Philippe-Éfraïm LANDAU Archives du Consistoire de

OLRY TERQUEM (1782-1862) RÉGÉNÉRER LES JUIFS ET RÉFORMER LE JUDAÏSME

RÉSUMÉ

L'érudit d'origine messine Olry Terquem occupe une place originale et non négli- geable dans l'histoire des juifs de durant la première moitié du XIXe siècle. Acquis à l'idéologie des Lumières, il espère que l'institution consistoriale saura réformer le culte israélite pour mieux régénérer ses coreligionnaires. Sous le pseu- donyme de Tsarphati (le Français), il publie entre 1821 et 1840 vingt-sept longues lettres dans lesquelles il propose des transformations radicales (culte du shabbat déplacé au dimanche, abandon de la circoncision, offices en français, etc.). Mais sa réforme extrémiste n'est guère soutenue par le rabbinat et les notables consisto- riaux. Pourtant, certaines de ses propositions sont retenues à partir du Second Empire, en particulier une meilleure éducation profane des rabbins, la célébration de la bat- miÒwah pour les jeunes filles. Premier réformateur dans la communauté, il reste fidèle à ses convictions même s'il subit de nombreuses épreuves, dont la conversion arrachée in extremis à son frère en 1845. Ainsi, bien qu'unique dans sa démarche, il représente une génération tourmentée pour qui le maintien de la tradition ne doit pas être une entrave à l'émancipation.

SUMMARY

The -born polymath, Olry Terquem, played a unique and rather momentous role in the history of French Jews during the first half of the nineteenth century. A man of the Enlightenment, he hoped that the Consistories will be able to re- form the Jewish cult in order to help his coreligionists' regeneration. Under the pen-name of Tsarphati (the Frenchman) he published from 1821 to 1840 twenty- seven long letters in which he submitted drastic emendations (to have the Shabbat celebrated on Sundays, to give up the circumcision, to use the French language in public worship and so on) but the rabbis and Consistorial leaders did not pay much attention to his extreme proposals. Yet some of them were taken in account from the Second Empire onwards, mainly regarding a better general education of the rabbis and the bat-mitswah rite for the girls. Terquem had been the first reformer of the community and remained faithful to his opinions though hardly struck in his personal life, mainly through his brother's

Revue des Études juives, CLX (1-2), janvier-juin 2001, pp. 169-187 170 OLRY TERQUEM (1782-1862) forced conversion to Catholicism on his deathbed in 1845. So, though having fol- lowed his own way, he represents well an uneasy generation which did not allow the keeping of tradition to impede emancipation.

Fils de Salomon Terquem et de Merlé-Marianne Cahen, Olry Terquem naît à Metz le 16 juin 1782. Il est le puîné d’en famille de quatre enfants. Selon les rares souvenirs qu’il relate au sujet de son père, les Terquem sont originaires de Durkheim dans le Palatinat et se sont installés en Lorraine à la fin du règne de Louis XIV1. De condition modeste à l’origine mais jouissant d’une excellente réputa- tion, son père épouse la fille du scribe Olry Cahen. Si Olry Terquem re- grette que son père soit «un fervent sectateur des observances populaires», il reconnaît en lui le souci de faire toujours le bien, d’aider les pauvres et surtout d’apporter une éducation parfaite à ses enfants à la fois «sur le tra- vail, sur l’exercice des arts et des métiers»2. Néanmoins, Salomon Ter- quem, brocanteur puis commerçant en capitaux, tient à ce que ses enfants reçoivent une éducation juive traditionnelle. Aussi, Olry suit les cours dis- pensés par Israël Îezir à l’école juive ou Ìeder qui se situe dans la vieille synagogue. Selon le témoignage de Moïse Biding, gendre d’Israël Îezir, il aurait été assez turbulent comme d’ailleurs son frère aîné Élie. il est ren- voyé plusieurs fois de l’école pour indiscipline; son père est alors obligé de lui donner des cours particuliers dans la demeure familiale jusqu’à son ad- mission à l’École centrale de la ville où il se révèle être un élève doué pour les matières profanes. À partir de 1799, vraisemblablement aidé et conseillé par Moïse Ensheim, ancien précepteur des enfants de Moïse Mendelssohn et ami de l’abbé Grégoire, il prépare le concours d’entrée de l’École polytechnique. Après un premier échec, il y est reçu en 1801. Il devient ainsi le deuxième polytechnicien israélite après Abraham-Gabriel Mossé de la promotion 1798, fils d’un baylon de Carpentras acquis aux idéaux de la Révolution française3. Dès 1804, il obtient la chaire de mathématiques au lycée impérial de Mayence, ville où l’influence de la Haskala et de la Révo- lution française est toujours très vive sur les membres de la communauté juive.

1. Document aimablement communiqué par Monsieur Bernard Lyon-Caen que nous re- mercions. Il s’agit d’un texte inédit écrit par O. TERQUEM, Notice biographique sur Salomon Terquem, p. 1. 2. Ibid., p. 5. 3. AX. Répertoire 1794-1994, Société amicale des anciens élèves de l’École polytechni- que, Paris, 1994, p. 4. OLRY TERQUEM (1782-1862) 171

Il semble qu’il reste proche de ses coreligionnaires même s’il se détache déjà de la tradition. Il conseille ainsi le jeune Feistel Lévy à préparer l’École polytechnique et lui dispense des cours de mathématiques. Ce der- nier est admis en 1807. Avec le retrait des troupes françaises, il est d’abord nommé professeur à l’École d’artillerie de après avoir été reçu docteur ès-sciences en 1812 et rejoint Paris dès 1815 où il se montre très actif au sein du Comité d’artillerie. À l’origine de la création de la bibliothèque du Dépôt central, il en devient le conservateur jusqu’à sa mort en 1862. Il publie divers ma- nuels consacrés à l’algèbre et à la géométrie qui font autorité dans les mi- lieux scientifiques, en particulier le Manuel d’Algèbre (1827) et le Manuel de Mécanique (1828). Connu du monde militaire et universitaire pour ses nombreux travaux et son imposante production littéraire, il fonde avec Gerono les Nouvelles annales de mathématiques en 1842. De 1855 à 1861, il édite le Bulletin de bibliographie, d’histoire et de biographie de mathé- matiques4. Grand érudit et polyglotte, versé aussi bien dans les sciences religieuses que profanes selon ses amis et ses détracteurs, disciple de Mendelssohn et admirateur de Spinoza et de Voltaire, il souhaite tout au long de sa vie par- ticiper à la régénération de ses coreligionnaires, conformément aux déci- sions doctrinales du Sanhédrin de 18075. Cet intérêt particulier qui se tra- duit par un regard critique sur les instances communautaires et la pratique religieuse, l’entraîne à rédiger les fameuses Lettres tsarphatiques à partir de 1821.

