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EROS-.90 DU DIMA

BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ÉROTOLOGIE N° 13

JEAN-JACQUES PAUVERT * ÉDITEUR . PAR ANATOLE JAKOVSKY ST C H E INTRODUCTION DE LO DUCA

P A R I S 1964 GARDES : Le Paradis Terrestre de Jean Guiraud (attribué jadis au Douanier Rousseau). Collection G. Maratier FRONTISPICE, Henri Rousseau : Yadwigha (Le Rêve)

@ 1964, Jean-Jacques Pauvert éditeur IL FAUT, COMME LE GENIAL ROUSSEAU, NE PEINDRE QUE LE DIMANCHE, MAIS QUE CE DIMANCHE SOIT UNE LUMIERE POUR LA PEINTURE. CLOVIS TROUILLE DU MÊME AUTEUR

Gr. Moussatoff, Prague, 1931. , Ab stracti on- Création, , 1933. Arp, Calder, Hélion, Miro, Pevsner, Povolozky, Paris, 1934. Les Clefs des Pavés, avec une eau-forte et deux fluoenluminures de , 1938. André Lhote, Floury, Paris, 1947. La Petite Reine, avec des dessins de Léger, Galerie Louise, Paris, 1950. Louis Vivin, Jacques Damase, Paris, 1952. Gaston Chaissac, Presses Littéraires de , Paris, 1952. Alphonse Allais, Les Quatre Jeudis, Paris, 19 5 . Vandersteen, Courrier de Poésie-Caractères, Paris, 1 95 5. Les Peintres naïfs, Bibliothèque des Arts, Paris, 19 5 6. Les Feux de , Bibliothèque des Arts, Paris, 1957. Paris-mes- Puces, Les Quatre Jeudis, Paris, 1957. Le Petit Traité du Cactus, avec 10 dessins de Léger, Temps-Mêlés, Verviers, 1957. L'Album des Cartes postales, Flammarion, Paris [Édi- tions allemande et anglaise], 1961. Vivancos, Ch. Moulin, Paris, 1961. Vechelette) Temps-Mêlés, 1962. Demonchy, Temps-Mêlés, 1962. Belle-Ile-en-Mer, Bibliothèque des Arts, Paris, 1962. Tabac-Magie, Le Temps, Paris, 1962. Elena Lissia) Dervy-Livres, Paris, 1962. Dämonen und Wunder, Du Mont Schauberg, Cologne, 1963. INTRODUCTION École de Vérone : Le Triomphe de Vénus (xve siècle) 01" COMMENCE L'ART NAÏF ? Louvre Dans un monde écrasé par la mégalomainea et L'ART, LES FOUS l'orgueil, par la mythomanie et lcz mauvaise foi, la notion de jolie est bien imprécise. On a d'ailleurs ET LES NAIFS remarqué que seul un nombre excessivement restreint de méga lomanes est soigné " par les psychiatres.En chiatres, Fin effet, dès que la folie devient collective ou se mani- feste par le truchement de la collectivité - elle devient tabou. Dans le domaine des arts, la confusion n'en est pas moins considérable. Dès qu'on parle de l'art chez les jous, l'esprit mell tourné dit public songe immé- diatement à certaines formes de l'art contemporain qui ne cadrent pas avec le réalisme de sa vision. Avant la guerre, on a vu m ême une grande exposition d'oeuvres de fous, sur la rive gauche, écliPsée par l'admirable exposition surréaliste dufaubourg expositionsurréaliste Saint-Honoré. P A R Mais c'était le scandale qui forçait le jugement du public, plus que ses convictions. Pour une grande partie du public, lafolie est le « cubisme », /' « infor- mel », ou « l'expressionnisme », ou autre « isme » du moment. Mais qu'il se détrompe : un des premiers aspects de l'art des jous est justement la copie fidèle et mécanique de la réalité, l'art du chromo. Cette aberration de la « copie fidèle » est le propre des épileptiques et des idiots. Si Raphaël ou Ingres ou Dali avaient eu moins de génie, si leur dessin avait tremblé dans sa course à la peifection, la science des psychiatres aurait été en droit de soupçonner un manque d'équilibre dans leurs facultés mentales. Après les premières études de Par dieu (1872) et de A1ax Simon (1876), c'est dans un classique de l'art des malades mentaux que nous puisons depuis trente ans des