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LES SECRETS DU BOIS DE BOULOGNE

Stéphane Simon Jean-Noël Tournier

LES SECRETS DU BOIS DE BOULOGNE

Edition° 1 DU MEME AUTEUR:

36, QUAI DES ORFEVRES, William Assayag/Jean-Noël Fournier Editions Alain Moreau, 1988

ENQUETE SUR L'ASSASSINAT DE CHAPOUR BAK- TIAR, Jean-Yves Chaperon/Jean-Noël Tournier Edition'1, 1992

© Edition°1, , 1993. AVANT-PROPOS

Le 20 janvier 1992, entre 20 heures et 20 heures 10, la préfecture de Police ferme les principales allées du Bois de Boulogne. Cette décision est l'aboutissement d'une enquête obstinée menée durant trois ans par les policiers de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Bilan provisoire de cette fermeture : trois cents per- sonnes interpellées, quatre-vingts inculpées, dont qua- rante-trois déjà condamnées, quatre-vingts expulsées, sans oublier une kyrielle de condamnations fermes et d'amendes. C'est aussi l'effondrement de tout un monde : celui des travestis latino-américains, qui régnait sans parta- ge sur El Bosque, cet Eldorado parisien de la prostitu- tion. Un monde que ces pages s'efforcent de faire revivre, avant que ne s'ouvre, à la rentrée 93, le second volet d'un procès-fleuve. J-N T. S.S.

