John Woo et les enfants de la balle

John Woo et les enfants de la balle Boris Henry

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Qu'est-ce qu'une balle dans les films de John Woo ? Un équivalent cinématographique de la mythique épée de Damoclès ? Un outil pour réfléchir ou répondre à la question que pose Johnny Lung dans II : « Pourquoi est-ce si dur d'être bon ? »

La balle est avant tout, dans les films de John Woo comme partout ailleurs, ce qui est contenu dans l'arme portative ou automatique. Vient ensuite le choix du modèle de la balle. Pour être certain d'honorer correctement son ultime contrat qui concerne un homme important, le tueur remplace les balles conventionnelles par des balles explosives (Jeffrey Chow face à Tony Weng, le président de la firme Tung Yuan Corp, dans The Killer). La balle peut être comprise dans un ensemble qui offre la possibilité de faire suivre un grand nombre de coups de feu, comme le font les mitraillettes - armes par lesquelles meurent certains amis des personnages principaux : Sidney dans A Better Tomorrow II, le policier au début de Hard-Boiled - ou qui, réuni sur une ceinture - une balle de balles, en quelque sorte - jetée près de l'objectif et atteinte par une autre balle, permet de produire une explosion. Une fois placée dans l'arme, la balle attend un signal, un geste qui va déclencher son envoi - l'ouverture d'une porte, le jet d'un cure-dent ou d'une cigarette (« Quand je jette ma cigarette, tu le tues » explique Mr Wong à son tueur dans A Better Tomorrow II) - et qui inaugure le début d'une longue série : au commencement des films de John Woo, les personnages font toujours quelques balles, sans compter les points, histoire de s'échauffer. La sortie de la balle est le lieu d'une cérémonie funèbre qui débute par un éclair, sorte de danse du feu qui peut être très lumineuse - et jouer brièvement le rôle d'éclairage - et qui éclipse la vue du projectile. Dans The Killer, lorsque Jeff reçoit une balle dans l'épaule en sauvant Jenny, un gros plan du revolver adverse qui entre de profil dans le champ est suivi d'un insert du canon vu de face. Nous pouvons distinguer le trou de l'arme, puis d'un gros plan de la tête du tueur et de sa main qui tient le revolver, d'où sort un éclair lumineux avant que la main ne redresse l'arme. Les deux plans suivants sont des plans rapprochés : l'un de Jeff vu de face prenant la balle dans son épaule, le passage de la balle est souligné par un petit nuage de poudre grise suivi d'un peu de sang ; l'autre de Jeff vu de dos, le sang coulant par le trou effectué par la balle. La balle en action joue l'arlésienne : nous observons les conséquences - physiques et psychologiques - qu'elle produit sur les corps qu'elle atteint, mais nous ne la voyons pas : nous apercevons au mieux quelques douilles vides éjectées des revolvers, ainsi que les balles qui se sont avérées inefficaces, partiellement - Jeff s'enlève une balle du bras, ou totalement - Sidney tire sur Johnny Weng qui porte un gilet pare-balles dans lequel se loge son projectile.

Topographie de la balle

La balle est ce qui perfore les corps et laisse des traces. Les balles qui ratent leur cible humaine, généralement celles imprécises des simples tueurs de la partie adverse opposées à celles précises des meneurs, se succèdent et atteignent les éléments de leur entourage. Ainsi, elles les font sauter (sable, vaisselle, légumes), les coupent en deux (roses, tables), les brisent (décorations, tasses, rétroviseur et pare-brise automobiles), leur font cracher des étincelles (grillages, récipients métalliques, carrosseries), les brûlent (draps), sont responsables de leur explosion (bouteilles de gaz, cabane, voiture)... Parfois, elles frappent un objet symbolique : l'autel d'une église ou une statue de madone qui éclate en une multitude de morceaux se répandant sur le sol (The Killer, 1989). Evénement d'une grande gravité si l'on tient compte des plans qui suivent : Lee, Jeff et Jenny

