Les Secrets Du Bois De Boulogne
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
LES SECRETS DU BOIS DE BOULOGNE Stéphane Simon Jean-Noël Tournier LES SECRETS DU BOIS DE BOULOGNE Edition° 1 DU MEME AUTEUR: 36, QUAI DES ORFEVRES, William Assayag/Jean-Noël Fournier Editions Alain Moreau, 1988 ENQUETE SUR L'ASSASSINAT DE CHAPOUR BAK- TIAR, Jean-Yves Chaperon/Jean-Noël Tournier Edition'1, 1992 © Edition°1, Paris, 1993. AVANT-PROPOS Le 20 janvier 1992, entre 20 heures et 20 heures 10, la préfecture de Police ferme les principales allées du Bois de Boulogne. Cette décision est l'aboutissement d'une enquête obstinée menée durant trois ans par les policiers de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Bilan provisoire de cette fermeture : trois cents per- sonnes interpellées, quatre-vingts inculpées, dont qua- rante-trois déjà condamnées, quatre-vingts expulsées, sans oublier une kyrielle de condamnations fermes et d'amendes. C'est aussi l'effondrement de tout un monde : celui des travestis latino-américains, qui régnait sans parta- ge sur El Bosque, cet Eldorado parisien de la prostitu- tion. Un monde que ces pages s'efforcent de faire revivre, avant que ne s'ouvre, à la rentrée 93, le second volet d'un procès-fleuve. J-N T. S.S. 1 L'HOMME QUIA REUSSI QUITO, EQUATEUR, QUARTIER D'IMBABURA. SUR l'enseigne rose accrochée au fronton d'un immeuble blanc, on peut lire, inscrit en lettres noires: Raul's, Salon de beauté et Pédicure. Le patron s'appelle Marco. C'est un métis, très brun, avec une peau mate et un regard étrange, à la fois inquisiteur et soupçonneux. Malgré sa jeunesse - 27 ans à peine - et des origines plus que modestes, Marco est propriétaire de cette boutique chic où l'on taille les ongles, gonfle les permanentes et réduit les nuques au rasoir. Comme à Paris. Au fond du salon, entre les armoires à onguents et les bacs à shampooing, deux photo- graphies épinglées au mur montrent la tour Eiffel et une vue de Notre-Dame. Les clichés, exposés comme des reliques, rappellent à la clientèle que Marco est allé faire fortune en France. Dans le quartier, personne n'ose poser trop de questions sur les origines de cette soudaine aisan- ce, mais tout le monde est bien obligé de siffler d'admira- tion devant une aussi belle réussite. Pour acheter le fonds de commerce et les murs, Marco a dû débourser des mil- lions de sucres, monnaie locale qui porte le nom du géné- ral auquel ce petit pays d'Amérique du Sud doit son indé- pendance, conquise au fil de l'épée en 1822. Un après-midi d'octobre 1992, deux hommes de type européen à l'allure décontractée franchissent le seuil de Raul's. Quand Marco les aperçoit, la paire de ciseaux qu'il tient d'une main aérienne se fige. Avec eux, un tourbillon de souvenirs vient d'entrer dans le salon et balaie les murs comme une invisible tornade, chassant les images d'un Paris enchanteur. A leur place, un passé sale resurgit, obscur comme les nuits du Bois de Boulogne. Cinq années. Cinq années de vie semi-clan- destine, de soirs terribles en petits matins d'infamie, lui reviennent soudain en mémoire. Le crissement des bas nylon, les faux seins en gélatine qui collent à la peau, la sueur qui inonde la perruque les soirs d'été, la morsure humide et glacée qui vous prend sous la jupe l'hiver. Rien, néanmoins, au regard de la puanteur des sexes qu'il a fallu gober pour une poignée de francs ou de la sauvagerie des étreintes subies dans l'épaisseur des sous-bois. Marco a tout de suite reconnu les deux visiteurs, qu'accompagne un policier équatorien. Ce sont des ins- pecteurs de l'OCRTEH, l'Office central pour la répres- sion de la traite des êtres humains. Pour Marco, ce sigle imprononçable représente un maximum de problemas. Ainsi ces Français qui l'avaient arrêté, cuisiné pendant des heures et des heures n'ont pas hésité à traverser l'Atlantique pour le retrouver... Il est vrai qu'après son inculpation pour proxénétisme aggravé, Marco avait été tout surpris de pouvoir sortir de prison. Il avait alors jugé plus sage de disparaître avant l'énoncé de la sen- tence et, après avoir rassemblé ses affaires et ses éco- nomies, avait filé vers son Equateur natal, en prenant l'avion à Amsterdam pour éviter des problemas en pas- sant la douane. Une année s'est écoulée depuis ce départ précipité. Dans son salon tout neuf, Marco, rendu muet par la peur, craint que les Français ne soient venus le chercher pour le conduire vers un juste châtiment. En fait, les deux inspecteurs ont entrepris ce long voyage pour mettre un point final à trois années d'enquête