, c'était le grand branle-bas de combat dans les vestiaires : il fallait faire de la place pour les nouveaux ! Les joueurs qui avaient l'opportunité de partir s'en allaient. Les autres étaient parqués où il restait de la place ; ils n'entraient plus en ligne de compte pour former la nouvelle équipe. Parfois, on donnait le joueur à un club de division inférieure, à charge pour lui de payer son salaire

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Question de talent Lardon n'avait pas sa langue dans sa poche. A peine arrivé, il avait dit aux joueurs présents que s'ils étaient au CLUB, c'est parce qu'il n'avait pas le talent pour être ailleurs. La plupart des entraîneurs, et même des joueurs, le pensaient aussi mais certains le disaient de manière plus diplomate alors que d'autres se taisaient. Rares étaient ceux qui avaient eu le tact de Lardon : quand un joueur reste au club, c'est que personne n'en veut ! A la décharge de Lardon, il faut dire que le métier d'entraîneur n'est pas facile. Dans l'esprit des gens, c'est l'entraîneur qui symbolise à lui tout seul le club. Ainsi, c'était les "hommes de Lardon" qui gagnaient ou perdaient un match. Dès lors rien d'étonnant à ce que leur limogeage soit considéré comme la panacée universelle.

1.7. Un joueur formé au club Erre était un joueur du cru, formé au CLUB. Doté d'une technique, d'une condition physique et d'une intelligence de jeu moyennes, il n'était pas plus mauvais qu'un autre : l'effectif ne se composait pas de surdoués puisque dès qu'un joueur montrait de belles choses, il était revendu. Sur son formulaire d'engagement il avait mis qu'il jouait au poste de centre-avant sur son formulaire d'engagement, plus par goût que par capacité. Il savait ne pas avoir les qualités d'un buteur sinon celle d'opportunisme. Il avait conscience de ses limites et mettait un point d'honneur à compenser ses lacunes techniques par son engagement physique ; il considérait avoir fait son match quand il le terminait sur les genoux. Abattre du boulot, harceler l'adversaire, écarteler la défense, ... il ne fallait pas lui en demander plus. C'était déjà beaucoup pour lui. Les seuls buts qu'il ait inscrit étaient ce qu'on appelle dans le jargon des buts "de raccrocs", c'est à dire qu'ils tombaient un peu par hasard ou sur une "floche" (autre terme du jargon désignant une erreur) de la défense adverse, jamais sur un mouvement construit ou sur un coup d'éclat. On l'a dit, au CLUB, il n'était pas plus mauvais qu'un autre. Toutefois, il n'avait jamais connu les joies d'une sélection en équipe première. C'est en réserve, loin des caméras et des spectateurs, qu'il jouait. Là bas, il avait Nunuche comme entraîneur, également un pur produit de la maison qui lui non plus n'avait jamais connu l'honneur d'exercer son métier avec l'équipe première. Son coaching avec l'équipe réserve se limitait au strict minimum : la semaine, il ouvrait la porte des vestiaires, lâchait ses joueurs sur le terrain et puis on ne le voyait plus ! Il réapparaissait à la fin de la séance, juste pour demander aux joueurs d'être là le lendemain ou distribuer les convocations quand un match d'entraînement était programmé. Le jour dudit match, il attribuait les places par ordre d'arrivée des joueurs. Il y avait une pile de vareuses repassées ; chacun prenait celle du dessus et la déployait pour voir quel numéro était inscrit au dos. C'était la place à laquelle place il allait jouer : 2 au libéro ; 3 et 4 aux backs ; de 5 à 8 au milieu ; 9, 10, 11 devant et le reste, sur le banc. Nunuche notait sur la feuille de match le nom du joueur et son numéro puis passait au suivant. Seul le gardien de but avait sa place attitrée pour des raisons pratique. En effet, la vareuse devait être taillée sur mesure de manière à ce que ses rembourages ne gènent pas les mouvements. Elle se distinguait par des couleurs fluo et N°1, Papache était insrit au dos (Papache était le seul gardien de but du CLUB). A part pour le gardien, la sélection d'équipe était assez souple. Il pouvait arriver qu'un gaucher refuse d'évoluer à droite, Nunuche prenait alors la première vareuse avec un numéro impair (les numéros pairs jouent à droite, les impairs à gauhe) et la donnait au joueur. Outre Papache, les joueurs de réserve sélectionnés avec cette méthode du vögel pick s'appelaient Cappelo, Barbedik, Mottaitamoto, Herreman, Lagnôle, Grosquick et Burne. Il y en avait bien d'autres mais qui n'étaient là qu'épisodiquement et qu'il serait trop long de citer. Roby et Patdan étaient quant à eux deux vieux de la vieille, de véritables figures emblématiques du club ; s'ils ne jouaient plus, ils savaient tout du club : les personnes avec qui il fallait s'entendre, celles dont il valait se méfier ; les endroits où il valait aller, ceux où il valait mieux ne pas se trouver ; les choses qu'il valait faire, celle qu'il ne valait pas dire, ... Les deux trempaient dans le syndicalisme, dans des centrales différentes, mais s'entendaient comme larrons en foire.

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C'est Roby qui avait accueilli Erre à son arrivée au club, c'est sous sa férule que sorti du centre de formation il avait fait sa première apparition sur le terrain d'entraînement du CLUB, plein d'enthousiasme et d'espérance. Confronté aux disfonctionnements involontaires pour la plupart, aux improvisations en toute hâte, aux promesses lancées en l'air, ... il avait rapidement déchanté mais, à l'image de ses coéquipiers, sauvait les apparences en affichant un optimisme béat et un grand sourire niais.

Un accident qui change la donne Erre était déjà là quand Lardon avait tenu son speech ayant eu le mérite d'être sincère. Mais le joueur n'avait pas été convié à la réunion. Par conséquent, il ignorait le contexte dans lequel ses paroles vexantes avaient été prononcées. Il savait que ses coéquipiers étaient prompts à faire d'une souris une montagne mais il n'en demeure pas moins vrai que Lardon ne s'était même pas donné la peine de l'inviter à sa présentation ! Ce n'était pas dans ses habitudes d'avoir de la considération pour des joueurs réserve. Erre ne s'en souciait pas. Après tout, l'important était de jouer. Peu importe que ce soit en réserve ou en première, ici ou ailleurs, sous Nunuche ou sous Lardon, ... jouer c'est jouer et tant pis s'il n'y a pas de feuilles d'arbitre, de spectateurs payants, de compte- rendus, ni même d'entraîneur au bord du terrain ... Un pénible événement allait cependant modifier la donne : Erre allait être victime d'un grave accident de la route. Il s'en était bien remis mais ignorait s'il était encore capable de tenir sa place dans un match qui ne compte pas pour du beurre. Etre aligné en équipe première, ce n'était plus un caprice mais un besoin impérieux.

1.8. Un coaching parmi d'autres Nunuche tombé malade, un nouvel entraîneur arriva pour prendre la réserve en main. el Buitre n'était pas un mercenaire étranger mais avait été formé dans un autre club de la région. Son nom faisait référence à Emilio Butragueno, célèbre voleur de buts espagnols mais Erre allait vite s'appercevoir qu'el Buitre était bien plus proche de la charogne que de la légende du foot hispanique. Entre eux le courant n'allait pas passer. Psychologiquement, le joueur se remettait mal de son accident, c'est certainnement pas avec lui qu'on voudrait passer ses vacances : taiseux, névrosé, souffrant, ... Quant à el Buitre, il était coach, c'est tout dire. En particulier, il était fort imbu de lui- même. Lors d'un match d'entraînement ; Erre, se portant résolument à l'attaque, héla le ballon que Papache s'apprêtait à dégager. el Buitre n'hésita pas à arrêter le match pour l'enguirlander : - Mais reviens donc quand Papache dégage, lui hurla-t-il. - Mais à quoi ça sert ? ... il va dégager, fit Erre dépité. - Justement, imagine qu'il loupe son dégagement, il n'a personne pour le couvrir : il va se retrouver seul face aux attaquants adverses. - Mais s'il dégage comme d'hab, au delà de la ligne médiane, c'est moi qui devrais me taper un sprint de 50 mètres. - Ah mais voilà, fit el Buitre d'un air outré, c'est trop demander à Monsieur de courir 50 mètres ! Mais que Papache se démène avec la ligne des attaquants adverses, ça, c'est pas son problème. - Ben non ! moi, je suis avant de pointe, ... c'est aux défenseurs de revenir. - On permute ! c'est ça le foot moderne : tout le monde attaque, tout le monde défend. - Avec qui permuter ? ... les défenseurs sont encore à la buvette : on est à 7 sur le terrain ! - Raison de plus pour redescendre ! Il faut être solidaire dans l'adversité. De toute façon, je suis ton entraîneur et je t'ordonne de redescendre quand Papache dégage. - OK, il ne m'appartient pas de discuter les ordres du coach. Mais je veux savoir ce qu'en pense Lardon ; j'veux une entrevue avec lui. "Finement joué", se dit Erre qui non seulement avait rabattu le caquet d'el Buitre mais en plus, allait obtenir une entrevue avec le T1. De la sorte, il pourrait lui démontrer toute sa motivation, sa saine agressivité et son souci de conciliation. Il n'allait d'ailleurs pas monter cette affaire en épingle, se répandre à la buvette, devant les supporters ou dans la presse ; l'affaire se règlerait entre eux. Et si Lardon lui demandait de redescendre quand Papache dégage, il redescendrait.

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Mais l'affaire en resta là ! el Buitre, les miches à zéro devant Lardon, préféra ne pas rencontrer celui-ci et n'exigea plus d'Erre qu'il redescende. "Couille molle" pesta le joueur qui voyait s'éloigner la possibilité de prouver à Lardon sa bonne mentalité.

1.9. Lewinsk'atitude "Paraît qu'on devait avoir une réunion toi, moi, Lardon et el Buitre ? " C'était Papache apostrophant Erre à la sortie des vestiaires. - Oui mais non, répondit le joueur ! elle n'aura pas lieu. Dis-moi Papache, tu crois que je devrais redescendre quand tu dégages ? - Pourquoi redescendre si je dégage ? - Si tu loupes ton dégagement. - Moi, louper mon dégagement ? - Ca ne t'est jamais arrivé ? - Fais pas l'innocent, tête de con : ça m'est arrivé une fois et les images ont fait le tour du monde. Tout le monde s'est foutu de ma gueule après ; j'osais plus sortir de chez moi. - Bah, si tu crois que je retiens toutes les floches, les tiennes comme les autres ? - Tant mieux, n'en parlons plus. - Mais si, j'aurais bien voulu en discuter. el Buitre, il avait l'air de dire que ça t'arrivait tout le temps et que c'est pour assurer la couverture que je devais redescendre. - Il t'a dit ça, el Buitre ? - Enfin, c'est ce que j'ai compris. - J'suis pas sûr qu'il comprenne tout ce qu'il raconte, lui. Il a dû voir Mourinho hier soir à la télé qui expliquait comment disposer ses pions pour que l'occupation du terrain soit optimale. Je te parie que maintenant, el Buitre se prend pour Mourinho. C'est pour ça qu'il t'a demandé de revenir, pour occuper tout le terrain. C'est stupide quand on a la balle mais bon ... - Tu l'as dit, c'est stupide. Si je dois redescendre à chaque fois que tu dégages, je vais brûler mes réserves ; j'aurais plus de jus en zone de conclusion. J'voulais savoir ce qu'en pense Lardon. - Et depuis el Buitre te laisse faire ce que tu veux ! HA HA HA tu m'étonnes ! J'te l'ai dit, il n'en touche pas une, el Buitre. Il applique ce qu'il voit à la télé sans savoir pourquoi ni comment. - En attendant, cela me fait une belle jambe ! - Ben quoi, c'est ce que tu voulais non ? - Si mais j'aurais bien vouloir voir Lardon. Qu'il sache que j'existe. - Non mais attends là ! T'espères quand même pas qu'il va te faire jouer ? - Pourquoi pas ? - Mais parce que Lardon, c'est pas un coach, c'est un négrier, un marchand d'êtres humains. T'as qu'à passer devant la porte du vestiaire ; quand il veut galvaniser ses troupes, il dit : "Allez les gars, j'veux voir 11 Monica Lewinsky sur le terrain ... euh ! que chacun mouille son maillot pour le club.", sous entendu que chacun se vende au meilleur prix. Papache poursuivit plus sérieusement : - Tu sais quand même bien que le Sporting Club L'ecce, c'est pas un club de foot, c'est une vitrine pour footbaleurs en quête de publicité sur le marché des transferts. Et désolé de te le dire mais toi, ta carrière est derrière toi, t'as plus la moindre valeur marchande. - Mais arrête Papache, fit Erre moins souriant. - ... non, toi arrête ... t'es fini mon vieux. - ... je sais, je sais mais toi tu sais quand même bien que Lardon ne peut pas aligner 11 mercenaires. Onze types sur le terrain qui n'ont qu'une seule idée en tête, se barer, ça n'ira jamais. En plus, ils vont se marcher sur les pieds ! Tu sais quand même bien que 11 tortues avançant à la queue leu leu franchiront la ligne d'arrivée avant 11 lièvres se tirant dans les pattes. Et puis, il faut des hommes d'expérience pour les canalyser, des hommes qui connaissent la maison. - Toi par exemple, demanda en se moquant Papache. - Ben oui moi ! Parce que non seulement j'ai de l'expérience mais en plus je suis motivé. - C'est paradoxal ça ! Des types qui en veulent alors qu'ils savent où ils ont mis les pieds, c'est une denrée rare. 1-5

- Tout le monde n'a pas été se cartonner en voiture comme je l'ai fait. Où je suis, je le sais merci Ce que je voudrais savoir c'est où j'en suis. Savoir si je suis encore capable de taper dans la balle. - C'est tout à fait légitime ! J'crois même que Lardon aurait put comprendre ça, et même van d'R le "big boss" ... - Mais ... - ... mais t'as assez d'expérience pour savoir que c'est pas ici qu'on prend les décisions. Dans un club comme le Sporting Club L'ecce, plus t'es haut placé, plus t'es pieds et poings liés. Le pouvoir ne sert à rien parce que quand on en a, on ne va pas s'en servir, on le garde, on ne l'expose pas, on le met à l'abri ... c'est trop précieux. Dans ces conditions, un chef, c'est comme un briquet vide : ça fait de belles gerbes d'étincelles avec sa molette mais aucune flamme ne jaillit. - Et les décisions se prennent ailleurs, fit Erre fataliste avant de reprendre du poil de la bête : mais c'est pas le fruit du hasard si désespoir sonne comme des espoirs. - Je suppose que c'est bien dit mais j'ai rien compris. - C'est pas grave si c'est bien dit. - T'as raison, il n'y a que la beauté du geste qui compte quand on est réserviste. - J'voulais juste dire que c'est quand on s'y attend le moins qu'un miracle arrive. - Attendre un miracle ici dans ce club, c'est ça le miracle.

1.10.

1.11. Papache. Comme mentionné plus haut, Papache était l'unique gardien de but de l'équipe. Il avait un regard farouche et portait la moustache. Cela lui faisait ressembler à Harald Schumacker, le gardien teuton qui avait envoyé Battiston à l'hosto lors de la demi finale France-Allemagne en 82. La comparaison s'arrête là car Papache était une bonne pâte. Très sûr de lui sur sa ligne comme dans ses sorties, il aurait pu envisager une carrière internationale si une fâcheuse tendance à l'embonpoint ne l'avait pas handicapé. Mais c'est avec philosophie qu'il portait ses kilos en trop. Par ailleurs, c'était une valeur sure du club. N'ayant plus le tonus ni la souplesse, il ne fallait pas lui demander d'effectuer des sauts de carpe. Par contre, c'est de main de maître qu'il dirigeait sa défense "MERDE ERRE, PRENDS TON HOMME", l'entendait-on gueuler ! Pour montrer qui était le chef, il n'y avait pas que sa voix tonitruante et sa carure de déménageur, sa posture également était de nature à impressionner : son corps ramassé sur ses jambes arguées, il tenait son index fermement tendu pour indiquer à ses défenseurs les hommes à tenir au plus près ; son regard de fou furieux balayant sans cesse son domaine. En dehors des terrains aussi, Papache forçait le respect, cette fois par sa longue expérience ! Avec Roby et de Patdan, il constituait la mémoire vivante du club : des anecdotes, il en avait à revendre. Quand l'équipe première jouait devant les joueurs réservistes, c'était rarement du match dont ils parlaient mais Papache qu'ils écoutaient. Papache avait participé aux folles épopées qui avaient conduit le club au faîte des compétitions européennes. Il avait vécu la dégringolade en enfer, les scandales financiers, la désaffection des supporters, la démobilisation de certains joueurs, l'opportunisme des autres ... Ce qui l'avait le plus marqué, en tous cas ce qu'il évoquait le plus souvent, c'était la valse des entraîneurs. Celle-ci avait donné le tournis aux fidèles serviteurs du club : pensez donc, généralement van d'R donnait 2 ans à un entraîneur pour faire preuve de son (in)compétence mais certains n'étaient restés en place qu'un seul match ; "Une chique à celui qui me donne son nom et en quelle occasion", avait-il proposé sans que personne ne relève le défi. "En attendant, expliqua-t-il, les joueurs ne savent jamais à quelle sauce ils vont être mangés. van d'R exige que son équipe ressemble à un régiment de soldats de plomb où pas une tête ne peut dépasser, ça on peut pas lui repprocher. Le problème, c'est que certains entraîneurs nivellent l'équipe vers le haut, tandis que d'autres le font vers le bas. Les joueurs qui dépassaient d'une tête ont été raccourcis d'autant mais on a également étiré ceux à qui il en manquait une ... bref, ce sont eux qui maintenant dépassent d'une tête !" 1-6

Un réserviste lui répondit que cela ne le concernait pas puisque la place de gardien est invariable quel que soit le schéma tactique choisi. Le gardien moustachu lui porta un regard ténébreux : ne le prenait-il pas pour un planqué ? - Mais qu'est-ce que tu crois ? ... que je reste sur ma ligne 90 minutes durant ? - T'énerve pas gros, j'voulais seulement dire que la place de gardien est moins sujette aux variations de schémas tactiques. - Ici, au Sporting Club L'ecce ? - Bon c'est vrai, tout est possible ici ! - Moi, j'ai tout connu dans ce club : des coaches frileux qui me demandaient de ne prendre aucun risque, de ne jamais quitter mon petit rectangle, de boxer la balle plutôt que de vouloir m'en saisir ; des coaches téméraires qui me demandaient de construire le jeu, d'être le premier attaquant plutôt que le dernier rempart, surtout de ne pas dégager à l'emporte-pièce, de savoir jouer au pied, d'aller me poster dans le rectangle adverse lors d'un dernier corner ...; des coaches qui s'en foutaient et me laissaient faire à ma guise ... de tout, je t'ai dit. En l'écoutant, on comprennait mieux pourquoi un entraîneur débarquant au club venait avec ses propres joueurs, ne tenant absolument pas à s'embarrasser de joueurs formés à d'autres méthodes. Ceux-ci en effet pouvaient avoir une conception du football diamétralement opposée à la sienne, ... Dans ces conditions, rien d'étonnant à ce qu'au cours de sa carrière, Papache ait côtoyé un tas de joueurs dont l'évocation des noms le plongeait dans la perplexité. Il fronçait alors les sourcils ; tirait sa tête en arrière ; fermait les yeux ; encourageait les souvenirs à revenir en décrivant avec son index de petits cercles sur sa tempe. Fier d'avoir traversé une épreuve similaire à celle que lui aurait imposée un inspecteur de police en lui demandant son emploi du temps à l'heure d'un crime éloigné, il poussait un long soupir : "Aaah ! Jefke je me souviens, je me souviens ... finale de la coupe en 88", dit-il en hochant la tête. Puis il se lançait dans une description du personnage : son caractère, ses manies, ses succès, ... mais aussi le contexte de son arrivée au club et les conditions de son départ.

1.12. Limogeage de Lardon

Une humiliation vue de l’étranger "Le Sporting Club L'ecce battu par l'Athlétic Club." titraient en substance les journaux. Cette ixième contre-performance du club fit tant de bruit qu'elle fut commentée par la presse internationale ; jusqu'aux plus illustres des correspondants étrangers firent le déplacement pour rendre compte de cette giffle : - Et bien voilà une défaite qui devrait sonner le glas de Lardon, mon cher Thierry. - Tout à fait mon petit Jean-Michel, tout à fait. Le comité directeur du club devrait se réunir dans les heures qui suivent. Malgré les déclarations du Président van d'R qui affirmait maintenir sa confiance en l'entraîneur, gageons que cette défaite devrait porter un coup fatal à la collaboration entre Lardon et le club. - Oui mais, vous savez mon petit Thierry, ce ne serait pas vraiment une surprise : quand le Président en personne prétend devant les caméras maintenir sa confiance dans son coach, on sait ce que cela signifie. - Il est vrai que personne ne s'attendait à pareille déroute : 0-3 contre une équipe d'amateurs. Figurez-vous que l'Athlétic occupe la lanterne rouge de seconde provinciale, ce qui correspond à notre ... à notre - attendez je consulte mes feuillets - ce qui devrait correspondre à notre ligue régionale ... oui ça doit être ça, bac moins 15 diraient nos amis les étudiants en science-foot ! Avouez que c'est pathétique quand on connaît les sommes que van d'R a investi pour construire une équipe dont l'objectif était la qualification pour la Champion's Ligue. Animé d'un élan messianique le poussant à expliquer l'inexplicable et pardonner l'impardonnable, Jean-Michel s'appitoya : - A la décharge de Lardon, il faut signaler que deux joueurs clef dans son dispositif manquaient à l'appel. - Très juste mais ce n'est pas tout : notre malheureux Lardon déplore également une faute d'arbitrage sur la phase qui a amené le troisième but de l'Athlétic. 1-7

Sa BA effectuée, Jean-Michel abandonna son côté messianique pour s'ériger en libre penseur intègre et clairvoyant du même style que Florent Pagny dans "Ma liberté de penser". - Oh j'suis pas sûr, fit-il ratiocineur ! Et puis même, pour moi, cela n'aurait eu aucune influence sur le déroulement du match : 0-2 ou 0-3 quand on n'a pas une seule occasion valable sur le match, c'est kif-kif. Bien sûr cet avis n'engage que moi. - C'est également le mien d'avis, s'empressa de déclarer Thierry : 0-2 ou 0-3 c'est choux vert et vert choux. - Il semble bien que nous soyons sur la même longueur d'onde, observa Jean-Michel loin d'en être ravi comme en témoigne le sourire hypocrite qu'il partageait avec son collègue plus concurrent que camarade. - Effectivement ! Il y a d'ailleurs un fait de match qui - j'en suis convaincu - n'aura pas échappé à votre sagacité, tant il en dit long sur la mentalité des joueurs locaux. - Lequel ? - Eh bien, le fait que tous les avertissements adressés aux joueurs de Lardon l'ont été pour rouspétance. Aucun ne l'a été dans le jeu, dans le feu de l'action, dirais-je. - Non, mon cher Thierry, je ne l'avais pas remarqué, je crois que vous me sur-estimez. Mais en effet, cela indique que les joueurs de Lardon sont plus indisciplinés que combattifs. - Pour en revenir aux fautes entachées d'erreurs, Lardon a relevé celle commise par l'arbitre mais n'a pas mentionné celles qui ont amenés les deux premiers buts bien plus grossières dans le chef de ses hommes. - Tout à fait Thierry tout à fait : le premier inscrit par Humphrey Ducon contre son camp et le deuxième sur une floche du gardien de but. Désirant plaisanter, Thierry déclara qu'à son avis, les joueurs du Sporting Club L'ecce concouraient davantage pour une place à vidéo-gag que pour la Champion's Ligue mais Jean-Michel, qui n'avait le sens de l'humour que du sien, répondit le plus sérieusement du monde qu'ils avaient toutes les chances de l'obtenir.

Jipépé comme solution ? ' Bien entendu, l'indiscipline des joueurs, leur manque de combativité, d'attention, de respect envers les spectateurs, leur maladresse, ... rien de tout cela ne constituait la raison de la présence des deux ténors du journalisme sportif ... pas directement en tous cas. En fait, Lardon avait appris récemment que Jipépé, l'ancienne gloire du foot tricolore, cherchait un club ! Le sang du coach du Sporting Club L'ecce ne fit qu'un tour : c'est de cet homme dont il avait besoin pour rêgler les problèmes offensifs du club ... Rapidement mis au courant par des langues radoteuses, les médias n'en croyaient pas leurs oreilles : qui donc pouvait encore s'intéresser à un joueur, la quarantaine passée et qui avait raccroché ses boots depuis plusieurs années déjà. En fait, Lardon n'avait pas que ses joueurs de mauvaise qualité, ses sources de renseignements l'étaient tout autant : Jipépé était bel et bien à la recherche d'un club mais à entraîner pas pour y jouer ! Toujours est-il que la possibilité que Jipépé reprenne du service en tant que buteur avait intrigué la presse française au point qu'elle dépèche ses deux fers de lance. C'est cette possibilité qui intéressait nos deux journalistes d'outre Quiévrain bien plus que la piètre prestation du club : - En tous cas, fit Thierry, j'espère que Lardon va rester en place. A part lui, je ne vois pas qui voudrait de Jipépé comme joueur. Déjà qu'il a du mal à trouver un club en tant qu'entraineur. - Dites, Thierry, en vous écoutant, je viens d'avoir une idée. - Ca, mon petit Jean-Michel, c'est la preuve que vous ne m'écoutez pas suffisamment. Et Thierry pouffa, pris entre l'envie de rire à gorge déployée et le désir de prendre un air pince-sans- rire. Il choisit la solution intermédiaire d'arborer un sourire matois et, craignant que sa subtilité ne passe inapperçue, de préciser que des idées son collègue n'en avait pas souvent. "Ta gueule", pensa ce dernier en se forçant à rire : "Hou hou hou ... je ne vous connaissais pas aussi spirituel mon petit Thierry, vous nous cachiez des choses, ... attention", gronda-t-il en agitant un doigt, ... le majeur au lieu de l'index. Se rendant compte de son lapsus digital, il enchaîna rapidement : "Mais je disais donc : et si Jipépé postulait pour remplacer Lardon". 1-8

- Ha ben en voilà une bonne idée, s'exclama Thierry, et pourquoi pas joueur-entraîneur ? Mais n'anticipons pas ! Jusqu'à preuve du contraire, Lardon est toujours là. - Et puis surtout, il se chuchote que le Sporting Club L'ecce serait en pourparler avec Esse qui est en froid avec son club actuel, l'Espérance Sportive d'E. - Le Club nordiste des cantons de l'Est ? s'interrogea Thierry à l'attention des téléspectateurs. - C'est cela, confirma Jean-Mi. En tous cas, soyez sûr chers téléspectateurs que nous vous tiendrons au courant des évolution de cette affaire. - Et sur ce, poursuivit Thierry, passons à autre chose : en mini golf, l'Américain Small Tiger a facilement remporté le 18 trous de Miami ...

Une humiliation vue de la réserve D'un côté, les joueurs réservistes n'étaient pas mécontents de voir humiliée l'équipe dont ils avaient été tenus à l'écart. Cela prouvait que Lardon n'y connaissait rien. D'un autre côté, ils ne pouvaient pas chasser de leur esprit ce que certains avaient l'audace de leur dire en face, ce que d'autres pensaient tout bas ... à savoir qu'ils n'étaient même pas capables d'être alignés dans une équipe de nains, battue humiliée par de purs amateurs ! Bien entendu, ils préféraient penser que Lardon, était un pourri n'y connaissant rien. "Lardon rien qu'un con" poussaient-ils la rime sans trouver personne, autour d'eux, pour les contredire.

Une humiliation vue par les supporters. Parmi les supporters, les réactions après cette cuisante défaite fusèrent de toutes parts mais toutes dans le même sens. C'est ainsi que trois de ceux-ci, un noir de cheveux, un rouquin et un blond en étaient littéralement verts de rage. La colère étant mauvaise conseillère, la conversation ne vola pas très haut : - Non, c'en est trop, pesta le blond, battus et par une équipe de nains ! J'en ai plein l'dard moi de ces ploucs. - Moi aussi, renchérit le roux, j'te jure, plein l'cul ! - Mais qu'est-ce qu'on attend pour faire sauter Lardon, demanda le noiraud. - Et mettre qui à la place, répondit le rouquin. - Pourquoi pas Jipépé, paraît qu'on ne veut plus de lui outre-quiévrain, plaisanta le noiraud. - Ou Esse, ajouta le blond. Et c'est là que les choses se gâtèrent, la discussion tournant au quiproquo. Le noireaud comprit en effet la proposition du blond "Ou Esse !" (point d'exclamation) comme une question "Où est-ce ?" (point d'interrogation). Il répondit avec un haussement d'épaule méprissant : - M'enfin, outre Quiévrain, c'est en France, tout le monde sait ça ! - Je sais où c'est, répondit le blond irrité. Mais tu n'as pas répondu à ma question : Jipépé ou Esse ? - Qui est-ce ? demanda le rouquin. - Qui Esse ? demanda le blond. - Ben oui. - Le coach de l'Etoile Sportive d'E. - Esse ici ? s'interrogea le rouquin. - Pourquoi pas, répondit le noireaud. De toute façon, tu peux mettre qui tu veux à la place de Lardon, ça changera rien : Esse, Mourinho que tous les clubs s'arrachent ou Jipépé ! - "Est-ce Mourinho que tous les clubs s'arrachent ou Jipépé ?", ai-je bien compris ta question ? s'interrogea le blond stupéfait qu'on puisse hésiter entre Mourinho et JPP. - Quelle question ? demanda le noireaud. - Mais quelle question, s'exclama le rouquin, Mourinho bien sûr, certainement pas Jipépé. - De toute façon, il est pris Mourinho. - Puis on ne pourrait pas se le payer. Restons réaliste. - Alors qui à la place de Lardon quand il sautera ? - Mais Esse bien sûr ! - Mais c'est certain ! Comment veux-tu que Lardon reste à la tête de l'équipe après un tel couac ?

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- Qui va-t-on mettre à la place ? - MAIS ESSE BIEN-SÜR ! - Qu'est-ce qu'Esse pourrait apporter à L'ecce ? demanda le rouquin. - Pardi, du pognon, s'exclama le blond ! - Quel pognon ? - Le nôtre ! Enfin celui du contribuable. Il n'y connaît rien au football mais c'est un expert en matière de subsides publics. Et si le PIB du pays ne suffit pas, le mec est capable de sinistrer une région entière pour requérir l'aide internationale. - Oui mais bon, le foot ça reste un sport. Est-on obligé de venir puiser dans la poche des gens pour aller chercher des joueurs ? - Bah, on va répartir l'effort entre tous pour que la ponction soit supportable et équitable. C'est ce qu'on appelle un effort de solidarité. - Attends, t'es en train de me dire que notre équipe va être autant financée par nos sous que par ceux de nos rivaux. - C'est cela la solidarité. - Ah non, ça ce serait vraiment trop excellent : notre équipe batie avec les deniers de l'ennemi juré. Qu'Esse vienne ! On l'attend les bras ouverts. - Et qu'on relève les impôts, s'exclama le rouquin. - De la solidarité, que diable, fit le noireaud ! - Mes amis, proposa le blond, ne devrions-nous pas implorer Esse pour qu'il vienne à notre secours ? C'est lui le seul salut du club. Et lors du match suivant, s'étendait sur les grilles des tribunes un calicot sur lequel était inscrit le palindrome suivant : "Esse Ô Esse, tu l'as l'salut, S.O.S."

Une humiliation vue par la direction Lundi matin, une réunion de crise avait lieu entre les administrateurs du club et van d'R, il fallait trouver une solution pour sortir le club de l'ornière. La salle de réunion se trouvait dans le stade, juste en dessous des gradins. Aucune fenêtre ne garnissait la pièce. Les 4 murs avaient été recouverts de krépi blanc-cassé ; des appliques recouvertes du même enduit diffusaient la lumière gréssillante des néons. Juste en dessous, des tableaux étaient accrochés, pendus comme du papier wc dans des toilettes publiques : la question de les y mettre ne s'était pas posée, ils étaient là parce qu'ils devaient y être. Une moquette rouge étouffant les pas dans une impression de luxe recouvrait le sol. L'imposante table en bois vitrée occupait le centre de la pièce ne donnant aux participants que la possibilité de se mouvoir autour d'elle sans se marcher sur les pieds. Les chaises autour d'elle avaient été rembourées et recouvertes d'un tissu côtellé aux couleurs du club, les mêmes que la moquette, le rouge. En face de chaque siège, disposés sur la surface vitrifiée de la table, tout le nécessaire pour prendre des notes se présentait de manière uniforme et luxueuse, avec notamment le logo du club inscrit en fligrane de chaque élément. Des carafes aussi transparentes que l'eau claire contenue se disposaient régulièrement au milieu de la table à raison d'une pour quatre verres. Enfin, sur une des extrémités, un vidéo-projecteur prenait place avec l'écran placé au fond de la pièce. Dernier entré, van d'R fut le premier à s'asseoir ; les quatre autres participants l'ayant sagement attendu. La réunion promettait d'être houleuse, elle le fut. Sitôt que chacun fut installé, les coups de gueule fusèrent : - Cela ne peut plus continuer comme ça, s'insurgea un homme corpulent dont la cravate rouge virevoltait sur son corps ventru comme un poisson de la même couleur dans un bocal. C'est devenu insupportable : nos propres supporters se moquent de nous quand ils viennent au stade ... - quand ils y viennent, ... quand ils y viennent, objecta un vieil échalas qui se tenait juste en face de lui. L'homme corpulent continua sans se préoccuper de l'intervention : - ... ils viennent au stade comme au cirque, espérant voir des joueurs avec un gros nez rouge de clown jongler avec la balle.

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Un homme nippé comme un milord mais dont l'air vicieux donnait au costume tiré sur 4 épingles un je ne sais quoi de débraillé, comme si tout le soin qui y avait été apporté ne l'avait destiné qu'à être jetée en boule au pied d'un lit, intervint à son tour : - On comprend qu'ils soient déçus, dit-il : au lieu de jouer avec la balle, nos joueurs se la renvoient devant les caméras. - Vous avez raison, vous avez raison, prit enfin la parole van d'R, il faut faire quelque chose. - Mais quoi, interrogea l'homme corpulent. - Et si l'on se séparait de Lardon, demanda van d'R d'un ton grave comme s'il y avait longuement réfléchi. - Je vous rappelle que vous avez affirmé devant les caméras lui maintenir votre totale confiance ... quoi qu'il arrive, fit remarquer le vicieux. - Oh mais ça, s'exclama van d'R avec un geste d'exaspération. - Mais ça, dit le vicieux, c'est le style de déclaration que les journalistes adorent ressortir au bêtisier de fin d'année que les gens adorent regarder. - Euh oui ! Vous avez raison ... non merci, pas le bêtisier ! Il faut que Lardon donne sa démission. Devant l'attitude sceptique de ses interlocuteurs, il s'exclama : - M'enfin, vous me comprenez quoi : il reçoit l'indemnité de rupture que nous aurions dû lui verser si nous l'avions licencié ; en contre-partie, il déclare que nous avons mis fin au contrat de commun accord. Un homme qui ne s'était pas encore fait remarquer déclara tout haut ce que tout le monde devait penser tout bas : - Faut pas compter là-dessus : Lardon est un malin. C'est justement pour sa faculté à tiré tout le jus d'un citron que nous l'avons engagé. Mais le citron, en l'occurence, c'est nous : pour nous sortir du pétrin, il va nous saigner à blanc. - Alors quoi ! le mettre dehors, s'emporta l'homme corpulent. Craignant d'apparaître à la télé entre bêtisier et télé-réalité, van d'R secoua énergiquement sa tête lattéralement. "Non, s'exclama-t-il, encore une fois NON ! Hors de question." Son visage cramoisi se figea dans la teinte verdâtre d'une statue grecque portant le poids du monde sur ses épaules. Après cette courte mais intense réflexion, il déclara : - Il faut convaincre Lardon qu'il n'est pas homme à se faire jeter, dit-il gravement. Il faut le persuader que donner sa démission est la seule sortie honorable pour lui. - Plus facile à dire qu'à faire, fit l'homme le plus raisonable de l'assemblée. - Nous devons agir vite, ajouta prestemment van d'R. Faisons lui croire que nous allons le licencier sur le champ. Jouons le rôle d'une femme qui remballe horrifiée son amant d'un soir à peine le voit-elle à la lumière du jour. J'suis sûr qu'il ne s'attend pas à ce qu'on traite ainsi un homme de sa trempe ; il faudra profiter de l'effet de surprise pour le convaincre de démisionner sous peine de passer pour quelqu'un qui est beau de loin mais loin d'être beau et dont on se débarrasse comme d'un kleenex. Le vieux jeta un exemplaire du journal sur la table : "Lardon limogé dès ce soir ?", vous parlez d'une surprise, dit-il. - Bon, tant pis, se désola van d'R, payez, payez puisqu'on ne sait rien faire d'autre. - Non, s'exclama le vicieux en sursautant comme si la pomme de Newton lui était tombée sur la tête. Partagé entre la colère qu'on vienne le contredire et l'espoir de ne pas devoir délier les cordons de la bourse, van d'R le somma de s'expliquer, ce dont le vicieux ne se fit pas prier. - Demandez à Lardon d'incorporer dans son noyau des joueurs maison. - Quoi ? ... des joueurs maison dans mon équipe phare ... aaarrrghhhhh ! faillit s'étrangler van d'R. - Ou voulez-vous en venir, demanda au vicieux l'homme corpulent. - Croyez bien que je suis navré de vous avoir mis dans un tel état, mon très cher van d'R ; je connais votre aversion pour les joueurs maison. Mais vous ne sembliez pas avoir conscience de l'excellente idée que vous avez eue : l'effet de surprise pour coincer Lardon ! Rendez-vous compte, il ne s'imagine pas une seule seconde que vous lui demandiez d'aligner des joueurs 1-11

maison, les planqués, "payés à ne rien foutre", les foutriens du Sporting Club L'ecce. Pour lui, c'est tout bonnement inimaginable, absolument infaisable, il y perdrait trop en crédibilité, aligner les épaves du club. On se demanderait ce qu'il lui prend, ALLEZ! on l'accuserait de faire du sabotage. De concert, l'assemblée, d'abord indignée, approuva. Jamais Lardon ne fairait une chose pareille... ce serait comme demander à un chien de berger de mener un troupeau de châtons en transhumance ! - Mais justement, objecta le vieux, il ne va pas mordre à l'hameçon : jamais il ne croira qu'on lui demande une chose pareille. - Pas sûr, fit le vicieux d'un ton assuré ! Je vous explique mon plan : Qui met gracieusement à notre disposition un service d'ordre de plusieurs centaines de policiers ? Qui nous fait bénéficier d'une fiscalité avantageuse, exhonération de taxe, facilité de paiement, déduction des charges, ... ? Qui nous octroie des subventions pour ouvrir des centres de formations, rénover le stade et alentour, renouveller le matériel, ... ? Qui nous ouvre toute grande ses antennes télévisuelles, dépêchant ses meilleurs journalistes pour nous placer chaque semaine sous les feux de l'actualité, avant les guerres et les catastrophes naturelles ? - Et alors, fit van d'R qui ne se donna même pas la peine de répondre. - Alors ? ... bientôt, il y aura des élections. Faisons croire à Lardon que le monde politique nous demande d'aligner des joueurs locaux à des fins de propagande. Vous voyez le topo : des paumés que le centre de formation, subsidié par le ministre des sports, a sorti de la rue et à qui l'on va donner la possibilité de croiser le fer avec des stars du ballon rond plutôt que de terroriser de pauvres citoyens en pleine rue. - Comme dans Rocky, fit remarquer le vieux en souriant. - Oui, ce que Sylvester Stalone a réalisé sur grand écran, nous allons demander à Lardon de le porter sur la pelouse ! Mais il lui sera impossible d'accepter : il est trop intelligent pour ça, pas assez bête pour servir de machine à faire des voix : il sait que sitôt la fin des élections, on le laisserait tomber comme une capote usagée. Il sera la risée de tout le monde, grillé dans le milieu du foot, la tête de Turc des supporters ! Mais d'un autre côté, il sait aussi que c'est grâce aux subsides qu'il a été engagé ; il sait que le club est à la merci des lubies politiciennes. Il est coincé, notre petit Lardon. Pas d'autre solution que de donner sa démission en évoquant un profond désaccord avec sa direction. - "Oh, ça c'est vicieux" approuva le vieux plus guilleret que jamais. Le plus raisonnable dodelina d'approbation de la tête. "Bravo bravo bravo", dit en applaudisant l'homme corpulent, radieux. - Mouais ... mouais, concéda van d'R en s'épongeant le front encore en sueur. - Il reste encore un petit détail à régler, souleva le plus raisonnable, qui va-t-on mettre à la place de Lardon s'il part ? Remis de ses émotions, van d'R sortit l'atout qu'il dissimulait dans sa manche depuis un petit temps déjà : - A mon tour de vous épater, jubila-t-il. Je compte engager Esse. - Esse, de l'Espérance Sportive d'E, s'étonna le vieux. van d'R acquiesça gaiement. - Mais il va falloir changer toute l'équipe, s'inquiéta le plus raisonnable. - Je sais, déplora van d'R. Je vous annonce d'ailleurs que je suis d'ores et déjà sur la piste d'un attaquant qu'Esse n'a pas su s'attirer à l'Espérance et que je compte utiliser comme appât : Anton Deleau. - Mais il est hors de prix, s'affola le plus raisonnable. - Esse aussi est cher mais s'il vient ici, l'argent ne sera plus un problème : on ne fait pas mieux pour aller ratiboiser le trésor public. - Bon admettons, fit le plus raisonnable. Mais qu'allons nous faire des joueurs actuellement en place ? On ne pourra pas tous les refourguer dans d'autres clubs. - Bah, fit le vicieux, on les mettra en réserve, avec les joueurs maison. - ad vitam eternam s'il le faut, précisa l'homme corpulent. C'est pas notre problème. - Mais si, c'est notre problème ! C'est notre problème justement, rétorqua van d'R. Vous allez voir comment Esse s'y prend pour obtenir des subsides : ce n'est pas en réserve qu'il mettra les joueurs dont il n'a pas besoin, c'est en quarantaine, en isolement, sous tutelle de la croix rouge ... 1-12

Par mesure "prophylactique" se justifiera-t-il. Il fera des joueurs qu'il n'a pas choisi des dégénérés atteints d'une maladie incurable, hautement contagieuse. - Si c'est une mesure de santé publique, nos chers concitoyens comprendront qu'il faut y mettre le prix, se gaussa le vicieux. - Il a déjà signé, intervint le plus raisonnable comme s'il considérait la solution trop bonne pour être réalisable. - Non, répondit van d'R, mais ne vous tracassez pas : il viendra, il viendra. - Mais en attendant, demanda le plus raisonnable, qui va-t-on mettre pour terminer la saison ? Du regard, van d'R interrogea succesivement les participants à la réunion : "Aucune idée", fit l'homme corpulent ; le vicieux donna sa langue au chat et c'est le vieillard qui donna la réponse que tout le monde avait sur le bout des lèvres sans oser la dire : "l'entraîneur de la réserve, el Buitre ... non ?" Un entraîneur maison à la tête de son équipe fanion ... de nouveau, van d'R faillit s'étrangler de rage, d'effroi ou d'indignation. Si le plan concocté par le vicieux ne l'avait pas convenablement préparé, il y aurait certainement eu mort d'homme : la sienne d'une crise cardiaque ou celle de ce vieil impertinent. A toute fin utile, le plus raisonnable précisa que la saison était déjà terminée pour le club. - MMMMH!, maugréa van d'R, ... enfin ... soit ... soit GLOUPS! ... SOIT ! Mais qui pour entraîner la réserve alors ? - Ben Nunuche ! - Ha oui, je l'oubliais celui-là ... Il est encore là lui ? Il entraîne encore ? - Non, il est actuellement malade. - HA ! eh bien, donner lui la réserve à entraîner quand il reviendra, cela lui fera le plus grand bien. Passant du coq à l'âne, l'homme corpulent se mit agiter ses deux mains jointes devant lui : - Pourvu que cette fois, avec Esse, soit la bonne, se mit-il à prier à haute voix ! - C'est vrai que l'arrivée de Lardon avait également suscité pas mal d'enthousiasme mais voilà où nous en sommes actuellement, abonda le vicieux. - Il n'aura pas tenu deux ans, confirma le plus raisonnable. van d'R haussa les épaules ; le vieux marmonna quand, soudain, il afficha le visage d'un jeune blanc bec qu'une sinistre perspective aurait défait pour lui donner l'apparence qu' effectivement il arbore à présent : en d'autres mots, le vieillard sursauta juvénillement sans que les traits de vieillesse ne s'effacent de son visage. - Qui va payer, demanda-t-il. - Qui va payer quoi, demanda Lardon. - Lardon limogé, van d'R pas encore là, qui va nous obtenir des subsides ? Comment allons-nous payer nos joueurs. Imaginez seulement la cata s'ils se mettent à gagner des matches : jamais nous ne pourrons payer leur prime de victoire ; ils vont refuser de jouer, nous attaquer en justice, Lardon rigolera bien. - Ca, ça m'étonnerait, j'ai prévu le coup : je me suis arrangé pour que tous les contrats qu'il a passé soient entachés d'un vice de forme ; aucun de ses mercenaires n'est en rêgle. Nous allons les réexpédier d'où ils viennent, un coup de pied au cul et nous nous désolerons devant la presse du tour de cochon que nous a joué Lardon. - OH qu'est-ce que c'est vicieux ça, s'exclama le vicieux béat d'admiration. - Appelez-moi van d'R, je suis l'homme le plus intelligent de la terre. van d'R voyait dans la rime la vérité de l'énoncé. Il avait encadré dans son bureau la citation qu'il s'était attribuée : "La vérité n'est pas toujours belle à dire mais la beauté, il n'y a que ça de vrai" ; considérant que ce qui est beau ne peut pas être remis en question même si cela vous écorche les mains comme les épines d'une rose. Poète à ses heures perdues, van d'R aimait taquiner la muse. Notons cependant que le vers "Lardon rien qu'un con" n'est pas de lui mais une vanne d'Erre qui, à ses heures perdues, n'avait rien d'autres à faire. Ponctuée par des mines réjouies, la réunion prit fin. Dans les jours qui suivirent, Lardon déclara devant la presse que lui et le Sporting Club L'ecce avaient mis fin à leur collaboration de commun accord. van d'R annonça à el Buitre qu'il avait été désigné T1 pour reprendre la première en main, en cumulant avec ses fonctions actuelles de T2, le temps que Nunuche revienne de maladie. 1-13

1.13. Comportements footbalistiques Au club, certains trouvaient leur motivation là où ils pouvaient : dans l'amour démesuré du foot, la peur juvénile du père fouettard ou la foi aveugle dans les belles paroles de van d'R. D'autres, la majorité, faisaient du zèle : puisqu'on ne les faisait pas jouer, EH BIEN ! ... ils ne jouaient pas ! pas même à l'entraînement, ils ne s'entraînaient pas. Ils ne venaient au terrain que pour faire acte de présence ; il n'y avait de toute façon personne pour leur en tenir rigueur. Pratiquement tous pratiquaient le talion, l'oeil pour oeil, dent pour dent : méprissés, ils méprissaient ; agressés ,ils agressaient ; blessés, ils blessaient ... tout cela, dans un évident souci de justice ! C'est ainsi que les coups bas se perdaient, toujours plus bas, de la direction du club jusqu'à l'infirmerie.

Ne pas se poser de question ! Erre s'était assez bien remis de son accident de la route. Avec quelques séquelles plus désagréables que douloureuses, il gardait du désespoir l'énergie, se comportant comme une bête qui refuse de crever. Bon gré mal gré, son corps suivait : ses os brisés le maintenait debout, la tête droite, les yeux en face des trous. Mais il se posait des questions, c'est ce qui l'handicapait le plus pour jouer au foot. Par exemple, quand il voyait arriver la balle, il se demandait s'il devait shooter ou pas. Tout les footbaleurs se le demandent, me direz-vous. Oui mais non ! c'est devant le micro qu'ils se demandent : "bon qu'est-ce que je fais ? ... je shoote ?" Car devant la balle, ils ne font ni une ni deux, ils shootent, sinon ils ne seraient pas sur le terrain. Leur entraîneur leur martellent en effet sans cesse de shooter sans se poser de question. Quant aux journalistes, ils avoueraient être incapable d'expliquer pourquoi ils tergiversent au lieu de shooter. Et ne parlons pas des supporters qui, plusieurs fois par match, sortent leur ritournelle en frappant le sol du pied : "Mais vas-y shoote shoote !" "Mais pourquoi il ne shoote pas !" ou "PFFFT! moi à sa place, j'aurais shooté".

1.14. Le train-train quotidien shooter ou Laisser ? Les quelques matches que jouaient les réservistes étaient des matches d'entraînement qui les mettaient aux prises avec les mercenaires de l'équipe première. Malgré un effectif s'élevant à une centaine de joueurs, l'équipe réserve était rarement au complet et devait être renforcée par l'un ou l'autre joueur de première. C'est ainsi que, lors d'un match joué un mardi soir, Erre fut épaulé à la pointe de l'attaque par Eros. Eros était un centre-avant italien, une trouvaille de Lardon qui l'avait embrigadé via l'Essemalesse (rappelons que l'Essemalesse était un organisme qui fournissait en mercenaires les clubs tenus d'employer des joueurs formés au club). S'il avait tapé dans l'oeil de Lardon, Eros était également la coqueluche de ces dames, aussi soucieux de son apparence en société que volontaire sur terrains boueux ; même crotté de la tête au pied, il avait toujours ce petit geste pour se recoiffer, se rhabiller ou s'épousseter. Erre était fasciné par la faculté qu'il avait d'adapter son comportement en fonction des circonstances : Eros était ainsi capable de se tordre de douleur sur un terrain à l'heure du match et faire la java une heure après en discothèque. C'était à ce point vrai qu'Erre se demandait s'il ne trichait pas pour tromper l'arbitre et séduire les filles ou alors si réellement le terrain de foot était le lieu du labeur et la piste de danse celui du délassement comme si Eros était un gynéco recevant une patiente dans son cabinet puis une heure plus tard dans son pieu. Ses qualités techniques n'étaient pas son point fort mais il compensait par son engagement. "Physiquement il en impose", disait-on. C'eut été un honneur si Erre avait pu évoluer au côté d'Eros lors d'un match officiel mais bien entendu, ça l'était nettement moins pour un match d'entraînement où les 3 quarts de l'équipe manquent à l'appel. Mais bon, se répétait-il, l'important c'est de jouer. A un moment du match, un centre parvint à Erre. Voyant la balle arriver, il se demanda "Bon qu'est-ce que je fais, je shoote ? ... hum ! elle vient un peu haut." Il était sur le point de se dire "Tant pis, pas l'choix, j'la prends comme elle vient", lorsqu'il entendit Eros crier "LAISSE !" derrière lui. Alors il écarta les jambes pour laisser passer la balle. Il se retourna et apperçut Eros prêt à

1-14 reprendre la balle de volée : les yeux rivés dessus, les bras écartés pour faire balancier, le bassin désarticulé par la jambe droite tirée en arrière et la gauche campée au sol en axe de rotation Dès que le ballon fut à portée, Eros laissa parler sa puissance, jusque là contenue avec une maîtrisse dont nul ne le croyait capable. Mieux, il faillit reprendre la balle de plein pied, ce qui aurait donné un but de toute beauté. Hélas, au lieu du top-but, ce fut le bêtisier : Eros dévisa sa frappe ; c'est de la malléole qu'il reprit le ballon si bien que celui-ci fut catapulté loin derrière lui. C'est près de la ligne médianne, dans les pieds d'un adversaire qu'il retomba. La contre-attaque fut rondement menée amenant le seul but du match. A la fin de la partie, el Buitre allait de nouveau tancer Erre en lui repprochant de ne pas avoir pris ses responsabilité et d'être à l'origine de la défaite de son équipe. - Mais qu'est-ce que tu me fous, Erre, fulmina-t-il ? T'as une balle en or dans le grand rectangle et toi, j'sais pas ce que tu fais, tu ne shootes pas ! - Je laisse passer ! J'ai entendu Eros crier "LAISSE". Avec le sens de la démesure le caractérisant, el Buitre demanda à son joueur si, Eros le lui demandant, il se serait jeté sous un train. "Pas plus que si tu me le demandais.", faillit lui répondre Erre qui préféra avouer que la balle venait vraiment trop mal. - J'ai cru qu'Eros était mieux mis que moi, je lui ai laissée, dit-il sur un ton de désolation. - Mais arrête de croire ! Prends donc tes responsabilités : La balle arrive, shoote ! Tous les entraîneurs te le diront. - Mais j'aurais shooté si Eros n'avait pas été mieux placé, derrière moi. - Comment peux-tu le savoir puisqu'Eros est derrière. - Mais parce que la balle retombe ! Elle vient moins haut pour lui, d'autant qu'il est plus grand que moi. - C'est n'importe quoi ! Depuis le temps que tu joues avec Eros, tu devrais savoir que lui laisser la balle, c'est la perdre à tous les coups. Eros, il est bon quand il n'a pas la balle ; on l'a pris comme déménageur, pour écarteler la défense adverse, créer des brèches, peser de tout son poids, pas pour faire de la dentelle, pas comme finisseur ! - Mais non, qu'est-ce que j'en sais ? ... c'est la première fois qu'on joue ensemble : Eros joue en première, pas moi ! - Et c'est pas avec ce que tu montres en réserve que tu vas l'obtenir, ta chance en équipe première, ça je peux te le garantir ! "C'est cela, se dit Erre, j'aurais pu faire une reprise acrobatique à la Jipépé, une jipépinade ou bicyclette comme on appelle ça, c'est pas pour ça que j'aurais eu plus de chances d'être aligné en première." - Bon, tonna el Buitre en adoptant la position menaçante d'une grosse langouste, je suis ton coach et je t'ordonne de shooter quand tu vois la balle arriver ... j'espère m'être bien fait comprendre. Erre opina du chef. Il avait l'habitude qu'el Buitre pique sa petite crise. Il savait que cela aurait été pire s'il avait shooté en dévisant son tir comme Eros. el Buitre l'aurait alors accussé de ne pas laisser à un coéquipier mieux placé, d'être personnel, de ne penser qu'à lui. De toute façon, il fallait mieux le laisser parler ; Nunuche serait bientôt de retour et pour lui, cela ne fait aucune différence qu'on shoote ou qu'on laisse. Erre laissa el Buitre s'en aller et prit tranquillement sa douche. A la sortie des vestiaires, il vit Eros qui, fidèle à ses habitudes, commentait son match. Cette fois, ce n'était pas devant les journalistes puisque ceux-ci ne se déplacent pas pour les matches d'entraînement, mais devant ses admiratrices qui le suivaient partout et qui, aujourd'hui, profitaient de sa disponibilité. Lavé, gominé, parfumé, il s'était mis sur son 31. Souriant comme s'il était entré dans le top-but, il commentait sa grosse floche : - Bon, je vous explique les filles : Je vois la balle arriver alors je me suis demandé ce que je devais faire : shooter ou pas ? Tant pis, me suis-je finalement dit, j'ai pas le choix, je dois la prendre comme elle vient. Mais bon vous savez les filles, sur ce genre de balle, c'est du tout ou rien. On a vu ce que ça a donné, j'ai loupé ma reprise, mais pour le même prix, je rentre dans le top-but. C'est alors qu'el Buitre, sortant également de son vestiaire, se dirigea vers Eros et son parterre de filles. 1-15

- AH mon bel Eros, s'exclama-t-il en mettant une tape dans le dos du play-boy italien, aujourd'hui t'as bien failli nous mettre une reprise de volée digne de Jipépé à sa grande époque, une jipépinade comme on disait alors. Il s'en est fallu d'un cheveu ! Et si celle-là va au fond, j'suis pas sûr que nous aurions gagné. - Mais coach, nous avons perdu, s'étonna l'Italien ! - Non Eros, la réserve a perdu, pas toi. N'oublie pas que tu fais partie de la première. Pas un gars de réserve n'aurait osé reprendre la balle comme tu l'as fait ... tous l'auraient d'abord contrôlé mais toi pas ... BOUM comme ça, sans réfléchir. Franchement, chapeau fallait oser ! Bon c'est vrai qu'après, c'est du tout ou rien. - C'est juste. Il m'a manqué ce chouia de précision qui fait toute la différence. Mais, en match officiel, hyper concentré, j'te la mets au fond et le gardien avec s'il croit pouvoir l'intercepter ! - Heureusement que ce n'était qu'un match d'entraînement alors, rigola el Buitre en addressant un clin d'oeil aux filles, il aurait fallu ramasser Papache au ramasse-miettes. - Bah ! finalement, j'suis pas mécontent d'avoir loupé ma reprise ... t'imagines : j'aurais râlé si j'avais marqué le but de l'année à l'entraînement ; ce serait comme si j'avais donné les chiffres du lotto sans les avoir joués. Le cauchemar quoi ! - Bah, tracasse pas Eros, avec la mentalité qui t'animes, tu vas tôt ou tard y entrer dans le top-but, c'est pas possible autrement. Parce que tu n'as peut-être pas les qualités d'un Ronaldo ... Et bien qu'Eros soit resté sans la moindre réaction, el Buitre fit comme s'il avait protesté : "... non non Eros, dit-il avec gravité, j'suis désolé mais t'as pas le niveau d'un Ronaldo." Puis, le visage pris de rictus façon Robert de Niro dans le parrain, affectant une expression qui témoignait autant du dégoût que de la fierté, il poursuivit : "Mais des gars comme nous Eros, mâchouilla-t-il en proie à une intense émotion, des gars comme toi et moi qui n'hésitons pas à aller au charbon, à nous rabaisser pour le bien de l'équipe, jusqu'à nous compromettre avec le noyau B, la plèbe, les bas fonds du club ... eh bien des mecs comme nous, c'est pas possible autrement, ils ne peuvent que réussir !" Erre supputa que des frissons avaient parcouru l'échine des filles béates d'admiration : "mais quel héros que cet Eros ! Et son coach, quel grand coach !" el Buitre - le buste déjà tourné pour s'en aller, la tête basse d'humilité, le regard noyé dans un tourbillon d'émotions - el Buitre, impuissant mais non résigné, prit congé de son centre-avant en lui tapotant de nouveau sur l'épaule, les larmes aux yeux. Mais plutôt que de les laisser couler, il crachouilla par terre en s'en allant. Erre fut bien plus attristé par la découverte des honneurs dont bénéficiait Eros que par le savon d'el Buitre auquel il était habitué : d'abord toutes ces gonzes qui n'avaient d'yeux que pour Eros, malgré sa grosse floche. Eros ensuite, retirant de celle-ci bien plus d'avantages que d'inconvénients. el Buitre enfin qui loin de condamner son joueur pour en avoir commis une pareille, le félicite. Mais lui Erre, qui n'en avait jamais fait de telle au cours de toute sa carrière, tout ce qu'on pouvait lui repprocher était d'avoir laissé la balle à un joueur mieux mis que lui. Et pourtant, c'est lui qui était rongé par le remord, lui qui n'avait personne pour le consoler, lui qui pouvait s'estimer heureux que cette grosse langouste d'el Buitre ne possède pas de pince pour faire mal. "Moi, se désespéra-t-il, je peux faire tout et le contraire de tout, el Buitre ne sera jamais content. A croire que son rôle est de contester tout ce que je fais." Découragé, écoeuré, exténué, Erre se dirigea vers le parking pour y reprendre sa voiture. Dehors, les feuilles mortes en voltigeant donnaient des grands coups de fusain à l'horizon pour dessiner le paysage en nuances de gris. Machinalement, Erre mit la main à sa poche pour prendre sa clef de voiture, il savait pourtant qu'elle n'y était pas ; elle était restée coincée dans le barillet du démarreur. N'ayant pas de double et craignant la casser à l'intérieur, il s'était résolu à la laisser dans sa voiture ouverte, dissimulée par un linge. Au début, il avait mis une canne pour bloquer la direction. Mais, ancrée aux deux points névralgiques de la voiture, le volant et le frein, cette canne ressemblait à un casse-tête chinois qui devait être plus difficile à mettre qu'un sacripant de ôter. Après moult jurons, Erre préféra s'en passer pour s'en remettre au meilleur système antivol qu'il ait experimenté : des cables de démarrage et de remorquage. Il était à ce point convaincu de leur efficacité que c'est surtout pour eux qu'il craignait !

