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Vie des arts

Le Cernuschi, un bel enfant d’Asie Pia Camilla Copper

Volume 50, numéro 202, printemps 2006

URI : https://id.erudit.org/iderudit/58818ac

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Éditeur(s) La Société La Vie des Arts

ISSN 0042-5435 (imprimé) 1923-3183 (numérique)

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Citer cet article Copper, P. C. (2006). Le Cernuschi, un bel enfant d’Asie. Vie des arts, 50(202), 56–57.

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LE CERNUSCHI, UN BEL ENFANT D'ASIE Pia Camilla Copper

8 PEU DE GENS IMAGINENT QU'À LA LISIÈRE DU , DANS LE xvii ARRONDISSEMENT DE ,

DEMEURE UN DES PLUS BEAUX HOTELS PARTICULIERS ET MUSÉES ASIATIQUES DE LA CAPITALE : LE MUSÉE CERNUSCHI.

Depuis le mois de juin dernier expositions temporaires comme en un des «libérateurs» de du troupes versaillaises en y laissant et après une rénovation de 7,2 mil­ témoigne, dès cette année, l'expo­ joug prussien en 1849. C'est alors presque sa vie. Cet épisode tragique lions d'euros, le musée est devenu sition de peintures erotiques, qu'il achète le journal républicain lui vaut le plaisir de voir des nou­ un écrin lumineux et spacieux février 2006, sujet qui n'a jamais parnassien, « Le Siècle ». Mais la brève veaux horizons et d'acquérir, peu mettant en valeur une collection été traité dans une institution et sanglante Commune de 1870 et à peu, une des plus belles collec­ de plus de douze mille objets publique en . l'exécution de Gustave Chaudet, tions d'art asiatique du XIX1' siècle. provenant de la Chine et du Japon. son meilleur ami et collaborateur, Bien avant les grands archéo­ Elle est la cinquième plus grande maire adjoint du IX1' arrondisse­ logues de la Sérinde, tels Sir Aurel collection en France. CERNUSCHI, ment, la « Nouvelle Athènes » Stein, Sven Hedin Paul Pelliot M. Gilles Béguin, son nouveau FINANCIER ET ESTHÈTE (quartier bohème de Bizet, de Géri- ou bien Albert von Le Coq, fon­ directeur, se réjouit « des espaces aug­ Le Cernuschi, c'est d'abord Henri cault, de George Sand et d'Alfred dateurs des grandes collections mentés de 30 % et d'une organisa­ Cernuschi (1821-1896). D'origine de Musset) le dégoûte de la vie européennes, il décide de partir en tion plus rationnelle des exposi­ italienne, il est millionnaire (deux publique et l'incite à la fuite et à Asie en 1871. Il prend comme com­ tions ». Il promet aussi une nouvelle millions de Francs Or de l'époque). l'exotisme. D'après Flaubert, Cer­ pagnon de route Théodore Duret impulsion en ce qui a trait aux Il s'exila à Paris après avoir été nuschi tente de sauver son ami des (1838-1927) de dix-sept ans son cadet.

