Perspective Actualité en histoire de l’art

2 | 2015 Les États-Unis

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/5948 DOI : 10.4000/perspective.5948 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2015 ISBN : 978-2-917902-27-1 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 2 | 2015, « Les États-Unis » [En ligne], mis en ligne le 25 juin 2017, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/5948 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ perspective.5948

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2020. 1

Ce numéro de Perspective est consacré à la discipline aux États-Unis, avec un ancrage majeur dans les études sur l’art américain sous ses différentes facettes (photographies urbaines, quilts, performances, objets décoratifs…). Les auteurs interrogent aussi la question du tournant mondial de l’histoire de l’art tel qu’il est envisagé depuis le territoire de la lingua franca ; ils livrent des études fondamentales sur les enjeux de la recherche pour ce qui a trait à l’art afro-américain, sur les formes les plus innovantes de la digital art history et sur les différents contextes d’exposition de l’œuvre des Amérindiens au XXe siècle. Sur le plan géographique, l’expérience de la côte pacifique est investie du point de vue de la production de l’art et de l’histoire de l’art tandis que la dimension institutionnelle, économique et politique du financement de la recherche, tant privé que public, fait l’objet d’articles majeurs.

Ce numéro est en vente sur le site du Comptoir des presses d'universités.

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SOMMAIRE

Éditorial

Éditorial Anne Lafont

Tribune

Le sexe et l’enseignement (de l’histoire de l’art) Amelia Jones

Débats

Museum ad nauseam ? Des musées dans le labyrinthe postmoderne Serge Guilbaut

Digital art history : la scène américaine Une discussion entre Johanna Drucker, Anne Helmreich et Matthew Lincoln, introduite et modérée par Francesca Rose Johanna Drucker, Anne Helmreich, Matthew Lincoln et Francesca Rose

« Art Follows Empire » : un état des lieux des connaissances sur l’histoire de l’art américain à ses débuts Réflexion de Wendy Bellion et réactions de Dana E. Byrd, Ethan W. Lasser, Louis P. Nelson et Amy Torbert Wendy Bellion, Dana E. Byrd, Ethan W. Lasser, Louis P. Nelson et Amy Torbert

Entretien

Entretien avec James Elkins Carlo A. Célius, Sophie Raux, Riccardo Venturi et James Elkins

Travaux

Des guerres culturelles à la guerre civile : les instituts de recherche en histoire de l’art aux États-Unis Elizabeth Mansfield

Rechercher et imaginer l’art « black » américain depuis 2005 Richard J. Powell

L’histoire de l’art aux États-Unis et le tournant vers la mondialité Caroline A. Jones et Steven Nelson

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L’art de la contre-culture californienne des années 1950 Judith Delfiner

Les fondations de la recherche sur l’art américain Michael Leja

Lectures

Au-delà de la visualité : retours critiques sur la matérialité et l’affect Veerle Thielemans

Horizons pacifiques de l’art américain J. M. Mancini et Dana Leibsohn

Des objets paradoxaux : les quilts dans la culture américaine Janneken Smucker

L’art des Amérindiens et l’histoire de l’art aux États-Unis : un siècle d’expositions Janet Catherine Berlo

The City Lost and Found : nouvelles perspectives sur la représentation urbaine et l’activisme entre 1960 et 1980 Katherine A. Bussard, Alison M. Fisher et Greg Foster-Rice

Did you hear what they said? Historicité et actualité dans les œuvres d’Adrian Piper et de Renée Green Elvan Zabunyan

Lettre de l’éditeur : changements de climat dans l’édition d’histoire de l’art Susan Bielstein

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Éditorial

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Éditorial

Anne Lafont

1 Dans les numéros thématiques dédiés à l’histoire de l’art telle qu’elle se pratique dans différents pays, la revue Perspective se fixe désormais deux objectifs : sortir d’une géographie de l’art reposant sur la seule notion, en partie obsolète, d’État-nation (l’Europe, comme le Moyen-Orient et les Amériques ou encore les Balkans et le Kurdistan recouvrent aujourd’hui des entités politiques et/ou territoriales autant parlantes que la Suisse ou l’Espagne)1 et interroger l’évidence d’une forme de hiérarchie culturelle entre un centre et des périphéries dans notre monde globalisé de l’art et de l’histoire de l’art.

2 Ce numéro consacré aux États-Unis est, paradoxalement, une première étape dans ce processus d’ajournement des questions posées à la discipline, et d’ajustement de celles- ci aux réalités géopolitiques dans lesquelles les agents comme les objets de l’histoire de l’art évoluent. Cela revient, me semble-t-il, à ébranler les catégories héritées des XVIIIe et XIXe siècles dans la construction du discours sur l’art, à savoir : le territoire régional comme aune et finalité de l’histoire des œuvres et des artistes, et l’Europe en tant que prescripteur de canons artistiques universels via les musées.

3 Après le Canada et le Brésil2, qui représentèrent un premier pas de côté pour Perspective, puisque la revue avait d’abord exploré les pays à proximité des frontières de la France3, nous avons jeté notre dévolu sur les États-Unis : troisième pièce linguistique et culturelle dans la collection américaine de Perspective. Façonnée sur un territoire aux temporalités multiples, dont la connexion océanique est double, l’histoire de l’art telle qu’elle se pratique aux États-Unis présente de nombreuses qualités dans la production de la connaissance historique et critique de l’art.

4 Les travaux témoignent d’une aspiration au renouvellement des moyens à travers les explorations numériques. Ils s’inscrivent également dans une pluralité des lieux de savoir qui infirme une quelconque prééminence d’une côte sur l’autre, d’une métropole sur une autre. Enfin, les chercheurs font manifestement preuve d’une responsabilité critique compte tenu de leur expression dans l’actuelle lingua franca. Toutefois, le projet de rendre compte de l’histoire de l’art aux États-Unis était d’entrée démesuré, tant le

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pays fonctionne à l’échelle continentale, nous avons donc privilégié un certain nombre de thèmes4.

5 Tout d’abord, nous avons voulu profiter de ces travaux historiographiques pour donner à voir différentes formes d’art américain, souvent méconnues – du moins en France – depuis l’époque précolombienne jusqu’à l’art actuel (Elvan Zabunyan) en passant par la période coloniale. Aussi, en filigrane des synthèses historiques, se dessine une production d’objets décoratifs extrêmement intéressante, comme les boîtes de tabac de 1800, les symptomatiques quilts américains ou encore la riche production de photographies urbaines (débat modéré par Wendy Bellion ainsi que les articles de Janneken Smucker et de Katherine A. Bussard, Alison Fisher, Greg Foster-Rice). De même, l’œuvre des communautés amérindiennes et celui des artistes afro-américains sont mis au jour à travers les articles substantiels consacrés aux discours et aux expositions qu’ils ont suscités tout au long du XXe siècle (Janet Catherine Berlo, Richard J. Powell) alors que la Californie des arts et l’œuvre de l’espace pacifique s’avèrent, grâce aux études de Judith Delfiner, Dana Leibsohn et J. M. Mancini, un domaine de recherches en pleine expansion, dont les objets, pour la plupart, restent à révéler.

6 Ensuite, nous avons souhaité donner la parole aux chercheurs qui interrogent le plus les ambitions et les pièges éventuels du tournant global dans les discours mais aussi dans les propos muséographiques sur l’art, ce à quoi Serge Guilbaut s’est précisément attelé. À la lecture des contributions réunies ici, l’engouement des chercheurs s’inscrit sur un temps long et résonne de la stratification culturelle, violente ou consentie, des populations indigènes, déplacées mais aussi immigrées, inhérente aux États-Unis. Si l’on considère que l’histoire de l’art d’avant la Seconde Guerre mondiale ne s’était pas strictement confondue avec une production textuelle chargée de véhiculer des idéologies nationales – contrairement à l’histoire de l’art européenne de la même époque – cette particularité originelle pourrait avoir facilité la prise en charge des défis théoriques et politiques propre à la globalisation actuelle. Le récit n’étant pas homogène et linéaire « à l’origine », il aurait pu se développer et forger un champ hors la narration de l’art comme manifestation esthétique de l’esprit d’un lieu et/ou d’un peuple. L’article fondamental, sur les plans historique et théorique, de Caroline A. Jones et Steven Nelson, comme la réflexion de l’éditrice Susan Bielstein, aux premières loges de la recherche internationale et nécessairement en mesure d’infléchir le cours de la pensée mondialement mutualisée (plutôt que standardisée), participent certainement de la réflexion actuelle sur la possibilité d’une global art history.

7 Cependant, ces questions liées à la mondialisation n’épuisent pas les enjeux théoriques nombreux qui animent le monde de l’histoire de l’art. James Elkins, dans l’entretien qu’il nous a accordé, en est la meilleure preuve tant ses explorations sont variées et ont souvent été au fondement de tendances majeures. Veerle Thielemans offre, quant à elle, une synthèse éclairante sur les travaux récents se réclamant d’un renouvellement de la définition du spectateur via les théories de l’affect et la dimension matérielle de l’œuvre d’art. Enfin, l’historienne de l’art la plus impliquée dans les développements actuels de la recherche, en conscience de la question sexuelle, Amelia Jones, vise, dans sa tribune, le cœur politique des questions théoriques.

8 Nous avons enfin choisi de sonder les expérimentations de l’histoire de l’art numérique, qui font d’ailleurs écho à la globalisation du monde académique, puisque la question de l’accès aux sources et, si ce n’est aux œuvres, à leurs reproductions, redimensionne les audiences, les publics, le lectorat ou encore les usagers sur un plan

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international. La digital art history reformule aussi – parfois, mais non pas systématiquement, comme on le comprend à la lecture du débat collectif lancé par Francesca Rose – les modalités et les objectifs de la discipline. Or, le mécénat et les institutions privées comme le Getty Research Institute ont été particulièrement attentifs, depuis plusieurs années, à soutenir et financer les initiatives dans le domaine numérique. Aussi, l’étude du financement public notamment via le National Endowment for the Arts and the Humanities et du financement privé de la recherche (notamment sur l’art américain) permet de déceler des stratégies culturelles offensives, comme les articles d’Elizabeth Mansfield et de Michael Leja en font, à la fois, la démonstration et l’histoire5.

9 L’historien de l’art français Henri Focillon fut un acteur engagé – au cœur de l’adversité guerrière – du partage des savoirs transatlantiques. En 1942, à où il s’était réfugié et où il collaborait à la fondation de l’École libre des hautes études, il fit un éloge vivifiant du divers politique et esthétique, qui s’avère une ouverture éblouissante à ce numéro : « Le fléau qui menace le monde, ce n’est pas seulement la servitude, c’est la monotonie de l’esprit. Penser pareil, former des mécaniques identiques, traiter l’homme en séries, anéantir cette précieuse touche de différence qui toujours par quelque côté corrige et colore la rigueur de l’unanimité, voilà le but, voilà la technique des totalitaires [qui tendent] à neutraliser, à substituer à la vie féconde de l’intelligence une fausse unité de méthode »6.

NOTES

1. Perspective, 2006-2 pour la Suisse et 2009-2 pour l’Espagne. 2. Perspective, 2008-3 pour le Canada et 2013-2 pour le Brésil. 3. Perspective, 2007-2 pour la Grande-Bretagne et 2010/2011-4 pour les Pays-Bas. 4. Il ne s’agissait pas de publier des articles de spécialistes de l’art français, de la Renaissance italienne ou encore de l’Antiquité classique voire de Pablo Picasso, car ces chercheurs sont déjà nos interlocuteurs. À l’inverse, nous avons saisi l’occasion de montrer qu’il y a un milieu de l’histoire de l’art américain implanté en France, tant grâce au réseau de la Terra Foundation for American Art dont le siège européen est à Paris, que par l’intermédiaire de chercheurs qui développent des travaux remarquables. 5. Pour le paysage américain du XIXe siècle, nous renvoyons à l’article récent de David Peters Corbett, qui avait déjà introduit les lecteurs de Perspective à cette production artistique américaine déterminante : « Painting American Frontiers: “Encounter” and the Borders of American Identity in Nineteenth-Century Art », dans Perspective, 1, 2013, p. 129-152. 6. Henri Focillon, extrait du discours prononcé à la séance d’inauguration de l’École libre des hautes études de New York, le 18 mars 1942, et publié dans l’ouvrage posthume Témoignage pour la France, New York, 1945, p. 116-117.

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Tribune

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Le sexe et l’enseignement (de l’histoire de l’art)

Amelia Jones Traduction : Françoise Jaouën

1 Les débats sur la sexualité et le genre ont récemment resurgi avec force aux États-Unis à l’occasion de la controverse sur le mariage homosexuel et de l’irruption dans la culture de masse de sujets et de thèmes touchants au transgenre ; on songe sur ce dernier point notamment à la série télévisée Transparent, d’Amazon Studios, mettant en scène un homme d’âge mûr confronté au désarroi de ses enfants après avoir décidé de changer de sexe, à l’émission I am Cait, diffusée sur la chaîne E !, qui montre la transformation de l’ancien athlète olympique Bruce Jenner en « Caitlyn », émission à laquelle se sont ajoutés des interviews (dont une avec Diane Sawyer diffusée au mois d’avril dernier sur la chaîne ABC) et divers articles (l’un publié dans le magazine Vanity Fair au mois de juillet) 1. En réponse à cet engouement populaire pour la culture transgenre, plusieurs grands quotidiens ont abordé le sujet dans leurs pages d’actualités, notamment le New York Times, qui a consacré un long article de une à la juge Phyllis Frye, née de sexe masculin, et militante transgenre depuis les années 19702.

2 Dans ce contexte, qu’en est-il du monde de l’art et du discours sur l’art et l’histoire de l’art à l’université ? Ces débats sur le genre et la sexualité ont-ils influé sur les pratiques artistiques, les théories et les stratégies des commissaires d’exposition, ou encore sur l’enseignement de l’histoire de l’art ? Depuis les années 1970, avec l’essor des cultural studies (notamment au Royaume-Uni) et les débats suscités par les divers mouvements militants (plus particulièrement aux États-Unis), le féminisme, les études sur le genre et la queer theory ont pris une place centrale dans le domaine des arts et des humanities à l’université. Dès les années 1980, la plupart des universités avaient créé un programme ou un département de « women’s studies », souvent rebaptisé « gender studies » (ou une variante) dans les années 1990 en raison des importantes évolutions survenues dans la queer theory et dans le discours LGBTQ (lesbien, gay, bi, trans et queer). Cependant, ces programmes sont, dans une large mesure, portés par des enseignants issus des sciences sociales (anthropologie et sociologie, par exemple), et rarement par des spécialistes en arts visuels ou en histoire de l’art. Dès les années 1970, en revanche,

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on trouve ici et là des féministes dans les départements d’histoire de l’art et d’arts plastiques. L’université accueille également des historiens s’intéressant à l’art gay et lesbien, mais leur présence reste discrète. Quant aux spécialistes de la théorie queer, leur absence est parfois criante. Avec l’historienne d’art canadienne Erin Silver, spécialiste de la théorie féministe et queer, j’ai édité un ouvrage qui s’interroge sur le faible impact de la queer theory sur l’histoire de l’art : Otherwise: Imagining Queer Feminist Art Histories3.

3 Malgré tout, sous une forme ou sous une autre, la théorie sur le genre a réussi à se frayer un chemin dans l’enseignement supérieur et la recherche sur l’art et la culture en général, et les débats sur la représentation des artistes femmes ou queer au niveau des institutions artistiques restent vifs grâce à l’engagement de quelques chercheuses ou commissaires d’expositions (notamment Maura Reilly, Katy Deepwell et Hilary Robinson4). Concernant ce dernier point, les théories sur la représentation enseignées aujourd’hui dans les programmes d’histoire de l’art et d’arts plastiques doivent beaucoup aux rigoureuses analyses féministes des années 1970-1990, même lorsque les questions féministes et queer n’y sont pas explicitement évoquées ; on pourrait citer ici l’article de Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », publié en 1975 et devenu un classique, ou encore la thèse de Judith Butler sur la performativité du genre, deux textes communément étudiés dans les cours d’introduction critique – la théorie sur l’art et l’histoire de l’art telles qu’on les enseigne aux États-Unis dans les écoles d’art – et les cours d’histoire de l’art5.

4 En dépit de cette dimension fondatrice, les questions politiques pressantes posées par le féminisme, la théorie sur le genre et la queer theory ont, dans une large mesure, été mises de côté par le discours contemporain sur l’art, ainsi que dans la pratique (y compris dans l’organisation d’expositions). La grande époque du féminisme (années 1980 et au-delà) et de la queer theory (années 1990) est manifestement révolue ; le temps n’est plus où les deux pensées se dressaient contre les barrières et les oppressions du discours sur l’art, ou remettaient en cause les pratiques institutionnelles et les disciplines des humanities – même si, précisons-le, ces deux discours n’ont jamais connu dans les écoles d’art et les départements d’histoire de l’art américains le succès qu’ils ont rencontré au Royaume-Uni (notamment l’histoire de l’art féministe), ou dans d’autres départements des humanities aux États-Unis (la queer theory est depuis longtemps l’un des axes forts des départements faisant une place aux cultural studies).

5 Nombre de chercheurs s’intéressant au féminisme et à la queer theory rattachés à des départements d’histoire de l’art ou à des écoles d’art (dont je suis) continuent à s’inspirer, sans grand risque, de ce type d’analyse. J’ai par exemple édité récemment un recueil baptisé Sexuality (publié dans la collection Documents de la Whitechapel Gallery), qui réunit des textes très controversés au moment de leur publication (textes et interviews de Cosey Fanni Tutti, Ron Athey et Claudette Johnson ; Homosexual Wedding (Press Release) de Yayoi Kusama, 1968 ; Carnal Manifesto d’Orlan (vers 2000) ; Olympia’s Maid de Lorraine O’Grady, 1992), mais qui ont aujourd’hui valeur de documents historiques sur l’étude de l’art et de la sexualité, et choisis à ce titre6. On pourrait dire que ce type d’ouvrage estompe la radicalité politique de ces pratiques artistiques et de ces critiques antérieures en les présentant sous forme de condensé d’opinions.

6 Malgré tout, s’intéresser aux questions de genre et de sexualité dans le discours sur l’art aux États-Unis reste une entreprise délicate. La pratique assidue d’une approche féministe queer dans le domaine de l’histoire de l’art, des critical studies7 ou des études

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sur la culture visuelle ne favorisera pas la carrière d’un chercheur au même titre que la démarche traditionnelle (consistant à analyser la réception, les matériaux, la forme, ou le statut d’objet de l’œuvre d’art sans interroger les structures sur lesquelles reposent ces arguments), ou encore l’enseignement de la théorie sous forme de pot-pourri d’approches, sans tenir compte des questions historiographiques et sociales, ou relevant de la politique identitaire. Dans les départements américains d’histoire de l’art, les cultural studies ont en grande partie été tenues à l’écart ; cette exclusion est largement due au groupe très influent gravitant autour de la revue October, groupe dont les arguments ont rejoint ceux d’une frange conservatrice qui estime que l’histoire de l’art est un discours « neutre » sans méthode ni point de vue, et qui n’a donc nul besoin de s’interroger sur les structures qui le sous-tendent8. D’un point de vue structurel, les méthodes d’enseignement et de recherche en histoire de l’art n’ont guère évolué depuis le milieu du siècle dernier. Quelques grands noms (notamment Donald Preziosi) ont plaidé pour un examen critique et un remaniement de la discipline ; c’est également le cas de féministes et de spécialistes de la queer theory dans d’autres domaines (Eve Kosofsky Sedgwick, entre autres). Mais cet appel n’a pas été entendu9. Dans les écoles d’art, les cours théoriques ont souvent une allure de fourre-tout ; les professeurs (pour la plupart titulaires d’un diplôme d’arts plastiques, et non d’un doctorat, et qui n’ont pas reçu de formation intensive en histoire de l’art) ont tendance, par exemple, à exposer les grandes théories passées et présentes sans guère se soucier des circonstances, du lieu ou du moment de leur naissance ; les écoles d’art offrent rarement des cours d’études critiques où sont explicitement abordées les questions de pouvoir et les théories sur l’identité et l’identification (y compris féministes) de manière suffisamment énergique et cohérente.

7 Le contraste est parfois accusé entre l’enseignement de l’histoire et de la théorie de la littérature, du cinéma, de la culture populaire, ainsi que de certains types de musique et de théâtre (où l’on s’intéresse souvent de près aux cultural studies, d’une part, dont l’objet est d’analyser le fonctionnement de la culture en lien avec les questions de pouvoir et de politique), et l’enseignement de l’histoire et de la théorie de l’art visuel à l’université et dans les écoles d’art, d’autre part. À la University of Southern California, par exemple, on trouve divers spécialistes très au fait des derniers développements du féminisme, de la queer theory et de la politique antiraciste dans les départements d’anglais, d’« American Studies and Ethnicity », ou encore dans les écoles de musique, de cinéma et de théâtre. En revanche, les cours donnés dans le département d’histoire de l’art n’évoquent aucunement la pensée féministe ou queer contemporaine. Ma présence à la Roski School of Art and Design a permis de modifier le cursus dans cette institution mais, avant mon arrivée, l’intérêt se concentrait sur les pratiques sociales et la théorie politique en lien avec la critique d’art, et très peu sur la manière dont l’identification conditionne la manière dont on écrit sur l’art sous toutes ses formes, dont on le fabrique, l’expose, l’organise et le reçoit. Le féminisme était présent de manière implicite dans le cursus des arts plastiques, mais ne figurait pas de manière explicite dans les cours théoriques.

8 En résumé, la pensée féministe et queer est inscrite en filigrane dans la théorie sur l’art, mais elle n’est qu’occasionnellement mise en avant dans les écoles d’art et les départements d’histoire de l’art aux États-Unis. Elle serait plutôt occultée, laissée de côté ou marginalisée, particulièrement en Amérique du Nord. Il existe bien entendu quelques exceptions, en fonction des individus et des visions mises en œuvre : Norma Broude et Mary Garrard enseignent l’histoire de l’art féministe depuis de longues

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années au département d’art de l’American University ; la Claire Trevor School of the Arts de l’University of California, Irvine fait œuvre de pionnier depuis de longues années en veillant à la diversité de son corps enseignant, ce qui a renforcé son programme et porté l’attention sur les questions de pouvoir et d’identification dans le monde de l’art visuel ; à la State University of New York (Buffalo), Jonathan Katz, grand spécialiste de l’histoire de l’art queer, est à l’origine d’un cursus de troisième cycle particulièrement innovant qui fait la part belle à l’histoire de l’art queer et féministe, et comporte un cycle de conférences sur l’art gay et lesbien. Mais aucun département d’histoire de l’art aux États-Unis ne met en avant l’histoire de l’art féministe, si ce n’est à travers l’évocation de l’œuvre de quelques individus. Quant aux programmes d’études de muséographie et d’arts plastiques, ils ont tendance à délaisser ou à marginaliser les approches queer et féministe.

9 Comme je l’explique dans Sexuality, le sexe et la sexualité, le genre et l’identification à un genre jouent un rôle central dans la fabrication, l’interprétation et l’exposition de l’objet artistique ; pourtant, ces dimensions de l’expérience humaine sont encore considérées comme des questions marginales dans le discours sur l’art et l’enseignement de l’art et de l’histoire de l’art. On a vu plus haut que la culture populaire accueille désormais volontiers les débats sur la sexualité et le genre ; pourtant, l’université et le monde de l’art restent, dans une large mesure, sourds à ces questions d’identification, essentielles si l’on veut comprendre le fonctionnement de l’art dans la société américaine d’aujourd’hui.

NOTES

1. À l’issue de ces débats, la Cour suprême a établi la constitutionnalité du mariage homosexuel à l’été 2015. Sur les célébrités transgenre, voir l’article de couverture de Buzz Bissinger (illustré par des photos d’Annie Leibovitz) intitulé « Call me Caitlyn », dans Vanity Fair, juillet 2015, p. 20-69, 105-106. L’interview menée par Diane Sawyer a été diffusée dans l’émission 20/20 d’ABC News le 24 avril 2015. 2. Voir Deborah Sontag, « Once a Pariah, Now a Judge: The Early Transgender Journey of Phyllis Frye », dans New York Times, 29 août 2015, www.nytimes.com/2015/08/30/us/transgender-judge- phyllis-fryes-early-transformative-journey.html?_r=0 (consulté le 25 septembre 2015). 3. Amelia Jones, Erin Silver, Otherwise: Imagining Queer Feminist Art Histories, Manchester, 2015. 4. Voir le numéro spécial d’Art News dirigé par Maura Reilly et consacré aux femmes dans le monde de l’art (juin 2015). J’y ai moi-même publié un texte intitulé « On Sexism in the Art World », p. 69-70, disponible en ligne : www.artnews.com/2015/05/26/on-sexism-in-the-art- world (consulté le 25 septembre 2015) ; Katy Deepwell dirige la très intéressante revue d’art féministe en ligne n.paradoxa: International Feminist Art Journal , www.ktpress.co.uk. Hilary Robinson, auteur de textes importants sur l’histoire de l’art féministe, ajoutera bientôt à son œuvre un recueil intitulé Companion to Feminist Art Practice and Theory (Bristol, à paraître). J’y ai également publié un article intitulé : « Essentialism, Feminism, and Art: Spaces where Woman ‘Oozes Away’ ».

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5. Voir Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », dans Screen, 16/3, 1975, p. 6-18 ; repris dans Amelia Jones éd., Feminism and Visual Culture Reader, New York/Londres, (2003) 2010, p. 57-65 ; Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York/Londres, 1990 [éd. fr. : Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, 2006]. Judith Butler avait au préalable exposé son argument dans « Performative Acts and Gender Constitution: An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », dans Theatre Journal, 40/4, décembre 1988, p. 519-531. 6. Amelia Jones éd., Sexuality, Londres, 2014. 7. Dans le présent contexte, les critical studies sont des programmes interdisciplinaires axés sur l’art ou l’architecture, et dont le contenu varie selon les universités (N.D.L.T). 8. Voir le fameux « Visual Culture Questionnaire » publié par October, une revue en lutte de longue date contre les nouvelles méthodes inspirées par les questions de politique identitaire ou par les cultural studies (Svetlana Alpers et al., « Visual Culture Questionnaire », dans October, 77, été 1996, p. 25-70). 9. Voir Donald Preziosi éd., The Art of Art History: A Critical Anthology, Oxford, 2006 ; Donald Preziosi, Rethinking Art History: Meditations on a Coy Science, New Haven, 1991 ; voir également l’ensemble des travaux d’Eve Kosofsky Sedgwick, plus particulièrement Tendencies, Durham, 1993.

INDEX

Keywords : sexuality, gender, feminism, queer theory Mots-clés : sexualité, genre, féminisme, queer Index géographique : États-Unis, Royaume-Uni Index chronologique : 2000, 1900

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Débats

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Museum ad nauseam ? Des musées dans le labyrinthe postmoderne

Serge Guilbaut Traduction : Isabelle Dubois

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte a fait l’objet d’une conférence qui a eu lieu le 5 novembre 2014 à l’INHA. Il a été traduit par Isabelle Dubois.

1 En 1956, alors que la France commençait juste à profiter des avantages de la société de consommation, Charles Estienne, critique d’art reconnu et influent, qui défendait les formes les plus avancées de l’art moderne, décida de mettre fin définitivement à sa carrière dans le monde de l’art pour se consacrer à l’écriture de chansons populaires, en particulier pour son ami anarchiste Léo Ferré, et devint rapidement l’incarnation de la chanson à textes française.

2 Pour justifier un changement d’orientation aussi radical, Estienne, qui avait longtemps cru que la critique d’art était essentielle pour le développement d’une prise de conscience du public, expliquait que, face à la perte de sens progressive de la critique, souvent liée de trop près au marché de l’art et à la politique, il était alors d’un point de vue éthique préférable de prendre ses distances, tout en fredonnant une de ses propres ballades. Les espoirs et les aspirations qu’Estienne avait portés depuis la guerre s’étaient fracassés contre le mur ancestral du monde de l’art : celui de l’argent et de la célébrité. Il avait découvert (ou redécouvert) que la signification de l’art était effectivement fluctuante et que, en tant que critique d’art, il n’avait que très peu de prise sur sa profession. Plus même, la conception en laquelle il avait toujours cru – à savoir que la critique était une sorte d’ange annonciateur de l’ère moderne – avait en réalité été transformée en l’image d’un petit boutiquier qui n’a pas grand-chose à vendre. Il avait compris qu’il ne pourrait pas échapper au destin peu enviable qui avait métamorphosé le critique d’art en publicitaire. Basculer comme il l’avait fait de la production de l’art pour l’élite à l’art populaire était sûrement problématique, mais au

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moins Estienne pensait pouvoir se soustraire, dans sa nouvelle situation, aux illusions que véhiculait encore le terme de « beaux-arts ». Il pourrait désormais participer pleinement à la vie quotidienne française sans avoir honte.

3 Charles Estienne, encore proche d’André Breton en 1955 et à la recherche d’un espace subversif à l’intérieur de la culture française, fut l’un des rares qui décida de se retirer de la « rat race » sans fin, comme elle était appelée alors. D’autres critiques d’art et d’autres musées, malgré les critiques grandissantes qui émanaient de groupes comme les lettristes ou les situationnistes, poursuivaient de bon train leurs activités liées à la promotion économique et politique. À la différence des critiques d’art qui avaient rapidement été transformés en simples recenseurs sans grande indépendance d’esprit (beaucoup de critiques à la fin des années 1950 étaient en fait employés par les galeries d’art : Michel Tapié, Clement Greenberg), les musées d’art moderne prospéraient, se multipliaient partout dans le monde occidental, devenant partie prenante du grand cirque quotidien ainsi que le décrivait Guy Debord, devenant des célébrités parmi tant d’autres.

4 Je ne suis pas contre les musées, loin de là, puisque je collabore avec certains d’entre eux de temps à autre, pour articuler des démonstrations et des argumentations visuelles sur des moments d’histoire et de culture. Je ne suis pas contre le concept de musée en soi, et je ne suis certainement pas opposé à l’idée du musée comme lieu démocratique où les mouvements culturels sont présentés et discutés, où les notions de mémoire et d’histoire dialoguent afin d’éviter le piège qu’est le mythe d’une culture unique et transcendante. En revanche, je m’oppose au concept de musée comme source de profit, de prestige, et contre le musée comme espace de divertissement. Je suis contre le musée comme logo ou comme marque, contre le musée comme merveille architecturale, facilement reconnaissable dans le paysage urbain mais dépourvu d’idées : contre, en d’autres termes, le musée comme symbole vide de sens.

5 Évidemment nous savons depuis longtemps que les villes importantes ont toujours essayé de construire des musées reflétant leurs ambitions, mais dernièrement, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une course effrénée entre les grandes villes du monde occidental pour se doter de lieux culturels affichant des architectures extravagantes pour attirer le touriste. L’architecture flamboyante d’architectes à la mode se veut immédiatement reconnaissable, même si le contenu en est pauvre et les collections quasi inexistantes, ainsi que Jean Clair l’a fait remarquer et l’a critiqué dans son livre Malaise dans les musées : « Malraux a inventé le musée imaginaire, le musée sans murs. Maintenant nous entrons dans l’ère des musées sans collections »1. Les murs de ces nouveaux musées vides sont d’ailleurs magnifiques et ont tellement de succès que, à la manière d’Hollywood produisant des suites aux films à succès, des imitations de musées ont poussé dans de nombreuses villes à la recherche d’un label touristique. (Rappelez-vous la performance de l’artiste Andrea Fraser, caressant sensuellement les murs du musée Guggenheim à Bilbao.)

6 Mais même si mes propos résonnent comme ceux d’un vieux professeur ronchon, je ne pense pas être de ceux, comme Jean Clair, qui expriment de la nostalgie. Bien que j’approuve sa description du problème rencontré par le monde des musées d’aujourd’hui, je suis loin d’être d’accord avec sa solution, qui consiste à revenir en arrière vers une sorte d’espace élitiste, où seul l’art avec un grand A, choisi par des connaisseurs esthètes, serait exposé. Mais son diagnostic de la situation est, je pense, exact. La prolifération des visiteurs dans les musées modernes, qui aurait pu être une

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force, n’a néanmoins pas été suivie de progrès dans l’éducation artistique à l’école ni à l’université et certainement pas plus dans les musées eux-mêmes malgré la présence de services éducatifs, dont les actions sont trop souvent limitées au très jeune public. Nous avons donc désormais un public nouveau – très nombreux – confronté aux anciennes structures muséographiques encore destinées à un public de connaisseurs. Le résultat en est une rupture déplorable que Jean Clair souligne ainsi : « Moins nous comprenons les images plus nous nous précipitons pour les dévorer des yeux »2. Le fonctionnement des musées publics se calque alors sur celui des entreprises privées, soucieuses de la gestion de leurs actifs ou, comme le disaient Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy, auteurs du rapport sur « L’économie de l’immatériel », « d’un management dynamique de leur capital immatériel »3. Dans une économie globale, il est clair que le rôle d’un musée n’est plus d’entrer en dialogue avec le public, d’amorcer la mémoire individuelle ou nationale, de provoquer une prise de conscience historique nationale, mais plutôt de servir une image de marque (MoMA, Guggenheim, Louvre, Beaubourg, en France ou aux États-Unis).

7 Pendant des décennies, les musées ont fonctionné comme des espaces intimes, presque privatifs, pour des amateurs qui voulaient passer du temps à contempler des objets qu’ils connaissaient déjà. Les musées étaient comme des églises, les œuvres d’art des icônes adorées en silence. Toute l’organisation muséale constituait une consolidation du discours canonique établi par des conservateurs formalistes, entraînés à répéter sans fin la « messe », à quelques exceptions près4. Cette organisation était protégée par un système de régulation solide et complexe, imposé par les conservateurs et les surveillants de musée. Ces derniers empêchaient les gens de parler ou de rire dans le sanctuaire, tandis que les conservateurs organisaient les expositions en reproduisant les valeurs traditionnelles transmises pendant leur formation. Bien que certains continuent à dire que la profession a changé, il s’avère que ces changements ne sont guère perceptibles dans les grandes expositions, dans leur majorité toujours aussi formalistes, biographiques, déconnectées de la réalité, de l’histoire et de la théorie. Pour se faire une idée de l’étendue du problème, il suffit de se rappeler que l’équivalent en français du terme anglais de curator est « conservateur », ce qui veut bien dire ce que ça veut dire ; les « conservateurs » sont bien conservateurs. L’alternative à cette appellation est « commissaire (d’exposition) », ce qui ne suggère pas l’ouverture d’esprit et le sens de l’expérimentation. De même, quand on se souvient que curator en vieil anglais signifie une personne qui s’occupe des malades mentaux…, on a le sentiment que cette profession doit supporter une lourde charge symbolique !

8 Il est difficile de nos jours de continuer à défendre la vision persistante d’Alfred Barr, celui-là même qui a réussi à convaincre l’ensemble du monde occidental de l’importance d’alimenter l’idée fondamentale d’une progression moderniste des arts. Pendant des années, les musées ont accepté le schéma de Barr montrant que l’art moderne de haut niveau évoluait rapidement, innovait constamment et se perfectionnait lui-même en avançant énergiquement avec la rapidité d’une torpille. Si son graphique/torpille de 1933 montrait le développement du mouvement artistique en partant de Francisco de Goya, Jean-Auguste-Dominique Ingres et John Constable jusqu’à l’École de Paris, atteignant son point culminant, comme il aimait le prédire, en 1950, grâce à l’apport des Américains et des Mexicains, le même schéma retravaillé en 1941 montre une histoire différente. Désormais, le mouvement débute avec Paul Cézanne, pousse jusqu’à 1950, et seuls les États-Unis et le Mexique apparaissent comme les détonateurs d’une ère nouvelle. C’était un concept prophétique et programmatique

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mais, avec notre point de vue actuel, on a l’impression que ces torpilles lancées par le Musée d’art moderne, avec leurs lourdes munitions frontales, après un certain succès initial, se sont finalement écrasées et ont désintégré toute cette organisation qui apparaissait cohérente et irréfutable. De nos jours, tous les morceaux de ce projet moderniste, si bien configuré, sont éparpillés dans le paysage culturel, tandis que le monde occidental repense non seulement la manière de présenter des collections mais aussi, de façon plus large, la raison d’être même des musées d’art moderne. Bien sûr, le monde a changé depuis la chute du mur de Berlin, comme nous l’ont dit les économistes et les politiciens. Le monde est devenu ouvert et global. Les anciennes institutions et autorités qui avaient tiré les ficelles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont désormais sérieusement remises en question dans cet âge « postmoderne ». La nouvelle économie globale a en effet transformé les relations internationales tandis que les musées modernes semblent s’être endormis au volant, incapables de réagir à des intérêts si étrangers à leur propre conception historique. De nombreuses voix, ignorées auparavant, commencent à se faire entendre, réclamant d’être pleinement représentées dans les institutions culturelles, créant une large ouverture dans un champ traditionnellement contrôlé par quelques groupes et centres de pouvoir symboliques5.

9 Confrontés à cette nouvelle situation, les musées semblent avoir choisi la voie de sortie la plus facile. S’inscrivant dans la tradition télévisuelle, comme nous l’avons fait remarquer précédemment, les musées pensent désormais que le public (quel que soit le sens que l’on donne à ce terme) veut voir des spectacles de personnalités célèbres : les impressionnistes, Pablo Picasso, Salvador Dalí ou Henri de Toulouse-Lautrec. Souvent, ces spectacles sont créés par un grand musée appartenant à un centre dominant et sont ensuite loués contre une redevance à d’autres musées plus petits. Nous voilà revenus à l’époque du cirque Barnum qui circulait à travers le pays, s’arrêtant ici et là, éblouissant des gens à la recherche de plaisir avec des animaux étranges et des clowns avant de passer à la prochaine étape. Il est amusant de noter, comme l’a fait Jean Clair, que le musée et le cirque ont été créés à peu près à la même époque, entre 1850 et 18706. Ces spectacles itinérants, qui sont désormais la norme, sont trop souvent organisés, sans beaucoup de réflexion mais avec quantité de fanfares et sont expédiés comme des paquets cadeaux. Nous voyons de plus en plus ce genre de productions symbolisant le mépris pour le public.

10 Le musée devrait être un lieu démocratique, où des débats et des interactions effectives avec les expositions auraient lieu afin d’apporter une meilleure connaissance et une meilleure compréhension de notre propre histoire. Les collections ne devraient pas y être présentées seulement pour montrer à quel point le musée a réussi, grâce à des politiques efficaces et à de l’argent, à s’offrir des grands noms, mais surtout pour expliquer pourquoi ces tableaux qui nous tiennent à cœur ont été importants, le contexte dans lequel ils ont été produits et les idées qu’ils exprimaient dans un environnement donné. De nos jours, les peintures sont présentées comme des collections de timbres : toutes clouées contre un mur, face aux regards vides des visiteurs. Le public, conditionné par les techniques muséales d’accrochage, ne s’excite que lorsqu’il lit les signatures de noms célèbres. Comme le dit Jean Clair : « On se réjouit sans savoir pourquoi, sans savoir ce qu’est la chose pour laquelle nous nous réjouissons. Éprouver du plaisir devant une œuvre sans comprendre sa signification, c’est comme

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jeter un œil à un texte écrit dans une langue étrangère : une série de caractères imprimés, auxquels nous ne comprenons rien »7.

11 Si au XXe siècle les musées étaient considérés comme élitistes et d’une certaine manière ennuyeux, ils sont devenus aujourd’hui indispensables pour la visibilité et le marketing de n’importe quelle ville ou région ambitieuse. Le terme « musée d’art moderne » donne à n’importe quel assemblage d’objets un vernis culturel brillant, attirant pour une nouvelle population, nombreuse, de touristes versatiles, avides de mimer le « Grand Tour » de l’éducation aristocratique, mais en un laps de temps plus court. D’ailleurs, la vitesse est essentielle pour ces nouveaux touristes, et la fréquentation des musées pendant ce tour, quels qu’ils soient, l’est tout autant. Les musées, comme un symbole de culture, sont partout ; ils se faufilent même dans les anciennes usines et les mines abandonnées. Des bâtiments industriels décrépits et des églises désertées sont transformés en espaces d’art contemporain. On a l’impression que chaque ancien site industriel en friche a été rééquipé et métamorphosé en espèce de musée, les sites les plus ingrats devenant des « lieux de mémoire » consacrés. Des villages ont échangé leur vie quotidienne traditionnelle contre la machine à sous du tourisme saisonnier, annonçant la muséification du monde. Dernièrement, dans le sud de la France par exemple, on pouvait visiter une quantité incroyable de musées divers. Il y en a partout, certains à propos d’art, d’autres d’histoire ou d’artefacts (musées des fers à cheval, des abeilles, du vin, du miel, des fleurs, des senteurs et parfums – il n’est pas nécessaire d’avoir réellement quelque chose à montrer –, musée de la poste, des casseroles, des costumes, des tire-bouchons… et même un musée des crocodiles). À Vancouver, nous pouvons aller sous l’eau pour voir un musée des espèces de poissons en voie de disparition, car le nombre de poissons décroît de manière inversement proportionnelle à la montée du tourisme.

12 La compétition pour attirer le public – entendu comme la quantité de visiteur –, entre les programmes culturels des villes et les musées traditionnels, est rude, et les musées doivent se faire repérer dans cet environnement concurrentiel. Le musée Guggenheim et ses différentes extensions ont compris quelque chose que les autres musées n’ont pas encore saisi : il faut aller à l’étranger, multiplier ses franchises et s’installer là où se trouve le public (les touristes), plutôt que d’attendre que les touristes viennent à vous, comme l’a fait le MoMA à New York en se reposant sur sa collection réputée et sur la présence d’un nouvel hôtel avoisinant son bâtiment rénové. De nos jours, l’effronterie n’est pas simplement acceptée, elle est en réalité nécessaire. Le Guggenheim a compris que cela crée des dividendes astronomiques de créer des franchises dans d’autres pays ; de montrer non seulement, comme toujours, que son propre pays est universel et hégémonique, mais aussi que son implantation à l’étranger renforce l’économie de pays moins riches grâce au tourisme culturel. C’est la manière contemporaine d’utiliser la culture comme un complément de la politique internationale. La politique « du gros bâton » des années passées est désormais remplacée par des signatures d’artistes réputés, y compris celle de Jeff Koons, dont l’ennuyeuse sculpture Puppy, savamment écologique et ironique, monte la garde devant le musée à Bilbao…

13 Le touriste est désormais la cible principale des musées du XXIe siècle. Mais c’est une cible mouvante. En effet, le touriste moderne est une personne qui voyage rapidement, qui n’a pas de temps mais veut néanmoins faire des expériences « signifiantes » dans un pays étranger. Les cultures locales sont un moyen de rompre avec le quotidien qui devient de plus en plus aliénant et ritualisé. Comme le philosophe français Yves

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Michaud le fait remarquer : « Les touristes recherchent la liberté, mais c’est une liberté négative qui leur permet de se débarrasser de la routine quotidienne, des obligations, afin de laisser la place au plaisir et à la curiosité. Mais c’est toujours sur une toile de fond de sécurité, qui fait rechercher aux touristes l’exotisme dans la répétition et le cliché. Les touristes souhaitent vivre des expériences, mais en toute sécurité »8. C’est du moins ce que supposent les dirigeants des entreprises culturelles. Comme Néstor García Canclini l’a remarqué : « Tous les touristes sont pressés et sont venus jeter un œil sur un paysage, non pas sur l’histoire et le drame local »9. Le drame est justement que toutes ces suppositions sont fausses. Les touristes sont aussi actifs, à la recherche de discours alternatifs sur les autres, sur les différents lieux et les différentes cultures. Le problème est que les institutions touristiques, qui incluent désormais les musées, ne procurent pas au public ce qu’il pourrait apprécier – une expérience intéressante et transformatrice – mais préfère des objets fades, rassurants et superficiels. Nous sommes tout près de la notion de kitsch, attaquée il y a des années par le critique d’art américain Clement Greenberg : un vieux problème redevenu central dans le fonctionnement de notre monde global.

14 Le poids de l’industrie touristique (quatre cents millions d’euros en France d’après les derniers chiffres de 1995) augmente rapidement dans les sociétés économiquement avancées. Il a été multiplié par quatre entre 1960 et 1980. Les revenus du tourisme en France sont par exemple comparables à ceux de l’industrie agro-alimentaire ou de l’automobile. En réalité, le tourisme avec ses deux cents millions d’euros d’activité et ses deux millions d’emplois directs et indirects, est devenu en France le principal secteur d’activité10. C’est dans ce contexte, semblable dans tous les pays riches, que les musées d’art moderne essaient de se repenser pour ce nouvel environnement. Leur première réaction est généralement toujours la même : plutôt que de modifier leur structure intellectuelle, ils ont tendance à rénover leur architecture, à agrandir leur espace, à construire de nouvelles ailes afin d’être plus visible à chaque coin des grandes villes, comme un chat marquant son territoire. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il est désormais poussé à l’extrême. Déjà en 1939, le MoMA à New York, pour se différencier du vieux monde traditionnel, accentua la transparence, la clarté et le caractère expérimental de l’architecture de son nouveau musée pour symboliser ce qu’il représentait : un monde moderne. L’art moderne, rejeté par la majorité des Américains, était protégé et symbolisé par une architecture simple et transparente, exaltant l’individu libre et conquérant, qui va résolument de l’avant. L’accélération de la construction de musées modernes à la fin du XXe siècle montre que l’idéologie des institutions est de plus en plus clairement annoncée dans leur structure architecturale11.

15 Le Centre Pompidou, construit en 1977 et réaménagé en 1985, puis à nouveau en 2000, montre, par sa forme qui rappelle celle d’une raffinerie de pétrole, comment les musées ont réagi aux revendications post-soixante-huitardes de démocratisation et d’ouverture à la culture visuelle contemporaine dans un monde postmoderne. En 2000, la Tate Gallery est transformée pour l’ouverture de la Tate Modern, installée dans une ancienne centrale électrique. Le musée Guggenheim à New York, construit en 1959 à la manière d’une église forteresse, s’est métamorphosé en une éblouissante franchise internationale à Bilbao en 2005. Tous ces musées, comprenant que leur public traditionnel d’amateurs était remplacé progressivement par des touristes pressés, réagirent au changement assez superficiellement à travers leur architecture, sans réellement chercher à moderniser, à repenser leur programmation, malgré les efforts

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de certains d’entre eux (le Centre Pompidou, la Tate). Dans le cas de Bilbao, les objets d’art conservés dans les réserves du musée new-yorkais ont été transférés et exposés dans la cité basque, une mesure astucieuse qui a transformé des ressources dormantes en une source de profits. À Bilbao, le pouvoir des entreprises américaines est étalé de façon très sophistiquée, non sans rappeler l’ostentation de la tradition du potlatch. Tout est puissamment réuni ici dans la dépense occasionnée par la construction d’un monument somptueux et spectaculaire, coûtant (coût partagé avec le pouvoir local) des sommes très importantes. Mais ce gaspillage traditionnel – la « part maudite » décrite par Georges Bataille – devrait plutôt être appelé la « pars benedicta » (la part bénie) car cette dissipation apparente génère un puissant ensemble de nouveaux circuits économiques (symboliques et réels), mais aussi de la dépendance.

16 La situation est compliquée par le fait qu’il y a une certaine fierté populaire à être dépositaire d’une culture internationale sexy, et un certain plaisir à être le témoin d’un commerce touristique énergique, qui redonne vie à un port industriel en plein déclin situé sur le chemin de pèlerinage qui conduit au site majeur de Saint-Jacques-de- Compostelle. Les deux aspects ne se contredisent pas, en réalité ils se complètent, formant une succession de lieux d’agrément où des reliques de sortes différentes, provenant d’époques diverses, sont offertes à un public impressionné et révérant. Ces deux lieux de dévotion à l’histoire sont tous deux, de façon assez intéressante, hébergés dans des complexes architecturaux dont le but principal est d’éblouir le visiteur. La seule différence majeure est que le musée semble interdire l’activation de la mémoire locale, car l’art et la culture rassemblés sont importés d’un pays étranger. En fait, cette implantation particulière a déclenché un des premiers conflits, ou au moins divergences, entre le global et le local. Néanmoins, avec l’art moderne, les musées d’aujourd’hui sauvent – ou plutôt remplacent – d’anciens espaces industriels en voie d’effondrement par des équipements culturels. Ce processus et ces imbrications du capital global dans le local étaient perçus comme la nouvelle stratégie post-guerre froide de culture de masse globale, d’après la définition de Stuart Hall : « une forme de capital qui reconnaît, pour utiliser une métaphore, qu’il ne peut diriger qu’à travers des capitaux locaux, aux côtés et en partenariat avec les élites politiques et économiques locales »12. Mais ce projet, apparemment optimiste, donne rarement complète satisfaction car, comme l’explique John Frow dans son livre Time and Commodity Culture : « Promettant une explosion de modernité, il entraîne aussi un sous- développement structurel, à la fois parce qu’il est contrôlé par le capital international et parce que c’est précisément le manque de développement qui rend un lieu attractif pour les touristes » 13. C’est ce qui s’est passé à Bilbao : un grand afflux de touristes mais aussi un désert culturel en dehors de ce centre.

17 Les nouveaux musées, comme la Tate ou le Guggenheim, symbolisent, du fait de leur taille et de leurs efforts expansionnistes globaux – la Tate dans plusieurs villes d’Angleterre et le Guggenheim presque partout dans le monde (Saint-Pétersbourg, Berlin, Las Vegas, Venise, Rio de Janeiro) –, la culture de la libre entreprise qui est devenue prééminente durant les années 1990. L’artiste Andrea Fraser, commentant avec perspicacité cette transformation, fit la remarque suivante : « Ils ont besoin de grandes expositions et d’œuvres de premier plan pour attirer un large public afin de récolter beaucoup d’argent qui servira à construire de grands espaces pour organiser de grandes expositions avec de grandes œuvres d’art qui attireront un immense public »14.

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18 Si vous pensez que je suis trop cynique au sujet de l’avenir des grands musées, laissez- moi vous lire l’invitation que j’ai reçue du Musée des beaux-arts de Vancouver. Le but de cette invitation, comme il est fréquent dans l’univers des musées, est d’attirer les gens à une vente aux enchères d’œuvres d’art appelée « Flash Forward », dont les bénéfices financeront la construction d’une structure nouvelle, et bien sûr améliorée, pour… en fait nous ne savons pas trop pour quoi. Un nouveau musée clinquant doit être créé pour faire de Vancouver une ville de classe mondiale et un aimant pour les touristes et ses habitants. Quoi qu’il en soit, ce que l’on lit dans l’invitation est une description du type d’activité qui attirera ceux qui ont le niveau de fortune requis : « Le musée est désormais à l’orée de la phase la plus excitante de son histoire. Venez la célébrer avec une vente aux enchères en direct et par écrit, présentant les œuvres des meilleurs artistes canadiens. Suivie d’un cocktail au champagne, d’un diner décadent et de la performance d’un des meilleurs entertainer du moment » 15. Des célébrités, des paillettes, des bulles, de l’excès et plus encore : l’invitation ressemble à une mise à l’épreuve naïve du nouvel âge des musées. Je bois à sa santé et espère que vous en faites autant.

19 Si, après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis utilisèrent les films hollywoodiens pour impressionner les populations européennes affamées, avec la mise en scène de l’« American way of life », l’expérience post-guerre froide est celle d’une déterritorialisation extrême des échanges comme des institutions culturelles. Si, dans les années 1950, le salut est venu de la consommation de masse, au XXIe siècle, il viendra, semblerait-il, du commerce culturel et du tourisme de masse. Comme il est indiqué sur le site internet (intéressant quoique plutôt froid) du critique d’art international et commissaire à la mode Germano Celant qui est – d’une façon caractéristique – à la fois directeur et créateur de la fondazione Prada, la mode et l’art se sont amalgamés : « En fin de compte, tout se marie bien : l’art, la mode, l’architecture, le design, même le shopping. En réalité, tout est du théâtre : un spectacle moderne pour un monde moderne »16. Cette attitude – un mélange de cynisme et de fatalisme – semble assez dangereuse parce qu’elle annihile ce qui était supposé être le rôle du musée moderne depuis sa création : un espace d’éducation et de discussion autour des problèmes posés par l’histoire, par la mémoire ; un espace démocratique pour les arguments et les débats (même si ce but n’a pas toujours été atteint). Avec l’exemple du Guggenheim à Bilbao, tout est réductible à la surface scintillante d’un objet de consommation. On regarde l’architecture, c’est drôle, high-tech, souvent décrit avec humour comme la « tour de Babel », comme une « explosion figée », ou, mieux encore, comme « un Lourdes pour une culture désormais handicapée ». Effectivement, un miracle est peut-être nécessaire pour transformer notre relation avec les musées, mais la bataille sera longue et difficile.

20 J’ai déjà été confronté à ce problème à la fin des années 1980 lorsque je discutais de stratégies muséales avec Marcia Tucker, directrice du New Museum of Contemporary Art à New York. Nos positions respectives divergèrent au bout de quelques minutes de discussion. Mon argument était qu’un tel musée devrait combattre la passivité des structures traditionnelles en créant des débats au milieu des expositions. Mais la directrice prônait plutôt un élargissement du canon des œuvres que sa critique. Le musée, d’après la directrice, ne pourrait pas faire ce que je proposais afin d’en tester l’ouverture : organiser, par exemple, une exposition d’œuvres d’art que je n’apprécierais pas, tout en expliquant les raisons et en les comparant avec d’autres options. Cette impossibilité a clairement montré que les musées, même les plus

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anticonformistes, sont seulement des espaces de positivité, d’où critiques et négativité sont bannies, du moins quand cela s’adresse à leurs propres partisans. Même le New Museum, avec toute l’image progressiste qu’il souhaitait projeter, n’avait pas d’autre choix que de faire entendre une voix positive, coincé comme il était entre les égos des artistes, les forces du marché et les traditions historiques17. Le New Museum s’est comporté en fait comme les anciens musées, passionnés par les célébrations, l’homogénéité et la positivité, l’opposé en réalité de la vraie vie. Ce n’est donc pas surprenant que le musée soit devenu un des principaux acteurs de l’industrie du divertissement au XXIe siècle. Comme nous le savons, durant ces dernières années, les expositions internationales, suivant l’exemple donné entre autres par Thomas Hoving au Metropolitan Museum à New York dans les années 1970, sont devenues d’énormes spectacles médiatiques, dans l’optique d’attirer des foules de plus en plus nombreuses. Ces expositions étaient destinées à présenter des trésors universels – en particulier s’ils étaient en or. Rappelons « Treasures of Sacred Maya Kings », « The Golden Deer of Eurasia: Scythian and Sarmatian Treasures from the Steppes », « Treasures of Tutankhamun », « Princely Splendor: The Dresden Court, 1580-1620 ». Les tableaux en faisaient partie une fois qu’ils avaient été transmués en or à travers leur passage dans les maisons internationales de ventes aux enchères (Van Gogh, Cézanne, les impressionnistes, Pollock, etc.) Ensuite, ayant déjà fait le tour des génies mais toujours tendus vers la compétition et la production de spectacles attractifs, les musées exploitaient les productions artistiques comme si c’était du vin, en offrant différents millésimes : la première période de Cézanne ou de Picasso, leur étape à mi-parcours et leur crépuscule. Parfois c’est le lieu de production qui est exploité, comme Van Gogh à Auvers-sur-Oise ou à Arles. Ces présentations souvent splendides et gigantesques, pleines d’œuvres merveilleuses entassées comme dans une caverne d’Ali Baba, destinées aux amateurs d’art, ne suscitent pas la réflexion du spectateur ou de la spectatrice car il ou elle est rapidement mis à l’écart de toute compréhension du fait du flot de passants, impatients de se rendre à la boutique de cadeaux pour acheter des cartes postales de ce qu’ils n’ont guère eu le temps de regarder… Paradoxalement, ces expositions populaires, produites comme des shows télévisés et conduisant les spectateurs à un état d’hébétude, s’adressent en réalité uniquement aux spécialistes qui ont le bagage suffisant, le savoir qui leur permet de comprendre certaines associations sous-jacentes. Le reste du public réagit souvent comme s’il était hypnotisé par le regard fixe du cobra, endormi et ensorcelé dans un abandon passif.

21 Si les musées ne sont pas prudents, s’ils veulent participer à de simples jeux de logos qui ne se préoccupent que des apparences, à la recherche de toujours davantage de visiteurs, ils risquent – et peut-être est-ce déjà trop tard – de remplacer le petit espace intellectuel qui reste encore dans les institutions culturelles par un espace qui ressemblera de plus en plus à la télévision américaine, entièrement lisse et sans rides (57 Channels (And Nothin’ On) [57 chaînes et rien dedans] comme le chantait Bruce Springsteen en 1992). Si, plus tôt dans le XXe siècle, les musées d’art moderne étaient vus comme des lieux pédagogiques, même si cette éducation était destinée à une minorité privilégiée, il semblerait qu’ils soient désormais des centres de divertissement, d’où sont bannis à nouveau les débats : cette fois-ci non pas à cause de l’intimidant silence religieux des premiers temps mais à cause de l’intense cacophonie, cette activité tourbillonnante joyeuse et vide qui interdit toute attitude profonde et réflexive. Avec ces nouvelles structures, les musées risquent de produire une génération incapable de débattre, ou de comprendre les enjeux politiques et culturels,

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incapable, finalement, de participer au débat démocratique. Ce n’est pas Internet tout seul qui proposera une alternative critique efficace.

22 Être sérieux au sujet de l’art signifie essayer de montrer combien il est difficile de produire des déclarations artistiques, de réagir aux questions importantes sur la représentation ou sur la compréhension personnelle des questions historiques à une époque précise. Les artistes et les intellectuels ne produisent pas des images et des textes sans raison ou simplement pour s’amuser. Isoler l’art du questionnement, de son engagement dans les débats – en dépit de ce que les esthètes, qui veulent juste regarder des images, en disent –, c’est dénigrer l’art et diminuer son importance. Poussons alors les musées à avoir une relation adulte avec leurs publics ; demandons-leur de réfléchir au sujet de ce nouveau public et de ses besoins importants. Ce que les musées ont perdu, c’est ce qui les distinguait du divertissement : un engagement sérieux aux côtés de l’histoire et de la mémoire. Certes, l’histoire est aussi une sorte de construction, mais, si le regard historique ne représente pas non plus la vérité, il est moins factice que le divertissement parce qu’il met en avant la pensée, la réflexion et une certaine forme d’engagement, de conscience de soi-même. Est-ce que le temps n’est pas venu d’oublier le vieux syndrome du Kunstkammer, quand les objets rares étaient tous regroupés, indifféremment, et utilisés comme des trophées, des symboles de pouvoir ? Le temps n’est-il pas venu de créer un espace où le public pourrait instaurer un dialogue, avec une interprétation affichée de l’histoire, sur les murs du musée, une thèse en d’autres termes ? Le temps n’est-il pas venu de donner, dans l’élaboration d’une exposition (exhibition en anglais, d’où exhibitionnisme, frime), suffisamment de matière pour que les visiteurs puissent saisir ce qui était en jeu dans le passé et comment certaines solutions étaient recherchées, certains choix faits ? Le temps n’est- il pas venu pour les musées de devenir des centres de recherche, plutôt que des halls d’exposition de produits ?

23 Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que pendant les trente dernières années, nous avons vu une certaine transformation du chercheur dans le domaine culturel, qui ne veut plus créer un empire (fixant les significations pour lui-même ou elle-même) comme Michel De Certeau l’a décrit, mais qui veut donner une analyse critique des lois qui organisent les faits constatés. Les musées ont besoin de renouer avec la recherche, d’être partie prenante du dialogue culturel et politique. La recherche devrait être intégrée avec beaucoup plus de détermination dans les expositions des musées, et devrait permettre de déstabiliser les certitudes en comprenant la façon dont d’autres, à différentes époques, ont parlé, ont mis en place des stratégies, ont été lus et ont compris. Il faut constamment relire les constructions passées à travers la compréhension ou les besoins actuels. La recherche fait partie de la bataille pour la signification, participe de la lutte pour articuler un type d’histoire, en opposition au statu quo, qui présente des visions du monde différentes, complexes et contradictoires. La recherche introduite dans les expositions est, en réalité, faite pour aujourd’hui, elle contribue activement à notre compréhension des discours culturels. C’est pourquoi Paul Virilio, dans l’un de ses derniers entretiens, explique que le rôle de l’intellectuel et du chercheur est de développer des discours antagonistes contrairement à la tendance actuelle à tout pacifier, à tout traiter au prisme de la démagogie.

24 Il est temps de relire les descriptions canoniques, selon des points de vue enrichis par la juxtaposition de différents documents, ou en s’appuyant sur un autre regard, de traverse, afin de percevoir les possibilités et les lectures différentes. Cette approche

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serait une histoire libérée de la domination des institutions qui essaient fébrilement d’utiliser leurs propriétés – les collections – afin d’écrire, comme le prince avait l’habitude de le faire autrefois, leur propre histoire de la manière appropriée : leur manière, la seule manière, comme le MoMA l’a fait récemment, engageant les services d’une plume apparemment obéissante pour réécrire une histoire embellie de la période de l’après-guerre18.

Concernant la Nouvelle Histoire

25 Ces dernières années, les historiens se sont démenés pour négocier de nombreux tournants, tellement nombreux (le tournant sémiotique, le tournant culturel, le tournant linguistique) que la profession a commencé à montrer des signes de vertige19. De même, par ricochet, l’histoire de l’art. C’est le moment idéal pour les historiens de comprendre que, depuis l’origine, les œuvres d’art, les productions culturelles et les images n’ont pas été données, mais construites avec de l’incertitude et des contradictions. Ces constructions complexes sont devenues, pour les historiens de l’art, le chantier privilégié où les forces sociales, à travers la subjectivité de l’artiste, s’affrontent ou dialoguent. C’est de là également que l’historien tirera désormais les multiples explications suscitées par l’œuvre d’art, lorsqu’elle est confrontée aux différentes lectures proposées par des publics variés, défendant souvent des intérêts contradictoires. Ce qui donne de la force aux recherches contemporaines en histoire de l’art ces derniers temps, est le fait qu’en fin de compte, après tant d’années d’isolement, le champ s’est ouvert aux études transversales et, en dehors du champ, à des expériences qui conduisent à déstabiliser d’anciennes certitudes, ainsi que des traditions politiques et esthétiques.

26 C’est ce que j’ai essayé de faire avec l’aide de Manuel Borja-Villel – la traduction de la recherche dans un dialogue avec le public – dans la production d’une exposition intitulée Be-bomb: The Transatlantic War of Images and All That Jazz, 1946-1956 pour le Museu d’Art Contemporani de Barcelona en 2007 20. Cette exposition décrit les débats et les questions autour des relations culturelles et politiques, assez turbulentes à cette époque, entre Paris et New York, de 1944 à 1956. Depuis le début du projet, mon idée était d’essayer de comprendre et de présenter au public les tentatives très différentes visant à reconstruire un pouvoir culturel occidental hégémonique, sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale. Après des recherches dans le domaine littéraire, et l’exploration de kilomètres d’archives sur les deux continents, il me parut évident que cette histoire de reconstruction reposait sur des subtilités et nécessitait un recours à plusieurs langues, afin d’envisager les différents angles, en mettant de nombreux nouveaux outils à la disposition du chercheur. Il était clair que les arts visuels étaient très importants pour l’identité nationale, mais c’était aussi le cas du jazz. Ce dernier en fait devint une façon de critiquer, à travers son élévation au statut de « classique », la société américaine. De la même manière, la construction et la signification d’un type de comportement social et de style de vie alternatifs développés dans le vieux Quartier latin de Paris, furent cruciaux pour la définition d’une nouvelle culture française, de même que la diatribe de 1947 autour du style New Look de Christian Dior et le violent débat de 1948 autour du mot « moderne » aux États-Unis. On n’oubliera pas non plus l’importance de l’explosion atomique sur l’atoll de Bikini, tandis que la guerre froide se profilait à l’horizon politique. La recherche fut multiforme, multidirectionnelle et

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amusante à mener, avec souvent des découvertes surprenantes, mais elle présentait pas mal de difficultés, au final, au moment de mettre en scène les résultats sur les murs et dans les espaces du musée. C’était un défi pour toutes sortes de raisons qui n’avaient rien à voir avec le large éventail de recherches effectuées, ni avec les propres désirs du musée, mais plutôt avec des problèmes de coût, de localisation, d’emprunt d’œuvres et d’autres questions administratives.

27 Néanmoins, décoloniser l’œil occidental était l’un des objectifs principaux de la recherche dans laquelle je me suis lancé pour cette exposition. La recherche, c’est-à- dire la collecte de documents et objets divers et nouveaux en histoire de l’art, fut élaborée dans le but de déployer publiquement les débats différemment construits qui, comme dans ces deux pays, pour des raisons différentes, ont structuré la manière de comprendre la culture moderne d’après-guerre. La recherche insistait sur les modèles comparatifs, car il était important de confronter de manière synchronique, dans les deux pays, les constructions politiques et culturelles internes, ainsi que de comparer deux approches différentes dans les affaires internationales. L’idée sous-jacente à l’exposition était de nous laisser – nous les spectateurs intéressés – nous promener dans la culture de l’immédiat après-guerre sans ces œillères formalistes érigées par New York (ou alors Paris), œillères qui, depuis des décennies, ont cantonné le regard des amateurs dans un cadre intellectuel très limité. La chronologie courte et spécifique de l’exposition permit, à travers les éléments dénichés pendant les recherches, de présenter des débats d’opinion divers et animés autour de l’identité nationale, l’histoire et le pouvoir à une période où les échanges étaient certes dangereux, mais encore démocratiques. Cela donna aussi la possibilité d’approfondir sur chaque scène artistique afin d’exhumer une histoire dense et parfois non conventionnelle. L’exposition présentait sur ses murs une discussion autour d’un moment spécifique, synchronique, à travers un éventail de différentes formes d’expression : peinture, mode, musique, film, mis en parallèle avec les événements du moment, afin de montrer comment ces éléments, à une époque donnée et à travers des dialogues spécifiques, contribuèrent à une réorganisation plus vaste et concurrentielle du monde occidental.

28 Effectivement, le projet d’exposition n’était pas de présenter seulement une succession d’œuvres d’artistes célèbres et triomphants, comme c’est malheureusement trop souvent le cas dans les expositions, mais, à l’inverse, de les immerger au sein de débats essentiels dans lesquels ces œuvres d’art ont été, en réalité, directement ou indirectement impliquées. Les œuvres d’art étaient « mises en situation » comme on dit, brisant simultanément le lieu saint du cube blanc muséal et la camisole de force intellectuelle que sont les traditions formalistes ou de connoisseurship, désormais bien connues. Nous espérions, en introduisant des discours autres que ceux de la peinture et de la sculpture au sein de l’espace du musée, que les œuvres d’art seraient vues et comprises comme une part vitale du vaste et excitant dialogue autour de l’identité nationale et du positionnement individuel et social pendant ce moment important de réorganisation générale sous la pression de la guerre froide. Dans ce contexte, des activités et des déclarations d’avant-garde furent intentionnellement juxtaposées avec des propos officiels et traditionalistes, afin de montrer à quel point les choix esthétiques étaient controversés et revêtaient de l’importance au moment de la guerre froide, alors que les symboles et la propagande étaient au centre de toutes les attentions.

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29 De diverses manières, ce type de recherche multidirectionnelle nous permettait d’un côté de redonner vie à des tableaux célèbres, qui, du fait de leur célébrité, existaient comme pétrifiés dans un espace sans signification, vidés de leur sens originel et essentiel, à la faveur d’une signature dotée d’une valeur marchande. De l’autre côté, il était également important de montrer la place historiquement riche de sens d’autres œuvres, qui avaient été oubliées et effacées de l’histoire de l’art canonique et linéaire, sans créer un autre renversement de perspective révisionniste.

30 La résurgence régulière de l’espace neutre traditionnel du musée dans l’exposition était conçue pour laisser parler ces œuvres mais cette fois pas dans le vide : elles devaient parler grâce à la compréhension de leur discours, construite et accumulée par le visiteur dans les salles précédentes – autrement dit « en connaissance de cause ». Ces salles « de réflexion », comme nous les avions appelées, donnaient la possibilité au visiteur de lire et d’apprécier les messages, les interrogations, traduites en images par des artistes dialoguant avec leur propre époque et l’histoire de leur propre métier, avec toutes les complexités et contradictions que cela implique. Tout cela parce que la visite d’une exposition ne devrait pas être seulement une expérience contemplative mais plutôt l’occasion de s’émerveiller et de déambuler, naviguant dans l’épaisseur du passé jusqu’à permettre une réévaluation des positions des spectateurs qui, avec un peu de chance, seront surpris et enchantés par les nouvelles possibilités de lecture et les découvertes inattendues. C’est ce que j’appelle un environnement démocratique, où le passé est décrit afin de favoriser notre questionnement, d’interroger la manière dont il a été traduit, construit et encadré par de nombreuses tendances idéologiques. Le but de l’exercice, l’objectif d’une exposition, devrait être de remettre en question des lectures passées, et non pas d’affirmer des clichés existants. C’est pour cette simple raison que la fameuse torpille d’Alfred Barr devrait être retirée de la circulation, voire explosée, afin de laisser le champ libre pour reconfigurer le puzzle du passé, sans crainte et dans l’allégresse. Les musées ont le pouvoir de faire cela, mais en ont-ils la volonté ? Je n’en suis pas sûr, sachant (et voyant) ce qui est en réserve pour le futur, un futur qui semble être déjà arrivé. Connaissant la tendance touristique de notre culture, allons-nous regarder les œuvres d’art célèbres de la même façon que le pèlerin à Mexico vient voir la révérée Vierge de la Guadalupe ? Imaginez cela au Musée du Louvre devant La Joconde ou à Madrid devant Guernica. À Mexico, les autorités, confrontées au problème fastidieux de la gestion des masses, ce mélange fatal de pèlerins et de touristes, ont décidé d’installer un trottoir roulant pour gérer le flux des visiteurs passant devant l’image de la sainte. Le culte contemporain de la vitesse crée des ravages parmi les pèlerins, qui non seulement ont l’habitude d’une atmosphère plus contemplative, mais espèrent aussi être en mesure d’apercevoir le fameux regard miraculeux de la sainte. Bienvenue donc dans ce nouveau monde où les logos, la vitesse, la vacuité et la publicité, non seulement dirigent et contrôlent notre regard mais désormais, avec ce sacré exemple, littéralement mènent la danse.

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NOTES

1. Jean Clair, Malaise dans les musées, Paris, 2007, p. 134. 2. Clair, 2007, cité n. 1, p. 37. 3. Cité dans Clair, 2007, cité n. 1, p. 56 (d’après le rapport de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy, L’Économie de l’immatériel, Paris, 2006, p. 123). 4. Voir l’excellente étude de Jesús Pedro Lorente, Les Musées d’art moderne et contemporain : une exploration conceptuelle et historique, Paris, 2009 ; Marcelo Expósito, Conversación con Manuel Borja- Villel, Madrid, 2015. Plus tard, j’ai été heureux de voir que le Musée national d’art moderne- Centre Pompidou avait changé la présentation de ses collections à travers un important apport d’œuvres. Le voyage chronologique proposé par des salles de recherche où des documents révèlent la force de la critique d’art (appelée « passeur ») à définir – avec l’aide des artistes – de nouveaux enjeux et directions : un formidable changement de l’art moderne dans les musées qui aidera à comprendre sa complexité et son histoire à plusieurs niveaux. 5. Une avalanche de livres essaye désormais de traiter du rôle des musées de nos jours mais aussi des nouvelles pratiques des conservateurs. Voir Ivan Karp, Stephen D. Lavine éd., Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum Displays, Washington, D.C., 1990 ; Antoni Muntadas, Between the Frames: transcriptions des entretiens, Bordeaux, 1994 ; The end(s) of the Museum=Els límits del museum, Thomas Keenan, Alexander García Düttmann éd., (cat. expo., Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1994), Barcelone, 1996 ; Laurent Gervereau éd., Musées et politique , (colloque, Québec, 1998), Québec, 1999 ; Melanie Townsend éd., Beyond the Box: Diverging Curatorial Practices, Banff, 2003 ; Maurice Berger éd., Museums of Tomorrow: a Virtual Discussion, (colloque, Santa Fe, 2003), Baltimore/Santa Fe/New York, 2004 ; numéro thématique Du musée au parc d’attractions : ambivalence des formes de l’exposition, sous la direction de Serge Chaumier, de Culture et Musées, 5, 2005 ; Lorente, 2009, cité n. 4. 6. Clair, 2007, cité n. 1, p. 69. 7. Clair, 2007, cité n. 1, p. 95. 8. « Tourists seek freedom, although this is a negative freedom that allows them to rid themselves of everydayness, routine, obligations, so as to make room for pleasure and curiosity. Yet this is always against a backdrop of security, which makes the tourist seek exoticism in repetition and the cliché. The tourist wishes to live the experience with security » (Yves Michaud, « Looking beyond the challenges of rural tourism », dans New Policies for Cultural Tourism: challenges, ruptures, responses, numéro thématique de Nexus, 35, hiver 2005-2006, p. 4). 9. « All tourists are in a rush and come to get to know an eye-catching landscape – not the history of local drama » (Néstor García Canclini, « Paranoia vs. a utilitarian vision », dans Nexus, 2005-2006, cité n. 8, p. 6). 10. Voir Michaud, 2005-2006, cité n. 8, p. 4. 11. Voir Anna Maria Guasch, Joseba Zulaika éd., Learning from the Bilbao Guggenheim, (colloque, Reno, 2004), Reno, 2005. 12. « […] now a form of capital which recognizes that it can only, to use a metaphor, rule through other local capitals, rule alongside and in partnership with other economic and political elites » (Stuart Hall, « the Local and the Global: Globalization and Ethnicity », dans Anthony D. King éd., Culture, Globalization, and the World-System: Contemporary Conditions for the Representation of Identity, Minneapolis, 1997, p. 28). 13. « Promising an explosion of modernity, it brings about structural underdevelopment, both because of its control by international capital and ‘because it is precisely the lack of development which makes an area attractive as a tourist goal’ » (John Frow, Time and Commodity Culture: Essays in Cultural Theory and Postmodernity, Oxford/New York, 1997, p. 101).

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14. Andrea Fraser, conférence tenue à l’University of British Columbia à l’occasion de l’exposition qui lui a été consacrée à la Morris and Helen Belkin Art Gallery à Vancouver en février 2004. 15. « the Gallery stands on the edge of the most electrifying phase yet. Come celebrate with a live and silent auction featuring works by many of Canada’s finest artists. Party with champagne reception, decadent dinner, dance and performance by one of today’s most fêted entertainers ». 16. « But in the end it all fits together: art, fashion, architecture, design – even shopping. It’s all theatre, really. A modern spectacle for a modern world » (Michael Specter, « The Designer », dans The New Yorker, 15 mars, 2004, p. 111). 17. Pour une excellente analyse des difficultés rencontrées par un directeur de musée, voir les mémoires de Marcia Tucker, A Short Life of Trouble: Forty Years in the New York Art World, Berkeley/ Los Angeles, 2008. 18. Voir en particulier Michael Kimmelman, « Revisiting the Revisionists: The Modern, Its Critics and the Cold War », dans The Museum of Modern Art at Mid-Century, at Home and Abroad, 4, New York, 1994. 19. Voir le livre pertinent, édité par Gabrielle M. Spiegel, Practicing History: New Directions in Historical Writing After the Linguistic Turn, New York, 2005. 20. Be-bomb: The Transatlantic War of Images and All That Jazz, 1946-1956, Serge Guilbaut, Manuel Borja-Villel éd., (cat. expo., Barcelone, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2007-2008), Barcelone, 2007.

INDEX

Index géographique : Europe, Amérique Keywords : museum, tourism, consumer culture, modern art Mots-clés : musée, tourisme, consommation, art moderne Index chronologique : 2000

AUTEURS

SERGE GUILBAUT

Serge Guilbaut est professeur émérite d’histoire de l’art à l’University of British Columbia à Vancouver. Il a écrit sur l’art moderne et contemporain et, en particulier, sur les relations culturelles et politiques entre les États-Unis et la France. Outre de nombreuses publications (dont How New York Stole the Idea of Modern Art: Abstract Expressionism, Freedom and the Cold War, Chicago, 1983 ; traduit en cinq langues) et des expositions dont il a été le commissaire (Théodore Géricault: The Alien Body, Tradition in Chaos, Vancouver, 1997 ; et Be-Bomb: The Transatlantic War of Images and All That Jazz, 1946-1956, Barcelone, 2007), il a participé en tant qu’artiste à plusieurs expositions, dont une rétrospective à Vancouver en 2012 intitulée Retro- Perspective (art et performances de 1965 à 2012).

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Digital art history : la scène américaine Une discussion entre Johanna Drucker, Anne Helmreich et Matthew Lincoln, introduite et modérée par Francesca Rose

Johanna Drucker, Anne Helmreich, Matthew Lincoln et Francesca Rose Traduction : Géraldine Bretault et Louise Rogers Lalaurie

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les contributions de Johanna Drucker, Anne Helmreich et Matthew Lincoln ont été traduites par Géraldine Bretault, et celle de Francesca Rose par Louise Rogers Lalaurie.

1 Aux États-Unis comme ailleurs, l’introduction et l’évolution ininterrompue des technologies numériques dans la recherche, l’édition et l’enseignement de l’histoire de l’art depuis les années 1980 ont modifié la discipline en profondeur. L’abandon des diapositives au profit d’images numérisées est communément désigné comme l’un des premiers signes visibles de ce tournant numérique qui interroge et agite la discipline aujourd’hui. En effet, les outils numériques ont engendré un remodelage de toute l’infrastructure de l’histoire de l’art et un renouvellement des méthodes et pratiques liées à la manipulation, l’étude, la présentation et la diffusion des images et des textes. Un nouveau champ d’activités et de réflexion s’est développé avec d’importantes campagnes de numérisation d’œuvres, de sources textuelles primaires et secondaires, la création de bases de données de plus en plus riches et conviviales, la parution de publications en ligne, et avec en corollaire la prise de conscience de l’importance de la taxinomie et de la standardisation des données et des formats permettant l’utilisation et le partage de fichiers numériques à grande échelle. Jamais auparavant les historiens de l’art à travers le monde n’avaient eu accès à un tel vivier de ressources inédites. C’est dans ce paysage en constante mutation que se pose la question de la contribution de l’histoire de l’art « numérique »1 à la discipline, au-delà d’une optimisation des méthodes et de l’accès aux ressources, et de son potentiel à la renouveler dans sa pratique et ses fondements2.

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2 L’histoire de l’art numérique occupe une place grandissante dans les débats sur la discipline aux États-Unis, manifeste par le nombre croissant de colloques et conférences, publications, projets de recherche et programmes d’enseignement, sans compter la profusion de billets de blog, Google Hangouts, Storify et tweets sur le sujet. Une poignée de chercheurs sont au cœur de cette activité et sont devenus en quelques années les porte-voix de l’histoire de l’art numérique américaine3. À travers leur expérimentation des outils numériques dans l’organisation et la visualisation de leurs données de recherche, ils ont contribué à mieux définir ce que recouvre ce terme de « numérique » et ses implications pour l’histoire de l’art. Leurs projets regroupent quatre grandes catégories (celles des humanités numériques au sens large) : l’analyse textuelle, l’analyse spatiale, l’analyse de réseaux et l’analyse de l’image4. Certains combinent plusieurs approches comme le font notamment Anne Helmreich et Pamela Fletcher dans leur article en ligne « Local/Global: Mapping Nineteenth-Century London’s Art Market »5 qui propose à la fois une analyse spatiale, à travers une cartographie historique qui utilise un système d’information géographique (SIG) permettant l’organisation, la visualisation et l’analyse d’un ensemble de données, et une analyse de réseaux. La combinaison de ces deux champs d’analyse leur permet de tirer des conclusions sur le marché de l’art londonien de la fin du XIXe siècle qui n’auraient pas été possibles sans l’apport des outils numériques, étant donné la complexité du sujet dans sa dimension à la fois locale et internationale ainsi que temporelle. Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres : de Mapping Gothic France, qui permet notamment la visualisation et la comparaison d’édifices gothiques jusqu’au moindre détail architectural 6, au Digital Mellini, édition critique de l’inventaire de la collection romaine des Mellini et modèle de plateforme de travail collaboratif7, en passant par Photogrammar, qui explore les thèmes et les relations entre les 170 000 photographies prises par la United States Farm Security Administration and Office of War Information (FSA-OWI) entre 1935 et 19458. Ces projets ont pour point de départ de larges ensembles de données complexes qu’ils rendent intelligibles de façon inédite, en permettant l’élaboration de nouvelles pistes de recherche pour penser l’histoire de l’art et ses œuvres.

3 Particularité toute américaine, derrière un grand nombre de ces projets se profile en filigrane l’action d’acteurs essentiels de ce paysage en pleine expansion, à savoir les fondations, au premier rang desquelles la Andrew W. Mellon Foundation, la Getty Foundation ou encore la Samuel H. Kress Foundation. Ces dernières sont parties prenantes du développement de l’histoire de l’art numérique à travers leur soutien à la recherche, la modélisation, l’édition, ou encore l’enseignement, notamment par le biais d’« ateliers d’été » proposés dans plusieurs institutions américaines en 2014 et 2015. Un autre protagoniste important de la scène américaine, la College Art Association (CAA), dont le but est de soutenir les historiens de l’art et les artistes, a intégré le numérique à son programme avec, par exemple, l’organisation du premier THATCamp dédié à la discipline en 2013. La CAA tente ainsi de faire avancer la recherche face aux problèmes auxquels les chercheurs sont confrontés en travaillant sur le numérique, à savoir ceux des critères d’évaluation qui influent sur la reconnaissance des projets dans le système d’avancement des historiens de l’art, le manque de cursus de formation, l’épineuse question de la pérennisation des projets, l’insuffisance des ressources (à la fois budgétaires et humaines), sans oublier le casse- tête juridique du droit d’auteur et de l’image. À l’automne 2014, la CAA a créé un groupe de réflexion portant sur les critères d’évaluation des projets d’histoire de l’art numérique afin de soutenir leur reconnaissance et leur valorisation dans le système universitaire9. Enfin, plus récemment, Pamela Fletcher a inauguré le poste de « Field Editor for the Digital Humanities and Art History » dans caa.reviews, revue en ligne de la CAA, donnant une plus grande visibilité aux débats et projets de l’histoire de l’art numérique10.