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L'HOMME QUIA REUSSI

QUITO, EQUATEUR, QUARTIER D'IMBABURA. SUR l'enseigne rose accrochée au fronton d'un immeuble blanc, on peut lire, inscrit en lettres noires: Raul's, Salon de beauté et Pédicure. Le patron s'appelle Marco. C'est un métis, très brun, avec une peau mate et un regard étrange, à la fois inquisiteur et soupçonneux. Malgré sa jeunesse - 27 ans à peine - et des origines plus que modestes, Marco est propriétaire de cette boutique chic où l'on taille les ongles, gonfle les permanentes et réduit les nuques au rasoir. Comme à Paris. Au fond du salon, entre les armoires à onguents et les bacs à shampooing, deux photo- graphies épinglées au mur montrent la tour Eiffel et une vue de Notre-Dame. Les clichés, exposés comme des reliques, rappellent à la clientèle que Marco est allé faire fortune en France. Dans le quartier, personne n'ose poser trop de questions sur les origines de cette soudaine aisan- ce, mais tout le monde est bien obligé de siffler d'admira- tion devant une aussi belle réussite. Pour acheter le fonds de commerce et les murs, Marco a dû débourser des mil- lions de sucres, monnaie locale qui porte le nom du géné- ral auquel ce petit pays d'Amérique du Sud doit son indé- pendance, conquise au fil de l'épée en 1822. Un après-midi d'octobre 1992, deux hommes de type européen à l'allure décontractée franchissent le seuil de Raul's. Quand Marco les aperçoit, la paire de ciseaux qu'il tient d'une main aérienne se fige. Avec eux, un tourbillon de souvenirs vient d'entrer dans le salon et balaie les murs comme une invisible tornade, chassant les images d'un Paris enchanteur. A leur place, un passé sale resurgit, obscur comme les nuits du Bois de Boulogne. Cinq années. Cinq années de vie semi-clan- destine, de soirs terribles en petits matins d'infamie, lui reviennent soudain en mémoire. Le crissement des bas nylon, les faux seins en gélatine qui collent à la peau, la sueur qui inonde la perruque les soirs d'été, la morsure humide et glacée qui vous prend sous la jupe l'hiver. Rien, néanmoins, au regard de la puanteur des sexes qu'il a fallu gober pour une poignée de francs ou de la sauvagerie des étreintes subies dans l'épaisseur des sous-bois. Marco a tout de suite reconnu les deux visiteurs, qu'accompagne un policier équatorien. Ce sont des ins- pecteurs de l'OCRTEH, l'Office central pour la répres- sion de la traite des êtres humains. Pour Marco, ce sigle imprononçable représente un maximum de problemas. Ainsi ces Français qui l'avaient arrêté, cuisiné pendant des heures et des heures n'ont pas hésité à traverser l'Atlantique pour le retrouver... Il est vrai qu'après son inculpation pour proxénétisme aggravé, Marco avait été tout surpris de pouvoir sortir de prison. Il avait alors jugé plus sage de disparaître avant l'énoncé de la sen- tence et, après avoir rassemblé ses affaires et ses éco- nomies, avait filé vers son Equateur natal, en prenant l'avion à Amsterdam pour éviter des problemas en pas- sant la douane. Une année s'est écoulée depuis ce départ précipité. Dans son salon tout neuf, Marco, rendu muet par la peur, craint que les Français ne soient venus le chercher pour le conduire vers un juste châtiment. En fait, les deux inspecteurs ont entrepris ce long voyage pour mettre un point final à trois années d'enquête acharnée. Après avoir effectué des dizaines de filatures, conduit des centaines d'interrogatoires, ils doivent boucler défi- nitivement ce dossier déjà haut de deux mètres. Et bais- ser un rideau judiciaire sur le Bois de Boulogne. Mais auparavant, il leur faut en savoir plus sur tous ceux qui ont exploité ce filon depuis l'Amérique du Sud, à des milliers de kilomètres de Paris. Sur ces parrains et ces marraines qui ont prospéré et tiré les ficelles sans jamais être inquiétés. Une telle quête passe forcément par une visite chez Raul's à Quito, Equateur. Au Bois de Boulogne, El Bosque, comme l'appe- laient les travestis entre eux, Marco était un maillon particulièrement actif du trafic de chair fraîche entre l'Amérique latine et la France, qui a duré pendant un peu plus de dix ans en toute impunité. Comme les cen- taines de travestis qui ont débarqué un soir au Bois, le voyage de Marco a été sponsorisé par une agence de voyages équatorienne. Elle a financé son billet d'avion et sa demande de visa. Elle a aussi obtenu la recom- mandation de l'Institut Equatorien des Œuvres Sanitaires qui a fait si bon effet au service des visas du consulat de France. En échange, Marco s'est engagé à rembourser en moins de trois mois, le temps d'expira- tion du visa touristique, les 1 800 dollars ainsi avancés, plus quatre fois le montant de cette somme pour prix du risque encouru par le voyagiste maquereau. Avec un taux d'usure aussi prohibitif, Marco était condamné dès l'aéroport à subir l'abattage pour rembourser sa dette; mais tous ceux qui, comme lui, ont osé le voyage, ne doutaient pas qu'ils allaient à la conquête d'une mine d'or. Une sorte d'Eldorado du sexe qui pouvait rappor- ter jusqu'à 3 000, voire 4 000 francs et quelquefois plus, à la fin d'une seule nuit de débauche. Engoncé dans un body noir à poche kangourou, Marco a vendu ses charmes non loin de la Porte de . Puis il est monté d'un cran dans la hiérarchie, tout en continuant son négoce. Le jeune Equatorien est alors devenu rapidement chef de secteur, ramassant chaque semaine l'impôt auquel était soumis chacun des travestis. Une sorte de loyer, qui donnait le droit d'exploiter un minuscule carré de verdure toujours dési- gné d'autorité. Quand "les filles" refusaient d'acquitter cette taxe, qui s'élevait à environ 1 000 francs, parfois 1 500, il fallait sermonner, intimider, ponctionner d'autorité les mauvais payeurs. Si nécessaire, Marco faisait appel aux services de la Batichica, une montagne de muscles dissimulée sous une perruque blonde. Avant de jouer les gros bras entre et Passy, la Batichica, de son vrai nom Pedro Sixto, lavait des grandes quantités de vaisselle pour quelques sucres dans les cuisines d'un restaurant de Guayaquil, une ville du sud de l'Equateur. L'immense dénuement du plongeur et la promesse de gains rapides poussèrent Pedro à lâcher le pantalon à pinces pour le body de cou- leur noire, mais l'enfant des rues cogneur et bagarreur n'avait jamais disparu derrière les faux cils. Marco et la Batichica sont devenus de véritables ter- reurs Porte de Passy. A coups de poing, de sac à main et de talons aiguilles mais aussi à coups de rasoir, les deux hommes ont réussi à greffer, sous les murs du parc de Bagatelle, réputé pour la variété de ses roses, un solide réseau de . Quinze travestis et autant de prostitués aux noms de fleurs, tous d'origine équato- rienne, ont suivi la filière Marco: Célénita, Clemencia, Stélita, Yolanda et les autres. Leur histoire est parfaite- ment stéréotypée. Toutes ont reçu leur billet de l'agence de Quito, qui avait fait venir Marco. Destination Paris, avec escale à Madrid. Toutes se sont arrêtées quelques jours dans la capitale madrilène pour arriver par le train sur les rives de la . Toutes ont été logées, à leurs frais, dans des hôtels borgnes de Pigalle, de Clichy ou de Levallois-Perret. Toutes ont caché leur argent pour l'expédier à leur commanditaire d'abord, puis à leur famille. A l'expiration de leur visa de touriste, ceux et celles qui ne trouvaient pas une combine pour prolonger leur séjour revenaient à Quito. Là, un comité d'accueil les attendait. Ainsi la belle Perla qui, à Paris, était chargée d'expédier une partie de l'argent récolté par Marco à l'agence de Quito, a été dépouillée de 9 000 dollars par un groupe d'hommes à la sortie de l'aéroport. Magnanime, la directrice de l'agence, la mystérieuse Mme Germania, a bien voulu ouvrir un nouveau compte à ce travesti qui est reparti travailler au Bois avec plus de dettes que la première fois. A Quito, les policiers de l'OCRTEH ne restent pas très longtemps chez Raul's. Marco abandonne la cheve- lure qu'il s'ingénie à raccourcir et les conduit vers une taverne toute proche et plus discrète. La conversation autour d'un café est plutôt brève. Marco, qui s'était montré si coopératif à Paris, reste secret et évasif. Non, il n'a pas de nouvelles de Madame Germania, la patron- ne de l'agence de tourisme qui a financé tous ces allers- retours. Celle sans qui, avec quelques autres, le Bois ne serait jamais devenu une infâme pétaudière, s'est réfu- giée aux Etats-Unis... Avant de partir, un des inspec- teurs fait remarquer à Marco qu'il a bigrement grossi depuis la dernière fois où il l'avait vu. Marco, soulagé de les voir disparaître, ne relève pas la perfidie de la remarque. En arpentant l'Equateur du nord au sud, les policiers de l'Office ont découvert bien autre chose que matière à procès-verbaux. Ils ont mis à jour les racines du mal. Celles-ci se nomment misère, désespoir, maladie et sous-développement. Tous ces maux se développent comme des bactéries au pied du volcan Pichincha, qui culmine à quatre mille six cent quatre-vingts-seize mètres d'altitude. A Quito, les inspecteurs français ont visité le célèbre Panecillo, la Vierge qui terrasse le dra- gon. Sous les ailes de la statue qui domine la ville, ils ont pu contempler l'étendue des bidonvilles. D'immenses plaies gangréneuses qui s'étendent à la périphérie des grandes agglomérations comme Quito, Manta ou Guayaquil. Les familles s'y entassent à l'inté- rieur de petites huttes en roseaux tressés, sans électricité et sans eau courante. Ici, rien à voir avec les églises baroques et les champs de lupin bleu qui enchantent les touristes entre deux combats de coqs. C'est l'Equateur interdit. A Guasmo, l'une des plus importantes concen- trations de déshérités du pays, l'eau potable est vendue 2 francs le bidon de quatre-vingts litres. Certaines familles n'ont pas les moyens de s'offrir ce luxe. Elles utilisent l'eau des marécages au risque de s'empoison- ner. Une épidémie de choléra directement liée au manque d'hygiène a tué quatre cents personnes en Equateur en 1991. Marco, Pedro, et beaucoup d'autres sont nés dans ces trous noirs de l'espoir. Dans ces lieux de dérive, l'horizon n'a pas de ligne, les cerveaux n'ont pas de savoir et il y a peu à attendre de l'avenir, mis à part la maladie, la prison et la mort. Obligés de survivre avec leurs poings, tous ces jeunes gens ont été contraints de vendre leur seule richesse, leur virilité, dans l'une des innombrables maisons de passe qui sillonnent les routes du pays. A Guayaquil, la rue la plus chaude, c'est la calle Ayacucho. On y trouve une enfilade de boxons infâmes où les prostitués se vendent pour 2 francs français, oui 2 francs... A Quito, la vieille ville coloniale est infestée de bars à maricas, c'est-à- dire à travestis. C'est dans ces établissements, disséminés dans ce minuscule pays, qu'un étonnant bouche-à-oreille concernant le Bois de Boulogne a commencé à circuler : il y avait, disaient les rumeurs, de l'or, beaucoup d'or, à ramasser dans un lieu nommé El Bosque. Et Marco, qui vit maintenant comme un homme repenti, Marco est l'un de ceux qui en a trouvé.