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Mais tout était toujours bien là, dans la voiture, également là ; il restait à voir maintenant si elle allait démarrer, cette saloperie. Il était ingrat en la traitant de la sorte car en général elle prenait. Rarement du premier coup mais c'est quand il s'énervait qu'il restait en rade, les batteries à plat. Cette fois encore elle démarra. Et cette fois encore, il décida de ne pas rentrer chez lui, pas directement. Il rentrait rarement directement chez lui, n'ayant personne pour lui faire une scène s'il arrivait en retard. Il roulait plus pour faire passer le temps que pour aller quelque part. Faire le plein et rouler, c'est tout ce que son statut de réserviste, au foot comme en amour, lui permettait de faire. Bref, il tournait et tournicotait dans la ville pour rentrer le plus tard possible, dormir, passer un jour de plus. Et le lendemain matin, rebelotte : personne pour l'attendre à l'entraînement sinon la pointeuse.

Morosité habituelle Comme la plupart de ses coéquipiers, Erre avait envisagé un transfert, mais il était empêtré dans un cercle vicieux : n'ayant pas assez de confiance pour shooter, la confiance ne s'acquérant qu'en shootant. Ecrire était le seul truc échappant à l'étreinte fatale. Pourtant, il n'aimait pas ça, écrire ! D'abord, il avait trop maudit les Proust, Flaubert et consorts pour se comporter comme eux. Ensuite il n'avait rien d'autres à dire que ce que le club, et el Buitre en particulier, lui donnaient à raconter. Il ne voulait pas leur faire cet honneur. Toutefois le côté pratique de l'activité était indéniable : moins on lui donnait à faire, plus il avait de quoi écrire. Elle avait un côté incontournable également : que faire d'autre quand on ne vous donne rien à faire ? Contrairement aux godasses de foot, la plume n'a pas besoin de partenaire pour remplir son rôle. 2. Fêtes de fin d'année

2.1. La der. Les fêtes de fin d'année approchaient. Erre avait reçu une convocation pour présenter sa voiture à l'auto sécurité. Il avait toutes les raisons du monde de ne pas le faire, les 3 meilleures en tous cas. La première était qu'il pouvait la considérer comme étant dans un état de "sinistre total". Pas sûr que sa valeur résiduelle couvre le prix à payer pour la faire passer. La deuxième était qu'elle lui apportait plus de stress que de plaisir : est-il besoin d'énumérer : vols, pannes, embouteillages, amendes, factures, parcmètres, ... Enfin si les deux premières raisons n'étaient pas suffisantes, la troisième emportait la décision : là où il voulait aller, la voiture ne lui serait d'aucune utilité. Il voulait aller loin mais sans voiture.

2.2. Tradition Juridiquement, son épave était encore en état pour passer la nuit de la Saint Sylvestre. L'aider à passer le cap de la nouvelle année, c'est la dernière chose qu'il pouvait encore lui demander. Quand on est seul, le réveillon est toujours une épreuve pénible à passer : c'est comme un joueur qui ne comprend pas pourquoi il est rappelé sur le banc alors qu'il estime sa présence indispensable à l'équipe. Ce 31 décembre, Erre décida d'aller s'entraîner. Il n'avait de toutes façons rien à préparer pour le soir. Il tenait toutefois à respecter la tradition. Il s'était pris un plat à réchauffer au micro-ondes : un menu de fête avec du gibier, des airelles sauvages et un gratin dauphinois à la sauce "grand Veneur". Pour accompagner le plat, il s'était pris une petite bouteille de vin rouge ; un sabayon comme dessert ; pas de pousse-café mais pas n'importe quel café : du mokaturc dont la simple évocation du nom relevait aux papilles l'arôme moricaud ; au diable l'avarice fors l'abstinence : il s'était offert pour s'ouvrir l'appétit un apéro chérot non alcoolisé. Il voulait que la nuit soit bonne, qu'au moins le sommeil lui apporte le réconfort dont son grand lit vide et froid le privait avant qu'il ne s'endorme. Il avait l'intention de boire modérément, bien manger, se coucher relativement tôt mais surtout se crever à l'entraînement, suer comme une bête pour s'affaler une fois rentré chez lui.

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Il n'y avait pas grand monde au terrain et ceux qui y étaient, étaient là pour faire la fête. Dès lors, rien ne se passa pas comme prévu : ses coéquipiers avaient sorti les bouteilles qui squattaient les armoires en tenant compagnie aux chaussures à crampons qui s'y mourraient. Erre n'allait pas jouer les troubles-fêtes en refusant le verre qu'on lui servait. Pour se donner bonne conscience, il acheva sa journée en faisant quelques tour du terrain au pas de course. S'il n'était pas frais comme un gardon en début de soirée, ce n'était pas à cause des efforts qu'il avait consentis. Il eut de nouveau un coup de blues au moment de reprendre sa voiture : serait-elle toujours bien là ? avec ses cables ? va-t-elle démarrer ? Oui elle était là ! oui ses cables aussi ! oui elle démarra ! mais elle était la dernière voiture du parking, tous ses équipiers avaient dû écourter leur journée parce qu'il était attendu par la famille. C'est sans appétit qu'Erre mangea son plat tout préparé, ayant déjà bu ce qui était réglementairement permis, il délaissa le vin rouge, s'enfila le sabayon d'un trait avec le café, par gourmandise. Les douzes coups de minuit allaient résonner. "Non, pas ça ! ... je ne veux pas les entendre cloîtrés chez moi. Et puis, je ne suis pas fatigué. Allez alors puisque j'ai encore la voiture, je vais sortir, aller là où les feux d'artifice me guideront ; de toute façon, je n'arriverai pas à dormir au milieu des détonations."

2.3. Un cap à passer C'est avec le vague à l'âme qu'Erre prit la direction d'une boîte ... enfin une boîte, c'est un bien grand mot ! Il ne se rendait pas dans une discothèque high tech destinée aux plus acharnés des nightclubbers mais à une petite soirée champêtre. Erre avait décidé d'y aller pour boire un verre ou deux et se remémorer un peu ses soirées d'antan, juste le temps que les feux d'artifice s'arrêtent. Il enfila la première chemise propre trouvée, celle qu'il mettait le plus souvent et qui commençait à s'user mais il y était à l'aise et c'était la plus chaude. Pour le pantalon, il fouilla un peu son armoire : pas question de mettre un vulgaire jeans ni un pantalon trop classe qui aurait juré avec sa chemise de cow-boy, son choix se porta sur un froc en toile passe-partout. Il passa également un blazer mais sans cravatte ni noeud-pap. Comme si ceux du gel-douche, du dentifrice, de l'après rasage, de la lessive et de son propre corps, ... ne suffisaient pas, il mit une touche de parfum poivré là où il y avait encore place pour en mettre, derrière les oreilles.

La der des der En prenant place dans sa voiture, il ne put s'empêcher de lui faire part des sombres résolutions qu'il nourrissait à son égard : "Allez, ma vieille, c'est ta dernière sortie. L'année prochaine, t'iras à la casse". Son tas de ferailles démarra en hoquetant mais pas plus que d'habitude. Il prit la direction d'un petit patelin située en pleine campagne, à une vingtaine de km de chez lui. Parti peu avant minuit, il se félicita d'être sur la route quand résonnèrent les 12 coups. Sa voiture filait alors sur une longue ligne droite tracée au milieu des champs de blés dont les sillons défilaient comme les stries d'un tapis roulant d'une chaine de montage. A l'horizon, des fusées s'élançaient dans un sifflement, explosaient dans l'obscurité et s'éteignaient dans un crépitement. Erre se remémora son enfance, sa fierté d'apprenti artificier d'une dizaine d'années quand il tirait des fusées dans le jardin, devant ses parents qui avaient bravé le froid pour assister au spectacle et s'exclamaient "Oh la belle rouge !" Désormais, il n'avait plus personne pour le voir tirer une fusée ... de détresse. Il arriva dans le village quelques minutes plus tard. Il trouva rapidement la salle mais dut chercher pour se garer. Finalement, il se parka comme il put au milieu d'autres voitures, ne sachant s'il put stationner au milieu d'un champs mais rassuré que la fourrière aurait été trop petite pour acceuillir toutes les voitures en faute. Le froid qui lui balaya le visage quand il descendit de voiture accentua encore un peu plus sa mélancolie. Pour ne rien arranger, il apperçut des volatiles effectuant d'extravagantes cabrioles devant une lune brumeuse, sans doute des chauve-souris. Et pour rajouter à l'ambiance lugubre, des stratus d'un blanc cadavérique balafraient un ciel noirâtre. Paradoxalement, les maisons aux alentours dégageaient une chaude atmosphère colorée, comme si elles avaient été peintes en grosses couches à la gouache. Cette apparence de gaieté sur fond ténébreux lui rappela le quartier des professions libérales séparé du sien, une friche industrielle, par un centre commercial. C'est là bas qu'il allait à l'école où il côtoyait les gosses de riches. Il les enviait à les voir toujours souriant, à faire du lèche-vitrine, attablés autour d'un croissant chaud qui 2-18 répandait son odeur des km à la ronde, surtout quand il faisait froid. Il imaginait leur famille heureuse et soudée, nageant dans le luxe. Plus tard, il allait fantasmer sur les belles petites pimbèches, friquées, sûres d'elles voire hautaines. "Pour que ces filles là s'intéressent à moi, s'était- il dit, il faudrait que je remporte la Champion's Ligue avec un club et que je marque le but victorieux". Mais maintenant, il disait l'inverse "Maintenant j'ai plus de chances de monter Miss Monde que de monter au jeu", disait-il. Erre hâta la pas pour parcourir les quelques dizaines de mètres le séparant de l'entrée. "Brrrr ! fit-il, je caille de froid et j'suis sûr qu'à l'intérieur c'est pas chauffé. Enfin, y'aura pas de vent, c'est déjà ça. Et puis y'aura des gens, de l'ambiance ... ça réchauffera. De toute façon, je ne compte pas m'étenisser ici : deux heures pour boire deux ou trois bières et je mets les voiles, j'irai retrouver mon petit lit douillet ... Mmmh m'emmitoufler dans mes chaudes couvertures, bien fatigué, la panse bien remplie et demain grasse mat ... euh demain ! aujourd'hui je veux dire ... dans quelques heures, ... "didjo ti" quelle belle nuit de la Saint Sylvestre je vais passer, sans doute la plus belle de ma vie. C'est ça qui est magique avec le réveillon, il est toujours bon même s'il marque la fin "d'une annus horribilis". Non, sans déconner, ce sera l'une des plus belles nuit de la Saint Sylvestre que je vais passer : y'aura pas de beuverie, pas d'énervement, pas d'engueulade ... avec qui ? Je suis seul et puis surtout je ne cherche plus : je ne resterai pas planté seul comme un con au milieu de la piste de danse lors d'un slow ; y'aura pas un mec pour me chercher misère parce que je tourne autour de la même nana que lui ; et puis si je vois qu'il va quand même y avoir du grabuge - un mec saoûl ou quoi - pas de problème, je me casse. Non, y'aura aucun problème ... ce sera un réveillon comme on aimerait en passer chaque année. Bon qu'est-ce qu'il me veut lui ?" Erre avait poussé la porte d'entrée et se retrouva nez à nez avec le sorteur, une brute souriante qui l'invita à prendre son inscription : bien sûr, il devait s'acquitter du droit d'entrée mais aussi donner sa carte d'identité, histoire de savoir à qui l'on a affaire s'il y a de la margaille. Erre paya et récupéra sa carte après qu'une préposée l'eut scannée. Une fois à l'intérieur, il détailla l'assistance : il s'attendait à voir de grands nigauds endimanchés à la recherche de l'âme soeur à côté de laquelle il serait passée sans même la remarquer : la moitié d'un falot étant forcément pâlote. Mais la plupart des gens étaient venus en groupe et tout le monde semblait connaître tout le monde ; personne ne semblait être à la recherche de quelqu'un. Sur la piste, ça se trémoussaient gentiment. Partout ailleurs, ça tringuait, rigolait, s'embrassait avec une franche camaraderie. Serpentins, confettis et cotillons partaient de nulle part dans la joie et atterisaient n'importe où dans la bonne humeur ! Erre chercha un endroit pour s'asseoir mais la plupart des sièges avaient déjà trouvé acquéreur, physiquement ou par procuration donnée à une veste abandonnée sur son dossier ou à un verre posé sur la table. Après avoir été chercher une bière au bar, il vint s'accouder à la rambarde au bord de la piste de danse. La musique était de son temps mais ce n'était pas celle qu'il affectionait : c'était de la pop française : Gilbert Montagné, Johny Hallidays, Claude François, ... alors que lui, à l'époque, n'écoutait que de l'anglaise : U2, Cure, Dépêche Mode, ... Les gens aussi étaient de son temps ; bien sûr, ils étaient plus ventrus, plus chenus, ankylosés par le poids des années, ... mais s'il les avait effectivement connu dans leur jeune temps, il leur aurait dit parfois très sincèrement : "Ciel, après toutes ces années, tu n'as pas changé !". A un moment, une fille, du même style que celles qui lui en avaient tellement fait voir quand il était un ado en chasse, passa à côté de lui. Il eut juré qu'elle le dévisagea mais il préféra détourner le regard. "Te fais pas d'illusion Ducon, elle te regarde comme ça en passant", se dit-il. De fait, c'était le style de fille avec laquelle il avait connu tant de désillusions durant son adolescence. Elle ressemblait comme deux gouttes d'eau aux petites péteuses avec qui il allait en classe. Mais réellement comme deux gouttes d'eau car si elle avait pris de l'âge, son acuité visuelle en avait pris tout autant si bien qu'il ne discernait pas les quelques rides et kilos qui devaient la traumatiser elle devant le miroir. Désirant s'en tenir à ce qu'il s'était fixé (3 chopes sur 2 heures et pas de nana), il lui aurait bien dit de passer son chemin mais il se contenta de l'ignorer. Après un court instant, elle s'en alla.

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"C'est bien ce qui me semblait, grommela-t-il : un regard et PFUIIIT ! BYE BYE la compagnie ! Moi aussi, encore une pour la route te je m'en vais". Et Erre se dirigea de nouveau vers le bar pour commander sa dernière bière ; il revint ensuite à la petite rambarde pour y ruminer : "J'aurais pourtant juré qu'elle me draguait mais combien de fois j'ai cru ça ... j'y ai tellement cru mais au bout du compte, il ne me restait que mes yeux pour pleurer. Mais PUT ... HEIN ! qu'est-ce qui se passe encore ? ... tout s'éteint !" Panne technique en effet : la salle fut plongée dans le noir et le silence. Des briquets s'allumèrent, des huées fussèrent, des secondes s'égrenèrent. Les gens semblaient perdus, ne sachant pas comment se comporter agglutinés au beau milieu d'une piste de danse plongée dans le vide musical. "Bah de toute manière, se dit-Erre, la musique n'était pas géniale, ... et puis, j'allais m'en aller. J'finissais juste mon dernier verre. Cela m'aurait permis de faire coup double, si j'ose dire : je serais passé par le pissepote avant de reprendre la voiture. Ben oui ! on prend le plaisir où l'on peut. J'mangerai bien quelque chose aussi ... pour éponger, j'ai pas forcé sur la bière mais je ne supporte plus l'alcool." Depuis qu'il s'était fait larguer sentimentalement, Erre avait tenté de reprendre une vie saine, arrêtant de fumer, de boire plus que de raison, se remettant à courir même quand il n'avait pas entraînement, même s'il savait qu'il ne jouerait pas le week-end. Si cette rupture avait été une pénible expérience, il n'en avait donc pas retiré que des inconvénients. En outre, elle lui avait fait voir les choses avec plus de philosophie (de cynisme en fait). Ainsi il confiait tout son bonheur d'avoir pu être testé en amour avant d'être jeté ; jamais au foot, il n'avait eu cette chance de montrer sur le terrain ce dont il était (in)capable avant d'être envoyé sur le banc. Le temps qu'Erre termine son verre qui décidément ne passait pas, le DJ multiplia ses efforts pour faire redémarrer la musique. Cela rassura le joueur réserviste de voir qu'il n'était pas le seul à foirer dans son job. Cela l'amusa aussi : cette grappe de danseurs figés dans leurs mouvements déliés en l'absence de musique, déshabillés par le silence, et ne sachant plus bien, avec leurs jambes fléchies et leurs fesses en saillie, quelle attitude adopter. Il n'était pas le seul à trouver les événements agréables. Dans la salle, cela tournait à la farce avec des éclats de rire à chaque fois que la musique faisait mine de redémarrer avant de retomber mollement, aussi pataude qu'un chiot apprenant à se tenir sur ses pattes sur un carrelage glissant. Inutile de dire que le DJ lui la trouvait mauvaise. L'installation électrique mise à sa disposition ne supportant pas les rythmes endiablées - c'est les Rita Mitsouko et leur Marcia Baila qui avait tout fait péter - il décida de passer des slows, baissant le son et la lumière en se disant : "ambiance feutrée, plombs ménagés". Sur la piste, ça n'allait plus rigoler, la séance "calme et sentimentale" s'installa ; place à la tendresse : les mains invitent, les doigts se croisent, les gorges se nouent, ... Erre plongea son regard dans sa bière, ce qu'il en restait, un fond tiède sans mousse ni bulle, seule subsistait une couleur jaunâtre où surnageait une écume blanchâtre. Machinalement il fit tournoyer le verre comme pour accélérer la transformation du breuvage en quelque chose ressemblant à de la pise de vache. C'est ainsi qu'il aimait la bière, considérant que la fraîcheur anesthésie son goût tandis que le piquant des bulles décape son onctuosité. C'est sous son aspect le moins ragoûtant, plate et tiède qu'une pils révèle tout son goût, toute son amertume. Il y trempa les lèvres sans la boire ; il n'avait plus soif et mais ne voulait pas partir. Enfin avec la séquece slow, il passait de la musique à son goût. C'est alors que la pimbèche revint l'allumer du regard, semblant lui demander si elle devait lui faire un dessin. Elle se tenait devant lui, à le regarder fixement, à ce qu'il lui semblait. "Qu'est-ce que t'attends pour l'inviter ?", se demanda-t-il en tendant la main pour répondre aussitôt à sa question. Et la pimbêche fit de même pour répondre à l'invitation. Alors qu'il emmena sa cavalière sur la piste de danse, une envie qu'il croyait enterrée depuis longtemps se rappella timidement à sa mémoire du joueur réserviste. Il avait eu des femmes une indigestion qui lui avait ôté tout appétit pour la vie en couple mais vous connaissez l'expression "l'appétit vient en mangeant". En l'occurence, il s'agissait d'un appétit romantique plutôt que sexuel. Mais pouvait-il envisager se remettre avec une femme alors qu'il venait de prendre de sombres résolutions ? Sa dernière relation sentimentale l'avait mené droit contre un mur et sa

2-20 voiture sur un arbre de la berne centrale d'une autoroute. Vouloir en renouer une ne lui semblait dès lors pas raisonnable. "Parce que c'est plus raisonable de vouloir tirer un trait sur sa vie ?", direz-vous. Certes, son intention était d'en finir mais pas sans avoir vidé son sac au préalable : dénoncer ce qui l'avait poussé vers la sortie. "Ce qui devrait m'occuper un bon bout de temps", avait-il ironisé. D'autant qu'il n'y a pas qu'à la crapule qu'Erre tenait à dire ce qu'il avait sur le coeur mais également, dans un style très différent, aux jolies filles dont il se désespérait ne jamais en avoir serré une entre ses bras. C'était le cas maintenant mais stupeur ! il n'avait plus rien à raconter, pas qu'il ne trouva pas ses mots mais qu'il n'avait pas envie de les chercher, comme si devant un somptueux buffet, il avait perdu l'appétit ! La situation - cette inertie ou inhibition émotionnelle - est fréquente dans le monde du ballon rond quand une équipe enregistre un résulat auquel elle ne s'attendait pas du tout. On entend alors ses joueurs à l'interview - loin d'être fous de joie ou effondrés par le résultat - confier qu'ils n'ont toujours pas réalisé ce qui leur arrive. Toujours est-il qu'Erre se sentait pris entre le marteau et l'enclume : entre l'enfer auquel il se destinait et le paradis qu'elle lui promettait. Devait-il maintenir le cap sur une voie qu'il savait sans issue mais qui pouvait être longue et sans surprise ou bifurquer vers des chemins plus verdoyants mais truffés d'imprévus ? Arrivés sur la piste, il l'enlaça gauchement, dans sa tête surtout, accomplissant les gestes mécaniquement : une main sur la hanche, l'autre sur l'épaule et tournoyer mollement un pas après l'autre. La belle pimbêche avait mis un pull en mohair, moelleux et chaud. Avant même de faire les présentations, Erre y balada nonchalamment sa main, sachant ce qu'il faisait mais pas pourquoi. Il ne se sentait pas poussé à le faire, ne ressentait rien : ni joie, ni crainte, ni espoir, ... Ses paluches touche-à-tout étaient celles d'un bambin qui n'a pas encore appris que la curiosité est un vilain défaut et les fourre partout. Avec ingénuité, il glissa ses doigts sur la nuque de sa partenaire, ses avant bras et son dos à travers l'échancrure de son col. Sa peau était si douce, jamais il n'avait touché quelque chose d'aussi doux ... vraiment tout doux, mais c'est tout SACRENOM ! ... la flamme qu'il croyait éteinte ne se rallumait pas. Il restait de marbre, sans avoir envie d'aller plus loin, mais en y allant tout de même par curiosité, pas pour savoir mais pour comprendre. Comprendre pourquoi ça n'allait pas ? Pourquoi les mains baladeuses, le reste demeurait en veilleuse ? Si son âge avancé, son accident, sa vie pas toujours très saine, ... pouvaient expliquer bien des choses, ça n'expliquait pas tout. Cruelle ironie de la vie : cette fille était trait pour trait la femme de ses rêves quand il était encore en état de rêver et maintenant qu'il ne l'est plus, la voilà en chair et en os pendue à son cou. Mais attention "trait pour trait", faut voir ! Erre savait que la nuit tous les chats sont gris ... et "fluo sont les oiseaux de nuit", ajouteraient les night-clubbers. La lumière en boîte peut être avantageuse avec l'ambiance et le petit verre aidant. Les néons vert bleu de la salle donnait à sa cavalière une apparence de martienne. A la lumière du jour terrestre, quel visage présenterait-elle ? "Si ça se fait, pouffa-t-il intérieurement, c'est un laideron... possible, très possible. En tous cas, on voit directement qu'elle n'est pas la perfection incarnée. Elle a de petits défauts qui devraient la rendre encore plus désirable à mes yeux puisque je devrais trouver de quoi accrocher mes illusions. Par exemple, il ne lui faudrait pas un kilo en plus sous peine de l'avoir en trop ; elle n'a pas la taille mannequin, assez petite même ; elle porte des lunettes et pas par coquêterie à mon avis,... N'empêche qu'elle doit être bien plus jolie que la plupart des filles auxquelles je me suis déjà attaqué. Aucune ne voulait aller avec moi alors pourquoi elle maintenant, maintenant que je pensais m'être fait une raison ? maintenant que je lui aurais bien dit "fous l'camp" ? J'avais tout décidé, ma décision était prise, irrévocable pensais-je. Je vidais mon sac et "salut la compagnie !" Bien sûr, rien ne m'empêche de concilier les deux : c'est pas parce que j'ai l'intention de coucher ma vie sur papier que je ne peux pas coucher une femme au pieu ; rien n'empêche de faire de mon objet littéraire un objet sexuel ; je dirais même que c'est une question de déontologie : on ne peut pas écrire sur quelque chose tant qu'on ne l'a pas exploré sous toutes ses coutures.

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Alors vas-y, se dit-Erre à lui-même, colle toi à elle, déshabille la du regard, imagine tout ce que tu pourrais faire avec son corps, ... et tant pis si ton sexe reste en berne ... que dis-je tant pis ? ... tant mieux ! Aussi à l'aise dans ton caleçon qu'un poisson rouge dans son bocal, t'auras plus besoin de mettre une culotte de contention comme quand il ne fallait pas que ça se voit, la bosse au milieu du froc ; tu pourrais même jouer au lasso avec si tu l'avais grande ! Cette pimbèche peut bien te faire des appels du pieds, qu'est-ce que t'en as à foutre ... EH DIS ! ces gonzes t'en ont assez fait voir ! A leur tour maintenant ... MAIS QU'EST-CE QUI M'PRENDS ? s'exclama-t-il en changeant subitement de point de vue. POUR QUI JE ME PRENDS ? ... croire que cette fille s'intéresse à moi parce qu'elle accepte de danser un slow ... allez! oui bon d'accord elle m'a peut-être forcé la main pour que je l'invite. Mais bon, c'est un soir de réveillon aussi ... elle est prise par l'ambiance, un verre dans le nez peut-être, abusée sur ma tronche par la lumière de boîte , ... mais "AU SECOURS !" demain matin à la lumière du jour ! Et d'ailleurs, MAIS MERDE ! qu'est-ce qui m'autorise de nouveau à penser qu'on ira jusque là, au pieu ? Elle n'est pas du genre à coucher la première fois, ça se voit. J'suis sûr qu'après ce soir - après avoir quitté la boîte je veux dire - on ne se reverra plus. Elle ne veut pas passer seule la nouvelle année et j'étais le seul gars dispo, voilà tout. Et d'abord, qu'est-ce qui me dit qu'elle, elle est seule ? ... une fille aussi jolie ! peut-être que son gars est un commercial, toujours en vadrouille même à la Saint Sylvestre, elle en a marre et se permet une petite incartade, BAH! pas bien méchante, jusqu'à preuve du contraire. Ou alors, elle vient de se faire larguer ... oui le jour de la nouvelle année, ça expliquerait qu'elle soit désespérée au point qu'elle fasse les yeux doux au premier venu, moi. Ne nous emballons donc pas ; cela m'évitera de venir chialler parce qu'une jolie bourgeoise m'a laissé en plan. Commençons, tranquille, par faire les présentations ; on verra bien ce que ça donne ! Allez alors, allons-y mollo. Match par match, dit-on au foot : " Et Erre se plaqua à elle pour lui hurler "JE M'APPELLE ERRE" à l'oreille car si même la musique allait moins fort, elle ne permettait pas d'entretenir une conversation sur un ton posé. Tout aussi énergiquement, elle lui répondit qu'elle s'appelait "ELLE", comme la lettre L mais en quatre lettres. "ELLE ?" lui demanda-t-il étonné qu'elle ait le même prénom que le pronom. Elle acquiésça, épellant à toutes fins utiles : " E. deux L. E."

2.4. Valse à trois temps Et la conversation se poursuivit dans le tintamare. Pour les oiseaux de nuit, la sélection naturelle s'opérait, comme chez les oiseaux en chair et en plume, au niveau de la vocalisation : avant que deux êtres humains ne filent le parfait amour, il faut que l'un entende l'autre et se fasse entendre de lui. Sur la piste de danse, il faut hausser le ton au dessus de la musique ou alors user de subterfuges pour se faire comprendre. Le correspondant doit pour sa part avoir l'ouïe assez fine et la faculté d'extrapoler à partir de bribes. Qui plus est, par dessus la conversation, il y a bien sûr les opinions qu'on garde pour soi, les petits secrets jalousement tenus, les bons plans et petites ruses à dissimuler, ... Dès lors, l'on peut considérer le slow comme une parade amoureuse en 3 temps : d'abord, les partenaires QUI DOIVENT HURLER POUR SE FAIRE ENTENDRE ; ensuite chhhhht! les pensées intimes de chacun, tout en minuscules. Et, enfin, la Musique avec un grand M. En l'occurence, ce fut Chris de Burgh et son légendaire "Lady in Red" sur lequel Erre se présenta : "... I've Never Seen That Dress ...", entonna le musicien Britanique - ERRE, JE M'APPELLE ERRE, dit Erre en hurlant ! - MOI, C'EST ELLE, dit Elle en hurlant. - COMMENT ? - ELLE. E ... 2L ... E "... I've Never Seen You Shine So Bright ... ", se poursuivit le slow Et tout en l'enlaçant tendrement dans ses bras, Erre médita : "Elle !?! drôle de prénom, elle s'appelle comme le pronom." "...Mm Hmm Mm Hmm ... ", marmonna langoureusement le crooner.

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- MOI 33 ans ... 33 COMME CHEZ LE MEDECIN, lui répondit-il ayant compris qu'elle lui demandait son âge ... ET VOUS ? - ... Quoi, elle lève l'index : ça veut dire quoi ? ... un an de plus que moi : 34 ans ! Ah ben merde ! elle ne les fait pas ; j'lui aurais donné 10 de moins. "... So Many Men Ask You ...", entonnait qui vous savez. - ... - VIERGE ! ET VOUS ? - ... Elle est bélier? La belle affaire, s'exclama-t-il intérieurement ! J'y connais rien en astrologie mais les femmes adorent discuter de ça. Qu'est-ce que je vais dire ? "... Given Half The Chance ..." - QUOI LE 31 MARS ? ... MOI LE 8 ... LE 8 SEPTEMBRE - ... Bon, faut que je dégage de là ! j'y connais rien en astrologie. J'aurais déjà appris que bélier c'est en mars, le 31 en tous cas. Et Chris de Burgh continuait à chanter : "... I Have Been Blind ..." et Erre à poser une question bateau : - SINON VOUS FAITES QUOI DANS LA VIE ? J'suis sûr qu'elle doit occuper un bon poste, pensa-t-il en posant la question. "... Lady In Red Is Dancing With Me ..." - DANS L’ENSEIGNEMENT ? PROF ALORS ? - ... putain ! c'est une prof ! ... J'ai bien compris ? Mais alors, c'est elle, c'est exactement mon type de femme, celle que je croyais inaccessible, je suis tombé dessus et ... et ... et moi j'ai ... même pas mal. "... Cheek To Cheek ..." - MOI !?! MOI, JE SUIS FOOTBALLEUR PROFESSIONNEL ! JE JOUE AU SPORTING CLUB de L'... - ... ooops, la bourde ! comme un con je lui dis que je joue dans un club de pinguoins ... tant pis ; j'ai plus l'choix maintenant : "... There's Nobody Here..." - ... JE SUIS UN JOUEUR PRO DU SPORTING CLUB DE L'ECCE ! - ... ouf ! soupira-t-il de soulagement, apparement, elle ne s'intéresse pas au foot ; elle n'a pas l'air de connaître le club "... Just You And Me ..." - ... - OUI, C'EST LE CLUB REPRESENTATIF DE LA VILLE Qu'est-ce qu'il ne faut pas dire ... "club représentatif" mais pas un seul gars du coin ne joue. "... Where I Wanna Be ..." - ... - NON C'EST LA TREVE, ON NE JOUE PAS CES DEUX SEMAINES CI. ouf ! et c'est vrai en plus. "... I Hardly Know ...", se poursuivit le slow sans que cet instant de douceur ne soit interrompu par des coupures d'électricité. - ... - EUH ... DIMANCHE PROCHAIN. MAIS VOUS SAVEZ, JE NE SERAI PAS ALIGNE ... JE JE REVIENS DE BLESSURE. des années que je reviens de blessure et même avant, j'étais pas aligné. "... I'll Never Forget The Way ..." - ... - BEN ! FAUT VOIR COMMENT LA BLESSURE VA EVOLUER putain ! elle va me prendre pour un éclopé ... 2-23

"... I Have Never Had Such A Feeling ..." - ... - PSYCHOLOGIQUEMENT C'EST DUR ... C'EST NORMAL : JE ME POSE UN TAS DE QUESTIONS ça c'est habilement joué : l'éclopé est en fait quelqu'un qui se pose des questions. "... As I Do Tonite ..." - ... - J'ETAIS SUR LE POINT D'EN DISCUTER AVEC LARDON ... EUH ! ... LARDON VOUS CONNAISSEZ ? décidément du grand art : citer Lardon comme si tout le monde le connaissait. Et puis, avec une conscience professionnelle scrupuleuse, je m'en assure en lui posant la question : "Lardon vous connaissez ?" ... je ne doute de rien tout en sachant que rien n'est jamais acquis : quel bel exemple de déformation professionnelle ! "...There's Nobody Here..." - C'EST NOTRE ENTRAINEUR ENFIN C'ETAIT : IL A ETE FORCE DE DEMISIONNER - ... Allez, je te tends la perche : fais ton étonnée ! ... par définition, on démisionne de son propre chef. "... Just You And Me ...". Et tout doucement, le slow touchait à sa fin. - ... - OUI, ON LUI A FORCE LA MAIN! ... EN FAIT IL S'EST FAIT VIRE MAIS VOUS SAVEZ CE STYLE DE MANIGANCES EST COURANT DANS LE MONDE DU BALLON ROND. T'es trop long Ducon ! Conclus l'action CRENOM ! "... This Beauty By My Side ..." Chris entonnait ses dernières notes quand Erre se mit à minauder sa cavalière dans le cou, qu'elle étira à sa grande et bonne surprise. "... Lady In Red ..." "... Lady In Red ..." "... Lady In ... Red." Fin du slow, début d'une romance

2.5. La fille du bout du monde Main dans la main, Erre et Elle quittèrent la piste de danse. Il lui offrit un verre ; elle prit un coca light. Il prit la même chose, ayant déjà atteint son quota de bières. Et puis un sportif, ça ne boit pas. Il entraîna sa partenaire à l'écart de la cohue, dans un endroit où l'on pouvait boire et discuter un peu plus calmement. "Je parle, je parle, dit-il, mais de vous, je ne sais rien. Vous enseignez, vous m'avez dit." Elle parut mal à l'aise, tout comme lui l'avait été quand il avoua jouer au Sporting Club L'ecce. Elle se contenta de hocher affirmativement la tête, sans mot dire. Erre, n'ayant rien remarqué, insista : - Prof de quoi ? - Un peu de tout, lacha-t-elle sans conviction. - Un peu de tout ? Elle ne répondit pas, respira profondément et finit par avouer qu'elle avait pris un peu de liberté avec la réalité : - Je ne suis pas titulaire d'un cours, confia-t-elle, en fait je donne cours à des élèves d'école primaire. - Plutôt instit alors, sourit-il. Elle acquiésça en le regardant à peine, comme si elle avait honte de ne pas exercer une profession universitaire. - Et où ça ? - Dans le collège de ma commune. - Dans quelle classe ? De nouveau, elle répondit vaguement qu'elle n'avait pas de classe attitrée. Cette fois, Erre n'insista pas. Elle en profita pour changer le sujet de conversation en lui demandant ce que faisaient ses parents. 2-24

- Mon père aussi est dans l'enseignement, répondit-il, il est économe dans un athénée ; quant à ma mère, elle tient un commerce. Et les vôtres ? - Mon père est médecin ... - QUOI ! MEDECIN ... VOTRE PERE ? s'exclama-t-il en lui coupant la parole. Elle opina fièrement de la tête. "Pince-moi, se dit Erre, je danse avec une instit dont le père est médecin, superbe, intelligente, une classe folle, ... Putain j'y crois pas ! Cette femme, c'est la femme que j'aurais décrit dans tous les questionnaires "MEETIC" sans y croire. - Vous habitez dans le coin, lui demanda-t-il, tentant de dissimuler son trouble. - Non, s'esclaffa-t-elle. A part le château, il n'y a pas grand chose ici. En fait, j'habite à une vingtaine de km. - Moi aussi, à une vingtaine de km ... au nord ! - Moi au sud, répondit-elle. - Bah, fit-il en haussant les épaules, 40 km entre nous, c'est quand même pas le bout du monde. - C'est marrant, rigola-t-elle, le Bout-du-monde, c'est justement d'où je viens ! - Le Bout du Monde, répéta-t-il comme pétrifié. Elle éclata de rire, comme s'il l'avait prise au mot. "Le rocher du Bout-du-Monde, précisa-t-elle, c'est un lieu-dit de ma région". Mais ce n'est pas pour cette raison qu'Erre resta bouche-bée : il connaissait très bien le rocher du Bout-du-Monde ... c'était le quartier qui le fascinait tellement quand il était jeune. Comme sorti d'un rêve, il répéta en bégayant : - Le ... le rocher du Bout du Monde ? "Oui", fit-elle interloquée par son air éberlué : - Je connais le Bout du Monde ... je viens de l'autre côté, ... de la friche industrielle située juste en face, dit-il sur un ton de résignation. - Non, fit-elle toute surprise. Où as-tu fait tes études, demanda-t-elle avec une curiosité joviale ? - Ben A l'athénée, y'a qu'là. - Mais moi aussi, j'ai été à l'athénée, s'exclama-t-elle. - T'as été à l'athénée ? ... mais a... attends, balbutia-t-il, on ... on a plus ou moins le même âge, on devait être ensemble ! Comme si elle avait été prise au piège, elle précisa précipitamment : - Euh ... Oui Non ! enfin ! ... je suis un an plus âgé. - C'est juste, tu devais être dans la classe supérieure. Et puis j'étais pas du style à me faire remarquer. Mais les joyeux drilles de ma classe : les Gode, Moss, Pine, ... tu connais, tout l'athénée les connaissait ? - Les godes, demanda-t-elle avec un amusement lui redonnant contenance. - Oui, Gode, l'un des membres fondateurs du GuGusseGland. Le GuGusseGland, tu connais quand même ! - Non ! Mais tu sais, je ne m'interessais pas beaucoup à ce qui se passaient dans les classes inférieures ... euh ! excuse-moi ... dans les autres classes. - Pas grave, moi non plus tu sais, je ne m'intéressais pas à ce qui se passait ailleurs. Mais j'ai connu des gars qui sont de ton âge ... euh, je peux te tutoyer ? - Evidemment. - ... ma soeur s'est amourachée de deux mecs de l'athénée qui avaient le même âge que toi : Cambroi et Bayatch. Ces castards là tu dois les connaître ... - Non ! De nouveau, comme quand elle avait prétendu être prof à la place d'instit, elle avoua avoir un peu triché avec la réalité, sur son âge cette fois : - Erre, je t'ai menti : je ne suis pas un an plus âgé que toi mais quatre, j'ai 37 ans. Quand toi tu entrais à l'athénée, j'allais en sortir deux ans plus tard. Loin de s'offusquer, Erre acceuilli ce nouveau mensonge en déclarant à haute voix mais songeur : "Mes deux premières années à l'athénée, les deux plus belles années de ma vie ... et dire que je ne te connaissais même pas."

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Cela n'avait rien à voir avec de la flâterie. D'ailleurs, il l'avait davantage dit à lui-même qu'à elle. C'étaient effectivement les deux plus belles années de sa vie, tout lui réussissait alors : les filles dont il ne se préoccupait pas, le foot : les "rouches" champions, les études qui ne l'intéressaient pas plus que ça, ... il ne savait même pas la chance qu'il avait, tout lui semblait si naturel. Décidément, ce réveillon du nouvel an était rempli de coïncidences plus extraordinaires les unes que les autres, comme si une volonté cachée avait pris la place du hasard. Et l'on sait ce qu'Einstein pensait du hasard : "Dieu agissant incognito". Elle, était-elle son ange gardien ? ... c'est en tous cas quand elle quitta l'établissement scolaire que cela allait se gâter pour lui mais ça c'est une autre histoire ! Ainsi donc, ils s’étaient croisés dans les couloirs scolaires sans se voir, à un âge où 4 ans c'est un gouffre et les voilà réunis à un âge où le même laps de temps ne fait plus aucune différence ... ou si peu, Elle et lui sont si proches à présent : d'abord, "cheek to cheek" enlacés sur la piste puis "djin djin" en train de tringuer à l'écart de la foule. Mais sans songer à la "Bunga-Bunga" Erre n'en revenait pas : pil poil le type de femme qu'il aurait commandée au Père Noël ... sauf que, sauf qu'il ne ressentait toujours rien, ni joie, ni sérénité, ni même fierté d'être avec elle ! L'embrasser lui faisait autant d'effet que de serrer la main d'un inconnu ... ou plutôt la main de l'arbitre alors qu'il n'est même pas inscrit sur la feuille de match. Il ne se sentait pas à sa place. Il vivait un conte de fée mais il était autant prince charmant que DSK moine bouddhiste. Comment cette jolie instit, fille de médecin, issue des quartiers chics, pourrait- elle être séduite par un footballeur réserviste au Sporting Club L'ecce, qui a passé son enfance sur les ruines d'un charbonnage désaffecté ? Allez si seulement il jouait, si seulement il participait à la qualif du club pour la Champion's Ligue, alors là oui pourquoi pas. Mais là, à force de s'y asseoir, il avait pris racinne sur le banc, quoi d'étonnant à ce qu'il manifeste devant une femme autant d'émotion qu'une plante. Jouer, il devait jouer, sa virilité était à ce prix. Putain, même si elle ne lui faisait rien au niveau hormonal, c'est bien la femme de sa vie qu'il tenait entre ses bras, une belle pimbèche du Bout du Monde, il ne pouvait pas laisser passer sa chance. Il devait reprendre l'entraînement le mors aux dents, convaincre cet enc.. d'el Buitre de lui donner sa chance. Pour un footbaleur, avoir sa place sur le terrain, c'est autant le summum que le minimum pour se sentir digne. Mais parallèlement à son envie d'aller de l'avant, l'idée d'abandonner ses résolutions des 12 coups de minuit l'inquiéta. Au cours de la même soirée, il était passé du noir au blanc : déterminé d'envoyer el Buitre dans les roses et, un slow plus tard, avoir envie de lui cirer les pompes. N'était-ce pas là le noeud problème : son "manque de liant" comme on dit au foot, l'absence de suite dans les idées ? Car l'homme n'est-il pas un être humain qui prend des engagements et sait s'y tenir ? Ou, à tout le moins, qui ne change pas d'avis à la vue de la première paire de fesses montée sur paire de jambes effilées. Il faudrait vraiment que la femme soit une grue pour s'enticher d'une telle girouette ! Heureusement, son souci littéraire, lui n'avait pas bougé d'un iota. Ecrire exigeait en effet qu'il explore toutes les pistes se présentant à lui. Et donc, poursuivit l'aventure sans se faire prier. - Erre, il se fait tard, lui dit-elle, il faut que je rentre ; tu me raccompagnes ? - Oui moi aussi je vais y aller. - Attends, je vais dire au revoir à mes amis. Viens, je vais te les présenter. Elle se diririgea vers un couple du même âge qu'eux. Elle précisa qu'ils n'étaient pas ensemble mais frère et soeur. Eve, la fille, était sa meilleure copine quant à Ed., son frangin, elle le trouvait super sympa ... "tu verras", lui dit-elle. - Toi, j'te connais, dit Ed. à peine Erre s'était-il présenté. Erre le dévisagea un instant ; Ed. ne lui disait rien. "Je joue au Sporting Club L'ecce", lui annonça-t- il comme s'il était une star du ballon rond. - L'ecce? ... connais pas ! C'est quoi ? - Le club de foot de la région. Devant la moue dubitative d'Ed., Elle reprit : - Peut-être à l'athénée, demanda-t-elle. - Non, non, c'est pas à l'athénée. Y'a pas si longtemps. J't'ai déjà vu quelque part. T'as pas travaillé chez Ygreque. - Non, j'ai toujours été footballeur au club. 2-26

- J'sais plus mais ça me reviendra tu sais. Maintenant qu'Elle a mis le grappin sur toi, on devrait se voir souvent. - Si ça pouvait être vrai, répondit-il en adressant un sourire à Elle. - Tiens Erre, lui dit-elle en lui tendant sa carte de visite, donne-moi la tienne. - Euh ! j'en ai pas. Attends, je vais noter mon numéro sur un carton de bière. - Dépèche-toi, j'ai froid. - Voilà voilà. Erre raccompagna Elle jusqu'à sa voiture. Il fut étonné en la découvrant : c'était une grosse bagnole utilitaire, pratique mais loin d'être luxueuse, elle ne donnait même pas l'impression d'être confortable. C'était toutefois la moindre de ses surprises dans le lot que lui avait réservé cette soirée de nouvel an. - On se revoit, lui demanda-t-il. - Oui, si tu y tiens. On s'appelera. - D'accord. - Bisous - SMAC ! La portière se referma, petit geste de la main et elle démarra. Erre aurait préféré qu'elle lui donne une heure pour l'appeler ou alors qu'elle lui fixe un rendez-vous. Cela l'aurait rassuré car il restait persuadé qu'il s'agissait d'une aventure sans lendemain. Lui n'insisterait pas en tous cas ; elle avait tout pour le faire souffrir comme ses congénères du Bout du Monde par le passé. 3. Reprise du championnat

3.1. Le "Tchic Tchac Pif Paf BOUM" d’el Buitre Au foot, le premier tour du championnat s'acheva. Située à la quatrième place du classement, le club accussait un retard d'une dizaine de points sur le leader ... autant dire que pour le titre, c'était déjà rapé. Par contre, rien n'était perdu pour la Champion's Ligue. el Buitre, qui avait remplacé Lardon, s'était d'ailleurs répandu en déclarations fracassantes, martellant que même pour le titre, rien n'était mathématiquement joué. Avec la moitié des points à distribuer, il en allait de même pour la relégation mais cela, il n'en fit évidemment pas mention. La reprise des entraînements se déroula dans un froid de canard, el Buitre avait revêtu un survêtement de couleur bleue avec un gros anorak qui lui donnait une carrure d'athlète. Quant aux joueurs, la plupart avaient mis des collants sous leur short. Certains, considérant que les collants c'est pour les filles, avaient mis leur training. Avec sa tenue de gardien de but, Papache se distinguait du lot : ses gants étaient garnis de bandes antidérapantes ; sa combinaison était moulante et renforcée aux coudes, hanches et cuisses par de la mousse synthétique ; sa vareuse était bariolée de couleurs fluo ce qui la rendait particulièrement visible, surtout par grand froid où elle semblait briller tel un tison. Le terrain était recouvert d'une fine péllicule de givre. Il craquait sous le pas comme une gaufrette à la vanille sous la dent. Eclairé par une lumière blafarde, il avait les allures d'un paysage lunaire. Quant au ballon, il avait une couleur rouge inhabituelle qui le faisait ressortir de la pâleur du décor verglacé. Mais c'est toujours le même halo blanc étincellant qui s'en dégageait à chaque fois qu'il était frappé. Un chemin communal bordait le terrain d'entraînement ; les rares promeneurs qu'on y rencontrait tenaient leur chien en laisse ou leur canne en main. Quelques vieillards nostalgiques n'hésitaient pas à s'arrêter pour profiter du spectacle que leur offrait l'équipe réserve. La trève hivernale s'achevait quelques jours après la nouvelle année. Certains joueurs ayant pris un peu de lard, la reprise des entraînements était la bienvenue. Le programme lui était resté inchangé : séance de décrassage le lundi ; entraînements dits "normaux" du mardi au jeudi : travail avec ou sans ballon, positionnement des joueurs sur le terrain, répétition de phases de jeu, ... et finalement, la traditionnelle mise au vert du vendredi. Lundi étant ferié, mardi marquait la reprise des choses sérieuses, avec un crapuleux décrassage en début de séance. Pour el Buitre, ce premier mardi de l'an neuf était synonyme de plongeon dans le

3-27 grand bain : pour la première fois de sa carrière, il allait entraîner l'équipe A, cumulant avec son rôle en réserve jusqu'à ce que Nunuche revienne de maladie. De fait, on le voyait courrir d'un terrain à l'autre et donner aux deux équipes le même type d'entraînement. Il avait dénommé "TCHIC TCHAC PIF PAF BOUM !" l'exercice qu'il préférait donner, celui qu'il donnait invariablement. Quelle que soit la notoriété des joueurs sous ses ordres, el Buitre adoptait le même coaching : mêmes mots, mêmes gestes, mêmes attitudes, ... un peu comme un flic de la circulation qui donnerait les mêmes injonctions au camion poubelle ou à la papamobile. C'était la grande qualité d'el Buitre, atténuée par le fait qu'il s'écrasse avec tout autant de zèle devant un supérieur qu'il soit un modèle du genre ou un tyran sanguinaire. C'est ainsi qu'el Buitre, s'était applatit devant Lardon, s'applatissait devant van d'R mais traitait les stars de l'équipe première et les ploucs de réserve de la même façon. Le foot moderne a quelque chose de paradoxal : l'entraîneur fait souvent figure de vieillard grabataire à côté de joueurs bien plus riches, célèbres, vigoureux, ... que lui dont on cite surtout le nom quand il se fait virer. Pour établir la sélection qu'il dévoilera au tableau noir, communiquera à la presse et rendra à l'arbitre, il doit se comporter comme un gosse qui donne des leçons à ses parents : pas les prendre pour des demeurés mais être persuadé détenir la science infuse, avoir la solution à tout problème et finalement trouver les arguments pour se dégager des responsabilités. Un bon entraîneur est généralement un Tartempion qui n'a jamais rien prouvé mais dont la confiance démesurée déteint sur l'ensemble de ses joueurs qui effectivement ne doutent plus de rien ... "le courant passe bien" dit-on. C'est ainsi que des illustres inconnus qui n'ont absolument rien à faire valoir peuvent diriger d'authentiques stars avec brio. Il va sans dire qu'el Buitre était parfait dans ce rôle là : venu de nulle part, parachuté à la tête de l'équipe première, il témoignait du même style d'arrogance qu'un chihuahua à sa mémé courant dans les pattes de dogues allemands en montrant les dents : on le voyait d'ailleurs, au bord de la touche, s'escrimer, gesticuler et se démener comme un beau diable et, plutôt que d'être amorphes sur le terrain, les joueurs s'escimaient, gesticulaient et se démenaient comme de beaux diables. Etant l'exercice qu'il donnait systématiquement, le "Tchic Tchac Pif Paf Boum" fournissait un bel exemple du style d'entraînement qu'el Buitre dispensait : "Bon les gars, dit-il en frappant dans ses mains, aujourd'hui on fait le "Tchic Tchac Pif Paf Boum". On va travailler la reconversion offensive ou comment porter le danger devant le but adverse en deux temps trois mouvements. J'vous explique : Eros, dit-il en prenant le joueur italien en exemple, tu pars du centre du terrain avec ton coéquipier sur la même ligne, à ta gauche s'il est gaucher, à ta droite sinon. Tchic Tchac, une-deux avec ton extérieur pour mettre la défense dans le vent (NDLR : le une-deux est la remise sans contrôle du ballon du récepteur à l'émetteur). Blouc, tu réceptionnes la balle, tu débordes sur ton flanc, PIF! tu lèves ton pif pour voir où se situe ton homme et PAF ! tu lui mets la balle dans la foulée. Eros, pas le temps de contrôler, tu prends la balle comme elle vient, sans te poser de question : BOUM ! tu boulonnes ! Bon, les gars, chacun effectue le mouvement une dizaine de fois en alternant shoot ou passe." Erre avait pris place parmi les joueurs qui devaient boulonner, avec Massacria pour lui passer la balle. Ils étaient deuxième dans la file, juste derrière Blouc et Eros. En attendant son tour pour shooter, Erre pensa à la liaison qu'il avait nouée au réveillon de la nouvelle année : "Je ne l'appelle pas et l'affaire en reste là ; elle non plus ne le fera pas. Elle aura dû jeter le carton de bière où j'ai inscrit mon numéro ou alors elle n'arrivera pas à me relire : c'est vrai j'écris comme un cochon ... même quand c'est des chiffres, moi-même je n'arrive pas à me relire ! Et puis, j'parie qu'elle a même pas compris à qui elle avait à faire ! Y'avait un de ces boucans dans la salle, et même pendant les slows. De toutes façons, vaut mieux que ça en reste là, comme ça tranquille, je fais ce que j'ai décidé de faire, j'écris ce que j'ai à dire et BASTA! je me casse d'ici !" "DANS L'EAU ", "SUR LE TOIT ", "GRAND-ROUTE", ... Erre fut sorti de sa mélancolie par des cris. Juste devant lui, Blouc et Eros s'étaient élancés. Comme à chaque fois qu'Eros devait shooter, on le chambrait en pronostiquant l'endroit où il allait envoyer la balle : dans l'eau du fleuve coulant en conrebas du stade, sur le toit de la tribune ou sur la voie rapide longeant le stade. Mais déception : Eros n'allait pas shooter ! Le centre que lui adressa Blouc arrivant dans son dos. 3-28

- MAMAMIA, s'exclama le joueur italien dans sa langue natale, en secouant ses doigts pincés. Qu'est-ce que tu veux que je fasse avec une balle pareille ? - Mais allez, répondit Blouc en souriant, j'te l'ai mise pil poil pour que tu nous fasses un retourné acrobatique. - Tu m'as déjà bien regardé. J'ai pas le gabarit pour faire une bicyclette moi ! Mais mets la moi devant et moi je te la mets au fond. Cette intervention d'Eros fit beaucoup rire les gars qui s'écrièrent « Oui Blouc mets la lui ! Mets la lui ! ... en profondeur ! ». Ce à quoi Eros répondit hilare en faisant de grands gestes explicites, avant de reprendre sa place dans la file. A présent, c'était au tour d'Erre de faire l'exercice. Il avait comme partenaire Massacria, un autre mercenaire Italien de l'Essemalesse. Massacria lui expédia la balle ; Erre la lui remis en un temps puis s'élança à l'assaut des buts adverses en zigzaguant comme un lapin pourchassé en rase campagne. Il s'était dit que, de cette manière, il désarçonnerrait un défenseur qu'il aurait sur le paletot. Pour indiquer à son coéquipier l'endroit où il se trouvait, il levait le bras tout en poussant des cris "OUAIS !" ... "HE !" ... "HEP !" ... Nul doute que s’il avait eu un défenseur sur le paletot, Erre l’aurait désarçonné mais, pour cet entraînement, ce fut son coéquipier qu'il désarçonna : il n'y avait personne pour reprendre le centre de Massacria. Ce qui irrita le joueur italien : - M’enfin, t’arrêtes pas de bouger, comment veux-tu que je te la mette convenablement, s'offusqua-t-il. - Ben quoi, faut bien que je désarçonne le gars que j'aurais sur le paletot si l'on jouait pour de vrai ! - Ma ké paletot ti ! fit Massacria de nouveau avec ses gestes d'Italien (les doigts pincés secoués verticalement) ? Minga no, on n'est pas en match ici ... t'en as joué combien, toi, des matches ? Plutôt que de répondre "aucun", Erre demanda à quoi cela pouvait bien servir de s'entraîner si ce n'est pas dans des conditions réelles. Pour toute réponse, Massacria haussa les épaules. C'est alors qu'intervint Lagnôle, un autre joueur de l'équipe réserve. Cyniquement, il déclara que les conditions étaient tout ce qu'il y a de plus réelles : - Avec Eros et toi qui passez à côté du ballon, on se serait cru au dernier match de la première, dit-il. Faisant contre mauvaise fortune, bon coeur, tous les joueurs réservistes se bidonnèrent. Voyant qu'on se moquait d'une équipe avec laquelle il avait des accointances, el Buitre fulmina : "PAS UN SEUL ENVOI CADRE ET CA VOUS FAIT RIGOLER, BANDE DE TARES !" Eros tenta de se justifier : - Ouais mais coach, c'est pas de notre faute, les centres arrivent derrière nous. - Bon c'est vrai, admit el Buitre, ce sont des centres à la "mords-moi le noeud" mais tout de même, rien n'empêche de faire des retournés sur des ballons comme ça. Appelez JPP et vous verrez. Faisant allusion à ce que Lardon avait dit, Erre rétorqua que si un joueur était capable de réaliser de telles reprises, ce n'est pas au Sporting Club L'ecce qu'il les ferait. Les autres réservistes acquiescèrent. Mais el Buitre mit un point d'honneur à remettre le contestataire à sa place : - Erre, tu n'auras jamais d'hommes sur le paletot. Jamais, tu ne connaîtras d'autres conditions de jeu que celles-ci : des phases répétées qui ne laissent aucune place à l'improvisation. Alors, contente-toi de faire ce qu'on te dit. En l'occurence, je te demande d'aller dans la queue en tant que passeur : on te met la balle, tu débordes et tu balances un centre au point de pénalty ! COMPRIS ! Erre qui n'avait pas compris demanda s'il fallait toujours jeter un coup d'oeil pour voir où son homme se trouvait. el Buitre prit cela pour de l'insolence et s'emporta de plus belle - NON ! BORDEL! TU DEBORDES ET TU METS AU POINT D'PENO, MERDE! C'EST PAS COMPLIQUE QUAND MEME Puis, pour prendre à témoin le reste de l'équipe, il dit d'une voix quasi suppliante : "MERDE les gars, c'est quand même pas compliqué ! Il suffit de se concentrer un minimum : le THIC TCHAC PIF PAF BOUM ... ça va tout seul mais bien sûr il faut y mettre du sien ! Allez, on y retourne et on se concentre cette fois ! " 3-29

Sur un terrain rendu bondissant par les rigueurs de l'hiver, la situation ne s'améliora guère : beaucoup de contrôles approximatifs, de passes qui n'arrivent pas, de tirs croqués, ... Les rares shoots cadrés arrivaient tellement faiblement que Papache les renvoyait du pied, sans même les contrôller et en ayant l'attention déjà portée sur le prochain tireur. "NON, NON, NON, CA NE VA PAS, fit el Buitre au bord de la crise de nerfs. AH LA LA et dire que ça va tout seul avec la première ... RAAAH ... enfin !" Se pinçant le nez à la jonction des sourcils tout en dodelinant la tête de désespoir, on pensait el Buitre résigné mais c'était mal connaître le personnage : passant de Madame Bovary à Jaquouille la fripouille , il s'écria en jurant, crachant : "Merde ! Con ! Chié ! RAAAGGGH PTHHHIOUUU ... Putain d'molard ! ". Puis, il réintégra les vestiaires, laissant ses joueurs en plan sur le terrain.

