Carlo Santulli
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IN MEMORIAM Charles LEBEN 1er janvier 1945 - 5 août 2020 La tradition universitaire veut que je parle ici de Charles Leben, comme un usage savant impose ailleurs de citer le professeur Leben. Mais tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître savent combien il est cruel de ne plus pouvoir dire, simplement, Monsieur Leben. Il était né en Union Soviétique en 1945, à Tachkent, au Kazakhstan, où sa famille avait trouvé refuge après avoir quitté la Pologne face à la « poussée vers l’Est » de la furie nazie. Il renaît en France, où il sera bientôt naturalisé et se distinguera par une œuvre juridique exceptionnelle, fierté de la tradition française du droit international. Je l’ai rencontré au début du mois d’octobre 1994. Au pied de ses cinquante ans, il était au sommet de l’art universitaire, et j’avais eu la chance inouïe de suivre ses séminaires consacrés aux contrats d’Etat, où la théorie du droit international croisait le fer avec les doctrines civilistes, et l’histoire de la pensée éclairait les évolutions les plus contemporaines. C’est pourtant d’abord vers l’économie que s’était orienté cet homme de lois. Diplômé des Hautes Etudes Commerciales (H.E.C.) en 1967, il suit en parallèle à Paris les cours de la Faculté de droit et de l’Institut d’études politiques. En 1975, Charles Leben soutient sa thèse de doctorat, qui paraîtra chez Bruylant, avec les éloges de Suzanne Bastid : Les sanctions privatives de droits ou de qualité dans les organisations internationales spécialisées. Recherches sur les sanctions internationales et l’évolution du droit des gens (Bruxelles, 1979). On reconnaît par cette formation intellectuelle une orientation majeure de son œuvre : l’appréhension juridique des affaires économiques. Agrégé en 1977, après quelques années à Clermont-Ferrand, Charles Leben poursuit sa carrière à Dijon, où il se consacrera à partir de 1981 au vigoureux Centre de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux (CREDIMI). Cet intérêt initial pour l’analyse juridique de l’économie sera cultivé tout au long de sa vie universitaire. S’il fallait nommer quelques travaux de cette veine, dans une littérature vaste, riche et articulée, on retiendrait volontiers « La théorie du contrat d’Etat et l’évolution du droit international des investissements » (R.C.A.D.I., R.G.D.I.P. 2020-3-4 RGDIP 2020 N°3-4 © Editions A. PEDONE 466 CARLO SANTULLI 2003), le « Que sais-je » sur le Droit international des affaires et le monumental Droit international des investissements et de l’arbitrage international qu’il a dirigé aux éditions Pedone. Il me semble que le statut spécifique des grands contrats d’investissement et la portée, comme le rôle, des clauses compromissoires qu’ils stipulent généralement, sont le cœur de sa réflexion, attentive à la fois aux conditions de la protection ou de l’« ancrage » dans l’ordre international d’une part, et à l’utilisation des techniques nationales élaborées pour les arbitrages internationaux « ordinaires » de l’autre. * En 1991, il est élu à la Faculté de droit de Paris, désormais rattachée à l’Université Panthéon-Assas. Il y dirigera le D.E.A. de droit international public puis l’Ecole doctorale, et se distinguera comme l’un des grands directeurs qui ont fait l’histoire de l’Institut des hautes études internationales de Paris. Dans ce contexte universitaire, où l’histoire de la pensée internationaliste côtoie toujours la théorie du droit, et où l’étude du droit international ne se conçoit pas sans une intelligence de son ordre, s’épanouit la deuxième orientation majeure de l’œuvre de Charles Leben : la théorie générale du droit et la culture juridique. Son apport à la compréhension et à la conservation de la pensée juridique est inestimable. Il est vrai que ce juriste, si différent de Hans Kelsen, cultiva tout au long de sa vie un intérêt particulier pour l’œuvre du « maître de Vienne ». Et certainement, Leben a écrit des analyses extrêmement fines des diverses thèses de la vulgate kelsénienne, en revenant constamment à ses interrogations fondamentales. Mentionner quelques textes en particulier est ici un choix très périlleux. Je distinguerai cependant « Kelsen and the Advancement of International Law » au EJIL (1998), « La notion de civitas maxima chez Kelsen » (C. M. Herrera, dir., 2001), ou encore « Campagnolo et Kelsen » aux mélanges Troper (2006). Il est tout aussi certain que Charles Leben a également été soucieux de faire connaître les travaux de Kelsen en assurant l’édition ou la réédition de textes moins accessibles. Ces publications sont d’ailleurs avantageusement éclairées de ses propres observations – v., par ex., Ecrits de Droit international, PUF 