Le masque et la plume – France Inter par France Inter publié le 16 décembre 2019 à 16h58 "Proxima" avec : "Le Masque & la Plume" entièrement conquis par l'espace d'Alice Winocour

Dans son dernier film, Alice Winocour fait décoller son spectateur pour un espace inédit aux côtés d'Eva Green qui incarne une astronaute, une héroïne, une mère qui s’apprête à quitter sa fille pour effectuer une mission spatiale sur Mars. Les critiques saluent un film "puissant", "profond", "poétique" et "gracieux".

Eva Green et Zélie Boulant-Lemesle dans "Proxima" © Pathé Le film présenté par Jérôme Garcin

Avec Eva Green, Matt Dillon, Aleksei Fateev, Lars Edinger, Sandra Hüller.

Un film sur la conquête de l’espace, mais qui se déroule sur Terre et se termine sur la base de lancement de Baïkonour. Ce sont en effet les préparatifs au grand décollage que nous montre la réalisatrice d'Augustine. Sarah (Eva Green), une astronaute française, a été sélectionnée pour effectuer dans l’espace une mission d’un an, en compagnie d’un Russe et d’un Américain. Elle est mère d’une fillette de 8 ans, Stella (Zélie Boulant-Lemesle). Le film raconte la préparation dans le centre d’entrainement de Cologne et de Star City, près de Moscou, mais aussi la difficulté, pour Sarah, à se séparer de sa fille qu'elle élève seule jusque là.

Pierre Murat a été touché par la précision et le lyrisme des rapports établis entre les personnages

PM : "J'ai découvert plein de choses. C'est un film que j'aime vraiment beaucoup. Je m'en étonne moi-même parce que, au départ, je me suis dit que j'allais beaucoup m'ennuyer. Je trouve que c'est un film féministe au très bon sens du terme, c'est-à-dire que j'aime beaucoup la façon dont la réalisatrice instaure les rapports qu'il y a entre cette mère et cette petite fille (qui est étonnante, magnifique) parce qu'elle n'en fait pas un tire-larmes, ce qui est très tendance dans le cinéma parfois.

Le personnage d'Eva Green sent bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Elle essaie de faire des choses, mais elle ne veut pas renoncer à sa vie, son métier.

Je trouve que c'est un film extrêmement précis

C'est vrai que, souvent, chez Alice Winocour, c'est presque un documentaire. On retrouve cette précision, mais en même temps un vrai lyrisme dans les rapports de cette mère et de cette fille. La réalisatrice dit que, souvent, les astronautes femmes ont du mal à se dire qu'elles sont mères parce qu'on sent que ça va les déconsidérer tandis que les hommes se vantent beaucoup. Tout cela est dit avec beaucoup de finesse et beaucoup d'étrangeté".

Eva Green et Zélie Boulant-Lemesle dans "Proxima" / Pathé Sophie Avon l'a trouvé très beau, saluant cet effet d'apprentissage continu de la vie tout au long du film

SA : "J'aime beaucoup le film. Sous couvert de montrer de manière très technique et précise, des choses très inédites, avec des scènes fascinantes, sous couvert d'un film féministe, Alice Winecourt arrive vraiment à faire un film sur ce que c'est que d'apprendre à vivre - à tous les âges de la vie : qu'on soit une petite fille de 8 ans, qu'on soit une femme de 30 ou 40 ans ou qu'on ait 80 ans.

C'est vraiment le métier de "vivre", comment se délester de tout, par une succession d'arrachements.

C'est très beau cette façon qu'elle a de montrer l'arrachement à la Terre, qui d'une certaine manière métaphorise tous ces arrachements et qui n'est jamais forcé, parce que tous ces délestages se renvoient les uns aux autres : on coupe le cordon quand on naît, ensuite on se sépare de sa fille, puis de sa mère, enfin on se sépare de la Terre...

Je trouve qu'il y a quelque chose comme ça de vertigineux qui est vraiment très beau dans le film et qui dépasse de loin le simple féminisme". Jean-Marc Lalanne en est sorti les larmes au yeux !

J-M L : "C'est un film extrêmement profond. Il y a le sujet évident, celui de la charge mentale, du fait qu'il n'y a que la femme qui culpabilise d'avoir à se séparer de son enfant. Et tous les hommes autour d'elle ne connaissent pas cette culpabilité que le film enfreint. C'est ce qui fait que le film est assez puissant. Mais au-delà, il y a quelque chose de beaucoup plus poétique et profond

C'est un film dont le sujet profond est la mort et comment préparer les autres à sa propre disparition.