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IRENE OU LA MEMOIRE DES FEMMES

IL FUT POURTANT UN TEMPS OU LES ALLÉES DU BOSQUE n'étaient pas encore le macadam des chercheurs d'or, mais le terrain de chasse de Dianes vénales aux charmes authentiquement féminins. La guerre entre les deux sexes a commencé un soir de septembre 1979, Porte Dauphine, par un bref échange de mots. Les deux Brésiliens sont arrivés avec la fraîcheur du soir. Un grand brun aux cheveux frisés qui tombaient en cascade jusqu'au bas du dos et un blond aux yeux bleus. Tous deux portaient une jupe, un sac à main, et des bas résille sur des mollets pelés comme la mer d'Aral. En s'instal- lant, ils ont fait claquer un bonjor sonore qui sentait bon les plages de Copacabana ou d'Ipanema. Puis les deux travestis se sont fait une place au milieu des filles, en souriant gentiment. Ces politesses n'ont pas réussi à dégeler l'atmosphère. C'est Irène qui a entamé les hos- tilités. En les traitant de pauvres types... En ces temps préhistoriques, seules les péripatéti- ciennes sous haute protection avaient le droit de station- ner Porte Dauphine pour remplir les compteurs de leur souteneur. Irène se souvient de cette époque avec une certaine nostalgie. Chez cette Madelon du trottoir, rides et flétrissures disparaissent aujourd'hui sous une épais- se couche de fond de teint. Avec ses mèches décolorées qui sentent encore le bigoudi et ses grosses mamelles de louve romaine, Irène est un personnage à la Dubout. Un monument dédié au dieu sexe. Elle parle de son métier comme une employée modèle qui s'apprête à fêter ses vingt-cinq ans de maison. De son temps, raconte-t-elle, les clients étaient réglés comme des coucous suisses: le matin, les bouchers et les épiciers qui bougonneraient contre les embou- teillages pour expliquer le retard à leur femme, l'après- midi les cadres amateurs de sieste canaille, le soir les camionneurs et la nuit les voyous. A l'entendre, tous les métiers, toutes les classes d'âge ont fini par s'échouer entre ses cuisses. Chez la belle Irène, car elle le fut, l'amour se payait avant et comptant. Mais le client en avait pour son argent. Chaque geste était tarifé en fonc- tion du coût de la vie. Au programme, du classique : pénétration ou fellation, mais jamais les deux. Si le client voulait un supplément, par exemple voir ou tou- cher les seins, il devait mettre la main au portefeuille. Pour survivre, Irène, qui va maintenant sur ses 55 ans, a appliqué sans faillir la règle de trois des prostituées de sa génération : n'accepter qu'un homme à la fois, ne jamais embrasser et toujours imposer le préservatif. Du temps de son âge d'or, les filles avaient plus peur de leur proxénète que du sida. Même les lapins qui cou- raient dans le Bois étaient sous la coupe d'un proxénète tant la chasse était gardée. C'est d'ailleurs l'un de ces julots casse-croûte qui tenta la cohabitation entre filles et travestis à la fin des années 70. La greffe fut un fiasco. Le jardinier se pré- nommait André, mais dans le milieu glauque de la pros- titution, où tout le monde s'attribue un nom de guerre ou un sobriquet vulgaire, André D. était devenu tout naturellement "Dédé". 1,65 m, le visage grenu, barré par une fine moustache, André a commencé à fréquen- ter avec assiduité le Bois de Boulogne en tant que simple client. Dans ces années-là, celles des pantalons pattes d'éléphant et de la libération sexuelle, Dédé avait l'âge du Christ et un travail de camionneur qui lui rap- portait trop peu à son goût, (2 700 francs par mois, selon ses propres déclarations à la police) au regard de son immense appétit pour tous les plaisirs de la vie. Souvent, André faisait une halte au Bois, uniquement pour rêvasser. Le routier baissait sa vitre, posait son coude et fumait une Gitane, fasciné par le spectacle. C'est ainsi que Dédé a appris le métier de souteneur, en regardant les autres ramasser la comptée. Un coup de pouce du destin l'obligea à mettre en pratique tout ce qu'il avait appris sur le tas. Un jour, Dédé eut un accident assez sérieux avec son camion. Il y gagna quelques blessures et perdit son emploi. C'est ainsi qu'il rencontra Jacqueline. La jeune femme ven- dait ses charmes au Bois pour nourrir sa marmaille. Côté métier, c'était une précoce qui avait commencé à se prostituer dès l'adolescence. Avant de tomber pour proxénétisme, son premier mari lui avait laissé cinq enfants à charge sous la protection de la Sécurité socia- le. André prit le relais. Le couple, qui habitait Clamart, fréquentait souvent Le Campo Verde, une pizzeria de la place Blanche ouverte tard, l'un des multiples rendez- vous du monde de la nuit. Prostituées, voleurs à la rou- lotte et honnêtes fêtards s'y retrouvaient autour d'une pizza. L'Italien était aussi le repaire des travestis brési- liens qui se prostituaient dans un parking du boulevard des Batignolles. Les premiers avaient débarqué deux ans plus tôt sur invitation de... la mairie de Paris. Il s'agissait d'une petite troupe de comédiens qui venait donner carnaval dans une salle du 18e arrondissement, avec la bénédiction et une subvention de la municipalité (à la mairie du 18e, tout le monde a oublié cet épisode). Quelques-uns de ces artistes prolongèrent leur séjour à Paris. Certains allèrent briller sur les planches des caba- rets spécialisés, chez Madame Arthur ou au Carrousel, mais d'autres ont fini sur les trottoirs de la capitale. C'est donc André qui, le premier, a eu l'idée de "poser" au Bois deux travestis brésiliens au milieu des amies de sa protégée, sans toutefois prévenir les intéres- sées de leur arrivée. Jacqueline s'était toutefois rendue sur place pour observer et arrondir les angles. C'est elle qui a calmé Irène. Elle aussi qui a convaincu les autres femmes de faire une petite place aux deux étrangers. A partir de 23 heures. Cet encadrement du travail ne durera pas. Il faudra moins de deux ans aux Sud- Américains pour envahir et tenir le Bois, repousser les prostituées à la périphérie, et les obliger à leur tour à respecter des horaires de travail très stricts et des emplacements très précis. Avenue de l'Hippodrome, ils seront très vite une dizaine de Brésiliens à se prostituer sous la houlette d'André, qui demande 500 francs par semaine à cha- cun, en échange de sa haute protection. La beauté natu- relle de ces "artistes de cabaret" qui ont tous quelque chose de Lollobrigida ou de Marilyn Monroe, s'allie à une sexualité volcanique. Ces répliques de femmes fatales ne tarderont pas à trouver une clientèle lassée des cocottes. A Rio et à Sao Paulo, la gentillesse des Français, c'est-à-dire le laxisme des autorités, fait rapi- s'être évaporé. Le fils de Gloria explique que Jairo a dû se rendre à son travail, une société de location à Boulogne-Billancourt où il est gardien. L'adolescent précise que cet homme ne fréquente plus sa mère depuis plusieurs mois. Les policiers, qui ont surveillé toutes les issues de la résidence, sont stupéfaits d'avoir raté leur cible. C'est Le Mystère de la chambre jaune! Une équipe se rend aussitôt à Boulogne pour vérifier. Il est 11 heures 30. Un collègue de Jairo raconte qu'il doit prendre son service dans l'après-midi. Les inspec- teurs reviennent à leur point de départ pour attendre le Colombien. En inspectant l'appartement avec plus d'attention, les policiers remarquent le passage incon- gru d'un fil téléphonique qui semble traverser une cloi- son, juste dans l'entrée. Un policier est envoyé aux Télécom pour obtenir le numéro de Jairo qui est sur liste rouge; puis compose les huit chiffres à partir d'un café proche, mais les policiers installés dans l'appartement n'entendent aucune sonnerie. Bizarre... La cloison où se perd la ligne téléphonique est démontée à coups de marteaux. A l'intérieur de cette cache les policiers découvrent une nouvelle pièce équipée elle aussi d'une salle d'eau : c'est là que Jairo, le proxénète, s'est réfu- gié avec une de ses protégées, qui tient dans ses bras un enfant de 2 ans... La chute du Colombien marque la fin de l'enquête. Depuis le coup de gueule de Reygrobellet en 1989, il aura fallu trois années bien remplies pour assainir le Bois des réseaux qui l'alimentaient. La victoire en revient entièrement à l'OCRTEH, qui passera ensuite au . Le préfet de police donnera un dernier coup de balai en fermant totalement les allées du Bois de Boulogne à la nuit tombée. A partir du mois de février 1992, il n'y aura plus aucune prostituée dans les sous-bois. Cette année-là, Denis, le chef d'équipe, se rend comme chaque année au Salon de l'agriculture. Des hommes de son village, qui connaissent ses activités, lui posent la question sans détour: "Pourquoi des abru- tis ont-ils fermé le Bois de Boulogne? Maintenant, per- sonne ne sait que faire le soir à Paris!" Denis, qui n'a vu du Bois que ses misères et ses horreurs, réalise tout à coup la conséquence inattendue de tous les efforts de son groupe. Paris a perdu une de ses paillettes...

