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LES HOMMES QUI ONT FAIT LA RÉPUBLIQUE

.... . LÉON GAMBETTA. À travers vingt portraits et plusieurs . RENÉ WALDECK-ROUSSEAU. JEAN JAURÈS. À l'aube de la république, ils étaient dizaines de croquis d'hommes clefs, tous barbus, adoraient les effets Guy Rossi Landi, maître de conférences RAYMOND POINCARÉ. . oratoires, ignoraient l'économie et à l'Institut d'Études Politiques, écrivain et s'opposaient à l'Église. Ils se méfiaient du . LÉON BLUM. ÉDOUARD HERRIOT. journaliste, présente les hommes qui, prolétariat mais aimaient passionnément chacun à sa manière et tout en se ANDRÉ TARDIEU. ÉDOUARD DALADIER. la liberté et la république. combattant, ont façonné la République Ils s'appelaient Thiers, Ferry, Gambetta, une et indivisible que nous habitons. . JEAN MONNET. . . Clemenceau, Waldeck-Rousseau... MAURICE THOREZ. PIERRE MENDÈS-. . Après la Première Guerre mondiale, ils étaient encore souvent barbus, VALÉRY GISCARD D'ESTAING. FRANÇOIS MITTERRAND... aimaient l'éloquence et découvraient l'économie. Ils étaient partagés en face du prolétariat: certains ne juraient que par lui, d'autres continuaient à le redouter. Ils aimaient encore la liberté et la république. Ils s'appelaient Jaurès, Poincaré, Briand, Caillaux, Blum, Herriot, Tardieu, Daladier... Après la Seconde Guerre mondiale, ils étaient presque tous glabres, pas tous éloquents, et s'intéressaient souvent à l'économie. Ils respectaient tous le Parlement et le prolétariat mais rares étaient ceux qui les vénéraient. Ils aimaient toujours la liberté et la république. Ils ont nom, Schuman, Monnet, De Gaulle, Pinay, Thorez, Mendès France, Pompidou, Giscard d'Estaing, Mitterrand... Trois générations d'hommes politiques, trois façons d'écrire un siècle d'histoire républicaine.

Couverture : Adolphe Thiers (Charmet). Léon Gambetta (Dagli Orti). Jules Ferry (Charmet). Georges Clemenceau (Charmet). Chez le même éditeur: Jean Jaurès (droits réservés). La Révolution Française. Léon Blum (Roger Viollet). Raymond Poincaré (Charmet). Pierre Mendès-France (droits réservés). Charles de Gaulle (droits réservés). Georges Pompidou (H. Bureau - Sygma). Valéry Giscard d'Estaing (Keystone). François Mitterrand (M. Philipot - Sygma).

pierre faucheux a p f / atelier nathan ISBN-2-09 293 613-1 À l'aube de la ri tous barbus, ad oratoires, ignor s'opposaient à 1 prolétariat mais la liberté et la ri Ils s'appelaient Clemenceau, W Après la Premiè ils étaient encor aimaient t'étoqL l'économie. Ils étaient partac certains ne jurai continuaient à le encore la liberté Ils s'appelaient. Briand, Caillau) Dalad ier... Après la Seconc étaient presque éloquents, et s'ir l'économie. Ils r Parlement et le étaient ceux qui Ils aimaient toujl république. Ils ont nom, Schu Pinay,Thorez, M Giscard d'Estair Trois génération trois façons d'éc républicaine.