acharnée. Après avoir effectué des dizaines de filatures, conduit des centaines d'interrogatoires, ils doivent boucler défi- nitivement ce dossier déjà haut de deux mètres. Et bais- ser un rideau judiciaire sur le Bois de Boulogne. Mais auparavant, il leur faut en savoir plus sur tous ceux qui ont exploité ce filon depuis l'Amérique du Sud, à des milliers de kilomètres de Paris. Sur ces parrains et ces marraines qui ont prospéré et tiré les ficelles sans jamais être inquiétés. Une telle quête passe forcément par une visite chez Raul's à Quito, Equateur. Au Bois de Boulogne, El Bosque, comme l'appe- laient les travestis entre eux, Marco était un maillon particulièrement actif du trafic de chair fraîche entre l'Amérique latine et la France, qui a duré pendant un peu plus de dix ans en toute impunité. Comme les cen- taines de travestis qui ont débarqué un soir au Bois, le voyage de Marco a été sponsorisé par une agence de voyages équatorienne. Elle a financé son billet d'avion et sa demande de visa. Elle a aussi obtenu la recom- mandation de l'Institut Equatorien des Œuvres Sanitaires qui a fait si bon effet au service des visas du consulat de France. En échange, Marco s'est engagé à rembourser en moins de trois mois, le temps d'expira- tion du visa touristique, les 1 800 dollars ainsi avancés, plus quatre fois le montant de cette somme pour prix du risque encouru par le voyagiste maquereau. Avec un taux d'usure aussi prohibitif, Marco était condamné dès l'aéroport à subir l'abattage pour rembourser sa dette; mais tous ceux qui, comme lui, ont osé le voyage, ne doutaient pas qu'ils allaient à la conquête d'une mine d'or. Une sorte d'Eldorado du sexe qui pouvait rappor- ter jusqu'à 3 000, voire 4 000 francs et quelquefois plus, à la fin d'une seule nuit de débauche. Engoncé dans un body noir à poche kangourou, Marco a vendu ses charmes non loin de la Porte de Passy. Puis il est monté d'un cran dans la hiérarchie, tout en continuant son négoce. Le jeune Equatorien est alors devenu rapidement chef de secteur, ramassant chaque semaine l'impôt auquel était soumis chacun des travestis. Une sorte de loyer, qui donnait le droit d'exploiter un minuscule carré de verdure toujours dési- gné d'autorité. Quand "les filles" refusaient d'acquitter cette taxe, qui s'élevait à environ 1 000 francs, parfois 1 500, il fallait sermonner, intimider, ponctionner d'autorité les mauvais payeurs. Si nécessaire, Marco faisait appel aux services de la Batichica, une montagne de muscles dissimulée sous une perruque blonde. Avant de jouer les gros bras entre La Muette et Passy, la Batichica, de son vrai nom Pedro Sixto, lavait des grandes quantités de vaisselle pour quelques sucres dans les cuisines d'un restaurant de Guayaquil, une ville du sud de l'Equateur. L'immense dénuement du plongeur et la promesse de gains rapides poussèrent Pedro à lâcher le pantalon à pinces pour le body de cou- leur noire, mais l'enfant des rues cogneur et bagarreur n'avait jamais disparu derrière les faux cils. Marco et la Batichica sont devenus de véritables ter- reurs Porte de Passy. A coups de poing, de sac à main et de talons aiguilles mais aussi à coups de rasoir, les deux hommes ont réussi à greffer, sous les murs du parc de Bagatelle, réputé pour la variété de ses roses, un solide réseau de prostitution. Quinze travestis et autant de prostitués aux noms de fleurs, tous d'origine équato- rienne, ont suivi la filière Marco: Célénita, Clemencia, Stélita, Yolanda et les autres. Leur histoire est parfaite- ment stéréotypée. Toutes ont reçu leur billet de l'agence de Quito, qui avait fait venir Marco. Destination Paris, avec escale à Madrid. Toutes se sont arrêtées quelques jours dans la capitale madrilène pour arriver par le train sur les rives de la Seine. Toutes ont été logées, à leurs frais, dans des hôtels borgnes de Pigalle, de Clichy ou de Levallois-Perret. Toutes ont caché leur argent pour l'expédier à leur commanditaire d'abord, puis à leur famille. A l'expiration de leur visa de touriste, ceux et celles qui ne trouvaient pas une combine pour prolonger leur séjour revenaient à Quito. Là, un comité d'accueil les attendait. Ainsi la belle Perla qui, à Paris, était chargée d'expédier une partie de l'argent récolté par Marco à l'agence de Quito, a été dépouillée de 9 000 dollars par un groupe d'hommes à la sortie de l'aéroport. Magnanime, la directrice de l'agence, la mystérieuse Mme Germania, a bien voulu ouvrir un nouveau compte à ce travesti qui est reparti travailler au Bois avec plus de dettes que la première fois.