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semblent particulièrement affectés par cet acte qui les laissent pantois et muets, tandis qu'un moine se signe et qu'une musique solennelle démarre à ce moment précis. La balle peut également traverser un objet - vitre et assimilés - avant d'atteindre sa cible et provoquer ainsi des conséquences qui la dépassent : tirée dans le pare-brise d'une voiture, elle peut tuer le conducteur et le contrôle du véhicule se perd et la voiture fait de nombreux tonneaux avant d'exploser. La balle est également utilisée volontairement comme clé ; balle-trappe. Johnny Lung tire dans le cadenas d'une porte pour l'ouvrir (A Better Tomorrow II, 1987) et Tequila tente de neutraliser une porte métallique au sous-sol de l'hôpital à l'aide d'une balle (Hard-Boiled, 1992) : une balle est coupée en deux, sa poudre est récupérée puis placée dans un conduit près de la porte dont l'une des vis est remplacée par une balle dans laquelle Tequila tire, produisant une explosion qui, faute d'ouvrir la porte, libère des fils électriques dénudés qui vont servir à Tony pour ouvrir effectivement la porte. La balle-clé ne peut exister que par la précision de son tireur. L'une des variantes de cette utilisation de la balle est celle qu'en fait Jeff lorsqu'il frappe à une porte et qu'il tue immédiatement celui qui lui a ouvert (The Killer). La balle a ainsi une utilité liée à sa précision et à l'endroit dans lequel elle se loge ; elle devient une clé pour posséder les corps qu'elle atteint. Elle est tirée dans le dos, le ventre, la poitrine, l'épaule... le bras pour faire lâcher l'arme, la jambe pour faire tomber le personnage, une autre étant placée dans le haut du corps s'il faut l'achever. La balle passe aussi parfois à côté du cœur, sans le toucher, gardant ainsi provisoirement sa victime vivante (Kit dans A Better Tomorrow II )... Mais dans les films de John Woo, les personnages principaux ont une certaine prédilection pour la balle logée dans la tête, ce qui en fait un motif expressif et récurrent : Jeffrey Chow effectue son premier contrat - vu à l'écran - d'une balle dans la tête (The Killer), Mr Wong meurt d'une balle dans la tête (A Better Tomorrow II) et ce motif revient évidemment tout au long de A , 1990. Dans A Better Tomorrow II, la mort de Mr Ko combine plusieurs de ces points d'impact. Ken lui tire dans le bras droit pour neutraliser son arme, Ginzo enchaîne avec la jambe pour le faire tomber à terre juste devant Johnny Lung qui l'achève d'une balle dans le front. La balle peut aussi passer devant le visage, face aux yeux qu'elle aveugle, produisant un effet moins définitif mais narrativement tout aussi dramatique que celle placée dans la tête (Jenny, puis Jeff, dans The Killer). La balle peut blesser une femme (Jenny et la fillette dans The Killer). Elle peut la tuer, si cette dernière se considère en trop, elle se sacrifie : une fois qu'elle a appris que Kit est marié - donc qu'elle ne peut l'aimer comme elle le désire, Peppy quitte le domicile de Kit qui la protégeait et se rend chez Mr Ko où elle se fait tuer (A Better Tomorrow II). Nous voici devant une conception romantique de la balle et de son rôle.

D'autre part, la balle peut atteindre sa cible dans un lieu où son impact est davantage signifiant : un hôpital (Hard-Boiled), une église (The Killer) ou un lieu quelconque qui change de sens par la combinaison de l'une de ses composantes et de l'effet causé par la balle. Ainsi, la voiture de Chung blessé par balles - il succombe à l'hôpital - s'arrête devant un panneau indiquant « Six Horizon Drive » alors qu'il n'y a plus d'horizon pour ce personnage (The Killer). La balle peut atteindre le personnage dans ses cauchemars (A Better Tomorrow II) ou symboliquement dans son quotidien, sous la forme d'un corps qui possède une force de frappe identique à la sienne ou une taille similaire - taille de la balle ou de son impact. Il en va ainsi des trois taches rouges que Tony Weng applique sur le dragon juste avant d'être exécuté par Jeff (The Killer), des ampoules ovales rouges qui entourent Tony au sol (Hard-Boiled) et de celle à l'extérieur de la salle d'opération dans laquelle est opéré Kit (A Better Tomorrow II). Il en va de même du micro rond et vert posé sous la maquette de bâteau que Kit offre à Lung, des fruits et légumes que Ken jette du réfrigérateur sur le sol, de l'étoile filante, du téléobjectif d'un appareil photo, de la flamme d'un briquet placée à l'entrée de la bouche, ainsi que du jet d'eau de la scène-remake de L'arroseur arrosé (A Better Tomorrow II).