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4 Tous ceux impliqués dans l’histoire de l’art numérique aux États-Unis s’accordent à affirmer que ces outils ouvrent de nouvelles voies encourageantes pour la recherche. Bien qu’au regard des projets en cours, des critiques s’élèvent également pour remettre en cause la portée du tournant numérique et sa réelle contribution à la discipline aujourd’hui11. Mais ceci n’est en aucun cas spécifiquement américain. Francesca Rose. Pouvez-vous nous citer un exemple concluant selon vous dans le domaine de la recherche et de l’enseignement de l’histoire de l’art ? Quelles sont aujourd’hui les orientations les plus prometteuses et les dernières tendances en matière d’histoire de l’art numérique ? Anne Helmreich. Naturellement, la réponse à cette question suppose de réfléchir à ce qui définit l’histoire de l’art numérique, un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps12. Le rapport publié par la commission sur la cyberinfrastructure pour les sciences humaines et sociales de l’American Council of Learned Societies apporte un début de réponse. La recherche numérique y est définie comme recouvrant les éléments ci-dessous : élaborer une base de données numériques à des fins d’étude et d’analyse ; créer des outils appropriés pour la collecte de ces données ; créer des outils appropriés pour l’analyse et l’étude des données rassemblées ; utiliser les bases de données numériques et les outils d’analyse pour générer de nouvelles productions intellectuelles ; créer des outils d’authentification pour ces nouvelles productions intellectuelles, que ce soit sous des formes traditionnelles ou au format numérique13. Selon cette définition élargie, plusieurs exemples pertinents viennent à l’esprit. Nous pouvons par exemple considérer que les publications spécialisées entrent dans la première catégorie, comme The Correspondence of James McNeill Whistler, qui démontre amplement à quel point les éditions numériques peuvent rendre les recherches plus faciles et rapides, ainsi que Vincent Van Gogh: The Letters, qui présente de manière conjointe des pages en fac-similé, des transcriptions et des traductions14. Pour ce qui concerne les outils, celui qui vient le plus vite à l’esprit est Omeka, une ressource développée par le Roy Rosenzweig Center for History and New Media (RRCHNM), et qui permet aux chercheurs de construire et d’organiser des ensembles de données, puis de les présenter sur Internet, assortis d’un texte descriptif15. Le RRCHNM a récemment reçu une bourse de la part de la Getty Foundation pour perfectionner Omeka, afin qu’il soit encore mieux adapté aux besoins des historiens de l’art. La Getty Foundation, via son projet Online Scholarly Catalogue Initiative (OSCI), a aussi soutenu le développement de cette boîte à outils qui permet aux musées de publier des catalogues dynamiques et enrichis de médias au sujet de leurs collections permanentes. Citons par exemple Monet, Paintings and Drawings at the Art Institute of Chicago, publié par l’Art Institute of Chicago16. Ce qui nous amène au point sur l’utilisation des collections numériques et des outils d’analyse pour générer de nouvelles productions intellectuelles – à mon avis la frontière la plus excitante et la plus passionnante pour l’histoire de l’art numérique. Dans mes propres travaux, je suis très curieuse de voir comment les approches et les techniques de l’analyse de réseau peuvent être adoptées pour traiter des questions d’histoire de l’art. Les visiteurs de l’exposition Inventing Abstraction, 1910-1925 au Museum of Modern Art étaient accueillis par une vaste analyse du réseau des artistes qui ont réinventé de manière collective le langage de la peinture et de la sculpture au début du XXe siècle 17. Si certains chercheurs font observer que nous savions déjà que

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Pablo Picasso se trouvait au cœur de cette question, ce schéma de réseau a permis d’attirer l’attention sur le rôle essentiel et central de certaines artistes femmes, comme Sonia Delaunay et Natalia Goncharova. Plus récemment, l’Art Institute of Chicago a mis au point un site web interactif qui permet d’explorer les relations entre les artistes qui appartenaient à l’entourage de James McNeill Whistler et Theodore Roussel18. Un autre mode d’analyse qui s’avère assez prometteur pour l’histoire de l’art numérique est l’analyse spatiale, recouvrant les projets de cartographie ainsi que les reconstitutions tridimensionnelles. Paul Jaskot, Anne Kelly Knowles, Andrew Wasserman, Stephen Whiteman et Benjamin Zweig ont publié un article pertinent sur les relations d’interdépendance entre les méthodes de cartographie numériques et les sujets de recherche19. Lisa Snyder, qui a mis au point une admirable reconstitution numérique de l’Exposition universelle colombienne de 1893, dirige actuellement, en collaboration avec Alyson Gill, une université d’été au National Endowment for the Humanities, sur les problèmes et les questions complexes auxquels sont confrontés les chercheurs travaillant à partir de contenus en 3D. Il donnera lieu à un symposium en 201620. Johanna Drucker. Le choix que je vais faire peut sembler curieux, puisqu’il s’agit d’un outil de recherche, et non d’une œuvre d’art ou d’une collection, mais le Getty Provenance Index démontre l’intérêt des méthodes informatiques pour l’histoire de l’art. Comme les données de l’index ont été compilées à partir d’un large éventail de ressources, parmi lesquelles des catalogues, des inventaires, des résultats d’enchères, etc., les ressources sont décuplées par l’agrégation des sources d’origine, et offrent la possibilité de retracer la provenance de documents de recherche sans avoir à se déplacer dans des bibliothèques ou des archives, ni à parcourir des pages de documents obscurs et souvent inaccessibles. Si cela peut sembler contre-intuitif pour les historiens de l’art centrés sur les objets, les principaux avantages des technologies numériques et de réseau pour l’histoire de l’art résident dans la hiérarchisation des textes et des données. Les images subissent un tel niveau de retouche lorsqu’elles sont soumises à la numérisation, que tout travail d’analyse portant sur celles-ci peut être directement exécuté à partir des fichiers, c’est-à-dire des substituts, plutôt que sur les objets ou leurs caractéristiques. Le musée virtuel et le travail de préservation de sites sont également prometteurs, à l’image de celui qu’effectue actuellement Sarah Kenderdine. Elle crée des documents numériques sur les sites du patrimoine culturel soumis à des risques de catastrophes naturelles ou culturelles. Cependant, nous avons parfois tendance à oublier l’historicisme inhérent à toute vision. Il se peut tout à fait que ses documents apparaissent datés dans quelque temps, aussi désuets et décalés que des photographies sépia. Les principaux avantages pour l’histoire de l’art découlent de la mise en réseau des ressources et de la possibilité de réunir virtuellement des ressources éloignées sur le plan géographique (c’était un des premiers atouts des humanités numériques, encore valable aujourd’hui). Selon les phases successives qu’a pu traverser la recherche numérique, les activités ont d’abord concerné la gestion des collections, l’automatisation de l’archivage et la structuration des données, pour permettre leur traitement par des machines. Puis est venu le temps des ordinateurs de bureau et de

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la production d’œuvres au format numérique, ainsi que l’utilisation des plateformes numériques comme outils de méta-production – les formats numériques absorbent les autres médias tout en permettant leur utilisation. Les projets de numérisation à grande échelle dans les musées, les bibliothèques et les institutions culturelles sont devenus une possibilité réaliste à partir des années 1990, tandis que la vitesse de circulation et de traitement des images dans les réseaux connaissait une augmentation exponentielle. L’analyse d’images – le traitement des informations numériques des images – a progressé, en particulier dans les sciences naturelles, les domaines de la surveillance et d’autres secteurs où la reconnaissance des formes et l’analyse des caractéristiques des fichiers peuvent être recoupées pour créer de l’information qui ne fait pas, à strictement parler, partie du monde visuel, mais qui peut être rendue visible (je pense aux technologies à ultrasons, à différentes techniques de datation utilisant les isotopes, le sondage radar, l’IRM, les cartes thermiques, etc.). Mais l’agrégation de données et de métadonnées hiérarchisées (les informations sur les œuvres d’art, leur attribution, l’histoire, la forme matérielle, l’iconographie, etc.) est le point sur lequel les domaines des humanités ont des attentes vis-à-vis des méthodes numériques – dans la mesure où l’échelle des recherches, le traitement, l’analyse et l’extraction des données, ainsi que l’accès aux sources primaires excède pour l’instant ce qu’il est possible de faire sans ces outils. Par exemple, ce que le Getty Provenance Index permet à un chercheur d’obtenir au terme d’une requête de quelques secondes prendrait des années si la recherche devait s’effectuer à partir des documents d’archive originaux. Matthew Lincoln. Une recherche réussie en histoire de l’art numérique doit associer les descriptions à l’échelle macroscopique de vastes ensembles de données – ce que permet l’analyse informatique – à des interprétations à l’échelle microscopique d’œuvres et d’artistes individuels. Un excellent exemple de ce travail est l’étude factuelle qu’ont menée Pamela Fletcher et Anne Helmreich sur l’influence de la géographie des villes et des réseaux internationaux de marchands sur le marché de l’art londonien au XIXe siècle21. Fletcher a analysé une base de données spatiales sur les musées publics, les marchands privés et les lieux d’exposition à Londres entre 1850 et 1914. En visualisant de manière dynamique les changements d’adresse de ces institutions phares, elle a pu mettre en évidence l’incidence des relations géographiques sur l’activité économique et les pratiques d’exposition au sein de la scène artistique londonienne. Pour compléter cette approche locale, Helmreich s’est appuyée sur l’analyse du réseau social en épluchant les livres d’inventaire de Boussod, Valadon & Cie, ce qui lui a permis d’identifier les principaux acteurs et les structures en réseau parmi les circuits commerciaux artistiques entre Londres, l’Europe continentale et l’Amérique. Les recherches informatiques comme celles menées par Fletcher et Helmreich ne sont possibles qu’à partir de données prétraitées dans des formats propices à l’analyse numérique. Ainsi, certains des travaux les plus décisifs et visionnaires en histoire de l’art numérique impliquent des recherches infrastructurelles qui ne seront peut-être pas considérées comme « de l’histoire de l’art » en tant que telle. Dans notre domaine, les musées abritent les plus vastes ensembles de données, en tant que dépositaires d’objets, mais aussi de décennies et de siècles de connaissances sur ces objets. Ces institutions, aux côtés d’organisations telles que le Rijksbureau voor Kunsthistorisches Documentatie et le Getty Research Institute, ont été les

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premières à inventer des vocabulaires et des ontologies propres à décrire avec richesse et exhaustivité les connaissances contextuelles associées aux objets d’art. Le British Museum a été un leader dans ce domaine, en publiant les données de ses collections à partir de l’ontologie du CIDOC-CRM : un modèle pour ce qui est de la représentation de l’ensemble des interactions que les objets peuvent entretenir avec des individus, des lieux, des événements et des concepts, tout en caractérisant également leur complexité et leur incertitude22. Ce paradigme sophistiqué invite à produire une analyse nuancée à partir de moyens numériques. Les données que ces institutions choisissent d’exposer, les méthodes qu’elles adoptent pour les exposer et le nombre d’institutions qui choisissent de produire des bases de données interopérables, délimiteront les types de questions pouvant être posées. Les historiens de l’art doivent aujourd’hui collaborer de près à ces projets infrastructurels, de manière à optimiser les possibilités de recherche créatives pour le futur.

Francesca Rose. Comment les œuvres d’art, en tant qu’objets physiques étudiés par l’histoire de l’art, se prêtent-elles aux techniques et aux méthodologies informatiques ? En quoi sont-elles compatibles ou réfractaires aux outils et aux méthodes numériques ? Quelles sont les questions épistémologiques qui se posent, et avec quelles conséquences pour la discipline ? Matthew Lincoln. Les histoires physiques des objets d’art sont une aubaine pour la recherche empirique. Les œuvres d’art sont à la fois les acteurs et les indices de tout un ensemble de réseaux historiques de mécénat, de dons, de commerce, de colonisation, de vol, et d’autres formes de mouvement physique et d’échange. Les objets et leurs images peuvent aussi expliquer la structure de ces réseaux artistiques, en apportant des renseignements sur la transmission de l’iconographie et des influences stylistiques. Les œuvres d’art sont donc des sujets idéaux pour déduire des schémas et des tendances à partir d’une variété de réseaux historiques complexes. Par ailleurs, le simple nombre d’objets d’art recensés (en particulier pour les œuvres multiples comme les gravures et les photographies) pose à lui seul des problèmes d’échelle aux historiens de l’art, que les méthodes quantitatives promettent de résoudre. Les objets physiques résistent à la description structurée et à l’abstraction sur lesquelles ces méthodes reposent. Par comparaison avec les données structurées utilisées pour les collections de livres généralement homogènes des bibliothèques, les musées ne disposent pas encore de normes interopérables permettant de décrire leurs collections hétérogènes, constituées d’objets uniques. Alors que les données des bibliothèques sont produites selon un large consensus autour des faits se rapportant à la publication et à la classification des ouvrages, les connaissances sur les objets historiques découlent plutôt d’une argumentation savante tour à tour répétitive ou contradictoire – un processus qu’il est difficile (quoique pas impossible) de modéliser sous la forme de données structurées23. De plus, alors que l’abstraction relative du texte a facilité l’adoption par les chercheurs de méthodes linguistiques informatiques pour la recherche textuelle, la contingence même de l’image et de l’objet physique dans l’interprétation en histoire de l’art complique toute tentative d’intégration de méthodes analogues au sein de notre discipline24. Certes, toutes les problématiques d’histoire de l’art ne doivent pas nécessairement être posées sous la forme de données structurées. La précision requise pour certains types de description – par exemple la manière dont l’artiste a manipulé tel pigment dans telle partie d’un tableau, et le rapport entre cette technique et l’effet visuel produit – rappelle le

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spectre de la carte à l’échelle 1:1 de Jorge Luis Borges, impossible à réaliser. Comme pour d’autres disciplines, déterminer l’équilibre idéal entre les méthodes numériques et nos cadres théoriques implique un processus de négociation et d’évolution. Anne Helmreich. À beaucoup d’égards, nous pouvons affirmer que le numérique n’est que la dernière étape de la quête de moyens opérée au sein de l’histoire de l’art pour surmonter les défis liés à la distance. À l’instar de la photographie au XIXe siècle, le numérique permet aux chercheurs d’examiner de près des œuvres d’art auxquelles ils n’ont pas facilement accès. Bien qu’étant un substitut plus attrayant que la photographie, étant donné le degré de résolution qu’il autorise, il n’en demeure pas moins un substitut. De puissantes investigations pourraient être menées à partir de ce moyen, comme l’a montré le site Closer to Van Eyck: Rediscovering the Ghent Altarpiece (soutenu par la Getty Foundation), conçu à l’occasion de l’examen de l’état structurel de ce célèbre retable peint, et qui en propose des milliers d’images en haute résolution 25. S’appuyant sur le développement croissant de l’analyse spatiale, les chercheurs emploient aussi les technologies numériques pour reconstituer les environnements dans lesquels les œuvres d’art étaient autrefois présentées, ce qui nous permet de mieux comprendre les relations de ces objets avec leur contexte élargi. Justin Underhill, par exemple, a produit une reconstitution virtuelle du palais des Jaguars, à Teotihuacan, en vue d’étudier la relation entre la lumière et la couleur sur les fresques murales dans l’enceinte du palais ; l’équipe du Oplontis Project à l’University of Texas à Austin a collaboré avec le King’s Visualization Lab du King’s College à Londres, pour produire une maquette tridimensionnelle de la Villa A à Oplontis, en vue d’étudier également les conditions d’éclairage26. Les reconstitutions numériques soulèvent toutefois des questions majeures au regard de la discipline. Si elles sont conçues comme des outils d’analyse (par opposition aux environnements des jeux vidéo), quel niveau de présentation peut être considéré comme acceptable ? Comment les chercheurs pourront-ils remédier à l’effet de standardisation induit par l’informatique ? Comment allons-nous pouvoir reconnaître ou intégrer la matérialité inhérente à un objet ? C’est aussi un problème d’échelle, dans la mesure où notre interaction avec les substituts numériques se produit à travers nos écrans, nos moteurs de recherche, etc., ce qui altère la relation visuelle originale entre l’objet et son manipulateur. Johanna Drucker. Scanner et photographier des œuvres tridimensionnelles les transforme en modèles visualisables, et l’échelle de la résolution nous permet de voir des détails souvent difficilement perceptibles à l’œil nu. En revanche, l’expérience de l’échelle, de l’aura, de la présence, des détails et des spécificités de la surface, de l’emplacement et des circonstances de l’observation peuvent faire défaut. Ces inconvénients sont caractéristiques, puisque l’environnement numérique extrait les objets de leur contexte et de leurs conditions de visualisation ou d’usage. Par ailleurs, les techniques de reconstitution fondées sur des méthodes informatiques ont atteint un niveau de sophistication remarquable. L’extrapolation de la forme d’un pot ou d’une jarre originaux à partir d’un seul petit morceau d’argile incurvé, d’éclats, de fragments et d’autres restes lacunaires est le résultat d’un incroyable calcul. L’utilisation de méthodes informatiques en archéologie, pour les fouilles, l’analyse sur le terrain et l’archivage, ainsi que les reconstitutions spéculatives, sont

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extrêmement utiles, puisqu’il est possible de tester les comportements humains et les champs de vision à partir de ces maquettes, ainsi que les traitements des surfaces, les formes et les volumes, les décorations, etc. De même, l’utilisation de plateformes numériques pour des restaurations virtuelles – non invasives et sans conséquences pour l’objet – est extrêmement positive, étant donné que notre compréhension des objets varie avec le temps, et que les restaurations tendent à porter l’empreinte du moment de leur exécution. Pouvoir laisser les artefacts intacts tout en projetant leur forme originelle possible est un progrès. Le dialogue entre l’histoire de l’art et les sciences matérielles (dont, entre autres, la bio-informatique, la génétique, l’analyse chimique) produit des données permettant d’analyser de multiples schémas de production et d’échange de connaissances humaines. Il s’agit de données microscopiques. À l’autre bout de l’échelle, les vastes ensembles de données, l’analyse de discours de texte, ainsi qu’une sorte d’étude élémentaire de l’image (tout ce que nous avons pour l’instant) sont utiles pour examiner la manière dont le goût, les styles et les valeurs se forment. À l’échelle humaine, l’œil demeure bien plus sophistiqué que n’importe quel outil informatique, et le restera sans doute encore longtemps. Mais, par exemple, l’utilisation du traitement informatique d’InscriptiFact, dans le cadre du West Semitic Research Project, transforme des vestiges illisibles sur des artefacts historiques en images lisibles. C’est une contribution immense. Pouvoir lire des fragments des manuscrits de la mer Morte qui seraient autrement perdus à jamais représente un accomplissement remarquable, d’autant que ces techniques s’étendent à de nombreux artefacts. Dans un tout autre registre, à travers la masse de données compilées, Mapping Gothic France de Stephen Murray pourrait bien modifier notre compréhension de l’organisation du travail, de la formation, du transfert des connaissances et des tendances stylistiques dans l’architecture médiévale, grâce aux liens qu’il parvient à établir entre des formes physiques et la cartographie du temps et de l’espace. Quelles sont les conséquences épistémologiques de tout cela ? Si la véritable question est de savoir quels problèmes inédits se posent pour la recherche à partir des techniques numériques, la réponse est toujours très peu, ou aucun. Mais en tant qu’outils permettant d’élargir la portée des recherches, les techniques numériques sont essentielles pour engager les processus de la recherche traditionnelle vers les échelles microscopique et macroscopique.

Francesca Rose. Quel est selon vous l’impact sur le domaine et la discipline de l’histoire de l’art des approches empiriques et des outils et données quantitatifs qui sont au cœur des projets d’histoire de l’art numérique ? Matthew Lincoln. Les approches explicitement quantitatives de l’histoire de l’art ont déjà une longue histoire, puisqu’elles remontent à 1708, lorsque Roger de Piles a produit des tableaux quantifiant les qualités stylistiques des Maîtres anciens dans le cadre de son traité intitulé Cours de peinture par principes. En littérature moderne, les travaux assistés par informatique effectués par Jules Prown en 1968 sur les formes de mécénat associées aux portraits de John Singleton Copley sont fréquemment cités comme un des premiers projets d’histoire de l’art assistés par informatique27. Il faut aussi mentionner le travail de John Michael Montias, dont les analyses factuelles portaient sur les fondements économiques de la production artistique et de l’innovation stylistique dans la peinture flamande du XVIIe siècle28.

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Les méthodes implicitement quantitatives sont encore plus courantes. Ainsi le catalogue raisonné peut-il être interprété comme un objet d’étude numérique avant la lettre : c’est-à-dire un ouvrage qui structure les connaissances en énumérant et en classant les œuvres d’art, de manière à ce que les recherches puissent localiser efficacement des objets uniques, ou avoir une vue d’ensemble synthétique sur l’œuvre d’un artiste. Les arguments pour ou contre une attribution, ou concernant la place d’une œuvre d’art dans une chronologie, reposent sur le modèle mental que se fait l’auteur de l’ensemble de la carrière de l’artiste – un modèle lui-même fondé sur une intuition, quoique tacite, de la répartition numérique de cette œuvre29. En d’autres mots, nous avons toujours compté les images. Simplement, nous avons désormais la possibilité de recourir à cette pratique avec davantage de créativité. Les méthodes informatiques doivent inciter les historiens de l’art à réévaluer de manière critique les sous-entendus descriptifs de notre discipline. Lorsque nous cherchons à exprimer nos connaissances sous forme de données structurées, nous sommes confrontés aux points forts et aux faiblesses des normes actuelles en matière de documentation des indices observés sur les objets. Cet effort doit permettre l’émergence de nouvelles perspectives sur les pratiques anciennes. L’histoire sociale de l’art pourrait ainsi tirer parti des analyses comparatives menées entre les données associées à l’objet – comme la taille, le sujet, les matériaux ou les schémas de provenance –, avec des données historiques, sociales et économiques. De la même manière, nous allons pouvoir porter un nouveau regard sur le connoisseurship et l’histoire des styles, à mesure que nous nous engageons dans le traitement informatique des images elles-mêmes. Johanna Drucker. Il s’agit toujours de cas particuliers. Si le travail empirique est bien fait, cela peut être utile, mais s’il s’agit de proclamer des vérités fondées sur la conviction qu’il est possible de produire des connaissances qui soient indépendantes de toute observation, ce n’est qu’un prétexte pour ignorer la complexité des histoires comme des circonstances de la production et de la réception des œuvres d’art. Si nous optons pour des méthodes quantitatives, alors les historiens de l’art vont devoir être formés en statistiques et savoir comment poser leurs problèmes de recherche, comment évaluer leurs résultats, comment lire les visualisations qu’ils créent, et comment justifier leur point de vue. Si vous voulez employer des méthodes empiriques pour établir des preuves, cela semble plutôt utile, mais si vous affirmez l’autorité de la preuve empirique comme étant autoproclamée et absolue, c’est tout simplement naïf. La question n’est pas de savoir si vingt pour cent de manuscrits enluminés dans une région donnée révèlent l’usage d’un pigment particulier pour les jaunes, mais plutôt de savoir que déduire à partir de ce fait. Le facteur « et alors ? » ne disparaît pas pour autant, et la question de l’impact de ces études empiriques sur la discipline ne peut se solder par la simple affirmation de la valeur de l’information ou des données, quitte à écarter les questions. L’engouement pour l’analyse d’image, ou pour l’analyse culturelle, par exemple, paraît démesuré, sauf si l’on parvient à démontrer que ces techniques permettent de dégager des idées, ce qui justifie l’investissement en coût, en énergie intellectuelle et en ressources. Le recours à des techniques virtuelles et visuelles dans les dispositifs de monstration des musées et pour l’étude/la recherche, et bientôt la publication, semble prometteur. Les liens entre les historiens de l’art et les travaux en sciences matérielles, ainsi que le genre de travail quantitatif que l’école autrefois renommée des Annales menait sur

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l’histoire et la bibliographie, sont également susceptibles d’offrir des débouchés fructueux. Anne Helmreich. Closer to Van Eyck: Rediscovering the Ghent Altarpiece est un excellent exemple pour répondre à cette question. L’histoire de l’art numérique, qui a souvent recours à des outils et des informations quantitatifs, mais sous une autre forme qu’une approche purement empirique, contraint souvent les chercheurs à réexaminer, ou à examiner de plus près leurs sources originales. Le simple fait de transformer nos sources primaires en données exige de prendre toute une série de décisions sur la manière dont nous allons structurer, organiser et présenter ces informations. De plus, comme Miriam Posner l’a souligné récemment dans un billet de blog, reconstituer des preuves historiques sous forme de données facilement identifiables par l’ordinateur peut conduire à déformer des archives historiques, en établissant des catégories définitives pour des entités qui étaient à l’origine ambiguës, voire plus fluides. Elle se demande, par ailleurs, comment gérer les données manquantes ?30. Nous devons constamment mettre au défi les outils du monde numérique pour mieux répondre aux besoins des humanités, tout en réexaminant nos preuves historiques. Par exemple, la prise de conscience de lacunes parmi les archives historiques peut déboucher sur des questions plus vastes concernant la formation des archives. En résumé, je pense que les humanités numériques contribuent pour l’instant à nous rapprocher de nos témoignages historiques, et nous poussent à les examiner selon des modalités inédites, même si nous avons du mal à les associer à des approches numériques. Cette lutte, en d’autres termes, peut nous renseigner sur la nature même de ces témoignages. Dans le même temps, je pense que les approches numériques nous conduisent à rechercher de nouvelles formes de témoignages propres à l’histoire de l’art, ou à conforter certains sujets de la recherche dans la discipline. Dans mon propre domaine, à savoir l’étude du marché de l’art, l’histoire de l’art numérique a bel et bien ouvert de nouvelles voies pour ce champ, dans une direction qui devrait se révéler très productive. D’ores et déjà, des chercheurs comme Christian Huemer et Maximilian Schich ont découvert de nouveaux schémas permettant d’expliquer la formation historique d’un marché de l’art international et intégré31.

Francesca Rose. Quels rôles et responsabilités spécifiques incombent à l’historien de l’art au sein du domaine en plein essor des humanités numériques ? Johanna Drucker. Si les chercheurs veulent se servir des outils numériques, ils doivent savoir ce que ces outils sont capables de faire, comment ils fonctionnent, et comment tirer du sens à partir des résultats obtenus. Il serait sans doute souhaitable qu’un module élémentaire sur les outils et les méthodes numériques soit proposé aux étudiants dans tous les domaines des humanités, afin qu’ils apprennent à créer des bases de données structurées, à les utiliser, à les manipuler, à travailler avec les données et les métadonnées traditionnelles, à exécuter des recherches élémentaires de données et de l’analyse de texte, de la visualisation et de la cartographie. Ces éléments sont appelés à intégrer les boîtes à outils de la plupart des chercheurs, au même titre que la lecture, l’écriture, la bibliographie, la théorie critique, l’analyse formelle, etc. Maîtriser ces fondamentaux est important. Pour les conservateurs, les professionnels des musées et les historiens de l’art travaillant dans des institutions culturelles, d’autres pressions sont à prendre en compte. Comprendre le contenu et les systèmes de gestion des collections, utiliser les médias sociaux, créer des

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expositions virtuelles et des ressources en lignes pour la recherche et la pédagogie représentent une part croissante des tâches demandées aux professionnels de ce secteur. Est-il de notre devoir de former des individus qui soient aptes à exécuter ce travail ? Nous devrions nous en charger, ne serait-ce qu’à un niveau élémentaire. Vous ne pouvez pas demander à un conservateur d’avoir les compétences techniques d’un restaurateur, ni les compétences pratiques d’un installateur/préparateur, mais vous êtes en droit d’attendre qu’il en sache assez sur ces domaines pour pouvoir suivre une conversation en connaissance de cause. Je ne suis pas certaine qu’il existe actuellement des « historiens de l’art numérique ». Qu’est-ce que cela signifierait ? Qu’une certaine forme d’histoire de l’art dépendant entièrement des outils numériques constitue désormais une branche distincte dans ce domaine ? Cela n’a aucun sens. Nous effectuons tous une partie de notre travail au format numérique, qu’il s’agisse de recherche, d’écriture, de publication, d’enseignement, de vérification factuelle, d’extraction de données, ou de n’importe quel aspect de notre travail quotidien en tant que chercheurs et professeurs. Anne Helmreich. Une réponse brève à cette question serait : rester informé. Ce qui est un défi, car il y a tant de sources d’informations au sujet des humanités numériques – pas seulement les supports traditionnels des conférences et des publications, mais aussi des billets de blogs, les fils Twitter, etc. La naissance d’une nouvelle revue, l’International Journal for Digital Art History, promet de faciliter grandement cette tâche. De la même manière, ce domaine bénéficiera du récent lancement de l’histoire de l’art numérique en tant que rubrique spéciale de caa.reviews. Pamela Fletcher, rédactrice-fondatrice pour l’histoire de l’art numérique, a déjà lancé un appel à projets pour des recensions professionnelles. Afin d’évaluer ces travaux, les chercheurs devront se former en humanités numériques, une responsabilité qui incombe aussi bien aux professionnels des musées, à qui l’on demande de développer toujours plus de projets numériques, qu’aux professeurs, chargés de former des générations nées à l’époque du numérique. Une autre brève réponse à cette question serait : contribuer. Si nous considérons ces tâches – l’analyse de texte, l’analyse spatiale, l’analyse du réseau et l’analyse visuelle – comme des modes d’analyse essentiels pour les humanités numériques, nous pouvons affirmer avec conviction que l’étude de l’image reste largement derrière les trois autres, comme le montre le nombre de publications, et les travaux cités ayant eu un impact décisif sur les humanités. Les conférences sur ce domaine sont souvent dominées par des chercheurs qui travaillent à partir du texte – bien plus facile à soumettre à l’analyse informatique que des images. De plus, les types d’interprétations rapprochées des objets et des textes qu’ont privilégiés les historiens de l’art au cours des dernières décennies n’exigent pas spécifiquement une approche numérique ou informatique. Ainsi, les historiens de l’art peuvent avoir le sentiment que les humanités numériques ne présentent qu’un intérêt très relatif pour leur discipline. Mais j’ai bien peur qu’en négligeant l’apport des humanités numériques, nous survolions des questions qui pourraient être approfondies à travers ces nouveaux modes productifs, grâce aux approches numériques et informatiques. Nous pourrions aussi passer à côté de la possibilité d’intéresser de nouveaux publics à l’histoire de l’art, qu’il s’agisse des générations nées avec l’informatique ou du grand public, de plus en plus habitué à appréhender le monde par le truchement d’interfaces numériques.

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Matthew Lincoln. En dépit de la portée étendue de la pratique des humanités numériques, les principales conférences et revues sur ce sujet se sont surtout intéressées au codage et à l’analyse textuelle. Or les historiens de l’art doivent aussi s’efforcer d’orienter la réflexion dans ce domaine vers une approche numérique de l’objet visuel. L’engagement des historiens de l’art envers les techniques de vision artificielle (VA) – des algorithmes qui vont de la quantification de caractéristiques visuelles élémentaires, comme la nuance et la valeur, à des tâches sophistiquées, comme l’analyse et la classification sémantique des objets ou des symboles représentés dans une peinture – demeure limité, en partie parce que la recherche sur la vision artificielle manque actuellement de cadres intellectuels et techniques permettant aux chercheurs d’explorer des questions littéraires à partir de l’analyse de texte par ordinateur. Des projets éminents de vision artificielle cherchant à dupliquer les tâches traditionnellement dévolues à l’histoire de l’art, comme l’attribution et la datation des œuvres d’art, ont nourri les gros titres, suscitant parfois une résistance véhémente de la part des historiens de l’art32. Cependant, certains projets s’inscrivent résolument hors de cette définition restreinte des possibilités offertes par la vision artificielle. Au CulturePlex Lab à la Western University Canada, Javier de la Rosa et ses collaborateurs ont tenté de déterminer d’un point de vue quantitatif si les artistes européens ont produit au cours des siècles étudiés plus de portraits standardisés ou hétérogènes, ce qui pourrait renforcer notre compréhension de l’évolution des courants dans les conceptions occidentales de la beauté d’un visage, tout au long de l’histoire33. Ils ont mis au point des algorithmes de reconnaissance faciale permettant de mesurer la symétrie des traits du visage à partir d’une base de données de plusieurs milliers de tableaux. Des portraits composites élaborés pour chaque siècle leur servent de modèles de comparaison pour tester l’écart par rapport à la moyenne de ces portraits individuels. Ce projet apporte un modèle utile pour la recherche en vision artificielle, puisqu’il se fonde sur une question d’histoire de l’art, et non une question scientifique informatique. Les auteurs ont identifié une tâche qui se prêtait mal a priori à l’analyse visuelle humaine individuelle, et ensuite, dont l’évaluation pourrait en substance renseigner notre compréhension d’une question d’histoire de l’art. Les chercheurs de la discipline sont habilités à critiquer les études qui considèrent les images de manière simpliste, mais nous avons aussi la responsabilité de nous impliquer dans la recherche sur la vision artificielle, afin de l’orienter vers des questions pertinentes pour cette discipline.

Francesca Rose. Dans son étude publiée en 2012, intitulée Transitioning to a Digital World: Art History, Its Research Centers, and Digital Scholarship, Diane M. Zorich souligne la rupture qu’a représentée l’introduction des outils et des méthodes numériques dans le domaine de l’histoire de l’art : une rupture dans la recherche, l’enseignement et la publication, mais aussi dans les comportements et la culture associés à ce domaine34. La situation a-t-elle changé au cours des trois dernières années ? Quels sont les questions, les possibilités et les défis qui ont émergé depuis ? Que faut-il aujourd’hui, à votre avis, pour que l’histoire de l’art numérique continue de progresser ? Anne Helmreich. Ce domaine a connu des changements considérables depuis la publication du rapport de Diane M. Zorich. Le rapport publié en 2014 et compilé par Ithaka S+R avec le soutien de la Kress Foundation et de la Getty Foundation, a montré que « la technologie numérique a facilité l’accès à de vastes ensembles de ressources qui n’étaient tout simplement pas disponibles auparavant, et pourtant, la primauté

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de l’objet d’art en tant que tel n’a en rien décliné »35. Par ailleurs, ce rapport met en évidence la distance parcourue depuis le rapport de Zorich, en affirmant : « Même au cœur de la discipline, les méthodes numériques ont peu à peu permis aux chercheurs de transformer radicalement leurs méthodologies et de poser des questions de recherche d’un genre inédit »36. Les chercheurs ont eu la possibilité de suivre toute une série d’universités d’été pour en savoir plus sur l’histoire de l’art numérique : en 2014, Paul Jaskot et Anne Knowles ont organisé un atelier sur la cartographie numérique et l’histoire de l’art au Middlebury College, avec le soutien de la Kress Foundation ; la Getty Foundation a organisé plusieurs universités d’été à la George Mason University (RRCHNM), à Harvard University (metaLAB), et à l’University of California Los Angeles au cours des étés 2014 et 2015, à travers son projet Digital Art History37. Les ateliers promus par la Getty Foundation ont chacun donné lieu à un site web qui constitue une ressource précieuse pour les chercheurs tentés par des projets numériques, ou qui souhaiteraient intégrer l’histoire de l’art numérique dans leur pratique enseignante38. Ce domaine a également bénéficié du développement de programmes en accès libre par de grandes institutions dotées de collections comme le Getty Research Institute, le J. Paul Getty Museum, le Los Angeles County Museum of Art, la National Gallery of Art à Washington et la Yale University. Ces programmes permettent aux chercheurs d’accéder librement à des représentations numériques d’œuvres d’art appartenant au domaine public, qui sont donc dégagées des contraintes liées à la protection de la propriété intellectuelle et des droits à l’image. On note une présence limitée mais en augmentation de l’histoire de l’art numérique dans les conférences d’histoire de l’art, en particulier la conférence annuelle de la College Art Association. Au cours des trois dernières années, celle-ci a aussi accueilli THATCamp (un rassemblement informel d’humanistes et de spécialistes des technologies) en amont de sa conférence officielle. La College Art Association s’est enfin associée avec la Society of Architectural Historians pour développer un ensemble de principes permettant d’évaluer la recherche numérique en histoire de l’art et de l’architecture, sur le plan de la promotion et du contenu, avec le soutien de la Mellon Foundation. Bien entendu, les comportements et la culture attachés à ce domaine vont surtout évoluer à travers la production de modèles de recherches. Bien que des chercheurs pionniers aient produit d’importantes contributions dans ce champ, il n’y a pas encore une densité de pratique ni une profusion de projets de grande visibilité et bien reçus. De plus, nombre de ces projets pionniers sont des projets de nature exceptionnelle – le résultat d’années de persévérance par de petites équipes – et se révéleraient difficiles à dupliquer ou à développer. Des exemples convaincants de travaux de recherche innovants, conçus au moins en partie comme modèles pour ce domaine au sens large, ainsi que la rédaction des meilleures pratiques, à partir de conversations croisées au sein de la discipline, permettraient un réel progrès de l’histoire de l’art numérique. Johanna Drucker. Je ne suis pas certaine que Diane M. Zorich cherchait à définir une rupture, mais le recours à des projecteurs, des collections et des ressources numériques est aujourd’hui plutôt bien intégré dans les pratiques institutionnelle et professionnelle. Cela fait longtemps qu’on ne m’a pas demandé avec embarras

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comment ouvrir un fichier en pièce jointe. En revanche l’adoption des logiciels de présentation, remisant les diapositives aux oubliettes, qui permettent de publier/ d’éditer des fichiers numériques, avec des exigences de format et des problèmes de gestion spécifiques pour ce qui est du nombre et de la qualité des images, fait partie des habitudes anciennes et ont été remises en question par ces nouvelles technologies. Les tables lumineuses où étaient disposées les diapositives constituaient des lieux de réflexion féconde, et elles offraient la possibilité d’une présence communautaire que les espaces de travail sur les ordinateurs personnels ne fournissent pas. Les limitations des logiciels de présentation continuent d’apparaître comme plus contraignantes que certaines méthodes analogiques. Le plus grand défi pour toutes les disciplines des humanités tient au manque d’infrastructures solides au niveau local et institutionnel, ainsi qu’à tous les échelons nationaux. Exploiter à bon escient les collections agrégées, échanger (et conserver) les données et métadonnées tout en facilitant l’interopérabilité entre ces corpus, régler les questions de propriété intellectuelle pour la recherche et la publication, déterminer quels formats de publication seront encore exploitables et durables dans plus d’une décennie, et bénéficier du soutien des institutions pour introduire des petites collections, des archives, des musées et d’autres documents dans un environnement en réseau où ils puissent être partagés et utilisés requiert effectivement une coordination des infrastructures. Nous en sommes encore très loin. La plupart des établissements d’enseignement supérieur ou des musées et des collections d’art rencontrent encore des difficultés pour publier leurs collections en ligne, déterminer leur utilisation, tenter de les mettre en réseau avec des partenaires locaux (beaucoup de campus, par exemple, disposent de musées et de bibliothèques qui ne peuvent pas communiquer entre eux ni partager d’informations, et qui créent chacun leurs propres systèmes et plateformes, ce qui est une hérésie), etc. Les ressources sont limitées, et l’accès à la formation pour maîtriser la gestion élémentaire de données numériques relève encore du défi. Je ne suis pas convaincue que « les humanités numériques » ou « l’histoire de l’art numérique » a une réalité au même titre que la bio-informatique ou l’économie numérique. Les humanités et l’histoire de l’art ne connaissent à ce jour aucune transformation radicale lorsqu’elles deviennent « numériques » – et c’est peut-être aussi bien comme cela. Matthew Lincoln. L’intérêt pour la recherche numérique en histoire de l’art n’a cessé de se développer au cours des dernières années, comme on peut le voir aux États-Unis, avec le financement d’instituts d’histoire de l’art numérique par les Getty et Kress Foundations, ainsi que le projet commun entre la College Art Association et la Society for Architectural Historians. Ce dernier vise à produire des directives en vue d’évaluer la recherche numérique en histoire de l’art et de l’architecture, en termes de promotion et de contenu39. Nous devons encore faire face à des défis majeurs. Premièrement, les programmes d’enseignement supérieur en histoire de l’art doivent s’engager à intégrer l’histoire de l’art numérique au sein de leur cursus. Les départements peuvent contribuer à aider les étudiants intéressés par les méthodes numériques en nouant des partenariats avec des centres institutionnels dédiés aux humanités numériques, ou même en établissant leurs propres centres spécialisés au sein du département40.

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Toutefois, ces efforts de formation resteront vains en l’absence de soutien à la recherche de la part des professeurs, qui devront s’engager de manière critique dans les méthodes numériques, alors que des étudiants commencent à les intégrer dans leurs recherches de thèses.

5 Deuxièmement, une fracture demeure entre la manière dont les historiens de l’art académiques envisagent l’avenir numérique de notre domaine, et l’ouverture au numérique que les musées ont tenté de mettre en place depuis plusieurs décennies41. Par conséquent, le spectre de « deux histoires de l’art » est une réalité inédite à l’heure actuelle42. Les méthodes numériques offrent la possibilité de jeter des passerelles entre les historiens de l’art académiques utilisant les méthodes informatiques, et les personnels des musées (à savoir non seulement les conservateurs, mais aussi les chargés d’inventaire, les archivistes et les techniciens) qui ont construit de riches ensembles de données à partir des collections. Pourtant, les initiatives numériques au sein des musées se sont surtout tournées vers les services aux visiteurs et les besoins liés au champ social, au lieu de produire ou de soutenir des travaux de recherche originaux. De récentes initiatives comme la Online Scholarly Catalog Initiative et les « laboratoires » numériques du Cooper-Hewitt Museum et du Metropolitan Museum of Art suggèrent un profond changement dans la perspective des musées sur cette question. Toutefois, il faudra une pression constante des deux clans de notre domaine pour garantir que ces expériences finissent par conquérir une place permanente au sein du débat.

NOTES

1. La traduction de « digital art history » en français fait parfois l’objet d’un débat en miroir à celle des « digital humanities ». Certains préfèrent le terme « digital » au détriment de « numérique » car il signale, au-delà de l’introduction des nouvelles technologies numériques dans la discipline, l’avènement d’une nouvelle culture scientifique internationale, empreinte de valeurs singulières comme le partage (résultats, outils et méthodologies accessibles en ligne par tous et gratuitement), la collaboration, l’interdisciplinarité, l’expérimentation, etc. 2. Johanna Drucker différencie histoire de l’art numérisée (digitized art history) et histoire de l’art numérique (digital art history), opérant une distinction essentielle entre la pratique de la discipline liée à l’optimisation des méthodes et ressources et la pratique de la discipline par le biais de nouvelles méthodologies et techniques analytiques rendues possibles par les technologies computationnelles. Elle sépare ainsi ce qui est plutôt du domaine de l’optimisation des méthodes et ressources de ce qui est du champ du bouleversement des pratiques de la recherche, du développement de la discipline et du renouvellement de ses bases et fondements. Johanna Drucker, « Doing Art History Digitally/Doing Digital Art History », Digital Art History Lab, Getty Research Institute, 5 March 2013, http://digitalarthistory.weebly.com/uploads/ 6/9/4/3/6943163/johannadrucker_remarks_gettydah-lab_2013.pdf (consulté le 19 octobre 2015). 3. Un point de départ bibliographique est le numéro spécial de Visual Resources paru en 2013 sur le sujet : Murtha Baca, Anne Helmreich, Nuria Rodriguez Ortega éd., numéro spécial « Digital Art History » de Visual Resources: An International Journal of Documentation, 29/2, mars-juin 2013.

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Également, Michelle Millar Fisher, Anne Swartz, « Why Digital Art History? », dans Visual Resources: An International Journal of Documentation, 30/2, 2014, p. 125-137, www.academia.edu/ 7339137/Michelle_Millar_Fisher_and_Anne_Swartz_Why_Digital_Art_History (consulté le 31 mars 2015). L’étude menée par Diane M. Zorich est également un repère bibliographique important sur le sujet : « Transitioning to a Digital World: Art History, Its Research Centers, and Digital Scholarship », The Samuel H. Kress Foundation and the Roy Rosenzweig Center for History and New Media, George Mason University, 2012, www.kressfoundation.org/research/ transitioning_to_a_digital_world (consulté le 31 mars 2015). 4. Ces quatre grandes catégories sont définies par Elijah Meeks dans « More Networks in the Humanities or Did Books Have DNA? », Digital Humanities Specialist, Stanford University, 6 décembre 2011, https://dhs.stanford.edu/visualizations/more-networks (consulté le 6 février 2015). 5. Pamela Fletcher, Anne Helmreich, « Local/Global: Mapping Nineteenth-Century London’s Art Market », dans Nineteenth-Century Art Worldwide, 11/3, automne 2012, www.19thc- artworldwide.org/index.php/autumn12/fletcher-helmreich-mapping- the-london-art-market (consulté le 6 février 2015). 6. Stephen Murray, Andrew Tallon, Rory O’Neill, Mapping Gothic France, Media Center for Art History, Columbia University and Art Department, Vassar College, http://mappinggothic.org (consulté le 31 mars 2015). 7. Murtha Baca, Nuria Rodríguez Ortega, Digital Mellini, Getty Research Institute, http:// www.getty.edu/research/mellini/ (consulté le 6 mai 2015). 8. Laura Wexler, Lauren Tilton, Taylor Arnold, Photogrammar, Yale University, http:// photogrammar.yale.edu (consulté le 31 mars 2015). 9. Billet de blog de Linda Downs, « Mellon Foundation Awards Grant to CAA to Partner with SAH on Digital Scholarship Guidelines », dans CAA News, 29 octobre 2014, www.collegeart.org/news/ 2014/10/29/mellon-foundation-awards-grant-to-caa-to-partner-with-sah-on-digital-scholarship- guidelines (consulté le 31 mars 2015). 10. Pamela Fletcher, « Reflections on Digital Art History, Re-Views: Field Editors’ Reflections », dans caa.reviews, 18 juin 2015, www.caareviews.org/reviews/2726 (consulté le 1er juillet 2015). 11. Johanna Drucker soulève ce point notamment dans « Is There a Digital Art History? », dans Visual Resources, 29/1-2, 2013, p. 5-13, www.tandfonline.com/doi/pdf/ 10.1080/01973762.2013.761106 (consulté le 12 septembre 2015). Un billet de blog de Matthew Lincoln portant sur la conférence annuelle de la College Art Association est également révélateur (« Digital Dimensions at CAA 2015 », http://matthewlincoln.net/2014/11/28/digital-dimensions- at-caa-2015.html ; consulté le 20 janvier 2015). 12. Fletcher, 2015, cité n. 10 ; Drucker, 2013, cité n. 11. 13. Marlo Welshons éd., Our Cultural Commonwealth: The Report of the American Council of Learned Societies Commission on Cyberinfrastructure for the Humanities and Social Sciences, American Council of Learned Societies, 2006, p. 7. 14. Margaret F. MacDonald, Patricia de Montfort, Nigel Thorp éd., The Correspondence of James McNeill Whistler, 1855-1903, qui inclut Georgia Toutziari éd., The Correspondence of Anna McNeill Whistler, 1855-1880, Glasgow, www.whistler.arts.gla.ac.uk/correspondence (consulté le 12 septembre 2015) ; Leo Jansen, Hans Luijten, Nienke Bakker éd., Vincent van Gogh: The Letters, Amsterdam/La Haye, décembre 2010, http://vangoghletters.org (consulté le 12 septembre 2015). 15. http://omeka.org (consulté le 12 septembre 2015). 16. www.oscitoolkit.org/ ; http://www.getty.edu/foundation/initiatives/current/osci ; et https://publications.artic.edu/monet/reader/paintingsanddrawings/section/135470 (consulté le 12 septembre 2015). 17. Inventing Abstraction, 1910-1925: How a Radical Idea Changed Modern Art, Leah Dickerman, Matthew Affron éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 2013), New York, 2013.

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18. http://linkedvisions.artic.edu (consulté le 12 septembre 2015). 19. Paul B. Jaskot et al., « A Research-Based Model for Digital Mapping and Art History: Notes from the Field », dans Artl@s Bulletin, 4/1, 2015, article 5, http://arthist.net/archive/10561 (consulté le 12 septembre 2015). 20. http://advancedchallenges.com (consulté le 12 septembre 2015). 21. Fletcher, Helmreich, 2012, cité n. 5. 22. Dominic Oldman et al., « Realizing Lessons of the Last 20 Years: A Manifesto for Data Provisioning and Aggregation Services for the Digital Humanities (A Position Paper) », dans D-Lib Magazine, 20/7-8, juillet-août 2014, www.dlib.org/dlib/july14/oldman/07oldman.html (consulté le 10 septembre 2015). 23. Diane M. Zorich, « Library and Museum Information: Beauty and the Beast », dans Spectra, 18/4, 1991, p. 2-8. 24. Et ce sans négliger la recherche assistée par ordinateur dans l’histoire du livre et des technologies textuelles. Voir Matthew Kirschenbaum, Sarah Werner, « Digital Scholarship and Digital Studies: The State of the Discipline », dans Book History, 17/1, 2014, p. 406-458. 25. http://closertovaneyck.kikirpa.be (consulté le 12 septembre 2015). 26. Justin Underhill, « The Phenomenology of Sunset at the Palace of the Jaguars, Teotihuacan », dans World Art, 4/2, 2014, p. 157-173, www.tandfonline.com/doi/abs/ 10.1080/21500894.2014.935951 ; www.oplontisproject.org (consulté le 12 septembre 2015). 27. Jules David Prown, John Singleton Copley, Cambridge, 1966, I, p. 97-137. 28. Voir par exemple John Michael Montias, « Cost and Value in Seventeenth-Century Dutch Art », dans Art History, 10/4, décembre 1987, p. 455. 29. Sur cette tendance dans la recherche en littérature, voir Matthew Wilkens, « Digital Humanities and its Application in the Study of Literature and Culture », dans Comparative Literature, 67/1, mars 2015, p. 11-20. 30. Miriam Posner, « What’s Next: The Radical, Unrealized Potential of Digital Humanities », 27 juillet 2015, http://miriamposner.com/blog/whats-next-the-radical-unrealized-potential-of- digital-humanities (consulté le 12 septembre 2015). 31. http://www.getty.edu/research/tools/provenance/zoomify/index.html (consulté le 12 septembre 2015). 32. Voir par exemple Babak Saleh et al., « Toward Automated Discovery of Artistic Influence », dans arXiv,14 août 2014, http://arxiv.org/abs/1408.3218 et la réponse de Griselda Pollock, « Computers Can Find Similarities Between Paintings – But Art History is About so Much More », dans The Conversation, 22 août 2014, http://theconversation.com/computers-can-find- similarities-between-paintings-but-art-history-is-about-so-much-more-30752 (consulté le 29 mai 2015). 33. Javier de la Rosa et al., « A Quantitative Approach to Beauty: Perceived Attractiveness of Human Faces in World Painting », dans International Journal for Digital Art History, 1, 26 juin 2015, doi:10.11588/dah.2015.1.21640 (consulté le 10 septembre 2015). 34. Zorich, 2012, cité n. 3. 35. « digital technology has facilitated access to vast collections of resources that simply were not available before, and yet, the primacy of the actual art object has not diminished at all » (Matthew P. Long, Roger C. Schonfeld, « Supporting the Changing Research Practices of Art Historians », dans Ithaka S+R, 30 avril 2014, p. 4, www.sr.ithaka.org/sites/default/files/reports/ SR_Support-Changing-Research-ArtHist_20140429.pdf ; consulté le 12 septembre 2015). 36. « Even in the core of the discipline, digital methods have started to enable researchers to substantially transform their methodologies and ask new types of research questions » (Long, Schonfeld, 2014, cité n. 35, p. 15). 37. www.getty.edu/foundation/initiatives/current/dah/index.html (consulté le 12 septembre 2015).

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38. George Mason University, 2014, http://arthistory2014.doingdh.org ; 2015, http:// arthistory2015.doingdh.org ; Harvard University, http://beautifuldata.metalab.harvard.edu ; UCLA, www.humanities.ucla.edu/getty (consulté le 12 septembre 2015). 39. Downs, 2014, cité n. 9. 40. Par exemple, le Michelle Smith Collaboratory for Visual Culture de l’University of Maryland, qui accueille chaque année plusieurs assistants à l’enseignement : http:// michellesmithcollaboratory.umd.edu (consulté le 10 septembre 2015). 41. Sheila Brennan, « DH centered in museums? », dans Lot 49, www.lotfortynine.org/2015/03/ dh-centered-in-museums (consulté le 3 juin 2015). 42. Charles W. Haxthausen éd., The Two Art Histories: The Museum and the University, Williamstown, 2002.

INDEX

Index géographique : États-Unis Keywords : digital humanities, digital art history, digital technologies Mots-clés : humanités numériques, histoire de l’art numérique, technologies numériques, ressources numériques

AUTEURS

JOHANNA DRUCKER

Johanna Drucker est Breslauer Professor of Bibliographical Studies à l’University of California Los Angeles. Elle a publié de nombreux ouvrages sur les humanités numériques, l’histoire du livre, le design graphique, l’historiographie de l’alphabet et de l’écriture, ainsi que l’art contemporain.

ANNE HELMREICH

Doyenne du College of Fine Arts, Texas Christian University, Anne Helmreich a été Senior Program Officer à la Getty Foundation, en charge, entre autres, du projet « Digital Art History ». Son article « Local/Global: Mapping Nineteenth-Century London’s Art Market » a tenu lieu d’essai inaugural aux conférences « Digital Humanities and Art History ».

MATTHEW LINCOLN

Matthew Lincoln est doctorant en histoire de l’art de l’University of Maryland, College Park. Sa thèse tire parti d’une analyse statistique des réseaux pour étudier l’évolution des relations entre les imprimeurs, les graveurs et les éditeurs aux Pays-Bas entre 1500 et 1750.

FRANCESCA ROSE

Francesca Rose dirige les programmes internationaux de mécénat en faveur de l’édition de la Terra Foundation for American Art. Dans ce cadre, elle s’intéresse aux pratiques actuelles de recherche en histoire de l’art et notamment en l’histoire de l’art numérique.

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« Art Follows Empire » : un état des lieux des connaissances sur l’histoire de l’art américain à ses débuts Réflexion de Wendy Bellion et réactions de Dana E. Byrd, Ethan W. Lasser, Louis P. Nelson et Amy Torbert

Wendy Bellion, Dana E. Byrd, Ethan W. Lasser, Louis P. Nelson et Amy Torbert Traduction : Géraldine Bretault

Introduction | Wendy Bellion

1 Les essais suivants présentés dans cette étude collaborative sur l’art américain à ses débuts sont tirés d’une séance de travail qui a eu lieu lors de la conférence « London and the Americas, 1492-1812 ». Celle-ci avait été organisée par la Society of Early Americanists (SEA) à Kingston University, au Royaume-Uni, en juillet 2014. Pour cette table ronde intitulée « Art Follows Empire », j’avais invité tous les participants à présenter un objet de leur choix. Avec une seule contrainte : les intervenants devaient identifier un objet unique illustrant ou mettant en lumière la nature des relations culturelles entre Londres et ses colonies américaines. Il s’agissait en quelque sorte d’étudier les informations que des objets peuvent receler sur l’histoire d’un lieu – et vice-versa –, dans la sphère géographique atlantique de l’empire britannique émergent1.

2 Le seul fait qu’il soit aujourd’hui possible de soumettre des requêtes aussi vastes à des chercheurs en histoire de l’art est significatif. Pour commencer, ces questions sont en soi une reconnaissance implicite du volume et de la variété des objets matériels qui constituaient le monde colonial. Au cours des décennies passées, des chercheurs ont étudié en détail la manière dont des objets produits dans le monde entier ont façonné

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la vie des populations de chaque côté de l’Atlantique. Les Amérindiens et les colons européens échangeaient du cuivre, des vêtements, de la verroterie et des peaux tannées. Les bateaux transportaient du sucre, du bois et du tabac vers la Grande- Bretagne, puis retraversaient l’Atlantique dans l’autre sens, les cales chargées d’esclaves africains. Des tableaux sculptés en acajou des Caraïbes représentent des porcelaines provenant des comptoirs commerciaux de Canton, appelés hongs de Canton, des céramiques issues des fabriques du Staffordshire et de l’argent extrait des mines d’Amérique du Sud. En ville, les vitrines des libraires présentaient de nombreuses cartes et gravures, tandis que les murs des demeures des élites étaient couverts de portraits.

3 Cette diversité matérielle éclaire un autre point de l’état des connaissances sur l’art colonial. D’ordinaire, les historiens de l’art sont formés à analyser un nombre relativement limité de supports figuratifs, à savoir des peintures, des sculptures, de l’architecture et des œuvres graphiques – c’est-à-dire des objets appréciés avant tout pour leurs qualités esthétiques, leur expressivité et leur rareté. Or les travaux sur l’art américain, en particulier l’art du long dix-huitième siècle, se sont aventurés bien au- delà du périmètre traditionnel des beaux-arts. Il s’agit désormais de traiter les aspects historiques et interprétatifs posés par des objets autrefois négligés en raison de leur caractère banal et décoratif, vernaculaire ou éphémère ; des objets, en d’autres termes, généralement associés à la recherche sur la culture matérielle. Jules Prown a été le premier à encourager la discipline de l’histoire de l’art à prendre cette direction il y a une trentaine d’années et, bien que des spécialistes aient pu regretter la lenteur de leur discipline à s’adapter face à ce nouvel enjeu, les historiens de l’art américain à ses débuts se sont efforcés de développer des compétences d’analyse formelle et des méthodologies critiques spécifiques, afin de pouvoir traiter un large éventail d’objets non canoniques2.

4 Ce tournant matériel, pour reprendre une expression récurrente parmi les débats actuels au sein des humanities, transparaît à travers les objets que les auteurs ont choisis : Ethan W. Lasser présente un planétaire conçu par l’inventeur bostonien Joseph Pope dans la décennie qui a suivi l’Indépendance américaine ; Amy Torbert analyse une mezzotinte (ou gravure en manière noire) représentant une altercation entre un barbier et un officier britannique à New York ; Dana E. Byrd s’est intéressée à une tabatière qui appartenait à un planteur de Virginie, ornée de gravures représentant des fumeurs, des ouvrières agricoles noires et des figures allégoriques ; Louis P. Nelson a étudié une paire de figures de Blackamoor provenant d’un manoir anglais, qui sont ici assimilés à des esclaves, de manière inhabituelle. Tous ces objets témoignent chacun à leur manière de la circulation des biens et des idées à l’époque des colonies, et montre comment l’art est né dans l’empire, comme le suggérait Sir Joshua Reynolds vers la fin du XVIIIe siècle3. Que ce soit dans la réalité ou sur le plan de l’imaginaire, tous ces objets mettaient en relation des individus situés dans les contrées reculées des colonies, loin de la métropole londonienne, capitale de l’Amérique britannique4.

5 Il faut par ailleurs noter l’hétérogénéité matérielle de ces objets, car tout en reliant Londres aux Amériques, ils n’en révélaient pas moins des divergences culturelles entre différents sites colonisés. Comme l’a montré Lasser, lorsque Pope réalisa son planétaire à Boston, après l’Indépendance américaine, il copia des modèles britanniques, à la différence du modèle exécuté par un scientifique de Philadelphie, qui avait imaginé une conception complètement différente. Torbert observe que la gravure en manière noire

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rendit compte de l’activité révolutionnaire à New York dans ses moindres détails, à travers l’inscription fidèle des noms des individus, révélant ainsi la vision qu’avaient les journalistes de Fleet Street à Londres de l’agitation politique qui sévissait à Barclay Street à New York. Byrd note que les deux faces de la tabatière produisent une représentation équilibrée de l’Ancien et du Nouveau Monde : d’un côté, des ouvrières agricoles sont réunies dans une scène de production de tabac, tandis que l’autre face montre des Européens en train de le consommer. Nelson affirme que la paire de figures de Blackamoor révèle le statut colonial de leur collectionneur, William Blathwayt : depuis son bureau londonien et son manoir dans le Gloucestershire, ce représentant du gouvernement était chargé de veiller sur l’expansion britannique dans les Antilles et l’esclavage, dont l’économie des plantations dépendait.

6 En étudiant la manière dont ces objets servent d’intermédiaire entre différentes régions de l’empire britannique, ces auteurs engagent des réflexions critiques et orientent les études culturelles vers de nouvelles directions. En abordant les questions de la collecte, de la présentation, de la circulation des objets et de l’épistémologie, Lasser et Nelson orientent la recherche vers le développement des connaissances scientifiques sur le monde colonial, y compris des travaux récents sur l’histoire naturelle et la cartographie5. Lasser et Torbert apportent de la complexité aux hypothèses formulées sur l’émergence de l’identité nationale américaine, en montrant le caractère anglais des objets produits pendant et après la période révolutionnaire américaine ; ce faisant, ils s’accordent avec les historiens et les spécialistes de la littérature, qui ont mis en évidence l’imprégnation britannique persistante de cette culture américaine naissante6. À partir de la surface des matériaux que sont le papier et l’argent, Torbert et Byrd parviennent à extraire du sens, et à inscrire les mezzotintes et les tabatières dans les discours critiques sur la matérialité et sur l’expression des cinq sens7. Byrd et Nelson produisent une étude raciale critique – selon une approche qui révise de façon drastique l’art américain – en vue de comprendre comment de tels objets ont pu réifier de façon active des idéologies raciales présentes dans les sociétés esclavagistes des Grandes Antilles et de la Grande-Bretagne8.

7 Considérés dans leur ensemble, ces auteurs révèlent des positions fondamentales sur les origines de l’histoire de l’art américain. En s’interrogeant sur la manière dont ces objets organisaient le savoir scientifique, enregistraient les contestations politiques et marquaient des distinctions raciales, ils révèlent les interrelations matérielles qui s’opéraient entre les différents territoires colonisés et élargissent l’étude de l’histoire de l’art américain au-delà de la sphère des beaux-arts.

Boston, un planétaire | Ethan W. Lasser

8 En 1788, l’horloger et inventeur Joseph Pope acheva enfin le planétaire sur lequel il travaillait depuis 1776. L’instrument de Pope, qui décrit le mouvement relatif de cinq planètes autour du soleil, est réalisé en acajou, orné de cuivre doré et argenté9. Mesurant plus de 1,80 mètre de diamètre, débordant d’ornements, il est à la fois plus grand et plus chargé sur le plan décoratif que la plupart des modèles de Grande- Bretagne et d’Europe. Constituée de panneaux de verre décorés avec les signes du zodiaque et de figures en bronze d’Isaac Newton, Benjamin Franklin (un éclair à la main) et James Bowdoin (gouverneur du Massachusetts et ardent défenseur des sciences), la jupe inférieure rivalise avec la section planétaire supérieure de

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l’instrument pour attirer l’attention du spectateur. De cette manière, le planétaire juxtapose la sphère céleste et la sphère terrestre. Il attribue par ailleurs les connaissances sur les planètes et leurs orbites aux théoriciens, Newton et Franklin, et au défenseur de la science, Bowdoin, distribuant l’origine de ce savoir des deux côtés de l’Atlantique.

9 En tant que premier planétaire fabriqué à Boston, et troisième modèle de ce type produit en Amérique du Nord, l’instrument de Pope a attiré l’attention dès la fin du XVIIIe siècle, suscitant des éloges remarquables. Les Bostoniens s’extasiaient devant cette « noble et utile machine » et décrivaient le planétaire comme « un mécanisme précieux », qui faisait « honneur à l’artiste et au pays auquel il appartient »10. Harvard Unversity s’est portée acquéreuse de l’objet peu après son achèvement, et il fut immédiatement expédié à la Philosophy Chamber, qui était à la fois un lieu de réunion élégant, une salle de conférence pour l’enseignement de l’astronomie et de la philosophie naturelle, et une pièce au trésor, où l’université présentait ses plus beaux trophées. Le planétaire était le seul instrument scientifique de la collection de cent quarante-huit pièces de Harvard à être exposé en permanence dans cet espace. L’université possédait deux autres planétaires, de manufacture britannique ; alors que ces derniers instruments étaient conservés sous clef dans l’apparatus closet, le planétaire de Pope trônait bien en évidence parmi d’autres œuvres impressionnantes, dont des portraits en pied peints par John Singleton Copley, des gravures de grandes batailles de la Révolution, ainsi qu’une collection de cinq cents minéraux offerte par un groupe d’anciens élèves lors de leur Grand Tour. En 2017, une exposition aux Harvard Art Museums présentera ces collections, réunies pour la première fois depuis leur dispersion dans les années 1820.

10 D’une certaine manière, il n’est pas surprenant que le planétaire ait été à ce point célébré. Pope avait conçu cet objet à une époque où Londres dominait le commerce des instruments scientifiques. En effet, de tous les instruments conservés dans le placard idoine de Harvard, seuls quatre d’entre eux sont de fabrication américaine11. Or ce planétaire apportait la preuve que Boston comptait suffisamment de connaissances et de soutiens pour permettre la fabrication d’un instrument d’une telle complexité. D’ailleurs, Pope lui-même avait insisté sur l’origine nord-américaine du modèle, en plaçant une inscription sous le soleil : « Joseph Pope, Fecit in Boston, État de Massachusetts ». De plus, à travers la figure du gouverneur Bowdoin supportant les cieux avec grâce, le planétaire suggère également que, dans la jeune république américaine, l’État avait pour mission de soutenir la production et la transmission des connaissances scientifiques. Le planétaire était d’ailleurs bel et bien le fruit de ce soutien : le gouverneur Bowdoin aurait dépêché la brigade des pompiers de Boston pour sauver l’instrument lors d’un incendie survenu dans l’atelier de Pope au début des années 1780, pendant sa fabrication. Plus tard, après son achèvement, Bowdoin avait autorisé une loterie publique pour aider Harvard à lever des fonds en vue d’acquérir l’instrument12.

11 Ce n’est donc pas une coïncidence si l’histoire a associé cet objet à la date de 1776. À l’instar de la célèbre Déclaration d’indépendance de Thomas Jefferson publiée la même année, le planétaire semblait proclamer une sorte d’indépendance. Il incarnait la nouvelle république, désormais affranchie de sa dépendance envers les instruments fabriqués à Londres et le savoir scientifique britannique.

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12 Néanmoins, il faut rester prudent et éviter d’associer trop rapidement cet objet à un récit politique connu. Comparons le modèle de Pope au planétaire réalisé en 1771 pour le compte de l’University of Pennsylvania par David Rittenhouse, un scientifique et un inventeur de Philadelphie. D’après le témoignage de Thomas Barton, son beau-frère et mécène, Rittenhouse s’était lancé dans la construction d’un planétaire « en se moquant des ignorants ou du goût dominant »13. Il a manifestement atteint son objectif. Rittenhouse était parti de rien : il n’existe aucun prototype de son instrument. Il a agencé l’objet verticalement comme une horloge, plutôt que dans le sens horizontal comme les modèles britanniques, et il a divisé son instrument en trois parties, présentant chacune trois types de données astronomiques. Naturellement, ces changements impliquaient également un remaniement complet du train d’engrenage. Si le planétaire de Pope faisait honneur à son pays, celui-ci était un objet qui, comme l’affirme Jefferson dans ses Notes on The State of Virginia, « constituait une des preuves les plus éclatantes du génie mécanique que le monde ait jamais produites »14.

13 Le planétaire de Rittenhouse souligne donc le caractère intrinsèquement londonien de l’instrument de Pope. Là où Rittenhouse a innové, Pope s’était contenté d’imiter. En dépit du caractère américain des figures en bronze et de l’originalité de l’échelle monumentale du planétaire Pope, son instrument demeurait résolument britannique. Les historiens des sciences ont montré que Pope s’est appuyé sur des schémas et des plans parus dans des publications britanniques, et qu’il a utilisé du cuivre britannique pour ses engrenages ; et bien entendu, les données astronomiques sur lesquelles il se fondait étaient tirées de sources britanniques15. Ce qui était acclamé et célébré à Boston – c’est-à-dire un instrument fièrement « fecit in Boston », distingué parmi les autres instruments de Harvard – n’était en fin de compte qu’un objet étroitement lié, voire dépendant, à bien des égards, des ressources de Londres.

14 Ce n’est pas la première interprétation permettant de conclure que la Révolution américaine n’a pas entraîné une rupture nette entre Boston et Londres. De nombreux spécialistes ont montré que des liens artistiques, familiaux et commerciaux, entre autres, ont perduré. Mais ce qui est remarquable à propos de ce planétaire, c’est sa réception. Cet objet nous montre non seulement que des objets façonnés d’après des sources britanniques ont continué à être produits à Boston après la Révolution, mais révèle encore que ces objets et les compétences artisanales qu’ils représentent – des compétences fondées essentiellement sur la capacité à reproduire plutôt qu’à innover – suscitaient l’admiration et l’attention.

New York, une mezzotinte | Amy Torbert

15 En 1775, les éditeurs Robert Sayer et John Bennett publièrent cinq manières noires (ou mezzotintes) représentant des actes de résistance américaine contre le Boston Port Bill (acte du port de Boston)16. Dans la tourmente des débats autour d’une éventuelle indépendance des colonies de l’empire britannique, cette série de gravures apportait une réponse tangible à la question que se posaient justement les observateurs, face à la menace prochaine d’une guerre civile : que signifiait être américain ? Ces gravures abordaient cette question de front, en figurant les opinions des parties adverses de chaque côté de l’Atlantique. Ce faisant, elles constituaient une culture visuelle de cette dissolution. À travers leur histoire géographique et matérielle, ces gravures permettent

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de porter un nouveau regard sur la singularité du conflit américain dans l’imaginaire britannique.

16 En janvier 1775, plusieurs journaux londoniens rapportèrent l’histoire d’un barbier newyorkais qui avait chassé un officier de la marine britannique hors de sa boutique en découvrant la véritable identité de son client17. Sayer et Bennett s’empressèrent de tirer une gravure de l’événement, qu’ils présentèrent dans la vitrine de leur boutique londonienne, dans l’intention de la vendre dans les bourgades provinciales d’Angleterre ainsi que dans les villes américaines. Dans The Patriotick Barber of New York, or the Captain in the Suds, le barbier Jacob Vredenburgh refuse de terminer de raser le capitaine John Crozier après que plusieurs hommes (sur la gauche) lui aient révélé le titre de l’officier. Outre la présence d’un assistant coiffeur, sa boutique est encombrée de tous les accessoires typiques de son métier – des perruques, des boîtes –, tandis que des affiches en faveur de la cause patriotique sont placardées à côté de portraits de politiciens également acquis à cette cause.

17 De quelles sources s’inspirent le dessin et la composition de cette gravure ? Alors que les articles des journaux précisaient les circonstances de l’événement, l’imagination du graveur est venue combler les détails du décor, en s’appuyant sur le tropisme du « barbier politique », un personnage emblématique des gravures satiriques, dont la suffisance et l’éloquence contrastaient avec sa position sociale18. En revanche, la source à l’origine de la profusion de texte reste un mystère. Sans que le dessinateur et le graveur de la gravure aient jamais pu être formellement identifiés, il est probable qu’un individu ayant une connaissance intime de la topographie et de la vie politique newyorkaise a participé à la création de cette gravure. Les noms des principaux membres des Sons of Liberty (Fils de la liberté) 19 à New York figurent en toutes lettres sur les boîtes à perruques, à côté de noms d’individus dont la participation est restée ignorée en dehors de New York bien après 1776. L’adresse – Barclay Street – inscrite au- dessus du seuil de la boutique est tout aussi significative : cette rue se trouvait à la périphérie du territoire communal de New York, à proximité des lieux de réunion des Sons of Liberty entre 1770 et 1776, et à deux pas de leur Arbre de la liberté. Par la présence de ces détails, cette gravure constitue un document historique rare qui témoigne de relations avérées entre les graveurs de Londres et des individus ayant une connaissance intime de la ville de New York.

18 Il serait tentant d’interpréter The Patriotick Barber comme la représentation d’un point de vue très informé certes, mais résolument anti-américain. Seulement cela simplifierait à l’extrême les nombreuses contradictions relevées dans les actes de rébellion des Américains. Le texte qui accompagnait la gravure célébrait à la fois l’acte de bravoure du barbier tout en le caricaturant, à travers des versets faussement héroïques. D’un côté, le journal dont était tirée la gravure imagine avec humour que tous les barbiers américains vont se mettre à suivre l’exemple de Vredenburgh, au point que tous les fidèles sujets britanniques en Amérique pourraient se voir contraints de porter « des barbes aussi longues que celle du roi Nabuchodonosor ». D’un autre côté, un danger réel plane en arrière-plan. Ces paragraphes affirment que des soldats britanniques pourraient être renvoyés dans le monde comme des « objets de ridicule », à demi rasés, et Vredenburgh lui-même affiche un visage agressif, dirigeant la pointe de sa lame vers Crozier, tandis que la cuvette de rasage se brise au sol en plusieurs morceaux.

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19 Les cinq gravures de la série de Sayer et Bennett présentent la même combinaison de traits de violence, de force et d’unité. Parallèlement, elles contiennent des éléments qui permettent à l’observateur de réagir par le rire ou la dérision, ce qui désamorce dans le même temps cette force. Alors que le projet d’indépendance américaine prenait soudain une tournure très sérieuse, Sayer et Bennett ont adopté à dessein le langage de la caricature pour proposer une série de gravures porteuses de messages contradictoires, afin d’attirer des lecteurs de tous bords, quelle que soit leur position dans ce conflit.

20 Tandis que les lecteurs s’efforçaient de décoder le motif de ces images, les réalités matérielles des mezzotintes portaient également la trace de la dissolution progressive des relations entre Londres et ses colonies américaines. Dans les années 1770, le verbe employé pour décrire la rupture entre deux entités politiques était « dissoudre » (dissolve). Nous pouvons y voir une analogie avec la surface fragile des plaques de gravure en manière noire, qui, bien que conçues pour être éphémères, restèrent en usage pendant une décennie, en raison de la demande élevée en Angleterre comme en Amérique. Sur les mezzotintes, ce sont les variations de texture qui modèlent les formes, à la différence des lignes, pointillés et hachures caractéristiques des gravures et des estampes traditionnelles. En revanche, l’état de ces plaques de cuivre est en perpétuelle mutation : chaque fois qu’elles sont mises sous presse, leur grenure s’abrase progressivement, de sorte qu’elles perdent leur capacité à retenir l’encre. Même si le graveur peut tenter de préserver le motif par une intervention manuelle, les menus détails finiront par se dissoudre dans une évanescence irrémédiable.

21 Tandis que la pression s’intensifiait au début des années 1780 pour leurs éditeurs et leurs observateurs, les figures de cette série de gravures ont fini par menacer de disparaître et d’être remplacées. The Patriotick Barber of New York constitue donc à la fois la preuve matérielle des pressions subies par les éditeurs de gravures se trouvant à la tête d’une activité rentable, et la preuve visuelle des tensions intrinsèques à cette représentation de l’empire fragilisé et de l’unification américaine, observés du point de vue des Anglais.

Londres et la Virginie, une tabatière | Dana E. Byrd

22 Dans l’Amérique du XXIe siècle, la consommation de tabac est aujourd’hui dépréciée par une grande partie de la population, pour des raisons à la fois médicales, sociales et juridiques. Au XVIIIe siècle, le tabac était, en revanche, une source de profit, de souffrance et de plaisir pour les habitants des deux côtés de l’Atlantique. Une petite tabatière, réalisée à Londres et utilisée en Virginie, permet de s’interroger sur les relations entre race et tabac dans ce monde colonial, avec des implications aussi vastes que ces territoires.

23 Introduit en Europe par des navigateurs qui avaient découvert le tabac à travers leurs contacts avec les Amérindiens, l’art de fumer s’est imposé vers 156020. Les soldats, les marins et les marchands itinérants ont rapidement propagé sa consommation, entraînant l’apparition de nouveaux objets, tels les pipes, les boîtes à tabac et les tabatières, associés à une consommation ritualisée du tabac21. La fonction dictait la forme : les plus anciens récipients étaient petits (reflétant le coût élevé du tabac), de forme ovoïde ou ovale. La plupart étaient produits en série, et ne répondaient pas à une commande précise. Beaucoup portent des illustrations destinées à séduire des fumeurs

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unis par des croyances religieuses, des professions ou des intérêts communs. Les tabatières sont donc une source d’information fascinante sur la manière dont cette « herbe démoniaque » était perçue et consommée par la société qui les produisait.

24 Le décor de la tabatière de Winterthur met en avant cet usage social, associé à des éléments nationalistes. Il représente trois hommes engagés dans une conversation : un Français, un Néerlandais et un Anglais. Le Français s’adresse aux deux autres en tendant la main, et leur demande « Voule[z] vous de rappe ? ». Le terme « rappe », qui signifie priser, remonte au début du XVIIe siècle ; les priseurs râpaient (ou grattaient) leur « carotte » de tabac pour produire une poudre grossière à inhaler. Les deux hommes déclinent l’offre. Le Hollandais, la pipe à la main, répond « No dis [this] been better » (Non, ceci est meilleur), tandis que l’interlocuteur anglophone, un colon ou un Anglais, demande « Will you have a quid? » (Voulez-vous chiquer ?). La chique est un morceau de tabac à mâcher, que cet homme semble conserver dans une boîte. La scène est résumée dans la légende suivante : « Thes [these] three united in the Same Cause/ This snuffs that Smoaks [smokes] the other chaws [chews] » (Trois compères unis pour la même cause/Celui-ci prise, celui-là fume, le troisième chique).

25 Ce dialogue n’a pas pour seule vertu d’illustrer la consommation de tabac sur le marché international. Il exprime également les préférences nationales concernant le mode de consommation du tabac : priser, fumer ou chiquer22. Produit dans le Nouveau Monde, le tabac était conditionné sous différentes formes pour contenter les consommateurs de l’Ancien Monde.

26 La scène gravée au revers évoque une fois encore le rôle du tabac sur le marché international, tout en faisant allusion à sa production dans les colonies. Le nom, Corn Willson (probablement celui du propriétaire), et la date d’achat, 1772, sont gravés sous la scène. Elle figure un homme assis dans un fauteuil, fumant tranquillement la pipe, tandis qu’à l’arrière-plan, deux ouvrières agricoles coiffées d’un fichu remplissent et scellent des tonneaux de tabac. Au premier plan, une Amérindienne plus grande que nature, reconnaissable à sa coiffe de plumes, semble émerger d’un des tonneaux, en tenant une poignée de feuilles de tabac. Elle est entourée de deux personnages de dimensions inférieures, dont l’un est orné d’un fichu, et l’autre a la tête nue23. Ainsi réunies, ces figures d’ouvrières indiquent la relation entre le produit (le tabac), ses origines (les Amérindiens) et le moyen de production (l’esclavage).

27 Hormis le fait que ces deux scènes sont unies structurellement comme étant les deux faces brillantes de la même tabatière, la qualité de la gravure n’est pas la même des deux côtés. Sur l’endroit, les figures masculines sont ciselées avec des lignes fines et délicates, tandis que l’envers est gravé avec des lignes plus prononcées et expressives, qui s’appuient sur des hachures pour créer une illusion de profondeur. Cette différence stylistique suggère qu’une seule main a créé cette gravure, mais à partir de deux sources différentes.

28 Le modèle le plus probable pour cette gravure est une réclame anglaise pour le tabac. Ces réclames de piètre qualité, que l’on trouvait sur les papiers et les emballages de tabac, dans les boutiques des marchands de tabac, offraient la possibilité d’imaginer le rôle des Africains dans le Nouveau Monde au cours des deux siècles qui ont vu les Britanniques transporter par bateau trois millions de leurs congénères à destination des Amériques. Ces images populaires idéalisaient l’asservissement des Noirs tout en masquant la brutalité de l’esclavage. Elles symbolisaient aussi l’empire vis-à-vis d’une opinion publique qui n’avait que très peu de prise avec la réalité quotidienne des

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esclaves dans les contrées éloignées des Caraïbes et des Amériques24. Le décor gravé de cette tabatière traduit la vision populaire associée à la production et de la consommation du tabac, et vient enrichir notre compréhension de la manière dont les Britanniques imaginaient leur empire en plein essor.

29 De l’autre côté de l’Atlantique, quiconque prélevant du tabac dans cette tabatière vivait une expérience multisensorielle : l’œil était attiré par la brillance de l’objet, sa surface engageait le toucher, et le tabac à l’intérieur sollicitait le goût et l’odorat. L’usage d’une tabatière était aussi l’indice d’un certain statut social. À Londres, où le statut d’un individu dépendait de sa naissance, et où les aspirations à un rang supérieur reposaient sur la participation à des marchés internationaux et sur la maîtrise d’un certain nombre de codes culturels, la tabatière – qui faisait référence aux métropoles européennes – était une illustration du commerce triangulaire. Dans la région « Tidewater » en Virginie, où des spécialistes ont observé que le statut social d’un individu relevait avant tout de sa mobilité, la tabatière se prêtait peut-être à autre interprétation. La mentalité des tabaculteurs comme Corn Willson suggère que cet objet pouvait être perçu comme un indice de richesse de son propriétaire, mais aussi de sa capacité à cultiver du tabac de qualité supérieure. Cette aptitude à produire ou, plus exactement, à superviser ceux qui le produisaient, rehaussait la renommée publique d’un tel individu, ainsi que sa propre estime. Au lendemain de la contractualisation des marchés du tabac entre 1750 et 1770, l’étalage de la tabatière devait signaler le statut social récemment acquis par son propriétaire, tout en révélant son indépendance financière et son prestige social.

30 En résumé, cette tabatière est un produit des relations internationales au XVIIIe siècle : elle représentait des ouvrières d’origine africaine pour évoquer l’origine du tabac, et des personnages amérindiens pour indiquer la qualité de ce dernier ; elle était fabriquée à Londres pour être utilisée en Amérique ; et elle était célébrée comme un marqueur social. L’étude matérielle des objets éclaire remarquablement le rôle du tabac dans l’invention de nouvelles formes de sociabilité et d’espaces de consommation en Angleterre à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle.

Angleterre, une figure de Blackamoor | Louis P. Nelson

31 En 1692, William Blathwayt entreprit la construction d’une nouvelle aile élégante donnant sur le parc de sa propriété, au cœur de la campagne du Gloucestershire, non loin de la ville balnéaire de Bath. La pièce située au centre à l’étage tenait lieu de salon privé, et probablement de bureau pour la tenue de la correspondance officielle. Le long du mur du fond de cette pièce, se tiennent deux figures agenouillées de Blackamoor, identiques en tout point à leur description dans l’inventaire de cette pièce réalisé en 1703. À l’instar des statues de ce genre datant de la même époque, à l’aube des temps modernes, ces figures portent des tuniques rouges, suggérant leur identité de « maures », selon le stéréotype du musulman africain alors répandu en Angleterre, mais aussi dans toute l’Europe et le bassin méditerranéen. Cependant, ces figures sont manifestement des esclaves, leur servitude se traduisant explicitement par la présence de chaînes et de colliers. Dans le contexte de l’Angleterre du XVIIe siècle, ces éléments apportent un sens supplémentaire à ce stéréotype. En Angleterre, le type du Blackamoor n’était pas seulement associé aux « maures » d’Afrique du Nord, mais aussi aux esclaves

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d’Afrique de l’Ouest. Ainsi, ces objets renvoient à un imaginaire englobant une histoire alternative25.

32 D’origine modeste, William Blathwayt avait connu une ascension sociale fulgurante en embrassant avec zèle sa charge de fonctionnaire de l’administration des plantations britanniques26. Après des études et une brève expérience en tant qu’émissaire anglais à La Haye, Blathwayt avait entamé une longue carrière d’administrateur dans les colonies britanniques. En 1685, il était devenu secrétaire du Comité pour le commerce et les plantations étrangères, un poste haut placé qui faisait de lui le principal représentant de la Couronne britannique dans l’administration coloniale. Une des missions primordiales et la plus lucrative dont était chargé Blathwayt consistait à assurer la promotion de la traite négrière, encore balbutiante.

33 À travers la restructuration de sa propriété à Dyrham Park, Blathwayt signalait sa participation au projet global de l’empire par le biais de ses pratiques de collectionneur27. Dans la nouvelle aile, il fit aménager deux escaliers majestueux. Le premier était en noyer de Virginie, le second en cèdre d’Amérique. Alors que ces types de grands escaliers existaient dans les manoirs britanniques depuis plusieurs décennies, ceux de Dyrham Park comptent parmi les plus anciens réalisés sciemment avec des bois exotiques provenant des colonies américaines. Peu après l’achèvement des travaux, Blathwayt se fit construire une serre privée. En hiver, elle était emplie d’orangers, de citronniers et de myrtes. Le goût de Blathwayt pour les fruits exotiques était certainement accentué par la livraison régulière d’oranges, de bocaux de gingembre en conserve et même de cornichons en saumure en provenance des Antilles, qui lui étaient expédiés dans l’espoir de gagner ses faveurs28. En été, lorsque les plantes les plus robustes étaient déplacées dans les jardins, la serre conservait « deux ou trois rangées d’orangers, etc., sur toute la longueur de la serre, qui constituent la plus belle des promenades odorantes d’une porte à l’autre : et toute la demeure est immaculée, décorée de cartes et de sculptures, etc., des plus amusantes, avec du mobilier d’été en rotin »29. Les cartes géographiques mentionnées par ce visiteur appartenaient à une vaste collection comportant de nombreuses cartes d’Afrique et des Caraïbes (qui font aujourd’hui partie de la collection Blathwayt à la John Carter Brown Library). Alors que la puissance impériale se mesure habituellement à l’aune des fortifications militaires ou d’autres types de manifestations concrètes de l’autorité royale, nous découvrons ici une forme d’investissement alternatif et plus personnel dans le projet impérial, à travers l’association d’un escalier en noyer de Virginie, de figures d’esclaves Blackamoor, de citronniers et de cartes géographiques de l’empire en expansion – soit une véritable Wunderkammer coloniale.

34 La collection d’objets représentant des Africains est d’abord apparue au sein des monarchies européennes continentales, puis anglaise. Charles II, un des principaux investisseurs de la Compagnie royale d’Afrique, a joué un rôle déterminant en lançant la mode des esclaves noirs figurés comme accessoires personnels. Dès lors, ils ont d’abord fait leur apparition sur les portraits des membres de la Couronne britannique et des chefs militaires, associant la représentation d’Africains anonymes à l’empire dans l’imaginaire visuel britannique30. Les Blackamoors à mi-échelle de Blathwayt se tiennent dressés – ou, plutôt, agenouillés – à une lisière extraordinaire : la pression de la consommation impériale allait de la possession d’individus en tant que serviteurs personnels exotiques, aux représentations d’anonymes comme attributs dans les portraits, jusqu’à la représentation sculpturale générique d’individus anonymes,

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devenus des ornements domestiques. Le projet impérial a fait du corps noir une marchandise, et au fil de l’évolution de ces schémas de consommation, le corps noir initial, dans sa réalité physique, a muté jusqu’à devenir un corps représenté, puis fabriqué en série. Au début du XVIIIe siècle, cette vogue a entraîné la production d’un large éventail de corps noirs à collectionner, depuis les figurines de serviteurs africains en céramique destinées à décorer les manteaux de cheminée aux têtes de Blackamoor figurant sur des assiettes de table et des couverts. Le tout trahissant, comme l’a montré Catherine Molineux, « l’assimilation de plus en plus étroite des serviteurs noirs à des marchandises et à la prospérité domestique »31.

35 Naturellement, cette présence croissante d’objets collectionnés représentant des Africains au sein des foyers reflétait le nombre croissant de personnes noires présentes en Grande-Bretagne. En 1770, la capitale londonienne recensait une population noire de 5 000 individus32. Par ailleurs, des journaux à Bristol, Liverpool et dans d’autres villes portuaires faisaient régulièrement paraître des annonces de vente d’esclaves ou des avis de recherche d’esclaves évadés. Ces publications associaient étroitement les sphères publiques de Grande-Bretagne et des Caraïbes britanniques, du moins jusqu’au Somerset Act en 1772, qui limita l’esclavage légal en Angleterre en agitant le spectre de la honte morale associée à ce commerce, alors même que la richesse de l’empire en dépendait. À la fin du siècle, la critique morale de l’esclavage portée par les abolitionnistes eut pour conséquence une baisse de popularité des corps noirs dans les portraits de l’élite britannique.

36 Dans ce contexte, les similitudes visuelles entre le Blackamoor agenouillé et la célèbre image de Josiah Wedgwood, Am I Not a Man and a Brother?, ne semblent pas fortuites. Wedgwood, comme d’autres artisans actifs vers la fin de la traite négrière africaine, connaissait certainement les figures agenouillées comme celles présentes à Dyrham Park. À l’instar des Blackamoors de Blathwayt, l’image de Wedgwood réifie le corps noir et mise sur le désir matérialiste de consommation. Mais dans le même temps, elle investit la figure africaine d’un sentiment de dignité humaine qui met à mal les ambitions impériales de la Grande-Bretagne. À travers ce qui se révèle une des résurrections visuelles les plus sophistiquées de l’imagerie populaire britannique, Wedgwood s’est emparé du bois mort du Blackamoor agenouillé pour en faire un homme.

NOTES

1. L’expansion impériale de la Grande-Bretagne en Inde et dans le Pacifique au cours du « long dix-huitième siècle » (de la Glorieuse Révolution d’Angleterre, de 1688 à 1689, à la bataille de Waterloo en 1815) invite à débattre des liens complexes qui associent les cultures matérielles coloniales du monde en entier. Bien qu’excédant la portée de cette brève contribution, ces dernières mériteraient d’être approfondies. Pour un exemple de travaux relatifs à ce sujet, voir Martin Jay, Sumathi Ramaswamy éd., Empires of Vision: A Reader, Durham, 2014.

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2. Jules Prown, « Mind in Matter: An Introduction to Material Culture Theory and Method », dans Winterthur Portfolio, 17/1, printemps 1982, p. 1-19 ; Michael Yonan, « Toward a Fusion of Art History and Material Culture Studies », dans West 86th, 18/2, automne 2011, p. 232-248. 3. W. J. T. Mitchell, What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, Chicago, 2005, p. 145, 168. 4. Julie Flavell, When London Was Capital of America, New Haven/Londres, 2013. 5. Voir Jill H. Casid, Sowing Empire: Landscape and Colonization, Minneapolis/Londres, 2005 ; Susan Scott Parrish, American Curiosity: Cultures of Natural History in the Colonial British Atlantic World, Chapel Hill, 2006. 6. Par exemple, Elisa Tamarkin, Anglophilia: Deference, Devotion, and Antebellum America, Chicago, 2008 ; Kariann Yokota, Unbecoming British: How Revolutionary America Became a Postcolonial Nation, Oxford, 2011. 7. Sur ce point, voir Michael Gaudio, Engraving the Savage: The New World and Techniques of Inscription, Minneapolis/Londres, 2008 ; Michael Ann Holly, « Notes from the Field: Materiality », dans The Art Bulletin, 95/1, mars 2013, p. 15-17. 8. Parmi les travaux sur ce sujet : Martin Berger, Sight Unseen: Whiteness and American Visual Culture, Berkeley, 2005 ; Kay Dian Kriz, Slavery, Sugar, and the Culture of Refinement: Picturing the British West Indies, 1700-1840, New Haven, 2008 ; Maurie McInnis, Slaves Waiting for Sale: Abolitionist Art and the American Slave Trade, Chicago, 2011. 9. David P. Wheatland, The Apparatus of Science at Harvard, Cambridge, 1968, p. 57-59. 10. « a valuable piece of mechanism […] honor to the artist and to the country to which he belongs » (Harvard College Book, 8, 1778-1803, p. 276 ; Wheatland, 1968, cité n. 9, p. 58). 11. I. Bernard Cohen, Some Early Tools of American Science, Cambridge, 1950, p. 63-65. 12. Cohen, 1950, cité n. 11, p. 64. 13. « without regard to the ignorant or prevailing taste » (cité dans Brooke Hindle, David Rittenhouse, Princeton, 1964, p. 28). 14. « exhibited as great a proof of mechanical genius as the world ever produced » (Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, Paris, 1785 ; William Huntting Howell, « A More Perfect Copy: David Rittenhouse and the Reproduction of Republican Virtue », dans William and Mary Quarterly, 3e série, 64/4, octobre 2007, p. 757). 15. Henry C. King, Geared to the Stars: the Evolution of Planetariums, Orreries and Astronomical Clocks, Toronto, 1978, p. 277. 16. En réponse à la Boston Tea Party, le Boston Port Bill est une loi votée par le parlement du Royaume-Uni en 1774 ordonnant la fermeture du port de Boston [N.D.L.T.]. 17. « A Card », dans Lloyd’s Evening Post, 2-4 janvier 1775, p. 15. 18. Don Herzog, Poisoning the Minds of the Lower Orders, Princeton, 1998, p. 489-504. 19. Sons of Liberty est une organisation secrète de patriotes américains, formée pendant la rébellion des treize colonies contre l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle [N.D.L.T.]. 20. Marcy Norton, Sacred Gifts, Profane Pleasures: A History of Tobacco and Chocolate in the Atlantic World, Ithaca, 2008, p. 157. 21. Daniëlle O. Kisluk-Grosheide, « Dutch Tobacco Boxes in The Metropolitan Museum of Art: A Catalogue », dans Metropolitan Museum Journal, 23, 1988, p. 201-231, en particulier p. 201. 22. Jordan Goodman, Tobacco in History: The Cultures of Dependence, Londres, 1994, p. 121. 23. E. McClung Fleming, « The American Image as Indian Princess 1765-1783 », dans Winterthur Portfolio, 2, 1965, p. 72. 24. Catherine Molineux, Faces of Perfect Ebony: Encountering Atlantic Slavery in Imperial Britain, Cambridge, 2012, p. 77. 25. Molineux, 2012, cité n. 24. 26. Gertrude Jacobsen, William Blathwayt: A Late 17th Century English Administrator, New Haven, 1932. 27. Joy Kenseth éd., The Age of the Marvelous, Hanovre, 1991.