Chez le même éc La Révolution Fr GUY ROSSI-LANDI

LES HOMMES

QUI ONT FAIT

LA RÉPUBLIQUE depuis 1870

NATHAN

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La Vieille Garde

Les neuf premiers présidents de la IIIe République en tenue d'apparat (ils portent le grand cordon de la Légion d'honneur). Les trois premiers ont dû démissionner (Jules Grévy au début de son second mandat). fut assassiné par un anarchiste. Casimir' Perier quitta l'Élysée, où il s'ennuyait, six mois après son élection. Félix Faure y mourut « en état d'extase » dans les bras de sa maîtresse. Loubet, Fallières et Poincaré effectuèrent normalement leur mandat. La première génération de dirigeants républi- On n'aurait guère parié sur les chances de cains pouvait difficilement concevoir la Répu- survie de cette nouvelle République proclamée blique autrement que comme une idée géné- dans la honte de la défaite le 4 septembre 1870. reuse, un mythe mobilisateur. Mais comment La France profonde balance entre l'Empire, croire à un système de gouvernement qui qui a su malgré tout créer quelques fidélités, et avait, par deux fois, fait la preuve de son la monarchie. Elle n'est guère républicaine. Les incapacité ? élections du 8 février 1871 envoient à l'Assem- Proclamée le 21 septembre 1792, la première blée nationale, qui se réunit à , plus République, en effet, a tôt sombré dans les de deux tiers de députés royalistes. La Restau- excès sanglants de la Terreur, à laquelle elle ration, dès lors, semble acquise. immolait ses propres enfants. Sept ans plus Elle échoue finalement pour plusieurs rai- tard, le 18 Brumaire rétablissait un pouvoir sons. La première, bien sûr, c'est qu'il y a deux personnel et mettait un terme aux espérances prétendants au trône, donc un de trop. La généreuses et illusoires de ceux qui rêvaient fusion monarchiste entre le comte de Cham- d'un gouvernement du peuple. bord (Henri V), petit-fils de , et le Le 25 février 1848, la République était pro- duc d'Orléans, petit-fils de Louis-Philippe, ne clamée une nouvelle fois. Dès le mois de juin, fera finalement réalisée qu'en août 1873. En elle se protégeait des revendications ouvrières octobre, à la veille de son retour triomphal, le derrière le sabre du général Cavaignac ; le comte de Chambord exige le rétablissement du 10 décembre, le suffrage universel plébiscitait drapeau blanc. C'est remonter trop loin en Louis-Napoléon Bonaparte comme président, arrière, avant 1830 : les royalistes votent alors et, moins de trois ans plus tard, le coup d'Etat la loi du septennat, en faveur de Mac-Mahon, du 2 Décembre devait rétablir l'Empire. Imi- en pensant que Dieu, dans sa sagesse, rappel- tant son oncle, le neveu était à son tour le fos- lera Monseigneur à lui... soyeur de la République française. La deuxième raison, c'est que les Français, Ah ! que la République était belle sous en 1871, avaient davantage voté pour la paix l'Empire ! C'est dans l'opposition à Napo- immédiate que pour tel ou tel régime. Une fois léon III, même quand il incline peu à peu vers signé, le 10 mai 1871, le traité de Francfort, ils le libéralisme, que se retrouvent et se recon- s'accommodent assez bien du gouvernement naissent les partisans de la République. pacifiste qu'ils ont. Ce sont les royalistes qui Quelques-uns feront défection et, comme proposent alors d'en découdre et qui veulent Emile Ollivier, se rallieront à contretemps au mener une politique étrangère aventuriste en régime finissant : les autres, progressivement rendant à Pie IX ses États pontificaux perdus admis au Corps législatif, où ils se soumettent à en 1871. Les élections partielles témoignent l'obligation du serment de fidélité au monar- régulièrement de ce glissement de l'opinion : que abhorré, constitueront tout naturellement les républicains, les remportent presque toutes. le noyau du gouvernement de la Défense Le gouvernement de monsieur Thiers mar- nationale. Tel est le cas de Jules Ferry ou de que d'ailleurs un point important aux yeux de Gambetta, mais aussi de l'opinion lors de la semaine sanglante (1814-1896). Jules Suisse, de son vrai nom, a (21-28 mai 1871). La férocité avec laquelle il été député des Côtes-du-Nord en 1848 ; élu réprima les montre à la province Jules Grévy. Le premier dans la Seine en 1863, dans la Gironde en que sa République n'est plus celle de 1848, président de la 1869, il détient le portefeuille de l'Instruction craintive et impuissante. Elle sait enfin faire République républicain. publique dans le gouvernement du 4 septem- régner l'ordre. Thiers obtient en échange, le Il donne lecture à la bre et il le garde sous monsieur Thiers. 31 août, le vote de la loi Rivet, qui transforme Chambre des députés de la lettre de démission du Sénateur inamovible en 1875, il est appelé en son titre de « chef du pouvoir exécutif » en maréchal de Mac' décembre 1876 par Mac-Mahon à la prési- celui, décerné pour la première fois, de « prési- Mahon, auquel il va dence du Conseil et se présente dans son pro- dent de la République française ». Né sous la succéder (janvier 1879). gramme comme « profondément républicain et première République, doyen du personnel poli- En 1848, il avait déposé profondément conservateur » (il insiste sur le tique, ancien Premier ministre de Louis- un amendement pour mot républicain à la Chambre des députés et Philippe, il n'est certainement pas un républi- supprimer la présidence sur conservateur au Sénat), ce qui caractérise cain de conviction. En août 1872, il constate de la République. assez bien cette première génération. que la République est « le régime qui nous divise le moins », et il pense instituer à son pro- — la loi sur les conseils municipaux (1884), fit cette République modérée, qui a cessé de qui leur rend l'élection des maires ; faire peur. — la loi sur les associations professionnelles Un sursaut royaliste l'éloigné du pouvoir. (1884), qui autorise les premiers syndicats; Mais l'heure de la restauration est passée. — la loi Naquet sur le divorce (1884) ; Quelques élus orléanistes, plus soucieux de — l'ensemble des lois sur l'enseignement leurs intérêts et de leurs affaires que de querel- (1881-1886). les idéologiques, se rapprochent des bourgeois Simultanément, les républicains entrepren- républicains. Le 30 janvier 1875, à une voix de nent de satisfaire les intérêts économiques et majorité, est voté l'amendement Wallon, qui financiers de leurs électeurs. Le ministère de institutionnalise durablement la République : l'Agriculture, créé par Gambetta en 1881, est « Le président de la République est élu pour d'abord un ministère des agriculteurs. Jules sept ans » : c'est la première fois qu'il est fait Méline (1838-1925), par exemple, est ministre référence à la fonction indépendamment de de l'Agriculture à plusieurs reprises en son titulaire. 1883-1885, 1896-1898 (en même temps que pré- Le nouveau régime n'est pas encore à l'abri sident du Conseil) et encore en 1915-1916. Il Le « Petit Père des assauts de ses adversaires : le président de fait voter les tarifs douaniers qui protègent les intérêts nationaux. Combes », caricature de la République, Mac-Mahon, est royaliste, 1916, alors qu'il comme la majorité du Sénat. Le 16 mai 1877, De même, le plan Freycinet équipe et moder- participe, à quatre- c'est l'affrontement : il dissout la Chambre des nise les régions les plus défavorisées. Dans la vingt-un ans à un députés. Mais les électeurs confirment leur pré- France d'il y a un siècle, les dividendes du gouvernement d'Union férence. Mac-Mahon, dans un premier temps, progrès étaient plus faciles à toucher sacrée. Docteur en se soumet ; puis, en février 1879, ayant perdu qu'aujourd'hui. théologie, ancien l'appui du Sénat, il se démet. Son successeur, (1828-1923), poly- séminariste, Émile Jules Grévy, promet aux Chambres de ne plus technicien et collaborateur de Gambetta à Combes fut à l'origine jamais entrer en conflit avec elles et de renon- en 1871, peut être considéré comme l'un de la politique anticléricale, qui aboutit cer aux prérogatives présidentielles : c'est le des ancêtres de l'aménagement du territoire à la rupture avec le début des présidents-soliveaux, qui, à quelques par son plan de développement des voies fer- Saint-Siège (juillet 1904) exceptions près, dureront jusqu'à la cinquième rées et navigables lancé en 1877, quand il et à la séparation de République. Jules Grévy (1807-1891), avocat, devient ministre des Travaux publics. Il sera l'Église et de l'État avait représenté en 1848 le Jura à l'Assemblée aussi président du Conseil (1879-1880 et (décembre 1905). nationale ; il s'était fait élire pour éviter que la 1890-1892), plusieurs fois ministre des Affaires République ne fasse peur. Il avait proposé, par étrangères (c'est lui qui conclut l'alliance un amendement constitutionnel, la suppres- russe), ministre de la Guerre (c'est le premier sion de la présidence de la République. Entré civil qui accède à ce poste en 1888) et encore en 1869 au Corps législatif, il préside l'Assem- ministre d'Etat de Briand, à quatre-vingt-sept blée nationale en 1871. Réélu au terme de son ans, d'octobre 1915 à décembre 1916. mandat, en 1886, Grévy doit démissionner le Enfin, l'épopée coloniale, même si l'opinion 2 décembre 1887 : son gendre, Wilson, tenait à lui est d'abord indifférente, voire hostile, va l'Élysée une sorte de « ministère des Recom- bientôt donner aux Français, ainsi que mandations et des démarches » qui procurait l'alliance franco-russe (1892), des raisons de Page suivante : la Légion d'honneur aux acheteurs fortunés. redresser la tête et d'oublier l'humiliation due à Les maires de France Dorénavant, tout le pouvoir appartient aux la défaite du second Empire. La question raccompagnent le républicains, qui vont, d'ailleurs, épurer la sociale ne se pose pas encore avec trop de véhé- président Loubet à haute administration, suspendant même, en mence. L'Eglise catholique, inspirée par un l'Élysée après le banquet qu'il a offert à 22 000 août 1883, l'inamovibilité des juges pour trois pape clairvoyant, Léon XIII, se rallie même à la d'entre eux à l'occasion mois. Mais ce n'est pas seulement à coups de République, lors du toast prononcé le de l'Exposition proscription qu'ils vont gouverner et réussir à 12 novembre 1890, en rade d'Alger, par universelle de 1900. créer, en quelques années, un véritable consen- Mgr Lavigerie. C'est l'apaisement, l'esprit nou- Deux tentes, l'une de sus républicain. C'est grâce, plutôt, à une veau. Le régime a surmonté le boulangisme, 300 mètres, l'autre de oeuvre législative considérable : qui s'est dégonflé comme une baudruche vide ; 500, avaient été dressées — la loi sur la presse (29 juillet 1881), vieux ceux de ses fondateurs qui disparaissent dans sur la terrasse des cheval de bataille des libéraux ; les années 1890 Oules Grévy, 1891 ; Jules Ferry, Tuileries. 1893 ; Jules Simon, 1896) peuvent penser que le régime qu'ils ont créé est définitivement sur les rails. À part Méline et Freycinet, d'autres pères fondateurs de la République mourront octogé- naires, après la victoire de 1918, légitimement convaincus de la pérennité du régime. C'est le cas, notamment, de : - Émile Combes (1835-1921) : fils d'un tailleur, séminariste à Tarbes, puis à Albi, doc- teur ès lettres, puis docteur en médecine. Élu sénateur de la Charente-Inférieure à cinquante ans, il est ministre de l'Instruction publique de Léon Bourgeois avant de succéder à Waldeck- Rousseau en juin 1902 et de mener une politi- que vivement anticléricale. En janvier 1905, il est renversé par les remous de l'affaire des fiches (établies sur chaque officier par son ministre de la Guerre, le général André). D'octobre 1915 à décembre 1916, il est, lui aussi, ministre d'Etat de Briand. - Émile Loubet (1838-1929) : fils d'un pay- san de la Drôme, il a suivi le cursus classique : conseiller général, député (1876), sénateur (1883), ministre des Travaux publics dans le cabinet Tirard (1887), président du Conseil (1892), président du Sénat (1896), président de la République (1899). Le 22 septembre 1900, aux Tuileries, 22 000 maires réunis en ban- quet, à l'occasion de l'Exposition universelle, lui font une ovation. - (1842-1923). Cet avo- cat n'a jamais connu l'échec électoral : il fut député du Pas-de-Calais, de 1878 à 1909, et sénateur du même département de 1909 à 1923. Sa carrière est prestigieuse. Il fut ministre des Affaires étrangères à diver- ses reprises, de 1890 à 1917, ministre de l'Inté- rieur (1893), des Finances (1895), de la Justice (1914), de nouveau des Finances (1917) — il crée alors les Bons de la Défense nationale. En 1906, il entre à l'Académie française. Il fut éga- lement cinq fois président du Conseil mais — c'est sans doute son unique faiblesse — pour des périodes très brèves. C'était d'ailleurs un dicton de la troisième République : « Un cabi- net Ribot ne dure jamais longtemps. » Le plus long survécut neuf mois, en 1895 ; le plus bref quatre jours, en juin 1914. Le dernier fut ren- versé le 12 septembre 1917 (Ribot a déjà soixante-quinze ans) après un comité secret où l'on avait évoqué d'éventuelles négociations avec l'ennemi. DE LA MONARCHIE À LA RÉPUBLIQUE : THIERS