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Duret, grand ami de Gustave Mythe et Réalité», Pierre Beucler Vient après la salle des Han, Tous ces messieurs «au grand Courbet et des Impressionnistes, et Jean-Christophe Poggioli, ont dé­ la plus belle et la plus vaste de cet nez» sont éclipsés par la beauté comme Edouard Manet dont il cloisonné l'espace et l'ont rendu ensemble architectural. Ce sont sans pareille d'un groupe de huit rédige la biographie, est un des pre­ à la lumière naturelle. d'abord des stèles funéraires de la cavalières-musiciennes, typique­ miers défenseurs français de l'art Non seulement ils ont rajouté au grande époque Han (206 à 220 ap. ment Han, aux joues rondes et aux japonais. Amoureux des estampes et musée plus de mille mètres carrés J.-C), avec des scènes de chasse, de nattes un peu garçonnes, jouant des laques, motifs retrouvés autant (une salle de conférence, un cabi­ récolte, de guerre et de dragons le dizi (flûte), la harpe, le yaogu dans les toiles de Morrissot que dans net d'art graphique avec une biblio­ virevoltants, disposés comme dans (tambour-sablier) et autres instru­ celles de Renoir, il n'a pas de mal à thèque de 1 200 peintures, dessins un Alyscamps moderne (cimetière ments traditionnels. À leur côté, une convaincre Cernuschi de partir dans et estampes), mais ils ont aussi romain d'Arles immortalisé par demoiselle au décolleté plongeant, une expédition autant financière libéré, grâce à l'abattement de cloi­ Gauguin). Tout autour, des maisons aux épingles à cheveux fantasques et qu'esthétique! Il le mènera de sep­ sons, un bâtiment qui souffrait de la à cour en grès et autres éléments aux manches longues et drapées, tembre 1871 à janvier 1873 du sempiternelle grisaille parisienne. de tombeaux, tel un arbre taoïste de rappelle par sa coquetterie d'outre- Fleuve Bleu au Grand Canal, et du Le lieu est bien pensé. Comme la vie et de la mort, don très sur­ tombe la courtisane des Tang. Yang Fleuve Jaune jusqu'à Jehol, capitale un clin d'œil au passé, le fumoir prenant de Jacques Barrère, grand Guifei, pendue avec son amant par des Khans de Mongolie-Intérieure. d'Henri Cernuschi, grand élément spécialiste de l'art Gandhara gréco- un empereur toujours épris. Leur voyage, en pleine guerre de du décor du Second Empire et de la bouddhique. Il faut redescendre pour péné­ l'Opium, grande période du pillage Troisième République, près de l'en­ trer dans la salle réservée aux chinois, devancera celui de Samuel trée, rappelle l'origine des lieux et UN ESCALIER SUSPENDU dynasties mongoles, avec colliers en cristal de roche, oreillers en bois Bing, et d'Emile Guimet, lui aussi rend hommage au maître. On monte DANS LE VIDE... amoureux de l'Asie, qui fondera plus doré et parures-masques, mascu­ ensuite grâce à un escalier, flanqué Cette surprenante salle-cimetière tard un célèbre musée. Cernuschi de vases japonais bleus et blancs, est surplombée d'un immense Boud­ lines et féminines en bronze doré ramènera de ses voyages quatre baigné dans un puits de lumière, dha en bronze noir, haut de quatre de l'époque Liao (916-1125), don cents trésors qu'il expose à son re­ vers l'entrée des salles d'expositions mètres. Il a été ramené de Meguro, de Christian Deydier (Président des tour au Palais de l'Industrie. Mais, gardées par d'étranges et immenses quartier de Tokyo. Les yeux fermés, antiquaires parisiens et grand spé­ soucieux de mieux abriter sa collec­ cigognes en bronze. assis sur un lotus qui repose lui-même cialiste de bronzes et de l'orfèvrerie sur un socle noir. U domine la salle et tion, il achète la dernière parcelle Les salles se succèdent dans et de l'argenterie mongole). non bâtie du parc Monceau et confie semble regarder à travers l'immense En quittant ce joyau des musées un ordre dynastique: salles Skmg, baie vitrée qui donne sur le parc. à l'architecte William Bouvvens van der asiatiques, promenade brève à tra­ Zhou, Han et Tang, pour finir avec Sous le Bouddha, des écuyers Boijen (1834-1907) la construction vers les grandes époques de l'esthé- les dynasties mongoles. La première et domestiques sont encastrés dans d'une demeure à la fois mondaine impression est celle d'une paix boud­ le marbre noir, avec boucles de tisme du Royaume du Milieu, on se et d'exposition. dhique avec les premiers objets ceintures et autres objets que les sent apaisé. Après ce bain de lumière À sa mort en 1896, il lègue son sortis du bassin du Fleuve Jaune: Chinois avaient tendance à emporter et de civilisation peuplé de bronzes domicile-musée à la Ville de Paris anneau bi en jade, joues de mors sous terre pour l'au-delà. Sombre archaïques inspirés de l'imagination qui l'ouvre au public en 1898. des premiers chars, sabres, masque et secrète chambre funéraire! débordante des Han, de la haute de Sanxingdui, et objets rituels de Un escalier suspendu dans le vide civilisation des Tang et du noma­ sacrifice en bronze aux reflets pour­ monte vers le Bouddha. Sur une mez­ disme de l'époque mongole, Paris zanine, le visiteur se retrouve face UN MUSÉE POUSSIÉREUX pres: gu, zun et h u, disposés sur semble parée de nouveau de splen­ à des stèles et statuettes funéraires deur et la vaste colonnade du parc DEVIENT UN ÉCRIN des plaques d'albâtre et illuminés minqi des dynasties des Wei du Monceau invite à la flânerie, n TRANSPARENT par le sol. Désormais les bronzes, Nord (386-5.34), des Sui (821-618) 1 Quand je suis arrivée à Paris, datant du XV ' siècle avant J.-C. au et des Tang (618-907), poétique et il y a plus de dix ans, le Musée III' après J.-C, sont si bien éclairés magique mélange d'apsaras et de Boddhisattvas. Cernuschi était un sombre bâtiment qu'il est difficile de distinguer Dans la salle attenante, l'Est regorgeant de trésors mal éclairés les taotie, dragons et autres bêtes s'ouvre à l'Ouest grâce à la Route el mal exposés. mythiques qui les ornent. de la Soie. Ce sont les marchands On y passait des après-midi Parmi les plus surprenantes sogdiens et turcs, qui grâce à leurs entières, toussant à cause de la pièces de ce début de la civilisation, transhumances ont porté le fil du poussière et se ridant le front à force on distingue un vase you dit: la mûrier, mais aussi ont été les vec­ de vouloir décrypter les enseignes et «Tigresse», bronze de la fin de teurs des nouvelles modes et religions. scruter les œuvres sur fond noir. la dynastie de Shang ( 1550-1050 av. Un chamelier turc avec sa bête Mais l'étroite collaboration de deux J.-C.) destiné à contenir des boissons chargée de soieries et d'épices sem­ architectes connus pour leur réno­ rituelles lors des grands sacrifices ble presque respirer. Il n'est pas le vation des salles d'Antiquités grec­ impériaux feng et shan, de la terre seul étranger! Un Perse au grand EXPOSITION ques et étrusques du Louvre, ainsi et du ciel. La « Tigresse » se distingue nez, porcelaine à trois couleurs de Musée Cernuschi que leur mise en scène de certaines par sa tête en forme de félin et ses l'époque Tang, tient une corne qui 7, avenue Velasquez expositions dont celle de «Tanagra: pattes qui enserrent un être humain. fait penser à nos cors de chasse. Paris

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