Revue de l'IFHA Revue de l'Institut français d'histoire en Allemagne

4 | 2012 IFHA 4

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ifha/370 DOI : 10.4000/ifha.370 ISSN : 2198-8943

Éditeur IFRA - Institut franco-allemand (sciences historiques et sociales)

Édition imprimée Date de publication : 30 septembre 2012 ISSN : 2190-0078

Référence électronique Revue de l'IFHA, 4 | 2012, « IFHA 4 » [En ligne], mis en ligne le 11 février 2013, consulté le 08 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ifha/370 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ifha.370

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©IFHA 1

SOMMAIRE

Éditorial Pierre Monnet

Vie de l'institut

Annonces diverses

Appels à candidatures 2013

Bourses annuelles d’aide à la mobilité internationale Institut français d’histoire en Allemagne (Francfort-sur-Le-Main)

Bourses estivales de moyenne durée Robert-Mandrou et Gabriel-Monod

Activités

Agôn. Performance et compétition (Ve-XIIe siècle) Colloque international, Francfort-sur-le-Main, 16-18 juin 2011 Thomas Lienhard

Gewaltmenschen/Menschengewalt, Homme(s) et violence(s) « Les Rendez-vous de Weimar avec l’histoire », 3e rencontre, Weimar, 4-6 novembre 2011 Franka Günther

Schulbücher und Lektüren in der vormodernen Unterrichtspraxis / Manuels scolaires et lectures dans la pratique d’enseignement à l’époque moderne Colloque, Bielefeld, 9-11 novembre 2011 Jean-Luc Le Cam

Die deutsch-französische Geschichte seit 1945 / L’histoire franco-allemande depuis 1945 Table ronde, Francfort-sur-Le-Main, 20 janvier 2012 Jean-Louis Georget

Par-delà nature et culture. Dialogue avec l’anthropologue Philippe Descola / Gespräch mit dem Anthropologen Philippe Descola : Jenseits von Natur und Kultur Francfort-sur-Le-Main, 26 janvier 2012 Jean-Louis Georget

Le manuel d’histoire franco-allemand 2003-2011 : quel bilan, quel avenir ? Colloque international, Bordeaux, 2-3 février 2012 Pierre Monnet

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Le théâtre de l’université Débat, Francfort-sur-le-Main, 16 mars 2012

Des séries de conférences de médiévistes français en Allemagne

Résumé de la conférence de Patrick Boucheron tenue à Francfort le 23 mai 2012 Patrick Boucheron

Pillages, tributs, captifs : prédation et sociétés de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge / Tributzahlungen, Plünderungen, und Gefangennahmen : die Aneignung von fremdem Eigentum von der Spätantike zum frühen Mittelalter Journées d’étude, Francfort-sur-le-Main, 28-29 juin 2012 Rodolphe Keller

Die Dritte Welt im Zweiten Weltkrieg Exposition au musée Historique de la ville de Francfort, Francfort-sur-Le-Main, 26 septembre 2012 – avril 2013 Céline Lebret

Le 49e congrès des historiens allemands (Historikertag) Mayence du 25 au 28 septembre 2012 Pierre Monnet

Outils et travaux

Instruments et institutions

Une histoire franco-allemande en onze volumes Pierre Monnet

Un annuaire franco-allemand des médiévistes Pierre Monnet

« Frankreich für Historiker » ou Faire de l’histoire en France pour les chercheurs allemands Pierre Monnet

Les chemins qui mènent au métier d’archiviste – la formation administrative interne Irmgard Christa Becker et Jean-Louis Georget

Bilans

35 années de mobilité scientifique vers l’Allemagne à la MHFA et à l’IFHA Pierre Monnet

Témoignage d’un boursier de l’IFHA Jean-Dominique Delle Luche

Le collège doctoral franco-allemand « Construire les différences – Unterschiede denken » Hartmut Kaelble et Iris Schröder

La Fondation Bosch et son action dans le domaine des relations franco-allemandes Peter Theiner

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Les appels à projet franco-allemands ANR/DFG en sciences sociales et humaines Pierre Monnet

Retour sur un chantier franco-allemand : le projet « Buchpraxis » Juliette Guilbaud

Projet ANR/DFG Territorium 2009-2012. Espace et politique : perception et pratiques dans les royaumes francs et post-carolingiens du IXe au XIe siècle / Universités Paris-Est Marne la Vallée / Eberhard-Karl Tübingen, Geneviève Bührer-Thierry / Steffen Patzold Geneviève Bührer-Thierry

Dossier thématique : « Les Mots de l’histoire » – un bilan. Introduction Falk Bretschneider et Gudrun Gersmann

Colloque de clôture du séminaire franco-allemand « Les Mots de l’histoire » Pierre Monnet

« Les Mots de l’histoire » : retour sur une idée Patrice Veit

Les « Mots de l’histoire », un laboratoire réflexif Christophe Duhamelle

« Les Mots de l’histoire » et la Begriffsgeschichte / sémantique historique Michael Werner

Les « Mots de l’histoire » un moment fédérateur de la recherche franco-allemande en histoire Pierre Monnet

Nachwuchswissenschaft, la jeune recherche et les « Mots de l’histoire » Anna Karla

Quelques thèses françaises sur l'espace germanique

Qingdao dans l’imaginaire colonial allemand du premier vingtième siècle Clémence Andreys

Les fleurs et les oiseaux du Jardin du Paradis de Francfort (1410-1420) Nicole Chambon

La transmission des savoirs au sein des universités luthériennes germaniques à l’époque de la confessionnalisation : le cas de Helmstedt (XVIe-XVIIe siècles) Boris Klein

L’historiste face à l’histoire. La politique intellectuelle d’Erich Rothacker de la République de Weimar à l’après-guerre Guillaume Plas

Les Français à Constance : participation au concile et construction d’une identité nationale (1414-1418) Sophie Vallery-Radot

Les sens de l’« observance ». Enquête sur les réformes franciscaines entre l’Elbe et l’Oder, de Capistran à Luther (vers 1450 – vers 1520). Ludovic Viallet