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Les fonctions de la balle

La balle a pour fonction d'éliminer, d'exclure les corps que le tireur juge en trop ou désormais sans utilité : Johnny Weng abat finalement le tueur à qui il avait demandé d'exécuter Jeff (The Killer). Elle est utilisée pour se frayer un passage en éliminant au corps à corps les individus qui gênent l'avancée ou en finissant de dégager le terrain une fois que celui-ci a été nettoyé par des grenades. Elle permet de faire taire définitivement sa victime, de menacer un personnage ou de l'exclure socialement en l'accusant d'un meurtre qu'il n'a pas commis - c'est ce qui arrive à Johnny Lung (A Better Tomorrow II). Elle peut également être la menace brandie face à celui qui s'attache à exclure, même symboliquement : le maffieux qui vient racketter Ken dans son restaurant est contraint de manger le riz qu'il a jeté au sol s'il ne veut pas qu'une balle joue le grain de trop (A Better Tomorrow II). Dans ce mouvement d'exclusion, la balle peut être ce qui ramène l'individu à l'animalité. Qu'elle soit réelle (A Bullet in the Head) ou symbolique (A Better Tomorrow II), la balle dans la tête est responsable de la transformation du personnage qui est alors interné dans un hôpital psychiatrique ; la balle lui enlève sa confiance et il retourne à un état animal, voire végétatif, puis il doit réapprendre les tâches les plus élémentaires de la vie (manger, parler...). Le retour à l'état d'être humain s'opère également par le passage d'une balle : une fois Ken blessé (une balle dans le bras), Johnny Lung saisit le revolver au sol et abat les tueurs encore en vie. L'exclusion peut également venir d'une balle qui n'atteint pas sa cible, d'une balle perdue. Dans A Better Tomorrow II, lorsque Johnny Lung veut empêcher Mr Ko de tuer Mr Wong et qu'il se dispute son revolver, une balle perdue part, Mr Wong jette sa cigarette à terre pour prévenir son tueur et ce dernier - finalement à la solde de Mr Ko - change de cible et tue Mr Wong ; c'est avec cette balle perdue que commence la descente aux enfers de Johnny Lung. Ainsi, chez John Woo, une balle perdue ne profite jamais et agit comme un boomerang, atteignant à un moment ou à un autre, symboliquement ou effectivement, celui qui l'a lancée, écrivant ainsi une sorte de proverbe : Qui vivra par la balle périra par la balle. L'un des plus beaux exemples de ce mouvement se produit dans The Killer, lorsque Jeff tue Lim, l'associé de Tony Weng, et que Jenny prend une balle au bond et perd presque complètement la vue. Balle masquée, balle masquante. « Un coup de feu, et tout s'écroule » dit l'inspecteur Lee à propos de Jeff, et Chung, son adjoint, commente : « Une balle suffit... » et Lee lui répond : « S'il a blessé Jenny par accident, il l'a sûrement contactée ». Après cette atteinte, le corps responsable, directement ou indirectement, de la blessure prend soin de la victime : Jeff suit, s'occupe et s'éprend de Jenny, puis il protège la fillette touchée sur la plage qu'il met dans sa voiture avant de la conduire au « Scared Heart Hospital » soit littéralement : « L'hôpital du cœur effrayé », un joli nom pour désigner les frayeurs que les balles viennent de faire à la petite fille. À la fin du film, Jeff a les yeux brûlés comme Jenny et tous deux rampent à terre sans se voir, à la recherche l'un de l'autre... et ils se ratent, l'un dépassant l'autre. En antonymie à l'exclusion, la balle sert également de lien. Chez John Woo, le récit d'initiation et la découverte de l'altérité commencent souvent avec la balle ; les personnages apparaissent en quelque sorte comme des enfants de la balle. La balle est ce qui va unir deux personnages apparemment opposés - un policier et un tueur, ou deux policiers dont l'un se fait passer pour un tueur - qu'elle soit celle tirée ou celle reçue côte à côte. Dans The Killer, après que Jeff ait pris une balle dans le bras lors d'une fusillade et qu'il l'a retirée, l'inspecteur Lee coupe une balle neuve dont il répand la poudre sur la blessure qu'il fait brûler avec une cigarette, la petite