Du régénérateur au réformateur (1819-1821)

Comme ses amis d’origine messine tels Moïse Ensheim, Isaïe-Berr Bing et Michel Berr, Olry Terquem estime que la régénération des israélites ne peut être complète qu’avec l’abandon de certaines habitudes et coutumes motivées par la mentalité du ghetto. Il est donc désormais nécessaire et ur- gent d’éduquer la jeunesse afin qu’elle soit apte à s’intégrer dans la société française, d’instruire davantage les futurs rabbins aux bienfaits de l’émanci- pation et surtout d’apporter de notoires transformations au culte jugé trop

4. Sur les aspects biographiques d’O. Terquem, consulter Les Archives israélites, 1862, p. 313-320; L’Univers israélite, 1862, p. 437 et La Nouvelle Biographie Générale, sous la direction du Dr. Hoefer, Paris, 1864, p. 1006-1007. 5. Sur les décisions doctrinales du Grand Sanhédrin, voir Le Grand Sanhédrin de Napo- léon, sous la direction de Bernhard Blumenkranz et d’Albert Soboul, Toulouse, 1979 et sur- tout l’ouvrage fondamental de Robert Anchel, Napoléon et les juifs, Paris, 1928. 172 OLRY TERQUEM (1782-1862) sectaire et hostile à la modernité. Influencé par les réformateurs judéo-alle- mands et par son expérience à Mayence, il tente d’élever le débat au sein de la jeune institution consistoriale qui s’est fixée pour objectifs de poursuivre les principales idées énoncées lors du Grand Sanhédrin et ce, sans que la Restauration apporte une quelconque modification aux principes chers à l’israélitisme naissant. Proche de Michel Berr et du polytechnicien Mathis Dalmbert (de la pro- motion 1806), il participe activement à la création de la première école consistoriale de Paris en 18196. La tache convient d’ailleurs à cet homme ambitieux qui, aux yeux des notables et des rabbins, représente déjà le mo- dèle de l’israélite émancipé. Très tôt, les responsables consistoriaux ont conscience que l’éducation est l’un des principaux enjeux de la régénération car elle doit permettre à la fois la survie de la religion et l’intégration désormais inévitable dans une société en pleine transformation depuis 17897. Le temps du kahal et de l’autorité rabbinique sur les fidèles est désormais révolu. Malgré eux, avec réticence ou accord tacite, les israélites de France sont obligés de s’adapter et, par voie de conséquence, de définir une nouvelle identité sans pour autant négliger une certaine conscience communautaire. Olry Terquem est ainsi l’un des promoteurs de ce choix inévitable, lui qui maîtrise les langues sémitiques et classiques, lui qui jouit d’une im- mense culture tant religieuse que profane. Aussi, il conseille officieusement les grands rabbins Abraham de Cologna et Emmanuel Deutz et propose la création d’une école selon le mode d’enseignement mutuel très en vogue dans les écoles françaises à cette époque où l’enseignant fait participer di- rectement les enfants pour animer les cours. Sur ce point précis, Olry Terquem et ses amis messins sont déjà novateurs, ce qui leur permet de ré- duire l’enseignement traditionnel hérité de l’école juive ou Ìeder. Il n’est donc pas négligeable de constater le rôle des Messins et polytechniciens dans ce vaste projet pédagogique. Avec talent et conviction, Olry Terquem réfléchit sur la question avec Élie Halévy. Celui-ci, traducteur officiel des Consistoires et ami du philolo- gue Sylvestre de Sacy, a déjà abordé le sujet. En 1817, avec le premier nor- malien, Myrtil Maas, il prend parti pour la régénération des israélites, esti-

6. Consulter Léon KAHN, Histoire des écoles communales et consistoriales israélites (1809-1884), Paris, 1884 et du même auteur Les professions manuelles et les institutions de patronage, Paris, 1885. Pour un aperçu plus large des actions consistoriales, voir Phyllis COHEN-ALBERT, Consistory and Communauty in the Nineteenth Century, New York, 1977. 7. Les Juifs de France de la Révolution française à nos jours, sous la direction de Jean- Jacques Becker et d’Annette Wieviorka, Paris, 1998, p. 30-44. OLRY TERQUEM (1782-1862) 173 mant que l’institution consistoriale doit faire de grands efforts éducatifs pour l’émancipation de ses coreligionnaires8. Rédacteur de L’israélite fran- çais financé d’ailleurs par le notable royaliste Simon-Mayer Dalmbert, il a pour devise: Tiens à ta Patrie et à ta Foi. Dans ce premier journal israélite, Myrtil Maas célèbre alors les vertus de l’émancipation: «Ainsi, pour le ci- toyen, quelle que soit sa religion, la mesure de ses espérances est désormais la même que celle des talens et des services»9. Élie Halévy témoigne un intérêt particulier pour l’instruction des israélites ce qui le rapproche d’Olry Terquem. En 1820, il publie une Instruction morale et religieuse à l’usage de la jeunesse israélite qui sera adoptée par le Consistoire de Paris en 1829, soit trois ans après sa mort! L’école ouvre ses portes au printemps 1819, rue Neuve-Saint-Laurent à côté de la synagogue consistoriale. Avec son effectif de quatre-vingts élè- ves âgés de cinq à treize ans, elle est dirigée par le talentueux et ambitieux rabbin David Drach, gendre du grand rabbin Deutz. Fort de ses compéten- ces pédagogiques, Olry Terquem en devient l’inspecteur et conseille fré- quemment le rabbin Drach10. Signe des temps de la régénération, les matiè- res religieuses n’occupent qu’un tiers de l’emploi du temps ce qui déplaît déjà aux membres conservateurs du Consistoire. Il est pourtant précisé dans les statuts de l’école que l’instruction religieuse est «la base de toute mo- rale» et qu’il faut «inculquer les connaissances élémentaires indispensables à tous les citoyens»11. L’initiative est saluée par les grands rabbins du Con- sistoire central et par le grand rabbin de Paris Michel Seligmann. Toutefois, certains notables dont Baruch Weil (le bisaïeul de Marcel Proust) et Olry Worms de Romilly reprochent à Olry Terquem et à Élie Halévy cet ensei- gnement jugé trop libéral. Sur un point qui peut paraître négligeable aujourd’hui, le désaccord se produit au sujet de la prononciation des prières. Si Olry Terquem souhaite l’abandon de la prononciation allemande qui dénature l’origine première de l’hébreu, les notables estiment qu’elle est fondamentale pour l’affirmation de l’identité juive. Selon Terquem, la prononciation orientale est plus adaptée à la langue française. En fait, il semble que les notables consistoriaux, guère ouverts à la culture et soucieux de préserver leur autorité, s’inquiètent des agissements de cette génération intellectuelle. À la fin de l’année 1819, les critiques se font plus violentes

