Clémentine GUTRON (FNRS/UCL) « Mémoire (inter)nationale vs mémoire locale ? Enquête sur un site archéologique tunisien du patrimoine mondial de l’humanité »

Document de travail. Version provisoire d’un texte à paraître in D. Guillaud (dir.), Ambivalences patrimoniales au Sud : Stratégies, processus, conflits

Rappel littérature ; état de l’art ; positionnement Les liens entre archéologie et société seront analysés ici à partir d'un cas précis – le site de – et à l'aide d'une documentation variée – archives, publications savantes et de vulgarisation, témoignages oraux, enquête in situ (2005-2006)

Située à une centaine de kilomètres à l'ouest de sur un plateau protégé par une falaise à l'est et par des pentes abruptes au sud, l'antique Thugga dont l'appellation d'origine berbère signifierait « pâturages » domine la vallée fertile de l'oued Khalled. Ses ruines remarquablement conservées s'étendent sur plus de 70 hectares et offrent un aperçu spectaculaire de l'histoire de la Tunisie sur une longue durée. De la nécropole dolménique datant du second millénaire, en passant par le célèbre mausolée libyco-punique exemplaire de l'architecture royale numide, aux fleurons de l'évergétisme romain qu'incarnent avec le plus d'ostentation le capitole ou encore le théâtre, le visiteur arpentera avec enthousiasme ce site qui se distingue comme l'un des plus impressionnants du Maghreb. Dougga bénéficie à ce titre de la ferme sollicitude de l'État tunisien résolument engagé dans une politique combinant valorisation du patrimoine et développement touristique. En 1991, le président Ben Ali prend la décision d'y aménager un parc archéologique national. Les effets de ce statut privilégié de « projet présidentiel » sont immédiats et conséquents : les études scientifiques sont relancées et des travaux visant à l'amélioration de la conservation des ruines et de leur mise en valeur sont réalisés. Cette dynamique atteint la consécration en 1997 lorsque Dougga est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO.

« Pierres rendues à leur nature de pierre. La sève dure interrompue par la main circule à nouveau, rongeant les figures de la finitude. Le corps lissé par les doigts de l'homme, rendu à la rugosité d'autres lois. [...] Lèprès, lichens, moisissures. Le tout couché dans le ciel gris...[...] Stylite nerveux sur un fût de colonne décapité, l'alouette huppée s'agite dans la somnolence de l'histoire.1 »

Inspirées de la contemplation des ruines de Dougga, ces considérations de Lorand Gaspard sur l'ordre du temps sont devenues obsolètes. Dans un mouvement inverse, les traces matérielles des civilisations disparues assurent, avec leur classement au rang de patrimoine de l'humanité, leur victoire sur la nature environnante. Leur préservation est un combat international ; les ruines triomphent officiellement. Mais dans cet espace dédié à la seule gloire du passé, dans cet écrin patrimonialisé qu'est ce musée à ciel ouvert, une construction détonne. À quelques centaines de mètres à peine au nord du capitole, se trouve une maison moderne très sommairement bâtie à l'aide de pierres antiques. Le sol est en terre battue et le toit consiste en un assemblage de branches de bois d'olivier recouvert de paille et consolidé par divers objets en ferraille rouillés ou pneus usagés. Quelques ruches, en partie dissimulées par de la broussaille, sont disposées près du mur de clôture que longent, dans des allers retours cadencés, un dindon suivi de plusieurs poules. L'odeur ténue et douce de la cire est férocement anéantie par celle du fumier que survolent, dans la plus grande excitation, des nuées de mouches.

1 Lorand GASPAR, Feuilles d'observation, Tunis, Cérès, 1994 [1973], p. 134. 1

Le visiteur qui pourrait s'interroger sur la nature du lieu se verrait répondre par son guide embarrassé que ce n'est rien et que, de toute façon, c'est en dehors de l'itinéraire touristique... Et pour cause, cela ferait désordre d'avouer qu'il s'agit de la demeure du dernier habitant du site que l'on peut encore apercevoir conduire son troupeau de moutons et cracher impunément sur des ruines que l'on veut si vénérables. Ce berger est l'ultime résistant des Douggi in situ ; car Dougga, avant de devenir un site archéologique était un village arabe. Cette métamorphose ne s'est pas faite sans heurts : villageois et autorités scientifiques, soutenues politiquement, avaient bien sûr des intérêts forts divergents. Les premiers voulaient conserver leurs demeures et leurs terres, maintenir en vie leur hameau agricole tandis que les seconds voulaient, par leurs recherches, mettre au jour une ville morte qui, finalement, est bien née. Comment cette (re)naissance a-t-elle été vécue par les habitants des lieux ? Quel rapport les Douggi ont-ils à l'archéologie, aux ruines et à l'Antiquité ? Quelles sont les résonances locales de la glorification du passé prônée aux niveaux national et international ?

De Dougga à Thugga : naissance d'un site archéologique

Mentionnées par les voyageurs européens dès le XVIIe siècle, les ruines de Thugga ne vont faire l'objet d'une redécouverte effective, impliquant de lourds travaux de fouille, qu'à la fin du XIXe siècle. À cette époque, la physionomie du site n'avait rien à voir avec celle qu'on lui connait aujourd'hui. L'essentiel des monuments était recouvert par plusieurs mètres de terre et, sur l'ensemble du centre de la cité antique s'étaient bâties une soixantaine de maisons modernes abritant quelque trois cents âmes. Sans répondre à un quelconque plan d'urbanisme, ces habitations étaient tantôt regroupées, tantôt dispersées. Relativement basses et de forme cubique, elles pouvaient héberger plusieurs familles qui se partageaient les pièces donnant sur la cour centrale. Leurs murs étaient faits de pierres réunies par de la terre mouillée et leur toit de bois d'olivier recouvert de chaux. En l'absence de système du tout-à-l’égout, des monticules de fumier et de détritus grandissaient dans les rues, au-devant de chaque maison, jusqu'à ce qu'une forte pluie les fasse disparaître. La végétation occupait une superficie étendue : les vergers du village, qui comptaient notamment de magnifiques grenadiers, étaient situés dans le secteur du mausolée libyco-punique, tandis que les cactus et leurs figues de Barbarie abondaient du côté du théâtre ; les oliviers, très nombreux dans la région – 7 000 arbres au début du XXe siècle2 -, jalonnaient l'ensemble du site. De riches troupeaux de bœufs et de moutons surtout venaient paître à proximité immédiate des habitations, sur des terres non cultivées et envahies par les broussailles. La culture du blé et de l'orge constituait, avec l'élevage et la production d'huile, les principales activités des Douggi. Bref, rien ne différenciait Dougga d'un autre petit bourg agricole si ce n'est la présence d'éléments imposants rappelant l'occupation antique de ce territoire comme le capitole dont le faîte dominait encore les maisons construites devant lui. Des indices moins colossaux mais bien réels fourmillaient : « Partout des inscriptions entières ou mutilées sont encastrées dans les murailles modernes. De tous côtés on aperçoit des murs romains, à demi écroulés, qui cachent des masures arabes »3 observent l'épigraphiste René Cagnat et l'architecte Henri Saladin au début des années 1880 ; et les savants de conclure leur visite à Dougga par ces paroles prophétiques : « C'est grand dommage qu'un village arabe occupe l'emplacement de la cité antique, ce qui serait un sérieux embarras le jour où l'on voudrait déblayer les ruines sur une grande étendue.4 » La situation est en effet devenue problématique lorsqu'avec l'établissement du

2 Cf. Charles MONCHICOURT, La région du Haut Tell, en Tunisie, Paris, Armand Colin, 1913, p. 308. 3 Cf. François BARATTE, Voyage en Tunisie de René Cagnat et Henri Saladin, Paris, Éd. du CTHS, 2005, p. 347. 4 Ibid., p. 355. 2 protectorat français en Tunisie (1881) et le développement des recherches archéologiques, le site devint l'objet de fouilles importantes. Les Douggi, déjà exposés au mépris des explorateurs qui les comparèrent volontiers à des animaux au regard de leurs mœurs – les fauves auraient mangé plus civilement qu'eux d'après Hérisson5 – ou de leur physique – le futur secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions, R. Cagnat, a décrit leurs femmes comme de « vieilles guenons »6–, auront dès lors à gérer l'instauration d'un ordre nouveau : la colonisation archéologique. Louis Carton (1861-1924), médecin militaire qui s'illustrera comme l'inventeur des principaux sites archéologiques de Tunisie, dirigea le premier, dans les années 1890, une série de campagnes à Dougga financées par l'Académie des inscriptions et belles-lettres et le ministère de l'Instruction publique. Il s'installa sur place avec l'idée alors fortement répandue que l'entreprise coloniale française devait tirer profit de l'expérience des Anciens. Thugga qui avait accédé au statut de municipe en 205 sous Septime Sévère avant d'être promue colonie en 261 sous Caracalla, avait été, à l'époque romaine, une cité prospère dont la richesse était en grande partie liée à la fertilité de ses terres. L'archéologue de la fin du XIXe siècle entendit donc exhumer les restes de cette cité et éclairer, par des exemples du passé, la marche à suivre pour le présent7. C'est dans cet état d'esprit qu'il prit ses quartiers dans l'une des plus grandes demeures du village : après avoir mis à la porte son propriétaire Salah Ben Lachab, dûment exproprié par Bernard Roy, secrétaire général du gouvernement tunisien, il aménagea en maison de fouille le Dar Lachab, aujourd'hui désigné comme le Temple anonyme I. Une fois les lieux désinfectés et désinsectisés, il s'établit dans ce décor semi antique. Certains murs, de même que le sol revêtu de dalles bien conservées, dataient du second siècle. Son mobilier où quelque grosse pierre faisait office de table de toilette ou de console était encore, à ses yeux, « bien digne d'un archéologue »8. L'arrivée de ce nouveau résident transforma rapidement et profondément l'organisation sociale de Dougga : le cheikh ne fut bientôt plus la seule personne d'autorité à recevoir publiquement les doléances des villageois. Le docteur Carton, siégeant sur une pierre antique disposée à l'entrée de sa maison, tint désormais séance lui aussi : en grand manitou, il distribuait la paye des ouvriers, administrait des soins et donnait ses conseils sur diverses affaires. La physionomie des lieux changea également brutalement. Le secteur nord-est du village fit l'objet d'une véritable transmutation en 1893. Les cinq maisons modernes entourées de fourrés de cactus furent effacées du paysage au profit du théâtre romain. Quasiment entièrement enfoui, ce monument, dont seuls étaient visibles les gradins les plus hauts de la