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28. Richard Dunn, Sugar and Slaves: The Rise of the Planter Class in the English West Indies, 1624-1713, Chapel Hill, 1972, réédité en 2000. 29. « two or three rows of Oranges &, the Length of the House, which make the most beautiful and fragrant Walks within Doors; and the whole house is whitewash’d, and hung round with the most entertaining Maps, Sculptures, & And furnished with fine Chairs of Cane for the summer » (Mary Woods, Arete Swartz Warren, Glass Houses: A History of Greenhouses, Orangeries and Conservatories, Londres, 1990, p. 46). 30. Susan Dwyer Amussen, Caribbean Exchanges: Slavery and the Transformation of English Society, 1640-1700, Chapel Hill, 2007. 31. « the deepening association of black servants with trade goods and domestic prosperity » (Molineux, 2012, cité n. 24). 32. James Walvin, Making the Black Atlantic: Britain and the African Diaspora, Londres, 2000.

INDEX

Mots-clés : colonie, empire, culture matérielle, colonial, sciences, race, politique Index géographique : États-Unis, Londres, Royaume-Uni Keywords : colony, empire, material culture, colonial, sciences, race, politics Index chronologique : 1600, 1700, 1800

AUTEURS

WENDY BELLION

Wendy Bellion est Associate Professor en histoire de l’art à l’University of Delaware. Elle est l’auteure de Citizen Spectator: Art, Illusion, and Visual Perception in Early National America (2011).

DANA E. BYRD

Associate Professor en histoire de l’art au Bowdoin College à Brunswick, Dana E. Byrd dirige actuellement un projet intitulé « Reconstructions: The Material Culture of the Plantation, 1861-1877 ».

ETHAN W. LASSER

Ethan W. Lasser est Associate Curator de la chaire Margaret S. Winthrop pour l’art américain, aux Harvard Art Museums. Il prépare actuellement une exposition sur la vaste collection du Harvard College.

LOUIS P. NELSON

Associate Professor en histoire de l’architecture (University of Virginia), Louis P. Nelson poursuit des recherches sur la Jamaïque qui feront l’objet d’un livre intitulé Architecture and Empire in Jamaica.

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AMY TORBERT

Amy Torbert est doctorante à l’University of Delaware. Spécialisée en culture de l’imprimé britannique et américaine, elle termine actuellement sa thèse, The Material and Imagined Geographies of Prints in the Atlantic World, 1770-1840.

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Entretien

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Entretien avec James Elkins

Carlo A. Célius, Sophie Raux, Riccardo Venturi et James Elkins Traduction : Géraldine Bretault

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les réponses de James Elkins ont été traduites par Géraldine Bretault.

1 On ne devrait plus avoir à présenter James Elkins, l’un des historiens de l’art les plus prolixes et les plus marquants de ces vingt dernières années. Pourtant l’homme n’est certainement pas aussi connu du lectorat français que sa popularité internationale pourrait le laisser supposer. Professeur à la School of the Art Institute à Chicago depuis 1989, il est l’auteur ou l’éditeur de vingt-cinq ouvrages et de plus de cent vingt articles et essais. Plusieurs de ses livres ont été traduits en espagnol, en italien, en chinois, en coréen ou en tchèque ; des anthologies de ses textes existent déjà ou sont sur le point de paraître en allemand, en russe, en espagnol et en estonien. Mais rien de tel dans le domaine francophone…

2 Né en 1955 à Ithaca, dans l’état de New York, James Elkins a entrepris des études d’histoire de l’art à la Cornell University. Il s’oriente ensuite vers la pratique artistique à l’University of Chicago, puis achève une thèse d’histoire de l’art en 1989 Perspective in Renaissance Art and in Modern Scholarship. Depuis, ses centres d’intérêt n’ont cessé d’évoluer et de s’élargir, témoignant d’une curiosité insatiable pour tous les aspects des mondes visuels : ses grands domaines de recherche vont de l’historiographie de l’histoire de l’art à la théorie des images1.

3 Animés par une réflexion critique originale, toujours portés au-delà des frontières de la discipline, ses travaux s’inscrivent dans les courants les plus actuels du renouveau de la recherche en histoire de l’art. S’il a été l’un des grands promoteurs des visual studies, il n’a jamais caché son « scepticisme » face à la difficulté d’élaborer une science du visuel qui accorde autant d’intérêt à un tableau de Rembrandt qu’à une image macroscopique de paramécies2. Son travail de déconstruction des canons de l’histoire de l’art académique a trouvé des prolongements dans deux directions. La première s’inscrit dans les débats portant sur l’évolution de la discipline dans le contexte de la mondialisation : comment penser et comment écrire aujourd’hui une histoire de l’art globale qui ne soit pas ethnocentrée ?3 La seconde interroge ce qu’il considère comme l’un des grands impensés de l’histoire de l’art : l’écriture. Parce qu’elle ne

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peut pas être un véhicule neutre de la pensée, parce que ses formes sont conditionnées par des attentes disciplinaires et académiques bien définies, l’écriture en histoire de l’art mérite un retour réflexif sur ses pratiques. Les ouvrages en préparation qu’il consacre à cette question What Is Interesting Writing in Art History? et Writing with Images veulent rompre avec le formalisme académique, la tradition de l’isolement et de la sacro-sainte auctorialité du chercheur. Le processus d’élaboration des manuscrits s’expose en temps réel (live writing) sur Internet et s’offre à l’interaction des lecteurs invités à contribuer à leur élaboration.

4 Toujours surprenant, au faîte de sa notoriété, James Elkins a annoncé cette année sur les réseaux sociaux qu’il cesse de publier dans le champ de l’histoire de l’art, des visual studies et de la théorie de l’art pour se consacrer à d’autres projets intellectuels. Il prépare, à l’horizon 2020, A Journey, un ouvrage de fiction qui marquera l’aboutissement de ces recherches expérimentales sur la manière dont le texte advient face aux images. [Sophie Raux] Carlo A. Célius. Documents statistiques, analyses de textes, discussions diverses, considérations sur l’univers académique…, tout vous permet de dresser un constat sans appel : l’histoire de l’art est et demeure un discours occidentalo-centré. Et vous ne semblez pas percevoir les possibilités d’un dépassement, dans le cadre d’une histoire globale de l’art. D’autant plus que les approches qui auraient pu présenter des alternatives (théories postcoloniales, théories de l’image, études des cultures visuelles…) ne vous paraissent pas offrir des perspectives satisfaisantes. Mais l’histoire à faire – cela ressort de nombre de publications consacrées au sujet – semble être avant tout celle d’un « art » parvenu à « l’âge global », qui coïnciderait avec l’art dit contemporain dans ses diverses expressions. Or, à bien y regarder, ces créations relèvent d’un système spécifique, celui du prolongement du système des beaux-arts (certes en transformation), c’est-à-dire un type d’organisation, d’institutionnalisation de la création plastique parmi d’autres, un domaine spécifique de création, diffusé en dehors de l’Europe où il s’est mis en place à partir du XVIe siècle et qui a connu une longue hégémonie. L’histoire de l’art constitue un des discours générés par ce système auquel elle reste fortement attachée. Son occidentalo-centrisme n’a alors rien de bien étonnant. Il se pourrait donc que « l’art global » soit tout simplement la phase ultime de l’expansion maximale d’un modèle, d’un domaine (qui se maintient en se transformant) et l’histoire qu’on voudrait globale, tout simplement la recherche d’un discours d’accompagnement adéquat. Or le défi (que semblent pointer l’anthropologie des images et les études visuelles) ne serait-il pas de parvenir à penser la création plastique (foyer de production d’images, parmi d’autres, dans une société donnée ?) dans ses diverses formes d’organisation, de cristallisation, dans le temps et dans l’espace ? James Elkins. Je vous remercie pour cette question. C’est un plaisir de vous « rencontrer », même si ce n’est que par le biais d’un forum numérique. J’espère que nous aurons prochainement l’occasion d’échanger de vive voix. Je conviens qu’il n’est guère étonnant que le discours sur l’art global soit « occidentalo-centré ». Je suis aussi d’accord avec Thomas DaCosta Kaufmann, lorsqu’il fait remarquer que le XXe siècle n’est pas la première étape de l’histoire globale de l’art – il fait notamment référence aux conquêtes espagnoles pendant la Renaissance. Et je suis d’accord avec Susan Buck-Morss pour dire qu’Haïti, par exemple, doit être considéré dans un ensemble de relations bien plus complexe et global, lié non seulement à l’esclavage mais aussi à l’histoire de la philosophie allemande4. Personnellement, je fais la distinction entre l’art global et les écrits qui le décrivent. Il arrive que cet art s’oppose au capitalisme mais, comme nous le savons, la majeure partie de l’art contemporain ignore la critique politique. Ces dix dernières années, l’art global a connu une évolution rapide, avec une diversification complexe des pratiques qui renvoie à bien des égards à la variété des contextes – local, « glocal »,

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provincial, régional et national. S’il semble vain de contester l’« occidentalo- centrisme » du monde de l’art contemporain dans son ensemble, on constate tout de même une grande diversité des « types d’organisation », comme vous le disiez. Écrire sur l’art global, il me semble, s’éloigne singulièrement de ces aspects. Au cours de la dernière génération, la variété des écrits sur l’histoire globale de l’art a décliné. L’écriture s’est uniformisée. Les travaux de recherche reconnus en histoire de l’art, en particulier, ont adopté un certain style, ainsi que toute une série de protocoles, de règles et d’habitudes qui les ont normalisés. Il est impossible pour un jeune chercheur chinois, par exemple, d’accepter un poste pour enseigner dans une université d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord, à moins que ce chercheur ne soit familier de ce style d’écriture. Pourtant, il est pratiquement impossible de distinguer l’art global des écrits qui s’y consacrent. Le formidable historien de l’art Piotr Piotrowski, décédé au printemps 2015, proposait une « histoire de l’art horizontale » : il s’intéressait aux modalités d’écriture de l’histoire de l’art aptes à rendre hommage à des traditions marginales ou oubliées. C’est une excellente analyse, que je continue d’utiliser dans mes propres travaux. Piotrowski ne semble toutefois pas remarquer que l’ouvrage Art Since 1900, qu’il critique, est rédigé dans un certain style, selon des règles d’argumentation, des théories éprouvées, des méthodologies coutumières et des récits attendus : il se contente de dire en passant que l’ouvrage est très bien écrit5. Art Since 1900 est un bon exemple du style généralement admis dans les écrits sur l’art : il associe October, le poststructuralisme français et la théorie de l’école de Francfort, dans une combinaison qui fait consensus pour la rédaction de l’histoire, la théorie et la critique d’art. Piotrowski en appelle à une diversification des avis sur l’art, des sujets de recherche, mais aussi des styles de rédaction. Je suis sensible à cette problématique. Il règne une uniformité sclérosante parmi les modes d’écriture de l’histoire de l’art, alors même que l’on constate une expansion considérable des sujets de l’art et de l’histoire de l’art. J’écris depuis l’aéroport de Schiphol, près d’Amsterdam (une de mes résidences secondaires). Juste avant d’ouvrir cette correspondance, j’ai envoyé un courriel à la maison d’édition Singapore University Press pour proposer mon ouvrage The Impending Single History of Art: North Atlantic Art History and its Alternatives. Ce livre réunira toutes mes réflexions sur ce sujet, qui est à mon avis le plus important auquel devra répondre la prochaine génération d’auteurs sur l’art. J’espère le publier chez Singapore University Press pour tenter de lutter contre l’homogénéisation croissante des écrits sur l’art publiés par les presses universitaires d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord.

Sophie Raux. Dans votre ouvrage séminal, Visual Studies: A Skeptical Introduction (2003)6, vous portiez déjà un regard critique sur la pratique des études visuelles, trop souvent centrée selon vous sur le « high art », les images et les médias contemporains. Vous appeliez de vos vœux le développement d’un projet plus ambitieux sur le plan théorique et épistémologique qui élargisse le questionnaire aux images anciennes, aux images non artistiques et non occidentales afin d’aboutir à l’élaboration d’un champ ouvert à une approche plus globale de l’image et du visuel. Vous êtes actuellement en train de publier les travaux du séminaire international que vous avez dirigé en 2011 au Stone Summer Theory Institute de la School of Art Institute à Chicago, sous le titre Farewell to Visual Studies7. Comment faut-il comprendre cet « adieu » aux études visuelles ? Est-ce l’aveu de votre renoncement à un projet qui n’aurait pas réussi à se doter des cadres conceptuels et des outils théoriques nécessaires à ses ambitions ? Ou est-ce plutôt un

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adieu à une certaine conception trop étroite des études visuelles ? En d’autres termes, est-ce un nouvel appel à poursuivre l’effort critique que vous avez engagé depuis plus de dix ans contre une certaine routinisation des études visuelles qui ne chercheraient pas ou pas assez à élargir leur propos à l’ensemble des artefacts visuels et à affronter les véritables défis théoriques et épistémologiques auxquels elles devraient faire face ? James Elkins. Sophie, c’est formidable de pouvoir vous rencontrer lors de cette discussion ! (Il faut dire que les échanges numériques sont bien pratiques à cette époque de voyages incessants. Alors que je me déplace beaucoup – soixante-quinze pays à mon actif –, je n’ai que peu d’amis parmi les chercheurs français. Ce qui demeure pour moi une anomalie fascinante.) Farewell to Visual Studies est une entreprise gigantesque : plus de quarante chercheurs y ont contribué, représentant une vingtaine de pays. Je l’ai co-édité avec Sunil Manghani, merveilleux lecteur de Roland Barthes, et Gustav Frank, spécialiste de la littérature allemande8. Nous voulions que cet ouvrage permette de réévaluer la position des études visuelles en cette seconde décennie du XXIe siècle. Il nous semble que les études visuelles, la culture visuelle, la Bildvetenskap, et la Bildwissenschaft de la langue allemande manquent d’autocritique sur leur discipline, et versent souvent dans la complaisance. Il y a une sorte d’euphorie autour des études visuelles, parce que ce domaine a permis de sortir de la sphère des beaux-arts, et de penser le visuel et le politique sous un angle inédit en histoire de l’art. Mes co-éditeurs et moi-même souhaitions produire un ouvrage qui recense les critiques sur les études visuelles, afin que cette discipline puisse engager son autocritique. Je vais vous donner deux exemples. Premièrement, nous souhaitions présenter les écrits des germanistes aux lecteurs anglophones. La Bildwissenschaft produit une immense quantité d’ouvrages et d’essais, dont la plupart ne sont lus ni au Royaume- Uni, ni en Amérique du Nord. La Bildwissenschaft a des préoccupations autres, et un style différent des écrits produits dans d’autres pays, de sorte que les études visuelles non germaniques ne pourraient que gagner en complexité en les intégrant. Je pense que la discipline des études visuelles se décline selon quatre ou cinq « saveurs » dans le monde – voir aussi les études visuelles chinoises, qui n’ont absolument rien à voir avec leurs homologues européennes ou américaines – et nous espérons que notre ouvrage contribuera à cette complexité des études visuelles. Deuxièmement, nous souhaitions proposer plusieurs histoires des études visuelles. En tant que discipline, les études visuelles sont « présentistes » : elles s’intéressent de manière disproportionnée à l’art contemporain, et tendent à ignorer l’art pré- moderne. Ce « présentisme » a été critiqué, par exemple, par Keith Moxey et Michael Ann Holly, que nous citons dans notre ouvrage Farewell to Visual Studies. Ce « présentisme » s’accompagne d’un second « présentisme » qui me paraît peut-être encore plus important : les études visuelles ne font remonter leur propre histoire qu’à la fin des années 1980 (le premier cursus de doctorat) ou, avant cela, aux études culturelles britanniques des années 1960. Or, si nous accordons une meilleure attention aux différences nationales parmi ces écrits, l’histoire des études visuelles n’est plus la même. Notre livre s’intéresse également à des auteurs comme Béla Balázs, et nous suggérons de nouvelles manières de penser l’histoire des études visuelles, en situant leur origine avant la Seconde Guerre mondiale. Et pour répondre à votre dernière question, j’aimerais que Farewell to Visual Studies élargisse les études visuelles « à tous les artefacts visuels ». J’aimerais beaucoup que

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cette discipline s’intéresse davantage à la science et aux images en dehors du champ artistique. Malheureusement, je semble être le seul intéressé, ce qui explique pourquoi je ne l’ai pas mis en avant davantage dans cet ouvrage. Comme vous le savez sans doute, je travaille actuellement à la rédaction de deux ouvrages d’histoire de l’art. (C’est expliqué sur mon site Internet. Je suis même surpris que vous ne m’en ayez pas parlé : les gens ont tendance à ne me parler que de cela cette année !) Un des deux livres que je suis en train d’écrire s’intitule The Impending Single History of Art. Le second est un ambitieux manuel intitulé Visual Worlds, que j’écris avec Erna Fiorentini de la Humboldt-Universität à Berlin. Ce livre s’adresse aux étudiants qui entrent à l’université et propose une introduction à l’ensemble du monde visuel, dans tous les domaines. Ce qui me laisse la possibilité de manipuler des images de toute nature, sans me cantonner aux beaux-arts. Mais ce n’est pas un ouvrage d’études visuelles : il est impossible, à mon avis, de rendre hommage aux images non populaires, techniques et scientifiques dans le cadre des études visuelles, ni même de la Bildwissenschaft. C’est dans ce sens que Visual Worlds est vraiment « un adieu aux études visuelles ».

Sophie Raux. Aujourd’hui le champ des études visuelles peut se prévaloir d’une trentaine d’années d’existence dans le paysage académique international, et des synthèses historiographiques commencent à voir le jour. Dans votre introduction au volume collectif Theorizing Visual Studies: Writing Through the Discipline (2012) 9, vous dressez une cartographie des pôles les plus actifs dans le champ, en citant l’espace anglo et nord-américain, l’Amérique latine, la Scandinavie et le monde germanique, la Chine et Taïwan. Alors que la French theory a contribué à nourrir de nombreuses approches des études visuelles, comment expliquez- vous l’éclipse de la France dans le panorama actuel de la recherche internationale ? Est-ce un problème de visibilité qui pourrait être dû, par exemple, au manque d’institutionnalisation des études visuelles dans notre pays, ou à un problème linguistique, les Français publiant peu en anglais ? Ou considérez-vous que la recherche française est restée trop imperméable à l’« in »- discipline des études visuelles et que sa contribution est encore aujourd’hui marginale ? James Elkins. Quelle merveilleuse et complexe question. J’espère être en mesure d’y répondre comme il se doit ! Permettez-moi de vous livrer une série d’aperçus. (J’emprunte ce terme à Georges Didi-Huberman, qui a donné une magnifique conférence au sujet de l’aperçu à Prague en mai 2015.) La voix de la France se fera toujours entendre, puisque sa position est tout simplement centrale. Je ne parlerais pas d’éclipse, car pour moi, le modèle poststructuraliste français est une condition sine qua non à l’existence même des études visuelles. Je fais référence non seulement à l’analyse foucaldienne de la politique et des institutions, mais aussi aux idées de Barthes sur le pouvoir de l’image et à celles de Gilles Deleuze sur la différence culturelle et l’identité, qui ont inspiré de nombreux auteurs, d’Hélène Cixous à Catherine Malabou en passant par François Laruelle. Ce ne sont pas, à proprement parler, des spécialistes des études visuelles, mais les études visuelles s’appuient sur leurs écrits. D’autre part, la question des rapports entre la théorie visuelle et la pratique des études visuelles demeure. Je fais la distinction entre les textes lus en tant qu’histoire de l’art, et ceux qui sont lus pour l’histoire de l’art. Tous les étudiants en études visuelles lisent des analyses poststructuralistes, en commençant peut-être par celles de Michel Foucault. Ces auteurs sont indispensables pour la perception que la discipline a d’elle-même. Mais tout en étant des outils pour les études visuelles, ils

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n’en sont pas des exemples. Les textes français se situent à une position fascinante, car indéterminée : ils font partie des études visuelles tout en leur étant destinés. Au lieu d’« éclipse », je parlerais plutôt « d’attente ». J’étais à Zurich en mai, pour une conférence sur les doctorats axés sur la pratique que les académies suisses aimeraient décerner aux doctorants, indépendamment des universités. Nous avons évoqué l’existence de ce type de doctorats depuis les années 1970 au Royaume-Uni, et j’ai rappelé qu’ils existent au Japon avec une ancienneté comparable (plus de vingt « universités d’art » décernent des doctorats au Japon). À Zurich, certaines personnes ont objecté que les pays germanophones sont en retard dans ce débat sur les doctorats. Pour moi, ce retard est une vertu. Il leur permet de réfléchir à tout ce qui a pu être écrit et pensé sur les doctorats au cours des quarante dernières années, pour tenter de proposer de nouveaux modèles. Et je suis sûr qu’ils le feront ! Car le retard, comme a pu le dire Dipesh Chakrabarty, est une opportunité. La situation parmi les universitaires français est la même : les études visuelles sont arrivées à un moment intéressant de leur évolution, et une nouvelle intervention serait plus que bienvenue. La question de la langue et des publications est aussi cruciale, comme vous le faites remarquer. Dans The Impending Single History of Art, je consacre un chapitre à l’analyse des compétences linguistiques des historiens de l’art. Étant donné que l’anglais est actuellement la lingua franca de l’histoire de l’art (quelle expression merveilleusement appropriée !), il importe de savoir avec précision de quelle manière l’anglais est utilisé, ce qu’on attend de lui, et comment il est évalué. Je fais une distinction entre la capacité à parler, à lire ou à écrire l’anglais. Il est courant d’avoir des compétences orales en anglais. Cette capacité d’expression et d’écoute permet aux individus d’assister à des conférences internationales, de comprendre et de répondre aux questions en anglais. Lire l’anglais est encore autre chose. La plupart des chercheurs français lisent l’anglais, de même que la plupart des chercheurs anglophones lisent le français, l’allemand, l’italien et d’autres langues européennes. Seulement cette compétence pose problème car il y a une différence notable entre lire correctement et lire couramment. Prenons un exemple à partir de l’allemand : pendant cinq ans, j’ai fait partie de la commission d’examen annuelle pour Eikones, le pôle de recherche à Bâle. Chaque année, nous lisions une large part de leur production, si bien que j’ai lu une vingtaine d’ouvrages parmi les conférences et les monographies d’Eikones. Les sources anglaises et françaises figurent toujours dans les notes de bas de page, seulement la question reste ouverte de savoir dans quelle mesure certains contributeurs d’Eikones se sont penchés sur ces textes anglais et français. C’est un phénomène sensible et impossible à quantifier, mais qui a pourtant son importance, car dans la mesure où le nombre de chercheurs grossit, une tradition ou une habitude pourrait voir le jour, qui consisterait à citer des ouvrages sans réellement entamer de dialogue sérieux avec eux. « Lire correctement » reviendrait alors à entretenir une sorte de conversation superficielle avec un autre chercheur. La troisième des compétences évoquées, soit la capacité à écrire l’anglais, est à la fois la plus importante et la plus délicate (je suis désolé, mon petit aperçu est en train de se transformer en dissertation). Je connais plusieurs chercheurs de langue maternelle française. Ils ont un excellent niveau de conversation et de lecture en anglais ; leur niveau écrit en anglais est parfois très élevé, mais insuffisant pour publier des essais dans des revues anglophones, ou soumettre des propositions de manuscrits à des presses universitaires anglophones. Pour les chercheurs n’ayant jamais connu cette

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situation, cela peut sembler trivial ; après tout, il est toujours possible d’engager un relecteur. Mais c’est un réel obstacle, dont les effets se font sentir parmi des communautés entières de chercheurs. Riccardo Venturi. En un mot, ma première question porte sur le rôle de la peinture à l’heure du règne des images, ou sur la place de la peinture dans la théorie de l’image, telle qu’elle est envisagée dans l’histoire de l’art et dans les études visuelles. La peinture est-elle notre modèle pour les images en général ? C’est une question ancienne (traitée en France par exemple par Hubert Damisch et Yve-Alain Bois), récemment débattue lors des conversations proposées par le Stone Art Theory Institute10. Sommes-nous en mesure d’évaluer la spécificité de la peinture sans adopter une position moderniste quant à la spécificité de son médium ?

James Elkins. J’ai toujours beaucoup aimé cette question et j’apprécie la manière dont elle est posée. Sur le ton de la polémique, les gens se demandent : « Pourquoi devrais-je prêter attention à la peinture ? Ne pouvons-nous pas simplement la laisser de côté ? ». D’un point de vue nostalgique, ils disent : « Le renoncement à la technique signifie que la peinture est en grande partie oubliée ». Sur le plan historique, ils affirment : « Depuis l’avènement des multimédias et de l’ère post-medium, la peinture ne peut plus être un modèle ». Elle se pose dans l’esprit de l’éternel retour nietzschéen : Thierry de Duve constate que la peinture meurt et ressuscite tous les cinq ans. Elle se pose dans un esprit révisionniste : Richard Schiff a récemment reproché à la critique l’état dans lequel se trouve la peinture11. Je me demande dans quelle mesure ce large faisceau de questions ne signifie pas qu’une bonne approche de la question de la peinture en tant que modèle ne peut plus être historiographique ou théorique, mais affective. Je vais y revenir dans un instant. Comme vous le disiez, cette question est apparue dans l’ouvrage publié par le Stone Art Theory Institute, intitulé What Is an Image?. Elle découle d’un phénomène curieux : nous avions devisé pendant plusieurs heures sur la nature des images, sans avoir déterminé au préalable si la peinture était un exemple idéal ou pas. Notre séminaire réunissait trente intervenants, engagés dans des sessions intenses, de neuf heures du matin à six heures du soir, pendant trois ou quatre jours : soit un très large panel de chercheurs issus de différents domaines, et de plusieurs pays… et pourtant nous étions absolument incapables de nous entendre sur un exemple optimal de ce que pourrait être « une image ». Alors j’ai posé la question : la peinture est-elle notre modèle ? Ou peut-être notre exemple ? Est-ce fondamental pour notre compréhension de ce qui constitue une image ? Ou est-ce simplement l’exemple le plus facile et le plus évident, sans relation ontologique ou épistémologique spécifique avec notre sujet ? Pour Jacqueline Lichtenstein, par exemple, la peinture est incontournable et centrale, mais avec une restriction de taille : elle pense que l’histoire de l’art en général accorde trop peu d’attention aux tableaux en tant que peintures. Elle estime que les historiens de l’art ont tendance à considérer de manière abstraite les qualités picturales et matérielles des tableaux, et à les traiter comme de simples images. Pour W. J. T. Mitchell, également présent lors de nos discussions, les tableaux n’occupent aucune position particulière en tant que modèles, hormis celle qui leur a été accordée par l’idéologie de l’histoire de l’art et la critique. Pour Gottfried Boehm, la peinture, et en particulier peut-être la peinture abstraite du milieu du XXe siècle, occupe une place centrale et privilégiée pour imaginer ce que peut être une image et une illustration (ou Bild), et la

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manière dont elle peut créer du sens. Pour Marie-José Mondzain, la peinture est non seulement un modèle essentiel d’« image », terme déjà contestable en soi, mais aussi de représentation, de fidélité, d’incarnation, et d’autres concepts fondamentaux de la pensée judéo-chrétienne. Cette conversation passionnante n’a pourtant pas trouvé de résolution. Ce fut un de mes moments préférés pendant la conférence What Is an Image?. Cette indétermination s’explique certainement par la diversité des discours représentés dans notre séminaire. Pour certaines personnes, la question était ontologique (je compterais Gottfried Boehm dans cette catégorie). Pour d’autres, elle était idéologique (W. J. T. Mitchell). Pour d’autres encore, elle était historique et liée à la discipline (Jacqueline Lichtenstein). Enfin, selon certains, elle était théologique (Marie-José Mondzain). Vous pourriez encore ajouter sémiotique et structurelle (Yve- Alain Bois), voire même phénoménologique et psychanalytique (Hubert Damisch)12. Mais pour en revenir à mon observation liminaire : il y a tant de manières de répondre à cette question, et tant de disciplines invoquées à ce sujet, qu’il pourrait être intéressant de la considérer non pas comme une question ordinaire, à laquelle on peut répondre en appliquant un discours philosophique, mais comme une question d’une autre nature, appelant un autre type de réponse. La question : « La peinture est-elle un modèle pour l’image ? » pourrait être assimilée à un des aphorismes de Ludwig Wittgenstein sur la certitude, du type : « Est-ce que j’ai deux mains ? ». En d’autres termes, il n’est peut-être pas possible de poser cette question de manière rationnelle à partir du langage philosophique dont elle semble découler. C’est pourquoi j’ai suggéré de l’envisager comme une question liée aux affects, au désir. Les questions de type : « Pourquoi avons-nous besoin d’en faire des modèles ? » ou « Pourquoi refusons-nous que les peintures soient des modèles ? » pourraient conduire à une question plus profonde : « Que voulons-nous que les tableaux soient ? ».

Riccardo Venturi. Je m’intéresse en particulier au rôle du cinéma au sein de la théorie de l’image. Dans What is an Image? – un des traitements les plus complets sur la question, qui donne la parole à des chercheurs américains et européens –, peu de contributeurs abordent frontalement les images dans le contexte du cinéma. Ce qui est curieux, car il ne fait aucun doute que le cinéma – « l’œil du siècle » (Francesco Casetti)13 – incarne la véritable révolution visuelle du XXe siècle. L’histoire de l’art est-elle apte à traiter efficacement le cinéma ? La circulation du regard, l’expérience collective du cinéma ou l’audience sont-ils des obstacles majeurs pour une considération plus large ? James Elkins. Vous avez tout à fait raison, et les nombreux contributeurs de What Is an Image? ont presque tous pris l’image fixe pour exemple – et par voie de conséquence, comme modèle – de l’image en général. Il en va de même parmi les contributeurs de Farewell to Visual Studies, publié prochainement, qui comporte toutefois des exceptions non négligeables : sous la houlette de Gustav Frank, nos germanistes ont tenté de réintégrer l’étude du cinéma dans les études visuelles, depuis une perspective inédite. Les études visuelles anglo-américaines se sont toujours intéressées au cinéma, à commencer par le spectaculaire texte critique de Douglas Crimp, « Getting the Warhol We Deserve », un essai polémique contre l’interprétation erronée que donne Rosalind Krauss des études visuelles14. Pourtant, les études visuelles anglo- américaines n’ont jamais envisagé le cinéma comme exemple central d’un des beaux-

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arts : c’est la photographie qui a occupé cette place. La raison étant que de nombreuses universités d’Amérique du Nord et du Royaume-Uni disposent depuis longtemps de départements d’étude du cinéma ou des médias, qui sont antérieurs à l’émergence des études visuelles en tant que domaine à part entière. D’autre part, la photographie venait à peine d’être acceptée parmi les beaux-arts lorsque les études visuelles ont pris corps dans les années 1980, si bien qu’il était plus simple de l’introduire dans cette nouvelle discipline. En conséquence, les livres de Deleuze sur le cinéma sont lus dans le cadre des études visuelles, mais pas en tant que textes fondamentaux. Alors qu’au contraire, Barthes, Pierre Bourdieu et Vilém Flusser sont abondamment cités. En rédigeant Farewell to Visual Studies, Frank et moi, aux côtés de Lisa Cartwright, nous souhaitions proposer une histoire alternative de ce domaine, en incluant des figures comme Béla Balázs et Hugo Münsterberg. Pour Cartwright, cette histoire aboutit aux études en laboratoire ; pour Frank et moi, elle renvoie à une théorisation linguistique précoce du cinéma, en allemand et en anglais, adoptée par ce que Frank appelle « les études visuelles version 1 » – c’est-à-dire les écrits allemands antérieurs à la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi que je pourrais expliquer l’écart minime, mais non négligeable, entre les études visuelles et le cinéma. Il y a beaucoup de contre-exemples, mais je pense que cette explication est utile. Le cas de l’histoire de l’art est différent : elle continue de privilégier la peinture, la sculpture et l’architecture de l’art d’avant 1960 (ceci est documenté, par exemple, dans l’ouvrage Partisan Canons15). Le cinéma est central dans l’étude de la performance, de l’art temporel et d’autres inventions issues du conceptualisme, mais cette théorisation engage la phénoménologie, le théâtre et l’aspect performatif, en empruntant des notions théoriques à Henri Bergson, J. L. Austin et à la théorie de la performance, et pas tant à la théorie du cinéma ou à Deleuze. Donc il n’est guère surprenant que les chercheurs de la conférence What Is an Image? – des historiens de l’art pour la plupart –, se soient contentés de faire référence aux images fixes, à la photographie, à la peinture et à la documentation. Ce qui soulève une possibilité fascinante. J’ai assisté à une conférence au printemps 2015 à Copenhague, qui avait aussi pour titre What Is an Image?. L’organisateur, Bent Fausing, a plaisanté avec moi, en disant que nous devrions avoir une troisième conférence portant le même titre dans cinq ans. Si une telle chose devait se produire, serait-il envisageable de fonder cette conférence sur le cinéma – en commençant par- là, au lieu de le cantonner au rang d’exemple secondaire ? Je vous laisse juges.

NOTES

1. James Elkins, On Pictures and the Words that Fail Them, Cambridge/New York, 1998 ; The Domain of Images, Ithaca, 1999 ; Master Narratives and Their Discontents, Londres, 2005 ; What Photography Is, New York, 2012 ; Six Stories from the End of Representation: Images in Painting, Photography, Astronomy, Microscopy, Particle Physics, and Quantum Mechanics, 1980-2000, Stanford, 2008.

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2. James Elkins, Visual Studies: A Skeptical Introduction, New York, 2003 ; James Elkins et al. éd., Theorizing Visual Studies: Writing Through the Discipline, New York, 2012 ; James Elkins, Sunil Manghani, Gustav Frank éd., Farewell to Visual Studies, (Stone Art Theory Seminars, 5), University Park, 2015. 3. James Elkins, Stories of Art, New York, 2002 ; Chinese Landscape Paintings as Western History, Hong Kong/Londres, 2010 ; Is Art History Global?, New York/Londres, 2006 ; James Elkins, Zhivka Valiavicharska, Alice Kim éd., Art and Globalization, (Stone Art Theory Seminars, 1), University Park, 2010. 4. À propos de la réflexion de Kaufmann sur les globalismes pré-modernes, voir Elkins, Valiavicharska, Kim, 2010, cité n. 3 ; Thomas DaCosta Kaufmann, Catherine Dossin, Béatrice Joyeux- Prunel éd., Circulations in the Global History of Art, Farnham, 2015, avec une introduction de Thomas DaCosta Kaufmann, p. 1-22. Pour Susan Buck-Morss sur Haïti, voir ses contributions à Art and Globalization, cité ci-dessus, ainsi que son livre Hegel, Haiti, and Universal History, Pittsburgh, 2009. 5. Piotr Piotrowski, « On the Spatial Turn, or Horizontal Art History », dans Umeni/Art, 5, 2008, p. 379 ; Hal Foster, Art Since 1900: Modernism, Antimodernism, Postmodernism, New York, 2004. 6. Elkins, 2003, cité n. 2. 7. Elkins, Manghani, Frank, 2015, cité n. 2. 8. Elkins, Manghani, Frank, 2015, cité n. 2 ; ces thématiques sont également discutées dans Elkins et al., 2012, cité n. 2. 9. Elkins et al., 2012, cité n. 2. 10. James Elkins, Maja Naef éd., What Is an Image?, (Stone Art Theory Institutes, 2),University Park, 2011, p. 79-89. 11. Voir www.theartnewspaper.com/comment/reviews/exhibitions/156620 (consulté le 26 septembre 2015). 12. Yve-Alain Bois, Painting as Model, Cambridge, 1990. Ce débat passionnant avec Jacqueline Lichtenstein apparaît dans Elkins, Naef, 2011, cité n. 10. Voir aussi Anna Brzyski éd., Partisan Canons, Durham, 2007 ; Douglas Crimp, « Getting the Warhol We Deserve: Cultural Studies and Queer Culture », dans InVisible Culture: An Electronic Journal for Visual Studies, 1, hiver 1998, www.rochester.edu/in_visible_culture/issue1/crimp/crimp.html (consulté le 26 septembre 2015). 13. Francesco Casetti, Eye of the Century: Film, Experience, Modernity, New York, 2008. 14. Crimp, 1998, cité n. 12. 15. Brzyski, 2007, cité n. 12.

INDEX

Keywords : historiography, Bildwissenschaft, image Mots-clés : historiographie, Bildwissenschaft, image

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Travaux

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Des guerres culturelles à la guerre civile : les instituts de recherche en histoire de l’art aux États-Unis From the culture wars to a civil war: institutes of art-historical research in the United States Von den Kulturkriegen zum Bürgerkrieg: Forschungsinstitute der Kunstgeschichte in den USA Dalle guerre culturali alla guerra civile: gli istituti di ricerca di storia dell’arte negli Stati Uniti De las guerras culturales a la guerra civil: los institutos de investigación en historia del arte en los Estados Unidos

Elizabeth Mansfield Traduction : Géraldine Bretault

1 L’histoire des instituts de recherche avancée en arts visuels aux États-Unis est récente, et dépend tout autant des heureux hasards de la Fortune que de la fortune tout court. Des fortunes immenses, amassées pour la plupart dans la banque et dans l’industrie du pétrole, mais aussi des fortunes générées par le succès d’une chaîne de magasins à bas prix et d’un empire de la machine à coudre, qui ont permis de réunir les fonds nécessaires pour financer les principaux centres de recherche en histoire de l’art aux États-Unis : le Getty Research Institute, le Center for Advanced Study in the Visual Arts (CASVA), le Yale Center for British Art et le Clark Art Institute. Si la création de ces institutions en l’espace de deux décennies semble suggérer l’existence d’un programme public visant à promouvoir la recherche américaine en histoire de l’art, la réalité est tout autre : chacune d’elles a vu le jour indépendamment, fruit des ambitions personnelles, des affinités esthétiques et des élans philanthropiques de son fondateur. Néanmoins, en dépit de leurs origines disparates, ces institutions partagent une histoire collective. Les grandes forces à l’œuvre dans la société américaine vers la fin du XXe siècle ont exercé une influence sur les missions et les statuts de ces institutions.

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Celles-ci allaient à leur tour jouer un rôle décisif sur l’évolution de l’histoire de l’art au XXIe siècle.

2 Au cours des dernières décennies du siècle passé, l’attitude des Américains à l’égard du financement public de la recherche en humanities a subi une réorientation significative, s’écartant peu à peu de l’idée que les acquisitions intellectuelles et culturelles puissent être des questions d’intérêt national. Auparavant, un intérêt inédit était apparu en faveur d’une aide financière de l’État pour soutenir la création, la conservation et l’interprétation du patrimoine culturel. Une inclination qui s’était traduite par la mise en place du programme du New Deal dans les années 1930, lequel entérinait l’éligibilité des intellectuels et des artistes à recevoir un soutien public. L’introduction du G.I. Bill pendant la Seconde Guerre mondiale est venue corroborer la reconnaissance de l’utilité publique de l’enseignement supérieur – des arts et des humanités, mais aussi des sciences1. Pour finir, les réformes du programme Great Society, instaurées sous la présidence de Lyndon B. Johnson au milieu des années 1960, ont encore accrédité l’idée que la production artistique et l’étude de l’art appartenaient au domaine d’intervention légitime du gouvernement : le vote du National Foundation on the Arts and the Humanities Act en 1965 a donné naissance à des agences fédérales (state arts council) chargées d’apporter leur soutien au travail des artistes et des chercheurs, sous la forme de bourses individuelles et de subventions. Cette législation stipule qu’« une grande civilisation ne doit pas limiter ses efforts aux sciences et à la technologie uniquement, mais doit reconnaître l’entière valeur et accorder son soutien aux autres branches majeures des activités savantes et culturelles de l’homme »2. Dans l’ensemble des textes de cette législation, les humanités, les connaissances et la production artistique sont considérées comme indispensables au bon fonctionnement de la démocratie. Tout en stipulant que les particuliers comme les institutions locales doivent rester les principaux bienfaiteurs des arts et des lettres, la loi n’en affirme pas moins « qu’il est nécessaire et souhaitable que le Gouvernement fédéral complète, assiste et se joigne aux programmes en faveur du développement des humanités et des arts »3.

3 Vers le milieu des années 1970, pourtant, le soutien populaire en faveur des dépenses du gouvernement pour les arts et les lettres commençait à s’éroder. Or c’est précisément à ce moment d’ambiguïté publique dans les rapports entre la recherche en sciences humaines et la société démocratique que les principaux instituts de recherche américains consacrés à l’histoire de l’art ont vu le jour. Comprendre ces entités revient à prendre en compte, premièrement, l’influence desdites « guerres culturelles » sur la vie intellectuelle et académique aux États-Unis, et deuxièmement, la subdivision concomitante de l’histoire de l’art aux États-Unis en deux branches historique et contemporaine.

4 Le scepticisme à l’encontre du financement direct de la production et de l’étude de la culture par le gouvernement a été formulé dans les années 1970 par des politiciens et des législateurs qui se reconnaissaient comme conservateurs. Le terme « conservateur » était employé à cette époque par toute une fraction de la population américaine pour désigner un ensemble de sympathies. Pour certains, il représentait un rejet du radicalisme incarné par 1968, doublé de la conviction que le soutien du gouvernement à des missions progressistes telles que la discrimination positive, les aides au logement pour les pauvres et l’embellissement urbain n’était pas seulement hors des compétences des autorités fédérales, mais menaçait de déstabiliser le système politique et l’économie du pays. Ces conservateurs fiscaux prônaient l’adhésion aux

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principes de l’économie de marché dans la quasi-totalité des secteurs de la société. Toutefois, ils n’étaient pas les seuls à revendiquer l’étiquette de « conservateurs ». D’autres se déclaraient conservateurs pour réaffirmer leur attachement à tout à un ensemble de valeurs culturelles, que l’on pourrait qualifier assez largement de « traditionnelles » et « chrétiennes ». Ces conservateurs autoproclamés cherchaient avant tout à ériger des barrières – que ce soit par voie juridique ou sociale – contre tous les comportements individuels susceptibles de s’écarter des normes patriarcale et hétérosexuelle. Pour ce groupe, donc, le conservatisme engageait à cadrer les valeurs et les comportements individuels par le biais de différentes formes culturelles de maintien de l’ordre. Pour les conservateurs de la première catégorie, le soutien du gouvernement en faveur de la recherche en sciences humaines – y compris la recherche en histoire de l’art – constituait un anathème. Tandis que les conservateurs fiscaux pensaient que ces recherches devaient être financées par le secteur privé, les conservateurs culturels, quant à eux, réprouvaient le pluralisme qui semblait inévitablement découler du mécénat d’État.

5 Peu après l’élection de Ronald Reagan à la présidence en novembre 1980, deux comités furent créés en vue de mettre en œuvre les politiques du nouveau gouvernement en matière d’affaires culturelles et intellectuelles. Ce qui se jouait au cours de ces délibérations n’était rien moins que le sort des deux agences de financement instituées par le National Foundation on the Arts and the Humanities Act : le National Endowment for the Arts (NEA) et le National Endowment for the Humanities (NEH). Une part des budgets du NEA et du NEH devait être redistribuée à des chercheurs individuels, mis en compétition pour l’obtention d’une bourse. Les universitaires américains, parmi lesquels les professeurs d’histoire de l’art, pouvaient par exemple postuler pour une bourse afin de financer les recherches menées pendant leurs congés sabbatiques. La rémunération des universitaires étant habituellement diminuée de moitié lors d’un congé à des fins de recherche, des agences de financement comme le NEA et le NEH apportaient la compensation salariale nécessaire. Les chercheurs en arts visuels pouvaient solliciter des bourses auprès du NEA ou du NEH, en fonction de la nature de leurs travaux. Les historiens de l’art engagés dans des activités curatoriales, ou dans la conservation des œuvres d’art ou d’architecture pouvaient demander une aide au NEA, ceux poursuivant des recherches historiques ou menant des analyses interprétatives tentaient en revanche de se faire financer par le NEH. Bien que les recommandations de ces comités consultatifs n’aient jamais été publiées, le critique d’art conservateur Hilton Kramer était suffisamment au fait de leurs délibérations pour pouvoir en rendre compte dans (KRAMER, 1980). Kramer évoque, parmi les membres du comité, Richard J. Bishirjian et Robert S. Carter, ainsi que William J. Bennett désigné sous le vocable de « consultant ». Pour illustrer leurs positions en matière de culture et de recherche, citons entre autres l’ouvrage publié par Bishirjian, A Public Philosophy Reader (1978), et ceux de Bennett, The De-valuing of America: The Fight for Our Culture and Our Children (1992) et Our Children and Our Country: Improving America’s Schools and Affirming the Common Culture (1988).

6 D’après Kramer, ces deux comités se voyaient confrontés à un même problème essentiel : la dérive des fonds de placement (endowments), désormais moins tournés vers le soutien à la création ou à la recherche universitaire « pures », que vers le « service social » et vers des programmes « politiques ou politisés ». Si tous les acteurs concernés étaient d’accord pour admettre que le NEA et le NEH se voyaient confrontés à un certain nombre de problèmes, ils ne parvenaient pas en revanche à s’entendre sur une

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solution. Kramer constatait l’opposition de deux factions, à propos de ces deux comités. L’une d’elle affirmait que le financement de la production artistique et de la recherche en sciences humaines incombait au gouvernement fédéral. Pour ce groupe, il s’agissait simplement d’orienter les efforts de ces agences afin qu’elles soutiennent un « art sérieux », ainsi que « l’excellence universitaire ». Pour illustrer ce que les conservateurs refusaient de considérer comme relevant de « l’excellence universitaire », Kramer citait le projet Working Women, financé par le NEH, qui prévoyait la création de matériel pédagogique et de manifestations culturelles consacrées à l’histoire des employées de bureau. Même si l’article de Kramer ne cite aucun exemple précis « d’excellence universitaire », on peut facilement deviner ce que ce terme recouvrait en consultant les déclarations publiques des membres du comité et des consultants dont il donnait les noms : des recherches désintéressées, consacrées à des œuvres canoniques appartenant à la littérature, la philosophie et les arts occidentaux. La seconde faction en appelait ni plus ni moins au démantèlement immédiat du NEH et du NEA. Kramer s’avouait incapable de prédire quelle faction vaincrait, anticipant seulement avec lucidité qu’il faudrait du temps pour appliquer le moindre changement des politiques fédérales en matière de financement des arts et des humanités. En définitive, les deux factions l’emportèrent : à partir des années 1980, la programmation au sein des deux agences renonça à toute forme d’engagement social ou de plaidoyer, pour finir amputée par des coupes budgétaires drastiques dans les années 1990.

7 Certes, tous les Américains ne voyaient pas d’un mauvais œil les ambitions culturelles et académiques des réformes imposées par la Great Society dans les années 1960. Cependant, la vie artistique et intellectuelle de la nation était devenue suffisamment politisée à la fin des années 1970 et 1980 pour que beaucoup, aux États-Unis, soient parties prenantes de ce que les conservateurs ont appelé « les guerres culturelles ». Cette campagne de diabolisation de toutes les initiatives intellectuelles, académiques ou artistiques considérées comme progressistes était vécue par les conservateurs comme un combat contre le laxisme, le multiculturalisme, l’anti-américanisme et, le pire de tout, le « relativisme ». Aux yeux des progressistes, les guerres culturelles étaient surtout une action d’arrière-garde destinée à limiter la liberté académique et à restaurer les freins à l’éducation et à toute autre forme de capital culturel traditionnellement liée à la race, au genre et à la classe sociale. Plus que tout autre champ de bataille, le canon de la culture occidentale offrait une planche de salut imaginaire sur laquelle les conservateurs faisaient camper leurs troupes. Les facultés universitaires se sont rapidement trouvées mêlées à ce débat. Les institutions publiques, en particulier, subissaient une surveillance croissante de la part des activistes conservateurs. Toutes les tentatives menées par les professeurs en sciences humaines afin d’élargir leur enseignement et leur programme de recherche, de manière à inclure de nouvelles formes d’expression culturelle, étaient récupérées politiquement par la droite, et instrumentalisées en vue de convaincre l’opinion publique de la nécessité de supprimer le financement de programmes considérés comme contraires aux objectifs des conservateurs4.

8 En dépit de sa simplification regrettable, cet exposé sur le conservatisme américain et les guerres culturelles a le mérite de fournir une contextualisation indispensable avant d’évoquer le Getty Research Institute, le CASVA, le Yale Center for British Art, et le bureau des Research and Academic Programs du Clark Institute. L’émergence de ces institutions au moment même où les États-Unis renonçaient aux réformes de la Great

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Society pour embrasser leur néo-libéralisme actuel est une coïncidence historique aussi triomphale qu’ironique. En outre, les historiens de l’art ont été les plus grands bénéficiaires des largesses opportunes de ces institutions. Alors que les financements émanant de sources comme le NEH ont connu une baisse significative au cours des trente dernières années, et que beaucoup d’universités ont dû lutter pour continuer à soutenir la recherche en sciences humaines, le Getty, le CASVA, le Yale Center for British Art et le Clark Institute ont accordé des millions de dollars à des chercheurs indépendants. Ce soutien financier ne représente qu’une partie de l’aubaine qu’ont offerte ces instituts pour l’histoire de l’art.

9 Chaque année, leurs programmes de bourses résidentielles créent des communautés intellectuelles qui favorisent une interaction et une collaboration rapprochées entre les chercheurs, générant des réseaux de recherche actifs dans le monde entier. De plus, ces instituts de recherche ont aussi une activité éditoriale, ce qui représente autant de débouchés supplémentaires pour les historiens de l’art, alors que de nombreuses presses universitaires connaissent un vrai déclin, quand elles ne ferment pas.

10 Ces institutions n’avaient jamais été conçues comme un rempart au primat du canon occidental traditionnel réaffirmé par les esprits conservateurs. En tant qu’organisations à financement privé, dont le mandat explicite ou implicite consiste à promouvoir la recherche avancée en histoire de l’art occidental canonique, ces institutions ont contribué à une économie savante aux États-Unis principalement axée, jusqu’à il y a peu, sur des études monographiques et de collections relevant de domaines culturels qui apparaissaient comme majeurs aux yeux des collectionneurs et les philanthropes de l’Âge d’or de l’Amérique. De plus, le bannissement de l’art contemporain dans les premiers programmes de recherche du Getty, du CASVA et du Yale Center for British Art a contribué à engendrer une fracture disciplinaire qui allait avoir des répercussions majeures pour l’histoire de l’art en ce début de XXIe siècle.

Le Getty Research Institute

11 Aucune date dans l’histoire du Getty Research Institute n’est plus importante que le 6 juin 1976, jour du décès de J. Paul Getty. Sa générosité à l’égard du musée californien éponyme a surpris ses conservateurs plus que quiconque. Dans les années précédant sa mort, Getty avait recommandé aux personnels du musée de mesurer leurs attentes quant à leur sort (DAVIS, 2007, p. 286-287). Lorsqu’il est apparu que son legs s’élevait à sept cent cinquante millions de dollars, les administrateurs du musée ont réalisé que l’institution – telle qu’elle avait été conçue – n’était pas en mesure de gérer les revenus générés par une dotation de cette envergure. Tandis que de nouveaux administrateurs étaient recrutés pour contribuer à redéfinir la mission du Getty Museum, le Getty Center for the History of Art and Humanities fut créé en complément du musée, pour proposer un lieu de conservation et un programme inédits. Le projet de fonder le Getty Center fut annoncé en 1982. Le plan comportait un programme de chercheurs- résidents, une importante bibliothèque d’études, des archives numériques complètes sur l’art du monde entier, ainsi qu’un département de ressources documentaires chargé de développer de nouveaux outils de recherche en histoire de l’art. Tandis que ces nouveaux programmes de recherche étaient organisés et mis sur pied – les premiers chercheurs du Getty sont entrés en résidence au cours de l’année scolaire 1985-1986 –, le Trust a continué à grossir. Lorsque le conseil d’administration du Getty a décidé de

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convertir les biens du Trust, qui représentaient des parts Getty Oil, en ressources monétaires, en vendant la société à Texaco, la dotation a atteint un milliard de dollars. Le conseil a alors osé envisager d’agrandir le Getty, pour répondre à ses nouvelles ambitions en matière de programmation. Un nouvel édifice, dessiné par Richard Meier, fut construit pour un coût d’environ 1,3 milliard de dollars, et a ouvert ses portes en 1997 à Los Angeles. Le Center for the History of Art and the Humanities – rebaptisé Getty Research Institute for the History of Art and the Humanities en 1996 – a été transféré dans ces nouveaux bâtiments. Depuis 1999, le programme porte tout simplement le nom de Getty Research Institute (GRI).

12 Les administrateurs à l’origine de la création du Getty Center for the History of Art and the Humanities en 1982 ont pris soin de circonscrire le cadre thématique et chronologique du Getty Museum à l’art européen d’avant 1900 (DAVIS, 2007, p. 301). La logique derrière ce mandat tenait en partie à la conviction que le Getty devait s’en tenir à cela. L’art asiatique, l’art moderne européen, l’art britannique et l’art contemporain étaient de leur avis déjà largement représentés par d’autres institutions, dont le Los Angeles County Museum of Art, le Norton Simon Museum, le Pacific Asia Museum, la Huntington Library, et le récent Los Angeles Museum of Contemporary Art. Ce n’est qu’en concentrant sa mission autour de la fine fleur de ses collections originelles que le Getty pouvait espérer acquérir tout ce dont il aurait besoin pour se distinguer à proprement parler. Mais il y avait une autre motivation derrière cette restriction du champ couvert par le musée. Certains administrateurs ont en effet admis que le Getty Museum disposait de suffisamment de ressources pour acquérir pratiquement n’importe quelle œuvre mise en vente sur le marché. Seulement, être un concurrent direct des musées et des institutions culturelles de leur voisinage porterait tort à la communauté en général et, en fin de compte, au Getty lui-même.

13 Les répercussions du cadre fixé par le musée autour de l’art européen d’avant 1900 sur le sujet des programmes de recherche lancés par le Getty Center for the History of Art and the Humanities ont été compensées par l’ambitieux caractère interdisciplinaire du Getty Scholars Program. Ce programme de recherche réunit une douzaine de chercheurs seniors pour des résidences couvrant une année académique, en compagnie d’un petit groupe de chercheurs doctorants et post-doctorants et de chercheurs invités pour de courtes durées. Chaque année est consacrée à un thème en particulier. Certains participants sont invités à intégrer ce groupe, tandis que d’autres sont sélectionnés sur la base d’une candidature soumise à un examen externe et interne. Sans se limiter au domaine de l’histoire de l’art, les Getty Scholars sont issus de domaines très divers, cette mixité étant destinée à encourager les discussions et les collaborations interdisciplinaires. Les chercheurs issus d’autres pays que les États-Unis ont toujours été bien représentés. Cela étant, le Getty Center for the History of Art and the Humanities est venu apporter un contrepoint bien nommé au désaveu croissant du public envers le soutien de la recherche en sciences humaines aux États-Unis. Le Getty Center a commencé à proposer des bourses à des chercheurs – qu’ils soient résidents ou non en Amérique – juste au moment où les guerres culturelles commençaient à peser sur les décisions de financement du NEH et sur les programmes de recherche des universités publiques. Cette coïncidence du calendrier a permis à un certain nombre de chercheurs en histoire de l’art de poursuivre leurs travaux sans entraves.

14 Une simple consultation de l’annuaire des Getty Scholars pour les douze premières années du programme montre une remarquable hétérogénéité des méthodes de

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recherche5. De fait, pour certains historiens de l’art américains, le Getty Center a aussi représenté une échappatoire face aux guerres culturelles. En revanche, jusqu’à cette dernière décennie, il s’est illustré par son absence de soutien en faveur de la recherche sur l’art contemporain. Des projets expressément consacrés à l’étude de l’art actuel ne sont apparus qu’après 1999, lorsque le GRI est passé sous la direction de Thomas Crow, dont les propres travaux portent sur l’art américain de l’après-guerre. La Getty Museum and Foundation a également entrepris de mettre en valeur son engagement envers l’art contemporain vers la fin des années 1990. Des initiatives comme la série de conférences Art Matters en 2000-2002 et l’exposition permanente Pacific Standard Time6, ainsi que les programmes de recherche associés sont des exemples notables de ce nouvel enthousiasme. Cependant, le manque d’intérêt initial du GRI en la matière a eu des répercussions aussi bien symboliques que matérielles sur ce domaine. Il a constitué, comme les paragraphes suivants le suggèrent, un des nombreux moments de pression institutionnelle sur la formation discursive de la recherche en art contemporain.

15 S’il est encore un peu tôt pour mesurer l’impact du Getty Center sur l’économie disciplinaire de l’histoire de l’art, son incidence sur la géographie culturelle de l’Amérique a été immédiate : la création en Californie d’une institution dédiée à l’acquisition, la conservation et l’interprétation des arts visuels, avec une dotation d’un milliard de dollars (plus de six milliards de dollars à l’heure actuelle), n’a pas manqué de réorienter la géographie culturelle des États-Unis. Le Nord-Est avait toujours été le locus présumé des recherches avancées en histoire de l’art dans ce pays. Depuis l’introduction de cette discipline dans le monde universitaire américain à la fin du XIXe siècle, la culture institutionnelle du domaine était dominée par les universités et les musées situés à Boston, New York, Philadelphie et Washington. Même la création en Californie, au début du XXe siècle, d’institutions artistiques aussi importantes que le Norton Simon Museum et la Huntington Library, ainsi que l’essor d’établissements d’enseignement supérieur comme le CalArts et l’University of California Berkeley, ne pouvaient prétendre lutter contre un attachement populaire et académique de longue durée à l’idée que le Nord-Est demeurait le centre de la production artistique et de la recherche en histoire de l’art d’avant-garde. Il allait falloir les ressources sans précédent du Getty Center, et sa mission ambitieuse, pour modifier la perception que se faisaient les historiens d’art de la géographie institutionnelle et culturelle du pays.

Le Center for Advanced Study in the Visual Arts

16 Depuis sa création en 1949, la National Gallery of Art de Washington occupe le centre symbolique de la recherche américaine dans les arts visuels. Fondée grâce à des donations privées, la National Gallery of Art s’appuie sur sa dotation pour financer les acquisitions et une partie de son programme de recherche, tandis que les salaires des personnels, l’entretien des bâtiments et la gestion administrative sont subventionnés par des fonds publics7. La plupart des Américains ignorent l’organisation hybride de la National Gallery of Art, d’autant que sa présence sur le National Mall de la capitale suggère que le musée est une institution entièrement publique. Pour cette raison, les programmes de recherche de la National Gallery of Art bénéficient d’un statut quasi officiel, émanant du fleuron des instituts de recherche en arts visuels.

17 Si le champ du programme de recherche s’est considérablement élargi vers la fin des années 1970, la recherche avancée en histoire de l’art a toujours fait partie de la

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mission de la National Gallery of Art. Un cycle de conférences annuelles a été créé à l’époque de la fondation de l’institution, portant le nom de son principal bienfaiteur, Andrew W. Mellon (1855-1937). Ces conférences devaient être prononcées par un chercheur éminent et avoir un rapport avec les œuvres d’art présentes dans le musée. Constituée à partir des collections personnelles d’Andrew Mellon et Samuel H. Kress (1863-1955), la National Gallery of Art était surtout un dépôt de peintures, de sculptures et d’œuvres graphiques européennes. Reconnaissant l’importance d’un programme de recherche fondé sur ses collections pour assurer la pérennité de son nom, les administrateurs de la Samuel H. Kress Foundation ont fondé le Kress Professorship en 1965. Cette chaire devait changer chaque année, et être attribuée à un chercheur travaillant sur des sujets liés aux œuvres d’art européennes de la National Gallery.

18 En 1971, les enfants d’Andrew Mellon, Paul Mellon et Ailsa Mellon Bruce, ont remanié de manière décisive le programme de la National Gallery en le dotant des fonds nécessaires pour agrandir le musée et intégrer un département de recherche nettement plus important. La nouvelle East Wing, dessinée par Ieoh Ming Pei, allait offrir des bureaux, des espaces événementiels et une bibliothèque constituant le nouveau Center for Advanced Study in the Visual Arts (CASVA). Une fois le bâtiment achevé en 1979, le CASVA est devenu la demeure du professeur nommé à la tête du Kress Professorship ainsi que le siège des Andrew W. Mellon Lectures. Un programme de bourses élargi a attiré davantage de chercheurs seniors en résidence à la National Gallery – bourses différentes de celles existantes pour les doctorants. Lors de la première année de bourses du CASVA, en 1980-1981, quatre chercheurs seniors ont accepté une résidence pendant l’année académique, et huit autres ont accepté des résidences en plus courtes. Tous à l’exception de deux d’entre eux appartenaient à des institutions américaines. Actuellement, en plus du Kress Professorship, le CASVA propose deux autres chaires en rotation annuelle, ainsi que dix à quinze bourses pour des chercheurs seniors résidents ou invités, une bourse post-doctorale de deux ans et neuf bourses doctorales. Au fur et à mesure que le programme se développait, les chercheurs internationaux ont fini par représenter une part importante des chercheurs seniors et des professeurs invités8.

19 Il ne fait pas de doute que les bourses doctorales et post-doctorales du CASVA ont joué un rôle décisif dans l’histoire institutionnelle de l’histoire de l’art aux États-Unis. Une génération entière d’historiens de l’art américains s’est forgée au gré de l’obtention de bourses du CASVA à deux moments décisifs de leurs carrières. Peu de bourses doctorales dotent leurs récipiendaires de ressources comparables à celles du CASVA, leur permettant d’entreprendre des voyages d’étude, puis de rédiger leur mémoire. Sans surprise, les anciens bénéficiaires de ces bourses comptent aujourd’hui parmi les plus éminents chercheurs américains. De même, les bourses seniors du CASVA apportent un soutien financier et un prestige à égale mesure, et permettent à des universitaires établis de participer à un programme d’étude résidentiel en émulation auprès d’autres collègues. Fait tout aussi important, les bourses du CASVA confèrent un statut non négligeable aux historiens de l’art américains : elles sont vues comme un signe de réussite académique.

20 Ce prestige est indissociable des prémices de l’histoire du CASVA. Sans que cela figure explicitement dans les statuts, le programme de recherche du CASVA se voulait proche de ce que l’on pourrait qualifier de la recherche « traditionnelle » en histoire de l’art. Le terme « traditionnel » désigne dans ce cas précis des modes d’investigation

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positivistes reposant sur des sujets d’étude et des méthodologies établis bien avant les années 1980 : des problèmes d’attribution et de chronologie, des questions d’analyse iconographique, des histoires de mécénat, des interrogations quant aux schémas d’influence formelle et à la diffusion des styles. Que le genre de travaux de recherche soutenus par le CASVA soit empreint de méthodes positivistes est compréhensible, voire même opportun, étant donné l’histoire du programme envisagé comme le fer de lance académique d’un musée fondé à partir des collections de Mellon et de Kress. L’art de l’après-guerre, par ailleurs, est resté pour l’essentiel étranger au champ d’activité du CASVA pendant ses vingt premières années d’existence. Ce n’est qu’en 1995 que les Mellon Lectures ont abordé un sujet portant sur l’après-guerre, et même à ce moment, cet engagement est resté modeste. En invitant le philosophe et critique d’art Arthur Danto à prononcer ces conférences, les directeurs du programme du CASVA indiquaient de manière subtile que l’art contemporain demeurait peut-être trop contingent pour des considérations historiques, trop éphémère pour les méthodes positivistes de l’histoire de l’art traditionnelle. L’instauration en 2013 du William C. Seitz Senior Fellowship, « orienté essentiellement vers le soutien à la recherche en art moderne et contemporain » était déjà nettement moins hasardeuse.9

Le Yale Center for British Art

21 La capacité d’un seul donateur à influencer l’orientation de la recherche avancée en histoire de l’art ne saurait être mieux illustrée que par le Yale Center for British Art. Anglophile autoproclamé, Paul Mellon entretenait une relation forte avec la patrie d’origine de sa mère, le Royaume-Uni, et avait lui même passé de longues périodes de sa vie dans ce pays (MELLON, BASKETT, 1992). Son attirance pour l’art britannique était, d’après lui, à la fois instinctive et calculée : il a réalisé dans les années 1950 qu’il pouvait acquérir des œuvres d’art britanniques de qualité supérieure pour une somme relativement modeste, alors que les bonnes œuvres des Maîtres européens étaient à la fois onéreuses et difficiles à se procurer. Sa prédilection pour l’art britannique lui permettait aussi de démarquer ses propres activités de collectionneur des collections notoires de son père, Andrew W. Mellon. Paul Mellon s’est encore distingué en léguant la part du lion de sa collection non pas au peuple américain, comme l’avait fait son père avant lui, mais à une institution qui allait porter son nom. S’éloignant encore davantage du rapport à la collection de son père, Paul Mellon fut le premier à prendre en compte la nécessité d’adjoindre une bourse de recherche à son programme d’acquisition et d’exposition ; il devait plus tard insister en affirmant que la recherche est au moins aussi importante que sa collection au sein du Yale Center for British Art.

22 Paul Mellon s’est lancé dans la collection d’œuvres d’art britannique avec énergie et détermination à partir de 1959, seulement à partir de cette date, car il avait fait la connaissance d’un historien de l’art susceptible selon lui de fournir à la fois l’expertise nécessaire et la vision pour concevoir la collection unique qu’il entendait constituer aux États-Unis. Ainsi, dès 1961, Basil Taylor quitta son poste au Royal College of Art pour se consacrer entièrement à l’acquisition d’œuvres pour le compte de Mellon. La réprobation de Taylor envers les conflits d’intérêt financiers inhérents à ce métier le conduisit à refuser toute rétribution pour ses services, une position qui devait se révéler intenable ultérieurement. Pour tenter de contourner la réticence de Taylor à accepter une rémunération directe pour son travail, qui consistait à dénicher,

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authentifier, acheter et expédier des œuvres d’art, Mellon a créé en 1963 la Paul Mellon Foundation for British Art. Taylor a été le premier directeur de la fondation. Outre qu’elle facilitait les recherches de Taylor, cette fondation publiait des ouvrages sur l’art et les artistes britanniques. Cette première tentative pour créer un programme de recherche destiné à compléter sa propre collection, mais aussi à approfondir la compréhension de cet art, périclita en 1969, laissant en chantier son projet le plus ambitieux : le Paul Mellon Biographical Dictionary of British Painters in Great Britain and Ireland, 1530-1950 en quinze volumes. Dans son sillage, une entreprise plus modeste est parvenue à livrer deux ouvrages sous le sceau du Paul Mellon Centre for Studies in British Art : A Biographical Dictionary of British Architects, 1600-1840 de Howard Colvin (1995) et le Biographical Dictionary of Sculptors in Britain, 1660-1851 d’Ingrid Roscoe, Emma Hardy et M.G. Sullivan (2009).

23 En fondant le Yale Center for British Art en 1966, Paul Mellon a réaffirmé sa détermination à lancer un programme de recherche sérieux, corrélé à la conservation et la présentation de sa collection. L’affiliation avec la Yale University découlait, en réalité, du souhait de Mellon d’en faire un lieu d’étude de l’art britannique, et pas seulement un musée au sens conventionnel du terme (MELLON, BASKETT, 1992, p. 322). Mellon avait auparavant sérieusement envisagé de donner ses œuvres d’art britanniques au Virginia Museum of Fine Arts ; c’est en fin de compte la prééminence de Yale dans les domaines de l’histoire et de la littérature anglaises qui l’ont conduit à préférer New Haven à Richmond. Ce cadre devait, selon Mellon, favoriser des travaux plus ambitieux sur l’art britannique. Il se moquait bien en revanche que le Yale Center puisse servir de « centre d’études interdisciplinaires » : Mellon rejeta le plan initial de Yale, qui envisageait ce centre comme un lieu dédié à la culture britannique sous toutes ses formes, en insistant au contraire pour mettre en avant l’étude de l’art. Cet agenda est aujourd’hui respecté par le centre, qui soutient la recherche avancée en histoire de l’art à travers des programmes d’exposition, des bourses post-doctorales et des bourses résidentielles. D’autres aides pour la recherche sur l’art britannique sont proposées par la filiale londonienne du Yale Center for British Art, le Paul Mellon Centre for Studies in British Art, qui a remplacé la Paul Mellon Foundation for British Art en 1970. Le Centre de Londres propose son propre programme de bourses de recherche doctorales et post- doctorales, finance des conférences et des séminaires, et gère une presse académique active, qui publie chaque année plusieurs monographies sur la culture visuelle britannique. Les cinq millions de dollars supplémentaires offerts par Mellon pour financer le Centre de Londres ont porté la somme totale de sa donation en soutien au Yale Center for British Art à 164 millions de dollars, comprenant les œuvres d’art, la conception et la construction du bâtiment Louis I. Kahn sur le campus de Yale, et les fonds pour son fonctionnement pérenne. Une liste des œuvres caritatives de Paul Mellon est fournie en annexe E de Reflections in a Silver Spoon ( MELLON, BASKETT, 1992, p. 422-431).

24 Aucune autre institution américaine soutenant la recherche avancée dans les arts visuels ne perpétue aussi clairement la vision personnelle et les intentions de son fondateur que le Yale Center for British Art. Ceci s’explique non seulement par la spécificité de sa donation – un centre consacré exclusivement à l’art britannique – mais aussi par sa sympathie indéfectible pour l’histoire de l’art en tant que branche essentielle des sciences humaines. Les programmes de recherche du Yale Center for British Art demeurent indissociables des pratiques de collecte propres à Paul Mellon et

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de sa conception personnelle de l’art et de la culture britanniques. Son engouement pour l’art britannique répondait à son attirance pour l’histoire et la vie rurale en Angleterre. Dans sa collection dominaient des tableaux et des œuvres graphiques des XVIIIe et XIXe siècles – essentiellement des paysages, des scènes de chasse et des portraits. À cet égard, aussi inhabituel que son enthousiasme pour l’art britannique ait pu sembler au milieu du XXe siècle, les goûts de Mellon répondaient à des critères esthétiques conventionnels, semblables à ceux des Maîtres anciens. Le modernisme britannique était pratiquement absent de la collection personnelle de Mellon, et l’art contemporain était superbement ignoré. Il n’est donc guère étonnant que le Yale Center for British Art ait développé un programme de recherche orienté vers des sujets liés aux XVIIIe et XIXe siècles, avec des incursions progressives dans le début du XXe siècle. Cette orientation est en tout point conforme à la déclaration d’intention du fondateur de l’institution.

Les Research and Academic Programs du Clark Art Institute

25 L’institution de recherche qui offre peut-être le plus fort contraste par rapport aux constants réajustements du Yale Center vis-à-vis des intentions de son fondateur est le département Research and Academic Programs (RAP) du Sterling and Francine Clark Art Institute. Robert Sterling Clark (1877-1956) était l’héritier d’une partie de l’immense fortune générée par la compagnie de machines à coudre Singer, cofondée par son grand-père. Suivant l’exemple de son père, collectionneur d’art invétéré, Sterling Clark avait commencé à acquérir des œuvres d’art avec une détermination rare à partir de 1913. Cette même année, il avait entrepris une sorte de Grand Tour, en compagnie de son frère Stephen et du sculpteur George Grey Barnard. Barnard leur servait de guide et de conseiller, menant les frères à travers la France et l’Italie, en quête d’antiquités, de tapisseries, de tableaux, de sculptures et de dessins. C’est par l’intermédiaire de Barnard que Sterling Clark avait accompli sa première acquisition majeure : un portrait de Domenico Ghirlandaio10.

26 Il n’était pas dit que Sterling Clark devait abuser de l’œil avisé de son mentor : dès 1914, Clark avait suffisamment confiance en son propre jugement pour adopter une habitude qui n’allait plus le quitter. Il prenait des notes sur ce qu’il considérait comme des attributions erronées ou sur le mauvais état de la plus grande partie des œuvres d’art qu’il pouvait voir dans les galeries et les demeures de collectionneurs rivaux. Il pouvait aussi afficher le plus grand mépris envers certaines œuvres parmi les plus illustres du Metropolitan Museum of Art (WEBER, 2007, p. 163). Le mépris est peut-être un mot trop fort pour décrire son sentiment à l’égard des historiens d’art et autres experts, mais il ne s’intéressait absolument pas aux œuvres d’art en tant qu’objets de préoccupations intellectuelles. Pour lui, l’art n’était qu’une source de plaisir esthétique et, une fois entré dans sa collection, de fierté. Sa sensibilité était tournée vers les Maîtres européens, l’impressionnisme français et le naturalisme américain. Cette confiance en son propre jugement allait conduire Clark à acheter en 1914, par exemple, un des rares tableaux conservés de Piero della Francesca et, en 1916, le premier de ce qui allait devenir un trésor de trente-neuf œuvres de Pierre-Auguste Renoir. La collection Clark, à l’instar de celles constituées par J. Paul Getty, Andrew W. Mellon, Samuel Kress et Paul Mellon, portait essentiellement sur l’art européen d’avant 1900.

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27 Dès 1913, Clark se laissait aller à imaginer le musée qu’il créerait un jour pour abriter la collection qu’il avait l’intention de réunir. Sa conception devait débuter trente ans plus tard. En 1945, il fit l’acquisition d’un beau terrain dans l’Upper East Side, à Manhattan, sur lequel il avait l’intention de construire son musée. Cependant, Clark revendit ce terrain dès 1950, de peur qu’une attaque nucléaire prenant New York pour cible – ce qu’il pensait hautement probable – ne détruise son musée et n’anéantisse sa collection. Il se rabattit à la place sur un site bucolique, dans l’ouest du Massachusetts, non loin du Williams College. Clark exigea que le bâtiment soit construit selon des critères esthétiques classiques et de durabilité, de sorte que le revêtement en marbre blanc de l’édifice masque une sous-structure en béton armé destinée à résister à une détonation nucléaire produite à moins de deux kilomètres (WEBER, 2007, p. 241). Le Sterling and Francine Clark Art Institute a ouvert ses portes en 1955, avec des statuts réclamant des « locaux pour l’étude et la recherche dans le domaine des beaux-arts »11.

28 Au vu du mépris de Clark à l’égard des experts en art, il n’est guère surprenant que cette disposition n’ait pas été immédiatement mise en œuvre. Contrairement à son contemporain Paul Mellon, Clark ne considérait pas la recherche en histoire de l’art comme une extension naturelle de son legs. Au cours de la décennie qui a suivi, la recherche est demeurée le parent pauvre de la programmation du musée, et la constitution d’une bibliothèque d’étude dut attendre 1962. Celle-ci a marqué une réorientation du rapport de Clark avec la recherche. Quelques années plus tard, un programme de master en histoire de l’art a vu le jour au sein du cursus du Williams College, avec une filiation explicite avec le Clark Art Institute. En 1972, Michael Rinehart, bibliothécaire en chef du Clark Institute, est devenu le premier éditeur du Répertoire de la littérature sur l’art (RILA), index quasi exhaustif des périodiques en histoire de l’art. Le RILA est resté à demeure au Clark Institute jusqu’en 1981, date à laquelle le Getty Trust en a assumé la responsabilité financière (Rinehart a toutefois conservé quelques responsabilités éditoriales jusqu’à son départ en retraite du Clark en 2000).

29 Ironie du sort, c’est le manque d’intérêt de Sterling Clark envers la recherche en histoire de l’art qui a permis aux Research and Academic Programs du Clark Institute de développer un cursus original. N’ayant pas défini de vision pour ce programme de recherche, ni alloué de fonds spécifiques à cette fin, Sterling Clark a laissé son musée relativement libre de tout préjugé intellectuel et de contraintes financières. Le financement des Research and Academic Programs du Clark Institute repose pour partie sur la dotation de l’institution, ainsi que sur des aides ponctuelles sollicitées pour soutenir des initiatives particulières. Le legs originel de Sterling Clark a été renforcé par des dotations accordées par la Manton Foundation et la Samuel H. Kress Foundation, afin d’assurer un soutien de longue durée aux programmes de recherche. La Andrew W. Mellon Foundation a offert plusieurs subventions ponctuelles au département. Cette combinaison de financement permanent et temporaire garantit la stabilité du programme tout en empêchant sa sclérose. Les programmes de recherche se trouvant parfaitement dotés ont parfois des difficultés à modifier leurs projets en fonction des besoins des chercheurs ou d’une réorientation de leurs préoccupations intellectuelles.

30 Lorsque le département Research and Academic Programs (RAP) a été créé en 1997, l’histoire de l’art aux États-Unis traversait une phase d’introspection. C’est au cours de cette décennie que plusieurs départements universitaires d’histoire de l’art ont changé

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de nom, signalant ainsi une extension de leur domaine, qui visait à inclure des œuvres appartenant à la culture visuelle et matérielle, sans pour autant être classées conventionnellement comme « de l’art ». Naturellement, la conversion des départements des beaux-arts ou d’histoire de l’art en départements de culture visuelle ou d’études visuelles s’est accompagnée d’une remise en question croissante de l’utilité de « l’art » en tant que catégorie d’analyse culturelle. Que la direction du Clark Institute, alors dirigé par Michael Conforti, ait eu l’intention de placer ses RAP au cœur de ces débats a trouvé confirmation lorsque Michael Ann Holly a été choisie pour prendre la tête des RAP en 199912. Holly avait contribué à fonder le premier programme doctoral d’études visuelles et culturelles aux États-Unis, à l’University of Rochester, et ses propres travaux portaient sur l’histoire de la discipline de l’histoire de l’art.

31 Les Research and Academic Programs du Clark Institute ont donné à l’histoire de l’art américain un cadre institutionnel longtemps attendu par les chercheurs en art contemporain et en culture visuelle. Au milieu des années 1990, la nécessité de ce type d’intervention fut plus que salutaire. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, à une époque où les principaux centres de recherche indépendants en histoire de l’art négligeaient encore ces domaines balbutiants, toute une génération de chercheurs américains formés s’était établie professionnellement. Les jeunes chercheurs espérant se spécialiser en art contemporain se voyaient contraints de négocier avec une culture institutionnelle distincte de celle de leurs pairs travaillant dans des domaines « historiques » : ils se portaient candidats à des programmes de thèses différents, cherchaient des fonds auprès d’autres sources, publiaient dans d’autres revues, participaient à d’autres conférences et se trouvaient confrontés à un autre marché de l’emploi. Que ce soit par nécessité ou par inclination, les chercheurs en art contemporain évoluaient dans une culture institutionnelle et disciplinaire marginale. Dès le début, le département Research and Academic Programs du Clark Institute a organisé des conférences et produit des publications consacrées aux différentes – et parfois rivales – cultures disciplinaires de l’histoire de l’art. Quant au programme de bourses résidentielles du Clark Institute, il a toujours su maintenir un panel diversifié de chercheurs en histoire de l’art conventionnelle et en art contemporain.

32 Tous les grands instituts de recherche avancée en histoire de l’art disposent aujourd’hui de programmes de soutien à la recherche en art contemporain. Il reste à mesurer si cet engagement tardif suffira à combler le schisme disciplinaire entre les praticiens de la recherche historique et contemporaine. Il n’est plus possible de douter de l’existence de cette fracture. Les articles des conférences et des revues consacrées aux « deux cultures » de l’histoire de l’art ont révélé au grand jour des conversations qui, au cours des dix années précédentes, se tenaient en privé, à l’occasion de rencontres entre départements ou collègues partageant le même point de vue (SMITH, 2009, 2010 ; FOSTER, 2009 ; MAINARDI, 2011). L’étude académique de l’art contemporain bénéficie d’un soutien institutionnel sans précédent aux États-Unis. Non seulement les centres de recherche indépendants défendent avec énergie la recherche dans ce domaine, mais les universités et les écoles embauchent des spécialistes en art contemporain à des salaires bien supérieurs que d’autres domaines historiques. Les éditeurs académiques font aussi montre d’un intérêt croissant pour la recherche contemporaine. C’est le marché de l’art qui dicte la voie, bien entendu, en déportant le poids de l’institution vers la scène contemporaine internationale. Mais ce sont

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également les étudiants, les lecteurs et les visiteurs de musée qui affichent une préférence pour l’art d’aujourd’hui.

33 Étant donné cette évolution des ressources, la discipline de l’histoire de l’art connaît aux États-Unis des tensions croissantes en son sein. Une sorte de sentiment mutuel d’aliénation menace de virer à l’antagonisme franc. En réunissant des chercheurs en histoire de l’art traditionnel et contemporain, par le truchement de résidences, de symposiums et autres types de programmes, les instituts américains à la pointe de la recherche en arts visuels sont de nouveaux appelés à fonctionner comme une sorte de Suisse académique. Si ce n’est que cette fois, au lieu d’offrir un lieu de répit face aux guerres culturelles, les grands instituts américains de recherche en histoire de l’art pourraient contribuer à empêcher une scission disciplinaire fatale.

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– WEBER, 2007 : Nicholas Fox Weber, The Clarks of Cooperstown, New York, 2007.

NOTES

1. Le Servicemen’s Readjustment Act de 1944, Pub. L. No. 78-346 (1944) accordait de nouveaux avantages aux militaires à la retraite ayant servi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces avantages comportaient entre autres l’acquittement des frais de scolarité en université ou en école d’enseignement supérieur, ainsi qu’une bourse de subsistance tout au long de ce cursus. Cette loi est connue sous le nom de G.I. Bill. 2. « […] a high civilization must not limit its efforts to science and technology alone but must give full value and support to the other great branches of man’s scholarly and cultural activity » (National Foundation on the Arts and Humanities Act de 1965, Pub. L. No. 89-209, § 2, 1965). Les textes de la loi ont été révisés en 1984 et 1985. 3. « […] it is necessary and appropriate for the Federal Government to complement, assist, and add to programs for the advancement of the humanities and the arts » (National Foundation on the Arts and Humanities Act de 1965, Pub. L. No. 89-209, § 2, 1965). 4. Sur l’histoire intellectuelle, politique et idéologique des guerres culturelles, voir l’article de Daniel Bell « The Culture Wars: American Intellectual Life, 1965-1992 » (BELL, 1992). Pour une vue d’ensemble, voir Irene Taviss Thomson, Culture Wars and Enduring American Dilemmas (THOMSON, 2010) et Andrew Hartman, A War for the Soul of America: A History of the Culture Wars ( HARTMAN, 2015). 5. Vous pouvez consulter une liste complète des chercheurs et des thèmes des programmes du Getty à l’adresse suivante : http://getty.edu/research/scholars/years/index.html (consulté le 28 avril 2015). 6. Pacific Standard Time: Los Angeles Art, 1945-1980, Rebecca Peabody et al. éd., (cat. expo., Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2011), Los Angeles, 2011. 7. Les rapports financiers de la National Gallery sont disponibles en ligne : http://www.nga.gov/ content/ngaweb/about/financial-reports.html (consulté le 20 août 2015). 8. Les listes exhaustives des chercheurs seniors et/ou en résidence, des chercheurs invités, des bourses post-doctorales et doctorales du CASVA sont disponibles : http://www.nga.gov/content/ ngaweb/research/casva/members.html (consulté le 20 août 2015). 9. http://www.nga.gov/content/ngaweb/research/casva/fellowships.html (consulté le 20 août 2015). 10. Domenico Ghirlandaio, Portrait de femme, vers 1490, Williamstown, Clark Art Institute (no d’invent. 1955.938). 11. http://www.clarkart.edu/rap/about (consulté le 20 août 2015). 12. Michael Ann Holly a succédé au premier directeur du RAP, John Onians, qui a dirigé le département dans sa première année.

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RÉSUMÉS

Durant le dernier quart du XXe siècle, le nombre des instituts américains de recherche en histoire de l’art n’a cessé de s’étendre. Cette coïncidence historique a exercé une influence majeure sur l’évolution de la discipline, en autorisant les historiens de l’art à poursuivre des projets de recherche ambitieux, alors même que les conditions économiques et sociales aux États-Unis limitaient le soutien public en faveur de la recherche sur les humanités. Toutefois, les chercheurs en arts visuels n’ont pas tous bénéficié à égale mesure de ces nouvelles institutions. Les chercheurs d’Amérique et d’Europe de l’Ouest ont reçu la plus large part de ce soutien financier, surtout au moment de leur création. Par ailleurs, les travaux dédiés aux œuvres d’art canonique de l’Europe de l’Ouest et de la Méditerranée se sont taillé la part du lion en récoltant l’essentiel des bourses au cours des premières années de cette expansion. La culture visuelle et la recherche sur l’art contemporain se sont trouvées pratiquement exclues à l’origine, de même que les chercheurs travaillant en dehors du courant académique dominant en Europe et en Amérique. Ces tendances initiales ont entraîné un clivage au sein de cette discipline, dont on mesure aujourd’hui seulement les effets sur la pratique de l’histoire de l’art aux États-Unis. S’il n’est pas certain que ce fossé puisse être comblé, les tentatives menées pour corriger cette orientation nécessiteront l’engagement des principaux instituts de recherche américains : le Getty Research Institute, le CASVA, le Yale Center for British Art ainsi que les Research and Academic Programs (RAP) du Clark Art Institute.

American institutes for advanced research in art history proliferated in the final quarter of the twentieth century. This historical coincidence had a profound effect on the development of the discipline, enabling art historians to pursue ambitious research agendas even as economic and political conditions in the United States undermined public support for humanities scholarship. Yet, scholars of the visual arts benefitted unevenly from these new institutions. American and Western European researchers secured the greatest support, especially initially. Likewise, scholarship devoted to canonical artworks of Western Europe and the Mediterranean received the lion’s share of support in the early years of this boom time. Visual culture and contemporary art studies were mostly excluded at the outset, as were scholars working outside mainstream European and American academic networks. These early tendencies contributed to a disciplinary bifurcation that is only now registering its full impact on the practice of art history in the United States. Whether this rift can be mended is uncertain, and attempts at restoring the breach will involve America’s major research institutes: the Getty Research Institute, CASVA, the Yale Center for British Art, and the Clark Art Institute’s Research and Academic Programs.