8. Sur Élie Halévy, consulter Béatrice PHILIPPE, ‘Élie Halévy’ dans La famille Halévy, sous la direction d’Henri Lafayette, Paris, 1996, p. 54-65. 9. L’Israélite français, tome 1, novembre 1817, p. 304. 10. Archives du Consistoire de Paris, registre AA.1 (procès-verbaux), p. 159. 11. Règlement intérieur pour les Écoles primaires gratuites des Israélites de Paris, Paris, 1819. 174 OLRY TERQUEM (1782-1862) sans que les grands rabbins interviennent ouvertement dans les débats. Aussi les notables veulent-ils «faire cesser un schisme» et prient-ils Olry Terquem et Mathis Dalmbert de démissionner ou de modifier les statuts et les objectifs de l’école. Finalement, ils démissionnent à regret à l’automne 182012. Déçus par l’attitude conservatrice des laïcs du Consistoire, ils se retirent mais cette jeune élite éclairée change alors radicalement de comportement. À l’enthousiasme des premiers mois pour réaliser la régénération des israé- lites succèdent la désillusion et l’amertume. D’ailleurs quelques années plus tard, en 1824, Olry Terquem considère que le grand rabbin Cologna, pour- tant favorable au projet, est à l’origine de cet échec. Dans la sixième Lettre tsarphatique, il regrette que ce dernier se soit rallié à la cause des conserva- teurs. Celui qui semblait prêt à apporter quelques réformes légères au culte a trahi l’idéal des réformateurs. C’est l’occasion déjà d’attaquer la personne du grand rabbin et de remettre en question l’autorité rabbinique non sans ironie: «…Appréciant ce qui convient à la dignité de chaque condition, de chaque contrée, il exige que l’on se tienne découvert devant le chevalier européen, comme devant le Roi, et couvert devant le rabbin asiatique, comme devant Dieu»13. Dans le vocabulaire de Terquem, la notion d’asiati- que est souvent synonyme de barbarie. Dans bien des cas, il oppose ce mot à celui de civilisation. En fait, dès 1820, David Singer est le premier à critiquer l’immobilisme consistorial dans sa brochure Des Consistoires israélites en France, ce qui lui vaut d’ailleurs l’estime de Terquem toujours soucieux de restaurer la «synagogue française» qui, comprenons-le bien, ne doit pas demeu- rer «asiatique». Comment expliquer alors le refus des notables et des auto- rités religieuses qui tentent cependant d’intégrer les israélites dans la modernité? Certes, pour les grands rabbins, la transformation du culte n’est pas une priorité et n’est pas utile à la régénération des israélites. Cette conception sera toujours adoptée par l’autorité consistoriale en vertu de sa devise «Patrie et Religion» et définira l’israélitisme du moins jusqu’en 1940. Sans doute aussi les laïcs se méfient-ils de ces lettrés qui veu- lent modifier radicalement le système rabbinique. La population israélite de France est-elle prête à évoluer aussi vite? L’émancipation économi- que semble plus importante aux yeux des fidèles que l’émancipation reli- gieuse.

12. Archives du Consistoire de Paris, série F.1 (Écoles 1812-1873), lettre du 14 août 1820. 13. Sixième Lettre d’un Israélite français sur l’établissement d’une école de théologie à Paris et la suppression des écoles talmudiques en province, Paris, 1824, p. 24. OLRY TERQUEM (1782-1862) 175

Sans doute aussi, l’hostilité des responsables communautaires s’explique par la conduite des réformateurs qui, sans être véritablement étrangers au judaïsme, mènent une vie guère conforme aux principes judaïques. Il est encore aisé de connaître les agissements de ces jeunes bourgeois dans une communauté qui compte à peine cinq mille âmes sous la restauration. On se souvient qu’Élie Halévy avait été vivement critiqué pour avoir envoyé ses enfants au lycée Charlemagne plutôt qu’à l’école juive. Mathis Dalmbert évolue lentement vers les cercles catholiques et se convertit au christia- nisme en 1821. Quant à Olry Terquem, ne vit-il pas avec une non-juive dont il d'ailleurs un enfant? Ces comportements d’ordre privé font s'interroger sur les tenants de l’israélitisme. Les choix religieux et l’avenir du judaïsme français peuvent- ils être confiés à des hommes qui sont déjà en rupture avec la commu- nauté? Olry Terquem, toujours partagé entre le souci de régénérer ses coreli- gionnaires et son désir de pousser à l’extrême les décisions doctrinales du Sanhédrin, n’a désormais plus sa place au sein de l’institution consistoriale. Français israélite alors que les notables et les rabbins revendiquent d’être des israélites français, il se situe maintenant à la périphérie de la commu- nauté. Son choix personnel l’exclut ainsi de la masse des israélites qui réussis- sent à s’adapter aux nouvelles structures communautaires. Lorsque sa mère décède en juillet 1824, il officialise enfin son union avec Estelle Gouchon dont il a trois enfants14. Lors du mariage célébré en septembre, il déclare ignorer le lieu de résidence de ses parents comme s’il voulait rompre avec son passé juif messin. Pourtant, père de cinq enfants, tous baptisés, il ne déserte pas le ju- daïsme. Mais il semble qu’il ne leur transmette pas un héritage juif. Deux de ses fils deviennent à leur tour polytechniciens. Comme son frère Lazare, Olry Terquem reste solidaire de ses coreligionnaires malgré ses contradic- tions. Il figure toujours sur la liste des 206 notables parisiens en 1845 et sur le recensement des israélites effectué en 185215. Personnage équivoque mais entier, il garde un œil attentif sur l’évolution du judaïsme français, d’où ses interventions régulières dans la presse israé- lite, plus particulièrement dans Les Archives israélites, sous forme d’arti- cles et de lettres. Mais, pendant vingt ans, il mène le combat d’un réforma- 14. Document aimablement communiqué par Monsieur Bernard Lyon-Caen. Olry Ter- quem s’est marié avec Estelle Gouchon le 1er septembre 1824 à Montrouge. À cette date, ils ont déjà trois enfants: Paul, Augustin (22 mai 1821), Estelle, Zoé (27 mars 1823) et Charles, Marie, Lucien (27 mars 1824). 15. Archives du Consistoire de Paris, série MM, recensement de 1852. 176 OLRY TERQUEM (1782-1862) teur inconditionnel au travers de ses vingt-sept Lettres tsarphatiques pu- bliées d’abord en brochures de 1821 à 1837 puis sous forme d’articles dans le journal libéral Le Courrier de la Moselle de 1838 à 1840.