5 Auteur d'une mission archéologique en Tunisie au caractère discutable – cf. l'article de François BARATTE, « Une curieuse expédition « archéologique » en Tunisie : la mission Hérisson », Revue du Louvre, 1971, p. 335-346 -, ce lettré passé à Dougga en 1880 rapporte une description haute en couleurs de cette excursion : « Maintenant sautons seize siècles sans broncher, car l'archéologie creuse l'estomac et, au retour du temple de l'étonnante richesse, on nous offre un déjeuner dans une écurie [...] l'argenterie est remplacée par des cueilleurs de bois qui peuvent passer pour des pelles de fossoyeurs, chacun fouille devant soi, comme s'il s'agissait d'enfouir civilement un ami ; bien robuste est l'appétit qui résiste à l'aspect d'une pareille curée ; toutes les mains, et quelles mains ! se plongent dans le plat et retirent le morceau de viande que les dents rongent à grand bruit ; on se croirait au repas des fauves, chez Bidel ; mais encore, les fauves, quand ils ont mangé un os, ne le remettent-ils pas dans le plat, où tout ce monde continue à puiser et c'est en cela qu'ils diffèrent d'un Arabe. », cf. sa Relation d'une mission archéologique en Tunisie, Paris, Société anonyme de publications périodiques, 1881, p. 134-135. 6 Il est plus précisément noté : « Ce ne sont [les « dames »] certes pas des modèles de beauté ni d'élégance ; au risque d'être regardés comme peu galants, nous les comparerons volontiers à de vieilles guenons, plus ou moins débraillées, dont les yeux chassieux n'indiquent pas qu'on use à Dougga beaucoup de savon ni beaucoup d'eau. », F. BARATTE, Voyage en Tunisie..., op. cit., p. 350. 7 Cf. Louis CARTON, La colonisation romaine dans le pays de Dougga, Tunis, Imprimerie rapide, 1904. 8 L. CARTON, « Une campagne de fouilles à Dougga », art. cit., p. 279. 3 cavea et quelques colonnes de la scène, réapparut au grand jour. Cette opération archéologique bouleversa la vie des habitants qui, en plus de leurs maisons construites ex- nihilo, avaient investi les structures mêmes de cet édifice : le couloir voûté donnant à l'ouest sur l'orchestre formait une caverne souterraine qui abritait une famille ainsi qu'un vaste grenier collectif9. Sommés de déménager trois mois avant le début des travaux, ils refusèrent malgré les ordres formels du Gouvernement. Arrivé sur place, Carton se voulut plus persuasif en menaçant de mettre le feu à leurs demeures. La résistance des Douggi ne prit fin que lorsque les ouvriers attaquèrent à la pioche les murs des maisons encore habitées. Dans son journal de fouilles, l'archéologue commente le drame de cette situation avec la plus grande désinvolture :

« Plusieurs nids de guêpes ont été rencontrés par mes démolisseurs. Les insectes furieux attaquent tout le chantier. C'est un sauve qui peut général et il n'est possible de revenir sur le terrain qu'après avoir allumé de grands feux qui les forcent à s'éloigner. Avec les scorpions et les serpents, très nombreux, ils protestent ainsi, comme les indigènes, contre cette expulsion.10 »

Si elle était à l'origine du malheur de certains, victimes d'expropriations musclées et dépossédés, l'archéologie offrait en revanche des possibilités de travail et de revenus à d'autres. Cette première campagne de fouille du théâtre marque les débuts d'un rapport des Douggi à cette activité particulièrement ambigu mêlant hostilité et intérêt. Pour un salaire inférieur de moitié à celui des terrassiers européens, les ouvriers indigènes ont participé à l'entreprise de destruction des maisons de leurs voisins dont les dépouilles constituées de menus matériaux furent transportées dans un terrain en friche par une trentaine d'enfants en échange de quelque friandise. Au milieu du tas de débris pouvait se trouver la pierre tombale d'un aïeul : profaner le cimetière qui était également situé au-dessus du théâtre n'a été inadmissible ni pour Carton, que rien n'aurait empêché d'arriver au niveau romain tant convoité, ni pour ses ouvriers. Le théâtre sera complètement dégagé et nettoyé en 1900. Les autres monuments antiques connurent bientôt un destin équivalent : Paul Gauckler (1866-1911), directeur du Service des antiquités de Tunisie entre 1892 et 1905, donna une impulsion décisive aux recherches sur ce site ; il confiait même à Louis Duchesne, directeur de l'École française de Rome : « Les ruines de Dougga (Thugga) sont les plus belles et les plus intéressantes de l’Afrique romaine : je voudrais en faire un Timgad tunisien, je n’ose dire une petite Pompéi !11 » Cette ambition impliquait de vastes travaux de déblaiements. Les lisses rapports académiques consacrés à des études techniques ne font guère mention de la violence dans laquelle l'archéologie s'est pratiquée. Insultes, expropriations militarisées, menaces de mort, condamnations, prison pour les récalcitrants, constituent des épisodes sombres de cette aventure savante évoqués en revanche dans la correspondance personnelle. Léon Homo, élève de l'École de Rome en stage archéologique à Dougga en 1899 et 1900, confiait ainsi au directeur de cet établissement :

« Les Arabes de Dougga se sont montrés aussi malveillants que possible : tout d’abord, j’avais à démolir une maison dont l’expropriation était décrétée depuis trois années. Le propriétaire, refusant de partir, j’ai du réquisitionner les spahis qui l’ont fait sortir de force, lui, ses femmes, son mobilier, etc : mais la chose n’a pas été toute seule. J’ai été menacé de mort plusieurs fois, par cet individu et les siens, notamment son fils aîné que j’ai du faire enfermer à la prison de Teboursouk où il est actuellement et où il restera quinze jours encore. Ensuite, c’est le cheikh de l’endroit, qui me mettait constamment des bâtons dans les roues à propos de tout et de rien : je l’ai fait mander à Teboursouk, un matin, entre deux spahis, et, depuis ce jour là, il montre à mon égard un peu moins de malveillance. [...] « Les Arabes sont toujours aussi

9 Louis CARTON, Le théâtre romain de Dougga, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 6. 10 Ibid., p. 10. 11 P. Gauckler à L. Duchesne. Lettre du 20/03/1899. Archives EFR, carton « Tunisie » (hors cotation). 4

désagréables, mais je connais le moyen de leur faire aimer l’archéologie, par l’intervention des spahis qui sont mes meilleurs auxiliaires. »12

La dynamique se poursuivit avec la même ampleur dans les décennies qui suivirent avec les chantiers ouverts par Alfred Merlin (1876-1965) et surtout Louis Poinssot (1879- 1967), respectivement directeurs du Service des antiquités de Tunisie entre 1905-1920 et 1920-1942. Dans un mouvement pendulaire, les constructions modernes succombaient aux coups de pioches tandis que les édifices antiques pouvaient être non seulement dégagés et étudiés mais consolidés voire entièrement restaurés – comme ce fut le cas du mausolée libyco-punique, dont les étages supérieurs s'étaient écroulés à la suite de l'arrachement de la célèbre inscription bilingue par le consul britannique Thomas Read en 1842. L'arrêt de mort du village de Dougga et l'acte de naissance officiel de l'antique Thugga se confondent dans un même document : le décret du 15 septembre 1913 qui établit une zone non aedificandi autour du capitole. Les habitants de ce secteur se virent dans l'interdiction d'opérer quelque travaux d'aménagement sans avoir obtenu au préalable l'assentiment des autorités compétentes sous peine d'amende, de démolition des constructions indûment entreprises et d'emprisonnement (articles 5, 6 et 7). L'application de la nouvelle législation sema la zizanie chez les Douggi : le gardien des ruines, flatté d'occuper une fonction qui lui donnait désormais un ascendant certain sur les autres habitants du site, s'est attaché, avec un zèle appliqué, à dénoncer ceux de ses congénères qui se sont risqués à outrepasser leurs droits. Ce personnage aux allures de despote fut souvent perçu comme « un traitre »13 par le reste de la communauté villageoise qui se montra décidément peu encline au développement de l'archéologie et pour cause : laisser se dégrader ses biens, situés dans le cœur de la cité antique, ou requérir à leur expropriation (article 8) est l'alternative qui, en théorie, lui échut. Dans la pratique, la population est restée sans que le décret n'ait été scrupuleusement respecté14. Les choses prirent une tournure nouvelle dans les années 1950 lorsque Claude Poinssot (1928-2002) reprit l'héritage paternel en devenant le conservateur du site de Dougga. Celui que les Douggi nommaient Oueld Boussou, en référence à Louis Poinssot, mit un point d'honneur à faire respecter les mesures de protection des vestiges et milita pour la création d'un « village de recasement » situé à l'extérieur du site archéologique.

De Thugga à Dougga Jadida : vers l'oubli des ruines ?

Ce projet se concrétise finalement au début des années 1960. Le jeune État tunisien entend déménager le plus rapidement possible les Douggi du site : leur présence porte ombrage à l'image du patrimoine archéologique, devenu national. Conformément à ce que C. Poinssot avait envisagé – l'archéologue connaissait fort bien les Douggi pour avoir partagé leur quotidien durant des années –, les habitants de la zone protégée échangèrent leurs biens et devinrent propriétaires d'une maison neuve située dans un village créé de toute pièce à cinq kilomètres au sud des ruines15. Dougga Jadida – la nouvelle – était née. Les khamsin dokken (cinquante boutiques) selon la désignation que donnèrent les Douggi au premier lot de maisons destinées à accueillir les ex-habitants du centre de la cité antique, étaient prêtes à accueillir leurs nouveaux occupants.