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Tendances et actualités

3-4 novembre 2011 : Le CIERA a fêté ses 10 ans ! Nathalie FAURE

Le réseau « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung » a été fondé Jean-Louis Georget

Contributions

Reproduction et révolution normative : mariage, monogamie et biologie sous le IIIe Reich Johann Chapoutot

Marx et Engels en Allemagne. À propos de quelques publications récentes Jean-Numa Ducange

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Éditorial

Pierre Monnet

1 La publication de cette quatrième livraison de la Revue de l’IFHA intervient au cœur d’un calendrier franco-allemand marqué par les célébrations du cinquantième anniversaire de la signature du Traité de l’Élysée en 1963. Certes, comme l’ont rappelé à juste titre lors de leur venue à Francfort le 20 janvier 2012 les trois auteurs des volumes 10 et 11 de l’Histoire franco-allemande présentée dans ce numéro, il convient de désacraliser et de démythifier cet acte prétendument fondateur de la relation franco-allemande, au regard d’une part des lacunes, des silences ou des promesses non tenues de ses déclarations, et en considération d’autre part des impulsions décisives données à ce rapprochement dès après 1945 par la société civile. Pour autant, l’année 1963 constitue aujourd’hui encore un repère emblématique pour éclairer les liens que les deux pays ont tissés en vue de former un réseau de rapports uniques en leur genre tant par leur qualité que par leur quantité. L’historien sait, précisément dans les temps de turbulences que les sociétés européennes traversent aujourd’hui, combien les symboles demeurent actifs et utiles, au-delà de leur pouvoir de déformation. Justement, le dialogue scientifique noué entre les deux communautés d’historiens allemands et français, s’il n’a pas attendu 1963 pour se mettre en place, a indéniablement bénéficié de la volonté politique portée par le traité.

2 50 ans plus tard, et le sommaire de ce numéro en forme en quelque sorte la déclinaison pratique, les historiens peuvent se réjouir de disposer dans leur discipline d’un tissu solide et serré de centres de recherche, qui prend notamment appui sur l’IFHA avec son université partenaire Goethe de Francfort, sur le Centre Marc Bloch (CMB) avec son université partenaire Humboldt de Berlin, sur le Centre interdisciplinaire d’études et de recherche sur l’Allemagne (CIERA) qui a célébré en 2011 son dixième anniversaire dont la présente Revue se fait l’écho, sur l’Institut historique allemand de Paris (IHAP), et sur les multiples relais que constituent les agences, les fondations (telle la Fondation Bosch présentée dans ce numéro) et les opérateurs scientifiques, au sein d’un dispositif alimenté et renforcé en amont par les cursus et collèges doctoraux binationaux placés sous l’égide de l’Université franco-allemande (UFA), et en aval par les appels d’offres conjoints de l’ANR (Agence nationale de la recherche) et de la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft), dont les activités sont présentées dans les pages qui suivent.

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3 Il en résulte une mobilité accrue des étudiants, des enseignants et des chercheurs dont témoigne, entre autres, le bilan de près de 35 années de bourses délivrées par la MHFA puis par l’IFHA dressé dans les colonnes de ce numéro. Des productions d’un genre nouveau sont également le fruit de cette coopération, que l’on pense au manuel d’histoire franco-allemand qu’un colloque international organisé par l’IFHA a célébré en février dernier, ou bien à la collection des onze volumes de l’Histoire franco-allemande mentionnée plus haut. Des tournées d’historiens se mettent en place, comme un article de la présente livraison l’expose à l’exemple de l’histoire médiévale (que l’IFHA entend encore rapprocher par la création d’une base de données franco-allemande des médiévistes). Des rencontres régulières permettent également aux deux historiographies de s’entretenir : on retiendra entre autres, pour 2012, la manifestation des Weimarer Rendez-vous, pendant de ceux de Blois, ou bien le 49e congrès des historiens allemands de Mayence auquel la France est invitée d’honneur, l’une et l’autre détaillés au cœur de cette édition de la Revue. Des guides de la recherche destinés aux historiens français désireux de travailler sur l’Allemagne et aux historiens allemands tournés vers la France sont désormais disponibles ou en cours d’écriture comme on pourra le lire plus loin. La revue électronique franco-allemande Trivium constitue depuis des années un lieu de traduction, de réception et de passage des grands articles fondateurs français et allemands consacrés à une question relevant des sciences sociales et humaines. De 2004 à 2012, le séminaire mensuel franco-allemand des « Mots de l’histoire » a rassemblé à Paris des centaines de chercheurs, de doctorants et d’étudiants des deux rives du Rhin, venus confronter leurs outils, leurs concepts, leurs traditions épistémologiques et historiographiques. Le présent numéro de la Revue s’honore d’accueillir les actes de la journée tenue le 15 juin 2012 dans les murs de l’IHAP pour dresser le bilan de près d’une soixantaine de séances.

4 L’esprit de 1963, lors même que le traité ne parlait pas explicitement de la coopération universitaire et scientifique franco-allemande, a bien soufflé sur ce demi-siècle d’échanges, de transferts et de dialogue dans les sciences historiques de part et d’autre d’une frontière entre temps disparue. Il n’est donc pas étonnant que les institutions majeures actives depuis longtemps dans cette collaboration aient pris l’initiative de franchir ensemble un seuil qualitatif de travail en commun, en fondant une fédération franco-allemande de recherche en sciences sociales et humaines. Ainsi que l’expose la présentation du projet dans les colonnes de cette livraison de la Revue, sept institutions françaises et allemandes (CIERA, IHAP, Maison des sciences de l’homme du côté français ; IFHA et université Goethe de Francfort, Centre Marc Bloch et université Humboldt de Berlin du côté allemand) se sont unies autour d’un programme de recherche et de formation à la recherche intitulé « Saisir l’Europe : un défi pour les sciences sociales et humaines ». Financé conjointement pour 5 ans par les ministères français et allemands de la recherche, il permettra de recruter au sein et au service de ce réseau des post-doctorants et des doctorants travaillant autour de trois questions fondamentales liées à l’avenir du « modèle » européen et de ses défis, en matière d’État social, de durabilité et de règlement des violences urbaines. En dépit, et en vérité à cause de la crise, le travail commun des historiens français et allemands est plus que jamais requis.