Während des letzten Viertels des 20. Jahrhunderts hat sich die Zahl der amerikanischen Forschungsinstitute im Bereich der Kunstgeschichte vervielfacht. Dieses historisch signifikante Phänomen hat einen starken Einfluss auf die Entwicklung des Fachs ausgeübt, indem Kunsthistoriker nunmehr ambitionierte Forschungsprojekte durchführen konnten, obwohl die sozialen und wirtschaftlichen Bedingungen der USA eine öffentliche Unterstützung der Geisteswissenschaften einschränkten. Allerdings haben die verschiedenen Kunstwissenschaftler nicht in gleichem Maß die Unterstützung dieser neuen Institutionen genossen. Amerikanische und westeuropäische Forscher haben den größten Anteil der finanziellen Unterstützung, vor allem in der Anfangsphase der neuen Institute, erhalten. Während der ersten Jahre dieser Expansion ging der Löwenanteil in Form von Stipendien besonders an die Arbeiten, die sich mit kanonisierten Kunstwerken der Kunstgeschichte Westeuropas und des Mittelmeers beschäftigten. Bildwissenschaften sowie Forschungen zur zeitgenössischen Kunst waren dabei jedoch praktisch von Anfang an ausgeschlossen, so wie auch Wissenschaftler, die nicht im

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europäisch und amerikanisch dominierten akademischen Fahrwasser verankert waren. Diese Ausgangssituation hat zu einer Spaltung innerhalb des Fachs geführt, deren Auswirkungen auf die kunstwissenschaftliche Praxis in den USA erst heute wirklich zutage treten. Auch wenn nicht sicher ist, dass diese Kluft überwunden werden kann, sind die Versuche, diese Orientierung zu korrigieren, vor allem vom Engagement der amerikanischen Hauptforschungsinstitute abhängig: das Getty Research Institute, das CASVA, das Yale Center for British Art sowie das Research and Academic Programs (RAP) des Clark Art Institute.

Nell’ultimo quarto del ventesimo secolo, il numero di istituti americani di ricerca in storia dell’arte è aumentato senza sosta. Questa coincidenza storica ha esercitato un’influenza considerevole sull’evoluzione della disciplina: essa ha infatti incoraggiato gli storici dell’arte ad intraprendere progetti di ricerca ambiziosi, allorché le condizioni economiche e sociali negli Stati Uniti limitavano il sostegno pubblico a favore delle scienze umane. Ciononostante, non tutti gli studiosi di arti visive hanno beneficiato allo stesso modo delle nuove istituzioni. I ricercatori dell’America e dell’Europa dell’Ovest hanno ricevuto la maggior parte degli aiuti finanziari, soprattutto al momento di creazione degli istituti. Peraltro, i lavori consacrati alle opere d’arte canoniche dell’Europa dell’Ovest e del Mediterraneo hanno fatto la parte del leone, poiché hanno ottenuto la maggior parte delle borse nel corso dei primi anni. La cultura visiva e la ricerca in arte contemporanea si sono trovate praticamente escluse agli inizi, come pure lo sono stati i ricercatori attivi al di fuori di questa corrente accademica, che dominava in Europa e in America. Queste tendenze iniziali hanno generato una rottura in seno alla disciplina, di cui si misurano soltanto oggi gli effetti sulla pratica della storia dell’arte negli Stati Uniti. Se non è certo che questo fossato possa essere colmato, i tentativi condotti per correggere questi orientamenti avranno bisogno dell’appoggio dei principali istituti di ricerca americani: il Getty Research Institute, il CASVA, lo Yale Center for British Art come pure i Research and Academic Programs (RAP) del Clark Art Institute.

Durante el último cuarto del siglo XX no ha dejado de crecer el número de los institutos estadounidenses de investigación en historia del arte. Esa coincidencia histórica ha ejercido una influencia relevante en la evolución de la disciplina, permitiendo a los historiadores del arte llevar a cabo ambiciosos proyectos de investigación cuando las condiciones económicas y sociales en los Estados Unidos limitaban el apoyo público de la investigación sobre humanidades. Sin embargo, no todos los investigadores en artes visuales se han beneficiado de dichas nuevas instituciones en la misma medida. Los norteamericanos y europeos del Oeste recibieron la mayor parte de dicho sostén financiero, sobre todo en el momento de su creación. Por otra parte, los trabajos dedicados a las obras de arte canónico de Europa del Oeste y el Mediterráneo fueron los grandes ganadores al cobrar casi la totalidad de las becas en los primeros años de su expansión. La cultura visual y la investigación sobre el arte contemporáneo prácticamente quedaron excluidas desde un principio, así como los investigadores que trabajaban fuera de la corriente académica dominante en Europa y en América. Esas tendencias iniciales han conllevado un clivaje dentro de la disciplina, cuyos efectos en la práctica de la historia del arte en los Estados Unidos sólo se llegan a evaluar ahora. Si nada asegura que la fractura pueda repararse, las tentativas emprendidas para rectificar aquella orientación necesitarán el compromiso de los principales institutos de investigación estadounidenses: el Getty Research Institute, el CASVA, el Yale Center for British Art, así como los Research and Academic Programs (RAP) del Clark Art Institute.

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INDEX

Keywords : institute for advanced study, research funding, foundation Mots-clés : institut de recherche, financement, fondation Index géographique : États-Unis Index chronologique : 1900

AUTEURS

ELIZABETH MANSFIELD

Elizabeth Mansfield est la vice-présidente des programmes de recherche au National Humanities Center à Durham. Elle est l’auteure de The Perfect Foil: François-André Vincent and the Revolution in French Painting (2011) et de Too Beautiful to Picture: Zeuxis, Myth, and Mimesis (2007), ainsi que l’éditrice des anthologies Art History and Its Institutions (2002), Making Art History (2007) et Seeing Satire (2013).

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Rechercher et imaginer l’art « black » américain depuis 2005 Research and imagine the American black art since 2005 Erforschung und Imagination der amerikanischen „Black Art“ seit 2005 Ricercare e immaginare l’arte «nera» americana dal 2005 Investigar e imaginar el arte negro estadounidense desde 2005

Richard J. Powell Traduction : Françoise Jaouën

1 En 1916 – il y a presque cent ans – Freeman Henry Morris Murray, écrivain, éditeur et militant des droits civiques, publiait Emancipation and the Freed in American Sculpture1, l’un des premiers ouvrages à se pencher sur la représentation artistique des Afro- Américains. Murray s’intéressait avant tout aux œuvres figuratives signées de quelques-uns des principaux sculpteurs américains et européens (autrement dit blancs) de la seconde moitié du XIXe siècle ; mais il évoquait également plusieurs importants artistes afro-américains (notamment Mary Edmonia Lewis et Meta Vaux Warrick Fuller), et il faisait donc œuvre de pionnier en abordant sous un angle critique l’histoire de l’art noir aux États-Unis (MURRAY, 1916).

2 Depuis la parution du livre de Murray, les publications consacrées aux artistes noirs et à leurs œuvres, à l’esthétique de la différence raciale et de la spécificité culturelle, ainsi qu’à l’image des Noirs n’ont cessé de se multiplier. Phénomène rare et marginal au début du XXe siècle, il est devenu relativement banal dans les premières décennies du XXIe siècle. Pour se faire une idée de la prolifération des textes critiques sur les artistes afro-américains, il suffit d’examiner la fréquence à laquelle, entre 1915 et 2015, ces artistes sont évoqués, que ce soit dans la littérature savante ou les textes grand public. En 1915, trois noms seulement – William Edouard Scott, Henry Ossawa Tanner et Meta Vaux Warrick Fuller – étaient sans doute cités plus d’une fois dans les journaux et les revues artistiques à travers l’Amérique. En 2015, il est impensable de dresser la liste des artistes contemporains de premier plan sans y inclure les noms de Dawoud Bey, Mark Bradford, Nick Cave, Renee Cox, Theaster Gates, David Hammons, Lyle Ashton Harris,

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Rashid Johnson, Glenn Ligon, Steve McQueen, Kerry James Marshall, Julie Mehretu, Wangechi Mutu, Chris Ofili, William Pope. L, Lorna Simpson, Hank Willis Thomas, Mickalene Thomas, Kara Walker, Carrie Mae Weems, Kehinde Wiley et Fred Wilson, entre autres artistes noirs de renom.

3 En matière d’art afro-américain, on ne peut s’en tenir à une définition stricte de l’histoire de l’art, à savoir un corpus de textes (articles, traités, thèses, monographies, etc.) étudiant la production visuelle dans son contexte historique et/ou culturel. En effet, les études sur cette production échappent à ce cadre, et paraissent en outre sous des formes moins classiques, telles que catalogues d’exposition, textes publiés par des galeries ou des musées, comptes rendus dans des revues spécialisées, textes de critique culturelle ou encore anthologies littéraires. Par leur ampleur et leur diversité, ces études critiques de la production des artistes noirs invitent à élargir le champ de la recherche et à assouplir les méthodes d’investigation, à choisir des approches qui tiennent compte du fait que le regard porté dans le passé sur les artistes afro- américains était en grande partie aveuglé par des œillères, et en s’intéressant à des sources inattendues ou à des archives dissimulées – bien éloignées des chemins balisés suivis le plus souvent par les historiens de l’art – afin de redécouvrir et de ré-imaginer l’histoire de l’art noir.

4 À l’instar des études de type chronologique, axées sur une nation ou une culture, celles consacrées à l’art afro-américain remplissent de nombreux objectifs. Les historiens de la culture visuelle noire attirent l’attention sur la vie et la carrière de tel ou tel artiste, soulignent les moments de rencontre entre artistes et mécènes autour d’une idée ou d’une sensibilité stylistique, délimitent les contours de ce sous-champ d’investigation (en remettant souvent en cause son existence même), scrutant les œuvres tout en les déconstruisant. Ces lectures attentives s’accompagnent invariablement d’une recherche de signification, du dévoilement d’une intention, et la description des affinités de l’objet artistique avec tel ou tel style ou idiome visuel. On s’interroge interminablement, avec de grandes divergences conceptuelles, sur la nécessité d’établir une catégorie réservée à l’art afro-américain ou noir, et la question resurgit sous la plume de la quasi-totalité des historiens qui s’intéressent à ce domaine, depuis Benjamin G. Brawley, qui publia au début du XXe siècle ses réflexions sur « le génie noir », jusqu’à Derek C. Maus et James J. Donahue qui, au début du siècle suivant, se penchent sur la question de l’art et de l’identité dans la période post droits civiques (BRAWLEY, 1918 ; MAUS, DONAHUE, 2014).

5 Parmi les nombreux sujets abordés et les orientations théoriques prises au cours de la dernière décennie, cinq thèmes et/ou chemins conceptuels ont plus particulièrement inspiré la recherche, à savoir les deux mouvements culturels noirs (« la Harlem Renaissance » et le « Black Arts Movement ») ; féminin-masculin-féminin ; post-black (noirceur chimérique ou l’art noir sans négritude) ; les marginaux de l’intérieur ; et les révisions historiques. Parmi les études qui se penchent sur des moments historiques où se dessine une philosophie cohérente, nombreuses sont celles consacrées la Harlem Renaissance du début du XXe siècle, et le Black Arts Movement, phénomène de rébellion culturelle apparu dans les années 1960 et 1970. Depuis la fin du siècle dernier, la recherche sur ces deux « mouvements noirs » séparés par une quarantaine d’années a permis de jeter un nouvel éclairage sur ces soulèvements culturels de type nationaliste en mettant l’accent sur l’émergence, dans l’un et l’autre, d’une politique du genre et de la sexualité, sur les occasions qu’ils ont eues de toucher un large public, et sur les

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mutations provoquées par les médias de masse au début du siècle et dans les années 1950.

6 Les auteurs afro-américains de la fin du XXe siècle comptent de plus en plus de femmes, et les artistes et les historiens de la diaspora africaine abordent de manière croissante les questions tenaces concernant le genre, la sexualité, l’identité noire (culturelle ou raciale), et les liens parfois difficiles qui existent entre elles. Ces questionnements théoriques – ainsi que la volonté de souligner l’apport des femmes noires dans l’histoire de l’art et la culture visuelle – ont réorienté de manière décisive les études sur l’art afro-américain. Dans leur majorité, les analyses menées durant la période ont abordé ces thèmes et les dilemmes éthiques qu’ils posent au public. C’est volontairement que je m’inspire d’un des grands classiques de Jean-Luc Godard en baptisant « féminin- masculin-féminin » une sous-partie de cet article : sorte de coda méthodologique pour cette orientation de la recherche, coda qui renvoie à l’interdépendance des genres, et plus particulièrement au tournant féministe pris par les recherches récentes.

7 Dans les textes publiés au cours de la dernière décennie, on rencontre souvent le concept d’esthétique « post-noire » appliqué à l’art contemporain. C’est dans les objets représentant cet art « post-black » – davantage que dans l’évocation par cette formule d’un éloignement radical de la négritude raciale et/ou culturelle – que se manifeste une préoccupation raciale/culturelle parallèle (ou incidente) ; comme un souci de légèreté ou d’irrévérence vis-à-vis de l’identité, de l’histoire et/ou de la culture. Pour la plupart, les historiens de l’art et les critiques qui se sont penchés sur cette noirceur chimérique*2 s’efforcent à la neutralité ; certains ne font pas preuve de la même objectivité et s’exposent au piège philosophique consistant à épouser l’ambiguïté raciale, ou portent un regard inventif sur l’histoire des Noirs, avec les conséquences politiques que cela implique. Mais à l’instar des recherches menées sur d’autres thèmes et évoquées ici, la plupart des études « post-black » partent du principe que cet « art noir sans négritude »* peut être lui aussi soumis à l’analyse critique.

8 Les artistes visuels socialement marginalisés et sans formation classique suscitent un intérêt croissant dans le monde de l’art contemporain, et les chercheurs commencent à se pencher sur ces pratiques de dimension à la fois sociologique et artistique. Ces nouvelles études enrichissent les données biographiques, décrivent les trajectoires de carrière de ces « marginaux de l’intérieur » ou font appel à la théorie sociale et culturelle pour expliciter l’intérêt que présentent leurs œuvres. Les artistes afro- américains sont une composante importante de ce groupe, ainsi que les artistes des états du sud, et la recherche s’appuie donc sur les théories critiques de la race et les hypothèses culturelles sur la dynamique sociale centre/périphérie.

9 Enfin, nombre des investigations menées récemment en matière d’histoire de l’art afro- américain ne portent pas tant sur des sujets précis ou des ensembles de questions théoriques ; elles s’attachent plutôt à réviser ou à corriger l’histoire. Ces « révisions » historiques se manifestent sous formes multiples : approches alternatives de l’aperçu panoramique, études en plusieurs volumes ou à auteurs multiples, ou encore recherches à thème axées sur les genres artistiques, les styles ou les occurrences historiques. Tout comme les autres catégories de recherches récentes, les études monographiques – il s’agit le plus souvent de catalogues publiés à l’occasion d’expositions de galeries ou de musées – se livrent volontiers à un travail de révision, apportant de nouvelles informations sur des figures reconnues du monde de l’art, ou

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présentant au public des artistes relativement méconnus. Abordons maintenant plus en détail ces divers sujets.

Deux mouvements noirs : la Harlem Renaissance et le Black Arts Movement

10 La « Renaissance de Harlem », plus connue dans les années 1920 et 1930 sous le nom de « New Negro Arts Movement », constitue une parenthèse dans une période généralement considérée comme particulièrement faste pour l’art afro-américain, célébré et défendu à l’époque sur les fronts culturel, social, politique et racial. Entamée vers la fin de la Grande Guerre, elle se poursuivit au-delà de la crise des années 1930, et jeta un coup de projecteur sur la place qu’occupaient les artistes afro-américains dans les arts plastiques, la littérature et les arts du spectacle, soulignant la force quasi libidinale de leurs œuvres pendant la grande période du jazz. En revanche, c’est seulement au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années que l’on a pris conscience que le Black Arts Movement des années 1960 et 1970 – autre phénomène de révolte créative – constituait lui aussi un épisode clé de l’histoire de la littérature et des arts afro-américains. Né sur les cendres du mouvement des droits civiques et des cris de guerre militants – « Black Power », « Black is Beautiful » – le Black Arts Movement privilégiait une esthétique politisée d’expressionnisme figuratif et de romantisme racial qui s’exprime à travers la récitation poétique, le théâtre rituel et l’hyper- visualité. Parallèlement à cette reconnaissance de l’importance du mouvement, les historiens de la culture ont recours, depuis une dizaine d’années, à la notion de « renaissance » artistique noire à propos des deux épisodes – années 1960-1970 et années 1920-1930 – estimant sans doute qu’ils offraient l’occasion de réexaminer en profondeur la notion de race et le rôle joué par l’artiste lorsqu’il s’agit de proposer un nouveau modèle de société. Animés par la volonté de produire un art reflétant une « fierté raciale » ou affichant sa négritude, la Harlem Renaissance et le Black Arts Movement étaient également des projets culturels foisonnant de débats intergénérationnels sur les responsabilités de l’artiste noir vis-à-vis des masses noires, débats souvent lancés par de jeunes provocateurs qui s’en prenaient à leurs opposants sans aucune retenue politique et sans grand souci de la forme3.

11 Depuis 2005, plusieurs anthologies et ouvrages importants ont jeté un nouvel éclairage sur ces deux mouvements. On s’est notamment demandé si la Renaissance de Harlem avait véritablement fait naître un art noir distinctif (CALO, 2007), et remis en question les présupposés d’exclusivité raciale dans la réception et l’approche de l’art à l’époque du Black Arts Movement (COLLINS, CRAWFORD, 2006 ; HASSAN, CRAWFORD, 2011, 2012). La Renaissance de Harlem a également inspiré des études inédites sur la vaste culture de l’imprimé à vocation artistique de la période (GOESER, 2007), sur le rôle jusqu’ici négligé joué par les femmes artistes (KIRSCHKE, 2014), sur la ville de Chicago, centre important – et souvent oublié – de la culture du « New Negro » (They Seek a City, 2013), entre autres orientations thématiques de la recherche (TRIBE, 2007 ; THOMPSON K., 2007). Quelques artistes importants de la période ont récemment fait l’objet d’expositions majeures, notamment Aaron Douglas (Aaron Douglas, 2007), Hale Woodruff (AMAKI, BARNWELL BROWNLEE, 2007 ; Rising Up, 2012), Nancy Elizabeth Prophet (AMAKI, BARNWELL BROWNLEE, 2007) et Archibald J. Motley Jr. (Archibald Motley, 2014). Quant à Richmond Barthé, deux importants ouvrages ont été consacrés à sa vie et son œuvre (VENDRYES, 2008 ; LEWIS,

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2009). Plusieurs articles ont proposé de nouvelles lectures de la Renaissance de Harlem, introduisant de nouveaux sujets de réflexion, tels son intérêt pour l’ésotérique et le spirituel dans l’art (VINCENTI, 2006), ou encore les explorations artistiques du stéréotype et de la satire (OTT, 2008 ; WOLFSKILL, 2009).

12 L’attrait visuel de grandes œuvres signées d’artistes du Black Arts Movement tels que Barkley L. Hendricks, Joe Overstreet, Faith Ringgold, Betye Saar et Charles White explique qu’une grande partie des textes critiques récents portant sur la période ont été publiés à l’occasion d’expositions. On a montré l’importance de Los Angeles dans le développement de certaines des principales activités du mouvement (‘Now Dig This!’, 2013), les multiples échanges philosophiques entre ses diverses formes de militantisme (Witness, 2014), ses approches psychologiques de la race (Back to Black, 2005) et nombre d’historiens et de commissaires d’expositions ont cherché à aller au-delà de la façade agit-prop et de la rhétorique politique (Black Panther, 2007) pour s’intéresser de plus près à la philosophie communautaire du mouvement (ZORACH, 2011), et à son esthétique remaniée du quotidien noir (FINE, 2005). L’accent est mis sur les carrières individuelles, mais de nombreuses monographies sur les artistes du Black Arts Movement inscrivent leur sujet dans un cadre théorique, abordant les questions de genre artistique (Barkley L. Hendricks, 2008 ; Dawoud Bey…, 2012) ou de modernismes alternatifs et divergents (American People…, 2011 ; FINE, FRANCIS, 2011 ; Romare Bearden, 2011).

Féminin-masculin-féminin

13 Les études féministes récentes consacrées à la culture visuelle et l’art afro-américains ont parcouru les questions de politique identitaire traditionnelles concernant la reconnaissance du genre, accompagnées de la non moins traditionnelle critique des institutions et des pratiques sociales sous domination masculine. Les investigations les plus intéressantes s’appuient sur les réflexions d’un sous-groupe de théoriciens de la culture et de chercheurs en sciences sociales qui mettent en avant les réalités situationnelles du genre, de la race, de la sexualité et de la condition sociale, soulignant la nécessité de mener l’enquête de manière déterminée et rigoureuse en se penchant sur les questions des droits fondamentaux et d’agentivité individuelle, et en s’intéressant aux pratiques génératrices, ainsi qu’à la totalité du spectre conceptuel de la reconnaissance/méconnaissance (BRAND, 2006).

14 Comme l’indique le titre de cette partie, « Féminin-masculin-féminin », nombre de textes, notamment ceux qui insèrent résolument les questions de négritude raciale et culturelle dans l’histoire de l’art, évoquent une masculinité ontologique prise entre les différentes couches conceptuelles du féminin, de la féminité et de l’échelle sexuelle/ sexuée complète du vécu (GOLDEN, 2012). Quantité d’études portent sur la perception fluctuante du sujet féminin noir dans l’art (BROWN, 2012), depuis les méditations picturales sur la beauté et la corporalité (WILLIS, 2009) jusqu’aux cas d’étude de femmes noires de chair et d’os considérées comme des incarnations de l’élégance et du style (WILLIAMS, 2007) et aux analyses des stéréotypes culturels (THOMPSON C., 2013).

15 Mais il reste encore bien des choses à dire sur des artistes noires oubliées ou délaissées, et plusieurs historiens de l’art s’attachent à combler ces lacunes, dressant un panorama exhaustif (FARRINGTON, 2005a) ou consacrant des monographies à des figures canoniques, telles la sculptrice Mary Edmonia Lewis (WOODS, 2009 ; BUICK, 2010) ou la

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peintre Lois Mailou Jones (Lois Mailou Jones…, 2009), l’une des rares artistes à avoir participé à la fois à la Harlem Renaissance et au Black Arts Movement. Les artistes contemporaines ont également poussé les historiens et les commissaires d’exposition à jeter des passerelles vers la pensée féministe et les notions de politique identitaire, et à explorer les questions toujours en suspens concernant le genre, la sexualité et la différence sociale. De récentes études consacrées à Carrie Mae Weems (Carrie Mae Weems, 2012), Mickalene Thomas (Mickalene Thomas, 2012), ou encore à Lorna Simpson (ENWEZOR, 2006 ; LAMM, 2011 ; BELISLE, 2011) font une large place à la théorie féministe moderne ou contemporaine. S’agissant de l’art performance, ou plutôt de l’utilisation du corps de la femme noire en tant que mode d’expression artistique, le fossé est à l’évidence bien mince entre l’étude des œuvres des artistes noires et l’analyse de l’image de la femme noire dans les arts visuels. Plusieurs auteurs se sont emparés du sujet, et livrent de passionnantes analyses (SMITH, 2011 ; BOWLES, 2011). Un catalogue d’exposition consacré aux cinéastes et vidéographes noires depuis 1970 (BARNWELL, OLIVER, 2008) constitue un précieux complément aux analyses récentes de la culture visuelle et de l’art afro-américain, et vient s’ajouter aux rares études consacrées aux femmes – quelles qu’elles soient – travaillant dans le domaine des arts médiatiques.

Post-black (noirceur chimérique ou l’art noir sans négritude*)

16 La formule « post-black », inventée en 2001 par l’artiste visuel Glenn Ligon et Thelma Golden, directrice du Studio Museum de Harlem, se voulait le reflet d’un nouvel état d’esprit parmi la nouvelle génération d’artistes afro-américains. Mais elle annonçait aussi quelque chose qui se profilait à l’horizon : une préoccupation raciale parallèle (ou incidente) chez les artistes afro-américains épousant volontiers la contradiction consistant à faire de l’art noir sans avoir recours à une « noirceur » relevant de la platitude ou de l’archétype. Avant la fin de la décennie, les chercheurs avaient exploré le concept de long en large (KEITH, 2005 ; ENGLISH, 2007 ; MURRAY, 2007 ; SCHUR, 2007 ; TAYLOR, 2007) et les investigations et l’exégèse critique se poursuivent sans relâche (GONZALEZ, 2011 ; FLEETWOOD, 2011 ; WALKER H., 2013 ; MAUSS, DONAHUE, 2014).

17 Même lorsque le terme « post-black » ne figure pas en bonne place dans le titre des publications, il hante plusieurs analyses récentes sur les études visuelles et l’art afro- américains, qu’il s’agisse d’explorer le conceptualisme (Double-Consciousness, 2005), les systèmes de croyance hétérodoxes (NeoHoodoo, 2008), le souvenir tenace du mouvement des droits civiques (After 1968, 2008), l’esthétique de la diaspora africaine (THOMPSON K., 2015), ou l’art contemporain en général (Black Light/White Noise, 2007 ; 30 Americans, 2008 ; BACKER, 2013). Et cette même négritude incidente – que Golden et Ligon évoquaient pour la première fois en 2001 à l’occasion d’une exposition panoramique d’œuvres d’artistes afro-américains au Studio Museum de Harlem (Freestyle, 2001) –, resurgit lors d’événements organisés ultérieurement par le même groupe (Frequency, 2005 ; Flow, 2008 ; Fore, 2013), expositions qui, ironiquement, suivent le format caractéristique des expositions du Black Arts Movement des années 1960 et 1970, prosaïquement fondées sur la race.

18 Le phénomène « post-black » se distingue aussi, et paradoxalement, par une plus grande visibilité, dans les musées et les grandes galeries, d’artistes noirs et d’œuvres

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témoignant d’une évolution raciale et culturelle résolument ambiguë. Même s’ils ne sont pas considérés comme les principaux représentants du phénomène, d’importants artistes afro-américains – Jean-Michel Basquiat, Martin Puryear, Kerry James Marshall, Wangechi Mutu, entre autres – produisent des œuvres qui, par leur opacité et leur complexité, attirent l’œil de la critique et du public dans un monde « post-black », donnant naissance à un flot régulier de textes d’exposition et de monographies (MAYER, 2005 ; Martin Puryear, 2007 ; Jean-Michel Basquiat, 2010 ; Wangechi Mutu, 2013 ; KERRY JAMES MARSHALL, 2014). Mais cette esthétique « post-black » est avant tout approvisionnée par quelques-unes des figures les plus en vue du monde de l’art et des thèmes privilégiés par la critique artistique, comme en témoignent les odes numériques à l’appropriation visuelle réalisées par Hank Willis Thomas (GUZMAN, 2008), les peintures et sculptures d’inspiration textuelle de Glenn Ligon (Glenn Ligon, 2011 ; DELAND, 2012), les déconstructions raciales par assemblage de Rashid Johnson (MORTON, 2012 ; Rashid Johnson, 2012), sans oublier les silhouettes-satires accusatrices de Kara Walker (Kara Walker, 2007 ; BERRY, ENGLISH, 2007 ; WALKER K., 2007 ; WALL, 2010 ; ALS, 2013).

Les marginaux de l’intérieur

19 En 2004, le sociologue Gary Alan Fine publie une étude sur les artistes travaillant en marge du milieu artistique – moderne ou contemporain – et l’image que l’on donne d’eux (FINE, 2004). Son livre a un impact majeur sur les recherches ultérieures. Les sujets de l’étude – typiquement des artistes afro-américains sans formation classique, de condition économique précaire – constituent un sous-groupe essentiel mais souvent négligé ; un contingent artistique qui, à la suite de l’exposition très remarquée de la Corcoran Gallery sur l’art populaire noir (Black Folk…, 1982), a totalement bouleversé les présupposés du monde de l’art concernant l’authenticité, l’insularité, la hiérarchie et la différence. En mettant l’accent sur les forces socio-économiques qui ont fondamentalement forgé ce bataillon artistique, Fine s’éloigne des considérations sur les différences de style dues au manque d’apprêt visuel ou sur les excentricités individuelles pour orienter les débats vers l’examen approfondi des grandes tendances du monde de l’art, des forces du marché et des mythologies créées autour de ces « marginaux de l’intérieur ».

20 Qu’ils soient qualifiés de « populaires », d’« autodidactes » ou de « marginaux », ces artistes par accident et leurs défenseurs sèment le trouble dans un monde de l’art déjà très divisé. Considérés comme un groupe distinct, mais privilégié, ils contribuent à alimenter les critiques qui jugent raciste un milieu artistique accusé d’exploitation, d’autant que d’autres artistes afro-américains doivent lutter pour se faire reconnaître, en dépit de leur plus grande notoriété. Les historiens de l’art et les spécialistes en sciences sociales se sont penchés sur ce phénomène culturel, jetant un regard très critique sur la politique de reconnaissance institutionnelle de ces artistes (ROTHENBERG, FINE, 2008 ; COOKS, 2014). En dépit de l’existence d’un canon du « black folk art », constitué plusieurs décennies auparavant, quelques aperçus historiques récents (CROWN, RUSSELL, 2007 ; RUSSELL, 2011), ainsi que certaines expositions (‘Great and Mighty’, 2013 ; When the Stars, 2014) ont renforcé l’institutionnalisation de ce sous-genre, le rattachant en grande partie à des intérêts régionaux, ou lui attribuant des visées spirituelles. Les études consacrées aux artistes travaillant dans le sud des États-Unis – nombre d’entre eux vivent dans de petites villes ou en milieu rural – sont souvent axées sur des formes

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vernaculaires telles que la fabrication de patchworks (ARNETT, 2006a), ou un certain type de lexique visuel urbain, comme les décorations de jardin (GUNDAKER, MCWILLIE, 2005) et le spectacle de rue (BECKER, 2013).

21 À l’instar d’autres domaines de l’histoire de l’art afro-américain qui ont suscité l’intérêt de la critique, les études récentes sur les autodidactes ou les « marginaux » ont permis d’élargir les sources les concernant, utilisant la monographie pour explorer les questions théoriques touchant à cet art « de la marge » (ARNETT, 2006b ; The Treasure of Ulysses Davis, 2008). L’artiste et ancien esclave Bill Taylor, actif en Alabama pendant la crise des années 1930, a inspiré plusieurs ouvrages sur la notion de mémoire raciale de la diaspora africaine dans l’art (Bill Taylor, 2005, 2012 ; SOBEL, 2009). Quant aux célèbres Clementine Hunter et Horace Pippin, actifs au milieu du XXe siècle, ils ont poussé les historiens de l’art et les commissaires d’exposition à concilier leur isolement social et leur provincialisme et la notoriété qui leur vaut d’être représentés dans les grandes galeries (WHITEHEAD, SHIVER, 2012 ; Horace Pippin, 2015).

Révisions historiques

22 Les apports de la recherche sur l’art afro-américain sont indéniables, et ont permis de revisiter de manière inédite certains sujets et de porter un nouveau regard sur quelques grandes figures. Depuis quinze ans, les chercheurs n’hésitent pas à réviser l’histoire de multiples façons, réinventant l’aperçu historique (BERNIER, 2009), ou remaniant les récits classiques concernant l’art et les artistes de la diaspora africaine, plus ou moins connus (Afro-Modern, 2010). En l’espèce, ce « révisionnisme historique » ne consiste pas à réinventer le passé ni à passer certaines vérités sous silence. Il s’agit bien plutôt d’une entreprise critique qui, en posant des questions différentes et en lançant de nouvelles investigations sur des terrains mal connus, rectifie le témoignage du passé en jetant un regard neuf – et anarchiste – sur les archives.

23 Parmi ces entreprises, la plus complète est la série d’ouvrages consacrés aux artistes afro-américains, The Image of the Black in Western Art (BINDMAN, GATES, 2014), qui aborde la production moderne et contemporaine sous un angle totalement original, en partie chronologique, et ne se limite pas aux États-Unis. Dans une veine un peu différente, un certain nombre de musées américains ont monté de grandes expositions accompagnées de catalogues décrivant leurs collections parfois encyclopédiques, avec des visées quelque peu différentes (GOLDEN, 2010 ; African American Art, 2012 ; MERCER V.J., 2012 ; Represent, 2014 ; Common Wealth, 2015).

24 Les recherches originales se poursuivent sur des artistes, proposant souvent de nouvelles approches de leur carrière et de leurs œuvres. Cette réorientation radicale des analyses est particulièrement notable dans les études consacrées aux artistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle, période durant laquelle nombre d’analyses étaient hantées par la mémoire de l’esclavage, le spectre des préjugés raciaux et les prémices d’un militantisme noir (SHAW, 2005 ; Charles Ethan Porter, 2008 ; KETNER, 2011 ; Henry Ossawa Tanner, 2012). Quelques travaux récents ont réexaminé l’histoire classique de l’art afro-américain à la lumière de nouvelles lectures du nationalisme américain, des aspirations et de l’élan vers l’universalité s’accompagnant d’un modernisme conscient des questions de race et de classe, et ce à propos d’importants artistes relativement méconnus, telle la sculptrice Meta Warrick Fuller et les peintres William Edouard Scott

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et Norman Lewis (ATER, 2011 ; PINDER, 2011 ; From the Margins, 2014), ou de grandes figures telles que Jacob Lawrence (HILLS, 2009 ; Jacob Lawrence, 2015).

25 Depuis 2005, la recherche à thème continue à attirer nombre d’historiens de l’art afro- américain (FRANCIS, 2012). On peut ainsi s’intéresser de plus près à des questions toujours en suspens, notamment celles concernant la race et l’abstraction (Energy/ Experimentation, 2006), la philanthropie au bénéfice des artistes noirs (A force for Change, 2009), les Afro-Américains et les musées des beaux-arts (COOKS, 2011), ou encore l’art, la race et le trauma (TRIBE, 2015). Plusieurs anthologies (FARRINGTON, 2005b ; JONES, 2011) et catalogues d’exposition (Portraits of a People, 2006 ; COOKSEY, 2013) ont montré que le champ se prêtait aux recherches à thèmes suffisamment précis pour engager le dialogue avec des investigations similaires menées dans le domaine des arts visuels et des humanities. L’historienne et théoricienne de la culture Kobena Mercer a ainsi rapproché avec bonheur nombre de ces recherches à thème sur l’art afro-américain dans un ouvrage en quatre volumes intitulé Cross Cultural Perspectives in the Visual Arts, en les inscrivant dans les rubriques du cosmopolitisme, de l’abstraction, du vernaculaire et de l’expatriation (MERCER, 2005, 2006, 2007, 2008).

26 Ce tournant théorique relativement récent – pris de concert avec de nombreux sous- domaines des humanities, qui s’orientent vers une approche plus critique et idéationnelle de l’histoire – se manifeste de diverses manières. On a par exemple jeté un regard doublement théorique et thématique sur la manière souvent pédante et moralisante dont l’histoire de l’esclavage était abordée (COPELAND, 2013), et la portraiture noire a elle aussi été soumise à un examen critique multiple (POWELL, 2008). De même, certains thèmes fondamentaux, tels par exemple que la diaspora africaine et la notion d’esthétique noire distincte, ont été largement remaniés en faisant appel aux mécanismes conceptuels du dialogique (MERCER, 2012) et de la synesthésie (THOMPSON K., 2009), ou aux processus traditionnels de l’historiographie et de l’interprétation critique (THOMPSON K., 2011).

27 On peut dire avec assurance que les différentes publications et les nouvelles orientations évoquées ici découlent des recherches approfondies qui les ont précédées. Il aurait été impossible pour les historiens de l’art et les critiques de la culture d’aujourd’hui d’entreprendre l’étude d’un art « noir » ou afro-américain sans les innombrables intellectuels qui ont permis de défricher et de baliser ce territoire, parmi lesquels William Dawson, Freeman Henry Morris Murray, Benjamin Brawley, Alain Locke, Zora Neale Hurston, Meville Herskovits, James V. Herring, James A. Porter, Dorothy Porter Wesley, Cedric Dover, Sidney Kaplan, David C. Driskell, Robert Farris Thompson, Regenia Perry, Elsa Honig Fine, Marcia M. Mathews, Deirdre Bibby, Ed Spriggs, Harry Henderson, Romare Bearden, Samella Lewis, Edmund B. Gaither, Jeff Donaldson, Floyd Coleman, Murry DePillars, Rosalind Jeffries, Maude Wahlman, Mary Schmidt Campbell, Steven Jones, Lucy Lippard, John Michael Vlach, Henry Drewal, Monni Adams, Lynn Igoe, Leslie King-Hammond, Lowery Stokes Sims, Patricia Hills, Sharon F. Patton, Guy McElroy, Lizzetta LeFalle Collins, Judith Wilson, Greg Tate, Ann Gibson, James Smalls, Marilyn Richardson, Albert Boime, Joseph Ketner, David Lubin, Juanita M. Holland, Beryl Wright, Michael D. Harris, Deborah Willis et Maurice Berger4. Ces pionniers de l’histoire de l’art afro-américain se sont plongés au siècle dernier dans les archives et ils ont dressé des bibliographies, mené des entretiens, exhumé des cultures, redécouvert des artistes et des œuvres, mûri leurs réflexions par écrit, et fini par créer ce que Kobena Mercer appelait « un dialogue multi-vocal sur les questions de

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différence culturelle, où l’identité de chaque participant s’ouvrait à de nouvelles possibilités »5.

28 Depuis les années 2000, les échanges créatifs se multiplient et on observe un regain d’enthousiasme pour la discipline. Le phénomène touche non seulement les spécialistes de l’art afro-américain, mais aussi les historiens de l’art et les théoriciens représentant la totalité du spectre géopolitique, idéologique, racial et culturel. Comme le montre cet aperçu de l’état des recherches, les investigations récentes touchent des questions multiples, s’intéressant à des thèmes inédits ou négligés tels que les arts vernaculaires, l’art performance, les médias de masse, le rôle du corps dans la perception, la corporalité, l’historicité, la spiritualité, l’indifférence raciale, le queering visuel, la satire, les migrations, le nativisme, le multilinguisme, la violence généralisée, l’urbanisme et les sans-abri, pour ne citer que quelques sujets.

29 À l’évidence, le projet intellectuel consistant à étudier l’art afro-américain privilégie, par nature et nécessité, la diaspora africaine ou le point de vue noir. Mais les recherches de ces dernières décennies ont montré que ce point de vue, aussi central soit-il, ne signifie pas pour autant que la négritude constitue une catégorie raciale inviolable, ou se prête à une définition succincte. Nombre des textes évoqués dans cet article démontrent qu’en dépit d’une singularité présumée, la négritude et la diaspora africaine ont en réalité un caractère hybride, que leurs actes discursifs sont à couches multiples, qu’ils sont d’ampleur transnationale d’un point de vue historique, tout en restant éternellement instables et transitoires.

30 Même si quantité de ces textes critiques ouvrent l’histoire de l’art sur un univers d’idées radicalement différentes, de nouveaux artistes et des méthodologies critiques de pointe, on peut sans doute affirmer que la quasi-totalité de leurs auteurs jugent que le siècle dernier a constitué un moment clé, donnant du Noir des images inédites, ou ré- envisageant la manière dont l’histoire de l’art pourrait enrichir ses archives et être racontée de façon démocratique. Le XXe siècle a été témoin d’une série de phénomènes : la longue lutte des droits civiques ; l’impérialisme politique et culturel dont ont été victimes les communautés noires ; les alliances au sein de la « race » et au-delà ; migrations de masse vers les métropoles en provenance du continent africain ; l’émergence de diverses « renaissances » noires ; les débats ad infinitum autour des discriminations raciales : autant de preuves de l’importance de ce siècle pour le développement de récits noirs, qu’ils touchent l’histoire de l’art ou le quotidien, qu’ils soient contemporains ou rétrospectifs. En 1916, si l’historien Freeman Henry Morris Murray avait eu une boule de cristal lui permettant comme par magie d’observer l’évolution de l’étude de l’art montrant les Afro-Américains, ou créé par eux, et de se projeter une centaine d’années dans l’avenir, il se serait sans nul doute émerveillé des nombreux changements sociaux et culturels advenus, mais il aurait également été stupéfait de voir que la discipline et ce champ d’investigation, ayant perdu leur ancienne apathie, reconnaissent désormais l’importance des artistes noirs et la valeur intrinsèque de l’étude des œuvres qui placent les questions de race et de culture au cœur même de leur réflexion.

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1. Freeman Henry Morris Murray, Emancipation and the Freed in American Sculpture, Washington, D.C., 1916. 2. Les passages en italiques signalés par un astérisque sont en français dans le texte original (N.D.L.T). 3. J’ai évoqué plus longuement les deux mouvements dans deux chapitres de mon livre, Black Art: A Cultural History, Londres, 2002 (voir « Enter the Exit the ‘New Negro’ », p. 41-65 et « Black is a Color », p. 121-60). 4. Voir l’essai bibliographique de Sharon F. Patton, qui dresse un panorama détaillé de la recherche et évoque nombre des historiens et critiques cités ici (PATTON, 1998, p. 283-99). 5. « […] multi-vocal dialogue on matters of cultural difference, in which the identities of all participants were open to new possibilities » (Kobena Mercer, « New Practices, New Identities: Hybridity and Globalization », dans BINDMAN, GATES, 2014).

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RÉSUMÉS

La littérature sur les artistes noirs, sur leur art, sur l’esthétique de la discrimination raciale et de la distinction culturelle ainsi que sur la représentation des Noirs a connu une nette expansion, faisant d’un phénomène plutôt marginal au début du XXe siècle une réalité relativement commune au XXIe siècle. Les histoires de l’art afro-américain ont pu prendre la forme d’articles, de traités, de thèses et de monographies, mais aussi de formats moins académiques comme les catalogues d’exposition, les publications des galeries et des musées, les revues d’art, les recensions critiques et les anthologies littéraires. Parmi les sujets et les orientations théoriques adoptés au cours de ces dix dernières années, cinq thèmes et champs conceptuels ont donné lieu à de nombreux travaux inédits. Ces cinq sujets sont : les deux mouvements culturels noirs connus sous le nom de « Harlem Renaissance » et de « Black Arts Movement » ; les récits historiques qui, influencés par le féminisme, ont mis en avant la réalité des conditions selon le genre, la race, la sexualité et la classe sociale ; le concept d’une esthétique « post-Black » ; le phénomène des artistes « outsiders », marginalisés socialement, car n’ayant pas reçu de formation académique ; et enfin les révisions historiques de l’histoire officielle de l’art. Les chercheurs de ce début de XXIe siècle ont pu constater le développement d’échanges productifs ainsi qu’un nouvel engagement intellectuel au sein de leur discipline, dans laquelle s’investissent non seulement des chercheurs appartenant au domaine de l’art et de la culture afro-américains, mais aussi des historiens et des théoriciens issus de l’ensemble du spectre géopolitique, idéologique, racial et culturel.

The literature on black artists, their art, the aesthetics of racial difference and cultural distinctiveness, and the black image has grown incrementally, from a rare phenomenon at the beginning of the twentieth century to a relatively common occurrence in the twentieth-first century. African American art histories have not only been produced as articles, treatises, theses, and monographs, but in less obvious academic formats, such as exhibition catalogues, gallery and museum publications, art reviews, criticism, and literary anthologies. Among the topics and theoretical directions undertaken in the past decade, five themes and conceptual routes have produced an abundance of new scholarship. These five topics are: the two black cultural movements known as the Harlem Renaissance and the Black Arts Movement; histories that, informed by feminism, foreground the situational realities of gender, race, sexuality, and class; the concept of a “post-black” aesthetic; the phenomenon of socially marginalized, non- academically trained “outsider” artists; and historical revisions of an extant art history. Scholars in the early twentieth-first century have witnessed much creative exchange and intellectual re- engagement with the discipline, in which not only longtime scholars of African American art and culture have participated, but historians and theorists from across the geopolitical, ideological, and racial/cultural spectrum.

Die Studien zu schwarzen Künstlern und ihren Werken, zur Ästhetik der Rassendiskrimination und der kulturellen Unterscheidung sowie zur Darstellung der Schwarzen haben sich mittlerweile so sehr vermehrt, dass aus den sehr begrenzten Einzelfällen zu Beginn des 20. Jahrhunderts ein relativ gängiges Forschungsfeld im 21. Jahrhundert geworden ist. Die Geschichten afroamerikanischer Kunst äußern sich dabei sowohl in Form von wissenschaftlichen Artikeln, Abhandlungen, Dissertationen und Monografien, als auch in weniger akademischen Formaten, wie z.B. Ausstellungskatalogen, Publikationen von Galerien und Museen, Kunstzeitschriften, kritischen Rezensionen und literarischen Anthologien. Innerhalb dieses Themas und seiner theoretischen Ausrichtungen haben sich während der letzten zehn Jahre fünf Themen und konzeptuelle Schwerpunkte anhand neuer Arbeiten herauskristallisiert. Zu diesen fünf Themen gehören: die zwei kulturellen Bewegungen, die als Harlem-Renaissance und als

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Bewegung für die schwarzen Künste bekannt sind; die historischen Erzählungen, die unter dem Blickwinkel des Feminismus die Realität der Lebens- und Kunstbedingungen im Spiegel des Geschlechts, der Rasse, der Sexualität und der sozialen Klasse untersuchen; das Konzept einer „Post-Black-Ästhetik“; das Phänomen der künstlerischen Außenseiter, die wegen mangelnder akademischer Ausbildung sozial ausgegrenzt werden; und zuletzt das Umschreiben der offiziellen Kunstgeschichte. Seit Beginn des 21. Jahrhunderts lässt sich bei den Wissenschaftlern ein bereichernder Austausch und ein neues geistiges Engagement in ihrem Feld beobachten, was nicht nur auf den Forschern innerhalb des Fachgebiets der afroamerikanischen Kunst und Kultur basiert, sondern auch Historiker und Theoretiker einbezieht, die aus dem gesamten Fachspektrum von geopolitischen, ideologischen, rassischen und kulturellen Fragen stammen.

La letteratura sugli artisti di colore, sulla loro arte, sull’estetica della discriminazione razziale e della distinzione culturale come pure sulla rappresentazione dei neri ha conosciuto una netta espansione, facendo di un fenomeno piuttosto marginale all’inizio del Novecento una realtà relativamente comune nel XXI secolo. Le storie dell’arte afro-americana hanno potuto prendere la forma di articoli, di trattati, di tesi di dottorato e di monografie, ma anche di formati meno accademici come i cataloghi di mostre, le pubblicazioni delle gallerie e dei musei, le riviste d’arte, le recensioni critiche e le antologie letterarie. Tra gli argomenti e gli orientamenti teorici adottati nel corso di questi dieci ultimi anni, cinque temi e aree concettuali hanno dato luogo a numerosi lavori inediti: i due movimenti culturali “neri” conosciuti sotto il nome di Rinascimento di Harlem e di Black Arts Movement (Movimento per le arti “nere”), i racconti storici che, influenzati dal femminismo, hanno messo in avanti la realtà delle condizioni secondo il genere, la razza, la sessualità e la classe sociale; il concetto di un’estetica “post-Black”; il fenomeno degli artisti “outsiders”, socialmente emarginati, poiché privati di una formazione accademica; infine, le revisioni storiche della storia ufficiale dell’arte. I ricercatori di questo inizio di XXI secolo hanno potuto osservare lo sviluppo di scambi produttivi come pure un nuovo impegno intellettuale in seno alla loro disciplina, nella quale si impegnano non solo dei ricercatori del campo dell’arte e della cultura afro-americana, ma anche degli storici e dei teorici provenienti dall’insieme dello spettro geopolitico, ideologico, razziale e culturale.

La literatura sobre los artistas negros, su arte, su estética de la discriminación racial y de la diferenciación cultural, y también sobre la representación de los negros ha conocido una fuerte expansión, convirtiendo un fenómeno más bien marginal al principio del siglo XX en una realidad relativamente corriente en el siglo XXI. Las historias del arte afroamericano se han desarrollado en forma de artículos, tratados, tesis y monografías, y en formatos menos académicos como catálogos de exposición, publicaciones de galerías y museos, revistas de arte, reseñas críticas y antologías literarias. Entre los temas y las orientaciones teóricas adoptadas a lo largo de los últimos diez años, cinco temas y campos conceptuales han suscitado numerosos trabajos inéditos. Se trata de: los dos movimientos culturales negros conocidos como Renacimiento de Harlem y Movimiento para las Artes negras; los relatos históricos que, influenciados por el feminismo, han puesto de relieve la realidad de las condiciones en función del género, la raza, la sexualidad y la clase social; el concepto de una estética «post-negra»; el fenómeno de los artistas «outsiders», socialmente marginalizados por no cursar una formación académica; y por último las revisiones históricas de la historia oficial del arte. Los investigadores de principios del siglo XXI han podido comprobar el aumento de los intercambios productivos así como la emergencia de un nuevo compromiso intelectual dentro de su campo de investigación, al cual se dedican no sólo investigadores especialistas en el arte y la cultura afroamericana sino también historiadores y teóricos procedentes de todo el espectro geopolítico, ideológico, racial y cultural en su conjunto.

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INDEX

Index géographique : États-Unis, Harlem Keywords : african-american art, feminism, black outisder art Mots-clés : art afro-américain, théorie féministe, artiste noir, marge

AUTEURS

RICHARD J. POWELL

Richard J. Powell enseigne l’histoire de l’art à Duke University, où il occupe la chaire John Spencer Bassett. Il est l’auteur de nombreuses publications sur divers sujets, allant du primitivisme au postmodernisme, notamment Homecoming: The Art and Life of William H. Johnson (1991), Black Art: A Cultural History (2002) et Cutting A Figure: Black Portraiture (2008). Il a également dirigé la revue The Art Bulletin de 2007 à 2010.

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L’histoire de l’art aux États-Unis et le tournant vers la mondialité Global turns in US art history Eine bedeutsame Wende in der amerikanischen Kunstgeschichte Un cambiamento fondamentale nella storia dell’arte americana Un giro mayor en la historia del arte estadounidense

Caroline A. Jones et Steven Nelson Traduction : Françoise Jaouën

1 La mondialisation semble un phénomène récent, pourtant on s’interrogeait déjà sur le nationalisme d’un point de vue plus global pendant la Grande Guerre. En 1916, par exemple, Randolph Bourne, spécialiste en sciences politiques, publia un essai intitulé « Trans-National America » dans lequel il plaidait pour le mélange cosmopolite des cultures au lieu du melting pot traditionnellement prôné aux États-Unis (BOURNE, 1916)1. En 1917, de l’autre côté de l’Atlantique (et en territoire ennemi), le philosophe Franz Rosenweig s’exaltait à Francfort sur les « concepts spatiaux susceptibles de changer le monde » dans un essai intitulé « Globus » (ROZENWEIG, 1984)2. Ces intellectuels visionnaires n’ont guère eu d’impact sur l’histoire de l’art aux États-Unis, qui est restée, paradoxalement, à la fois provinciale et obnubilée par l’Europe durant la première moitié du XXe siècle au moins, et peu au fait des débats universalistes et transnationaux. C’est après la chute du communisme que le « tournant de la mondialisation » fit irruption sur la scène, lorsque la belle illusion d’une économie-monde galvanisa les chercheurs, qu’ils viennent des humanities ou des sciences sociales et politiques. Cet article retrace l’histoire balbutiante et les perspectives de la pensée mondialiste dans l’histoire de l’art en tant que discipline. Nous commencerons par un bref résumé de l’évolution du domaine aux États-Unis, avant d’examiner les forces contextuelles et les étapes qui ont jalonné le cheminement vers une histoire de l’art aspirant à la mondialité. Nous terminerons par une assertion polémique : c’est l’histoire de l’art et de l’architecture au moment de la guerre froide qui fait naître la nécessité du « mondial » en tant qu’outil d’analyse.

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2 La mondialisation a provoqué quelques soubresauts dans la discipline et dans les musées. On sait que l’histoire de l’art s’appuie traditionnellement sur des taxonomies axées sur la langue, la nation et le lieu, taxonomies nées à l’époque des grands collectionneurs des Lumières (Pierre-Jean Mariette et Adam Bartsch), et renforcées ultérieurement par les gardiens des trésors amassés en Europe (d’Alois Riegl à André Malraux). Dans ces domaines, l’histoire de l’art était essentiellement régie par les écoles linguistiques et nationales, animée par la notion romantique du génie d’un lieu (« le paysage flamand »), et organisée en périodes sous le signe de nations nées en réalité bien après la création des œuvres en question (« la Renaissance italienne »). Il n’est donc guère étonnant – à quelques exceptions près – que la discipline ait tardé à s’interroger à un niveau global, transnational, notamment si on la compare avec l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire en général.

Débuts provinciaux

3 En l’espèce, le provincialisme américain en matière d’histoire nationale de l’art a également joué un rôle ; un provincialisme qui caractérisait également l’histoire de la nation telle qu’elle était racontée à l’époque, et alimenté par un exceptionnalisme justifiant cette béate ignorance3. William Dunlap, le premier à écrire une histoire de l’art nationale, était le fils d’un loyaliste britannique soucieux de démontrer son patriotisme américain après la révolution. Son objectif était tout simplement d’apporter une contribution américaine au corpus existant en anglais sur les taxonomies européennes (et, dans cette langue, essentiellement anglophiles). En 1834, il publia A History of the Rise and Progress of the Arts of Design in the United States, un ouvrage qu’il qualifie de « Gibbon à l’envers »4. Au lieu de raconter « l’essor et la chute » d’un empire, sa chronique s’efforce de montrer l’essor continu de la culture visuelle de la jeune république, en se concentrant sur sa ville natale de New York (LYONS, 2005). Si l’auteur mentionne le reste du monde, c’est pour souligner l’ascendance et la maturation accélérée de l’art et de l’architecture américains. À l’inverse de cet enthousiasme patriotique, la phase suivante est dominée par Charles Norton Eliot, dont les valeurs et l’enseignement ruskiniens privilégient certains types d’art – les primitifs italiens, par exemple – seuls dignes d’avoir une histoire et d’être enseignés à Harvard aux jeunes brahmanes de Boston5. Le programme moralisant et sélectif choisi par Norton à la fin du XIXe siècle – programme qui guida en 1896 la fondation du Fogg Art Museum de Harvard et le « cours sur le musée » inventé par Paul Sachs dans les années 1920-1930 (Sachs contribua à faire nommer Alfred Barr premier directeur du Museum of Modern Art) – offre un contraste frappant avec l’histoire de l’art pratiquée après 1945. Ces gardiens de l’orthodoxie du XIXe siècle (Norton, Sachs, Barr) ne voient aucune différence entre l’étude historique et le discernement du connaisseur ; l’objet de l’histoire de l’art est d’éduquer une population largement ignorante en lui faisant découvrir les plus beaux fruits de la civilisation occidentale6. Nul besoin de s’intéresser au travail de patchwork des Afro-Américains ou aux dessins des Indiens d’Amérique (ni de les enseigner), puisqu’ils ne sont manifestement pas des signes de civilisation reconnus à l’échelle internationale, et qu’ils n’ajoutent rien au capital culturel américain. Le fait qu’un ledger drawing7 indien de la fin du XIXe siècle est désormais exposé dans une salle consacrée à l’art européen et américain du XVIIe au XIXe siècle dans l’un des musées de Harvard nouvellement rénové est la preuve que

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plusieurs révolutions ont eu lieu8. Et, parmi celles-ci, la transvaluation de l’autochtone n’est sans doute pas la moindre. D’un côté, l’inclusion d’un dessin indo-américain pourrait renvoyer aux « peuples premiers », témoins d’une Histoire qui nous a précédés (déjà toujours locale et chtonienne, mais qui révèle aussi la trace d’une migration préhistorique à travers la planète). De l’autre – particulièrement dans le cas des ledger drawings – ce type d’œuvre, avec la décision prise à Harvard de mélanger l’Europe et l’Amérique, apporte une touche de mondialisation dans ce qui était auparavant une salle consacrée à l’art de la jeune République américaine, à travers le témoignage de la violence coloniale, impériale et épistémologique portée par l’objet.

4 En dépit de cette tendance au provincialisme, on trouve parfois aux États-Unis, avant la professionnalisation de la discipline dans les années 1930, quelques historiens de l’art qui s’intéressèrent un tant soit peu aux questions comparatives à l’échelle planétaire. En 1917, Philip Van Ness Myers, professeur émérite d’histoire et d’économie à l’University of Cincinnati, publia dans The Bulletin of the College Art Association of America un article intitulé « The Hunter Artists of the Old Stone Age », se tournant vers l’ethnologie comparative pour analyser l’art de l’Âge de pierre en France et en Espagne (VAN NESS MYERS, 1917). Cherchant une explication culturelle à cet art préhistorique, il compare les spécimens européens à ceux qu’il a découverts au Mexique, en Amérique du Nord et en Afrique australe. Tout naturellement, Myers convoque les Bushmen, les Indiens Hopi et les Égyptiens (entre autres « Autres ») pour s’interroger sur l’art européen de l’Âge de pierre. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un geste important de la part d’un chercheur à qui l’on reprochera d’adhérer à la théorie de l’évolution. Deux courtes années plus tard, Ananda Coomaraswamy, d’origine sri- lankaise, conservateur des collections d’art indien au Museum of Fine Arts à Boston, publia dans The Art Bulletin un article intitulé « The Significance of Oriental Art », dans lequel il reproche aux Occidentaux, notamment aux artistes, les emprunts faits à un art oriental dont ils ignorent tout. « Ceux qui considèrent l’Orient comme un univers mystérieux et romantique sont les seuls responsables de la création d’une irréalité toute nouvelle », souligne-t-il9. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce type d’interrogation ne naît pas avec l’avènement du poststructuralisme, qui a profondément influencé la pensée contemporaine sur la mondialisation ; près de vingt ans avant la publication en 1938 du livre de Robert Goldwater, Primitivism in Modern Art (GOLDWATER, [1938] 1986) et près de soixante ans avant la sortie en 1978 d’Orientalism d’Edward Said (SAID, 1978), Coomaraswamy s’efforçait déjà de donner un sens à la relation entre l’Occident et le non-Occident, ou plutôt, au penchant romancé et an- historique de l’Occident pour le non-Occident.

La violence du global

5 Si la pratique de l’histoire de l’art veut s’ouvrir à la mondialité, elle doit reconnaître cette violence – une violence attestée par les objets (les dessins des Indiens d’Amérique) et par les concepts (l’examen à la loupe des mobiles de l’appropriation et de la création d’un Autre, en suivant l’exemple de certains intellectuels, notamment Coomaraswamy, Goldwater et Said), une violence qui, à la fois, s’inscrit dans le global et le figuré. Cette démarche exige en outre de reconnaître que notre propre vision s’enracine dans un double lieu, puisque nous sommes situés sur les côtes opposées des États-Unis. Les projets qui nous occupent aujourd’hui sont de nature informative. Caroline A. Jones se

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penche sur l’univers des foires mondiales et des biennales, un « monde de l’art mondialisé » largement européen et anglo-saxon animé par quelques mythes moteurs qui vont du national, de l’international et du transnational à la sémiotique contemporaine de la mondialisation (JONES, à paraître). Steven Nelson explore un territoire adjacent, partant des relations passées et présentes (liées ou non aux diasporas) entre l’Afrique et le reste du monde (NELSON, 2006). Dans les deux cas, il s’agit donc d’étudier les formations situées en dehors du canon artistique occidental, et de comprendre pourquoi elles troublent les récits commodes de l’universalisme. Ce travail vise également à entretenir un scepticisme sain à l’égard des visées des histoires de l’art mondialisées qui, d’un point de vue méthodologique, ne diffèrent guère des histoires nationales qui les ont précédées, ou qui ont recours aux neurosciences pour un universalisme reformulé (ONIANS, 2008a)10. Savoir reconnaître ce que nous ignorons, alors même que nous historicisons le fantasme d’une histoire mondiale, est une prise de position politique. Par nécessité, nos recherches s’ancrent dans le lieu où nous sommes, et notre position provoque ainsi certains aveuglements dont nous devons tenir compte. Il faut donc se laisser guider par les artistes contemporains qui évoluent au quotidien dans un univers mondialisé pour comprendre toute la puissance de la politique de la vision partielle/partiale11. À notre sens, les sources d’inspiration d’une histoire mondiale se trouvent tout autant du côté de l’africaniste Robert Farris Thompson que du côté du spécialiste du baroque Thomas DaCosta Kaufmann et de sa très délibérée « histoire de l’art globale ».

6 Aux États-Unis, l’exposition proposée en 1974 par Thompson, African Art in Motion: Icon and Act in the Collection of Katherine Coryton White, ainsi que son livre Flash of the Spirit: African and Afro-American Art (1983) constituent indéniablement des précurseurs importants de la mondialisation de l’histoire de l’art américaine (African art…, 1974 ; THOMPSON, 1983 ). African Art in Motion, qui s’est tenue à l’University of California à Los Angeles et à la National Gallery à Washington (l’une des deux seules expositions sur l’art africain accueillies par cette institution), était la première d’envergure à montrer sous forme animée la danse masquée africaine grâce à la vidéo. Outre le fait de présenter pour la première fois ces danses au public, Thompson, en recourant à la vidéo, inventa un modèle qui sera repris, non seulement dans les expositions d’art non- occidental, mais aussi dans celles consacrées à l’art contemporain. Flash of the Spirit, qui reste un livre de référence pour les artistes, les historiens de l’art, les étudiants et le grand public, conjointement à l’exposition et à d’autres ouvrages de Thompson, montre un art africain tout aussi rigoureux d’un point de vue intellectuel, philosophique et esthétique que l’art du canon occidental. Son travail remet foncièrement en question l’approche occidentale des systèmes esthétiques africains. Outre cet apport technologique à la pratique muséale, Thompson, grâce à ses travaux – et son statut de professeur d’histoire de l’art à Yale University – a permis d’inscrire dans le cursus les ornements corporels du spectacle, les valeurs kinesthésiques de la beauté et de la vérité, ouvrant la voie à l’adoption des critères inclusifs (médias, esthétique et valeurs cultuelles) nécessaires à l’ouverture vers la « mondialité ».

7 Le travail important accompli par Thompson a ravivé les questions soulevées par Coomaraswamy un demi-siècle auparavant et estompées par le « Siècle américain » qui, selon Henry Luce et la vision dunlapienne d’une Amérique en permanent essor, allait marquer le nouvel ordre mondial qui se dessinait en 1945. Cette interrogation sur la nature de l’art américain, née dans les années 1950, fut suivie dans les années 1960 d’un

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ambitieux élargissement international des programmes d’histoire de l’art aux États- Unis, à mesure que les universités recrutaient massivement de nouveaux enseignants. La tendance n’est cependant pas totalement nouvelle. L’art d’Extrême-Orient figurait au programme de nombreuses universités depuis le début du siècle. George Kubler a introduit l’étude de l’art précolombien et latino-américain à Yale en 1938 (l’University of Florida avait ouvert le premier centre d’études latino-américaines aux États-Unis dans les années 1930). L’art islamique est également présent par le biais des fouilles archéologiques financées par diverses universités (notamment Princeton) dans les années 1930. En 1954, l’art de l’Asie du Sud entra à l’University of Pennsylvania grâce à Stella Kramrisch. Concernant l’Afrique, ce n’est pas un hasard si l’expansion des universités et l’introduction dans les années 1950 de la « révolution verte » grâce aux forces conjointes de l’aide au développement et de l’agro-industrie coïncidèrent avec le développement accéléré des études africaines, tout d’abord dans le domaine des area studies (études régionales), puis dans les départements d’histoire de l’art. En 1957, Roy Siebert fut le premier à obtenir un doctorat en histoire de l’art africain (University of Iowa). Siebert devint Associate Professor en 1962 à l’Indiana University, la première université à inclure un africaniste dans son corps enseignant en histoire de l’art (Thompson, fraîchement diplômé, sera embauché à Yale en 1965). Si le champ d’investigation s’étend à partir de 1945 avec l’expansion des universités américaines, cette histoire de l’art n’est pas encore mondiale. Même s’ils ne sont pas considérés comme tels, ces projets sont de nature essentialiste et répondent au bourgeonnement des mouvements d’indépendance à l’étranger, et à la lutte pour les droits civiques sur le territoire américain. L’université se tourne vers les arts anciens et « traditionnels », sans doute dans le but de découvrir ce qu’il y a d’« authentiquement africain » dans le tissage du kenté ghanéen ; mais le panafricanisme de terrain, comme le panarabisme ou le nationalisme indien à la même époque, mettait en avant le traitement moderne de ce que l’on appelle les « formes populaires traditionnelles », souvent en tandem avec le réalisme socialiste dans des projets ouvertement propagandistes, voire férocement antireligieux. En tant que formes modernes et modernistes, elles sont rejetées par l’histoire de l’art traditionnelle, car on les considère comme des importations ou des corruptions de l’Occident.

Obsessions post-Wende

8 C’est avec la vague du néolibéralisme, de la politique du développement prônée par la Banque mondiale, de la culture des biennales et du nomadisme artistique contemporain que la mondialité devint une obsession post-Wende en histoire de l’art, au moment où l’on « invente » et institutionnalise le contemporain en histoire de l’art dans les années 1990 (Wende ou Wendung désigne en allemand le « tournant » pris après l’effondrement de l’Union Soviétique, et le terme renvoie avec concision à la période qui s’ouvre en 1989). Cette irruption du « contemporain mondialisé » suscita un contre élan qui entraîna le regard plus loin, à la fois vers le passé et d’autres zones géographiques. « Nous avons toujours été mondialisés », pourrait-on dire pour résumer l’argument, en reprenant une formule du géographe John Agnew12. En l’espèce, à partir des années 1980, les historiens de l’école des Annales tels que Fernand Braudel, les théoriciens de la dépendance (Fernando Henrique Cardoso, entre autres) et les spécialistes des systèmes-monde tels qu’Immanuel Wallerstein ouvrent de nouvelles perspectives,

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soulignant les échanges à long terme qui bâtissent les liens centre/périphérie et le déséquilibre des échanges entre zones développées et sous-développées.

9 Ces contextualisations historiques larges ont un impact tardif sur l’histoire de l’art, qui se sent plus à l’aise, dans les récits centralisés qu’elle donne, dans la description d’objets précis envisagés comme réceptacles des investissements extravagants des empires. Voir par exemple le livre de Thomas DaCosta Kaufmann, Toward a Geography of Art (2004), où l’auteur, grand spécialiste de l’art d’Europe centrale sous le Saint Empire romain-germanique, souligne la puissance impériale : « Dans une très large mesure, le modèle culturel de la capitale a déterminé, de manière directe ou indirecte, la nature de la production artistique à travers tous les royaumes de l’Empire »13. Les investigations approfondies menées par Kaufmann sur les méthodes humanistes de la « géographie humaine » ont eu un fort impact aux États-Unis, en suscitant notamment un regain d’intérêt pour les travaux de George Kubler, qui ont permis à des générations d’étudiants – parmi lesquels Robert Farris Thompson – de prendre conscience de la puissance de la géographie culturelle dans une histoire de l’art élargie s’appuyant sur l’anthropologie.

10 Cette histoire qui émerge des « périphéries » de l’art occidental dans les années 1990, et dont Thompson est la figure emblématique, nourrit l’intérêt pour la géographie étudiée par Kaufmann en 2004, mais résolument pas pour la figure de l’empire. En 1989, Janet Abu-Lughold publia un brillant ouvrage intitulé Before European Hegemony: The World System A.D. 1250-1350 qui déclencha la polémique et signala un nouveau centre d’intérêt que les historiens de l’art ambitieux doivent désormais prendre en compte, même s’il concerne des objets et des échelles radicalement différents de ceux présentés jusque-là dans les cours d’introduction à l’histoire de l’art (ABU-LUGHOD, 1989). Parmi les chercheurs qui élargissent inlassablement le champ de la discipline dans ces nouvelles directions, on compte Anthony D. King, historien de l’urbanisme, qui enseignait à la fois la sociologie et l’histoire de l’art à l’University of Binghamton jusqu’à sa retraite en 2006. Il a dirigé en 1991 un important recueil intitulé Culture, Globalization and the World- System, qui introduit la théorie postcoloniale dans la réflexion sur les systèmes-monde. King a été l’un des nombreux chercheurs à introduire les éléments anti-hégémoniques de l’investigation du postcolonialisme dans l’étude de l’architecture, mais d’une manière très accessible (KING, 1991). Imitant une pratique courante dans les universités américaines, il accueillait des étudiants étrangers afin d’élargir le corpus en anglais concernant le matériel interdisciplinaire et international. Certains de ses protégés sont retournés dans leur pays d’origine (Turquie, Brésil), mais d’autres, spécialisés dans l’urbanisme en Asie ou la planification urbaine au Sri Lanka, ont choisi de rester, et d’enrichir les programmes d’études de l’enseignement supérieur américain.

Lueurs transatlantiques

11 En 1986, une nouvelle étape décisive est franchie avec la publication par Henry Louis Gates Jr. et Kwame Anthony Appiah d’une anthologie baptisée ‘Race’, Writing and Difference. Soulignant l’importance de la race dans l’étude de la tradition littéraire occidentale, Gates démontre le rôle qu’elle joue dans l’élaboration de la théorie critique, notamment telle qu’elle se formule dans la diaspora africaine qui « mondialise » les États-Unis. Ces essais, dont beaucoup portent sur le sujet peu étudié du mariage entre littérature occidentale et impérialisme, mettent en lumière les liens

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entre race et écriture et, comme le souligne fort justement Gates, « la différence que cela fait »14. D’un point de vue géographique et textuel, l’anthologie pose en principe que les endroits où les cultures se heurtent, où les peuples se rencontrent, sont des « zones de contact », pour reprendre la formule utilisée par Mary Louise Pratt dans l’article publié dans le volume. En lien avec l’analyse de Pratt et avec les formulations de l’analyse des systèmes-monde, vient l’essor des transatlantic studies, qui soulignent peu à peu la nécessité de défaire l’emprise nationale ou linguistique sur les cultural studies, pour se tourner vers l’examen des trajectoires et des mélanges. Le mouvement trouve un juste écho de l’autre côté de l’Atlantique. En 1993, Paul Gilroy, dont la mère est originaire de la Guyane britannique, publie une étude qui fait date, L’Atlantique noir : modernité et double conscience ( GILROY, 1993). L’auteur, qui vit à Londres, répond au théoricien de la culture Stuart Hall, né en Jamaïque, qui a reformulé l’importance politique et l’intérêt de l’étude des diasporas, et démontre l’intérêt de la théorie de la « double conscience » de l’Américain W. E. B. Du Bois pour les afro-américains. Gilroy et Hall considèrent tous deux que l’océan Atlantique – et la traite transatlantique des esclaves – est un marqueur précoce du monde moderne et qu’il corrige radicalement les récits présentant la modernité occidentale comme un projet éclairé et progressiste. Dans The Signifying Monkey: A Theory of African-American Literary Criticism, Gates se penche lui aussi sur la diaspora noire, affirmant pareillement que les récits de la négritude sont essentiels à la formulation de la théorie critique (GATES, 1989). Ces évolutions de la théorie littéraire américaine – notamment celles suscitées par Gates, Pratt et Homi Bhabha – alimentent peu à peu la conceptualisation d’une histoire mondialisée de l’art, tant dans les universités américaines qu’à l’étranger.

12 L’histoire de l’esclavage en Amérique – le péché originel qui entache l’Eden du Nouveau Monde – a suscité un vaste projet de recherche afin d’obtenir des données quantitatives précises sur la traite transatlantique des Noirs15. Cette histoire, combinée au concept de l’Atlantique en tant que marqueur précoce de la modernité, a tout naturellement poussé les chercheurs américains à s’intéresser aux forces globales, concernant notamment la circulation des objets artistiques dans la période qui suit l’Indépendance américaine (ROBERTS, 2014). L’effort visant à décentrer l’Europe en remontant vers les anciens empires d’Asie Centrale (Abu-Lughod) est poursuivi par les américanistes (la démarche n’est pas sans rappeler celle des musées de Harvard visant à « diversifier » l’art américain et européen), qui se penchent à leur tour sur la mondialisation afin de se mettre au diapason d’un discours qui accorde une place croissante aux réseaux d’échanges commerciaux, aux modalités des circulations et aux flux de pouvoir. De la même manière, l’intérêt des milieux économiques pour la « ceinture du Pacifique » dans les années 1990 ravive l’intérêt suscité après-guerre par « l’école du Pacifique » et rassemble des réseaux de chercheurs qui échangent leurs points de vue sur les forces culturelles qui ont contribué à forger l’art de l’Australie à l’Indonésie, en passant par celui des Indiens de la côte du Pacific Northwest et des empires côtiers précolombiens d’Amérique latine. Comme ce fut le cas avec la circulation des objets artistiques autour de l’Atlantique à l’époque de la jeune république américaine, les chercheurs commencent à s’intéresser aux artefacts circulant autour du Pacifique bien avant le XXe siècle.

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Programmes globaux du millénaire

13 Dès le début des années 2000, la mondialité devint une petite industrie dans l’histoire de l’art anglophone, comme le montre l’édition d’ouvrages spécialisés. Dans Global Interests: Renaissance Art Between East and West, les Britanniques Lisa Jardine et Jerry Broton s’efforcent de suivre les marchés et les échanges commerciaux jusqu’à leur destination logique (JARDINE, BROTTON, 2000). Le recueil Partisan Canons (2007), dirigé par Anna Brzyski (formée à l’University of Chicago), remet en question la formation des canons sur un large territoire couvrant les États-Unis, la France, l’Allemagne, les Pays- Bas, la Pologne, Taïwan et l’Afrique du Sud (BRZYSKI, 2007). James Elkins, auteur prolifique d’ouvrages très divers, publie en 2002 Stories of Art, qui ajoute une précieuse dimension plurielle au maître-récit proposé par Ernst Gombrich (ELKINS, 2002). Il dirige également deux recueils Is Art History Global? et Art and Globalization (en collaboration avec Zhivka Valiavicharska et Alice Kim) qui se penchent explicitement sur cette nouvelle thématique (ELKINS, 2006 ; ELKINS, VALIAVICHARSKA, KIM, 2010). « Rien n’a été plus salutaire pour l’expansion mondiale de l’histoire de l’art que l’affirmation universelle d’une résistance locale à la mondialisation », déclare avec esprit l’historien de l’architecture Mark Jarzombek dans l’un des essais du volume. Il affirme même que l’architecture, qui a encouragé la prolifération de « modernismes mondialistes » à côté de projets nationalistes sur plusieurs continents, a été une manière de se dresser contre la politique régressive de préservation de l’histoire de l’art et contre sa « notion statique de nation »16. Le recueil A Global History of Architecture ( CHING, JARZOMBEK, PRAKASH, 2010), ainsi que le livre de Kathleen James-Chakraborty, Architecture since 1400 (JAMES-CHAKRABORTY, 2013), ont posé les premiers jalons d’une histoire mondiale concomitante de l’architecture rivalisant avec une histoire de l’art aspirant à la mondialité. Parfois, ces aspirations mondiales s’accompagnent d’une humilité inédite. Les panoramas traditionnels, dont l’History of Art d’H.W Janson reste l’exemple par excellence, se présentent aujourd’hui sous la forme d’un ouvrage en deux tomes plus modestement baptisé : History of Art: the Western Tradition (DAVIES et al., 2010). L’ouvrage d’Helen Gardner, Art Through the Ages, a également évolué vers plus de précision et la « tradition occidentale » figure désormais à côté d’un ambitieux Art through the Ages: A Global History ( KLEINER, 2012). L’éditeur Thames and Hudson, suivant le mouvement, s’apprête lui aussi à sortir des volumes généralistes dans la même veine.

14 Aux États-Unis, musées, conservateurs et commissaires d’exposition rejoignent et accompagnent cette tendance. Nombre d’ouvrages abordent désormais d’emblée la question de la mondialité : le catalogue dirigé par Jane Farver, Global Conceptualism: Points of Origin, 1950s-1980s ( Global Conceptualism, 1999) ; le livre dirigé par Philippe Vergne, How Latitudes become Forms: Art in a Global Age (How Latitudes…, 2003) ; les actes du colloque organisé par Robert Storr, conservateur au Museum of Modern Art (MoMA), à l’occasion de la biennale de Venise, Where Art Worlds Meet : Multiple Modernities and the Global Salon ( STORR, 2007) ; et enfin les Global Feminisms de Maura Reilly et Linda Nochlin (Global Feminisms, 2007). Cette conjonction de la mondialité et du contemporain est un changement bienvenu, qui tourne le dos au concept d’« art mondial » qui reléguait auparavant (à la mode colonialiste) les « périphéries » dans un éternel passé, loin du moderne et du contemporain.

15 Les conservateurs et commissaires d’exposition cités plus haut signalent l’arrivée d’une nouvelle génération (ou, dans le cas de Nochlin et de Reilly, d’une génération

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antérieure collaborant avec la nouvelle). Ces nouvelles approches rejettent délibérément certaines pratiques muséales des années 1980 qui recyclaient le primitivisme des artistes modernistes et des foires internationales en invoquant le paradigme récupérateur de l’anthropologie. Dans le contexte de la critique postcoloniale et poststructuraliste qui commençait à s’implanter dans les universités américaines à la même époque, l’obscurantisme de certaines institutions est démontré en 1984 par l’exposition organisée au MoMA et baptisée ‘Primitivism’ in 20th Century Art: Affinities of the Tribal and Modern (‘Primitivism’…, 1984), qui paraît désuète et démodée dès son ouverture.

16 L’exposition du MoMa évoque sans la moindre hésitation la « découverte » de l’art non occidental par Pablo Picasso et consorts, soulignant ainsi le génie du mâle européen. Elle souleva une vague de protestations de la part de ceux qui s’efforçaient d’analyser et d’effacer les réverbérations coloniales et néocoloniales d’un certain type de modernisme présenté comme la quête des « principes fondateurs transcendant la culture, la politique et l’histoire », comme nous le rappelle James Clifford (CLIFFORD, 1988, p. 191). Si ce « primitivisme » exhibé reste un exemple d’une mondialité à mauvais escient, les principes euro-centriques issus des Lumières sur lesquels reposait l’exposition sont sans doute plus rares aux États-Unis qu’en Europe, où l’on repère cette tendance primitiviste dans les Magiciens de la terre, l’exposition organisée par Jean- Hubert Martin pour la biennale de Paris en 1989 (Magiciens…, 1989), suivie par celle montée pour la biennale de Lyon et baptisée Partage d’exotismes (Partage d’exotismes, 2000). Du point de vue de la recherche américaine, on pourrait saluer l’événement, qui rassemble cinquante artistes venus d’Europe et des États-Unis et cinquante autres d’Afrique, d’Asie, d’Australie et d’Amérique latine. Mais la myopie foncière dont il témoignait vis-à-vis de la théorie postcoloniale soulève une vague de critiques. Peu après l’inauguration, Benjamin Buchloch, dans un entretien avec Martin publié dans Art in America, rattache explicitement Magiciens à l’histoire du colonialisme européen, où la quête et l’exhibition d’un vécu esthétique et d’une « spiritualité » transhistorique et transculturelle se font au détriment des réalités politiques et sociales. Les spécialistes américains ont également critiqué les penchants « mondialistes » du Musée du quai Branly, inauguré en 2006, et qualifié de « jungle qui donne le frisson » par Michael Kimmelman, critique d’art au New York Times ; une jungle où les objets artistiques des peuples indigènes d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques « sont rassemblés pêle- mêle, sans justification ni explication, hormis quelques gadgets visuels »17, où les collections coloniales réinstallées incluent des objets rituels islamiques ou juifs, par exemple, mais aucun catholique. Contrairement à la démarche suivie par certains musées américains et britanniques (démarche qui consiste notamment à faire participer les communautés autochtones à la conception de l’exposition et/ou à leur restituer leurs artefacts), l’adhésion non critique aux fictions d’un Autre « mystérieux » et empreint de « spiritualité » témoigne d’une réticence à reconnaître le passé colonial, dont les traces persistent dans les banlieues parisiennes. Le problème ne concerne pas exclusivement la France. Rappelons qu’en ce début de XXIe siècle, l’historien de l’art Hans Belting, installé à Karlsruhe, continue à proposer l’opposition binaire européen/ non européen, soulignant, à propos d’art mondial et de l’exposition Magiciens de la terre : « Il s’agit de savoir si la culture tribale – oui, j’ose le dire – ne possède aucun art, alors que ses images démontrent un grand savoir-faire artistique »18. Ce type de commentaire dévoile l’angoisse rétrograde des historiens de l’art devant la

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diversification toujours plus grande de l’univers de l’art et entretient le besoin de policer le contemporain (voire le canon moderne ou médiéval).

17 Aussi troublants qu’ait été le parti pris géopolitique et social de Magiciens de la terre, l’exposition a permis de lancer la carrière internationale d’un certain nombre d’artistes non occidentaux désormais classés tout naturellement dans la catégorie « contemporains ». Elle a aussi donné naissance à de nouvelles area studies, à mesure que s’élargissait le champ de l’art contemporain non européen, au sein de l’université ou en dehors. L’essor du marché des enchères en Inde et en Chine a joué un rôle en la matière, tout comme l’arrivée continue de nouveaux commissaires d’exposition. Ceux formés aux États-Unis ne peuvent rivaliser avec leurs homologues polyglottes et cosmopolites sillonnant la planète qui font irruption sur la scène au milieu des années 1990 – Okwui Enwezor, Hans Ulrich Obrist, Hou Hanru, pour ne citer qu’eux. Ce dernier vient d’ailleurs d’être recruté par le Guggenheim de New York pour diriger les initiatives du musée en matière d’art de l’Asie, ce qui démontre bien que la mission des musées modernistes américains s’appuie désormais sur une vision mondialisée.

Hégémonie du global ?

18 Cette mondialisation, si elle a permis d’accueillir à la table un ensemble élargi et peut- être plus diversifié d’acteurs, a-t-elle pour autant fait évoluer l’histoire de l’art de manière significative ? L’émergence, après 1989, de l’artiste et du commissaire d’exposition nomades a-t-elle modifié la manière dont fonctionne le monde de l’art, ou le « contemporain mondialisé » a-t-il simplement rendu le langage occidental de la pratique et de la critique artistiques plus essentiel, et plus intéressant d’un point de vue financier pour un artiste ambitieux ? En d’autres termes (peut-être en écho à l’angoisse de Belting vis-à-vis de l’incommensurabilité des « autochtones » placés dans les circuits internationaux de pratiques visuelles ultramodernes), il semble que les pratiques déjà connues soient celles qui rencontrent le plus grand succès sur la scène mondiale. Comme l’affirme Caroline A. Jones dans The Global Work of Art, les artistes ayant de l’ambition « doivent parler le langage international, mais sont souvent contraints de parler de leur propre différence »19. Ils sont présentés sous un emballage africain, asiatique ou latino-américain. On découvre les dernières œuvres issues de l’Afrique du Sud, de la Chine, du Brésil ou du Nigéria, et celles qui attirent l’œil sont celles que l’on peut aisément classer dans les catégories de l’art contemporain occidental (si vous voulez devenir un artiste mondialement reconnu, dites que vous avez été influencé par Andy Warhol et Marcel Duchamp, recommande l’artiste japonais Takashi Murakami20). La planète s’est mondialisée, mais c’est souvent le moi occidental que l’on y trouve.

19 L’histoire de l’art n’est en rien immunisée contre ce type de problème. Elle a certes commencé à s’intéresser à une panoplie élargie d’objets, parfois même à envisager l’objet artistique de manière différente, mais la théorisation d’une histoire de l’art véritablement mondialisée introduit souvent le nouveau dans les normes solidement établies de la discipline. Pendant près d’un siècle, certains historiens installés aux États-Unis ont progressé dans la bonne direction en considérant l’objet artistique et l’édifice architectural comme des réceptacles d’influences et des nœuds d’échanges. En retraçant les influences non occidentales ou « primitives » sur l’avant-garde au début du XXe siècle en Europe ou aux États-Unis, certains modernistes tels que Robert Goldwater voient aussi dans les œuvres non occidentales introduites ici et là dans les

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collections des objets en circulation. C’est ce mouvement planétaire des individus et des objets qui a permis à Georges Braque, né en France, ou Picasso, d’origine espagnole, d’innover visuellement à Paris21. Le cas des États-Unis n’est en rien différent. Le collectionneur euro-américain Albert Barnes et le philosophe afro-américain Alain Locke, notant le transfert d’œuvres africaines (dont une bonne partie finira chez Barnes), exhortent les artistes afro-américains à s’en inspirer pour inventer un art moderne noir aux États-Unis. (Max Weber, artiste juif à New York, ira à l’encontre de ce déterminisme ethnique en s’intéressant aux cultures décoratives de l’Afrique et de la Chine.) Les spécialistes de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique latine s’intéressent depuis longtemps aux objets venus de ces continents et à l’influence qu’ils ont exercée sur les arts aux États-Unis. Dans nombre d’études, la reconstitution des mouvements des objets non occidentaux nuance de manière importante la vision de ce que la culture serait sans doute sans la circulation et l’échange planétaire du savoir, des techniques, de la culture et de l’imagerie. Pour revenir à l’exemple cité plus haut, en mettant en lumière l’art africain (et les rétentions africaines), Robert Farris Thompson a éveillé l’intérêt des artistes noirs américains, ce qui pose quelques difficultés, car on a parfois tendance à se focaliser sur la dimension « africaine » de l’art afro-américain contemporain. Qu’il soit moderniste, afro-américain, latino ou « délibérément orientaliste », le mouvement des objets et des idées venus du non-Occident conduit parfois à concentrer davantage le regard sur nous-mêmes, aussi divers que nous sommes.

20 L’essor de l’histoire de l’art mondialisée remet-elle donc véritablement en question l’eurocentrisme de la discipline, ou le présente-t-elle simplement sous un nouvel emballage ? Certes, l’élargissement géographique du champ d’étude met en lumière de nouvelles choses et de nouveaux liens. En outre, certains chercheurs tels que James Elkins, explorant résolument un territoire devant lequel Hans Belting et d’autres avouent leur impuissance, ont tenté d’aborder sous l’angle théorique la manière dont un présent multiculturel pourrait nourrir une pratique véritablement innovante de la discipline. Partha Mitter a proposé une histoire de l’art mondialisée et ouverte qui « remettrait en question la téléologie hégélienne, et permettrait à différentes trajectoires de s’exprimer pleinement »22. Ce type de plaidoyer devrait contraindre la discipline à réfléchir à ce que pourrait apporter de nouveau une histoire de l’art mondialisée, et signale par ailleurs le risque posé par les traces persistantes d’universalisme pour la différence rémanente. Il est impératif d’affronter les préjugés qui affectent notre manière d’appréhender les divers acteurs de la scène mondiale. Comme nous le rappelle Saloni Mathur, la fameuse visite de Picasso au musée ethnographique du Trocadéro et son histoire d’amour avec l’art africain « ont été saluées comme une révolution esthétique, tandis que les appropriations par les sujets coloniaux du cubisme analytique ou du postimpressionnisme ont été considérées comme des dérivés, des emprunts, des imitations secondaires et tardives »23. Cette critique, qui démontre que l’histoire de l’art continue à nier l’agentivité et le développement concomitant d’agents historiques situés à l’extérieur de la sphère euro- américaine, souligne à quel point nous restons prisonniers des idéaux du goût et de l’ingéniosité issus des Lumières, idéaux qui conduisent trop souvent à consolider l’ascendant et à célébrer l’œuvre des artistes européens ou euro-américains (de sexe masculin).