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QUE SONT-ILS DEVENUS ?

UN JOUR, LE REPRÉSENTANT DE LA PRESTIGIEUSE firme Mercedes invite des journalistes autour d'un cocktail, à l'occasion de la sortie d'un nouveau modèle de sa gamme. L'homme d'affaires interroge ces spécia- listes de l'automobile pour connaître leurs impressions sur ses voitures. L'un des reporters s'étonne de cette question, puisque, dit-il, il n'a jamais pu essayer ses limousines. Stupeur de son interlocuteur. Enquête faite, le représentant découvre qu'un de ses employés prêtait les véhicules de démonstration à un travesti qui s'en servait pour aller tapiner... Cette histoire véridique est significative de ce qu'a été le Bois de Boulogne pendant des années. Un lieu de tous les dangers, de toutes les corruptions. Un défouloir où les personnalités les plus sensées, les plus sages pou- vaient se débrider. Certains soirs, des "individus" tiraient des coups de feu en l'air en visant les réver- bères. Ce n'étaient pas des souteneurs en colère mais... des policiers du quai des Orfèvres qui finissaient la nuit dans l'ivresse d'une belle arrestation! Il n'a fallu que dix petites minutes pour fermer cet endroit qui paraissait hors du temps et des lois. Le rideau est tombé le 20 janvier 1992, à l'heure du journal télévisé. Ce lundi-là, deux compagnies de gardiens de la paix sont sur le pied de guerre. Des policiers en tenue fluo commencent par dévier la circulation. Puis d'autres installent un train de barrières métalliques aux endroits jugés stratégiques : carrefour de La Muette, Porte Dauphine et Porte d'Auteuil. Enfin, une petite armée de gardiens de la paix se disperse dans les allées autrefois envahies de travestis. Des policiers en civil ratissent tout le secteur pour ramasser les réfractaires. C'est le cas de quelques Equatoriens et Colombiens qui se retrouvent au poste. A 20 heures 10, tout est déjà fini. Enfin, presque. Le spectacle n'est pas tout à fait terminé. Un travesti n'a pas dit son dernier mot. C'est Brigitte, la Vénus au fouet et à la BMW. L'Italo-Argentin, superbe et flamboyant dans sa fourrure, surgit de nulle part à bord de sa décapotable, et pile devant un groupe de policiers. La scène rappelle l'ulti- me charge d'un taureau avant l'estocade. L'ancienne meneuse de revue se dresse sur son siège et... jette un gant aux pieds des policiers muets d'étonnement. Puis, la voitu- re repart, freine cent mètres plus loin et revient. Cette fois, le héros en bas résille brandit deux pochettes de préserva- tifs qu'il jette aux forces de l'ordre. Malgré cette ultime provocation en forme d'adieu au Bois, Brigitte sera embarquée comme les autres dans un panier à salade. Cette fois le Bois est bouclé. Toute la presse nationa- le et même internationale a couvert l'événement. Les télévisions, les radios et les magazines se sont déplacés pour voir s'éteindre une étoile de la nuit parisienne. La mitraille des flashes des photographes, les éclairs des projecteurs et le buisson des micros en témoignent : la fermeture du Bois a davantage intéressé la presse étran- gère que les précédentes élections européennes. Pour terminer leur œuvre, les policiers vont pointer la Grosse Bertha sur ce coin de la capitale. Tous les soirs, c'est la grande fête du procès-verbal. Le préfet Pierre Verbrugghe donne son feu vert pour qu'une médication de cheval soit administrée au Bois. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En six mois, les policiers du 16e arrondissement établissent neuf mille neuf cent soixante-dix neuf procès-verbaux pour racolage passif, deux cent cinquantes contraventions pour attentat aux bonnes mœurs et cinquante six procédures d'expulsion du territoire. Le zèle préfectoral pour bouter les prosti- tués hors du Bois ne connaît plus de limite. C'est la répression dure. Onze fêtards qui comptaient comme d'habitude finir un repas bien arrosé au Bois se retrou- vent dans une souricière, avec obligation de souffler dans le ballon... Cet ultime assaut policier est un véri- table rouleau compresseur qui vide les allées du Bois. Certains observateurs s'interrogent sur les motivations secrètes de ce coup de balai efficace, mais tardif. Des mauvaises langues affirment que la fermeture du Bois n'est qu'un épisode de la guerre des polices. La préfec- ture a voulu reprendre l'offensive et reconquérir un espace que lui avait ravi un Office concurrent et par trop agressif. Les retombés médiatiques des opérations de l'OCRTEH ont-elles fait peur aux pontes de la Cité ? Non bien sûr, mais les journaux ont encensé Hubert Martinez et ses boys, laissant dans l'ombre les grands spécialistes du quai des Orfèvres, ce qui les a beaucoup irrités. Au-delà des querelles intestines, le fait est bien là. Une atmosphère de couvre-feu règne désormais sur le Bois la nuit. Mais que sont-ils donc devenus? Où sont passés les centaines de prostitués qui y gagnaient leur vie? Les policiers de l'OCRTEH suivent régulièrement les déplacements des travestis grâce à leur groupe des relations internationales qui reçoivent télégrammes sur télégrammes. Tous ces oiseaux se sont envolés vers des rivages plus hospitaliers. Certains ont choisi la route du Nord. La police belge signale actuellement une présence massive de travestis à Bruxelles, autour de la Gare Centrale. A dire vrai, les policiers belges ne savent pas comment se débarrasser de leurs visiteurs. Ils ont récemment contacté leurs collègues français pour savoir comment ils avaient réussi à s'en dépêtrer. Une mission spéciale est venue de Bruxelles avec l'espoir de repartir avec quelques-uns des secrets de l'Office. Les Français qui les ont accueillis ont souri dans leur dos. Le bébé encombrant avait passé la frontière, mais... la législa- tion belge empêche toute action à la française. Les écoutes téléphoniques sont pratiquement interdites et les expulsions encore plus difficiles qu'en France. L'Allemagne est bien mieux armée pour endiguer le flot des travestis. Ainsi, deux charters ont été affrétés à desti- nation de Bogota pour reconduire cent huit Colombiens qui quadrillaient Francfort grâce à la filière Rosa. La plupart des prostitués du Bois ont préféré la cha- leur du Sud aux brumes du Nord. Première destination : l'Espagne. Dès la fermeture du Bois, la police de Barcelone interpelle des travestis dans le Barrio Chino, le quartier chaud près du Port. Betiana est l'un de ces nouveaux migrants. Elle est