5 L’IFHA, désormais bien ancré dans un réseau riche et multiple d’échanges, de mobilité et de recherche dans son cœur disciplinaire, et de ce fait préparé aux défis d’une pratique scientifique de plus en plus internationale et interculturelle, entend s’y

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employer avec son savoir-faire acquis depuis la création de la MHFA en 1977, et avec une expérience puisée à la source de sa refondation francfortoise en 2009. Pour cela, il continue à pouvoir s’appuyer sur le réseau des Instituts français de recherche à l’étranger (IFRE) de son ministère de tutelle, sur les ressources de l’Institut français d’Allemagne auquel il appartient, mais aussi et toujours davantage sur son partenaire local, l’université Goethe de Francfort, qui lui offre dès cet automne de nouveaux locaux au cœur du bâtiment amiral du campus Westend, l’IG-Farben Haus, qui fut avant 1945 le siège de l’un des fleurons de la chimie allemande puis de l’industrie de guerre nazie avant d’accueillir, jusqu’à la réunification, le poste de commandement central des forces américaines en Europe. Centre de recherche historique franco-allemand, l’IFHA rejoint ainsi un lieu chargé d’une histoire complexe, contrainte de prendre tout ensemble et sans rien en retrancher le zyklon B, Eisenhower et l’école d’Adorno. C’est avec cette tradition francfortoise que l’IFHA accompagnera en 2014 le programme des festivités organisées par son université de rattachement pour le centenaire de sa fondation en 1914, tout en restant attentif à la longue durée que porte en elle cette année riche d’anniversaires, et qu’il entend déjà scientifiquement préparer dans une approche franco-allemande : ceux de la mort de Charlemagne en 814, de la bataille de Bouvines en 1214, de l’ouverture du concile de Constance en 1414, du Congrès de Vienne en 1814 et, bien entendu, de la déclaration de guerre de 1914. Cet ancrage francfortois, renforcé comme on l’a vu par le projet fédérateur « Saisir l’Europe », bénéficiera dès 2013, par le biais d’une allocation doctorale supplémentaire, d’une coopération plus étroite avec l’Institut Max-Planck d’histoire européenne du droit dont les nouveaux locaux rejoindront également sous peu le campus Westend.

6 C’est ainsi, croyons-nous, que l’IFHA demeurera ce lieu concret d’une recherche historique franco-allemande désormais en réseau, ouverte aux problématiques soulevées par les jeunes chercheurs comme en témoignent les conférences, rencontres, débats, colloques et expositions rapportés comme de coutume dans ce numéro, un programme qu’il développe presque toujours en partenariat, selon une alchimie et une logique attentives aussi à concilier l’exigence scientifique et la diversité d’une activité culturelle située à l’interface entre science et débat plus large d’idées. Mais l’IFHA se veut également un lieu d’informations, de démultiplication et de diffusion. C’est bien le travail qu’assure, dans le domaine historiographique, la librairie allemande de sa Revue, toujours fournie et variée ; c’est bien la prestation que souhaite apporter son site internet, qui bénéficie cet automne d’une nouvelle maquette et d’une nouvelle présentation ; c’est bien enfin le service que veulent continuer à fournir ses publications, à commencer par son périodique, disponible dans sa version papier mais diffusé dès 2013 sous une forme électronique grâce à l’accueil de ses numéros présents et passés sur le portail Revues.Org.

7 L’historien ne saurait être esclave de la demande sociale de commémoration, celle qui s’exprime et s’exprimera en 2013 comme en 2014, mais il ne saurait pas davantage en ignorer la force symbolique et politique, du moment qu’il peut en faire un usage raisonné, critique et optimiste tout à la fois, assuré de le délivrer de la tyrannie déprimante du quotidien et de l’immédiat.

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Vie de l'institut

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Vie de l'institut

Annonces diverses

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Appels à candidatures 2013

NB : Nous recommandons vivement aux candidats intéressés par ces postes de consulter régulièrement le site internet de notre institut : http://www.ifha.fr ou http://www.institutfrancais.de/frankfurt.

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Bourses annuelles d’aide à la mobilité internationale Institut français d’histoire en Allemagne (Francfort-sur-Le-Main)

Au 1er septembre 2013, deux aides à la mobilité internationale (AMI) seront ouvertes à l’Institut français d’histoire en Allemagne (Francfort-sur-le-Main, Allemagne). Peuvent faire acte de candidature des doctorants en histoire ancienne, médiévale, moderne et contemporaine ayant engagé une recherche qui concerne l’histoire ou l’historiographie allemande ou franco-allemande. La sélection des dossiers se fera sur examen des projets de recherche par le conseil scientifique du centre. Le dossier de candidature, composé de deux documents, est disponible en ligne sur le site de l’IFHA (www.ifha.fr – rubrique « postes-bourses »). Cette aide à la mobilité internationale n’est pas un contrat de travail, et doit être entendue dans le sens d’une libéralité. Ni l’Ambassade de France, ni le ministère des Affaires étrangères ne peuvent être considérés comme employeur. En effet, la période couverte par l’aide n’est en aucun cas assimilée à une période d’activité salariée ouvrant droit aux cotisations de sécurité sociale et aux allocations de chômage. Cette AMI est d’une durée d’un an. À l’issue de cette période, on envisagera la possibilité d’une prolongation de cette AMI en s’appuyant sur les dispositifs de bourse du centre, mais aussi des autres institutions de recherche françaises et allemandes En-dehors de leur propre recherche, les bénéficiaires peuvent en tant que de besoin, participer aux activités scientifiques communes de l’IFHA et de son université partenaire à Francfort. Le montant mensuel de l’aide à la mobilité internationale est de 1 400 euros. Le candidat retenu pourra bénéficier de la prise en charge de son billet aller pour rejoindre son poste et de son billet retour en fin de mission (dans la limite d’une somme forfaitaire de 300 euros par trajet), ainsi que du remboursement forfaitaire du transport de ses bagages jusqu’à hauteur de 200 €. Les dossiers se composent de deux documents à télécharger sur le site www.ifha.fr : un formulaire de candidature et un formulaire pour les lettres de recommandation. Des renseignements peuvent être obtenus au ministère des Affaires étrangères auprès de Monsieur Philippe Devaud ([email protected]) ou auprès de l’Institut