2001 ; Controverses sur la théorie du droit, ed. Panthéon-Assas 2005 ; etc. Mais, précisément, Kelsen n’était qu’un point de départ d’une curiosité extrêmement variée, et en recherche constante de nouvelles découvertes, qui le portait de Pillet à Bobbio, de Michoud à Umberto Campagnolo, de Perelman à Virally ou à Charles Eisenman – pour ne mentionner qu’un échantillon des auteurs sur lesquels portent ses publications (cf. l’impressionnante bibliographie mise au point pour ses mélanges, aux éditions Pedone). Et si on voulait bien prêter attention à son œuvre originale, on s’apercevrait à quel point il n’est pas simplement réducteur, mais aussi erroné de voire en Leben un normativiste kelsénien. Cependant, avant d’essayer de proposer RGDIP 2020 N°3-4 © Editions A. PEDONE IN MEMORIAM 467 une lecture de ce qui me paraît être le point central de sa pensée juridique, je voudrais dire un dernier mot, plus personnel, sur son rapport à l’histoire de la pensée juridique. Après qu’il nous eut quittés au mois d’août dernier, j’étais assis en septembre au bureau des directeurs de l’I.H.E.I., Place du Panthéon à Paris, lorsque tout à coup mon regard a été attiré par un carton entre-ouvert que quelqu’un avait déposé dans un coin de la pièce – il faut certes qu’il s’agisse d’un joyeux capharnaüm pour que je ne le note qu’après plusieurs heures passées sur place… L’ayant entrebâillé, j’y ai trouvé une série d’exemplaires – certainement à son intention – du livre de Léon Michoud sur La théorie de la personnalité morale que les éditions Panthéon-Assas venaient de rééditer dans la collection des introuvables sous l’égide de Charles Leben (avec un préface de Michel Germain), et dont la diffusion commençait, après sa disparition. J’ai eu la faiblesse de songer que son attachement à la culture juridique pouvait être, au moins pour un temps, plus fort que la mort. * Il y a certainement des points de contact entre Charles Leben et Hans Kelsen. Le goût du formalisme et l’acceptation du système logico-déductif basé, pour l’un, sur la théorie de la grundnorm, du moins pour l’essentiel de l’organisation du raisonnement juridique, en particulier, rapprochent singulièrement les deux juristes. Cependant, et à y voir de plus près, cette proximité me paraît, en définitive, affinité de goût bien davantage que partage de convictions communes. Plus précisément, Leben reconnaît en Kelsen un maître de l’art juridique et, me semble-t-il, avec quelque raison. Mais Hans Kelsen « sait » ce qu’est le droit : un système de normes qui expriment un devoir être dont le respect est assuré par la sanction publique organisée. Charles Leben, de son côté, l’a recherché toute sa vie, sans se satisfaire jamais de sa réduction à la sanction. La différence est grande sur le plan méthodologique : Kelsen a une doctrine qu’il défend. Leben a une question qu’il affronte. Mais l’essentiel n’est pas là : Charles Leben n’accepte pas le fondement kelsénien qui loge dans la sanction le critère ultime d’identification de la norme juridique (i.e. le critère de la juridicité, suivant l’expression à la mode). Si on accepte la doctrine de l’identification par la sanction, en effet, il faudrait alors admettre que le précepte inique serait règle de droit du moment où il aurait pour lui la sanction. Or, si Leben est prêt à raisonner avec les instruments kelséniens de l’analyse juridique, il ne peut pas admettre un système d’identification du droit qui ne permettrait pas de disqualifier la lubie du tyran. RGDIP 2020 N°3-4 © Editions A. PEDONE 468 CARLO SANTULLI L’aboiement du nazi ne peut pas être une règle de droit, et un système d’identification qui ne se dote pas d’un mécanisme permettant de lui refuser le nom de la loi est défaillant. Ainsi naît la théorie originale de Charles Leben qui recherche dans l’idée de justice ce mécanisme correcteur. Le texte essentiel est conservé dans la revue Droits (1990 : « Droit : quelque chose qui n’est pas étranger à la justice »). Je reste perplexe face à la persistance de ce contre-sens qui conduit à confondre l’étude d’une œuvre et l’adhésion à ses orientations – d’autant intenable dans le cas de Leben que son magnifique article de 1990 se présente assez ouvertement comme le manifeste d’un rejet des postulats essentiels du normativisme1. * Le rejet du « positivisme juridique » que Leben associe à Kelsen ne souffre d’aucune ambiguïté, et est même présenté comme un postulat ou, suivant la formule qu’il préfère, la deuxième de ses trois « convictions personnelles », sur lesquelles se fonde l’article de la revue Droits : « La deuxième conviction que nous avons est que le droit a quelque chose à faire avec la justice, qu’il est à la fois une réalité sociale et un rapport à des valeurs ».