12 L. Homo à L. Duchesne. Lettres du 05/06/1899 et 08/05/1900. Archives EFR, carton « Tunisie » (hors cotation). 13 Ce dont a notamment souffert Hussein, gardien du site entre 1953 et 1991. 14 La zone non aedificandi était d'une réalité toute virtuelle comme le montrent les nombreux procès verbaux dressés par la gendarmerie de Teboursouk conservés aux archives de l'INP. 15 Cf. le procès-verbal « Recasement des habitants installés dans le périmètre des ruines classées », conférence tenue au caïdat de Téboursouk le 30 mars 1955. Archives INP, carton « Dougga ». 5

L'exode se fit dans la tourmente : « Les gens étaient très nerveux ; ils voulaient attaquer Oueld Boussou » se rappelle Hédi dont le père avait été emprisonné pour avoir refusé de coopérer. Khaled encore se souvient du siège organisé avec sa mère et ses frères dans la maison familiale située à côté du théâtre, de la séance de chargement de leurs affaires dans une charrette qu'un âne devait conduire à leur nouveau logement. La résignation l'emportait malgré tout ; la vie était devenue impossible sur le site : la trentaine d'habitations installées au milieu de ruines classées, existant en contradiction avec l'interdiction de bâtir qui pesait sur le centre, ne pouvaient, en effet, connaître ni extension ni amélioration, tout travail d'édilité était rendu impossible. La perspective de s'installer à Dougga Jadida offrait d'autre part certains avantages qui séduisirent une partie des intéressés. Les maisons toute neuves disposaient de l'eau courante, de l'électricité et du gaz. Les familles allaient pouvoir jouir d'un confort jusque-là inconnu ; la vie des femmes qui se chargeaient notamment de la corvée d'eau allait en être grandement facilitée. Les enfants encore étaient follement excités à l'idée de pouvoir regarder passer les voitures sur la route du GP (grand parcours) 5 reliant Tunis au Kef. Ce déplacement devait s'accompagner d'une transformation radicale du mode de vie : il y eût soudainement des factures à payer et des denrées à acheter. Coïncidant par ailleurs avec la mise en place des réformes agraires de Ben Salah et la création des coopératives de production (1962), ces changements n'en furent que plus difficiles. De propriétaires terriens exploitants, les Douggi passèrent au statut de simples ouvriers agricoles pour leur plus grand mécontentement – mécontentement partagé du reste par l'ensemble des paysans tunisiens. Interdites de pacage dans les ruines d'abord puis dans le nouveau centre à cause de la proximité du GP5, les bêtes des Douggi furent, à l'image de leurs maîtres, malmenées entre l'Antiquité et la modernité. Dougga Jadida s'agrandit progressivement au gré de la croissance démographique et de l'arrivée échelonnée des propriétaires des maisons bâties aux quatre coins du site archéologique, finalement entièrement vidé de sa population au milieu des années 1970. Aujourd'hui quelque six cents foyers s'organisent autour de la mosquée et de l'école du village. Avec un taux de chômage parmi les plus élevés de Tunisie – il avoisine les 45 % – et un taux de scolarisation faible chez les adolescents, Dougga Jadida tourne au ralenti. Les secteurs secondaire et tertiaire y sont quasi inexistants : deux épiceries et un café constituent les seuls lieux de consommation et de sociabilité in situ. Ni marché, ni publinet ; les Douggi doivent rejoindre Teboursouk pour s'approvisionner ou communiquer avec l'extérieur. Loin de goûter aux fastes que connait Dougga Athar (ruines), ils affrontent le quotidien d'un petit village agricole enclavé dans un pays en voie de développement. Une chape de morosité pèse sur Dougga Jadida dont l'atmosphère pesante n'est troublée que par le passage des bus touristiques qui se rendent sur le site du patrimoine mondial de l'UNESCO. Les Douggi assistent médusés à la mise en tourisme de leur ex-chez-eux. Pourvoyeuse d'emplois, l'archéologie est surtout perçue comme une manne en ce qu'elle offre la possibilité d'entrer en contact avec des étrangers aux portefeuilles soi-disant garnis. La vente sous le manteau d'antiquités vraies ou fausses est une aubaine pour les gardiens des ruines. Les guides, entre lesquels règne une concurrence féroce, n'hésitent pas à gonfler au maximum le prix de leur visite. La buvette installée près de l'entrée principale du site est le théâtre de numéros de séduction bien rôdés joués par des serveurs tenaces ; rencontrer une Italienne qui l'épouserait est le fantasme de l'un d'eux qui s'imagine assister aux matches de l'A.S. Roma et voyager à travers l'Europe sans le moindre problème de visa... L'archéologie est, dans une certaine mesure, considérée comme une vache à lait : un guide officiel, pourtant sensibilisé à l'histoire de ces ruines et à l'historique des recherches, interrogé sur le rôle de cette activité répond que « l'archéologie sert à faire venir les touristes »... Dougga Athar et Dougga Jadida apparaissent ainsi comme deux mondes bien distincts

6 voire antithétiques et dont la nature de l'opposition est pour le moins paradoxale puisque sur les ruines se déploie une activité tourbillonnante, tandis qu'au village, pourtant habité, règne un calme mortifère. Ces deux univers semblent parfaitement indépendants. Aucun touriste ne se hasarderait à emprunter la route large et bitumée – et en cela assez engageante – qui relie l'extrémité sud-ouest des ruines marquée par les citernes d'Aïn Doura au nouveau centre urbain. De même, hormis les quelques guides et ouvriers qui travaillent sur le site, rares sont les habitants de cette bourgade à employer ce chemin. Que les touristes, fussent-ils nationaux ou étrangers, ne se risquent à une incursion méridionale vers Dougga Jadida est logique : venus dans le but d'admirer les vestiges parmi les plus grandioses de Tunisie, ils ne franchissent les limites du circuit d'une visite qu'ils effectuent, le plus souvent, au pas de course. Que les Douggi ne rejoignent pas le site alors qu'ils en sont originaires d'une part et qu'ils y ont libre accès de l'autre est, en revanche, problématique. Ces ruines, pourtant ô combien renommées, seraient-elles, à leurs yeux, dénuées d'intérêt au point de s'en auto- exclure après en avoir été chassés ? Les projets d'archéologie actuels qui comportent un volet de mise en valeur dont l'importance est croissante commencent à intégrer des données sociales. La réflexion tend à faire une place aux Douggi qui étaient jusque-là complètement ignorés quand ils n'étaient pas lésés. Mustapha Khanoussi, ancien responsable du site de Dougga, fait ainsi état « d'un divorce entre le site et son territoire », constat qui pourrait s'atténuer, selon l'archéologue, si des efforts étaient poursuivis en vue de l'intégration des ruines dans la région16. C'est ainsi qu'en 2001 débutait la phase préparatoire d'un lourd programme de coopération franco- tunisienne entre l'Institut national du patrimoine tunisien et l'Institut français de coopération précisément intitulé « Dougga et sa région ». L'archéologie ne doit plus fonctionner en circuit fermé : les fouilles, les études de monuments, les travaux de restauration et de mise en valeur doivent en effet devenir le vecteur d'une politique économique, sociale et culturelle au niveau de la région et non du seul site. Les ruines de Dougga sont entendues comme l'épicentre à partir duquel se propagerait un dynamisme socio-économique dans les zones voisines défavorisées. Financé par le ministère français des Affaires étrangères sur un fonds de solidarité prioritaire (FSP), ce programme, auquel a étroitement collaboré le ministère tunisien de la Culture et qui s'est achevé en décembre 2007, s'est concentré sur l'amélioration physique du site, la formation et la gestion, ainsi que sur l'appui au développement local. Deux entreprises ont pu voir le jour à Teboursouk et quinze jeunes, formés à différents métiers de l'artisanat (mosaïstes, tisseurs, tailleurs de pierre etc.), se sont vus remettre leur diplôme lors d'une cérémonie organisée à Dougga. Fixer la population jeune dans la région en créant de l'emploi en rapport avec le site archéologique, tel était l'objectif de ce programme FSP qui caressait l'ambition ultime de prouver que le patrimoine culturel pouvait être un facteur de développement en Tunisie. L'avènement d'une ère nouvelle, baptisée « le temps de la réconciliation », est ainsi décrété par les pouvoirs officiels17. Mais, pour que réconciliation il y ait, encore faut-il qu'ait existé une entente préalable. Or, si les Douggi vivaient bien sur les ruines, dans et avec elles, ils n'ont jamais vécu par ou pour elles. Ils entretenaient évidemment une relation directe aux pierres, au site d'une manière générale dans toute sa dimension physique mais l'ensemble de ces ruines était sinon dénaturé, doté d'une nature autre. Thugga c'était, de fait, un village arabe. Les vestiges antiques ne consistaient pas en un décor factice, ils étaient pleinement réinvestis par une population rurale et miséreuse qui se les ait appropriés à son tour. Dougga n'était pas un simple regroupement d'habitations, une vie et une sociabilité villageoise s'exprimaient au quotidien dans les tous les recoins du site que l'on connait aujourd'hui. À chaque monument, était dévolue une fonction.