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français d’histoire en Allemagne : Tel : 0049 (0) 69/ 798 31 900. Courriel : [email protected]. Le dossier doit être rempli en 2 exemplaires : • 1 exemplaire, accompagné de toutes pièces utiles (publications, originaux des attestations des directeurs de recherche…) et d’un C.V. comportant in fine l’intitulé du projet adressé au Directeur de l’Institut français d’histoire en Allemagne – Senckenberganlage 31/ Hauspostfach 141 – D-60 325 Frankfurt am Main (à compter du 1er janvier 2013 : Grüneburgplatz 1, IG-Farben-Haus, D-60 629 Frankfurt am Main). • 1 exemplaire, accompagné d’un C.V., des copies des attestations et de l’intitulé du projet de recherche adressé à Madame la Sous-Directrice des échanges scientifiques et de la recherche – Ministère des Affaires étrangères – DGM/ATT/RECH – 27, rue de la Convention – CS 91533 – 75 732 PARIS CEDEX 15. Date limite probable de dépôt des candidatures : 1er février 2013 (voie postale uniquement, sous réserve d’informations supplémentaires sur le site de l’IFHA).

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Bourses estivales de moyenne durée Robert-Mandrou et Gabriel-Monod

L’IFHA a élargi sa palette de bourses de courte durée (de 150 à 900 euros selon le lieu et la durée du séjour en Allemagne) par deux bourses d’un montant plus important destinées à couvrir de manière forfaitaire un séjour de recherche d’une durée minimale de 4 à 12 semaines en Allemagne situé au cours de l’été suivant son attribution. La bourse « Robert-Mandrou » est réservée aux doctorants. Elle est d’un montant de 1 500 euros. Cette bourse porte le nom du fondateur de la Mission Historique Française en Allemagne de Göttingen en 1977. Pour les candidats post-doctorants, une bourse « Gabriel-Monod », dotée de 1 800 euros, a été créée en 2006. Le calendrier et les conditions d’attribution sont les mêmes que pour la bourse « Robert-Mandrou ». Ces deux bourses sont accordées une fois par an. Pour l’été 2013, la date limite pour l’envoi des candidatures est fixée au 31 avril 2013. Modalités de candidature : Comme pour les autres bourses habituellement accordées par l’IFHA, le lieu de résidence ne sera pas obligatoirement Francfort-sur-le-Main et cette aide s’adressera à tout chercheur (doctorant d’un côté et post-doctorant de l’autre) engagé dans une recherche en sciences humaines ou dans une recherche franco-allemande portant sur l’histoire et la civilisation des pays germaniques depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. La sélection des candidats se fera sur dossier par les chercheurs de l’IFHA réunis en commission. Le dossier de candidature devra comprendre : • Une lettre de demande adressée au directeur de l’IFHA ; • Un bref CV mentionnant éventuellement les publications scientifiques ; • Un descriptif de la recherche en cours et un programme détaillé de travail ; • Une attestation du directeur de recherche dans le cas de la bourse Mandrou ; • Une copie de la carte d’identité ou du passeport (nécessaire pour le virement) ; • Une fiche ordinaire de demande de bourse de l’IFHA à télécharger sur le site de l’IFHA (www.ifha.fr). Le dossier complet devra être envoyé par courrier postal et adressé au directeur de l’Institut français d’histoire en Allemagne : Senckenberganlage 31. Hauspostfach 141

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D-60 325 Frankfurt am Main (à compter du 1er janvier 2013 : Grüneburgplatz 1, IG- Farben-Haus, D-60 629 Frankfurt am Main). Il sera attribué une seule bourse « Robert-Mandrou » et une seule bourse « Gabriel- Monod » chaque année. Les candidats qui souhaitent que leur dossier, s’il n’est pas retenu pour une bourse estivale de moyenne durée, soit pris en compte pour l’attribution d’une bourse de courte durée ordinaire, le signaleront explicitement dans leur lettre de demande. Après sélection et accord, le montant de la bourse sera versé sur un compte bancaire dont les coordonnées auront été fournies par le candidat, une fois ce dernier arrivé sur son lieu de travail (attestation faisant foi). Après son séjour, le candidat devra adresser un rapport d’activités et, le cas échéant, un exemplaire de son mémoire, de sa thèse ou de son travail de recherche. Date limite de dépôt des candidatures : 31 avril 2013.

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Vie de l'institut

Activités

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Agôn. Performance et compétition (Ve-XIIe siècle) Colloque international, Francfort-sur-le-Main, 16-18 juin 2011