Le temps des Lettres tsarphatiques (1821-1840)

C’est avec une note d’amertume que Terquem dressant un bilan de ses activités en 1843 regrette que «la réforme tsarphatique» ne se soit pas pro- duite en France et que ses Lettres soient désormais oubliées du public ouvert aux modifications du culte. À l’instar de son ami Michel Berr, il ne sera pas le Mendelssohn français. Sous le pseudonyme de Tsarphati (le Français), il prône la fusion du ju- daïsme avec la France émancipatrice. Ce nom d’auteur n’est pas innocent car l’objectif premier du juif intégré est de devenir entièrement français. Il s’appuie d’ailleurs sur les réponses du Sanhédrin relatives à la compatibilité entre la religion et le Code civil et à l’attachement à la patrie pour affirmer et développer ses convictions16. En ce sens, il ne se distingue guère des no- tables consistoriaux mais il s’en différencie néanmoins par sa volonté de transformer radicalement le culte et d’encourager les mariages mixtes, point suprême et nécessaire pour la réalisation d’une parfaite intégration. Les neuf premières Lettres publiées entre 1821 et 1837 démontrent la vo- lonté première de l’auteur de réformer radicalement la religion et «l’esprit de secte» de ses coreligionnaires. Olry Terquem estime d’ailleurs faire œuvre utile puisque l’urgence du moment où la France commence à se transformer de nouveau et à entrer dans l’ère industrielle est justement de transformer le juif en homme moderne, tolérant et curieux. Proposant ainsi de nombreuses modifications tant dans l’exercice du culte que dans l’ensei- gnement religieux, toutes aussi provocantes les unes que les autres, qui en- traînent la réprobation des rabbins et même de certains esprits éclairés, il considère néanmoins que «c’est dans l’intérêt de la France et non dans ce- lui de la Palestine qu’on devra désormais gouverner nos affaires religieu- ses»17. Bien avant l’édification de l’israélitisme, Terquem souhaite créer un judaïsme adapté aux mœurs françaises et surtout l’extraire de l’influence talmudique, jugée trop réactionnaire à ses yeux. Avec ironie et citations à la fois talmudiques et littéraires à l’appui, il s’attaque aux fondements mêmes du judaïsme, à savoir la circoncision, le

16. Simon SCHWARZFUCHS, Du Juif à l’israélite. Histoire d’une mutation 1770-1870, Paris, 1989, p. 187-226. 17. Première Lettre d’un Israélite français sur l’urgente nécessité de célébrer l’office en français le jour du dimanche, Paris, 1821, p. 14. OLRY TERQUEM (1782-1862) 177 shabbat et le pouvoir rabbinique. Reprenant la thèse chère à Élie Halévy sur la francisation du culte défendue dans L’Israélite français, il revendique des offices en français car «…tout a changé de direction, rien n’a échappé à l’influence dominante, excepté le culte, qui se traîne toujours dans son al- lure ancienne, avec son accoutrement asiatique, à travers la civilisation européenne»18. Dès 1821, Olry Terquem a conscience d’être autant français qu’européen. Cette noble idée sans doute forgée par sa vaste culture définit sa propre identité. Très souvent, elle revient dans ses écrits. Il semble qu’il ait été l’un des premiers à défendre l’image d’un judaïsme européen, enten- dons civilisé et à l’image des idéaux prônés par la Révolution française qui, malgré la chute de l’Empire napoléonien, ont contribué à transformer le vieux continent. Aussi, pour que le judaïsme français soit adapté à la vie nationale, il faut que la tradition soit européanisée car une fois le culte «…devenu européen, nous pourrons tendre la main à ceux des chrétiens qui, selon l’expression de Herder, ne confondent pas le culte de Jésus avec le culte à Jésus»19. Jusqu’à sa mort, il reste un Européen convaincu malgré son engagement patriotique. Témoin de son époque et surtout de l’état religieux et moral dans lequel se trouvent ses coreligionnaires, il sait que l’hébreu, s’il est lu par la majo- rité des hommes, n’est pas suffisamment compris, d’où l’intérêt à pratiquer l’usage de la langue véhiculaire dans la prière20. Ce désir s’inscrit dans son désir d’éduquer la population qui spirituellement demeure pauvre et risque de perdre davantage la tradition en émigrant vers les grandes villes et en abandonnant les structures communautaires. Pédagogue — il l’a démontré lors de sa participation à la première école consistoriale de Paris —, il tient à ce que la masse bénéficie de l’émancipation. Or, cette dernière n’est pos- sible que par un enseignement équilibré et surtout adapté aux valeurs de la société ambiante. Aussi, l’éducation des israélites passe nécessairement par l’abandon de l’enseignement traditionnel, comme le définit Terquem: «L’éducation, dans son acception la plus large, c’est la culture méthodique de l’homme: de l’homme physique, par les exercices du corps, la gym- nastique; de l’homme intellectuel, par l’exercice des facultés rationnelles, la science; de l’homme moral, par la direction de la conscience, la reli- gion»21. En avance sur son siècle, Olry Terquem s’intéresse déjà à l’hy-

18. Ibid., p. 10. 19. Huitième Lettre d’un Israélite français sur la religion des riches au XIXe siècle, Paris, 1836, p. 18. 20. Sur le déclin de la langue hébraïque, lire l’article de Claude HEYMANN, «Rabbi Yonathan Eibeschutz et l’étude de la Torah à Metz», Archives Juives, no 28, 1995, p. 24-25. 21. Première Lettre, p. 4. 178 OLRY TERQUEM (1782-1862) giène du corps et surtout à l’éducation des jeunes filles et à leur rôle dans la cellule familiale. C’est l’occasion d’attaquer la tradition qui tend à réduire leur fonction sociale: «En effet, dans nos prières, nous remercions journel- lement la Providence de nous avoir mis dans le sexe fort; insulte gratuite, adoucie dans ma traduction, et faite aux êtres qui nous sont les plus chers»22. Mais son premier grand combat pour la réforme qui va aussitôt provo- quer le refus des rabbins et des notables consistoriaux concerne le transfert du jour du shabbat au dimanche. Conformément à sa vision de l’émancipa- tion, Olry Terquem considère qu’il «ne faut pas qu’il y ait opposition trop forte entre la doctrine et la réalité; que le monde scolastique et le monde civil soient deux»23. Il est donc nécessaire que le jour férié pour les juifs de France soit le même que celui des chrétiens afin que «les adeptes du mo- saïsme» ne se distinguent pas de leurs concitoyens. Les grands rabbins Cologna et Deutz désapprouvent le projet. Il en est de même pour Jacob Lazare, membre laïc du Consistoire, qui condamne «l’abominable projet» et traite l’action de Terquem de «pure folie»24. Pourtant, le réformateur sait bien que certains de ses détracteurs réagissent avec hypocrisie. Comment certains notables peuvent-ils encore défendre la pratique stricte du shabbat alors qu’eux-mêmes le profanent régulièrement en vaquant à leurs affaires? Dans sa deuxième Lettre tsarphatique, Terquem maintient son raisonne- ment, estimant fièrement que ses opinions «appartiennent à toute la classe pensante, à la génération européenne, à laquelle on peut discuter le terrain, mais qui restera infailliblement maîtresse de la place». Lors de l’inaugura- tion de la première synagogue consistoriale à Paris en 1822, le grand rabbin Abraham de Cologna appelle ses coreligionnaires à refuser toute idée de réforme du culte: «Éloignez-vous de nous, partisans du moderne philoso- phisme! novateurs présomptueux»25! Malgré ce grave avertissement, Terquem ne désarme pas. Plusieurs de ses Lettres tsarphatiques évoquent toujours la nécessité de transférer le shabbat au dimanche, cela dans l’intérêt même des classes laborieuses qui, par le respect du shabbat exigeant la fermeture des boutiques et la cessation de tout travail, perdent ainsi une journée de gains. Toutefois, cette idée qui lui tient tant à cœur ne fait guère d’émules. Il mène le combat seul puisque