16 Cf. son article « Dougga, un site du patrimoine mondial en Tunisie », disponible sur le site : www.strabon.org/edito/article48.html 17 Ibid. 7

Ce que l'archéologie a décrété être le temple de Junon Caelestis était connu sous le nom de Dar el-kebir (la grande demeure) par les Douggi et leur servait de salle des fêtes à ciel ouvert. Ce sanctuaire dédié à l'héritière de Tanit, construit sous Sévère Alexandre (222-235), abritait ainsi, au début du XXe siècle, les banquets célébrés en l'honneur de quelque nouveau mariage ou de quelque nouvelle circoncision. C'est sur la large esplanade dallée et rectangulaire située en avant de ce temple – fouillé dès 1894-1895 – que les villageois festoyaient. Cet espace où jadis les fidèles se réunissaient pendant les cérémonies du culte, était devenu, grâce à sa conformation, la piste de danse favorite des Douggi. Les musiciens jouaient, les uns assis sur l'une des onze marches que compte l'édifice, les autres sur un chapiteau corinthien déchu ; les enfants slalomaient entre les colonnes redressées du portique et les torches artisanales confectionnées à l'aide de boîtes de conserve de concentré de tomates remplies de pétrole. Les thermes dits Liciniens, construits au IIIe siècle et explorés dans les années 1910-1920, étaient, durant la saison estivale, le refuge par excellence des familles qui aimaient à s'y reposer ; on s'allongeait sur des nattes apportées pour la circonstance et disposées à l'ombre des pierres. Des lieux moins paisibles constituaient également l'identité du village : le célèbre mausolée libyco-punique qui passe pour avoir été un cénotaphe dédié au roi Massinissa, était, dit-on, habité par un lion. Le ksar Azouna (palais des condoléances), comme l'appellent les Douggi, était le terrain de parties de chasses aux oiseaux. Les volatiles qui nichaient aux étages inférieur et médian de cet édifice haut de 21 mètres (restauré par L. Poinssot en 1908-1910) étaient enfumés – les dalles destinées à boucher les ouvertures de ces niveaux manquant, les chasseurs pouvaient pénétrer, au prix d'acrobaties périlleuses, dans le monument funéraire – puis visés par des jets de pierres. Les ruines offraient à la jeunesse une aire de récréation extraordinaire. La grande area du temple de Minerve, sanctuaire édifié entre 131 et 168, était le théâtre de matches de football fort disputés ; chacune des deux équipes en présence matérialisait sa cage entre deux fûts de colonnes des portiques qui entourent la cour rectangulaire sur trois côtés. La nécropole dolménique encore, considérée comme renfermant les vestiges les plus anciens de Dougga connus à ce jour, représentait un terrain idéal pour les joueurs d'une sorte de golf local, le karmous (figue). Munis d'un bâton, ces derniers tapaient dans une figue – pas trop mûre de préférence – et devaient réussir à lui faire atteindre le dessous d'un monument funéraire en forme de caisson et ouvert sur un côté avec le moins de coups possibles. Le green de Biout el girg (chambres des Grecs) était à la hauteur de sa réputation. Deux huileries et points de commerce situés respectivement au nord-est du site, dans les constructions jouxtant le Dar Lachab, puis au sud-ouest, dans un quartier de villas romaines, permettaient aux Douggi de trouver les moyens de subsistance que ne leur assurait pas le produit de leurs activités agricoles. La meilleure huile se trouvait sans conteste au Dar Bouguedida, du nom du propriétaire de cette seconde boutique, plus connu de nos jours sous l'appellation de maison des trois masques en référence à la mosaïque éponyme datable du IIIe siècle découverte in situ. Le dégagement de ce grand pavement représentant divers médaillons renfermant des masques de Bacchantes et de Silène avait fait jaser en son temps : Si Bouguedida s'enorgueillissait en effet de la présence d'yeux figurés chez lui ; il voyait, précise son ancienne voisine, dans ces symboles de bonne fortune, le gage de sa réussite. Pieux et pratiquants, les Douggi se réunissaient autour de la mosquée Sidi Sahbi, édifiée sur la partie orientale des ruines d'un monument païen, le temple de Fortune Auguste, Vénus, Concorde et Mercure construit sous le règne d'Hadrien (117-138). Les jeunes gens venaient se former dans la petite école adjacente à la mosquée ; assis sur des nattes, ils récitaient le coran tout en regardant par la fenêtre se dessiner le fronton du capitole voisin, monument plus connu sous le nom de Khima (tente). En écoutant leur maître d'une oreille distraite, ils pouvaient se laisser aller aux rêveries que leur inspirait la légende de Bint el Rey (la fille du roi, également connue sous l'appellation Bint el Malek) : le premier roi de Dougga avait une fille si belle que pour la protéger, il l'avait enfermée sous une coupole de verre dans une chambre située au sommet de

8 son palais, le capitole ; les servantes étaient chargées d'apporter de la nourriture à la princesse, mais un jour, un scorpion, caché dans une grappe de raisin, en est sorti et l'a piquée ; Bint el Rey n'a pu échapper à son destin, elle est morte ; et lorsque les Douggi regardent le relief d'Antonin le Pieux sculpté sur le tympan du temple, c'est elle qu'ils voient. Les élèves profitaient des interclasses pour descendre les quelques marches qui les conduisaient sur une grande esplanade recouverte d'un dallage de calcaire blanc et jouaient autour de la monguela (montre) selon l'appellation qu'ils avaient donnée à la rose des vents représentée dans sa partie nord-est et dont cette place porte aujourd'hui le nom. Les croyants venaient régulièrement visiter le mausolée de Sidi Sahbi, construit à proximité de la mosquée, sur les bases du temple de la Piété Auguste. Ce complexe religieux doublé du seul espace éducatif de Dougga – la première école franco-arabe a ouvert ses portes en 1947, à l'extrémité sud-ouest du site – était le centre névralgique du village. Seul témoin encore debout de l'occupation moderne des ruines, la mosquée, désaffectée à la fin des années 1960, fait encore front aux temples païens. Dernier vestige d'une époque toute récente, cette construction, parce qu'elle est un lieu de culte et que sa démolition aurait provoqué un tollé sans précédent, est l'unique rescapée de la vague archéologique brutale qui a déferlé sur Dougga. Cette mosquée est l'emblème du temps où les ruines étaient encore habitées, d'un temps où les ruines, qui n'avaient pas le statut que leur a assigné l'archéologie, étaient de simples pierres qui avaient le mérite d'être déjà là et qui pouvaient, en cela, servir la vie présente. Le rapport des Douggi aux vestiges est fondamentalement pragmatique ; les monuments enfouis restaient sous terre, les autres, plus ou moins saillants, étaient remployés en l'état dans certains cas ou de manière indirecte par le biais de leurs matériaux qui permettaient la construction de nouvelles réalisations architecturales rudimentaires. La destruction du village arabe s'est faite en parfaite synchronie avec la restitution de la cité antique débutée en période coloniale et poursuivie avec la même détermination dans la Tunisie indépendante – de nombreuses parcelles du site sont encore en cours d'acquisition. La consécration de cet ordre nouveau où triomphe l'archéologie ne pouvait que provoquer une mise à distance entre le site et ses habitants. Les pierres qui, dans ce mouvement, étaient devenues des ruines, perdaient tout l'intérêt qu'elles avaient eu jusqu'alors d'être précisément autre chose. Dougga n'avait en effet de valeur pour les Douggi que parce qu'elle était leur lieu de vie, leur chez-soi. Ainsi, lorsqu'ils évoquent la vie passée à Dougga Athar comme un âge d'or, leurs réminiscences portent sur la qualité de l'air ou la beauté des panoramas, les ruines sont mentionnées uniquement en rapport avec les attributions qui leur étaient liées : on se souvient des parties de chasse aux oiseaux et non à proprement parler du ksar azouna ou mausolée libyco-punique. Comme les ruines n'avaient pas d'autre intérêt que celui d'abriter la vie des Douggi, elles ont été littéralement désertées par eux : par la contrainte d'abord lorsqu'ils en ont été chassés puis par choix. Dougga dépossédée de ses habitants leur apparaît comme une coquille vide et les ruines, même entendues dans leurs réappropriations locales, sombrent dans l'oubli. La plupart des jeunes nés à Dougga Jadida ignorent tout à leur sujet. La géographie du site et la connaissance des monuments leur sont étrangères. De même, les légendes rattachées à ces ruines ne se transmettent plus : Bint el Rey est, pour ces derniers, une inconnue. Les autorités archéologiques qui déplorent cet état de fait non sans exprimer une certaine forme de repentir entendent réconcilier les Douggi et leurs ruines en tentant de les impliquer davantage dans le développement touristique du site. Mais la Dougga des archéologues et des visiteurs n'est résolument pas celle de ses anciens habitants pour qui la mise au jour, la protection et la valorisation d'édifices numides ou romains n'ont fait que dénaturer leur environnement familier. Cette nouvelle, ou plus exactement, antique Dougga, n'est pas la leur. Et les politiques archéologiques contemporaines qui se lancent dans des expériences pilotes comme celles du FSP évoquée plus haut en cherchant à convaincre les

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Douggi que la présence de ruines sur leur terre serait autre chose qu'une simple calamité par laquelle ils ont été contraints d'abandonner leurs biens, maisons et champs, et qui constituerait même une richesse considérable à exploiter pourraient peut-être, tout en s'interrogeant sur le rapport des Douggi à l'Antiquité, déplacer le problème en évoquant leur occupation des lieux, en les intégrant à la chronologie établie plutôt que de les éluder de l'histoire18. « Vous êtes les descendants des Thuggenses » assène-t-on aux Douggi, mais comment pourraient-ils concevoir cette filiation dès lors qu'ils n'apparaissent pas dans l'arbre généalogique imaginé ? La Dougga du « patrimoine de l'humanité » – curieuse « humanité » que celle-ci : reconnue au niveau international, recherchée au niveau national mais qui méprise avec une singulière assurance toute dimension humaine locale – est figée dans le temps, prisonnière de l'Antiquité. Cette Dougga-là est entrée, comme l'explique Pierre Gouletquer au sujet du grand cairn de Barnarez-ar-Sant, dans un système « scientifico-légal » : interroger le rapport aux ruines des Douggi serait-il une façon comme une autre « de contrer les va-t’en guerre, les moralisateurs et les technocrates qui nous dictent notre passé comme ils nous imposent notre présent »19 ? La démystification des ruines n'est en tout cas pas d'actualité.