Révolutionnaire en 1830, mais pas en 1848 ; « l'Éloge de Vauvenargues ». L'un, posté de Premier ministre de la monarchie puis premier Paris, obtient le premier prix ; l'autre, d'Aix- président de la République française ; écraseur en-, n'a qu'un accessit... de la Commune de Paris, mais allié de Gam- Cette année-là, son ami Mignet, qui l'y a betta contre Mac-Mahon : la personnalité de précédé de quelques jours, le fait venir à Paris, Thiers illustre bien la complexité des engage- où Thiers arrive le 25 septembre. Il est, un ments de la bourgeoisie au XIXe siècle, et les temps, secrétaire du duc de La Rochefoucauld- aléas de sa carrière, qui s'étend sur cinquante Liancourt ; puis, par l'intermédiaire du député ans, témoignent de l'instabilité des régimes régicide Manuel, il entre, en décembre, au politiques à la même époque. Constitutionnel. Pour le compte de ce journal, il Thiers est né le 26 germinal an V, c'est-à-dire va « couvrir » en 1822 l'expédition d'Espagne, le 15 avril 1797, au 15, rue des Petits-Pères, à voulue par Chateaubriand. Il rencontre aussi . Lui qui devait être plus tard une Talleyrand (un de ses biographes, Charles sorte de parangon des valeurs bourgeoises est Pomaret, lui-même ancien ministre de l'Inté- un fils naturel. Son père, Pierre-Louis-Marie, rieur, remarque « qu'il fait la chaîne entre Tal- « propriétaire » qui, en réalité, vivait plus ou leyrand et Clemenceau »). Mais, surtout, le moins d'expédients, était marié ; veuf six jeune Thiers s'introduit dans les salons libé- semaines avant la naissance de son fils, il raux et fréquente Laffitte, Villèle et Casimir pourra épouser la mère, Marie-Madeleine Perier. Tout petit (1,55 m), myope, desservi par Auric, cousine germaine des Chénier, le une voix de fausset, il ne peut compter pour 13 mai 1797. Il disparaît peu après, mais on le séduire que sur son intelligence et sa culture, retrouvera quand son fils deviendra ministre, qui sont toutes deux exceptionnelles. Malheu- ainsi qu'une ribambelle d'enfants naturels aux- reusement, il le sait et il n'évite pas toujours la Portrait officiel quels Thiers s'efforcera d'obtenir de modestes fatuité. d'Adolphe Thiers. prébendes ; son père meurt, pensionné, à Car- Malgré son jeune âge (vingt-cinq ans), il La photographie était pentras en 1837. convainc les éditeurs Lecointe et Duret de lui la seule Le petit Adolphe est donc élevé par sa mère confier une Histoire de la Révolution. Ceux-ci, invention du XIXe et sa grand-mère, « ses mères » comme il les par précaution, lui imposent une collaboration siècle qui appelle, qui se sacrifient pour cet enfant pré- avec Félix Bodin, dont le nom n'apparaîtra l'enthousiasmait, coce et doué. En 1809, à douze ans, il fréquente que sur les deux premiers volumes (il y en aura et il se prêtait volontiers aux le lycée de Marseille avec une bourse. En 1815, onze au total, achevés en 1828). Thiers tra- il s'inscrit à la faculté de droit d'Aix-en- longues séances de pose vaille quinze heures par jour et s'enthousiasme alors nécessaires. Provence ; il obtient sa licence en 1818, après pour son sujet, au point qu'on lui reprochera On le voit avoir rédigé un mémoire sur l' « Histoire de d'avoir montré quelque indulgence pour la droit comme un i, l'éloquence parlementaire ». Il devient avocat. Terreur. Il étudie les sciences avec Laplace, soucieux de ne rien En 1821, il envoie à un concours de l'Acadé- monte régulièrement à cheval et trouve le perdre de ses 155 cm. mie d'art deux exemplaires d'un mémoire sur temps d'avoir un duel avec un certain Bonna- foux, dont il avait naguère séduit et aban- bon M. Dosne, très complaisant, lui vend, donné la fille à Aix-en-Provence. Indemne, il place Saint-Georges, un immeuble payable en refuse de tirer ; pas rancunier, il fait attribuer à deux ans, pour qu'il soit éligible. Trois jours son adversaire, en 1831, la recette des Finances plus tard, il est député d'Aix-en-Provence et le des Bouches-du-Rhône. En 1849, il se battra 2 novembre sous-secrétaire d'Etat aux Finan- une seconde fois en duel, échangeant deux bal- ces dans le cabinet Laffitte. Cette première les sans résultat, avec le député Bixio, qui expérience est brève puisque le gouvernement l'avait traité de menteur. démissionne en mars 1831. Thiers, toujours En 1828, il publie une étude sur Law et son actif, profite de ses loisirs pour publier une bro- système, montrant ainsi que les questions finan- chure laudative, la Monarchie de 1830, fait, le cières ne lui sont pas non plus étrangères. Son 9 août, ses débuts d'orateur dans un grand dis- Histoire s'est bien vendue : il a alors un peu cours sur les affaires étrangères et est, la même d'argent et un certain renom littéraire-et mon- année, rapporteur du Budget. La mort de Casi- dain. C'est l'année où il rencontre la famille mir Perier (victime du choléra comme vingt Dosne, bourgeois très aisés, auprès desquels il mille Parisiens) amène Soult aux affaires, en prend ses habitudes. Est-ce pour eux qu'il renonce, en août 1829, à accompagner son ami Laplace dans un voyage autour du monde? A-t-il une ambition plus politique que scientifi- que ? Le 1er janvier 1830 paraît le premier numéro du National, qui se veut l'organe de la bourgeoisie libérale et qu'il a fondé avec Armand Carrel et Mignet. Dès le 18, Thiers y signe un article qui résume sa pensée constitu- tionnelle : « Le Roi règne et ne gouverne pas. » Charles X ne l'entend pas ainsi. Le 26 juillet sont publiées ses quatre ordonnances qui annulent les récentes élections et musèlent davantage la presse. Thiers les qualifie de scélé- rates. C'est lui aussi qui rédige un acte qu'approuveront la plupart des journalistes : « Le régime légal est interrompu [...]. La Charte dit (article 8) que les Français, en matière de presse, sont tenus de se conformer aux lois ; or, les ordonnances ne sont pas des lois. » Le lendemain, les Trois Glorieuses répondent aux Quatre Scélérates. Mais Thiers, un moment affolé, semble-t-il, se réfugie à Bes- sancourt. Il rentre le lendemain dans la capi- tale, et c'est lui qui rédige, chez Laffitte, une proclamation en faveur du duc d'Orléans. Le 30 juillet, il la lui porte personnellement à Neuilly. Le 31, le roi-citoyen embrasse La Fayette, chef de la Garde nationale, dans les plis du drapeau tricolore. La Révolution et la République y sont étouffées. Thiers a donc joué un rôle de premier rang dans les événements. Il est nommé conseiller d'Etat et secrétaire général du ministère des Finances. La récompense n'est pas tout à fait à la hauteur des services rendus. En tout cas, sa carrière de journaliste est terminée. Son enga- gement politique commence. Le 18 octobre, ce octobre 1832, et le vieux maréchal prend Dosne, la fille aînée de son amie Sophie, qui a Une barricade Thiers pour ministre de l'Intérieur. Le chef de juste la moitié de son âge. Il apporte 60 000 F à la porte Saint-Martin la police ne doit pas faire le difficile : on ne fait en espèces, 10 000 F en meubles et un terrain au lendemain pas régner l'ordre avec des pincettes. Thiers de 100 000 F non payé. des Trois Glorieuses. verse 500 000 F à un mouchard, Deutz, qui Sa femme a un trousseau d'une valeur de La foule acclame le drapeau tricolore permet de faire arrêter, le 8 novembre, la 20 000 F et 300 000 F d'argent comptant. Le duchesse de Berry, la mère du prétendant légi- dont Louis-Philippe Ier, roi et la reine en personne signent cet alléchant roi des Français, timiste au trône... En janvier, Thiers change contrat et le jeune marié est décoré de la a annoncé de portefeuille et gère le Commerce et les Tra- Légion d'honneur. le rétablissement. vaux publics. En avril 1834, un remaniement lui rend Maigre bilan d'une Cette année 1833 est décisive pour lui : l'Intérieur, qu'il va garder plus de deux ans. Il y révolution ; le pays a d'abord le 20 juin, à trente-six ans, il est élu à est confronté à des événements sanglants : les changé d'emblème l'Académie française par dix-sept voix contre émeutes de la rue Transnonain à Paris (celles et de monarque six à Charles Nodier (qui finira néanmoins par où Gavroche perd la vie) et, en juillet 1835, mais non pas y entrer). Puis, le 7 novembre, il épouse Elise l'attentat de Fieschi contre le roi, qui fait dix- de régime. huit morts. Thiers fait voter des lois de répres- mènera. » Prophétie hasardeuse. Le 17 janvier sion, notamment contre la presse... 