Thomas Lienhard

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Thomas Lienhard

En juin 2011 a eu lieu à l’IFHA un colloque consacré à la compétition, dans le sens le plus sportif du terme, au haut Moyen Âge. Les actes de la rencontre, encore sous presse (mais accessibles à notre équipe) à l’heure où nous écrivons ces lignes, auront été publiés lorsque paraîtra le présent numéro de la Revue, de sorte que l’on peut rendre compte ici à la fois du colloque lui-même et de la publication qui en résulte1. La rencontre a eu lieu à l’initiative de nombreuses institutions de recherche européennes qui coopèrent depuis plusieurs années pour analyser les sociétés du premier Moyen Âge (Ve-XIIe siècle). Dans ce cadre, un premier cycle, auquel l’IFHA avait été étroitement associé2, s’était consacré à l’étude des élites durant cette période altimédiévale. Un nouveau cycle, dont la rencontre de Francfort a sonné l’ouverture, se tourne désormais vers les mécanismes de compétition dans ce même cadre chronologique3. Et pour ce colloque liminaire, le choix avait été fait d’aborder les aspects les plus performatifs de cette compétition : il fut ainsi question de sport, de jeux et de leurs règles, de spectacle et de violence, le tout étant pratiqué sous l’œil sourcilleux des autorités altimédiévales, de plus en plus sensibles aux courants les plus ascétiques du stoïcisme et du christianisme. Telle était en effet la problématique centrale du colloque : tandis que le monde antique était pétri des valeurs de la compétition individuelle et collective, celles-ci paraissent perdre de leur importance durant le haut Moyen Âge. Sont-elles niées, ou réinvesties en d’autres sens à la faveur du développement d’une nouvelle société ? Le présent compte rendu n’est pas le lieu pour rendre compte de toute la richesse des communications présentées durant ces trois journées francfortoises : contentons-nous donc d’en présenter les résultats les

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plus marquants, en renvoyant le lecteur avide d’informations supplémentaires vers le volume publié ou, s’il est pressé, vers le programme de la rencontre, disponible en ligne4. Il appartenait à François Bougard (univ. Paris Ouest-Nanterre- La Défense), initiateur du colloque, de tracer en introduction le fil rouge de l’évolution séculaire qui a vu les jeux publics, ciment de la vie sociale gréco-romaine, disparaître progressivement de la vie publique dans l’Occident médiéval. Le conférencier commença par rappeler que les termes antiques désignant la compétition sportive, s’ils sont pluriels, ne sont pas identiques : le terme grec d’agôn, s’il a certes été importé en latin dès l’Antiquité, se distinguait sémantiquement de certamen en conservant un sens plus large : alors que le second désigne essentiellement la prouesse physique compétitive (il est une sous- catégorie du ludus selon Isidore de Séville), agôn au contraire peut nommer toute sorte de compétition, y compris dans le domaine intellectuel ou rhétorique. On peut alors le définir comme une compétition voulue et définie en tant que telle, soumise à des règles établies à l’avance, dotée d’un prix ou d’un enjeu, et surtout menée devant un public. Le long déclin de cette structure sociale commença dès le début de notre ère, lorsque les Romains, contrairement aux Grecs, abandonnèrent la pratique des jeux publics aux catégories sociales les plus modestes. Les plus riches continuaient certes de fréquenter et de financer ces spectacles, mais n’y participaient plus guère physiquement : aux risques physiques s’ajoutait une répulsion accrue à l’idée de se produire presque nu devant le reste de la société. Au IVe siècle de notre ère au plus tard, le mode de vie sportif ne suscitait plus que le mépris des élites sociales occidentales. À ce déclin sociologique, le discours émergent du christianisme vint ajouter de nouveaux facteurs d’opposition vis-à-vis de l’agôn. Dans le sillage de Tertullien, les auteurs chrétiens reprochèrent pêle-mêle aux jeux d’être des repaires d’idolâtres (n’étaient-ils pas organisés, en particulier, en l’honneur de tel ou tel dieu païen ?), des occasions de volupté voire d’obscénité, de dénaturation du corps humain sous l’effet de la musculation ; il est vrai que la critique s’adressait alors essentiellement non plus au sportif mais au spectateur, qualifié de voyeur. À l’extrême fin de l’Antiquité, on reprocha encore à ces manifestations de constituer des dépenses inutiles que l’on aurait pu remplacer avantageusement par des œuvres de charité, ou encore des vains divertissements qui éloignaient des pratiques physiques véritablement nécessaires, celles de l’entraînement guerrier. Dans le sillage de cet assaut critique, les interdits ne tardèrent pas : les conciles hispaniques et gaulois du Ve siècle commencèrent par excommunier les gladiateurs, et en 577 au plus tard, on assista aux derniers jeux du cirque du premier millénaire ; l’archéologie confirme le déclin, à cette même époque, des cirques occidentaux progressivement reconvertis ou démantelés. Dans le cadre ainsi tracé, il revint aux autres participants du colloque d’expliquer comment, dans les siècles qui succédèrent au monde romain, l’agôn acheva de disparaître ou quels furent, dans certains cas, ses avatars. Se posait notamment la question de savoir si le sport antique avait pu faire l’objet d’un transfert vers des disciplines toujours compétitives, également régulées, mais moins portées vers la mise en valeur du corps humain. Mais même dans ce champ des ersatz de sport, la réponse semble largement négative. La pratique des jeux de société, définie par toute l’Antiquité gréco-romaine comme une vertu civique, une école de courtoisie et un fleuron de l’aristocratie, fut reléguée au rang d’enfantillage lorsque, à partir du VIIe siècle, les facteurs de virilité se concentrèrent vers la chasse et la guerre (Bruno Dumézil/ univ.