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explosion provoquée cautérisant la plaie. La balle est utilisée ici à contre-emploi : elle détruit les tissus et lie la blessure, referme le corps. Elle constitue le lien entre Lee et Jeff et, dans la fusillade finale, elle conduit Lee à déclarer à Jeff qu'il traquait : « Je suis ton obligé. (...) C'est le don de l'amitié. Bonne chance ». La balle est un lien que les personnages se passent entre eux. Il existe ainsi une réciprocité de la balle : c'est la figure conventionnelle du personnage qui tire une balle dans le corps de son adversaire qui lui en envoie une à son tour. Ce sont, par exemple, les magnifiques corps à corps entre Sam et l'un des tueurs, puis entre Ken et l'âme damnée de Mr Ko (A Better Tomorrow II). Chaque tué devient ensuite le fantôme de son tueur, une sorte de lien qui fait du tueur davantage un pantin. La balle est alors un relais qui peut même se transmettre entre amis : il peut y avoir transitivité de la balle. Ainsi, un personnage qui joue double jeu tire sur son ami pour ne pas se faire démasquer (Ginzo tire sur Kit dans A Better Tomorrow II) et il peut aller jusqu'à l'achever d'une balle dans la tête pour le trahir, abréger ses souffrances ou se venger (A Bullet in the Head, A Better Tomorrow II)... D'où l'importance de la dernière balle comme signe de l'amitié, malgré tout : « Je garde toujours la dernière. Pour moi ou pour mon ennemi » dit Jeff à Sidney lorsque celui-ci l'a trahi, puis Jeff fait sauter la dernière balle de son chargeur et elle lui sert plus tard à euthanasier Sidney ( The Killer). Alors, la balle peut être un lien avec un personnage mort. Dans A Better Tomorrow II, la veste de Mark maculée de quarante impacts de balles et de taches de sang, posée bien en vue sur un portemanteau, permet de se souvenir de ce personnage, de la façon dont il est mort ; puis Ken, son frère, qui lui ressemble étrangement, place cette veste par dessus la sienne lorsqu'il se rend chez Mr Ko pour le règlement de compte final, comme pour conjurer les balles et le mauvais sort. La balle devient vengeresse. Une balle tirée pour se venger peut être issue de l'arme de celui que le tireur veut éliminer : lorsque Sidney vient réclamer à Johnny Weng l'argent dû à Jeff, il saisit l'arme de l'un des hommes de main de Weng et l'abat avec avant de tuer ses camarades et de tirer sur Weng (The Killer). La balle est également vengeresse lorsque le personnage tire en continu tout en se rapprochant de sa cible, les balles ayant alors des allures de banderilles - ou d'une lance ou d'une épée de mise à mort lorsque l'inspecteur Lee abat Johnny Weng de deux balles dans la poitrine, passant ainsi de l'autre côté de la barrière, devenant tueur. La balle peut être un lien symbolique avec les croyances qui concernent l'au-delà : elle s'enlève du corps à l'église et elle pénètre ultimement les corps dans ou devant l'église (The Killer). Elle peut également être un lien entre la vie qui arrive et celle qui se retire : Kit est touché par une balle au moment même où sa femme accouche et la douleur lui fait pousser quasiment le même cri que son épouse, et il meurt peu de temps après (A Better Tomorrow II).

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Les pouvoirs de la balle

La balle possède des pouvoirs physiques qui, fréquemment grâce au travail du montage, peuvent être fabuleux. Elle projette violemment en arrière la victime - ou trois victimes en même temps, comme l'effectue la balle tirée par Sidney mourant (The Killer) - et lui fait perdre son équilibre, la fait tomber à terre, dans les escaliers ou l'envoie contre un mur. À force de manipuler des balles, les personnages en ont adopté la raideur... que la balle ne demande qu'à assouplir en provoquant un petit malaise irrémédiable - « M. Weng a eu un petit malaise » déclare son entourage après son assassinat (The Killer). La balle est ce qui rompt le circuit fermé du sang dans le corps et le fait sortir : celui-ci coule, gicle, éclabousse (un pare-brise, l'abat-jour d'une lampe, un mur...). La balle peut

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alors être l'élément déclencheur d'une certaine esthétique, notamment lorsque les vêtements qui accueillent son impact et la tache rouge de sang qu'elle produit, parfois prolongée par une traînée de même couleur, sont blancs : les chemises blanches des gangsters, les blouses blanches du personnel de l'hôpital (Hard-Boiled), la robe blanche de Peppy (A Better Tomorrow II), les habits recouverts de farine blanche de Tequila (Hard-Boiled)... Vient alors le motif récurrent du sang qui s'évacue du corps - plus particulièrement du buste ou de la tête et notamment de la bouche - en une pluie fine ou épaisse ou en de larges éclaboussures. De la même façon, les balles qui touchent des objets métalliques, des carrosseries de voitures, des grillages... provoquent des étincelles, des pluies de lumière qui jaillissent vivement. La balle peut également être à l'origine d'un effet sonore : dans A Better Tomorrow II, un léger écho enveloppe la voix de Peppy lorsqu'elle est frappée par la balle et qu'elle crie (« Ah ! »). Enfin, la balle peut être inutile : quand le Tueur peut éviter d'en utiliser une, il le fait. Pour défendre Jenny, Jeff n'utilise que ses poings et ses pieds et lorsqu'à l'hôpital il se retrouve face à l'inspecteur Lee, il menace un membre du personnel, puis il le pousse et s'échappe sans qu'un coup de feu n'ait été échangé. De même, Jeff laisse la vie sauve à Sidney qui était venu le tuer et qu'il assome avec son revolver, mais il tue tous ceux qui l'accompagnaient (The Killer). Le Tueur est ainsi représenté comme quelqu'un d'humain dont les balles sortent du revolver en fonction de cette humanité.

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