1851, il est plus clairvoyant : « L'Empire est Le 22 février 1836, il forme un premier gou- fait. » Entre-temps, en 1850, il a fait voter la loi vernement sans lendemain : il ne s'entend pas Falloux, qui laisse pratiquement au clergé les avec Louis-Philippe sur la politique étrangère ; responsabilités de l'enseignement. de nouveau, en février 1840, il est président du Le 2 décembre 1851, il est arrêté au matin et Conseil et ministre des Affaires étrangères. Il conduit à Mazas puis, six jours plus tard, exilé veut aider le pacha d'Égypte à se soustraire de à Francfort. C'est la seule véritable disgrâce de la souveraineté turque, mais, le 15 juillet 1840, sa carrière politique. Elle est brève : dès 1852, il le traité de Londres, signé par la Grande- peut rentrer à Paris et reprendre ses « chères Bretagne, la Prusse, l'Autriche et la Russie, études ». En 1857, Napoléon III le déclare Une caricature de la maintient le statu quo. La France a été humi- « Historien national » et lui fait attribuer, par Commune (avril 1871) : liée dans cette affaire d'Orient, et Thiers est l'Académie, un prix de 200 000 F — avec les- Thiers et l'empereur Guillaume 1er font cuire immolé par le roi à la colère de l'opinion publi- quels il fonde le prix Thiers. Paris dans son jus. que. Il quitte le pouvoir pour trente ans... L'Empire se libéralise ou s'affaiblit, selon les Thiers, en rompant Thiers entreprend alors l'Histoire du Consulat interprétations. En mai 1863, Thiers est élu au toute relation avec la et de l'Empire (pour laquelle, de façon très origi- Corps législatif dans la deuxième circonscrip- capitale insurgée, ne fait nale, il interroge les survivants) et est assidu tion de la Seine, contre le candidat officiel. Sa qu'appliquer la méthode aux séances de l'Académie, rejoignant aussi première intervention, le 11 janvier 1864, est qu'il avait vainement l'Académie des sciences morales et politiques. pour réclamer les « libertés nécessaires à la préconisée à Louis, Il est le témoin curieux de son temps. Totale- France » : liberté individuelle, liberté de la Philippe en 1848 : ment fermé au romantisme, il n'accepte le pro- presse, liberté de l'électeur, liberté de l'élu, res- laisser la ville à grès qu'avec réserve ; hostile ou réticent envers ponsabilité ministérielle. l'émeute. les chemins de fer, il ne s'enthousiasme que Thiers est désormais le principal censeur du pour la photo et acceptera de nombreuses régime bonapartiste. Le 26 février 1866, il est séances de pose pour . Car ce petit catégorique : « La France ne doit jamais se homme sec a des faiblesses : ministre de l'Inté- donner à un homme, quel que soit cet homme rieur, il s'est soûlé une fois à Grandvaux, en et quelles que soient les circonstances. » Le 1835, et, complètement ivre et nu, il a fait un 18 mars 1867, à propos de la politique exté- discours politique perché sur un billard... On a rieure : « Il n'y a plus une faute à commettre. » beaucoup jasé... En juin 1869, malgré le « charcutage » de sa cir- Dans la nuit du 23 au 24 février 1848, Paris conscription, il est réélu à Paris au second tour s'insurge après la fusillade du boulevard des (mais battu par Gambetta à Marseille). Enfin, Capucines ; sur le conseil de Molé, le roi le 15 juillet 1870, sa voix seule s'élève contre la l'appelle pour former le cabinet. Thiers lui déclaration de guerre. conseille de faire comme le général Windisch- C'est à ce titre qu'il préside tout naturelle- graetz à Vienne et de laisser la ville à l'émeute ment, le 4 septembre, la dernière séance du — c'est ce que lui-même fera en 1871. Mais Corps législatif ; il refuse d'entrer au gouverne- Louis-Philippe refuse et la monarchie de Juillet ment de Défense nationale, mais il accepte une s'effondre en février. Élu dans cinq départe- mission diplomatique qui le mène, sans grand ments le 4 juin à l'Assemblée constituante, succès, à Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg Thiers opte pour la Seine-Inférieure. Il joue un et Florence. Le 21 octobre, il rentre à Tours, rôle relativement effacé, se déclarant cepen- où il s'oppose au jusqu'au-boutisme de Gam- dant hostile à la reconnaissance du droit au betta. Du 1er au 4 novembre, il négocie avec travail dans la Constitution et au suffrage uni- Bismarck à Versailles. Aux élections du Proclamation du kaiser versel. Il se méfie, en effet, de la « multitude 8 février 1871, il est véritablement plébiscité : Guillaume II au château vile » (c'est à lui que Baudelaire empruntera vingt-six départements et deux millions d'élec- de Versailles le 18 l'expression) : « Les amis de la vraie liberté, je teurs l'envoient à l'Assemblée nationale. Le janvier 1871. Né en dirai les vrais républicains, redoutent la multi- 17 février, celle-ci lui confère le titre de « chef 1797, Guillaume 1er tude, la vile multitude, qui a perdu toutes les de l'Exécutif de la République française » (ce avait participé aux Républiques. » Il est un peu l'inventeur de qui, dit-il, fait « cuisinier »). Il forme le gouver- campagnes contre Louis-Napoléon Bonaparte, comme il l'avait nement le surlendemain, car il cumule les fonc- Napoléon en 1814-1815. été de Louis-Philippe. « C'est un crétin qu'on tions de chef de gouvernement et de chef d'État. Le 10 mars, c'est le pacte de Bordeaux, qui est habile face à la majorité royaliste : « Je ne favoriserai aucun parti », dit Thiers. En THIERS ET LA COMMUNE revanche, la décision de l'Assemblée de se transférer à Versailles est maladroite, car elle Plusieurs historiens, comme Daniel Halévy, impu- semble anéantir quatre-vingt-deux années tent à Thiers la lourde responsabilité d'avoir déli- d'effort du peuple de Paris pour faire de sa ville bérément provoqué la Commune de Paris, pour la capitale politique du pays. C'est une des cau- purifier la République de ses origines populaires, ses de la Commune... d'une part, et, d'autre part, pour étouffer durable- Le 10 mai, le traité de Francfort est signé ; le ment le mouvement ouvrier. Tel a bien été le résul- 23 mai, l'Assemblée vote que Thiers a bien tat, mais rien ne prouve que ce fût vraiment le but mérité de la Patrie. recherché. Favorisé par les élections partielles du 2 juil- let 1871 (100 républicains élus sur 112 sièges à Il est vrai que les maladresses du gouvernement, pourvoir), il peut faire voter, le 31 août, la loi qui ont mécontenté les Parisiens, ont été multiples Rivet qui le nomme « président de la Républi- en février-mars : de l'installation de l'Assemblée à que » pour la durée de la législature. Thiers Versailles à la suppression du moratoire rendant doit se battre sur deux fronts. Extérieur : il faut immédiatement exigibles les effets de commerce et Thiers ne deviendra faire évacuer le territoire ; le succès des les loyers, en passant par la condamnation à mort vraiment populaire emprunts de 2 milliards puis de 3 milliards per- (par contumace) de Blanqui et la désignation qu'après sa mort : en met une évacuation progressive qui sera ache- d'Aurelle de Paladines, ancien sénateur de 1879, son effigie sert à vée avec deux ans d'avance en septembre 1873. l'Empire, comme commandant de la Garde natio- la marque de fil "Au Intérieur : il s'agit de définir le nouveau nale. Là-dessus, six journaux républicains sont sus- patriote". Malgré ses régime ; favorisé par les divisions des royalistes pendus en raison de l'état de siège. opinions royalistes et et les exigences du comte de Chambord l'écrasement de la (Henri V ne peut renoncer au drapeau blanc Commune, Thiers entra Il ne manquait plus qu'un incident pour mettre dans la légende de Henri IV) n'hésitant jamais à recourir au le feu aux poudres. Ce fut l' « affaire des canons », chantage de la démission. Thiers progresse pas républicaine pour son le 18 mars 1871. Ces canons de Montmartre, cou- hostilité à l'Empire puis à pas. Le 13 novembre 1872, il affirme : « La lés dans le bronze donné par le peuple lui-même, la à Mac-Mahon. République existe ; elle est le gouvernement Garde nationale ne veut pas les céder à l'armée. légal du pays. Vouloir autre chose serait une Thiers décide de les reprendre par la force... On nouvelle révolution et la plus redoutable de envoie pour cela, de nuit, 20 000 hommes, mais on toutes », et il précise : « La République sera oublie les attelages pour les transporter. C'est conservatrice ou ne sera pas. » ainsi, en attendant leur arrivée, que le général Sursaut des royalistes : le 13 mars 1873, ils Lecomte est assassiné à l'aube et qu'éclate votent la loi de Broglie, dite « loi chinoise », l'émeute. qui prive Thiers de la possibilité de répondre aussitôt en cas d'interpellation. L'élection, le Contre ses ministres, Thiers décide de lui céder 27 avril 1873, du radical Barodet contre le la ville, qu'il fait évacuer par le gouvernement. Il ministre des Affaires étrangères, Charles de refuse de négocier : « Paris sera aussi soumis à la Rémusat, accroît l'inquiétude et le méconten- puissance de l'État qu'un hameau de cent habi- tement. Le 24 mai, Thiers est renversé par 362 tants » ; et la répression est, en effet, féroce, cruelle, voix contre 348. Il ne prendra plus guère la sans que le chef de l'État s'efforce de la calmer, parole. Réélu en 1876 sénateur de et bien au contraire. 13 000 condamnations légales, député de Paris, il opte pour son IXe arrondis- dont 300 à mort, 5 000 déportés s'ajoutent au car- sement, où une subvention de 1 million de nage des combats de rue de la Semaine sanglante francs a permis de reconstruire son hôtel parti- (21-28 mai). Mais, contrairement à ce qui s'était culier de la place Saint-Georges, détruit par la passé en 1848, la République a montré sa force et Commune. Le 16 juin, le député des Ardennes ralliera ainsi la majorité silencieuse ; elle n'est plus Gally, secondé par Gambetta, réplique à Four- synonyme de capitulation devant l'émeute. Le tou, ministre de l'Intérieur, qui reportait sur mouvement ouvrier va végéter pendant dix ans. l'Assemblée nationale le mérite de la libéra- tion : « Le libérateur du territoire, le voilà ! » et l'Assemblée, presque unanime, fait une ova- tion au petit vieillard chenu. C'est l'apothéose. Le 3 septembre 1877, à quatre-vingts ans, il meurt subitement, frappé par une congestion cérébrale. Le 8, une foule immense de Pari- siens, oubliant la répression de la Commune, l'accompagne au Père-Lachaise. Sa belle-sœur, Félicie, installe la Fondation prévue par son testament. Elle meurt en 1906.