éléments les plus divers qui nous per- mettent de mieux suivre le mécanisme mental de l'art : La DUC A OU COMMENCE LA FOLIE? Hans Prinzhorn, dont l' œuvre capitale Bildnere Masques, d'après . der Geisteskranken 1 est connue par tous les spé- cialistes et nullement dépassée. D'autres spécialistes organisèrent — en I946 et en 19jo - au Centre psychiatrique de Sainte-Anne des expositions excep- tionnelles dédiées aux œuvres exécutées par des malades mentaux. Les plus be aux spécimens du Prin^horn — sortis de la collection de Heidelberg — se trouvèrent d'ailleurs ici, pièces d'une beauté et d'une importance considérables, tels la Statue sacrée de Hermann Berl (un Kouault abstrait ou un Paul Klee), ou Domine, non sum dignus, éti-ane mosaïque à la Sternberg, ou le Portrait de Franz Pohl. L' « exposition internationale d'Art psycho- pathologique » de 1950 fut du reste /' « illustration » du Ie r Congres mondial de Psychiatrie, présidé par Jean Delayy 2. La moisson de ces deux rencontres a été très considérable et elle est encore loin d'être enrang ée. Nous voyons que les malades se partagent des formes particulières de l'art plastique : les maniaques s'adonnent à un gi-ibouillae désordonné ; les para- lytiques ont un penchant marqué pour l'obscénité. Bien entendu, ces deux expressions se confondent parfoisis et l'on peut avoir des gi-ibouillaes obscènes. L'exposition de 1946autant que celle de 1950 étaient très discrètes à ce sujet et il est convenable que le grand public ne soit admis qu'à effleurer ces thèmes. Le domaine le plus intéressant est celui des fous de talent, les schizophrènes, dont la personnalité est Signalons1. 1923, aussi suivi L'Art par Bildnereichez les fous der deGefangenen, Marcel Réja Berlin, (I907). 1926. démie2. Lefrançaise. professeur Jean Delay n'était pas encore de l'Aca- dissociée de la pensée. C'est une maladie plus répandue OU COMMENCE LE SURRÉEL? qu'on ne le croit et elle se manifeste par une sorte Bouteille de René Magritte. d'orgueil absurde qui fait refuser au malade les influences du monde extérieur et lui donne des asso- ciations d'idées extravagantes, des hallucinations, des impressions fantasques. C'est che% les schizophrènes que l'on trouve maintes analogies avec l'art primitif, l'art moderne, l'art naïf et l'art des enfants. Cela représente un intérêt immense, car nous sommes au-delà de l'art, comme devant une sorte d'agrandis- sement du mécanisme psychique qui en est le mobile. L'art de ces fous tend lui aussi à la création du «jett », à l'ornementation (esprit décoratif), à l'ordre (rythme ou réglé), à la symbolisation (inter- prétation subjective), à la reproduction hallucinée (surréalisme). Chez les schizophrènes, l'incohé- rence des sujets est typique ; lorsqu'ils s'expriment par la poésie, leur langage est une suite de mots parfois harmonieux, mais sans rapport entre eux. Cette expérience n'a pas été perdue par Tristan T^ara ou par Hans Arp, à moins que leur intuition n'ait «,grillé » leur connaissance. A nos yeux, le fou authentique se manifeste par des expressions admirables où jamais il n'est contraint, ou étouffé, par le but « raisonnable ». Cette liberté confère à l'art de ces malades une grandeur que nous ne retrouvons avec certitude que chez les Primitifs. A cette hauteur, il est parfois difficile de juger : il n'y a plus de différence perceptible entre la fantaisie « irresponsable » des fous, et la fantaisie « contrôlée » des artistes. Dans un prodigieux mélange, Franz Pohl se rencontre avec Van Gogh, ou la