21 Sachant l’urgence de ces questions, Aruna D’Souza insiste justement sur le fait que le tournant vers la mondialité ne concerne pas seulement la recherche dans un maintenant

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néolibéral, mais il est aussi affaire de pertinence et de survie au sein d’une culture universitaire entrepreneuriale dont l’objet est de produire une citoyenneté planétaire (D’SOUZA, 2014, p. xix-xx). Ceux qui s’interrogent et publient sur le sujet sont aussi des enseignants. Ainsi, l’élan sincère vers l’élargissement global des possibilités afin de modifier la manière dont nous faisons ce que nous faisons, et de mieux comprendre le fonctionnement de l’art dans ce champ d’investigation élargi, reste une utopie. Dans la vraie vie, il ne peut être totalement dissocié de la nécessité de conserver une pertinence dans l’univers plus large de l’université multinationale, où les nouvelles sources de financement venant du privé et la politique du développement ont leur rôle à jouer.

La guerre froide globale

22 En conclusion, on pourrait se demander à quel moment et en quel lieu naît l’impérieuse nécessité de considérer la mondialité comme une condition nécessaire de l’histoire. Si nous sommes confrontés à l’héritage de l’histoire de l’art en tant que discours euro- américain, penchons-nous alors sur la manière dont elle est entrée dans le discours, et à quel moment de l’histoire, à savoir pendant la longue période de la guerre froide. C’est après 1945, au sein d’un nouvel ordre mondial défini par les blocs politiques et les allégeances bipolaires, que le monde devint un territoire à diviser. Pendant cette période, l’Occident, l’Union soviétique et la Chine communiste vont se servir de l’art et de l’architecture pour forger leurs relations avec le reste du monde. L’époque de la guerre froide, marquée en son début par le « tiers-monde », la « politique des blocs », le « néo-impérialisme » et le « rideau de fer », voit bientôt proliférer les voyages à l’étranger, les « festivals de libre expression », le « style international » d’architecture dans les nouvelles nations indépendantes, l’art postal, le tourisme hippie, le trafic de stupéfiants, les galeries dirigées par les artistes, le bricolage et la vente par correspondance, les nouveaux centres de production cinématographique et un conceptualisme en voie de mondialisation.

23 La dynamique de la guerre froide a notamment joué un rôle durant le Festival mondial des arts nègres (FESMAN) organisé en 1966 à Dakar, au Sénégal. FESMAN attire des représentants du monde des arts, de la littérature et du spectacle d’origine africaine venus des quatre coins du monde, ainsi qu’un solide contingent de dignitaires français et africains et un grand nombre d’Euro-Américains (dont Thompson). Les Soviétiques ne sont pas en reste et envoient le poète Yevgeny Yevtushenko, accompagné d’une cohorte de journalistes et de musiciens, ainsi qu’un grand bateau de croisière qui permet de soulager les hôtels de Dakar pris d’assaut. Duke Elligton se produit au FESMAN, contré par une lecture très animée proposée par Yevtushenko. Ces démonstrations de rivalité mises à part, les Afro-Américains n’hésitent pas à monter à bord du navire soviétique pour des échanges avec leurs homologues russes. Malgré la dimension clairement internationale de l’événement et l’immense notoriété de Yevtushenko, le département d’État américain déclare que les États-Unis, conduits par Ellington, ont indéniablement été les grands favoris du festival. Outre ce type de manifestations, le « style international » d’architecture adopté dans de nombreuses villes d’Afrique et d’Asie après la Seconde Guerre mondiale témoigne également des efforts déployés par les superpuissances pour asseoir leur influence en courtisant les pays du tiers-monde. Sur le continent africain au moins, ces édifices ne marquent pas

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seulement la présence des États-Unis, de l’Europe de l’Ouest, de l’Union soviétique et de la Chine communiste, ils permettent également aux dirigeants des nouvelles nations indépendantes d’invoquer l’architecture comme moyen de transcender les allégeances tribales. Ces évolutions montrent les divers niveaux de la mondialisation et les trajectoires multiples qui se mettent en place au confluent de la décolonisation et du néocolonialisme dans le contexte de la guerre froide. C’est l’envie d’en savoir plus sur ces mutations qui a motivé, en 2014, l’organisation par la College Art Association américaine d’un colloque consacré aux « Global Sixties: Art in the Cold War », dont l’objectif était de faire revivre quelques-uns de ces épisodes et d’étudier les continuités entre les différents phénomènes de mondialisation à l’époque de la guerre froide et ceux nés après la chute du mur de Berlin.

24 Les biennales ont aujourd’hui repris le rôle de creuset joué par les expositions sous la guerre froide. Le phénomène est lancé en 1951 par celle de São Paulo, qui marque le début des expositions récurrentes (telles que Documenta, par exemple), où les pays du bloc de l’Ouest et les régions sous influence américaine se livrent à des démonstrations d’internationalisme dans « le monde libre ». La seconde phase débute en 1987, peu avant la chute du communisme soviétique, avec l’organisation à La Havane d’une biennale du « tiers-monde ». D’un point de vue simplement quantitatif, ces événements ont un impact sur l’histoire de l’art, et alimentent un marché non euro-américain en pleine expansion, qui ne peut plus s’organiser autour de « l’art moderne » et commence à se fissurer en plusieurs champs : d’abord « le contemporain », puis les spécialités régionales telles que l’« art contemporain du Moyen-Orient », ou l’« art chinois contemporain ». Les biennales effacent ainsi la frontière entre les deux blocs ; cependant, après 1989, elles reconfigurent les vieilles zones de pouvoir : « Manifesta=Eurozone », où l’« Europe » devient un imaginaire produit dans des centres mouvants, de Ljubljana à Saint-Pétersbourg.

25 À propos du phénomène des biennales dans l’univers de l’art contemporain, Caroline A. Jones suggère que la mondialité critique pourrait, en tant que pratique artistique, être un précieux guide pour imaginer une pratique, critique elle aussi, de l’histoire mondialisée de l’art. Quelle que soit leur origine, les artistes peuvent installer leur atelier à Berlin, Brooklyn, Paris, ou ailleurs. Un artiste qui vise la notoriété planétaire peut désormais s’implanter résolument en périphérie (ce qui aurait été impensable aux XVIIIe et XIXe siècles, ou même au siècle dernier), tout en restant un acteur à part entière dans un univers mondialisé dont les principaux centres se situent encore dans l’hémisphère nord. Georges Adéagbo vit à Cotonou, au Bénin, mais monte ses installations in situ – à Paris, à Berlin, New York ou à Venise, où elles se mondialisent, porteuses de la critique narquoise du statut d’artiste « outsider » que l’histoire de l’art confère à ceux qui œuvrent dans un contexte précis. Tel est donc l’espoir que l’on pourrait formuler à propos du tournant de la mondialisation en histoire de l’art : qu’il nous permette de « découvrir » la mondialité critique sur le terrain. En abordant l’art et les artistes dans une perspective véritablement mondialisée et consciente de sa myopie, nous saurons peut-être utiliser à bon escient les outils intellectuels forgés par d’autres dans un siècle de bredouillements conceptuels sur la mondialité, afin d’élargir le canon pour qu’il accueille à la fois l’art et la théorie.

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– THOMPSON, 1983 : Robert Farris Thompson, Flash of the Spirit: African and Afro-American Art and Philosophy, New York, 1983.

– VAN NESS MYERS, 1917 : Philip Van Ness Myers, « The Hunter Artists of the Old Stone Age », dans The Bulletin of the College Art Association of America, 1/3, 1917, p. 98-109.

NOTES

1. Bien que l’expression melting-pot devienne fameuse seulement après la pièce de théâtre du même nom d’Israel Zangwill créée en 1908, la métaphore de la fusion (melt) pour désigner le vivre ensemble avait déjà été utilisée au XVIIIe siècle. Sur Bourne, voir aussi ENRIQUEZ, 2010. 2. « world-historical spatial concepts » (ROSENZWEIG, 1984). 3. Cet exceptionnalisme repose sur une série de récits fondés sur la singularité présumée des États-Unis en tant que nation fondée sur les principes de démocratie ainsi que de libertés individuelle et religieuse. 4. William Dunlap, A History of the Rise and Progress of the Arts of Design in the United States, New York, 1834. Allusion au très influent ouvrage d’Edward Gibbon, The Decline and Fall of the Roman Empire, New York,1776-1788 [éd. fr. : Décadence et chute de l’Empire romain, Paris, 1819] (N.D.L.T.). 5. L’expression « brahmanes de Boston » a été inventée par le juriste et auteur populaire Oliver Wendell Holmes, qui publia en 1860 dans le magazine Atlantic Monthly une série d’articles sur les descendants des pionniers puritains, qui étaient devenus une sorte d’aristocratie morale dans la région de la Nouvelle-Angleterre. 6. On trouve à l’époque quelques exceptions, notamment l’œuvre pionnière d’Ananda Coomaraswamy au Museum of Fine Arts à Boston sur l’art (cité en bibliographie de cet article) et la sémiotique gestuelle du sous-continent indien, ou encore la collection d’art asiatique constituée par Charles Lang Freer. Toutefois le cursus universitaire dans ces domaines s’est adapté très tardivement.

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7. Les ledger drawings réalisés par les Indiens des grandes plaines à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle évoquent l’histoire de ces tribus. Les artistes utilisaient pour ces dessins de vieux registres ou livres de compte (leg dgers). 8. Outre celles évoquées ici, rappelons les avancées, dans les années 1980, de l’histoire marxiste, féministe et sociale de l’art, qui a entraîné la redécouverte et la traduction des textes de l’école de Vienne et la réinvention de l’histoire de l’art « vue d’en bas ». 9. « […] those who look upon the East as mysterious and romantic have only themselves to thank for the creation of a novel unreality » (COOMARASWAMY, 1919, p. 17). 10. John Onians, dans l’article cité ici et dans son travail à la School of World Art Studies à l’University of East Anglia, a avancé le concept de neuroarthistory qui postule que, par la compréhension des caractéristiques du cerveau, nous accédons « aux recoins les plus profonds de l’esprit humain, quel que soit le lieu ou la période, sans nécessiter aucune référence à la langue » ; ainsi mieux équipés, cette notion nous permet une compréhension de l’art dans le monde entier (ONIANS, 2008b). La question des moyens dont les fonctions cérébrales donnent accès à la variété de l’expression culturelle humaine n’est cependant pas clairement abordée par cette théorie. 11. Caroline A. Jones analyse cette « politique de la vision partielle/partiale » dans son prochain livre The Global Work of Art en tant que stratégie artistique dans un ouvrage à paraître (« politics of the partial view » ; JONES, à paraître). 12. John Agnew a fait une intervention intitulée « We Have Always Been Global » lors des conférences « Envisioning Globalization » à l’University of Chicago en 2001. Cité dans Felicity Nussbaum, ed., The Global Eighteenth Century, Baltimore, 2003, p. 326. 13. « The cultural model of the capital considerably determined, directly and indirectly, the nature of the artistic output throughout the imperial realms » (KAUFMANN, 2004, p. 181). 14. « the difference it makes » (GATES, APPIAH, 1986, p. 1). 15. Sur la longue histoire de ce projet de base de données, voir la section « About » sur http:// www.slavevoyages.org/tast/about/history.faces (consulté le 24 octobre 2015). 16. « Nothing has been better for the global expansion of art history than the globalized claim for a local resistance to globalization semi-colon » ; « globalist modernisms […] static nationhood » (ELKINS, VALIAVICHARSKA, KIM, 2010, p. 191-192). 17. « […] a spooky jungle works are jumbled all together without much reason or explanation, save for visual theatrics » (KIMMELMAN, 2006). 18. « There is the question whether tribal culture – yes, I dare say it – has no art, even while its images display the highest artistic skill » (BELTING, 2003, p. 67). 19. « […] must speak the international language, but will often be forced to speak of their own difference » (JONES, à paraître). 20. Voir Takashi Murakami, Geijutsu Kigyo Ron [La Théorie de l’entrepreunariat de l’art], Tokyo, 2005. 21. Picasso fit la demande de naturalisation en 1940 mais celle-ci fut rejetée par les autorités françaises qui craignaient qu’il soit « anarchiste ». Voir Alex Duval Smith, « Revealed, secret battle ‘anarchist’ Picasso lost to become French », dans The Guardian, 2 mai 2004, www.theguardian.com/world/2004/may/02/france.arts (consulté le 30 novembre 2015). 22. « […] challenges Hegelian teleology and allows different trajectories to flourish » (MITTER, 2008a, p. 568). 23. « […] was heralded as aesthetic breakthrough, whereas the colonial subjects’ appropriations and responses to Analytic Cubism or Post-Impressionism have been viewed as derivative, imitative, secondary, or belated » (MATHUR, 2008, p 559).

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RÉSUMÉS

Depuis des débuts profondément régionaux, l’histoire de l’art aux États-Unis a évolué pour devenir une des ressources mondiales majeures sur le plan de l’édition, de la pédagogie et des expositions. Au regard des utopies initiales de « transnationalisme » et de cosmopolitisme qui ont émergé à l’aube du XXe siècle, nous affirmons que les obsessions actuelles à propos de la mondialisation ne sont pas simplement la conséquence du consensus induit par l’économie dans un monde de l’art dominé par l’Occident, mais qu’elles posent également de réels défis pour une discipline fondée sur les « écoles nationales » et la segmentation linguistique. L’histoire mondialisée de l’art que nous défendons s’appuie amplement sur les critiques poststructuraliste et postcoloniale. Ainsi, le récit euro-américain de l’évolution de l’art apparaît comme une des nombreuses histoires potentielles du mouvement des peuples et des cultures au cours de la longue histoire des pays en voie de développement.

From deeply provincial beginnings, art history in the US has now become a primary purveyor of the global in books, pedagogy, and exhibitions. Reflecting on earlier dreams of “trans- nationalism” and cosmopolitan worldliness emerging at the dawn of the twentieth century, we argue that the current obsessions with the global are not merely the outcome of economically- driven consensus in a Western-dominated art world, but offer real challenges to a discipline founded on “national schools” and linguistic segmentation. The global art history we argue for takes full advantage of post-structural and post-colonial critique, positioning the Euro-American narrative of art’s progression as one among many potential stories of the movement of peoples and cultures in the long history of the developing world.

Seit den zutiefst regionalen Anfängen hat sich die Kunstgeschichte in den USA zu einer der weltweit führenden Ressourcen im Bereich der Veröffentlichungen, der Lehre und der Ausstellungen entwickelt. In Anbetracht der anfänglichen Utopien des „Transnationalismus“ und des Kosmopolitismus zu Beginn des 20. Jahrhunderts kommen wir zu der Behauptung, dass die aktuellen Obsessionen in Bezug auf die Globalisierung nicht lediglich als Konsequenz des ökonomisch getragenen Konsens einer westlich dominierten Kunstwelt zu verstehen sind, sondern auch als echte Herausforderungen einer Fachdisziplin, die ursprünglich auf „nationalen Schulen“ und sprachlicher Segmentierung beruht. Eine globalisierte Kunstgeschichte, wie wir sie verteidigen, stützt sich deutlich auf die poststrukturalistische und postkoloniale Kritik. Unter diesem Blickwinkel erscheint die euro-amerikanische Kunsterzählung als eine von vielen potentiellen Geschichten innerhalb der Bewegung von Völkern und Kulturen im Rahmen der langen Geschichte der Entwicklungsländer.

Dopo un inizio profondamente “regionale”, la storia dell’arte negli Stati Uniti ha conosciuto un’evoluzione che l’ha portata ad essere una delle principali risorse mondiali sul piano dell’edizione, dell’insegnamento e delle mostre. Rispetto alle utopie iniziali di “transnazionalismo” e di cosmopolitismo emerse all’alba del Novecento, sosteniamo che le ossessioni attuali sulla mondializzazione non sono solo la conseguenza del consenso generato dall’economia in un mondo dell’arte dominato dall’Occidente, ma che esse lanciano anche delle sfide reali per una disciplina fondata sulle “scuole nazionali” e sulla segmentazione linguistica. La storia mondializzata dell’arte che noi difendiamo riposa molto sulle critiche del post- strutturalismo e del post-colonialismo. Il racconto euro-americano dell’evoluzione dell’arte appare pertanto come una delle numerose storie potenziali del movimento dei popoli e delle culture nel corso della lunga storia dei paesi in via di sviluppo.

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Después de un principio muy regional, la historia del arte en los Estados Unidos ha evolucionado para convertirse en uno de los mayores recursos mundiales a nivel de la edición, la pedagogía y las exposiciones. En vista de las utopías iniciales de «transnacionalismo» y cosmopolitismo que emergieron en los albores del siglo xx, podemos afirmar que las actuales obsesiones respecto de la mundialización no son la mera consecuencia del consenso inducido por la economía en un mundo del arte dominado por Occidente, sino que también plantean verdaderos desafíos en un campo de estudio basado en las «escuelas nacionales» y la segmentación lingüística. La historia mundializada del arte que defendemos se apoya ampliamente en las críticas postestructuralistas y postcoloniales. Así, el relato euroamericano de la evolución del arte aparece como una de las numerosas historias potenciales del movimiento de los pueblos y las culturas a lo largo de la extensa historia de los países en vía de desarrollo.

INDEX

Keywords : globalization, global art history, contemporary art, Cold War, biennial Mots-clés : mondialisation, art contemporain, guerre froide, biennale Index géographique : Amérique, Europe Index chronologique : 2000, 1900

AUTEURS

CAROLINE A. JONES

Caroline A. Jones est professeure d’histoire de l’art pour les programmes d’histoire, théorie et critique dans le département d’architecture du Massachusetts Institute of Technology. Elle étudie l’art moderne et contemporain avec une orientation actuelle pour ses modes de circulation. Son prochain livre, The Global Work of Art, sera publié en 2016 aux University of Chicago Press.

STEVEN NELSON

Steven Nelson est professeur d’histoire de l’art et directeur du Center for African Studies à l’University of California, Los Angeles. Il a publié de nombreux ouvrages sur les arts, l’architecture et l’urbanisme de l’Afrique et de ses diasporas, sur l’histoire de l’art afro-américain et sur les queer studies.

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L’art de la contre-culture californienne des années 1950 The art of Californian counter-culture in the 1950s Die Kunst der kalifornischen Gegenkultur der fünfziger Jahre L’arte della controcultura californiana degli anni Cinquanta del Novecento El arte de la contracultura californiana de los años 1950

Judith Delfiner

1 Contrastée et marginalisée, la Californie est longtemps restée à l’écart des grands débats et événements artistiques qui agitèrent la scène new-yorkaise, ce pourquoi elle demeure aujourd’hui encore le parent pauvre des études sur l’art américain. Tandis que New York consacrait le triomphe de l’expressionnisme abstrait, la scène artistique californienne se caractérisait par une pénurie de lieux d’exposition et un manque d’intérêt pour la création contemporaine en général, et locale plus particulièrement. Cette absence de visibilité a contribué à forger, de cette région, une image de « véritable désert »1 pour reprendre une formulation de Man Ray installé à Hollywood dix années durant. Pourtant, dès la fin des années 1940, dans un climat de guerre froide et de terreur du maccarthysme, émerge une sensibilité artistique à contre-courant de l’ American Way of Life. Marquée par le jazz et la spiritualité, elle donne forme à une production fragile et éphémère qui s’adresse à un cercle restreint d’initiés, investissant tous les médiums artistiques : peinture, sculpture, assemblage, installation, film, revue, livre d’artiste, performance, art postal, etc. Dans le courant des années 1950, différentes terminologies visant à qualifier les acteurs de cette dissidence paraissent ici et là. De Beat à Beatnik en passant par rats, elles font part du statut de quasi-paria de tels individus réfractaires à l’idéologie dominante. Si la mouvance de la Beat Generation a fait l’objet de nombreuses études, force est de constater que seuls la littérature et à moindre degré le cinéma y trouvent une place. Le présent article se propose ainsi de reconsidérer ce pan méconnu de l’art américain qui appartient aux origines de la contre-culture promise à un développement spectaculaire dans les années 1960. L’étude de cette histoire confidentielle contribue en outre à la réflexion sur le rapport fluctuant mais consubstantiel du mainstream à la marge.

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Panorama des expositions et publications récentes sur l’art californien

2 Depuis une dizaine d’années, des expositions d’envergure ont tenté de réhabiliter et de mettre en lumière l’art californien – en particulier la scène de Los Angeles –, au premier rang desquelles Pacific Standard Time: Art in L.A. 1945-1980 (Pacific Standard Time, 2011). Fruit de la collaboration entre une soixantaine de musées et institutions culturelles de Californie du Sud, le projet tendait, par la collecte de témoignages et l’archivage de documents, à sauver de l’oubli cette production locale jusqu’alors négligée2. Mené sur une période de dix ans, de 2001 à 2011, il visait à redresser la perception largement centrée sur New York de l’art nord-américain en mesurant l’apport de Los Angeles dans l’élaboration de la modernité artistique. Organisée dans le cadre de ce programme, l’exposition L.A. Raw: Abject Expressionnism in Los Angeles 1945-1980, from Rico Lebrun to Paul McCarthy (L.A. Raw, 2012) proposait ainsi une généalogie de l’expressionnisme sombre incarné par les figures phares des années 1980 que sont Mike Kelley, Paul McCarthy, Raymond Pettibon ou encore Jim Show – pour n’en citer que quelques-unes – par la présentation de quarante-et-un artistes ayant ouvert cette voie. En Europe, cette réhabilitation fut amorcée par des projets de moindre ampleur, tels Los Angeles 1955-1985 au Centre Pompidou (Los Angeles…, 2006), ou encore Time and Place: Los Angeles 1957-1968 au Moderna Museet à Stockholm (Time and Place, 2008). Aussi singulières soient-elles, ces différentes initiatives de part et d’autre de l’Atlantique avaient pour objectif de montrer un panorama de la création en Californie du Sud, de l’après-guerre aux années 1980.

3 Pionnière par son envergure, l’exposition Beat Culture and the New America, 1950-1965 montée au Whitney Museum of American Art à New York (Beat Culture…, 1995), quant à elle, centrait son propos sur la genèse et les manifestations de la contre-culture américaine, offrant en la matière l’une des documentations les plus complètes à ce jour. Abordé de manière ponctuelle au sein d’expositions généralistes – Pacific Dreams: Currents of Surrealism and Fantasy in California Art, 1934-1957 (Pacific Dreams, 1995) ou encore Reading California: Art, Image, and Identity, 1900-2000 (Reading California, 2000) –, l’esprit dissident en Californie constitue l’objet exclusif de l’ouvrage de Richard Cándida Smith, Utopia and Dissent: Art, Poetry, and Politics in California (SMITH, 1995), qui s’impose à ce titre comme une référence.

4 Depuis lors, des présentations plus ciblées ont permis de pointer l’attention sur l’œuvre d’artistes singuliers à l’origine de cette dissidence, tels Semina Culture: Wallace Berman and His Circle (Semina Culture, 2005) qui recense les personnalités gravitant autour de la figure charismatique de Wallace Berman ; Spirit into Matter: The Photographs of Edmund Teske (Spirit into Matter…, 2004), première rétrospective majeure du photographe connu pour son usage caractéristique de la surimpression ; ou, dernièrement, l’exposition monographique sur Cameron, artiste femme qui joua un rôle important au sein de cette communauté, notamment par la prégnance de ses aspirations mystiques, intitulée Cameron: Songs for the Witch Woman (Cameron, 2015). Des publications récentes sont par ailleurs venues compléter ce mouvement de remise à l’honneur : ainsi l’ouvrage de Kevin Hatch consacré à l’œuvre de Bruce Conner (HATCH, 2012), celui en deux volumes de George Herms, George Herms: The River Book (HERMS, 2014), ou bien encore Jess: O! Tricky

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Cad and Other Jessoterica (Jess, 2012) dédié aux collages de l’artiste mêlant illustrations et textes.

5 Contrairement à Los Angeles, la région de San Francisco n’a pas mené pareille entreprise de redécouverte et de diffusion de sa production artistique en général, et de son art dissident a fortiori. Si elle fit date, l’exposition Rolling Renaissance: San Francisco Underground Art in Celebration, 1945-1968 (Rolling Renaissance, 1968) apparaît comme une tentative précoce certes, mais isolée. Dans ce contexte, l’opus de Thomas Albright, Art in the San Francisco Bay Area, 1945-1980 (ALBRIGHT, 1985), s’avère une source de premier ordre en ce qu’il situe cette dissidence au sein d’un paysage singulier, faisant émerger des figures totalement négligées par l’historiographie même la plus récente. Pareille recherche fut depuis lors relayée par quelques expositions, globalement monographiques, organisées par des musées californiens, comme The Art of Joan Brown (Art of Joan Brown, 1998), ou An Opening of the Field: Jess, Robert Duncan, and Their Circle (An Opening…, 2013), centrée sur l’interaction entre Jess et Robert Duncan. Il revient cependant au Whitney Museum of American Art d’avoir orchestré la première rétrospective de l’une des figures majeures de cette scène underground : Jay DeFeo (Jay DeFeo, 2012). Semblable initiative paraît d’autant plus remarquable qu’elle est le fait d’une grande institution new-yorkaise tandis que, d’une manière générale et jusqu’à aujourd’hui encore, la côte Est a eu tendance à observer une certaine réserve au regard de cette production artistique californienne perçue comme typiquement vernaculaire.

Le paysage artistique californien à l’aube des années 1950

6 Si de tels artistes commencent tout juste à faire surface, au cours des années 1950, ceux-ci œuvraient dans une quasi-invisibilité. À la différence de New York, Los Angeles ne constitua pas une destination de prédilection pour les plasticiens européens en exil durant la Seconde Guerre mondiale3. Privilégiant la côte Est, ces derniers se distinguaient de leurs collègues écrivains, cinéastes et musiciens qui, très tôt, répondirent à l’appel d’Hollywood4. Malgré la présence de collections et de personnalités aussi éminentes que celles de Louise et Walter Arensberg ou de Galka Scheyer, l’absence d’une véritable communauté artistique relayée par des galeries et un public aurait fait de Los Angeles une ville perdue à la cause de l’art moderne. Alors que New York reçut la modernité européenne dès avant l’Armory Show, la Californie s’y intéressa plus tardivement – ceci étant d’autant plus vrai de Los Angeles que, jusqu’à une date avancée, elle fut dépourvue de structures capables de l’accueillir. Détenues par un groupe réactionnaire, promoteur des maîtres anciens et de l’« Eucalyptus School »5, les institutions culturelles mirent longtemps à faire place à la modernité. Une telle censure, nécessaire à la promotion d’un art local vierge de toute influence européenne, culmina en 1951 lorsque le Los Angeles City Council, assimilant officiellement l’art moderne à de la propagande communiste, bannit ce dernier de la scène publique. Jusqu’à une date aussi tardive que 1965, le seul musée de Los Angeles consacré à l’art correspondait à l’une des trois sections du Museum of Science, History and Art. « Au lieu d’être un lieu offrant au public la possibilité d’admirer des chefs- d’œuvre ou de découvrir le caractère universel de l’art, le Los Angeles County Museum ne proposait à ses visiteurs que des spectacles familiers : des ruisseaux, des déserts et des bords de mer souvent d’une facture dénuée de toute originalité »6. L’intérêt des

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collectionneurs d’art les plus aventureux, issus pour la plupart du milieu cinématographique hollywoodien, allait rarement au-delà du post-impressionnisme.

7 A contrario, entre le milieu des années 1910 et le début des années 1930, San Francisco accueillit un grand nombre d’expositions, à commencer par la Panama-Pacific International Exposition. Montée en 1915 au Palace of Fine Arts, cette manifestation, dont l’envergure est comparable à celle de l’Armory Show, présentait notamment les futuristes italiens qui furent introduits aux États-Unis à cette occasion (KARLSTROM, 1996, p. 98). Si la ville manifesta un intérêt précoce pour l’art européen, peu nombreux étaient les lieux susceptibles d’exposer la création contemporaine, et locale tout particulièrement. Durant les années 1940, le San Francisco Museum of Art assurait quasiment à lui seul la diffusion de cette production qu’il exposait dans les salles du troisième étage7. L’expressionnisme abstrait constituait assurément le courant dominant au sein de l’avant-garde picturale si bien que les rares galeries qui virent le jour en Californie étaient généralement dévolues à la promotion de cette mouvance qui avait pris une coloration locale, comme en témoigne la veine figurative de la Bay Area (San Francisco School…, 1996). En 1954, dans son nouvel espace Syndell Studio de Los Angeles, Walter Hopps monta Action I (1955), soit la première grande exposition dédiée à l’expressionnisme abstrait californien. Il devait renouveler l’expérience l’année suivante avec Action II, organisée selon le même principe de confrontation des artistes du nord et du sud de la Californie, dans la Now Gallery de Los Angeles tout juste fondée par Edward Kienholz.

8 Parallèlement, une tendance souterraine promise à un développement certain commençait déjà à s’épanouir. Les artistes concernés, parmi lesquels Jess, Wally Hedrick, Jay DeFeo et Bruce Conner, s’engageaient en effet dans une voie qui, n’ayant pourtant pas rompu avec l’expressionnisme abstrait, explorait un territoire nouveau. Dans un contexte artistique marqué par une pénurie de lieux d’exposition et un manque d’intérêt général pour la création contemporaine, ces derniers étaient condamnés à œuvrer dans l’ombre. Une expérimentation en vase clos, privée de toute possibilité de reconnaissance extérieure, détermina pour une large part la nature de leurs travaux8.

Les prémices d’une expression artistique dissidente : Bohemia, Funk, Funky

9 Durant ces années sombres de terreur et de patriotisme effréné, les artistes de la dissidence, plus tard rangés sous la bannière « Beat », furent les premiers à dénoncer l’ American Way of Life que le poète Michael McClure associait à « la guerre de Corée, les costumes de flanelle grise et une armée prête à porter la guerre de l’autre côté du rideau de fer ou du rideau de bambou » (Wallace Berman, 1992, p. 60)9. Face à la masse conformiste et obéissante émergea la figure de l’individu en proie à une revendication identitaire menée à travers une quête existentielle perceptible dans des romans aussi différents que Catcher in the Rye (SALINGER, 1951) ou On the Road (KEROUAC, [1957] 2003). Une telle exacerbation du sujet en tant qu’identité unique et singulière constituait, il est vrai, un défi à la politique de standardisation propre au système technocratique capitaliste10.

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10 Consacrée en 1952 sous la plume de John Clellon Holmes (HOLMES, 1952), l’appellation « Beat », qui aurait été forgée par Jack Kerouac, a souvent suppléé à l’absence de terme homologué. Utilisée d’abord dans le domaine littéraire, elle fut bientôt étendue aux arts plastiques, ce qui ne fut pas sans susciter quelques réticences de la part des artistes concernés qui, pour leur part, utilisaient plus volontiers le terme de « Bohemia »11. Quant à « Beatnik », il n’est qu’une variante péjorative de « Beat » qui fit surface en 1958, dans un article de Herb Caen pour le quotidien San Francisco Chronicle12. Il faut attendre la fin de la décennie 1960 pour que s’impose un terme désignant une production artistique située dans le prolongement de la tendance Beat : le Funk13. En usage dans le milieu du jazz dès les années 1920, cette appellation fut adoptée en 1967 par Peter Selz comme titre d’une exposition montée au Berkeley Art Museum regroupant certains artistes californiens – plus spécifiquement de la région de la baie de San Francisco – œuvrant à contre-courant de la « pureté » du minimalisme qui occupait alors le devant de la scène artistique new-yorkaise (Funk, 1967).

11 Si l’expressionnisme abstrait tout comme la peinture figurative de la Bay Area émergèrent dans les écoles d’art, le Funk était issu du milieu de la bohème. Comme le souligne Albright, il ne s’agissait pas d’un style mais « d’une constellation d’attitudes et d’idées partagées par différents cercles d’amis qui se rassemblaient dans des bars et montraient leurs travaux au sein de galeries informelles du type coopératives. Ces idées et attitudes trouvèrent expression dans tous les arts – peinture, sculpture, poésie, musique, théâtre, film – et tendaient à faire tomber les barrières traditionnelles qui les séparaient »14.

Une production plastique impure et éphémère

12 Difficile à définir, cette constellation partageait une pratique de l’assemblage, une certaine spiritualité ainsi qu’une fascination pour le jazz et la négritude. À Los Angeles, Wallace Berman, Robert Alexander et par la suite George Herms furent les pionniers d’un tel mouvement. Fragile, cette production, née dans la spontanéité et qui n’était pas conçue pour résister au temps, a bien souvent disparu. Seuls des témoignages rétrospectifs et quelques photographies permettent de reconstruire cette histoire en pointillés. Loin de constituer un épiphénomène, cette création pour soi conférait une liberté incontestable aux artistes qui n’eurent jamais à répondre à la pression des tenants du marché, formant un réseau interne de circulation d’œuvres et d’idées15. Reposant sur une intimité entre l’auteur et le destinataire, elle donna lieu à des productions qui différaient sensiblement de celles conçues pour l’espace anonyme d’une galerie.

13 Le meilleur exemple d’une telle pratique confidentielle reste sans doute la conception par Berman de la revue Semina, parue en neuf livraisons de 1955 à 1964. Présentée sous forme de feuillets libres que le lecteur pouvait arranger à sa guise, elle composait un véritable assemblage visuel, faisant entrer en résonance des œuvres disparates qui favorisaient la multiplicité de niveaux de lecture. Tirée à un nombre d’exemplaires variable – entre 150 et 350 –, elle réunissait des contributions d’amis ou de personnalités que Berman admirait et s’adressait à un cercle restreint de proches. À travers Semina, ce dernier aspirait à l’éveil de la conscience d’un petit nombre d’initiés dont l’impact, à long terme, se ferait fait sentir par la formation d’une résistance. Cette croyance reposait sur un optimisme qui n’était pas sans rapport avec celui de la pensée

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kabbalistique qui devait nourrir profondément son œuvre. L’intérêt pour cette tradition lui permettait en effet de concevoir l’activité artistique sur le modèle de la création en général, et l’artiste comme celui à qui incombait la responsabilité de contribuer en conscience à la restauration de l’unité originelle. Gershom Scholem rendait compte d’un tel phénomène : « Le processus de création implique que tout se sépare de l’Un et retourne à l’Un, et le point de retour de ce cycle se trouve en l’homme, au moment où il commence à développer une conscience de sa véritable essence et se languit de retracer le chemin qui va de la multiplicité de sa nature jusqu’à l’Unicité en laquelle il a son origine »16.

14 Entourés de poètes, de musiciens et de cinéastes, les artistes de la bohème de San Francisco, quant à eux, se réunirent dès le début des années 1950 dans certains lieux bien spécifiques, le plus généralement des cafés situés dans North Beach : le Vesuvio Cafe, Miss Smith’s Tea Room, The Cellar ou encore The Place. Parallèlement, des galeries conçues comme lieux d’exposition d’une production qui n’avait pas sa place au sein des milieux officiels virent le jour. Fondée en 1949 par douze étudiants de Clyfford Still sur le mode d’une coopérative, Metart Gallery avait constitué une première tentative pour parer à l’absence de structures susceptibles d’accueillir leurs travaux17. Cette initiative trouva un prolongement à travers la création successive des galeries King Ubu et Six qui, à la différence de la première, avaient pour principe fondamental l’interdisciplinarité, envisagée sous la forme d’une cohabitation fortuite et improvisée de différents médiums artistiques18.

15 Perçue rétrospectivement comme l’événement le plus saillant de toute l’histoire de la Six Gallery, la lecture du poème Howl d’Allen Ginsberg ouvrit symboliquement une ère nouvelle, celle de la Renaissance de San Francisco. Relatée par Jack Kerouac dans son roman The Dharma Bums (KEROUAC, [1958] 2003), cette soirée du 7 octobre 1955 présidée par Kenneth Rexroth mit en contact de manière inédite les poètes de la Beat Generation et les plasticiens de la galerie qui scellèrent ainsi des liens nouveaux. L’intimité entre poésie et arts plastiques semble bien constituer l’une des caractéristiques du phénomène californien. Tandis qu’au même moment, sur la côte Est, les poètes – fussent-ils Frank O’Hara ou John Ashbery – étaient relégués à une place périphérique eu égard aux plasticiens, à l’Ouest, ils occupaient véritablement le centre de la scène artistique. D’ailleurs, ce fut souvent à l’occasion de lectures de poèmes ou de pièces de théâtre que des événements connexes – intervention de musiciens et/ou de plasticiens – eurent lieu. Aussi, DeFeo confessait-elle : « Que je l’ai cherché ou non, je me suis retrouvée peintre pour poètes » (The Dilexi Years…, 1984, p. 48)19. L’interférence du littéraire et du plastique se lit de fait à même les œuvres de Jess, lesquelles procèdent bien souvent à une véritable imbrication des deux20. Pareil intérêt pour la littérature, et pour la poésie tout particulièrement, était couplé chez Berman et Herms, à un penchant pour le mysticisme, ces artistes étant en quête d’une sorte de langage universel susceptible d’atteindre directement l’âme.

La figure du hipster

16 Dans un temps dominé par la menace de la bombe atomique et une chasse aux sorcières féroce qui paralysait le pays, une fraction de la jeunesse américaine vit à travers l’homme noir qu’incarnait par excellence le musicien de jazz un possible ressourcement. Dès le début des années 1950, par ses études sur les musiciens de jazz

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notamment, le sociologue Howard S. Becker avait contribué à légitimer la condition marginale (BECKER, [1963] 1985). En 1957, dans son essai « The White Negro » (1957), Norman Mailer faisait de ces derniers la figure inspiratrice du « hipster » dont l’apparition était directement issue du contexte socio-politique de l’après Seconde Guerre mondiale : « C’est dans cette atmosphère glaciaire qu’est apparu un phénomène sociologique nouveau, l’existentialiste américain – le hipster, l’homme qui savait que notre condition commune est de vivre sous la menace immanente de la mort atomique, de la mort relativement rapide de l’univers concentrationnaire, ou de la mort lente qu’apporte un conformisme qui tue tout instinct de création et de rébellion » (MAILER, [1957] 1958, p. 179). Cameron, quant à elle, établit un lien entre l’atteinte de la conscience par l’épreuve de la guerre et la recherche du salut par le jazz : « Nous étions complètement désillusionnés. La société en général n’était pas aussi avertie des questions liées à la Seconde Guerre mondiale que la plupart des gens [comme nous] qui y avaient pris part et, à notre retour, nous n’avons pas suscité un grand intérêt ou une grande sympathie. Nous nous sommes mis à traîner ensemble, à former une sorte de groupe. Tous autant que nous étions, nous nous sentions étrangers à la culture en général. Le lien qui nous unissait, c’était semble-t-il notre intérêt pour le jazz »21.

17 Durant leurs années de formation, du milieu des années 1940 au début des années 1950, ces artistes s’identifièrent à cette figure qui fusionnait marginalité, persécution et créativité. En somme, le musicien noir leur paraissait investi d’une spiritualité avec laquelle l’homme blanc avait manifestement rompu. Pareille identification des artistes blancs aux musiciens de jazz noirs fut concomitante à celle des Noirs au jazz. Ce fut en effet avec l’arrivée du bebop que le jazz apparut comme un pilier de la culture afro- américaine. Par la place qu’elle accordait à l’improvisation, cette musique constituait assurément un paradigme pour les autres arts, « ce que les jazzmen avaient réalisé en musique devant l’être maintenant dans le théâtre, dans le cinéma et dans les arts plastiques »22. Tant dans les improvisations de jazz que dans la création des œuvres plastiques de ces Californiens, il s’agissait de donner forme à une matière dans la spontanéité du moment, sans penser à une quelconque postérité. Si, comme le souligne Gérard Genette, « l’autonomie d’une improvisation ne peut être absolue »23, il n’en demeure pas moins que, dans le jazz, « l’œuvre se fait dans le maintenant »24. Ce présentisme conditionnait d’une manière plus générale leur rapport au temps : « On n’existait plus que dans le présent, cet énorme présent qui est exclusif de toute notion de passé ou de futur, de souvenir ou de projet » (MAILER, [1957] 1958, p. 179). C’est cette même aspiration à s’ancrer dans le présent qui fut à l’origine de l’Instant Theatre créé par Rachel Rosenthal à Los Angeles en 1956 (ROTH, 1997). Fondée sur l’improvisation et le renouvellement permanent de ses acteurs, cette pratique itinérante issue de la performance puisait notamment son inspiration dans le jazz et la poésie concrète.

La fin des années 1950 : le tournant

18 À la fin des années 1950, la médiatisation du phénomène Beat porta un coup décisif à cette période d’expérimentation souterraine. Theodore Roszak décrit le mécanisme à l’œuvre : « On assiste [alors] à une sorte d’étouffement de la dissidence par une publicité excessive, qui devient aux mains de l’establishment une arme plus redoutable que la répression pure et simple » (ROSZAK, [1969] 1970, p. 54). La plupart de ces artistes underground tentèrent une sorte de contre-offensive par leur association dans le cadre

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de la Ratbastard Protective Society fondée par Bruce Conner – sur le modèle du « Scavengers’ Protective Association » ou confrérie des éboueurs de San Francisco –, qui visait à fédérer sous forme de « société secrète » ces différentes individualités dissidentes. Néanmoins, au tournant de la décennie, nombreux furent ceux qui désertèrent San Francisco : Herms partit pour Tuolumne, Jess et Duncan s’installèrent à Stinson Beach, Berman emménagea à Larkspur où il ouvrit sa galerie Semina ; quant à Conner, il s’envola pour Mexico dès 1961.

19 Alors qu’un intérêt inédit pour l’art local se manifestait, la scène artistique californienne connaissait une évolution très nette. La fermeture de la Six Gallery marqua symboliquement la fin d’une pratique artistique en circuit fermé, tandis qu’un marché de l’art émergeait, comme en témoigne l’ouverture des galeries Dilexi, Ferus25 puis Batman, ainsi que la création en 1962 du magazine Artforum à San Francisco. Un tel bouleversement affecta en premier lieu la pratique des artistes dont les œuvres étaient désormais conçues pour résister au temps. Selon Albright, « on assistait à un engouement nouveau pour la durabilité de l’œuvre plutôt que la maîtrise de son exécution (ce nouveau style en effet se targuait volontiers d’être fruste et maladroit). Contrairement aux assemblages des artistes Funk de la région de North Beach, pour qui l’éphémère était au cœur de la création, les œuvres des artistes de la Bay Area, dans les années 1960, furent de plus en plus faites en vue d’être exposées et de résister au temps »26.

20 Sous l’impulsion de Walter Hopps et d’Irving Blum notamment, la scène artistique de Los Angeles se distinguait par un dynamisme sans précédent. La ville accueillit en effet de grands événements artistiques comme la première exposition personnelle d’Andy Warhol à la Ferus Gallery en 1960 – où il exposa la fameuse série des boîtes de soupe Campbell –, la rétrospective sur Kurt Schwitters au Pasadena Art Museum en 1962, ou encore la première rétrospective sur Marcel Duchamp organisée l’année suivante dans ce même lieu. La fin de la décennie 1950 fut également marquée par des liens nouveaux entre les artistes des côtes Est et Ouest. L’exposition de Dorothy C. Miller, Sixteen Americans, au Museum of Modern Art (MoMA) en 1959, marqua à ce titre une étape importante dans la mesure où elle faisait figurer des œuvres de DeFeo et de Hedrick aux côtés de celles de Robert Rauschenberg, Richard Stankiewicz et Jasper Johns, entre autres. Deux ans plus tard, en 1961, l’exposition inaugurale The Art of Assemblage au MoMA incluait certains travaux de Conner, Herms, Jess et Kienholz. Inversement, les artistes new-yorkais, et plus précisément Rauschenberg et Johns, commençaient à exposer en Californie, en particulier à Los Angeles27. Dès la fin des années 1950 apparurent les premières œuvres témoignant d’une communication entre les deux pôles qui se faisait généralement dans le sens de l’Est vers l’Ouest. Aussi, les assemblages de Jess réalisés à partir du milieu des années 1950 reflètent-ils certes l’impact des boîtes de Joseph Cornell, mais également celui des Combines de Rauschenberg (Jess, 1993, p. 52). De même, certaines constructions de Herms du début des années 1960 se situent en quelque sorte à la croisée de celles de Schwitters et de Rauschenberg. Les assemblages d’Ed Kienholz témoignent à eux seuls de ce passage vers une expression ayant assimilé celle des New-Yorkais, et dont la destinée était d’emblée de sortir des frontières étroites de la Californie.

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Sur la notion de contre-culture

21 On doit à Roszak la popularisation du terme de contre-culture à travers son essai The Making of a Counter Culture: Reflections on the Technocratic Society and Its Youthful Opposition (ROSZAK, [1969] 1970). Dans cet essai, l’historien analyse les fondements socio-politiques et spirituels de cette dissidence qui se pose à rebours d’un système technocratique, générateur d’aliénation. Les origines du terme contre-culture sont cependant à chercher dans l’article du sociologue J. Milton Yinger « Contraculture and Subculture28 » paru dans American Sociological Review en 1960 dans lequel il oppose la contre-culture à une subculture. Alors que la première concurrencerait la culture dominante dont elle tendrait à transformer les normes et les valeurs, la seconde ne serait qu’une faction défavorisée et minoritaire d’une société dont elle subirait les affres. Pour sa part, Roszak définit la contre-culture comme déconnectée de la société technocratique contre laquelle elle s’oppose. « Il apparaît à peine exagéré en effet d’appeler ‘contre- culture’ […] une culture si radicalement détachée des idées générales de notre société que pour beaucoup elle ne ressemble plus du tout à une culture mais prend l’apparence inquiétante d’une intrusion barbare » (ROSZAK, [1969] 1970, p. 59-60).

22 Face à ces approches dichotomiques, force est de constater que ce qui appartient au centre et ce qui relève de la marge n’est pourtant jamais tranché une fois pour toutes, leur rapport demeurant une donnée fluctuante du cours de l’histoire. Constituant les deux faces d’une même entité, ils ne peuvent être envisagés séparément, ce que relève Michel Foucault lorsqu’il remarque qu’« on est toujours à l’intérieur »29, que les marges se construisent depuis le centre. La formation d’une dissidence ne pouvant voir le jour qu’au sein d’un système standardisé et aliénant contre lequel elle s’élève, T. J. Clark précise que « le genre bohème ne fonctionne que dans un système capitaliste qui s’est lui-même érigé en mythe et qui croit en son avenir. D’où […] sa réapparition en Californie » (CLARK, [1973] 2007, p. 74).

23 Considérée dans son ensemble, la contre-culture californienne a incontestablement bénéficié d’un regain d’intérêt ces dernières années. En témoigne par exemple l’exposition West of Center: Art and the Counterculture Experiment in America, 1965-1977 (West of Center, 2012) qui examine les pratiques alternatives dans le champ des arts visuels et de la performance d’un certain nombre d’artistes californiens des années 1960 et 1970, ou bien, dans le domaine de l’architecture, l’ouvrage de Caroline Maniaque-Benton, French Encounters with the American Counterculture, 1960-1980 (MANIAQUE-BENTON, 2011), qui rend compte de l’impact qu’ont pu avoir les modèles architecturaux américains fondés sur l’écologie, le retour à la nature et la valorisation des cultures ethniques, sur l’émergence d’une contre-culture à la française. L’existence d’une documentation relative à la contre-culture à compter des années 1960 rend d’autant plus criante la carence bibliographique caractéristique de la décennie précédente30. Les rares expositions à lui être consacrées relèvent généralement d’initiatives isolées, émanant de personnalités en lien avec les institutions californiennes mais échouant bien souvent à convaincre le milieu artistique new- yorkais du bien-fondé de leur entreprise. On observe un phénomène semblable en Europe, tant l’art américain est encore identifié à la production artistique new- yorkaise.

24 Une telle lacune historiographique relative à la décennie 1950 se comprend aisément du fait du caractère discret, voire confidentiel, de cette expression qui contraste

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résolument avec l’activisme ostentatoire des artistes des décennies suivantes. Caractérisée par une intimité affectant aussi bien sa production que sa diffusion, cette dernière misait davantage sur la possibilité d’une évolution spirituelle suscitée par un éveil des consciences que sur une politique ouvertement contestataire. Silencieuse, cette communauté pariait sur la puissance révolutionnaire de l’art lui-même, susceptible à ses yeux d’initier un changement global. Ce faisant, les pionniers de la contre-culture californienne s’inscrivaient dans le droit fil des avant-gardes historiques qui conféraient à l’art un caractère messianique anticipant la venue d’un monde et d’un homme nouveaux. Cette volonté de transformation sans rupture consommée aspirait davantage à une évolution qu’à une révolution, adoptant un positionnement plus défensif qu’offensif.

25 Pour autant, ces artistes ne se considéraient pas à la pointe d’une avant-garde promise à constituer le mainstream du lendemain. Positionnés en retrait, ils conservaient une proximité avec la tradition à laquelle ils se référaient volontiers, ce qui conférait à leur production une dimension anachronique du reste relevée par de nombreux critiques. T. J. Clark opère une distinction entre « avant-garde » et « bohème », lesquelles constituaient deux classes socio-politiques bien distinctes. La première, formée d’intellectuels bourgeois, se différenciait de la seconde, composée « d’individus déclassés vivant dans une misère noire, foncièrement antibourgeois, perpétuant le mode d’existence absolu et démodé des ‘romantiques’, mourant quasiment de faim » (CLARK, [1973] 2007, p. 72). Cette distinction établie, l’auteur ne manque pas de souligner le caractère « foncièrement instable et illusoire » (p. 40) d’une catégorie telle que l’avant-garde, dont la « véritable histoire » serait « celle des personnages qui l’ont snobée, contournée et rejetée. C’est l’histoire du secret et de l’isolement, l’histoire de ceux qui ont fui l’avant-garde » (p. 44).

26 Tandis que la génération dissidente des années 1960 allait désigner le mainstream comme l’ennemi à combattre – l’art devenant un adjuvant aux contestations politiques31 – celle de la décennie précédente déjoua pareille opposition par l’adresse d’une certaine défiance à travers un comportement qualifié de « cool ». Selon le poète David Meltzer, Berman tira précisément du jazz ce « sens du cool, un sens de l’art compris comme forme de résistance, comme forme d’autoprotection »32. Fondé sur l’exacerbation du conflit, le jazz, dans son essence même, est une musique contestataire. Comme le souligne Lawrence Lipton : « pour la Beat Generation, c’était […] une musique protestataire. Le fait d’être apolitique n’excluait pas la protestation »33. Le « cool » serait ainsi une expression apparue dans les clubs de jazz des années 1930 : « Quand l’atmosphère enfumée de ces night-clubs devenait irrespirable, on ouvrait portes et fenêtres pour laisser entrer un peu d’‘air frais’ […] Par analogie, le style coulant du jazz lent caractéristique de cette scène musicale nocturne fut qualifié de ‘cool’, terme qui allait par la suite qualifier le charme des musiciens et de leurs aficionados »34.

27 À l’origine de la notion de « cool », le concept d’itutu serait au cœur des ontologies animistes de certaines civilisations d’Afrique de l’Ouest, en particulier des peuples Yoruba et Igbo (African Art…, 1974 ; THOMPSON, 1984). Massivement déportées sur le sol américain par les traites négrières, ces dernières auraient conservé et adapté cette attitude caractéristique afin de faire face aux discriminations continuelles et conserver ainsi leur fierté (MAJORS, BILLSON, 1992). Aussi, le « cool », constitutif du hipster, apparaitrait comme la survivance d’un caractère identitaire déterminant de la culture

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africaine alors prise pour modèle. L’Oxford English Dictionary définit le verbe « to cool » par le fait de « devenir moins empressé ou ardent, quitter l’état d’excitation, de passion ou d’émotion ». Semblable réserve caractérise pleinement la conduite des artistes qui nous occupent, que ce soit vis-à-vis du pouvoir ou des institutions. S’ils ne cherchent pas à lutter ouvertement contre les instances politiques, ils parient en revanche sur la puissance de transformation inhérente à l’art, sur sa capacité alchimique susceptible de faire passer d’un état de conscience à un autre35.

28 La relation au sacré et par là même au rituel apparaît comme un élément fondateur du jazz. Si « toute musique est sacrée et rituelle à l’origine, dans la musique européenne, ces origines ont été ‘policées’ depuis longtemps alors que, dans le jazz, elles continuent d’affleurer à la surface »36. Le qualificatif même de « Beat », auquel furent par la suite associés ces artistes, évoque bien évidemment le jazz. « [La Beat Generation] est essentiellement une génération religieuse, soutient Kerouac. […] Beat veut dire béatitude et non pas tabasser. C’est quelque chose qu’on sent. On le sent dans un rythme, dans le jazz – dans le vrai cool jazz »37. La résistance la plus manifeste qu’ils adressèrent au capitalisme fut peut-être leur aspiration à la spiritualité dans un temps dominé par la fièvre consumériste. Comme le souligne Marlene Kim Connor, à son origine, le cool était intimement lié au sacré : « Le cool est certainement la force la plus importante dans la vie d’un homme noir en Amérique. Il est ce qui se rapproche le plus d’une religion pour lui »38. Ce rapport au sacré constitue un archaïsme qui situe de fait le mouvement de contre-culture des années 1950 dans la lignée de l’antimatérialisme caractéristique du transcendantalisme de Nouvelle-Angleterre.

29 Envisagée comme les prémices de la contre-culture des années 1960 largement associée au mouvement hippie, la mouvance dissidente qui émergea au cours de la décennie précédente est rarement étudiée pour elle-même. Cette négligence s’avère d’autant plus patente quant aux artistes plasticiens, trop rarement cités, alors même qu’ils participèrent pleinement à l’éclosion d’un tel phénomène. Œuvrant dans l’ombre, ils investirent de leur créativité tous les médiums artistiques et jouèrent sans cesse de leur hybridation jusqu’à inventer de nouvelles formes artistiques. À l’origine d’un type de résistance pacifiste et constructive, utopique et libertaire, ils se positionnèrent moins contre une certaine culture que pour des idéaux qu’ils défendaient secrètement, par un mode de vie et une production artistique marqués du sceau d’un présentisme qui ne trouvait pour équivalent que l’improvisation jazzique. Pareille célébration du présent allait de pair avec une conception politique suivant laquelle seule une transformation individuelle, un déplacement du sujet par rapport à lui-même, pouvait conduire à une modification générale de l’agir humain. Ce faisant, ils participèrent à recentrer la question du pouvoir politique sur une éthique du sujet, intuition que partageait Foucault lorsqu’il notait qu’« il n’y a point d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi »39.

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– Pacific Dreams, 1995 : Pacific Dreams: Currents of Surrealism and Fantasy in California Art, 1934-1957, Susan Ehrlich éd., (cat. expo., University of California, Los Angeles, Armand Hammer Museum of Art and Cultural Center, 1995), Los Angeles, 1995.

– Pacific Standard Time, 2011 : Pacific Standard Time: Los Angeles Art, 1945-1980, Rebecca Peabody et al. éd., (cat. expo., Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2011), Los Angeles, 2011.

– A Period of Exploration, 1973 : A Period of Exploration: San Francisco 1945-1950, Mary F. McChesney éd., (cat. expo., Oakland, The Oakland Museum, 1973), Oakland, 1973.

– PLAGENS, (1974) 1999 : Peter Plagens, Sunshine Muse: Art on the West Coast, 1945-1970, (New York, 1974) Berkeley/Los Angeles/Londres, 1999.

– Poets of the Cities, 1974 : Poets of the Cities: New York and San Francisco, 1950-1965, Neil A. Chassman éd., (cat. expo., Dallas, Dallas Museum of Fine Arts, 1974), New York, 1974.

– Prometheus Archives, 1979 : The Prometheus Archives: A Retrospective Exhibition of the Works of George Herms, Betty Turnbull éd., (cat. expo., Newport Beach, Newport Harbor Art Museum, 1979), Newport Beach, 1979.

– RATNER, 1990 : Joanne L. Ratner, « Interview with Walter Hopps », 11 octobre 1987, Oral History Program, Los Angeles, University of California, 1990.

– Reading California, 2000 : Reading California: Art, Image, and Identity, 1900-2000, Stephanie Barron, Sheri Bernstein, Ilene Susan Fort éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 2001), Berkeley/Los Angeles/Londres, 2000.

– Robert Duncan, 1992 : Robert Duncan: Drawing and Decorated Books, Christopher Wagstaff éd., (cat. expo., Berkeley, University Art Museum/Pacific Film Archive/The Bancroft Library, 1992), Berkeley, 1992.

– Rolling Renaissance, 1968 : Rolling Renaissance: San Francisco Underground Art in Celebration: 1945-1968, Robert E. Johnson éd., (cat. expo., San Francisco, Intersections Center for Religion and the Arts, 1968), San Francisco, 1968.

– ROSZAK (1969) 1970 : Theodore Roszak, Vers une contre-culture : réflexions sur la société technocratique et l’opposition de la jeunesse, Paris, 1970 [éd. orig. : The Making of a Counter Culture: Reflections on the Technocratic Society and Its Youthful Opposition, New York, 1969].

– ROTH, 1997 : Moira Roth éd., Rachel Rosenthal, Baltimore, 1997.

– SALINGER, 1951 : J. D. Salinger, The Catcher in the Rye, New York, 1951.

– San Francisco School…, 1996 : The San Francisco School of Abstract Expressionnism, Susan Landauer éd., (cat. expo., Laguna Beach, Laguna Art Museum, 1996), Laguna Beach (Calif.), 1996.

– Semina Culture, 2005 : Semina Culture: Wallace Berman & His Circle, Michael Duncan, Kristine McKenna éd., (cat. expo., Santa Monica, Santa Monica Museum of Art, 2005), New York, 2005.

– Sixteen Americans, 1959 : Sixteen Americans, Dorothy C. Miller éd., (cat. expo., New York, The Museum of Modern Art, 1959), New York, 1959.

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– SMITH, 1995 : Richard Cándida Smith, Utopia and Dissent: Art, Poetry, and Politics in California, Berkeley, 1995.

– SOLNIT, 1982 : Rebecca Solnit, Secret Exhibition: Six California Artists of the Cold War Era, San Francisco, 1982.

– Southern California Assemblage, 1986 : Southern California Assemblage: Past and Present, Elena Siff éd., (cat. expo., Santa Barbara, Santa Barbara Contemporary Arts Forum, 1986), Santa Barbara, 1986.

– Spirit into Matter…, 2004 : Spirit into Matter: The Photographs of Edmund Teske, Julian Cox éd., (cat. expo., Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2004), Los Angeles, 2004.

– THOMPSON, 1984 : Robert Farris Thompson, Flash of the Spirit: African and Afro-American Art and Philosophy, New York, 1984.

– Time and Place, 2008 : Time and Place: Los Angeles, 1957-1968, Lars Nittve, Lena Essling éd., (cat. expo., Stockholm, Moderna Museet, 2008), Stockholm/Göttingen, 2008.

– Translations, Salvages, Paste-Ups…, 1977 : Translations, Salvages, Paste-Ups, by Jess, Robert R. Murdock éd., (cat. expo., Dallas, Dallas Museum of Fine Arts, 1977), Dallas, 1977.

– Turning the Tide, 1990 : Turning the Tide: Early Los Angeles Modernists, 1920-1956, Paul J. Karlstrom, Susan Ehrlich éd., (cat. expo., Santa Barbara, Santa Barbara Museum of Art, 1990), Santa Barbara, 1990.

– Wallace Berman, 1978 : Wallace Berman: Retrospective, Hal Glicksman éd., (cat. expo., Los Angeles, Otis Art Institute Gallery, 1978), Los Angeles, 1978.

– Wallace Berman, 1992 : Wallace Berman: Support the Revolution, Eduardo Lipschutz-Villa et al., (cat. expo., Amsterdam, Institute of Contemporary Art, 1992), Amsterdam, 1992.

– Wally Hedrick, 1985 : Wally Hedrick: Selected Works, David S. Rubin éd., (cat. expo., San Francisco, San Francisco Art Institute, 1985), San Francisco, 1985.

– West Coast, 1969 : West Coast, 1945-1969, John Coplans éd., (cat. expo., Pasadena, Pasadena Art Museum, 1969), Pasadena, 1969.

– West of Center, 2012 : West of Center: Art and the Counterculture Experiment in America, 1965-1977, Elissa Auther, Adam Lerner éd., (cat. expo., Denver, Museum of Contemporary Art, 2012), Denver/ Minneapolis, 2012.

– WHALEY, 2004 : Preston Whaley Jr., Blows Like a Horn: Beat Writing, Jazz, Style, and Markets in the Transformation of U.S. Culture, Cambridge, 2004.

NOTES

1. La stigmatisation de la Californie en tant que « désert culturel » revient sous la plume de nombreux artistes, Man Ray n’étant que l’un d’entre eux : « Avec les années, je me rendais compte que, pour moi, la Californie n’était qu’un désert » (MAN RAY, [1963] 1998, p. 462). 2. La plupart des expositions organisées dans le cadre de Pacific Standard Time furent assorties d’un catalogue. Nous n’avons référencé en bibliographie que les publications relatives à notre sujet d’étude. 3. Selon Paul J. Karlstrom, New York offrait un milieu plus traditionnel et familier pour les immigrés européens. Voir Turning the Tide, 1990, p. 40, n. 32.

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4. Parmi les personnalités émigrées, comptaient notamment : Thomas Mann, Arnold Schoenberg, Theodor W. Adorno, Bertolt Brecht, Igor Stravinsky, Josef von Sternberg, René Clair, Luis Buñuel, Billy Wilder, Jean Renoir, Aldous Huxley et Kate Steinitz. 5. Voir Merle Armitage, review, West Coaster, 1er septembre 1928. 6. « Instead of going to the museum to learn about the universality of art or to contemplate a few masterpieces, visitors to Los Angeles County’s museum saw familiar sights: arroyos, deserts and scenes of the coastline frequently rendered in a banal manner » (HIGGINS, 1963, p. 14). William Copley apporte un témoignage concordant : (« There was a mausoleum of a structure way downtown called The Los Angeles County Museum, which harbored some misacquisitions of William Randolph Hearst and a few stuffed animals » (CPLY, 1979, p. 6). 7. À propos de cette période, le peintre Harry Jacobus témoigne : « Jusque-là, Jess n’avait pas eu d’ambition en matière d’exposition, après plusieurs tentatives infructueuses d’intégrer les expositions annuelles de San Francisco. À cette époque, il fallait descendre dans le musée et faire la queue avec ses peintures » (« By then, Jess didn’t have an ambition for shows, having tried unsuccessfully a couple of times to get into Annuals in San Francisco. In those days you had to go down to the Museum and stand in line with your paintings » ; Christopher Wagstaff, « An Interview with Harry Jacobus », dans Northern Lights: Studies in Creativity, 2, 1986, p. 90). 8. Jean-Marc Poinsot souligne le lien qui existe entre la production d’une œuvre et ses conditions d’exposition : « L’exposition est une situation de discours complexe qui possède ses propres règles en permanente évolution, mais n’a pas d’histoire propre indépendante des prestations esthétiques qu’elle actualise. Chaque œuvre produite est conçue en connaissance de ces règles, qu’elles soient admises de manière implicite, ou qu’elles soient explicitées, voire même transgressées. C’est par la connaissance de ces règles que les artistes peuvent concevoir des œuvres qui s’adaptent de manières variées aux situations de discours tout en continuant à les transformer » (Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu, Villeurbanne/Genève, 1999, p. 35-36). 9. « the Korean War, the grey flannel suits, the military preparedness to wage war behind the Iron Curtain or the Bamboo Curtain » (Wallace Berman, 1992, p. 60). 10. Douglas Brode développe la thèse inédite suivant laquelle la production cinématographique de Walt Disney aurait joué un rôle déterminant dans l’émergence de la mouvance dissidente des années 1950 (BRODE, 2004). 11. John P. Bowles dit à ce sujet : « Être étiqueté Beat posait un dilemme pour DeFeo, Conner et les autres, tel l’artiste Jess (appelé auparavant Burgess Collins) » (« To be labeled Beat presented a dilemma for DeFeo, Conner, and others, such as the artist Jess (formerly Burgess Collins) » ; John P. Bowles, « ‘Shocking ‘Beat’ Art Displayed’: California Artists and the Beat Image », dans Reading California…, 2000, p. 221). Comme le rappelle Francis Rigney, la bohème était loin d’être une appellation ni même un phénomène nouveau : « Au cours de ces cent dernières années passées, différents groups d’artistes, écrivains, musiciens, et consorts se sont retrouvés dans ce mode de vie singulier, au jour le jour, caractéristique de la communauté bohème. Des années 1840 à aujourd’hui, dans le quartier Haight-Ashbury, de telles communautés se sont formées, ont existé, et se sont ensuite disloquées, certaines remplaçant leurs prédécesseurs, d’autres ont été lancées de leur propre initiative » (« Over the past hundred years, various groups of artists, writers, musicians, and hangers-on have congregated in that special day-to-day pattern which has been called a bohemia community. From the 1840’s to today’s Haight-Ashbury, such communities have been forming, existing, and then falling apart, some replacing their predecessors, some starting on their own. » ; Francis Rigney, « Creativity in Bohemia », dans Rolling Renaissance…, 1968, p. 12). 12. Herb Caen, « Baghdad by the Bay », dans San Francisco Chronicle, 2 avril 1958. 13. À la différence de Beat, l’appellation « Funk » semble avoir suscité une certaine approbation de la part des artistes en question. Bruce Conner lui préférait néanmoins le terme « Funky » qui désignerait une tendance dans l’art manifeste dès le milieu des années 1950, apparentée à l’authentique mouvement Beat, tandis que « Funk » qualifierait la version organisée, voire

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institutionnalisée du Funky, qui prend forme à partir du milieu des années 1960 (voir Bruce Conner, dans ALBRIGHT, 1985, p. 81). Harold Paris reprend cette distinction : « Funk vs. Funky : de manière presque imperceptible, le Funk s’est éloigné de l’art funky des années 1950 » (« Funk vs. Funky: Almost imperceptibly, funk art has grown away from the funky art of the fifties » ; Harold Paris, « Sweet Land of Funk », dans Art in America, 55/2, mars-avril 1967, p. 95). Thomas Albright, quant à lui, opta pour une distinction semblable à celle de Conner, en opposant le funk au Funk (ou Funk Art) afin de différencier le mouvement originel de ses développements ultérieurs (ALBRIGHT, 1985, p. 81). 14. « a constellation of attitudes and ideas shared by various circles of friends who met in bars and coffee houses and displayed their work in informal, cooperative “galleries”. These ideas and attitudes found expression in all the arts – painting, sculpture, poetry, music, theater, film – and tended to break down the traditional barriers between them » (ALBRIGHT, 1985, p. 81). 15. Manuel Neri témoigne : « À cette époque, je pense que le prix moyen s’élévait à 25 dollars, mais personne ne vendait quoi que ce soit, ce qui nous donnait une liberté incroyable, celle de ne pas avoir affaire au côté marchand de l’art » (« At that time, I think the average price had gone up to 25 bucks, but nobody was selling anything, and that gave us an incredible freedom, not having a commercial side to the art world. » ; Manuel Neri dans Bruce Nixon, « The 6 Gallery », dans Beat Generation Galleries…, 1996, p. 91). 16. Gershom Scholem, La Kabbale, Paris, (1998) 2003, p. 251-252. 17. Notons cependant l’existence, dès 1946, de la galerie de Marcelle Labaudt qui offrit à certains artistes – dont Hassel Smith, Sonia Getchtoff ou encore Fred Martin – une occasion unique d’exposer. Voir Jenny Fink, « Bay Area Art Galleries, 1940s-1960s », dans Directions in Bay…, 1983, p. 26. L’idéologie de la Metart Gallery est clairement exprimée à travers le communiqué de presse relatif à son ouverture : « Metart Gallery was formed in direct response to the problem of bringing the work of the creative artist to public attention under conditions which leave the artist freest from outside control in exhibiting… », cité dans Directions in Bay…, 1983, p. 26. 18. À ce sujet, voir les propos de Wally Hedrick : « Les gens pensaient à l’œuvre d’art totale à cette époque. […] Et le jazz poetry était un des aspects de cela. » (« People were thinking about the complete art work at that time. […] And the jazz-poetry thing was one aspect of that. », dans KARLSTROM, 1974b, p. 9). 19. « Whether I sought it out or not, I became kind of a poet’s painter » (The Dilexi Years…, 1984, p. 48). 20. Jess considérait ainsi ses premiers paste-ups comme des « tableaux-poèmes ». Voir Jess, 1983, p. 14. 21. « We were totally disillusioned. The public in general was not as sophisticated about the Second World War as most of the people who had been in it, and coming back we didn’t find much sympathy or interest. So we kind of hung together as a group. We were all feeling somewhat alienated from the culture in general. The common interest seemed to be jazz » (Lost and Found…, 1988, p. 63). 22. Propos tenus lors d’une interview avec George Herms à Los Angeles le 4 juillet 2004. 23. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art : immanence et transcendance, Paris, 1994, p. 68. 24. Lucien Malson, dans Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli éd., Dictionnaire du jazz, (Paris, 1988) Paris, 2000, p. 580. 25. À ce sujet, George Herms : « Well, I think in Los Angeles with the Ferus Gallery, you have the beginnings of a New York-type gallery situation, and then, you know, things came from that. » (KARLSTROM, 1993, p. 161. 26. « There was also a new emphasis on durability, if not on craft as such (for a deliberate awkwardness and rusticity was often a part of the new style). Unlike the perishable assemblages of the North Beach funk artists, Bay Area art in the 1960s was increasingly built to show, and to last » (ALBRIGHT, 1985, p. 116).

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27. À titre d’exemples, l’exposition « Jasper Johns/Kurt Schwitters » à la Ferus Gallery (6-30 septembre 1960) ou encore celle de Rauschenberg à la Dwan Gallery de Los Angeles (4-31 mars 1962). 28. J. Milton Yinger, « Contraculture and Subculture », dans American Sociological Review, 25/5, octobre 1960, p. 625-635. 29. Michel Foucault, « L’extension sociale de la norme » (1976), dans Dits et Écrits, 2, Paris, (1994) 2001, p. 77. 30. Alice Echols note ainsi : « the sixties has overshadowed the fifties », dans ECHOLS, 2002, p. 51. 31. Theodore Roszak distingue ainsi une « dissidence bohème » qui serait propre aux « beatniks et hippies » d’une « dissidence activiste » caractéristique de la Nouvelle Gauche (ROSZAK, [1969] 1970, p. 86). 32. « a sense of cool, a sense of art as a form of resistance, as a form of self-protection » (SOLNIT, 1990, p. 5) 33. « to the beat generation it is also a music of protest. Being apolitical does not preclude protest » (LIPTON, 1959, p. 212). 34. « When the air in the smoke-filled nightclubs of that era became unbreathable, windows and doors were opened to allow some ‘cool air’ in from the outside […]. By analogy, the slow and smooth jazz style that was typical of that late-night scene came to be called “cool”. Cool was subsequently extended to describe any physically attractive, male jazz musician or aficionado who patronized such clubs » (DANESI, 1994, p. 37). 35. Roszak définit ainsi la contre-culture comme « essentiellement une exploration de la politique de la conscience », dans ROSZAK, (1969) 1970, p. 184. 36. « All music is sacred and ritual in origin, but in European music these origins have long been “refined” out of it. In jazz they are still close to the surface » (LIPTON, 1959, p. 210). 37. « The [Beat generation] is basically a religious generation. […] Beat means beatitude, not beat up. You feel this. You feel it in a beat, in jazz – real cool jazz » (Jack Kerouac cité dans John Clellon Holmes, « The philosophy of the Beat Generation », dans Esquire, 49/2, février 1958, p. 35). 38. « Cool is perhaps the most important force in the life of a black man in America. Cool is the closest thing to a religion for him » (Marlene Kim Connor, « What Is Cool?: Understanding Black Manhood in America », cité dans MACADAMS, 2001, p. 19). 39. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet : cours au Collège de France (1981-1982), Paris, 2001, p. 241.

RÉSUMÉS

Longtemps restée à l’écart des grands débats et événements artistiques qui agitèrent la scène new-yorkaise, la Californie demeure le parent pauvre des études sur l’art américain. Alors que New York consacrait le triomphe de l’expressionnisme abstrait, la scène artistique californienne faisait figure de désert culturel et artistique. Pourtant, dès la fin des années 1940, dans un climat de guerre froide et de terreur du maccarthysme, émerge une sensibilité qui se pose à contre- courant de l’American Way of Life. Marquée par le jazz et la spiritualité, elle donne forme à une production fragile, déployée dans tous les médiums artistiques selon une impureté fondatrice qui joue de leur hybridation. Si la mouvance de la Beat Generation a fait l’objet de nombreuses études dans le domaine littéraire et, dans une moindre mesure, dans le champ cinématographique, le

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présent article se propose de reconsidérer ce pan méconnu de l’art américain qui appartient aux origines de la contre-culture promise à un développement spectaculaire dans les années 1960.

Long left on the sidelines of the great artistic debates and events that shook the New York scene, California remains to this day a poor relation within the field of American art studies. Whereas New York celebrated the triumph of Abstract Expressionism, the Californian art scene seemed to be an artistic and cultural desert. Yet in the late 1940s, in a climate of Cold War and the fear of McCarthyism, a sensibility emerged that cut against the grain of the American way of life. Influenced by jazz and spirituality, it helped shape a fragile movement that manifested itself in diverse artistic media according to a basic impurity that played with their hybridization. While the movement of the Beat Generation has been the subject of many studies in the fields of literature and, to a lesser extent, in cinematography, this article proposes to reexamine this little-known aspect of American art that appears at the origins of the counter-culture that was destined for a spectacular development in the 1960s.

Die Kunstszene Kaliforniens, die lange im Schatten der großen Debatten und künstlerisch markanten Ereignisse der New Yorker Szene stand, wurde von der Forschung zur amerikanischen Kunst bislang stiefmütterlich behandelt. Während New York den Triumph des Abstrakten Expressionismus feierte, galt die kalifornische Kunstszene als kulturelle und künstlerische Einöde. Dabei entwickelte sich schon seit dem Ende der vierziger Jahre mitten im Klima des Kalten Kriegs und des Terrors des McCarthyismus eine sensible Gegenströmung zum American Way of Life. Darauf verweist eine empfindliche, spirituell und vom Jazz geprägte Kunstproduktion, die sich in allen künstlerischen Medien ausdrückt und diese, basierend auf dem Prinzip der „Unreinheit“, in einer Art Hybridisierung miteinander verwebt. Während die Bewegung der Beat Generation Gegenstand zahlreicher Studien im Bereich der Literatur und, wenn auch geringer, im Bereich des Films geworden ist, versucht der vorliegende Artikel, dieses verkannte Kapitel der amerikanischen Kunst zu betrachten, das zu den Ursprüngen der Gegenkultur gehört und eine spektakuläre Entwicklung in den sechziger Jahren erfahren hat.

Rimasta a lungo al margine dei grandi dibattiti e degli eventi artistici che animarono la scena di New York, la California resta la sorella povera degli studi sull’arte americana. Mentre New York consacrava il trionfo dell’espressionismo astratto, la scena artistica californiana appariva come un deserto culturale e artistico. Tuttavia, a partire dalla fine degli anni Quaranta, in un clima di guerra fredda e di terrore del maccartismo, emerge una sensibilità che si pone in controtendenza della American Way of Life. Influenzata dal jazz e dalla spiritualità, dà forma a una produzione fragile, modulata su tutti i supporti artistici secondo un’impurità fondatrice che gioca con la loro ibridazione. Se il movimento della Beat Generation è stato oggetto di numerosi studi nel campo letterario e, in misura minore, in quello cinematografico, questo articolo si propone di riconsiderare un aspetto ignorato dell’arte americana che appartiene alle origini della contro- cultura destinata a uno sviluppo spettacolare negli anni Sessanta.

California, que durante mucho tiempo ha quedado apartada de los grandes debates y eventos artísticos del escenario neoyorquino, sigue siendo el pariente pobre de los estudios sobre el arte estadounidense. Cuando Nueva York consagraba el triunfo del expresionismo abstracto, el escenario artístico californiano pasaba por ser un desierto cultural y artístico. Sin embargo, ya a finales de los años 1940, en un clima de guerra fría y terror del macartismo, emerge una sensibilidad que se posiciona a contracorriente del American Way of Life. Marcada por el jazz y la espiritualidad, da forma a una producción frágil extendida a todos los medios artísticos según una impureza fundadora que juega con su hibridación. Si el movimiento de la Beat Generation ha dado lugar a numerosos estudios literarios y en menor medida cinematográficos, el presente

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artículo se propone reconsiderar dicha parte desconocida del arte estadounidense, perteneciente a los orígenes de la contracultura que conocerá un desarrollo espectacular en los años 1960.

INDEX

Index géographique : Californie, San Francisco Keywords : counter-culture, beat generation, jazz music, cool Mots-clés : contre-culture, beat, jazz, assemblage, cool Index chronologique : 1900

AUTEURS

JUDITH DELFINER

Judith Delfiner est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Pierre Mendès France de Grenoble. S’attachant à l’étude des relations entre l’art américain « expérimental » de l’après Seconde Guerre mondiale et les avant-gardes historiques, elle est notamment l’auteur de Double-Barrelled Gun : Dada aux États-Unis (1945-1957).

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Les fondations de la recherche sur l’art américain Foundations of American art scholarship Die Forschungsstiftungen für amerikanische Kunst Le fondazioni di ricerca sull’arte americana Los cimientos de la investigación sobre el arte estadounidense

Michael Leja Traduction : Géraldine Bretault

1 Au début des années 1980, les directeurs de la Henry Luce Foundation ont souhaité élargir leur programme d’aides pour soutenir la recherche en histoire de l’art. Son fondateur éponyme, Henry Robinson Luce (1898-1967), magnat de la presse à la tête des magazines à grands tirages Time, Fortune et Life, avait proclamé sa foi dans le rôle de l’art pour élever et inspirer une société démocratique, de sorte qu’une expansion dans cette direction respectait sa mémoire. Souhaitant concentrer leur soutien en direction d’un champ en particulier, les directeurs de la fondation ont interrogé les spécialistes des musées, de l’enseignement et du gouvernement, qui leur auraient répondu la chose suivante : « L’art américain [soit l’art produit aux États-Unis avant la Seconde Guerre mondiale] est incomplètement étudié, documenté et financé »1. Ce qui était sans doute vrai : à l’époque, l’art américain d’avant 1945 n’était pas pris au sérieux. Peu d’universités proposant des cursus en histoire de l’art disposaient d’enseignants spécialisés dans ce domaine, qui faisait figure « d’enfant pauvre et non désiré de l’histoire de l’art »2. À cette époque, on aurait pu dire la même chose de toute une série d’autres sujets négligés par l’histoire de l’art, mais les directeurs de la Luce Foundation ont suivi les conseils de ces spécialistes, et se sont mis à accorder d’importantes subventions à des collections de musées, des expositions temporaires et des thèses universitaires portant sur l’art américain. Dans son célèbre essai, The American Century (1941)3, Luce poussait les États-Unis à assumer la responsabilité du leadership politique mondial dans l’après-guerre, de sorte que cette décision d’apporter un soutien à la recherche sur l’étude de l’art américain peut paraître surdéterminée.

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2 Vingt-cinq ans après, « l’effet Luce » a commencé à se faire sentir dans le secteur. Dans Art Bulletin, John Davis notait en 2003 que les financements accordés par la Luce Foundation avaient déjà fait bouger les lignes. Il ajoutait que l’entrée en lice de deux autres fondations privées engagées dans le soutien à la recherche en art américain, à savoir la Wyeth Foundation et la Terra Foundation, lui donnait de bonnes raisons de penser que « c’est une bonne époque pour être américaniste »4.

3 À bien des égards, la situation des américanistes s’est encore améliorée depuis 2003, qu’ils soient ou non résidents américains. Le programme d’aides de la Terra Foundation for American Art devance désormais celui de la Luce Foundation, si bien qu’une somme comprise entre quinze et vingt millions de dollars provenant uniquement de fondations privées est distribuée chaque année pour la présentation et l’étude de l’art américain. Si cette somme peut paraître modeste par comparaison avec les niveaux européens de subventions publiques consacrées à l’art et à la recherche, elle est remarquable pour les États-Unis, où une part relativement faible de l’argent des contribuables est consacrée aux recherches muséales et universitaires. Tous les domaines de l’histoire de l’art aux États-Unis dépendent largement des investissements privés, avec une mention particulière pour les fondations Andrew W. Mellon, Kress, Ford et Getty. De plus, de nombreuses fondations d’artiste, telles Pollock-Krasner, Andy Warhol, Chinati (Donald Judd), Dedalus (Robert Motherwell) et Calder Foundation, apportent leur soutien à des projets d’art contemporain ainsi qu’à des travaux de recherche permettant d’élargir la compréhension de l’œuvre du fondateur (VINCENT, 2011).

4 Que trois fondations aient décidé d’isoler un domaine en y accordant un soutien exclusif est inhabituel. Il faut y voir la marque de la fierté nationale des donateurs ayant créé ces fondations, ou des directeurs qui leur ont succédé, tous ayant leurs propres raisons de vouloir promouvoir l’art américain historique dans le pays et à l’étranger. Pour juger du bien-fondé de ces dépenses, il faudrait évaluer la qualité des expositions et des publications produites – un sujet qui excède les limites de cet article. Une cohorte de chercheurs de grand renom a émergé dans ce champ d’étude, mais le rapport entre cet essor et les financements des fondations reste à déterminer. Je souhaite plutôt réfléchir au fait que la croissance et la maturation du domaine de l’histoire de l’art américain – nous pourrions même dire sa formation – ont été subventionnées en grande partie par des fonds privés. Quelle est la nature des organisations qui ont fourni cet argent ? Quelles sont leurs motivations et leurs initiatives ? Leurs priorités sont-elles devenues les priorités de l’histoire de l’art américain qu’elles participent à entretenir ?

5 Selon la législation fiscale des États-Unis, une fondation privée est une organisation philanthropique à but non lucratif, dont le capital provient d’une source unique, généralement une famille ou une entreprise. Elle est dirigée par un conseil de directeurs ou d’administrateurs (trustees), qui peuvent être des membres de la famille, mais qui ne doivent retirer aucun bénéfice financier personnel des activités de la fondation. Afin de prétendre à l’exonération d’impôt sur le revenu, la fondation doit redistribuer au moins 5 % de la valeur de sa dotation chaque année (Foundation basics, 2015). Les riches particuliers qui distribuent d’importantes sommes d’argent aux fondations privées (assurant parfois leur entretien au moyen de donations ponctuelles) sont généralement motivés par une vision du progrès culturel ou social qui répond à des intentions plus ou moins précises. Les objectifs de la fondation sont généralement

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formulés dans une déclaration d’intention, les membres du conseil d’administration de la fondation étant chargés de garantir que les activités de ladite organisation sont bien compatibles avec ces objectifs.

6 Pour ce qui est de la mise en œuvre de leur programme, les fondations privées ne sont pas différentes des agences de financement public, bien que les missions des fondations tendent à être plus spécifiques. Les financements publics aux États-Unis évitent généralement les controverses ou les accusations de partialité, en défendant un domaine entier plutôt qu’une orientation ou des tendances particulières. Ce qu’illustrent les deux principales sources d’argent public pour les arts et la recherche en histoire de l’art aux États-Unis : le National Endowment for the Arts (NEA) et le National Endowment for the Humanities (NEH). Lorsque l’ensemble des citoyens contribue à ces financements, tous peuvent revendiquer un certain droit de regard. Les administrateurs des fonds publics rendent compte en dernier ressort aux citoyens contribuables et à leurs représentants élus, dont certains n’hésitent pas à exprimer leurs opinions, en particulier leur mécontentement. Il est arrivé que des politiciens menacent de retirer des subventions, lorsqu’un projet financé par des fonds publics violait leurs critères personnels de bienséance ou les valeurs nationales. Hormis quelques exceptions notables, la plupart des travaux de recherche en art américain subventionnés par des fonds publics subissent la surveillance de sentinelles culturelles autoproclamées. (Avec des exceptions notables, comme The West As America: Reinterpreting Images of The Frontier au National Museum of American Art, Washington, D.C., 1991, et plus récemment, Hide/Seek: Difference and Desire in American Portraiture, National Portrait Gallery, Washington, D.C., 20105) Les organisateurs de projets controversés se tournent généralement vers des investisseurs privés pour minimiser les répercussions politiques.

7 Le financement public des arts visuels a toujours été une question délicate pour la politique américaine. Dès les origines, la plupart des pères fondateurs associaient l’art à l’église, la monarchie et l’aristocratie, et considéraient qu’un soutien public était inapproprié pour garantir une société démocratique et égalitaire. Les leaders politiques américains ont préféré renvoyer l’argent des contribuables à sa source, en finançant des programmes artistiques publics via le NEA, ce qui revenait à abandonner l’essentiel de la production artistique professionnelle et de la recherche aux forces du marché. Les fondations se sont engouffrées dans la brèche, et jouent depuis ce jour un rôle primordial dans les arts et la culture du pays.

8 Si le soutien du gouvernement à la recherche en art américain est relativement limité, il n’est pas pour autant insignifiant. Plusieurs musées nationaux faisant partie de la Smithsonian Institution, financée par des fonds publics – dont le Smithsonian American Art Museum (SAAM), la National Portrait Gallery, le Cooper Hewitt Museum, l’American Indian Museum, la Freer Gallery of Art, le Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, et les Archives of American Art (AAA) – fournissent des ressources et des infrastructures institutionnelles essentielles pour ce domaine. Par ailleurs, certains de ces musées offrent des bourses aux chercheurs travaillant sur l’art américain, à tous les niveaux de leur cursus, et en particulier aux doctorants rédigeant une thèse.

9 La collaboration entre ces institutions publiques et les fondations privées est très étroite. Le SAAM, qui gère le plus important programme de bourses à destination des chercheurs et des étudiants en histoire de l’art américain, a accordé cent soixante- quatorze bourses au cours de ces dix dernières années, dont la majorité (57 %) était

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financée par de l’argent privé, sous forme de donations accordées par les fondations Terra et Wyeth. Un autre musée national, la National Gallery of Art à Washington, abrite un institut de recherche, le Center for Advanced Study in the Visual Arts (CASVA), qui a vu le jour grâce à une dotation de Paul Mellon et qui est entièrement financé par des fonds privés. Les programmes du CASVA sur l’art américain – un cycle de conférences et des bourses de thèse – ont reçu des financements de la Wyeth Foundation (CROPPER, 2015).

10 Étant donné que les fondations privées sont dirigées par des conseils d’administration dont les priorités et les objectifs émanent d’une décision collective de leurs membres, ces fondations sont plus lestes et moins frileuses dans l’accomplissement de leurs missions. Cependant, en échappant au droit de regard du public, elles courent le risque de l’isolement. Les conseils d’administration sont des entités qui se renouvellent d’elles-mêmes, ce qui signifie que leurs membres sont souvent remplacés par des individus partageant les mêmes opinions, pour une diversité généralement bien inférieure à celle de la population nationale dans son ensemble. Les conseils d’administration et les directeurs peuvent mener un programme restreint ou ambitieux ; chercher à orienter la recherche, ou à réagir à de nouvelles opportunités ; opérer dans la transparence ou dans le secret ; mobiliser une large équipe d’experts externes pour leurs programmes ou choisir de se fier à quelques personnes de confiance. En règle générale, pour une spécialité donnée, mieux vaut un grand nombre de petites fondations poursuivant des programmes variés, qu’une seule grosse fondation exerçant une large influence.