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Paris Ouest-Nanterre-La Défense). Il en alla de même pour la rhétorique, autre discipline agonistique de l’Antiquité, pratiquée alors dans le cadre de jeux publics qui ressemblaient à nos concours de plaidoiries : ces spectacles ont subi les effets de la législation hostile aux fêtes païennes, de sorte qu’ils furent probablement interdits dès 342. Il restait évidemment loisible de concourir par le verbe, mais ce n’était plus dans le cadre d’un spectacle public, car celui-ci se voyait reprocher notamment de favoriser la démagogie dans l’éloquence (Stéphane Gioanni/ univ. Paris I-Panthéon-Sorbonne). Mais les vertus chrétiennes, sous la forme d’une piété extrême ou d’un zèle missionnaire, n’offraient-elles pas une nouvelle voie pour l’agôn ? Celui qui espérait retrouver ainsi des compétitions (para-) sportives au haut Moyen Âge allait être déçu par les communications consacrées à ce thème. À propos des rivalités entre le clergé catholique et les représentants d’autres religions, il fut ainsi démontré qu’il exista certes, au haut Moyen Âge, des discussions religieuses publiques, mais que l’objectif consistait essentiellement à protéger ses propres ouailles contre l’influence de l’ennemi, plutôt qu’à vaincre celui-ci sous la forme d’une conversion (Hans-Werner Goetz/ univ. Hambourg). En ce qui concerne le martyre, l’évolution du discours fut plus ambiguë : bien évidemment, le décès des premiers chrétiens au nom de la foi fut valorisé durant tout le Moyen Âge, et Tertullien employa même à ce sujet la métaphore des jeux du cirque dans lesquels les martyrs auraient été les vrais vainqueurs. Mais d’une part, cette métaphore avait pour but de discréditer les jeux tels qu’ils avaient vraiment été pratiqués, et le même Tertullien fut l’un des principaux contempteurs des jeux du cirque romains ; d’autre part, le zèle recommandé aux chrétiens du Moyen Âge était désormais le martyre blanc, caractérisé comme un effort sur soi-même plutôt que comme une mort sanglante face au bourreau. C’était donc désormais un jeu bien plus discret que l’on proposait, sans excès, ni valorisation individuelle visible, ni spectateurs, donc aux antipodes du sport antique (Marie-Céline Isaïa/ univ. Jean Moulin-Lyon III). La même évolution, enfin, est perceptible dans l’évolution de l’expression antique d’« athlète de Dieu », couramment attribuée à saint Paul mais pas réellement attestée avant les récits concernant les premiers martyrs : ce syntagme n’incitait-il pas admirablement à concevoir un sport chrétien ? La réalité historique fut plus nuancée : non seulement l’expression fut rarement employée avant la fin de l’époque carolingienne (on privilégiait au contraire les métaphores issues du champ lexical de la guerre qui constituait, elle, une activité reconnue), mais elle restait appliquée essentiellement aux martyrs antiques, sans définir un mode de vie envisagé pour les chrétiens de l’époque en question (Geneviève Bührer-Thierry/ univ. Paris Est- Marne-la-Vallée). Les autorités du haut Moyen Âge ne forgèrent pas davantage un nouveau type d’agôn qu’elles n’avaient laissé subsister les formes antiques de compétition sportive. À cet étiage mérovingien et (surtout) carolingien, le colloque opposa deux contrepoints, dont le premier est d’ordre géographique. En effet, le rythme de l’effacement des compétitions varia considérablement selon les espaces considérés : si le monde franc fut en tête de peloton dans ce processus, les zones périphériques de l’Europe préservèrent, sous une forme ou sous une autre, les compétitions performatives. Deux contributions rappelèrent ainsi qu’en Irlande, les courses de char ou le hurling, un jeu de balle et de crosse, furent non seulement tolérées mais prises en charge par les puissants, avec un système d’assurance-accidents pour les compétiteurs, et placées au cœur des grandes manifestations publiques et des critères d’excellence princiers : il fallut ici attendre le XIVe siècle pour que ces exercices soient interdits au nom des

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nombreux accidents qu’ils produisaient (Jean-Michel Picard/ University College Dublin et Alban Gautier/ univ. du Littoral- Côte d’Opale- Boulogne-sur-Mer). Par ailleurs, on s’efforça également d’analyser la polygynie médiévale (possible lorsqu’un homme s’unissait à des épouses de rang secondaire, ou à des concubines passagères) en tant que manifestation compétitive, dans laquelle le meilleur était celui qui s’attachait le plus grand nombre de femmes, ou les plus attractives ; ce thème était certes aux limites du sujet embrassé par le colloque, mais il permit de suggérer une relation causale entre la compétition et l’absence de hiérarchie : évoquant des espaces périphériques de l’Europe, considérés comme moins hiérarchisés que le monde franc à la même époque, l’orateur proposa d’expliquer cette polygynie récurrente par l’absence d’une forte organisation verticale, ce qui favorisait les formes de compétition (Jan Rüdiger/ univ. Francfort-sur-Le-Main). L’autre contrepoint par rapport à l’absence d’agôn franc était à chercher dans la période qui suivit l’époque carolingienne. Plusieurs contributions du colloque se concentrèrent en effet vers ces siècles tardifs du haut Moyen Âge, pour constater et tenter d’expliquer la résurgence des compétitions sportives à partir du Xe, et surtout du XIIe siècle. Durant cette période, en effet, les jeux de société, au premier rang desquels les échecs, connurent un regain de succès (B. Dumézil) ; les concours entre troubadours occupèrent la place laissée vacante par les jeux rhétoriques publics de l’Antiquité (Florian Mazel/ univ. Rennes II-Haute-Bretagne) ; les tournois firent leur apparition, probablement au cœur des épisodes guerriers avant de connaître une régulation plus accentuée (Dominique Barthélemy/ univ. Paris IV- Sorbonne) ; le catholicisme même fit une place croissante à l’agôn, ce dont témoigne notamment l’expression d’« athlètes de Dieu », désormais couramment appliquée aux missionnaires (G. Bührer-Thierry). Pour expliquer cette marée montante, plusieurs facteurs furent invoqués par les orateurs, et sans doute étaient-ils réellement aussi divers que l’étaient les disciplines concernées. On suggéra notamment que les retrouvailles avec les textes antiques avaient certainement contribué à cette résurgence ; qu’il pouvait aussi s’agir en partie de structures immanentes à l’Occident d’ancien régime, mais qui avaient été étouffées provisoirement sous la chape carolingienne ; ou encore que l’expansion européenne vers l’Est avait pu favoriser une émulation entre les conquérants militaires ou missionnaires, elle-même à l’origine d’un discours de compétition. Éruption ou résurgence ? Il reste bien des éléments à expliquer dans l’histoire de la compétition altimédiévale, et les prochaines rencontres de ce cycle de recherche prendront certainement le relais. Une chose est sûre : étant donné le niveau auquel la barre a été placée lors de ce premier round, l’IFHA a tout intérêt à rester dans le jeu.