arrivée la première dans la capitale de la Costa Brava. Le transsexuel de la Porte d'Auteuil est devenu là-bas un pilier du Petit Gitan, un des bars malfamés de la ville. Après dix ans de bos- quets, l'Argentin repose maintenant ses jambes sur un tabouret et à 38 ans, se retrouve bouchonneuse : elle est payée pour faire boire un maximum de mauvais cham- pagne aux clients, comme partout dans le monde... C'est principalement sur l'Italie que les migrateurs du Bois ont fondu. Une colonie de travestis s'est instal- lée à Rome, Naples, Milan et Turin, au Nord comme au Sud. Tatiana, l'Equatorienne tatouée d'un papillon, s'est installée à Rome avec la Reyna, la blonde à la force de cheval qui avait enfoncé son talon dans le crâne d'un mauvais payeur. Toutes deux exhibent leur poitrine dans une ruelle proche du Colisée, à deux pas de l'église de Santa Croce, ce qui fait crier au scandale les fidèles. A Rome, la concurrence est encore plus rude qu'au Bois. Les travestis se comptent par centaines dans quatre grands secteurs. Les Sud-Américains tra- vaillent autour de Santa Croce mais aussi à proximité du stade olympique Flaminio ou sur les boulevards de l'Eor qui mènent à l'aéroport. Ils sont si nombreux qu'ils font de l'ombre aux Africaines, et disputent aux Nigériennes les trottoirs du quartier de Palmirotogliatti. Leur présence est si voyante qu'ils sont devenus une préoccupation nationale. Un professeur d'anthropologie de l'université de Pérouse, Cecilia Gatto Trocchi, s'est attachée à les recenser, avec l'aide des associations de lutte contre la prostitution et les registres des cliniques de chirurgie esthétique. Le décompte a duré un an. Le chiffre final est proprement effarant. Le professeur a dénombré pas moins de quinze mille travestis et trans- sexuels sur le territoire italien. Une estimation difficile à admettre et, pourtant, ce phénomène semble désor- mais bien faire partie de la dolce vita. Les travestis se rencontrent un peu partout dans les rues, mais aussi dans les discothèques à la mode, au Cinéma à Milan, au Castello à Rome ou encore au Dadada près de Rimini, sur la côte Adriatique. On les voit même à la télévision présenter des émissions érotiques. En fait, l'Italie de 1993 se trouve un peu dans la situation de la France en 1989. Devant une telle "anarchie", le parti fasciste italien a haussé le ton pendant la campagne des dernières élec- tions législatives. A Rome, les héritiers de Mussolini ont réclamé l'expulsion de tous les viados, les Sud- Américains. Les gros bras du parti ont même organisé, le 3 avril 1992, une chasse aux travestis, façon Nuit des Longs Couteaux. Les néo-fascistes se sont donné ren- dez-vous place Appolodoro près du stade Flaminio, ce temple construit pour accueillir les jeux olympiques de 1960. Comme au Bois autrefois, les habitants du quar- tier chic décollent tous les matins des préservatifs de leurs semelles. Sous leurs yeux, deux cents jeunes en blousons noirs armés de battes de base-ball se sont regroupés pour une démonstration de force. A l'arrivée de leur chef, ils ont entonné l'hymne fasciste italien et brandi des drapeaux arborant la flamme du parti. Comme à Munich en 1933, certains militants portaient des flambeaux. Théodoro, le représentant local de l'extrême droite, est arrivé assis sur une Land Rover. Ses fidèles l'ont salué le bras levé. Devant un parterre de journalistes, l'agitateur a réclamé que "le quartier soit nettoyé de ces porteurs du sida qui contaminent les foyers italiens." Puis tout le monde est rentré chez soi. Les Sud-Américains, qui ont eu très peur de se faire molester, se sont passé le mot et ont évité le quartier ce soir-là... Ces menaces sérieuses de chasse à l'homme ont poussé les autorités romaines à réagir. Les carabiniers se sont creusé les méninges pour trouver une solution. Les accès du stade Flaminio ont d'abord été fermés "à la parisienne". Puis, les policiers ont imaginé une solution à l'italienne en s'attaquant directement aux consommateurs plutôt qu'aux prostitués. Les clients surpris dans leur voiture en belle compagnie ont dû ren- trer à pied à la maison. Leur voiture était purement et simplement expédiée en fourrière. En attendant de payer près de 5 000 francs d'amende, ces malheureux ont dû expliquer à leur femme comment ils avaient perdu la voiture. Les articles relatant ces mésaventures à la Aldo Maccione ont fait rire l'Europe entière. Les travestis expatriés se plaignent de la faiblesse de la lire italienne et regrettent les bons profits du Bois de Boulogne. Tous n'ont pas choisi de faire leur valise. Certains ont attendu des jours meilleurs à Paris en espé- rant que le Bois serait réouvert et, pendant cette période d'incertitude, ont trouvé refuge dans une discothèque du 15e arrondissement, un de ces nombreux établissements à thème qui brille dans la nuit parisienne : Chez Aldo. La porte d'aluminium de cette boîte homo s'ouvre pour une clientèle masculine mais variée. Entre la piste de danse grande comme une chambre de bonne, les ban- quettes de skaï noir et le bar, on croise aussi bien des joueurs de rugby, des paysans venus pour le Salon de l'agriculture que des pompiers sortis de leur caserne toute proche... Au milieu de ces vrais mâles, s'agite une ribambelle de fausses femmes qui parfois prennent une douche au champagne sous l'œil goguenard des clients. Derrière le bar, un petit homme trapu, aux che- veux argentés et gominés, sourit toujours. C'est Aldo, le maître des lieux. Cet homme de 58 ans qui cache tant bien que mal son ventre de notaire et ses rondeurs d'ancien travesti, est une vraie figure dans le monde de la nuit. En réalité, Aldo s'appelle Arthur. Arthur rêvait de faire chavirer des carmencitas dans les concours de tango. Il s'est retrouvé en perruque et en robe dans un cabaret de Pigalle. Après quelques années, Arthur a acheté Le Petit Bar à un Bougnat qui vendait alcool et charbon. Arthur est devenu Aldo quand les lettres au néon sont apparues sur la façade d'aluminium. Aldo a réussi. C'est maintenant un homme fortuné. Mais Aldo est finalement tombé pour proxénétisme. Cela faisait plusieurs semaines que les policiers surveillaient les abords de son établissement. Un éton- nant va-et-vient les intriguait. Au lieu d'aller aux toi- lettes à l'intérieur de la boîte de nuit, les clients sor- taient se soulager à l'extérieur, contre une cabine télé- phonique. L'explication de cette attitude étrange, les policiers l'ont eue en envoyant un éclaireur sur les lieux. L'emplacement des deux grands W.