THIERS HISTORIEN

« J'ai la prétention de savoir deviner ce qu'on ne dit qu'à demi et, comme c'est là la manière de l'histoire, je crois savoir et comprendre le passé très bien. » Adolphe THIERS (juillet 1867). Quatre-vingt mille exemplaires de son Histoire de la Révolution, presque autant pour l'Histoire du Consulat et de l'Empire, encore rééditées il y a Un fédéré, croqué par quelques années. Thiers est un historien à succès. Il Bertall. La Garde le mérite, car il a su renouveler un genre nationale, composée de jusqu'alors très littéraire et académique. D'une bourgeois, propriétaires part en s'attaquant à une période très proche dont de leur armement et de les survivants étaient nombreux et dont il recueillit leur uniforme, constitua simplement les témoignages à partir d'un question- le noyau militaire de la naire ; d'autre part, en étendant le champ d'inves- Commune. Survivance tigation de l'histoire : « le prix du pain, du savon, de la Révolution de la chandelle » importe autant que le dispositif française, elle fut définitivement dissoute d'une grande bataille. Il n'y a pas d'histoire noble après la Commune. et d'histoire moins noble. Tout est également important. Comme le souligne Rémusat : « C'était la première fois qu'on écrivait l'histoire de cette façon, en y mettant la vie. L'auteur n'est pas histo- rien, mais un stratège, un financier, un homme d'État. » La méthode de Thiers — par rapport à celle de Pendant la Semaine Guizot, beaucoup plus conventionnelle — est donc sanglante (21-28 mai étonnamment moderne et ne serait pas désavouée 1871), les Versaillais sans doute par les grands maîtres contemporains. reconquièrent Paris Ajoutons qu'il est aussi moderne dans son sens pré- d'ouest en est. La monitoire de la publicité : il surveille son contrat reconquête de Paris fut d'édition, choisit les bonnes feuilles, soigne le ser- marquée par un vice de presse et sollicite les critiques. Quand il véritable carnage. Les publie l'Histoire de la Constituante et de la Communards, souvent Législative, il écrit à Étienne, le directeur du exécutés sans jugement, Constitutionnel : « Soufflez donc, s'il vous plaît, appartenaient pour la dans mes voiles. Un bon article ne peut pas faire plupart aux classes de mal ! » moyennes (petits commerçants, artisans).