NOTES

1. Le volume doit paraître chez Brepols à Turnhout, dans la collection « Haut Moyen Âge ». 2. On trouvera les comptes rendus de cette participation dans les précédents numéros de la Revue : BullMHFA, 41 (2005), p. 55-62 ; BullMHFA, 43 (2007), p. 15-19 ; BullMHFA, 44 (2008), p. 23-28.

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3. Là encore, l’IFHA participe activement au projet : avant même le colloque de Francfort, c’est dans les locaux de l’institut que fut élaboré le programme de ce nouveau cycle. Voir notamment RevIFHA, 1 (2009), p. 70-76. 4. http://www.ifha.fr/spip.php?article411.

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Gewaltmenschen/Menschengewalt, Homme(s) et violence(s) « Les Rendez-vous de Weimar avec l’histoire », 3e rencontre, Weimar, 4-6 novembre 2011

Franka Günther

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Franka Günther

1 C’est l’impressionnante réussite des Rendez-vous de l’histoire organisés à Blois depuis plus de dix ans qui, en 2009, a incité Weimar, ville jumelle de Blois, à se lancer, elle aussi, dans l’aventure d’une fête annuelle de l’histoire. Il s’agit, dans ce cadre, de traiter, en toute rigueur scientifique, mais sans abuser d’un certain jargon scientifique, différentes questions historiques et politiques. Assurer la transmission, dans l’espace public, d’une conscience historique au travers de débats entre experts internationaux et citoyens amateurs d’histoire – tel est le concept hérité de Blois qui espère rencontrer, à Weimar également, un public et une terre d’accueil durable. Le thème choisi pour la troisième édition des « Rendez-vous de Weimar avec l’histoire » était : « Homme(s) et violence(s) ». La violence, selon l’argumentaire retenu, « est un phénomène complexe aux multiples facettes – elle dérange et fascine à la fois. Phénomène historique, la violence se conjugue également au présent et, telle une menace, au futur. » La violence « dans toutes ses formes – sans oublier les combats anti- violence et les mouvements de non-violence ainsi que le rejet conscient des rapports violents traditionnels et toujours renouvelés », telle fut la thématique retenue pour cette nouvelle fête de l’histoire à Weimar, soutenue comme par le passé par l’IFHA. À l’heure où, sur le versant méridional de la Méditerranée, la question de la violence, et notamment son rôle en tant qu’ « accoucheuse de l’histoire », se pose avec une nouvelle acuité, parler de la violence semble plus actuel que jamais. Hommes et sociétés ont toujours rêvé de paix – et pourtant, la violence est omniprésente et semble inévitable dans les rapports d’ordre privé comme politique. Jusqu’à quel point faut-il que le

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pacifisme devienne une évidence culturelle pour supporter la violence existante, voire pour lutter efficacement contre ? Cet espoir existe-t-il, au présent et au futur, dans nos sociétés actuelles ? C’est autour de ces questions que se sont réunies tables rondes et conférences.

2 La fête internationale de l’histoire de Weimar n’a pas eu pour seul objet la dimension horrible de la violence dans l’histoire, il s’est agi au contraire d’interroger également la violence comme constante anthropologique ainsi que son potentiel libérateur au fil de l’histoire. À travers une vingtaine de tables rondes et conférences, les Rendez-vous de Weimar avec l’histoire ont exploré les liens et tensions existant entre liberté et violence, entre beauté et violence, mais aussi entre violence « légitime » et violence « illégitime ». Les rapports entre violence et médias, violence, langue et littérature ainsi qu’entre violence et réconciliation ont, eux aussi, fait l’objet de manifestations dans le cadre de ces rendez-vous dont l’horizon historique s’étend du Moyen Âge à nos jours. Si les rendez-vous ne se limitent pas à une aire géographique spécifique, l’histoire européenne – et particulièrement celle des pays du Triangle de Weimar – ainsi que l’histoire locale de Weimar et de Thuringe détiennent néanmoins une place de choix dans la programmation. Celle-ci se voit par ailleurs complétée, dans la lignée des deux premières éditions, par une série de films et de soirées culturelles ainsi que par une exposition. Pour la première fois, l’Historial de la Grande Guerre de Péronne a prêté une centaine d’objets de son fonds pour les présenter à l’étranger, en l’occurrence à Weimar, qui a ainsi accueilli une exposition sur les violences de la Première Guerre mondiale pendant un mois.

3 Le festival 2011 a attiré 1 500 visiteurs parmi lesquels bon nombre d’étudiants des universités de Gießen, Iéna, Erfurt et Leipzig.

4 Dans le détail, les manifestations suivantes ont particulièrement retenu l’attention. La conférence inaugurale intitulée « L’histoire est un labyrinthe de la violence » (Goethe selon Thomas Lehr) a été assurée par Klaus Dicke (recteur de l’université Friedrich- Schiller d’Iéna). La maxime que Lehr place dans la bouche de Goethe concentre la diversité des expériences que l’humanité fait de la violence : la violence est partout, tapie dans le moindre recoin, elle répand la crainte et l’effroi, elle communique à tel endroit un sentiment de supériorité et à tel autre celui de la vulnérabilité. En examinant diverses positions puisées dans l’histoire des idées politiques, la conférence s’est fait l’écho de ces types d’expérience et a dessiné un tableau des évolutions et des ruptures historiques dans la manière de concevoir et de justifier la violence. Et lui cherche aussi une issue. Existerait-il un fil d’Ariane pour nous sortir du labyrinthe ?