Antiquité et Modernité en tension

Un journaliste qui formule, dans les années 1980, une demande de restitution de la célèbre inscription bilingue arrachée au mausolée libyco-punique au milieu du XIXe siècle et depuis conservée au British Museum20, une romancière qui publie, dans les années 1990, un récit historique intitulé Blés de Dougga21 dont l'action se déroule dans cette cité au IIIe siècle, ou encore un architecte qui expose, de nos jours, ses aquarelles représentant les ruines de Thugga22 sont autant d'indices d'une réappropriation du patrimoine antique du pays à l'échelle nationale. Qu'en est-il au niveau local ? On l'a vu, les Douggi manifestent un profond désintérêt à l'égard des ruines entendues comme les vestiges de civilisations disparues. Ce rapport aux restes d'une architecture ancienne, replacés dans un contexte historique donné, est intimement lié à leur représentation de l'Antiquité et du passé en général. La perspective d'un temps long semble, paradoxalement, difficilement concevable à Dougga. Le passé est ce qui n'est plus, un point c'est tout. En regardant des cartes postales du début du siècle, une habitante de Dougga Jadida née près des thermes d'Aïn Doura, reconnut son grand-oncle paternel, Ahmed Cherif, ancien gardien du site qui figurait sur l'une d'elles, assis près du grand escalier de la maison du trifolium ; sa fille, qui prit le numéro de série inscrit au bas de cette carte pour une date, lui signala, sans tiquer outre mesure, que c'était en 1093 ! et sa mère d'ajouter que le pauvre homme était effectivement mort – paix à son âme – il y a bien longtemps. Même selon le calendrier hégirien, on n'est loin du compte... La conscience de la longue durée et de la succession d'événements selon une chronologie précise est, dans bien des cas, étrangère aux Douggi. Berbères, Turcs, Carthaginois, Français, Espagnols ou Romains sont cités dans un ordre

18 Les choses vont néanmoins dans ce sens : un ethnologue de l'université tunisienne faisait en effet partie de ce projet bilatéral. 19 Cf. Pierre GOULETQUER, Ils inventaient le temps. Barnarez Chants du néolithique profond, Morlaix, Éditions Bretagne, 1991, p. 13-14. 20 Ahmed Sfar dénonce ainsi « Un vol de plus d'un siècle » dans Jeune Afrique du 7 septembre 1983. 21 Ouvrage d'Alia MABROUK, publié à Tunis chez L'Or du Temps en 1993 et réédité chez Clairefontaine en 2004. 22 Khaled Karoui, membre de l'équipe tunisienne du projet « Dougga et sa région », a exposé ses œuvres, rassemblées sous le titre « Lumières de Dougga » à la Grande galerie de la médina de Tunis – au Dar el Jeld – au printemps 2006. 10 purement aléatoire : le passé s'écrase dans un « qbel » (avant). Dans le bloc monolithique du temps révolu, une césure existe cependant. L'arrivée des Arabes et l'avènement de l'islam marquent un point de repère déterminant, le début d'une histoire. Mais d'une histoire éclair car ce qui suit cet épisode est tout aussi embrouillé que ce qui l'a précédé. Les périodes médiévale et moderne sont tout aussi méconnues que l'est l'Antiquité. Néanmoins une certaine empathie à l'égard des Arabes s'exprime plus volontiers qu'à l'égard des Anciens. L'exemple le plus révélateur de ce positionnement affectif est certainement l'appellation respective des deux arcs de triomphe matérialisant les entrées de la cité : l'arc de Sévère Alexandre, situé à l'ouest du site et fort bien conservé, est désigné comme Bab el Rûmi (porte des Romains) tandis que l'arc de Septime Sévère, situé à l'exact opposé et quoique délabré, est connu sous le nom de Bab el Chehid (porte de la victoire) en référence à la venue des cavaliers arabes importateurs de l'islam à Dougga. Face aux multiples restes des temples païens qui jalonnent leur site, les Douggi s'accordent pour faire des Rûmi des mécréants. Les croyances polythéistes de ces derniers semblent excusables en ce qu'elles sont antérieures à la révélation islamique mais constituent toutefois une raison suffisante pour ne pas reconnaître ces Anciens (qdûm) comme des ancêtres (jdûd). Loin s'en faut, ces Thuggenses apparaissent plutôt comme des mutants aux yeux de ceux que l'histoire identifie comme leurs descendants. Un sentiment d'étrangeté caractérise le rapport des Douggi aux traces matérielles laissées par les civilisations antiques en général et romaine plus particulièrement. En passant la main sur la grande inscription latine encastrée dans le mur séparant la place de la Rose des vents et le capitole, un guide officiel, natif du quartier du théâtre, se rappelle avec un amusement pincé l'état de crispation dans lequel le mettait, enfant, l'observation des hajaret mektûb (pierres écrites). Plus que les inscriptions puniques nettement moins nombreuses et dont les caractères d'origine sémitique ressemblent pour certains aux lettres de l'alphabet arabe, les inscriptions latines étaient inaccessibles aux Douggi bien que si proches. La lecture aisée de cette « belle écriture » par les archéologues français avait fasciné l'écolier qu'était alors ce guide. Cette capacité lui semblait fantastique et rationnelle à la fois : les Français et les Romains ne faisaient-ils pas qu'un, confondus les uns et les autres dans le terme Rûmi qui désigne indistinctement ces deux entités entendues comme chrétiennes de surcroît ?23 La croyance en cette filiation entre Romains et Français, affirmée à son tour par l'idéologie coloniale, participe, à la non- reconnaissance du passé antique par les Douggi. En s'établissant sur le site dès la fin du XIXe siècle pour y conduire des fouilles, Louis Carton s'est fait un malin plaisir à exhorter la gloire des Romains dont il s'affichait effectivement comme l'héritier légitime ; les expropriations musclées qu'il a orchestrées devaient permettre à Thugga de renaître de ses cendres dans le plus grand mépris de ses habitants. Le passé romain, déjà superbement ignoré par les Douggi a été honni, amalgamé qu'il était au processus de colonisation contemporaine qui prônait justement sa valorisation. Face à cet héritage problématique à double titre, les Douggi observent différentes attitudes. L'Antiquité peut-être totalement niée voire rejetée. L'irréductible habitant de Dougga Athar méprise l'archéologie autant que son champ d'étude. La construction de Dougga Jadida est, pour cet homme, une hérésie et les Douggi des lâches d'avoir abandonné leurs terres. À la marge de la communauté, il reproche à ses ex-voisins d'avoir cédé à la tentation du confort de la vie moderne, lui qui houspille sa femme lorsqu’elle achète des pâtes manufacturées ou même du pain. Son credo est de vivre à la manière de ses parents ; passéiste, son horizon avant est aussi limité que son horizon arrière. L'Antiquité ne le concerne pas, elle n'intéresse que les touristes. Lui, n'a pas le temps de flâner, il doit faire vivre sa famille de la culture

23 Cf. les analyses de Jocelyne Dakhlia sur ce point qui poursuit : « La thèse coloniale de l'héritage romain connaît par conséquent un fondement indigène. », in L'oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990, p. 57. 11 d'oliviers et de l'élevage ovin. Résidant à la limite nord du site près de la muraille numide – sa maison est officiellement présentée comme un abri pour les animaux – il prend soin de rester à l'écart de l'agitation du centre où se bousculent retraités allemands et écoliers de Béja. À l'aube et au crépuscule cependant, il accompagne son troupeau de moutons en quête de pâturage et traverse ainsi les ruines en dépit des interdictions qui lui ont été formulées, la question de leur conservation le laissant parfaitement indifférent. Dans une attitude diamétralement opposée, l'Antiquité peut être pleinement reconnue et intégrée. Né à l'emplacement du forum et maçon de son état, Ammar cultive un véritable « amour des pierres » qui influence fortement son rapport aux ruines et donc à l'histoire. La maison qu'il a bâtie de ses mains à Dougga Jadida est dotée d'un intérieur traditionnel formé d'une cour de dimensions modestes sur laquelle donnent deux pièces faisant office de salon et de chambre à coucher ainsi qu'une cuisine ; l'extérieur en revanche détonne grandement d'avec l'architecture locale plutôt dépouillée : la façade et les murs de clôture sont recouverts d'un assemblage de pierres taillées, les fenêtres sont pourvues de volets en bois « à la française » et le portail d'entrée métallique déploie une largeur démesurée en regard de la demeure. « Je veux que ma maison reste pour l'histoire » reconnaît son bâtisseur dont le souhait traduit le souci d'honorer un héritage reconnu : les ruines antiques sont passées à la postérité, aux futurs restes de Dougga Jadida d'en faire autant. Le travail des Romains devient une source d'inspiration : le rêve d'Ammar est d'ériger, sur le champ situé derrière Dar el kébir - ou temple de Junon Caelestis - dont il est propriétaire, une réplique du capitole. Plus qu'un hommage aux prouesses techniques mises en œuvre jadis, ce projet est un défi dont l'objectif inavouable serait de se mesurer au savoir-faire latin. Parce que sa puissance était telle qu'il avait failli renverser Rome, Hannibal est son héros. Scipion, qui a beau avoir été le vainqueur de la deuxième guerre punique, ne figure pas au panthéon d'Ammar contrairement à son adversaire perdant. Si Hannibal jouit de ce prestige c'est d'abord parce que « c'est un mec de notre pays » - aucune distinction n'étant faite entre Carthaginois et Berbères. À l'autochtonie présumée du stratège s'ajoutent d'autres atouts de poids : « c'était un champion de l'égalité, c'était un homme juste. Il était comme un musulman. » L'obstacle à la reconnaissance d'un passé estampillé antéislamique est ainsi levé : par les qualités prêtées au héros et en vertu des valeurs censées avoir été les siennes, le personnage d'Hannibal est considéré comme un préfigurateur de l'islam. Honorer la mémoire d'un homme du cru, vertueux de surcroît, n'a, dès lors, rien d'infamant pour le Tunisien et le musulman pratiquant qu'est ce maçon. Références pieuses et profanes se marient : Allah, dont le nom est sculpté en bas-relief sur toute la longueur du mur du salon, coexiste avec Hannibal dont le buste en ronde bosse trône à l'entrée de la maison. Antiquité et islam sont réunis dans l'œuvre de ce Douggi radicalement original qui parvient même, en intégrant le présent à sa réflexion, à transformer ce couple déjà peu orthodoxe en un trio explosif. Destinée à orner un bâtiment public de Béja, sa dernière réalisation est directement inspirée du bas-relief figuré sur le mausolée libyco-punique de Dougga – ou ksar azouna – qui représente un quadrige monté par deux personnages. Aux éléments imposés par le modèle s'ajoute l'interprétation libre du tailleur de pierres : Lady Diana, « une femme juste » impliquée dans les causes humanitaires et qui « aimait les Arabes et allait devenir musulmane en se mariant avec Dodi Al Fayed » n'est autre que la conductrice de la caroussa (char) accompagnée de son amant ! Tout aussi actif mais nettement moins personnalisé, le rapport à l'Antiquité peut se révéler intéressé. Se rapprocher du passé lointain pour sortir de la misère fut et continue d'être, dans une certaine mesure, le dogme de Hédi, guide officiel à Dougga, né aux alentours du théâtre romain. Enfant déjà, il avait réalisé que les vestiges avaient de la valeur, au sens de valeur marchande assurément : à l'aide d'une faucille, il labourait les champs après les grosses pluies en quête de quelque monnaie ancienne ou autre menue trouvaille qu'il vendait aux touristes de passage sur le site. Un jour qu'il était adolescent, l'un d'eux lui donna, en échange