3.2. Shooter comme "der bomber" Ne voyant pas leur coach revenir, les joueurs, bien qu'à peine crottés, allèrent reprendre leur douche. Erre rentra chez lui avec les pieds de plomb. Au club, la nouvelle année débutait comme les précédentes s'étaient achevées et comme sans doute elle finirait ... Chemin faisant, il se demanda pour quelles raisons el Buitre ne le laissait pas jouer comme il le désirait. D'autant que partir à contresens pour désarçonner son adversaire, les plus grands attaquants font ça, ... Gerd Muller par exemple. Quand on n'a rien à faire, on est bien obligé de s'identifier à quelqu'un, se prendre pour une vedette, sinon on ne fait rien. Quel mal y'a-t-il ? Parce que même en admettant que "jouer à la ..." est contre-productif, ce n'est quand même qu'un entraînement ... et pas sur lequel l'entraîneur va faire son équipe, c'est juste des exercices pour passer le temps. Alors qu'on laisse faire aux joueurs ce qu'ils veulent. Ca gène qui si Erre se donne un mal de chien pour ressembler à Gerd Muller ... les chiens ou "der bomber" ? Mais non ! tout ce qu'il veut el Buitre, c'est que son joueur se plante comme un poreau dans la surface de réparation. Autant mettre un cône de signalisation ; lui au moins n'abîmera pas la pelouse ! Parce qu'un footeux qu'est-ce qu'il peut arracher de la pelouse quand il shoote. Et pourquoi ? à quelle fin ? HEIN ! Bien entendu, ce n'est pas en tant que tel que le foot préoccupait Erre. S'il voulait se prendre pour Gerd Muller, c'est parce qu'ainsi, il se sentait digne, digne d'être aimé, pourquoi pas par une femme telle qu'Elle ? Malheureusement, à part zigzaguer comme un lièvre pour se démarquer, Erre et "der bomber" n'avaient rien en commun. Et il n'avait certainnement pas besoin d'un el Buitre pour le lui rappeller. "Qu'est-ce qui m'a pris de tomber sous le charme de cette petite pétasse, se tourmenta-t-il. Je devais être bourré, c'est pas possible autrement. Enfin, comment est-ce possible ? ... j'en ai connues des dizaines comme elle et à chaque fois, ça s'est mal passé. Je suis d'ailleurs étonné qu'elle ne m'ait pas encore planté là ... sitôt le slow entamé, lorsque l'odeur fétide de la bête lui est parvenue aux narines par exemple. Ou que sais-je d'autres encore ? Mais bon, n'y pensons plus ! De toutes façons, elle ne me recontactera pas et moi non plus. On s'quitte bons amis ; on aura passé un bon réveillon, le meilleur que j'ai passé. Mais bon, c'est fini maintenant. Il me laissera un bon souvenir, c'est déjà ça. C'est vrai que c'était vraiment une très chouette soirée ... AH! qu'est-ce qu'elle était jolie ma princesse ! Plus âgée que ce qu'elle disait mais ça ne se voyait pas. Moi, je lui aurais donné 10 ans de moins et le bon Dieu sans confession. Et encore maintenant, je me demande si toutes ces coïncidences sont vraiment le fruit du hasard. Déjà que, physiquement, elle a tout pour me plaire, j'apprends qu'elle vient du Bout-du-Monde, le miroir aux alouettes de ma jeunesse pubère. Pour rajouter au fantasme, elle est instit et fille de médecin. Très guindée mais loin d'être inhibée ma dulcinée. Et en plus, on a été à la même école ; c'est sur des filles comme elle que j'en bavais. Qu'est-ce qu'elles m'en ont fait baver ces belles mijaurées ! ... pas assez apparement pour que je m'amourache encore de l'une d'elles ! Enfin, n'en parlons plus. On ne devrait plus se revoir. Tout est bien qui finit POINT." Arrivé devant chez lui, Erre ouvrit sa boîte aux lettres. Il y avait la convoc pour présenter sa voiture à l'auto sécurité. Il n'avait pas l'intention de la passer mais "sait-on jamais" il la rangea dans son secrétaire. La messagerie de son téléphone lui apprit qu'il n'avait pas de nouveaux messages. Dans 3-30 son bureau, il alluma son PC et consulta ses mails : il y avait là le spam habituel lui promettant "d_'_allonger_son_s'e'x'e'_de_10_cm." contrairement à ceux des jours précédents, il ne le mit pas à la poubelle ... "sait-on jamais". Et puis c'est tout ! "Je m'en doutais, soupira-t-il : aucune nouvelle d'Elle !"

3.3. But d'Erre devant Elle Le lendemain, à l'entraînement, el Buitre remit le couvert, réexpliquant le même exercice que celui de la veille ! Ne se faisant plus d'illusion amoureuse, Erre décida de faire exactement ce que son coach allait lui demander de faire, sans se prendre pour une légende du foot allemand. Sur le tableau noir du vestiaire, "KISS" était inscrit en grosses lettres, avec en dessous la traduction : "Keep It Simple Stupid". C'est le principe de la simplicité au service de l'efficacité : pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Telle était la philospohie qu'el Buitre voulait inculquer à ses joueurs. Il allait demander à ses joueurs de refaire le TéTéPéPéBé (Tchic Tchac Pif Paf Boum) mais en ne se compliquant pas le foot. "On contrôle la balle tranquille, on soigne sa conduite de balle, on pose son jeu ", expliqua-t-il à ses joueurs en mettant sa hargne en papilotte, l'emballant d'une voix mielleuse pour mieux la saisir. Cette fois, Erre travailla avec Lagnôle. Cela allait nettement mieux se passer que la veille. Récit d'un goal d'anthologie : Erre mit la balle à Lagnôle qui la contrôla et déborda sur son flanc avant de balancer un centre dans le paquet. Pour l'entraînement, celui-ci ne contenait qu'un seul élément, à savoir Erre qui attendait là, planté au point de pénalty. Dès que la balle lui parvint, il la contrôla et la glissa sans fioriture au fond de la cage à Papache. "OUAIS SUPER!", s'écria Lagnôle en levant le pouce. "Voilà, fit el Buitre, ça manque de vitesse mais dans le principe, c'est ça : sans complication, la balle est au fond." Tout de même pas béats d'admiration, les autres joueurs restèrent silencieux, marquant leur approbation en hochant la tête. Mais de nouveau, Erre allait s'attirer l'animosité de ses partenaires. En effet, c'est sans exploser de joie qu'il célébra le but ! ... se contentant de frapper dans la main de Lagnôle venu le féliciter. Au foot, ce comportement s'apparente à un véritable crime de lèse-majesté comparable à celui de ne pas rire à une bonne blague. Il le savait mais rien à faire, c'était plus fort que lui : il ne pouvait s'enlever de la tête que c'était du pipo ; dimanche, comme s'il n'avait rien fait, il se retrouverait sur le banc, il le savait. Et puis surtout, ce qu'il savait que les autres n'avaient sans doute pas vu, c'est qu'il avait contrôlé la balle de la main, même pas volontairement. Ca l'aurait consolé d'être un vieux renard rusé à défaut d'être agile ... mais non maladroit sur toute la ligne, il s'était emmêlé les pinceaux et réceptionna le cuir de la main plutôt qu'avec la cuisse. En match avec un arbitre attentif, il aurait été sanctionné plutôt que félicité. Mais il n'y avait pas d'arbitre : Erre était seul face à sa faute. Le reste de l'entraînement se déroula sans autre péripétie. Erre s'apprêta à reprendre sa douche lorsqu'il apperçut une spectatrice attentive : Elle ! Il n'en crut pas ses yeux et se rapprocha pour être pincé. Mais elle était bel et bien là, dégageant un parfum de violette, quand il l'étreignit. "Qu'est-ce que tu fais là ?" lui demanda-t-il ne pouvant imaginer un seul instant qu'elle s'était déplacée pour venir le voir. - Aucune nouvelle de mon beau cavalier alors je suis venu le voir sur le terrain de ses exploits, lui répondit-elle. Tu n'as pas l'air heureux de me voir ? - Si, bien sûr que si. Je suis si surpris de te voir ici mais heureux tu sais. - T'en as pas l'air. - C'est que j'suis pas à l'aise. - Je vois. - Tu vois, dit-il en laissant baller les bras pour prendre une posture grotesque, j'suis pas très présentable. Déjà à la soirée, j'étais fringué comme un craignos ... - C'est ce qu' m'a plu chez toi : tous les autres étaient collet monté, toi tu étais relax, j'adorais ta chemise ... - Oui moi aussi, c'est bien cela le problème ... elle a servi, elle affiche les sévices du temps au niveau du col et des coudes et de la teinte aussi ! Tu sais j'étais pas là pour draguer. Ca a été

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une surprise pour moi de finir la soirée avec une fille. Et quelle fille ! dit-il dans un clin d'oeil. J'pensais qu'on ne se reverrait pas. - Pourquoi ? - Mais regarde-nous, regarde toi, regarde moi : qu'est-ce qu'une fille comme toi foutrait avec un gars comme moi ? - Tu te trompes, Erre. - Non, je ne crois pas. - Si. - Mais non ! - Je suis pourtant venue jusqu'ici. - C'est vrai ! Comment t'as trouvé ? - Trouvé quoi ? - Ici, le terrain. T'es venue comment ? - Oh ! je suis passée par la buvette. C'est un Monsieur moustachu qui m'a renseigné. - Capello ? - Je ne sais pas : il ne m'a pas dit son nom. - Il t'a envoyé ici. - Comme tu peux le constater. - Tu sais, ici, c'est pas un endroit pour une fille comme toi. Tu risques de te faire chambrer. - Cappelo le monsieur moustachu était très aimable pourtant. - Normal, Cappelo est de l'autre bord ; il ne s'intéresse pas aux filles. - Ah bon, il est ... - Homo. - Ah bon, j'avais pas remarqué. - C'est lui qui nous l'a dit lorsqu'il est tombé amoureux de Fantix, un autre joueur. - Et alors ? - Alors rien, Fantix, s'est fait viré. - Parce que qu'il était PD ? - Non parce qu'il n'était pas assez rentable, il valait pas assez cher à la bourse des transferts. Et comme il était mercenaire, ça n'a pas traîné. - Mercenaire ? - Des joueurs qui se vendent au plus offrant. - Mais dis, je suis bien dans un club de foot rigola-t-elle. - Oui mais tu dois savoir que l'objet "social" du club, social au sens juridique du terme, c'est la traite des footbaleurs. On vend les footeux comme de la viande fraîche. Comme on n'arrivait pas à revendre Fantix, on a attendu qu'il fasse un pas de travers pour le mettre dehors : on lui a fait croire qu'il était dans un club familial où l'on tolérait pas mal de fautes : il a loupé une fois l'entraînement parce que sa voiture est tombée en panne ... BOUM DEHORS ! - Mais on ne peut pas mettre les gens dehors comme ça. - Mais si, comme dans tous contrats, il y avait dans le sien des clauses en petits caractères. Bien sûr qu'il pouvait tomber en panne mais il n'a pas suivi la procédure officielle pour le signaler : DEHORS ! avec la clause en petits caractères marquée en grand sur son C4. - Le pauvre. - Bah, Fantix est un mercenaire : il a vite trouvé ailleurs. Mais Cappelo lui, il est de la maison, il ne peut pas quitter le club aussi facilement. Et donc, il est inconsolable. C'est pour ça qu'il était à la buvette. - Il avait l'air gai pourtant. - Puisque je te dis qu'il l'est, gay, plaisanta-t-il. Et il devait être joyeux aussi, dit-il en levant le coude pour préciser. - C'est avec lui que tu joues ? - Oui enfin qu'on s'entraîne. - Vous prenez la douche ensemble ? - Oui, mais je te rassure : il n'a jamais eu la trique devant moi. - J'espère bien, rigola-t-elle. 3-32

- Tu sais que ça a toujours été ma grande frayeur depuis l'école : avoir une trique d'enfer quand une jolie infirmière nous faisait passer la visite médicale. - Ca t'es déjà arrivé ? - Jamais, d'autant que je m'en souvienne. Mais y'a rien à faire, j'avais toujours cette petite voix espiègle qui me disait : "Oh qu'elle est jolie l'infirmière, dis t'as vu ses fesses !" ... et l'infirmière qui me prenait la tension, la pauvre, si elle avait su ... - T'avais combien ? - Normal ... 10 ou 11. - Et tes pulsations ? - Une par seconde, 60 par minute, normal aussi. Mon poids, ma taille, mon QI, ... aussi. Tu vois, en somme je suis quelqu'un de fort moyen. - Sauf pour te fringuer, rigola-t-elle faisant allusion à sa tenue du réveillon. - Allez suffit, s'exclama-t-il se sentant maupiteux dans sa tenue de joueur réserviste ! D'ailleurs, il faut que j'aille prendre ma douche. Elle répondit les yeux pétillant de malice : - AH ! ce que j'aimerais être une goutte d'eau ruisselant sur un corps superbe de footbaleur. Devant la convoitise qu'affichait sa compagne, Erre poussa un OUF de soulagement : - Ouf ! encore heureux que je ne suis pas footbaleur, sourit-il. - Tu n'es pas footballeur, s'étonna-t-elle. - Pas vraiment : je ne joue pas. - Pas actuellement, précisa-t-elle. - Y'a pas beaucoup de chances que cela change, tu sais. - Ah bon, pourquoi ? - Parce qu'ici, si t'as pas l'intention d'aller voir ailleurs, t'as pas ta place dans l'équipe. "Rien ne sert de valoir, il faut se vendre !" telle pourrait être la devise du club. Le foot se prète bien à ce style de commerce : lors d'un match, on fera croire à un enjeu ; tu verras les gros titres dans la presse : "Duel au sommet", "Match de la dernière chance", "Vaincre ou périr", ... Le match sera joué à guichets fermés ; le stade prendra les allures d'un camp militaire retranché ; la ville sera en état de siège : les ambulances seront avancées, les herses d'acier déployées, la cavalerie et les autopompes sorties ! Dans ces conditions, tu comprendras que le footbaleur qui fait parler de lui lors du match verra sa cote exploser sur le marché des transferts. Dès qu'un club sera prêt à y mettre le prix, le gars peut faire ses valises. Cela fera les affaires des investisseurs mais pas celles des supporters, des coéquipiers ou encore de la famille qui soit est laissée sur place, soit transbahuttés comme du linge dans le polochon. Ca ne fait pas non plus les affaires des footbaleurs qui veulent rester au club puisqu'on ne va pas mettre en vitrine des joueurs qui ne veulent pas se vendre. - Mais je ne comprends pas : pourquoi le club vous garde si ce n'est pas pour vous faire jouer ? - Parce que, pour obtenir des subsides , il doit justifier d'un rôle social : de jeunes joueurs qu'il forme pour leur donner la possibilité de devenir des stars du ballon rond plutôt que de traîner dans les rues. Plus il en embrigade, plus il reçoit du fric. - Mais il ne vous paie quand même pas à ne rien faire ! - Si ! - Mais le jeu n'en vaut pas la chandelle ! Ca doit lui coûter un argent bête. - C'est pas le sien de pognon, ce sont des subsides, c'est l'fric du contribuable. - Mais le club a des comptes à rendre tout de même ! Il ne peut pas financer son commerce avec notre argent. - C'est là tout le malheur, un scandale ! Pour justifier l'enrôlement de mercenaires, l'entraîneur nous fait passer pour de la jaunissure de slip, se désolant qu'il ne peut rien faire avec nous, arguant que pour nous faire jouer, il faut nous encadrer de joueurs aguerris. Pour prouver ce qu'il dit, nous aurons même droit aux honneurs de la caméra : tu as vu ce que ça donne, deux trois ploucs qui se prennent pour des stars à l'entraînement ; l'entraîneur lui qui s'imagine être le centre du monde ; un homo qui soûle son chagrin à la buvette et tous les autres joueurs blessés ou malades. Et encore, le championnat vient de reprendre après deux semaines de trève, les

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fêtes de fin d'année avec la famille ... les gars sont regonflés à bloc ! Mais reviens dans un mois et tu verras le spectacle, digne de "Striptease". - Mais pourquoi restes-tu ici ? - Qui voudrait de la jaunissure de slip ? Et puis de toute façon, ailleurs, c'est pas mieux. - Oui mais non, c'est pas ce que je voulais dire : pourquoi ne changes tu pas d'orientation ? Y'a pas que le foot dans la vie - C'est ce que fais. - AH ! fit-elle mi-ravie, mi-étonnée. - Oui, je tâte de l'écriture. - AH ! fit-elle totalement enchantée cette fois. Et qu'est-ce que t'écris ? - Un livre sur ce que je viens de te raconter. - Je pourrais le lire ? - Pourquoi pas. Mais il est pas encore fini, tu sais. J'y raconte bien d'autres choses. - AH ! fit-elle curieuse. Quoi par exemple ? - La foi que le foot m'a insufflé, ma foi. - C'est à dire ? - Je vais te raconter : mon père était un supporter acharné des rouches, il m'emmenait au stade tous les dimanches après-midi. Et moi, le matin, j'allais à la messe prier pour que mon club gagne, je promettais à Dieu d'être sage. Une fois, il jouait en coupe d'Europe, je regardais le match à la télé quand ma mère me demande d'aller chercher des frites. Me demander ça alors que mon club jouait et était battu 1-0 chez un ténor de la Bundesliga ! J'aurais pu l'envoyer bouler mais j'y suis allé en disant à Dieu : "Regardez mon Dieu : je vais chercher des frites comme maman me l'a demandé ! ... faites que le club égalise" ... et quand je suis revenu, c'était 2-1 pour nous. J'avais sans doute loupé les deux plus beaux buts de tous ceux que j'ai connus, raté le plus bel exploit que le club ait forgé. Mais je reste convaincu que si je n'avais pas été chercher les frites, il aurait été battu. - Simple coïncidence, crut-elle bon de préciser. - Sans doute, mais la vie n'est-elle pas qu'une suite de coïncidences ?

3.4. Au club comme à Poudlard Elle ne sut que répondre. Erre continua nostalgiquement. - C'est vrai, c'est le foot qui a inspiré ma philosophie de vie ; c'est lui qui a façonné mon comportement. J'ai toujours pris exemple sur des footeux : gosse j'avais les larmes aux yeux, quand j'entendais les joueurs déclarer que leur satisfaction individuelle passait après celle d'équipe ; tu vois c'était Harry Potter avant la lettre : seule l'équipe compte. - Dis moi Erre, à Poudlard, tu serais dans quelle école ? - A Poufsouffle. - Chez les tarés, demanda-t-elle en souriant. - Oui mais attention j'ai pas vraiment choisi, j'ai procédé par élimination : je ne suis ni assez bon pour être à Griffondor, ni assez mauvais pour être à Serpentard, Serredaigle j'connais pas, reste que Poufsouffle. Ca te surprend ? - La plupart des gens que je connais aurait dit GriffondOr en souhaitant secrètement être à Serpentard mais tous seraient effectivement avec toi à Poufsouffle, rigola-t-elle. - Et toi, où serais-tu ? - Moi, à Serpentard. - A Serpentard ? - Ca te surprend ? Ce sont les plus malins qui vont là bas. - Les arrivistes, les envieux, les cupides, ... - ... les menteurs ... - Les menteurs aussi, confirma-t-il. "Les menteurs ?" demanda-t-il ensuite la voyant embarrasée, dubitative. - Erre, je t'ai menti, lacha-t-elle, sur mon âge et ma profession, mais il y a encore des choses que je ne t'ai pas dites... Quand tu m'as demandé ce que je faisais là, j'ai eu peur que tu me demandes si je n'avais pas cours. 3-34

- Tu n'as pas cours ? - Non, je ne travaille pas ; je suis à la recherche d'un emploi. - Mais les gosses à qui tu donnes cours. - Disons plutôt que je surveille. Je fais la garderie, le soir. Mes cours, ça va de plasticine à picotage. Je travaille dans le cadre d'une Agence Locale pour l'Emploi. Voyant son rève impossible s'éffriter en une réalité moins glorieuse mais plus accessible, Erre réellement aux anges s'indigna intérieurement, pour la forme uniquement : "Oh la menteuse ! ET multi-récédiviste avec ça ! Je crois que ça ne présage rien de bon pour l'avenir. Mais, ne dit-on pas qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ? Et moi qui pensais caresser un rêve inaccessible, elle n'arrête pas de me pincer : non je ne rêve pas! Mais j'arrive toujours pas à y croire : c'est vrai, je trouve incroyable qu'elle se donne la peine de me mentir pour bien se faire voir de moi ! Et ce n'est pas juste pour se vanter sinon elle ne se confierait pas juste après.". - J'ai les deux miennes qui y sont, dit-elle en l'interrompant dans ses pensées. - Pardon. - J'ai mes deux petites filles qui vont à l'école où j'assure la garderie. Et paf ! encore une cachoterie de plus qu'elle lui avouait. Mais il était incapable de lui en vouloir. Quand elle craquait de cette manière, elle lui faisait l'impression d'être un choco miko à la vanille croqué du bout des incisives : dure et froide en apparence, la crème glacée fondait ensuite sur la langue. Elle montrait une fragilité qui aurait incité tout homme à lui offrir une épaule protectrice ... comme si lui était invulnérable. Mais invulnérable, il ne l'était pas et il le savait : il avait cru s'être tiré sans bobo de son accident de voiture mais il s'était trompé : plusieurs semaines après son hospitalisation pour un doigt de pied de cassé, en plus de sa commotion, on décela une fracture de la machoire. Il en fut tout à la fois stupéfait, affligé et terrorisé : il avait toujours cru qu'une fracture, ça faisait mal. Sinon comment savoir si l'on est toujours entier ? Ce serait vivre dans la hantisse d'un arbre qui se demande s'il a encore toutes ses feuilles. Erre ne s'était évidemment pas ennorgueuilli d'avoir la tronche de traviolle et "même pas mal". Il se sentait dans la peau croûteuse d'un mille-feuille desséché que le moindre contact peut réduire en miettes. Difficile dans ces conditions d'aller à la conquête de la balle ou de sa bien aimée. D'autant qu'en face, on lui faisait des cachoteries. - Ha, tu as deux filles, s'exclama-t-il pour sortir de ses tourments ! - Oui. J'ai vécu 10 ans avec quelqu'un. Cela va faire un an que nous sommes séparés. - Le contraire m'eut étonné, lui dit-il ... euh, enfin je veux dire que tu aies été avec quelqu'un : ils ont dû être nombreux à te courir après. - Cela te gène ? - Non, j'crois pas : de qui devrais-je avoir peur puisque l'amour rend fort ... à ce qu'on dit. - Mais non idiot ! Mes filles, ça ne te gène pas ? ... elles ont 6 et 7 ans. - Ha, j'croyais que tu me demandais si ça me dérangeait qu'on te coure après ... oui énormément ! Mais tes filles ? ... euh ! J'crois surtout que ce sont elles qui vont être gênées puisque leur maman a un idiot comme compagnon. - Tu sais bien, je disais ça comme ça. - Mais c'est la vérité tu sais. Enfin, disons que je ne suis pas très à l'aise avec les enfants. Ils me font peur. - Ne te tracasse pas. De toute façon, je n'ai pas l'intention de te les présenter immédiatement. Je ne tiens pas à mélanger ma vie familiale et sentimentale. - Moi non plus tu sais ... enfin je veux dire que je ne tiens pas à mélanger ma vie amoureuse et professionnelle. - J'aurais pas dû venir, se désola-t-elle. Conscient de sa balourdise, Erre tenta de se rattraper mais de manière encore plus maladroite : - Si si, j'suis vraiment heureux que tu sois venue mais imagine qu'un paparazi passe par ici : il prendrait une photo qu'il publierait juste après une contre performance du club : "Autopsie d'une défaite !", marquerait-il comme gros titre. Et l'on verrait en photo, un joueur tout sourire en charmante compagnie sur le terrain d'entraînement. 3-35

- Oh tu vois, j'aurais pas dû venir. - Mais si, je plaisante. Des journalistes, t'en verras pas beaucoup dans le coin et des paparazzi encore moins. - Si si, je vois bien que ça te gêne que je sois venue jusqu'ici. - Ên fait, pour être franc, j'aime pas qu'on me regarde jouer. Tu sais je suis très mauvais perdant. Devant quelqu'un que j'affectione, je me vois mal insulter l'arbitre, engueuler un coéquipier, pester sur l'entraîneur, jeter mon maillot, ... - ... exulter quand tu marques un but, l'interrompit-elle. - Ah t'as vu ? - Oui j'ai vu. - Ben oui, ça me gène ! - Pourquoi ça ? - ... exulter parce qu'on marque un but, simplement parce qu'on a fait passer le ballon de l'autre côté de la ligne, c'est pathétique non ? - Mais non pourquoi ? - ... à l'entraînement, j'veux dire. Faire des bonds parce qu'on a inscrit un but sur une phase qu'on répéte à longueur de journée. - C'est vrai, à l'entraînement, ça se justifie moins. - Même en match. Quand tu vois les partouzes monstres au centre du terrain, les joueurs les uns sur les autres, devant tout le monde, c'est honteux ! Qu'est-ce que tu dirais si tu me voyais à la télé avec une dizaine de gars pour me sauter dessus ? - La même chose que "Posh" Victoria Beckham quand son footbaleur de mari se retrouve la tête dans l'cul d'Rooney, je suppose. - Tu t'intéresses aux footbaleurs anglais toi, lui demanda-t-il étonné qu'elle connaisse Wayne Rooney et David Beckham. - Beckham oui. - Tu ne le trouves pas pathétique ? - Mais non. - ... la tête dans l'cul d'Rooney ? - Ah si, là oui. - AH ! ... et tu voudrais que je fasse comme lui ? - Mais personne ne t'a sauté dessus. - C'est parce que je n'ai pas sauté de joie non plus. - Sauter de joie pour se faire sauter dessus : relation de cause à effet, interrogea-t-elle. - Ce qui est sûr en tous cas, c'est que la joie est communicative. Moi, quand je vois une fille sauter de joie, j'ai toujours envie de lui sauter dessus. - Oh chouette, dit-elle dans un clin d'oeil, en bondissant sur place ... mais alors tu ne me sautes pas dessus ? - Arrête, tu te moques, dit-il, c'est pas bien. - Mais oui, je me moque ... je n'ai aucune envie que tu me sautes dessus ici. - Un terrain boueux, ce n'est pas le cadre idéal pour faire des calins. Mais c'est ici que je bosse. D'ailleurs, tu m'excuseras, il faut que j'y aille si je veux récupérer mon sac. - Oui va vite, dit-elle. - On peut s'revoir, lui demanda-t-il. - Pourquoi pas ? Ce week-end ? - Pourquoi pas ? Je ne joue pas ce week-end. - Si on allait se balader, proposa-t-elle. J'connais une chouette balade pas trop loin d'ici. - C'est que ... j'ai pas de voiture : elle était assurée jusque la fin de l'année passée. - Pas grave, on prendra la mienne. J'passe te prendre samedi 10 heures. - OK. - Bon, j'me sauve, dit-il ensuite en se tournant vers les portes du vestiaire, craignant de les voir se refermer devant lui. "Hé", cria-t-elle à la manière d'un joueur appelant la balle. - Quoi ? 3-36

- T'as rien oublié ? - Bisous, fit-il comme un gros benêt. - Mon Dieu, s'exclama-t-elle à la manière d'une héroïne de tragédie grecque prête à défaillir, non ! Ton adresse. - Ah oui, tête de con, dit-il en se frappant le front. Et il rebroussa chemin pour lui donner son adresse ainsi qu'un bisous. - Allez disparais, va prendre ta douche, s'écria-t-elle.

En rentrant aux vestiaires, Erre croisa ses coéquipiers qui s'en allaient. - Hé gars, à d'main, gars. - A d'main, les gars. - A d'main Erre. - A d'main coach.

3.5. La mafia du foot Laissé seul dans le vestiaire, Erre regretta d'avoir été aussi volubile avec Elle. Il ne parvenait toujours pas à croire qu’une telle fille puisse s’intéresser à lui. C'était trop beau, trop facile, cela cachait quelque chose. Les seuls trucs qu’il connaissait d’elle étaient ce qu'elle lui cachait avant de prendre un malin plaisir à le lui dévoiler. Mais dans quel but ? Et puis toutes ces coïncidences : l'athénée, le Bout-Du-Monde, sa situation familiale et professionnelle, ... Et surtout, comment expliquer cette contradiction : durant toute sa jeunesse il avait voulu se taper une fille comme elle et maintenant qu'il ne veut plus, elle lui tombe dans les bras. Tout était trop parfait jusqu’à ses défauts qui ne faisaient que donner de la crédibilité au conte de fée qu'il vivait. Car finalement pourquoi pas : c'était une mère seule, abandonnée, sans ressource, moins jeune qu’elle n’y paraît et plus fragile qu’elle ne le prétend ... et lui célibataire, sans enfant, footballeur réserviste mais professionnel du Sporting Club L'ecce ? Ce n'est plus un conte de fée mais une banale histoire d'amour des temps modernes. Mais il n'y avait pas que cette histoire d'amour. Erre venait d'un milieu où la loi du silence était d'application ; il savait que trop en dire pouvait coûter cher. Comment avait-il pu se confier à une inconnue comme il l'avait fait ? Bon Poufsouffle au lieu de GriffondOr, c’était pas trop grave mais toutes ces histoires concernant le financement du club ... sans doute un secret de polichinelle mais celui qui irait le confier publiquement s'attirerait la haine de tous ceux qui le pensent secrètement. Il le savait ... il le savait pourtant ! Mais un concours de circonstances, similaire à celui qui finit par confondre un criminel, s'était présenté à lui : d'abord, il était à l'entraînement hors, tout comme le sexe, l'alcool ou la connerie, un terrain de foot est le terreau de la conviction inébranlable. L’effet de surprise ensuite : jamais il n'aurait pu imaginer qu’Elle vienne le voir à l’entraînement. A présent, il craignait qu'elle ne soit venue que pour lui tirer les vers du nez. Avait-on eu vent de son projet littéraire, son intention de déballer tout ce qu'il savait, et voulait-on savoir ce qu’il savait exactement ? Jusque là, il n'avait mentionné ses intentions à personne mais il travaillait sur ordinateur, relié à internet ... on aurait pu sniffer sa connexion pour savoir qu'il écrivait un bouquin sur la pratique du foot ; Erre savait qu'il existe des super ordinateurs tournant jour et nuit à la recherche d'info sur le net : par exemple, quand un manager veut acquérir un joueur, il encode son nom et le programme scrutait les réseaux sociaux et rappatriait toutes données le concernant. En outre, il se chuchotait qu'un spyware permettait même d'aller chercher l'info jusque sur le disque dur des particuliers. Il rejoignit à pied la gare située à quelques centaines de mètres de là pour rentrer chez lui. Les projecteurs du terrain avaient été éteints et il ne subsistait que le faible éclairage du sentier dont on se demandait s'il avait été oublié ou devait rester allumé la nuit. Le terrain semblait avoir revêtu une toile de jute qui s'effilochait pour mieux donner prise au givre. Délimité par des palissades défraîchies où le ballon avait laissé ses empruntes boueuses - quand il ne les avait pas brisées - il semblait à l'abandon. Une atmosphère aussi pesante que le vide s'en dégageait. La vapeur d'eau des vestiaires et l'haleine des rares badauds (il était alors le seul) se condensaient en dessinant de fines paillettes argentées qui semblaient se maintenir en suspension dans le ciel étoilé. La petite ampoule du vestiaire grésillait comme crépite un feu de bois les froides soirées d'hiver. Mais la végétation 3-37 avait quelque chose d'effrayant, ses formes obscures et immobiles se découpaient lugubrement dans la nuit noire. "Mais, se disait-il, qu'ai-je donc à craindre dans un endroit déserté ? ... si une mafia voulait me réduire au silence, il lui suffirait de lancer une rumeur pour me discréditer. Si elle voulait vraiment se débarasser de moi, elle ferait coup double en agissant au su de tous : un joueur qui dirait qu'il n'a pas fait exprès de me briser les deux jambes en me tacklant. Ou bien encore un camionneur à bord de son 60 tonnes qui dira qu'il n'a pas vu ma cacahuète de voiture ajoutant qu'il n'a même pas eu conscience du choc. Tandis que là, mon corps gisant la nuit tombée sur un sentier bordant un terrain de foot ; c'est quoi : un crime de rôdeur, crapuleux ou passionnel ? Personne n'irait voir la marque d'une puissante mafia." 4. Composition d'équipe

4.1. Question technique ! De fait Erre rentra sans encombre chez lui, passa une bonne nuit, tout heureux de se réveiller là où il s'était endormi et non ailleurs en ne sachant rien du comment il y était arrivé, comme quand il se réveillait à l'hosto. En soirée, la première jouait un match amical contre une formation allemande. L'entraîneur teuton n'avait pas estimé nécessaire de mobiliser son équipe première pour un match sans enjeu. Ce furent donc les réservistes que les mercenaires du club allaient affronter. el Buitre avait convié ses propres réservistes à assister au match depuis la tribune ; "Prennez-en de la graine", leur avait-il dit. Mais SAPRISTI! ... à l'heure du match, le terrain était encore plongé dans l'obscurité. el Buitre se précipita dans la buvette d'où se commandait l'éclairage et s'écria qu'on lui allume ces "putains de projecteurs !". Le préposé derrière le bar leva et abaissa plusieurs fois la manette d'interrupteur et s'excusa en haussant les épaules : "J'sais rien faire, Monsieur el Buitre, c'est technique." A ce terme, el Buitre répliqua que si c'était technique "QU'ON APPELLE UN PUTAIN DE TECHNICIEN ..." Comme s'il était face à un homme pris de malaise, il jeta ensuite un regard circulaire tout en implorant la salle : "Y'aurait-il un technicien ici ?" Personne ne répondit : même, s'il y avait eu un technicien dans la salle, il n'était quand même pas venu jusque là pour faire de la technique. Frigorifiés par un froid de canard et voyant el Buitre s'égosiller comme un rouge-gorge, les joueurs des deux équipes rejoignirent la buvette pour se réchauffer et prendre des nouvelles. Comprenant ce qui se passait, un joueur allemand s'avança et se dirigea vers la boîte à fusibles. La main sur la petite porte, il se tourna vers el Buitre et demanda d'un geste évocateur s'il pouvait y toucher. el Buitre demanda s'il était technicien ; l'Allemand secoua négativement de la tête pour montrer qu'il ne comprenait pas ce qu'el Buitre baragouinait. el Buitre se détourna alors de lui et hurla à travers la buvette "Y'A-T-IL UN TRADUCTEUR DANS LA SALLE ?". Laissé en plan, l'Allemand fixa le préposé qui haussa les épaules, l'air de dire : "C'est comme ça que ça se passe ici mais si ça t'amuse de trifouiller, vas-y !". Seul, Erre, qui suivait de loin les événements, voulut l'en dissuader : le joueur allemand ne savait pas où il mettait les pieds ; si jamais il faisait péter autre chose, OUH LA LA ! on le renverrait chez lui avec un coup de pied au cul ! Quand el Buitre dit qu'il faut un technicien, il faut un technicien ! Et un technicien c'est pas un footeux qui bricole chez lui le dimanche quand il n'a pas match l'après-midi ! Car ATTENTION ! ... ici, on est au Sporting Club L'ecce, on ne fait pas dans l'à peu près ! ... de la rigueur, des méthodes et des standards "s'il vous plait". Erre s'abstint d'intervenir, lui aussi avait pris le pli : c'était pas son rôle de mettre en garde un joueur de l'équipe adverse ; on aurait bien été capable de l'accuser d'être acheté, un vendu. Si l'Allemand voulait faire son malin, qu'il le fasse et tout profit pour le club s'il foutait le feu à la baraque, non seulement le club gagnerait le match sur tapis vert mais en plus il demanderait des dommages et intérêts pour la buvette. "CLAC" fit le fusible réarmé et toute penaude, la lumière fut. Visiblement, ses 220 volts n'étaient pas pressés de sortir par ce froid de canard ! "Allez, les gars, let's go", s'écria el Buitre en se dirigeant vers le terrain.

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- Dites Monsieur el Buitre, j'annule le rendez-vous que j'ai pris auprès du technicien, demanda le préposé. - Technicien, pour quoi faire un technicien ? - Je sais pas, dit le préposé tout confus ... j'annule ? - Mais oui annule, ANNULE ! Et grouille-toi, on va quand même pas payer un technicien à ne rien faire ? "Ce sera fait, Monsieur el Buitre", dit le préposé, tout joyeux à l'idée d'avoir fait coup double puisqu'ayant menti en disant avoir pris rendez-vous, il n'aurait pas besoin de décommander. "Enfin quelqu'un d'efficace, ce préposé", pensa el Buitre. Puis, comme il allait sortir de la buvette, il se retourna et se mit à beugler : "Allez les gars, au boulot ! " La plupart des joueurs réservistes secouèrent la tête de dépit ; levèrent une dernière fois le coude et se dirigèrent péniblement vers le banc. el Buitre revêtit une vareuse noire : en l'absence d'arbitre officiel, c'est lui qui allait siffler. Le match, enfin, put débuter. Il se déroula à un train de sénateur : les joueurs couraient plus pour se réchauffer que pour conquérir le ballon. Dans ces conditions, il n'y eut pas grand chose à se mettre sous la dent, très peu de tir cadré, aucun geste technique digne de ce nom, pas la moindre action d'éclat, pas même un but de raccroc comme c'est souvent le cas dans ce style de match insipide. Mais ce n'est pas le préposé au marquoir qui allait s'en plaindre. Celui-ci ne fonctionnait pas : il n'était apparemment sur les mêmes fusibles que l'éclairage ! On ne jugea pas bon de le remettre en état pour un bête match amical et pourtant, il aurait été le centre de toutes les attentions, pas pour le score mais pour savoir le temps qu'il restait à jouer. Dans ces conditions, le tapotement du poignet avec l'index en tournant un regard interrogateur vers le banc de touche fut le geste qui fut le plus souvent exécuté sur la pelouse. Allez savoir pourquoi - par peur de blessures sans doute - les footbaleurs ne portent jamais de montre quand ils jouent ! el Buitre lui en avait une avec chronomètre. Pour le malheur de tous, il prenait son rôle d'arbitre très au sérieux, décomptant le moindre arrêt de jeu. Heureusement, jamais les joueurs blessés ne mirent aussi peu de temps pour se relever et se remettre à courir. Les plus à plaindre dans l'histoire, c'étaient les réservistes, contraints à l'inactivité sur le banc de touche et transis de froid. Bien entendu, une fois el Buitre le dos tourné, plusieurs d'entre eux retournèrent à la buvette pour réapparaître sur le banc à la mi-temps et rebelotte pour la fin du match. Ce scénario bien rôdé avait cette fois donné lieu à une situation cocasse : le joueur ne s'étant pas apperçu qu'el Buitre avait officié en tant qu'arbitre, il avait été le trouver à la fin du match en lui faisant remarquer que l'arbitre était un débile mental pour faire jouer un match sur un terrain aussi dangereux. Ce n'est qu'à travers le regard d'el Buitre que le joueur remarqua sa vareuse tout aussi noire. el Buitre feignit de ne pas avoir entendu l'insulte. Il n'était de toute façon pas dupe, il savait ce qui se passait une fois qu'il avait le dos tourné. Mais la situation arrangeait tout le monde : les réservistes se donnaient l'illusion de pouvoir se moquer de la hiérarchie et la hiérarchie s'en moquait puisqu'en se cachant ils légitimaient l'autorité, ils se mettaient la corde au cou. Si par la suite, ils voulaient faire de leur nez pour telle ou telle raison, la direction savait déjà quels éléments invoquer pour démontrer leur manque de conscience professionnelle. Erre savait qu'aller au bar était ce que la direction interdissait tout en espérant que les joueurs le fassent pour se compromettre. Mais il avait bien trop froid. Pour éviter d'être vu et se donner bonne conscience, il passait par les toilettes et restait le plus longtemps possible dans la puanteur. Au terme de la rencontre, le seul joueur à avoir tiré son épingle du jeu fut le joueur allemand ayant réamorcé les fusibles en l'ayant fait : el Buitre vint le trouver à la fin du match pour lui proposer de rejoindre le club : sur le terrain, il n'avait rien montré de plus que les autres mais sans lui il n'y aurait pas eu de match. Le germanique se tâta : certes, ce qu'il avait vu du club n'était pas encourageant mais d'un autre côté, il était barré par des mercenaires dans son club. Au Sporting Club L'ecce au moins, il aurait la possibilité de se mettre en évidence ; devenu mercenaire, il recevrait sa chance.

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4.2. Question identitaire Rentré chez lui, Erre téléphona à sa compagne pour lui conter ce grand moment dans la vie du club. Il en existait pas mal mais, celui-ci était bien représentatif du mode de fonctionnement. Il lui expliqua les risques inconsidérés que le joueur allemand avait pris en jouant au technicien. - Pourquoi n'as-tu pas toi-même réenclenché le disjoncteur, lui demanda-t-elle. - HE HO ! j'tiens à la vie, lui répondit-il : l'Allemand a eu de la chance de ne pas être d'ici parce que quand el Buitre dit que c'est technique, c'est un technicien qu'il faut. - Tiens, s'esclaffa-t-elle, ça me fait penser aux exercices que je donne aux gosses : je donne un nom, ils doivent trouver le verbe ou l'inverse trouver le substantif ; par exemple le jardinier jardine, la couturière coud, l'étudiant étudie, ... ils adorent ce style d'exercices. - Mais le technicien alors, il fait quoi ? - Ben ... il fait de la technique, dit-elle hésitante. - Mouais, ronchonna-t-il ... techniciser, ça n'existe pas ? - Si mais pas dans ce sens. - Putain, qu'est-ce que c'est compliqué ce que tu donnes aux gosses ! T'as pas honte ? - Rien n'est simple quand on creuse un peu. C'est quand on survolle que tout paraît tellement simple. - C'est vrai, c'est comme tout : quand t'as besoin de quelque chose, il n'est jamais là alors qu'il y était quand tu n'en avais pas besoin. Sans la nommer bien sûr, Erre faisait allusion à sa chère concubine. Elle qu'il n'attendait plus, elle qu'il trouvait plus désirable que jamais mais qu'il ne désirait plus ! Bien entendu, il n'allait pas lui dire ces choses là ; il préféra épiloguer sur le foot. Après tout, ce qui est valable sur le terrain glissant des sentiments l'est tout autant sur celui boueux du ballon rond. Il lui rappela le but qu'il avait marqué quand el Buitre lui avait demandé de se planter comme un poreau au point d'péno. - Un but d'anthologie, ironisa-t-il. Mais une anthologie plutôt confidentielle : personne d'autre que toi ne l'a vu, maugréa-t-il. Ce but jamais il ne me sera donné l'occasion de le mettre en match, même les matches amicaux, je ne les joue pas. Ca ça me fait enrager tu vois : je marque à l'entraînement et el Buitre m'ignore mais un joueur étranger qui remet les plombs à la buvette, là, il est prêt à lui dérouler le tapis rouge. Tu vois quand tu dis à tes gosses qu'un jardinier jardine par exemple, eh bien, ce n'est plus vrai ! ... au foot un jardinier ne jardine plus, il va acheter ses légumes tout faits au marché. Mais ça va encore plus loin parce que s'il doit goûter, sentir, soupesser, ... c'est une perte de temps. Alors qu'est-ce qu'il fait ? ... il s'en remet à l'étiquette pour acheter ce qu'il lui faut. T'as déjà fait tes courses ; tu sais qu'on ne va pas te servir une tomate pourrie pour le prix d'une belle rouge ... le raccourci est tout trouvé. Quand t'entraînes maintenant, tu peux oublier tout ce que t'as appris sur le foot, tu fais ta composition d'équipe comme tu joues à bataille, par une simple comparaison arithmétique entre les prix.

Moi je dis toujours que si beaucoup d'entraîneurs sont cons de naissance, c'est professionnellement que tous le deviennent. Tout ce qu'ils ont de technique, de psychologique et de stratégique en eux, ils le ressortent pour expliquer pourquoi leur équipe va gagner, avant le match et pourquoi elle a perdu, après. - Tu es méchant, lui dit-elle. - J'ai la rage, oui. Qu'ils jouent à bataille ne me dérangent pas mais qu'ils nous jetent parce qu'on n'a aucune valeur marchande, c'est insupportable. - Que veux-tu y faire ? - J'vais te raconter une anecdote : quand j'étais jeune, j'allais jouer au tennis. Un jour, j'ai rencontré un Marocain qui cherchait la bagarre parce qu'il avait été refoulé des terrains : "Ouais, me dit-il, toi t'as peut-être la raquette, le short et la chemise de Bjorn Borg mais moi, j'ai mes deux bras, mes deux jambes et ma tête." Bien sûr, il voulait dire qu'il allait me donner coups de poing, coups de pieds et coup de boule parce que je pouvais jouer et lui pas. Eh bien, ce sont ces paroles qui m'ont convaincu que pour se battre, il n'y a besoin de rien d'autre que deux bras, deux jambes et une tête. - Tu crois que tu jouerais plus souvent si tu frappes ton coach ?

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- Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire c'est que moi aussi, j'ai deux bras, deux jambes, une tête ; toi aussi ; el Buitre aussi ... tout le monde a deux bras, deux jambes, une tête. Et c'est le même sang qui coule dans nos veines. Mais quand on comprend ça, c'est toute la puissance du monde qu'on a entre les bras, toute l'intelligence dans la tête et tout l'entrain dans les jambes. On peux se mettre à la place de n'importe qui. Et si l'on ne peut pas le changer en se changeant soi même, par contre on sait ce qu'il faut faire pour l'éliminer. - Pourrais-tu seulement te mettre à la place d'une mère, soupira-t-elle. - Pardon, demanda-t-il. - C'est bien beau ce que tu dis là Erre. Mais je dois te laisser : je dois aller rechercher mes filles à l'école. - AH oui, naturellement ! On se voit quand ? - Samedi, t'as déjà oublié ? - Non, mais j'avais l'espoir qu'on se voit avant. - J'suis désolée, Erre : je n'ai pas le temps. - C'est pas grave, on se verra samedi. - Mets tes grosses bottines ; on va faire une longue balade. 5. Relation amoureuse

5.1. Première ballade Samedi 10 heures, une belle journée d'hiver s'annonçait, lumineuse et frisquette. Erre et Elle s'étaient donnés rendez-vous à la gare. Elle était déjà là quand il arriva en train. Elle se tenait droite et fière derrière le volant de sa voiture. Erre s'installa à la place passager, qui était la moins abimée, la plus usée étant celle du conducteur évidemment et la plus abîmée la banquette arrière : éffilochée, tachée, crayonnée par l'activité enfantine. Un fauteuil enfant escamotable, en pire état encore, occupait le côté droit. Elle démarra et prit la direction du bled d'où partait et arrivait la ballade. Comme elle le lui avait conseillé, Erre avait mis ses grosses bottines et s'était chaudement vêtu, enfilant pull à col roulé, grosse veste et pantallon en velours côtelé. Quant à elle, elle avait mis un tailleur en tweed aux teintes automnales, des gants et des bottes en cuir marron, un béret et un châle tirant sur la couleur rouille. Pour Erre, cette journée s'annonça belle comme un rêve mais effrayante comme un cauchemar. Il aurait voulu être au volant, se demandant où elle le conduisait. La voiture traversait des régions à la beauté de plus en plus sauvage et désertique. Et lui ne parvenait toujours pas à croire qu'une telle fille l'emmène à la découverte des petits coins romantiques de la région. Syndrôme de la position assise du footbaleur réserviste, Erre soliloqua : "Pour qui tu me prends ?", se demanda sa partie contestatrice que nous appelerons Er. "Pour qui, me prends-je ?", s'interrogea sa partie conservatrice que nous appelerons Re. Er et Re ensemble étant Erre tout entier, l'un peut faire référence à l'autre en utilisant aussi bien le "je" que le "tu". Et l'autre, peut lui répondre pareillement mais inversément : en utilisant aussi bien le "tu" que "je". Enfin l'un comme l'autre peuvent dire "nous" ou "on" mais pas "vous", les deux "il(s)" avec ou sans "s" étant également proscrits ... tel est le principe compliqué du soliloque que chacun emploie pourtant avec une facilité déconcertante quand il se parle à lui-même. Laissons donc Erre soliloquer : - Pour qui je me prends ? - Oui pour qui te prends-tu ? - Pourquoi ? - Qui es-tu pour t'imaginer être au centre d'un complot ? Crois-tu réellement que van d'R nous craindrait au point de dépêcher Elle, sa plus brillante homme de main ? Car que sais-tu exactement des pratiques du club ? ... ce que tout le monde sait déjà : la "traite des mercenaires" qui n'est rien d'autre que le transfert des joueurs ; les "abus de biens sociaux" qui n'est rien d'autre que l'intervention de l'état pour assurer la sécurité des supporters ; la "déloyale couverture audio-visuelle" des matches qui n'est rien d'autre que l'information réclamée par les

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téléspectateurs ... EN fait, le seul délit clairement établi, c'est celui d'usurpation : faut déjà que tu aies une haute opinion de nous mêmes pour t'imaginer être la cible d'un traquenard savament orchestré. - Mais comment ça se fait ? comment ça se fait qu'une fille telle qu'Elle soit avec toi ? Non, moi je n'arrive pas à comprendre, j'arrive pas à y croire. Et où m'ammène-t-elle maintenant ? HEIN ! Où ? - Je l'ignore mais regarde la, c'est un ange. Comment peux-tu imaginer qu'elle puisse nous faire du mal. Les anges sont gentils. - Justement, les anges sont gentils ... ils n'en sont que plus redoutables : quel autre appât qu'une frimousse enchanteresse utiliseraient des crocs carnassiers pour se camoufler ? Parce qu'en plus, les anges sont influençables, le mal leur est inconnu, ils ne se méfient pas mais le mal existe et il leur fait gober tout ce qu'il veut, jusqu'à leur faire croire qu'il n'existe pas, qu'ils ne doivent pas se méfier. - Bien sûr que le mal existe mais nous ne sommes pas assez dangereux pour lui pour qu'il s'attaque de front à nous. Il lui suffit de faire peser sur nous une accusation de dopage pour qu'on soit mis hors course. - Tu ne t'es jamais dopé, pas plus que moi. Mais t'as raison, van d'R n'aurait aucun mal à soudoyer des médécins et les membres de la commision anti-dopage. - Toi, jamais dopé ? ... mon cul ! ... asthmatique, nous avons été traités à la cortisone. - Ah oui, c'est vrai. Mais dopé ou pas, on n'a jamais joué : on ne pourra pas nous accusser d'avoir gagné en trichant. - Oui mais on peut avoir triché pour gagner, sans succès mais cela n'empêche. - C'est vrai : la fin justifie les moyens mais ce n'est pas parce qu'on a les moyens qu'on arrive forcément à quelque chose. - Et pourtant, beaucoup de gens mesurent la valeur d'un hommme aux moyens dont il dispose. - Et après, on viendra s'étonner qu'il y ait des joueurs n'hésitant pas à blasphémer les Dieux du foot parce qu'ils n'ont pas obtenu leur place pour un match amical ... oui, offenser le Ciel pour un match qui compte pour les couilles du pape ! - Toi par exemple. - Euh ... bon ... ben oui, moi par exemple ! - Moi ce que je trouve révoltant c'est que nous ne jouons pas alors que des joueurs alignés sont incapables de faire 3 passes d'affilée, de courir à un rythme un peu soutenu, de tenir un homme à la culotte, ... - ... et qui, en plus, viendront expliquer une défaite par la poisse, les conditions météo, l'état du terrain, sans compter les hommes : l'arbitre vendu, l'adversaire dopé, l'entraîneur incompétent, ... - Sans compter le commerce des mercenaires qui renvoit sur le banc des joueurs valables mais non vénaux. - Parlons-en des mercenaires si tu veux bien ... avec eux, c'est carrément le monde à l'envers : présentés comme de purs étalons dans les plus grands clubs de la planète, ils sont exposés comme de la viande fraîche à la devanture de la boucherie du coin ! - Y'a rien de paradoxal : ils ne viennent dans ce club d'assistés que pour rebondir ailleurs s'ils sont assez bon ; sinon ils restent au club ... - ... et sont payés à ne rien faire, compléta Er, comme toi et moi. - Tu l'as dit, comme nous, dit Re ! Mais le pis de tout, c'est que le système fonctionne en utilisant l'abject comme lubrifiant. Je veux dire que ce sont les coups bas qui soudent le groupe : on en reçoit de tous les côtés, alors on réplique en faisant pareil : on donne des coups bas de tous les côtés. On se fait copain avec un maximum de gars histoire de reccueillir leurs confidences qu'on balance ensuite à l'entraîneur, à tous les autres copains, à la presse, ... - Mais comment peut-on se faire copain avec un gars dont on sait qu'il balance ses copains ? Moi j'aurais bien plus envie de lui coller mon poing sur la gueule que de lui confier mes petits secrets. - Et tu t'étonnes qu'on te mette en isolement sur le banc ? Mais tu le cherches Er dit Re. - Et encore, tu ne sais rien de ce que je dis sur toi aux autres.

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Pendant qu'Er et Re solliloquaient en Erre, Elle tournicotait sur des routes de plus en plus désertes, des chemins campagnards à peine balisés et où des personnes saines de corps et d'esprit ne redouteraient qu'une chose : tomber en panne au milieu d'un troupeau de vaches au teint pâle infiltrées par quelques taureaux en blousons noirs. Mais là, au détour d'un sentier, à l'orée d'un bois, sur les berges d'un ruisseau, ... Erre se mit à craindre qu'elle n'arrête la voiture et n'en descende pour laisser place à de véritables tueurs. A l'exception de sangliers qui viendraient renifler ses plaies de leur groin humide, il n'y aurait personne pour lui porter secours ! A un moment, Elle avoua être perdue ; cela exhacerba la méfiance d'Erre qu'elle dut prendre pour un repproche amer et silencieux. Elle s'excusa, rebroussa chemin et s'arrêta devant une boulangerie : "J'vais me renseigner sur mon chemin", dit-elle en débouclant sa ceinture. Elle sortit de sa voiture, traversa, entra dans le magasin, en ressortit quelques temps après. Revenue sur son siège conducteur, elle ne savait toujours pas où se situait la ballade. Elle semblait inconsolable et, de nouveau, se confondit en excuses comme si elle n'avait pas su tenir une promesse. - Bah, lui dit-il, rassuré d'être dans un patelin plutôt qu'en pleine cambrousse, ce n'est pas grave. A-t-on besoin d'un itinéraire pour se promener ? Ce petit village est charmant, si nous partions à la recherche d'un pub ? - Non dit-elle. Et puis, la commerçante m'a renseigné une autre ballade, plus petite. Elle part d'un château, suit un cours d'eau, remonte dans la forêt et revient au château. Ca te convient ? - Mouais, fit-il mi figue mi raisin, les changements de programme ne lui disant rien qui vaille mais se rassurant en reconnaissant que si elle avait voulu lui tendre un guet apens, elle l'aurait déjà fait. - On ira boire un verre après, ajouta-t-elle. - D'accord. Finalement Erre se tranquilissa : non, Elle n'était pas un agent à la solde d'une mafia aux ramifications tentaculaires. C'est donc avec sérénité, et même avec un certain ravissement, qu'il vit le paysage défiler devant ses yeux : la fine pellicule neigeuse volait au passage des roues comme le sucre impalpable d'une meringue croquée à belles dents. Les grosses demeures défilaient comme des blocs sculptés de massepain sertis de fruits confis à la vitrine des boulangeries durant les fêtes de fin d'année. Sur les bas côtés, de la poussière d'écorce saupoudrait les grosses volutes de neige blanche à la manière de poudre de cacao sur de la chantilly. Les clôtures campagnardes tiraient du caramel filé leurs couleurs ocres à vermillon et dessinaient des arabesques sur la terre immaculée par les rigueurs de l'hiver. Constatant qu'Elle hésitait de nouveau sur la route à prendre, Erre crut bon de plaisanter : - C'est incroyable ces petites communes rurales, on s'y perd toujours ! Pourtant, ça doit compter quoi ? ... une dizaine de rues pour quelques centaines d'habitants ; une librairie, une boulangerie qui fait épicerie, un bistrot bien-sûr - avec l'église c'est indispensable - et puis c'est tout ... AH NON, j'oubliais, le cordonier ! - Le cordonnier ? - Oui, t'as jamais remarqué ? ... c'est toujours le cordonnier que tu trouves quand tu cherches quelque chose d'autre. - Non. - Moi bien. Combien de fois, en allant rouler en vélo avec des copains dans des bleds comme celui-ci, nous ne crevions pas de soif ? Et, rien aux alentours pour se désaltérer évidemment. Mais au loin, toujours tout au dessus d'une côte, on voyait une enseigne ; on s'disait "chouette un tabavin, une épicerie, une librairie, enfin quelque chose qui vend des trucs à boire !", alors on pédalait, pédalait ... et arrivé tout au dessus : "Hé merde, un cordonnier". Cela ne la fit pas rire, Elle détourna le regard de la route, semblant le dévisager avec perplexité. - ... excuse-moi, j'disais ça pour faire la conversation. - Non, je ne t'ai rien dit ; je regardais de ton côté pour voir si je m'y retrouvais. - Ha ! tu es d'accord avec moi : rien n'est à proximité dans ces petites communes, il faut toujours cavaler pour trouver ce qu'on cherche. - Oui, ... ça fait des heures que je tourne en rond ! Je te fais perdre ton temps, je suis désolée. Ah ça ! c'est la meilleure de l'année ! ... lui faire perdre son temps, à lui le joueur réserviste qui passe toute sa saison le cul posé sur le banc. 5-43

- Mais comment peux-tu imaginer une chose pareille ? - Bon, je crois que c'est par là, s'exclama-t-elle. Elle s'engagea sur une route. Très sûre d'elle à présent, elle roula encore un peu sans plus laisser paraître une seule seconde d'hésitation. De fait, elle arriva devant d'imposantes murailles et gara sa voiture. Construit sur une espèce de promontoire, un château surplombait de 60 mètres une rivière dont l'eau était puisée au moyen d'un astucieux système ayant valu à Renkin Sualem, son ingénieur, d'être appelé à Versailles pour y construire une machine hydraulique. A peine sorti du parking, Erre et Elle prirent la direction d'un chemin forestier qui contournait le château en longeant un cours d'eau. Il avait neigé les jours auparavant et les branches des arbres étaient chargées de poudreuse. A la moindre bourrasque de vent, une pluie fine d'étoiles s'abattait sur les deux tourtereaux. Les feuilles verglacées éparpillées au sol craquaient délicatement sous chacun de leur pas. Le ruisseau tentait de se soustraire à la glace avant la tombée de la nuit, mais peine perdue : à la première lueur du jour, on le voyait prisonnier des glaces pleurer sa liberté perdue. Main dans la main, les deux amants s'enfoncèrent dans la forêt aussi chaudement que du chocolat fondu dans une Dame Blanche. Erre était étonnamment serein, écoutant sa dulcinée d'une oreille distraite et amoureuse : elle lui raconta ses déboires amoureux, ses passions, son parcours professionnel, ... Il apprit comment elle avait subvenu aux besoins de son ex, le temps qu'il finisse ses études ; comment ils avaient fait d'une maison à la limite de la salubrité un petit coin de paradis ; comment elle avait dû concilier vie familiale et professionnelle. Erre sourcilla quand elle lui déclara avoir exercé le métier de "designer". Il croyait que le design consistait à transformer quelque chose de moche mais fonctionnel en quelque chose de joli mais d'inutilisable : "ça marche pas mais ça jette" pourrait-on dire. Combien de fois n'avait-il pas maudit son GSM avec ses commandes à effleurement qui s'enclenchaient intempestivement ! Il lui en fit le reproche dans un clin d'oeil. Elle lui précisa alors qu'elle était designer industriel : loin de toute considération esthétique, son principal souci était l'ergonomie, la maniabilité, la facilité d'emploi ! Sa dernière expérience l'avait amenée à travailler à la conception de stands d'exposition ; elle avait dû superviser une équipe d'ouvriers, comme un architecte qui doit s'assurer que ses plans sont respectés. Elle s'y plaisait comme un poisson dans l'eau malheureusement son entreprise avait périclité et elle s'était retrouvée au chômage.