LE PÈRE DE LA « LAÏQUE » ET DE L'EMPIRE : JULES FERRY

Jules Ferry est le père fondateur de la Républi- voyage dans toute l'Europe, avec la fortune que. L'école, qui a duré, et l'empire colonial, que lui a laissée son père, mort en 1856, et il que nous avons perdu, étaient destinés, dans s'abrutit de travail, plaidant partout en France son esprit, à assurer le consensus républicain ; pour les républicains. et même s'il fut souvent haï de son vivant, la En 1863, il publie un pamphlet antibonapar- postérité lui doit une gratitude sans borne. tiste, « la Lutte électorale de 1863 », et lui- C'est vrai que cet homme de conviction n'était même est poursuivi l'année suivante devant le pas d'un contact facile. Gambetta, qui l'aimait tribunal correctionnel avec Carnot, Floquet, bien, lui dit un jour : « Vous êtes le meilleur Garnier-Pagès, pour participation à une asso- homme du monde, mais cela ne se voit pas : ciation non autorisée. Les avocats, Jules Ferry, sur une vous faites l'effet d'un rosier sur lequel ne pous- et le légitimiste Berryer, sont étincelants, mais image pour écoliers sent que des épines. » « Mes roses poussent en les accusés sont condamnés à 500 F sages. Malgré son dedans », rétorqua Ferry. d'amende... et à une notoriété nationale. Jules impopularité et ses Il est né le 5 avril 1832 en Lorraine, à Saint- Ferry sera de nouveau poursuivi en 1868. En surnoms (Ferry la Dié, dont son grand-père, Jules, avait été maire 1869, il fait paraître « les Comptes fantastiques Famine, Ferry Tonkin), sous Napoléon. Son père, Charles-Edouard, d'Haussmann » : cette charge contre le baron- Jules Ferry bénéficia est un avocat fortuné. Mais sa mère meurt préfet de police est une référence, au goût du d'un certain prestige quand il a quatre ans, et c'est sa sœur Adèle, calembour de l'époque, aux contes fantastiques auprès des maîtres froide et dévote, qui va l'élever. Sous son d'Hoffmann. Le titre vaut mieux que d'école qui ne pouvaient ignorer son oeuvre influence, ce petit garçon timide sera toujours l'ouvrage : une analyse assez filandreuse des scolaire. le premier à l'école, même en instruction reli- procédures administratives et financières de la gieuse. Après de bonnes études à Strasbourg, il modernisation de Paris. Mais, cette fois, s'installe pour faire son droit à Paris. Il est le l'auteur est catalogué comme un opposant de témoin indigné du coup d'Etat de Louis- premier plan. Candidat à Paris en 1869, il est Napoléon Bonaparte. Le 20 décembre 1851, élu et devient, au Corps législatif, l'un des prin- jour même du plébiscite qui le légalise, il s'ins- cipaux orateurs de l'opposition, se montrant crit au barreau de Paris. En 1855, secrétaire de particulièrement violent, tant contre le rallie- la Conférence du stage, il fait le discours de ment à l'Empire d'Émile Ollivier en janvier rentrée, sur « le XVIIIe Siècle et la philosophie », 1870, que dans l'affaire Pierre Bonaparte, ce dans lequel transparaît une critique acerbe du neveu de l'Empereur assassin du journaliste régime. Il commence alors à fréquenter les républicain Victor Noir. salons parisiens — ceux des députés de l'oppo- Le 4 septembre 1870, comme les autres dépu- sition Emile Ollivier et —, où il tés de Paris, Jules Ferry est à l'Hôtel de Ville rencontre Gambetta. Il s'éprend de la fille de pour proclamer la République. Est-ce la Liszt et de Marie d'Agoult, Blandine, qui défiance qu'il affiche vis-à-vis de Gambetta ? Il meurt poitrinaire à vingt-six ans, à Saint- doit se contenter du poste de secrétaire général Tropez. Pour l'oublier, artifice classique, il du gouvernement, puis, le surlendemain, de « délégué pour l'administration du départe- devenir enfin ministre à part entière, en février ment de la Seine ». À ce titre, lors de la jour- 1879, à l'Instruction publique, dans le gouver- née révolutionnaire du 31 octobre — une répé- nement Waddington. La mission qu'il s'assigne tition de la Commune —, il prend la tête de la à ce poste est ambitieuse : séculariser la vie Garde nationale pour délivrer les ministres sociale pour renforcer la République, libérer les retenus par le peuple. Cette autorité le fait consciences, encourager le progrès. nommer, le 16 novembre, maire de Paris, à la Plus tard, il dira tout bonnement à Jean Jau- place d'Étienne Arago, démissionnaire. La rès : « Mon but, organiser l'humanité sans capitale est assiégée et ne dispose, au mieux, Dieu et sans roi. » que de deux mois de vivres; Ferry les fera Dès le 15 mars 1879, un mois après son durer cinq mois, mais s'attire ainsi l'un de ses entrée au gouvernement, il dépose deux projets premiers surnoms désagréables : Ferry la de loi qui relancent le combat laïc, et il Famine.... retrouve alors auprès des républicains sa popu- Aux élections du 8 février, avec un certain larité perdue. Il garde son portefeuille dans le bon sens, il préfère se présenter dans les Vos- gouvernement Freycinet et devient même, le ges. Il est élu, et Thiers le confirme comme 20 septembre 1880, président du Conseil. Il maire de Paris, avec rang de ministre. garde le portefeuille de l'Instruction publique La Commune l'atteint profondément, même pour se consacrer à son œuvre scolaire — en si ce n'est qu'une blessure morale, car il a réussi fait, il le sait bien, un épisode de l'affrontement à la fuir physiquement. Le 6 juin 1871, il entre l'Eglise et la République. Ses ministres démissionne et se fait remplacer par Léon Say. sont : Cazot, un ami de Gambetta, à l'Inté- Il écrit alors à un proche cousin qu'il a « le rieur, Ernest Constans à la Justice, Sadi Car- cœur rompu de lassitude ». C'est vrai que cette not aux Travaux publics et Barthélemy Saint- première expérience du pouvoir ne lui a guère Hilaire aux Affaires étrangères. valu que désillusions et haine. En ce qui le C'est sous le gouvernement Grévy que sont concerne, vraiment, la République était plus votées deux des grandes lois libérales, vive- belle sous l'Empire... Thiers, qui est l'un des ment réclamées par les républicains sous seuls à se montrer indulgent envers lui, lui pro- l'Empire : la loi du 30 juin 1881 crée la liberté pose une ambassade pour lui permettre de de réunion et celle du 29 juillet 1881 spécifie les récupérer. En avril 1874, il opte pour Athènes, modalités de la liberté de la presse : l'autorisa- humanisme oblige, plutôt que pour Washing- tion préalable, le cautionnement, la censure ton. L'instabilité du pouvoir grec ne lui permet sont supprimés. pas de mieux réussir comme diplomate que En 1881, l'Italie