22. Troisième Lettre d’un Israélite français, Paris, 1821, p. 6. 23. Première Lettre, p. 11. 24. Jacob LAZARE, Réponse à un écrit intitulé: Première Lettre d’un Israélite français, Paris, 1821. 25. Sur l’inauguration de la synagogue, consulter Roger BERG, Histoire des Juifs à Paris, Paris, 1997, p. 149-150. OLRY TERQUEM (1782-1862) 179 les générations ne sont pas encore prêtes à transformer de la sorte le culte. Mayer Dalmbert le soutient pourtant. Il faut attendre le début du vingtième siècle pour que l’Union libérale fasse célébrer des offices le dimanche mais l’initiative reste limitée et disparaît au bout de quelques années. Nullement par provocation mais par conviction, Tsarphati s’en prend aussi à la pratique de la circoncision. Déjà dans la deuxième Lettre, cette «pratique sanglante» doit être abandonnée. Pourtant, Terquem sait que cha- que père juif reste fortement attaché à cet acte qui définit l’appartenance religieuse. Aussi, il propose un projet de règlement nécessitant un diplôme pour le péritomiste délivré par un médecin et la présence du rabbin lors de la cérémonie. Homme de science et de progrès, hygiéniste convaincu, il préfère d’ailleurs que ce soit un médecin qui fasse l’opération: «En atten- dant qu’un synode fasse cesser toute disparate entre nos mœurs et le culte, et parvienne à remplacer la Circoncision par un acte symbolique, ainsi qu’on a fait pour d’autres pratiques sanglantes, telles que les sacrifices, (…), nous devons déjà convenir, dès ce moment, que la Circoncision est une opération chirurgicale, et comme telle, elle exige du talent et une sur- veillance spéciale»26. Une nouvelle fois, les membres du Consistoire réagissent fermement à l’idée de Terquem qui, pour eux, signifie la négation même de l’identité juive. Pourtant, lorsque l’hygiénisme se répand davantage dans les mœurs françaises sous Louis-Philippe, Tsarphati revient à la charge sur ce sujet. En 1838, dans la treizième Lettre publiée dans Le Courrier de la Moselle, il tente de sensibiliser un lectorat non-juif à la question: «…il existe une po- pulation qui attache une importance religieuse à mutiler, à taillader, à dé- chirer de faibles créatures à peine entrées dans la vie; à leur faire subir une opération tellement douloureuse que quelquefois la mort s’ensuit…». Les mots ne sont pas trop durs pour provoquer la pitié et la réprobation du lec- teur chrétien. Avec précision et utilisant les indications définies par le Tal- mud, il considère l’acte comme rappelant «les cannibales et leurs festins». La pria (arrachement de la petite membrane avec les ongles) provoque alors un «tourment affreux, arrachant à la pauvre victime des cris aigus» tandis que la meÒiÒa (succion du sang avec la bouche) est «une action dé- goûtante». Il en appelle donc au bon sens et à la civilisation: «…il est vrai- ment singulier que dans ce siècle où l’on déblatère tant sur la philanthropie, où tant d’âmes sensibles s’inquiètent de la santé des habitants du bagne, personne n’ait encore songé à sauver ces pauvres enfants juifs des ongles des péritomistes». Son influence pénètre lentement le milieu consistorial où les médecins et 26. Deuxième Lettre d’un Israélite français. Projet de réglementation concernant la cir- concision, Paris, 1821, p. 8. 180 OLRY TERQUEM (1782-1862) hygiénistes Michel Lévy et Moïse Cahen sont actifs. La tuberculose étant le mal du siècle, Moïse Cahen souhaite que certaines mesures soient adoptées par le péritomiste au cas où ce dernier serait atteint de la maladie. En fait, Olry Terquem connaît bien le docteur Cahen. Originaire de Metz comme lui, ils ont participé à la création de la Société israélite des Amis du travail en 1825. Même si leurs relations se sont distendues par la suite, Moïse Cahen a toujours considéré Olry Terquem comme un savant, quoique origi- nal. Aussi, les travaux de Lazare Terquem sur la circoncision et les criti- ques répétées de son frère Olry sont sans doute à l’origine de l'interdiction par le docteur Moïse Cahen de la pratique de la meÒiÒa en 1844 en dépit de nombreuses réactions de la part des milieux conservateurs27. De plus, il est désormais exigé l’attestation d’un médecin délégué par le Consistoire de Paris pour que le péritomiste puisse effectuer la circoncision. Il s’agit là de l’une des rares victoires d’Olry Terquem. Si le shabbat et la circoncision sont les deux principales modifications que souhaite Terquem pour mieux assimiler les israélites à la nation fran- çaise, il montre sans cesse une méfiance excessive à l’égard du rabbinat et du . Dès 1821, il estime que l’usage du Talmud est néfaste à l’inté- gration des israélites car sa lecture entretient le particularisme et l’intolé- rance. Dans sa première Lettre, il distingue d’ailleurs la religion du culte: «La religion est immuable par essence, le culte est de nature variable; le climat, les mœurs, l’état politique sont trois éléments dont il dépend». Bon lecteur de Voltaire, il condamne les superstitions transmises selon lui par le Talmud et maintenues par le rabbinat. Aussi, dans un excès de zèle, il écrit qu’il faut brûler «l’Ancien Testament et le Thalmud» et empêcher que les rabbins fassent reposer leur autorité sur la Loi orale28. Dans le même état d’esprit, puisqu’il faut transformer les Israélites, il faut aussi régénérer les rabbins qui ne sont que des «Torquemadas barbus»29. Au fil des Lettres tsarphatiques, le ton devient davantage virulent et hai- neux à leur encontre. Pour mieux attaquer les institutions religieuses, il cri- tique les hommes. Le grand rabbin Emmanuel Deutz est ainsi «le demi-éru- dit qui se fait valoir et se trahit»30. Son ancien maître d’école Israël Îezir est surnommé Îazir (le porc) dans la quatorzième Lettre publiée en mai 1839 où il dénonce les écoles traditionnelles qui sont «des égouts pédago-