-C. était colo- nisé par des travestis. Les toilettes de Chez Aldo avaient remplacé les bosquets du Bois. Depuis sa fermeture officielle, des dizaines de Sud-Américains faisaient du racolage au bar sous le nez d'Aldo, qui ne semblait rien voir. En outre, depuis longtemps, des prostitués asia- tiques venaient chercher des clients dans cette boîte de nuit. Les policiers de l'OCRTEH ont fait payer à Aldo sa complaisance avec les travestis. Il a été arrêté et écroué. Aldo était le dernier bastion des Sud-Américains. Il n'existe plus aujourd'hui à Paris que de petits îlots de prostitution. Quelques Brésiliens, dans le quartier de Pigalle, se mêlent aux travestis français qui cherchent le client rue Duperré ou sur le boulevard des Batignolles. Ces travestis travaillent vite fait bien fait, dans les voi- tures particulières ou, à défaut d'automobile, sous une porte cochère. Plus loin, Porte de Clichy, les travestis sont à peine plus nombreux. Le soir, on les voit arpen- ter l'avenue du Cimetière-des-Batignolles. Ils vendent le plaisir dans l'impasse qui conduit au cimetière, dans ce fin bout du 17e arrondissement, entre le périphérique et les boulevards extérieurs. Aux Batignolles, ce n'est certes pas très gai, mais c'est plus sûr qu'au Bois de Vincennes. Un Colombien, La Gorda, a tenté, avec des gens de sa famille, de s'ins- taller dans l'autre grand bois de Paris. Il est tombé sur les proxénètes lyonnais qui tiennent l'est de la capitale et la pègre maghrébine qui exploite une partie des camping-cars à prostituées. Ils n'ont pas voulu céder, ni même louer un pouce de leur territoire. La Gorda et sa tribu se sont retrouvés à l'hôpital avec des côtes cassées. Une fois sortis, ils ont tenté leur chance dans le parc de la Tête d'Or, à Lyon. Après trois mois de travail, ils ont dû émigrer à nouveau, éjectés par des racketters locaux. Eparpillée dans toute l'Europe, la grande famille du Bois de Boulogne a complètement oublié son "parrain". A part sa mère et sa sœur, personne ne vient rendre visite à Sandra au parloir. Seul dans sa cellule de Fleury- Mérogis, il trouve le temps bien long. La "Reine du Bois" excelle aujourd'hui dans l'art de la poterie. Sandra est une élève assidue de l'atelier d'artisanat de la centrale. Elle passe des heures devant un vrai tour de potier à tourner pots et cendriers qui sont cuits au four. L'ancien travesti les peint lui-même avec minutie. Pour se détendre, Luis-Sandra passe ses nerfs en écri- vant des lettres vengeresses. Le travesti écrit au juge et à l'Inspection générale des services pour dénoncer le com- plot dont il prétend être la victime. L'affaire a pourtant été jugée : cinq ans ferme, 250 000 francs d'amende et dix ans d'interdiction de séjour. Mais Sandra plaide l'erreur judiciaire et accuse les inspecteurs de l'Office d'avoir manipulé tous les témoignages. Pire, d'avoir dérobé tous ses manteaux de fourrure. Les policiers, dit-il, ont subtilisé ses visons pour les offrir à leurs épouses. Toutes ces accusations ne sont pas restées lettre morte et la Police des polices a vérifié si l'Argentin disait vrai. Les limiers de l'Inspection géné- rale des services ont retrouvé les dix-sept fourrures sai- sies à son domicile le jour de son arrestation. Les man- teaux sont toujours sous scellés au greffe du tribunal, où ils attendent d'être vendus aux Domaines. Sandra a perdu sa dernière bataille. Dans sa cellule, au quatrième étage du bâtiment 5 où il vit seul, il a bien du mal à trouver le sommeil. Lorsque les gardiens ouvrent à 7 heures précises, il est rasé, habillé et son lit est déjà fait. D'une manière générale, les gardiens le trouvent plutôt râleur. Sandra se plaint de l'ordinaire, de tout et de rien... L'arrivée soudaine de quatre-vingts travestis dans les prisons de la région parisienne a posé des problèmes inédits à l'administration pénitentiaire. Où placer ces êtres hybrides? Pas avec les femmes. Encore moins avec les hommes. L'administration a trouvé une solu- tion en créant des quartiers particuliers à la Santé et à Fleury-Mérogis. Les gardiens appellent ces murs dans les murs : "la division des spéciaux". Pour éviter bagarres, viols et chamailleries, ces détenus à part ont le privilège d'occuper seuls une cellule. Ils font l'objet d'une surveillance attentive. Plusieurs gardiens accom- pagnent tous leurs déplacements. Comme les policiers, les matons redoutent les morsures et le sida. Ils appré- hendent aussi leurs débordements affectifs, qui sont fré- quents. Il arrive souvent que les travestis se donnent gratuitement en spectacle, se déshabillent derrière les barreaux et finissent leur numéro en secouant leur poi- trine comme des bouteilles d'Orangina. Ces strip-tease carcéraux donnent bien sûr la fièvre à leurs compa- gnons d'infortune. En prison, les travestis perdent peu à peu leur sex- appeal. Chaque matin, ils trouvent sur leur plateau- repas un cocktail de pilules. Ce sont leurs doses d'hor- mones, qu'on réduit progressivement. Sevrés comme des toxicomanes, ils retrouvent leur virilité d'origine. Au bout d'un mois, les poils de barbe repoussent, les rondeurs des hanches fondent et les petits bedons s'affirment. De leur côté, les transsexuels ne sont pas admis dans la divisions des spéciaux. Ils sont placés chez les femmes. Monica, la Péruvienne qui a mordu la main de l'inspecteur Denis, de l'OCRTEH, purge une peine de quatre ans d'emprisonnement dans le quartier des délinquantes primaires de Fleury-Mérogis. L'ancienne diablesse de la Porte de La Muette s'est beaucoup assagie. Monica est coiffeuse dans le salon de beauté de la prison. Elle frise et défrise les autres déte- nues, ce qui lui rapporte 1 500 francs par mois et lui permet d'améliorer l'ordinaire. Elle a la cote auprès des autres détenues. A Noël, en 1993, Monica a pu mesurer leur sympathie. Après Miss Monde, Miss France, Miss Nue, il y a maintenant... Miss MAFF : Miss Maison d'Arrêt des Femmes de Fleury-Mérogis. Cette élection privée a lieu chaque année dans la cour de promenade du quartier des primaires, à l'approche de la Saint- Sylvestre. Les condamnées se rassemblent autour de petits gâteaux et de sucreries avant de voter à main levée pour la plus belle détenue du moment. Cette année, c'est Monica, le transsexuel, qui a été élue plus belle femme de Fleury-Mérogis. D'une manière générale, les peines