L' Ordo Urbium Nobilium D'ausone Au Regard Des Évolutions De La
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
107 Schedae, 2007 Prépublication n° 8 Fascicule n° 1 L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive Approches historique et archéologique Jean-Pierre Reboul Université Paris I Introduction Pourquoi revenir sur l’Ordo urbium nobilium ou Liste des villes célèbres d’Ausone, sur lequel tout, ou presque, a été dit durant ces dernières décennies ? Ce poème de la fin du IVe siècle a en effet fait l’objet de nombreux commentaires ces dernières années. Les pré- cédents littéraires de ce texte ont été étudiés par H. Szelest 1. F. Della Corte 2 s’est intéressé à sa traduction manuscrite ; J.-M. Poinsotte 3 aux représentations des réalités urbaines qu’il mobilise. Le texte a fait l’objet d’une traduction française versifiée de B. Combeaud dans sa thèse récente 4. Surtout il a fait l’objet d’une nouvelle édition, italienne, de L. di Salvo 5. Cette édition est dotée d’un commentaire très copieux et complet de 123 pages, soit pres- que une page pour chacun des 168 vers de l’Ordo. Tous les problèmes littéraires posés par l’Ordo ne sont pourtant pas résolus. Les avis sur la date de composition de l’Ordo urbium nobilium, en particulier, varient toujours con- sidérablement, alors que cette date importe pour estimer les intentions d’Ausone au moment de la rédaction de ce texte. Est-ce le professeur bordelais, le fonctionnaire impé- rial ou le gentilhomme retraité qui écrivit ce texte ? S’agit-il d’un texte de circonstance ou d’une œuvre plus personnelle ? Peut-être est-ce une fausse question, car Ausone fut toute sa vie un poète de cour. Dans sa retraite, c’est à la demande de l’empereur Théodose qu’il travailla à une réédition de l’ensemble de son œuvre : Theodosius Augustus Ausonio parenti 1. Szelest 1973. 2. Della Corte 1986. 3. Poinsotte 1999. 4. Combeaud 2003. 5. Salvo 2000. Jean-Pierre Reboul « L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive Approches historique et archéologique » Schedae, 2007, prépublication n°8, (fascicule n°1, p. 107-140). 108 (Praefatiunculae, 1) 6 et plusieurs éléments de l’Ordo constituent un éloge, discret, de Théodose, en particulier l’inclusion de villes d’Espagne, patrie de cet empereur. Pour L. di Salvo, Ausone composa l’Ordo urbium nobilium durant cette retraite borde- laise. Elle situe l’ouvrage dans la lignée des Parentalia et des Professores burdigalenses, qu’elle date respectivement de 380-390 et 385-394 : après avoir commémoré sa famille et ses collègues, Ausone se serait attaché à célébrer les villes les plus célèbres de l’empire romain 7. Plusieurs arguments vont en ce sens. La Moselle, tout d’abord, datée de 371-372 semble bien antérieure à l’Ordo, puisque Ausone s’y proposait de louer ultérieurement les villes de Gaule (Mosella, 451-455). L’Ordo est vraisemblablement postérieur, également, à la Gratiarum actio, œuvre de 379, où Ausone remercie Gratien de son consulat et qui con- tient dans son paragraphe 34, une liste de villes (Rome, Constantinople, Antioche, Carthage, Alexandrie, Trèves) qui annonce l’ordre de la Liste des villes célèbres. Par ailleurs, dans une lettre à Paulin (Epistulae, 23, 73 sq.), écrite entre 384 et 393, Ausone effectue un rapprochement entre Arles, Vienne et Narbonne semblable à celui des vers 74-75 de l’Ordo 8. L’idée, originale, d’une union deux à deux des villes de l’empire, qu’illustrent les nombreux parallèles de l’Ordo et qu’inspire à Ausone son attachement à Paulin, semble donc bien dater de l’époque de sa retraite. Le texte de la lettre à Paulin présente par ailleurs d’autres similitudes avec plusieurs chapitres de l’Ordo. Le texte de l’Ordo urbium nobilium enfin semble daté par une référence interne, celle à la mort en 388 de l’usurpateur Maxime, dans les vers sur Aquilée (Ordo, 64-65). Mais les ter- mes employés par Ausone, non erat iste locus, ont amené la plupart des commentateurs de l’Ordo à penser que le chapitre sur Aquilée constituait un ajout à un premier état du texte, daté du long séjour d’Ausone à Trèves ; c’est par exemple l’hypothèse suivie par B. Combeaud 9. H. Sivan enfin date l’Ordo d’avant le long séjour à Trèves d’Ausone. L’absence de dis- tinction claire entre Trèves et Milan dans leur rôle de capitale impériale, prouve pour cet auteur la datation du texte des environs de 350, même s’il note que « l’ordre [des villes] semble le reflet de leur importance historique plutôt que contemporaine » 10. Aucun des arguments employés n’est en fait définitif dès lors que l’on suppose plusieurs états du texte. Une composition en un jet peu après 388 est pourtant possible car la formule non erat iste locus n’indique pas forcément