Le film est bouleversant de manière extrêmement impressionniste, qui n'opère que par toutes petites touches. Et à la fin, il y a une décharge émotionnelle extrêmement forte qui fait que j'en suis sorti les larmes aux yeux, alors même qu'on ne voit pas venir cette émotion. C'est vraiment pointilliste et extrêmement subtil dans sa composition.

Eva Green réussit, pour une fois, ce registre extrêmement subtil de l'émotion".

Eva Green et Zélie Boulant-Lemesle dans "Proxima / Pathé Pour Nicolas Schaller, on plonge dans un espace inédit, miraculeux et gracieux

NS : "C'est un film très intéressant et Eva Green amène cette "physicalité", ce côté très déterminant. C'est là que le film trouve un équilibre assez miraculeux entre le concret et le côté documentaire avec, toujours, cette note qui regarde ailleurs, c'est-à-dire l'envie d'aller sur la station internationale.

C'est un film qui montre qu'on ferait mieux de s'occuper un peu aussi de soi, de la Terre, de ses proches plutôt que de fantasmer toujours l'ailleurs. Ça s'inscrit complètement dans un mouvement du cinéma spatial qu'on avait notamment vu dans "Ad Astra" : ce sont des films où on plonge dans l'espace, dans l'infini, pour se retrouver et se demander ce qu'on doit faire de soi-même. Il y a un côté psy dans ce cinéma-là et d'une certaine manière, celui-ci n'a pas les mêmes qualités que les autres, car il sait synthétiser toutes ces tendances.

La mise en scène est peut-être beaucoup plus sobre mais il y a une vraie écriture, quelque chose d'assez miraculeux qui relève de la grâce".

Genre-ecran.net Célia Sauvage / jeudi 19 décembre 2019 Proxima

Astronaute et mère

Sarah Loreau (Eve Green), l’héroïne de Proxima, est une astronaute française brillante, polyglotte (capable de parler en français, anglais, allemand, russe), sélectionnée par le Centre de l’Agence Spatiale Européenne à Cologne, pour mener une mission d’un an vers Mars. Elle part suivre un entraînement intensif dans la Cité des Étoiles près de Moscou. Durant ces quelques mois d’entraînement, Sarah doit faire face au sexisme ordinaire de ses coéquipiers masculins, tout en jouant son rôle de mère, à distance. Elle se prépare ainsi à se séparer de sa fillette qu’elle élève seule depuis son divorce.

Proxima n’est pas un film de conquête spatiale. La réalisatrice-scénariste Alice Winocour (Augustine, 2012 ; Maryland, 2015 ; co-scénariste de Mustang, Deniz Gamze Ergüven, 2015) s’éloigne de la science-fiction traditionnelle pour interroger les problématiques plus « terre à terre » d’une femme astronaute, mère qui plus est. La figure d’astronaute/mère met en exergue une dimension genrée absente des récits masculins : la charge mentale des enfants. Elle questionne un préjugé fréquent dans le milieu professionnel : comment « concilier » travail et responsabilité parentale.

Se confronter au sexisme ordinaire

Dès le début du film, Sarah plaisante devant la psychologue qui « suivra » sa fille en son absence, sur l’incompréhension que sa vocation a provoquée chez sa mère : « astronaute n’est pas un métier pour les femmes ». Avant son départ, elle se voit confier une caméra par l’équipe de communication de l’Agence Spatiale pour documenter les préparatifs de cette mission exceptionnelle. Son ex-mari lui conseille (ironiquement ?) de prendre des photos de ses repas car cela intéresse le public. Dès leur première rencontre, Mike (Matt Dillon), l’astronaute américain qui chapeaute la mission, plaisante à son tour lourdement en public sur la chance d’avoir dans l’équipe une femme française donc douée en cuisine.