qui ont sanction- né les proxénètes du Bois de Boulogne n'ont jamais dépassé cinq ans. A part la Reine Sandra, travestis et transsexuels ne sont pas restés très longtemps dans les divisions des spéciaux. Et la plupart de ceux qui ont tiré profit de la prostitution ont été condamnés à des peines de prison avec sursis. La vraie punition des hôteliers a été de croiser le fer avec les inspecteurs du fisc. Les Thénardier de la place Clichy, qui n'avaient jamais déclaré un centime aux impôts, ont fait connaissance avec leur percepteur. L'un d'eux est redevable d'une amende de... 10 millions de francs. La bande à Mustapha, elle, n'a plus de ring. La derniè- re fois que les quatre copains se sont rencontrés, c'était dans l'enceinte du tribunal correctionnel. Mustapha, le boxeur, a pris huit mois ferme. A sa sortie, il a retrouvé sa famille et son bar. Michel a perdu sa belle Alpine Renault, confisquée par la justice. Pascal a été frappé d'interdiction de séjour dans la capitale pour deux ans. Le tennisman est allé respirer l'air revigorant des Alpes. Quant à Vincent, l'enfant du 16e arrondissement... Côté ripoux, c'est aussi l'heure de la pénitence. Mario, le brigadier proxénète est devenu garagiste. Sa compagne Rosa, celle qui l'a fait tomber, n'a pas eu la délicatesse d'attendre sa sortie de prison. Elle est repar- tie en Colombie avec des souvenirs plein la tête. Yannick, l'enquêteur qui blanchissait les P.V. pour de l'argent frais, est maintenant un homme d'affaires dis- cret qui déteste qu'on lui rappelle son passé. Daniel, le communiste péruvien qui transformait les travestis en réfugiés politiques, n'a fait que dix semaines de pri- son... Un séjour beaucoup plus bref que prévu grâce à l'intervention d'un ami haut placé. Catherine, l'esthéti- cienne du Bois qui n'a jamais été inquiétée par la justi- ce, a été condamnée de facto à la faillite. Son carnet de rendez-vous s'est vidé. Elle touche maintenant le reve- nu minimum d'insertion. Tous ces acteurs parlent aujourd'hui du Bois comme s'ils l'avaient rêvé. Ceux qui ont couché avec des traves- tis et qui ne sont pas homosexuels refusent l'évidence. Même si vous leur présentez des photographies indis- crètes qui les montrent en compagnie de Sud- Américains, ils nient et vous répondent que c'était un jeu ou du cinéma. Avec le temps, le tourbillon de la fête, l'alcool, la défonce, l'euphorie, tout a été emporté... Un homme ne peut que se féliciter de la fermeture du Bois : Eric Defretin, directeur des Parcs et Jardins. Le res- ponsable de l'entretien et ses cantonniers ont enfin retrou- vé la paix des allées, mais un autre fléau menace arbustes et essences rares : la pollution atmosphérique. Le direc- teur vient de signer un rapport alarmiste sur la teneur de l'air en gaz carbonique qui menace d'agonie ses plus belles espèces. Eric Defretin a un rêve. Il voudrait que le Bois soit aussi fermé aux automobilistes le jour! De temps à autre, les inspecteurs de l'OCRTEH font une visite la nuit dans la forêt qu'ils ont nettoyée. Des trois cents prostitués qui y travaillaient certains soirs, il n'en reste plus que 5 ou 6. Ces derniers résistants se retrouvent près du stade Roland-Garros. Deux Antillais aux allures de colosse campent près de la place de la Reine-Marguerite. L'un a une perruque au bol et aime particulièrement le jaune poussin. Son visage souffre d'une coulée de silicone qui a dégonflé sa pommette. Son visage est dissymétrique comme un tableau expres- sionniste. Le travesti compense cette disgrâce en clignant de l'œil, ce qui a pour effet de faire remonter la joue. L'autre Antillais bat le pavé cinquante mètres plus bas, gainé de cuir, crinière brune, lèvres outrageusement maquillées. Cette Vampirella d'opérette porte cuissardes, chaînes et menottes. Le week-end, un grand brun à la peau laiteuse et un Français les accompagnent. Le qua- tuor a bien du mal à répondre à la demande du samedi soir. Si les travestis ont plié bagage, les clients eux sont toujours là, avec le même appétit. Aujourd'hui, la police tolère les travestis français, mais fait sévèrement la chas- se aux étrangers. Chaque fois qu'un Equatorien ou un Colombien se dandine sur le trottoir, il finit dans un car de police secours. Le préfet l'a promis : il n'y aura plus jamais de Sud-Américains à l'ouest de Paris. La fermeture du bois a soudain fait respirer les vraies péripatéticiennes, qui ont applaudi des deux mains à l'éviction de leurs rivales étrangères. Les policiers tolè- rent dans la journée ces femmes qui travaillaient au Bois bien avant l'arrivée des Sud-Américains. Il y a bien sûr Irène, la mémoire du Bois, et puis il reste Simone, le tra- vesti, une vraie vedette depuis que TF1 a diffusé un reportage de Mireille Dumas sur elle. Poussée par sa notoriété, Simone écrit ses mémoires. A ses côtés, on trouve les "vieux tableaux", comme elle les appelle. La doyenne du Bois a soufflé récemment ses soixante-dix bougies. Les autres l'appellent "la colonelle", car elle était mariée autrefois avec un militaire. De la Panaméricaine du vice, il ne reste aujourd'hui plus qu'un minuscule îlot concentré sur trois kilomètres de trottoirs, entre l'avenue du Maréchal-Lyautey et l'avenue du Maréchal-Fayolle : c'est le coin de rallie- ment des voyeurs et des exhibitionnistes. Chaque soir, ils ne sont pas loin d'une centaine à attendre le regard de l'autre. Si l'on passe en voiture, on fait de bien curieuses rencontres. Des hommes apparemment au- dessus de tout soupçon, attendent sur le trottoir. Si la voiture ralentit à leur hauteur, leurs regards se fixent sur le pare-brise et tous se précipitent autour de la voiture en agitant frénétiquement leur sexe. Cet exhibitionnisme professionnel n'inquiète que les riverains qui envoient pétition sur pétition au préfet de police. Les policiers de l'Office antiproxénétisme ne les arrêtent jamais, car il n'y a aucun délit constitué, sauf celui d'outrage public à la pudeur. Autant dire pas grand-chose. Une page de l'histoire du Bois a été tournée, mais sur le dernier carré de la Panaméricaine du vice, les fleurs du mal continuent de pousser, même si, avec le départ des espèces exotiques, El Bosque a perdu, il faut bien l'avouer, la couleur, le parfum et l'exubérance de ses nuits... Composition réalisée par S.C.C.M., Paris Impression réalisée sur CAMERON par BRODARD ET TAUPIN La Flèche pour le compte d'Edition°1 79, Bd St Germain 75006 Paris en mai 1993