12 d'une lampe à huile, un exemplaire du Guide bleu de Tunisie. Il apprit par cœur le passage sur Dougga et s'amusait à déclamer face aux différents monuments décrits, les commentaires les concernant. L'épouse de C. Poinssot, responsable du site, l'entendit avec une heureuse stupéfaction ; elle avertit aussitôt son mari qui le fit recruter comme guide. La fierté de Hédi était grande : il ne serait pas l'ouvrier des chantiers archéologiques des Poinssot (Louis puis Claude) comme l'avaient été successivement son grand-père et son père. Un avenir autre s'ouvrait à lui : il allait pouvoir côtoyer « la haute société » qui venait, ô comble du luxe, en voiture sur « ses ruines ». La connaissance et/ou la reconnaissance de l'Antiquité allaient lui frayer le chemin de la liberté : son salaire modeste, augmenté des pourboires de visiteurs satisfaits et parfois généreux, lui permirent de voyager. Touriste à son tour, il se rendit dans différentes capitales européennes. Son séjour à Londres a été l'occasion d'un triomphe personnel : voir de ses yeux la célèbre inscription bilingue libyco-punique enlevée au mausolée de Dougga par Thomas Read et conservée depuis au British Museum. De cette rencontre épigraphique, un sentiment de supériorité vis-à-vis de ses compatriotes s'est affirmé. N'hésitant pas à les présenter comme des culs-terreux, il se donne comme fondamentalement différent : « Les Douggi disent qu'ils sont des Arabes ; moi, je sais que je suis un mélange : un peu berbérisé, un peu romanisé, un peu islamisé. » Bref, un discours travaillé et poli, à même de contenter l'État tunisien et les touristes étrangers. La belle performance d'acteur de ce guide qui récite sempiternellement, dans la cavea du théâtre de Dougga, les premiers vers de Phèdre aux touristes esbaudis qui décèlent dans cette scène l'exotique amour pour les humanités d'un Arabe coiffé d'une chéchia, est une revanche bien réelle. Moins policé, le rapport à l'Antiquité peut encore être ingénument révolutionnaire. Sans même le savoir, Habib, originaire du secteur d'Aïn Doura et propriétaire de l'unique café-restaurant des environs installé à l'extrémité sud-ouest du site, participe à l'acculturation de l'Antiquité. Si cet établissement s'appelle « Le Mercure », ce n'est pas en référence au dieu romain du commerce et des voyageurs auquel un temple est d'ailleurs dédié à Thugga, mais bien en regard de la chaine d'hôtellerie française du même nom ; la reprise de cette enseigne « prestigieuse » étant, croit le tenancier de la gargote, susceptible d'attirer les clients. Vêtu d'un blouson de cuir à franges et d'un blue jean's, chaussé de santiags, les cheveux longs et les oreilles percées, ce motard de seconde zone déambule sur sa mobylette pétaradante entre le nouveau centre et les ruines. Plusieurs années passées dans la clandestinité à Cannes lui ont permis d'amasser suffisamment d'argent pour envisager un retour au pays la tête haute. Pour afficher sa réussite, il se fit construire une maison imposante à Dougga Jadida. Convaincu que l'Antiquité, appréciée par les touristes supposés riches et raffinés, est chic, il contribue au développement d'une nouvelle mode à Dougga : intégrer des éléments rappelant l'architecture antique aux constructions récentes. Les habitations changent d'allure : des sculptures d'aigles apparaissent sur les façades, les entrées épousent la forme des frontons de temples, des colonnes aux chapiteaux corinthiens et aux fûts salomoniques encadrent dorénavant portes et fenêtres. Ces références à l'Antiquité sont pourtant éperdument vides ou plutôt infiniment décalées. Aucun Douggi ne voit dans une sculpture d'aigle, le symbole de l'Empire romain mais bien le signe de la richesse de tel ou tel voisin. L'architecture du capitole est évidemment reprise à dessein mais renvoie plus au modèle familier de la khima qu'au sanctuaire de la triade protectrice de Rome. L'Antiquité classique a cédé le pas à une Antiquité revisitée à la mode locale. Cet engouement est tel qu'un fournisseur d'éléments architecturaux à la sauce antiquisante a ouvert une boutique le long de la route du GP 5, en face de l'entrée du village. « Thugga n'est plus dans Thugga » pourrait s'émouvoir le poète ; sa renaissance prend pied à Dougga Jadida. L'Antiquité est tournée vers la modernité ; les ruines ne sont dignes d'intérêt qu'à la condition qu'elles conduisent à autre chose qu'à une évocation du passé ou à une réflexion sur le cours de l'histoire. Le site archéologique, précisément conçu dans cette optique, est ainsi

13 déserté par les Douggi à une ou deux exceptions près. Lorsqu'au mois de juillet, les ruines s'animent dans le cadre du festival international de Dougga, la foule se presse. Le théâtre romain d'ordinaire inexistant pour les jeunes du village occupe, à cette période de l'année, tout leur esprit. Les préparatifs pour le spectacle du soir se font dans l'effervescence : les filles se pomponnent dès la fin de l'après-midi ; les garçons chaussent leurs plus belles baskets pour l'occasion et – détail à soigner tout particulièrement – enduisent de gel leur chevelure. Munies de couffins remplis de couvertures, de coussins, de gazouz (boissons gazeuses) et de glibettes (graines de tournesol), les familles montent aux ruines. En colonne, la joyeuse équipée gravit les champs d'oliviers jusqu'à Bab el Chehid – l'arc de Septime Sévère – puis emprunte les voies antiques conduisant au théâtre. Dans la cohue, les campements finissent tant bien que mal par être dressés sur les gradins restaurés de l'édifice romain. Qu'importe qu'il s'agisse d'une comédie, d'un drame ou d'un concert pourvu qu'il se passe enfin quelque chose à Dougga. Seule manifestation culturelle des environs, ce festival connait un succès grandissant. La vie rayonne subitement autour du théâtre antique d'ordinaire uniquement fréquenté par les touristes. Mais l'Antiquité n'est ici qu'un support : l'édifice romain ne fait qu'abriter des festivités qui sont fermement ancrées dans le présent : les vedettes de la Star'Ac arabe suscitent un enthousiasme autre qu'une énième adaptation de Britannicus. À la différence des visiteurs étrangers à la région qui apprécient ce festival en grande partie pour son cadre, les Douggi vont assister à un spectacle plus qu'ils ne se rendent dans un théâtre antique : les réjouissances pourraient se dérouler dans la salle des fêtes la plus glauque imaginable que leur succès serait tout autant assuré. Cet entrain populaire défigure l'Antiquité selon le directeur de l'école de Dougga qui déplore qu'un monument aussi respectable qu'un théâtre antique n'inspire pas de pensées plus nobles aux jeunes gens que celle de s'enivrer : les dépouilles de canettes de Celtia (bière nationale) entassées sous les fourrés de cactus des alentours sont une honte pour cet instituteur qu'on croirait directement sorti de la IIIe République. « Programmer des œuvres de la littérature classique serait profitable aux élèves » déclare Mongi soutenu par ses collègues. Défendant une Antiquité livresque, ce groupe milite pour la diffusion locale de la connaissance historique. Un club pour la conservation du patrimoine a été fondé au début des années 2000 : des visites sont organisées sur les sites des environs et des activités manuelles comme l'atelier-mosaïque sont proposées aux enfants à qui « il faut inculquer le respect du passé ». Ces conservateurs voient d'un mauvais œil toute dénaturation de l'Antiquité. La litanie officielle sur la pluralité et la richesse de l'identité tunisienne trouve d'excellents relais en ces fonctionnaires dévoués. Leurs élèves les plus disciplinés pourront débiter après eux : « La Tunisie a trois mille ans d'histoire », « dominait la Méditerranée », ou encore « La Tunisie est une terre de carrefour entre l'Orient et l'Occident » et finiront ainsi, à force de mettre sur le même pied passé et présent, par retenir l'idée chère au régime que leur pays est puissant et ouvert. Cet enseignement frisant l'endoctrinement semble cependant bien abstrait du fin fond de la salle de classe poussiéreuse de Dougga Jadida. Réduits à l'émigration clandestine pour fuir la misère locale, bon nombre d'élèves passés par cet établissement se retrouveront à Cannes – qui abrite un important foyer de Douggi en situation irrégulière – ; l'ironie de l'histoire est ici cruelle pour la mère patrie prodigue tunisienne : Cannes est aussi l'homonyme de l'une des plus grandes victoires d'Hannibal contre les légions romaines.