11 Les trois fondations citées, exclusivement dédiées à l’art américain, se révèlent très différentes du point de vue de leurs fondateurs, leurs priorités, leurs dimensions, leurs programmes, leur organisation administrative et leur impact. Néanmoins, elles peuvent s’attribuer le mérite d’avoir permis une rapide expansion du domaine de l’histoire de l’art américain aux cours des dernières décennies. Les deux plus importantes d’entre elles – Luce et Terra – émanent de figures actives sur la scène politique nationale, aux opinions politiques clairement affirmées. Cette coloration politique a-t-elle déteint sur l’œuvre de ces fondations ?

Fondateurs et missions

12 Installée à New York, la Henry R. Luce Foundation a été fondée en 1936, au cœur de la Grande Dépression, l’année même où le magazine Life de Luce a commencé à paraître. Ce dernier avait déjà fait fortune grâce aux bénéfices tirés de Time (1923) et de Fortune (1930), parmi d’autres entreprises. La création de la Luce Foundation était un hommage à ses parents, autrefois missionnaires en Chine. Son but initial était donc d’encourager l’éducation et les échanges entre la Chine et les États-Unis.

13 Bien que Luce n’ait pas créé sa fondation pour soutenir la recherche en art, la création artistique occupe une large place dans ses écrits, au titre de composante essentielle des grandes civilisations. Il estimait que les États-Unis avaient négligé l’importance de l’art jusqu’au milieu du XXe siècle, en raison, selon lui, des pressions concrètes que représentait l’instauration d’une république nationale tournée vers la liberté individuelle et la croissance économique. Ayant répondu à ces deux exigences fondamentales, la nation se devait désormais, estimait-il, de faire de l’art une force stimulante et unitaire centrale : « Je souhaite que les Américains de demain fassent un

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vœu de beauté »6. Selon sa vision esthétique, Luce voyait surtout dans l’art une source de beauté favorable à la croissance individuelle et à l’excellence, contribuant à l’éducation et au bonheur de la population, très proche du sentiment religieux. Les formes classiques s’imposaient, et l’embellissement de l’environnement bâti de la nation était une priorité supérieure. Cette vision de l’art en tant que composante du développement économique et de la croissance individuelle situe Luce parmi l’extrémité conservatrice et traditionaliste de l’échiquier politique du milieu du siècle, alors même que l’American Artists’ Congress7, le muralisme, l’expressionnisme abstrait et le néo-dadaïsme mettaient en avant un art qui remettait en question ce type de croyances. Dans sa nécrologie, le New York Times a résumé ainsi les idéaux politiques de Luce : « Il était un farouche républicain (Republican), un défenseur de la libre entreprise et des grandes compagnies, un ennemi des syndicats,… un adversaire acharné du communisme mondial »8. Récemment, une biographie fouillée a proposé une analyse plus nuancée, mais globalement concordante sur les opinions politiques de Luce (BRINKLEY, 2011).

14 La mission du Luce Foundation’s American Art Program est résumée sur son site Internet : « Le programme encourage une approche esthétique orientée sur l’objet dans la recherche en histoire de l’art »9. À la tête de ce programme depuis 1992, Ellen Holtzman a embrassé cette mission avec dévouement et rigueur. Pour prétendre à un financement par la Luce Foundation, les projets doivent être centrés sur les objets d’art. Les expositions ou les travaux de recherche accordant la priorité à l’interprétation interdisciplinaire, l’histoire sociale, les questions identitaires ou les questions théoriques sont désavantagés. Bien que Luce n’ait pas rédigé lui-même cette déclaration d’intention, elle correspond à sa vision esthétique. Sa valeur est actuellement mise à l’honneur, alors que de nombreuses approches interprétatives négligent l’étude rapprochée et sensible des artefacts visuels.

15 La trajectoire de Daniel J. Terra vers la fortune devait croiser le destin de Luce. Jeune ingénieur en chimie, Terra avait mis au point une encre d’impression qui augmentait la vitesse de séchage d’un quart par rapport aux quatre-vingt-seize heures habituelles (KENNEDY, 2002). Cette invention représentait une telle amélioration du processus d’impression à grande vitesse des magazines et des journaux de masse qu’elle lui a valu de remporter un projet exceptionnel en 1936 : il fut chargé d’imprimer le nouveau magazine illustré de Luce, Life, qui venait de faire son entrée sur le marché. Quelques années plus tard, Terra fonda l’entreprise Lawter Chemicals pour produire et commercialiser à grande échelle ces encres, entre autres produits. À l’heure de la retraite, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, en 1995, il avait accumulé une fortune estimée à sept cent quatre-vingt-dix millions de dollars (BUKRO, 1995).

16 La première épouse de Terra, Adeline Evans Richards, était peintre et étudiante en beaux-arts à la School of the Art Institute à Chicago. À son instigation, le couple a commencé à collectionner de l’art à partir de 1940, en se concentrant d’abord sur la peinture européenne, avant de se tourner vers l’art américain à partir des années 1970. La Terra Foundation for American Art a été fondée en 1978 comme plateforme en vue de fonder un musée à but non lucratif pour exposer leur collection en pleine expansion. Après la mort d’Adeline en 1982, Terra a commencé à tracer les plans d’un musée implanté parmi les boutiques de luxe du Magnificent Mile à Chicago, qui a ouvert au public en 1987. Un autre musée a suivi à Giverny en 1992, le Musée d’art américain. Ces deux musées sont aujourd’hui fermés, mais la Terra Foundation continue d’entretenir

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et d’agrandir sa vaste collection d’art américain, qu’elle prête à titre gracieux aux musées du monde entier pour leurs expositions temporaires.

17 Parallèlement aux acquisitions destinées à ses collections et ses musées, Terra s’est montré très actif dans des campagnes de levée de fonds en faveur des politiciens républicains. Il a notamment été le président des finances de la campagne présidentielle de Ronald Reagan en 1980. Après son élection, Reagan a nommé Terra « ambassadeur extraordinaire pour les affaires culturelles ». Sous cette étiquette, il a milité inlassablement en faveur d’un financement privé des arts et de la culture, tandis que Reagan proposait de réduire de moitié les budgets des agences publiques accordant un modeste soutien aux arts et à la recherche, le NEA et le NEH. En réalité, Reagan avait même projeté de supprimer complètement les subsides accordés au NEA. Mais l’opposition politique a empêché que ces restrictions atteignent cette ampleur (BIDDLE, 1988). À cette époque, Terra racontait qu’il avait fini par soutenir le NEA : « Il est vrai qu’il y avait des gens au sein du gouvernement qui auraient aimé qu’on réduise ces budgets ou qu’on les supprime complètement. Je me trouvais dans une position neutre, mais j’ai ensuite adopté une position très favorable à leur soutien, qui a fini par faire consensus »10. Terra s’est aussi efforcé de promouvoir l’art américain au niveau international : « Le président m’a dit que ma principale mission était de faire découvrir l’art américain au monde entier »11. Il a apporté une pointe de fantaisie à ce défi, déterminé qu’il était à convaincre les Français que les tableaux des disciples américains de Claude Monet méritaient une exposition permanente à Giverny dans l’arrière-cour du peintre français (BOURGUIGNON, 2002).

18 Refondée après de longues querelles juridiques ayant suivi la mort de Terra, l’actuelle Terra Foundation a conservé quelques-unes des priorités fondamentales de son fondateur, mais elle les poursuit en finançant la recherche, l’enseignement et les expositions plutôt qu’en gérant des musées. Ses statuts indiquent que la fondation « a pour mission d’encourager l’étude, la compréhension et l’appréciation des arts visuels des États-Unis pour des audiences nationales et internationales »12. Une des grandes priorités de la fondation vise à situer l’art américain dans son contexte global, ce qui dérive de l’intérêt particulier qu’avait Terra pour l’impressionnisme américain, et des échanges fructueux qu’il avait pu constater parmi la cohorte internationale d’artistes rassemblée autour de Monet à Giverny. Bien que la fondation entretienne des bureaux à Chicago et à Paris, sa mission s’est élargie au-delà de l’axe transatlantique, pour embrasser l’international ainsi que toutes les formes d’échange artistique impliquant des artistes américains et leurs homologues ou le public d’autres nations et cultures. Certes, la promotion de l’art américain fait toujours partie de sa mission, mais ces discussions internationales permettent une meilleure compréhension du sujet. La fondation se félicite de financer des projets qui ont « enrichi l’histoire de l’art américain et qui intéressent un nombre croissant d’individus dans le monde entier, en posant des questions originales et en établissant des liens plus profonds ». De manière implicite, les activités de la fondation épousent « la conviction que l’art peut potentiellement diviser les cultures comme il peut les réunir » 13. La fondation ne défend pas le financement privé des arts et de la culture contre le financement public ; au contraire, elle cherche à optimiser la collaboration public-privé.

19 Le peintre Andrew Wyeth et son épouse Betsy ont fondé la Wyeth Foundation for American Art en 1967. Wyeth était alors un artiste reconnu, et ses tableaux réalistes étaient exposés depuis trente ans. Prenant pour sujet insolite les habitants et les lieux

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emblématiques des pays de son enfance dans la Brandywine Valley en Pennsylvanie et sur les côtes du Maine, ses tableaux se distinguent par leur réalisme sobre et précis, présentant souvent un niveau de détail et d’étrangeté qui lui ont valu d’être associé au « réalisme magique » (CATEFORIS, 2014). Wyeth appartenait à une éminente famille d’artistes, précédé de son père, le célèbre illustrateur N. C. Wyeth, et suivi par son fils, le peintre Jamie Wyeth. Ce dernier perpétue la tradition artistique familiale et siège au conseil d’administration de la fondation.

20 Contrairement à beaucoup de fondations d’artistes, la Wyeth Foundation ne s’intéresse pas seulement à l’art de son fondateur, mais cherche à soutenir plus largement l’art américain historique. Elle ne se limite pas aux projets liés à la tradition réaliste américaine, comme le travail de Fitz Henry Lane, Winslow Homer ou Edward Hopper, bien qu’elle ait soutenu des projets impliquant ces artistes. Elle ne s’intéresse pas davantage à des priorités régionales, même si elle a apporté un large soutien à des institutions du corridor du nord-est des États-Unis, et notamment des institutions proches de Philadelphie et Boston. Nettement plus modeste que les fondations Luce et Terra, son siège est établi à Wilmington dans le Delaware depuis 2002.

21 La déclaration d’intention de la Wyeth Foundation met en avant la défense de l’art américain : « La mission principale de la Wyeth Foundation for American Art consiste à encourager l’étude, l’appréciation et la recherche d’excellence dans l’art américain sous tous ses aspects ». Par ailleurs, elle cherche « à financer des programmes qui servent de catalyseurs pour atteindre une meilleure reconnaissance et une meilleure compréhension de l’excellence dans la peinture américaine »14. Ce qui ne semble guère ouvert aux perspectives critiques sur l’art américain ou aux formes d’expression visuelle moins attachées à une qualité d’exécution. Toutefois, l’historique des financements accordés par la fondation montre un champ d’intervention plus large que ce que la déclaration d’intention suggère.

Dépenses et projets

22 L’American Art Program de la Luce Foundation distribue chaque année six à sept millions de dollars, la somme variant en fonction des performances de sa dotation. Au cours des trente dernières années, près de cent soixante millions de dollars ont été distribués sous forme de bourses d’étude ou de recherche. Les actifs de la fondation ont atteint plus de sept cent cinquante millions en 2012, dont les recettes soutiennent dix programmes distincts, parmi lesquels un dédié à l’art américain.

23 Le Luce’s American Art Program comporte trois grands volets : des aides aux musées pour les dépenses liées aux collections d’art américain, dont les catalogues des collections, la réinstallation et les projets de réinterprétation, les sites web, les projets de numérisation et parfois, de restauration ; des subventions aux musées pour les projets d’expositions temporaires ; et des bourses d’études doctorales pour les étudiants rédigeant des thèses sur l’art américain, sélectionnés par le biais d’un concours administré par une tierce institution, l’American Council of Learned Societies (ACLS).

24 Les aides pour les collections ont eu une grande utilité en aidant de petits et grands musées à couvrir les coûts d’infrastructure et de fonctionnement liés à l’amélioration de la présentation de leurs œuvres d’art américain, et à faciliter l’accès aux

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informations sur ces collections. À titre exceptionnel, des subventions conséquentes ont été accordées à quatre grands musées (Metropolitan Museum of Art, New York Historical Society, Smithsonian American Art Museum et Brooklyn Museum), destinées à financer la construction de bâtiments visibles pour leurs réserves. Représentant un coût d’une dizaine de millions chacune, ces infrastructures permettent qu’une grande partie des collections de musées soit accessible à la consultation sans rendez-vous. Des petits musées dotés de collections d’art américain remarquables, mais sous-estimées, comme le New Britain Museum of American Art, le Wichita Art Museum et le Butler Institute of American Art, ont reçu des subventions pour des projets de catalogage et de numérisation destinés à renforcer leur visibilité.

25 Les aides pour les expositions de la Luce Foundation sont accordées en priorité à des musées américains, bien que la Tate Modern ait reçu des financements pour une exposition récente de tableaux d’Agnes Martin. La mission du programme axée sur les projets répondant à une « approche esthétique » s’est surtout illustrée dans cette catégorie. Les conservateurs se sont parfois plaints que des projets d’exposition de grande envergure aient été rejetés par la Luce Foundation lorsque leurs cadres étaient non conventionnels ou onéreux.

26 La Luce Foundation distribue trois cent cinquante mille dollars chaque année pour dix bourses de thèse. Depuis 1986, plus de trois cents thèses sur l’art américain ont ainsi été financées. La liste des projets lauréats est longue et montre peu de signes de restrictions relatives aux priorités du programme.

27 Enfin, d’autres programmes de la Luce Foundation ont parfois abordé le domaine de l’art américain. Par exemple, en 2012 le Luce’s Asia Program s’est associé à la Terra Foundation pour sponsoriser une série d’ateliers sur deux semaines à New York, suivis par quinze grands spécialistes chinois enseignant l’art occidental. Administrés par l’Asian Cultural Council15, ces ateliers comportaient des visites de musées et des conférences par des spécialistes. L’objectif consistait à doter les participants de connaissances et d’expériences susceptibles d’enrichir leur enseignement de l’art américain une fois de retour dans leurs universités en Chine. Ce projet répondait à deux des missions de la Luce Foundation : les échanges culturels et intellectuels avec l’Asie et la promotion de l’art américain.

28 La Terra Foundation a distribué un peu plus de huit millions de dollars sous forme d’aides en 2013, sans compter les dépenses liées à sa propre collection. Depuis 2005, elle a contribué à hauteur de plus de cinquante millions de dollars à près de cinq cents expositions et programmes de recherche. Conformément à sa mission, elle accorde des subventions dans le monde entier et peut s’enorgueillir de l’envergure internationale de ses financements. Dans le même temps, elle se consacre plus particulièrement à sa ville d’origine, Chicago. Son programme cherche à atteindre tous les publics, quel que soit leur niveau d’éducation, des élèves du primaire aux chercheurs les plus avancés. Elle cherche à mettre à disposition des ressources pour la recherche dans le monde entier, comme le montrent les fonds alloués aux Archives of American Art (AAA) pour la numérisation et la diffusion en ligne de leurs importantes collections d’archives. Elle soutient également la base de données La Fayette du Musée du Louvre sur l’art américain parmi les collections nationales françaises (à laquelle la Luce Foundation a également contribué)16. Elle travaille avec des institutions et des particuliers pour soutenir des expositions et des travaux de recherche académiques. Les critères

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d’éligibilité sont parfois complexes, mais le site Internet de la fondation s’efforce de les présenter avec clarté.

29 Parmi les initiatives les plus remarquables de la Terra Foundation, il faut citer le financement d’expositions et les programmes universitaires. Ces mesures sont destinées à encourager les échanges internationaux sur l’art américain. Les projets d’exposition doivent « apporter une dimension internationale à l’étude ou la présentation de l’art américain historique »17. Ce qui peut signifier une itinérance internationale pour une exposition, ou une collaboration internationale pour son commissariat, ou une contribution académique significative dans la compréhension de tel aspect international de l’art américain. L’augmentation du nombre d’expositions collaboratives au niveau international et de projets initiés par des institutions européennes est le signe évident que cette stratégie de financement produit l’effet voulu.

30 Le siège parisien de la Terra Foundation, qui a déménagé dans des locaux plus spacieux, sert de quartier général pour des programmes réunissant des spécialistes des États- Unis en Europe et en Asie, en tant que professeurs invités dans des universités étrangères, et pour des conférences ou des symposiums. Des étudiants américains et du monde entier se réunissent pour des séjours d’étude en été dans les locaux de la fondation à Giverny, offerts par Daniel Terra. Des chercheurs étrangers peuvent se porter candidats à des bourses pour leur permettre de mener des recherches et visiter des collections et des archives aux États-Unis. Ils peuvent aussi consulter la bibliothèque de recherche que la fondation tient à Paris. Le centre parisien accueille de nombreux événements qui incitent les chercheurs à dialoguer, et cherche de nouveaux lieux pour des collaborations et des échanges entre chercheurs du monde entier, partageant un même intérêt pour l’art américain. Elle a récemment publié une série d’ouvrages sur des thèmes choisis concernant l’art américain, traités par un panel international de contributeurs. Ces différentes initiatives visent à développer le nombre et la portée critique des travaux de recherche. En collaboration avec Yale University Press, la Terra Foundation remet un prix annuel pour l’étude la plus importante réalisée par un auteur non américain, qui comporte la publication d’une traduction en langue anglaise de l’ouvrage et une récompense de cinq mille dollars à son auteur.

31 Une initiative particulièrement remarquable de la Terra Foundation est sa collaboration avec les Archives of American Art (AAA) depuis une dizaine d’années. En tant que principal dépositaire national des documents liés à l’histoire de l’art américain, l’AAA détient des collections indispensables à la recherche dans ce domaine. Une bourse de plusieurs millions de dollars a permis de fonder en 2005 le Terra Foundation Center for Digital Collections au sein de l’AAA. Un soutien constant de la fondation a permis à ce centre de développer une infrastructure et une interface numériques innovantes, et de mettre à disposition sur son site Internet plusieurs millions de ses documents parmi les plus significatifs. Cette initiative en faveur de l’essor de la recherche au niveau international représente un apport inestimable.

32 Les donations annuelles de la Wyeth Foundation sont nettement inférieures à celles des fondations Luce et Terra. Elle ne publie pas de rapport annuel, mais son site Internet stipule que plus de trois millions de dollars ont été distribués depuis 2003, ce qui représente environ trois cent mille dollars par an. La fondation reçoit régulièrement

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des fonds de la part de la famille Wyeth, et devrait connaître une croissance significative dans les années à venir.

33 Comme les fondations Luce et Terra, la Wyeth Foundation accorde des bourses de thèse, chacune étant administrée par la SAAM et le CASVA. Un certain nombre de projets de conservation et de restauration ont reçu le soutien de la Wyeth Foundation. Récemment, un rare panorama mobile peint intitulé Pilgrim’s Progress, appartenant au Saco Museum dans le Maine, a pu être restauré, mise en ligne et documenté par une publication imprimée, le tout grâce au financement de la Wyeth Foundation. La restauration de maisons et d’ateliers d’artistes américains est une autre priorité. À l’instar des fondations Luce et Terra, la Wyeth Foundation accorde des financements pour des expositions temporaires, même si les montants sont plus modestes et se limitent à des projets sur le territoire américain.

34 L’engagement de la Wyeth Foundation en matière de publications sur l’art américain emprunte des formes variées. Un de ses programmes, dirigé par le College Art Association (CAA), prend en charge une partie des coûts de publication des ouvrages des chercheurs par le biais de bourses. Une nouvelle revue d’art américain en ligne intitulé, A New Panorama, proche des revues American Art (publiée par SAAM), Winterthur Portfolio (Winterthur Museum), et Archives of American Art Journal (AAA) par son intérêt exclusif pour l’art américain, a vu le jour grâce au financement de la Wyeth Foundation (et de la Luce). La fondation apporte son soutien financier constant à des projets de publication à long terme, comme le catalogue raisonné en ligne de Fitz Henry Lane, entrepris par le Cape Ann Museum, et le catalogue raisonné de N.C. Wyeth, dirigé par le Brandywine Museum.

Administration

35 L’organisation administrative des trois fondations diffère grandement. À la Luce Foundation, une grande partie du pouvoir est concentrée entre les mains de la directrice des programmes, qui gère l’ensemble des aides, avec l’aide d’un unique assistant. Elle en réfère au conseil d’administration de la fondation, qui supervise les dix programmes de l’établissement, dont ceux sur la politique publique et l’environnement, et sur la religion dans les relations internationales. Deux ou trois des quinze membres du conseil d’administration – dont la directrice du SAAM, Elizabeth Broun – ont un intérêt particulier ou une expertise en art américain. Un petit groupe d’experts externes de confiance, mais anonymes, liés par un mandat de durée indéterminée – plusieurs décennies parfois – évalue les propositions d’expositions.

36 Si la Luce Foundation externalise son concours pour des bourses de thèse à l’ACLS, elle n’en garde pas moins un certain contrôle sur son déroulement. La directrice participe à la sélection des examinateurs, en favorisant des professionnels de musées, dans l’espoir de garantir des propositions axées sur l’objet. Elle assiste également aux réunions de sélection et énonce des lignes directrices qui définissent les priorités de la Luce à l’attention du jury. Toutefois, les examinateurs prennent une décision fondée sur leur avis personnel, la qualité et la pertinence du projet examiné.

37 Le départ à la retraite de l’actuelle directrice a été annoncé un peu plus tôt cette année, et sa remplaçante vient d’être nommée : Theresa Carbone, ancienne conservatrice d’art américain au Brooklyn Museum, titulaire d’un doctorat de la City University of New York. Ce choix d’une conservatrice armée de trente années d’expérience au Brooklyn

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Museum, où elle a organisé des expositions majeures, rédigé un catalogue scientifique reconnu de la collection et supervisé la réinstallation audacieuse des galeries d’art américain, garantit que l’engagement envers l’étude de l’objet demeurera une priorité de la fondation. Si la structure administrative de la Luce Foundation reste inchangée, la nouvelle directrice disposera d’un pouvoir considérable pour maintenir ou refondre les priorités et les procédures du programme.

38 Dans un contraste marqué avec la Luce Foundation, l’infrastructure administrative de la Terra Foundation est conséquente : le site Internet recense vingt-quatre collaborateurs. Depuis 2001, Elizabeth Glassman, actuelle présidente et directrice générale, et la vice-présidente Amy Zinck ont fait évoluer la fondation de la gestion de musée vers l’attribution d’aides. Les effectifs s’expliquent en partie par la décision de conserver les collections d’art et les propriétés foncières à Giverny tout en fondant un centre parisien. Mais au-delà de cela, la Terra Foundation entend poursuivre sa mission à travers le développement de projets, le conseil proactif ainsi que les aides financières. Plusieurs directeurs de programme et conservateurs doctorants offrent leurs services et leurs recommandations aux candidats au sujet de leurs propositions, assistent les conservateurs pour proposer des idées d’expositions et obtenir des prêts, mettent en contact des chercheurs et des conservateurs ayant des intérêts communs au niveau international, travaillent avec des universités du monde entier pour développer les chaires d’enseignement, et collaborent avec des éditeurs pour soutenir les traductions et les nouvelles publications. Les bureaux de Chicago et de Paris sont des plaques tournantes pour lancer et coordonner des initiatives globales et des collaborations internationales. Les candidats aux bourses sont évalués par un conseil d’experts externes, dont les membres sont engagés pour une durée limitée.

39 Réunissant quinze membres, le conseil d’administration de la Terra Foundation se répartit de manière relativement égale entre collectionneurs d’art américain, professionnels des musées et spécialistes de l’économie et de la finance. La moitié des membres du conseil doivent être des résidents de Chicago, où la fondation a son siège. Le conseil d’administration assume la responsabilité de l’ensemble des activités de la fondation.

40 Le conseil d’administration de la Wyeth Foundation est le seul à prendre la responsabilité d’évaluer et de sélectionner directement les propositions. La gestion est confiée à un avocat spécialisé en succession et fiscalité associé à la famille Wyeth. Le site Internet de la fondation précise qu’elle a pour objectif d’administrer ou de gérer directement peu de programmes pour à la place faire appel aux ressources, au personnel et à l’expérience d’institutions reconnues et d’autres organisations à but non lucratif, autant que faire se peut. Ses collaborations avec le SAAM, le CASVA et le CAA en sont la preuve. Les neuf membres du conseil d’administration comprennent des représentants de la famille et cinq chercheurs seniors accomplis en histoire de l’art américain. La direction est assurée par le président du conseil, J. Robinson West, fondateur d’une compagnie pétrolière et gazière, ami de longue date de la famille Wyeth. Les candidatures au programme de bourses directement administré par la fondation sont examinées par l’ensemble des membres du conseil d’administration. Cette concentration des responsabilités – pour la supervision et la sélection – réduit la taille et la complexité de l’administration de la Wyeth Foundation.

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L’impact des fondations

41 Au cours de leur histoire, les États-Unis ont toujours mis l’art au service de la diplomatie culturelle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en pleine guerre froide, le ministère des Affaires étrangères, l’ex-Agence d’information des États-Unis (USIA) et le Museum of Modern Art à New York ont organisé des expositions itinérantes d’art expressionniste abstrait et d’autres styles dans le monde entier, en tant qu’exemples des valeurs du pays autour de la démocratie, la liberté, l’individualisme et l’esprit d’entreprise. Cette démarche explique pour une grande part le fait que l’art américain ait soudain attiré l’attention du monde entier, et que New York soit devenu un haut lieu du marché international de l’art au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, l’art américain de la période après 1945 n’a plus besoin de l’aide d’aucune fondation pour être un sujet d’intérêt et d’étude mondial. Ces œuvres d’art avaient certainement de bonnes raisons d’attirer l’attention internationale, mais sans la promotion de ces institutions puissantes, leurs qualités remarquables n’auraient peut-être pas été reconnues.

42 Avec les trois fondations qui nous intéressent ici, l’art américain d’avant 1945 a trouvé ses propres champions institutionnels. (La période donnée pour un financement par ces trois fondations court de 1960 à nos jours, mais toutes trois favorisent l’art américain « historique », ce qui signifie habituellement l’art antérieur au milieu du XXe siècle). Reste à voir si cet art justifie les efforts qui sont faits en sa faveur, et s’il mérite sa place dans l’histoire internationale de l’art. Au moment où cet art était produit, les États-Unis étaient encore en gestation, assujettis à l’Europe et au reste du monde sur le plan culturel. Il leur restait encore à déterminer ce à quoi devrait ressembler l’art d’une république démocratique, caractérisée par une population diversifiée, développant un marché croissant pour les artefacts visuels, et en passe de venir une puissance mondiale. L’intérêt culturel et historique de cet art américain ancien est souvent exceptionnel, mais son originalité formelle, son niveau technique ou son apport esthétique laissent souvent à désirer. À en juger par le nombre croissant d’expositions et de publications consacrées à l’art américain historique dans le monde entier, cet intérêt ne cesse de se développer. Cet élan soudain de la part des chercheurs, des musées et des éditeurs peut être dû en premier lieu aux subventions accordées par ces fondations, à l’intérêt général pour l’histoire culturelle d’une superpuissance mondiale souvent controversée, à la qualité et à la pertinence de l’art en question, à l’originalité des analyses interprétatives, ou à une combinaison de tous ces facteurs.

43 Le travail collectif de ces fondations attachées à défendre l’art américain explique le dynamisme de ce champ d’étude. En un temps relativement court, cela lui a permis d’acquérir une infrastructure puissante et vaste, riche d’archives numériques et de bases de données d’œuvres d’art, de catalogues de collections de musées, de revues spécialisées, de catalogues raisonnés, de catalogues d’exposition, de monographies, etc. Une importante bibliographie spécialisée de recherche et d’interprétation, académique et muséale, s’est développée en un temps record. La diversité des opinions représentées dans les contributions apportées à ce domaine aux États-Unis et à l’étranger n’a fait que croître.

44 Au sein du pays, le soutien de ces trois fondations pour des thèses de recherche a ouvert des portes aux travaux sur l’art américain. La question demeure de savoir si un nombre suffisant de postes professionnels sera ouvert dans les années à venir pour

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accueillir des spécialistes au nombre élevé. Après la récession de 2008, lorsque le gel de l’emploi a réduit de manière drastique le nombre de postes disponibles, les fondations ont apporté leur soutien en finançant des postes postdoctoraux. Ce n’était qu’un palliatif temporaire ; le manque d’opportunités à long terme persiste à l’heure actuelle. Naturellement, cette situation n’est en aucun cas propre au seul domaine de l’art américain, mais elle est exacerbée par le grand nombre de nouveaux doctorats produits par la quantité exceptionnelle de bourses accordées. Les financements attribués aux chercheurs étrangers travaillant sur l’art américain contribuent également à augmenter leur nombre. Trouveront-ils une place dans les programmes d’études américains, les départements d’histoire de l’art ou les musées existant aux États-Unis, ou encore parmi les nouveaux postes universitaires créés en Europe, en partie grâce aux financements de ces fondations ?

45 Pour ce qui est des orientations au sein même de l’histoire de l’art américain, les priorités de chaque fondation se sont largement complétées. La Luce Foundation place l’étude et l’analyse de l’objet au cœur de son engagement, la Terra Foundation encourage une orientation internationaliste et globaliste, tandis que la Wyeth Foundation a mis sur pied un programme de sauvegarde et de restauration axé sur le nord-est du pays. Ces trois programmes étaient assez larges pour admettre des centres d’intérêt secondaires. Aucun n’a empêché les orientations des travaux de recherche proposés au sein des sciences humaines de s’enraciner fermement dans le domaine de l’art américain. Les approches interdisciplinaires, identitaires, éco-critiques, socio- historiques, liées à la culture de masse, théoriques et orientées vers la culture matérielle abondent. Les projets qui les favorisent ont souvent reçu le soutien des fondations. Les champs plus vastes de l’histoire de l’art, des études culturelles et des études américaines exercent une influence constante.

46 Ma propre enquête – certes non systématique – sur les tendances dans l’étude de l’art américain au cours de cette dernière décennie m’amène cependant à émettre une réserve. La Terra Foundation a poursuivi sa mission avec une telle énergie qu’elle a suscité une grande quantité d’études sur l’art américain dans un contexte international. S’il a pu être nécessaire par le passé de compenser un certain provincialisme naïf dans ce domaine – lorsque la grande question de ces recherches était « qu’est-ce qui est américain dans l’art américain ? » –, cette époque est aujourd’hui révolue. Insister pour que l’art américain soit perçu à un niveau international peut sembler tout aussi biaisé, en ce sens que cela suppose que cet art justifie cette échelle internationale. Il ne devrait pas être difficile de distinguer l’engagement de la Terra à encourager et solliciter les contributions de chercheurs étrangers, ce qui est absolument salutaire, de son soutien à la recherche sur le thème de l’internationalisme dans l’art. D’autres priorités secondaires pourraient alors repasser au premier plan : élargir le canon, encourager une diversification nationale aussi bien qu’internationale, en soutenant les chercheurs provenant de minorités et de classes sous-représentées, ou en défendant une critique et une méthodologie innovantes et anticonformistes.

47 Les programmes d’aides des fondations Luce, Terra et Wyeth ont revigoré le domaine de l’histoire de l’art américain et font désormais partie intégrante de son existence dans le monde entier. Comme toutes les grandes agences de financement publiques et privées, elles ont la responsabilité de surveiller étroitement leur influence sur leur domaine. Elles ordonnent donc régulièrement des évaluations externes de leurs

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procédures et de leurs effets. Si la promotion de la vitalité et de la croissance de ce champ figure en bonne place dans leurs missions, elles y satisferont au mieux en imaginant des solutions créatives pour aligner ces priorités avec les nouvelles opportunités et les conditions changeantes. Pour leur part, les chercheurs ont un rôle essentiel à jouer à tous les stades de leur carrière, en tant que tiers experts, membres des conseils d’administration, participants aux programmes, évaluateurs externes et candidats pour les bourses. Leur contribution doit dépasser la mise en œuvre des programmes existants pour assurer une évaluation régulière de l’évolution et des besoins de ce domaine. L’art américain peut s’estimer heureux que de telles conversations soient déjà normalisées, dans une certaine mesure. Ces discussions sont en effet le meilleur moyen de garantir une production féconde de ressources de recherche pour les années à venir.

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NOTES

1. « American art [meaning the art of the United States prior to World War II] was inadequately studied, documented, and funded » (LURIE, GILLIGAN, 2012, p. 14). 2. « impoverished, unwanted stepchild of art history » (CORN, 1988, p. 188). 3. Henry R. Luce, The American Century, New York/Toronto, 1941. 4. « […] these are good times to be an Americanist » (DAVIS, 2003, p. 546). 5. The West As America: Reinterpreting Images of The Frontier, William H. Truettner, Nancy K. Anderson éd., (cat. expo., Washington, D.C., National Museum of American Art/Denver, Denver Art Museum/Saint Louis, the Saint Louis Art Museum, 1991-1992), Washington, D.C., 1991 ; Hide/ Seek: Difference and Desire in American Portraiture, Jonathan D. Katz, David C. Ward éd., (cat. expo., National Portrait Gallery, Smithsonian Institution, 2010), Washington, D.C., 2011. 6. « I invoke for the American of the future a will to beauty » (LUCE, 1956, p. 132). 7. Organisation fondée en 1936 par le Parti communiste américain en vue d’apporter un soutien artistique à la lutte contre le fascisme (N.D.L.T.). 8. « He was a staunch Republican, a defender of big business and free enterprise, a foe of big labor […] an advocate of aggressive opposition to world Communism » (WHITMAN, 1967, p. 33). 9. « The program’s focus is an object-based, aesthetic approach to art historical inquiry » (www.hluce.org/amerartprogeval.aspx, consulté le 27 novembre 2015). 10. « It’s true there were some in the Administration then who would have liked to have seen the endowment reduced or done away with altogether. I came with a neutral mind, but then I took a very strong position in support of it, and gradually that became the consensus » (HONAN, 1988, p. 55).

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11. « The President told me that my biggest job was to bring American art to the world » (GLASSMAN, 2002, p. 10). 12. « fostering exploration, understanding, and enjoyment of the visual arts of the United States for national and international audiences » (www.americanart.si.edu/research/opportunity/ fellows/ terra, consulté le 27 novembre 2015). 13. « enriched the story of historical American art and made it relevant for a growing number of individuals worldwide by asking original questions and forging deeper connections […] the belief that art has the potential both to distinguish cultures and to unite them » (www.terraamericanart.org/what-we-offer/grant-fellowship-opportunities/grant-opportunities- for-institutions, consulté le 27 novembre 2015). 14. « The primary mission of the Wyeth Foundation for American Art is to encourage the study, appreciation and recognition of excellence in all aspects of American art » (www.wyethfoundationforamericanart.com/grant-guidelines, consulté le 27 novembre 2015). 15. Organisation américaine à but non lucratif destinée à promouvoir les échanges culturels entre les États-Unis et l’Asie (N.D.L.T.). 16. Voir la base La Fayette : l’art des États-Unis dans les collections publiques françaises (1620-1940) : http://musee.louvre.fr/bases/lafayette/?lng=0 (consulté le 25 novembre 2015). 17. « add an international dimension to the study or presentation of historical American art » (www.terraamericanart.org/what-we-offer/grant-fellowship-opportunities/exhibition-grants, consulté le 27 novembre 2015).

RÉSUMÉS

Les bourses et les subventions accordées par trois fondations distinctes en faveur de la recherche sur l’art des États-Unis représentent chaque année un soutien de quinze à vingt millions de dollars. Ces financements privés ont contribué pour une large part à l’évolution et à la maturation de cette discipline. Les trois organisations qui distribuent cet argent – essentiellement les Luce, Terra et Wyeth Foundations – sont très différentes en ce qui concerne leurs fondateurs, leurs priorités, leurs dimensions, leur organisation administrative et leur impact. Quelles sont les répercussions de ces investissements privés massifs dans le domaine de l’histoire de l’art aux États-Unis ? Les priorités de ces fondations sont-elles devenues les priorités de cette discipline ?

Grants and fellowships from three different foundations amounting annually to $15- $20 million support scholarship on the art of the United States. To a large extent this private funding has subsidized the growth and maturation of the field. The three organizations providing this money – principally the Luce, Terra, and Wyeth Foundations – are strikingly different in terms of their founders, priorities, sizes, programs, administrative organizations, and effects. What are the ramifications of this abundance of private funding in the field of US art history? Have the priorities of the foundations become the priorities of the field?

Drei verschiedene Stiftungen unterstützen jährlich die Erforschung der Kunst der USA durch Stipendien und Subventionen in Höhe von fünfzehn bis zwanzig Millionen Dollar. Diese privaten Gelder haben zu großen Teilen zur Entwicklung und Vertiefung des Fachgebiets geführt. Die drei Stiftungen – Luce, Terra und Wyeth Foundations – unterscheiden sich in Bezug auf ihre Gründer,

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ihre Prioritäten, Dimensionen, Verwaltungsstrukturen und Handlungsspielräume. Welche Auswirkungen haben diese massiven privaten Investitionen auf den Bereich der Kunstwissenschaft in den USA? Inwiefern sind die Prioritäten dieser Stiftungen auch die Prioritäten des Fachs geworden?

Le borse e le sovvenzioni accordate da tre distinte fondazioni in favore della ricerca sull’arte degli Stati Uniti rappresentano ogni anno un fondo da quindici a venti milioni di dollari. Questi finanziamenti privati hanno contribuito in larga parte all’evoluzione e alla maturazione della disciplina. Le tre organizzazioni che distribuiscono i fondi – essenzialmente le fondazioni Luce, Terra e Wyeth – sono molto differenti per quanto riguarda i loro fondatori, le loro priorità, le loro dimensioni, la loro organizzazione amministrativa e il loro impatto. Quali sono le ripercussioni di questi massicci investimenti privati nel campo della storia dell’arte negli Stati Uniti? Le priorità di queste fondazioni sono oggi divenute le priorità della disciplina?

Las becas y subvenciones otorgadas por tres fundaciones distintas a la investigación sobre el arte de los Estados Unidos representan cada año un sostén de entre quince y veinte millones de dólares. Esa financiación privada ha contribuido en gran medida a la evolución y maturación de la disciplina. Los tres organismos que reparten el dinero –principalmente Luce, Terra y Wyeth Foundations– difieren mucho entre sí por sus fundadores, prioridades, dimensiones, organización administrativa e impacto. ¿Cuáles son las repercusiones de dichas inversiones privadas masivas en el ámbito de la historia del arte en los Estados Unidos? ¿Se habrán convertido las prioridades de esas fundaciones en las prioridades de la misma disciplina?

INDEX

Index géographique : États-Unis Mots-clés : fondation, financement privé, politique de la recherche, art américain Keywords : foundations, private funding, research funding, American art Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

MICHAEL LEJA

Michael Leja est l’auteur de Reframing Abstract Expressionism (1993) et Looking Askance: Skepticism and American Art from Eakins to Duchamp (2004). Il enseigne l’art américain à l’University of Pennsylvania et a été rapporteur pour les fondations Terra et Luce. Il a récemment rejoint le conseil d’administration de la Terra Foundation. Il a reçu, ainsi que ses étudiants, les financements des trois fondations citées dans ce texte. Le présent article n’engage que les opinions de l’auteur.

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Lectures

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Au-delà de la visualité : retours critiques sur la matérialité et l’affect

Veerle Thielemans Traduction : Françoise Jaouën

Je suis reconnaissante à Elisabeth Glassman, Darby English et Amy Zinck, qui m’ont aidé à trouver le temps et l’espace nécessaires à ce projet.

1 Telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis, l’histoire de l’art est une discipline largement autoréflexive qui privilégie l’établissement de généalogies, la clarification méthodologique et le positionnement critique. Les chercheurs se sentent souvent contraints de se joindre à des débats autour de sujets jugés pertinents pour l’époque, et de prendre clairement position. Au cours des dernières décennies, l’un des débats les plus récurrents a porté sur le rôle joué par le visuel. Depuis les années 1970, un grand nombre d’études très diverses ont été consacrées à l’évolution des conditions historiques du regard et à la dimension idéologique de la représentation visuelle. Le public français connaît surtout les noms de T. J. Clark, Jonathan Crary, Michael Fried, Rosalind Krauss et W. J. T. Mitchell, mais on pourrait citer bien d’autres chercheurs1. Aujourd’hui, l’investigation semble s’orienter vers une nouvelle direction. On délaisse la dimension visuelle de l’œuvre pour s’intéresser de manière croissante à son aspect proprement matériel et à sa réception sensorielle et affective ; celle-ci retrouve ainsi son statut d’« objet », un objet composé de matériaux divers, que l’on déplace, que l’on installe à tel ou tel endroit, que l’on retire, que l’on échange, etc. Parallèlement, un nouveau vocabulaire expressif se crée afin de décrire l’expérience de regarder une œuvre dans ses dimensions multi-sensorielle et affective. Le retentissement émotionnel de cette expérience fait désormais partie intégrante du processus interprétatif, et celui qui regarde est un spectateur en chair et en os et non plus un « œil désincarné ».

2 Ce délaissement de la visualité a été en quelque sorte préparé de l’intérieur par le biais d’une critique de la neutralité des opérations du regard et de la représentation visuelle. Les études postmodernes des années 1980 et 1990 s’en prenaient au privilège accordé au regard depuis l’avènement de la modernité, considérant que le paradigme visuel des sociétés occidentales répondait à des codes historiques et sociaux. En montrant que

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l’accent mis sur la dimension optique pure permettait d’exercer une forme de contrôle sur la subjectivité individuelle, ces études dévoilaient le soubassement idéologique de ce régime visuel, remettant ainsi en question la transparence supposée de celui-ci. Dans son étude sur les techniques disciplinaires organisant la vision dans la culture européenne au début du XIXe siècle, Crary a été l’un des premiers à démontrer que l’accent mis sur les modes d’observation visuelle témoignait d’un malaise créé par les nouvelles découvertes dévoilant l’aspect incontrôlable des mécanismes physiologiques chez l’homme (y compris de l’esprit inconscient)2. Dans la même veine, les recherches sur les questions de race et de genre, ainsi que le féminisme et les études queer ont porté un œil critique sur l’aspect normatif des approches culturelles du corps, et dénoncé le déséquilibre des relations de pouvoir qui en découle3. En outre, les recherches sur les répercussions de l’expérience du deuil et des violences physiques et psychiques, qui ont débuté en histoire de l’art dans les années 1990 dans le cadre des trauma studies, ont largement contribué à mettre en évidence la pression exercée par les événements douloureux, dont l’empreinte non visuelle influe tant sur la création de l’œuvre que sur le regard porté sur celle-ci4.

3 De surcroît, dans la nouvelle discipline constituée par les études visuelles, on a introduit de subtiles distinctions qui font de la visualité un paradigme nettement moins envahissant. En 1996, notamment, la revue October a publié un « Visual Culture Questionnaire » dans lequel les répondants émettent de nombreuses réserves vis-à-vis du privilège accordé à l’œil dans les analyses pratiquées. La même année, plusieurs ouvrages majeurs ont plaidé pour une approche plus complexe du travail de l’image. Ils mettaient en avant l’effet produit par les conditions physiques du regard – où interviennent le désir, des moments d’aveuglement, le surgissement de souvenirs enfouis – ainsi que le rôle joué par la manière d’exposer l’objet artistique, les conventions représentationnelles, le dialogue que les œuvres entretiennent avec l’art du passé, etc. Je songe ici aux travaux de Mieke Bal (Double Exposures: The Subject of Cultural Analysis), de Barbara Stafford (Good Looking: Essays on the Virtue of Images), de James Elkins (The Object Stares Back) et de Michael Ann Holly (Past Looking: Historical Imagination and the Rhetoric of Images)5. Dans les études visuelles, cette prise en compte croissante de la complexité du travail des images s’observe tout particulièrement chez W. J. T. Mitchell. Après avoir étudié la manière dont la théorie a fait de l’image une affaire de nature ou de convention, et plaidé pour l’analyse des mécanismes idéologiques qui les transforment en signes naturalisés, il s’est progressivement intéressé à la fascination qu’elles exercent6. Dans Que veulent les images ?, il démontre avec brio que les images sont perçues comme étant simultanément mortes et vivantes, qu’il s’agisse des idoles les plus primitives des sociétés pré-industrielles ou des produits technologiques complexes d’aujourd’hui. Objets de vénération et de crainte, elles doivent être considérées comme de véritables agents dans les processus culturels, politiques et économiques en raison de la dimension quasi magique qu’on leur attribue.

4 L’impulsion théorique qui vise à réorienter les recherches américaines vers la matérialité et l’affect est également venue d’autres disciplines, notamment de l’anthropologie sociale, de l’histoire culturelle et de la philosophie, toutes marquées par la volonté de repenser la position centrale octroyée au langage au sein des humanities7 au cours des dernières décennies, et de tester d’autres outils conceptuels pour en finir avec ce privilège. La signification, à laquelle aucune limite n’est assignée, devient ainsi en perpétuel devenir. Les relations humaines et non humaines se déploient dans des directions multiples, de manière fluide et non hiérarchique, et

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fluctuent selon les circonstances et au fil du temps. En référence aux théories anthropologiques de la vie sociale des marchandises (Arjun Appadurai) et de « l’agentivité distribuée » (Alfred Gell), les relations sujet/objet deviennent des connexions interactives répondant à des besoins qui s’inscrivent dans un réseau d’échanges matériels et sociaux8. La recherche tend désormais à renverser la conception traditionnelle de la relation causale entre activité humaine et « choses » inanimées en dotant d’agentivité les objets eux-mêmes. On s’intéresse désormais à ce qu’ils « déclenchent » et non plus seulement à ce qu’ils « signifient »9. L’effet émotionnel des réflexes du système nerveux autonome, et le lien entre ces sensations pré verbales d’une part et les processus de pensée et les actions qui s’ensuivent d’autre part (mécanismes étudiés en psychologie et en neurosciences) sont des notions qui entrent aujourd’hui dans les humanities par le biais de la théorie de l’affect10. L’une des sources les plus importantes de la réflexion sur le rôle de l’affect en esthétique est le modèle philosophique de l’expression proposé par Gilles Deleuze et Felix Guattari, selon lesquels la signification surgit d’intenses sensations corporelles qui se cristallisent en unités signifiantes, mais de manière éphémère11.

5 Le champ artistique constitue indéniablement un fertile terrain d’investigation en la matière ; en effet, contrairement à d’autres objets, la « chose » artistique sert de véhicule à la réponse affective, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives critiques. Bien entendu, le défi majeur à relever consiste à faire de ces concepts des outils adaptés à l’interprétation historique. Qu’advient-il, par exemple, du critère de la « distance objective » sur lequel se fonde notre discipline lorsque l’on octroie à l’expérience sensible de l’œuvre une place aussi importante dans l’analyse historique ? Quel type de vocabulaire et de structures rhétoriques doit-on inventer afin de mettre en mots la perception incarnée (embodied) ? Qu’en est-il de l’intention artistique ou des particularités d’un projet, même si l’on reconnaît que l’artiste n’est plus la figure maîtresse du triangle « producteur/œuvre/spectateur » ? La déconstruction de la figure de l’auteur par le structuralisme et le poststructuralisme a entraîné une critique des processus et des systèmes qui attribuent une signification aux choses. Ce type d’investigation a-t-il encore sa place lorsqu’on s’éloigne des questions sociales et politiques, ou doit-on s’en tenir à sa propre réponse subjective à l’œuvre ?

6 L’attention portée à la matérialité de l’œuvre d’art et de l’effet que celle-ci produit sur le spectateur constitue certes un rééquilibrage bienvenu, car l’histoire sociale de l’art, qui domine la discipline depuis de longues années aux États-Unis, repose, pour une très large part, sur le matériel contextuel, parfois au détriment de la composition matérielle de l’œuvre. Mais ce nouvel intérêt ne signifie pas pour autant que l’on doive revenir à l’analyse formelle, contrairement à ce que semblent craindre les critiques du « tournant matériel » ; il peut se combiner à l’investigation de la signification sociale de l’œuvre, de la visée artistique, etc. Dans le domaine des American studies, des travaux ambitieux ont ainsi été menés entre les années 1970 et 1990 par des chercheurs formés à Yale University – lieu important de croisement entre l’histoire de l’art et l’étude matérielle de la culture – notamment autour de la figure de Jules Prown12. Quant aux travaux très personnels d’Alexander Nemerov sur Raphaelle et Rembrandt Peale, Timothy O’Sullivan, ou encore Edward Hopper, ils tracent des liens inattendus entre biographie individuelle, histoire collective et expression artistique13. Les écrits de Nemerov se distinguent tout autant par leur qualité littéraire et l’attention portée au détail que par les configurations historiques innovantes qu’ils exposent. On pourrait également citer le nom de Jennifer Roberts, qui a travaillé sur la peinture et

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l’illustration de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle14. Elle voit dans les conditions matérielles du « transit » de ces objets une forme d’« agentivité » (qui s’exprime notamment dans l’œuvre de John Singleton Copley de façon métaphorique), rapprochant ainsi l’histoire des arts américains de l’époque des préoccupations actuelles sur les échanges commerciaux, les technologies de reproduction et les systèmes de communication. Elle ouvre ainsi de nouvelles perspectives sur l’histoire traditionnelle de la naissance d’une nation et d’un art, un récit longtemps resté figé dans l’histoire de l’art des débuts de l’Amérique.

7 S’inspirant des études sur l’histoire culturelle des sens relevant de l’anthropologie, d’intéressantes recherches ont également été menées sur l’expression/la représentation de l’expérience sensorielle autre que visuelle. Caroline A. Jones fait ici figure de pionnière avec sa critique incisive du primat accordé à l’œil propre à la critique issue du haut modernisme, et l’intérêt qu’elle porte aux expérimentations artistiques qui élargissent le spectre sensoriel, notamment le body art et la performance15. La réception sensorielle est également devenue un champ d’investigation pour les chercheurs qui s’intéressent à l’impact des nouveaux médias – le sentiment, par exemple, d’être plongé dans une émission radiophonique ou une conversation téléphonique, deux phénomènes devenus des motifs de la peinture américaine des premières décennies du XXe siècle 16. Ce cadre de réflexion ouvre la voie à de nouvelles interprétations en mettant en relief des récits devenus trop familiers, ou en soulignant certains éléments jusque-là délaissés. On songe notamment aux multiples recherches menées sur les années 1960 et 1970, recherches où le modèle de la perception incarnée a donné lieu à de fructueuses relectures de la performance, de l’installation et du cinéma expérimental, ainsi que de formes artistiques où l’expérience sensorielle semble jouer un rôle mineur (l’art conceptuel, par exemple)17. La théorie de l’affect a attiré l’attention d’un nombre croissant d’historiens de l’art américains qui ont poussé plus loin les recherches sur le corps et l’expérience incarnée. Jusqu’ici, les explorations les plus fécondes semblent concerner les études sur le cinéma, la danse et la performance, où la communication non verbale s’effectue par le biais du corps en mouvement18.

8 En s’alignant sur les théories centrées sur l’objet – anthropologie, culture matérielle, études sur les médias et philosophie – l’histoire de l’art américaine est peut-être en train d’évoluer de manière décisive. Il est encore trop tôt pour savoir sur quoi déboucheront ces investigations, mais on repère d’ores et déjà les principaux domaines où les changements sont les plus notables. Au cours des dernières décennies, les recherches américaines dans les domaines de l’histoire sociale de l’art, des études sur l’identité et le genre, des études féministes et des queer studies, ainsi que de l’histoire des institutions et des études visuelles ont pour une large part privilégié l’analyse de l’ordre social afin d’étudier le lien entre l’art et son public ; aujourd’hui, le concept d’« agentivité » occupe une place de plus en plus importante et fournit une nouvelle donne. En décembre 2009, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait dans le cadre du programme sur l’histoire sociale de l’art à l’Insitut national d’histoire de l’art, j’avais demandé à T. J. Clark si les œuvres d’art pouvaient être dotées d’agentivité. « Non », m’avait-il clairement répondu avec un sourire amusé. Aujourd’hui, nombre d’historiens seraient d’un avis contraire. L’idée que les images/objets sont dotés d’agentivité a introduit une nouvelle dimension temporelle dans les travaux qui s’intéressent à la capacité mnémonique de l’art. Si les recherches portent encore largement sur la

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reconstitution du contexte historique, on reconnaît cependant que les objets artistiques ont le pouvoir de faire resurgir du passé des couches signifiantes enfouies grâce à l’impact affectif produit sur celui qui les contemple19. La recherche américaine se rapproche ainsi de la tradition française et allemande en histoire de l’art, tradition qui s’appuie sur les modèles du temps historiques définis par Aby Warburg et Walter Benjamin, selon lesquelles le lien entre passé et présent est de nature « anachroniste » et échappe à la chronologie classique20. Il n’est pas inutile de souligner ce point car faire de l’« anachronisme » un concept-clé dans l’analyse de la contemplation d’une œuvre en tant que rencontre sensitive peut sembler paradoxal dès lors que l’expérience temporelle est mise en relief. Michael Ann Holly, ancienne directrice du Clark Research Institute et farouche défenseur des visual studies américaines, fait une éloquente démonstration de ce qui se joue dans la rencontre affective avec l’art du passé. Dans ses travaux précédents, elle traçait des parallèles entre l’échafaudage rhétorique du texte de l’historien de l’art et la structure formelle de l’œuvre ; dans son dernier livre, The Melancholy Art, elle montre que c’est le passé lui-même qui façonne le texte 21, et le travail de l’historien est de libérer cette force et de la rendre intelligible. Ce processus est guidé par un sentiment de perte, affirme-t-elle ; l’écriture de l’histoire de l’art se transforme en quête des origines, en recherche de ce qui n’est plus22. Enfin, en faisant de l’expérience une condition du travail interprétatif, la subjectivité – si longtemps bannie de l’investigation savante – trouve une nouvelle place. Il s’agit sans doute là d’un des aspects les plus étonnants (et potentiellement contestables) des évolutions à venir. Il resterait encore beaucoup à dire sur les raisons pour lesquelles la subjectivité redevient désirable ; on pourrait aussi se demander en quoi elle se démarque du rôle traditionnel assigné à l’auteur, et comment la discipline, ses méthodes et ses objectifs en sont affectés. Il serait notamment utile de savoir si cette subjectivité diffère des avatars précédant la critique poststructuraliste, et dans quelle mesure. Les prémisses se sont modifiées. Nous avons davantage conscience de la position relative que nous occupons dans le monde. Nous reconnaissons l’opacité du langage et des choses et le caractère médiat des relations sociales. En faisant du chercheur une caisse de résonance ou un capteur sensible, on pourrait peut-être rapprocher l’histoire de l’art américaine et l’art lui-même, en se gardant d’oublier les apports de la critique sociale. Un pas qui mériterait sans doute d’être franchi.

NOTES

1. Parmi les textes de référence, citons notamment T. J. Clark, The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and his Followers, Princeton, 1985 ; Jonathan Crary, L’Art de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, 1994 [éd. orig. : Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Boston, 1990] ; James Elkins, The Domain of Images, Ithaca, 1999 ; David Freedberg, Le Pouvoir des images, trad. Alix Girod, G. Montfort, 1998 [éd. orig. : The Power of Images: Studies in the History and Theory of Response, Chicago, 1989] ; Michael Fried, Contre la théâtralité : du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, 2007 [éd. orig. : Art and Objecthood: Essays and Reviews, Chicago, 1998] ; Rosalind Krauss, L’Inconscient optique, Paris, 2002 [éd. orig. : The Optical

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Unconscious, Cambridge, 1994] ; W. J. T. Mitchell, Iconologie : image, texte, idéologie, Paris, 2009 [éd. orig. : Iconology: Image, Text, Ideology, Chicago, 1986] ; W. J. T. Mitchell, Picture Theory: Essays on Verbal and Visual Representation, Chicago, 1994 ; W. J. T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, Dijon, 2014 [éd. orig. : What do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, Chicago, 2005] ; Michael Podro, Depiction, New Haven/Londres, 1998 ; Hal Foster éd., Vision and Visuality, Seattle, 1988 ; Norman Bryson, Michael Ann Holly, Keith Moxey éd., Visual Theory: Painting and Interpretation, New York, 1991. 2. Crary, (1990) 1994, cité n. 1. 3. Parmi de très nombreux ouvrages, citons notamment : Eve K. Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, 2008 [éd. orig. : Epistemology of the Closet, Berkeley, 1990] ; Douglas Crimp, Melancholia and Moralism: Essays on AIDS and Queer Politics, Cambridge, 2002 ; Jennifer Doyle, Sex Objects: Art and the Dialectics of Desire, Minneapolis, 2006. Bernadette Wegenstein synthétise de manière claire les nouvelles théories sur la corporalité dans « Body », dans W. J. T. Mitchell, Mark B. N. Hansen éd., Critical Terms for Media Studies, Chicago, 2010, p. 19-34. 4. Voir, entre autres, Hal Foster, Le Retour du réel : la situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, 2005 [éd. orig. : The Return of the Real: The Avant-garde at the End of the Century, Cambridge, 1996]. 5. « Visual Culture Questionnaire », October, 77, été 1996, p. 25-70 ; James Elkins, The Object Stares Back: On the Nature of Seeing, New York, 1996 ; Mieke Bal, Double Exposures: The Practice of Cultural Analysis, Florence (KY), 1996 ; Michael Ann Holly, Past Looking: Historical Imagination and the Rhetoric of Images, Ithaca, 1996 ; Barbara Stafford, Good Looking: Essays on the Virtue of Images, Cambridge, 1996. 6. Voir les ouvrages cités n. 1. 7. Le terme humanities, souvent traduit par « sciences humaines », n’a aucun équivalent en français, car s’il englobe notamment les lettres et l’histoire, il exclut en revanche les « sciences » telles que la psychologie et la sociologie (N.D.L.T.). 8. Arjun Appadurai, « Introduction », The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, New York, 1986, p. 3-62 ; Alfred Gell, L’Art et ses agents : une théorie anthropologique, Dijon, 2009 [éd. orig : Art and Agency: An Anthropological Theory, Oxford, 1998]. Pour ces deux auteurs, les systèmes de connaissance et les relations sociales sont davantage déterminés par la circulation des biens que par la production. La « théorie de l’acteur-réseau » de Bruno Latour est également une source importante de cette approche sociale de l’activité humaine. 9. C’est Bill Brown, spécialiste de littérature à University of Chicago, qui a formulé le premier la thing theory (théorie de la chose), qui s’est rapidement propagée à d’autres disciplines des humanities. Voir le numéro spécial de Critical Inquiry consacré à la thing theory, 28/1, automne 2001, et Jane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Durham, 2010. 10. « What If? The Language of Affect », dans Gilliam Beer, Malcolm Bowie, Beate Perrey éd., In(ter)discipline: New Languages for Criticism, Londres, 2007, p. 6-24 ; Teresa Brennan, The Transmission of Affect, Ithaca, 2004 ; Melissa Gregg, Gregory J. Seigworth éd., The Affect Theory Reader, Durham, 2010. 11. Voir Brian Massumi, « The Autonomy of Affect », dans Paul Patton éd., Deleuze: A Critical Reader, Oxford, 1996, p. 217-39 ; Paul Patton, Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation, Durham, 2002 ; Erin Manning, Brian Massumi, Thought in the Act: Passages in the Ecology of Experience, Minneapolis, 2014. Sur le concept d’affect dans les neurosciences, voir Ruth Leys, « The Turn to Affect: A Critique », dans Critical Inquiry, 37/3, printemps 2011, p. 434-72. 12. Voir Jennifer A. Greenhill, « Response: Look Away », dans John Davis, J.A. Greenhill, Jason D. LaFountain éd., A Companion to American Art, (Blackwell Companions to Art History, 6), Oxford, 2015, p. 128-45 ; Michael Yonan, « Toward a Fusion of Art History and Material Culture Studies », dans West 86th: A Journal of Decorative Arts, Design History and Material Culture, 20 septembre 2011, www.west86th.bgc.bard.edu (consulté le 26 août 2015).

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13. Voir les contributions d’Alexander Nemerov, The Body of Raphaelle Peale: Still Life and Selfhood, 1812-1824, Berkeley, 2001 ; « Ground Swell: Edward Hopper in 1939 », dans American Art, 22, automne 2008, p. 50-71 ; Acting in the Night: Macbeth and the Places of the Civil War, Berkeley, 2010. 14. Jennifer Roberts, Transporting Visions: The Movement of Images in Early America, Berkeley/Los Angeles, 2014. 15. Caroline A. Jones, Eyesight Alone: Clement Greenberg’s Modernism and the Bureaucratization of the Senses, Chicago, 2005 ; Sensorium: Embodied Experience, Technology and Contemporary Art, Caroline A. Jones éd., (cat. expo., Cambridge, MIT Visual Arts Center, 2006-2007), Cambridge, 2006. 16. Voir Leo Mazow, Thomas Hart Benton and the American Sound, University Park, 2012 ; Rachel DeLue, Arthur Dove: Always Connect, Chicago, 2015. 17. Concernant l’art haptique, ce sont les études cinématographiques qui semblent avoir pris les devants ; voir Laura U. Marks, The Skin of the Film: Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses, Durham, 2000, et Jennifer Baker, The Tactile Eye: Touch and the Cinematic Experience, Berkeley/Los Angeles, 2009. Sur les performance studies, voir, entre autres, l’anthologie dirigée par Sally Banes et André Lepecki, The Senses in Performance, New York/Londres, 2007. L’historien des médias Fred Turner a analysé la création d’environnements visuels et sonores plaçant de manière prolongée le sujet dans un cadre offrant un choix prédéterminé d’expériences multi-sensorielles en réponse aux évolutions socio-politiques de l’ère de l’information qui visaient à transformer un public réceptif en citoyens démocrates (The Democratic Surround: Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties, Chicago, 2013). Sur l’art conceptuel, voir Eve Meltzer, Systems We Have Loved: Conceptual Art, Affect, and the Antihumanist Turn, Chicago, 2013 ; l’auteur y affirme que l’art conceptuel peut être envisagé comme une réaction à la disparition de l’humanisme, qui atteint son seuil critique dans les années 1960. 18. Eve K. Sedgwick est parmi les premiers auteurs à avoir introduit les théories de l’affect dans les études féministes et queer ; voir Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham, 2003. Sur la danse et la performance, voir Carrie Noland, Agency and Embodiment: Performing Gestures/ Producing Culture, Boston, 2009. 19. Keith Moxey fournit un excellent aperçu des théories récentes sur la manière dont les objets artistiques sont dotés d’agentivité grâce à leurs liens avec le passé ; voir Visual Time: The Image in History, Durham, 2013. 20. L’un des meilleurs ouvrages sur la question est le livre d’Alexander Nagel et Christopher S. Wood, Renaissance anachroniste, Dijon, 2015 [éd. orig. : Anachronic Renaissance, New York, 2010]. Rappelons également que Thomas Crow, spécialiste de l’histoire sociale de l’art, jugeait qu’un « renouveau Warburg » pourrait ouvrir de nouvelles perspectives (« The Practice of Art History in America », dans Daedalus, 135/2, 2006, p. 87). 21. Holly, 1996; cité n. 5 ; Michael Ann Holly, The Melancholy Art, Princeton, 2013. Une première version du texte est parue en mars 2009 dans The Art Bulletin (89/1), un numéro qui comprenait également d’importants articles sur les conditions de l’écriture historique signés de Stephen Bann, Karen Lang et Hayden White. 22. On retrouve cette tonalité mélancolique chez Nemerov, qui considère que l’histoire de l’art a pour mission ultime de rappeler un monde perdu, de capter les fragments de son apparition et de les retenir grâce à l’écriture : « Être un historien à la manière de la gouvernante, c’est tourner, pivoter, montrer du doigt, comme elle, pour diriger l’attention de l’entourage vers un point au sommet de la tour ou sur la grève, là où quelque chose d’effroyable et de dévastateur se dresse ‘comme un immense brasier’, bien en évidence, et d’entendre les autres demander « Où ça ? », et redemander sans cesse, car ils ne distingueront jamais rien (« Being a historian in the governess’ sense is a matter of turning, swiveling, pointing, just like her, to direct the attention of those around you to a spot atop the tower or on the shore where something devastating and terrible stands ‘as big as a blazing fire’ as plain as day, only to have those others ask, and never stop asking because they never will see, ‘Where?’ », « Seeing Ghosts, ‘The Turn of the Screw’ and Art

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History », dans Maria del Pilar Blanco, Esther Pereen éd., The Spectralities Reader: Ghosts and Haunting in Contemporary Cultural Theory, Londres, 2013, p. 544).

INDEX

Index géographique : États-Unis Mots-clés : matérialité, image, affect, agentivité, objet Keywords : materiality, image, affect, agentivity, object

AUTEURS

VEERLE THIELEMANS

Terra Foundation for American Art [email protected]

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Horizons pacifiques de l’art américain

J. M. Mancini et Dana Leibsohn Traduction : Françoise Jaouën

1 Au début de ce siècle, l’historien David Armitage déclarait : « Désormais, nous sommes tous des atlantistes »1. Cette assertion, qui sonne comme une bravade, contient une grande part de vérité. À leur sommet, les Atlantic studies s’efforçaient (et s’efforcent toujours) d’ouvrir des perspectives méthodologiques et historiques sur les réseaux – réels, imaginaires, ou un peu des deux – reliant les populations et les marchandises des Amériques et de l’Afrique à celles de l’Europe occidentale. Elles ont toutefois tendance à privilégier la recherche approfondie sur les régions de l’hémisphère nord, au détriment de l’hémisphère sud. Malgré tout, elles ont incité les américanistes à considérer l’Atlantique à la fois en tant qu’espace de vie et en tant que métaphore, et non plus en tant que limite continentale2. Aujourd’hui, les Atlantic studies sont plus influentes dans le domaine de la recherche sur les États-Unis et la Grande-Bretagne que sur le Brésil ou le Ghana, par exemple, mais le projet intellectuel est désormais bien connu. En revanche, il n’existe aucun projet parallèle de même ampleur si l’on se tourne vers l’Ouest – notamment le Pacifique.

2 Si l’on note un intérêt croissant pour les recherches sur la ceinture du Pacifique et les échanges Amériques-Asie, il n’y eut cependant aucun « tournant Pacifique » susceptible de rivaliser avec les Atlantic studies3. Pour les spécialistes de l’histoire et de l’art des Amériques, et plus particulièrement de la période XVIIIe-XIXe siècles en Amérique du Nord, le Pacifique reste sans conteste « l’autre océan ». C’est peut-être inévitable car, de par leur nature, les liens entre la Nouvelle-Angleterre et l’Afrique de l’Ouest d’une part, et les Caraïbes et l’Europe occidentale de l’autre, sont très différents d’un point de vue matériel, culturel et économique de ceux qui rattachaient les îles hawaïennes ou les Philippines aux Amériques4. Il ne s’agit donc pas ici de plaider pour un strict parallèle entre les Atlantic studies et les Pacific studies. Interrogeons-nous plutôt sur la façon dont l’histoire de l’art américain pourrait redéfinir ses orientations et sa portée si l’on envisageait le Pacifique comme une zone d’articulation, et non plus seulement comme la limite continentale ouest.

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3 Dans le domaine de la culture matérielle et visuelle de l’Amérique latine coloniale, le cadre de recherche autrefois limité au continent s’ouvre désormais sur les perspectives transpacifiques5. Cela s’explique en partie par l’intérêt croissant porté au cosmopolitisme des centres urbains (Mexico, Lima, Santa Fe de Bogotá ou encore Puebla), où les produits d’importation – voire parfois les immigrés et les esclaves en provenance d’Extrême-Orient – font partie intégrante de la culture matérielle, visuelle et sensorielle au quotidien. La clôture du chœur de la cathédrale de Mexico est sans doute l’exemple le plus célèbre d’art transpacifique de la Nouvelle-Espagne, mais le Parián de la grand-place de Mexico, formé d’un ensemble de bâtiments destinés à la vente des produits venus d’Asie (et baptisé du nom du grand marché de Manille), est lui aussi devenu un trope dans l’analyse des pratiques de consommation et des échanges commerciaux qui ont nourri l’existence et l’imaginaire des habitants de la Nouvelle- Espagne6. Dans un tableau désormais célèbre de Cristóbal de Villalpando, le Parián de Mexico est placé au cœur d’une ville grouillante. Des chalands bien vêtus arpentent un quadrillage d’allées, et leur comportement semble indiquer qu’ils y font leurs emplettes davantage par plaisir que par nécessité. Le Parián de Manille offrait lui aussi une abondance de marchandises. Certaines boutiques étaient tenues conjointement par des marchands chinois et espagnols7, mais l’endroit était avant tout destiné aux étrangers, et pouvait présenter certains dangers pour la communauté chinoise et espagnole de Manille. En traversant le Pacifique, le terme « Parián » traçait des parallèles évocateurs, mais imaginaires, avec la population et les produits chinois des colonies espagnoles d’Amérique, et l’océan devint à la fois le signe et le lieu du pouvoir transformateur des voyages au long cours. Parallèlement à ces histoires comparatives, on s’intéresse également à la migration graduelle vers le nord et l’intérieur des terres des marchandises et des populations venues d’Asie, une migration qui s’effectue à partir du port d’Acapulco, sur la côte Pacifique, et remonte jusqu’aux petites villes et pueblos du Nouveau-Mexique et aux missions de Californie et d’Arizona8. Pour les spécialistes de l’Amérique latine, ces objets et ces immigrés jettent un nouvel éclairage sur la mondialisation dans la période prémoderne, et remettent en question la vision traditionnelle de la « frontière » américaine (et des colonies espagnoles) aux XVIIIe et XIXe siècles comme un univers refermé sur lui-même.

4 Malgré tout, le domaine de « l’art américain » (c’est-à-dire de la culture visuelle des États-Unis et de ses antécédents coloniaux) s’arrête toujours à la frontière Pacifique du continent9, qui représente l’aboutissement de la Manifest Destiny10. L’Ouest américain est en outre au centre des analyses contemporaines sur l’art et l’architecture qui cherchent à remettre en question l’« héritage de la conquête », et il est donc difficile aux chercheurs d’échapper à l’emprise de la pensée « continentaliste ». La recherche sur la culture et l’art américains de l’Ouest a évolué peu à peu dans les années 1980-1990, période durant laquelle se tient l’exposition The West as America (accompagnée de son catalogue), et qu’arrivent sur la scène des chercheurs travaillant principalement sur le Mexique11. C’est notamment le cas du regretté David Weber, spécialiste de la Nouvelle- Espagne et de la période post indépendance au Mexique, et qui présida la Western History Association, une formation essentiellement anglophone basée aux États-Unis. Au moment de quitter son poste, il publie dans le Western Historical Quarterly un article qui rassemble trois courants d’analyse disparates mais liés et qui remettent en question l’approche traditionnelle de « l’Ouest » et de la place qu’il occupe dans la culture américaine : il évoque ainsi l’hispanophobie anglo-américaine, le rôle joué par « les arts, les artefacts et l’architecture » dans la relation entre les États-Unis et les

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anciennes colonies espagnoles (notamment celles de Californie), et la nécessité de s’intéresser aux points de vue autochtones (en « allant dans les missions pour les ré- imaginer sous l’angle de vision des Indiens »). Mais ce délicat travail de rééquilibrage n’a pas réussi à vaincre un continentalisme dont le cadre d’investigation s’arrête « à la bordure sud des États-Unis qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique, [où] de vieux édifices se dressent pour rappeler silencieusement l’existence d’une ancienne Amérique espagnole à présent disparue »12. En outre, même si des recherches récentes dans les mondes atlantiste et hémisphérique ont largement effrité cette bordure, la frontière Pacifique du continent, en revanche, reste pour l’essentiel inviolée13.

5 Le privilège accordé à la perspective continentale a eu des conséquences multiples sur la recherche. L’une des plus manifestes concerne les traces du « monde pacifique » qui demeurent sur les « vieux édifices […] d’une ancienne Amérique espagnole à présent disparue »14. La Mission Dolores de San Francisco abrite par exemple, dans son architecture et ses collections, des traces d’échanges transpacifiques remontant au XVIIIe siècle. Ses bénitiers d’origine, logés dans des niches creusées dans les murs, sont en réalité des plats bleus et blancs d’origine chinoise ; parmi les objets contemporains ou anciens, on note un tabernacle philippin sculpté, peint et doré, dont la façade et les proportions semblent avoir été redessinées dans un style un peu plus « philippin » après la traversée du Pacifique effectuée par son architecte, le franciscain Pedro Benito Cambón. Pourtant, jusqu’à une période très récente, ces traces – et les complexes interactions dont elles témoignent – étaient quasiment invisibles à l’œil des américanistes15. Les études récentes sur les échanges maritimes avec les « Indes orientales » au sens large et les objets en provenance de cette région nous en apprennent bien davantage sur la richesse, les habitudes et les goûts des habitants de la Nouvelle-Angleterre que sur le monde au-delà du Pacifique16. Cet intérêt pour l’« exotisme des terres du Pacifique » pourrait être question de sources, mais il est également affaire de point de vue. Pour les spécialistes de la culture visuelle, la période qui suit l’indépendance américaine renvoie plus souvent à Philadelphie et à Boston qu’à La Havane, Santa Fe ou Manille.

6 Il ne s’agit pas ici de dire que l’histoire de l’art américain est marquée par les exclusions (c’est le cas de toutes les histoires). Ce sont plutôt les implications de ces exclusions qui nous intéressent. En quoi le continentalisme affecte-t-il la périodisation de l’art de l’Ouest américain, par exemple ? Ce continentalisme géographique semble avoir donné naissance à un « continentalisme temporel » selon lequel (entre autres) la période de la Manifest Destiny est isolée des épisodes qui précèdent ou suivent la période de l’empire anglo-saxon. David Weber et d’autres ont ainsi longuement analysé la rénovation nostalgique des missions californiennes au fil des générations après la guerre américano-mexicaine17. Mais ces études éclipsent l’étude de la conquête des Philippines – qui se déroule à la même période – et la réaction américaine devant « les arts, les artefacts et l’architecture » de la région. Autrement dit, au moment même où les Californiens imaginent une nouvelle culture visuelle fondée sur la réinvention de l’époque de la domination espagnole, les troupes américaines (composées en majorité de régiments de volontaires venus des États de l’Ouest) s’embarquaient – le plus souvent à San Francisco – pour traverser le Pacifique et combattre l’Espagne et, plus tard, le jeune État philippin18. En outre, dès leur arrivée à Manille, les Américains – en premier lieu le personnel militaire, dont l’officier de marine Bradely A. Fiske – décrivent la conquête sous un angle artistique et architectural. Dans ses mémoires, Fiske raconte sa première visite à terre dans les jours qui suivent la capitulation

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espagnole, et décrit en détail ce qu’il croit être « la résidence, ou le palais, du gouverneur-général » : « Nous découvrîmes de splendides colonnes de marbre et d’immenses et magnifiques tableaux, de grands lions dorés, la patte posée sur un globe, et des plafonds ornés de fresques, de luxueuses tentures, et le calme et l’élégance de tout cela me remplit à tout le moins de stupeur. Et lorsque je vis un soldat américain déambuler sans gêne parmi ces splendeurs de la vieille Espagne, et lorsque je nous vis là, moi et mes camarades, qui étions à peine quelques années plus tôt de jeunes garçons dans un pays auquel l’Espagne n’avait jamais songé, apprenant dans les livres la période glorieuse de Charles Quint, les conquêtes de Pizarro et de Cortez, j’eus le sentiment troublant qu’il y avait eu erreur quelque part. Comment six modestes navires avaient- ils pu intimider pareille grandeur, et dix mille volontaires américains s’emparer de tout cela ? »19.

7 La confluence de l’art et de l’empire ne se limite pas à ce type d’interaction critique. Les photographes et les artistes américains – dont beaucoup sont directement rattachés à l’armée – choisissent fréquemment l’architecture coloniale pour sujet, non seulement pour prendre la mesure du butin américain, mais aussi pour dénigrer la domination espagnole. Ainsi, James D. Givens, photographe militaire en titre du Presidio de San Francisco20 (exemple par excellence de l’édifice « qui rappelle silencieusement une ancienne Amérique espagnole à présent disparue ») inclut dans ses Scenes Taken in the Philippines and on the Pacific Relating to Soldiers deux clichés de l’ossuaire de Manille, dont l’un est baptisé « Fosse à ossements du cimetière de Manille. L’accumulation d’années de domination espagnole dans les Philippines » 21. Cette association visuelle entre architecture et domination (abusive) espagnoles illustre une stratégie répandue chez les Américains, qui s’empressent de montrer les cimetières de Manille comme des sites « pittoresques et sinistres » illustrant les horreurs de l’ancien régime (et la supériorité du régime américain)22. Quant aux troupes, composées de volontaires venus de Californie et de l’État de Washington, elles ont un rapport plus direct avec l’architecture et les objets locaux, traitant de manière quasi iconoclaste les paysages et les édifices catholiques de la province23.

8 Mais l’emprise des États-Unis sur les Philippines est rarement évoquée dans la littérature sur l’art de l’Ouest américain. Et même si les spécialistes de la culture visuelle américaine commencent à s’intéresser aux Philippines (très tardivement par rapport à leurs collègues venus de la littérature, de l’histoire, des sciences sociales, ou aux spécialistes d’autres puissances coloniales), ils ont tendance à délaisser l’Ouest américain et le Pacifique24.

9 Afin de mesurer à sa juste valeur la place de l’art dans l’empire américain, il est essentiel d’élargir les recherches en direction du Pacifique et au-delà, en tenant compte des nuances des liens qui rattachaient (et rattachent encore) l’« Amérique » aux Philippines, à Hawaï et à d’autres îles. L’investigation ne se limite pas nécessairement aux épisodes de premier contact, ni aux « îles et aux plages » (pour reprendre le titre évocateur du livre de Greg Dening). L’axe de réflexion pourrait ouvrir de nouvelles perspectives sur l’art et l’architecture de « l’Ouest américain », voire ceux des régions nord et est25.

10 Au début des années 1820, dans le nouveau Mexique indépendant, María Marta tresse un panier à l’intérieur duquel figure le dessin d’une pièce espagnole en argent. L’objet est insolite, car il porte le nom de sa créatrice, une Indienne chumash convertie au christianisme qui s’est installée à San Buenaventura, l’une des nombreuses missions

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franciscaines établies le long de la dorsale californienne26. On ignore à quel usage précis ce panier était destiné, mais il quitte peu après la mission et devient objet de collection – forme précoce d’art indigène destiné aux touristes. Au cours des décennies suivantes et jusqu’au début du XXe siècle, il voyage jusqu’à Mexico, New York et San Francisco. Il se trouve aujourd’hui au Phoebe Hearst Museum of Anthropology de Berkeley, une institution où, à une autre époque, vécut quelque temps Ishi, le dernier des Indiens yahi. Les aspects indigènes de l’architecture et de l’art californiens disparaissent le plus souvent des histoires du Pacifique27. Pourtant, le panier de María Marta, avec son dessin inspiré d’un ocho real, nous rappelle que les pièces frappées au Mexique n’étaient pas seulement destinées aux missions, et qu’on les retrouve – sous une multitude de formes – à Macao et à Manille, à Zanzibar et à Boston. En outre, cette monnaie, si elle était parfois conservée de longues années dans les missions californiennes, pouvait aussi réapparaître aux Philippines et en Chine. Ainsi, il serait utile de s’interroger sur les objets autochtones et l’usage de la monnaie parallèlement aux objets créés en Extrême Orient, voire plus au nord du continent américain, dans ce qui est aujourd’hui la Colombie Britannique et l’Alaska. Au-delà de la circulation de la monnaie d’argent, le colonialisme chrétien qui a entraîné María Marta et ses semblables vers la conversion et la relocalisation peut être retracé, mutatis mutandis, sur les îles de Luzon et Cebu28. María ne s’est peut-être jamais considérée comme une habitante de la Ceinture du Pacifique (on peut même l’affirmer), mais cela empêche-t-il de la considérer comme telle aujourd’hui ?

11 Il y a près de trente ans, Jean Baudrillard décrivait la vie en Californie, placée sous le signe de la consommation et de l’extravagance. Outre Disneyland, il y trouvait « les autoroutes, les supermarchés, le panorama des villes, la vitesse et les déserts – c’était cela, l’Amérique, et non les galeries, les églises ou la culture »29. Les tropes ont peut- être vieilli, mais ils ont gardé leur mordant. Il est en effet difficile de séparer la Californie du flux économique mondial alimenté par le désir et la consommation. Mais cette économie et ce désir ont une longue histoire, et c’est sur ce point que nous allons conclure. Il est grand temps pour l’histoire de l’art américain de s’intéresser de plus près au Pacifique – notamment en ce qui concerne l’art des Amériques de l’époque prémoderne. Le chemin est, semble-t-il, encore long : pas seulement parce que ce travail exige de penser autrement ce qui définit l’Américain et le lieu où l’Amérique s’est formée, ou qu’il reste encore de longues recherches à effectuer dans les archives, dans des langues peu utilisées par les américanistes. C’est un travail nécessaire, car afin de franchir la limite ouest de l’art américain, il faut imaginer la différence que peut faire un océan.

NOTES

1. David Armitage, « Three Concepts of the Atlantic History », dans David Armitage, Michael Braddick éd., The British Atlantic World 1500-1800, Houndsmills/New York, 2002, p. 11.

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2. Voir notamment Wendy Bellion, Monica Dominguez Torres éd., Objects in Motion: Visual and Material Culture Across North America (double numéro spécial de Winterthur Portfolio, 2011), où l’influence du « monde atlantique » se fait sentir. 3. Voir, entre autres, le numéro spécial de la revue Common Places: The Journal of Early American Life consacré aux « routes du Pacifique » (5/2, janvier 2005), http://common-place-archives.org/ vol-05/no-02 (consulté le 1 er novembre 2015). Dans le domaine des études latino-américaines, signalons le numéro spécial sur le Pacifique de Colonial Latin American Review (à paraître). L’introduction de Dana Leibsohn et Meha Priyadarshini, « Beyond Silk and Silver », y dresse un aperçu des travaux sur le Pacifique pour la période prémoderne ; voir également Edward Slack, « Philippines under Spanish Rule, 1571-1898 », dans Oxford Bibliography Series of Latin American Studies, www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199766581/ obo-9780199766581-0164.xml ; Dennis Carr, « Asian Art and its Impact in the Americas, 1565-1840 », dans Oxford Bibliography Series of Latin American Studies, www.oxfordbibliographies.com/view/document/obo-9780199766581/ obo-9780199766581-0044.xml ; Jerry Garcia, « Japanese Presence in Latin America », dans Oxford Bibliography Series of Latin American Studies, www.oxfordbibliographies.com/view/document/ obo-9780199766581/obo-9780199766581-0156.xml (consulté le 1 er novembre 2015). Dans le domaine de l’art américain, voir l’analyse de J. M. Mancinidans « Pedro Cambón’s Asian Objects: A Transpacific Approach to Eighteenth-Century California », American Art, 25/1, 2011, p. 28-51 et « The Pacific World and American Art », dans John Davis, Jennifer A. Greenhill, Jason D. Lafountain éd., A Companion to American Art, Malden/Oxford, 2015, p. 228-45. 4. Comme dans le cas des Philippines, l’« américanité » d’Hawaï aux XVIIIe et XIXe siècles est abordée le plus souvent dans le cadre d’analyses de la nation et de l’empire, et non sous l’angle de la culture visuelle. Le sujet est donc davantage traité par les historiens et les anthropologues que par les spécialistes de l’architecture. Parmi les exceptions, signalons l’ouvrage d’Eleanor C. Nordyke, Pacific Images: Views from Captain Cook’s Third Voyage, Honolulu, 2008, et celui de Stacy Kamehiro, The Art of Kingship: Hawaiian Art and National Culture in the Kalakaua Area, Honolulu, 2009. 5. Voir notamment Gauvin Alexander Bailey, « Asia and the Arts of Colonial Latin America », dans The Arts in Latin America, Joseph J. Rishel, Suzanne Stratton-Pruitt éd., (cat. expo., Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2006), New Haven/Londres, 2006, p. 56-69 ; Gustavo Curiel, « Al remedo de la China: el lenguage achinado y la formación de un gusto dentro de las casas novohispanas », dans Gustavo Curiel éd., Orientes y Occidentes: el arte y la mirada del otro, Mexico, 2007, p. 299-317 ; Donna Pierce, Ronald Otsuka éd., Asia & Spanish America: Trans-Pacific Artists and Cultural Exchange, 1500-1800, Denver, 2006 ; Meha Priyadarshini, From the Chinese Guan to the Mexican Chocolatero: A Tactile History of the Transpacific Trade, 1571-1815, thèse, Columbia University, 2014 ; Sofia Sanabrais, « ‘The Spaniards of Asia’: The Japanese Presence in Colonial Mexico », dans Bulletin of Portuguese/Japanese Studies, 18/19, 2009, p. 223-251. 6. La grille avait été commandée au XVIIIe siècle à un peintre en vue de la Nouvelle-Espagne. Les plans furent expédiés à Manille, puis à Macao, où la grille fut fondue en bronze. Les pièces traversèrent le Pacifique en sens inverse jusqu’à Mexico via Acapulco (voir Bailey, 2006, cité n. 5, p. 60). Sur la fonction évocatrice du Parián de Manille et/ou de Mexico, voir entre autres Immaculada Alva Rodriguez, Vida Municipal en Manila, siglos XVI-XVII, Córdoba, 1997 ; Richard Kagan, Urban Images of the Hispanic World, 1493-1793, New Haven, 2000 ; Gustavo Curiel, Juana Gutiérrez, Rogelio Ruiz Gomar, « El Parián », dans Anales del Instituto de Investigaciones Estéticas, 78, 2001, p. 215-20 ; Dana Leibsohn, « Made in China, Made in Mexico », dans Donna Pierce, Ronald Otsuka éd., At the Crossroads : The Arts of Spanish America and Early Global Trade, 1492-1850, Denver, 2012. 7. Voir Juan Gil, Los Chinos en Manila, siglos XVI y XVII, Lisbonne, 2011.