Imprimé en France Dépôt légal : Mai 1993 N° d'édition : 4070 - N° d'impression : 6062H-5 49-75-0809-01 ISBN : 2-863-91556-8 LES SECRETSDU BOIS DE BOULOGNE JEAN-NOËL TOURNIER / STEPHANE SIMON

Stéphane Simon est reporter à France-Soir, spécialiste des affaires de police, il a suivi pour son journal les affaires de proxénétisme sur le Bois de Boulogne. Il collabore également au magazine Interview. Jean-Noël Tournier est grand-reporter à Europe 1, il est aussi auteur de deux ouvrages d'investigation, "36, Quai des Orfèvres" paru chez Alain Moreau et "L'Enquête sur l'assassinat de Chapour Bakhtiar" chez Edition 1. Lundi 20 janvier 1 992, la Préfecture de Paris ordonne la fermeture du plus vaste lupanar à ciel ouvert d'Europe : le Bois de Boulogne. Plusieurs centaines d'hectares servant chaque soir depuis onze ans de terrain de chasse à près de 400 travestis. Des "biches" ou des "cerfs", c'est ainsi qu'ils se nomment suivant qu'ils sont opérés ou non. Dans cette nouvelle "Cour des Miracles", les Sud-Américains ont remplacés les filles de joie. Tout le continent y est représenté: Colombie, Brésil, Equateur, ... Le ghetto du plaisir est une industrie lucrative: on estime son chiffre d'affaires annuel à quelque 90 millions de francs! Mais c'est un monde sans pitié avec ses règles, ses chefs et ses protecteurs, où chacun évacue ses peurs dans le cognac et dans le plaisir effréné. Un grand nombre de ces acteurs connaissent un destin tragique: Yazid le chauffeur de taxi qui abandonne femme et enfant pour les beaux yeux d'une "biche" équatorienne; Tahar, le tôlier ripoux, Hervé le gardien de la paix qui aime tant se travestir, Lili, le colombien mort du sida... La fermeture du bois sonne le glas d'une époque de permissivité totale. Jean-Noël Tournier et Stéphane Simon racontent, 3 ans d'enquête menée par l'Office Central pour la Répression de la Traite des Etres humains. La plupart des informations relatées dans cet ouvrage sont exclusives. Le Bois révèle enfin ses secrets.

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