Une antiprière sur l'Acropole : youyous sur les citernes d'Aïn el Hammam

Le visiteur qui, en arpentant le site de Dougga, dépasse l'arc de Sévère Alexandre ou Bab el Rûmi, se trouve face aux ruines des citernes d'Aïn el Hammam, composées de cinq grands réservoirs parallèles et d'un sixième compartiment placé perpendiculairement aux autres qui servait de bassin de décantation. Cet ensemble était approvisionné en eau par la

14 source du même nom située à plus de douze kilomètres à l'ouest de là dans le massif montagneux de Jbel Fej el Hdoum ; l'aqueduc d'Aïn el Hammam, remarquablement conservé, qui reliait ces deux points avait été réalisé sous le règne de l'empereur Commode (180-192) et desservait en eau la cité24. Le badaud qui descend dans les restes des citernes est attiré par une faible fumée émanant du point d'arrivée de l'aqueduc. En s'approchant de la paroi du réservoir antique badigeonnée de chaux, il distingue des graffitis peints au henné consistant en des empreintes de main, symboles de la khamsa, et en prénoms masculins écrits en arabe. Rendu au pied du mur, il est interpellé par les jeux de lumière de quelques bougies placées dans le specus de l'aqueduc recouvert de suie. Il ne trouve d'abord personne pour l'éclairer sur sa découverte mystérieuse mais il finira par apprendre, au détour d'une conversation anodine, qu'il s'agit du mausolée de lella Oum Khoula, également connue sous le nom de Mokhôla. À chaque Douggi sa version sur l'origine de leur sainte. Tous s'accordent cependant pour en faire une jeune femme musulmane originaire d'Algérie qui, mariée de force à son cousin, s'est enfuie à cheval sur la voie antique reliant Tébessa à Carthage ; arrivée à Dougga par l'arc de Sévère Alexandre, elle a été rattrapée par son frère qui lui a tiré dessus avec un fusil : atteinte par la balle, la victime se serait changée en hirondelle et aurait trouvé refuge dans l'aqueduc romain25. Cette jeune femme aux longs cheveux noirs qui descendent jusqu'aux pieds est d'une rare beauté ; elle sort la nuit, ou en journée lorsqu'il fait très chaud, et se promène à travers les ruines. La dévotion des Douggi à l'égard de leur protectrice est vive ; ils la visitent en des occasions variées : les malades font vœu de guérison, les couples stériles de fertilité, les mères requièrent la bénédiction de la circoncision de leurs garçons, les célibataires griffonnent, sur la paroi du sanctuaire, le prénom du conjoint convoité, les futures mariées demandent la réussite de leur prochaine union, etc... Mais l'essentiel des prières a trait à la pluie : en période de sécheresse, les fidèles se rendent en groupe au marabout et implorent Oum Khoula. Le mausolée, régulièrement fréquenté, est entretenu par un gardien – une femme en général – qui est chargé, durant l'année que dure sa mission, d'enduire de chaux le mur de la citerne chaque fois que nécessaire, d'alimenter les lampes à huile, de faire brûler de l'encens pour protéger les lieux, enfin de collecter les dons des adeptes. Les donations servent à l'entretien du sanctuaire mais sont essentiellement destinées à couvrir les frais de la fête annuelle célébrée au printemps en l'honneur de la sainte. L'argent collecté permet, selon la somme réunie, l'achat d'un à trois bovins qui seront sacrifiés la veille de la zerda de saïda Oum Khoula. Ces animaux sont exposés dans les rues de Dougga Jadida, précédés de musiciens et suivis par la jeunesse locale. La procession fait plusieurs fois le tour du village ; les enfants se pressent pour toucher les bêtes et les Douggi restés chez eux sortent sur leur palier pour goûter au spectacle. En milieu d'après-midi, les vaches sont conduites dans un établissement agricole situé entre Dougga Jadida et Dougga Athar. Les portes s'ouvrent sur

24 Cf. Mustapha KHANOUSSI, Dougga, Tunis, ministère de la Culture, 2004, p. 56-57. 25 Cette version est le résultat d'une enquête conduite à Dougga en avril et mai 2006. Il est à noter qu'elle diffère de celle présentée par Claude Poinssot dans les années 1960 qui se fondait sur les travaux de son père, Louis, qui dataient des années 1900 : « Elle arriva à Dougga il y a très longtemps, avec son fiancé et plusieurs compagnons. Elle venait du Maroc, à cheval selon les uns, sur un chameau selon les autres. Elle s'arrêta près de Bab er Roumia pour se reposer et quand elle voulut repartir, les habitants de la contrée la retinrent avec force ; après avoir consulté Dieu, elle décida de rester à Dougga dans le specus de l'aqueduc qu'elle quitte, chaque année, pour se rendre à La Mecque. C'est une vierge grande et robuste, à la peau très blanche, à la chevelure très noire ; elle est vêtue de vert et coiffée de rouge. », cf. Claude POINSSOT, « Aqva Commodiana Civitatis Avreliae Thvggae », in Mélanges offertes à Jérôme Carcopino, Paris, Hachette, 1966, p. 771-786, p. 785. Cette version est citée in extenso dans une étude épigraphique : cf. Azeddine BESCHAOUCH, « Épigraphie et ethnographie – d'une fête populaire de Dougga, en Tunisie, à la dédicace de l'aqueduc de Thugga, en Afrique romaine », CRAI, 2000, p. 1173-1178. Elle est également reprise quasi telle quelle sur le site internet de Dougga né du programme de coopération euro-méditerranéen Strabon (cf. www..strabon.org/amvppc/Dougga) or le récit de l'origine de Oum Khoula a bien sûr évolué. 15 une grande cour bétonnée alors que les gamins du cortège sont éconduits sans ambages. Les futures victimes sont attachées à un pylône : l'heure du sacrifice a sonné. Son équipement chargé sur le porte-bagage de sa mobylette, le zazar (boucher) arrive et aiguise son couteau ; les musiciens jouent de plus belle sans couvrir pour autant les beuglements des vaches. Les pattes liées et maintenues couchées par trois hommes, les bêtes sont égorgées coup sur coup. Muni d'un tuyau d'arrosage, un adolescent fait de son mieux pour évacuer le sang qui inonde rapidement la cour. Les animaux sont ensuite dépecés et découpés en plusieurs morceaux qui seront distribués aux pauvres du village et non plus répartis entre les différents donateurs comme cela se faisait du temps où les Douggi, moins nombreux qu'aujourd'hui, vivaient encore sur les ruines. Le couscous, qui jadis se préparait collectivement sur le site avec la chaire des sacrifiés, se confectionne désormais individuellement, dans chacun des foyers, avec de la viande quelconque. Si quelques familles se rendent aux citernes le jour de la zerda après avoir mangé, beaucoup continuent de consommer leur repas à proximité du mausolée de la sainte. Dès la fin de la matinée de ce vendredi – jour consacré pour cette célébration –, s'organise la montée à Dougga Athar. Véritable expédition pour ceux qui y transportent leur nourriture, le pèlerinage se fait dans une agitation euphorique : les cuisinières subissent la pression de leur entourage pour terminer leur préparation à temps et ne pas rater le départ d'un tel qui se rend au site avec un 4x4. Pestant parce que la graine n'a pas mijoté assez longtemps, les femmes, agacées mais soulagées, voient charger leurs lourdes marmites dans le premier coffre disponible. Ceux qui n'auront pas trouvé de place à l'arrière des pick-up, feront la route à mobylette ou à pied. Coups de klaxon, interpellations multiples et chants traditionnels constituent le fond sonore du trajet tandis que le paysage est marqué par l'imposante silhouette du capitole qui se décale vers l'est à mesure que le convoi se rapproche de son point d'arrivée. Les véhicules sont garés au parking du restaurant « Le Mercure » situé à l'extrémité sud-ouest du site ; les Douggi finissent l'ascension en marchant. Après avoir franchi la barrière délimitant l'entrée du parc archéologique, ils s'engagent à la file sur un étroit chemin, caillouteux et pentu, en direction du nord. La chaleur du printemps déjà forte incite à faire une halte à la fontaine avant de poursuivre jusqu'au Dar el kebir – temple de Junon Caelestis – depuis lequel s'aperçoivent les citernes d'Aïn el Hammam. Une fois le but de l'excursion atteint, des petits groupes se forment autour des vestiges antiques, à l'ombre des oliviers. S'en suit la séance de déballage des couffins sur de grandes fouta (draps épais) préalablement étendues sur le sol : couscoussiers, piles de tabouna et fenouil coupé en morceaux pour aider à la digestion du festin qui sera richement complété par des sucreries en tous genres achetées sur les étals colorés et garnis en boissons gazeuzes, chamia, nougats et bonbons des marchands ambulants venus en nombre pour l'occasion. Les repas se prennent en famille mais les allers et venues entre les différents campements sont incessants ; on goûte le plat d'un voisin, on va saluer un proche. La zerda est un moment privilégié de communion entre les Douggi qui n'exclut évidemment pas sa part de cancaneries : les uns tels n'ont même pas apporté de couscous, le fils d'un autre, émigré à Cannes, s'est acoquiné avec une Française etc... Le mezoued retentit à travers les ruines ; les musiciens déambulent de groupe en groupe stimulant des danseurs improvisés qui se mettent en mouvement sous les applaudissements de la foule. La raison d'être de cette journée n'est cependant pas oubliée : les visiteurs se pressent devant le mausolée de Oum Khoula. C'est la cohue pour entrer dans le specus de l'aqueduc. Juste en son devant, la gardienne du marabout, prévoyante, s'est installée sur un petit matelas dans le coin ombragé de la voûte qu'elle consent à partager avec des compagnes plus âgées. Le site est décoré pour l'occasion : les bannières aux couleurs de la sainte pendent sur les pierres antiques, les cierges sont distribués par dizaines. Dans une atmosphère saturée de pkhour les fidèles fourmillent ; les plus petits sont tout fiers d'avoir réussi à se faufiler à l'intérieur de la conduite. Les ruines des citernes sont prises d'assaut par les Douggi qui y