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8. Voir, entre autres, Donna Pierce, Cordelia Thomas Snow, « A Harp for Playing », dans June-el Piper éd., El Camino Real de Tierra Adentro, Santa Fe, 1999, p. 56-71 ; Donna Pierce, « Popular and Prevalent: Asian Trade Goods in Northern New Spain, 1570-1850 », dans Colonial Latin American Review, à paraître. Sur la présence asiatique en Amérique latine, il existe un corpus croissant d’importants travaux en langue anglaise, dont ceux des historiens Richard Chu, Evelyn Hu-De- Hart et Tatiana Seijas. 9. Notons que les tendances observées dans la recherche sur l’art de l’Amérique latine à l’époque coloniale commencent à toucher les musées américains. C’est notamment le cas de l’exposition Made in the Americas: The New World Discovers Asia qui se tient en ce moment au Museum of Fine Arts de Boston (août 2015-février 2016). Le Pacifique intervient dans une histoire de l’art hémisphérique, porteur d’importations qui laissent leur empreinte sur les objets et l’esthétique des couvents de la Nouvelle-France et des églises de la Nouvelle-Espagne ; Made in the Americas: The New World Discovers Asia, Dennis Carr et al. éd., (cat. expo., Boston Museum of Fine Arts, 2015), Boston/New York, 2015. 10. Dans les années 1840-1850, nombre d’Américains estimaient que États-Unis avaient pour « destinée manifeste » de répandre les idéaux démocratiques et la civilisation dans les territoires de l’Ouest (N.D.L.T.). 11. William H. Truettner, The West as America: Reinterpreting Images of the Frontier, 1820-1920, Washington, D.C., 1991. Sur l’« héritage de la conquête », voir Patricia Nelson Limerick, The Legacy of Conquest: The Unbroken Past of the American West, New York, 1987 ; l’ouvrage illustre la « nouvelle histoire de l’Ouest » qui a marqué la recherche sur l’art américain durant cette période. David Weber, « The Spanish Legacy in North America and the Historical Imagination », dans The Western Historical Quarterly, 23/1, février 1992, p. 4-24. 12. « […] taking us into the missions and reimagining them from Indian angles of vision […] the southern rim of the United States, from the Atlantic to the Pacific, [where] aged buildings stand as mute reminders of an earlier Spanish America that has vanished » (Weber, 1992, cité n. 11, p. 6). 13. Sur les conceptualisations « hémisphériques » de l’art américain, voir notamment le numéro spécial de la revue American Art, « Encuentros: Rethinking America Through Artistic Exchange » (26/2, été 2012), basé sur le colloque organisé au Smithsonian Art Museum en 2011. Comme le fait observer Chon A. Noriega dans un des textes du volume, il existe d’autres projets de ce type : A Ver: Revisioning Art History (University of California, Los Angeles) et Documents of 20th-Century Latin American and Latino Art (Museum of Fine Arts de Houston), deux projets qui « élargissent les fondations sur lesquelles on peut bâtir une histoire de l’art américain où l’Amérique est à la fois une nation et un continent » (« expanding the foundation on which we can base a history of American art that considers America as both nation and continent »). Notons que ces projets portent presque exclusivement sur l’art des XXe et XXIe siècles. 14. « Pacific world […] the aged buildings […] of an earlier Spanish America that has vanished » (Weber, 1992, cité n. 11, p. 6). 15. Pour plus de détails, voir Mancini, 2011, cité n. 11. 16. Voir le récent recueil dirigé par Patricia Johnson et Caroline Frank, Global Trade and Visual Arts in Federal New England, Durham, New Hampshire, 2014, et Caroline Frank, Objectifying China, Imagining America: Chinese Commodities in Early America, Chicago, 2011. 17. Voir James J. Rawls, « The California Mission as Symbol and Myth », dans California History, 71/3, automne, 1992, p. 342-361 ; David Gebhard, « Architectural Imagery, The Mission and California », dans Harvard Architectural Review, 1, printemps 1980, p. 137-45 ; Weber, 1992, cité n. 11. 18. Cet essai porte avant tout sur l’empire américain dans le Pacifique durant la période de la poussée vers les territoires de l’Ouest (en lien avec les pratiques artistiques et architecturales), mais on pourrait tracer des parallèles entre la conquête de l’Ouest américain et d’autres conflits

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antérieurs entre les empires anglais et espagnols (notamment à propos de l’invasion anglaise à Manille et à Cuba en 1762). Sur l’art et l’architecture en lien avec ces événements, voir J. M. Mancini, « Siege Mentalities: Objects in Motion, British Imperial Expansion, and the Pacific Turn », dans Wintherthur Portfolio, 45/2-3, été-automne 2011, p. 125-140, et « Disrupting the Transpacific », dans Colonial Latin American Review, à paraître. Pour une analyse plus détaillée des liens entre ces événements et les interventions américaines dans les années 1890, voir J. M. Mancini, Art and War in the Pacific World, à paraître. 19. « The splendid marble columns that we saw and the handsome, enormous paintings, and the great gilded lions, each with his paw on a globe, and the frescoed ceilings, and the magnificent draperies, and the quiet and elegance of everything, filled me at least, with awe. And when I saw a United States soldier, walking carelessly about amid these splendors of ancient Spain, and when I saw my friends and myself standing there, who but a few years before had been little boys in a country that Spain had not thought about at all, reading of the glories of Charles the Fifth, and the conquests of Pizarro and Cortez, I had a confused feeling that there was a mistake somewhere. How could it be that six small ships had overawed such great magnificence ; and that ten thousand unprofessional American soldiers had taken possession of it all? » (Bradley A. Fiske, War Time in Manila, Boston, 1913, p. 141-142). 20. Ancien fort espagnol qui fut longtemps une base militaire américaine (N.D.L.T.). 21. James D. Givens, Scenes Taken in the Philippines and on the Pacific Relating to Soldiers, San Francisco, 1912. 22. L’expression « pittoresques et sinistres » (picturesque and grewsome) est tirée de George Amos Miller, Interesting Manila, Manile, 1906, p. 238. 23. Sur l’iconoclasme voir Mancini, 2015, cité n. 3. 24. Par exemple, dans un ouvrage récent, l’historien David Brody se désintéresse largement du contexte Pacifique sur le long terme et des interconnexions entre la conquête américaine des Philippines et la conquête de l’Ouest américain, au profit d’un mode d’interprétation « saïdien » et d’un « orientalisme » de la côte ouest à la Charles Longfellow (voir David Brody, Visualizing American Empire: Orientalism and Imperialism in the Philippines, Chicago, 2010). 25. Greg Dening, Islands and Beaches: Discourse on a Silent Land : Marquesas, 1774-1880, Wadsworth, 1988. Parmi les études qui se penchent sur l’immigration en provenance de la zone Pacifique dans la région du nord-est, citons le livre d’Anthony Lee, A Shoe-maker’s Story: Being Chiefly about French Canadian Immigrants, Enterprising Photographers, Rascal Yankees and Chinese Cobblers in a Nineteenth- Century Factory Town, Princeton, 2008. 26. Peu d’individus, notamment parmi les peuples indigènes d’Amérique, signaient leurs créations, et c’était encore plus rarement le cas des femmes. Voir à ce sujet Lillian Smith, « Three Inscribed Chumash Baskets with Designs from Spanish Colonial Coins », dans American Indian Art Magazine, 7, été 1982, p. 62-68 ; Zelia Nuttall, « Two Remarkable California Baskets », dans California Historical Society Quarterly, 2/4, 1924, p. 341-43 ; Dana Leibsohn, « Exchange and Value: The Material Culture of a Chumash Basket », dans Anne Gerritsen, Giorgio Riello éd., Writing Material Culture History, Londres, 2014, p. 101-108. 27. Même Barbara Voss, qui porte un regard original sur l’histoire matérielle et architecturale de groupes ethniques distincts et leur existence dans la colonie californienne, n’opère que de rares rapprochements entre les peuples autochtones et la population chinoise outre-Pacifique. 28. Sur la frappe de monnaie, voir le passionnant essai de Byron Hammann, « Counterfeit Money, Starring Patty Hearst », dans Colonial Latin American Review, à paraître. 29. « The freeways, the Safeways, the skylines, speed, and deserts – these are America, not the galleries, churches, and culture » (Jean Baudrillard, America, Londres/New York, p. 104).

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INDEX

Keywords : pacific studies, American art, artistic exchange Mots-clés : pacific studies, art américain, échange artistique Index géographique : États-Unis, Californie

AUTEURS

J. M. MANCINI

National University of Ireland Maynooth [email protected]

DANA LEIBSOHN

Smith College [email protected]

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Des objets paradoxaux : les quilts dans la culture américaine

Janneken Smucker Traduction : Géraldine Bretault

1 D’après une étude de 2014, les États-Unis comptent 16,4 millions de confectionneurs de quilts (courtepointes), dans une industrie du quilt évaluée à 3,76 milliards de dollars 1. Comme au cours des deux siècles précédents, le quilting (art de confectionner un quilt) demeure un support d’expression artistique, ainsi qu’un artisanat faisant appel à un véritable savoir-faire et une grande dextérité technique. À l’instar de leurs prédécesseurs, les confectionneurs de quilts contemporains, apprécient le charme de cet artisanat en apparence désuet, mais qu’ils pratiquent en utilisant des machines à piquer, des machines à découpe, et à l’aide de tutoriels vidéo. Ils confectionnent des quilts chez eux – pour les utiliser comme couvre-lits et décoration murale –, tout en participant à tous les aspects de l’industrie de masse du quilt : ils assistent à des foires, suivent les célébrités du quilt sur les réseaux sociaux, collectent des chutes de tissus et achètent de nouveaux accessoires. Certains confectionneurs contemporains de quilts cherchent à produire des quilts en patchwork à l’aspect rapiécé (scrappy), évoquant le fait-main, en dépit d’une réalité démographique établie de longue date, à savoir que les confectionneurs de quilts sont plutôt aisés. À l’heure actuelle, ils comptent parmi eux des artistes produisant des pièces originales et techniques, ainsi que des amateurs produisant des quilts conventionnels. Nombre d’entre eux se tournent vers la communauté pour travailler selon cette coutume ancienne, tout en fabriquant des quilts individuels fondés sur l’expression personnelle.

2 Ces tendances ne sont pas nouvelles. L’art du quilt aux États-Unis a longtemps été caractérisé par des tensions culturelles, entre art et artisanat, ancien et moderne, production domestique mais dépendante de l’industrialisation, évoquant la pauvreté alors qu’il est lié à l’abondance, avant-gardiste mais conventionnel et tourné vers la communauté tout en reflétant une créativité individuelle. Comme pour les générations précédentes, les confectionneurs de quilts actuels continuent de repousser les limites de ce médium, brouillant les frontières qui définissent ces paradoxes.

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3 Le quilt American Gothic de l’artiste Luke Haynes aborde un certain nombre de ces contradictions. La qualité très picturale de son portrait, ainsi que le titre et la composition elle-même, évoquent le régionalisme américain2, bien que l’aspect artisanal du fond en patchwork situe la pièce parmi les quilts traditionnels. Haynes recycle de vieux vêtements, puisant avec nostalgie dans un passé fantasmé où les confectionneurs de quilts devaient faire avec ce qu’ils avaient « sous la main », alors que lui-même s’approvisionne dans des friperies regorgeant de vieux vêtements. Des quilts comme celui-ci nous permettent d’étudier les puissantes motivations humaines qui se cachent derrière ces créations : la fantaisie, le progrès, la nostalgie, l’individualisme et la collectivité.

Art/Artisanat

4 Un paradoxe essentiel du quilting tient à sa position face à la frontière bien gardée qui sépare l’art de l’artisanat. Les débats sur ces catégories hiérarchiques échouent à produire des étiquettes définitives, étant donné que les quilts se tiennent en équilibre instable entre l’art, le design et l’artisanat3. Cependant, à plusieurs reprises au cours du siècle passé, l’exclusion ou l’inclusion des quilts dans la catégorie « art » a révélé à la fois le contexte plus large de la césure entre art et artisanat au sein de la société, ainsi que le rôle spécifique des quilts.

5 Depuis le XIXe siècle, les femmes considèrent leurs quilts comme de l’art. Elles puisent leur inspiration dans d’autres domaines artistiques et exposent publiquement leur production dans un certain nombre de foires et de collectes de fonds4. Toutefois, les Américains ont rarement considéré les quilts dans un contexte artistique, avant que l’influence du mouvement Arts and Crafts et du modernisme ne se fasse sentir sur les arts décoratifs américains, à partir du début du XXe siècle. Des artistes femmes et des créatrices, formées professionnellement, diplômées de nouvelles écoles d’art, se sont mises à créer des motifs de quilts modernistes. En outre, les collectionneurs d’objets d’art anciens américains ont commencé à établir des liens entre les quilts anciens et l’art moderniste, tandis que les modernistes se tournaient vers les arts populaires américains envisagés comme un héritage artistique pour leur travail contemporain5.

6 Lorsque les amateurs d’art newyorkais ont « découvert » les quilts, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, ils les ont comparés aux œuvres d’art abstrait et les ont accrochés à leurs murs. Les quilts se sont imposés dans les débats sur la hiérarchie entre art et artisanat6. Au moment même où les beaux-arts embrassaient le Pop Art, l’art textile et l’art conceptuel, les quilts se sont immiscés dans la conversation. Certains artistes contemporains en se consacrant au quilt, en ont fait leur médium principal, en donnant naissance au mouvement du « Studio Art Quilt »7.

7 Pourtant, la tension entre art et artisanat ne s’est pas résorbée. Alors que certains conservateurs et collectionneurs militaient pour que les quilts soient appréciés comme des œuvres d’art, les tenants d’une distinction entre art et artisanat refusaient de capituler. En 1975, la veuve du peintre expressionniste abstrait Barnett Newman, Annalee, a opposé les tableaux de son défunt mari aux quilts, en déclarant que Newman cherchait à explorer les « relations subtiles entre les rayures et le fond », tandis qu’un confectionneur de quilt se contente « d’exécuter un motif simple »8. Plus d’une décennie plus tard, le critique d’art Robert Hughes observait à propos des quilts des Amish : « Pris hors de leur contexte d’origine, accrochés à un mur, ils démontrent

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l’absurdité des distinctions hiérarchiques autrefois farouches entre art ‘majeur’ et ‘art populaire’ »9. Comme l’illustre cette déclaration de Hughes, si l’on veut considérer les quilts traditionnels qui servaient de courtepointes comme des œuvres d’art, il faut d’abord les décontextualiser. Ou, comme l’a noté la spécialiste Susan Bernick : « Un quilt est un objet d’art lorsqu’il se tient droit comme un homme »10.

8 De fait, la classification des quilts comme relevant de l’art ou de l’artisanat s’est inscrite dans le débat plus large lié au gender studies. Dans les années 1970, tandis que des hommes, collectionneurs, et des conservateurs accrochaient des quilts à leurs murs et écrivaient à propos de la puissance visuelle de ces quilts, des chercheuses féministes tentaient de les re-contextualiser, en rappelant qu’ils étaient les produits des mains habiles de femmes, intimement liés aux divers univers féminins, et pas seulement de beaux objets décoratifs11. En examinant les quilts dans leurs contextes variés, nous pouvons échapper à cette dichotomie simpliste entre art et artisanat pour atteindre une meilleure compréhension de ces objets, à partir d’une multitude de perspectives.

Ancien/Moderne

9 La conviction que le quilting est une tradition, c’est-à-dire qu’il renvoie à un mode de vie ancien, n’a jamais faibli aux États-Unis, en dépit de la modernisation constante de cet artisanat. À l’époque coloniale, seuls les Américains les plus aisés possédaient des quilts, car les textiles étaient importés d’Europe à des prix élevés. Les progrès industriels des années 1820-1840 ont démocratisé l’art du quilt, grâce à une hausse de l’approvisionnement en cotonnades, assortie d’une baisse des prix. Cependant, à partir des années 1840, certains Américains portèrent un regard nostalgique sur les quilts, comme s’ils étaient les reliques d’une époque révolue, même leur production faisait appel à des matériaux, des motifs et des technologies inédits12.

10 À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les quilts demeuraient étroitement associés avec un passé rêvé, dans le contexte du « Colonial Revival », attaché à célébrer tout ce qui est ancien, et pouvant être relié de manière mythique ou réelle à des temps plus simples, antérieurs à l’industrialisation et l’urbanisation. Les tenants du Colonial Revival ont réinterprété les motifs de quilts autrefois populaires auprès des générations antérieures ; ils s’habillaient avec des vêtements coloniaux et se réunissaient lors d’ateliers de quilting ; ils associaient des quilts modernes du XIXe siècle avec des parures de lits d’inspiration coloniale13.

11 En dépit de ces liens avec un passé imaginaire, les confectionneurs de quilts – ainsi que les partisans de l’industrie du quilt – ont tout de même fini par adapter leur production aux temps modernes. Grâce à des techniques, des motifs et des méthodes inédits – incluant la machine à coudre, les kits de quilting et le cutter rotatif, désormais omniprésent –, ces quilts pouvaient évoquer le meilleur de l’ancien temps, en dépit de leur exécution moderne14.

12 Bien que la fabrication des quilts ait persisté pendant la Seconde Guerre mondiale, une seconde renaissance s’est imposée au début des années 1970, qui ne s’est pas démentie jusqu’en ce début de XXIe siècle. La culture actuelle du quilt a entretenu une vision nostalgique du quilting, tout en relançant le secteur grâce à des nouvelles technologies, ainsi qu’un accès facilité aux outils, aux tissus et aux instructions, grâce à Internet. De nos jours, le quilt américain est aussi moins distinctement américain, dans la mesure où

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la mondialisation a favorisé les échanges : l’art du quilt à l’américaine a traversé l’Atlantique en sens inverse, pour gagner ensuite l’Asie, l’Amérique latine et le reste du monde15.

Domestique/Industriel

13 Un autre mythe persistant considère les quilts comme une forme de production exclusivement domestique et féminine. Marie Webster, créatrice de quilts et auteure de l’ouvrage Quilts: Their Story and How to Make Them (1915), louait les talents des femmes de l’époque coloniale en matière de quilting, alors même que peu de femmes à cette époque produisaient des quilts dans un contexte domestique, en raison du prix élevé des textiles issus de l’importation16.

14 Dans les années 1970, les interprétations féministes ont continué à mettre en avant l’art du quilt comme une forme de domesticité féminine et comme une tradition par essence féminine, qualifiée « d’art incontestablement féminin »17. Les féministes voyaient dans les travaux d’aiguille de ces femmes les états précurseurs des formes émergentes d’une pratique artistique féministe. De grandes artistes féministes comme Judy Chicago, Faith Ringgold et Miriam Shapiro ont intégré des techniques de couture et des formes d’art liées au quilting dans leur travail, allant à l’encontre d’une stricte distinction entre arts majeurs et arts appliqués, ces derniers étant souvent relégués aux débats sur le genre18. Ce faisant, en insistant sur la valeur de patrimoine artistique féminin du quilt, elles ont négligé les liens étroits associant le quilting à l’industrialisation et au commerce.

15 Lorsque des fabriques ont vu le jour en Nouvelle-Angleterre, le quilting est devenu un produit de l’industrialisation autant que de la sphère domestique, grâce aux tissus de production industrielle, aux fils fabriqués par des machines, aux aiguilles et aux broches confectionnées à la chaîne, et aux teintures à l’aniline, sans oublier la machine à coudre19. Outre les matériaux et les machines destinés à produire des quilts, l’industrialisation a engendré les infrastructures indispensables pour publier les motifs, assurer une distribution élargie du matériel nécessaire et soutenir les petites et grandes entreprises de quilt, assimilant le quilting à un art accessible et démocratique20.

16 Dans les faits, depuis le XIXe siècle, les femmes pratiquant le quilting au foyer ont produit la vaste majorité des quilts, mais elles se sont souvent tournées vers le monde extérieur pour y puiser leur inspiration. À l’heure actuelle, les célébrités du quilt stimulent la créativité des confectionneurs amateurs de quilts. Le même phénomène s’était déjà produit au début du XIXe siècle, lorsque des célébrités du quilting – réelles comme Marie Webster, Ann Orr et Ruby Short McKim, imaginaires, comme les personnages de fiction Nancy Page et Nancy Cabot – se sont mises à diffuser des conseils et des motifs de quilting dans les magazines féminins et dans les colonnes de journaux21. Ce phénomène de célébrité du quilt a peut-être un antécédent : des spécialistes émettent aujourd’hui l’hypothèse que certains des blocs d’impression ornés des quilts supérieurs appelés « Baltimore Albums » du milieu du XIXe siècle étaient produits commercialement par au moins un fabricant à Baltimore, qui vendait probablement ces motifs22.

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Pauvreté/Abondance

17 Les quilts américains incarnent l’idée-même d’une production créative faite à partir de trois fois rien, en cousant plusieurs morceaux de tissus ensemble. Pour décrire cette notion qui consiste à voir le quilt comme un produit lié à la pauvreté, les spécialistes font appel au « mythe du sac à chutes de tissus », qui part du principe que les femmes des premiers temps des États-Unis fouillaient dans leur sac à chutes de tissus et recyclaient des vêtements et du linge de maison usés pour fabriquer des quilts destinés à garder leur famille bien au chaud23. Si certains quilts sont le résultat d’un remploi inspiré, la grande majorité des quilts conservés des XVIIIe et XIXe siècles étaient composés de tissus plutôt neufs qu’usés. La confection de quilts a explosé avec l’abondance introduite par la Révolution industrielle et l’émergence de la consommation de masse, qui ont permis aux femmes d’acheter du tissu rapidement pour confectionner des quilts, ou d’utiliser les chutes de tissu qui leur restaient après avoir cousu des vêtements24.

18 Les auteurs du Colonial Revival ont mis en avant le rôle du sac à chutes de tissus. En 1915, Marie Webster avançait l’hypothèse que, pour que les quilts maintiennent les colons au chaud durant les hivers rigoureux, « chaque morceau de tissu récupéré de la confection des vêtements était épargné. Pour compléter ceux-ci, les parties en meilleur état sur les vêtements usés étaient découpées, et transformées en pièces pour quilts »25. En 1929, Ruth Finley a déclaré : « Dans les maisons de maître comme dans les cabanons de la Frontière, des cavaliers de la Virginie aux puritains de Plymouth, les chutes de lin, de coton, de soie et de laine étaient jalousement gardées et rapiécées pour former des quilts en patchwork »26.

19 En se basant sur les quilts conservés depuis les premiers temps de l’Amérique, ces premiers spécialistes des quilts ont imaginé que la pauvreté fondait la tradition du quilt. Mais lorsqu’est survenue la Grande Dépression, les femmes ont réellement été contraintes de remployer les vieux vêtements pour fabriquer des quilts. Un nombre conséquent de quilts du XXe siècle trahit ce souci économique, bien que leur reconnaissance en tant qu’objets d’art soit très récente, dans la mesure où les collectionneurs comme les conservateurs de quilts se sont longtemps intéressés davantage aux quilts « supérieurs » plutôt qu’aux plus rapiécés. L’exposition itinérante à succès, Quilts of Gee’s Bend (2002-2006) présentait des quilts utilitaires réalisés à partir de chutes de tissu par des producteurs afro-américains dans une enclave isolée de l’Alabama27. Plus récemment, l’ouvrage du collectionneur Roderick Kiracofe, Unconventional and Unexpected: American Quilts Under the Radar, 1950-2000, contenait quelques quilts rapiécés excentriques montrant que l’économie et le remploi sont des aspects récurrents de la confection de quilts au XXe siècle28. Les motifs joyeux et improvisés, ainsi que l’usage audacieux et graphique de tissus inattendus ont rendu ces quilts aussi attrayants que de l’art abstrait. Ils sont aussi devenus les symboles de l’ingéniosité créative des femmes, comblant enfin l’écart entre art et artisanat.

Avant-garde/Convention

20 De nombreux confectionneurs de quilts se sont contentés de produire des quilts semblables à ceux de leurs voisins, ou d’imiter les modèles présentés dans les magazines, quand ils n’utilisaient pas des kits ou des patrons publiés dans le commerce.

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Pour cette raison, les confectionneurs de quilts ont cousu des milliers de quilts avec des motifs appliqués rouges et verts durant les années 1850-1860, puis des « Crazy Quilts » dans les années 1870-1890, et enfin des quilts « Grandmother’s Flower Garden » dans les années 1920-1930. Cependant, parmi ces styles conventionnels, des confectionneurs de quilts au talent remarquable ont exploité le tissu comme un support neutre pour créer des œuvres d’art originales.

21 Dans son Reconciliation Quilt, Lucinda Honstain a recours à l’appliqué pour dresser un récit de la vie quotidienne comme de faits imaginaires survenus pendant et après la guerre de Sécession à Brooklyn. Dans ses quarante cases, Honstain décrit des créatures exotiques, comme un chameau, un éléphant et un morse, ainsi qu’un vendeur d’articles de mercerie, des Afro-Américains libres et d’autres réduits en esclavage, ou encore des Zouaves inspirés des soldats français, vêtus de pantalons rouge vif et de vestes bleues29. À l’époque des « Crazy Quilts » (1880-1890), alors que les appliqués de soie et de velour étaient nombreux, Harriet Powers, une confectionneuse modeste de quilts afro- américaine, qui avait grandi comme esclave, créa de célèbres quilts à partir des histoires bibliques (fig.3). Elle vendit le premier à un client blanc, pour cinq dollars30. Les créateurs les plus audacieux ont soumis leurs quilts en 1933 au concours national de quilt organisé par Sears Roebuck & Company, dans le cadre de l’Exposition universelle de Chicago, aussi connue sous le nom de « A Century of Progress ». Parmi les 24 000 participants, certains avaient repris des motifs modernistes, inspirés notamment par l’architecture Art déco de Chicago et l’esthétique aérodynamique des années 1930, pour créer des quilts originaux. Par exemple, Emma Mae Leonhard créa un quilt retraçant l’évolution de la mode féminine entre 1833 et 1933, en y associant de l’architecture Art déco et des symboles patriotiques stylisés 31.

22 Les styles de certains quilts étaient relativement familiers à la communauté de leur créateur, mais ils étaient considérés comme des exemples de motifs exceptionnels du point de vue d’observateur étranger. Au cours de la première moitié du XXe siècle, les femmes des Amish de l’Ancien Ordre dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, ont réalisé des centaines de quilts « Center Diamond », dans des myriades de déclinaisons, basées sur la couleur ; de subtiles différences dans les motifs des quilts et un usage varié des bordures, des cadres et des coins. Ces quilts présentent des similarités visuelles avec la série Hommage au carré de Josef Albers (1956, Paris, Centre Pompidou), qui explore la relation de la couleur avec une formule géométrique rigide. De la même manière, beaucoup de femmes issues des milieux ruraux pauvres fabriquaient des quilts improvisés, conventionnels au sein de leurs communautés, mais considérés aujourd’hui comme de grandes œuvres d’art graphique.

Communauté/Individu

23 Le quilting bee (atelier de quilting) – dont le souvenir réapparaît dans les années 1840, tout en étant figuré dans l’art aux XIXe et XXe siècles et pratiqué à nouveau par les nostalgiques des temps anciens – suggère l’importance de la communauté dans l’art du quilt. Les quilting bees ou quilting frolics comme on appelait autrefois ces rassemblements, étaient des événements importants sur le plan social, au cours desquels des amies et des parentes se réunissaient autour d’un cadre de quilting et cousaient à la main les couches de tissu constituant le quilt – une tâche laborieuse, qui aurait représenté d’innombrables heures de travail en solitaire. Ce travail collectif est

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resté habituel parmi différentes communautés de confectionneurs de quilts, dont les Amish, les Afro-américains, les Amérindiens et différents ateliers de couture de paroisse. Vers la fin du XXe siècle, des anonymes proches se sont rassemblés pour célébrer à travers leurs quilts leurs proches disparus, dans le cadre du « AIDS Memorial Quilt ». Ce projet populaire fondé en 1987 regroupe aujourd’hui 48 000 panneaux individuels en hommage aux victimes du HIV et du SIDA32. Cet aspect collectif de l’art du quilt comme facteur de solidarité communautaire a entraîné l’adoption générale du quilt par divers groupes cherchant à préserver cette tradition à une époque de mutation rapide.

24 Plusieurs groupes se sont servis en effet du quilt pour resserrer de manière symbolique les liens entre les membres de leur communauté. Au XIXe siècle, les églises ont fabriqué des quilts qui étaient expédiés aux pasteurs lorsque ceux-ci quittaient la communauté pour une autre paroisse. Les proches signaient de leur nom des « Friendship Quilts » qui étaient offerts à ceux qui émigraient vers l’Ouest ou qui allaient se marier. Les mères Amish produisaient des quilts qu’elles offraient comme « cadeaux de la maison » à leurs enfants lorsqu’ils quittaient le foyer pour fonder leurs propres familles. Les membres des tribus amérindiennes offraient des « Star Quilts » comme présents honorifiques. À travers ces exemples, on constate que le caractère utilitaire des quilts a disparu devant leur fonction symbolique33.

25 Aux antipodes de cette fonction protectrice du quilt envers une communauté donnée, la confection de quilts est aussi un acte solitaire, une entreprise créative dans laquelle une personne choisit des tissus, sélectionne un motif ou invente un dessin, et travaille seul. Les confectionneurs de quilts prennent des décisions individuelles – petites et grandes – qui débouchent sur des quilts originaux. Pour de nombreuses femmes ayant peu d’autres débouchés créatifs, les quilts ont représenté une forme d’expression personnelle. Mary Hernandred Ricard a travaillé pendant trente-cinq ans, jusqu’à plus de soixante-dix ans, sur un quilt qu’elle a baptisé My Crazy Dream, suggérant qu’elle avait puisé son inspiration à partir d’une vision personnelle. Elle l’a inscrite et datée, et brodé tout un répertoire iconographique fantastique, incluant des animaux exotiques et des scènes tirées des contes de fées. Par ailleurs, elle a intégré sa propre photographie d’identité, pour bien montrer que son quilt était une forme d’autoreprésentation34.

L’attrait persistant des quilts américains

26 Pourquoi est-ce que pendant des siècles des femmes américaines – et des hommes, de plus en plus –, se sont adonnés au quilting ? Bien que les motivations individuelles soient très variables, ces quilts n’ont jamais été envisagés comme un moyen pratique de confectionner un couvre-lit. Découper des morceaux de tissu pour les coudre ensuite ensemble est un acte plutôt risible. Était-ce pour la créativité requise et l’impression de se donner un but qui en découle ? Peut-être faut-il voir dans cette formidable attraction pour les quilts de la part d’un si large éventail de communautés et d’individus une forme d’expression individuelle, que l’on trouve dans My Crazy Dream de Ricard comme dans American Gothic de Luke Haynes. Tous deux ont d’ailleurs inclus dans ces quilts la figure de l’artiste. Pour bien des individus créatifs, la confection de quilts a représenté un débouché accessible et sans danger pour ce type d’expression, dans la mesure où les qualités durables des quilts en tant qu’objets doux, agréables au toucher, véhiculant

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chaleur et confort rendent cet art – ou cet artisanat ? – attrayant auprès de tous ceux qui ont du temps, du tissu et des compétences en couture.

27 À l’image des tensions énumérées ci-dessus, les quilts réunissent bien des contradictions qui demeurent présentes au sein de la société américaine. C’est peut- être la raison pour laquelle les quilts ont si souvent servi de métaphore pour tous les aspects de la société faisant appel à la créativité, au courage, etc. Les quilts, dans toute leur complexité, continuent de résonner dans la culture américaine, et aujourd’hui peut-être plus que jamais.

NOTES

1. F+W, A Content + eCommerce Company, « Quilting in America (TM) 2014 », dans Quilting in America, 2014. 2. Le régionalisme américain est un mouvement artistique américain prônant le retour aux valeurs rurales et nationales, en vogue dans les années 1930 (N.D.L.T.). 3. Perspectives: Art, Craft, Design & the Studio Quilt, Michael James, Sandra Sider, (cat. expo., Lincoln, University of Nebraska, International Quilt Study Center & Museum, 2009-2010), Lincoln, 2009 ; Christine Humphery, « Quilts as Art », dans World Quilts: The American Story | International Quilt Study Center & Museum, 2013, http://worldquilts.quiltstudy.org/americanstory/creativity/ quiltsasart (consulté le 30 novembre 2015). 4. Elaine Hedges, Julie Silber, Pat Ferrero, Hearts and Hands: Women, Quilts, and American Society, Nashville, 1996, p. 63-64, 72-81. 5. Voir ma contribution dans Amish Quilts: Crafting an American Icon, Baltimore, 2013, p. 87-89. Sur les créateurs de quilts modernistes, voir Jonathan Gregory, « Early 20th-Century Ideas about Quilts and Art », dans World Quilts: The American Story | International Quilt Study Center & Museum, 2013, http://worldquilts.quiltstudy.org/americanstory/creativity/early20th-ideas-quilts-art (consulté le 30 novembre 2015). Voir aussi Virginia Stillinger, « From Attics, Sheds, and Secondhand Shops: Collecting Folk Art in America, 1880-1940 », dans Virginia Tuttle Clayton, Elizabeth Stillinger, Erika Lee Doss éd., Drawing on America’s Past: Folk Art, Modernism, and the Index of American Design, (cat. expo., Washington, D.C., National Gallery of Art, 2002), Washington, D.C., 2002, p. 52-53 ; Quilts in a Material World: Selections from the Winterthur Collection, Linda Eaton, (cat. expo., Winterthur, Winterthur Museum & Country Estate, 2007), New York, 2007, p. 168-170. 6. Pour une analyse de ces débats, voir Elissa Auther, « Fiber Art and the Hierarchy of Art and Craft, 1960-80 », dans The Journal of Modern Craft, 1, mars 2008, p. 13-33. 7. Michael James, « Beyond Tradition : The Art of the Studio Quilt », dans American Craft, 45/1, mars 1985, p 16-22. Le « Studio Art Quilt » est un mouvement artistique né aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et qui accorde la primauté aux modes d’expression artisanaux, dans la lignée du mouvement Arts and Crafts (N.D.L.T.). 8. « […] subtle relationships between stripes and ground […] carrying out a simple pattern » (cité dans Jean Lipman, Provocative Parallels: Naïve Early Americans, International Sophisticates, New York, 1975, p. 144). 9. « […] seen out of their original context of use, hanging on a wall, they make it very plain how absurd the once jealously guarded hierarchical distinctions between ‘folk’ and ‘high’ art can be » (Robert Hughes, Amish: The Art of the Quilt, New York, 1990, p. 15).

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10. « A quilt is an art object when it stands up like a man » (Susan E. Bernick, « A Quilt Is an Art Object When It Stands Up like a Man », dans Cheryl B. Torsney, Judy Elsley éd., Quilt Culture: Tracing the Pattern, Columbia/Londres, 1994, p. 134-150). 11. Patricia J. Cooper, Norma Bradley Allen, The Quilters: Women and Domestic Art, New York, 1977 ; Hedges, Silber, Ferrero, 1996, cité n. 4. Au sujet du genre et des quilts, voir Beverly Gordon, « Intimacy and Objects: A Proxemic Analysis of Gender-Based Response to the Material World », dans Katherine Martinez, Kenneth L. Ames éd., The Material Culture of Gender: The Gender of Material Culture, Winterthur, 1997, p. 245-247. 12. Sur l’industrialisation et les quilts, voir Margaret T. Ordoñez, « Technology Reflected: Printed Textiles in Quilts », dans Linda Welters, Margaret T. Ordoñez éd., Down by the Old Mill Stream: Quilts in Rhode Island, Kent, 2000, p. 134-146 ; Rachel Maines, « Paradigms of Scarcity and Abundance: The Quilt as an Artifact of the Industrial Revolution », dans Jeannette Lasansky éd., In the Heart of Pennsylvania, Lewisburg, 1986, p. 84 ; Barbara Brackman, Clues in the Calico: A Guide to Identifying and Dating Antique Quilts, Charlottesville, 1989, p. 13. L’étude des documents de succession indiquant les motifs de quilts individuels inclue Sally Garoutte, « Early Colonial Quilts in a Bedding Context », dans Uncoverings, 1, 1980, p. 18-27 ; Patricia J. Keller, « The Quilts of Lancaster County, Pennsylvania: Production, Context, and Meaning, 1750-1884 », thèse, University of Delaware, 2007 ; Susan Margaret Prendergast, « Fabric Furnishings Used in Philadelphia Homes », master, University of Delaware, 1977 ; Gloria Allen Seaman, « Bed Coverings, Kent County, Maryland, 1710-1820 », dans Uncoverings, 6, 1985, p. 9-32. T. S. Arthur déplore la disparition des anciens ateliers de quilting, dans « The Quilting Party », dans Godey’s Lady’s Book, septembre 1849, p. 185-186. Sur le sujet des quilts historiques, voir Barbara Brackman et al., « Quilting Myths and Nostalgia », dans ‘Workt by Hand’: Hidden Labor and Historical Quilts, Catherine Morris éd., (cat. expo., Brooklyn, Brooklyn Museum, 2013), Brooklyn, 2012, p. 26-30. 13. Sur le Colonial Revival et l’art du quilt, voir Virginia Gunn, « Quilts for Milady’s Boudoir », dans Uncoverings, 10, 1989, p. 82 ; Virginia Gunn, « Perfecting the Past: Colonial Revival Quilts », dans Marin F. Hanson, Patricia Cox Crews éd., American Quilts in the Modern Age, 1870-1940: The International Quilt Study Center Collections, Lincoln, 2009, p. 229-233 ; Beverly Gordon, « Spinning Wheels, Samplers, and the Modern Priscilla: The Images and Paradoxes of Colonial Revival Needlework », dans Winterthur Portfolio, 33, 2/3, été-automne 1998, p. 163-194. 14. Marin Hanson, « Modern, Yet Anti-Modern: Two Sides of Late-Nineteenth- and Early - Twentieth-Century Quiltmaking », dans Uncoverings, 29, 2008, p. 105-136. 15. Eleanor Levie, American Quiltmaking: 1970-2000, Paducah, 2004, p. 50-66 ; Christine Humphery, « Bigger, Faster, Better, More », dans World Quilts: The American Story | International Quilt Study Center & Museum, 2013, http://worldquilts.quiltstudy.org/americanstory/business/biggermore (consulté le 30 novembre). Sur l’internationalisation des quilts de style américain, voir Nao Nomura, « The Development of Quiltmaking in Japan since the 1970s », dans Uncoverings, 31, 2010, p. 105-130. 16. Marie D. Webster, Quilts, Their Story and How to Make Them, Garden City, 1915, p. 80. 17. « indisputably women’s art » (Patricia Mainardi, « Quilts, The Great American Art », dans The Feminist Art Journal, 2/1, 1973, p. 1). 18. Elissa Auther, « A Brief History of Quilts in Contemporary Art », dans Roderick Kiracofe éd., Unconventional & Unexpected: American Quilts below the Radar, 1950-2000, New York, 2014, p. 110-111 ; Janet Catherine Berlo, « ’Acts of Pride, Desperation, and Necessity’: Aesthetics, Social History, and American Quilts », dans Janet Catherine Berlo, Patricia Cox Crews éd., Wild by Design: Two Hundred Years of Innovation and Artistry in American Quilts, Lincoln/Seattle, 2003, p. 6-7 ; Auther, 2008, cité n. 6. 19. Maines, 1986, cité n. 12, p. 84. 20. Robert Shaw, American Quilts: The Democratic Art, 1780-2007, New York, 2009, p. 1.

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21. Merikay Waldvogel, Deborah Rake, Marin F. Hanson, « Repackaging Tradition: Pattern and Kit Quilts », dans Hanson, Cox Crews, 2009, cité n. 13, p. 306-311. 22. Jennifer F. Goldsborough, « An Album of Baltimore Album Quilt Studies », dans Uncoverings, 15, 1994, p. 73-110 ; pour des images, voir le site des Daughters of the American Revolution, « Albums », dans Eye on Elegance, 2014, http://eyeonelegance.dar.org/exhibition/albums-quilts (consulté le 30 novembre 2015). 23. Sur l’origine de ceci, et d’autres mythes concernant les quilts, voir Virginia Gunn, « From Myth to Maturity: The Evolution of Quilt Scholarship », dans Uncoverings, 13, 1992, p. 195-196. 24. Maines, 1986, cité n. 12, p. 86. 25. « […] every scrap and remnant of woolen material left from the manufacture of garments was saved. To supplement these, the best parts of worn-out garments were carefully cut out, and made into quilt pieces » (Webster, 1915, cité n. 16, p. 80). 26. « In mansion house and frontier cabin, from the Cavaliers of Jamestown to the Puritans of Plymouth, scraps of linen, cotton, silk and wool were jealously saved and pieced into patchwork quilts » (Ruth E. Finley, Old Patchwork Quilts and the Women Who Made Them, Philadelphie/Londres, 1929, p. 21). 27. The Quilts of Gee’s Bend: Masterpieces from a Lost Place, William Arnett et al., (cat. expo., Houston, Museum of Fine Arts, 2002), Atlanta, 2002 ; voir Alicia Carroll, « The Quilts of Gee’s Bend in Context », site de l’Auburn University, http://www.auburn.edu/academic/other/geesbend/ home.html (consulté le 30 novembre 2015). 28. Kiracofe, 2014, cité n. 18. 29. Lucinda Ward Honstain, Reconciliation Quilt, Lincoln, 1867 ; voir aussi Rebecca Onion, « A Brooklyn Woman’s Colorful Quilt, Illustrating Her Experience of the Civil War », dans The Vault, Slate, 18 mars 2014, www.slate.com/blogs/the_vault/2014/03/18/ reconciliation_quilt_lucinda_ward_honstain_s_vision_of_the_civil_war_in.html (consulté le 30 novembre 2015). 30. Kyra E. Hicks, This I Accomplish: Harriet Powers’ Bible Quilt and Other Pieces: Quilt Histories, Exhibition Lists, Annotated Bibliography and Timeline of a Great African American Quilter, 2009 ; National Museum of American History, « 1885-1886 Harriet Powers’s Bible Quilt », http:// americanhistory.si.edu/collections/search/object/nmah_556462 (consulté le 30 novembre 2015) ; Museum of Fine Arts, Boston, « Pictorial Quilt », www.mfa.org/collections/object/pictorial- quilt-116166 (consulté le 30 novembre 2015). 31. Merikay Waldvogel, Patchwork Souvenirs of the 1933 World’s Fair, Nashville, 1993 ; Emma Mae Leonhard, From 1833 to 1933, vers 1933, Lincoln, University of Nebraska-Lincoln, International Quilt Study Center & Museum. 32. Voir Arthur, 1849, cité n. 12 ; Christine Humphery, « The Quilting Bee? », dans World Quilts: The American Story | International Quilt Study Center & Museum, 2013, http:// worldquilts.quiltstudy.org/americanstory/creativity/quiltingbee (consulté le 30 novembre) ; Laurel Horton, « An ‘Old-Fashioned Quilting’ in 1910 », dans Uncoverings, 21, 2000, p. 1-26 ; Ricky Clark, « Sisters, Saints, and Sewing Societies: Quiltmakers’ Communities », dans Quilts in Community: Ohio’s Traditions, Nashville, 1991 ; Marsha L. MacDowell, « North American Indian and Native Hawaiian Quiltmaking », dans To Honor and Comfort: Native Quilting Traditions, Marsha MacDowell, C. Kurt Dewhurst éd., (cat. expo., East Lansing, Michigan State University Museum, 1997), Santa Fe, 1997, p. 61-67, http://museum.msu.edu/museum/tes/thc/exhibit%201.htm (consulté le 30 novembre) ; Nancy Callahan, The Freedom Quilting Bee, Tuscaloosa, 1987 ; Smithsonian Folklife Festival, « The Quilting Bee », dans Creativity and Crisis: Unfolding the AIDS Memorial Quilt, 2012, http://www.festival.si.edu/past-festivals/2012/Creativity_and_Crisis/ quilting_bee/index.aspx (consulté le 30 novembre).

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33. Linda Otto Lipsett, Remember Me: Women & Their Friendship Quilts, San Francisco, 1985 ; Smucker, 2013, cité n. 5, p. 34-42 ; C. Kurt Dewhurst, Marsha L. MacDowell, « Stars of Honor: The Basketball Star Quilt Ceremony », dans To Honor and Comfort, 1997, cité n. 32, p. 129-135. 34. Pour une étude approfondie du quilt de Ricard, voir Beverly Gordon, « My Crazy Dream », dans Hanson, Cox Crews, 2009, cité n. 13, p. 134-137 ; voir aussi la discussion et les images du quilt de Ricard dans Marin F. Hanson, « Quilts in Context », dans World Quilts: The American Story | International Quilt Study Center & Museum, 2013, http://worldquilts.quiltstudy.org/americanstory/ quiltsare/quiltsincontext (consulté le 30 novembre 2015).

INDEX

Index géographique : États-Unis, Nouvelle-Angleterre Mots-clés : courtepointe, quilt, artisanat, gender studies, colonial revival Keywords : quilt, craft, colonial revival

AUTEURS

JANNEKEN SMUCKER

West Chester, University of Pennsylvania [email protected]

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L’art des Amérindiens et l’histoire de l’art aux États-Unis : un siècle d’expositions

Janet Catherine Berlo Traduction : Géraldine Bretault

1 Les arts indigènes aux États-Unis ont longtemps entretenu une relation délicate avec les canons de l’histoire de l’art américain1. Ce bref article retrace les temps forts de cette relation, en revenant sur plusieurs expositions et installations majeures d’art amérindien au sein des musées d’art américains (et, parfois, dans d’autres espaces d’exposition) au cours du siècle passé. Je m’exprime à ce sujet en tant qu’historienne de l’art, puisque depuis trente ans, mes recherches ont essentiellement porté sur l’art amérindien, à l’exception de quelques contributions dans d’autres domaines de l’histoire de l’art américain2.

2 Ces vingt dernières années, certains professeurs d’art américain ont cherché à intégrer l’histoire de l’art amérindien dans leurs cours ; les deux principaux manuels dans ce champ traitent ces sujets de manière honorable3, et les principales revues d’art américain publiées aux États-Unis ont abordé au moins occasionnellement des thèmes et des questions indigènes4. Pour ce qui est de la collecte de cet art, beaucoup de grands musées américains ont une histoire bien plus ancienne qu’on ne veut bien l’admettre. Cependant, comme je vais le montrer, la plupart d’entre eux continuent de ghettoïser l’art amérindien, en dépit d’efforts louables pour inclure les arts afro-américains, asio- américains et hispaniques dans les récits qu’ils proposent de l’histoire des arts visuels aux États-Unis. Dans cet article, je diviserai ce siècle d’histoire de l’art amérindien en trois grandes périodes, afin de démontrer comment les tendances majeures de l’histoire de l’art se sont manifestées à travers les pratiques d’exposition.

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L’art amérindien dans les musées d’art américain au début du XXe siècle

3 Dans le sillage de la Première Guerre mondiale, la célébration de l’art amérindien a été un moyen pour les États-Unis de revendiquer leur indépendance artistique et d’affirmer leurs racines indigènes. Les déclarations considérant l’art amérindien comme étant par essence « américain » abondent dans tous les catalogues, les articles et les revues de cette époque. Dans les années 1920, des artistes aussi éminents que Marsden Hartley et John Sloan, établis quelque temps à Sante Fe, se sont efforcés de défendre le travail des peintres Pueblo contemporains, s’assurant qu’ils soient vus, acquis et étudiés. Les premières expositions de peintures Pueblo ont eu lieu au Museum of Fine Arts de Santa Fe (1919), au Arts Club de Chicago (1920) et à la Society of Independent Artists à New York (1920, 1921 et 1922). Sloan, en tant qu’ardent défenseur de cet art, le considérait comme « l’unique art 100 % américain produit dans ce pays » présent également dans de nombreux magazines populaires5. Hartley, quant à lui, affirmait : « En tant qu’Américains, nous devons accepter l’unique génie américain que nous possédons, et ce avec un véritable enthousiasme. Nous avons sur notre propre sol quelque chose à montrer au reste du monde »6. Les peintres, conservateurs et critiques blancs américains voyaient dans les aquarelles Pueblo une ressource témoignant d’un art moderne américain original, et appelaient à les considérer comme patrimoine national.

4 En décembre 1931, The Exposition of Indian Tribal Arts, revendiquée dans le sous-titre de son catalogue comme « la première exposition d’œuvres d’art amérindien entièrement sélectionnées en tenant compte de leur valeur esthétique », a ouvert ses portes dans les Grand Central Art Galleries à New York. Comprenant plus de six cent cinquante objets – historiques et contemporains –, elle a été la plus grande exposition itinérante d’art amérindien avant les années 1970, et différentes versions en ont été présentées dans quinze villes américaines en 1932. Ses commissaires cherchaient à convaincre le public américain que l’art amérindien était « à la fois classique et moderne », et qu’il représentait « des milliers d’années d’évolution » sur le sol américain, loin de l’Europe7. À la suite du succès de cette exposition, des œuvres d’art amérindien ont été exposées dans le pavillon américain officiel lors de la biennale de Venise en 19328. La même année, le tout nouveau Whitney Museum of American Art a fait l’acquisition d’un tableau amérindien, Basket Dance de Tonita Peña pour 225 dollars – un record à l’époque pour une peinture amérindienne9. De nombreux musées d’art américain régionaux ont eux aussi acheté des œuvres Pueblo et Kiowa, parmi lesquels le Newark Museum, le Saint Louis Art Museum et le Denver Art Museum.

5 Au printemps 1941, une exposition ambitieuse, intitulée Indian Art of the United States, a investi le Museum of Modern Art (MoMA) à New York : elle représente un jalon muséologique, en raison de l’importance qu’elle accordait à l’art indigène, mais aussi du fait de ses dispositifs d’installations résolument modernes, qui montraient les œuvres avec une grande élégance10. L’exposition ainsi que son catalogue richement illustré furent largement commentés et unanimement loués11. Comme au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans les années 1940, l’opinion publique s’est intéressée avec fierté à tout ce qui était par nature « américain », suscitant par là même un élan nationaliste envers l’art amérindien. Ce type d’initiative a ensuite nourri l’intérêt pour l’art indigène de l’Amérique du Nord tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi,

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F. H. Taylor, directeur du Worcester Art Museum écrivait à René d’Harnoncourt, commissaire de l’exposition Indian Art of the United States : « La promotion des Indiens en cette époque où tout le monde est plutôt consterné et lassé de l’Europe pourrait offrir un répit salutaire et connaître un très grand succès »12.

6 Les années 1950 et le début des années 1960 ont été une période de latence pour les expositions d’art amérindien. Mais avec l’essor des mouvements des droits civiques et féministe ainsi que du Red Power13 à la fin des années 1960 et dans les années 1970, cette production s’est de nouveau retrouvée en première ligne, révélant une connaissance souvent limitée de l’histoire déjà remarquable de ses expositions.

Le multiculturalisme : les initiatives muséales entre 1970 et 2000

7 Aux États-Unis, le terme « multiculturalisme » n’a été employé couramment qu’à partir des années 1980, mais ce concept repose sur les actions menées pour les droits civiques par les Amérindiens et d’autres minorités dans les années 1960-1970. Le multiculturalisme incarne à lui seul l’idéologie libérale de la diversité culturelle, qui s’est exprimée dans les arts par une attention décuplée envers l’expression culturelle des femmes et des individus de couleur. Dans les années 1970, plusieurs grandes expositions dans des musées d’art ont permis d’appréhender l’art amérindien sous un angle élargi, en tant que sujet d’histoire de l’art plutôt qu’anthropologique, récapitulant d’une certaine manière les initiatives recensées de 1920 à 1941.

8 En 1972, Two American Painters, une exposition remarquable organisée au National Collection of Fine Arts (devenu le National Museum of American Art) à Washington exposait l’œuvre de Fritz Scholder (Luiseño) et de T. C. Cannon (Kiowa-Caddo)14. Son titre faisait allusion à Three American Painters, une exposition d’art moderne abstrait qui avait eu lieu au cours de la décennie précédente15, et affichait son intention d’inscrire ces artistes indigènes au cœur du courant dominant de l’art contemporain américain. Le style expressionniste de Scholder et l’imagerie pop de Cannon exploraient une politique identitaire amérindienne inédite, en subvertissant les images stéréotypées de « l’indianité » diffusées par les tableaux de Karl Bodmer et George Catlin et les photographies d’Edward Curtis au XIXe siècle, ainsi que les films hollywoodiens plus récents.

9 La même année, les arts indigènes préhistoriques et historiques de l’Amérique du Nord ont figuré dans une exposition déterminante, American Indian Art: Form and Tradition, présentée conjointement par le Walker Art Center et le Minneapolis Institute of Arts. Cette vue d’ensemble sur plus de huit cents objets était accompagnée d’un catalogue qui a fait figure de référence pendant de nombreuses années16. L’exposition The Navajo Blanket, présentée au Los Angeles County Museum of Art en 1972, a, quant à elle, sans doute été un des premiers exemples d’étude approfondie autour d’un support artistique (plutôt qu’une étude ethnique). L’exposition s’est ensuite déplacée dans plusieurs musées d’art à Chicago, New York, Kansas City et Houston, ainsi qu’au Kunstverein à Hamburg et au Musée des arts décoratifs à Paris. Bon nombre des textiles présentés dans l’exposition provenaient des collections personnelles de peintres américains modernes comme Jasper Johns, Donald Judd, Kenneth Noland, Georgia O’Keeffe et Frank Stella. Les commissaires avançaient comme postulat l’existence d’une

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communauté esthétique entre d’anciens tissages Navajos et l’art contemporain le plus avant-gardiste17. Les critiques ont même approuvé : Hilton Kramer du New York Times reconnaissait que ces œuvres « anticipent dans une si grande mesure des idées visuelles que nous avons appris à considérer comme le domaine réservé de l’art dit d’avant- garde au XXe siècle », et que « rien de ce que notre peinture a produit ces dernières années ne dépasse la puissance visuelle pure des œuvres les plus fortes de cette exposition »18.

10 En 1976 et 1977, deux expositions ambitieuses (comportant respectivement plus de huit cents et cinq cents objets) ont de nouveau attiré les projecteurs sur l’art amérindien : Sacred Circles à la Hayward Gallery à Londres, en l’honneur du bicentenaire américain, avant d’être présentée en 1977 au Nelson-Atkins Museum à Kansas City, son institution organisatrice19 ; et The Native American Heritage au Art Institute à Chicago en 197720. À l’instar de The Exposition of Indian Tribal Arts en 1931 et de Indian Art of the United States en 1941, ces expositions ont bénéficié d’une importante couverture médiatique et ont largement retenu l’attention. D’ailleurs, la génération adulte de cette décennie a majoritairement reconnu le rôle de ces expositions dans l’émergence de son intérêt pour l’art amérindien. Devant le succès populaire de ces manifestations, d’autres musées d’art amérindien ont souhaité organiser à leur tour des expositions sur les traditions artistiques indigènes particulières, en accordant à ces aspects de l’histoire de l’art amérindien la même profondeur et la même rigueur d’attention qu’envers d’autres traditions artistiques reconnues de longue date.

11 En 1983 et 1984, le Metropolitan Museum of Art (MET) à New York a organisé deux expositions modestes d’œuvres historiques de l’art amérindien prêtées par un collectionneur anonyme, ce qui a soulevé l’espoir que cette auguste institution puisse recueillir une estimable collection d’art amérindien au sein du Rockefeller Wing, réputé pour ses collections d’art africain, océanien et précolombien21. Pourtant, peu de temps après, le MET a décliné cette donation potentielle, soit plus de sept cents œuvres d’art amérindien appartenant aux philanthropes Eugene et Clare Thaw – les propriétaires anonymes des œuvres exposées en 1983 et 1984. Cette collection – sans doute la plus belle en mains privées – est finalement entrée au Fenimore Art Museum à Cooperstown, dans l’État de New York22.

12 Dans les années 1980 et 1990, de nombreuses expositions d’art amérindien ancien ou contemporain, ont été organisées dans divers musées d’art américain, bien que seuls certains d’entre eux aient possédé un nombre substantiel d’objets d’art amérindien dans leurs collections. La National Gallery à Washington – le musée des beaux-arts des États-Unis financé par le gouvernement – a accueilli plusieurs expositions itinérantes, parmi lesquelles Ancient Art of the American Woodland Indians et Art of the American Indian Frontier23. En 1985, le MET a lui aussi accueilli une exposition itinérante, Mimbres Pottery: Ancient Art of the American Southwest24.

13 En 1990, The Decade Show, comprenant des œuvres d’art contemporain et organisé dans trois musées à New York, a présenté plusieurs artistes amérindiens ayant émergé dans les années 1980, parmi lesquels Edgar Heap of Birds, James Luna, Jaune Quick-to-See Smith et Kay WalkingStick. Ce fut un des rares exemples d’intégration de l’art indigène dans un récit de l’art contemporain américain25. Ce n’est qu’à partir des commémorations en 1992 du cinquième centenaire du premier voyage de Christophe Colomb qu’un fort courant curatorial et artistique indigène a pu se faire entendre régulièrement à travers l’exposition et la médiation d’œuvres d’art indigènes – une

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tendance confirmée depuis, mais qui va au-delà du champ de cet article26. D’autres expositions ayant eu lieu dans de grands musées dans les années 1990 – d’art Kwakiutl, des Indiens des Plaines et de ledger (registres comptables utilisés comme carnets de dessins) – ont permis d’amorcer une collaboration entre des commissaires amérindiens et non indigènes27.

Les orientations du XXIe siècle : les « impératifs dialogiques »

14 Cet article portant sur les relations de ce domaine avec l’ensemble de la discipline de l’histoire de l’art américain, je laisse volontairement de côté les nombreuses expositions d’envergure montées par le National Museum of the American Indian à New York et à Washington (respectivement fondés en 1994 et en 2004), qui se consacre aux arts indigènes aussi bien passés qu’actuels. Malheureusement, l’existence de cette dernière entité à Washington (qui dépend du Smithsonian) a servi de prétexte (revendiqué dans le cadre de conversations privées avec des collègues, ou sous- entendu) à certaines institutions pour se délester de la responsabilité de collecter et d’exposer de l’art amérindien – en particulier contemporain – en tant qu’art américain.

15 Lorsque des grands musées d’art comme le MET et le Boston Museum of Fine Arts ont commencé à associer des œuvres d’art amérindien à leurs collections permanentes d’art précolombien, africain et océanien, à la fin du XXe siècle, ils présentaient surtout des œuvres historiques, avec seulement quelques rares exemples de peinture et de céramique contemporaines pour signaler leur reconnaissance d’une existence continue de la création artistique amérindienne. Il est particulièrement frappant de constater que cette tendance à l’exclusion se prolonge aujourd’hui, puisque la plupart de ces institutions se sont montrées bien plus ouvertes en ce qui concerne l’inclusion des arts afro-américains au sein de leurs départements d’art américain. Malheureusement, aucune initiative américaine ne souffre la comparaison avec la posture inclusive de la National Gallery of Canada et de l’Art Gallery of Ontario, par exemple, où l’histoire de l’art amérindien est présentée comme faisant partie intégrante du récit national28.

16 En 2010, American Art a consacré un de ses numéros aux musées et à l’art amérindiens. Parmi les directeurs de musées ou les conservateurs les plus âgés qui ont participé à cette publication, bien peu ont évoqué l’art amérindien comme faisant partie de l’art américain. L’un d’eux seulement se contente d’observer qu’à l’Art Institute of Chicago, le département d’art amérindien « expose également l’art mexicain du XXe siècle ainsi que des œuvres d’artistes canadiens »29. Le conservateur en chef du département d’art des Amériques du Boston Museum of Fine Arts écrit : « En parcourant les quatre niveaux de l’Americas Wing, du rez-de-chaussée à l’étage supérieur, les visiteurs ont l’opportunité de voyager à travers le temps tout en s’élevant dans l’espace, depuis l’époque de l’art préhistorique et amérindien jusqu’à la fin du XXe siècle »30. Ces propos démontrent une vision résolument anhistorique de l’art amérindien, selon laquelle des objets datant de l’Antiquité à nos jours sont cantonnés au niveau inférieur. L’œuvre de la peintre contemporaine Jaune Quick-To-See Smith figure ainsi près de la poterie Mimbres produite vers 1100 de notre ère, au lieu de côtoyer ses contemporains de la fin du XXe siècle.

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17 Dans la plupart des musées d’art aux États-Unis, les départements des arts de l’Afrique, de l’Océanie et des Amériques relatent l’histoire de la constitution – et de la ségrégation – de ce que l’on appelait autrefois les « Arts primitifs ». Les écarts vis-à-vis de ce modèle sont rares, et dignes d’être signalés : en 2002, le Nelson-Atkins Museum à Kansas City a engagé le chercheur Gaylord Torrence comme conservateur fondateur de son département d’art amérindien pour superviser des collections auparavant réunies avec l’Afrique et le Pacifique. Sa mission consistait à aménager une galerie d’art amérindien auprès d’un nouvel espace dédié aux peintures, sculptures et arts décoratifs américains, la liaison entre ces deux univers étant assurée par un objet unique – un gorgerin en argent qui était autrefois un produit d’échange. Couvrant une surface de 567 mètres carrés, cette galerie est presque aussi vaste que la galerie américaine, avec ses 743 mètres carrés de surface31. Alors que le Boston Museum of Fine Arts suggère visuellement que l’art indigène est non seulement antérieur, mais aussi relégué dans le passé, l’agencement du Nelson-Atkins Museum suppose que les arts indigènes et ceux des colons coexistent sur les plans temporel et géographique.

18 Parmi ces musées d’art américain résolus à collecter des œuvres d’art amérindien, le Denver Art Museum occupe une place particulièrement honorable. Le département dédié à cette production, fondé en 1925, est depuis quatre-vingt-dix ans un fer de lance dans ce domaine. Dernièrement, le musée a lancé une vaste campagne de commandes et de montages d’expositions d’envergure sur les arts amérindiens contemporains32. En 1996, Edgar Heap of Birds, Cheyenne-Arapaho, a répondu à un appel du musée invitant des artistes à proposer une œuvre d’art indigène qui serait installée devant l’entrée du musée. Son projet lauréat, Wheel (inauguré en 2005), se réfère à l’histoire des massacres et de la domination subis par les peuples indigènes de la région. L’installation comporte dix grands poteaux rouges de 3,60 mètres de haut sur lesquels l’artiste a sérigraphié des noms, des mots et des pictogrammes relatifs à l’histoire des Amérindiens33. L’œuvre évoque à la fois le rite de la danse du soleil chez les peuples des Grandes Plaines et la roue de la médecine dans les monts Bighorn du Wyoming.

19 Le dernier-né des musées d’art américain aux États-Unis est le Crystal Bridges Museum of American Art, qui a ouvert ses portes en 2011 à Bentonville, en Arkansas. Fondé par l’héritière des magasins Walmart, Alice Walton, il promet « cinq siècles d’art américain » sur son site Internet, alors que les peuples indigènes n’apparaissent dans leurs collections que comme sujets des œuvres de George Catlin, Edward Curtis, Edmonia Lewis et John Sloan, et jamais en tant qu’artistes à part entière.

20 En 2015, la principale exposition d’art indigène présentée dans les musées d’art américain a été The Plains Indians: Artists of Earth and Sky34. À l’initiative de Stéphane Martin, président du Musée du quai Branly à Paris, qui souhaitait mettre en valeur ses remarquables collections d’artefacts des Indiens des Plaines du XVIIIe siècle, elle a été développée sous la direction curatoriale de Gaylord Torrence. Reposant sur un partenariat entre le Musée du quai Branly et le Nelson-Atkins Museum of Art à Kansas City, l’exposition a été présentée dans ces deux villes en 2014, ainsi qu’au MET à New York en 2015. Au MET, Judith Ostrowitz, coordinatrice de l’exposition pour ce lieu, a souhaité compléter le parcours par plusieurs œuvres d’art contemporain. En particulier, une installation vidéo à quatre canaux de Dana Claxton, intitulée Rattle (2003), venait rappeler avec force qu’au XXIe siècle, l’art indigène est aussi global et cosmopolite que n’importe quelle autre scène artistique. La réaction de la critique a été

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élogieuse, et l’exposition a été qualifiée de « spectacle extraordinaire », présentant des œuvres « sélectionnées avec discernement et élégamment installées »35.

21 Une nouvelle génération de commissaires et d’artistes amérindiens formés à l’université a organisé des expositions de grande envergure, même si elles ont le plus souvent lieu en dehors du circuit des principaux musées d’art36. Certains estiment que cette ghettoïsation incessante des arts indigènes est problématique, à une époque où la plupart des projets d’expositions se tournent vers la mondialisation et l’itinérance comme schémas directeurs. En 2005, l’éminent historien de l’art Tomás Ybarra-Frausto se demandait : « Comment pouvons-nous imaginer un nouveau récit de l’histoire de l’art américain qui soit fondé sur le respect de la différence et de l’écart, tout en favorisant dans le même temps la fraternité entre les individus, ainsi que des échanges capables de combler les fractures sociales ? Telle est la prochaine étape. Nous disposons désormais des histoires et des récits des arts afro-américain, asio-américain et hispanique. De quelle manière pouvons-nous définir les points de contact qui les relient ? C’est toute la signification de l’art américain, qui n’est pas un socle de récits ethniques pris dans leur singularité, mais un creuset d’histoires qui s’interpellent et se répondent entre elles. Quelque part au cœur de cet ‘impératif dialogique’, non dénué de tensions globales, se dessinent les contours d’une nouvelle cartographie de l’imaginaire, d’une nouvelle perception de la culture visuelle américaine qui ne soit pas restrictive, mais ouverte et en expansion ; qui ne soit pas nationale, mais qui intègre le local au sein du global ; qui offre la possibilité d’un dialogue continu et d’une communication bilatérale »37.

22 La route est encore longue, pour achever d’ancrer l’histoire de l’art indigène dans le champ de l’histoire de l’art américain, sous une forme qui respecte son antériorité temporelle, ses différents élans de souveraineté et ses nombreuses visions originales. En dépit de sa singularité, à chaque moment de l’histoire de notre jeune nation, l’art indigène a pris part à un débat cosmopolite, qui dépasse le cadre des réserves, des régions et des nations. L’écriture de ce récit ne fait que commencer38. En 2007, un article portant sur les thèmes émergents dans l’art américain s’intéressait à toute une série de sujets non canoniques désormais passés au premier plan de l’art américain. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’auteur a passé sous silence la question de l’art indigène en tant que partie intégrante de l’histoire de l’art américain39. Force est de constater que la sous-discipline de l’histoire de l’art des Amérindiens n’a pas encore fait son introspection, alors que les historiens de l’Amérique latine y travaillent depuis plusieurs décennies déjà. Évoquant ce tournant multiculturel dans l’art hispanique, Mari-Carmen Ramirez plaide pour la construction de structures, dont « des musées, des collections, des discours, des publications, des archives, des marchés, des circuits et des relations » qui soient à même de faciliter les initiatives locales sans les assujettir à des initiatives cosmopolites40. De nombreux projets du même genre sont en cours pour présenter l’histoire des arts amérindiens dans des centres culturels indigènes ou des structures régionales, ainsi qu’au National Museum of the American Indian.

23 En ce début de XXIe siècle, la jeune génération est en passe de transformer la discipline de l’histoire de l’art américain. Leurs travaux portent sur un certain nombre de sujets visant à démontrer que l’art américain est un phénomène multiethnique complexe et varié, qui commence à inclure les histoires de l’art indigène41. Cependant, les premières décennies du XXe siècle avaient connu un essor similaire : les publics urbains de New York étaient bombardés d’expositions d’art amérindien, tandis que des œuvres d’art

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indigène étaient présentées dans les grands magasins new-yorkais, les galeries de Madison Avenue et au MoMA. Le peintre Hopi Fred Kabotie a exposé à la biennale de Venise de 1932, avant de peindre une fresque au MoMA en 1941, et de se voir octroyer une bourse par la Guggenheim Foundation. À cette époque, les œuvres des peintres amérindiens étaient collectionnées avec avidité. Avec l’ascension de l’expressionnisme abstrait et la glorification du modernisme, nous avons succombé à un cas sévère d’amnésie historique concernant les arts et les artistes indigènes, et toute cette histoire était à réapprendre.

NOTES

1. Une discussion sur les différences et les similitudes des trajectoires de l’histoire de l’art des États-Unis et du Canada excéderait le cadre de ce bref essai, mais voir à ce sujet Ruth Phillips, « L’Ancien et le Nouveau Monde : aboriginalité et historicité de l’art au Canada », dans Perspective, 3, 2008, p. 535-550. Sa discussion des complexités du colonialisme et de la contestation indigène apporte une contextualisation utile à mon essai. 2. Janet C. Berlo éd., The Early Years of Native American Art History, Seattle, 1992 ; Janet C. Berlo, Patricia Crews, Wild by Design: Two Hundred Years of Innovation and Artistry in American Quilts, Seattle, 2003 ; Angela Miller et al., American Encounters: Art, History, and Cultural Identity, Saddle River, 2007 ; Janet C. Berlo, Ruth Phillips, Native North American Art, New York, 2015. 3. Frances Pohl, Framing America: A Social History of American Art, Londres, 2002 ; Miller, 2007, cité n. 2. 4. Voir Ruth Phillips, « Reading and Writing Between the Lines », dans Winterthur Portfolio, 45/2-3, été-automne 2011, p. 107-124 ; Janet C. Berlo, « Navajo Cosmoscapes: Up, Down, Within », dans American Art, 25/1, printemps 2011, p. 10-13 ; Mark Watson, « Jimmie Durham’s Building a Nation », dans American Art, 28/1, printemps 2014, p. 16-24 ; Jessica Horton, « A Cloudburst in Venice: Fred Kabotie and the U.S. Pavilion of 1932 », dans American Art, 29/1, printemps 2015, p. 54-81 ; Alexander Marr, « Scales of Vision: Kiowa Model Tipis and the Mooney Commission », dans Winterthur Portfolio, 49/2-3, été/automne 2015, à paraître. 5. Walter Pach, « Notes on the Indian Water-Colours », dans The Dial, 68/3, 1920, p. 343-345 ; Edgar Lee Hewett, « Native American Artists », dans Art and Archaeology, 13/3, 1922, p. 103-112. 6. « As Americans we should accept the one American genius we possess, with genuine alacrity. We have upon our own soil something to show the world » (Marsden Hartley, « Red Man Ceremonials: An American Plea for American Aesthetics », dans Art and Archaeology, 9, janvier 1920, p. 7-14, plus particulièrement p. 7-9). 7. John Sloan, Oliver LaFarge, « Introduction to American Indian Art », dans Exposition of Indian Tribal Arts, (cat. expo., New York, Grand Central Art Galleries, 1931), New York, 1931, 1, p. 7-9. 8. Horton, 2015, cité n. 4 ; Jessica Horton, Janet C. Berlo, « Pueblo Painting in 1932: Folding Narratives of Native Art into American Art History », dans Jennifer Greenhill, John Davis, Jason LaFountain éd., A Companion to American Art History, Londres, 2015, p. 264-280. 9. J. J. Brody, Pueblo Indian Painting: Tradition and Modernism in New Mexico, 1900-1930, Santa Fe, 1997, p. 182. Il est à noter que le Whitney n’est plus en possession de Basket Dance et a perdu tous les documents associés – un parfait exemple de notre amnésie nationale pour tout ce qui concerne l’histoire de l’art amérindien.

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10. Indian Art of the United States, Frederic H. Douglas, Rene D’Harnoncourt éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1941), New York, 1941 ; W. Jackson Rushing, « Marketing the Affinity of the Primitive and the Modern: René d’Harnoncourt and ‘Indian Art of the United States’ », dans Berlo, 1992, cité n. 2. 11. Anonyme, « 20,000 Years of Indian Art Assembled for New York Show », dans Newsweek, 3 février 1941, p. 57-58. 12. « It might be a great relief and extremely popular to promote the Indian at this time when everyone is pretty well appalled and fed up with Europe » (cité dans Rushing, 1992, cité n. 10, p. 207). 13. Mouvement de contestation pacifique des Amérindiens proche du militantisme noir- américain (N.D.T.). 14. Two American Painters: Fritz Scholder and T.C. Cannon, Adelyn Breeskin éd., (cat. expo., Washington, D.C., Smithsonian Institution, 1972), Washington, D.C., 1972. 15. Three American Painters: Kenneth Noland, Jules Olitski, and Frank Stella, Michael Fried éd., (cat. expo., Cambridge, Fogg Art Museum/Pasadena, Pasadena Art Museum, 1965), Cambridge (MA), 1965. 16. American Indian Art: Form and Tradition, (cat. expo., Minneapolis, Walker Art Center, Minneapolis Institute of Arts, 1972), New York, 1972. 17. The Navajo Blanket, Mary Hunt Kahlenberg, Anthony Berlant éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 1972), New York, 1972. 18. « […] anticipate so many of the visual ideas we have learned to think of as the special province of so-called ‘advanced’ art of the 20th century […] nothing that our painting has produced in recent years exceeds in sheer visual power the strongest works in this survey » (Hilton Kramer, « Spectacular ‘Navajo Blanket’ Opens », dans The New York Times, 29 septembre 1972). 19. Sacred Circles: Two Thousand Years of North American Indian Art, Ralph Coe éd., (cat. expo., Kansas City, Nelson-Atkins Museum, 1976), Kansas City, 1977. 20. The Native American Heritage: A Survey of North American Indian Art, Evan Maurer éd., (cat. expo., Chicago, The Art Institute, 1977), Chicago, 1977. 21. Color and Shape in American Indian Art, Zena Pearlstone Mathews éd., (cat. expo., New York, The Metropolitan Museum of Art, 1983), New York, 1983 ; Symbol and Substance in Native American Art, Zena Pearlstone Mathews éd., (cat. expo., New York, The Metropolitan Museum of Art, 1984), New York, 1984. 22. Gilbert Vincent, Sherry Brydon, Ralph Coe éd., Art of the North American Indian: The Thaw Collection, Seattle, 2000. 23. Ancient Art of the American Woodland Indians, David W. Penney éd., (cat. expo., Washington, D.C., National Gallery of Art, 1985), New York, 1985 ; Art of the American Indian Frontier: The Chandler-Pohrt Collection, Penney éd., (cat. expo., Washington, D.C., National Gallery of Art, 1992-1993), Seattle, 1993. 24. Mimbres Pottery: Ancient Art of the American Southwest, J.-J. Brody éd., (cat. expo., New York, The Metropolitan Museum of Art, 1984), New York, 1984. 25. The Decade Show: Frameworks of Identity in the 1980s, Nilda Peraza, Marcia Tucker, Kinshasha Conwil éd., (cat. expo., New York, Museum of Contemporary Hispanic Art/New Museum of Contemporary Art/Studio Museum in Harlem, 1990), New York, 1990. 26. The Submuloc Show/Columbus Wohs: A Visual Commentary on the Columbus Quincentennial, from the Perspective of America’s First People, Jaune Quick-to-See Smith éd., (cat. expo., Phoenix, ATLATL, 1992), Phoenix, 1992. 27. Voir Chiefly Feasts: The Enduring Kwakiutl Potlatch, Aldona Jonaitis éd., (cat. expo., New York, American Museum of Natural History, 1991), Seattle/New York, 1991 ; Visions of the People: A Pictorial History of Plains Indian Life, Evan Maurer éd., (cat. expo., Minneapolis, Minneapolis

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Institute of Art, 1992), Minneapolis/Seattle, 1992 ; Plains Indian Drawings 1865-1935: Pages from a Visual History, Janet C. Berlo ed., (exh. cat., New York, The Drawing Center, 1996), New York, 1996. 28. Phillips, 2008, cité n. 1. 29. « […] also displays twentieth century Mexican art and works by Canadian artists » (Judith Barter, « American Art in the Rice Building: The Art Institute of Chicago », dans American Art, 24/2, été 2010, p. 12-15). 30. « When visitors traverse the four floors of the Arts of the Americas Wing, from the foundation to the top level, they will be able to travel through time as they rise vertically through space from the eras of ancient and Native American art through the later twentieth century » (Elliot Bostwick Davis, « The Art of the Americas Wing, Museum of Fine Arts, Boston », dans American Art, 24/2, été 2010, p. 9-11). 31. Information provenant d’une communication personnelle avec Gaylord Torrance en juin 2015. 32. Voir Super Indian: Fritz Scholder 1967-1980, John Lukavic éd., (cat. expo., Denver, Denver Art Museum, 2015-2016), Denver, 2015. 33. Nancy Blomberg éd., [Re]inventing the Wheel: Advancing the Dialogue on Contemporary American Indian Art, Denver, 2008. 34. The Plains Indians: artists of earth and sky, Gaylord Torrence, Fred Merril, Virginia Merrill éd., (cat. expo., Paris, Musée du quai Branly/Kansas City, Nelson-Atkins Museum of Art/New York, Metropolitan Museum of Art, 2014-2015), Paris/New York, 2014. 35. « […] a wondrous show […] exactingly selected and elegantly installed » (Peter Schjeldahl, « Moving Pictures: Plains Indian art at the Metropolitan Museum », dans The New Yorker, 16 mars 2015) ; voir aussi Holland Cotter, « ‘The Plains Indians,’ America’s Early Artists at the Met », dans The New York Times, 12 mars 2015 ; Thomas Powers, « A Tale of Woe and Glory », dans The New York Review of Books, 7 mai 2015, p. 8-10. 36. Au moment où cet article est écrit, la Mellon Foundation a publié une étude démographique sur les personnels des musées d’art aux États-Unis. Parmi les musées qui ont répondu, zéro pour cent des personnels (conservateurs, personnels administratifs et pédagogiques) se sont identifiés comme amérindiens, tandis que 84 % se sont déclarés blancs (non hispaniques), 6 % comme asiatiques, 4 % comme noirs, 3 % comme appartenant à 2 ou plusieurs races, et 3 % comme blancs (hispaniques), voir Roger Schonfeld, Mariët Westerman, The Andrew W. Mellon Foundation Art Museum Staff Demographic Survey, New York, 2015, fig. 6. https://mellon.org/media/filer_public/ ba/99/ba99e53a-48d5-4038-80e1-66f9ba1c020e/ awmf_museum_diversity_report_aamd_7-28-15.pdf (consulté le 10 septembre 2015). 37. « How can we imagine a new narrative of American art history that focuses on respect for difference and variation, but at the same time builds conviviality and two-way sharing across social divides? That is the next step. We now have stories and visions of African American art, of Asian American art, and Latino art. How can we build points of contact across them? That is what American art is all about – not an individuated ethnic base of narratives, but all these stories calling and responding to each other. Somewhere in this ‘dialogic imperative,’ simultaneous with global tensions, are the contours of a new cartography of the imagination, of a new sense of American visual culture that is not restrictive but open and expansive; that is not national but integrates the local with the global; that offers a possibility of ongoing dialogue and two-way communication » (Tomás Ybarra-Frausto, « Imagining a More Expansive Narrative of American Art », dans American Art, 19/3, automne 2005, p. 11). 38. Voir Phillips, 2008, cité n. 1 ; Janet C. Berlo, Arthur Amiotte, « Generosity, Trade, and Reciprocity among the Lakota: Three Moments in Time », dans Jill A. Yohe éd., Plains Indian Art from the Danforth Collection, St. Louis, à paraître. 39. Cynthia Mills, « Emerging Themes, Emerging Voices », dans American Art, 21/2, 2007, p. 2-14.

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40. « […] museums, collections, discourses, publications, archives, markets, circuits, and relationships » (Mari-Carmen Ramirez, Ybarra-Frausto éd., Resisting Categories: Latin American and/ or Latino, New Haven, 2012, p. 955). Le chapitre VI, « The Multi-Cultural Shift » (p. 944-956) avance des arguments qui, à quelques nuances près, sont pertinents dans un débat sur l’« altérité » de l’art amérindien. 41. Voir par exemple Sascha Scott, A Strange Mixture: The Art and Politics of Painting Pueblo Indians, Norman, 2015.

INDEX

Index géographique : États-Unis Mots-clés : exposition, musée d’art américain, art amérindien, art américain Keywords : indigenous american art, native american art, american art museums, exhibition Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

JANET CATHERINE BERLO

University of Rochester [email protected]

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The City Lost and Found : nouvelles perspectives sur la représentation urbaine et l’activisme entre 1960 et 1980

Katherine A. Bussard, Alison M. Fisher et Greg Foster-Rice Traduction : Géraldine Bretault

NOTE DE L’ÉDITEUR

Une autre version de cet essai a paru dans The City Lost and Found: Capturing New York, Chicago, and Los Angeles, 1960-1980, Katherine A. Bussard, Alison M. Fisher, Greg Foster- Rice éd., (cat. expo., Princeton, Princeton University Art Museum, 2014), Princeton, 2014. Il est publié ici avec la permission de l’éditeur.

1 Dans les années 1960 et 1970, la ville était en crise. Les bâtiments étaient en proie aux flammes. Des autoroutes gigantesques menaçaient d’éventrer des quartiers animés. Les citoyens descendaient dans la rue pour manifester. Pour résumer la situation, l’avenir de la ville semblait plus qu’incertain. Que l’on consulte les articles du magazine Life ou les rapports municipaux, ces décennies ont été marquées par l’essor de forces menaçant de détruire le tissu social et physique des villes américaines2. Un phénomène particulièrement manifeste dans les trois plus grandes villes du pays : New York, Chicago et Los Angeles. Dès 1961, pourtant, la critique Jane Jacobs imaginait une forme de renouveau urbain dans son célèbre ouvrage The Death and Life of Great American Cities3. Les idées de Jacobs ont galvanisé toute une génération d’artistes, d’urbanistes et d’activistes, et ont conduit – pour le meilleur et pour le pire – à la réaffirmation de ces villes dans les années 1980 en tant que capitales culturelles et financières du pays, ce qui s’est traduit par une hausse vertigineuse des prix de l’immobilier et du marché de l’art.

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2 En 2014-2015, l’exposition et l’ouvrage The City Lost and Found: Capturing New York, Chicago, and Los Angeles, 1960-1980 se sont intéressés à une période pivot de l’histoire américaine, en examinant une grande diversité de pratiques artistiques, médiatiques et urbanistiques. Co-organisée par l’Art Institute of Chicago et le Princeton University Art Museum, fruit d’un commissariat assuré par les trois auteurs de cet article, ce projet abordait l’œuvre de tout un ensemble d’acteurs, dont des artistes, des cinéastes, des urbanistes, des architectes, des activistes et des médias de masse, qui ont transformé ce contexte de crise en propositions visuelles provocantes et saisissantes à propos de la culture, du paysage et de la politique dans les trois plus grandes villes des États-Unis. Parmi ces projets, la photographie et le film n’ont pas seulement servi à représenter et à exposer les conditions de cette crise, mais également à articuler des constellations inédites d’images, d’objectifs et de futurs possibles pour les villes américaines. Dernièrement, cette activité a suscité l’émergence d’un nouveau genre de pratique photographique et cinématographique dans le monde de l’art, sur les couvertures de magazines, et dans les pages des documents d’urbanisme – une pratique qui s’est éloignée des vues aériennes et des panoramas pour proposer des études approfondies des rues, de la vie piétonne, des quartiers et des grands événements urbains. Ces examens détaillés ont permis de proposer au public une image complexe de la vie danss ces villes et de créer des formes d’engagement artistique avec la texture et l’expérience de la culture urbaine, mais ils ont aussi servi de modèles importants pour les architectes et urbanistes.

3 En conséquence de la diversité des approches réunies dans notre enquête, The City Lost and Found brise les frontières traditionnelles entre les disciplines qui ont longtemps structuré les travaux menés sur cette période, en démontrant au contraire l’impact collectif de la circulation et de l’échange de nouvelles pratiques photographiques et filmiques, au cours de cette période exceptionnelle pour les villes américaines. Nos recherches ont commencé par un inventaire des principaux travaux d’histoire de l’art portant sur les pratiques artistiques en lien avec la ville et ses espaces publics. Citons l’ouvrage référence de Rosalyn Deutsche, Evictions: Art and Spatial Politics (1996), The Disappearance of Objects (2009) de Joshua Shannon, le catalogue d’exposition Mixed Use, Manhattan (2010), un ouvrage récent de Rebecca Zorach sur l’art noir en 1968 à Chicago ainsi que les catalogues produits pour l’exposition Pacific Standard Time en 2011-2012. Et en particulier Now Dig This et Asco, qui traitaient des politiques artistiques dans l’espace urbain en réponse aux émeutes de Watts et aux manifestations du mouvement chicano à Los Angeles4. En dépit de la très grande valeur de ces ouvrages, notre désir de comparer ces villes ainsi que notre intérêt pour les travaux recoupant le journalisme, l’art et les projets publics nous ont rapidement conduits à rechercher un plus large éventail de documents matériels, ainsi que des approches méthodologiques alternatives, issues de la sociologie et des études urbaines. Les investigations révolutionnaires menées sur les villes américaines par Janet Abu-Lughod et par d’autres chercheurs en sociologie et en géographie nous ont permis de mettre au point un modèle comparatif qui est venu enrichir notre examen de la culture visuelle, tout en soulignant les politiques, les histoires et les transformations physiques communes à New York, Chicago et Los Angeles5. Nous avons aussi examiné avec soin les analyses de l’époque sur les paysages en évolution des villes américaines ; nous avons consulté notamment les articles de journaux et les nombreuses études des urbanistes, des architectes et des journalistes de la période (dont la critique d’architecture du New York

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Times, Ada Louise Huxtable), qui s’efforçaient de comprendre le rôle (et les responsabilités) des décisionnaires6.

4 Pour élargir encore notre approche, nous avons fait appel à de nombreux conseillers et contributeurs aux profils variés, engagés dans l’étude du cinéma, l’urbanisme, l’histoire, les études afro-américaines, les études chicanos, afin de soutenir une approche plus complexe des nombreux acteurs – photoreporters, cinéastes, activistes et représentants du gouvernement – qui ont façonné cette époque décisive pour la culture et les pratiques artistiques américaines. Par comparaison avec des travaux d’histoire de l’art plus traditionnels, qui s’intéressent surtout à des artistes individuels ou des mouvements en tant que phénomènes isolés dans une ville donnée, l’approche retenue pour The City Lost and Found nous a permis d’établir des liens jusqu’ici ignorés entre des artistes comme Ed Ruscha et Hans Haacke, ou encore des croisements productifs et inattendus, comme le dialogue instauré entre le photojournalisme de Barton Silverman et un collage pictural de l’artiste Ralph Arnold.

5 Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, New York, Chicago et Los Angeles ont été les villes plus influentes et les plus peuplées des États-Unis7. En dépit d’une évolution sociale et économique propre à chacune d’elles, ces trois villes s’étaient trouvées confrontées dès avant 1970 à des mutations démographiques profondes, à une évolution de leur modèle économique et à des troubles civils. Cette convergence de problèmes sociaux, physiques et politiques a conduit le maire de chacune des villes ainsi que leurs services d’urbanisme à mettre en œuvre un plan global, visant pour la première fois la qualité de vie et l’environnement, ainsi que des mesures concrètes concernant le logement, les transports et l’emploi.

6 Les deux décennies de 1960 à 1980 ont été traversées par la présidence de John F. Kennedy et l’élection de Ronald Reagan, encadrant une période tumultueuse pour les villes américaines. Un grand nombre des initiatives prises à cette époque répondaient aux défis urbains identifiés auparavant par le président Lyndon B. Johnson (1963-1969) – dont la pauvreté, la ségrégation, la pénurie d’emplois et l’absence de participation communautaire dans les décisions cruciales concernant l’avenir des quartiers urbains –, et que ciblaient une série de programmes fédéraux réunis sous le nom de Great Society8. Dans un discours de 1964 présentant sa vision pour la nation, Johnson avait appelé de ses vœux des investissements, mais aussi des propositions d’idées et d’expérimentations inédites afin de résoudre ces problèmes urbains : « Notre société ne sera jamais prospère tant que nos villes ne le seront pas. Aujourd’hui, la frontière de l’imagination et de l’innovation se trouve au sein de ces villes, et non au-delà de leur territoire »9.