et la France, qui a reçu le feu comme maire. Après la chute de Thiers, il vert de Bismarck, sont en compétition pour revient à Paris reprendre place sur les bancs de assainir les finances, très malades, de la régence l'opposition, mais sans se mêler aux radicaux de Tunis, théoriquement sous souveraineté de Clemenceau et de Gambetta. Il va bientôt ottomane. Ferry, qui n'a pas encore la fibre former le groupe modéré de la Gauche républi- coloniale, n'est pas chaud : « Une affaire de caine, avec Jules Grévy et Sadi Carnot, qui se Tunisie dans une année d'élections, vous n'y démarque nettement de l'Union républicaine. pensez pas ! » Pourtant, les événements se pré- 1875, qui voit la naissance officielle de la troi- cipitent, et Ferry, qui s'est borné à réclamer des sième République, est aussi un tournant dans crédits, met quelque peu les députés devant le sa vie. Le 8 juillet, en compagnie de Littré, il fait accompli. Le 12 mai 1881, le traité du Ferry le Tonkinois, subit les épreuves d'initiation au Grand-Orient Bardo est signé, qui semble prudent puisqu'il caricaturé, vers 1884, en de France. À l'automne, il se marie civilement costume de mandarin opte pour le protectorat, avec le maintien du annamite. Sur le bas de avec une jeune fille de vingt-six ans (lui-même bey et non pas l'annexion pure et simple que réclamaient les extrémistes. Un résident est sa robe, la tête de son en a quarante-trois) très timide, Eugénie Risler, pire adversaire, qu'il aimera toute sa vie : les femmes, en géné- nommé avec des pouvoirs militaires et finan- Clemenceau. Ce dernier ral, n'ont guère compté pour lui, pas plus que ciers : ce sera Paul Cambon. Gambetta écrit à fut l'un des principaux l'amitié. Délibérément antipathique, il méprise Ferry : « Je te félicite du fond du cœur de ce adversaires de la la popularité, et c'est à un tout petit cercle de prompt et excellent résultat (...). La France colonisation dans fidèles qu'il réserve sa fantaisie et son humour. reprend son rang de grande puissance. » Mal- laquelle il voyait une Il doit attendre le départ de Mac-Mahon pour heureusement, le corps expéditionnaire est déperdition d'énergie. rapatrié un peu vite ; une révolte religieuse N'échappe à ce prurit législatif que la ques- éclate autour de Kairouan, ville sainte ; il faut tion sociale : « L'Etat ne doit pas intervenir expédier des renforts en pleine campagne élec- dans les salaires », déclare Ferry — et c'est ce torale. Clemenceau et Gambetta lui-même se que pensent d'ailleurs la plupart des républi- déchaînent, et Jules Ferry démissionne le cains. Mais s'il n'y a pas, pour eux, de question 10 novembre. Après la courte parenthèse du sociale, il y en a une pour les ouvriers. Lors de « grand ministère » Gambetta, auquel il refuse l'hiver 1884 éclate à Decazeville la grève des sa participation, il retrouve le ministère de charbonnages qui inspirera à Zola son terrible l'Instruction avec Freycinet et il poursuit son Germinal. œuvre. Le 21 février 1883, il revient à la prési- Le grand dessein de Ferry, c'est la fondation dence du Conseil. Cette fois-ci, il élargit son de l'empire colonial. Elle rejoint et complète assise parlementaire, s'entourant de gambet- l'œuvre scolaire : dans les deux cas, il s'agit tistes (Challemel-Lacour, Waldeck-Rousseau, bien de créer, durablement, un consensus Tirard) et il annonce qu'il gouvernera avec républicain. « On n'est pas une grande puis- « stabilité et méthode ». Ce pragmatisme lui sance en restant terré chez soi », disait-il, refu- permettra de durer vingt-cinq mois ; peu firent sant ainsi la résignation et le repli. En juin Les bienfaits de la mieux sous ce régime (Waldeck-Rousseau, Cle- 1882, Savorgnan de Brazza, sans avoir tiré un colonisation : la poste menceau et Poincaré). Son œuvre, de nou- coup de feu, apporte à la France le Congo, que en Indochine à l'ombre veau, est considérable : la loi du 30 août 1883 les autres puissances lui reconnaîtront à la du drapeau français. lui permet d'épurer la magistrature en suppri- seconde conférence de , en novembre L'un des arguments des mant temporairement l'inamovibilité. Il fait 1884 (Ferry, à cette date, a pris le portefeuille partisans de la voter la loi du 22 mars 1884 sur les syndicats des Affaires étrangères). La compétition inter- colonisation était qu'il fallait faire bénéficier qui annule la vieille loi Le Chapelier de 1791 ; nationale est un peu moins vive en Asie du il approuve la loi Naquet, qui légalise le Sud-Est où la situation est confuse et où la "les peuples arriérés" du progrès technique et divorce pour faute ; il fait voter la révision France a des intérêts au Tonkin. Une première scientique. constitutionnelle de 1884 (« la forme républi- expédition, menée par le lieutenant de vaisseau caine du gouvernement ne peut faire l'objet Francis Garnier, a tourné court en 1873-1874. d'une proposition de révision », « les membres En 1883, à son tour, le commandant Rivière des familles ayant régné sur la France sont iné- est tué devant Hanoi. Cette fois, Ferry envoie ligibles à la présidence de la République » et les des troupes plus importantes grâce à un crédit prières publiques sont supprimées). militaire de 5 millions et demi. Le 25 août 1883 l'amiral Courbet impose à l'Annam un protec- torat, puis, plus difficilement, au Tonkin par la Convention de Tien-Tsin (11 mai 1884). Mais, comme en Tunisie, il y a quelques difficultés d'application. Le 14 juin, l'embuscade de Bac Lé nous met en état de guerre avec la Chine ; l'opinion s'émeut. Le 22 mars 1885, alors que des négociations secrètes sont sur le point d'aboutir, c'est l'incident de Lang-Son, déme- surément grossi par un télégramme alarmiste du commandant de la place. Le rue se mobilise contre « Ferry le Tonkinois ». Les séances par- lementaires sont épiques. Clemenceau porte l'estocade : « Ce ne sont plus des ministres que je vois devant moi : ce sont des accusés de haute cour. » Le 31 mars, Ferry, qui n'a pas voulu révéler les négociations diplomatiques qui se déroulent dans les coulisses, est renversé par 306 voix contre 149 voix. Il ne retrouvera plus jamais le pouvoir. Par la suite, l'opinion publique se rallie à cet empire qu'elle avait tout d'abord refusé. Page de gauche : Laïcisation de l'Etat : la troupe enlève les crucifix dans les écoles de la Ville de Paris (février 1881). Sur ce dessin antirépublicain, les soeurs et les enfants ne cachent pas leur larmes. Beaucoup d'officiers démissionnèrent de l'armée pour ne pas s'associer à ces mesures.