Femme d'une névrosée de Bellevue avec un Portrait de Césanne, un schizophrène avec famés Ensor, sans compter ceux Morris Hirschfïeld : Devant la fenêtre (1941) Sidne), Janis Gallery, New York qui évoquent pour nous Bosch, Grünewald ou 1 illiam Blczke. A Sainte-Anne, il aurait été difficile de distinguer les œuvres d'un fou, interné depuis douze ans, Raymond X} des œuvres d'Yves Tanguy et de Sal- vador Dali. De ce peintre sans passé et sans avenir, le catalogue de l'exposition nous donna sobrement l'histoire : « Homme. A10rt il y a quelques jours, à l'âge de trente ans. Interné depuis l'âge de dix- huit ans. Psychasthénie grave. Astructure schizo- phrénique. Culture narcissique. Perte de la fonction du réel. Impuissance sexuelle. Complaisance dans l'état morbide. Processus d'autopunition, allant jusqu'à des tentatives de suicide. Certitude de sté- rilité intellectuelle et d'impuissance créatrice. Ayant fréquenté jusqu'à l'âge de dix-huit ans l' hcole des Beaux-Arts de Buenos Aires, mais n'a pu rien faire à cause de son état. Peu avant sa mort, a voulu rompre ce rythme et dans un suprême effort a produit ces œuvres. » Cette fiche tragique a des échos dans tout l'art contemporain. Les observations cliniques s'accordent bien avec certaines manifestations d' « indépendance ». Quoi qu'il en soit, la simple observation de l'art les fous éclaire d'un jour nouveau les recherches et les moyens de l'art moderne. Nous voyons de nos yeux que la grandeur de l'art ne s'atteint pas sans renoncer à la « raison », c'est-à-dire tout ce qui est culture, système, but. On comprend enfin pourquoi il est nécessaire de chaner de route, m ême si la route nouvelle ne mène nulle part. véritable a de ces exigences. Il est évident qu'il n'y a pas d'art chez les artistes dont le but est de flatter les mauvaises habi- tudes du Public, son goût de l'académie, voire de sa complaisance pour les compos complaisance*composition pourles ons égégrillardes, pour Séraphine: Arbre l'érotisme du pauvre. Donc, malgré tout, l'art se retrouve chez ceux qui défient les habitudes des autres pour n'écouter — même à tort — que leur instinct. Ils reviendront aux techniques traditionnelles ; mais ils apporteront avec eux une expérience vivante. Si les oeuvres des fous sont à ce point fascinantes, c'est peut-être du fait des rapports qu'elles établissent entre la conscience de l'artiste et le subconscient de l'hom?ne. On se trouve, d'autre part, devant une rêverie et une ferveur authentiques qui témoignent mieux que la critique d'art. El sueno de la razon produce monstruos 3 , a écrit Goya. Ces monstres sont les plus parfaits cobayes de l'analyse. Certes, on ne peut pas prétendre « expliquer le génie des créateurs », ainsi que Freud l'a précisé, avec son honnêteté coutumiêre, dans sa préface à /'Edgar Poe de Marie Bonaparte. Mais nous pouvons trouver dans l'art des malades de l'esprit /'allure générale de la création, sinon sa clef. Dans la folie, chez les artistes paranormaux et chez les sujets capables d'automatisme créateur, nous pouvons du moins déceler la part éminemment gratuite de la création de I'oeuvre d'art. Nous décelons surtout une impulsion irrationnelle élémentaire. Son contrôle — sa maî- trise — donne l'artiste. Son autonomie — sa liberté donne le fou. Quand nous présentons au public les œuvres de Cézanne et de Van Gogh, de Modigliani et de Giorgio de Chirico, d'Ensor et de Rouault ou de Picasso, sans compter Kandinsky et les producteurs non figuratifs, on r ica* ne plus ou moins ouvertement.