Dès son arrivée à la Cité des Etoiles, Sarah continue de constater le sexisme ordinaire de ce milieu. Une femme russe lui présente les lieux et lui montre, accroché au mur, le portrait de Valentina Terechkova, la première femme à être allée dans l’espace. Elle lui raconte qu’un cratère sur la face cachée de la Lune porte son nom : « J’espère que toi aussi, tu donneras ton nom à un cratère de la Lune, mais sur la face visible ! » Cet espoir est douché lorsque quelques minutes plus tard, Sarah rejoint Mike dans sa chambre, qui la compare à « une touriste de l’espace ». Un astronaute russe sous-entend à son tour qu’ils ne s’ennuieront pas avec une femme à bord. Sarah quitte la pièce. Proxima interroge ainsi la place des femmes dans des milieux de travail d’ordinaire réservés aux hommes. Le médecin en charge demande par exemple à Sarah si elle veut interrompre ses règles. Elle lui annonce sa décision de les garder. Les tampons, non prévus par le protocole, lui seront déduits de ses bagages. Comme Ripley (Sigourney Weaver) dans Alien (Ridley Scott, 1979), Sarah est le plus souvent dans un uniforme unisexe. Mais contrairement à celle- ci ou à Sandra Bullock dans Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), elle refuse d’avoir les cheveux courts, pourtant « plus pratiques » selon le médecin. L’astronaute ne cède ni à la masculinisation de son corps (le fameux « hard body », la « musculinité » des femmes d’action décrite par Yvonne Tasker [1]) ni à l’ultra-féminisation, courante dans la représentation des femmes d’action, notamment à Hollywood [2].

Se discipliner et gérer la compétition (masculine)

Sarah est également soumise à la compétition masculine. Son ex-mari, astrophysicien, fait lui aussi des recherches pour la planète Mars. Il plaisante d’ailleurs devant leur fille : « Ta mère n’aime pas que je sois toujours en avance ». La compétition est plus anodine lorsque Mike, son co-équipier américain, interpelle la vendeuse d’un supermarché, pour connaître lequel des badges à leur effigie se vend le mieux.

La compétition se fait plus féroce lors des entraînements physiques. Dès le premier jour à la Cité des Etoiles, Mike suggère à Sarah d’alléger son entraînement. Plus tard, leur préparateur profite d’un retard pour la priver d’entraînement toute la journée. Pourtant Sarah s’engage pleinement dans les préparatifs, souvent en gardant un œil sur les performances de ces deux co-équipiers. En tant que femme, elle doit, plus qu’eux, prouver sa légitimité professionnelle et athlétique. Elle maîtrise ses émotions et maintient son pouls à un rythme constant au cours de la simulation de vitesse dans la centrifugeuse. Elle prouve son efficacité contre la montre lors de l’exercice de simulation d’apesanteur en bassin aquatique. Elle démontre sa rapidité sur le tapis de course à l’horizontale. Elle discipline son corps à devenir une « space person » : dans l’espace, celui-ci grandit de 5 à 10 cm en un an, subit un vieillissement accéléré, une altération des capacités respiratoires. Sarah se transforme presque en femme- machine lorsqu’elle manipule un exosquelette avec une ingénieure. Le film ne masque pas sa fatigue, la pression psychologique éprouvante. Sarah s’évanouit lors d’un entraînement sous- marin. Elle vomit et pleure à quelques reprises, toujours loin des regards. Mais elle ne renonce jamais.

Les séquences d’entraînement sont une nouveauté dans la représentation des femmes astronautes à l’écran. Jusqu’à présent les femmes dans ce milieu étaient des scientifiques brillantes comme dans Contact (Robert Zemeckis, 1997) et Premier contact (Denis Villeneuve, 2016), ou bien des calculatrices au service des astrophysiciens et des astronautes comme dans Les Figures de l’ombre (Theodore Melfi, 2017). Le recentrage sur l’entraînement dans Proxima met en scène le paramètre genré le plus difficile à légitimer dans l’imaginaire collectif : qu’une femme soit l’égale de l’homme intellectuellement est communément admis (bien qu’encore rare à l’écran…) mais qu’une femme puisse être l’égale de l’homme en termes athlétiques suscite encore l’incrédulité. Dans Alien, Ripley devient une femme d’action « par défaut » car les hommes ne sont pas à la hauteur. Elle n’était pas destinée à devenir maître à bord. Dans Gravity, Ryan Stone (Sandra Bullock) se retrouve également seule suite à un accident qui a entraîné la mort de ses co-équipiers. On ne montre jamais les entraînements de ces deux femmes.