7 Ce sentiment d’urgence et d’optimisme s’appuyait sur les succès remportés par le mouvement des droits civiques au cours de la décennie précédente, et tentait d’appréhender les nombreuses mutations auxquelles les villes américaines se voyaient confrontées en raison de la pression démographique. Parmi ces défis, se conjuguaient la périurbanisation de la classe moyenne blanche quittant les centres-villes pour les banlieues, le mouvement des Afro-américains depuis le sud rural vers le nord et l’ouest urbains, marquant le pic de la grande migration afro-américaine, ainsi que de nombreux autres mouvements migratoires de moindre importance tout au long de la seconde moitié du XXe siècle10. Le mouvement des droits civiques avait également répondu à ces évolutions par une série de stratégies urbaines mises en place dans les années 1960. Parmi elles, citons les manifestations locales non-violentes organisées par

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des entités comme la branche newyorkaise du Congress of Racial Equality, ainsi que des appels toujours plus ambitieux et plus larges au changement urbain. En 1965, par exemple, Martin Luther King choisit Chicago pour permettre à son Open Housing Movement d’attirer l’attention sur la discrimination au logement et la ségrégation dans une ville bien connue pour son histoire marquée par la violence des Blancs à l’égard des Noirs, notamment lorsque des familles noires s’installaient dans des quartiers blancs. L’historien Arnold Hirsch avait étudié ce phénomène dans un ouvrage qui a fait date, intitulé Making the Second Ghetto (1998)11. Tout au long des années 1960, ces mouvements politiques urbains se sont développés, et ont diversifié leurs stratégies autour d’une action locale, de manière à s’enraciner dans les quartiers qu’ils desservaient, en s’appuyant sur le mouvement national Students for a Democratic Society et sur les Black Panthers, sur des groupes organisés autour de lieux, comme Rising Up Angry à Chicago, et sur les groupes ciblant des problèmes politiques et sociaux propres à ces villes, comme le Chicano Moratorium à Los Angeles, mobilisé contre la guerre du Vietnam12. The City Lost and Found s’appuyait sur des travaux récents qui reconnaissent l’importance et la spécificité de la lutte pour les droits civiques dans les villes du nord, afin de les compléter et de mettre en exergue la nécessité d’examiner dans le détail comment ces mouvements ont pu influencer la représentation des villes, et en fin de compte, les espaces urbains en tant que tels13.

8 Un autre facteur important de cette histoire est la longue tradition du renouvellement urbain, qui a fréquemment entraîné la démolition et le démantèlement de quartiers entiers, et qui s’est imposé au cœur des débats publics, que ce soit dans des articles de journaux ou dans une exposition de 1967 au Museum of Modern Art à New York 14. Le violent déplacement de communautés survenu à New York et Chicago, et dans une moindre mesure à Los Angeles, s’est fait en grande partie pour éradiquer la soi-disant « blight » (« dégradation urbaine »). Dans les années 1960, ce terme fort bien qu’imprécis était la cible des critiques, des activistes et des chercheurs comme Jane Jacobs et le sociologue Herbert Gans. Son ouvrage de référence en 1961 comme le livre radical de 1968, The Urban Villagers, exposaient les préjugés et l’ignorance qui avaient conduit de nombreux urbanistes et décisionnaires à ignorer la valeur de la communauté dans des quartiers défavorisés par ailleurs dynamiques15. Le renouvellement urbain était aussi un prétexte employé par les gouvernements locaux pour ancrer encore davantage l’idée que les divisions raciales historiques étaient censées « protéger » la valeur foncière des quartiers blancs. Cette discrimination devait encourager les investissements privés dans les quartiers défavorisés mixtes, et tenter de rapatrier les promoteurs immobiliers partis en banlieue. À New York comme à Chicago, le logement social a représenté un des aspects complexes de cette époque de réaménagement, avec d’un côté une concentration accrue des résidents à faibles revenus, souvent par race ou par ethnie, et de l’autre, l’essor de ces lieux où le nombre élevé de familles réunies leur permettait de développer d’importants réseaux sociaux et politiques 16. Une autre conséquence de l’opposition critique au renouvellement urbain – ainsi qu’à la perte plus graduelle de bâtiments à la suite d’actes criminels ou de négligence – a été l’émergence des mouvements pour la sauvegarde et la conservation des monuments historiques. La Landmarks Law, née en 1965 d’un élan passionné mais vain pour sauver la célèbre gare Penn Station de la démolition, a été la manifestation la plus évidente de ce phénomène17.

9 L’action citoyenne s’est imposée au cours de cette période comme le remède à des années de décisions venues d’en haut et prises à huis clos, pour prendre la forme de

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groupes d’intérêt communautaire, comme le Committee to Save the West Village de Jacobs, ainsi que toute une série de mobilisations temporaires et d’occupations d’espaces publics par des manifestations politiques, des émeutes et des performances artistiques18. Ces manifestations urbaines étaient surtout destinées à sensibiliser l’opinion publique à la question de l’égalité des droits de la part de groupes divers. On a ainsi vu les lycéens latinos organiser des grèves surprises à East Los Angeles, tandis que des groupes militant pour les droits des homosexuels et des femmes organisaient des manifestations à New York19.

10 Les autorités fédérales et municipales ont également admis la nécessité de formes d’engagement civique plus directes et locales, en dépit de résultats souvent mitigés. En 1966, par exemple, le programme Model Cities de Johnson avait désigné les quartiers urbains à problèmes et invitait leurs habitants à choisir et à mettre en place les initiatives et les services dont ils avaient le plus besoin pour leurs propres communautés20. Des programmes comme l’enquête photographique innovante de l’Environmental Protection Agency, intitulée Documerica (1971-1977), tentaient de mettre en forme les problématiques rencontrées par l’agence à travers des portraits complexes de lieux et paysages urbains dans l’ensemble du pays21. Face à ces défis, les maires de ces trois villes ont réagi de manière différente : Richard J. Daley à Chicago (1955-1976) et Sam Yorty à Los Angeles (1961-1973) ont conservé des formes d’administration très centralisées, tandis que John V. Lindsay (1966-1973) est connu pour avoir tenté de décentraliser les décisions concernant l’école publique à New York22. Quoi qu’il en soit, ces trois administrations ont intégré ce nouvel esprit participatif, ainsi que la nécessité de concentrer leurs actions sur des besoins spécifiques de ces quartiers, afin de mettre sur pied des plans détaillés conçus pour la première fois dans l’intention de représenter le public tout en demeurant accessibles.

11 Notre vaste enquête historique nous a permis d’identifier plusieurs initiatives conduites à New York, Chicago et Los Angeles par des communautés, des organisations et des mouvements sociaux. Ces dernières ont fait de la rue un lieu où préserver l’authenticité, exiger l’égalité au sein de la sphère publique et présenter de nouvelles visions pour l’avenir des États-Unis. D’une manière générale, nous nous sommes efforcés d’adopter une approche nuancée, de manière à mettre en relief les interprétations multiples, voire conflictuelles, de ces idées, au cours de la période en question. Le premier de ces domaines d’investigation – la demande publique pour préserver l’authenticité et la vie communautaire dans les quartiers urbains – inclut les fondements du mouvement de sauvegarde destiné à protéger les bâtiments et les quartiers historiques, ainsi que les initiatives visant à préserver les populations existantes et la mixité sociale des villes. L’engagement des artistes dans ce sens transparaît dans le film expérimental de James Nares, Pendulum (1976), qui évoque le mouvement lent d’un boulet, ainsi que le collage monumental de Romare Bearden, The Block II (1972). D’un côté, The Block II documente littéralement, et préserve de ce fait, l’image d’un segment bien précis de Lenox Avenue entre les 132e et 133e rues à Harlem. D’un autre côté, comme il est composé de photostats coupés, collés et manifestement retouchés, d’images de journaux et de magazines, de chutes de tissus et de morceaux de papier, la fabrication même de la fresque évoque la manière dont les résidents de Harlem ont modifié leur environnement bâti pour créer un sentiment distinctif de communauté au sein du paysage changeant de la ville de New York.

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12 Le second grand sujet couvert par ce projet était la manifestation, comprise au sens large comme englobant une grande variété de pratiques ayant contribué à façonner et à exprimer les opinions publiques au sujet des luttes sociales et des changements survenus dans les villes américaines dans les années 1960 et jusque dans les années 1970. Le matériel en rapport avec ce thème inclut les reportages documentaires et les photographies parues dans les médias sur ces manifestations, révoltes et marches qui emplissaient les rues des villes, ainsi que des appropriations éphémères de l’espace urbain par des artistes et des cinéastes. Des fresques comme Wall of Respect (1967-1971) dans le quartier South Side de Chicago, ou les performances du collectif artistique chicano Asco à Los Angeles font de la rue un espace vital pour les événements publics ainsi qu’un lieu où émettre des avis forts et souvent critiques contre le crime et la violence policière, l’exclusion sociale et politique, et les déformations rencontrées dans les médias. Cette définition élargie des rassemblements de rue reflète l’histoire accablante des manifestations qui ont fait la une des journaux et des magazines dans les années 1960, et qui ont contraint la nation tout entière, si ce n’est le monde entier, à s’interroger et à prendre note des problèmes auxquels se trouvaient confrontées les plus grandes villes d’Amérique (bientôt rejointes par des villes plus modestes). Cela montre aussi que ces villes servaient de cadre à différents groupes, parmi lesquels les artistes et les communautés sous-représentées, qui pouvaient mettre en scène leurs identités, développer des pratiques créatives spécifiques à ces lieux, et exiger la reconnaissance de leur droit à vivre sur un pied d’égalité.

13 Le troisième aspect clé de cette enquête, le renouvellement urbain, concerne les projets et les propositions destinés à remédier aux problèmes de ces villes et à imaginer un nouvel avenir. Il inclut l’émergence de nouveaux modèles d’urbanisme développés par les autorités municipales et par les activistes en général. Reconnaissant l’importance de la diversité, ils s’efforçaient de modifier les objectifs et le langage visuel des programmes urbains en vue de préserver et de soutenir les qualités distinctives de certains quartiers, zones et rues de la ville. Le portfolio photographique d’Arthur Tress, Open Space in the Inner City (1971), par exemple, proposait une sorte d’exposition interactive d’images illustrant les nombreux aménagements possibles pour des parcelles à l’abandon, d’anciens quais industriels, et d’autres espaces en déshérence à New York. Sous la forme d’un portfolio photographique mis à disposition pour un coût modéré aux écoles, aux centres communautaires, aux bibliothèques et à toutes les organisations intéressées, Open Space encourageait une prise en compte participative et visuelle des préoccupations urbaines, qui étaient selon l’artiste les indices d’une crise nationale. Dans une tout autre veine mais non sans rapport, le film Lord Thing (1970) de DeWitt Beall relate les initiatives des Conservative Vice Lords, un gang des rues devenu une organisation communautaire après avoir renoncé à la violence, pour transformer leur quartier de West Side à Chicago par le biais de formations professionnelles, de services pour la jeunesse et autres programmes sociaux.

14 L’exposition The City Lost and Found décrivait un contexte capital et jusqu’ici peu étudié autour de la photographie dans les villes américaines des années 1960 et 1970. Bien que cette période de pratique artistique ait déjà fait l’objet de travaux et d’expositions majeurs au cours de ces dernières années, nous nous sommes intéressés à la manière dont la photographie et le film ont stimulé des auteurs très hétéroclites – dont l’architecte Paul Rudolph, le photojournaliste Barton Silverman et la performeuse Mierle Laderman Ukeles – et leurs approches créatives de la ville en tant que finalité,

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site d’intervention et scène. Notre projet a mis en exergue le rôle des images pour fixer de nouvelles orientations urbanistiques au cours des années 1960 et 1970, et a montré que les problèmes majeurs de la politique et des paysages de New York, Chicago et Los Angeles n’auraient pas été lisibles et connus des fabricants d’image ou du public américain sans la photographie en tant qu’ambassadrice. La période a connu une nette augmentation de l’engagement direct dans les rues, les fabricants d’image privilégiant l’immersion et l’impression de vécu. C’est ainsi que Gordon Matta-Clark a utilisé la nouvelle caméra portative Arriflex SR 16 mm pour tourner City Slivers (1976), et que la street photography a connu une visibilité décuplée à l’occasion d’expositions qui ont fait date, comme Toward a Social Landscape et New Documents23. Certains usages plus expérimentaux de la photographie – comme le collage, l’installation, les fresques photographiques et les images projetées de la ville – reposaient souvent sur l’idée que ces images pouvaient opérer comme des interventions dans le tissu urbain. Parallèlement, l’iconographie journalistique concernant les manifestations de rue influençait la perception de la ville par le public, d’autant que les activistes et les services des relations publiques avaient recours à la photographie et au film pour soutenir des revendications contradictoires sur la crise ou le renouvellement urbain. L’œuvre de nombreux artistes et urbanistes révélait non seulement leurs préoccupations à travers des images circulant dans les médias de masse, mais aussi une appropriation critique des outils eux-mêmes – dont les photographies de rue, les séries d’images, voire même les représentations cinématiques – susceptibles d’attirer au plus haut degré l’attention du public à l’égard des luttes et des questions identitaires dans les villes américaines.

15 Dans certains cas, ce projet a abouti à une remise en cause critique de l’œuvre d’artistes connus, comme les photographies récemment redécouvertes du happening Moving (1967) d’Allan Kaprow, qui montre l’artiste et ses collaborateurs errant dans les rues de Chicago et mettant en scène l’occupation d’un appartement abandonné sur Skid Row. Nous avons aussi attiré l’attention sur des figures moins familières, comme l’architecte Shadrach Woods : sa carrière en Europe lui avait offert une perspective unique en vue de préserver les espaces à usages mixtes dans le quartier de Soho à New York. Pour cela, il s’inspirait clairement de l’étude photographique réalisée en 1946 par l’architecte Giorgio Cavaglieri sur les immeubles en fer forgé, en vue de défendre la pérennité du lien avec le passé industriel du quartier. Dans d’autres cas, nous avons replacé le travail de ceux dont on connaît depuis longtemps l’intérêt visuel pour les villes – comme Garry Winogrand, Art Sinsabaugh et Julius Shulman – dans un contexte différent, plus axé sur l’interdisciplinarité. Enfin, The City Lost and Found a permis de mettre en avant des éléments communs aux pratiques artistiques attestées dans ces trois villes, qui sont généralement analysées de manière isolée, voire même opposées les unes aux autres. Brouillant les frontières qui séparent traditionnellement les pratiques, les professions, les domaines de recherche et la géographie, ce projet a représenté une opportunité d’éprouver les profondes interconnexions qui existent entre les réalités politiques sociales et visuelles des villes américaines dans les années 1960 et 1970.

16 Ces recherches ont donc permis de reconnaître les interférences fertiles et historiques entre la photographie et d’autres pratiques – la recherche en architecture, l’art de la performance, le film documentaire et les médias populaires –, à l’origine d’un engagement critique sans précédent à l’égard des problématiques et des potentialités des villes américaines. De la même manière que ces pratiques et ces objets abordent des sujets aussi vastes que les manifestations raciales, la déshérence des logements sociaux,

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les politiques communautaires et les efforts de revitalisation, The City Lost and Found comprend des essais de chercheurs issus de nombreux domaines, afin de traiter les questions de l’urbain et de sa représentation selon plusieurs points de vue et à travers plusieurs disciplines. Ces interrelations continuent d’inspirer les artistes, les chercheurs, les politiciens, les designers et le public désireux d’interroger le rôle de l’art dans l’implication des citoyens face au discours critique, suscitant une attention inédite envers des questions urbaines urgentes comme la gentrification, l’espace public et la mixité urbaine. Les résultats, nous l’espérons, se révèlent aussi complexes et divers que les villes ciblées par nos recherches, et révèlent un dialogue nourri sur l’organisation sociale et la représentation urbaine, que ce soit dans les années 1960 et 1970, à l’heure actuelle ou à l’avenir.

NOTES

2. Dans les années 1960, des dizaines de publications ont décrit la crise dans les villes américaines sous différentes perspectives, que ce soit des articles dans des revues pour le grand public, des essais de sociologues sur la discrimination raciale et la pauvreté, ou encore des études sur les politiques urbaines et l’urbanisme. Pour un échantillon de ces textes, voir le numéro spécial « The U.S. City: Its Greatness at Stake », dans Life, 24 décembre 1965 ; Ralph Ellison, Whitney M. Young Jr., Herbert Gans, The City in Crisis, New York, vers 1966-1970 ; William S. Paley éd., The Threatened City: A Report on The Design of The City of New York, New York, 1967 ; et Robert Goodman, After the Planners, New York, 1971. 3. Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, 1961. 4. Rosalyn Deutsche, Evictions: Art and Spatial Politics, Chicago, 1996 ; Joshua Shannon, The Disappearance of Objects: New York Art and the Rise of the Postmodern City, New Haven, 2009 ; Mixed Use, Manhattan: Photography and Related Practices, 1970s to the Present, Lynne Cooke, Douglas Crimp éd., (cat. expo., Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2010), Cambridge, 2010 ; Rebecca Zorach, « Art & Soul: An Experimental Friendship between the Street and a Museum », dans Art Journal, automne 2011, et son prochain ouvrage, Street Teachings, Black Art, Experimental Settings: Chicago, ca. 1968, Durham, à paraître ; ‘Now Dig This!’: Art and Black Los Angeles, 1960-1980, Kellie Jones éd., (cat. expo., Los Angeles, University of California, Hammer Museum, 2013), Los Angeles, 2013 ; et Asco: Elite of The Obscure: A Retrospective, 1972-1987, C. Ondine Chavoya, Rita Gonzalez éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, 2011), Ostfildern, 2011. Voir aussi, 1968: Art and Politics in Chicago, Patricia Kelly éd., (cat. expo., Chicago, DePaul University Art Museum, 2008), Chicago, 2008 ; et Pacific Standard Time: Los Angeles Art, 1945-1980, Rebecca Peabody et al. éd., (cat. expo., Los Angeles, Getty Research Institute/J. Paul Getty Museum, 2011), Los Angeles, 2011. 5. Voir Janet L. Abu-Lughod, New York, Chicago, and Los Angeles: America’s Global Cities, Minneapolis, 1999 ; Janet L. Abu-Lughod, Race, Space, and Riots in Chicago, New York, and Los Angeles, New York/ Oxford, 2007 ; et Dennis R. Judd, Dick W. Simpson éd., The City, Revisited: Urban Theory from Chicago, Los Angeles, and New York, Minneapolis, 2011. 6. Voir, entre autres, The New City: Architecture and Urban Renewal, (cat. expo., New York, The Museum of Modern Art, 1967), New York, 1967 ; The Threatened City, 1967, cité n. 2 ; Robert

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Goodman, After the Planners, New York, 1971 ; Marshall Kaplan, Urban Planning in the 1960s: A Design for Irrelevancy, New York, 1973 ; et Jonathan Barnett, Urban Design as Public Policy, New York, 1974. 7. Pour les données du recensement de 1960, voir www.census.gov/population/www/ documentation/twps0027/tab19.txt (consulté le 23 novembre 2015). 8. Il convient de noter que certains aspects du programme Great Society de Johnson reprenaient des initiatives de l’administration Kennedy. Les droits civiques, par exemple, étaient une question politique fondamentale sous ces deux administrations, mais le programme Great Society a su traduire un certain nombre de ces attentes sous forme de loi, avec le Civil Rights Act de 1964 et le Voting Rights Act de 1965. Parmi les nombreux autres accomplissements du programme Great Society, les villes d’Amérique ont pu constater le fort impact d’initiatives telles que War on Poverty (via le Economic Opportunity Act de 1964) : des dizaines de programmes ont été subventionnés au niveau fédéral, dont Neighborhood Youth Corps, en vue d’offrir une expérience professionnelle à la jeunesse défavorisée des villes ; une législation sur l’éducation qui accordait des fonds à l’enseignement bilingue ; diverses améliorations du programme de sécurité sociale ; la création de nombreuses lois destinées à la protection de l’environnement ; et une réforme du logement via le Housing and Urban Development Act en 1965 et le Demonstration Cities Act en 1966. Pour une contextualisation récente d’un grand nombre de ces mesures intérieures sous l’administration Johnson, mises en parallèle avec l’intensification de la guerre du Vietnam, voir James T. Patterson, The Eve of Destruction: How 1965 Transformed America, New York, 2012. 9. Lyndon B. Johnson, « Remarks at the University of Michigan » (1964), dans Public Papers of the Presidents of the United States: Lyndon B. Johnson, Washington, D.C., 1963-1964, I, p. 704-707. 10. Dans les années 1950, par exemple, les banlieues se sont accrues à un rythme dix fois supérieur aux villes qu’elles entouraient, et la population des banlieues a plus que doublé entre 1950 et 1970 sur l’ensemble du territoire. Voir Eric Avila, Popular Culture in the Age of White Flight: Fear and Fantasy in Suburban Los Angeles, Berkeley, 2004, p. 4. Pour une considération récente de la grande migration afro-américaine, voir Isabel Wilkerson, The Warmth of Other Suns: The Epic Story of America’s Great Migration, New York, 2010. 11. Arnold R. Hirsch, Making the Second Ghetto: Race and Housing in Chicago, 1940-1960, Chicago, 1998. Le Chicago Freedom Movement de 1965-1967 était aussi dirigé par James Bevel et Al Raby, et il est largement reconnu comme étant à l’origine du Fair Housing Act de 1968. Auparavant, la Federal Housing Administration encourageait la ségrégation raciale pour le logement, favorisait l’achat de logements unitaires pour les familles, et limitait les prêts immobiliers dans les quartiers très densément peuplés ; quant à la National Association of Real Estate Boards, elle considérait l’intégration intentionnelle comme une violation de son code de déontologie. Martha Biondi, To Stand and Fight: The Struggle for Civil Rights in Postwar New York City, Cambridge, 2003, p. 112-114. Voir aussi Douglas S. Massey, Nancy A. Denton, American Apartheid: Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge, 1993 ; et Dana Cuff, The Provisional City: Los Angeles Stories of Architecture and Urbanism, Cambridge, 2001. 12. Voir, entre autres, Robert Fisher, Let the People Decide: Neighborhood Organizing in America, New York, 1994 ; Maurice Isserman, Michael Kazin, American Divided: The Civil War of the 1960s, New York/Oxford, 2000 ; et Dan Berger éd., The Hidden 1970s: Histories of Radicalism, New Brunswick, 2010. 13. Voir, par exemple, Biondi, 2003, cité n. 11. 14. La pratique du renouvellement urbain a évolué tout au long de la première moitié du XXe siècle, mais elle demeure essentiellement associée à une forme extrême de redéveloppement, aboutissant à la suppression de sections entières du tissu urbain historique (voire de quartiers entiers) en faveur de projets immobiliers modernes, souvent à l’usage des populations aux revenus les plus élevés. Si les premiers débats sur ce phénomène étaient presque exclusivement limités aux spécialistes, les travaux de Jane Jacobs et d’autres ont porté cette question à la

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connaissance du grand public. Voir Alexander von Hoffman, « The Lost History of Urban Renewal », dans Journal of Urbanism, 1/3, 2008, p. 281-301. 15. Gans a été un des premiers sociologues à étudier les quartiers urbains défavorisés aux États- Unis, en s’intéressants aux taudis de West End à Boston, qui furent détruits par le renouvellement urbain pendant ses recherches. Ses observations sur l’importance des réseaux sociaux de cette communauté italo-américaine ont influencé Jacobs, et ce quartier est fréquemment cité dans Jacobs, 1961, cité n. 3. Voir Gans, The Urban Villagers: Group and Class in the Life of Italian-Americans, New York, 1968. 16. À Los Angeles, dans les années 1950, les logements sociaux furent de fait fortement contestés par les politiciens anticommunistes. Voir Don Parson, Making a Better World: Public Housing, the Red Scare, and the Direction of Modern Los Angeles, Minneapolis, 2005 ; et Dana Cuff, The Provisional City: Los Angeles Stories of Architecture and Urbanism, Cambridge, 2000. Parmi les ouvrages de référence sur les logements sociaux à New York et Chicago, citons Samuel Zipp, Manhattan Projects: The Rise and Fall of Urban Renewal in Cold War New York, Oxford, 2010, et D. Bradford Hunt, Blueprint for Disaster: The Unraveling of Chicago Public Housing, Chicago, 2009. 17. La démolition d’édifices majeurs à Chicago et New York – le Garrickk Theater de l’architecte Louis Sullivan en 1960 et Penn Station en 1963 – allait représenter des moments emblématiques dans la lutte pour la conservation historique aux États-Unis. À Los Angeles, la sensibilisation du public à la nécessité de préserver son patrimoine est intervenue plus tardivement. À Chicago, le photographe Richard Nickel mena une campagne pour sauvegarder et préserver les bâtiments de Sullivan, et légua d’importantes archives photographiques sur ces bâtiments disparus. Voir Richard Cahan, They All Fall Down: Richard Nickel’s Struggle to Save America’s Architecture, New York, 1994. Des travaux récents ont contredit le caractère central de Penn Station pour l’application de la loi de 1965 à New York, mais ce bâtiment est très tôt devenu l’emblème de ce mouvement. Voir Anthony C. Wood, Preserving New York: Winning the Right to Protect a City’s Landmarks, Londres, 2008. Pour plus d’informations sur la conservation des bâtiments et des communautés à Los Angeles, voir Dolores Hayden, The Power of Place: Urban Landscapes as Public History, Cambridge, 1995. 18. Nous avons délibérément employé des termes variés – « manifestation », « émeute », « soulèvement », et « rébellion » entre autres – afin de rendre compte des dénominations couramment employées pour ce type d’événements, ainsi que de l’évolution des discours les concernant. 19. Ces manifestations, comme celles de presque tous les mouvements de protestation politique et sociale des années 1960, calquaient leur stratégie et leurs tactiques sur les premiers mouvements des droits civiques. La compréhension du rôle essentiel de la représentation photographique – et télévisée par la suite – dans ces luttes en faisait partie. 20. Model Cities était une réponse directe à l’échec cuisant du renouvellement urbain pour tenter d’améliorer les conditions de vie et les relations interraciales au cœur des quartiers déshérités. Dans le cadre du programme Great Society de Johnson, cette initiative mise en place en 1966 s’intéressait à une approche plus holistique de l’aide fédérale, en s’intéressant à 150 foyers à bas revenus dans tout le pays. L’objectif était d’assister des communautés défavorisées en leur prodiguant de la formation professionnelle, des soins de santé et des logements, à travers des programmes conçus en partenariat avec les autorités dans ces quartiers. Si cette initiative a permis de sensibiliser la communauté et d’engager la participation des politiques municipales, elle s’est trouvée grevée par des problèmes de financement et de mise en œuvre, et a fini par être mise en échec. Voir John A. Andrew III, Lyndon Johnson and the Great Society, Chicago, 1998. 21. Documerica, un projet créé en 1971 par la Environmental Protection Agency en vue de documenter les conditions environnementales aux États-Unis, a nécessité le recrutement d’une centaine de photographes sur l’ensemble du territoire. Au cours du projet, un second point d’intérêt envers le paysage urbain et les communautés des quartiers défavorisés s’est développé,

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en particulier à Chicago et New York, autour des travaux de photographes renommés comme Danny Lyon et Arthur Tress. S’il y a eu relativement peu d’études sur Documerica, un récent article de Barbara Lynn Shubinski souligne le rôle important qu’ont joué les photographes sollicités pour documenter ces villes. Voir Barbara Lynn Shubinski, « From FSA to EPA: Project Documerica, the Dustbowl Legacy, and the Quest to Photograph 1970s America », thèse, University of Iowa, 2009. 22. Yorty a échappé aux longues analyses critiques, mais de nombreuses publications sur Daley et Lindsay sont pertinentes concernant ce projet, dont Adam Cohen, Elizabeth Taylor, American Pharaoh: Mayor Richard J. Daley; His Battle for Chicago and the Nation, Boston, 1990 ; Sam Roberts éd., America’s Mayor: John V. Lindsay and the Reinvention of New York, New York, 2010 ; Vincent Cannato, The Ungovernable City: John Lindsay and His Struggle to Save New York, New York, 2001 ; et Joseph P. Viteritti éd., Summer in the City: John Lindsay, New York, and the American Dream, Baltimore, 2014. 23. La caméra Arriflex SR 16 mm de 1975 était remarquable par sa petite taille et son maniement silencieux. Elle permettait à ses utilisateurs d’opérer dans les rues de manière inaperçue. Toward a Social Landscape, dirigée par Nathan Lyons, a été présentée à la George Eastman House en 1966, et New Documents, dirigée par John Szarkowski, fut présentée au Museum of Modern Art en 1967.

INDEX

Keywords : photography, urban art, activism, city planning, architecture Mots-clés : photographie, art urbain, activisme, urbanisme, architecture Index géographique : États-Unis, New York, Chicago, Los Angeles Index chronologique : 1900

AUTEURS

KATHERINE A. BUSSARD

Princeton University Art Museum

ALISON M. FISHER

Art Institute of Chicago

GREG FOSTER-RICE

Columbia College Chicago

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Did you hear what they said?1 Historicité et actualité dans les œuvres d’Adrian Piper et de Renée Green

Elvan Zabunyan

1 Le 11 mai 2015, invitée d’honneur de la cérémonie pour l’abolition de l’esclavage à Nantes, Angela Davis donne une conférence où elle souligne « l’incessante répétition de l’histoire » et explicite les méthodes qui, depuis le XIIIe amendement de la Constitution américaine annonçant en 1865 la fin légale de l’esclavage, ont permis de perpétrer la discrimination raciale et la violence dans le contexte du système carcéral industrialisé aux États-Unis. Après cinq décennies de militantisme, la philosophe américaine pose sa voix avec la même clarté, le ton est ferme, le rythme des phrases fait vibrer les cordes vocales en donnant du volume aux mots qui disent la réalité du racisme. Écouter Angela Davis, c’est se mettre au diapason d’une expérience inégalée qui se donne dans le savoir et la générosité, c’est frissonner au son de ce timbre si particulier, c’est comprendre sans détour que, comme elle le rappelle dans son discours, « la majorité de l’histoire des États-Unis est une histoire de l’esclavage ». Son argumentation est implacable : « si l’on part du principe que l’esclavage a vraiment été aboli en 1865 et que l’arrivée des premiers esclaves sur les terres du Nouveau Monde date de 1619, alors cela fait 266 ans de servitude légale, celle-ci ayant été aboli il y a 150 ans, on pourrait légitimement dire que la plus grande partie de l’histoire des États-Unis est une histoire de l’esclavage »2. Cette histoire de la violence s’est largement poursuivie par l’instauration des black codes (puis Jim Crow laws)3 qui a permis de justifier l’exploitation et la restriction des libertés en obligeant les esclaves émancipés des États du Sud à travailler pour des salaires de misère, en les condamnant aux travaux forcés à la suite de délits mineurs. Selon Angela Davis, la continuité entre cette période de ségrégation qui perdure au moins jusqu’au mouvement des droits civiques n’est en rien révolue. Elle analyse comment l’industrialisation du Sud du pays à la fin du XIXe siècle s’est établie par le remplacement de la main-d’œuvre d’esclaves par celle des prisonniers. Ce système fondé sur les

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disparités de la population carcérale américaine où le nombre de jeunes Africain-e-s Américain-e-s emprisonné-e-s est majoritaire s’appuie sur une logique de la rentabilité économique. Ce pont entre le passé et le présent est aussi posé par les crimes et bavures commis à l’encontre d’une jeunesse africaine américaine désarmée dans un pays pourtant gouverné aujourd’hui par le premier président africain américain de son histoire. Ferguson résonne encore, un an après, au son de la révolte qui a suivi la mort de Michael Brown. La ville est en état d’urgence au moment où ces mots se posent sur la page. Angela Davis liste à Nantes le nom des victimes de la violence policière depuis l’affaire Trayvon Martin en 2012 restée impunie : Eric Garner, Tamir Rice, Jonathan Fersell, Eric Harris, Walter Scott, Freddie Gray… La liste n’est pas complète et s’ajoutent à ces noms, ceux des neuf personnes tuées lors de la fusillade du 17 juin 2015 dans l’église de Charleston en Caroline du Sud, drame qui vient confirmer la récurrence de la violence raciale.

2 Le 9 mai, soit deux jours avant la conférence d’Angela Davis, Adrian Piper gagne le Lion d’or de la LVIe Biennale de Venise pour son œuvre exposée dans le cadre de All The World’s Futures sous la direction artistique d’Okwui Enwezor 4. À l’Arsenale, l’artiste présente une installation interactive (qu’elle nomme aussi « performance collective »). The Probable Trust Registry, The Rules of the Game # 1-3 (2013-2015) est composée de trois comptoirs au-dessus desquels trois phrases à la première personne du singulier appellent les visiteurs à participer au projet conceptuel de Piper en signant un document qui vient rejoindre les archives de l’Adrian Piper Research Archive Foundation basée à Berlin et qui y sera conservé pendant cent ans5. Ce document implique du/de la participant-e de confirmer l’affirmation qu’il/elle aura choisie. La première dit « I will always be too expensive to buy », la seconde « I will always mean what I say », la troisième « I will always do what I say I am going to do ». La première, saisie dans le contexte d’une manifestation internationale comme la Biennale de Venise, résonne avec l’éthique habituelle de l’artiste qui a pensé et produit son travail dans une logique conceptuelle proposant une critique frontale du système marchand de l’art. Les deux autres renvoient à des préceptes prônant la vérité alors que le « probable trust » du titre de l’installation fait vaciller les certitudes et impose au/à la participant- e une implication sans faille (tenir sa promesse), tout en sachant que le contexte de l’art permet d’y échapper par la fiction. Le travail de Piper a toujours cherché à établir un équilibre entre une structure narrative qui fait se jouxter la subjectivité du récit personnel et l’objectivité de l’expérience réflexive. Dès 1989, elle affirme dans son essai « La xénophobie et l’indexation du présent » ce qu’elle convoque dans sa pratique depuis la fin des années 1960 en sollicitant l’intervention directe des spectateurs : « Mon engagement dans la création est fondamentalement politique, c’est pourquoi ce qui me détermine principalement à faire l’œuvre que je fais est le désir d’opérer un changement politique réel et tangible dans l’intimité du spectateur, indépendamment ou en dépit de son appréciation esthétique abstraite sur mon œuvre. Je me réconforte en pensant que les futures générations de spectateurs pour qui les problèmes de racisme et de xénophobie seront moins pressants et moins menaçants, dispenseront sûrement des appréciations esthétiques concrètes que je souhaiterais. Bien sûr, je suis toujours ravie quand un spectateur de la génération d’aujourd’hui rejoint les rangs de l’éternité en exprimant une critique de mon œuvre maintenant »6. Au moment où Adrian Piper écrit ces lignes, les États-Unis sortent de huit années de reaganisme. Le traumatisme de cette gouvernance pour les personnes engagées dans les droits civiques les plus fondamentaux est confirmé dans un pays où les réalités sociales, économiques

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et culturelles sont alors laminées. Tout espoir semble d’autant plus vain que George H. W. Bush vient d’être élu.

3 Le vœu de l’artiste à cette période est loin de pouvoir être aujourd’hui exaucé dans le contexte de violence extrême qui prévaut et ses mots résonnent dès lors avec une acuité encore plus prégnante. On sent sa désillusion dans l’entretien qu’elle accorde en 2004 à Dan Roediger : « Le racisme américain se trouve gelé à son étape la plus élémentaire de déni et je ne pense pas la société américaine capable de dépasser cette étape. Entre 1978 et 1992, j’ai investi et cartographié cette mentalité dans mon travail. Après un certain temps, cela m’a ennuyée et je suis donc passée à autre chose »7. Les rangs de l’éternité évoqués par Adrian Piper se retrouvent dans son installation à Venise par la proposition d’archiver un siècle durant les promesses des spectateurs.

4 Ces promesses, elles se les appliquent aussi à elle-même puisqu’on la voit, sur la documentation proposée sur son site internet, signer les trois iPads qui servent de support numérique à l’engagement tacite entre le/la participant-e et sa fondation de recherche8. Cet espace virtuel est particulièrement riche pour comprendre l’exigence avec laquelle Piper régit au quotidien son travail. Sur la page d’accueil de la rubrique « Art », on découvre une œuvre qu’elle a réalisée en 2013 et qu’il est possible de télécharger librement9. Cette création montre le visage évanescent de Trayvon Martin sur lequel s’imprime une cible rouge. Imagine (Trayvon Martin) porte une inscription comme tapée à la machine sur le modèle de cette typographie si spécifique des travaux de l’artiste depuis les années 1970 où on peut lire en bleu « Imagine what is was like to be me ». Seulement le « me » est hors cadre, il se détache sur un pourtour noir qui renforce l’effet de faire-part de décès. Le rapport de Piper à l’actualité et à la possibilité de penser le présent est particulièrement visible dans la gestion de ce site internet. Celui-ci se situe au croisement d’une analyse radicale de la société américaine fondée sur l’injustice raciale et de l’inlassable réajustement que l’artiste énonce face à une réception défaillante de son projet artistique et philosophique qu’elle refuse de voir catégorisé par les médias spécialisés.

5 Toute son œuvre s’ancre dans cette analyse au-delà de la dichotomie des couleurs blanche et noire aussi parce que sa contribution théorique à l’histoire de l’art contemporain s’articule en lien avec une recherche dont l’origine est l’art conceptuel. Celui-ci a la fonction d’un jalon portant sa méthode de création depuis ses premières réalisations dans les années 1960 et lui permet de poser un regard féroce sur tout ce qui renvoie aux stéréotypes raciaux. Comme elle le rappelle encore dans son essai de 1989 : « Je veux que les spectateurs de mon œuvre quittent l’exposition en ayant compris que le racisme n’est pas un problème abstrait et lointain qui affecte loin d’ici tous les pauvres gens différents et malchanceux. Il commence entre vous et moi, précisément ici et maintenant, dans le présent indexé »10.

6 Si le portrait du jeune homme tué questionne la disparition saisie dans sa réalité visuelle et métaphorique (l’évanouissement de la figure, la mort), ce qui est susceptible de disparaître est une problématique centrale dans l’œuvre d’Adrian Piper depuis 2003 avec sa série Everything. C’est le premier terme de la phrase qui lui sert d’assise : Everything will be taken away. Dans la partie de l’exposition vénitienne qui se trouve dans le pavillon international aux Giardini, plusieurs tableaux noirs d’écoliers répètent la phrase écrite à la craie. L’effacement intrinsèque au matériau utilisé tend à affirmer que cette perte sous-entendue dans l’enlèvement de ce « tout » (everything) est, ou peut être, prochaine. « Tout disparaîtra, sera retiré, sera pris » si… pourrait-on ajouter en

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pensant à la répétition de l’histoire au sein d’une continuité contrariée. Le conditionnel confirmerait ainsi que le futur auquel on s’attend est celui d’une tabula rasa. Dissoudre les mots d’Everything will be taken away devient une performance lors de l’exposition de Piper en Écosse en 201011. Les phrases (au nombre de 100) qui couvrent quatre tableaux noirs sur la surface de tout un mur sont soigneusement effacées mais, même disparues, elles sont conservées par la mémoire. Elles semblent suspendues dans le temps en attendant d’être saisies par la matérialité des mots à venir qui résonnent pour résister.

7 Il a été déjà dit que la question politique est au cœur du travail d’Adrian Piper mais celui-ci est aussi étroitement associé au yoga qu’elle pratique depuis 1965. Discipline qui ressource le corps et l’esprit, le yoga permet une relation renouvelée à l’autre, et de façon très différente de celle que l’on rencontre dans le monde occidental. Le bien-être pour soi est nécessairement inscrit dans le rapport à l’espace que l’on occupe avec les autres. La respiration yogique est la source de la vie, sa lumière. La confrontation à sa propre image, entrelacée à l’altérité, que propose Piper dans son exposition Everything à New York en 2008, où les spectateurs voient dès l’entrée leur reflet dans un miroir sur lequel est gravé en lettres d’or « Everything will be taken away », est une manière à la fois de scinder et de souder les corps12.

8 Ce qui importe ici est le discernement critique dont il faut faire preuve pour comprendre l’appartenance à une identité qui existe par le regard que l’on y appose d’abord soi-même plutôt que de subir celui que les autres imposent au sujet que l’on est. En évinçant la stigmatisation « blanc » et « noir » (« ‘noir’ et ‘blanc’ sont parmi les termes que mon travail critique » insiste l’artiste13) c’est la définition essentialiste de l’identité culturelle qu’elle réfute. En déjouant la catégorisation, en proposant l’élaboration d’une pensée théorique, d’une réflexion artistique et d’une contestation politique qui s’appuient conjointement sur la rigueur de la philosophie kantienne dont elle est spécialiste et sur l’être au monde que permet le yoga, elle devient insaisissable tout en étant parfaitement en phase avec le présent du monde qu’elle décide de contrer. Au sein d’une histoire de l’art, d’une critique d’art et d’un musée qui tendent à uniformiser les pratiques artistiques les plus radicales pour les reterritorialiser, les outils proposés par les artistes, aussi grinçants soient-ils, décloisonnent. Le raisonnement conceptuel est à la base d’une philosophie de la vie qui fait écho à des processus artistiques singuliers comme ce que relate avec respect et humour Adrian Piper dans son hommage à Sol LeWitt, qui était son grand ami. « Il disait que je transformais les identités raciales des êtres humains en cubes empilés, je disais qu’il transformait les cubes empilés en êtres humains »14. La rigidité d’un art conceptuel sans concession s’estompe lorsque sa lecture n’est plus menée à partir de codes imposés par l’académie ou le marché.

9 Dans son œuvre Everything présentée à New York, Adrian Piper expose les spectateurs à leur propre image mais aussi à une vidéo en boucle montrant la couverture par CNN d’un fait divers sordide de 2007 lors duquel une jeune femme africaine américaine avait révélé avoir été torturée par six personnes en Virginie-Occidentale15. Dans une autre salle, l’artiste présente des travaux qu’elle a réalisés à partir d’images de l’ouragan Katrina. Des photographies de maison détruites et de paysages dévastés partiellement gommés laissent place de façon récurrente à la phrase « Everything will be taken away ». Si cette dernière vient ici confirmer la réalité de l’histoire à laquelle elle se réfère et la gestion pitoyable par le gouvernement de cet ouragan sans précédent aux États-Unis, l’artiste souligne sa colère face à cette catastrophe et l’injustice sociale et

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raciale inhumaine qui s’abattent en cette fin d’août 2005 sur des centaines de milliers de survivants dans les États du Sud parmi les plus pauvres du pays.

10 La méthode de travail d’Adrian Piper et les recherches qu’elle applique pour produire ses installations multimédias convoquent les archives visuelles, audiovisuelles et sonores afin de rester au plus près de l’actualité, tout en soulignant la façon dont les médias traitent les faits violents notamment dans leur répétition lors de retransmissions télévisuelles. Dans Black Box, White Box, proposition artistique qu’elle conçoit en réponse à l’invitation qui lui est faite par le Wexner Center for the Arts à Colombus dans l’Ohio pour l’exposition Will/Power en 1992, interroge déjà cette réalité médiatique du tabassage de Rodney King le 3 mars 1991 et des émeutes qui s’en suivirent à Los Angeles au printemps 1992, à l’issue du verdict qui innocente les quatre policiers accusés de violence à l’encontre du jeune homme16. Deux cubes contiennent respectivement des éléments renvoyant à l’affaire King et les spectateurs qui y entrent peuvent lire cette citation d’Alexandre Soljenitsyne : « Une fois que vous avez tout retiré à un homme, il n’est plus en votre pouvoir, il est libre » (Once you have taken everything away from a man, he is no longer in your power. He is free). L’artiste utilise pour la première fois cette phrase qui devient la structure dérivée de sa série « Everything will be taken away ». On saisit alors la dualité amère de cette liberté que l’on retrouve lorsque l’on a tout perdu que Piper adosse à la violence subie par Rodney King mais aussi, par extension, à la violence imposée à des millions d’hommes et de femmes depuis la période de l’esclavage aux États-Unis. La possibilité d’être libre parce que dépossédé-e est une réflexion autant politique qu’éthique. La vidéo amateur de George Holliday qui tourne en boucle dans le cube blanc est accompagnée du morceau What’s Going On? que Marvin Gaye compose en 1971 alors que son frère est engagé dans la guerre du Vietnam. Le portrait de King au visage tuméfié face à une image du président Bush serrant la main aux policiers acquittés est dans le cube noir. Deux expériences, où la puissance des images dans le contexte d’un projet artistique et esthétique, font se rejoindre archives, histoire, présent17.

11 L’historiographie qui peut découler de l’étude de certaines expositions qui ont été réalisées au début des années 1990 par les artistes, en tenant compte de cette articulation entre archive et historicité, s’appuie régulièrement sur les écrits que ces mêmes artistes ont produits. Renée Green est sans conteste l’une de celles dont le travail artistique et critique rencontre avec la même justesse les propositions d’Adrian Piper. En 2004, elle note : « Fredric Jameson a écrit ‘Periodizing the 60s’ en 1984. Peut- être qu’il sera plus judicieux de décrire les années 1990 et le début du XXIe siècle dans vingt-quatre ans. Tenter de le faire à ce moment peut permettre des descriptions et des tentatives d’analyse, mais ceci peut par avance être comparé avec les versions d’une ‘histoire en train de s’écrire’ existant déjà depuis longtemps »18. Parue fin 2014, une anthologie de ses textes intitulée Other Planes of There se construit selon une forme rhizomique qui fait s’entrelacer différentes périodes de son travail. Sur la quatrième de couverture, une vue de son installation Sites of Genealogy (1991) qui se tient dix mois durant au PS1 Contemporary Arts Center de New York. Le dernier étage du centre d’art est transformé par l’artiste de façon à suggérer les combles dans lesquels se cache pendant sept années Harriet Jacob qui fuit l’esclavage. Son autobiographie publiée en 1861 sous le nom de Linda Brent comporte un chapitre « The Loophole of Retreat » qui donne son nom au work in progress que conçoit Green au PS119. La volonté de l’artiste de « clore » son livre par une image de ce travail en particulier n’est pas anodine quand on

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sait l’intérêt qu’elle porte à l’histoire raciale américaine tout en affirmant comme Adrian Piper qu’il importe de dépasser les catégories « blanc » et « noir » stéréotypées.

12 Au moment où paraissent ses écrits faisant se jouxter une multitude de références à l’histoire intellectuelle, artistique et littéraire contemporaine que viennent compléter des notes de travail plus personnelles et des entretiens, Renée Green travaille à son exposition Begin Again, Begin Again à la Schindler House à Los Angeles qui vient souligner une nouvelle fois son rapport minutieux à la recherche20. Elle choisit de présenter dans une vitrine les épreuves de son ouvrage, comme autant de pages rappelant la fabrication d’une pensée en direct. Les œuvres semblent être les prolongements des propositions conceptuelles qu’elle dessine dans Other Planes of There. Convoquant plusieurs de ses travaux plus anciens et ceux réalisés pour ce projet (notamment une vidéo Begin Again, Begin Again. I. 1887-1929, 2015, un poème spatial Space Poem #5 (Years & Afters), 2015, une pièce sonore Begin Again, Begin Again (Circulatory Sound) 2015), l’exposition questionne, dès son titre, le rapport à l’histoire et à la mémoire.

13 C’est pourtant sans doute dans l’indexation du présent que se tissent le plus clairement les propositions artistiques, théoriques et poétiques de Renée Green. Et même si on peut lire « Within Living Memory » sur l’une des éditions présentées dans l’exposition, c’est bien aussi l’actualité immédiate qui est conviée. Elle termine son essai introductif pour Other Planes of There par un singulier post-scriptum, hommage à deux figures artistiques américaines qui ont sollicité dans leur travail une réception critique de leur identité culturelle : « Jimmie Durham vit en Europe et il est dit qu’il ne retournera plus aux États-Unis. On dit la même chose d’Adrian Piper. J’espère qu’ils vivront heureux pour le restant de leurs jours »21. Plus de vingt ans plus tôt, Jimmie Durham écrivait : « Si nous ne nous souvenons pas du passé, sommes-nous condamnés à le répéter ? Si le passé est histoire, comment pouvons-nous nous le remémorer ? »22. Les artistes sont ici celles et ceux grâce à qui l’histoire de l’art s’écrit. Leur création artistique permet à la chronologie de se déployer du passé vers un avenir infini et vice versa, à la date de se poser mais aussi de s’échapper, à l’éternité de rejoindre le présent. Leur liberté est illimitée.

NOTES

1. « Did you hear what they said? » est le titre d’un morceau composé par le poète et musicien Gil Scott-Heron pour son album Free Will sorti en 1972. Y est évoquée la violence policière qui se trouve être en écho avec l’actualité aux États-Unis aujourd’hui. 2. La conférence d’Angela Davis peut être écoutée à partir du lien suivant : http://the-dissident.eu/6414/angela-davis-lindustrie-carcerale-aux-etats-unis-nest-que-le- prolongement-de-lesclavage/ (consulté le 3 juin 2015). 3. Alors que le terme de « Jim Crow » se réfère de façon péjorative aux Noirs à partir de la figure stéréotypée du menestrel, les Jim Crow laws sont des lois qui ont été appliquées principalement dans le sud des Etats-Unis à partir de 1865 pour renforcer la discrimination raciale et la

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ségrégation. Elles ont été maintenues au moins jusqu’à 1965, au moment où le mouvement des droits civiques dans les années 1950 et 1960 a permis de les supprimer (N.D.L.R). 4. Peut-être est-il nécessaire de préciser que la structure de cet article a été pensée à partir d’un plan très rigoureux qui privilégie le rapport entre historicité et actualité récente. En soulignant les liens temporels des différents événements, le travail critique des personnalités citées sur les conséquences de la discrimination raciale aux États-Unis a été rappelé. En respectant le principe d’Adrian Piper de ne plus se considérer comme « noire » afin de garantir une absence de catégorisation raciale essentialisante et stéréotypée, il a été décidé de ne mentionner à aucun moment la couleur de peau d’Angela Davis, Adrian Piper ou Renée Green. Voir pour la position d’Adrian Piper la note biographique dans La Biennale di Venezia: 56th International Art Exhibition, All the World’s Futures, Okwui Enwezor, Luz Gyalui éd., (cat. expo., Venise, Biennale de Venise, 2015), Venise, 2015, p. 593 : « In 2012, Piper publicly announced her retirement from being black » (« En 2012, Piper faisait publiquement part de sa décision de ne plus être noire »). D’un point de vue épistémologique, il va de soi qu’il ne s’agit pas, dans le cadre de cet article, de produire un effacement de ce qui serait « black » ou « noir ». Il s’agit au contraire d’effectuer un déplacement de paradigme en privilégiant une critique du racisme qui s’appuie sur les fondements autoritaires de la discrimination raciale et non sur ce que la terminologie impose comme définition à cet adjectif qualificatif. C’est en cela que les mots et les formes produites par les artistes et intellectuel-le-s suffisent à infléchir cette critique sans que l’on ait besoin de spécifier le caractère « noir » ou « blanc » des auteur-e-s. 5. Pour les instructions concernant l’œuvre et une description précise de celle-ci, voir le site de l’artiste : www.adrianpiper.com (consulté le 14 octobre 2015). 6. Adrian Piper, « La xénophobie et l’indexation du présent 1 : essai (1989) », dans Adrian Piper : textes d’œuvres et essais, (cat. expo., Villeurbanne, Institut d’art contemporain, 2003), Villeurbanne, 2003, p. 102 [éd. orig. : Adrian Piper, « Xenophobia and the Indexical Present » (conférence, 1989), dans Adrian Piper, Out of Order, Out of Sight, I, Cambridge, 1996, p. 248]. 7. « American racism is frozen at the very elementary stage of denial and I don’t think American society is capable of moving beyond that stage. Between about 1978 and 1992, I investigated and mapped this mindset in my work. After a while, I got bored, however, so I moved on » (Dan R. Roediger, « Mapping Mindsets A Conversation with Adrian Piper », dans Art Papers Magazine, 28/5, septembre-octobre 2004, p. 34-40, p. 37). 8. Voir www.adrianpiper.com/art/biennale/index.shtml (consulté le 14 octobre 2015). 9. Voir www.adrianpiper.com/art/index.shtml (consulté le 14 octobre 2015). 10. Piper, 2003, cité n. 5, p. 37. 11. Everything # 21, 2010-2013, l’installation présentée à la Cairn Gallery en Écosse est effacée à la fin de l’exposition par Laurie Clark, cette action est considérée par Piper comme une « performance finale ». 12. L’exposition a été présentée à la galerie Elizabeth Dee en mars-avril 2008. Voir la recension de Kirsten Swenson dans Art in America, 96/6, juin-juillet 2008, p. 194-196. 13. « ‘black’ and ‘white’ are among the terms my work critiques » (Adrian Piper, « It’s Not All Black and White », lettre à l’éditeur, dans Village Voice, 9 juin 1987, p. 6). Cette citation est reprise par John P. Bowles dans « Adrian Piper as African American Artist », dans American Art, 20/3, automne 2006, p. 108. Cet article est repris pour l’introduction de son livre John P. Bowles, Adrian Piper: Race, Gender, and Embodiment, Durham/Londres, 2011, p. 1. 14. « He said I was turning people’s races into stacked cubes. I said he had turned stacked cubes into people » (www.adrianpiper.com/art/sol.shtml, consulté le 27 juillet 2015). 15. Megan Williams est revenue sur son témoignage en 2009, retirant ses accusations pour cinq des six supposés criminels. 16. L’exposition Will/Power est organisée dans le cadre des commémorations du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb mais le souhait des commissaires est de

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produire une analyse à contre-courant des célébrations classiques en invitant des artistes à interroger de façon critique l’histoire des États-Unis. Voir Will/Power: New Works by Papo Colo, Jimmie Durham, David Hammons, Hachivi Edgar Heap of Birds, Adrian Piper, Aminah Brenda, Lynn Robinson, Sarah J. Rogers-Lafferty éd., (cat. expo., Columbus, Wexner Center for the Arts, The Ohio State University, 1993), Columbus, 1993. 17. Pour une analyse précise et revisitée de l’installation Black Box/White Box dans le contexte du 11 septembre 2001, et dans le cadre de la rétrospective itinérante d’Adrian Piper alors présentée au New Museum of Contemporary Art à New York (4 octobre 2001-13 janvier 2002) ainsi que de la conférence de l’artiste prononcée à Greensboro en novembre 2001, voir Francis Frascina, « Class, Conflict, Race and Remembrance: Adrian Piper’s Black Box/White Box, Greensboro, NC, 1 novembre 2001 », dans Oxford Art Journal, 28/1, 2005, p. 1-24. 18. Renée Green, « Other Planes of There » (2004), dans Renée Green, Other Planes of There: Selected Writings, Durham, 2014, p. 165. 19. Linda Brent, Incidents in the Life of a Slave Girl, (Boston, 1861), San Diego/New York, 1973, voir plus particulièrement le chapitre XXI « Loophole of Retreat », p. 117-120. 20. L’exposition Begin Again, Begin Again a eu lieu, du 21 janvier au 29 mars 2015, au MAK Center for Art and Architecture de la Schindler House. 21. Green, 2014, cité n. 18, p. 13. Comme l’indique la notice biographique d’Adrian Piper dans le catalogue de la Biennale de Venise, c’est lorsqu’elle apprend qu’elle apparaît comme « suspicious traveler » sur la liste de la Transportation Security Administration qu’elle décide de ne plus retourner aux États-Unis et de rester vivre à Berlin. Voir La Biennale di Venezia, 2015, cité n. 4, p. 593. 22. Jimmie Durham, « To Be a Pilgrim: Walton Ford », dans Artforum, 30/5, janvier 1992, p. 60.

INDEX

Mots-clés : art contemporain, histoire culturelle américaine, histoire politique américaine, mémoire, esclavage Index géographique : États-Unis Keywords : contemporary art, American cultural history, American political history, memory, slavery Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ELVAN ZABUNYAN

Université Rennes 2 [email protected]

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Lettre de l’éditeur : changements de climat dans l’édition d’histoire de l’art

Susan Bielstein Traduction : Françoise Jaouën

1 Au cours des premières décennies de son existence, l’édition d’ouvrages d’histoire de l’art aux États-Unis a suivi la courbe de croissance de la discipline dans les universités. La manière dont celle-ci s’est développée en Amérique au cours du XXe siècle est bien connue1. On se rend compte aujourd’hui que l’histoire de l’art, comme les humanities et l’art en général, a connu une période faste dans les années 1950 et au début des années 1960 grâce à une politique de démocratie culturelle instaurée en opposition directe à l’esthétique socialiste de l’Union soviétique et de la Chine. Mais qu’en est-il du dispositif moins visible qu’il a fallu mettre en place pour créer un écosystème favorable à la discipline, à savoir le système d’édition qui cautionne la production des chercheurs, notamment les monographies spécialisées ?2 Un système qui, à l’instar des ponts et des autoroutes construits à la même époque, est aujourd’hui à bout de souffle. L’histoire de l’art est devenue au XXIe siècle une entreprise d’ampleur mondiale, et les chercheurs de tous pays cherchent un moyen fiable de diffuser leurs travaux. L’anglais étant devenu la lingua franca de la discipline, les presses universitaires sont soumises à une pression accrue pour faire face à cet afflux. Cet essai examine l’évolution d’un système d’édition d’ouvrages universitaires né dans des temps différents, et explique pourquoi de nouveaux changements sont à attendre3.

2 Pendant la première moitié du siècle dernier, une poignée d’éditeurs commerciaux américains ont parfaitement servi les besoins de la discipline. Holt, Pantheon, G. P. Putnam’s Sons et Doubleday ont publié les plus brillants écrits des plus grands chercheurs4. Du côté des presses universitaires, celles de Princeton University, qui compte l’un des plus anciens programmes d’histoire de l’art du pays, se sont mises très tôt sur les rangs en publiant en 1912 le rapport d’E. Baldwin Smith, The History of Art in Colleges and Universities of the United States. Elles ont également su profiter de l’arrivée à New York de quelques immigrés illustres fuyant l’Europe au bord du chaos, parmi

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lesquels l’historien de l’art allemand Erwin Panofsky. En 1943, elles publient une traduction en deux tomes de son ouvrage Die Theoretische Kunstlehre Albrecht Dürers, en choisissant un titre un peu plus vendeur : The Life and Art of Albrecht Dürer5. Princeton ajoute d’autres titres prestigieux à sa liste : les Caravaggio Studies de Walter F. Friedlaender en 1955 et, l’année suivante, le premier livre en anglais de Richard Krautheimer (co-écrit avec son épouse, Trude Krautheimer-Hess), Lorenzo Ghiberti, un ouvrage qui pose les fondations de l’étude de l’art de la première Renaissance italienne6.

3 L’histoire de l’art poursuit son développement, et les éditeurs commerciaux continuent à accueillir les grands ouvrages des plus célèbres historiens et critiques. C’est notamment le cas de Pantheon, qui coédite en 1960 Art and Illusion d’Ernst Gombrich, un ouvrage tiré de la série de conférences A.W. Mellon données à la National Gallery of Art à Washington en 1956, et publié dans la prestigieuse Bollinger Series7. Qui va désormais publier les travaux des jeunes chercheurs fraîchement diplômés débutant leur carrière ? Ils ont eux aussi besoin de diffuser leurs recherches, et pas seulement dans le but d’ajouter au savoir dans leur domaine. Ici, les revues jouent bien entendu un rôle prépondérant8 mais, très rapidement, la publication chez un éditeur spécialisé d’un ouvrage évalué par des pairs devient un critère quasi incontournable de la titularisation.

4 Les presses des universités où existe un département d’histoire de l’art solidement établi se rallient à la cause. Princeton prend les devants, suivi du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de Yale University, de University of California et de University of Chicago. Entre-temps, les départements continuent à se professionnaliser, produisant toujours davantage de monographies et de thèses qui doivent être révisées avant publication. Les presses universitaires et leurs directeurs de collection deviennent ainsi un rouage essentiel du mécanisme de validation des travaux des enseignants et de leur avancement.

5 A priori, le système fonctionne parfaitement. L’édition et les études supérieures sont deux secteurs en pleine croissance9. Les universités construisent des bibliothèques ultra modernes pour abriter les milliers de volumes savants qui sortent des presses. Le moment est idéal pour publier des ouvrages d’histoire de l’art : le papier est relativement bon marché et les techniques d’imprimerie se modernisent ; les agences gérant les droits commerciaux ne se sont pas encore organisées en syndicats à poigne de fer, et il est facile de se procurer des images à peu de frais, voire gratuitement10.

6 Au milieu des années 1980, le bureau new-yorkais de la Cambridge University Press lance un ambitieux programme destiné à couvrir la discipline de A à Z, de l’Antiquité à l’époque moderne, de Praxitèle à Jackson Pollock, en publiant trente à quarante monographies par an11. Devant le succès des études sur la culture et les médias, les presses de Duke University et de l’University of Minnesota commencent à publier les ouvrages sur l’art et la culture visuelle, enrichissant la liste de leurs publications dans le champ des idées. De son côté, la Penn State University Press monte un petit secteur consacré à l’histoire de l’art européen, tandis que plusieurs presses d’universités d’État – Texas, New Mexico, Hawaï, Washington, Pennsylvanie, Virginie, Caroline du Nord et Michigan – publient également des livres sur l’art qui viennent étoffer leurs collections consacrées aux études régionales, asiatiques, afro-américaines et latino-américaines.

7 Aujourd’hui, parmi les grandes presses universitaires dotées d’une collection spécialisée, on compte celles de Yale, du MIT, de Chicago, de Californie, de Penn State,

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du Minnesota, de Duke et de Princeton12. Ces collections se distinguent par le fait qu’elles sont soutenues par des directeurs d’édition qui considèrent l’histoire de l’art comme une priorité. Je fais partie de ce groupe. Pour la plupart, nous publions entre douze et vingt-cinq ouvrages par an13. Parfois, nous avons la bonne fortune de faire naître des livres qui enrichissent la discipline, et la culture en général.

8 Ce qui me ramène à Gombrich. Dans un livre récent, Richard Shone et John-Paul Stonard citent Art and Illusion parmi les ouvrages ayant le plus influé sur la discipline au XXe siècle14. C’est indéniablement le cas, mais le nouveau siècle a déjà quinze ans. En tant qu’éditeur travaillant « dans le maintenant », je suis curieuse de savoir quels livres la nouvelle génération juge importants, et c’est donc vers elle que je me suis tournée pour préparer cet article. J’ai adressé un questionnaire à trente historiens de l’art aux États-Unis (vingt ont répondu), et Anne Lafont, rédactrice en chef de Perspective, a bien voulu le transmettre à vingt-trois autres dans les pays francophones (il a obtenu dix réponses)15. Le questionnaire demandait aux participants quels livres d’histoire de l’art les avait le plus influencés, d’une part, au début de leurs études, d’autre part, pendant leur formation de spécialistes. Je leur ai également demandé de me citer le ou les livres que, selon eux, tout historien de l’art devait avoir lu. Une question délicate, étant donné la multiplicité de domaines, d’options critiques et de croisements interdisciplinaires qui caractérisent aujourd’hui l’histoire de l’art. L’un des participants a d’ailleurs sèchement répondu : « Par principe, la question n’est jamais posée dans mon programme »16.

9 Comme je l’espérais, ce sondage nous en apprend un peu plus sur la façon dont étudiants et chercheurs utilisent aujourd’hui les monographies. Pour la plupart, ils ne s’en servent pas (voir encadrés, p. 193-194). 80 % des ouvrages le plus souvent cités par les Américains ne sont pas des monographies savantes, mais des recueils d’articles ou de conférences, des essais (Patterns of Intention, de Michael Baxandall, par exemple), ou des livres composés d’articles rassemblés autour d’une thèse (The Return of the Real, d’Hal Foster, par exemple)17. Du côté des francophones, la liste est plus diversifiée et comprend quelques authentiques monographies. Mais les recoupements entre les deux groupes sont notables concernant les livres considérés comme fondateurs.

10 Il n’y a pas à se réjouir ni à se désoler de ces résultats. Ils confirment simplement un avis largement partagé sur la pédagogie aux États-Unis, à savoir que la formation des historiens de l’art repose aujourd’hui sur des textes courts fournis par les enseignants sous forme de polycopiés, et que bien peu d’étudiants lisent (et achètent) des livres, hormis les quelques ouvrages essentiels portant sur leur spécialité. À titre d’exemple, Bild und Kult, l’étude magistrale de Hans Belting sur l’imagerie religieuse avant la Renaissance, intéresse manifestement la discipline dans son entier, mais n’a été citée que deux fois par les Américains, l’un spécialiste de la Renaissance, l’autre de l’Amérique latine18. Du côté des francophones, en revanche, l’édition française de l’ouvrage est mentionnée par des spécialistes de nombreux domaines. Autre détail révélateur : aucun des hommes ayant participé au sondage du côté américain ne cite les féministes Linda Nochlin et Griselda Pollock (un seul du côté des francophones). Le phénomène d’hyperspécialisation explique qu’une petite poignée seulement de monographies connaît une belle longévité. Aux Chicago University Press, nous avons calculé que la plupart des ouvrages sur l’art que nous publions saturent leur niche en seize mois environ, après quoi les ventes se font au compte-gouttes, détruisant la belle

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illusion que les tirages seront alimentés par les listes de lecture préparées par les enseignants et les acquisitions par les bibliothèques. C’est rarement le cas.

11 Oui, mais. On pourrait s’indigner et dire que le principal objectif n’est pas de réaliser de belles ventes. Il s’agit bien plutôt de constituer un fonds de savoir mis à la disposition des chercheurs et des étudiants grâce aux bibliothèques. C’est le modèle idéal sur lequel a été bâtie l’édition de livres savants, même s’il ne correspond plus à la réalité du marché universitaire depuis de nombreuses années. Les acquisitions par les bibliothèques, d’importance cruciale, diminuent depuis les années 1970. Parallèlement, depuis une quinzaine d’années, le budget de ces bibliothèques est avalé par les produits numériques et la chute des ventes est désormais vertigineuse. Les monographies qui se vendaient autrefois à deux mille exemplaires atteignent à peine le millier. Tous les « premiers » livres spécialisés (les thèses remaniées qui alimentent le système de titularisation américain) qui se vendaient à sept cents exemplaires, couvrant ainsi les frais d’édition, atteignent souvent péniblement les trois cents exemplaires. Cela est dû en partie au fait que bien peu de bibliothèques de recherche américaines continuent à placer des commandes systématiques. Elles se convertissent à un modèle « axé sur le client », autre façon de dire qu’un livre ne sera acheté que si un professeur l’exige19. La population des historiens de l’art, en revanche, n’a pas diminué dans les mêmes proportions que ses habitudes de lecture… et pourtant la discipline continue à réclamer des livres. L’édition d’ouvrages d’histoire de l’art repose donc désormais sur les subventions, et les éditeurs demandent à leurs auteurs ou à leur université de les aider à faire face aux coûts de production, qui deviennent prohibitifs étant donné l’étroitesse croissante du marché et les faibles tirages, notamment dans le cas d’ouvrages comportant des illustrations couleur20.

Traductions

12 Cet état de choses est de mauvais augure pour les traductions, en dépit de l’aide au financement fournie par certaines institutions telles que le ministère de la Culture et de la Communication ou le Goethe-Institut. Ces subventions, très appréciées, ne couvrent cependant qu’une faible partie de la rémunération d’un traducteur expérimenté. En conséquence, les sommes engagées par l’éditeur constituent une part importante du coût unitaire d’une monographie, dans quelque domaine que ce soit, sachant que celles portant sur l’histoire de l’art font face à un obstacle supplémentaire, car les droits des illustrations doivent généralement être rachetés pour l’édition en langue anglaise. Tous ces facteurs – ventes en chute libre pour les monographies, coûts élevés et délais de traduction, droits de reproduction prohibitifs – militent contre les traductions d’ouvrages sur l’art. Dans un récent rapport publié par les services culturels de l’ambassade de France et transmis aux éditeurs sur les « livres français traduits [et publiés] en anglais [aux États-Unis en 2015] », les romans graphiques figuraient en tête de liste, avec la musique, la poésie, le cinéma et la littérature pour enfants. Le seul livre méritant vaguement d’être classé dans la rubrique « histoire de l’art » était la biographie du marchand d’art Paul Rosenberg publiée par Anne Sinclair21 et reprise par Picador sous le titre My Grandfather’s Gallery: A Family Memoir of Art and War22. Bien entendu, la relative pénurie de traductions est source de frustration pour les historiens de l’art, d’autant que l’anglais est désormais la langue commune de la discipline. Voici ce qu’en dit l’auteur suisse Dario Gamboni : « L’un des inconvénients d’avoir fait de

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l’anglais la lingua franca, c’est que de trop nombreux collègues, notamment les anglophones, se disent que tout ce qui vaut d’être lu a été, soit écrit en anglais, soit traduit en anglais, ce qui est loin d’être le cas »23.

13 En tant qu’éditrice, j’ai un point de vue un peu différent. Je pars du principe qu’au XXIe siècle, l’objet de la traduction est de permettre la communication entre pairs dans une communauté de plus en plus multilingue, et pas seulement composée d’anglophones. La politique du discours évolue : la jeune génération d’historiens de l’art commence à se défaire de la notion de lignée savante, envisageant plutôt une matrice transnationale de chercheurs s’opposant aux structures de domination dans un domaine particulier, même si, paradoxalement, cette résistance repose en partie sur l’anglicisation de la planète entière.

14 Tous les éditeurs américains que je connais veulent travailler avec des penseurs talentueux, quelle que soit leur nationalité. Comme chacun sait, l’histoire de l’art aux États-Unis a trouvé ailleurs une partie de son énergie. Un chercheur formé dans une autre langue apporte une syntaxe culturelle différente au domaine, contribuant ainsi à bâtir une discipline robuste aux contours nuancés. Toutefois, pour les raisons que j’ai énoncées, il est de plus en plus difficile pour les éditeurs américains de répondre aux besoins des historiens de l’art anglophones (sans parler de tous les autres). Il n’y a aucune solution idéale au problème. Mais si la traduction a pour objet de permettre la communication globale, pourquoi le véhicule de transmission devrait-il être une maison d’édition anglophone ? Les éditeurs espagnols, coréens ou turcs, peuvent, s’ils le souhaitent, publier des livres en langue anglaise, en édition bilingue, voire trilingue. Les musées le font depuis des lustres, et un certain nombre de grandes maisons d’édition (Fayard et Diaphanes, entre autres) ont commencé à le faire avec une certaine régularité.

15 La traduction fait-elle perdre quelque chose ? Inévitablement. La connaissance de l’anglais – ou de toute autre langue – s’inscrit dans le cadre de la culture générale. En d’autres termes, ce n’est pas parce que je lis le français que je le maîtrise parfaitement. De même, il ne suffit pas de savoir écrire à peu près correctement en anglais pour connaître toutes les subtilités de la langue. Sachant que cet article sera traduit en français, j’ai tendance à éviter les expressions familières dont je parsème volontiers ma prose et à adopter un style neutre. Tant pis. La transmission se fait à ce prix.

16 Aux chercheurs, je recommande la chose suivante : concentrez-vous sur l’écriture d’articles pour les revues et les « wikis » – ce sont les articles et non les livres qui fournissent le principal élan dans l’édition. La Getty Foundation a cessé d’offrir des subventions pour la publication de monographies. Elle se concentre aujourd’hui sur les produits numériques et la communication à l’échelle planétaire. Quant à la Mellon Foundation, qui s’attache à garder florissante l’édition d’ouvrages d’histoire de l’art, elle se concentre aujourd’hui sur la manière dont l’entreprise peut s’enrichir et se transformer grâce aux nouveaux médias24. Je précise que mon intention n’est pas de prononcer l’éloge funèbre du livre d’histoire de l’art. Il continuera à exister tant qu’existeront les livres. Mais l’initiative et l’élan rassembleur se situent du côté des revues spécialisées qui, sous forme électronique, offrent de la diffusion en continu, de l’interactivité, des articles en supplément et de la couleur à foison. À Chicago, nous avons ajouté neuf revues consacrées à l’art à notre collection depuis 200225. Il y en aura d’autres.

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17 Les historiens de l’art se forment à partir d’articles. Qu’ils se concentrent donc sur leur écriture. Un jeune chercheur serait bien avisé d’élargir son champ d’influence et d’assurer sa postérité en écrivant des articles, des essais et des comptes rendus solidement argumentés afin d’accumuler un ensemble de travaux que tout le monde dans la discipline – ou au moins dans son domaine – voudra et devra avoir lu.

18 P.-S. S’agissant de l’édition d’ouvrages en langue anglaise, j’aimerais suggérer une ou deux choses. Tout d’abord, aux chercheurs non anglophones : modérez vos attentes, ne croyez pas que votre livre sera publié s’il n’est pas rédigé en anglais – à moins que vous ne soyez prêts à financer une traduction de qualité. La plupart des éditeurs connaissent plus d’une langue, mais aucun d’entre nous ne les connaît toutes. Si vous décidez de nous contacter, fournissez un résumé de l’argument et un chapitre rédigés en anglais. Mieux encore, demandez à un auteur que nous avons déjà publié de nous contacter de votre part. Cela peut parfois faire la différence.

Principales réponses des historiens de l’art américains, classées par ordre décroissant

1. Pendant vos études d’histoire de l’art (tout niveau compris), quels ouvrages étaient considérés comme indispensables ? T. J. Clark, The Painting of Modern Life: Paris in the Art of Manet and his Followers (monographie) ; Michael Baxandall, Patterns of Intention: On the Historical Explanation of Pictures (série de conférences abrégées) ; idem, Painting and Experience in Fifteenth- Century Italy (long essai d’introduction au sujet) ; Erwin Panofsky, Perspective as Symbolic Form (long essai) ; Henrich Wölfflin, Principles of Art History (courte monographie) ; Erwin Panofsky, Studies in Iconology: Humanistic Themes in the Art of the Renaissance (série de conférences essentiellement basées sur des articles, dont certains étaient déjà publiés) ; Ernst Gombrich, Art and Illusion: A Study in the Psychology of Pictorial Illusion (conférences) ; Stvetlana Alpers, The Art of Describing: Dutch Art in the Seventeenth Century (monographie) ; Roland Barthes, Mythologies (essais) ; Rosalind Krauss, Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths (essais) ; Griselda Pollock, Vision and Difference: Feminism, Feminity, and Histories of Art (essais ; ouvrage cité exclusivement par les femmes) ; Walter Benjamin, Illuminations (essais) ; Linda Nochlin, Women, Art and Power and Other Essays (essais ; ouvrage cité exclusivement par les femmes).

2. Durant votre spécialisation, quels ouvrages étaient considérés comme essentiels dans votre domaine ? Hal Foster, The Return of the Real: The Avant-Garde at the End of the Century (essais légèrement remaniés autour d’une thèse) ; Michael Fried, Art and Objecthood: Essays and Reviews (essais) ; Rosalind Krauss, Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths (essais) ; T. J. Clark, Farewell to an Idea: Episodes from a History of Modernism (essais) ; Yve-Alain Bois, Painting as Model (essais) ; Leo Steinberg, Other Criteria: Confrontations with Twentieth-Century Art (essais) ; Walter Benjamin, Illuminations (essais) ; Roland Barthes, Mythologies (essais) ; Clement Greenberg, Collected Essays and Criticism (essais en quatre volumes) ; Georges Didi-Huberman,

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Confronting Images: Questioning the Ends of a Certain History of Art (monographie dont deux chapitres avaient été publiés sous forme d’articles).

3. Durant vos études de troisième cycle, quelles langues deviez-vous savoir lire ? Français, allemand.

4. Aujourd’hui, quelle est, selon vous, la lingua franca en histoire de l’art ? L’anglais.

Quelles langues étaient considérées comme essentielles pendant vos études de troisième cycle (précisez les dates) ? Allemand et français jusqu’en 2000. Moins importantes après.

5. Quels sont aujourd’hui les ouvrages que tous les historiens de l’art doivent avoir lus ? Seules les Studies in Iconology d’Erwin Panofsky ont été citées plusieurs fois.

6. Quelle est votre spécialité ? Pour moitié des réponses, le XXe siècle (comprend la diaspora africaine, l’Amérique latine, le Moyen-Orient, le Japon et la Chine), l’art contemporain, l’art performance et l’art des médias ; 25 %, XVIe-XIXe siècles ; 25 %, autre.

7. L’interdisciplinarité fait-elle partie de votre enseignement ? Dix réponses affirmatives sur vingt.

8. Participez-vous à un projet numérique dans le domaine des humanities et destiné à la diffusion ? Quatre réponses affirmatives sur vingt.

Principales réponses des historiens de l’art francophones, classées par ordre décroissant

Contrairement au sondage américain, les réponses citent le plus souvent l’ensemble des travaux d’un auteur, et non des titres d’ouvrages.

1. Pendant vos études d’histoire de l’art (tout niveau compris), quels ouvrages étaient considérés comme indispensables ? Ernst Gombrich, L’Art et l’Illusion : psychologie de la représentation picturale ; Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art ; Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre : la peinture hollandaise au XVIIe siècle ; Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique ; Erwin Panofsky, Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance ; Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes ; André Chastel, Art et Humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique ; André Chastel, Fables, formes, figures ; Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance ; Pierre Francastel,

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Peinture et société : études de sociologie de l’art ; Clement Greenberg, Art and Culture ; Henri Focillon, La Vie des formes.

2. Durant votre spécialisation, quels ouvrages étaient considérés comme essentiels dans votre domaine ? T. J. Clark, The Painting of Modern Life ; T. J. Clark, Image of the People ; Henri Zerner, Charles Rosen, Romantisme et réalisme : mythes de l’art du XIXe siècle ; Daniel Roche, The Rise of Consumer Culture ; Werner Hofmann, Das irdische Paradies: Kunst im neunzehnten Jahrhundert ; Michael Fried, Absorption and Theatricality ; Hans Belting, Image et Culte ; Thomas Crow, Painters and Public Life in Late Eigtheenth-Century Paris ; Hubert Damish, ensemble de ses travaux.

3. Durant vos études de troisième cycle, quelles langues deviez-vous savoir lire (précisez votre spécialité) ? Français, anglais en priorité ; puis italien et allemand

4. Aujourd’hui, quelle est, selon vous, la lingua franca en histoire de l’art ? L’anglais.

Quelles langues étaient considérées comme essentielles pendant vos études de troisième cycle (précisez les dates) ? Anglais, français, un peu d’allemand.

5. Quels sont aujourd’hui les ouvrages que tous les historiens de l’art doivent avoir lus ? Daniel Arasse, ensemble de ses travaux ; Daniel Arasse, Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture ; Georges Didi-Huberman, Devant l’image ; Michael Baxandall, ensemble de ses travaux ; Hans Belting, ensemble de ses travaux ; Michael Fried, ensemble de ses travaux.

6. Quelle est votre spécialité ? 40 % des sondés mènent des recherches thématiques sur de multiples périodes en muséologie et histoire des collections, en lien avec les sciences sociales. 30 % d’entre eux sont spécialisés dans l’art européen des XVIIIe et XIXe siècles ; 20 % dans l’art africain : 20 % dans l’art médiéval (y compris africain) ; 20 % dans l’art moderne et contemporain.

7. L’interdisciplinarité fait-elle partie de votre enseignement ? Sept réponses affirmatives sur dix.

8. Participez-vous à un projet numérique dans le domaine des humanities et destiné à la diffusion ? Six réponses affirmatives sur dix.

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NOTES

1. La revue The Art Bulletin a été fondée en 1913. Voir l’aperçu historique fourni par Andrew C. Ritchie et al., The Visual Arts in Higher Education, New Haven, 1966. Ce rapport dresse un état de la discipline (programmes, enseignants et nombre d’inscrits en histoire de l’art et en arts plastiques) dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale, et renvoie le lecteur à des rapports antérieurs très utiles. Pour des données et des analyses plus récentes, j’ai consulté une présentation PowerPoint préparée par Linda Downs, présidente de la College Art Association (CAA) en 2014, document concernant des statistiques tirées de l’annuaire des étudiants de troisième cycle de l’association, ainsi qu’une série de graphiques préparés par Michael Goodman (directeur de la technologie de l’information à la CAA) indiquant le nombre d’enseignants répartis selon les spécialités, et enfin les titres des thèses publiés chaque année dans caa.reviews et également classés par spécialité. 2. Par « monographie », j’entends ici un ouvrage formant un tout, dont l’argument est développé sur la longueur, et qui doit être lu en intégralité pour être compris. 3. Voir Hilary Ballon, Mariët Westermann, Art History and its Publications in the Electronics Age, Houston, 2006. 4. Pantheon a notamment lancé la Bollinger Series, collection dans laquelle sont parus de nombreux grands ouvrages d’histoire de l’art. Holt a coédité en 1932 la première édition anglaise du livre d’Heinrich Wölfflin, Principles of Art History: The Problem of the Development of Style in Later Art, New York, 1932 [éd. fr. : Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, 1952]. G. P. Putnam’s Sons a publié quelques-uns des premiers ouvrages de Bernard Berenson, dont Lorenzo Lotto: An Essay in Constructive Art Criticism, New York/Londres, 1895. Enfin, c’est chez Doubleday Anchor qu’est paru Meaning in the Visual Arts: Papers in and on Art History de Panofsky en 1956 [éd. fr. : L’Œuvre d’art et ses significations : essais sur les « arts visuels », Paris, 1969]. 5. Erwin Panofsky, The Life and Art of Albrecht Dürer, Princeton, 1948 [éd. fr. : La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, Paris, 1987]. Tiré de la thèse de Panofsky (1914), l’original avait été publié chez G. Reimer en 1915. Panofsky enseigna à la New York University et à Princeton avant de rejoindre The Institute for Advanced Studies de Princeton en 1935. 6. Walter F. Friedlaender, Caravaggio Studies, New York, 1955 ; Richard Krautheimer, Trude Krautheimer-Hess, Lorenzo Ghiberti, Princeton, 1970. Je remercie Beatrice Rehl, directrice éditoriale pour les humanities aux Cambridge University Press, qui m’a fait partager son prodigieux savoir sur l’histoire de l’édition en histoire de l’art. 7. Ernst Gombrich, Art and Illusion: A Study in The Psychology of Pictorial Representation, New York, 1960 [éd. fr. : L’Art et l’illusion : psychologie de la représentation picturale, Paris, 1990. Publié simultanément en 1960 par Pantheon aux États-Unis et par Phaidon en Angleterre. La Bollinger Series, lancée en 1949 par Pantheon, fut reprise par les Princeton University Press en 1967. 8. Voir Ritchie, 1966, cité n. 1, p. 47. 9. Il existe à l’époque un énorme contingent d’étudiants potentiels, parmi lesquels les jeunes soldats démobilisés en 1945 ou de retour de la guerre de Corée. Les anciens combattants bénéficient alors de la G.I. Bill (1944), qui leur ouvre la porte des universités en leur offrant des bourses. 10. Toutefois, même dans les années 1960, les subventions sont parfois nécessaires ; voir Ritchie, 1966, cité n. 1, p. 49-50. 11. Information fournie par Beatrice Rehl. 12. En 2003, Cambridge cesse d’éditer des ouvrages d’histoires de l’art, à l’exception de ceux portant sur l’Antiquité ou l’archéologie. Les presses ont depuis repris la publication de livres sur l’art européen avant 1700 pour étoffer leur collection histoire.

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13. Ces collections comprennent également des ouvrages sur l’architecture, le design, la théorie visuelle, la photographie et, occasionnellement, les médias et le cinéma. 14. Richard Shone, John-Paul Stonard éd., The Books that Shaped Art History from Gombrich and Greenberg to Alpers and Krauss, Londres, 2013. Pour des « raisons pragmatiques », les auteurs ont limité leur sélection à seize ouvrages. 15. Pour des raisons pragmatiques également, j’ai limité mon sondage aux chercheurs américains et francophones. Les Américains qui ont répondu avaient entre 28 et 69 ans (âge moyen, 40 ans). J’ignore l’âge des participants francophones. Pour le sondage américain, j’ai basé mon échantillon sur la popularité proportionnelle des spécialités. Selon la base de données de la CAA sur les thèses, environ un tiers des étudiants de troisième cycle optent pour le XXe siècle ou la période contemporaine, l’art performance et les médias ; environ un tiers choisissent la période XVIe-XIXe siècles en Europe ; viennent ensuite le Moyen Âge et les études régionales (area studies) – Amérique Latine, Chine, Moyen-Orient, Japon –, et enfin l’Antiquité et l’archéologie. Pour la France, j’ai demandé à Anne Lafont de choisir un groupe représentatif. 16. Réponse de Caroline A. Jones le 21 juin 2015. Elle est professeur d’histoire, de théorie et de critique au département d’architecture du MIT. 17. Michael Baxandall, Patterns of Intention: On The Historical Explanation of Pictures, New Haven, 1985 [éd. fr. : Formes de l’intention : sur l’explication historique des tableaux, Nîmes, 1991] ; Hal Foster, The Return of The Real: The Avant-Garde At The End of The Century, Cambridge, 1996 [éd. fr. : Le Retour du réel : situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, 2005]. 18. Bild und Kult: Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990. Publié en anglais sous le titre Likeness and Presence: A History of the Image before the Era of Art aux University of Chicago Press en 1994 et en français sous le titre Image et Culte : une histoire de l’image avant l’époque de l’art aux éditions du Cerf en 1998. 19. Michelle Foss, « Books-on-Demand: An Innovative ‘Patron-Centric’ Approach to enhance the library collection », http://admin.seflin.org/committee/documents/ books_on_demandprogram.doc (consulté le 5 octobre 2015). 20. Il ne s’agit pas ici de publications à compte d’auteur. Les presses universitaires soumettent l’ouvrage au jugement de spécialistes avant d’envisager la publication. Une fois la qualité du livre attestée, l’éditeur calcule le montant de la subvention nécessaire pour le produire et le diffuser à un prix raisonnable. 21. Anne Sinclair, My Grandfather’s Gallery: A Family Memoir of Art and War, traduit par Shaun Whiteside, New York, 2014 [éd. orig. : 21, rue La Boétie, Paris, 2012]. 22. On imagine mal que certains ouvrages traduits n’aient pas échappé à la vigilance des auteurs du rapport, qui affirment cependant que les chiffres sont exacts. 23. Réponse au sondage des francophones (question n° 4, 30 juillet 2015). 24. La Mellon Foundation finance notamment l’Art History Publishing Initiative (AHPI, www.arthistorypi.org), en partenariat avec les presses des universités de Pennsylvanie, de Penn State, de Duke et de Washington. Le programme subventionne les premiers livres, qui paraissent en version papier et en version numérique. Le site Internet de l’AHPI précise toutefois que l’objectif principal est de « faire entrer l’édition d’ouvrages d’art illustrés dans l’ère numérique » (« help bring the publication of illustrated art history books into the digital age », www.washington.edu/uwpress/books/series/AHPI.html, consulté le 5 octobre 2015). 25. American Art ; Afterall: A Journal of Art, Context and Enquiry ; West 86th: A Journal of Decorative Arts, Design History, and Material Culture ; I Tatti Studies in the Italian Renaissance ; Metropolitan Museum Journal ; Getty Research Journal ; Gesta ; Art Documentation: Journal of the Art Libraries Society of North America ; et Archives of American Art Journal.

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INDEX

Index géographique : États-Unis Mots-clés : édition, monographie, système universitaire américain, lingua franca, histoire de l’art global Keywords : publishing, art history monograph, American post-WWII university, lingua franca, global art history Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

SUSAN BIELSTEIN

The University of Chicago Press [email protected]

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