27. Sur cette question, consulter Ph.-É. LANDAU, «La circoncision au XIXe siècle: cin- quante années de conflit au Consistoire de Paris», Archives Juives, no 28, 1995, p. 36-49. 28. Neuvième Lettre d’un Israélite français sur la tolérance de l’Église et sur la tolérance de la synagogue comparées, Paris, 1837, p. 17. 29. Vingt et unième Lettre publiée dans Le Courrier de la Moselle du 22 février 1840. 30. Sixième Lettre, p. 22. OLRY TERQUEM (1782-1862) 181 giques» et où l’on parle un «patois judaïque». Lui qui se veut homme de culture et européen s’en prend pourtant au «savant prussien» qu’est Salo- mon Munk! Dans sa véhémence, regrettant la lenteur des transformations religieuses, il vitupère les actions consistoriales. L’entretien de la yeshiva de Metz pla- cée sous l’autorité du grand rabbin du Consistoire central n’est pas justifié selon lui et ne sert qu’à quelques «affamés alsaciens qui viennent manger le Thalmud»; l’inauguration du premier hôpital israélite parisien est «une belle manière de faire disparaître les démarcations entre nous et la nation! Apparemment qu’elles ne sont pas assez grandes!» tandis que la direction du Consistoire central devient un «règlement de compte entre l’ambition des riches et la cupidité des rabbins»31. Malgré ses attaques répétées, Olry Terquem dont les articles ne sont lus que dans certains milieux, ne fait pas école. Est-ce pour cette raison que de 1824 à 1836 il abandonne la rédaction des Lettres tsarphatiques? Sans doute ses charges familiales et son activité débordante à la bibliothèque du Dépôt lui ôtent-elles aussi le désir d’intervenir davantage? Ou bien préfère- t-il observer l’évolution communautaire, sachant qu’une génération d’israé- lites lettrés est désormais en train de s’affirmer? Quoi qu’il en soit, il conserve des relations avec le milieu consistorial qui le sollicite parfois. Mais il refuse de participer à l’édification d’un culte qui «ayant survécu à l’état social, aux mœurs qui l’ont engendré et soutenu, ne présente plus aujourd’hui que l’aspect d’un cadavre, à putréfaction progressive»32. Lorsqu’il reprend le combat en 1836, son ton et sa verve ne sont plus goûtés par ses contemporains. Les esprits ont évolué et l’institution consis- toriale est maintenant respectée. Même les esprits les plus éclairés comme Gerson-Lévy et Samuel Cahen admettent qu’il n’est pas nécessaire de ré- former entièrement le culte. Il suffit seulement de l’assouplir. Ainsi, ses dernières Lettres suscitent aussi bien la désapprobation chez les conserva- teurs que chez les réformateurs modérés. Il n’est plus écouté ou considéré comme un penseur original, pire, il subit lui aussi de nombreuses critiques! Le traditionaliste Abraham Créhange, qui défend l’enseignement religieux dans les écoles juives, ne s’en prive pas. Profitant d’une erreur typographi- que qui s’est glissée dans la dix-septième Lettre et transforme la signature O(lry) T(erquem) en A.T., il conclut: «Ces initiales ont une consonance parfaite avec ATHÉE, c’est providentiel; c’est le doigt de Dieu, qui a marqué

31. Cinquième Lettre d’un Israélite français sur l’article 21 concernant les fonctions rab- biniques, Paris, 1824, p. 6. 32. Archives du Consistoire de Paris, série B.17, correspondance. Lettre du 30 novembre 1832. 182 OLRY TERQUEM (1782-1862) de ce signe ce nouveau Caïn, cet auteur de caricatures fratricides»33. Pour l’avocat aixois Joseph Cohen, Tsarphati «…doit être convaincu maintenant que ses idées de réforme ne sont pas du goût des Israélites, et que ses an- ciens coreligionnaires ne trouvent pas dans ses épîtres les salutaires avis d’un frère, mais les diatribes d’un ennemi acharné»34. Quant au libéral Sa- muel Cahen, le fondateur des Archives israélites, c’en est trop. La corres- pondance de Tsarphati est «à la fois dangereuse et inutile»35. Selon lui, Olry Terquem veut «démolir sans cesse, mais il ne nous a pas encor dit sur quelle autorité nous reconstruirons le nouvel édifice». Discrédité par les uns, abandonné par ceux qui auraient pu être des com- pagnons de combat s’il avait été moins violent, Olry Terquem suspend les Lettres tsarphatiques tout en gardant le ferme espoir que ses idées révolu- tionnaires pour l’époque seront un jour entendues. Il retourne alors à des travaux qui lui sont chers, en particulier l’étude des mathématiques et l’his- toire juive.

Vers la modération (1841-1862)

Dès la création des Archives israélites en 1840, Olry Terquem trouve un nouveau moyen pour exposer sa perception du judaïsme. Toutefois, dans ses lettres et ses articles, le ton n’est plus provocateur. Sans doute Tsarphati redevient-il tout simplement Terquem! Il modère ainsi ses convictions et se réjouit de l’émancipation de ses coreligionnaires même si selon lui elle n’est pas encore totale. Il est vrai qu’en l’espace de trente ans la commu- nauté a évolué au-delà de ses espérances. Si la réforme a pourtant fait faillite en France, le rôle centralisateur du Consistoire ayant évité toute dé- rive, il n’empêche que la symbiose entre le judaïsme et la nation est lente- ment en train de se réaliser. Il le reconnaît lui-même: «Que d’esprits distin- gués aujourd’hui comme historiens, légistes, orateurs, érudits, métaphysi- ciens auraient jadis consumé tant d’éminentes facultés à défricher nuit et jour, sans fruit, sans résultat possible, en dépit de toute raison, de toute logi- que, les landes du Sahara talmudique»36. Aussi, à partir de 1844, quoique toujours favorable à la réforme du ju-