Ne pas vaciller face à la charge mentale maternelle

Proxima introduit une autre variante dans la représentation des femmes astronautes : la maternité. Ses homologues sont presque systématiquement célibataires et sans famille. Eleanor Arroway (Jodie Foster) se refuse à tout engagement romantique dans Contact. Ryan Stone dans Gravity et Louise Banks dans Premier contact ont perdu toutes les deux leur fille. Sarah Loreau en revanche est une divorcée en charge de sa fille suite au désengagement de son ex-mari (ils n’habitent plus dans la même ville). Elle n’est pas seulement mise à l’épreuve par le sexisme des astronautes, mais aussi par les sacrifices familiaux qu’elle doit faire. Sa légitimité d’astronaute n’est pas questionnée uniquement à partir de critères athlétiques et professionnels, mais également conditionnée par son rôle de mère. Pour accomplir sa mission, Sarah doit se séparer de sa fille pendant un an. Lors du décollage de la fusée à la fin du film, l’annonce de la phase de « séparation ombilicale » avec la Terre, y fait écho. Le désengagement du père dans l’éducation de sa fille obligeait Sarah à l’assumer quasiment seule. Lors de l’annonce de la mission, l’enfant est confiée à son père, mais Sarah continue pendant son entraînement à gérer les arrangements à prévoir en son absence.

Sarah assure parallèlement son entraînement et la charge parentale à distance, deux rôles d’ordinaire distincts dans les films de science-fiction. Mike, l’astronaute américain, comme beaucoup de ses homologues du genre (Armageddon, Michael Bay, 1998 ; Interstellar, Christopher Nolan, 2014 ; First Man, Damien Chazelle, 2018), n’a pas à se soucier de ses enfants, pris en charge par sa femme. Au contraire, Sarah doit gérer constamment l’interférence entre les deux. Le film insiste (un peu lourdement) sur les contraintes et l’anxiété liées à son rôle de mère. Elle arrive en retard à un entraînement suite à un appel téléphonique de sa fille. Elle doit quitter une réunion importante parce que sa fille, venue lui rendre visite au Centre, a disparu. Contrairement à Mike, elle ne peut séparer sa vie de famille de sa carrière professionnelle. On peut regretter que Proxima présente la maternité comme un frein ou un élément perturbateur de l’ambition professionnelle. L’une des scènes finales est à ce titre peu crédible. Avant le décollage, Sarah rompt le protocole de quarantaine pour tenir la promesse qu’elle a faite à sa fille de lui montrer la fusée. Son dévouement maternel la pousse à prendre un risque qui peut remettre en cause sa participation à la mission, alors qu’elle a orienté toute sa vie vers cet accomplissement. En créant constamment de l’anxiété autour des relations mère/fille, Proxima témoigne de la difficulté du cinéma à penser l’articulation entre maternité et ambition professionnelle. En revanche il donne in fine de la vraisemblance à la figure du père maternant. L’ex-mari de Sarah semble dans un premier temps récalcitrant à endosser ce rôle de père qu’il avait délaissé après la rupture. Il manque l’avion pour que sa fille voit une dernière fois sa mère avant le décollage. Mais il assume finalement cette charge. La fillette accepte de vivre avec son père : malgré ses difficultés d’apprentissage, elle obtient de meilleures notes à l’école, tombe amoureuse, apprend à faire du vélo. Sarah peut réaliser son rêve et partir l’esprit serein.

La figure de femme d’action mère de famille est encore trop rare au cinéma. La maternité est souvent présentée comme un frein dans la construction de l’héroïsme. Dans Proxima, Sarah ne choisit jamais entre être mère et être une femme d’action. Sa maternité lui impose certes une charge mentale mais n’entame pas sa détermination à accomplir sa mission. Le film se termine par un générique en hommage aux différentes générations des femmes-mères astronautes qui ont mené de front leur carrière et leur vie de famille. Cette forme d’héroïsme ordinaire devrait pouvoir être représentée au cinéma avec toute la force et l’attractivité qu’il comporte, en particulier pour les spectatrices.

[1] Yvonne Tasker, Spectacular Bodies : Gender, Genre and The Action Cinema, Routledge, 1993. Les deux exemples de « musculinité » les plus emblématiques sont Sarah Connor (Linda Hamilton) dans Terminator 2 (James Cameron, 1991) et Jordan O’Neil (Demi Moore) dans A armes égales (Ridley Scott, 1998).

[2] On renvoie à l’analyse de l’ultra-féminisation des femmes d’action par Raphaëlle Moine, dans Les Femmes d’action au cinéma, Armand Colin, 2010. On peut citer les James Bond girls, en passant par Lara Croft (Tomb Raider, Simon West, 2001 et le remake de Roar Uthaug, 2018) jusqu’aux héroïnes Marvel (Wonder Woman, Patty Jenkins, 2017 ; Captain Marvel, Anna Boden & Ryan Fleck, 2019).{}