5.2. Souvenirs Elle s'étendit également sur son enfance. Quelle ne fut pas la surprise d'Erre quand il apprit que ses parents avaient divorcé et qu'elle n'avait plus revu son père depuis l'âge de ses 16 ans. Elle lui expliqua également que, dans son quartier, la majorité des couples rencontraient des difficultés, parfois bien plus graves, toutes mesquines et cruelles. Erre s'en étonna : était-ce donc cela le quartier qui le faisait tant rêver ? Gosse, c'est émerveillé qu'il contemplait ces grosses baraques. Elles s'éparpillaient autour dudit "Rocher du Bout du Monde", un promontoire d'où l'on pouvait contempler une vallée verdoyante au milieu de laquelle coulait une rivière qui se tortillait en poussant de joyeux gargouillements. La joie de vivre ou la quiétude semblaient se dégager des imposantes demeures. Quant à lui, il habitait un quartier plutôt morose : une friche industrielle avec ses usines désaffectées, ses lotissements de mineurs, ses "bayatchs" où les gosses pouvaient jouer entre ronces, bricaillons et déchets ménagers ! Le "tonneau" était l'un d'eux. A l'origine, il s'agissait d'un lieu d'entreposage du charbonnage attenant. Il était de forme circulaire, ce qui explique sans doute son nom ; large d'une trentaine de mètres de diamètre, il avait une profondeur d'approximativement 4 mètres. Tout était dévasté à l'intérieur ; les anciens prétendaient qu'une bombe y avait explosé, lors de la seconde guerre mondiale, en faisant voler le toit, déchiquetant les parois comme de la frigolite. Un entortillement de ferrailles émergeaient des blocs en béton endommagés dont les débris étaient éparpillés au sol. Un éboullis permettait d'y accéder mais les plus téméraires descendaient le long des parois en s'aidant des crevasses et aspérités. L'endroit présentait des dangers et son accès n'était pas autorisé mais nul n'y passait pour faire respecter l'interdiction. Il y avait un autre bayatch que la marmaille affectionait. Là aussi ce n'était qu'amas de pierrailles, de briquaillons et de gravats. Déversés au camion benne, tous ces débris étaient recouverts d'une 5-44 couche de poussière piégée par l'humidité. Broussaille et rosseaux y poussaient par plaques, entre des flaques oléagineuses et dépôts sauvages de pneux, carcasses métaliques et mobiliers domestiques. Il était coincé entre un terrain de foot sur lequel les garçons, mais aussi quelques filles, allaient jouer quand il n'y avait pas match et un champs de fraises où ils allaient marauder quand c'était la saison et qu'il n'y avait pas cueillette. C'est dans le bayatch que les enfants allaient se cacher quand les adultes leur courraient après : les footbaleurs, furieux de voir le gazon abîmé pour le match du week-end et les fermiers tout aussi furieux de voir leurs plantations pillées. Déjà à cette époque, jouer s'assimilait à un crime pour Erre. A la maison aussi jouer était difficile. Il faut dire que chez lui, ça ne parlait pas, ça gueulait ... mais la famille était très soudée, ça pouvait gueuler fort et longtemps. Cette situation paradoxale peut s'expliquer par des difficultés financières mais surtout par les drames familiaux que tant sa mère que son père avaient traversé : tous deux ayant perdu très jeunes leurs parents. De fait Erre n'avait connu aucun de ses grands parents. Il avait deux soeurs de trois et quatre ans ses aînées : "Gueux" et "Guetoche" comme l'une l'autre s'appelaient. Sur elles aussi, ça gueulait ! ... sur Gueux qui ne voulait pas mettre un pantalon patte d'eph pour aller à l'école ; sur Guettoche parce qu'elle ne voulait pas manger de chicons cuits à la vapeur ... elle les trouvaient tellement répugnant : flasques, oblongs, humides, ... et sur les deux quand adolescentes, elles rataient le dernier bus pour revenir de guindailles, à l'heure où le monde commençait à affluer en boîte. Quand elles avaient quelqu'un pour les ramener, elles rentraient avec le dernier bus puis faisaient le mur pour ressortir, Erre étant chargé de s'assurer qu'une porte ou fenêtre reste ouverte à leur retour. Une fois, elles s'étaient fait prendre : cela avait bardé pour leur matricule. Cette fois, il était allé avec elles. Le copain de Gueux, la plus jeune des soeurs, avait une voiture, une CRX 16 soupapes 125 CV forçant le respect sur la route. Il ramena tout le monde au petit matin. Le soleil commençait juste à poindre, c'était merveilleux d'aller se coucher avec le jour qui se lève : jamais la ville n'avait été aussi calme, la lumière aussi transparente, la fraîcheur aussi agréable ... mais c'était le calme avant la tempête ; surtout pour la frangine, accussée de dévergonder le frangin. MI TI ! TALOCHES ! lui s'était réfugié au petit coin, là il se sentait en sécurité ... déjà à l'époque, la tranquilitté avait quelque chose de sale. Quand il commença à sortir de son côté, Erre passait toujours par le "bout du monde" avant d'aller en boîte. Il aimait déambuler à travers le quartier cossu, imaginer la vie de faste qui se cachait derrière le fer forgé des barrières. A travers les illuminations des fenêtres, imaginer la princesse des lieux s'apprêter pour elle aussi sortir tandis que ses parents se délassaient au salon ou oeuvraient dans leur bureau. Il imaginait la belle petite donzelle s'apprêter, légèrement vêtue de soie devant une glace sertie, comme un tableau de maître, dans d'opulentes moulures en bois torsadées. En train de passer du rimel, pieds nus sur une descente en latte de bois, posé sur un sol carrelé, elle avait mis la radio, se trémoussait, fredonnait, s'aguichait devant son image. Elle s'apprétait comme une star du show-bizz, concentrée sur son job, insouciante des crises d'hystérie qu'elle pouvait provoquer chez ses fans. Au rez de chaussée, on voyait une lumière rougeoyante vaciller entre les croissillons de fenêtres monumentales ; Erre devinait les flammes du feu à bois mollement se prélasser dans l'âtre à peine troublée par le crépitement des braises. Ainsi donc, cette chaleur domestique, ce n'était que de la fumée ! Elle depuis l'âge de ses 16 ans avait vécu seule avant que sa mère ne la reprenne sous son giron ! Pour beaucoup, le maître des lieux exerçait une profession libérale : ingénieur, avocat, chirurgien, ... il affichait en société le même aplomb que sur son lieu de travail ; cette assurance étant indispensable à la sérénité des gens qui s'en remettaient à lui pour réaliser une construction, une plaidoirie ou une opération. Mais une fois revenus dans l'intimité familiale, entre les quatre murs non mitoyens, derrière la barrière en fer forgé et les lourdes tentures molletonnées, la tension accumulée au cours de la journée se déchargeait contre ceux les moins à mêmes d'ébruiter les crises. C'est ainsi qu'Elle prétendait avoir constamment été rabaissée par son papa de médecin. Elle était convaincue n'avoir que ce qu'elle mérite puisque le paternel affichait en société l'image d'un homme exemplaire, le meilleur des pères ! ... quelle chance, l'ingrate avait ! Elle se confia comme une vieille dame parle du mauvais temps .... "si c'est pas malheureux un temps pareil !", dramatissant sa tristesse pour mieux la masquer. Ne sachant que dire pour la 5-45 consoler, affichant une mine affligée de circonstance, ne doutant pas un seul instant de ce qu'Elle racontait, Erre ne put toutefois pas chasser l'image idyllique qu'il se faisait du quartier. Mal à l'aise, il ressentit le besoin d'enchaîner sur autre chose. Pas sur le foot car il avait conscience d'en parler trop et trop souvent. Mais de quoi pouvait-il parler d'autre ? D'astrologie dont elle raffolait ? ... il n'en connaissait pas grand chose et ce qu'il en connaissait était aussi utiles qu'un seau percé pour éteindre un incendie située à des années lumière du point d'eau. Mais tant pis, quand on ne sait pas avancer, il vaut mieux reculer que de rester à l'arrêt. Il fallait vite enchaîner au risque de voir la conversation s'embourber dans une matière trop sensible.

5.3. Astrologie L'astrologie ... il prit donc le décision d'expliquer ce qu'il ne comprenait qu'à moitié à quelqu'un qui en sait bien plus que lui mais qui, par courtoisie, donnera l'impression ne pas perdre son temps à l'écouter voire même d'apprendre quelque chose. Avant que Papache ne débarque au club, Erre ne savait de l'astrologie que son signe et le nom de Nostradamus ; bref, il ne savait rien de cette matière dont il entendait parler comme de Madame Colombo, toujours citée jamais apperçue : ascendants et décans par exemple, il en entendait parler tous les jours mais qu'était-ce ? Papache lui en était féru, il consultait son horoscope avant chaque match et, selon ce qu'il en lisait, affichait une mine radieuse ou crispée au moment de prendre place entre les perches. C'est lui qui avait expliqué qu'une année se subdivise en autant de signes qu'elle ne compte de mois, chaque signe se subdivisant lui-même en 3 décans. Le décan n'est donc rien d'autre qu'une subdivision des 12 mois de l'année. Ce qui ne va pas sans poser de problème puisque tous les mois ne se divisent pas par 3. Quant à l'ascendant, Papache s'était contenté de dire qu'il était fonction de l'heure et du lieu de naissance mais qu'il était bien plus compliqué de le déterminer que le décan. Pour convaincre les sceptiques, Papache avait comparé la tâche d'un entraîneur à celle d'un astrologue : "Un championnat de 18 équipes compte 34 journées, disait-il (à l'époque). On peut les assimiler aux signes astrologiques. N'est-il pas évident qu'un entraîneur doit adapter son coaching en fonction de la journée ? ... d'elle dépend en effet l'état de fraîcheur de ses joueurs ; la météo ; l'état du terrain ... dès lors, il privilégiera un jeu plus physique, technique ou tactique. Quant aux décans, on pourrait les comparer aux périodes de jeu : aux deux mi-temps, aux prolongations éventuelles, aux arrêts de jeu, ... Ici aussi, le fait de jouer sur la bonne moitié de terrain, devant ses supporters, avec le vent dans le dos ou le soleil dans les yeux conditionne le style de jeu à développer : on tentera sa chance de loin pour bénéficier du vent ; si l'état du terrain le permet, on jouera court, à ras de terre et en un-temps ; on accélèrera le jeu pour être boosté par le public ; on balancera de longs ballons aériens si ça peut aveugler l'adversaire ... Enfin, pour ce qui est de l'ascendant, je dirais qu'il se rapproche d'un fait de match : but, blessure, avertissement, ... C'est le travail du coach d'apprendre à ses joueurs à rester concentré après un but, de trouver dans la poisse les raisons d'y croire et même quand tout est dit, de jouer comme si c'était toujours 0-0." Qu'est ce que Papache avait l'air intelligent quand il parlait de décan ! En plus, Erre savait qu'Elle affectionait l'astrologie. Il se lança : - Dis, t'es d'quel décan, toi, lui demanda-t-il. - Quel décan ? - Ben oui, t'es d'quel décan quoi ? - Tu parles d'astrologie ? - Ben oui ! - Du premier, ascendant capricorne, précisa-t-elle. J'en étais sûr, pesta-t-il intérieurement : j'ai rien à lui apprendre ! ... pourvu qu'elle ne me demande pas le mien, je ne le connais pas. - Et toi, t'es quoi, lui demanda-t-elle. - Euh! ... j'sais pas. - C'est pas compliqué, il suffit de voir dans quel tiers du mois tombe ta date de naissance. - C'est ton astrologue qui te l'a calculé ? 5-46

- Quoi, mon décan ? - Non ton ascendant. - Oui. - Moi, j'sais même pas à quelle heure j'suis né, dit-il satisfait de montrer qu'il y connaissait quelque chose. - T'y crois toi, lui demanda-t-elle. - Non, pas trop, d'autant que j'ai lu récemment que les signes du zodiaques sont mal calculés : dans l'article, ils disent que tout le monde doit reculer d'un signe : ainsi moi, je ne suis plus vierge mais lion ; il y a même un treizième signe qu'on aurait passé à la trappe :l'"Ophiuchus" pour ceux qui sont nés entre le 29 novembre et 17 décembre. - Tu as l'air de t'y connaître. - C'est Papache, notre gardien du but, qui est accro. Comme tous les gardiens, il est très superstitieux. - Mais l'astrologie n'a rien à voir avec la superstition, protesta-t-elle. - C'est ce que Papache dit aussi. Mais j'ai pas voulu dire que l'astrologie était de la superstition, ce que je voulais dire, c'est qu'avant chaque match, Papache lit son horoscope mais qu'en plus, il observe tout un rituel avant de monter sur la pelouse : il enfile toujours sa vareuse par le bras droit ; pareil pour le short et les bas : la jambe droite d'abord ! Et faut pas croire qu'il n'y pense plus après : à la fin du match, rebelotte ... il suit un de ces cérémonials pour mettre sa vareuse au linge sale. On se demande bien pourquoi mais il y tient ; quel que soit le résultat du match, quel que soit l'état de sa vareuse, quelle que soit sa prestation, ... il la replie bras droit en premier et la pose délicatement dans la manne. La seule fois où il a dérogé à la règle, c'est quand il a été exclu par l'arbitre pour une faute imaginaire. Il était furieux, on a retrouvé sa vareuse jeté en boule ... il a pris trois matches de suspension, pas pour sa vareuse bien sûr, mais pour la faute qu'il jure ne pas avoir commise. "J'étais jeune alors, s'était-il excusé quand il évoqua cette histoire. Mais plus jamais je ne la jetterais en boule. Moquez-vous si vous le voulez les gars mais moi je porte ma vareuse comme Dieu me porte en son coeur : tant que les trucs sont entre mes mains, j'en prends soin comme Lui de moi." - Un drôle de type ton Papache, sourit-elle. - Un type comme ça, je te le présenterais un de ces quatres. "Oui un de ces quatres, médita-t-il, mais quand ? Papache peut me mettre en valeur mais faudrait pas qu'elle tombe amoureuse de lui." - Dis, poursuivit-il, on ne va quand même pas parler de foot tout le temps. Si tu me disais ce que t'en penses toi, de l'astrologie. - Et bien voilà, pour moi l'astrologie, c'est comme prévoir le temps qu'il va faire : ça ne va pas te dire qui va gagner mais quelles seront les studs utilisés. - Tu sais ce que sont les studs toi, fit-il étonné. - Bien sûr. Combien d'équipes n'ont-elles pas perdu un match parce que ses joueurs avaient fait un mauvais choix de crampons ? - T'as appris ça où ? - Quand tu m'as dit que tu jouais au Sportig Club de L'ecce, j'ai fait des recherches sur internet ; je suis tombé sur votre dernier match où vous glissiez comme sur une savonette, s'esclaffa-t-elle. Le commentateur expliqua que c'était dû à un problème de studs. - Bah, ... un coup du sort, ça arrive ! Entre le moment de choisir les studs et celui du coup d'envoi, le vent a tourné. Mais tu sais, moi aussi j'aurais choisi des studs pour terrain gras si j'avais joué. Je sais qu'il est facile de critiquer quand on a le cul posé sur le banc mais quand même, j'trouve ça incroyable qu'il n'y ait pas de Monsieur Météo au club. C'est vrai, on a des chaussures pour tout type de terrains mais pour savoir le temps qu’il va faire, il faut écouter la radio. - Tiens, s'exclama-t-elle, mais voilà une place pour moi ! ... j'pourrais m'en occuper ... - T'es météorologue ? - Non, mais écouter un bulletin météo, ça je sais faire. Et puis, j'ai suivi une formation en géologie : les terrains ça me connaît. J'irais voir ceux sur lesquels vous allez jouer, consulterais les bulletins météo et une heure avant le match je vous dirais quels crampons employer. 5-47

5.4. Lectures "Géologue en plus !" maugréa-t-il silencieusement avant de lui déclarer que le foot est un milieu assez mysogine. - Bah ! J'ai l'habitude, répliqua-t-elle. - T’es sûr ? Attends ... j'vais te mettre à l'épreuve. J’vais te raconter la dernière : sais-tu pourquoi les femmes ont les pieds plus petits que les hommes ? « AÏE », grimaça-t-elle pour toute réponse. Et Erre s'esclaffa en donnant la réponse : - C'est pour être plus proche de l'évier pour laver la vaisselle. - Naaaah, fit-elle en rognognant. Et elle resta un moment dans le vide à afficher une tête de tire-bouchon devant un Nabuchodonosor ... impuissante devant la logique masculine. Comme si elle voulait prendre sa revanche, elle lui demanda s'il aimait lire. - Lire !?! ... lire quoi, demanda-t-il. - Tu ne lis pas ? - Si, si : foot-magazine, planète-foot, star-foot, ... - C'est tout ? - Ah oui et sport-magazine ! - Super ! - Et encore, quand j'dis que j'lis, c'est comme Play-Boy : c'est surtout les images que je regarde ... OUAIP ! t'as pas tiré le gros lot chérie, dit-il par auto-dérision ! - Ca c'est toi qui le dit, rétorqua-t-elle, que peux-tu savoir ce dont j'ai besoin ? - Tu es une féministe, s'exclama-t-il ! Et une radicale ! - Pourquoi ? - Parce que tu serais prête à m'aimer rien que pour contredire l'homme qui est en moi. - Où ça en toi ? Erre ne répondit pas : - Et puis, il faut toujours que tu aies le dernier mot, enchaîna-t-il, pas vrai ? - Si, comme tout le monde, pas toi ? - Avant si. Mais maintenant, pffft ! je te le laisse, le dernier mot, si ça peut te faire plaisir. - C'est cela oui, dit-elle moqueuse. - Rien ne sert d'avoir le dernier mot si le dernier geste n'y est pas. Erre prononça cette dernière réplique avec amertume : le dernier geste, c'est la reprise victorieuse qui conclut l'action rondement menée. Quand il n'est pas là, tout ce qui précède n'aura servi à rien. "C'est comme travailler d'arrache-pied à l'entraînement pour aller s'asseoir sur le banc le jour du match", ajouta-t-il tristement. - Pourquoi, ne cherches-tu pas un autre club, lui demanda-t-elle. - Tu voudrais que je sois mercenaire ? - Pourquoi pas ? - Parce qu'il ne faut pas inverser les rôles : c'est pas à moi d'aller chercher ailleurs, c'est à la direction qui doit me donner ma chance. Moi j'suis de la région, c'est dans mon club que je veux jouer. J'suis de la vieille école moi. Je sais : déjà à l'époque, le club n'alignait que des étrangers mais ces derniers faisaient toute leur carrière ici ! C'est pas une vareuse qu'il enfilait, c'est une alliance ; les supporters ne leur auraient pas pardonné d'aller voir ailleurs. D'y repenser maintenant, c'est leur gueule que je vois, indissociable du club, de ses exploits, de ses revers aussi. A présent, le foot ressemble à du transit intestinal : hier un joueur était rouge, aujourd'hui il est mauve et demain il sera quoi ? ... rose fluo ? Mais t'imagines le traumatisme du mec qui se serre la ceinture toute la semaine pour supporter ses couleurs le week-end : la veille du match, il achète le maillot de son idole mais surprise ! ... celui-ci monte sur la pelouse sous les couleurs de l'équipe adverse, l'ennemi juré. POUAH ! - Il faut vivre avec son temps, Erre. Ton supporter n'irait pas au foot s'il n'y avait pas du strass et du sensass ? Résigné, Erre ne pipa mot. Confortée par son silence, Elle insista.

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- Il n'y a pas qu'au foot qu'il faut être mobile et flexible. La sédentarité c'est juste bon pour les escargots et encore ! ... on sait comment ils finissent malgré leur grosse coquille. - Ha non ! voilà à quoi on est réduit quand on ne joue pas sa petite putain, s'exclama-t-il d'une manière qui provoqua une moue d'indignation chez Elle ! Excuse moi Elle, je m'emporte mais c'est vrai ZUT à la fin ! Je ne suis pas mobile, moi ? ... je ne suis pas flexible ? Ca fait des années que je me dépense autant que les mercenaires mais pour faire banquette. Mais oui sacro sainte mobilité devant laquelle chacun doit se coucher ... l'entraîneur préfère aller chercher un russe, un ghanéen ou un brésillien plutôt que d'utiliser les joueurs qu'il a sous la main et qui ont encore un idéal. - HA, un ideal, bouffa-t-elle avant de moraliser : un idéal, ce n'est pas un bouclier derrière lequel se réfugier ou se camoufler mais au contraire, c'est pour aller de l'avant quitte à s'exposer aux coups. - ALLEZ, BON, D'ACCORD ! imaginons que j'aille voir ailleurs ... ailleurs c'est le même cirque qu'ici, faut pas se faire d'illusion. Même les préminimes, les moins de 6 ans, sont des mercenaires en herbe : pendant que le fiston commence un match - bon j'exagère un peu - le papa négocie pour qu'il joue la deuxième mi-temps avec l'autre équipe : il aura un plus joli maillot. Et avec ça, on s'étonne de vivre dans une société d'opportunistes où seuls les traîtres sont dignes de confiance. Elle ! l'interpella-t-il : tu t'es faite avoir par tous les mecs qui ont compté dans ta vie, tu ne vas quand même pas cautionner ce système ! - Ne sois pas plus catholique que le pape, Erre. Toi aussi, tu partirais si l'on te présentait une meilleure offre. Cette déclaration d'Elle fit l'effet d'une bombe dans l'oreille d'Erre : c'est comme si elle lui avait dit qu'il la quitterait si une belle blonde lui faisait du pied ... corrélativement, c'est comme si elle s'excusait d'avance au cas où elle recevrait les avances d'un beau brun. Plutôt que de lui retourner la question dont ils connaissaient la réponse, il fit son Caliméro : - Bah, tracasse ! Les poules auront des dents avant qu'un club ne s'intéresse à moi. - Mais si c'était le cas, insista-t-elle. Il tira la moue, haussa les épaules, l'air de dire : "Bah, que crois-tu ? Je ne suis qu'un homme". Elle afficha un sourire radieu, comme s'il lui avait donné la bénédiction de partir avec le beau brun. - Mais attends, se récria-t-il, il ne faut pas inverser les rôles: je ne suis qu'un troufion moi, c'est pas moi qui prend les décisions. Si la Vielle Dame me veut à la pointe de son attaque, qu'est-ce que tu crois ? ... je me retrouve en Bianconeri frappé du numéro 9 le lendemain matin, que je le veuille ou pas. - Tu devrais arrêter de vouloir jouer, lui conseilla-t-elle posément. Tu pourrais rester dans le foot mais exercer une tâche administrative, pourquoi pas te charger de l'intendance ou faire du secrétariat au sein du club. - J'ai déjà tenté de me reconvertir : j'ai passé un brevet pour devenir arbitre. - Et alors , - Alors, j'ai arbitré un match et je me suis rendu compte que c'était pas mon truc : j'ai pas assez d'autorité pour diriger des énergumènes sur le terrain. Moi, je crois que ce pour quoi, je suis fait c'est entraîner des jeunes. Je me suis inscrit à l'épreuve de sélection mais là je me suis planté. - En quoi consistait-elle ? - C'était une dissert ! Fallait écrire sur ce qu'être coach pouvait m'apporter dans la vie. - Qu'as-tu mis ? - Rien du tout ... j'ai mis qu'être coach ne m'apporterait rien du tout. J'ai argumenté en disant que je ne vivrais pas plus longtemps : un coach peut être encensé ou viré du jour au lendemain, il passera ses quelques dizaines d'années sur terre à trimbaler ses quelques dizaines de kilo de chair irriguée par ses 5 litres de sang purifiés par le même volume d'air. Pourquoi l'un vivra plus vieux que l'autre ? ... on dira l'alcool, les cigarettes, les femmes, ... Mais moi non, moi je dis que c'est une question d'équilibre que nous révèlent les lois statistiques : si je crève à 75 ans alors que la moyenne est de 80,c'est parce que quelque part, quelqu'un a vécu jusqu'à 85 ans, peu importe qu'il ait bu, fumé et baisé plus que moi. - Si tu meurs à 75 ans et que l'espérance de vie est de 70, tu peux alors remercier celui qui pars à 65, rigola-t-elle. 5-49

- Non je ne rigole pas : bien sûr qu'il faudrait le faire ... mais avant, j'attends que tous ceux qui vivront plus longtemps me remercient, rigola-t-il à son tour. - Et alors ? - Alors ... j'attends d'hériter. - Mais non, t'as eu combien pour ta dissert ? - On l'a pas corrigée : fallait écrire deux pages, je n'en ai écrit qu'une ! - Tu vas retenter ta chance ? A cette question, Erre se remémora ses résolutions de la nouvelle année. Bien sûr, maintenant qu'il était avec elle, il allait réessayer mais était-ce une preuve de caractère, de jusqu'au-boutisme, ou n'était-ce qu'un volte face supplémentaire de la girouette ? "Fini c'est fini" s'était-il juré et, au cours de la même soirée, il avait posé les jalons pour tout recommencer. "Mais oui, bien sûr que je vais retenter ma chance !" répondit-il d'une manière si véhémente qu'Elle en fut déconcertée. Reprenant ses esprits, Erre expliqua plus posément qu'il avait ça dans le sang, partager sa passion pour le foot. - Et toi, que lis-tu, lui demanda-t-il ensuite. - Oh un peu de tout, répondit-elle. - Disons maintenant, que lis-tu ? - Un livre sans titre, ni auteur et quelques centaines de pages - combien je ne sais pas exactement, il n'est pas numéroté - dans lesquelles notre auteur inconnu explique pourquoi il ne veut pas écrire. - Ben dis donc, plusieurs centaines de pages pour écrire qu'il ne veut pas écrire, faut l'vouloir. - Oui, je te le passerais si tu veux, dès que je l'aurais fini. - T'aurais pas plutôt un bouquin qui exhorte ses lecteurs à ne pas le lire ? - J'essaierai de trouver ça, dit-elle, en attendant, on est arrivé à la fin de la balade. En effet, dissimulé par la végétation, le donjon du chateau apparut tout proche devant les deux promeneurs. Erre et Elle empruntèrent l'allée qu'ils avaient prises en voiture deux bonnes heures auparavant. Soudain, comme prise d'une lubie, elle accéléra le pas, tirant Erre par la main : - Viens, lui dit-elle. Je vais aller te chercher un livre. - Un livre de quoi ? - Après on ira prendre un verre, poursuivit-sans se donner la peine de répondre. Erre acquiésça se demandant ce qu'elle manigançait. Une fois au volant, Elle prit la direction d'une librairie. Cela faisait des années qu'Erre n'avait plus mis les pieds dans un tel endroit ; dans son jeune temps, quand, il fréquentait assidûment la bibliothèque municipale ... il y a si longtemps. Il ne fut pas dépaysé pour autant : il y retrouva la même atmosphère, la même odeur de renfermé, les mêmes dédales de rayons poussiéreux, les mêmes mines graves des lecteurs cherchant leur bonheur en parcourant la tranche des livres avec le doigt pour guider le regard. Elle s'arrêta devant la littérature française. "OUF !" fit-Erre, ce n'était pas un livre ésotérique ou de magie noire mais un roman et dans sa langue natale. Elle aussi passa son index devant la tranche des livres, mimant les premières lettres du nom : - C ... CO ... COE ... ah voilà COEHLO. - COEHLO, je joueur de foot ? "Raaah !", fit-elle le chassant de la main comme s'il était un moustique la nuit. Car son exploration n'était pas terminé : elle avait l'auteur, le titre maintenant "... pourvu qu'il y soit", fit-elle anxieuse. "AH OUI ! le voilà ! Elle tira le livre de la rangée pour le tendre à Erre. "Tiens" lui dit-elle ... Erre l'examina avec circonspection. Il n'était pas très épais. Il l'ouvrit : il n'était pas non plus écrit en trop petit, une taille normale, même assez grosse jugea-t-il. Déjà ça de pris : il n'y avait pas trop à lire. Fallait voir ce que ça racontait maintenant, dans quel style et avec quel vocabulaire. - Pourquoi tu m'offres ça, s'enquéra-t-il. - Tu verras, c'est un livre facile à lire et pas trop long. Moi, je l'ai lu en une soirée. Je suis sûr qu'il te plaira. - Il parle de quoi ? - Disons que c'est l'histoire d'un homme qui cherche des réponses. - Mais encore ? - Je te laisse découvrir le reste. 5-50

- D'accord, j'sais pas quand mais je le lirai. - On en discutera après. - J'espère bien. J'aime pas faire quelque chose pour ne rien en faire. - Nul n'aime ça. Si Erre appréciait le geste, il ne considérait pas ce livre comme un cadeau, loin s'en faut. Et qu'avait-il besoin de lui dire qu'il allait le lire ? Quand ? ... quand trouverait-il le temps de le lire ? Bien entendu, il en disposait à profussion sur le banc mais il savait que la direction du club n'attendait que ça pour justifier le traffic auquel elle se livrait, voire le licencier pour faute grave. Et puis, il ne voulait pas que le cadeau qu'Elle lui avait offert soit entaché par la moisissure du banc. Quand donc allait-il le lire ? Fallait qu'il s'entraîne 8 heures par jour, qu'il en dorme autant, qu'il la voit au milieu des formalités de la vie quotidienne mais surtout il devait écrire. Ecrire ce qu'il ressentait ou ne ressentait pas, pour lui expliquer ce qu'il ne s'expliquait pas. Ecrire qu'il se sentait comme rongé par le remord mais ne savait pas de quoi. Ecrire ses fautes sans savoir lesquelles. Ecrire qu'il avait envie de se tuer rien qu'à l'idée de vouloir la toucher, comme s'il avait le SIDA sans qu'il ait eu le courage de lui avouer. Jusqu'à preuve du contraire, cette hantisse était pourtant le seul mal dont il souffrait. Mieux même : jamais il ne s'était senti aussi en forme. Footbalistiquement en tous cas : il n'avait jamais eu aussi faim de ballons ; il avait le besoin impérieux de se rassurer, de montrer que malgré son accident, il était encore capable de shooter. Maintenant tout n'allait pas bien dans sa tête : il se posait trop de questions, ce qui est incompatible avec le métier de footbaleur. "Ne te pose pas de question, SHOOTE", vous diront les entraîneurs à qui vous poseriez la question de savoir que faire. Cela Erre le savait et s'il se posait des questions,il le cachait comme s'il s'agissait d'une maladie honteuse. La seule fois où il avait été pris en flagrant délit d'utiliser ses neurones, c'est à l'entraînement, quand il avait laissé pour Eros au lieu de shooter. Ca pouvait encore se justifier : si Eros avait inscrit le but, on n'en aurait même pas parlé. Bref, personne ne pouvait savoir ce qui trottait dans sa tête. Alors forcément, la question de savoir pourquoi l'on ne faisait pas appel à lui se posait inlassablement. Certes, balle au pied, ce n'était pas une foudre de guerre mais ses coéquipiers non plus. Et pourtant, on préférait aligner des mercenaires diminués, en partance ou en dilettante que lui remonté comme un beau diable. Qu'est-ce que cela lui était pénible de les voir se traîner sur la pelouse alors que lui trépignait au bord de la touche ? Le pire, c'est qu'on ne lui disait rien : ni ce qu'il avait fait de mal, ni comment faire mieux. On ne lui disait rien, même pas qu'il n'était pas repris parmi "les 16" inscrits sur la feuille d'arbitre. N'ayant pas reçu de convocation le jour du match, il savait qu'arrivé au stade, il devait prendre la direction des tribunes plutôt que celle des vestiaires. Qu'avait-il donc de si monstrueux pour qu'on l'écarte sans même lui dire "pousse-toi de là" ? Il en était arrivé à se demander s'il ne sentait pas mauvais. Il est bien connu que mêmes les odeurs les plus pestilenciels finissent par devenir inodores au nez de celui qui les exhale, dès lors se renifler ne lui était d'aucune utilité. Malheureusement, il n'y a pas, comme pour l'alcool, des odorotests pour savoir son taux de pestilence. Puer n'était pas la seule possibilité expliquant sa mise à l'écart. Il s'était également demandé s'il n' y avait pas quelque chose que le miroir ne lui montrait pas, comme de la psoriasis au sommet du crâne, une trace de freinage nauséabonde à l'arrière du pantalon ou tout bêtement la braguette ouverte. Il s'était enfin demandé ce qu'il faisait quand il n'avait pas conscience de faire quelque chose. Cela lui arrivait le tiers de son temps, quand il dormait. Durant son sommeil, il pouvait ronfler, bander, péter, ... mais quoi d'autres ? Se réveillant sur un lit d'hôpital, il avait une fois pris connaissance d'un rapport de police qui le décrivait comme un funambule somnambule marchant la nuit tombée sur les toits pointus, lui qui a le vertige quand il monte sur une chaise (une grande tout de même comme celle d'un arbitre de chaise au tennis). Alors oui, peut-être qu'à la manière d'un coeur qui loupe un battement sans qu'on ne s'en apperçoive, il avait des moments d'égarement trop brefs pour qu'il en ait conscience, trop bénins pour qu'une suite ne leur soient données (ce qui les lui aurait révélés) mais assez désagréables pour qu'on l'évite : typiquement, lacher un pêt, un rot ou se gratter le nez ... ce qu'il faisait, la question étant : le voyait-on ? Et Elle qu'allait-elle lui dire si elle le quittait ? ... rien mais non ! cela, il ne le supporterait pas. Qu'elle parte mais qu'elle lui dise pourquoi. Qu'il arrête de se poser des questions et les pires, qu'il 5-51 sache ce qui ne va pas. Si, par exemple, il avait du papier cul qui lui pendait derrière qu'elle lui dise, il l'enlèvera. Erre en était arrivé à se dire qu'il serait préférable d'établir avec elle une relation de type médical plutôt que sentimental ; il était même prêt à lui payer des honoraires, espérant que si l'amour, la pitié ou l'humanité sont baillonés, la déontologie pas. Oui il aurait préféré qu'elle soit une thérapeute plutôt que sa bonne amie ; pour lui, ce serait plus facile de se confier sur un divan qu'au pieu. Oui il préférait n'avoir avec qu'elle qu'une relation de type professionnel mais le problème restait entier : amant comme patient comment aurait-il pu lui expliquer ce qu'il ne s'expliquait pas ? Tout était si confus dans sa tête qu'il ne pourrait pas en sortir quelque chose de vive voix sans en déformer le sens. C'est pour ça qu'il devait l'écrire. Il pourrait alors procéder par étape mais surtout accorder au style un rôle de juge de paix chargé de démêler le vrai du faux. Pour lui en effet, la plume était à la fois une machine à remonter le temps et un détecteur de mensonges : ne dit-on pas qu'une histoire est criante de vérité quand l'auteur trouve le mot juste pour la raconter, même si elle n'a aucun rapport avec la réalité. Frappé d'amnésie suite à son accident, Erre voulait reconstituer le fil de sa vie en brodant une histoire autour de ce qu'il en avait gardé en mémoire. Si les idées s'enchaînent naturellement en partant d'un fait indiscutable pour aboutir à un autre, toute inventée qu'elle soit, elle sera plus vraie que nature.

A titre d'exemple illustrant ce processus de reconstruction du passé, reprenons le passage dans lequel Erre a écrit qu'il n'a jamais disputé de match officiel avec son club (ça c'est un fait) en dépit du fait qu'il ait passé avec succès les épreuves de sélection (c'est un autre fait). Ne s'expliquant pas autrement cette situation, il émettra l'hypothèse de sentir mauvais (puer écrira-t-il) ... cela colle bien au fait qu'il soit mis au rebut sans un mot d'explication. Mais alors comment expliquer qu'il ait pu séduire une fille telle qu'Elle : même dans la dèche, elle n'irait pas se choissir un crasseux comme compagnon ? Non, qu'il sente mauvais ne tient pas la route ; s'il y a un pourri dans l'histoire, c'est ailleurs qu'il faut le chercher. IL serait tentant de dire que l'ordure, c'est le coach qui refuse de l'aligner. Mais là non plus ça ne va pas puisque tous ceux qui ont défilé au club l'ont dédaigné pareil. Si l'on peut admettre qu'ils soient tous pourris, il faudrait un fameux concours de circonstances pour que tous fassent leurs crasses au même endroit. C'est donc encore plus haut qu'il faut chercher, au niveau des van d'R et consorts. On peut se demander pour quelles raisons le club fait appel à des joueurs étrangers alors qu'il a pléthore de joueurs issus de son centre de formation qui attendent pour jouer. Tous ont une tête, deux bras et deux jambes et savent shooter dans le ballon sans trop se poser de question. La grosse différence se situe au niveau du portefeuille : les uns engagés avec les subsides de l'état, les autres revendus en faisant la fortune des managers. L'arnaque se goupille autour du sacré-saint rôle social du foot : les mercenaires engagés pour former la jeunesse du club mais dont l'étalage du savoir-faire fait surtout monter leur cote à la bourse des transferts. On peut donc soupçonner un traffic d'êtres humains dont le stade de foot serait la vitrine. Voilà une explication logique à l'ineptie consistant à payer des joueurs à ne rien faire. Et tout le reste colle également : le silence qui entoure la sélection de l'équipe avec le "De quoi tu te plains ? ... t'as ton fric en fin de mois" comme seule réponse aux questions qu'un joueur réserviste peut se poser ; un salaire qui permet à une histoire d'amour impossible entre un footeux de la friche industrielle et une belle pimbèche des quartiers chics de voir le jour. "Voilà une histoire pas jolie-jolie mais qui tient la route, la mienne", s'était dit Erre en l'écrivant. Oui, une histoire sensée, enfin quelque chose de concret qu'il pouvait montrer à Elle à défaut de ses qualités footbalistiques ... "je ne peux de toute façon pas faire mieux, s'était-il dit. Mais j'ai encore tellement de pain sur la planche. Qu'est-ce qui m'a pris de lui faire la promesse de lire son bouquin ? ... je n'ai pas le temps, je suis pris dans un contre la montre pour lui montrer ce dont je suis capabable ... rien pour l'instant ! Elle dit que le livre se lit en une nuit mais moi je serais déjà très content si je pouvais lire un chapitre par jour ; soit deux semaines pour le finir. Sera-t-elle encore avec moi dans deux semaines ? ... cela me ferait une belle jambe d'honorer ma promesse sans qu'elle sache ce qu'il m'en a coûté : ni plus ni moins que déposer ma meilleure arme pour la conquérir. Qu'ai-je donc d'autres à lui offrir : la gloire, du fric, mes beaux yeux bleus ? ... mon cul 5-52 oui ! Non, seule ma plume peut me permettre d'entretenir l'espoir. Je ne peux pas la ranger dans un tiroir, ne serait-ce que le temps de tenir ma promesse. Et puis, de nos jours, que vaut une promesse ? Quand elle n'est pas tenue, c'est généralement parce que son émetteur n'a pas eu le temps de la tenir ... il peut déjà être heureux s'il a le temps de la formuler en entier. On n'attend pas plus d'une promesse que d'un au-revoir, une simple inscription à l'agenda du hasard ou bien une forme polie de remballer un emmerdeur. J'parie qu'elle ne me laissera même pas le temps de le lire. Elle est encore sous le coup de sa séparation, toujours sous le charme de la magie de Noël, l'esprit embrûmé par le réveillon, ... mais cela ne durera pas. Si je ne montre quelque chose rapidement, elle partira. Je ne peux pas attendre les bras croisés que le couperet tombe sur ma relation ; je dois agir vite. Quand Elle saura au sein de quel système mafieux je me débats, les risques que je prends pour le dénoncer et de la manière, elle sera fière de moi. Mais non ! ça ne va pas ; c'est absurde ce que je dis là. Mon histoire ne tient pas la route : comment pourrait-elle être fière d'un homme qui manque à sa parole ? Et moi, n'ai-je pas écrit quelques lignes plus haut que le pourri dans l'histoire, ce n'était pas moi ? Pour que mon histoire soit cohérente, je dois tenir ma promesse, lire le bouquin qu'elle m'a offert." Et puis, il faut d'abord lire avant de vouloir écrire ? D'ailleurs au foot, c'est pareil : je n'aurais jamais eu l'idée de shooter si je n'avais vu quelqu'un shooter avant moi. Parce que j'ai peut-être des choses à dire mais comment les dire, ça je ne peux pas le sucer de mon pouce, je dois prendre exemple sur d'autres, je dois lire."

5.5. Week-end gastronomique Rentré chez lui, Erre s'installa dans un fauteuil de détente pour y lire le livre de Coehlo plutôt que sur le siège de son bureau pour y écrire le sien. Lire, il n'aimait pas trop : à l'école, il avait lu tous ceux qu'il faut avoir lus, cela l'avait écoeuré au point qu'il se soit promis "non plus jamais !". Encore une promesse qu'il n'allait pas tenir ! "Avant de promettre, je ferais bien de m'assurer que je n'ai rien promis de contraire auparavant, enragea-t-il. Certes, je sais que les promesses du passé PFFFFT! c'est du passé mais en l'occurence celle-ci m'aurait empêché de faire la bien belle bêtise de lire ce bouquin. Mais c'est vrai aussi, pour être honnête, que quand je m'étais exclamé "Plus jamais", je pensais à Proust, Flaubert, Céline, ... Coehlo n'a pas l'air d'être de cette trempe." De fait, l'auteur brésillien allait réconcilier le joueur réserviste avec la littérature. Dès les premières pages en effet, Erre put se reconnaître à travers les questionnements du pélerin sur la vie. Bien que le livre soit agréable à lire, il n'allait pas le lire plus rapidement. En effet, il allait s'y arrêter, relire certains passages, passer de longs moments à méditer, ... Et tout cela pour s'appercevoir que le temps perdu à lire allait lui permettre d'en gagner pour écrire ou en tous cas écrire mieux. Pour remercier sa compagne, sincèrement cette fois, il l'invita à manger, lui proposant d'aller dans les loges du stade. Ainsi, elle pourrait voir le club jouer tout en se délectant d'un plat. Bien entendu, elle ne verrait pas son homme jouer sur le terrain mais manger en face d'elle. Tant pis ! Il tiendrait sa place en lui expliquant les subtilités du foot mais aussi, comme cela avait été convenu, ils discuteraient du livre. Elle accepta l'invitation, précisant qu'elle serait ravie de manger en voyant un match tout en l'écoutant parler. "Mes sens vont être mis à rude épreuve", rigola-t-elle. "Les miens aussi", répondit-il en craignant tout le contraire. Il préféra ne pas s'attarder sur ce sujet et insista sur la faveur que le club lui avait faite en lui permettant de réserver une table dans les loges : - D'habitude les loges sont réservées aux chefs d'entreprise mais comme il y avait de la place, j'ai pu réserver une table rien que pour nous, dit-il. - Oh, il ne fallait pas tu sais, j'aurais pu manger une frite à la buvette du stade. - Au milieu des supporters braillards ? - Pourquoi pas, c'est cela non, le folklore du foot ? - Si mais pour discuter de pélerinage, cela n'aurait pas été l'idéal. Enfin, ça dépend surtout du score et de la physionomie du match. Quand le club est battu sans qu'il n'y ait rien à dire, il y a un silence de mort mais si c'est sur une phase litigieuse, alors là, il n'y a plus moyen de s'entendre ... pour quoi faire ? "A MORT L'ARBITRE", c'est le seul message à faire passer, toujours en gueulant un peu plus fort. - Ciel quelle ambiance, s'exclama-t-elle ! 5-53

- On ira un autre jour si tu veux. - Mais dis donc, tu ne joues jamais, toi ? - Non. - Ah oui, c'est vrai j'oubiais, s'esclaffa-t-elle. - Tu vois, ça n'a pas que des mauvais côtés, bougonna-t-il. - Je n'en ai jamais douté. - Mais bon, j'aurais quand même aimé que tu me voies jouer, pour de vrai, pas à l'entraînement. Sur le terrain où le sens de la vie d'un footeux se joue, c'est grisant de savoir que sa copine est là, dans le stade. - Je te l'ai dit mon chéri : change de club. Et si tu ne trouves pas, va vois ailleurs, j'sais pas moi, en amateur. - Oui mais en amateur, je n'aurais pas pu t'inviter à manger dans les loges. Tu vas voir, c'est assez classe, cela correspond à un resto 3 étoiles. Et puis c'est marrant : se délecter confortablement installés de mets raffinés en voyant entassé dans la tribune en contrebas le peuple s'empiffrer de frites bien grasses noyées dans de la bière tiède. - Tu trouves ça marrant ? - Non, ce que je voulais dire c'est que le contraste est saisisant. Mais tout le monde s'y retrouve : y'en a qui trouveront scandaleux cet étallage de richesse, ce luxe, ce raffinement, ... devant le peuple que la police montée parke comme des bêtes. D'autres diront que le foot permet de rassembler tout le monde autour d'une balle. - Et toi t'en pense quoi ? - Ca dépend où je me situe : sur le banc ou sur le terrain ? - Sur le banc puisque tu n'es jamais sur le terrain. - J'trouve ça scandaleux évidemment, cette ségrégation sociale. Mais tu vois, la lecture de ton livre m'a incité à envisager toutes les possibilités. Si je jouais, il est évident que je penserais exactement le contraire : le foot rassemble le monde. - Et bien, je suis heureuse de te l'entendre dire, ravie de voir que le "Pélerin" t'a apporté quelque chose. - C'est de ça dont je voulais te parler. J'ai bien aimé ce livre, il m'a permis de voir les choses différemment. - Et bien parlons-en vite. Parce qu'à 8 heures, moi je regarde le match, plaisanta-t-elle en affectant le ton du gros bourrin ! - Mais tu vas manger aussi, j'espère, dit-il prenant quant à lui un ton maternel. - L'un n'empêche pas l'autre. - Discuter avec moi bien si je te comprends bien, dit-il en feignant l'indignation. - Ah ! vous les hommes ! ça papote, ça papote ... même quand il y a un match de foot à la télé, dit-elle en feignant l'exhaspération. - Ah, vous les femmes, dit-il en affectant la résignation, il n'y a que le foot qui vous intéresse ! - C'est faux, répondit-elle, mais après une semaine de travail éreintant, on a bien le droit de se détendre un petit peu, non ? - - Si ! Mais sérieusement cette fois, est-ce que je peux te proposer quelque chose ? - Tu m'inquiètes là ... quoi ? - Si on allait à Saint-Jean-Pied-de-Port ? - Qu'est-ce que tu racontes ? - T'as lu le pélerin quand même, le livre que tu m'as donné ? - Euh ... oui mais je ne vois pas le rapport. - Je te l'ai dit : j'ai adoré. Il m'a même donné envie de faire le pélerinage. Je n'ai pas le temps actuellement mais j'aimerais passer une semaine dans la région, histoire de voir comment c'est. Et qui sait, plus tard ... - Erre, tu sais bien que ce n'est pas possible, dit-elle tristement ... mes filles. - Quoi tes filles ? - Mais enfin je ne peux pas les abandonner. - Tu les as une semaine sur deux, non ? 5-54

- Si mais, même quand je ne les ai pas, je les vois. - T'as qu'à les prendre avec ... - Mmmmh ! fit-elle d'une moue désapprobatrice. - Oui je sais, je sais, tu ne tiens pas à mêler ta vie sentimentale et familiale. Mais partons en week-end alors, tes filles peuvent bien se passer de toi un week-end. - Je suppose, répondit-elle indécise. - J'ai vu une pub, continua-t-il, c'est gratuit pour aller jusque là. Pour revenir, c'est un peu plus cher mais ça coûte rien d'y aller. Je réserve ? Elle se tut ... elle en avait visiblement envie. "Je réserve du vendredi au lundi !", dit-il avec aplomb. - Ca fait 4 jours, titilla-t-elle. - Non, c'est du vendredi soir au lundi matin, à peine deux jours entiers sur place. Allez on est d'accord alors ! ... on se fait un p'tit week-end gastronomique en France. - Allez oui ! - Non parce que je dois t'avouer quelque chose : s'il y a bien une raison pour laquelle je pardonne aux Français d'être ce qu'ils sont, c'est leur gastronomie, MMMMH ! la cuisine française, dit-il en se pourléchant les babines. Elle ne put s'empêcher de se piquer au jeu gourmand et, tout en dévisageant goulûment son compagnon, elle énonça avec une volupté sadique : "MMMMH ! gastronomie française : truffes du Périgord, salade de gésiers, confis ou magret de canard ..." - Oh tais-toi, s'exclama-t-il l'estomac à l'agonie, ou je t'assome et t'y emmene de suite. Mais elle continua imperturpablement : - Ou alors un "bête" cassoulet à Toulouse, lui jeta-elle à la figure avec autant de retenue qu'une louche du plat de fèves dans l'assiette. - Dis, tu vas la fermer ? - Le tout arrosé d'un bon vin gouleyant bien sûr, fit-elle avec ses yeux qui pétillaient presqu'autant qu'une blanquette de Limoux. - OK, c'est décidé : on part le 22, je t'offre le voyage pour ton annif. - T'es fou, s'exclama-t-elle, c'est trop ... on se connaît à peine. - C'est moins que l'prix d'une bagnole. C'est toujours toi qui te farcis les trajets pour venir me voir. Avec le fric que j'économise pour une bagnole, je peux bien t'offrir ça. C'est un marché honnête, me semble-t-il. Elle opina de la tête. C'était effectivement un marché honnête. Mais la raison pour laquelle Erre lui proposa cette escapade était qu'il voulait mettre à l'épreuve du "loft" son couple : le mettre 24 heures sur 24 sous le feu des projecteurs, , se disant que s'il tient un jour, il peut tenir des mois (il tirait cette théorie d'un entraîneur qui affirmait qu'à partir du moment où l'on sait courir un jogging de 10 km, on peut courrir un marathon de 42. - Bon, emballez c'est pesé, je réserve un avion pour Carcassonne, de là on louera une voiture pour visiter la région. - Va pour un séjour en terres cathares, conclut-elle gaiement. Erre ignorait ce que les Cathares étaient. Ce nom, entre consonance guerrière et culinaire, était chargé d'attrait et de mystère ! Mais il préféra ne pas s'étendre sur la question ; pour elle, ce terme paraissait tellement évident qu'il devait être inconcevable qu'il ne le soit pas pour tout le monde. - Bon, c'est pas tout ça, s'exclama-t-il, mais tu m'as donné une faim de loup avec toutes tes histoires, si tu nous conduisais dans un p'tit resto chic, demanda-t-il à sa chauferesse. - Cuisine française, s'enquit-elle auprès de son pélerin de footbaleur ? - Oh, j'suis pas exclusif tu sais, on peut s'faire un Italien. De temps en temps, ça fait du bien un Italien. - Quoi, eux aussi, tu ne les supportes que par la grâce des spaghettis ? - Oui mais avec du parmessan alors. - Tiramitsu comme dessert ? - Et un bon Lacrima-christi pour accompagner le plat ... Doit y avoir ça dans l'coin, aprète-toi, on y va.

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- Attends, j'ai une meilleure idée : je crois que je vais te réconcilier avec le monde entier dit-elle. Pas très loin de chez moi, il existe un resto qui propose une cuisine différente chaque semaine. - C'est quoi cette semaine ? - Je n'en sais rien ... - Ah bon ! ... mais qu'est-ce qu'on va manger ? - On verra bien. - D'accord ! Moi tu sais, j'suis pas difficile. Et puis, je suis prêt à me réconcilier avec tout le monde ... les macaronis, les grosses saucisses de Francfort, les sardines portugaises, ... - Et bien va pour le grand pardon alors. Mais je te préviens, en Thaïlande la spécialité culinaire c'est les scorpions frits. - Bah ! tant que ce ne sont pas des vers de terre, il paraît que ça se mange cru mais je ne veux pas savoir où. - Qui sait ... là où je t'emmène. - S'il est servi comme l'escargot, je me contenterai du beurre d'ail. On ne peut quand même pas tout pardonner. Dans la voiture, Erre voulut la câliner mais derrière un volant, Elle était aussi prude qu'un pape dans sa papamobile ; elle chassa sa main comme elle aurait chassé un moustique, faisant claquer sa langue comme si elle était excédée sans trop d'agressivité. Après avoir roulé une petite demi-heure, elle se gara. Il scruta les alentours à la recherche d'un resto mais n'en apperçut pas. Il fallut qu'elle le lui indique pour qu'il le voit. C'était un établissement très discret aménagé dans une maison traditionnelle, il ne possédait pas d'enseigne lumineuse mais une pièce de ferronerie où son nom était forgé. Avec de petits tilleuls bordant son trottoir, il se confondait avec le voisinage. Derrière les fenêtres aux vitres croisillonées, Erre distingua quelques clients attablés. Le plat du jour avait été imprimé sur une simple feuille placardée à l'intérieur. OUF ! pas de vers de terre cru mais du "meat pie", le plat national australien, une tourte chaude avec de la viande. - Ca te convient, lui demanda-t-elle. - Crocodile Dundee, j'irais même jusqu'à te pardonner si tu mettais du crocodile dans ta tourte, lança-t-il à la devanture du resto. - Eh bien, entrons ! Erre et Elle pénétrèrent dans une espèce de vestibule ; en face d'eux, la porte domestique, avec l'indication "privé" collée dessus ; à droite, l'entrée du restaurant proprement dite, porte austère en bois plein sans aucune indication ... fallait le savoir que c'était par là, Erre eut la désagréable impression de s'introduire dans une résidence privée sans toquer. Durant le trajet, Elle lui avait expliqué que l'exploitant était pilote de ligne et qu'il ramenait de ses pérénigrations autour du monde de quoi confectionner des recettes exotiques. Elle lui précisa également que ce style d'activités accessoires était assez répandu dans sa région où, à part être bloqué sur une départementale par un tracteur chargé de betteraves, il n'y avait pas grand chose à faire. En plus des chambres d'hôtes, beaucoup proposaient leur table aux visiteurs, le week-end ou les jours feriés ou bien encore, comme dans le cas présent, suivant les disponibilités. C'est le maître des lieux qui accueillit les tourtereaux, il les installa dans une pièce à l'arrière aménagée à la bonne franquette. Tant Erre qu'Elle commandèrent le fameux "meat pie" et Elle choisit le vin. Dans l'attente des plats, Elle se préoccupa des détails pratiques du voyage ; pressentant un côté douillet chez Erre, c'est avec malice qu'elle lui demanda s'il voulait loger en tente ou au clair de lune ! - "Formule 1", répondit-il de but en blanc. - "Formule 1", répéta-t-elle dans un soupir de déception. - L'hôtel enfin, précisa-t-il, parce que, le camping, c'est pas recommandé pour moi : faudrait pas que j'aie des courbatures pour reprendre les entraînements. Tu comprends ? - Je comprends, dit-elle avec l'air de celle qui comprend trop bien. Mais tu sais, pour le prix d'un formule 1, on peut se trouver une chambre d'hôte bien plus agréable. - C'est quoi ça une chambre d'hôte, exactement ? - C'est une chambre mise à disposition des touristes par l'habitant. - Je m'en doutais. Si je te demandais c'est parce que je ne suis jamais sûr avec "hôte". C'est le terme qu'on sert à toutes les sauces "hôte" : chambres d'hôte, table d'hôte, je suis votre hôte, l'hôte des bois, le saprophyte sur son hôte, ... 5-56

- L'hôte triche, l'hôte tonne, l'hôte tend (autant l'OTAN qu'autant), rigola-t-elle. - Non mais sérieusement, l'hôte, c'est celui qui invite ou qui est invité ? - Celui qui invite. - Mais non ! quand le maître de maison dit à son hôte ... euh! à un visiteur : "Installez-vous, vous êtes mon hôte", l'hôte n'est pas celui qui invite mais celui qui est invité ! - Si mais après lui avoir dit "je suis votre hôte" dit-elle en rigolant de plus belle. Mais soit, ne te pose donc pas tant de questions. Les chambres d'hôte, c'est très bien. - D'accord, occupe toi du logement. Moi, je réserve l'avion et la voiture. Là je m'y connais un peu plus. - C'est typiquement masculin, ça, réagit-elle ! - Quoi ? - La femme qui s'occupe de la maison et l'homme de la voiture. - Tttt ... Ttt ..., protesta-t-il en secouant la tête négativement, jusqu'ici, c'est toujours toi qui conduis. - C'est vrai. - Finalement, on forme un beau couple, ... - Ah bon, fit-elle dubitativement - Moi non plus, je ne le croyais pas mais bon, ça marche plutôt bien entre nous ... hein ? Dans la mesure où ce qui fonctionne va de soi, Elle fut surprise par la question de son compagnon. Elle balbutia un "oui" hésitant. Erre crut bon de s'expliquer : - En fait nous deux, on est comme deux erreurs qui s'annulent dans le même calcul pour donner un résultat correct. - Deux erreurs qui s'annulent ? interrogea-t-elle encore plus interloquée. - Oui d'habitude c'est l'homme qui porte le pantalon, nous c'est le contraire non ? Tu choisis le resto, le vin, tu prends la voiture, tu viens me voir à l'entraînement, ... moi je réserve les vacances, la table. - C'est pour ça qu'on est un couple de tarés, s'indigna-t-elle. - Pourquoi tu dis ça ? - Ben deux erreurs dans un calcul. - Enfin pas des vraies erreurs mais c'est toi qui mène la barque, d'habitude c'est le contraire non ? - Si tu le dis ! - Non c'est ce qu'on dit. Moi, je ne suis pas dupes, je sais que ce sont les fesses qui mènent le monde. - Ha là, nous sommes d'accord ! Je ne sais pas si ça te réjouis mais nous, les femmes, parfois ça nous exhaspèrent de voir que les hommes ne pensent qu'à ça. - Ben oui, on ne pense qu'à ça. Mais moi, tu sais, c'est loin de me réjouir. Parce qu'à baisser comme des petits lapins, on se fait tirer comme. Mais bon, on n'a pas le choix, il faut bien se reproduire. Ah si seulement nous pouvions baiser comme des limaces ! - Hermaphrodites ? - Non mollement. T'as pas remarquer dans la vie : plus c'est mou, plus c'est indestructible. - Ah si ! Tu as raison, les limaces ... on a beau pulvériser des insecticides qui met tout l'écosystème en péril en polluant la nappe phréatique, mais des limaces, non ! on ne sait pas s'en débarrasser. - De moi non plus, on ne sait pas s'en débarrasser, laissa-t-il échapper. - Parce que t'es mou, lui demanda-t-elle comme si elle ne voyait pas à quoi il faisait allusion. - Tu sais bien qu'on se ramollit sur un banc. Ca doit être pour ça qu'on traîne notre réputation peu flatteuse d'indéboulonnables.

- Tout va bien ? C'était le patron qui, rompant la conversation, vint s'enquérir de la satisfaction des convives. Elle déclara que c'était parfait, Erre approuva et l'homme s'en retourna vaguer à ses occupations. - Comment as-tu trouvé le plat, demanda-t-elle à Erre aussitôt après. - Délicieux et toi ? - Comme je l'ai dit, tout était parfait. Tu reprends du vin ? 5-57

- Non, vas-y, sers-toi. - Non, moi non plus, je conduis. J'prendrais bien de l'eau. - Plate ou pétillante ? - Pétillante. Erre commanda une bouteille d'eau pétillante. Elle allait alors lui poser une question qui allait le troubler tant elle était intempestive et incongrue : elle lui demanda si ses problèmes d'alcool étaient résolus ! Erre lui avait confié avoir beaucoup bu durant sa jeunesse mais, cela faisait 5 ans, depuis qu'il avait obtenu un contrat pro au club, qu'il ne s'était plus saoûlé. Pourquoi une telle question ? Comment un tel doute avait-il donc pu s'immiscer dans son esprit ? Pour faire honneur au plat, il avait pris du vin c'est vrai mais qu'il consomma comme si c'était de l'harissa, avec parcimonie. D'ailleurs, le demi pichet était encore à moitié rempli. Sa consommation excessive du passé l'avait- elle à ce point ravagé ? Il ne sut quel ton adopté pour répondre : s'offusquer du soupçon ? la remercier de l'attention ? la rassurer sur ses craintes ? Il s'embrouilla, leva le verre pour montrer qu'il buvait de l'eau. Elle n'insista pas, peut-être y avait-elle fait mention juste pour entrenir la conversation ? Ils prirent le café puis elle héla le serveur pour lui demander l'addition. Pris de court par la manie qu'Elle avait de toujours vouloir porter la culotte, Erre se proposa galamment d'aller rechercher les manteaux. Dans le vestiaire, il mit le montant de l'addition qu'elle avait payée d'autorité dans la poche de sa veste. Il revint pour le lui passer et lui demander d'un air sot : "Tu m'retapes chez moi ?" - Pourquoi, t'as raté l'dernier bus, dit-elle avec un air de mijaurée. - Il ne passe pas tous les jours dans l'coin perdu où tu m'as emmené, seulement le 29 février et encore pas toutes les années. - Soit, j'voudrais pas que tu passes tout ce temps à l'attendre, tu sais les hivers sont rigoureux chez nous ... faudra que tu t'y habitues. - Parce que j'devrais m'y habituer, dit-il. La transition était tellement évidente qu'il l'avait faite sans y réfléchir. Mais traversant la rue pour rejoindre la voiture, il restait surpris de ce qu'il avait entendu et de ce qu'il avait répondu avec autant de nonchalance : ne lui avait-elle pas proposé de venir s'installer chez elle ? Fouillant ses poches pour prendre ses clefs, elle s'exclama : - Franchement, tu devrais t'acheter une voiture. Regarde, tu mets les clefs dans ta poche, tu vas manger et tu les récupères avec des billets de banque qui ont germé. - Bah laisse béton ; ça marche qu'avec les gonzes, ces trucs là. Il n'y a qu'elles pour croire encore au père Noël.