33. Abraham Créhange, La Sentinelle juive. Réponse à la 17e Lettre, Paris, 1839, p. 8. 34. Les Archives israélites, 1840, p. 326. 35. Les Archives israélites, 1840, p. 275. Samuel Cahen réagit à la 23e Lettre dans la- quelle Olry Terquem dénigre la fête de Pâque. Pour Cahen, Tsarphati a «perdu le droit de jamais se mêler de nos affaires intérieures, et il a porté le coup de grâce à ses projets radicaux de réforme religieuse» (p. 331-332). 36. Les Archives israélites, 1843, p. 722. OLRY TERQUEM (1782-1862) 183 daïsme, il se félicite des nouvelles mesures prises par les dirigeants commu- nautaires. Les idées qu’il professait vingt ans plus tôt sont peu à peu appli- quées dans le culte. Il constate avec plaisir: «On m’accuse, le reproche est ancien, de vouloir catholiciser le culte. (…) Les consistoires, les anciens, les synodes sont d’institution protestante; les initiations religieuses des en- fants des deux sexes sont des cérémonies chrétiennes; les chœurs et les or- gues qu’on réclame, sont des agents et instruments catholiques»37. L’Or- donnance royale du 25 mai 1844 qui réglemente à nouveau l’organisation du culte par de nombreux pouvoirs confiés au grand rabbin et surtout la conférence rabbinique de 1856 qui évoque l’introduction de l’orgue dans les synagogues et l’éducation religieuse des jeunes filles ont répondu à ses attentes38. Lui qui, un temps, fut favorable aux unions mixtes, revient d’ailleurs sur ses déclarations. Bien que les mariages exogamiques soient encore rares, il affirme: «Le prosélytisme et les mariages mixtes nous font perdre bon nombre de familles; nous n’acquérons rien»39. Écrit-il pour son propre cas ou pour celui de son frère Lazare qui vient de lui confier la conversion de ses filles par les soins de l’abbé Ratisbonne et qui en souffre cruellement? Un événement tragique va le bouleverser durablement et ébranler certai- nes de ses convictions. En février 1845, sur son lit de mort, son frère Lazare est converti in extremis par l’abbé Ratisbonne et enterré chrétiennement malgré les refus d’Olry Terquem, d’Adolphe Crémieux et du grand rabbin Marchand Ennery. Dans l’histoire du judaïsme émancipé de France, il s’agit de la première affaire de conversion forcée mais aussi du premier échec des Consistoires face à l’Église et aux pouvoirs publics. Les abjurations sont rares avant 1840 même si l’on retient certaines conversions spectaculaires comme celle du rabbin David Drach en 1823 et celle de Simon Deutz, fils du grand rabbin40. Mais dans l’ensemble, elles affectent peu la communauté. Elles connaissent surtout un relatif essor après 1845 au moment où les unions mixtes se multiplient et lorsque l’in- différence religieuse devient une réalité communautaire. Les frères Ratis- bonne, israélites convertis au catholicisme, déploient dès lors d’intenses ef- forts pour influencer leurs coreligionnaires à suivre la voie de l’Église. Par 37. Les Archives israélites, 1844, p. 685. 38. Roger BERG, Histoire du rabbinat français, Paris, 1992, p. 55-59. 39. Les Archives israélites, 1844, p. 730. 40. Voir Christine PIETTE, Les Juifs de Paris (1808-1840), Presses de l’Université de La- val, 1983, p. 126-127 et p. 148-155. Sur Simon Deutz, consulter Zosa SZAJKOWSKI, «Simon Deutz: Traitor or French Patriot?», in Jews in the French Revolutions, New-York, 1970, p. 1043-1058. Au sujet de David Drach, voir la thèse de Paul CATRICE, L'harmonie entre l'Église et le judaïsme d'après les œuvres de Paul Drach, Université catholique de Lille, 1978. 184 OLRY TERQUEM (1782-1862) l’intermédiaire de la fondation de Notre-Dame-de-Sion, ils s’intéressent plus particulièrement aux jeunes filles en détresse et aux femmes ayant contracté une union mixte. L’abbé Théodore Ratisbonne est le plus actif dans sa mission et aurait à son actif plus de 40 conversions en 184541. La belle-famille de Lazare Terquem est déjà touchée par les conversions. Son beau-frère Jean-Baptiste Daniel, sa femme et leurs trois enfants se sont convertis en décembre 1839, peut-être influencés par l’épouse de Lazare qui elle-même aurait été secrètement convertie à Metz en 183842. Selon le témoignage d’Olry Terquem, son frère Lazare la découvre un jour «faisant sa prière à genoux dans sa chambre»43. Trahi par les siens mais incapable de divorcer, Lazare Terquem se confie à son frère lors d’une visite à Paris en 1842, lui faisant part de son désarroi face à la conversion de sa femme et de l’aînée de ses filles. Désormais, il craint aussi le même sort pour son fils unique. Affaibli par cette cruelle expérience familiale, il décide alors d’abandon- ner ses activités communautaires à Metz alors qu’il est membre de la com- mission de l’École rabbinique et de rejoindre Paris en espérant que sa femme et sa fille reviendront au judaïsme. Mal lui en prit! Conseillée par Jean-Baptiste Daniel, la femme de Lazare contacte l’abbé Ratisbonne dès 1844. En l’espace de quelques mois, les trois autres filles abjurent. Tou- jours selon le témoignage d’Olry Terquem, ces conversions répugnent telle- ment à son frère qu’il «ne voulut jamais qu’on lui indiquât le jour et qu’il défendit impérativement que ses filles exhibassent jamais dans la maison aucun des signes du christianisme; signes qu’il considérait comme ayant une teinte d’idolâtrie…»44. Comme Adolphe Crémieux dont la femme et les enfants se convertissent avant 1845, Lazare Terquem est obligé d’accepter en silence ce terrible choix sans pour autant exiger la séparation. Toutefois, ses convictions israé- lites restent intactes. Aussi, lorsque l’aînée de ses filles se marie en l’église Saint-Sulpice, il refuse de la conduire devant l’autel où repose le crucifix et cède sa place à son frère Olry. Libéral pour lui-même et pour sa famille, Lazare Terquem reste attaché à la tradition et se différencie ainsi d’Olry. Il se rend régulièrement aux offi- ces des grandes fêtes, jeûne le jour de Kippour et veille à la récitation de la prière des morts à la mémoire de ses parents, ce que ne fait plus son frère depuis une vingtaine d’années. Aussi, lorsque Olry Terquem apprend que