Éditée à Épinal, une affiche républicaine pour les élections législatives d'octobre 1881. En bas, un cartouche pour y inscrire le nom du candidat de la circonscription. Le succès des candidats républicains en 1881 devait asseoir durablement le régime. RÉFÉRENCES PHOTOGRAPHIQUES

CHARMET : 5, 6, 7, 9, 11, 12h, 13, 16, 17, 18b, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 28, 29h, 32, 33, 34, 35h, 37, 49, 50, 51, 52, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 64, 65, 68b, 69, 71, 73, 74, 78, 79, 81, 82, 83, 84, 89, 91, 92-93, 94h, 95, 97, 98-99, 101, 107, 112, 114, 115, 119, 131, 137b, 139, 140h, 151, 155, 156g, 158hg, 162, 174, 177, 182. COMMUNAUTÉ EURO- PÉENNE : 128, 133, 135. DAGLI ORTI : 8, 12b, 31, 35b, 40, 47, 53, 77h, 109. EDIMÉ- DIA : 96, 100, 102, 103, 104-105, 106, 113, 116, 117, 121, 123, 125, 129, 139hd, 140b, 141, 148, 158-159, 160, 161, 170, 180h; EDIMÉDIA/DAZY : 94b; EDIMÉDIA/UNI- VERSAL: 152, 164, 168d, 183hg. GAMMA: 146h, 154, 172; GAMMA/CARON : 149, 167; GAMMA/LAFORET : 183d; GAMMA/SCHREIBER : 171; GAMMA/VIOUJARD : 137h. GIRAUDON : 43 ; GIRAUDON/LAUROS : 15, 27, 29b, 36, 41. KEYSTONE : 98hg, 120 132, 136, 157, 165, 166, 168g, 169, 179, 180b, 181. MAGNUM: 127; MAGNUM/BARBEY: 150, 175; MAGNUM/CARTIER- BRESSON: 153. PARIS-MATCH/CAMUS: 146b, 147; PARIS- MATCH/COURRIÈRE : 163 ; PARIS-MATCH/FILIPACCHI : 156d ; PARIS- MATCH/MÉNAGER : 143; PARIS-MATCH/MANGEOT : 148-149. PIX : 178. VIGNE : 14, 18h, 25, 30, 38, 42, 45, 48, 63, 68h. 72, 77b, 85. DR : Paul Citroën : Metropolis : 43

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Mise en page : Jacques Hennaux Tableaux : Atelier Graffito

N° d'editeur M 35692 Imprimé en Espagne par H. Fournier, S.A. - Vitoria

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