5.6. Caractères diamétralement opposés Episodiquement et sans trop y croire, Erre envisageait une relation durable avec Elle. Après tout, se dit-il, nous formons un couple atypique, de ceux qui sont les plus coriaces. Elle jouait le rôle masculin du couple et lui le féminin : il proposait, elle disposait. Elle était exigeante, contradictoire, sûre d'elle ; lui n'exigeait rien ; ne la contredisait pas, doutait de lui. Il aurait accepté qu'elle regarde un match à la télé les pieds sur le fauteuil pendant qu'il lui servait une bière. Et pourtant, le foot horripilait de plus en plus le footbaleur qu'il était ... le peu de considération qu'il en retirait. Heureusement, Elle n'aimait pas ça non plus, lui reprochant même d'en parler trop souvent. Il ne put s'empêcher de se dire à lui même qu'à part le foot, elle avait tous les défauts de l'homme fat : elle fumait ; n'avait pas sa langue en poche ; était impulsive, bornée, impatiente ... et son pire défaut était encore sa principale qualité : elle était perfectionniste. Et puis, il y avait cette question qui l'avait tellement surpris au restaurant concernant ses problèmes d'alcool ... ne serait-ce pas elle- même qui en souffre ? Pour en avoir fait les frais à de multiples reprises, Erre savait que les gens ont la fâcheuse tendance d'accuser leurs semblables de leurs propres penchants. Et cela d'autant plus qu'ils sont regrettables. Les enfants savent bien, eux, que "C'est toujours celui qui dit qui est". Pour répondre à une insulte, ils se contentent de la faire suivre de "toi-même". C'est ainsi que résonne dans les cours de récré : - CONNARD ! - CONNARD TOI-MÊME ! 5-58

Sur ce plan là, la vérité sort bel et bien de leur bouche. Par ailleurs, s'il avait bu par le passé c'est parce qu'il voulait dormir pour oublier et pensait que l'alcool lui permettait de le faire. En effet, au moindre verre dans le nez, il devenait somnolent. Aussi, il ne pouvait pas imaginer qu'une fille aussi active qu'Elle puisse être sous l'influence d'un tel assommoir. Mais peut-être l'alcool ne fait qu'accentuer le tempérament de chacun ? De nature calme, quoi d'étonnant à ce que l'apathie le gagne à la moindre goutte ingurgitée. Mais Elle, de nature spittante, quoi d'étonnant à ce qu'elle passe la surmultipliée pour la même quantité avalée ? Si un jour, elle descendait de voiture pour aller mettre un coup de boule à un gars qui la klaxonnerait, le doute ne serait plus permis. Et à plusieurs reprises, elle avait failli le faire ! Erre s'étonnait d'ailleurs qu'il n'ait pas encore été la cible de son agressivité. Mais, à mesure qu'il ressentait le bonheur, l'idée d'être heureux l'insupportait : cela impliquait qu'il oublie les coups bas reçus, laissant leur auteur dans l'impunité. Et pourquoi pas les remercier tant qu'il y était ! N'étaient-ce pas grâce à eux s'il pouvait batifoler gaiement avec Elle ? Peut être, les blessures encourues lui avaient révélé une sensibilité féminine se mariant à merveille avec la sensibilité masculine de sa partenaire ? Mais il ne pouvait pas oublier qu'avant de tomber dans les bras d'Aphrodite, déesse de l'amour, il avait failli finir dans ceux de Perséphone, déesse des enfers. Quelle infamie ce serait de se la couler douce en permettant à des salopards de récidiver ! Mais que pouvait-il faire ? ... il était seul, sans grande ressource matérielle, physique ou intellectuelle et le mépris, le mal auquel il voulait s'attaquer, avait enfanté de tous les vices ! Le mépris est sournois. Parfois, il va jusqu'à se présenter comme une solution, comme quand on paie un homme à ne rien faire. Telle une bite d'autant moins douloureuse qu'elle poisse, il se fait d'autant moins ressentir qu'il est ignoble. Il s'immisce insidieusement dans les moindres recoins du corps pour liquéfier l'estime qu'en a son propriétaire. De la sueur des aiselles aux crises de larmes, le corps suinte pour s'en débarrasser mais la sueur répulse et les larmes indiffèrent, l'estime de soi s'ammoindrit encore. En est-on seulement victime, du mépris ? Quand on pue la transpiration, quand on pleure comme une Madeleine, à qui la faute ? Erre se sentait tellement impuissant, ... mais il avait ses deux bras, ses deux jambes et sa tête. De quoi d'autre avait-il besoin pour se battre sinon l'envie ? ... mais était-elle encore là, l'envie de se battre, quand Elle était dans ses bras ?

5.7. Un silence lourd de sens Elle ramena Erre à son appart avant de retourner chez elle. Elle devait être là le lendemain matin quand ses filles allaient sauter les deux pieds joints sur son lit pour la réveiller. Erre lui avait mis son réveil pour ne pas louper l'entraînement. Pressé de réserver son week-end, la séance lui parut interminable. Sitôt après avoir pris sa douche, il se rendit sur l'ordi de la buvette pour réserver le vol et la voiture. Il téléphona ensuite à Elle pour lui communiquer les renseignements : - L'avion décolle à neuf heures ; on arrivera une grosse heure plus tard. J'ai pris une Clio comme voiture, elle nous attendra sur le parking de l'aéroport. Et toi, t'as trouvé quelque chose pour dormir ? - Non, je n'ai pas eu le temps, mes filles ne m'ont pas laissé une seconde tranquille ; déjà à 7 heures du mat, elles sautaient sur mon lit pour me réveiller. - Je crois, dit-il en rigolant, qu'elles sont prêtes à tout pour rendre la monnaie de sa pièce à leur maman qui les tire du lit pour aller à l'école. - Oui je suppose que c'est ça. Mais bon pour le logement, ne te tracasse pas, on trouvera bien sur place. - Quoi, s'exclama-t-il, partirions-nous à l'aventure ? - Oui, dit-elle d'une voix neutre. - Mènerions-nous une vie de bohème, insista-t-il ? - Oui, répondit-elle plus gaiement, ayant compris qu'il plaisantait. - Laisserions-nous l'inspiration guider notre route ? - ... le coeur léger et rien dans les poches, enchaîna-t-elle. - ... si : la souche du restaurant où nous aurions pris poudre d'escampette ? - ... après avoir rempli baluchon de victuailles bien entendu. 5-59

- Bien sûr. Dis, tu te souviens de "Sans famille" ? - Sans famille ? - Le dessin animé avec des vagabonds : Rémy, le jeune garçon vendu à un artiste de rue, Maître Vitallis. - Ca m'dit quelque chose mais il y a longtemps ! - Moi, j'oublierai jamais : ma connasse de soeur, "gueux", comme on l'appelait, qui chantait à tue- tête en balançant une jambe puis l'autre du canapé : "Je suis sans famille et je m'appelle Rémy et je me ballade avec tous mes amis." Et soudain il éclata de rire : "HA HA HA." - Qu'est-ce qui te fait rire ? - Rien. J'me rappelle simplement la torgnole qu'elle a prise un soir : comme d'hab, mes parents s'engueulaient et elle, elle passe, en chantant à tue-tête : "Comment ça va ? Comme ci, comme ci, comme ça". Tu te souviens de "The shorts", début des années 80. - Non et alors, demanda-t-elle ne sachant pas où il voulait en venir. - Ben quoi, c'est tout ! Ma soeur a pris une gifle et tout le monde est allé pleurer dans son coin ... le calme, enfin ! - Bon, dit-elle en changeant de conversation, qu'est-ce que t'as pris comme voiture ? - Une Clio, j't'ai dit, la plus petite. C'est suffisant pour rouler et même pour passer la nuit en amoureux si on ne trouve pas d'hôtel : en haut d'un pic ; la vallée sous la calandre, avec tout en bas le scintillement d'un hameau en guise d'horloge ; la lune comme lampe de chevet et le hurlement des loups pour nous blottir l'un contre l'autre. "Dommage qu'il n'y ait plus de loups dans notre contrée", regretta-t-elle plaisantant sur la virilité inhibée d'Erre. Mais lui, qui en souffrait réellement, allait mal le prendre. Après avoir poétisé, c'est amer qu'il lui demanda de but en blanc ce qu'elle faisait avec lui. : - Pardon, fit-elle sans faire le rapprochement mais consciente de la gravité que la conversation avait subitement prise. - T'as pas l'impression que tu perds ton temps avec moi ? - Pourquoi, dit-elle n'ayant toujours pas fait le rapport avec son intervention qu'elle voulait humoristique. - Réponds à ma question, t'as pas l'impression que tu perds ton temps avec moi ? - Non, je ne comprends pas. Qu'est-ce que tu as Erre ? - Rien ! Justement,j'ai rien. - Crois-tu que je serais ravie de partir avec toi, si je pensais perdre mon temps ? "Tant que je régale", faillit-il l'accuser avec une injustice tellement criante qu'il s'en voulut et tenta de se faire pardonner : - Non, bien sûr que non. Mais j'veux quand même que tu saches que tu ne dois pas de géner pour moi si tu rencontres quelqu'un. Je te demande juste de me le dire. Ce fut au tour d'Elle d'accuser le coup, croyant déceller dans les paroles d'Erre une stratégie éprouvée de longue date dans les relations sentimentales et qu'elle attribuait à la gent fémine, la jugeant trop subtile pour être le fait d'un homme. A savoir la volonté d'Erre de mettre fin à leur relation mais en lui faisant porter le chapeau. - Tu ne veux plus me voir, lui retourna-t-elle la question. - Mais si, répondit-il confus ... pourquoi je t'inviterais à Carcasonne si c'était le cas ? - Oui pourquoi ? - Mais parce que je t' ..., dit-il sans achever sa phrase, se disant qu'il avait une drôle manière de lui montrer. Si sûre d'elle jusqu'alors, Elle s'emberlificota : - Oh tais-toi ! Je ne sais plus quoi penser à la fin ! C'est vrai, tu m'offres un superbe voyage et puis tu m'envoies sur les roses en me disant de chercher quelqu'un d'autre ! je ... je ne comprends pas. - Tu sais très bien pourquoi je t'ai dit ça. - Non ! - N'en parlons plus. - A si, explique toi. 5-60

- ... même le loup-garrou n'y changera rien, dit-il, souriant comme à chaque fois qu'il trouvait une formulation agréable pour avouer les choses pénibles à dire. - Ah, dit-elle se rendant seulement compte du quiproquo. - Mais ça n'a rien à voir avec toi, tu sais ... - Je sais. - ... déjà avec la précédente, ça n'allait pas. - Mais tu sais avec le loup, j'ai dit ça comme ça. - Moi pas tu sais ! si quelqu'un peut t'apporter ce que je suis incapable de te donner ... - Oh mais c'est ma faute ... excuse-moi, on ne plaisante sur un sujet aussi sensible. - Mais si ! ... ça aura permis de le tirer au clair. - Oui, tu as peut-être raison ... bon, je vais te laisser Erre, je dois m'occuper de mes filles. - Oui vas vite. Erre attendit qu'elle raccroche pour raccrocher, elle également. Ils restèrent ainsi un bon moment à ne rien dire, laissant le silence communiquer ce qu'ils n'étaient pas capables de dire. C'était un jeu à double tranchants dont l'un s'accapare du désir d'aider et l'autre de l'incapacité de le faire ; les deux s'affûtant mutuellement. Son rôle de mère à remplir, Elle finit par raccrocher, lui pas comme si le silence véhiculait encore la volonté désespérée d'aider. La présence d'Elle aux côtés d'Erre l'avait émasculé de ce qu'il pensait avoir dans l'inusité. Il ne pouvait pas rêver mieux qu'Elle comme partenaire, rien n'allait changer sexuellement parlant. Mais plus étonnament encore, rien non plus au niveau psychologique : il était toujours le même ; aucun bouleversement dans sa manière de voir les choses ; il était toujours aussi péssimiste ; tout ce qu'il manifestait d'encourageant, de positif, de joyeux, ... ce n'était que de la frime. Son texte l'attestait puisque son style était toujours aussi revanchard, haineux, égocentrique. L'amour ne lui avait pas donné de la variété, de la fluidité, de la musicalité, ... C'était toujours un charabia d'enfant pourri gâté qui s'offusque de ne pas l'être plus encore ! Elle avait tout ce qu'un homme peut désirer chez une femme mais à lui, elle ne lui apportait rien ! Ridiculisé dans sa virilité et inhibé dans sa créativité, les tourments l'envahirent : "J'ai l'impression de lui faire perdre son temps à Elle et moi le mien. Parce que même quand elle n'est pas là, je ne fais rien ; je glande, je m'adonne à la masturbation intellectuelle, le passe-temps favori des auteurs de chiotte. Depuis que je suis en couple avec Elle, je recule plus que je n'avance. Si je prends mon témoin-test, mon livre, il se réduit à une peau de chagrin : pour chaque mot que j'écris, j'en supprime deux. Sa quelité augmente à mesure que sa taille diminue ; quand il ne restera plus rien, il devrait être valable, assez pour que j'ose le montrer. Et dire que c'est en lui que j'ai placé tous mes espoirs. Le pire, c'est que je ne peux plus faire marche arrière maintenant : taper à la poubelle des années d'efforts acharnés, seul un entraîneur peut le faire ; il est vrai que c'est pas ceux qu'il a consenti. AH ! mais qu'Elle me laisse avec mon bouquin ; qu'on en finisse tous les deux, ça n'a quand même aucune chance d'aboutir. Moi qui croyais m'être débarrassées de toutes ces femmes qui m'ont tant causé d'ennuis, qu'est-ce qui m'a pris d'aller avec cette pimbèche ? RAAAAH ! et je ne peux même pas la quitter, c'est ça le pire. C'est ce qu'elle a cru quand je lui ai demandé de chercher ailleurs : elle semblait effondrée ! Et ça se comprend : ça doit être pénible de se faire larguer par le prince charmant mais ce n'est rien à côté de se faire jeter par Quasimodo : elle a dû se dire qu'elle n'était même pas capable d'être aimé par un monstre ; elle a dû être désespérée le pauv'chou. Ah le désespoir, heureusement qu'il est là lui ! Lui au moins, on peut s'y fier. C'est vrai : avant de la rencontrer, j'étais prêt à en finir et que vois-je arriver ? ... la femme de ma vie, mes rêves les plus fous en chair et en os. Hélas, même Elle n'est pas parvenue à ma tirer de la déprime ... je sais maintenant que personne d'autre ne le pourra. Le désespoir, enfin quelque chose sur quoi je peux compter ; que ferais-je sans lui ? ... rien ! mais que ferais-je avec, me demandera-t-on ? ... eh bien ! une lettre d'adieu dans laquelle j'expliquerai toutes les raisons de mon geste, des raisons à ne plus en venir, j'vivrai éternel. Parce que c'est vrai, pour chaque mot que j'écris, j'en supprime deux mais il m'en vient quatre en tête. Bref, à mesure que le travail fait disparaît, celui à faire apparaît ... Ô désespoir quand tu nous tiens !"

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5.8. Séjour en terre cathare

Première journée mirapicienne Vendredi, Erre et Elle devaient s'envoler en direction de Carcasonne. L'aéroport se situait à une centaine de km d'où ils habitaient. Erre décida d'appeller sa soeur pour qu'elle les y conduisse. Ainée de la famille, elle avait été surnommé "la grande Guetoche". C'était la première fois qu'Elle et Guetoche se renconcontraient. Mais à 5 heures du mat, pris par le temps (l'avion décollait à 7 et il fallait une grosse heure de route et au moins 3/4 d'heure pour l'enregistrement), l'entrevue se résuma au strict échange protocolaire : autant rempli d'enthousiasme que de retenue justifiées par l'envie de faire connaissance et la peur de commettre une bourde. Cette peur de mal faire s'amenuisant après quelques jours, on pourrait croire que ce laps de temps est nécessaire pour s'autoriser ce que l'on ne se serait pas permis initialement. Et en effet, si quelques jours ne sont pas suffisants, il y a peu de chance pour que l'éternité bien. Cette prise de contact se limita au minimum, simple échange de banalités si bien qu'Elle et Guetoche n'en savaient pas beaucoup plus l'une sur l'autre en descendant de voiture qu'en y montant. Tout juste savaient-elles qu'elles pouvaient se tutoyer et se faire la bise. Ce qu'elles firent. Arrivé devant les guichets de la compagnie aérienne, Erre était un peu inquiet : il ne se fiait que modérément au réseau internet par lequel il avait effectué sa réservation ; il aurait préféré avoir ses billets papier en mains. Il donna son nom à la guichetière, épiant avec anxiété la moindre contrariété qui aurait pu se lire sur son visage. Elle semblait être stressée, sur les nerfs, de mauvaise humeur ... mais se montra efficace : elle lui tendit presqu'aussitôt les billets. A peine le temps de la remercier qu'elle s'affairait déjà avec le client suivant. En attendant l'ouverture de la salle d'embarquement, Erre et Elle prirent un café. Erre fut surpris que leur avion ne soit pas encore sur la piste, à être l'objet exclusif de l'attention d'une multitude de techniciens. Par la grande baie vitrée de la salle, son regard se porta sur un avion en partance pour Dublin. Alors que l'aéronef dégageait puissance pour décoller et majestuosité pour atterir, immobilisé sur le tarmac, il n'était que ce qu'il était : un amas de ferrailles. Son fuselage était sale, bosselé, éraflé ; des coulées de rouilles s'échappaient des joints d'assemblage tandis que les parties mobiles se balançaient au vent comme l'enseigne grinçante d'un croque-mort. En le voyant aussi déglingué, Erre eut envie de prendre ses jambes à son cou mais heureusement ce n'était pas son avion. Le sien arriva enfin, une heure avant son départ. Tel un vulgaire autobus, il vint se garer à côté de l'appareil qu'Erre observait jusqu'alors. A son grand dam, il ne valait guère mieux mais, avant de s'immobiliser sur son lieu de parcage, il vira très légèrement, son envergure donna à la manoeuvre une dimension considérable, de la même façon que la hauteur d'un précipice donne une force cyclonale au moindre souffle de vent. "Si l'aile touche un gars sur la piste, il est bon pour la morgue, se dit-il, mieux vaut être à bord", conclut-il en empoignant courageusement sa valise. Avant même que les passagers n'en descendent, toute une équipe s'afférait autour de l'appareil avec la célérité des mécaniciens d'une écurie de formule 1 lors d'un Grand Prix : il fallait faire le plein, décharger les bagages, contrôler l'appareil et puis remettre tout en place pour accueillir les nouveaux passagers, l'avion allait repartir sans même laisser à son équipage une heure de battement. A une époque, Erre voulait être pilote, il s'imaginait que le métier consistait à emmener des touristes dans des contrées paradisiaques ; y rester quelques jours puis repartir comme si lui aussi était en vacance. Là tout l'équipage restait à bord, sur la brèche, prêt à aussitôt redécoller. - T'as vu ça, dit-il à Elle, c'est du travail à la chaîne ! - Oui dit-elle sans même regarder, trop occupée à vérifier si son GSM était chargé. Il n'osa pas lui faire part de ses craintes mais ce rythme de dingue, ça devait être dangereux : se poser, décoller ... décoller, se poser et à peine le temps d'aller pisser entre. Quelques minutes après, Elle et lui purent embarquer. En dépit du monde qui se pressait, l'appareil n'était pas plein et ils purent s'asseoir l'un à côté de l'autre. - Mets toi près du hublot, dit-elle. - Je peux. - Si je te le demande. - On fera l'inverse au retour. 5-62

- D'accord. - J'espère que j'ai bien pris mon carnet médical, se dit-elle en fouillant son sac. - T'as pris ton carnet médical, s'étonna-t-il ? - J'espère que je l'ai mis dans mes valises ; je l'prends toujours avec moi ; il reprend les renseignements indispensables pour effectuer une intervention dans l'urgence, le groupe sanguin et rhésus notamment ... Constatant l'air pataud d'Erre, elle l'interrogea - J'parie que tu ne sais même pas de quel groupe sanguin tu es ! - Il n'est pas marqué sur la carte électronique délivrée par la mutuelle ? - Je ne sais pas... tu l'as prise ? - J'sais pas mais elle est toujours dans mon portefueille, normalement. Attends ... HA, tu vois, elle y est : entre ma carte de banque et d'affiliation ... ils doivent aussi le savoir au club, non ? - Sans doute mais cela ne te sera pas d'un grand secours si tu te blesses dans un petit village des Pyrénées. - J'espère surtout que je vais pas me blesser ... mais t'as raison, t'as raison, ... c'est important de savoir de quel groupe sanguin on est. On ne fait jamais assez attention à la sécurité. D'ailleurs, toi non plus, j'parie que tu ne le connaîtrais pas si tu n'avais pas tes filles. - Si. J'ai pris cette habitude depuis que je suis petite. Mon père était un vrai maniaque en ce qui concernent la sécurité et l'hygiène alimentaire. Pour te dire, même une orange, fallait l'épplucher avec le couteau et la fourchette pour ne pas la toucher avec sa main pleine de doigts ! Alors j'te raconte pas la gageure pour manger une cuisse de poulet ! - Je vois la galère, répondit-il. Il imagina la petite fille qu'elle était, qu'elle était restée quelque part, avec un coeur qui ne peut battre qu'à son propre rythme et qui, entre amour et liberté, est pris entre le marteau et l'enclume. Un coeur incapable de voler de ses propres ailes, tiraillé entre l'aide dont il a besoin qui ne vient pas et celle qui vient sans qu'il l'ait demandée. - Je l'ai, dit-elle en brandissant fièrement son carnet médical. - T'es quoi, lui demanda-t-il. - A+ - Et moi, qu'est-ce que je devrais être pour que ça marche entre nous ? - A+ ou O+. - Bah avec ma chance, j'parie que je suis donneur universel ! - Sans doute oui. - Ah ! on ferme les portes. On va avoir droit à la chorégraphie de Crouch. - La chorégraphie de Crouch ? - Tu sais Peter Crouch, le footbaleur anglais qui effectua la danse des robots ... c'est ce que les hôtesses font avant chaque départ : mimer les conseils de sécurité. - Ah oui, je me souviens ... un rouquin ! Je me suis toujours demandé comment un homme qui danse aussi mal peut aussi bien jouer au foot. - C'était contre la Hongrie, sa danse a fait un buzz. Comme Erre l'avait prévu, les 3 hôtesses s'espacèrent régulièrement sur toute la longueur de la carlingue et effectuèrent des mouvements saccadés, disgrâcieux et d'une simplicité à faire vômir quand on sait la gravité de la question à laquelle ils étaient censés répondre. Leur parfait synchronisme indiquait qu'ils avaient été longuement répétés mais à quoi bon le cas échéant ? - J'trouve ça complètement inutiles leurs consignes, dit Erre, surtout celle du gilet gonflable ... pour aller à Carcasonne, on sera toujours à la verticale de la terre, non ? En plus, on voit que ça les fait chier de répéter inlassablement la même chose mais bon, elles n'ont pas le choix, elles sont payées pour ça. Nous aussi, ça nous emmerde mais nous non plus pas l'choix, on a dû s'attacher au siège ; ça j'te parie que c'est pour nous obliger à assister à leurs conneries. Elle n'appréciait pas la vulgarité avec laquelle Erre s'exprimait parfois. Mais elle se tut, se contentant d'afficher une moue désapprobatrice. "Attention, on décolle", fit Erre en tapant grivoisement sa main sur sa cuisse, la faisant sursauter de surprise et claquer la langue d'indignation. Mais de nouveau, sans piper mot. L'avion allait décoller. Toujours un moment angoissant : lourdaud, pataud sur sa ligne de départ, il vrombit comme une 5-63 marmitte à pression qui siffle ; hurle sa rage de rester immobile ; s'ébranle enfin, lentement ; accélère, prend de la vitesse mais donne surtout l'impression de prendre du poids ; la piste raccourcit à mesure que le mastotonde prend une allure de bourdon filant à contresens sur une autoroute ; finalement, ALLELUIA !, le monstre d'acier quitte le sol, poussivement, avec une secousse similaire à celle que ressentiraient les passagers s'ils étaient dans le ventre d'un goinfre qui rotte à table tout en continuant à s'empiffrer. Enfin l'aéronef semble se stabiliser, le danger s'éloigner, quoique ... suspendu dans les airs, sa carlingue est prise de tressaillements semblables à ceux que montre un enfant caractériel juste avant de jeter par terre les jouets que sa maman lui a demandé de ranger. Erre regarda par le hublot et s'exclama pour entretenir la conversation : - On a de la chance, dit-il, il fait superbe EUH ! ... oui, je sais, c'est stupide ce que je dis : on part ! Mais il doit faire beau là bas aussi. D'ailleurs, c'est le sud, il y fait toujours beau au printemps, pas trop chaud j'espère. - T'as pris un maillot ? - Non mais c'est pas grave, j'en achèterais s'il le faut, j'en ai quand même pas à la maison. - Qu'as-tu donc qui ne te manque pas, soupira-t-elle. - Une paire de godasses neuves, s'esclaffa-t-il ! Des godasses de foot qui n'ont encore jamais servi : il y a encore la signature de Platini sur le côté. Et j'en prends soin, tu sais. Je veux les laisser comme témoignage à nos descendants ; comme ça, ils pourront se représenter le style de vie qu'avait un joueur maison dans le foot business. "Payé à ne rien foutre", ils n'en reviendront pas ; ils ne voudront pas le croire, et pourtant les godasses seront là comme preuve indiscutable, pas une gratte, pas une tache. - Qu'est-ce que l'humanité ferait si tu n'étais pas là ? - Ha toi aussi, tu te le demandes ! Elle ne répondit pas, préférant se replonger dans un livre. - Qu'est-ce que tu lis, lui demanda-t-il. Pas encore de ces trucs à me filer des cauchemars : le gars qui écrit qu'il ne veut pas écrire. - Ca te tracasse cette histoire, pas vrai ? Je te passerais le livre. - Non ... son idée de départ est tellement géniale que je ne peux être que déçu par la suite. Alors, c'est quoi ton livre que t'as entre les mains ? - Un clqssique : "La bête humaine" de Zola. - Fais voir. - Tiens, attention, ne perds pas la page. Erre lut quelques lignes avant de s'exclamer : "Ha, v'là un gars qui écrit comme moi !" Incrédule, elle le fixa d'un air à mi chemin entre la pitié et la raillerie. - Tu écris toi, lui demanda-t-elle. - J'te l'ai dis non, répondit-il, un livre sur le foot. - Il va accompagner tes godasses flambant neuves, questionna-t-elle en rigolant. - Tu te moques là, c'est pas bien. - Mais oui je me moque, excuse-moi. - J'voulais pas me comparer à Zola, tu sais ... ce que je voulais dire c'est que j'arrive à lire son bouquin comme si moi-même l'avais écrit. C'est pas du Proust quoi ! Mais la comparaison s'arrête là : quand j'écris une phrase avec sujet verbe complément, lui écrit une page.

Elle approuva en hochant la tête. - Mais bon, enchaîna-t-il, les temps changent aussi. J'suis sûr qu'au XIXème siècle, les écrivains s'enfermaient dans leur chambre pour écrire et n'en sortaient que pour aller rechercher de l'info. Moi, je suis footeux, je sors à la soirée du nouvel an, je bois de la bière, je danse avec de jolies filles ; je les invite en promenade, au resto ou à Carcassonne ; j'écris à la terrasse des bars ... Bref, j'ai un style qui colle à mon époque ... cela se traduit dans mes textes, sans fioriture : sujet verbe complément, le B.A-Ba du français mais un style vif, expressif ... "Lardon rien qu'un con", par exemple, ça va droit au but ... - ... ça ne contient pas de verbe, l'interrompit-elle.

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- euh ! oui ... c'est ce que je disais : un style qui colle à mon époque, un style de poufiasse, pas besoin du verbe, tout est dit dans le tarif ... La conversation fut interrompue par l'avion qui commençait à virer, faisant mine d'entamer sa descente. - Ha, on arrive, dit-il. - Oh regarde : t'as vu ? ... la Cité Médiévale ! - Ouais, impressionnante, mâchouilla-t-il comme s'il parlait de la force de frappe d'un footbaleur. L'avion réamorça un autre virage toujours dans le même sens, si bien qu'il donna l'impression d'effectuer un tour complet. - On tourne en rond, s'inquiéta-t-il. Elle aussi paraissait soucieuse. - Ou alors, reprit-il avec angoisse, le pilote ne sait plus où est l'aéroport. - Non, la piste doit être occupée, dit-elle plus raisonablement. - Si elle est constipée, on n'est pas dans la m..., voulut-il plaisanter, histoire de détendre l'atmosphère. Cela ne la fit pas rire. - Ha non, il descend, se rassura-t-il. Dis, j'espère que le pilote n'est pas de la famille des Montfort. Constatant l'impassibilité de sa compagne, il s'expliqua fier comme un paon : "Comme j'étais sur internet pour faire les réservations, j'ai été voir l'histoire du pays cathare : la croisade contre les Albigeois menée par Simon de Montfort, puis par son fils Amaury, quand il fut tué en faisant le siège de Toulouse." - Et les Cathares alors, s'écria-t-elle, indignée par le fait qu'il ait retenu le nom des assaillants et non celui des victimes qui périrent brûlées vives. - Mais c'est elles qui, vivant dans l'abnégation, n'ont rien voulu laisser. - Je sais. - C'est triste à dire mais si le pays porte leur nom, c'est à cause du martyre qu'elles ont subi. Sans leur destin tragique, on n'en aurait jamais entendu parler ! A mesure que l'avion se rapprochait du sol, le paysage défilait de plus en plus vite. Bientôt, ils allaient ressentir le choc des roues sur la piste. La violence du freinage indiquait que le pilote avait intérêt à bien calculer son coup. Pour Erre, l'atterrissage était le moment le plus angoissant. "Pourvu que le freinage soit uniforme entre les deux trains d'atterrissage, s'angoissa-t-il, sinon l'avion va partir comme une toupie, se disloquer et nous éjecter à des dizaines de mètres à la ronde, comme une giclée de crème fraîche lorsqu'on sort du bol le batteur encore en marche." Son angoisse prit fin quand des applaudissements pour saluer l'atterissage "tout en douceur" retentirent. Quand Erre quitta l'appareil, le pilote était là, entouré de son staff pour dire aux passagers qu'il espérait les revoir. Il était rougeaud et Erre crut distinguer une traînée de sueur sur son visage. Après l'avoir poliment salué, il sortit de la carlingue. Dehors, l'air était agréablement chaud et sentait bon la lavande. - Les vacances commencent, s'exclama-t-elle gaiement. Erre approuva. En descendant l'escalier, il lui demanda de s'occuper des bagages pendant qu'il allait chercher la voiture. - Je ne peux pas, rétorqua-t-elle, pour un qui n'a jamais rien, ta valise est bien trop lourde. - Quoi ! s'offusqua-t-il ... elle contient juste des chaussures de foot au cas où j'rencontrerais des gars pour faire un match ; avec un jeu complet de studs pour terrain gras au cas où il pleuvrait ... on n'est jamais assez prudent. - On ne part que trois jours, ronchonna-t-elle. - Justement, trois jours : imagine qu'il y ait des galeries commerçantes comme on en voit à Paris, qu'est-ce que je vais faire moi pendant ces trois jours ? ... HEIN ! - Ha là, PTTTT ! fit-elle revancharde en claquant de la langue. - J'fais quoi moi pendant ce temps là ? ... j'vais au bistrot ? Non, j'vais voir s'il n'y a pas moyen de jouer. J'suis un pro tout de même, j'peux pas faire n'importe quoi, même en vacance. - T'aurais dû prendre une paire de rechange, renchérit-elle. 5-65

- Non ! Allez, allons chercher les valises, dit-il. Et il se dirigea prestement en direction de la salle des bagages. Elle blaguait bien sûr mais Erre avait parfois du mal avec le sens de l'humour de la gent féminine. Il n'était pas le seul à être à cran : dans la salle des bagages, les gens aussi étaient surexcités, pressés de quitter l'aéroport. Comme s'ils craignaient que leur valise ne reparte en sens inverse si jamais ils n'arrivaient pas à l'attraper du premier coup, ils se pressaient autour du tapis roulant comme des canards autour de leur canne de mère. A l'arrivée des valises, amassés derrière la rambarde, ils tendaient leur main à la manière de groupies désirant toucher leur idole. Le souci que leur valise ne leur échappe se doublait de la crainte de se faire doubler par le voisin. C'est le fameux syndrôme "de la file". Faisant comme si de rien n'était, chacun jouait des coudes pour se placer en ordre utile devant la bande transporteuse ; les vacances débuteraient mal s'il devait attendre un tour supplémentaire parce qu'il s'est fait brûler la politesse par un grossier personnage. Etant dans les premières à pouvoir reprendre sa valise, Elle dut se dépétrer de la mêlée en balançant quelques coups de coude. Erre quant à lui ne voyant toujours rien venir se morfondit : "J'ai jamais eu de chance, pesta-t-il. Déjà au supermarché, c'est toujours la mauvaise file que je choisis ! On dira que j'exagère mais allez! y'a qu'à prendre le gars à côté de moi, je parie tout ce qu'on veut qu'il aura son bagage avant moi ! Ah non ! voilà ma valise ... voilà, c'est exactement ce que je disais : je n'ai jamais eu de chance : il a fallu que je parie pour qu'elle apparaisse et voilà de nouveau je suis perdant ! ... AH j'te jure !" - Dis avec ton vestiaire ambulant, l'interpella-t-elle ... - QUOI, s'irrita-t-il avant même qu'elle ne finisse sa phrase. - ... heureusement qu'on ne va pas faire le chemin de Compostelle. - J'crois que j'en aurais bien besoin mais là je n'en ai absolument pas le courage. - Bah ! attends de voir la région, j'suis sûr que cela va te requinquer. - Oui, visiter, cela devrait me reposer, surtout en voiture. Tu m'attends ici, je vais la chercher ... surveille les bagages. - Oui va vite. Erre se rendit dans l'agence de location pour prendre les clefs puis partit chercher la voiture, garée une centaine de mètres plus loin, sur un parking longeant la piste d'atterrissage. Il s'y installa, mit sa ceinture, régla le rétro, ... Puis tenta de répondre à la question qui se pose inévitablement quand on est aux commandes d'une nouvelle voiture : où est la marche arrière ? Les phares, les essuies glaces, c'est plus ou moins standard mais la marche arrière faut-il appuyer, tirer ou pousser le levier de vitesse ? est-elle bien enclenchée ? ne risque-t-on pas d'emboutir la voiture de devant ? Après quelques essais, Erre put manoeuvrer pour sortir de sa place ; une autre question le tarabiscota : le klaxon ? le pictogramme était sculpté sur le volant mais Erre préféra ne pas appuyer dessus pour ne pas se faire remarquer ... oui mais en cas de danger, si ce n'était pas là ... bah ! tant pis. Il reprit la direction du hall de l'aéroport où Elle l'attendait ; très galamment, il descendit pour la faire monter et charger les bagages. Sitôt revenu à bord, il demanda quelle direction prendre. "On n'a toujours pas réservé d'hôtel", rappela-t-il. - Je sais, dit-elle, mais ne te tracasse pas, on trouvera. Prends la direction Mirepoix, j'ai lu que c'était une charmante petite cité médiévale. Erre se mit en route. Sa conduite laissait à désirer : il voulait se la jouer bon père de famille sûr de lui, prudent sans être timoré mais fit tout le contraire, adoptant le style d'un jeune sot que la vitesse grise. Heureusement, la route étant déserte, cela n'eut d'autre conséquence que celle de s'attirer les reproches d'Elle, visuels d'abord, de vive voix ensuite : "Qu'est-ce que tu conduis mal", s'était-elle exclamée. - Tu veux prendre le volant, demanda-t-il conscient qu'effectivement ... - Je peux ? - J'ai mis l'assurance sur nos deux noms. - D'accord, je prends le volant, dit-elle rassurée. Sors à Pamiers, c'est une bourgade où nous devrions trouver un hôtel. Je reprendrai le volant pour aller sur Mirepoix. Arrivé à Pamiers, Erre remarqua des panneaux renseignant un hôtel. Il en suivit un au hasard et arriva devant celui se situant en face de la gare. Il se gara sur un parking dont l'exiguïté était renforcée par la présence d'un chêne monumental planté au beau milieu. Par manque de place, il 5-66 dut empiéter sur ses racines pour se garer. L'endroit n'avait rien de particulier, de pittoresque ou d'historique mais Erre l'aurait bien vu sur une carte postale destinée à quelqu'un de cher. Elle n'aurait pas été un bon indicateur de son lieu de villégiature - il y avait tant de choses à voir dans la région - mais ce parking devant cette petite gare l'avait ému. Loin des cartes humoristiques qui font rire tout le monde, des cartes touristiques qui font rêver tout le monde, des cartes commémoratives qui font pleurer tout le monde, celle-ci n'avait rien de remarquable et rien à faire faire. Son destinataire l'aurait crue choisie à la va-vite avant de repartir mais, elle aurait été un fidèle coup de pinceau des émotions qu'Erre éprouva lorsqu'il se gara, gêné par la présence de cet arbre, entre un petit hôtel qui ne payait pas de mine et une honnête gare de campagne, sur une place qui n'avait rien d'un parking. Arrivés peu avant midi, la gare était comme abandonnée. Il y reconnut la sienne, celle par laquelle il transitait pour aller s'entraîner. C'était les mêmes murs gris et ternes bien que récemment repeints ; les mêmes quais réglementairement entretenus dont le béton s'effritait ; la même horloge où une trotteuse sans scrupule égrènait les secondes avant que la grande aiguille ne les enterre la soixantaine passée. Et des heures pour voir tourner la petite et des heures encore pour voir que c'est en rond ! Oui ,cette carte postale aurait été la représentation d'un endroit où l'on perd les plus beaux moments de son existence : le temps perdus dans ce que la vie a de plus banal. Evidemment cette carte, ce n'est pas dans un magasin de souvenirs qu'il allait la trouver ; il ne la trouverait nulle part, il lui faudrait la décrire à défaut de l'envoyer. L'hôtel, situé au dessus d'un café, était en réfection. Quand il entrèrent pour demander une chambre, ils entendirent les coups de marteau. Cela n'avait aucune importance puisqu'ils n'y resteraient que la nuit. Ils décidèrent donc de prendre la chambre pour le week-end. Comme convenu, elle s'installa derrière le volant pour aller à Mirepoix. Elle adopta la conduite qu'Erre aurait voulu avoir : entre celle du jeune sot insouciant et celle du papy prudent. Elle se gara sur un parking situé en périphérie. Après avoir un peu marché, ils arrivèrent sur la place principale. Elle était délimitée par des maisons dont la façade s'échancrait à la base pour former une galerie couverte. Bien entendu, des commerces occupaient la partie restante du rez de chaussée. Des poutres ciselées supportaient les habitations à l'étage ; elles se terminaient par diverses sculptures. Le restaurant dans lequel ils allèrent pour manger avait une tête de dragon comme gargouille. L'intérieur était assez vieillot, en pierres du pays avec d'imposantes tables en chêne naturel, le style de pièce qui n'a pas besoin d'un coup de balai ni d'être remis à neuf, comme si sa rusticité le préservait du temps. Il s'en dégageait une atmosphère reposante. Tous deux commandèrent une salade de gésiers. Quand le patron apporta le vin, Elle était aux toilettes ... cette fois, c'est Erre qui le goûta. Donnant solennellement son approbation d'un geste de la tête, il jura tel un charretier muet, tout en reposant son verre sur la table pour mieux épier ce petit salopiau de breuvage : "CRENOM, si ça c'est du vin moi je suis Angelina Jolie ... Non parce que du vin, je sais ce qu'c'est : j'en ai déjà bu à la maison. OH LA LA ! ... mais ça, ça n'a rien à voir ... c'est divin ça ! qu'est-ce que c'est bon !" Une sonnerie interrompit sa délectation. C'était le GSM d'Elle. Il se garda d'y répondre même il s'y sentait obligé ... vestige d'une époque où il fallait absolument décrocher si l'on voulait connaître l'identité de l'appelant et ne pas perdre une communication peut-être importante. Elle revint et constata que le vin était déjà servi. - ... ton GSM vient de sonner, se contenta-t-il de dire en indiquant l'appareil du menton. - Ah bon ! Elle prit son GSM, tiquetiqua dessus puis son visage se figea. - Un problème, demanda-t-il. - J'ai postulé dans une boîte, elle devait me donner une réponse ... c'est eux. Je vais les rappeler. Et elle pianota de nouveau sur son G, anxieusement. On décrocha, elle se présenta, s'excusa de ne pas avoir répondu, acquiesça ... des questions qu'on lui posait sans doute. Elle gardait une attitude neutre, sans enthousiasme ni déception dans le ton de sa voix. Erre avait une longue expérience de la recherche d'emploi, il aurait juré qu'on la menait en bateau : on allait lui demander de rappeler tout à l'heure, de venir se présenter un jour de la semaine, de fournir un tas de paperasse, d'attendre qu'on reprenne contact avec elle, ... n'ayant pas de nouvelle, elle rappellerait pour s'entendre dire qu'elle ne correspond pas au profil.

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Mais non ! ... c'est avec un large sourire qu'elle mit fin à la communication : "Je suis engagée", jubila-t-elle. De nouveau, Erre s'était mis le doigt dans l'oeil mais cette fois, il s'en félicita : "Félicitation", s'écria-t-il gaiement et sincèrement bien qu'à son avis, cela ne présageait rien de bon pour lui : elle allait retrouver le statut qui était le sien, celui d'une femme importante, fière d'elle, autonome ... qu'allait-elle s'embarrasser d'un footeux ? Mais malgré cela, il était réellement content pour elle. Cela au moins était réconfortant : ainsi donc ce qu'il pensait quand il avait un ascendant financier, il le pensait également maintenant qu'il ne l'avait plus. Il s'était planté quand il crut qu'on la menait en bateau mais l'anxiété qu'il avait montrée n'était pas hypocrite. Pour fêter la bonne nouvelle, il lui offrit le resto et ressentit le bonheur d'offrir sans attendre quelque chose en retour. - Et où vas-tu travailler, lui demanda-t-il en l'embrassant. - Au bureau de placement des footballeurs en déperdition. Tout d'un coup le sourire d'Erre se figea : "tu peux répéter s'il te plaît", fit-il. - Au bureau de placement des footeux en déperdition, c'est un organisme chargé de réintégrer les footballeurs à la dérive, les dégénérés du ballon rond, rigola-t-elle. Il lui lacha brusquement la main et lacha d'une voix affligée : - Je sais ... c'est ... c'est là d'où je viens. - C'est eux qui t'ont orienté vers ton club, demanda-t-elle sans autre état d'âme que la curiosité. - Oui. Pas plus qu'une hospitalisation ou une garde à vue, un passage par un centre de réadaptation n'a rien de déshonorant mais Erre en avait honte, comme s'il avait mérité de passer par là, ce centre de reclassement pour inadaptés, déséquilibrés, débile mentaux, ... Avec cynisme, il aurait pu dire qu'il y avait rencontré des gens d'une qualité exceptionnelle : les éducateurs, pour qui l'accompagnement de personnes en difficulté : maniaco-dépressifs, psychopathes, schizophrènes, ... relève du sacerdoce ! Mais elle ne s'en formalisa pas et semblait plutôt étonnée qu'il soit passé par là. - Comment as-tu atterri là-bas, lui demanda-t-elle. - La routine, dit-il amèrement: décrochage scolaire, petite délinquance, chômage, alcoolisme, ... - Je vois. - Mais bon, ils ont fait du bon boulot là bas : j'suis réinséré, je m'entretiens, je me lève tous les matins pour aller bosser. Si on a besoin de moi, je suis dispo, prêt à prendre le taureau par les cornes. Et ça pas dû être facile, tu sais, parce que j'étais loin. - Dis-moi en plus, insista-t-elle. - Bof, y'a pas grand chose à raconter. J't'ai expliqué comment je me suis fait jeté de l'école : on ne voulait pas que les vilains matous des quartiers ouvriers fricotent avec les jeunes pimbêches des quartiers chics, dit-il en lui adressant un clin d'oeil. - Oh, t'exagères, dit-elle. - C'est vrai, j'exagère ! En fait, il n'y avait que le prof de français qui voulait me descendre. Mais bon, tu sais comment ça va, un malheur ne vient jamais seul : tout s'est écroulé autour de moi. C'était l'époque des Rocky, je me suis identifié à lui, j'ai mis les gants avec un coeur gros comme ça mais c'est la gueule que je me suis fait ratatiner. Après j'ai fait l'unif sans savoir ce que j'y faisais, sans passer mes examens. Je me suis inscrit au chômage, sans chercher du boulot - de quoi étais-je capable ? - on ne m'en a pas proposé non plus ; je me suis enfoncé. A force d'être regardé de travers dans la rue, arrêté à tout bout de champs, traîtés comme un voleur dans les magasins, ... j'ai failli devenir le pygmalion des gens, des flics, des commerçants, ... seule ma lâcheté m'a empêché de passer du côté des méchants mais bon je suis devenu un client du centre de reclassement. C'est là qu'on m'a trouvé des aptitudes pour le foot. J'ai passé mes examens au Sporting Club L'ecce, dans une période où le foot était en effervescence, le pays allait organiser l'euro. Tous les entraîneurs disent qu'il faut 2 joueurs à chaque place, là j'étais le seul pour deux places ... j'ai été engagé. Voilà, tu sais maintenant avec qui tu es. - Tu ne trouves pas que la salade de gésiers est délicieuse ? lui demanda-t-elle enchantée par ce qu'elle mangeait.

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Il leva vers elle des yeux remplis d'un amour et d'une tristesse infinis. "Si, dit-il comme s'il n'allait plus jamais en manger avec elle." Après avoir payé l'addition, ils sortirent du restaurant. Erre ne savait que dire mais était soulagé : "Enfin, se dit-il, Elle a retrouvé son rang et moi le mien. Maintenant, elle sait qui je suis et d'où je viens ; notre histoire peut se terminer. C'est précisément pour ça que je l'ai invitée en week-end ; jamais j'aurais cru que ce serait aussi facile. Et dire que je voulais lui écrire un bouquin pour qu'elle sache ... pffft ! un bête coup de fil et elle sait. On va voir ce qu'elle décide maintenant. Pour l'instant, elle est heureuse, elle vient de trouver un boulot mais demain, elle va se mettre à gamberger : j'suis pas une affaire pour elle. De retour au pays, je serais fixé ... non jamais j'aurais cru que ce serait si simple. Que la vie peut être simple quand on n'attend rien d'elle." Appercevant un flux migratoire d'oiseaux dans le ciel, Erre, redoutant le pire mais soulagé par son aveu et ravi pour elle, bifurqua dans ses méditations intérieures : "Tiens, ça m'a toujours impressionné, ces flux migratoires des oiseaux. Ils réalisent dans le ciel ce que notre équipe est incapable de faire sur le terrain : la formation en V. AH, j'en connais des entraîneurs qui doivent en rester sur le cul : contrairement aux joueurs, les oiseaux savent d'instinct comment se placer et où ils doivent aller : malgré la tête du V, il n'y a pas de meneur et malgré les deux queues, il n'y a pas de suiveur ; le dernier vire en même temps que le premier ; le V vire d'un bloc ... impressionant ! Ah ! si les oiseaux jouaient au foot, on ne jouerait pas dans la même division ! ... les casquettes qu'ils nous mettraient ! Mais ... mais où va-on ? " - Tu sais où on est garé, demanda-t-il à Elle, je ne reconnais pas le chemin. - On a fait le tour de la place. Ce serait stupide de revenir sur nos pas, il y a tant de choses à voir ici, lui répondit-elle. - Et tu sais où est la voiture ? - Erre, Mirepoix n'est quand même pas si grand. Tiens elle est là ta voiture. - Ah oui ! mais moi tu sais mon sens de l'orientation. Et en plus je suis distrait. - Oui tiens voilà les clefs, je te rappelle que c'est toi qui conduis pour le retour. Maintenant que tu es familiarisé avec la région, ça devrait aller non ? - Si. Mais tu me diras par où je dois aller. - Pas besoin : t'as bien pu venir jusqu'ici tout seul ; je te signale que je ne t'ai pas traîné. - C'est vrai : nous avons viré ensemble, dit-il en montrant le oiseaux. Ne sachant pas à quoi il faisait allusions, Elle se tut.

Deuxième journée Fuxéenne Le lendemain, ils décidèrent d'aller visiter deux hauts lieux de la résistance cathare : Foix et Montségur. Ils se couchèrent sans mettre le réveil : le premier levé lève l'autre. Comme de juste, ils se levèrent en même temps : Erre eut vaguement le souvenir d'avoir ouvert un oeil mais par délicate attention ou paresse, il ne la réveilla pas. Elle avait sans doute fait pareil jusqu'au moment où, tel un soleil une fleur, le regard de l'un ouvrit celui de l'autre. Il était tôt ; la lueur du jour pointait à peine. En sortant de l'hôtel, ils se mêlèrent au flot des navetteurs qui se pressaient dans la gare pour aller travailler. Erre ressentit la trépidation d'une vie si commune à toutes les autres mais tellement typique de l'endroit où elle est implantée. La populace locale prenait le même type de train aux mêmes heures que n'importe où ailleurs. Voyant les gens monter à bord, Erre les imaginait lire, dormir ou jouer aux cartes, comme dans n'importe quel autre train. Mais outre l'accent, la couleur de peau, la physionomie du visage, ... il y avait un je-ne-sais-quoi pour leur donner le cachet du terroir, comme si la faune ambiante avait déteint sur eux. C'est Elle qui allait conduire cette fois, Erre prit place sur le siège passager. Elle prit la direction de Lavelanet, canton de l'Ariège où était situé le château de Montségur, haut lieu de la résistance cathare. C'est là qu'en 1244, les adeptes de la secte avaient été brûlés vifs parce qu'ils avaient refusé d'abjurer. On dit également que c'est en ce lieu que le Graal aurait été conservé. Le château était juché au sommet d'un piton rocheux, appelé le "pog". Comme bon nombre de constructions monumentales du passé, les observateurs se demandent comment il a pu être construit sur un relief aussi escarpé. Un autre phénomène qui force l'admiration est la précision digne d'un laser avec laquelle les premiers rayons du soleil traversent le donjon, entrant par une archère, ressortant par une autre, quadrillant la pièce comme si un géomètre-expert les avait tracé au compas. 5-69

Le chateau fut assiégé pendant des mois avant que ses occupants ne négocient leur reddition : les laïcs eurent la vie sauve tandis que les "Parfaits" (disciples les plus dévots pourrait-on dire) se jetèrent d'eux-mêmes dans le bûcher. Les Parfaits étaient au nombre de 229 et 225 périrent par les flammes ... 4 parvinrent donc à s'enfuir au moment du siège. A ce que dit la légende, ils emmenèrent avec eux un lourd chargement, le trésor des Cathares. Pour revenir à l'hôtel, Elle s'arrêta à Foix. Elle se gara au bas d'une petite rue escarpée, sur un parking bordé par l'Arget, une petite rivière qui avait fait jadis le bonheur des chercheurs d'or. Elle coulait tumultueusement en contrebas, sous la présence tant silencieuse que majestueuse du château. Un petit chemin escarpé de quelques dizaines de mètres y donnait accès. D'une muraille, on pouvait admirer la ville et de l'autre le panorama pyrénéen. Malheureusement pour les deux pélerins, il était fermé. Ils se rabattirent alors sur la vieille ville où ils déambulèrent à la recherche de produits du terroir : du canard bien sûr, des truffes du Périgord mais aussi de l'Hypocrase, un apéritif médiéval dont la recette est jalousement gardée. Ils n'eurent évidemment que l'embarras du choix. De même que pour trouver un restaurant ... ce n'est pas ce qui manque dans la région. Sitôt entrés dans la localité, ils passèrent devant un marocain qui retint toute leur attention mais ils étaient tôt et puis ils préférèrent manger régional. En faisant leurs emplettes, deux retinrent encore leur attention : tous deux proposaient des cartes similaires, avec du foie gras, du magret de canard, du gibier, ... mais dans l'un, la volupté des mots était atténuée par la sévérité des chiffres si bien qu'ils choisirent d'aller manger dans l'autre plus démocratique. Mais auparavant, ils décidèrent de faire des emplettes et visiter la cité médiévale. La petite ballade au milieu des vitrines remplies d'appétisantes spécialités régionales, leur ayant creusé l'estomac, ils se hâtèrent pour aller manger. Ils passèrent devant le restaurant 3 étoiles avec quelques regrets mais avec la conviction que ceux-ci s'envoleraient sitôt qu'ils seraient attablés dans l'établissement situé quelques mètres plus loin. Ils pressèrent encore le pas pour s'y rendre puis ralentirent, s'arrêtèrent, repartirent, s'arrêtèrent de nouveau, regardèrent autour d'eux, se dévisagèrent avec stupéfaction : ils étaient dans une rue pas très longue, qu'ils avaient entièrement parcourue : mais plus de trace du resto élu, où donc était-il passé ? Erre posa la question, Elle répondit qu'elle n'en savait rien : - M'enfin, où est-il ? Y'a qu'une rue ici. S'il avait pris feu, on l'aurait vu tout de même. Et l'autre resto, il est là, dit-il en pointant la luxueuse enseigne du menton ; il était quasi mitoyen : allez quoi, trois quatre maisons entre, quelques dizaines de mètres tout au plus. On n'a pas pu se tromper. - Tournons encore un peu, suggéra-t-elle, ces rues sont tellement plaisantes qu'on bifurque sans s'en rendre compte. Mais non ! ... ils se remirent en route, tournicotèrent, retombèrent sur le Marocain auquel ils s'étaient promis de revenir mais nulle trace du resto où ils avaient décidé d'aller manger ce jour. - Mais ça, c'est incroyable, dit-il ! - Incroyable, répéta-t-elle. - Bon tant pis, on va aller manger dans l'autre resto ... s'il est encore là lui ! - Il est cher ... on y va tout de même ? - Oui ... on n'a pas l'choix ... allez vite, avant qu'il ne s'envole. Non, toi vas-y, moi je retiens du pied le marocain au cas où ! Appelle-moi quand t'y es ... un geste de la main suffira, je le verrais. Chemin rebroussant, ils scrutèrent encore la rue mais sans plus de succès ... c'est le portefueille qui allait déguster mais tant pis, ils entrèrent dans le trois étoiles. L'intérieur ne dénotait pas avec l'extérieur : richement aménagé. Erre se sentit à l'étroit dans ses fringues quand il s'installa à table, comme s'il n'était pas à sa place dans cet endroit cossu. Devant les plats qui défilaient, il oublia sa gêne, ainsi que la mystérieuse disparition du restaurant (toujours une énigme actuellement). Ils parlèrent de tout et de rien, de sujets sensibles dont on discute avec autant de légèreté que de la pluie et du beau temps. Et de météo aussi il fut question : AH ZUT ! il prévoyait de la pluie pour le lendemain. Comme si besoin en était, ils commentèrent les plats : tous excellents évidemment. De toutes façons, quand l'addition y met son grain de sel, les papilles se laissent accommoder à toutes les sauces : c'est cher, c'est forcément bon (à moins d'être le dindon de la farce) Elle évoqua également l'avenir, lui confiant notamment ne plus avoir le désir d'avoir un enfant ; entre son travail, les tâches ménagères, l'aménagement d'une maison, ... elle avait éprouvé trop de difficultés 5-70 pour élever ses filles, elle ne voulait plus revivre ça. "Je voulais que tu le saches", lui dit-elle dans un élan de transparence. Lui non plus n'en voulait pas, pour les raisons exactement inverse : il n'avait pas sa place dans l'équipe, pas de maison, pas d'enfant, ... bref l'oisiveté, l'inutilité. Il n'avait rien d'un homme alors un père ... Avant de la rencontrer, il était convaincu que la pire chose qu'il puisse faire à son enfant serait de le faire ; c'est clair, il n'en désirait pas. Il nuança toutefois sa réponse : - Pour l'instant, je n'y songe pas. Mais tout va tellement vite. - Dis-moi, que ferais-tu si je tombais enceinte ? Il crut un moment qu'elle se moquait de lui, de ses difficultés. Mais non, le ton de sa voix et son attitude étaient graves. Par ailleurs, elle n'avait jamais été blessante lors de ses pannes. Il lui avoua que ce serait la cata. Et toi, s'empressa-t-il de demander en dépit du fait qu'il connaissait la réponse : - Je n'aurais pas la force de le garder, je t'ai dit. - Tu avorterais ? Elle acquiésça d'un mouvement de tête et observa sa réaction. - Non, ça je ne veux pas, lui répondit-il au grand étonnement d'Elle, ainsi qu'au sien. C'est vrai, de gosse il n'en voulait pas mais il ne voulait pas non plus entendre parler d'avortement. Il savait à Qui il devait d'être encore là, sur terre, et d'être là, attablé avec la femme de ses rêves dans un restaurant 3 étoiles d'une somptueuse région. - Mais, ajouta-t-il, tu resteras maître de ton corps ; la décision t'appartiendra, je la respecterai. Le premier moment d'étonnement passé, Elle accueillit sa réaction favorablement. Elle avait craint qu'il ne se débine comme un homme immature ou bien qu'il ne campe sur des principes puritains. Quand ils sortirent du restaurant, le crépuscule était tombé sur la petite cité médiévale, derrière le château le ciel étirait de longs rubans vermillons. Il faisait un temps ouateux, ni chaud, ni froid avec une petite brise agréable. Ils n'avaient plus faim sans pour autant se sentir ballonnés ... en plus de la qualité gustative, c'était là aussi que le resto justifiait ses prix : c'est paradoxal en matière de gobichonade mais, à l'instar du célèbre liquide vaiselle Per : c'est plus cher mais il faut moins en mettre. Déambulant dans des vénelles chargées d'émotions et d'histoire, sous un ciel clément et l'esprit dégagé de tous soucis, Erre et Elle n'auraient jamais voulu rentrer, c'est leurs jambes qui d'initiatives les avaient ramené à la voiture ... tant pis et puis il était temps d'aller faire dodo.

Troisième journée Carcasso-narbonaise Le lendemain, leur dernier jour avant le retour au pays, ils décidèrent d'aller visiter la cité médiévale de Carcassonne, lieu touristique incontournable de la région. Si Monségur laissait perplexe quant à la manière dont on avait pu édifier une telle forteresse au dessus d'un piton rocheux qui ferait le bonheur des alpinistes, Carcassonne impressionnait par son gigantisme.