3. « Le sommeil de la raison engendre des monstres ■>: (Caprice n043).

Mais si, à la place de Chirico, nous montrons d'an- ciens surréalistes comme Bernardo Parenzano ou Giuseppe Arcimboldi ou J. H. Füssli ; si, à la place de Césanne, nous montrons une œuvre du fondateur de l'impressionnismeau XVIII siècle, Alessandro Magnasco ; si, à la place de Modigliani, nous citons le Greco, le public doute enfin de ses '« raisons ». Le fou peint comme lin médium parle. Son instinct est affranchi des entraves de la logique et il se rapproche des peintres maudits et des peintres hallucinés qui, eux, ont accompli une œuvre d'art. L' « impulsion indépendante » a permis des phé- nomènes exceptionnels. Un certain Augustin Lesage, mineur de son état, inculte, vers l'âge de quarante ans se mit à peindre. De sa main sortirent des compo- sitions grandioses, oii les parties étaient rigoureu- sement symétriques et ajoutées au fur et à mesure que Lesage écoutait son instinct. A Paris, on peut encore voir une dizaine de ses œuvres, des panneaux de dix mètres carrés, couverts de motifs d'un goût* oriental, étroitement dessin és dans une pi-oress ion imprévisible. Pourtant, Lesage n'était pas un artiste. Il n'était qu'un instrument extraordinaire, doué d'un pouvoir qui n'a rien de commun avec la « fabrica- lion » ( Valéry dixit) de l'œuvre d'art. Remarquons que l'anecdotique risquerait de fausser ces recherches. On raconte, par exemple, que dans , la ville des Este se trouve* la clef * de la peinture « métaphysique » de G io rgio de Ch ir ico. E n 19 17, de Chirico n'ayant aucun penchant pour le ?nétier de héros, se fit enfermer comme fou. Les médecins de l'asile de J'errare tenaient de Chirico — et son compagnon Carlo Carra — en observation. Il se mit à peindre ses mannequins que dix ans après Cocteau A GAUCHE, Séraphine : Plumes-feuilles aurait trouvés inquiétants... Epouvantés, les majors le déclarèrent fou en toute conscience. En réalité, il se peut que de Chirico ait filtré en lui l'ambiance d'une maison de fous pour se hausser à une expérience nouvelle. Mais sa conscience ne fut jamais en défaut. De Chirico ou Picasso peuvent passer, avec une aisance absolue, de leurs expressions les plus mûries et les plus intenses à l'exécution d'une sorte de style Ingres. Ils obéissent donc à d'autres mobiles que les mobiles polémiques qu'on a l'habitude de leur attribuer. Le public devrait . s'abandonner à I'oeuvre d'art avant d'avoir compris. On essayera un jour de le faire douter de la valeur' de sa « compréhension » il suffira de lui suggérer que nous ne sommes même pas « sûrs » de la notion du temps et de l'esp ace. Le public est encore tenaillé entre la perspective que saisit l'enfant — ou l'homme des cavernes — et la perspective « standard » de la Renaissance; au dehors, pour lui, il n'y a plus de salut. Il faut le convaincre que, pendant quelque temps du moins, la perspective orthodoxe en peinture doit être une conception absurde, comme le serait un tableau gaufré sous prétexte de troisième dimension. La perspective n'est pourtant pas un absolu objectif, mais une convention. Le passé est riche en hérésie. Par exemple, les Grecs et les Etrusques appliquaient déjà un» procédé qui déconcerte devant Kodin : ils metta ient autour des figures une ombre qui passait par-dessus les contours, on employait les contours pour mordre sur le ton. Ou encore : la civilisation crétoise n'hésitait pas à peindre un singe bleu ou un dauphin rouge, si le gén ie de la composition l'exigeait. Les fous, eux, en état de création libre, ne se soucient guère de ces problèmes. Le public doit se convaincre que l'interprétation de la vie n'est pas ce « trompe-l'œil » qui fait le J. Wiacck : Les deux pôles (196 2) bonheur des braves gens. La lutte sera rude avec les PEINTRE NAÏF POLONAIS Carte postale : Andromède (vers 1905) personnes atrophiées par la culture, la rouille de EN FACE, A. Bockstael : Constellation. Galerie Guy Dorckeus, Anvers l'art, qui puisent leur intransigeance dans les musées. justement, les musées montrent une continuité qui est fausse, car elle est due à des plans esthétiques conçus par des mandarins châtrés. Cette continuité à rebours prétend nous présenter Renoir comme l'aboutissement ordonné de la Grèce à travers le temps. La Grèce a bon dos ; heureusement, elle n'avait même pas de mot pour son art, qui s'expri- mait par teknê, industrie, métier, ouvrage le technique). Cette non-connaissance, inconsciente, atteint le domaine de la sensibilité : le public ne sait rien de la beauté, qu'il confond encore avec le joli, le charmant, l'agréable. Il ignore le rôle de l'intensité, du rythme, de la mesure. L'art chez les fous fera* glisser en lui le doute, ce doute bienfaisant qui lui ouvrira le chemin d'une intelligence supérieure et sereine 4 Mais avant de pénétrer dans ce monde à la fois merveilleux et terri- fiant, il pourra entrevoir un monde parallèle qui doit autant à l'art qu'à la folie : le monde de l'art naïf. Dans l'art naïf, à la différence de ce qui se passe dans l'art psychopathologique, il n'y a pas trace de névrose obsessionnelle proprement dite. « L'affirma- tion de la réalité interne au mépris du monde exté- rieur, l'abolition totale de la censure, l'onirisme divinisé » sont des traits communs entre l'art naïf et la psychopathie, sans cependant engendrer la moindre confusion entre les deux. « La schizophrénie a pour 4. Une partie de ces notes a paru dans « Le Monde illustré », 30 mars 1946 (Cf. Robert Volmat, L'Art psycho- pathologique, dans la Bibliothèque de Psychiatrie dirigée par Jean Delay, Presses Universitaires de France, Paris, 1956).

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