41. François DELPECH, «Notre-Dame-de-Sion et les Juifs», in Sur les Juifs, Presses uni- versitaires de Lyon, 1983, p. 344. 42. Archives de l’Archevêché de Paris, registre 4°r.E.6. Abjurations. 43. Archives du Consistoire de Paris, B.25. Lettre du 13 février 1845. 44. Ibid. OLRY TERQUEM (1782-1862) 185 son frère a abjuré sur son lit de mort en février 1845, il est convaincu qu’il s’agit d’une grossière méprise. Frappé par la typhoïde, Lazare Terquem a déjà perdu connaissance lors- que l’abbé Ratisbonne lui rend visite sur la demande de l’épouse et de son beau-frère Jean-Baptiste Daniel. Olry Terquem, présent sur les lieux, a d’ailleurs soin en voyant l’abbé de lui préciser qu’il ne permettra pas que l’on fasse violence à un homme qui se meurt. Mais Théodore Ratisbonne ne résiste pas à l’occasion. En présence de huit témoins dont la belle-famille convertie, il baptise l’agonisant. Pour Olry Terquem comme pour ses beaux-frères demeurés israélites Alphonse Oulmann et Michel Mayer, l’ab- juration in extremis est suspecte. Dès le lendemain de cette tragique affaire, ils en avertissent le Consistoire de Paris et sont entendus par le grand rabbin Marchand Ennery et Moïse Cahen. Ils protestent alors «contre la prétendue conversion au catholicisme de feu le Dr. Terquem»45. Les membres du Consistoire regrettent cet «acte déplorable» tandis que le grand rabbin de Paris se rend au domicile du défunt afin de faire fléchir la veuve mais il constate avec amertume le «peu de succès de cette démarche». Le 13 fé- vrier, Olry Terquem, devenu le «très dévoué coreligionnaire», intervient encore auprès du président du Consistoire de Paris Moïse Cahen et réclame justice pour son malheureux frère qui vient d’être enterré dans le cimetière catholique. Impuissant, Moïse Cahen décide de soumettre le cas aux membres du Consistoire central pour «poursuivre devant qui de droit la répression de l’acte si condamnable qui vient d’être dénoncé» dans l’espoir qu’une inter- vention d’Adolphe Crémieux auprès du ministre des Cultes sera salutaire tandis qu’à Paris et à l’École rabbinique de Metz, les grands rabbins font réciter le kaddish pour le défunt46. Olry Terquem s’entretient avec le président Adolphe Crémieux, le vice- président Alphonse Cerfbeer et Adolphe Franck. Pour le célèbre avocat, il ne fait pas de doute que «l’abbé Ratisbonne a exercé sur le malade une cou- pable violence»47. Une plainte auprès de l’archevêque de Paris est retenue. Le 12 mars, après accord des membres du Consistoire central et du Consis- toire de Paris, Adolphe Crémieux adresse un courrier au ministre de la Jus- tice et des Cultes destiné en fait à l’archevêque de Paris. Le ministre n’en- voie pas la lettre à ce dernier. L’affaire Lazare Terquem est alors close en

45. Archives du Consistoire de Paris, registre AA.3, procès-verbaux 1839-1847. Séance du 11 février 1845. 46. Archives du Consistoire de Paris, registre AA.3. Séance du 27 février 1845. 47. Archives du Consistoire central, registre 1.B-4, procès-verbaux 1832-1848. Séance du 2 mars 1845. 186 OLRY TERQUEM (1782-1862) juin. Comme à son habitude, Olry Terquem ne désarme pas et souhaite que cette conversion forcée soit connue du public israélite. Par l’intermédiaire des Archives israélites, il attaque l’abbé Ratisbonne, ce qui donne naissance à un important échange de correspondance. Dans son combat désespéré, Terquem affirme avec force: «J’ai donc la conviction mathématique qu’au moins jusqu’au 7 février 1845, jour où il s’est mis au lit, le docteur Terquem était non seulement israélite, mais encore anti-catholique au su- prême degré»48. Jusqu’à sa mort, Olry Terquem voue une haine implacable aux convertis- seurs. Il conserve alors un mépris féroce à l’égard de Ratisbonne et de son œuvre: «Cet homme est travaillé d’une maladie qu’on peut appeler la baptisalgie. Dans un excès, il arroserait d’eau lustrale tout un cimetière is- raélite. C’est ce qu’il a fait sur le quasi-cadavre de mon pauvre frère»49. Malgré sa propre expérience et conscient désormais des dangers de l’igno- rance religieuse, il tient à rassurer ses coreligionnaires de sa volonté de ne jamais déserter le judaïsme: «Là-dessus, je vous le garantis; vous veillez et vous sommeillez dans une parfaite quiétude»50. Assagi par l’épreuve et par l’âge, enfin en paix avec l’institution consistoriale, il continue à se vouer à divers travaux scientifiques qui pa- raissent dans la presse israélite, soit pour y défendre les opinions libérales de Samuel Cahen et de Gerson-Lévy, soit pour y livrer quelques informa- tions sur des savants d’origine juive. Républicain, il soutient la Révolution de 1848 mais s’accommode parfai- tement du Second Empire. En 1852, il est fait officier de la Légion d’hon- neur par Napoléon III pour ses travaux d’érudition. Découvrant le livre hu- maniste d’Harriett Beecher Stowe, auteur de La case de l’oncle Tom, il s’enthousiasme pour l’abolition de l’esclavage et appelle ses coreligionnai- res à défendre tous les opprimés de la terre même s’il défend le colonia- lisme français: «En tout lieu, en tout temps, sous quelque face que se pré- sente la cause des opprimés, elle est la nôtre»51. Déiste, se considérant comme un fils des Lumières, il reste pourtant étranger à toute pratique religieuse comme il l’affirmait dans les premières Lettres tsarphatiques. Mais il participe encore aux efforts consistoriaux pour faire fusionner les cultes en 1860. Il revient néanmoins sur son injuste condamnation du Talmud et estime que «cette étude, loin de nuire, est fa-

48. Les Archives israélites, 1845, p. 384. 49. La Vérité israélite, 1861, p. 327. 50. Les Archives israélites, 1845, p. 699. 51. Les Archives israélites, 1853, p. 394. OLRY TERQUEM (1782-1862) 187 vorable aux études subséquentes; c’est une gymnastique qui renforce les esprits droits, mais il n’y a pas réciprocité»52.

Lorsqu’il décède le 6 mai 1862, ses dernières volontés sont respectées par sa femme et ses enfants. Il sera enterré dans le carré israélite du cime- tière du Père-Lachaise. Le grand rabbin Lazare Isidor assure le service reli- gieux. Bien peu de ses coreligionnaires assistent à la cérémonie, ce qui fait regretter à l’éditorialiste des Archives israélites que «…nulle voix israélite ne se soit fait entendre devant cette tombe d’un Israélite illustre». On re- marque surtout la présence de nombreux officiers d’artillerie, des anciens polytechniciens et des membres de l’Institut dont Chasles. Le général de Bressolles rend un vibrant hommage à son érudition qui «était tempérée par une aménité parfaite et égayée par des saillies aussi spirituelles qu’origina- les»53. Les premiers réformateurs ont disparu. Samuel Cahen, avec qui Olry Terquem avait écrit plusieurs dissertations annexées à la traduction de la Bible, s’est éteint en janvier54. L’Univers israélite de tendance plutôt conservatrice rend aussi hommage à l’homme, reconnaît sa grandeur mais avec tristesse nuance ses propos: «…sa vie, qui aurait pu être si utile et si bienfaisante au judaïsme français, était perdue pour nous, et sa mort nous laisse les plus vifs regrets»55.

52. Les Archives israélites, 1855, p. 495. 53. Les Archives israélites, 1862, p. 319. 54. Cette traduction magistrale de la Bible comprend dix-huit volumes de 1831 à 1839. Chaque volume est enrichi par de nombreuses notes et études historiques et philologiques. 55. L’Univers israélite, 1862, p. 437.