Extrait de Carcassonne (Michel Le Bris – éditions Montparnasse) « Carcassonne ... le soir, c’est depuis le Pont Neuf qu’il faut la découvrir. Quand le couchant embrasse les remparts au dessus, si nette, grise, bleue, rouge or qu’on la croirait enluminure sortis de quelques livres précieux du haut Moyen-âge, irréelle pour tout dire, trop parfaite, si accordé à nos géométrie rêvées qu’on la soupçonne aussi décors dressé là pour le théâtre ou quelques production hollywoodiennes. Et l’on s’étonne presque de ne pas en voir sortir hommes en armes portant lances et bannières. Un songe oui mais tout château n’est-il pas d’abord un songe ? Quel enfant, épée de bois au poing, n’a pas défendu sa place forte des assauts des méchants. Quel enfant n’a pas rêvé d’enclore le mystère du monde dans un château de sable. Dans l’océan du temps, tout château est un château de sable. 52 tours, 2 enceintes pour 3 km de rempart, deux portes monumentales, et dans la cité, un château hérissé de 9 tours ; un enchevêtrement de maisons basses blotties derrière les murailles, un labyrinthe serré d’escaliers, de poternes, de chicanes pour le plus formidable ensemble fortifié d’Europe. La cité de Carcassonne comme un livre de pierres où se peut lire encore plus de 20 siècles d’histoire, de batailles, de civilisations superposées ! »

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NDLR : En réservant ses vacances, Erre avait pris connaissance de cette description reflétant à merveille ce qu'il vit de la cité, il n'estima dès lors pas nécessaire d'en refaire une. C'est donc libéré de toute préoccupation littéraire qu'il redescendit vers la Bastide, ville basse où Elle était garée. - Où va-t-on maintenant, demanda-t-elle. - Si nous allions nous fricasser le museau à Narbonne-Plage, répondit-il. - Pardon, dit-elle croyant avoir mal entendu. - Narbonne-Plage, la plage de Narbonne si tu préfères. Je me suis mis à la couleur locale. Hors, tu sais comment sont les Français : ils s'imaginent qu'ils peuvent inverser l'ordre des choses s'ils inversent l'ordre des mots. De fait : dire "Narbonne plage" au lieu de "la plage de Narbonne", ça leur donne l'air intelligent, dit-il moquant en se. - Mais non, arrête de faire l'idiot ! "Se fricasser le museau", c'est une jolie expression, je ne la connaissais pas. - C'est se rouler une pelle ; je te proposais un bisous à Narbonne, sur la plage de Narbonne. - Mais tu n'as pas pris ton maillot, dit-elle. - Il faut, s'étonna-t-il. - Non. Bon, je prends la direction de Narbonne alors ? - Oui et mets la musique, c'est plus agréable de faire la route avec. Elle alluma la radio. C'était le même type de programme qu'au pays : de la variété entrecoupée de publicité. Magie des vacances, ce qui exhaspère au pays, prend tout son charme à l'étranger : ainsi la publicité, bien sûr, c'est le même baril de poudre à lessiver mais il y a l'accent, la couleur locale. Et puis, c'est rassurant de savoir qu'on n'est pas les gogos visés par ces campagnes de matraquage.

La radio diffusait maintenant la soupe quotidienne : vols, violence, catastrophes, défaite du PSG (du club de la capitale quoi, c'est pareil dans tous les pays), ... pas de quoi s'émouvoir. Mais il y avait également une question qui allait diviser les deux amants : celle de l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne conditionnée par l'adoption d'une loi dépénalisant l'adultère des femmes. Elle se cala dans son siège pour marquer son approbation tacite. Erre lui s'insurgea : - J'trouve ça incroyable, s'exclama-t-il : pour accéder à l'Europe, il faut permettre aux femmes de tromper leur mari maintenant. - Qu'est-ce qu'il y a d'incroyable, demanda-t-elle imperturpable, sans quitter la route du regard. - Ce qu'il y a d'incroyable ... ce qu'il y a d'incroyable !!! Dans l'Union Européenne, pique un franc dans la caisse de ton patron, on te fout en tôle mais libre à toi d'aller forniquer à gauche et à droite ... c'est ça qui est incroyable. - Et qu'on lapide les femmes adultères, c'est pas incroyable ça, s'indigna-t-elle ! - Si mais c'est pas ce que je dis. Ce que je voulais dire c'est qu'à côté du pognon, les valeurs ne valent rien. Moi, je pénaliserais l'adultère des hommes au lieu de dépénaliser celui des femmes mais évidemment je ne les lapiderais pas s'ils vont voir ailleurs. - ZUT ... s'écria-t-elle. - Quoi, t'es pas d'accord ? - Si ! Non ! ... enfin j'sais pas ... j'ai perdu ma cigarette. - Où ça ? - Mais je ne sais pas, dit-elle paniquée s'épousetant tout le corps, scrutant tout autour d'elle, ... Elle a dû tomber sous le siège ou quelque part mais où ? Où est-elle ? Elle se gara en toute hâte sur le bas côté pour inspecter la voiture mais rien, aucune trace du mégot. Heureusement, il n'y avait pas non plus d'odeur de brûlé. Le mégot s'était volatisé sans faire de dégât ... OUF ! peut-être s'était-il envolé par la fenêtre. Ils pouvaient repartir rassurés. Ils s'attardèrent toutefois quelques minutes au bord de la garrigue, s'asseyant côte à côte sur le capot de la voiture. Sans échanger un mot, il passa son bras autour de sa taille, elle posa la tête sur son épaule. Elle demeurait inquiète, tarabustée par le fait de ne pas avoir retrouvé le mégot : le feu ne couvait-il pas quelque part ? Combien de temps met un mégot pour s'éteindre ? Erre la regarda avec tendresse ; finalement, elle était comme lui : lui aussi aurait préféré retrouvé le mégot quitte à ce que ce soit au milieu du trou qu'il aurait creusé parce que là, certes il va s'éteindre mais où et 5-72 comment ? ... en se consumant sur le macadam brûlant ou dans les herbes sèches ? ... et s'il boutait le feu ! ... chaque année des régions sont ravagées par des feux de forêt ! ... comment se sont-ils déclarés ? Pour lui aussi, tout ce qui est hors de son contrôle présage des pires catastrophes ; c'est ce qui faisait de lui un si mauvais footballeur : avant de reprendre la balle comme elle vient, il se demandait s'il n'était pas préférable de la contrôler voire de la laisser à un partenaire mieux placé ... et la balle lui passait sous le nez. Ils étaient arrêtés à une trentaine de km de Narbonne ; le printemps venait à peine de débuter, la température était de saison, clémente ; le ciel ensolleillé en matinée commençait à se couvrir ; la tramontane ne s'était pas encore levé ; rien ne bougeait, le paysage paraissait aussi inerte que l'eau qui dort. Erre avait l'impression d'être dans un décor reconstitué de cinéma. Seules les effluves odorantes du maquis évoquait l'image qu'il se faisait de la région : une terre désertique accablée par un soleil de plomb, où les émanations brûlantes du sol faisaient ondoyer la végétation désséchée parfois en provoquant l'apparition d'un mirage : l'eau, l'espoir d'étancher sa soif et soulager son gossier calciné par une poussière brûlante qu'un vent sec donnait à respirer. Erre craignait la chaleur comme la peste, redoutant d'apparaître en nage devant Elle. On l'a dit la température était clémente mais elle n'avait pas besoin d'être caniculaire pour que des auréoles disgracieuses se dessinent sur sa chemise. Lui aussi se traumatissait à la moindre chose échappant à son contrôle. La peur de brûler vif dans son lit, c'était l'une des raisons pour laquelle il avait décidé d'arrêter de fumer. Il s'imagina qu'elle aussi finirait par ne plus toucher à la cigarette. Elle s'était montré tellement paniquée, honteuse de son vice, terrifiée par les conséquences qu'il pouvait provoquer. En plus, elle avait ses filles : elle ne fumait pas en leur présence mais avait conscience de ne pas donner le bon exemple. Elle avait promis de s'arrêter dès que sa situation professionnelle et familiale s'arrangeraient. Maintenant, elle avait trouvé un job, elle était avec un mec peut-être pas le bon mais pas non plus le mauvais avait-elle dit, allait-elle tenir sa promesse ? Au bout d'un long moment de calme, le regard vide, le coeur à l'unisson, ils se levèrent pour reprendre la voiture direction initialement prévue : Narbonne. - Tu veux que je conduise, lui demanda-t-il. - Tu veux ? - Non, mais toi ? - J'préfère conduire, ça me détendra. - Oui mais tu ne profites pas du paysage. - Tu la prendras au retour. - Il fera noir ! - Tant pis. - Et puis, dis donc, t'as vu le temps, il me semble qu'il s'obscurcit. J'espère qu'il ne va pas pleuvoir. - C'est ce qu'ils ont dit à la météo. Je crois que c'est mal barré pour la baignade. Ca t'économisera le prix d'un maillot, dit-elle en affichant un sourire mélancolique. - Qu'est-ce qu'on fait s'il pleut ? - Les commerces ... quoi d'autre ? - Pffft, soupira-t-il, et moi qui croyait qu'il faisait toujours bon à la côté d'azur ! Et en plus, le jour où l'on va sur la Méditerranée, il va faire mauvais ; c'est pas de chance. - Bah ! on reviendra. - Quand ? - Je t'en prie Erre, tu sais bien que je ne peux pas te le dire actuellement. - Tes filles ? - Oui. - T'as qu'à les prendre avec. - Faudrait d'abord que je te les présente. - Tu vas le faire ? - Tu veux ? - J'te l'ai déjà dit : j'ai peur de ne pas être à la hauteur. 5-73

- Moi, c'est l'inverse qui me fait peur : t'es quelqu'un qui a besoin de calme ... avec elles tu vas être servi. La plus jeune est hyperkinétique : elle bouge tout le temps, rien ne va jamais assez vite pour elle. Et puis, elle ne fait rien comme les autres. Pour te dire, elle aime les artichauts, je crois que je suis la seule mère qui prépare des artichauts à manger pour faire plaisir à son enfant. - Et la plus âgée ? - Normale : elle aime les frites, les glaces, les patisseries, ... et c'est bien là le problème parce qu'il y'en a toujours une des deux qui n'est pas contente. - Ca ne doit pas être facile pour toi. - Non. - Mais faut pas croire que ma vie est un long fleuve tranquille ... certainement pas tranquille. Au club, il n'y a pas moyen de s'entraîner dans le calme ; il faut toujours que ça gueule à gauche et à droite ! Et pas seulement sur le terrain mais dans les vestiaires, à la buvette, dans le car des joueurs, ... il n'y a que devant les caméras où l'on déverse sa loghorée sans hurler comme un gorêt. - J'croyais qu'un joueur ne pouvait pas crier en match ; c'est passible d'un carton jaune, voire rouge si des insultes sont proférées. - Ben dis donc, t'es bien au courant toi ! - Grâce à qui à ton avis ? Qui veut chaque fois regarder le foot à la télé au lieu de Candy ? - La plus jeune. - Devant la télé aussi, c'est bagarre avec l'ainée. - Attention au club, c'est pareil tu sais : tu devrais voir quand il y a un coup de pied arrêté : tous en train de se chamailler pour le donner. - Mais l'arbitre. - Y'a pas d'arbitre, je te rappelle que je joue en réserve. - Et l'entraîneur alors ? - Faut pas compter sur lui : il est encore plus sot que les autres ! Allez ! encore la dernière fois - je te raconte : je vois le ballon arriver alors moi, comme tout bon footbaleur, je me dis : "Qu'est- ce que je fait ?". A côté de moi, mon opposant essaie de me déconcentrer en m'insultant "connard PD pied voilé ...", je t'en passe et des meilleures. Derrière, c'est un coéquipier qui hurle "LAISSE" pour que je la lui laisse. L'entraîneur lui, il s'égosille dans son coin : "MAIS SHOOTE BORDEL". Et moi, je laisse passer la balle pour le copain mieux placé derrière moi ... il rate sa reprise mais c'est moi qui me fait engueuler ! Soi disant, parce que je ne prends pas mes responsabilités mais j'aurais shooté, on aurait dit que je manquais d'altruisme. Tu vois, il n'y a aucune ligne de conduite ici : on ne sait pas ce qu'on doit faire quand on voit arriver la balle. Sur le terrain, tu ne verras jamais 3 passes d'affilée mais au tableau noir non plus, 3 consignes dans la lignée l'une de l'autre, c'est une pure coïncidence. Au club, la cohérence n'est qu'un coup du hasard, un coup de bol. - Oh voilà la pluie, se désola-t-elle. - HA ben oui ! ... fallait s'y attendre. Bon, on fait quoi ? ... les magasins ? - Non, j'crois que t'as bien besoin de te détendre toi aussi. Dis moi ce qui te plairait. - Si on allait sur le port, voir les bateaux. - Bon, je m'gare à proximité du port alors. Elle n'eut aucun mal à trouver une place de parking à proximité du port. Avec un temps digne du plat pays chanté par Brel, humide et nébuleux, les voitures avaient été rentrées. Le ciel était morne et jurait avec le faste des yachts mouillant dans la rade. Contemplant tout ce luxe qui stagnait sous la désolation, Erre désigna la plus belle pièce : "J'veux celui-là", s'exclama-t-il". - D'accord, lui répondit-elle, je te l'offre pour ton anniversaire. C'est quand déjà ? - Le 8 septembre. Démerde-toi pour qu'il fasse bon ce jour là. - D'accord, j'en toucherai un mot à Eole pour qu'il éloigne les nuages de son souffle. Je te le livre où ton joujou ? - Tu peux l'laisser ici. Faudra simplement que tu m'achètes un jet pour que je puisse venir quand j'en aurai envie. - D'accord. Autre chose ? 5-74

- J'ai faim. - ... de cassoulet ? - Oui avec manchons de canard. - Que dirais-tu d'un Picpoul de Pinet pour l'accompagner et d'un casse-museau de Brassac pour prendre le café. - Un casse-Museau de Brassac ? Ravie de prendre sa revanche lexicographique, Elle expliqua que le casse-Museau de Brassac est une spécialité régionale, un savoureux dessert à base de lait de brebis. Avec un temps de Belges pour les protéger des regards indiscrets, juste avant d'aller au resto s'empiffrer d'un casse-Museau de Brassac, Erre et Elle se fricassèrent le museau au milieu des yachts majestueux de Narbonne-le-Port.

Tout de même un regret et une empoignade A part le mauvais temps à Narbonne, le week-end s'était déroulé au delà de toutes les espérances d'Erre. S'il émit un regret à bord de l'avion qui les ramenait, c'était surtout pour parler : - On n'est pas allé voir Saint-Jean Pied de Port, se désola-t-il. - Bah, tu sais, le consola-t-elle, les chemins de Compostelle partent de toute l'Europe : quand on reviendra à la maison, je te montrerai, y'en a un qui passe près de chez toi. - Ouais mais il pleut tout le temps à la maison et se balader sous la pluie, c'est pas gai. - Ne sois donc pas grognon ! Et puis OUSTE ! veux-tu bien ... c'est à mon tour d'être du côté de la fenêtre. - T'es sûr ? - Oui, dit-elle sur un ton qui n'admettait pas la réplique. - Bon vas-y puisque tu y tiens. - Enormément, merci ... dit-il en forçant le passage. Passant du coq à l'âne, elle lui annonça ensuite qu'aux dernières nouvelles, il faisait bon sur tout le nord de l'Europe. "Décidément, se lamenta-t-il, pour une fois qu'il fait meilleur dans le nord qu'au Sud, on est dans le Sud." Elle haussa les épaules. A leur descente d'avion, ils furent effectivement acceuillis par un soleil resplendissant. Il était tout aussi radieux quand Erre reprit le chemin de l'entraînement le lendemain. 6. La vie au club

6.1. T1 T2 T3 ou les 3 types de coach Au Sporting Club L'ecce, il existait 3 types d'entraîneurs, numérotés de 1 à 3 : le "T1" est l'entraîneur de l'équipe première, le seul à être officiellement reconnu. Lardon l' était avant qu'il ne se fasse limoger. Bien qu'occupant actuellement la place de Lardon dans l'organigramme du club, el Buitre est un "T2" : c'était lui qui avait été désigné pour entraîner la réserve. Une grosse différence entre un "T1" et un "T2" se situe au niveau financier : Lardon était un pur mercenaire payé avec le beurre et l'argent du beurre ; on l'avait remercié en lui donnant son C4 mais en lui permettant de prester son préavis ailleurs. el Buitre lui était un entraîneur maison, issu d'un centre de formation subsidié ; dès que le nouvel entraîneur mercenaire serait là, il reprendrait sa fonction en réserve : pas de licenciement donc aucune prime quelle qu'elle soit (préavis, parachute, pré-pension, ...) ; qu'il entraîne des stars, des tarés ou une équipe fantôme, le même salaire. Quant aux "T3", c'est juste un titre pour la gloriolle : tout un chacun peut le devenir, il lui suffit de refaire le match lors de la fameuse troisième mi-temps ; bien sûr on ne le paie pas pour ça même si parfois, quand le club gagne, on lui permet de boire à l'oeil. Patdan et Robby étaient deux purs "T3". C'était l'époque des matches truqués ; le spectre d'un mystérieux Chinois planait au dessus des stades. Il n'en fallait pas plus pour relancer les conversations à la buvette où l'on voyait, pour chaque match, des arbitres corrompus, des joueurs achetés, des entraîneurs soudoyés mais aussi des menaces, du chantage, des représailles, ... tout ce qu'il faut pour dynamiser un groupe confiné à l'oisiveté. Chacun y allait de son petit commentaire et donnait sa solution pour un football propre.

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La solution de Blouc Blouc Dunain était un mercenaire qui revenait de blessure. Pour lui, le seul moyen pour empêcher qu'un joueur ne lève le pied pour perdre un match était d'augmenter les primes de victoires. Roby et Patdan le regardèrent effarés : jamais ils n'auraient cru q'un joueur mercenaire puisse avoir autant de toupet. Blouc était le symbole même du foot-business, un foot où seul le résultat compte et donc où la fin justifie les moyens. Dans ce contexte, certains doutaient même de sa blessure, dénonçant une "blessure diplomatique" qui lui permettait de faire l'impasse sur des matches sans intérêt. Des tensions existaient entre joueurs de première et réservistes mais elles n'apparaissaient pas au grand jour. Secrètement les uns souhaitaient tout le mal du monde aux autres. Si l'on tenait les réservistes à l'écart de l'équipe fanion comme les limaces d'un potager, il n'était pas rare qu'un mercenaire s'entraîne avec eux, que ce soit à la suite d'une blessure, d'une sanction ou par "évangélisation" (inculquer aux réservistes les valeurs qui font du foot le sport roi de la planète). Parfois, comme avec cette intervention de Blouc, la tension atteignait son paroxysme : entendre Blouc, soi disant blessé, dire qu'on ne réglerait pas les problèmes du foot sans augmenter sa prime de victoire, ça passait mal auprès de ceux à qui l'on refusait toute prime. Mais tout le monde l'approuva hypocritement. Il faut dire que le système arrangeait bien tout le monde : les réservistes étaient payés des clopinettes mais on ne leur demandait pas de se faire mal ; les mercenaires gagnaient bien plus mais ils devaient se donner en match comme aux entraînements. C'est pourquoi tout le monde se tut, laissant la rancoeur se développer sous un aspect larvaire. Conscient que le club ne gagnait pas souvent, Blouc enfonça le clou en ajoutant qu'il fallait aussi augmenter la prime de match sans quoi certains seraient tentés d'arrondir illégalement leurs fins de mois. Patdan répliqua en affirmant que les matches truqués n'étaient que de la poudre aux yeux pour occulter ce qui gangrènent réellement le foot. Mais il ne donna pas le fond de sa pensée, à savoir : la clandestinité avec laquelle des joueurs principalement africains ou sud américains étaient transférés : sans autre papier qu'un contrat avec le club s'ils convenaient ; la compromission du monde politique qui à tout le moins fermait les yeux ; la sportivité baffouée par la loi du commerce ou plutôt sous le joug de celle-ci (comme l'écologie ou le commerce équitable : ça plait aux gens, c'est rentable). Sans oublier l'Essemalesse grâce auquel des joueurs acquérait un statut hybride : mi- mercenaire / mi-joueur maison. Sachant que les dirigeants étaient pieds et poings liés par la crainte qu'on vienne fouiller dans cet attrape-nigaud, certains joueurs de l'Essemalesse cumulaient les avantages des deux systèmes en ne foutant rien tout en étant grassement payés. Mieux valait en effet que Patdan ne s'étende pas sur ces sujets devant l'ennemi. Blouc n'insista pas non plus. Bien plus à l'aise en pilier de comptoir qu'en pilier de l'équipe, il mit un verre et tout rentra dans l'ordre : on reparla de matches qu'un Chinois avait truqués.

6.2. Nouveau coach Sitôt arrivé dans les vestiaires, Erre apperçut Roby qui lui demanda s'il avait passé de bonnes vacances. - Au delà de toute espérance, lui répondit-il. - J'espère au moins que tu n'as pas fait des folies de ton corps. Tournant sur lui-même et forçant sur ses abdos pour exhiber sa ligne, il répondit mensongèrement que non mais se dépêcha de changer de conversation en demandant ce que l'équipe première avait fait. - Tu oses encore le demander, demanda Roby dans un éclat de rire. - Combien ? - 2-1 contre le Racing, un club du ventre mou du classement. On reste bloqué à la 7ème place. - Qui marque chez nous ? - Own-goal, se poila Roby avant de décrire la phase : passe en retrait sur laquelle le gardien n'a pas le droit d'utiliser ses mains, comme il ne sait pas non plus jouer au pied, il passe à côté et la balle s'en va mourrir au fond de ses filets. - Et chez eux, qui marquent ? - J'sais pas, deux illustres inconnus transférés à la trève ; ils ont cité leur nom à la télé mais je ne sais plus ... Yxe et Igreque, je crois, quelque chose dans le genre ! ... mais bon, là encore deux goals de raccroc : Ixe le premier qui met fin à un cafouillage monstre au sein de notre défense et 6-76

Yqreque le second sur balle arrêtée : libre de tout marquage, il a tout le temps de contrôler pour battre Papache d'une petite balle croisée à ras de terre. - Et les autres, qu'est-ce qu'ils font ? - J'tai dit : on reste bloqué à la 7ème place mais on voit s'éloigner la 6ème. Tous ceux qui se situaient avant nous au classement ont pris des points ! On ne sera même pas qualifié pour l'Intertoto si ça continue comme ça. - Dommage, c'est généralement nous qu'on envoie pour jouer la "toto". Moi, j'aime ça, jouer contre des clubs aux consonnances folkloriques comme Pavlodar, Dnipropetrovsk ou Aluminij. ' - C'est sûr, ça nous aurait changé des matches amicaux contre les petits clubs du coin. - Et en plus ça nous faisait des vacances: on revenait du Kazakhstan, d'Ukraine ou de Slovénie les bras chargés de souvenirs. Ca m'fait penser au pilote de ligne chez qui j'ai été mangé récemment ; j'ai mangé australien mais parfois, il s'envole pour la Côte d'Ivoire ; il nous a dit qu'il pouvait y ramener des bananes plantains pour faire un foutou avec cuisse d'Agouti à la sauce Graine dont même les Africains d'ici disent qu'il est fameux. - On pourrait aller manger avec notre colonie de joueurs africains, proposa Patdan. - J'te dirais quand il fera ça. - Ha ben tiens qui voilà ... notre ami Patdan, s'exclama Roby en mettant fin à la conversation ! Patdan en effet apparut. Lui qu'on voyait habituellement si jovial avait cette fois le visage grave comme s'il avait une mauvaise nouvelle à annoncer. Et en effet, à peine avait-il rejoint son comparse qu'il lui demanda s'il connaissait la mauvaise nouvelle. - Quel mauvaise nouvelle, demanda Robby. - Comment, Rob, tu ne sais pas alors ? - Savoir quoi, Pat ? - Mais enfin, Rob, t'es du syndic oui ou non ! - Allez allez, ne nous énervons pas. Si tu nous disais ce qui se passe. - En un mot : c'est Esse. - En un mot, je veux bien mais pourquoi 7 S, plaisanta Roby avec un humour lourdingue, Esse s'écrit en 4 et il y en a déjà bien assez comme ça. Erre avait déjà entendu parler d'Esse. Mais, à part les calembours sur son nom : maître Esse, traître Esse, petit Esse, ... il ne le connaissait pas. Qui donc était-il réellement pour que la simple mention de son nom déclenche un vent de panique ? - Qui est Esse, demanda-t-il. - Tu ne sais donc pas qui est Esse, s'étonna Patdan. - Je le connais, de nom, c'est tout. - Mieux vaut ne pas en connaître davantage, dit Roby en reprenant tout son sérieux. - Faut savoir qu'Esse ne fait pas dans la demi mesure, expliqua Patdan : il ne connaît que deux types de joueurs : les siens et les autres ... autant dire que pour les premiers cités, c'est les honneurs de l'équipe fanion et les affres du bac à chniques pour les seconds. - Mais attention Patdan, ça ne tient pas qu'à lui, intervint Roby. Esse doit aussi composer avec le merchandising commercial : il doit parfois aligner des joueurs qu'il n'a pas choisi mais qui, amenés par de puissants mécènes, sont destinés à la revente. - Mais bon, reprit Patdan, de toute façon, c'est toujours la même marchandise qu'on expose sur le terrain : les mercenaires, nous autres, joueurs maison qui ont prêté serment, on peut aller se rhabiller. - Quelle différence avec Lardon, s'enquit Erre. - La différence avec Lardon, c'est qu'Esse ne travaille qu'avec du neuf. Quand il arrive dans un club, c'est le grand nettoyage : exit les vieux baroudeurs amochés par le labeur et bienvenue aux joueurs frais émoulus, tout droit sortis de la "foot academy", des footbaleurs aux jambes lises et douces, sans la moindre cicatrice, sans la moindre contusion, seulement la ligne rouge de la chaussette enserrant le molet. - Des mercenaires pourtant, dit Erre étonné qu'un mercenaire ressemble plus à Justin Bieber épilé net qu'à Joey Starr écorché vif.

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- Oui des mercenaires mais tout juste sortis de l'école : des guerriers en culotte courte, qui se présentent au champs de bataille la fleur au fusil. Et donc, d'un côté, Esse tape tout ce qui est endommagé, usagé, expérimenté, ... et de l'autre, il prend tout ce qui brille, qui est neuf, qui sent bon, ... - Ha ! s'esclaffa Roby, on dit même qu'il est capable de mettre une cuvette de WC à la pointe de l'attaque pour peu qu'elle sente le neuf. - C'est vrai, confirma Patdan, il y collerait son nez pour s'en assurer. Après, il appelle "Striptease" et montre à la caméra ses jolis mercenaires à l'oeuvre sur le terrain A puis il va sur le terrain B où il n'y a qu'un pelé et deux tondus, tous les autres étant à la buvette, restés chez eux ou à l'infirmerie ; il n'irait qu'à la buvette. "Qui d'autres que des mercennaires voulez-vous que je fasse jouer, demanderait-il toute la résignation du monde dans la voix : quand même pas ces piliers de comptoir, des éclopés du mètre de bières, des fous-la-m... qui ne foutent rien ... ?" - Bref conclut Erre, c'est encore un entraîneur qui ne nous donnera rien à faire sous prétexte qu'on ne fait rien. - Exact, confirma Robby. Maintenant, rien ne prouve qu'il va débarquer ici. A chaque fois qu'on est battu, c'est la même rengaine : on annonce son arrivée comme si l'on agitait un spectre. - Non, répliqua Patdan, cette fois c'est du sérieux. J'ai entendu qu'el Buitre allait reprendre la réserve et tu ne devineras jamais qui on va mettre en interim pour diriger la première ? - Qui ? - Tiens-toi bien Roby ! ... Nunuche. - Nunuche HA HA HA, quelle belle blague ! Qu'est-ce que Nunuche irait foutre à la tête de l'équipe première. - Mais rien, justement ! ... il ne va rien faire. - Attends là je ne te suis plus, avoua Roby. - Nunuche ne fera rien ce qui n'aurait peut-être pas été le cas avec el Buitre. Pour l'instant, el Buitre n'a rien gagné, on peut l'éjecter comme on veut. Mais imagine seulement qu'il aligne deux victoires d'affilée : il ne va pas se laisser déboulonner sans faire de sa gueule ? Avec Nunuche, ce risque là n'existe pas : d'abord, il ne gagnera rien mais même, même s'il gagnait la Champion's Ligue, il continuerait à se coucher devant van d'R comme un brave toutou. - Je sais que van d'R cherche un remplaçant à Lardon mais Esse n'est quand même pas le seul entraîneur disponible, fit remarquer Roby. Je te signale que partout où le bonhomme a été, il s'est fait jeté ; personne n'en veut alors pourquoi nous ? - Et Anton, personne n'en veut ? - Anton ? s'étonna Roby. - Il a signé ici à ce qu'on dit. - Quoi, Anton va venir jouer avec nous, reprit Erre estomaqué par cette nouvelle. La surprise était de taille au sein du petit comité. C'est qu'Anton n'était pas n'importe qui, c'était une authentique star du ballon rond. Il était de notoriété publique qu'il était le chouchou d'Esse. Quand Roby apprit qu'Anton avait signé au club, son visage cramoisi se rembrunit. Il était évident que le club n'avait pas les moyens de s'offrir une telle star. Seul Esse, à la personnalité si détestable, savait quels leviers actionner pour l'attirer au club. - Ciel Patdan t'as raison, s'exclama Roby. - Anton aurait signé un contrat de deux ans. - J'vais convoquer le syndic pour voir s'ils sont au courant, fit Roby la mine préoccupée. - Je t'accompagne, dit Patdan.

6.3. Scalp d'un joueur Les deux compères partis, Erre se retrouva seul dans le rond central du terrain d’entraînement avant que ses coéquipiers n’arrivent au compte-gouttes. Pour lui, qu'Esse vienne ou pas ne changeait pas grand chose, il resterait sur la touche. Il regarda tout autour de lui le terrain : il n'était pas très large, à peine quelques dizaines de mètres, mais paraissait immense tant il était désertique. Avec ses poteaux de corner, on aurait dit un paysage lunaire après qu'Armstrong y est planté son drapeau. Sa pelouse était tellement clairsemée qu'elle aurait filé le mouron à n'importe quelle Black et Decker. Des détritus jonchaient le sol, il shoota dedans pour les poursuivire et leur shooter dedans un peu 6-78 plus loin, cela jusqu'à ce qu'il les envoie en dehors de la surface de jeu. Ainsi attendit-il l'arrivée de ses coéquipiers. Comme Patdan l'avait annoncé, el Buitre avait été éjecté de l'équipe première. C'est dépité qu'il fit son apparition sur le terrain B. Papache arriva ensuite, avec une impressionante veste en cuir sur le dos, son casque à la main, ses grosses bottines au pied ; qu'il neige, qu'il pleuve ou qu'il vente, c'est en moto qu'il venait. Deux trois autres joueurs arrivèrent dans la tenue offerte par le club à l'affiliation, un training grenat en peau de pèche. D'autres joueurs étaient attendus mais l'entraînement pouvait commencer, on les intégrerait au fur et à mesure, s'ils venaient. El Buitre était nettement moins en verve que les fois précédentes. Il expliqua les exercices à réaliser : « Bon aujourd'hui, on va travailler la réception de la balle sur dégagement du gardien : deux hommes, un attaquant et son défenseur, vont prendre place au centre du terrain, Papache dégage en leur direction ; les deux joueurs se précipitent pour couper la trajectoire de la balle : le défenseur pour la renvoyer vers l'expéditeur et l'attaquant la prolonger derrière lui ... compris ! Bon alors allez-y ! ... et on n'y met de la conviction, fit-il sans conviction. » Erre avait horreur de ce style d'exercice, surtout quand il faut le faire en tant qu'attaquant : prolonger la balle derrière soi implique de la reprendre du sinciput et c'est comme si un maillet de la même circonférence s'abattait sur le sommet du crâne. Ou alors, quand le contact entre le cuir et la calotte n'est pas franc, elle glissait tel un rabot sur le cuir chevelu, arrachant une bonne touffe au passage. Traumatisé par le diagnostic plusieurs mois après l'accident de sa fracture maxillaire, Erre craignait que l'impact ne révèle en la compliquant une fracture non encore décelée. Le ballon d'un demi kilo arrivait tout de même d'une vingtaine de mètres de haut, une soixantaine de long, à une vitesse qui renverrait Usain Bolt à ses chers starting-blocks. En général, quand il répétait cet exercice, Erre s'arrangeait pour que la balle rebondisse au sol avant de la reprendre ; cela n'était évidemment pas du goût de l'entraîneur. Mais à quo bon se casser la tête pour quelque chose qui ne va rien donner ? Toutefois, depuis qu'il avait rencontré Elle, Erre se sentait obligé d'y aller franchement, comme si elle était là, en train de l'épier au bord du terrain. Heureusement, en ce jour, la météo jouait avec : il faisait doux et sec. L'exercice est bien plus pénible quand il est effectué par temps froid et humide : le ballon pèse une tonne, l'humidité agit comme la colle d'un sparadrap. Et puis, le corps frigorifié, les nerfs sont à vifs. Quoi qu'il en soit, il faut toujours une bonne dose de courage pour réaliser l'exercice sans tricher (laisser la balle rebondir au sol). Cette fois encore, il avait Lagnôle comme partenaire d'exercice. HOUMPH! Papache dégagea de toute ses forces et avec une jolie précision puisqu'il envoya la balle pil poil dans le rond central. Erre et Lagnôle s'étaient postés juste en dehors, côté adverse. Ni une ni deux, Erre s'élança pour la reprendre de la tête. Lagnôle l'accompagna tout en se disant : "Non, il ne va pas oser". Et pourtant si ! ... plus intrépide que jamais, Erre bondit pour prolonger le dégagement d'un violent coup de tête en arrière. Rassuré d'être le deuxième sur la balle, Lagnôle saute à son tour, s'imaginant placer son coup de tête dans le vide. Mais non " CRENOM DE NOM NON !", Erre se ravisse, esquive le ballon à la dernière seconde ; ne s'attendant pas à recevoir le cuir, Lagnôle se le ramasse en pleine poire. Ne s'étant manifestée qu'au dernier moment, la couardise d'Erre allait passer inapperçue ; son loupé mis sur le compte de la lutte acharnée pour la conquête du ballon. el Buitre était aux anges : un tel engagement lors d'un bête entraînement, ce n'était pas courant. "Voilà les gars, du GNIAC à la conquête de la balle !", s'écria-t-il en laissant son amertume au vestiaire. Mais un qui ne l'entendait pas de cette oreille, c'est Lagnôle bien entendu : il se réceptionne au sol en se tenant le visage ; l'arête du nez irritée comme les fesses d'un bébé diarrhéique. Quel tour de cochon lui avait joué son coéquipier : "S'il n'y était pas allé, moi non plus, pesta-t-il, et puis ce fumier laisse passer la balle ! ... quand je la vois arriver, il est trop tard pour l'éviter ... j'suis sûr qu'il l'a fait exprès ! " Lagnôlle enrage mais que peut-il faire ? ... Erre avait mis une telle détermination pour reprendre la balle que personne ne croira qu'il est volontairement passé à côté. Erre lui fait comme si de rien n'était : "DJU TI !" peste-t-il comme s'il s'en voulait d'être passé à côté. Mais intérieurement, il n'était pas fier de lui, se justifiant à ses propres yeux : "Non elle venait de trop haut, de trop loin et beaucoup trop vite ... non, j'ai pas pu". Devant Lagnôle, il préfère se 6-79 taire plutôt que d'invoquer une quelconque excuse. "Tu l'as prises en pleine tronche" s'inquiète-t-il simplement. "AH BORDEL ! le soleil, j'ai mal apprécié la trajectoire", lui répondit Lagnôle.

6.4. Incartade chez Elle N'ayant pas entraînement le lendemain, Erre prit congé pour aller pique-niquer. Elle l'avait convié à un petit déjeuner en amoureux dans un domaine provincial situé non loin de chez elle. Pour s'y rendre, il prit le train jusque la gare où Elle l’attendait en voiture. Après qu'elle l'ait chargé, elle démarra et prit la direction du parc. C'était la matinée, juste après que les gens se soient rendus au travail, la route était quasi déserte. Le soleil était encore bas dans le ciel. La lumière qu'il diffusait donnait un reflet vaporeux aux lignes blanches de la chaussée. Le temps était typiquement de saison : il faisait une fraîcheur printanière donnant envie de se promener en bras de chemise pour ressentir l'impression de liberté que procure le froid quand il est juste piquant. La voiture filait en direction du château où avaient eu lieu les castings de la star'Acc 2002 ; c'est dans le parc qu'Elle emmena son compagnon pour pique-niquer. Voyant défiler les lampadaires depuis le siège passager, Erre se sentait dans la peau d'un chien n'ayant pas de besoin particulier mais angoissé à l'idée qu'il n'y ait plus de commodités là où la voiture allait s'arrêter. A mesure que la voiture progressait dans la campagne, le paysage incitait à l'évasion. Tels les rameaux d'une branche, des chemins de remembrement s'enfonçaient perpendiculairement à la nationale et se rejoignaient à l'horizon, donnant à l'observateur l'impression que la terre est effectivement ronde alors que, sur son champs de vision limité, elle est plate. A un moment,Elle bifurqua, expliquant que son ex au travail et ses enfants à l'école, il n'y avait personne dans sa maison. "Je vais de la faire visiter, dit-elle manifestement impatiente". Elle roula quelques minutes sur les chemins de campagne avant d'arriver à un hameau, gara sa voiture dans une petite allée menant à un garage. C'est la première fois qu'Erre allait chez Elle. Comme si c'était nécessaire, elle le pria d’être sage. "Et ne fais pas de bruit", ajouta-t-elle. "Que de simagrées pour une simple visite du logis, avait-il pensé, elle me traite comme si j'étais un affreux jojo. Mais bon, elle n'a pas pu s'empêcher de me montrer son intérieur, on voit qu'elle y tient, elle en est fière." De fait, Elle l'emmena dans son potager sur lequel donnait la porte-fenêtre de la cuisine. "J'adore, prendre mon petit déjeuner en voyant le soleil se lever sur mon jardin. Et à midi ou le soir, aller cueillir les légumes du repas", s'exclama-t-elle débordante d'enthousiasme. Elle lui montra la remise au fond du jardin, dernier rempart dérisoire contre le lever du jour. En fait, la remise était un garage qui avait été réemménagé pour une utilisation jardinière. Elle la lui fit également visiter : au milieu des relents d'engrais chimique et de végétation desséchée, subsistait une odeur de mazout bien qu'une voiture n'y ait plus mis un pneu depuis bien longtemps. Il y avait là tout le nécessaire du parfait jardinier : rateau, taille-haie, binette, ... correctement rangés. Et tout le reste : poupée barbie, pièces de jeux de société, marqueurs de couleur, ... éparpillés un peu partout où il y avait de la place. Elle revint ensuite vers la maison, entraînant Erre pour la lui faire visiter. Il découvrit la cuisine avec sa fameuse porte-fenêtre à laquelle elle accordait tant d'importance ; la chambre des filles plus ou moins rangée mais où l'on devinait les placards prêts à s'écrouler sous le poids de tout le fatras contenu ; le living où une bibliothèque couvrait tout un pan de mur. Elle lui expliqua son aménagement : la partie droite orientée déco-psycho, la sienne, et la partie gauche davantage orientée brico/philo, celle de son ex. Elle poursuivit le tour de propriétaire par l'antre du maître : le cabinet où il exerçait une activité complémentaire d'indépendant. Finalement, elle lui montra sa chambre et là Erre eut un choc : c'était une pièce minuscule et mansardée, contrastant avec le spatieux et fonctionnel agencement du reste. "Un réduit ou un trou à rat", se dit-il consterné par l'exiguité de la pièce. Ce n'est qu'à cet instant qu'il prit conscience de la promiscuité dans laquelle sa belle vivait. Le fait qu'elle cohabite avec le père de ses deux enfants le tourmenta : leur rupture n'était peut-être qu'une crise comme tous les couples en connaissent ; après avoir constaté que l'herbe n'est pas plus verte ailleurs, ils se rabibocheront et BYE BYE les distractions ! Erre s'étonna de ressentir les mains tortionnaires de la jalousie lui enserrer les tripes. "Je me fais des idées, se dit- il, cette fille n'est pas du genre à revenir sur ses décisions : prises, elles sont irrévocables ! Elle a su faire fi de son père alors d'un mec ..."

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Comme pour confirmer ses pensées, c'est avec une tristesse mêlée d'amertume qu'elle évoqua la nécessité de vendre la maison plutôt que de l'acheter : "Pffft, enragea-t-elle, et dire que je vais être obligé de lui revendre ma moitié ... la maison serait bien trop grande pour moi toute seule". Erre sauta sur l'occasion de lui assurer son soutien mais de manière si balourde qu'il aurait mieux fait de se taire. En effet, il allait lui proposer de lui racheter sa voiture à un prix surfait, une manière de la payer sans l'avouer. Ce faisant, il ne se posait pas en tant que soutien mais que souteneur. A sa décharge, ce procédé était monnaie courante dans le monde du foot. Au club en particulier où les factures étaient artificiellement gonflées pour éluder l'impôt. Mais l'amour n'a rien à voir avec le foot et Elle avec un mercenaire. La prenait-il pour une conne ou pour une p... ? ... proposer de lui racheter sa voiture au double du prix ! Elle n'était pas dupe ; elle refusa, vexée, arguant qu'elle ne voulait pas d'histoire d'argent dans son couple. Honteux de sa proposition qui partait d'un bon fond mais craignant faire pire, il préféra se taire.

6.5. Mise au rebut sonnante et trébuchante Du fric, Erre en avait trop et pas assez : pas assez pour se lancer dans un projet d'envergure mais trop pour ne pas savoir que faire de ce qu'il lui restait en fin de mois. Bref, le fric qu'il gagnait lui faisait prendre conscience qu'il n'était qu'un numéro comme les autres, à l'exception notoire que lui n'avait jamais été inscrit sur une feuille d'arbitre. Si les footbaleurs maison étaient payé à ne rien faire, ils l'étaient dans une monnaie de singe ; ils ne seraient pas plus malheureux si, à la place des piécettes, on leur jetait des cacahuètes, ils pourraient les manger en buvant leur verre. Quand il avait sa voiture, Erre passait tout son temps à passer : passer les vitesses, passer l'autosécurité, passer à la pompe, passer voir la famille, ... tout son fric y passait. Depuis qu'il avait troqué ses plaques pour la plume, le fric dormait sur son compte en banque. Alors, racheter la voiture d'Elle à un prix surfait lui paraissait une bonne idée, que pouvait-il envisager d'autres ? "Si on m'avait jeté des cachuètes, pensa-t-il dans un esprit de provoc, j'aurais pu les enrober de miel avec ce qui me reste en fin de mois." Heureusement, l'histoire en resta là. Elle était tellement ravie de lui avoir montré la maison où elle s'était tant investie. "Si on allait se chercher du saucisson ?", demanda-t-elle gaiement. - Du saucisson ? - Oui, pour le pique-nique, avec une baguette et une bouteille de vin ! - D'accord, mais c'est moi qui régale. On peut se prendre un camembert aussi. - Allez HOP alors, on y va ! Au supermarché. De la liste des commisions élaborée, il ne subsista que la baquette : le lard salé, une salade de pommes de terre et le thé froid avaient remplacé le saucisson, le camembert et le vin, qu'ils n'avaient pas trouvés sous la main et pas eu l'envie de chercher.

6.6. Un Erre heureux Au bout d’une demi-heure de route, Elle gara sa voiture devant les grilles d'un imposant château. Il était entouré d’un parc somptueux avec un étang où des pêcheurs pouvaient jeter leur ligne. Parquées dans un enclôt, des oies sauvages faisaient un potin pas possible dès qu’on s'en approchait, voire par pure lubie. Une cafeteria permettait de prendre un verre à l'abri ou en terrasse. Non loin de là, un barbecue où l'on aurait pu griller le sanglier d'Obélix était à disposition du public. Approprié aux gobichonnades gauloises telles qu'illustrées dans la BD d'Uderzo, le barbeuque permettait à un couple d'amoureux de s'isoler sur un îlot verdoyant et à peine plus grand qu'une barque. Mais l'endroit, désserté et situé dans la partie ombragée du parc, dégageait une odeur de suie et donnait une impression de froideur. Erre et Elle choisirent donc de s'installer à l'opposé, déballant leurs victuailles sur un banc situé plein soleil, avec juste un platane pour servir d'ombrelle. De là, ils contemplèrent le parc, blottis dans les bras l’un de l’autre. A son long bec emmanché d'un long cou, Erre reconnut un héron qui, après avoir tournoyé dans le ciel, vint se poser à proximité du petit îlot. Aux caquètements, Elle reconnut le colvert ; à son cri le pinson et à son chant le rossignol. Par contre, sur l'onde du lac, l'un comme l'autre furent incapables de distinguer le brochet, du goujon à moins que ce ne soit un reflet.

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Déballé, le picnic allait se montrer moins appétissant qu'au magasin : la baguette fraîchement sortie du four s'était refroidie ; le lard sorti d'un comptoir richement achalandé faisait pâle figure dans son céllophane d'emballage ; le giffre perlant sur la bouteille de thé froid y avait coulé en y laissant de larges trainées. Qu'à cela ne tienne ! Avec la joie qui était la leur d'être ensemble, même du pain sec et de l'eau auraient été bénis. Après avoir mangé, ils se baladèrent autour du lac, discutant de ce qu'ils allaient faire le week-end : - Ca te dirait d'aller voir Machiavel, lui demanda-t-elle. - Quoi, le groupe rock. - Oui, j'ai vu qu'ils sont en concert pas loin de chez toi. - Ils existent encore ? - Oui c'est d'ailleurs pour promouvoir leur nouvel album qu'ils tournent. - C'est où pas loin de chez moi ? - Au hall omnisport. - Quand ? - Le 20. - C'est quel jour ça ? - Heuh ... la semaine prochaine, non ? - Attends .... mercredi 18, jeudi 19, c'est un vendredi. C'est vendredi 20, dit-il d'un ton assuré. Puis, lui adressant un clin d'oeil coquin, il ajouta : - Dis ! - Quoi ? - Tu feras dodo chez moi ? - Oh oui. Le concert ne devrait pas se terminer avant 23 heures. - ... au moins 23 heures. - Tiens j'ai une idée : si je te préparais à manger avant d' aller les voir. - Bonne idée. On ira faire les courses ensemble. - D'accord ! - Et leur album, il est comment ? - J'sais pas, je ne l'ai pas encore écouté. - Ah bon ! - De toutes façons, j'espère qu'ils joueront leurs anciens succès. - Moi à part "Fly", je ne connais rien d'eux. J'irai louer leurs CD pour savoir ce qu'ils font. - Sur leur site, il y a des extraits à télécharger. - J'irais voir. - Tu t’entraînes demain ? - Oui. Et toi, c'est pas lundi que tu commences dans tes nouvelles fonctions ? - Si. - Ca ira ? - Mais oui ! Pourquoi veux-tu que ça n'aille pas ? - J'sais pas, j'disais ça comme ça plutôt que de te souhaiter "bonne merde". - Merci mais ça ira tu sais. Enfin, j'espère, c'est la première fois que je vais travailler pour des foot ... - ... eux ... footeux, la corrigea-t-il instantannément. Tu peux dire footballeurs mais déjà que t'es une femme, ils vont te prendre pour une grue. Footeux, ça fait "fous moi la paix", "fous lui dans la gueule", "fous toi à poil", ... c'est le terme approprié. Tout de même mal à l'aise en dépit du ton assuré de sa voix, elle changea de sujet de conversation en lui demandant s'il avait remarqué le barbecue. Il opina. - Ca te dirait d'en organiser un un de ces jours, proposa-t-elle, on inviterait nos amis. - Bonne idée. - Tu sais que c'est ici qu'on a tourné la Star'Acc, lui dit-elle ensuite. - Ha bon ? - Dans l'chateau, dit-elle. - Moi la Star’Acc tu sais ... et puis j'ai pas la télé. Tu regardes toi ? - C’est les filles qui regardent ; elles adorent. 6-82

- Toi pas ? - Ben ! tu sais en repassant le linge, c'est moins intéressant. - T'as qu'à venir jouer avec moi au club ; je demanderai qu'on t'installe la télé sur le banc. Et ce disant, Erre contempla l'horizon avec du vague à l'âme. Il apperçut un pré avec des vaches en train de brouter. - Putain, pourquoi je ne suis pas une vache, s'exclama-t-il ! - Pardon, demanda-t-elle aussi surprise par ce qu'elle venait d'entendre qu'incommodée par la vulgarité avec laquelle cela avait été dit. - Regarde-les, s'expliqua-t-il : n’ont-elles pas l’air heureuses. Qu'est-ce que je serais bien moi en étant une vache ? Je brouterai les prés à longueur de journée ; trop fatigué pour continuer à brouter ? ... je me coucherai là par terre, sur place, où je réingurgiterai la bouillie prédigérée plutôt que de fouiner l'herbe du museau, la mâcher, l'avaler, ... AH le bonheur! - Mais c’est justement ce que tu fais au club, tu m'as dit. - Oui. Erre s'attrista. Il espérait qu'elle s'écrie "Non je t'interdis ! tu es mon homme Erre, pas la vache à lait du club !" ? Il en fut pour ses frais. Il poursuivit pittoyablement : - Tu sais Elle, quand j’étais petit, ma mère me disait de manger du steak « Tu seras fort » me disait-elle. Et moi j'croyais que le steak, c’était du cheval, du taureau, du bœuf ou du porc à la rigueur, enfin tout sauf de la vache ! AH si j'avais su ! ... j'croyais qu'elle allait faire de moi un homme mais elle me donnait de la vache enragée à manger. - Elle aurait dû te donner du poisson, cela t'aurait rendu intelligent, la taquina-t-elle. - Merci. Et toi, qu'est-ce que ta mère te donnait à manger ? - Mon père, pas ma mère ... un peu de tout mais, je te l'ai dit : interdiction de toucher quoi que ce soit avec les mains. - Oui, je sais : les mains sales ! Hmmm ! Elle ... euh ... pour en revenir à ton nouveau job, il y a quelque chose qui me tracasse. - Quoi ? - J'y pensais pas au début mais plus ton premier jour approche, plus ça me turlupine. - Quoi donc ? - Tu sais que tu vas travailler dans un véritable baisodrôme ... quand on n'a rien à faire, on bouffe, on boit, on baisse. - Oh mais je suis habitué à travailler dans un milieu d'hommes tu sais. - Idiote, c'est pour moi que j'ai peur. - Faut pas ... si tu crois que j'ai le temps d'être un passe-temps. - Je sais mais l'occasion fait le larron, dit-on.

Que pouvait-elle répondre à cela sinon de lui repprocher son manque de confiance. - C'est pas toi mais savoir qu'ils vont tous être là à te regarder comme des bêtes curieuses, ça ça me rend fou. Attristée et flattée par son désarroi, elle lui sourit tout en gardant outré le regard.

6.7. Museller son homme ou cadenasser sa zone ? Pour tenir leur homme, la plupart des joueurs au Sporting Club L'ecce ne connaissent que le marquage sur l'homme. C'est le système le plus facile à mettre en place : ils doivent coller au cul d'un et d'un seul joueur les 90 minutes durant. Mais ce système montre rapidement ses limites : d'abord, il implique de savoir quels sont les joueurs qui vont jouer en face, avec toutes les manigances qu'on imagine : l'entraîneur adverse va-t-il communiquer à la presse sa composition d'équipe et si oui va-t-il la respecter ? En outre, adapter son jeu en fonction de son adversaire, c'est jouer "petit bras" : certains diront que quand on joue contre un magicien du ballon rond comme Messi, il n'y a pas d'autre solution que de lui coller un voire plusieurs "garde-chiourme" sur le dos. De fait, c'est un argument de poids mais il est vite balayé si l'on considère que disposer ses pions pour mettre sous l'éteignoir un Messi, c'est courir le risque de voir des Messi partout.

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Si l'on veut jouer un rôle en vue dans une compétition, il est indispensable d'adopter le même style de jeu quel que soit l'adversaire, quitte à sacrifier un match ; c'est ce qui s'appelle le "gambit" aux échecs quand un grand Maître sacrifie une pièce pour mieux disposer ses pions sur l'échiquier. Mais surtout, vice rédhibitoire du marquage sur l'homme, dit aussi marquage "à la culotte", c'est qu'il n'apporte aucune solution quand un défenseur est tourné en bourrique par son opposant. Pour résoudre ce problème, une autre stratégie consiste à cadenasser une partie du terrain plutôt que de musseler un adversaire. Il s'agit du "marquage en zone". Deux avantages sautent aux yeux : le premier est que l'entraîneur n'a plus besoin de connaître la composition de l'équipe adverse pour faire la sienne. Le second concerne la perte de contrôle d'une partie du terrain suite à la faillite footbalistique d'un joueur : lorsqu'un homme est hors du coup, il est possible d'étendre la zone de contrôle de ses équipiers de manière à ce que sa partie de terrain reste couverte. Il existe un tas de méthodes pour effectuer un tel redéploiement des zones de contrôles. Les "3 tiers" est la plus célèbre d'entre elles. Comme son nom l'indique, il s'agit d'une stratégie qui opère sur 3 axes pour garder la férule sur la moindre parcelle de terrain. Au cours d'un match, l'occupation du terrain s'effectuera donc : premièrement, sur le placement initial des joueurs (en défense, au milieu ou à l'attaque) ; deuxièmement, sur leur redéploiement sur l'ère de jeu suite à une contre-attaque, un repli défensif ou pour apporter le surnombre devant ; troisièmement, carrément sur leur reconversion de droitier en gaucher, de dernier rempart en premier attaquant, de patron en garde-chiourme, ... Pour ce qui est du PLACEMENT, rien de très compliqué : l'entraîneur quadrille le terrain en 11 et confie le contrôle de chaque parcelle à un joueur. Si le contrôle d'une de ces zones est perdu, toute l'équipe doit se redéployer pour suppléer à la défaillance du joueur qui en avait la garde. On pourrait dire que le REDEPLOIEMENT est à la fois la devise des 3 mousquetaires "un pour tous et tous pour un" et le "principe des vases communicants" d'Archimède. Bien sûr un redéploiement nécessite parfois que les joueurs opèrent une RECONVERSION : on voit ainsi des gauchers évoluer à droite et inversémment, des attaquants défendre et jusqu'au keep évoluer dans le grand rectangle adverse. C'est ici que la situation se complique car s'il y a bien quelque chose que les gens ont du mal à comprendre, c'est la reconversion. Et la presse, dans sa sacro-sainte mission de tout expliquer jusqu'au plus crétin de ses lecteurs enfonce le clou : si un but tombe du côté droit, c'est forcément la faute de l'arrière droit qui n'était pas à sa place ! La situation n'est pas si simple : si l'arrière-droit n'était pas à sa place, c'est peut-être parce qu'il a été prêté main forte à l'arrière-gauche qui, lui, était complètement dépassé. Le fautif est donc du côté gauche mais qu'importe : le but est tombé à droite. Dans ces conditions, on comprend que les joueurs ne manifestent plus aucune solidarité entre eux. D'autant que l'entraîneur ne va pas reprendre pour eux à l'interview d'après match. Il sait que sa place à la tête de l'équipe ne tient qu'à un fil détenu par les mass média ; rares sont ceux qui vont contredire l'analyse des journalistes, mettre en doute leurs quaités. Avant de lâcher ses hommes sur le terrain pour l'entraînement, el Buitre les avait conviés à une leçon de théorie au tableau noir : il voulait leur inculquer les difficiles notions de placement, redéploiement et reconversion. Pour un entraîneur, vouloir que son équipe évolue selon le schéma tactique des "3 tiers" tenait du sacerdoce : c'est qu'il devait expliquer, comme si c'était simple, intéressant et incontournable, des choses que lui même ne comprenait pas, qui l'ennuyaient et sont impossibles à mettre en pratique ! Mais c'était l'épreuve imposée pour revendiquer le titre de T1. De toute façon, l'important n'est pas ce que les joueurs en retiendront mais l'influx que le coach parviendra à faire passer dans son exposé, précisément en présentant des inepties comme le bon sens élémentaire. Prenons el Buitre par exemple : s'il pense avoir inculqué les principes des "3 tiers" à ses joueurs, il a partie gagnée. En effet, imaginant avoir réalisé une réelle prouesse, il va se considérer comme un Maître en la matière et dégagera une prestance telle qu'elle déteindra sur ses joueurs, telle qu'elle déteindra sur le terrain donc. Une confiance envers et contre tout, la victoire est à ce prix. Le principe est fort semblable au rire communicatif : rigoler de bon coeur à une blague qu'on ne comprend même pas fait rire tout le monde. Peu importe que la blague soit bonne pourvu qu'on rie. Telle une araignée qui se jette dans le vide pour construire sa toile, le groupe soudé par le charisme

6-84 du leader réalisera ce qu'aucun de ses membres n'est capable de faire de son propre chef : tenir sa place, redéployer son domaine d'intervention et surtout se reconvertir. Le rôle d'un coach au foot n'est donc pas d'enseigner quelque chose mais de montrer l'exemple : mieux vaut un coach complètement à côté de la plaque mais qui respire la confiance qu'un coach qui voit juste mais doute. Et lorsqu'en match, un joueur marquera un but, on le verra se précipiter vers son entraîneur pour reproduire la mimique que celui-ci a déployée lors de ses explications au tableau noir, cette espèce de danse cabalistique que seules les joueurs présents dans le vestiaire peuvent comprendre. Après la séance de théorie, el Buitre lacha ses poulins sur la pelouse en s'écriant "UN POUR TOUS ET ..." attendant que le groupe réponde. Mais ne recevant pas d'écho, il finira lui-même par achever la maxime "et tous pour un", en sourdine.