un ajout postérieur du chapitre sur Aquilée. C’est la solution la plus simple, mais aussi la moins hypothétique. L’hypothèse de Lucia di Salvo, celle d’une rédaction en une fois de l’Ordo par Ausone, entre 388 et 393, me paraît donc la plus vraisemblable. Je n’ai pas voulu cependant m’attarder sur les problèmes philologiques posés par ce texte, mais plutôt en proposer une nouvelle approche historique et archéologique. À la lumière de mes recherches de thèse, portant sur les capitales impériales dans l’Antiquité tardive en Occident, il m’est en effet apparu que ce texte constituait un témoignage impor- tant des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive. À partir des crises du IIIe siècle les empereurs, accaparés par diverses crises militaires aux frontières de l’empire, commencent à fréquenter moins régulièrement Rome, au profit d’autres villes. Certaines de ces villes, Trèves, Antioche, Milan, font l’objet d’une description dans l’Ordo urbium nobilium. 6. Combeaud 2003, 498. 7. Salvo 2000, 16. 8. Salvo 2000, 18 ; Poinsotte 1999, 436. 9. Combeaud 2003, 42. 10. Sivan 1993, 159. Schedae, 2007, prépublication n°8, (fascicule n°1, p. 107-140). 109 Est également remarquable dans ce texte l’emploi par Ausone du vocabulaire antique de la centralité, en particulier des termes de caput (capitale) et de sedes (résidence) (voir en particulier la conclusion du texte, Ordo, 164-168 ; ainsi que Ordo, 60 et 96 pour sedes). Ces deux termes sont à l’origine des deux expressions contemporaines de « capitale impériale » et de « résidence impériale », présents dans toutes les langues dans les ouvrages historiques portant sur l’Antiquité tardive : Hauptstadt/Residenz en allemand, capital/residence en anglais, capitale/residenza en italien… et qui font l’objet de débats importants. « Résidence impériale » est en général considéré comme plus prudent pour désigner les grandes villes de l’empire qui accueillent les empereurs dans l’Antiquité tardive, mais Trèves, Milan sont parfois qua- lifiées, comme Constantinople, de nouvelles capitales impériales. Ausone n’emploie pas sedes imperii, qu’il connaît pourtant (Mosella, 380), dans l’Ordo, mais le sens concret de sedes, celui de siège, y est suggéré par un champ lexical dérivé de sedere. La métaphore la plus intéressante en ce domaine est l’expression solium urbis, « trône de la ville », c’est-à-dire en fait capitale impériale, qu’Ausone applique à Trèves (Ordo, 29). La plupart des commentateurs de l’Ordo se sont demandé en conséquence si le classement, sans équivalent dans la littérature antique, qu’effectue Ausone des « villes célèbres » de l’empire, reflétait fidèlement les évolutions de la centralité politique à son époque. C’est sur cette question que je souhaiterais revenir dans les pages qui suivent. J’ai suivi le texte latin établi par L. di Salvo, même si ce texte a depuis été à nouveau amendé par d’autres auteurs 11. Les traductions que je propose sont, elles, basées la traduc- tion française de M. Jasinski 12. J’ai tenu compte des modifications du texte latin effectuées par L. di Salvo et privilégié la clarté au détriment de la fidélité au caractère poétique de l’Ordo, d’où, par exemple, de nombreux transferts d’adjectifs et changements des temps employés. J’ai traduit personnellement les autres auteurs cités, sauf mention contraire. L’Ordo urbium nobilium et les déplacements impériaux au IVe siècle de notre ère L’interrogation sur la valeur historique de l’opuscule d’Ausone est justifiée par le désé- quilibre, dans l’Ordo, entre la description des villes d’Orient et celle des villes d’Occident. Un rapide calcul du nombre de vers accordé à chacune des villes de l’Ordo l’illustre bien. En regroupant ces villes par grandes régions, on obtient les chiffres suivants : Espagne 5 vers Gaules et Germanies 88 vers Italie (dont Sicile) 50 vers Afrique 13 vers Egypte 8 vers Autres 28 vers Certains vers ont été comptés deux fois et le nombre total de vers dépasse donc le nombre de vers de l’Ordo. On peut tirer de ces chiffres le graphique qui suit : 11. voir en particulier Scafoglio 2001. 12. Jasinski 1934-1935. Schedae, 2006, prépublication n°8, (fascicule n°1, p.107-140). 110 Figure 1 : Importance accordée aux grandes régions de l’empire dans l’Ordo urbium nobilium. Ausone consacre donc pas moins de 45 % de son poème aux seules villes de Gaule, dont 41 vers à Bordeaux. Les villes d’Occident occupent 81 % de l’Ordo urbium nobilium. Antioche, Constantinople, grandes villes de l’Antiquité tardive s’y voient donc accorder une place réduite. C’est bien sûr l’attachement d’Ausone à la partie occidentale, de langue latine, de l’empire, et plus encore à sa patrie gauloise, qui explique ces résultats.