16 voient le tombeau de leur protectrice aux dépens d'un ouvrage hydraulique romain. Bien qu'ostensiblement présente par le cadre même de l'action, l'Antiquité est pourtant terriblement absente de cette cérémonie. Le rapport de ses participants au passé lointain peut se résumer par une attitude : ils s'assoient dessus ; Bab el Rûmi ou l'arc de Sévère Alexandre se transforme ainsi en un banc massif et étagé où siègent des rangées de jeunes gens qui se disputent les places les plus haut situées tout en sirotant leur Boga cidre. Ancienne porte d'entrée monumentale de Thugga, cet édifice remplit aujourd'hui encore son office sauf que les fidèles de la zerda ne vont en aucun cas la franchir. Campés dans la partie centre-ouest du site archéologique, ils s'y cantonnent et restent à l'écart du centre urbain de la cité antique où ils ne s'aventurent guère, ne serait-ce que pour faire un tour. Les trajets pour aller chercher de l'eau à la fontaine d'Aïn Mizeb, située plus au nord et d'où se devinent les restes du temple de Minerve et du cirque, constituent les seules explorations des ruines. La journée de fête, qui prend fin avec le coucher du soleil, s'est ainsi déroulée en parfaite déconnexion avec l'Antiquité. Et pourtant des liens entre le culte de Oum Khoula et l'époque romaine sont attestés par des spécialistes des sciences du passé. Les archéologues se sont d'abord désintéressés de cette question apparemment étrangère à leurs préoccupations : outre Victor Guérin qui n'a fait que relever l'existence de la sainte26, aucun n'y a fait allusion même un Louis Carton usuellement prolixe en détails descriptifs de tous ordres. Les ethnographes en revanche et plus particulièrement Charles Monchicourt s'en sont emparé et ce culte, replacé dans un contexte plus large, a été présenté comme tout à fait ordinaire : rien de plus banal au Maghreb qu'un mausolée établi à proximité d'une source27. C'est avec Louis Poinssot, proche de Monchicourt par le biais de l'Institut de Carthage et ouvert aux études sur la civilisation islamique comme en témoigne sa collaboration avec Georges Marçais, que le culte de Oum Khoula commence à être appréhendé d'un point de vue archéologique. Claude reprend les notes de terrain inédites de son père, développées par ses propres observations et analyses, et publie, dans les années 1960, une étude intitulée « Aqva Commodiana Civitatis Avreliae Thvggae » où il établit, le premier, un rapprochement entre la construction de l'aqueduc d'Aïn el Hammam sous le proconsulat africain de Marcus Antonius Zeno (184-187) et les pratiques religieuses des Douggi28. Se fondant sur un argument linguistique qui confère une origine berbère au nom Mokhoula ici dévolu à la sainte mais habituellement employé pour désigner les canaux d'irrigation souterrains dans le sud tunisien, l'archéologue fait du culte de la protectrice locale, précisément célébré au débouché de l'aqueduc, le « souvenir inconscient » du temps où l'eau commodienne alimentait les Thuggenses ; l'auteur renforce sa démonstration en précisant que le mot Mokhoula devait être considéré comme le « témoin d'une époque où, pour désigner l'aqueduc – qui très tôt dut être personnifié et vénéré, selon un processus bien connu – on

26 Dans son célèbre Voyage archéologique dans la Régence de Tunis (Paris, Plon, 1862, 2 t.), il est noté : « À l'endroit où ce canal débouche dans ces citernes est un petit réduit de forme circulaire qui n'est autre chose qu'un ancien regard dont la partie supérieure est bouchée. Les Arabes de la localité et des environs y vénèrent sous le nom de Oum er roula (mère de la Goule) une magicienne, en l'honneur de laquelle ils viennent quelquefois brûler des parfums. À les en croire, bien qu'elle soit âgée de plusieurs centaines d'années, elle vit toujours et habite, mystérieuse et invisible, les profondeurs du souterrain. », t. 2, p. 354. 27 Cf. Charles MONCHICOURT, « Les rogations pour la pluie », Revue Tunisienne, 1915, p. 65-80 ; l'auteur n'y consacre d'ailleurs que quelques lignes de son étude : « À Dougga, la citerne où aboutit le grand aqueduc romain est hantée par Lalla-Oum-el-Khaoula qui est le marabout le plus vénéré de bien des lieues à la ronde ; on y immole une vache, noire de préférence, au débouché même de la conduite antique » (p. 73) ; cf. encore du même auteur « Hammam Sayala », Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1919, p. 131-144. 28 C. POINSSOT, « Aqva Commodiana Civitatis Avreliae Thvggae », art. cit.

17 employait à Thugga un terme emprunté à un patois libyque et non au latin.29 » Plus récemment, en combinant des éléments de nature épigraphique d'une part et ethnographique de l'autre, Azedine Beschaouch réaffirmait l'origine antique du culte moderne en avançant une nouvelle explication. L'inscription monumentale qui commémore la construction du grand aqueduc d'Aïn el Hammam stipule que cet ouvrage prenait sa source au lieu-dit [...] occolitano, ce qui donne pour l'auteur Moccoli ou Moccola - déduction établie d'après le nom de la sainte Mokhola ou Mokhoula dont l'origine serait liée au toponyme de la source Moccolitane ; et l'épigraphiste de conclure : « Telle une rivière du Maghreb, un oued qui se love au plus profond du désert et, un jour, refait surface, la romanité africaine a pu se terrer dans les plis de la mémoire populaire et il lui arrive de se manifester encore30. » Les résultats de ces travaux scientifiques sont amenés à dépasser les frontières du monde académique. Leur impact limité mais effectif et progressif sur la représentation des Douggi de leurs traditions est significatif. Une petite frange de la population locale qui côtoie ponctuellement le corps savant, intègre en effet peu à peu certains éléments de la lecture savante faite de leurs pratiques religieuses : Hédi, en tant que guide touristique, est l'un ceux- là et lorsqu'il discourt sur la zerda de Oum Khoula, il souligne qu'en plus de la version traditionnelle qui la présente comme la fête célébrée en l'honneur de la sainte musulmane d'origine algérienne, il en est une seconde, qu'il connait grâce à Oueld Boussou – alias Claude Poinssot – qui en fait une célébration destinée à fêter l'arrivée de l'eau à Dougga depuis l'époque romaine. Les guides participent ainsi, à l'échelle locale, à la diffusion d'un discours bien verrouillé, mettant l'accent sur la continuité historique, sur la filiation entre Thuggenses et Douggi. Mais qu'on ne s'y méprenne pas, cette généalogie construite dans un cadre international où interviennent de concert archéologues, experts, gestionnaires et politiques, fait l'objet, à défaut d'une assimilation par la population locale, d'une intégration réfléchie. Les acteurs du monde archéologique et les touristes ont clairement été identifiés comme les interlocuteurs privilégiés à qui servir le nouveau bréviaire sur l'identité Douggi. C'est en effet à ceux-là, et pour répondre à leurs attentes, que les mieux informés feront mine de se gargariser de l'origine romaine du culte rendu à leur sainte, validant ainsi l'essentialisation entre Anciens et modernes sous-tendue par la politique culturelle de l'État tunisien en quête d'une généalogie plurimillénaire et multicivilisationnelle et désirée par des touristes friands d'authenticité folkorique. Le filon de la zerda de Oum Khoula comme résurgence d'une célébration antique commence à être exploité : les gérants de l'hôtel Teboursouk – le plus proche du site archéologique – ont ainsi jugé opportun d'orner leur salle de restaurant de tapisseries représentant cette manifestation ; de même les organisateurs de l'événement prennent désormais soin de faire des membres des équipes chargées des projets d'études et de mise en valeur du site les invités d'honneur de ces festivités. Si bien que l'identité des Douggi devient, comme l'a démontré Gaetano Ciarcia au sujet des Dogon, « ethnologique et touristique tout à la fois »31. Mais cette révision du discours identitaire indigène, et en dépit même de son caractère factice, s'avère problématique pour certains. Un groupe restreint de Douggi, composé de l'imam du village, du directeur de l'école et de quelques instituteurs, défend un islam ultra dogmatique, purifié de toutes déviances auxquelles est associé le culte de Oum Khoula. La diffusion des conclusions archéologiques sur le site attise ainsi une querelle hypocrite entre partisans de la tradition culturelle et défenseurs du dogme religieux dont la position se radicalise : adorer une sainte quand on est de confession sunnite n'est déjà pas très orthodoxe mais rendre un culte dont on reconnaît l'origine païenne devient proprement inacceptable.

29 Ibid., p. 784. 30 A. BESCHAOUCH, « Épigraphie et ethnographie – d'une fête populaire de Dougga », art. cit., p. 1178. 31 Cf. son ouvrage : De la mémoire ethnographique. L'exotisme du pays dogon, Paris, Éd. EHESS, 2003, p. 15. 18

Cette crispation accentue d'autant les contradictions auxquelles se heurte la communauté enseignante douggi militant pour la cause patrimoniale tout occultant un passé encombrant. Cette réaction localisée s'inscrit dans le contexte plus large d'une société tunisienne contemporaine globalement tiraillée entre références antiques et islamiques : « Je voudrais renouer avec cette filiation négligée, l'intégrer dans la trame de mon identité [...] je fais cohabiter en moi cette double généalogie arabe et latine, païenne et monothéiste, pacifiant les inconciliables, colmatant la rupture, soudant la fracture, renouant les fils coupés » témoigne par exemple Abdelwahab Meddeb32 . L'archéologie comporte donc, dans cette optique, une fonction sociale de première importance en ce qu'elle peut devenir, aujourd'hui comme hier, le vecteur d'une « ethnologie militante »33.

Le principal enseignement de cette enquête autour du site de Dougga est qu'archéologie et société sont interdépendants partant indissociables. L'archéologie fait avec la société dans laquelle s'inscrit son action tout en agissant, significativement, sur son quotidien, en bouleversant littéralement son environnement, et sur ses représentations, en participant au remodelage incessant des constructions identitaires. Or, cette part efficiente des pratiques et discours savants, qui se retrouve ici comme ailleurs – on a évoqué plus haut le cas des Dogon qui s'auto-définissent aujourd'hui selon le prisme de Griaule – est, bien que particulièrement manifeste en archéologie – avec les déménagements de populations par exemple –, trop souvent ignorée des archéologues encore peu ouverts aux questionnements sur leurs pratiques34.

32 Cf. Aya dans les villes, Fata Morgana, 1999, p. 114. 33 Appliquée à l'archéologie préhistorique pratiquée en situation coloniale, cette expression est de Fanny COLONNA et Claude Haïm BRAHIMI, « Du bon usage de la science coloniale », in Le mal de voir, Cahiers de Jussieu, 1976, p. 221-241, p. 225. 34 « En matière d'auto-analyse, les archéologues accusent un certain retard » notaient, il y a déjà une dizaine d'années, des spécialistes du domaine : cf. Armelle BONIS, Joëlle BURNOUF et Jean-Paul DEMOULE, « Archéologie, histoire et identité en France » in Les nouvelles de l'archéologie, n°67, 1997, p. 7-13, p. 10. 19