6.8. Le râteau Mais d'avoir exposé les principes prônés par les plus grands spécialistes du football moderne, el Buitre avait retrouvé sa hargne ubuesque qui avait été mise à mal par sa destitution de l'équipe première. L'entraînement n'était pas commencé depuis quelques minutes qu'il vitupéra plus vertement que jamais : "C'EST ABSURDE". Erre - à qui il avait tourné le dos en faisant un geste de dépit de la main - se demanda ce qu'il avait encore fait d'insensé. Il avait fait ce qu'il faisait habituellement, c'est à dire sauter courir, sauter, shooter, shooter, courir, sauter, ... ni plus ni moins que ce qu'on lui demandait de faire. Il en avait conclut qu'el Buitre avait dit ça en désespoir de cause, ne sachant que dire d'autres pour justifier sa fiel. Et puis, il y avait aussi son rôle au sein du club à faire valoir : il devait épingler les raisons pour lesquelles un joueur maison ne jouerait pas le prochain match. L'absurdité, ce qui est fait en dépit du bon sens, était en effet la meilleur raison qu'il puisse trouver pour motiver la mise à l'écart de joueurs qui ne sont pas censés jouer. A l'entraînement, ils n'étaient pas plus nombreux que les autres jours : 5 à subir les brimades du chef. Car Erre n'était pas le seul à se faire rabrouer par el Buitre, tous l'étaient à des degrés divers. Mais tous s'en foutaient à des dégrés divers également. Papache, Burne, Cappelo, Lagnôle et Erre, tels étaient les noms des 5 braves. Avec un gardien et quatre joueurs de champs sous la main, el Buitre n'avait d'autre solution que de faire répéter des phases de jeu 2 contre 2 (on ne compte pas le gardien dans les phases de jeu). « Contre-attaque rondement menée » avait-il proposé comme exercice : les 2 attaquants, Erre et Burne, devaient partir du milieu du terrain pour défier les 2 défenseurs, Cappelo et Lagnôle et tenter d'aller battre Papache. Mais à la sortie des vestiaire, Cappelo et Lagnôle prirent la direction de la cafète pour faire passer les leçons indigestes d'el Buitre sur les "3 tiers". Erre et Burne commencèrent donc seuls l'entraînement avec Papache au but ; el Buitre leur avait demandé de faire comme si les défenseurs étaient là. "Faites comme si vous aviez un homme sur le paletot", leur avait-il demandé. Erre n'en demandait pas tant, libre de tout marquage, il retomba dans son penchant de privilégier le beau geste. Cela allait provoquer l'ire de Burne d'abord et d’el Buitre ensuite. Normalement le porteur du ballon, Erre en l'occurence, devait attirer le gardien à lui et au dernier moment céder la balle à son coéquipier. Cependant, que ce soit en match ou à l'entraînement, Papache avait une sainte horreur d'être battu. Normalement, lui aussi devait jouer le jeu et se jetter dans les pieds d'Erre même s'il savait que ce dernier allait passer à Burne. Erre se doutait que le gardien moustachu allait anticiper la passe pour se saisir du ballon. Dès lors, il lui prit l'idée de jouer au plus malin : faisant mine de passer à Burne, il effectua un "rateau" pour prendre Papache à contrepied. Le "rateau" est un geste technique très prisé des footballeurs : il consiste à faire semblant de donner à un coéquipier mais de passer le pied par dessus la balle et de partir du côté opposé. Le corps désarticulé par la manoeuvre, Erre prit effectivement le keep à contre-pied. Un genoux à terre, le regard impuissant mais beau joueur, Papache s'apprêtait à lui adresser des félicitations lorsqu'un Burne enragé lui brûla la politesse : "Ca sert à quoi qu'on s'entraîne en équipe si c'est pour jouer tout seul, s'écria-t-il. Ca fait des heures que j'appelle la balle ... ". Puis, prenant el

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Buitre à témoin, il poursuivit écartant les bras de désolation : "C'est vrai quoi, je suis seul devant le but vide et je reste comme un porreau à attendre la balle." Erre n'en revenait pas, quel scandale pour si peu de chose. Le ballon entre les pieds, il était face au but vide et n'avait plus qu'à le pousser dedans. Mais écoeuré par la réaction juvénile de Burne, il ne fit pas le dernier geste, arrêtant son action. La balle filant en sortie de but, Burne s'en saissit aussitôt et interpella Papache en piaillant : "Allez Papache, viens, je vais t'entraîner au but, ALLEZ PAPACHE S'IL TE PLAIT ..." Dégoûté de plus belle, Erre prit la direction de la douche en faisant un geste de dépit. C'est en passant devant el Buitre qu'il se fit engueuler : - Burne a raison, se récria l'entraîneur : collectif, on joue. - Mais Papache avait anticipé, se défendit Erre qui en rajouta en disant que Burne était en position hors-jeu. - Non ! rétorqua el Buitre : au moment, où tu as commencé à chippoter, Burne se trouvait sur la même ligne que toi. - ... sur la même ligne ?!? - Sur la même ligne, confirma le coach sur un ton qui n'admettait pas la réplique. - Bon, soit, admettons ... admettons ! Mais même sur la même ligne, il y a un tas d'arbitres qui siffleront hors-jeu. Avec les "bonnes" relations que le club entretient avec le corps arbitral, j'suis sûr qu'on l'aurait eu dans le baba. Mais el Buitre, sans se soucier de l'intervention de son joueur, poursuivit : - ... emporté par son élan, là oui, évidemment, il s'est retrouvé en position de hors jeu. AH LA LA!, se désespéra-t-il, c'est toujours pareil : des joueurs qui ne pensent qu'à eux et joue personnel même à l'entraînement. - Mais je n'ai rien fait d'autre que ce que tu m'as demandé : on devait mettre la défense dans le vent : la présence de Burne a incité Papache a anticiper, ce qui m’a permis de le prendre à contrepied. CQFD ! - Ton comportement est inadmissible, s'emporta el Buitre : ton partenaire t'accompagne dans l'effort et tu le laisses en plan ! T'as encore de la chance de jouer avec un gars aussi bonasse que Burne, j'en connais qui l'auraient mal pris ! En plus de cela, tu ne finis même pas l'action. Puis montrant Burne toujours en train de piailler Papache pour qu'il s'entraîne avec lui, il s'extasia : - Ah si tout le monde avait la mentalité de Burne ! Regarde le, regarde sa motivation. Il est comme un gosse devant son ballon ... En effet, Burne était comme un enfant de 6 ans. Estimant qu'on n'avait plus besoin de lui dans le bac à sable, Erre demanda s'il pouvait aller prendre sa douche. - Pas question, lui répondit el Buitre, tu ne vas quand même pas abandonner tes coéquipiers ... ton coéquipier, alors que l'entraînement vient à peine de commencer. - Et quoi, tu veux que ça se termine en pugilat de cours de récré à la maternelle ? Burne n'a qu'à entraîner Papache, il préfère. D'accord, je vais continuer à m'entraîner mais je vais aller courrir. Au moins, j'aurais l'impression de faire quelque chose. Et c'est alors qu'el Buitre s'en était retourné en s'exclamant "C'EST ABSURDE". "C'est absurde en effet", se dit-Erre : jouer au foot comme faire de la mayo : suivre scrupuleusement la recette pour qu'elle prenne ... autant l'acheter au supermarché, c'est moins cher, c'est mieux fait et il y'en a plus. Ah décidément c'est Patdan qui a raison quand il dit qu'au club, pour bien faire il ne faut rien faire. Cappelo et Lagnôle est-ce qu'ils se font gueuler dessus eux à la buvette ? Et puis tout ce qui vient de se passer, c'est pas ma faute mais celle de Papache : c'est lui qui a anticipé ! Mais lui bien sûr c'est le gardien et on n'en a pas d'autres, on peut rien lui dire. D'autant qu'il est costaud, mieux vaut ne pas se fâcher avec lui ... et el Buitre n'a rien d'un héros. Non, Papache, il peut faire ce qu'il veut, il aura toujours sa place entre les perches ! Mais bon, c'est quand même pas juste ! S'il se jette dans mes pieds comme c'était prévu, je donne à Burne et on n'en est pas là. Mais non, il anticipe ! Si je mets à Burne, c'est intercepté à tous les coups. J'avais pas d'autre choix que de le rouler dans la farine. D'ailleurs, il allait me féliciter pour le tour de cochon que je lui ai joué. Mais pourquoi, j'ai pas continué l'action, j'avais plus qu'à la mettre dedans. Non, ça je ne comprends pas ! el Buitre a raison, c'est absurde ! Evidemment, ce n'est que l'entraînement mais justement c'est l'entraînement ! ... c'est ici qu'on apprend les gestes 6-86 qui sauvent. C'est à force de répéter toujours les mêmes mouvements qu'on fait ce qu'il faut quand on ne sait plus ce qu'il faut faire. Et dire que si je n'avais pas été drillé à cette sauce, je ne serais plus ici. J'suis sûr que c'est mon expérience de boxeur qui m'a permis de me sortir de la tôle enchevêtrée de ma voiture lors de mon accident ... se relever, coûte que coûte, se relever ... relève- toi.

C'est incroyable, se morigéna-t-il de plus belle, mais qu'est-ce qu'il me faut ? ... j'ai failli crever et je n'ai toujours pas compris. Et puis même ... même si je n'avais pas eu cette pénible expérience, même si je dois plus jouer à la nounou qu'au foot, même si c'est du chiqué ... le ballon, la pelouse et les lignes, ce sont les mêmes qu'en match, qu'en Champion's Ligue, que pour Messi ... Pil poil pareils et je ne la mets pas au fond CRENOM ... c'est incompréhensible ! Et c'est pas tout ! Parce que ça, ne pas la mettre au fond quand le gardien est dans les choux, c'est un coup à se faire virer pour faute grave. C'est inimaginable. ... absurde en effet."

6.9. S'entraîner à ne rien faire A peine rentré chez lui, Erre proposa à Elle d'aller prendre un verre. Il voulait savoir comment sa première journée de travail s'était passée. L'incident qui s'était produit à l'entraînement lui trottait encore dans la tête mais il ne voulait pas en parler : il n'était pas fier de sa réaction. Il se sentait diminué et ses craintes concernant son couple s'accroisaient d'autant. Quant à elle, c'est avec l'énergie dont elle est coutumière qu'elle lui confia ... être claquée ! - Je ne vais pas continuer, déclara-t-elle, c'est trop dur, je n'en peux plus. Le travail me plait ; le courant est bien passé avec mes collègues ; la direction est efficace mais discrète : elle laisse chacun planifier son travail comme il l'entend. Je dirais que ce job, c'est exactement ce qu'il me fallait. - Mais ... - Mais les jours n'ont que 24 heures ; le trajet, le boulot, les enfants, ... non, c'est trop ! Je ne tiendrais pas le coup. Comme si ça pouvait la réconforter, Erre décida de lui confier sa mésaventure : la réaction de Burne, son accrochage avec el Buitre, sa décision de s'entraîner seul ; il "omit" de lui dire qu'il n'avait pas fait le dernier geste de mettre la balle dedans. Il espérait lui montrer que sa journée n'avait pas non plus été de tout repos. Mais Elle vit les choses tout différement : non seulement, il ne foutait rien à l'entraînement mais en plus, il pouvait se permettre de claquer la porte sans encourir de sanction. En plus de ça, il était payé rubis sur ongle. En outre, si l'on tient compte du temps presté, il gagnait bien plus qu'un mercenaire. Bien entendu, encore faut-il qu'il soit possible de diviser son ridicule salaire par zéro. Le fric, c'était bien la raison pour laquelle elle ne pouvait pas lâcher son job. Il est bien connu qu'à l'impossible nul n'est tenu sauf ventre affamé. Pas l'choix donc, il fallait qu'elle tienne le coup. Le lendemain, elle se rendit au travail mais prit sa voiture à la place du train. Conduire la fatiguerait plus mais cela lui permettrait de gagner une heure, OUF ! Erre aussi se rendit en train à l'entraînement. Avec le vélo pliant qu'il s'était acheté pour faire le trajet jusqu'à la gare, il décida d'aller au bois pour faire son footing loin des enfantillages de Burne et de l'acrimonie d'el Buitre. Bien entendu il prévint le coach de ses intentions lui disant qu'il avait pris son GSM au cas où ... el Buitre ne manifesta pas plus d'objection que d'accord et Erre partit faire son footing. Le moyen le plus simple pour se rendre au bois était d'emprunter la nationale. Bien vite Erre se rendit compte que, pour bénéficier de l'air pur, il valait mieux prendre sa voiture : la route fort fréquentée était particulièrement dangereuse pour un cycliste avec des aménagements s'arrêtant brusquement en fonction du milieu politico-géographique : des km de piste cyclable puis PAF la voie rapide délimitée par une falaise ou l'aménagement politicard du territoire ! Avant de se plonger dans la nature, il fallait se farcir les dangers, le vacarme et la pollution de la route. Durant la demi-heure qu'Erre devait mettre pour rejoindre son écrin de verdure, il allait resentir l'haleine fétide, des monstres d'acier qui le dépassaient en le frôlant. Au moins quatre fois plus rapides que lui, dix fois plus lourds et combien de fois plus solides ? ils le laissaient sur place 6-87 comme s'il le laissait pour mort. Et lui, la gueule dans le guidon, pestait, suait, jurait, ... En proie à la peur et à la rage, les larmes aux yeux, il se serait bien arrêté au bord de la route pour leur balancer sa bécanne. Mais peine perdue : le temps qu'il descende de vélo et toutes ces bagnoles seraient déjà loin, plus loin encore que son corps s'il avait été percuté, c'est tout dire. Il voulut faire demi-tour ; s'il ne voulait plus s'entraîner dans le bac à sable rejoindre Capello à la buvette, ... A quoi bon s'entraîner à l'écart ? Faire des choses sans que personne ne les sache, c'est perdre les alibis pour lesquels on les fait. On est comme un mendiant qui danse en pleine rue sans qu'il n'y ait de musique ; comme un naufragé qui rit pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles il pleure ; comme un tôlard qui gueule son désarroi avec les barreaux de sa cellule pour seul interlocuteur ... Voilà ce que c'est de s'entraîner au club quand on est un joueur maison, non destiné à la vente. Erre savait que, même si c'est un combat perdu d'avance, la survie est le seul combat que l'homme doit mener. Dès lors, pourquoi prendre des risques si c'est en pure perte ? Papache, lui voyait les choses autrement : "On participe à la chaine alimentaire du matabolisme universel, disait-il. Et il répond au même mécanisme que nôtre propre métabolisme. Par conséquent, s'entraîner quotidiennement permet d'irriguer sa chair avant de transiter par son intestin comme ça le ferait complètement si l'on ne se bougeait pas les fesses. En outre, ajoutait-il moins solennelement, s'entraîner dans des conditions ingrates, en pleine canicule ou dans un froid de canard, c'est trouver tout le bonheur du monde dans une bouteille d'eau fraîche ou un chocolat chaud." Il avait raison Papache. Et puis mieux valait se concentrer sur sa route plutôt que de s'énerver sur. 7. Vie de couple

7.1. Achat d'une maison Elle était aux anges quand Erre la revit. Pas pour lui ni pour son boulot mais parce qu'elle avait concrétisé quelque chose qui, de toute évidence, lui tenait à coeur sans qu'elle ne s'en soit confié auparavant : - J'ai acheté une maison, dit-elle rayonnante. - Non ? s'exclama-t-il pour qu'elle lui confirme. - Si ! - J'y crois pas. T'as acheté une maison ... du jour au lendemain, comme ça, tranquille ! ... où ça ? - Tout près d'où je suis actuellement. - Tu me la montreras ? - On y va. - Le moins qu'on puisse dire, c'est que t'es rapide : un jour, je quitte une SDF et le lendemain je la retrouve propriétaire ... - Oui. - Combien ? - 200.000 euros ... - Rien que ça. - Oui le banquier aussi m'a dit qu'il n'avait jamais accordé un tel prêt à quelqu'un qui ne pouvait pas justifier d'un salaire régulier. Mais avec ce que j'ai mis sur la table en arrivant, il ne pouvait qu'accepter. - Comment peux-tu prendre des décisions aussi vite ? Ca me sidère. - Seule avec un job temps plein et deux filles ... je n'ai pas vraiment le temps de tergiverser. - Tu prends la vie comme elle vient, rigola-t-il. Tu devrais jouer au foot. Moi c'est quelque chose que je ne saurais pas faire ... allez, la balle, je peux faire un effort mais une maison, plusieurs millions d'anciens francs, ça non ! - Bah l'immobilier dans la région est en plein BOUM ! Je peux pas faire une mauvaise affaire. - C'est vrai mais tout de même ! - Alors tu viens, on va la voir. - T'as acheté ça à qui ?

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- Un couple, ils ont trouvé une autre maison, pas très loin non plus, je te dis l'immobilier est en plein boum dans la région. Mets ta ceinture. - Oui, j'ai intérêt si tu conduis aussi vite que t'achètes une maison. - Elle se situe à un km de mon ancienne maison. Dans la première route à gauche, juste après Seveso. - Seveso ? késacko ? - On appelle comme ça le champ de pommiers attenant car il contiendrait plus de pestides que de fruits. Après une demi-heure de route, Erre put en effet découvrir un splendide plant de pommiers, alignés comme des chevaux de frise avec des pommes astiquées aux fongicides, bien rouges et toute ronde, trop belles pour être le fruit de la nature capricieuse et pas toujours tendre. Bordant le champ, un pâturage qui paraissait à l'abandon offrait l'hospitalité à un vieux cheval broutant les touffes d'herbes éparses. - Elle est immense, dit Erre découvrant la taille de la maison. - Oui mais malheureusement, je ne peux pas encore m'y installer ; elle ne sera disponible que l'année prochaine. - Que vas-tu faire en attendant demanda-t-il. - J'ai loué un gîte à quelques km d'ici. On va aussi y aller si tu veux." Erre acquiesça. Il n'allait pas être au bout de ses surprises. Après avoir parcouru une dizaine de km, la voiture s'engagea dans un petit village rural dont l'église était apparemment le seul lieu public. Elle continua son chemin de plus en plus étroit, de moins en moins carrosable. Il allait finir par longer un petit ruisseau. Elle arriva devant une grosse baraque, hésita ... Erre n'en croyait pas ses yeux : on aurait dit Southfork le ranch de JR Ewing dans Dallas. - Non, ce n'est pas ici, dit-elle en continuant sa route. Voilà, c'est ici. - Ah, fit-il quelque peu rassuré. Ce n'était pas le ranch de JR bien que la demeure soit assez luxueuse. "La maison est divisée en trois, précisa-t-elle : à droite, tu as le grand gîte pour 6 personnes avec jardin, à gauche le petit pour 4 personnes sans jardin et au milieu l'habitation du propriétaire ... une, c'est une dame qui détient le bien, elle est un peu plus âgée que moi. J'ai loué le petit pour 6 mois. Allez viens ! je te le fais visiter." A l'intérieur, Erre pensa que c'était fort petit pour vivre là avec ses deux enfants et tout son bastringue à déménager. Bien sûr, ce n'était que provisoire mais c'était encore plus petit que chez lui, appart une chambre de célibataire endurci. Il lui demanda si elle n'aurait pas préféré venir à son appart. - Et devoir me taper 30 km en plus pour conduire mes filles à l'école, lui dit-elle. - Au moins, se risqua-t-il, je ferais leur connaissance. - Non, on va faire autrement : tu te souviens du parc où nous avons été promenés l'autre jour. - Le parc de la star'acc. - Oui. On va se donner rendez-vous là-bas mais on fera comme si nous nous rencontrions par hasard. - Quand ? - Pourquoi pas juste avant d'aller voir Machiavel ; cela nous fera une journée bien remplie. On se baladera, j'irai ramener les filles chez leur père puis je te ferai à manger et on ira au concert. Ca te va comme programme ? - Et tu viens faire dodo chez moi, rappela-t-il. - Oui. Mais je te préviens : fais attention. - A quoi ? - Cela ne fait pas une semaine que je suis au boulot et on m'a déjà déjà cataloguée comme obsédée sexuelle, s'esclaffa-t-elle. - Comment ça, s'exclama-t-il. - Oh tu sais : le genre de test qui circule sur le net pour déterminer sa personnallité. Au terme du questionnaire, il apparaît que je suis une véritable obsédé sexuelle. Je t'enverrai le test si tu veux. - Il est bien ? 7-89

- Non, je te l'ai dit, le style de bêtisses qu'on trouve par dizaine sur le net. - Oh s'il n'en vaut pas la peine, inutile d'encombrer ma boîte aux lettres. Dis-moi ... - Quoi ? - C'est avec des mecs que tu travailles ? - Quatre filles et un mec, tellement éfféminé que je croyais qu'il était PD au début. Mais non : marié et père d'un enfant. - Mais dis moi, vous n'avez rien d'autre à faire qu'à répondre à ces tests bidons là où tu bosses ? - Tu rigoles ou quoi, on est débordé. C'est en répondant au téléphone que j'ai fait le test. - Oui, à la vérité, cela ne m'étonne pas que vous bossiez autant, avec le nombre de détraqués qu'il y a au foot, et pas seulement sur le terrain, dans les bureaux aussi. - Tiens à ce propos, tu sais que ton club est légalement tenu de faire jouer les footballeurs qu'on lui envoie. - Ouais, c'est comme ça qu'on m'a convaincu de m'inscrire : on m'a dit que je trouverais plus facilement un job si j'étais inscrit comme détraqué, ironisa-t-il. - Et ? - Et, je te l'ai dit : ils m'ont bien aiguillé mais mon transfert, je l'ai obtenu à travers la filière traditionnelle. J'sais même pas si l'effectif comporte des joueurs envoyés par le centre ... il est pas marqué sur leur front. - Si c'est le cas - que vous n'employez pas de nos joueurs - tu as intérêt à être gentil avec moi sinon j'alerte nos avocats et ton club aura des ennuis. - Bah ! s'il est sanctionné, j'irais te voir pour que tu m'en trouves un autre. - Oh non, dit-elle en se pendant à son cou, il nous est déontologiquement interdit d'avoir des relations intimes avec notre clientèle. - En tous cas, dit-il mi-figue mi-raisin, t'as l'air de t'amuser dans ton nouveau boulot. - Oh oui, confirma-t-elle. Par contre, tu ne peux pas savoir comme conduire dans la ville est pénible : ils conduisent comme des patates là bas. - Non, rectifia-t-il, ... pas comme des patates, c'est comme des Italiens qu'on dit. - Oh non, les Italiens roulent comme des dingues, à l'influence. Mais là ils roulent sans regarder ! , y'en a un qui a failli m'emboutir en faisant demi-tour sans crier gare. - T'as raison, on ne se méfie jamais assez des automobilistes ... et plus encore des collègues efféminés, ajouta-t-il anxieux. - T'es jaloux dirait-on, s'exclama-t-elle ravie. - Bah, je connais les footeux tu sais. Je sais de quoi ils sont capables. C'est la voiture de Mad Max qu'il te faudrait pour aller travailler, avec des pointes hérissées de toute part et une scie circulaire qui sort des bas de caisse dès qu'on s'en approche. Et faire ton travail depuis le siège conducteur bien entendu ! - Pas sûr que cela suffisse, dit-elle sceptique. - Si ! avec ça on installera un lance harpon sur le toit. C'est moi qui le manierai. - Ah, comme ça peut-être, dit-elle en tirant la moue. - Dis, à quelle heure on se donne rendez-vous au parc pour la rencontre improvisée avec tes filles. - T'as entraînement ? - Non. - Moi non plus, j'ai pris congé. 14 heures au parc, ça te va ? - Pas de problème. - Bon, ben, à demain alors ! Et ... Erre, je t'en prie : tâche de te comporter en personne civilisée. - En personne civilisée ? - Tes "putain", "merde", "chié" ... garde les pour toi. - Ben ! pour qui tu m'prends ? - Pour un footeux. - C'est juste ! Bon, j'essaierai de me comporter comme une personne civilisée. Mais ce qui me fait surtout peur, c'est de ne pas savoir quoi dire, de rester muet comme une tombe. - Si ce n'est que ça, c'est pas grave. Ce n'est qu'une prise de contact après tout ; on se dit bonjour au revoir et voilà.

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7.2. Erre et les filles d'Elle Par une belle après-midi de printemps, Erre se promenait dans le parc du domaine provincial quand il apperçut Elle, accompagnée de ses deux filles. Il aurait dû s'exclamer "OH ! ELLE QUELLE SURPRISE !" mais, comme il le craignait, il se tint pataud, se dirigeant gauchement vers elles tout en souriant et s'éfforçant de paraître naturel. Les petites étaient toutes les deux blondes. La plus âgée se tenait sagement aux côtés de sa mère ; quand il les aborda, elle le dévisagea avec l'air gêné de quelqu'un qui sait que la curiosité est un vilain défaut. Sa cadette quant à elle ne se soucia nullement de cette intrusion ; elle continuait à gambader comme un chiot insouciant, courant de gauche à droite. A un moment, elle s'écorcha les mains après avoir trébuché ; elle s'arrêta un moment pour pleurer. Juste le temps qu'Elle applique de ses lèvres un onguent d'affection sur ses petites mains meurtries et la voilà repartie de plus belle sous l'oeil résigné de sa mère. Erre lui restait amorphe comme un balourd ; il savait pourtant qu'il aurait dû s'inquiéter du bobo, s'alarmer, la rassurer voire la gronder. Il aurait dû se comporter comme le médecin du club : tout à la fois soucieux et détaché ; accordant autant d'attention à ce qui était grave comme à ce qui ne l'était pas. Ou alors mieux : carrément se comporter comme van d'R à qui il ne coûte rien de faire de belles promesses puisqu'il ne compte pas les tenir. Ou bien encore comme el Buitre qui enseigne de brillantes théories au tableau noir mais laisse ses joueurs livrés à eux-même au moment de les lâcher sur le terrain. Il avait si souvent été confronté à ce style de comportements que les adopter n'aurait pas posé de problème. Evidemment l'expérience qu'il en avait, c'est à ses dépens qu'il l'avait acquise ; dès lors, les appliquer à son propre compte lui aurait donné la nausée : il se serait senti dans la peau de ceux qu'il détestait. "POUAH, plutôt crever que de leur ressembler", se disait-il sincèrement avant d'ajouter plus hyocritement qu'il devrait même les remercier de lui avoir montré le chemin à ne pas suivre pour pouvoir encore se regarder dans la glace. Mais surtout, n'était-ce pas cela qu'Elle appréciait chez lui : qu'il ne soit pas prêt à tout pour arriver à ses fins ? Plutôt que d'adopter ces comportements qui auraient réconfortées, intéressées, intriguées, ... les deux petites, Erre se contenta du strict minimum. Il discuta avec Elle comme s'il discutait avec sa maîtresse accompagnée de son mari, bannissant toute familiarité, tout trait d'esprit, toute amabilité, se contentant d'une manifestation de bienséance conviviale. D'ordinaire si volubile, Elle était cette fois plutôt silencieuse, préoccupée par les cabrioles de la plus jeune de ses filles. Après avoir fait le tour du lac, c'est visiblement soulagée qu'elle s'écria "Les filles, je vous ramène chez votre père. Erre, je te dépose quelque part ?" - Je veux bien, acquiésça-t-il avec un sourire niais, si tu pouvais me laisser à la gare. - Pas de problème. Allez les filles, laissez Erre monter devant ; grimpez à l'arrière et n'oubliez pas d'attacher vos ceintures. - Oui, moi aussi je vais boucler la mienne, dit-il en exhibant la boucle qu'il enfourna dans son réceptacle. Elle confia ses filles à leur père puis repartit en direction de l'appart d'Erre, sans bien-sûr le déposer à la gare. Dès qu'ils furent seuls dans la voiture, Erre fit part de ses impressions : - Ouf ! Content que cela soit fini. - Moi aussi ! - Finalement, ça s'est mieux passé que ce je ne le craignais. Elle le regarda dubitativement. - Enfin, j'veux dire que ce n'était qu'une prise de contact. Ca ne s'est ni bien, ni mal passé. Elle n'eut toujours pas de réaction. - Toi, t'as l'air crevé, lui fit-il remarquer. Sortant de sa torpeur, elle lui raconta sa journée : - M'en parle pas. J'ai eu une matinée de fou : des problèmes à régler avec le notaire pour la vente de la maison, je te raconterais quand on sera à table, j'ai une de ces faims ! - Tracasse pas pour le souper, t'es morte crevée, je vais aller chercher des pizzas. - Oh oui des pizzas ! Tu t'occupes du souper alors ?

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- Oui, tu t'installes dans le divan et tu ne fais rien. - Ouf ! - T'es sûr que tu veux aller au concert après. - Ben oui, pourquoi ? - Tu tiendras encore debout ? - Bah, tu sais, cela fait 7 ans que je suis ce rythme là. - Tu prendras quoi comme pizza ? - J'sais pas. Choisis pour moi. - Une du chef alors. - Oui, c'est ça, prends une du chef pour moi, on verra ce que ce sera. - J'prendrai tout autre chose, une de la chefesse si elle existe, comme ça on se partagera. Je prends une bouteille de vin ? - Pas pour moi, je ne le supporterai pas. - Moi non, plus. De l'eau alors, pétillante ? - Oui. Tu veux la voiture pour aller chercher les pizzas ? - Non, la pizzéria est tout à côté de chez moi. Après avoir roulé un gros quart d'heure, Elle arriva devant chez Erre, il lui indiqua une place de parking située dans une rue en face. - Tiens, gare-toi là. Apparement, j'ai gardé ma place attitrée, c'est là où je me garais quand j'avais ma voiture. - Ca ne te manque pas de ne plus avoir de voiture ? - Avec le chauffeur que je me tape, tu rigoles ou quoi ? - Moi je ne pourrais pas m'en passer. Faut dire que dans la région où j'habite, elle est obligatoire. - Fallait pas habiter en pleine brousse. - C'est sûr, c'est le gros inconvénient : la voiture est in-dis-pen-sa-ble. - Ici pas ; ce sont les boules quiès qui sont indispensables ; faut pas être trop sensible au bruit de la ville. - Enfin nous y sommes, dit-elle en tirant le frein à main ! - Nous y sommes, dit-il en lui tapant sur la cuisse. - Dis, tu me serviras une tasse de café puisqu'aujourd'hui, tu t'occupes de tout ? C'est ce que tu as dit n'est-ce pas. - Oui. Allez, je vais même d'ouvrir la porte. - Oh ! là tu es trop galant ! - Je sais, ça me perdra. Allez installe-toi, je te sers ton café et je vais chercher les pizzas. - Et nous allons voir Machiavel. - Oui, y'a longtemps que je n'ai pas eu une journée aussi remplie. Le temps que le café se fasse, il téléphona à la pizzéria pour passer commande. - Bon, dit-il en apportant à Elle sa tasse, je vais chercher les pizzas. - Oui, dit-elle, dépêche-toi, j'ai faim. - J'y cours. Ce n'est qu'après une demi-heure qu'Erre revint ! La table était déjà dressée, avec nappe et serviettes. La pizza du chef contenait des anchois ; il avait prit pour lui une aux pepperonis. - T'as pas pu t'empêcher hein ! Il a fallu que tu mettes la table, l'enguirlanda-t-il. - Je n'en pouvais plus d'attendre. T'as bien été long ! - Oui, je sais, j'suis désolé mais y'avait un de ces mondes à la pizzeria. Avec ça, on risque d'être en retard au concert. On ne va pas tarder pour manger les pizzas. Tu aimes les anchois ? - J'aime tout. Et l'autre, c'est à quoi ? - Pepperoni. - Mmmmh ! des pepperonis, si j'aime tout, j'ai quand même mes préférences. - Tu veux celle aux pepperonis ? - Non je blaguais, on va faire comme on a dit : une moitié pour chaque comme ça pas de dispute. - J'préfère ça ; à la pizzéria, j'ai demandé de la couper en deux. - Allez ! sers-moi la plus grande moitié alors ! - Tiens ! 7-92

- Merci. Tu sais où ça se trouve ? - Quoi ? - Le hall omnisport. - Oh oui ! C'est là que j'allais joué au tennis jadis. - On sait parker à proximité ? - Y'a un parking mais il n'est pas très grand ; j'ai bien peur qu'il soit complet quand on arrivera. Mais ne te tracasse pas, j'connais la région comme ma poche : on ne marchera pas beaucoup ; je t'emmenerai par les chemins de traverse, fit-il dans un clin d'oeil. - Tant mieux !

7.3. Concert rock Le petit parking était effectivement complet. Mais Erre ne dut pas faire la démonstration de ses connaissances géographiques de l'endroit pour garer : un peu déçu de ne pas déployer son savoir, il apperçut une place à peine une centaine de mètres plus loin. En fait, la bande de stationnement le long de la route était aussi clairsemée que la pelouse d'un terrain de foot où subsistent quelques touffes d'herbes par çi par là. Erre fut étonné qu'il n'y ait pas plus de monde. Son entrée dans la salle confirma cette impression : elle n'était pas comble, comme il l'avait imaginé. Pour un dinosaure de la scène rock nationale, il devait y avoir deux trois cents spectateurs à tout casser. C'est vrai que l'heure de gloire du groupe remontait à quelques années mais tout de même : il avait eu un succès international ; leurs membres, un peu chacun de leur côté, restaient actifs dans le monde des médias et, comme en témoigne leur dernier album, ils n'avaient rien perdu de leur talent ; le groupe était resté soudé et créatif ! Cela dit, l'ambiance n'avait rien de morose, elle était très familiale. Il y avait bien un combi de flics mais ils étaient plus là pour renseigner les gens que pour jouer aux gendarmes. Si les policiers n'étaient pas en uniforme, on aurait même pu croire qu'eux aussi étaient là pour voir le concert. Dans la "foule", Erre reconnut le fils du commissaire avec qui il avait été à l'école primaire. Il le salua, étonné d'avoir reconnu le gamin qu'il était à travers l'homme qu'il était devenu. "Décidément, se dit-il, la physionomie est à la ressemblance, ce que les affinités sont à l'entente ... ça n'a absolument rien à voir. On peut très bien s'entendre quand on n'a pas la moindre affinité et pas du tout quand on les a toutes. Idem pour reconnaître quelqu'un : on peut jurer connaître quelqu'un qu'on n'a plus vu depuis des années mais le sosie d'un être proche ne nous dira rien. D'ailleurs, Erre ne se rappelait rien du fils du commissaire mais quand il le vit, ça fit TILT ! pas le moindre doute. Ca ne pouvait être que lui, le fils du commisaire, avec qui il avait été à l'école, à l'école primaire, sinon d'où lui viendrait cette idée ? D'ailleurs lui aussi, le fils du commissaire, quand il vit Erre, reconnut son ancien condisciple, nonobstant les années qui passent. En plus, pour Erre, ce furent des années chaotiques ; des années après lesquelles il ne se reconnaissait pas dans une glace, n'osant même plus s'y regarder. Et pourtant, le fils du commisaire, le salua comme s'il venait de se quitter la veille. Et Erre également, ayant même envie de lui dire qu'il n'avait pas changé : des dizaines d'années, de kilos et de centimètres en plus ... avait-il encore toutes ses dents seulement ? Ah le sourire, ah ça oui, il avait le même sourire ! Et lui aussi avait le même sourire : spontanné, parti du fond du coeur, traduissant toute la joie de revoir une connaissance. Et les yeux, qui brillaient de contentement, n'avaient pas changé non plus. Qu'avaient-ils vécu en commun ? ... pas grand chose, ce n'étaient pas de grands amis mais deux gamins de l'école du quartier. Petit à petit, les souvenirs d'Erre se précisèrent : jamais le fils du commisaire n'avait été dans sa classe ; ensemble, ils jouaient certainement foot à la récré mais ce n'était pas un acharné ... MOUAIS, il se souvenait maintenant : ils jouaient l'un contre l'autre dans les matches Standard-Anderlecht : le "maussî" était supporter des mauves POUAH ! Après avoir pris congé du fils du commisaire, Erre souffla à l'oreille d'Elle qu'un homme ça ne change pas. Cette remarque fut loin de captiver son amie qui, juste pour entretenir la conversation, répondit "AH Bon !" avec le point d'interrogation mais sans l'intonation. Il l'invita du regard à dévisager les gens présents, l'air de dire "Ont-ils changé ?" ... certains oui, du tout au tout, qui ont troqué leur chemise à fleurs pour le costume cravatte. Toujours en vertu d'un savoir qui échappe au sens de la vue, on reconnaissait à travers l'homme avec une allure décontractée, l'ancien hippie qu'on soupçonnait être en costume cravate la semaine. Certains étaient venus en famille 7-93 accompagnés de leur femme - certaines fort guindées et qu'on aurait plutôt vu à un concert de musique classique - et de leurs enfants dont la plupart se montraient pour une fois moins turbulents que leur paternel. D'autres mordicus en étaient restés à leur période contestataire ou avaient ressorti pour l'occasion leur vieux jeans délavé et bandeau fluo dans les cheveux, toujours avec l'incontournable chemise chamarrée. Bref, pas très nombreux, le public était fort diversifié. Batterie et riffs de guitare, le concert débuta comme du rock bien trempé dans l'acier. Abassourdi au propre comme au figuré, Erre eut l'impression d'assister à un concert de hard. Il s'attendit à voir le public pogotter sous les intonations caverneuses d'un chanteur crade aux longs cheveux gras, style James Hetfield de Métallica. Ce fut tout le contraire, Mario, le chanteur du groupe, était rasé, luxueusement habillé et portait des lunettes de soleil flamboyant sous les lumières de la scêne. La suite du concert allait d'ailleurs être plus calme, à l'image de leur dernier album qui distillait des mélodies douces entrecoupées de morceaux plus rock. Beaucoup de spectateurs se dandinaient gentiment comme ils l'auraient fait sur la voie publique à l'écoute de leur musique préférée. Rares étaient ceux qui se défoulaient. Seule une femme, la quarantaine, se déchaînait comme à ses plus belles heures. Le show était pourtant grandiose et envoûtant. Subjugué, Erre n'en revennait pas : tout ce talent, toute cette expérience, toute cette pèche ... pour une poignée de spectateurs ; c'était comme si le groupe jouait à la seule attention d'Elle et de lui. En plus des titres du dernier album, le groupe joua les morceaux qui avait fait sa gloire. Erre reconnut notamment "Robe dancer", un de ses plus gros succès, Il remarqua qu'Elle avait les larmes aux yeux lorsqu'elle sortit son briquet pour le balancer sur la musique ; "Elle a dû tomber amoureuse sur ce slow", se dit-il. Il décida de l'accompagner en lui prenant la main. Il pensait ainsi que la flamme éclairant les émotions oubliées de l'adolescence passe de l'un à l'autre. Hélas, elle ne prêta pas attention à son geste, comme si elle ne l'avait pas remarqué ! ... était-elle encore sous l'emprise de ce garçon qu'elle avait dû éperdument aimer ? Il ne se formalisa pas de cette main tendue dans le vide ; ce fut la seule fausse note du concert mais celle-ci n'allait pas gâcher une si belle soirée. A la sortie de la salle, il ne put s'empêcher de faire part de son enthousiasme. - Oufti, génial Machiavel. De nouveau, Elle sembla absente, il crut bon d'insister : - Non, un groupe de cette envergure qui vient jouer dans un petit bled devant quelques dizaines de spectateurs, j'trouve ça génial, pas toi ? J'avais l'impression qu'il venait jouer juste pour nous. - Mouais, fit-elle songeusement. Avant d'aller au concert, Erre avait téléchargé leur musique sur le net ; c'est là qu'il avait appris que Mario, était originaire de sa région. Il ne put s'empêcher de le faire remarquer : - Non franchement, Machiavel c'est exagéré, trop top ! Mais c'est normal, Mario, le chanteur, c'est un gars de ma région, il vient du plateau de Wégimont. Ah Wégimont, fit Erre avec nostalgie, … et sa célèbre piscine en plein air, que des mecs mi-bronzés, mi-tatoués considèrent comme la huitième merveille du monde, . Cette fois, Elle fit part de son exaspération contenue depuis bien longtemps. - Je t'en prie Erre, j'ai horreur quand tu parles comme ça. "[Minga no ti ! kimmin don']", s'interrogea-t-il intérieurement ; "Comme quoi ?", lui demanda-t-il en s'en doutant. - Tu ne t'es jamais entendu ? Ton accent !

- Ben oui, quoi, l'accent de Wégimont ! Si moi et Mario avions le même âge, nous aurions été traire les vaches ensemble, j'te jure. - Tu parles comme un barakî, se récria-t-elle. Cette fois, Erre accussa le coup. C'était déjà à cause de son accent qu'il avait été bouté hors son cursus scolaire ; son prof l'avait ridiculisé en le singeant dans sa manière très régionale de s'exprimer. Pour Erre alors pubère, ça n'allait pas être sa voix qui mue mais sa voix qui pue, et pour longtemps. C'est à cette époque qu'il avait arrêté de l'ouvrir ; sa gueule, il valait mieux qu'il la ferme. "Quand on aime, on a toujours 20 ans", dit-on … c'était bien là le drame car Elle et lui devaient s'aimer ! Mais à 20 ans, Erre traînait dans les rues avec son copain Popol : "EH QWE ! Pol, sorti 7-94 d'tôle ?" ; son pote p'tit loup "EH QWE ! p'tit loup, ton frère, sorti d'tôle ?" ; son ami Boule : «EH QWE ! Boule, ton père ?" ... Et Boule de répondre : "Sorti d'tôle !". Finalement, c'était sur un coup du sort ou un coup de pot - appellons cela comme on veut - qu'il avait atterri au Sporting Club L'ecce. Quant à Elle, à 20 ans, elle fréquentait les milieux certes décalés mais snobs, artistiques ou culturels de la ville. C'est sur un coup de pot ou un coup du sort - appellez cela comme vous le voulez - qu'elle avait été parachutée comme secrétaire dans un centre de réadaptation pour footbaleurs à la dérive. Bref, on aurait pu croire que la voix de Mario était le seul trait d'union entre eux. Voyant qu'elle lui avait fait de la peine, elle lui prit la main et s'excusa : - J'suis désolé Erre ; jamais je n'ai rencontré quelqu'un comme toi, de ta qualité, mais tu as une façon si plébéienne d'exprimer des choses aussi profondes. - Plébé… quoi ? - Plébéienne, basse classe, vulgaire, si tu préfères. - Non, non, fit-il en secouant la tête, plébéienne c'est très bien. - Tu devrais prendre des cours pour corriger ton accent, c'est la seule chose qui me déplaît en toi. Erre la regarda : elle donnait des leçons, faisait la morale, catéchisait, ... en allumant une clope ; il saisit la balle au bond : - D'accord, s'exclama-t-il, j'prends des cours de diction mais toi, t'arrêtes de fumer. Prise au dépourvu, elle ne s'attendait pas à ce qu'Erre lui propose un tel marché ! ... elle en resta bouche bée. Mais le premier moment d'étonnement passé, elle releva le défi. - D'accord : "voix sans accent pour haleine sans fumée", cela me semble être un marché correct. De toute façon, il faut quand même bien que j'arrête un jour. "De toute façon, je dois bien apprendre à m'exprimer noblement maintenant que je suis avec une pimbêche", rigola-t-il. - En tous cas, tu sembles avoir apprécié le concert, dit-elle avec le sourire retrouvé. - Tu parles, j'ai adoré ! Mais au début, je m'suis demandé où tu m'avais emmenée : PUT ... rée ... purée hein ! la guitare quand ils ont commencé ? Moi ça m'a donné des regrets de ne pas avoir été fan de groupes de hard-rock. Et toi, t'as aimé ? - Oui, beaucoup. La prestation du chanteur surtout. - OUFT ... lala ... ouh la la hein ! Terrible ! Moi Mario, j'ai même cru qu'il chantait en play-back. - Non. - T'es sûr ? - Ben ... non. En tous cas, il descend très bas dans les aigus, moi-même je ne pourrai aller aussi bas. - Non mais ! regardez-moi cette petite prétentieuse. - Mais non, ce que je veux dire, c'est que même une femme n'a pas une voix aussi basse. - Moi j'ai adoré comme il enroulait ses mots dans "Wild as the wind" : ça, tu vois, c'est une voix pour dire ce que ça fait quand tu dégustes un bon vin moelleux et que t'en gardes une gorgée au fond du palais pour bien que les saveurs et l'arôme s'exaltent. Et son jeu de scène, impressionnant ...ses yeux, t'as vu ses yeux ? - BOUH ! des yeux de fous. - BORD ... dieu ... bon dieu hein ! Grandiose à te filer des cauchemars. Hé ... hé hé ... - Quoi ? - Heureusement que tu dors avec moi. - Oui. - T'aurais pas su dormir sinon. - Non. - Tu veux aller faire dodo maintenant ? - Maintenant ? - Non ? - On n’irait pas prendre un verre en ville d'abord ? - Mais dis-moi, grenouille, t'es jamais crevée, toi ? - Grenouille, fit-elle interloquée. Il s'excusa confusément : - Euh, ... oui grenouille, bondissante, coassante, glu ... euh ... insaisisable je veux dire. 7-95

Il craignait qu'elle l'ait mal pris mais pas du tout, c'est tout amusée qu'elle lui répondit : - Tu sais mon crapaud tu peux m'appeller grenouille. - D'accord mon bel anoure, fit-il très spirituellement. Bon, on va se le prendre ce verre ? - Oui.

7.4. Partie d’échecs La magie de cette soirée allait se poursuivre : assister à un tel concert et reprendre sa voiture intacte, sans papillon policier, ne pas être pris dans les embouteillages. Le temps de le dire et déjà, ils étaient attablés à un café du vieux quartier populaire de la ville. Après la guitare électrique, l'accordéon ; après un public dispersé dans une salle omnisport, quelques consommateurs entassés dans un estaminet ; après le professionalisme jusqu'au bout des ongles, la bonne franquette, ... mais le même ravissement pour le couple d'amoureux. A l'intérieur, trois hommes et une femme jouaient aux échecs en buvant du pékêt. Si l'on en juge par la présence d'instruments à côté d'eux, eux aussi étaient musiciens. Il y avait aussi un chien, sur les genoux de la femme, qui regardait la partie en remuant la queue et jappait de temps en temps, comme s'il savait ce qui se tramait sur l'échiquier. - Une telle partie d'échecs devrait être inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO, plaisanta-t- elle. - Oui il n'y a propablement qu'ici qu'on joue aux échecs de la sorte. - ... surtout le chien, ajouta-t-elle. - Tu crois qu'il joue avec ? - Il en a l'air. - Avec les blancs ou les noirs ? Sans répondre, elle avança sa tête en signe de confidence : - Tu vois le couple blotti sur la banquette du fond. L'homme, je le connais, il habite ma région, mais la femme non, je ne la connais pas, ce n'est pas la sienne ! - Il est marrié ? - ... et père de deux enfants. - Ca ce n'est pas pour mettre dans le patrimoine mondial de l'humanité. - Non ! Soudain, suite à un mouvement intempestif d'un des joueurs, l'échiquier se renversa. Le chien jappait autour des pièces comme s'il était un chien de berger chargé de garder un troupeau groupé. Lorsqu'elles furent remises en place, il se coucha, plaçant son menton sur ses pattes de devant. Cela fit rigoler Elle de plus belle. Elle semblait infatigable. Erre ne put s'empêcher de lui faire remarquer : "Décidément, t'es jamais crevée !", lui dit-il. Elle lui expliqua que, dans son précédent boulot, lorsqu'elle montait des stands d'exposition, il lui était arrivé de rester sur le pont 3 jours d'affilée, somnolant comme un navigateur solitaire en course dans la "Route du Rhum" : récupérant quelques minutes plusieurs fois par jour. Pour Erre, avant qu'il ne décroche son contrat au club, c'était le contraire : il lui arrivait de dormir 72 heures d'affilée, ne se levant que pour aller pisser, boire ou manger ! C'était le bon côté d'être affilié au club : il avait retrouvé une hygiène de vie, un horaire à respecter. - Tu sais jouer aux échecs, lui demanda-t-elle, encore sous le charme de la partie à laquelle elle venait d'assister. - Y'a longtemps que j'ai plus joué. Et vaut mieux, tu sais parce j'étais un mauvais perdant. - Moi j'étais une bonne joueuse : je battais mon père. Erre ne releva pas le défi de lui proposer une partie mais lui demanda si elle pensait qu'un homme peut changer au cours de sa vie. - Mais enfin, c'est toi qui viens de me dire que non, répondit-elle. - J'en suis plus aussi sûr. C'est vrai, tu sais : avant, je ne supportais pas perdre mais maintenant, tu vois, je m'en fous. Allez ! je serais même prêt à te laisser gagner. - Oh mais je n'ai pas besoin de ça pour te battre, tu sais. - Je sais ma chérie mais tu vois peu me chaud. - Ca c'est toi qui le dis !

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- Si, je te jure : gagner ne m'intéresse plus. Pour te dire, je me laisse même mettre en boîte par un Burne, sans réagir. - Burne ? - Tu connais pas. - Non. - Une teigne. L'autre jour à l'entraînement, il a fait tout un foin parce que je ne lui ai pas donné la balle et je me suis fait engueuler par el Buitre. - Je sais, tu m'as déjà raconté avoir claqué la porte. - Non pas claquer la porte ... les laisser tous les deux à leur championnite. La gloriolle, je m'en fous. - Mais non,puisque tu reviens encore avec cette vieille histoire ... - C'est pour l'exemple : marquer un but pour des prunes pour une équipe qui n'a jamais vu et ne verra jamais une feuille d'arbitre, c'est comme te flanquer une pile aux échecs ... ça ne m'intéresse pas. Tournant sans cesse autour du pot, aucun des deux ne proposa de faire une partie qui les aurait départagés. Il est vrai que l'enjeu dépassait le damier. Même si effectivement Erre avait appris à accepter la défaite, il n'avait pas envie d'en rajouter au complexe d'infériorité qu'il nourrissait vis à vis d'Elle, surtout s'il devait être ridicule. Et Elle nourrisant quant à elle un complexe de supériorité, elle n'aurait pas supporté d'être battue, ... surtout par son "barakî" de petit copain ? - Je t'aurais bien proposé de jouer une partie, dit-elle, mais ce sera pour une autre fois. Là je commence réellement à être fatigué. - Moi aussi, dit-il.

7.5. L'honneur national Le week-end, Elle avait décidé d'aller rendre une visite à sa mère, à l'autre bout du pays. Erre quant à lui devait honorer sa part du marché "covoiturage pour séjour gastronomique" qui leur avait déjà permis de passer un week-end savoureux dans le midi-pyrénées. Il profita de liberté pour dénicher une nouvelle escapade. La compagnie low-cost avec laquelle il comptait partir proposait la France avec Carcassonne donc mais aussi l'Espagne avec Barcelone, l'Italie avec Venise et Pise, le Portugal avec Lisbonne. Il y avait aussi l'Irlande, l'Angleterre et l'Ecosse mais la cuisine britannique jouissant d'une réputation qui est la sienne, il préférait s'y rendre pour faire du shopping, visiter les châteaux ou contempler la mer des hautes falaises. Ces activités n'étaient pas encore à l'ordre du jour. Son estomac avait donné sa langue au chat entre une paëlla en Espagne, des sardines au Portugal et les pâtes en Italie. Dès lors, il prit la décision de s'en remettre à son portefeuille. Et Pise se révéla être la destination la plus abordable financièrement. Il téléphona à Elle pour lui annoncer le programme : spaghet à l'ombre de la tour penchée. Elle en fut ravie, ... ajoutant qu'un de ses quatre, il faudrait qu’ils aillent à Paris ou Londres pour faire du shopping. Elle lui déclara ensuite qu'elle avait passé sa première nuit dans son gîte et qu'elle était impatiente qu'il vienne la rejoindre. Le week-end, le championnat avait fait relâche car l'équipe nationale disputait, le mercredi suivant, un match de qualification pour la coupe d'Europe des nations. C'était la tradition de stopper la compétition pour ménager les organismes des joueurs chargés de défendre la nation. Cela se justifiait de moins en moins étant donné que les clubs faisaient de plus en plus appels à des joueurs étrangers. Certaines équipes en faisaient même jouer de 11 à 13 selon qu'elles effectuent ou pas les 2 remplacements autorisés ! La plupart de ces joueurs étant africains, il aurait été plus logique d'arrêter la compétition lors de la coupe d'Afrique (mais quid des clubs qui suivent une autre filière : sud américaine, asiatique, orientale, ... ?) Les dirigeants des clubs concernés trouvèrent la parade : ils exigèrent de leurs joueurs qu'ils honorent le club qui les paient et non la patrie qui les a vus naître.

7.6. Recherche d'activités ludiques Au club, on apprit qu'Eros était courtisé par un club de Bundesliga mais l'avant-centre italien ne jurait que par la Calcio même si le jeu physique des Allemands lui convenait mieux. Au rayon des

7-97 arrivées, deux noms circulaient avec de plus en plus d'insistance, ceux d'Esse et d'Anton. C'était même un secret de polichinelle de dire qu'Anton avait déjà signé et qu'Esse allait suivre. Toujours à la recherche d'un mot d'esprit, Roby avait dit qu'un polichinelle à la tête de l'équipe ce n'était un secret pour personne ; cela fit beaucoup rire Patdan, qui lui mit une tape sur l'épaule à charge de revanche quand il trouverait une boutade du même accabit. Pour ce qui est du foot proprement dit, l'équipe nationale devait donc jouer un match qualificatif capital. Il allait la mettre aux prises avec le petit poucet de la série. Dès lors, le moindre faux-pas était interdit : non seulement, il fallait gagner mais en plus soigner sa différence de buts. Hélas, à l'issue des 90 minutes, seul le chrono avait bougé au marquoir ; le score était toujours aussi vierge : 0-0. Il avait le mérite de refléter la physionomie de la rencontre où rien ne s'était passée : pas une occasion digne de ce nom, pas une phase bien dessinée, pas même une action litigieuse qui aurait permis d'incriminer l'arbitre pour ce résultat nul. La qualification s'éloignait mais il n'y avait déjà plus personne pour s'en étonner. Une fois de plus, les joueurs allaient suivre la compétition depuis leur poste de télévision. Erre pensa avec cynisme qu'on lui ferait encore moins de difficultés pour prendre ses congés. Le lendemain, il acheva sa séance d'entraînement au plus tôt afin de réserver ses vacances. En plus d'un hôtel où loger à Pise, il décida de chercher de quoi se faire pardonner auprès des filles d'Elle. Il avait conscience que le courant n'était pas passé entre eux, il voulait rattraper le coup. Mais qu'est-ce qu'un vieux footeux pouvait savoir des centres d'intérêt de deux petites filles ? Il téléphona à leur mère pour lui demander conseil ainsi que pour lui annoncer qu'il avait réservé un hôtel pas loin de Pise : - Voilà, dit-il, j'ai réservé un hôtel à 50 km de Pise, en Ligurie, à la Spézia dans une région appelée les Cinq Terres. J'ai vu des photos, c'est superbe. - Tu les as imprimées ? - Non, je les ai sur mon ordinateur portable. J'te les montrerai demain. - D'accord. - Tu viendras me chercher à la gare ? - Faut bien, fit-elle avec de la lassitude perceptible dans la voix. - Oui je sais que ça t'embête de faire tous ces trajets mais quand tu verras les photos tu admettras que le jeu en vaut la chandelle. Autre chose : en faisant mes recherches sur internet, j'ai vu un truc chouette pour tes filles. - Quoi ? - Stage en parachute. - T'es fou, s’exclama-t-elle ! - Mais non, c'est adapté aux enfants, y'a un moniteur et tout. Ils ne s'élancent pas d'un avion bien sûr ; c'est en salle avec fillin, pour apprendre les rudiments avant de sauter pour de vrai, plus tard. Un peu tranquillisée, Elle reconnut que l'activité devrait plaire à la plus jeune, mais à la plus grande ... - Ce n'est pas facile de satisfaire les deux, dit-il ... en plus ce sont des filles ... euh ! te vexe pas, j'veux simplement dire que pour moi ce serait plus simple si c'était deux garçons. Parce qu'alors, j'aurais pu, j'sais pas moi ... les amener au foot par exemple. - La plus petite adore ça, soupira-t-elle, elle veut jouer gardien de but. - Non ? - Si. - Une vraie casse-cou si je comprends bien, comme sa mère. - Oui, pouffa-t-elle, c'est vrai que quand j'étais petite, moi aussi, je jouais au foot ... et je me bagarrais avec les garçons. - Tu m'étonnes ! Un de ses quatre, on pourrait jouer un match ensemble. Tiens j'appellerais Burne. Tu préfères quoi un entraîneur qui raconte n'importe quoi ou un qui ne dit rien. - Oh non, pas un qui ne dis rien. - Ok, toi et tes deux filles vous serez entraînées par el Buitre ; moi et Burne par Nunuche ... deux mecs contre trois filles, on vous laisse l'avantage numérique mais on va quand même vous écraser. 7-98

- Non, j'crois plutôt que je vais les inscrire dans un club de judo. - Bonne idée ... mais dis-moi, qu'est-ce que t'as contre le foot ? - Rien mais je préfère qu'elles fassent des activités ensemble et pour la plus âgée, le foot ... non, c'est pas son truc. - Dommage, j'aurais bien aimé jouer au foot avec elles. Mais ce que j'aurais encore préféré, cela aurait été de les entraîner. Moi j'crois que ma vocation c'était d'être prof. - Prof de foot, s'esclaffla-t-elle. - Ben oui, par la force des choses ! Si je n'avais pas rencontré de problèmes avec mon prof de français, j'suis sûr que je serais devenu prof de math. Tu vois, mes difficultés en math sont apparues en même temps que les questions essentielles à la vie. - Sexuelles précisa-t-elle. - Oui, tu comprends qu'il m'aurait été facile de transposer les unes qui sont insurmontables par les autres qui admettent une solution. L'homme a cette faculté de voir l'infiniment petit comme immensément grand, indispensable, incontournable ... un ballon de foot et inversément, l'essentiel comme pffft! accessoire ... un ballon d'oxygène.

7.7. Anton au club Après la piètre prestation de l'équipe nationale, le championnat reprit ses droits. Le club était opposé à une équipe pour qui le chmapionnat était d'ores et déjà terminé, n'ayant plus rien à espérer ni à craindre. Elle émergea grâce à une tête d'Eros à la 72ème minute. Cette victoire fut l'occasion pour van d'R d'annoncer la venue d'Anton au club : "Avec Anton à la manoeuvre, nous allons évoluer selon le système pratiqué par le gratin des clubs européens, avait-il déclaré faisant allusion aux '3 tiers' ". Il ne confirma ni n'infirma l'intronisation d'Esse à la tête de l'équipe mais son sourire quand un journaliste lui posa la question en disait long.

7.8. Week end en Italie

Premier jour à Pise Esse ou pas, Anton ou pas, pour Erre, cela ne changeait rien : il pouvait partir à Pise, l'esprit tranquille, on ne ferait pas appel à lui. De toute façon, il ne partait qu'un week-end. L'avion du retour atterrissait le lundi matin. Elle devait reprendre le boulot dès l'après-midi ; lui le lendemain matin. Etant donné qu'ils n'avaient personne pour les conduire (Guetoche étant elle aussi en vadrouille), Elle prit sa voiture pour aller à l'aéroport. Ayant oublié de mettre le réveil, ils se levèrent en retard et faillirent louper l'avion. C'est stressé mais finalement sans encombre qu'ils arrivèrent à Pise. Pour se rendre jusqu'à La Spezia où se trouvait l'hôtel, Erre avait loué une voiture. Il se laissa conduire par Elle qui était plus habituée à faire de la route. Arrivés devant la plaque de la localité, ils découvrirent un port industriel : de vieux rafiots ; des entrepôts délabrés, en béton éffrité ou en tôles rouillées ; des cheminées crachant une fumée blanche comme un nuage de beau temps mais terrifiant ce nuage là. Effrayé à l'idée que l'hôtel ne se situe au beau milieu de cette zone sidérurgique, Erre s'exclama "Mais ce n'est pas possible, les photos que j'ai vues montraient des criques, des falaises escarpées, des oliveraies, des vignobles, ... avec toujours ce ciel bleu et cette mer d'azur en arrière plan ... qu'est-ce que c'est que ce binz ? » Et il n'était pas encore au bout de ses peines : au loin, c'est une base militaire qu'il apperçut, effrayante tant par son gigantisme que par ce qu'elle représentait. "Mais dans quel coin t'ai-je amené ? Oh ma chérie, je suis tellement désolé ! Les photos étaient pourtant si belles sur internet ; jamais je n'ai vu de port pétrolier ni de bâtiment de guerre." - Attends, dit-elle pour le rassurer, on vient à peine d'arriver, l'hôtel doit se situer derrière la base navale." Elle-même pas trop rassurée poursuivit son chemin et pénétra dans une zone plus commerçante : c'était déjà mieux mais loin d'être ça. Elle arriva devant un hôtel délabré, enclavé au milieu de lotissements d'aspect vieillot, dans un quartier qu'il vaut mieux traverser en voiture vitres fermées portières verrouillées ... c'est du moins ce que pensait Erre qui croyait vivre un cauchemar. Elle quant à elle qualifia le quartier de "pittoresque". 7-99

Toutes les places de parking publiques étaient prises et l'hôtel ne disposait pas d'un parking privé ; Elle dut se garer 200 mètres plus loin. L'intérieur de l'hôtel était du même tonneau que la façade extérieure avec un hall d'entrée, austère et un vestibule passablement défraîchi. D'une propreté heureusement irréprochable, les chambres étaient assez exiguës. Erre se demanda à haute voix où était la piscine qu'il avait vue sur internet". La piscine, les criques, la terrasse verdoyante, ... les hôteliers auraient-ils été malhonnêtes au point de présenter l'établissement ringard qui était le leur en affichant les photos d'un palace 5 étoiles ? Non pas possible, c'eut été trop criant ! Il avait du y avoir une erreur sur internet. Ou alors, était-ce Erre, très tête en l'air, qui s'était trompé en imprimant les photos ? Toujours est-il que le week-end ne démarrait pas sous les meilleures auspices. Elle toutefois ne sembla pas en être affectée. Une fois les bagages déposées dans la chambre, elle lui proposa de visiter les "Cinq Terres" dont elle s'était également renseignée sur internet. Ce fut de nouveau elle qui s'installa au volant. La voiture emprunta une route qui s'éleva jusqu'à une hauteur de 500 mètres au dessus de la mer, offrant de somptueux points de vue sur les calanques, petites criques étroites, et sur les restanques, murs de retenue en pierres sèches (rien que de la pierre naturelle, pas de ciment) permettant de disposer les cultures en terrasse. - C'est ça qu'il y avait sur internet, dit-Erre. Ils ont mis les photos de manière à ce qu'on s'imagine que c'est la vue qu'on a depuis la chambre. - Mais la piscine alors, demanda-t-elle. - Oui t'as raison ... y'a pas de piscine à l'hôtel et ils n'ont certainnement pas été mettre une photo pour faire dire. J'ai dû me gourer en imprimant. Désolé. - Bah ! ce n'est pas grave. Avec une telle région, on ne va quand même pas être souvent à l'hôtel. - Oui, il est situé à deux pas de la baie des poètes - je dois t'avouer que cela a été déterminant dans mon choix ... tu sais que je me considère de plus en plus comme un poête plutôt qu'un footballeur. Finalement, je crois que j'ai fais un bon choix : l'hôtel est idéal pour visiter cette région somptueuse sans se ruiner. Non, j'ai eu peur au début mais je crois que j'ai eu le nez fin. Non ? - Si. Et toi, sais-tu où je t'emmène, demanda-t-elle, radieuse derrière son volant. - Non, dis-moi. - Sur le "Chemin des Amoureux", dit-elle tout à la fois enchantée et enchanteresse. - Oh quel beau nom, c'est quoi ? - "Via Dell'Amore", s'enflamma-t-elle en tirant des références à l'italienne, imprimant à ses bras de démonstratives circonvolutions. C'est un chemin entre mer et ciel qui va de Manarola à Riomaggiore. - Ca doit être splendide. - Oui. Voilà pour la balade. Et toi, qu'as tu prévu pour manger ? - Que dirais-tu d'une grillade de poissons à Porto Venere ? - Bonne idée. La balade sur le "Chemin des Amoureux" entre oliveraies, pins maritimes et chênes lièges, sillonés par un torrent sauvage, dominant une mer azure allait émerveiller les yeux et remplir le coeur de bonheur. Le ventre ne fut pas en reste, se délectant d'une grillade de poissons. Mais quelle ne fut pas leur surprise quand ils décidèrent de terminer le repas par un petit morceau de fromage. On leur servit un morceau gros comme un pavé, à en être écoeurant. D'autant qu'avec cette brique de lait de vache coagulé, Erre nourrissait des craintes légitimes concernant l'addition. Heureusement, la douloureuse allait se montrer bien plus raisonable. Que s'était-il donc passé dans la tête du restaurateur italien ? Leur avait-il remis les restes pour s'en débarrasser ? Etait-il d'une générosité maladive (les plats étant également copieux) ? Ou alors fallait-il tout manger ? ... c'est la sempiternelle question entourant les croutes de fromages : celles d'un camembert par exemple, si on ne les mange pas, il ne reste plus grand chose à se mettre sous la dent ; mais là, en l'occurence, c'était un bloc de fromage à pâte dure, ressemblant au parmesan, où la croute ne se distingue pas. Heureusement, il allait lui rester bien plus en tête que sur l'estomac. C'est au moment de reprendre la voiture, qu'il allait la trouver autrement plus indigeste : plaqué entre l'essuie glace et le parebrise, un procès ! Décidément, cette première journée dans la Riviera était pleine de surprises, bonnes et mauvaises. C'est toutefois un excellent souvenir qu'elle allait laisser chez Erre. 7-100

Deuxième jour à Pise Après la mer, la montagne, Erre et Elle décidèrent d'aller à Corniglia, le seul des 5 villages des Cinque Terre à ne pas posséder un accès à la mer. Se sentant coupable de s'être mal garée la veille, Elle laissa les clefs à Erre. Elle allait vite le regretter. Il est bien connu que les Italiens roulent à l'influence : priorité au premier engagé. Le code de la route c'est quand il y a des bosses qu'ils le ressortent. Hors Erre n'était pas un fonceur, loin de là et loin de lui l'idée de jouer au matamore avec des Italiens en vieilles riquettes, même si sa voiture était de location. Il se laissa d'autant plus facilement intimider qu'il n'y avait pas de marquage aux croisements. Persuadé que la priorité de droite s'appliquait, il freinait à chaque fois qu'une voiture déboulait sur sa droite. C'est les coups de klaxon de la voiture derrière lui, et toute la dramatisation du chauffeur qui lui indiquaient que sa voie était propriétaire. Et en effet, des panneaux en forme de losange jaune jalonnaient la route ci et là mais pas à l'endroit précis des intersections. Par conséquent, Erre se demandait à chaque fois s'il était bien sur une voie prioritaire, s'il n'avait pas loupé le panneau y mettant fin. Derrière les Italiens étaient furieux, à côté de lui, ce n'était pas mieux : "Mais avance, fulminait-elle, tu vois bien que c'est à toi de passer". - Où ça, j'ai la priorité ? rétorqua-t-il en pointant l'absence de marquage. - Mais tu n'entends pas tous ces gens qui klaxonnent derrière toi ! T'es sur une voie prioritaire. - Mais jusque quand, elle est prioritaire ? ... si je loupe un carrefour ou un panneau ... Et puis pourquoi c'est moi le fautif, ce sont ces Italiens qui font mine de passer ou freinent à la dernière minute, ils sont chez eux, eux savent qu'ils n'ont pas la priorité. - Mais c'est à toi de t'imposer, t'as la priorité. - Ah, si seulement j'en étais sûr mais elle est mal fichue leurs routes, surtout celle là : y'a rien aux carrefours, pas de panneaux, pas de marquage au sol, comment tu peux savoir ? - Mais puisqu'on te le dit ! - Et eux, comment ils savent ? - Mais il est indiqué, regarde là, le losange jaune. - Mouais ! Mais c'est pas parce que t'as une fois priorité que tu l'as tout le temps. Moi il me faut un marquage à l'endroit où il s'applique. - Mais si, soupira-t-elle, t'es sur une voie prioritaire, elle l'est jusqu'au bout. A travers son pussilanisme, Erre se découvrit une audace qu'il n'avait jamais soupçonné : derrière lui, des Italiens au bord de l'exhaspération avaient beau faire mine de descendre de voiture pour venir lui en coller une ; à côté de lui, Elle avait beau l'enguirlander, prête à descendre de voiture pour le laisser en plan mais lui n'allait pas bouger tant qu'il n'était pas sûr de son fait. Même passer le volant à Elle, il ne voulait pas faire : n'irait-elle pas s'engager parce que ça klaxonnait derrière elle ? Il en vint même à prendre la situation avec bonhomie : les "Imbecillo", "Minga no" "Ma que fa ... QUE FA ... OOOUH ... MAMA MIA", ... ça lui rappelait son adolescence à Wégimont : il revoyait la cible de ces insultes y répondre "MA QUE ; MA QUE ?" les doigts pincés en secouant les bras ; ou alors "VA FA ENCULO" la main bien derrière la nuque comme s'il s'apprêtait à mettre une giffle. "Prochaine fois, dit-il posément, j'apprends le code de la route italien". Elle ne répondit pas, laissant sous entendre qu'il n'y aurait peut-être pas de prochaine fois. Lui n'insista pas, préférant se concentrer sur la route. Assuré d'être sur une voie prioritaire, il aborda les carrefours sans plus donner de coups de frein, se contentant de ralentir. Il eut encore quelques frayeurs mais plus aucun coup de klaxon ne se fit entendre. Il ne fut pas mécontent d'arriver sans tôle froisée à destination. Enfin à destination, c'est un bien grand mot car pour accéder au centre du village une fois parké, il fallait encore se farcir une rampe de 377 escaliers sous une chaleur accablante. En contrepartie, une vue imprenable s'offrait à leurs yeux. Erre reprit le volant pour retourner ; il avait montré qu'il s'était adapté aux routes italiennes et à leurs usagers. Et en effet, cette fois il adopta une conduite sûre et fluide, entre celle d'un jeune frimeur et celle d'un vieux timoré. De retour à l'hôtel, Elle ne put que le féliciter pour son coup de volant très sûr.

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Troisième jour à Pise La dernière journée allait être consacrée à la farniente : bronzette sur la plage. Erre enfila le short qu'il avait reçu en signant son contrat au club. Avec le temps, il était devenu terne, les couleurs avaient perdu de leur éclat, il était passé de mode mais il n'avait jamais été porté : pas une tache, pas un accroc, pas un faux plis. Le voyant ainsi revêtu, Elle s'écria comme en proie à la terreur : - Tu ne vas quand même pas mettre ce short pour aller avec moi. - Pourquoi pas, c'est le short du club. Il est tout propre tu sais. Et puis, il est encore joli, c'est pas celui qu'ils mettent pour jouer mais ce n'est pas celui de mon grand-père non plus, sa forme est encore très actuelle, je trouve. - Mets-le quand tu joues avec tes copains mais pas en vacance avec moi. - Mais tu sais bien que je ne joue pas ; quant aux copains, dans le monde du foot, tu sais ... Elle était très soupe au lait mais sa mauvaise humeur ne durait jamais fort longtemps. Cette fois pourtant, elle n'en démordit pas : pas question qu'il mette ce short avec elle ! - Mais j'en ai pas d'autre, se désola-t-il. Et de nouveau, il eut une réaction qui allait le surprendre : au lieu de pleurnicher, implorer ou aller en acheter un autre, il s'assit sur le lit et déclara très calmement qu'il restait dans la chambre, qu'elle pouvait aller sur la plage sans lui. Pourtant, il était meurtri, comprenant qu'il lui faisait honte : ses origines de Wégimont, sa profession de footballeur, son manque d'assurance pour ne pas dire sa balourdise, ... "Va, lui dit-il aigri, sur la plage tu trouveras un tas de beaux mâles italiens avec le maillot de la Juve." Et intérieuremsent, il se consola : "Moi, j'ai mon notebook, je serais dans de bonnes conditions pour écrire quelques pages ... rien de telle que la douleur quand on n'est pas doué." Voyant qu'il ne bluffait pas, Elle vint s'asseoir à côté de lui pour s'excuser : - J'suis désolée mon amour mais j'ai horreur de te voir dans ce short. - J'ai rien d'autre à me mettre. Mais va, dit-il en s'adoucissant, je peux rester ici, sans problème. Je ne vais quand même pas aller bronzer en pantalon. - Allez ! mets tes sandales, on y va mais fais attention la prochaine fois. Sur la plage, la chaleur était insupportable. Cela offrait l'avantage qu'il put s'installer sous un parasol et ne pas en bouger. Il trouva en plus l'astuce de mettre une serviette de bain sur le short qui, de manière tout aussi éhontée, cachait ses parties honteuses. Blessée par la réaction d'Elle devant sa tenue de footeux, il se mit à observer avec amertume la plage, dépeignant avec férocité toutes les jolies donzelles qui s'y prélassaient. Pour lui, tous ces corps ne valaient guère mieux qu'un sac de farine se débarassant au grand jour de sa toile de jute pour paraître moins blanc dans l'intimité. Il ricannait quand il voyait certaines aller se baigner : l'air grave pour se lancer à l'eau et celui du travail accompli pour en sortir, comme si elles accordaient à la trempette une importance vitale. D'autres se promenaient sur l'estran en adoptant la démarche stupide d'un pingouin sur sa banquise ou gambadaient telles des cannes menant leur progéniture à la mer. Celles qu'il préférait lui faisaient penser à des iguanodons fraîchement sorti du nid, du temps où l'homme portait la barbe et la femme rien en dessous. Les plus belles étaient la cible de son imagination débridée. Il les comparait à un banc de sardines. Il en fut le premier surpris, se demandant pourquoi il avait des sardines une appréciation négative : il n'en avait jamais vu qu'en filets, dans une boîte oblongue de fer blanc. Ne sachant pas à quoi elles ressemblaient dans leur mer, elles devaient ressembler à n'importe quel autre poisson, pas plus monstrueuses en tous cas. Et puis, on aime bien sa "petite sardine". On la plaint quand elle est serrée ? Alors pourquoi seraient- elles des thons qui sentent la morue, sautant comme une carpe, baillant comme elle également mais toujours en étant aussi muette, à vous regarder avec des yeux de merlan frit ... (cette liste d'expressions ichtyologiques n'est pas exhaustive) ? Ce qui est sûr c'est que la plupart de ceux qui considérent la comparaison comme insultante ne savent même pas à quoi une sardine ressemble au naturel ! Entre bomba latina et sardinyola, pour qui la comparaison est-elle flateuse ? Car renseignements pris sur le net, la sardine est très jolie, resplendissante dans sa peau argentée. Quant à ces beautés italiennes à la peau hâlée, plaquée sur des os fins avec par endroits une adiposité censée donner à l'homme une érection de son membre viril, tant leur visage que leur torse est glabre ; les jambes un peu moins, elle les épilent d'ailleurs au rasoir, à la cire chaude, au laser, ... ; les bras sont généralement couverts d'une pilosité duveteuse, aussi douce au toucher qu'un pisssenlit 7-102 pubescent ; leur crâne de la taille d'un Jabulani (c'est un ballon multicolor) n'en possédait ni la couleur ni la rondeur : même les plus beaux spécimens de crâne sont naturellement d'une pâleur terne et présentent occiput, calotte et vertex. Livide comme la mort, il se couvre d'une chevelure qui, pour les autochtones, noireaudes ou brunettes, est semblable au chocolat chaud qui file sur une boule de glace à la vanille et pour les autres, blondes ou rousses, aux fillasses de miel prélevé du pot à la spatule ou de caramel fondu à la casserole. "Ces meufs n'ont pas besoin d'être plongées dans l'huile bouillante pour être croustillantes, ... pour être grillées, les sardines bien, conclut-il". Il jeta ensuite un oeil sur Elle qui lézardait tout à côté de lui. Pour se protéger du soleil, elle avait mis un chapeau en osier qui prenait sur sa tête bien plus de place que son maillot sur son corps. Non mais pour qui elle se prenait, la pimbèche ! ... pour être craquante, elle non plus n'avait pas besoin d'être plongée dans l'huile bouillante mais elle l'aurait bien méritée pour avoir manifesté autant de mépris pour le short aux couleurs de son club ! Cette histoire l'avait mis dans tous ses états. Jugé sur sa tenue, il s'était senti humilié, avait éprouvé de la honte : était-ce son short ou ses jambes, la véritable cause de la réaction de dégoût qu'elle avait eue ? ... son short n'avait rien, pas une tache, ses jambes étaient nues, pleines de varices et cicatrices.

Tourmenté, il ne vit pas le baiser arriver : - "On va manger, mon chéri" demanda-t-elle pendue à son cou. - Euh ! oui oui ... mais j'vais aller m'changer tout de même. - Non, contente-toi d'enlever ton short, dit-elle en riant. T'as mis quelque chose en dessous ? - Un slip, pas aux couleurs du club, j'te rassure. - Va quand même mettre ton pantalon. Allez, c'est moi qui t’invite au resto cette fois. "Décidément se dit Erre, Elle est pareille à elle-même : cette manie de passer du chaud au froid !" - Qu’est-ce que tu m’offres, lui demanda-t-il. - "Gambas" en entrée, "risotto alla fungaiola" comme plat principal et "castagnaccio" avec le café, ça te va ? - Mon ventre est toute ouïe - lui qui n'est pas réputé avoir d'oreilles - et oui oui, ça lui plaît, il crie même famine MIAM MIAM ! - Alors va te passer une tenue décente et allons-y. Bras dessus dessous, ils rentrèrent à l'hôtel pour se changer : lui mis un pantalon en toile avec une chemise courte ; elle une jupe en taffetas et une chemise de soie aussi légère qu’un courant d’air. Ils se promenèrent dans le centre de La Spezia et découvrirent le charme de la ville occulté par son intense activité maritime : sa ville haute et les fortifications du Castello San Giorgio, son agréable artère commerçante, ses espaces verts rafraîchissants, ... avec toujours en toile de fond, le golf des poètes. La journée s'achevait tout doucement mais il faisait encore terriblement chaud. Erre se serait bien assis pour ne plus bouger ou alors rien que le coude. Pour lui offrir un verre, Elle voulut retirer de l’argent malheureusement le distributeur était en panne. Lui n’avait pas d'argent sur lui, à peine quelques euros. Les voilà donc contraints de trouver une autre machine à billets ; tous les deux en furent fort contrariés, la journée avait été fatigante et le temps était encore tellement accablant. Assoifés comme une éponge au soleil, la faim commençait à leur creuser l'estomac. Après deux autres essais infructueux, il devint évident que c’était la carte de crédit d'Elle qui était en cause, Erre lui n'en avait pas. Il ne servait à rien de chercher un autre distributeur ... c'était déjà ça. - Combien as-tu, demanda-t-elle nerveusement. - Quatre euros et quelques cents, répondit-il piteusement. - Et moi quelque chose comme 5 euros. Cela en fait dix à tout casser, tout juste de quoi se prendre un sandwich à la terrasse d'un café. - Bah ! avec le morceau de fromage qu'on s’est enfilé hier, on a mangé pour toute la semaine. - J’aurais voulu t’offrir le resto. - J'espère bien que ce n'est que partie remise. - Oui, allons nous asseoir ... tiens ce café me paraît très bien. - T'as raison, c'est le plus proche. - Allons voir la carte.

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La carte leur réserva une bonne surprise : les prix étaient raisonables, ils purent même s'offrir un milk-shake. Le sandwich et sa petite salade se laissèrent manger sans faire de difficulté. Erre, affalé sur sa chaise, jura même qu'il n'avait jamais rien mangé de meilleur et Elle aussi était ravigotée. Elle tomba sous le charme d'une affiche placardée sur un mur du café. "Regarde-moi ces couleurs chatoyantes, ces lignes épurées, ces formes stylisées, ... toute cette gaieté qui se dégage de cette affiche. Elle sera parfaite dans la chambre des filles, expliqua-t-elle. Je vais demander au garçon si je peux l'emporter" La date de représentation étant passée, celui-ci n'y vit aucune objection. Le soir tombait rendant la température agréable comme après un orage de chaleur permettant aux éffluves de la terre de s'évaporer. La ville resplendissait d'une lumière féérique, à la fois douce et crue, sobre et pleine, pure et trouble, une luminosité de conte de fée n'éclairant que le merveilleux. "Viens, dit-elle, j'aimerais prendre des photos avant qu'il ne fasse noir". Des photos, ils en avaient pris une floppée lors de leurs excursions dans les Cinque Terre. A la Spezia même, il n'y avait rien de grandiosse. C'est d'eux-mêmes qu'elle voulait prendre des photos. Il prit une photo d'elle sur l'artère commerçante ; elle de lui devant le golf des poêtes mais personne d'eux en rue ... ils ne le demandèrent pas. Le week-end en Ligurie allait s'achever de la meilleure façon qui soit. Erre était impatient à l'idée de remettre ça. Il pensait qu'Elle aussi. Mais quand il la questionna sur leur prochaine destination, elle déclara qu'elle ne désirait plus partir. "Trop fatigant" avait-elle prétendu. Erre insista en lui disant que justement elle avait besoin de se changer les idées, de prendre le soleil, l'air, des couleurs, ... - L'avantage de ces petits week-end en amoureux, dit-il, c'est qu'on peut jouir d'un autre climat, d'une autre nourriture, d'autres paysages, ... sans rien avoir à préparer. On peut partir quand cela nous chante - HOP ! sur un coup de tête - et une heure d'avion plus tard, c'est un autre monde qui s'offre à nous. Allez ! c'est aussi facile que d'aller au ciné mais c'est quand même mieux, non ? - C'est vrai : c'est une autre qualité de vie. Mais cela reste un changement qui me fatigue plus qu'il ne me retape : le temps que mon organisme s'y adapte et l'on doit déjà repartir. En plus, la vie à la maison ne s'arrête pas elle : c'est tous les jours que la lessive des enfants s'ammoncelle, que la saleté s'accumule dans le ménage, que le courrier arrive, ... rien que d'y penser, j'en suis malade. - Je peux te filer un coup de main, si tu veux. - Quoi ? - J'sais pas, dis-moi. - Tu sais repasser ? - Non. - Faire les courses ... - Ca je peux faire. - Avec quelle voiture ? - Ah ben non, c'est vrai, j'ai pas de voiture. Mais j'peux faire le ménage, pas besoin de voiture pour faire le ménage. - Quand ? - Le week-end, par exemple. - Oui, il faudra que j'aille te chercher à la gare et que je te reconduisse après ; il n'y a pas de bus le week-end dans ma région. - Hmmmh ! Je pourrais me racheter une voiture mais je trouve ça stupide financièrement parlant. Et écologiquement, je considère que c'est criminel d'en avoir une quand on peut s'en passer ... Et il poursuivit après une courte pause silencieuse mise à profit pour gamberger : - Et si je te payais une femme de ménage à la place d'un citytrip. Tu sais bien que tout ce que je désire, c'est te voir, ici ou ailleurs. - Parce que tu crois que les femmes de ménage ont les moyens de s'acheter une voiture ? C'est déjà pas évident d'en trouver une bonne mais en plus une qui peut se déplacer ... - Ecoute Elle, ma soeur travaille dans une agence locale pour l'emploi, je vais lui demander de te trouver quelqu'un. 7-104

- OH OUI ! ça m'enlèverait une fameuse épine du pied ! - C'est bon, je m'en occupe. - Merci ! - Mais tu sais pour moi non plus, il n'a pas été de tout repos le week-end : je ne vais pas te rappeller mes différends avec le code de la route italien, les difficultés de parker, le procès, la piscine introuvable, la chaleur intenable, ... sans oublier qu'on a failli tomber à court d'argent. - Ah si seulement ton club te fournissait une carte de crédit au lieu du short, crut-elle bon de plaisanter. Et PAF dans les gencives d'Erre : le look et le fric, les deux griefs qui font mal ! Gauchement, il fit mine d'apprécier la plaisanterie avant d'hypocritement embrayer sur son avenir de footbaleur, se la jouant mercenaire : - Je me demande bien qui ils vont mettre pour diriger le club, dit-il. - Ce n'est pas Nunuche ? - Qui Nunuche ? ... non, il n'est là qu'à titre provisoire. C'est bien connu : van d'R ne veut que des mercenaires pour son équipe première. Esse, à ce qu'on dit, tient la corde. Roby et Patdan prétendent même qu'il a déjà signé. AH eh bien, si c'est le cas, on va s'amuser ! - Pourquoi ? - Il a la réputation d'être une vraie peau de vache : tu passes à côté de ton match et HOP! t'es viré de l'équipe. Note que c'est peut-être pas plus mal : c'est vrai, il y'a trop de laxisme dans le club. Avec Esse, les places seront chères, il va falloir se battre pour jouer. J'te garantis que de ce point de vue, pour moi non plus ça ne va pas être évident de revenir de week-end : il n'y a pas que le linge, la poussière ou les factures qui s'amoncelent, il y a les kilos aussi. Dois-je te rappeller le morceau de fromage qui nous a été servi ? ... il a laissé des traces dans l'organisme. Ce sont des kilos qu'il va valoir éliminer à la rentrée parce qu'avec Esse, dit-on, l'entraînement commence sur la balance. - Oh oui, confirma-t-elle l voix emprunte d'empathie.

Retour au pays Le lendemain, Erre reprit la voiture pour aller à l'aéroport ; il disposait d'une heure pour parcourir les 80 km qui l'en séparait. Il décida donc de prendre l'autoroute. Elle prit place à ses côtés, la tête appuyée contre la vitre, s'affalant contre, elle paraissait réellement et totalement exténuée. De plus en plus à l'aise derrière un volant, lui se tenait sur son siège droit comme un i. Concentré sur sa conduite, scrutant ses instruments de bord, réajustant les rétros, se calant sur son siège, ... il n'en dégageait pas moins un air décontracté, tenant le volant d'une main, la pommeau de vitesse de l'autre, donnant des regards complices à sa passagère, invitant d'un grand geste de la main les voitures qui voulaient le dépasser à le faire. Au bout d'un moment, il allait cependant perdre de sa superbe : son véhicule emprunta un viaduc et c'est avec anxiété qu'il distingua à sa gauche le ravin et son appel du vide, à sa droite les camions et leur appel d'air quand il les dépassait et au loin les garde-fous de l'autoroute se rejoignant comme les deux roues cannelées d'une machine à concasser. Tout autour, ce vent qui battait la voiture comme un vulgaire fétu de paille. Mais Erre resta maître de ses nerfs, réussisant à se convaincre que la route, c'est du macadam bien solide 50 mètres devant et 50 derrière lui. Il avait peur de perdre ses moyens, se culpabilisait de jouer avec la vie d'une mère de deux enfants. Il gardait de son accident des cicatrices indolores pour ne jamais oublier mais oublier quoi, il ne se rappelait de rien. "C'est la prochaine" dit-elle alors qu'il s'apprêtait à mettre son clignoteur, le regard qu'il maintenait 50 mètres devant lui 50 derrière. Il devait maintenant se rabattre dans la file. OUF! il ne craignait plus que les coups de klaxons des furieux du coin et les repproches d'Elle. Mais rien de tout cela : la voiture s'inséra dans le flot autoroutier comme la lame d'un poignard dans son fourreau. Il trouva l'aéroport, gara la voiture, repassa le contrôle, ... une pérépétie tout de même, à bord de l'avion : - C'est moi qui me met au hublot, dit-elle d'autorité, l'écartant du bras. - T'es sûr, rétorqua-t-il en lui saisisant d'autorité le poignet. - C'était toi à l'aller, répliqua-t-elle en se dégageant. - Pour aller à Carcasonne oui mais pour ici, je ne suis pas sûr, dit-il. 7-105

- Moi bien, dit-elle en s'imposant. - Bon mais cette fois ci, je note. Comme ça, il n'y aura pas de contestation la prochaine fois. A part cette "bagarre" pour s'asseoir près du hublot, le retour allait se dérouler sans le moindre incident : l'embarquement, le vol, l'atterrissage, ... tout allait se passer comme sur des roulettes. Les bagages aussi : ce n'était pas la même cohue qu'à l'aller. Cerise sur le gâteau, Il faisait meilleur au pays : brumeux mais plus frais OUF ! La voiture était à sa place et semblait attendre tel un brave toutou le retour de sa maîtresse. Elle démarra sans se faire prier, heureuse de reprendre du service. Elle se rendit directement au travail après avoir déposer Erre à la gare. Laissé seul dans le hall d'attente, il médita : Que d'émotions, il avait vécu au cours de ce petit week-end transalpins ! Et tout c'était finalement bien passé. Il pouvait être fier d'avoir traversé sans encombre toutes ses difficultés. Son attention fut alors attirée par un groupe de navetteurs, manifestement de chauds supporters du club, en train de discuter devant un journal : - Esse ici ! ... est-ce possible ? s'exclama l'un d'eux. - S'il vient, il va dégrossir le noyau du club : dehors les feignasses du club ! "Ainsi donc, ça se confirme, se dit Erre, c'est Esse qui remplacera Lardon à la tête de l'équipe. Patdan avait raison quand il disait que "Ce sera notre gros Esse non désiré". Je me demande bien à quoi il ressemble Esse, on en dit tellement sur lui et pas de belles." 8. L'ère Esse

8.1. Esse remplace Lardon Sitôt arrivé à destination, Erre, tracassé par tout ce qu'il entendait autour de lui, décida d'aller faire un saut au club pour savoir ce qu'il en était exactement. Roby et Patdan furent les premiers qu'il rencontra, discutant du sujet brûlant au bord du terrain : - Je te l'avais bien dit, s'écria Patdan. - Bah, fit plus calmement Robby, Esse ou Lardon : qu'est-ce que ça change ? ... pour nous je veux dire. - Ca change qu'on ne va même plus se gèner pour nous envoyer bouler ! Lardon, maladroitement certes, mais il justifiait ses choix. Esse lui ne s'en donnera même pas la peine ; les joueurs dont il ne veut pas, il les ignorera, comme s'ils n'avaient jamais existé. Et ça c'est inadmissible mon p'tit Roby. Ce n'est pas parce que ça ne change rien qu'on peut tout se permettre. Où allons- nous sinon ? ... Imagine toi : laissés pour mort au bord de la touche, non seulement, nous y serions ensevellis mais en plus les joueurs prêts à monter au jeu piétineraient nos tombes en s'échauffant, cracheraient, se moucheraient dessus ... qu'est-ce que ça fait, on serait quand même mort ? Et puis pense aux jeunes qui sortent des centres de formations, quel avenir va-t-on leur donner ? ... A peine sortis, même avec une grande dis, il sera marqué "incapables" sur leur front ; condamnés à faire banquette le restant de leur vie. Ils n'auront même plus l'occasion de montrer qu'ils n'ont pas le niveau ... parce que fini les matches d'entraînement pour les réservistes : Esse réquisitionnera les terrains pour ses seuls joueurs, les ballons aussi. - Il faut voir le bon côté des choses, intervint gaiement Roby : ce sera tous les jours la journée "portes ouvertes" à la buvette. Allez, mon p'tit Patdan, je t'en paie une ! On va un peu discuter pour voir ce qu'on peut faire. Tant Robby que Patdan étaient des forts en gueule : il était difficile d'accorder du crédit à ce qu'ils disaient. Mais tous les avis qu'Erre entendait convergeaient et ne laissaient rien présager de bon. Mais bon n'aurait-ce pas été le comble qu'Erre dresse un procès d'intention à ce qui, jusqu'à preuve du contraire, n'était qu'un procès d'intention ? "Laissons Esse faire ses preuves avant de le juger", se dit-il pour se rassurer. Bien que toujours en congé, Erre décida de reprendre le collier en effectuant un petit footing autour du terrain : fallait qu'il soit en forme quand Esse passerait en revue ses troupes. Rentré chez lui, il téléphona à Elle pour lui annoncer la nouvelle, lui confier ses craintes et ses espoirs et aussi lui demander comment cela c'était passé pour elle. Il ne doutait pas qu'elle avait dû s'attirer l'envie de ses collègues fémines : elles ne devaient pas être nombreuses qui revenaient

8-106 travailler après avoir passé avec leur mec un week-end gastronomique en Italie. La voyant débarquer au bureau avec quelques heures de retard, elles avaient dû demander si elle avait eu une panne d'oreiller, le réveil qui n'a pas sonné ou des calins qui s'éternissaient. "Non non, avait-elle dû répondre, je reviens d'Italie !" .... "veinarde !" avaient-elles dû se dire. Mais c'est vrai qu'entre son boulot, ses enfants, sa maison, elle n'avait pas vraiment le temps de batifoler. Même au téléphone, elle n'avait pas une seconde : elle s'excusa et lui proposa d'aller prendre un verre un de ses quatre pour discuter plus à l'aise.

8.2. van d'R et les "3 tiers" Ultime entraînement avant les grandes vacances ; l'occasion pour van d'R de donner à ses joueurs la nouvelle ligne de conduite du club, la même rengaine qu'il servait à longueur d'année, des paroles à chaque fois différentes mais la mélodie, elle, ne changeait pas : A l'avenir, s'enthousiasma-t-il, nous allons développer un football que pratique les plus grands clubs de la planète. Un football basé sur le modèle des "3 tiers" et qui mettra en exergue les notions de placement, redéploiement et reconversion. Il fournit alors de plus amples explications : "Premièrement, dit-il en levant le pouce, le placement : il faudra que chacun de vous se plie au schéma tactique élaboré par l’entraîneur. Ce dernier est le plus à même de savoir quelle place convient le mieux à un joueur. Sachez Messieurs qu’aucun n’aura sa place attitrée. Chacun devra être capable de se remettre en question, d'évoluer à une autre place que la sienne. Si personne ne pourra se considérer comme "titulaire indiscutable", tout le monde recevra sa chance. Deuxièmement, fit-il en levant l'index, le redéploiement : il faudra faire preuve de vista, de polyvalence et de proactivité afin de s’adapter aux circonstances de jeu. Savoir lire le déroulement d'une partie et étendre son registre afin de procéder par anticipation. Troisièmement, conclut-il en levant l’annuaire, la reconversion : le temps où un joueur était un pur gaucher ou un pur droitier, est révolu ; il faudra être capable de shooter des deux pieds. Idem pour l'avant, l'arrière où le milieu, chaque joueur devra être en mesure de participer à une reconversion offensive ou défensive ; et même le gardien devra être capable de jouer au pied. En choisisant d'évoluer selon les principes des "3 tiers", l'ambition est de permettre au club d'imposer son jeu quelque soit son adversaire, de se forger une marque de fabrique, un style maison, qui seront pris en exemple aux 4 coins de l’Europe. Pour mener à bien nos objectifs, nous avons choisi cet homme : " van d’R actionna la télécommande du projecteur et sur l'écran apparut la photo d'un homme d'une cinquantaine d'années, les cheveux grissonants et touffus comme le bout éffiloché d'une corde, souriant comme un écolier sur une photo de classe, le teint boucané avec la peau du cou cloqué comme la peinture d'une planche de bois décapée au chalumeau. van d'R passa ensuite des extraits vidéo où l'on pouvait le voir coacher. Erre pensait voir la mise en pratique des "3 tiers" mais n'aperçut qu'un homme se démenant comme un beau diable le long de sa ligne de touche. "Esse va monter une équipe compétitive, à la pointe du football moderne", s'exclama van d'R les veines saillantes, le poing hargneux qu'il brandissait. Patdan ne put s'empêcher de se moquer : "qu'il la monte, qu'il la monte" jubila-t-il en animant son corps de mouvements obscènes. Erre ne savait plus où se mettre, craignant que van d'R n'aperçoive Patdan simuler un coït et lui, juste à côté, qui avait du mal à contenir son rire. Téméraire, Patdan n'était pas fou : il n'insista pas, préférant glisser à l'oreille d'Erre : "Laisse le te monter dessus si tu veux jouer". Emporté par son discours, van d'R n'avait heureusement rien remarqué du manège de Patdan. Il confirma dans la foulée l'arrivée d'Anton, chargé d'orchestrer la manoeuvre sur le terrain. Il acheva son discours en souhaitant de bonnes vacances à ses joueurs tout en les exhortant à ne pas commettre d'excès : "Nous aurons besoin de vous tous à la rentrée", leur assura-t-il.

8.3. La guerre du rhum Erre avait décidé d'aller courir tous les jours durant les grandes vacances pour être en forme à la rentrée. Un samedi, il ouvrit les yeux en ressentant une délicieuse chaleur matinale, une

8-107 température d'autant plus agréable qu'elle présageait d'une après-midi torride. Ca l'incita à se lever de son lit douillet : il ne fallait pas espérer s'entraîner passé 10 heures du mat. A l'aube par contre, l'air était tellement doux qu'il glissait sous l'effort comme une caresse sur la peau. Mais cette douceur allait fondre comme neige au soleil ; les prédictions météo étaient formelles : journée caniculaire. A chacune de ses contractions musculaires, Erre sentait la température augmenter ; déjà le front perlait. "Allez encore un effort, s'encouragea-t-il, j'ai des kilos à perdre." Le foot n'était pas la seule raison pour laquelle Erre s'entraînait : il avait besoin de se dépenser physiquement pour écrire. Il n'aimait pas ça, écrire : quand il prennait la plume, c'est parce qu'il n'avait rien d'autre à faire ou qu'il n'avait pas la force de faire autre chose. En outre, il considérait que les bonnes idées ne sont pas celles qu'on va chercher au forceps du cervelet dans un recoin de sa tête mais celles qui viennent d'on ne sait où. Enfin, il préférait avoir le corps et l'esprit vidés pour voir Elle. Le sentiment du devoir accompli, il était prêt à affronter ses critiques sur sa tenue, sur son accent, sur sa manière de se conduire. Surtout au pieu, il pourrait s'endormir du sommeil du juste même s'il ne remplissait ses obligations conjugales, plus résigné que culpabilisé en tous cas. Quand la température cessa de croître, Erre éteignit son ordinateur. Et bien ! une journée bien remplie : levé à l'aube pour s'entraîner deux bonnes heures puis écrire jusqu'au soir, il avait bien mérité de se délasser ! Hum ! mais de quelle humeur sera-t-elle Elle ? "Tâchons de bien nous habiller, parler noblement, surtout ne pas oublier de prendre du fric. Mais d'abord boire tout un jus de citron, rien de tel pour donner la pêche." Elle aussi, menant sa triple vie professionnelle, familiale et sentimentale de front - avait bien besoin de souffler. Bien qu'elle ait manifesté son intention de ne plus vouloir partir, Cuba lui trottait en tête. C'est en effet dans un bar à rhum cubain perdu dans le vieux quartier de la ville qu'elle décida d'emmener son compagnon. Situé à proximité d'un petit cours d'eau, surplombé par une imposante citadelle, l'endroit, toute proportion gardée, ressemblait à Carcassonne. La façade de l'établissement ainsi que l'intérieur avaient été décorée à la sauce antillaise : un aménagement à dominante jaunâtre parsemé de quelques touches de couleurs. Dans la salle, des feuilles de bambou couvraient les murs ; des tables et chaises en bois blanc s'éparpillaient dans une vaste pièce sommairement subdivisée par des paravents en osier ; un hamac en lin élimé invitait à la farniente si seulement ses attaches montraient de la fiabilité. Mais elles s'enfouissaient dans une espèce de sac de noeuds n'inspirant pas la confiance. Un peu partout pour combler les trous dans la tapisserie, le plâtre arraché, des objets en plastique : fruits, palmiers, chapeaux, pailles fluo, ... sans oublier les affiches ternies du Che avec la boîte noircie de cigares et les bouteilles vides de rhum. Le tout était baigné par des airs de rumba et de tango. Elle raffolait de cette musique et se mit à se déhancher lascivement ; c'était très plaisant à voir. Erre n'eut aucune peine à s'imaginer sous les tropiques, suant sang et eau pour siroter son ti-punch devant sa vahiné. Un peu plus loin, un groupe de jeunes jouaient à la bataille du rhum, un jeu de dames où les verres de rhum blanc ou brunc remplacent les pièces. - T'as vu, lui demanda-t-il en les désignant du menton. - Oui, répondit-elle, ils jouent à la bataille du rhum. - C'est quand tu perds ou quand tu gagnes que tu dois boire ? Je les observe depuis un moment mais je ne distingue pas le damier. - Quand tu gagnes, dit-elle sans hésitation. - Ben oui, s'interrogea-t-il à haute voix, au début d'accord mais avec 20 pions sur l'échiquier, c'est s'enfiler toute une bouteille en quoi ? ... en une heure ? C'est pour se rendre malade. - Oh mais il n'y a pas 20 verres là. - Non, mais eux, ils trichent : les dames ça se jouent avec 20 pions. Dans ces conditions, j'essaierais de gagner au début mais je ferais tout pour perdre à la fin. - Tu n'en serais plus capable, s'esclafa-t-elle, tu gagnerais sans le faire exprès. - Tu crois qu'on peut gagner sans le faire exprès ? - Pourquoi pas ? ... on peut bien perdre en le faisant. - Mouais ... j'sais pas ... mais bref, trève de plaisanterie, tu as choisi ? Que bois-tu ? - Je ne sais pas encore, dit-elle en auscultant la carte, il y a un de ces choix, pas facile. - Moi non plus, je ne sais pas ce que je vais prendre. 8-108

- Si je peux te conseiller, prends un cocktail à base de "bois bandé". - De "bois bandé" ? - Un puissant aphrodisiaque cubain. - Ouille ! ... en aurais-je besoin ? - Moi pas en tous cas, dit-elle coquine. En découvrant l'ardeur de son regard, Erre s'alarma de plus belle : - Aïe aïe aïe ! Je crois surtout qu'il faudrait mieux que je reste à jeun, en pleine possession de me moyens. - Moi, je crois que c'est ce que je vais prendre, dit-elle en affichant l'attitude d'un prédateur s'avançant à pas de loup vers sa proie. Quand le serveur vint prendre la commande, Erre demanda s'il avait des cocktails à base de "bois bandé" non alcoolisé. Comme il n'en avait pas, Erre prit du jus d'ananas. Pour sa part, Elle s'en tint au "bois bandé". - Je t'es trouvé une adresse pour tes cours de diction, dit-elle ensuite. - AH ZUT, je n'y pensais plus ! - C'est dans une académie située à mi chemin entre chez toi et chez moi. Les cours débutent en septembre, faudra se dépécher pour t'inscrire. - Mmmmmouais dit-il, la mort dans l'âme. Mais toi, n'oublie pas ta partie du contrat. - Non non, dit-elle : je compte m'arrêter une fois que je serais dans mes meubles. - Je constate en tous cas que tu es en pleine forme, j'crois que le petit week-end à Pise, t'as fait le plus grand bien, quoi que t'en dise. Elle opina timidement de la tête ; lui fit le forcing : - T'es sûre que tu ne veux plus faire une petite escapade ? Cuba ce serait sympa, non ? Oh Erre, ne commence pas, tu sais bien que j'en ai envie mais ce n'est pas possible. - Dommage ! ... dis, tu sais que les cocktails sont encore meilleurs là-bas ! - Ceux en "bois bandé" aussi, demanda-t-elle licencieusement. - Ceux en "bois bandé" surtout. - Hmmm ! Je vais y réfléchir, dit-elle de manière plus aguichante que pensive, plus enjôleuse que rêveuse.

Mal à l'aise, Erre fut tout heureux de voir le serveur apporter les cocktails. Se sentant fatigué, il s'en voulut d'avoir trop forcé à l'entraînement sous cette chaleur de plomb ... En fait, il n'était même plus en état d'enrager, trop alangui. En face de lui, Elle but goulûment son cocktail au "bois bandé" et semblait attendre la suite des événements avec la même impatience. Pour lui faire écho, Erre but son jus d'ananas en le faisant glouglouter, avec au fond du gossier comme un bruit de cocotier secoué par les alizées. Pour briser le silence verbal, Elle lui annonça qu'elle avait trouvé un nouveau jouet. - Tiens, en cherchant un jouet pour les filles, j'ai trouvé quelque chose qui devrait te plaire, lui dit- elle. - Quoi, lui demanda-t-il. - Je ne sais pas si je vais te le donner à toi ou aux filles. - C'est quoi insista-t-il. - Allez tiens ! j'trouverais autre chose pour les filles. Elle sortit de son sac une grenouille en peluche qu'elle lui tendit. - C'est quoi ? - Ca se voit non ? ... une grenouille. - Pour quoi faire ? - Presse la, tu verras. Erre prit la grenouille en main et la serra, de plus en plus fort quand ... "CROA CROA CROA" fit la peluche dans un bruit de coassement. Surpris, Erre faillit la rejeter comme si la bestiolle en bourre synthétique était vivante, provoquant le rire d'Elle. - J'ai cherché la même en crapaud, expliqua-t-elle, mais je n'en ai pas trouvé. - Pourquoi tu m'offres ça ? - Tu penseras à moi, comme ça. 8-109

Erre crispa de nouveau le poing pour réentendre les coassements. Lui aussi sourit. Mais ce n'est pas cela qui allait le remettre d'attaque. Au contraire, après la fatigue, c'est la migraine qui l'accabla. Il n'en fit pas mention pour ne pas gâcher la soirée. - On rentre, demanda-t-elle au bout d'un moment. - Oui, j'commence à avoir mal à la tête, finit-il par avouer, la douleur devenant insupportable. Il faut s'entraîner comme des bêtes pour être prêts à la rentrée, expliqua-t-il, sous cette canicule, ça pardonne pas . - Tu t'es entraîné aujourd'hui ? s'étonna-t-elle. - Oui à 6 heures sur le pont pour ne pas trop souffrir de la chaleur. J'crois que j'aurais dû m'entraîner en nocturne. - Ah oui, aujourd'hui, la chaleur était intenable ; quel soulagement quand le soir tombe. - J'aurais pas dû m'entraîner aujourd'hui. Paraît que c'est mauvais pour les asthmatiques. - T'es asthmatique ? - Oui. - Ah ça ! c'est clair : l'ozone, ce n'est pas recommandé pour quelqu'un comme toi. - Pourtant, j'étais bien quand j'ai commencé, et même à la fin, j'sentais la chaleur mais c'est tout, j'ai pas trop insisté. - C'est comme puiser dans ses réserves, on le paie après. - T'as des aspirines chez toi ? - J'en ai ici, dit-elle en sortant la boîte de son sac. Attends, je vais demander de l'eau. "Ca va passer", lui assura-t-il. Le garçon apporta un verre d'eau, Erre y fit dissoudre deux comprimés et le but. Ils repartirent vers la voiture. Le trajet se passa silencieusement dans la nuit claire : elle débordante d'énergie se tut, ne voulant rien dire de désagréable ; lui languissant se tut, ne pouvant rien dire d'agréable. - Nous y voilà, dit-elle en serrant le frein à main. Ca va mieux ? C'était pire, il avait maintenant des lancements à se taper la tête sur le mur. "Faut le temps que ça fasse de l'effet", se contenta-t-il de dire. - Bon, on va aller dormir, s'attrista-t-elle. - J'suis désolé, s'excusa-t-il. Erre s'allongea sur le lit, l'avant bras placé en cataplasme ; les oreilles muettes à toute sollicitation : il pouvait avoir le feu à la maison, il ne bougerait pas de là. En proie au démon de minuit, des sollicitations, Elle allait en faire. Lui n'ayant même pas la force de protester, se laissa faire. La double ration d'aspirine qu'il avait pris fit pourtant son effet, pas au niveau de sa tête mais à celui des corps caverneux, gonflés par le sang fluidifié. Et au milieu de son être de désolation, une petite pousse d'espoir germa.

8.4. Foot et littérature ? Le lendemain, il se réveilla pâteux mais sans plus avoir ces insupportables maux de tête. Elle, quant à elle, était sur la brèche comme à son habitude. Ce matin, elle devait conclure l'achat de sa maison. Il proposa de l’accompagner mais elle lui signifia que ce n'était pas nécessaire. Il n’insista pas bien que son refus l'ait déçu. Mais bon, c’est vrai qu’il n’aurait pas pu lui être d’un grand secours : il n'avait aucune connaissance dans l'immobilier et se montrait pataud dans ses relations avec autrui. Quand il commença à écrire, il s'imaginait que l'activité lui permettrait d'ouvrir de nouveaux horizons, d'étoffer son vocabulaire, d'avoir des choses à dire, ... bref lui permettre de s'exprimer plus et mieux. Mais que du contraire, quand on passe des heures pour écrire une phrase armé de dictionnaires, d'encyclopédies, de bréviaires et de grimoires, tout ce qui sort de vive voix paraît lourd, laid, maladroit, ... bref, plus il savait écrire, moins il savait parler. Tout son sens de la répartie passait par sa plume. Celle-ci offre l'avantage qu'elle permet de mettre l'accent sur tout sans du tout avoir d'accent. La balle n'a pas d'accent non plus : une fois qu'elle a passé la ligne, c'est but. Oui sauf qu'il faut bien quelqu'un pour lui faire passer la ligne. Ce quelqu'un n'est malheureusement pas n'importe qui : il est indéniable que la discrimination sévit dans le monde du ballon rond. Elle n'est ni sociale, ni raciale mais comportementale : à l'entraînement, un joueur peut mettre la balle au fond, s'il ne se comporte pas comme son entraîneur l'entend, il sera sur le banc le jour du match. C'est bien comme cela que ça doit se passer ; le problème n'est pas là. Il se pose 8-110 quand le coach n'entraîne plus l'équipe pour la gagne mais l'entraîne dans la dérive commerciale ! C'est à dire qu'il place ses joueurs davantage à la bourse que sur l'ère de jeu. Dès lors, on n'ose pas imaginer le comportement qu'ils doivent adopter pour figurer sur la feuille de match. On pourrait même ajouter au chef d'accusation de discrimination celui d'incitation à la débauche. Bref la règle tacite à observer est de montrer son cul ou d'user ses fonds de culotte sur le banc. Dans son discours d'avant saison, van d'R avait insisté sur le rôle social que joue le football : "Il est le vecteur de valeurs humaines sur lesquelles il n'est jamais superflu d'insister", avait-il déclaré. Il voulait parler du respect, de la sportivité et de l'abnégation qui sont des qualités d'autant plus remarquables qu'une fois mises en oeuvre, elles ne se font pas remarquer. Il exhortait donc ses troupes à les mettre en exergue dès que l'occasion se présentait. Voyons comment en écoutant Blouc Dunain à l'interview : "Blouc ! Blouc !", le hèle un journaliste. "C'est moi" dit Blouc en se mettant devant la caméra. - Alors Blouc, mi-temps sifflée sur le score de 1-0 ... vos impressions ? "C'est mérité, je crois ! J'crois que toute l'équipe a bien travaillé pour confectionner ce but ! Moi par exemple, je cours mais cours derrière la balle que convoite un adversaire. Je la récupère et vois Eros idéalement placé ... ni une ni deux, je la lui mets. Un caviar ! Eros n'a plus qu'à conclure. Bon maintenant, tu m'excuseras mais l'arbitre va bientôt siffler la deuxième mi-temps, faut que j'y aille ... et puis Eros attend son tour. AIE CHTI! ... putain Eros, arrête de me donner des coups de pieds dans les chevilles, j'en ai fini ! Toi, grouille-toi de donner tes impressions avant que le match ne reprenne. " Remarquons les valeurs chères à van d'R qui transparaissent dans cette courte interview : * "toute l'équipe " : la solidarité ... plutôt que d'insister sur sa prestation, Blouc met toute l'équipe en avant. * "je cours mais cours derrière la balle ..." : le jusqu'au-boutisme ... à force de ne voir à la télé que le geste victorieux, on en oublie qu'il est l'aboutissement d'un long travail de récupération : il faut couvrir tout le terrain, chasser la balle, l'arracher des pieds de l'adversaire, ... * "je vois Eros idéalement placé" : l'abnégation ... au lieu de monopoliser la balle, Blouc la cède à quelqu'un de mieux placé que lui ... c'est beau. * et enfin last but not least, le respect : remarquez que Blouc n'incrimine nullement son entraîneur de l'avoir laissé l'entièreté du match sur le banc ; au contraire, quand il voit le ballon sortir, il court mais court pour le récupérer et la donner à Eros qui est mieux placé que lui pour effectuer la remise en touche. Eros enverra son throwing directement dans les buts adverses. Et là, de nouveau, aucune critique acerbe de Blouc envers l'arbitre bien que celui-ci n'ait pas validé le but (NDLR : loi 10 du foot edictant qu'un but directement inscrit sur une rentrée de touche n'est pas valable).

De bien belles valeurs à côté desquelles, il aurait été dommage de passer. Et pourtant, si Blouc (et Eros à sa suite) ne s'était pas exprimé sitôt la première mi-temps sifflée, la remarquable mentalité dont il a fait preuve serait peut être restée lettre morte. Car il est évident que plus personne ne s'en soucierait si l'équipe adverse parvenait à renverser le score en seconde période ... pour quoi faire, une mentalité de loser ? Dans un monde d'opportunistes, cela aurait été un beau gâchis qu'une telle leçon d'humilité soit ignorée, méprisée voire déppréciée. Car il existe des écrivains pour s'indigner que des joueurs passent à l'interview au lieu d'aller écouter leur entraîneur dans les vestiaires. Ces empêcheurs de tourner en rond clameront qu'en littérature, décrire une situation qui n'est pas terminée relève de l'anachronisme ! Que si, à l'instar de Blouc et d'Eros à sa suite, un écrivain donnait à lire son histoire à la moindre occasion, ce livre s'arrêterait ici. Fin de la première partie.

_ Cc_ QUIZ pour remporter l'édition princeps du livre.

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Répondez correctement au quiz ci-dessous et recevez l'entièreté de l'histoire en version papier et électronique.

Formulaire à renvoyer avant le 31 décembre 2013 à l'adresse suivante : Bureau Campus EnUnMot - Centre d'affaires REGUS place Marcel Broodthaerts, 8 1050 Bruxelles Midi

Questionnaire Toutes les questions admettent une et une seule réponse, cochez la proposition qui vous semble correcte (entre parenthèses, l'endroit où la réponse peut être lue).

- De quoi, le 'tonneau' était-il une dépendance (§5-2) ? o du Werister, un charbonage ; o d'une barrique d'eau ; o d'un cabinet médical ;

- Qui était 'Der Bomber' (§3-2) ? o Gerd Muller de la Mannschaft ; o le geek Kim Dotcom ; o Ferdinand Von Zeppelin ;

- Qu'est-ce qu'un 'Bayatch' (§5-2) ? o une préparation culinaire aux fines herbes ; o un terrain vague, faune naturelle des Bayatcheurs ; o mesure de la pression atmosphérique équivalant à un hectopascal ;

- S'il avait été sorcier, dans quelle maison de Poudlard, ce grand benêt d'Erre aurait-il étudié (§3-4) ? o à Serredaigle ; o à Griffondor ; o à Poufsouffle ; o à Serpentard ;

- ... et cette cachotière d'Elle alors (§3-4) ? o à Serdaigle ; o à Griffondor ; o à Poufsouffle ; o à Serpentard ;

- Que chantaient les 'Shorts' début des années 80 (§5-7) ? o Comment ça va; o Yellow submarine ; o Quoi ma gueule ;

- Où Erre allait-il à l'école (§2-3) ? o en rase campagne ; o dans un centre commercial près de chez lui ; o dans un zoning industriel désaffecté ;

- A quoi les jeunes du quartier d'Erre, mi-tatoués mi-bronzés, comparent-ils la piscine de Wégimont (§7-3) ? o à une cours de prison ; 8-112

o au 16 rue de la loi ; o à la huitième merveille du monde ;

- Quelle couleur, Erre ne peut-il pas voir en peinture (§7-3) ? o les rouges et blancs ; o le mauve ; o les blauw en zwart ;

- Quelles sont ses couleurs alors (§3-2) ? o les blanco neri ; o les rouches ; o les toffees ;

- Qu'est-ce que le bout du monde pour Erre (§2-5) ? o un lieu-dit de sa région ; o les toilettes quand on a besoin ; o un grand précipice ;

- De quoi les joueurs maison du club se plaignent-ils (§8-1) ? o de maux de ventres ; o de ne pas jouer ; o du ciel gris ;

- Qu'est-ce qu'une Jipépinade (§1-13) ? o une sucette de DSK ; o une bicyclette de JPP ; o une pirouette de VDB ;

- Qui est el Buitre (§1-8) ? o le voleur de buts espagnol ; o un tueur en série suédois ; o l'actuel président du Népal ;

- A quoi Papache compare-t-il un mercenaire (§1-9) ? o à Monica Lewinsky ; o à sa petite soeur ; o à une main d'oeuvre bon marché ;

- Quel groupe a fait péter la sono la soirée du réveillon (§2-3) ? o Les Rita Mitsouko ; o Vangelis ; o Panache culture ;

- Quel score a sanctionné le match Kaiserlautern - Standard de Liège en 1982 (attention de donner le score dans le bon ordre) (§3-3) ? o 1-2 ; o 1-1 ; o 2-1 ;

- Sur quoi peut-on se fier dans une société d'opportunistes, à coup sûr (§5-4) ? o à l'amitié ; o à la traîtrisse ; 8-113

o à la loyauté ;

- Selon Papache, quel entraîneur n'a entraîné les 'rouches' qu'un seul match (§1-10) ? o Raymond la science ; o Moustache de fer ; o Jefke ;

- Dans quelles couleurs joue la vieille dame (nos zèbres carolorégiens également) (§5-4) ? o bianco neri ; o bleu marine ; o sang et or ;

- Pourquoi les femmes ont-elles les pieds plus petits que les hommes (§5-4) ? o pour pouvoir mettre des souliers moins chers ; o comme ça, elles sont plus proches de l'évier pour faire la vaisselle, laver le linge, faire à manger, ... ; o c'est une question d'équilibre, une variante de la loi du haut talion chère aux dames : plus la plante du pied est petite, plus la cheville doit être surélevée ;

- Comment s'appelle le protecteur de Rémy dans 'Sans famille' (§5-7) ? o Maître Capelovici ; o Maître Vitalis ; o Maître coq ;

- De quel plat raffolent les joueurs africains du club (§6-2) ? o de pommes de terre frite ; o de watterzooi à la flamande ; o de foutou avec cuisse d'Agouti à la sauce Graine ;

- Quelle émission a été tournée dans le parc où Erre et Elle vont pique-niquer (§6-4) ? o la star'acc 2002 ; o de Allerslimste mens ter wereld ; o Buena domenica ;

- Au foot, quel terme anglais utilise-t-on pour désigner une remise de touche (§8-4) ? o un throwing ; o un ippon ; o un double salto ;

- De quoi une langouste est-elle dépourvue (§1-13) ? o de pinces ; o de pattes ; o d'une tête ;

- Pour quelle raison la banderole déployée par les supporters ' Esse Ô Esse tu l’as l’salut SOS ' n’a- t-elle ni queue ni tête (1-11) ?

o elle ne veut rien dire ; o elle peut se lire dans les deux sens ; o elle est imbuvable. ;

- Qu'est ce qu'une ou la Spézia (7-6) ? o rien de spécial ; o une commune italienne ; 8-114

o une berline japonaise ;

- Qu'est-ce qu'un casse-museau de Brassac (5-8) ? o un dessert à base de lait de brebis ; o une pièce d'attelage de chiens de chasse ; o un alcool fort léger ;

- Quelle est la spécialité culinaire d'Australie (5-5) ? o le meat pie ; o le croque-monsieur ; o la potée aux carottes ;

- Comment s'appelle le chanteur de Machiavel (7-3) ? o Mario ; o Franciscus ; o Albert II ;

Adresse de livraison du livre (postale pour une version papier ; e-mail pour un PDF) :

_/Cc_

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9. Résumé

9.1. En un mot ! TAKING THE BLUE PILL

Erre est un footballeur qui ne joue pas avec sa formation actuelle, "Faire banquette c'est le pied, quand on n'a pas envie de se fouler ! ", clamera Esse son entraîneur pour justifier la mise sur la touche des joueurs déjà présents lorsqu'il a débarqué au club avec sa manne de footbaleurs mercenaires. Mais Elle, la meuf d'Erre, tombe enceinte et ne veut pas d'un enfant dont le père ne joue pas. Erre dispose donc de quelques semaines pour convaincre Esse de lui donner sa chance et Elle de garder l'enfant. Y arrivera-t-il ?

TAKING THE RED PILL

Cette histoire est tirée de faits réels. Toutefois, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence. Comme traits distinctifs de celles-ci, je n'ai gardé que les insultes qu'elles auraient proférées sur le dos des gens et que la rumeur aurait colportées jusqu'à mes oreilles. Dès lors, seuls de grossiers personnages pourraient être reconnus.

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BCID bbb ISBN 978-2-8052-0194-3 Registered by pfk Where Liège When 10/03/2013

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