5 Par ailleurs, plusieurs tables rondes ont abordé la violence par des biais variés. On citera d’abord « La violence, ‘accoucheuse de l’histoire’. Les révolutions de 1789 à 2011 », avec Michael Dreyer (université Schiller d’Iéna), Sébastien Bertrand (Beauvais), Guillaume Lasconjarias (Paris), Daniel Schönpflug (Centre Marc Bloch Berlin), et pour animer le débat Martin Sabrow (Centre de recherche en histoire contemporaine de Potsdam et université Humboldt de Berlin). Existe-t-il des révolutions sans violence ? Peut-on construire un nouveau monde sans violenter l’ancien ? Ou bien les vieux rapports de classes sont-ils si enracinés qu’il est inévitable de se salir les mains ? Jusqu’où peut aller la violence ? À l’aide de trois exemples (la France de 1789, la Russie de 1917 et le monde arabe en 2011), la table ronde a débattu des liens entre violence, démocratie, contre-révolution et souveraineté populaire.

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6 On citera ensuite celle qui, autour du thème « Les médias et la violence. Comment informer sur la violence », a réuni Hans-Bernd Brosius (univ. Ludwig-Maximilian de Munich), Markus Frenzel (journaliste MDR), Fabien Perrier (Paris) et Ralf Finke (Weimar) en qualité de modérateur. Peut-on faire un reportage sur la violence de manière strictement informative ? Comment la violence est-elle mise en scène par les médias, pourquoi et avec quelles conséquences ? On se demande d’une part de quelle façon cette couverture journalistique nous influence. D’autre part, il faut attirer l’attention sur la relation problématique entre la volonté des médias de faire la lumière sur l’actualité et la fascination exercée par la violence. Dans cette perspective, le débat a tourné autour de la marge de manœuvre concrète et de la responsabilité des journalistes qui couvrent sur le terrain des zones de conflit en tant que reporters de guerre.

7 « Nietzsche et la violence » a réuni Arnaud François (université de Toulouse), Wolfgang Jordan (Weilburg), Tobias Nikolaus Klass (université de Wuppertal) et Johann Chapoutot (université Grenoble II) pour modérer les débats consacrés au stéréotype de la « bête blonde », cette créature du fameux philosophe weimarien Friedrich Nietzsche qui a polémiqué dans son œuvre sur la violence et que certains tiennent pour le précurseur indirect du national-socialisme ainsi que d’autres atrocités du XXe siècle. Il a paru ici opportun de débattre de ce lieu commun. En somme, quelle idée avait Nietzsche de la violence ? Pour quelles raisons ? À quelle fin ? À la fin du débat, une toute autre image de Nietzsche est apparue et la « bête blonde » n’avait plus grand- chose à voir avec le national-socialisme.

8 Enfin, on soulignera pour finir la tenue de la table ronde intitulée « Dans les coulisses de la violence. Du rôle de la diplomatie au Proche et au Moyen Orient », qui constituait une « carte blanche » au Bureau français pour la coopération universitaire de Potsdam. Gunter Pleuger (ancien ambassadeur honoraire, président de l’université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder), Jay Dharmadhikari (Ambassade de France, chancellerie politique), Andreas Krüger (conseiller diplomatique de première classe et chef du service politique de l’Ambassade d’Allemagne à Varsovie) ont débattu sous la conduite de Philippe Wellnitz (attaché aux questions universitaires à Potsdam) afin de se demander si le printemps arabe a conduit à une émancipation des peuples en Tunisie et en Égypte, tandis qu’en Libye s’organise une difficile phase de transition après le tumulte des dernières batailles et que la Palestine lutte pour être reconnue en tant qu’État. Encore et toujours, cette région du Proche et du Moyen Orient attire l’attention de l’opinion internationale. Que se passe-t-il dans les coulisses, que font les diplomates pour empêcher un conflit, pour l’apaiser ou pour le régler avec des moyens pacifiques ? Des diplomates allemands et français ont partagé leur expérience en insérant dans la discussion la question du processus de démocratisation en cours au Maghreb et au Moyen Orient, souvent difficile mais aussi parfois impulsif, et des approches développées par la diplomatie occidentale vis-à-vis de cette question.

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Schulbücher und Lektüren in der vormodernen Unterrichtspraxis / Manuels scolaires et lectures dans la pratique d’enseignement à l’époque moderne Colloque, Bielefeld, 9-11 novembre 2011

Jean-Luc Le Cam

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Jean-Luc Le Cam

L’Arbeitskreis für die Vormoderne in der Erziehungsgeschichte (AVE) est un groupe de travail de la section historique de la Société allemande de sciences de l’éducation (DGfE), spécialisé dans l’histoire de l’éducation médiévale et moderne (sur sa raison d’être et sa production, voir Jean-Luc Le Cam, « L’histoire de l’éducation en Allemagne avant les Lumières », Histoire de l’éducation 1/2009 (n° 121), p. 5-41, disponible sur Cairn). Il organise tous les deux ans un colloque, qui se tient depuis 2002 au Zentrum für interdisziplinäre Forschung (ZiF) de l’université de Bielefeld. Sa 13e édition, qui s’est tenue du 9 au 11 novembre 2011 sur le thème des manuels et des lectures dans la pratique d’enseignement, était organisée par un trio représentatif de la diversité disciplinaire et géographique de ce groupe : une historienne des sciences de l’éducation de l’université de Münster (Stephanie Hellekamps), un historien moderniste de l’université de Brest (Jean-Luc Le Cam) et une historienne de la théologie de l’université de Sarrebruck (Anne Conrad). Quatorze communicants et cinq modérateurs, en provenance d’Allemagne, de France, de Hollande et de Tchéquie, représentant diverses disciplines, en premier l’histoire et les sciences de l’éducation, mais aussi les études littéraires, philologiques et théologiques ainsi qu’un public d’intéressés (parmi lesquels

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Eckhardt Fuchs, directeur du Georg-Eckert-Institut für internationale Schulbuchforschung de Braunschweig) discutèrent pendant trois jours du thème proposé, dans les conditions les plus confortables (comprenant une traduction simultanée entre français et allemand le dernier jour), grâce au soutien financier, humain et logistique du ZiF et à la générosité de l’Institut français d’histoire en Allemagne (IFHA). Les manuels scolaires et les lectures pratiquées par les élèves à l’époque moderne ont été jusqu’à présent principalement étudiés dans le cadre de la réglementation édictée à leur sujet, avec une focalisation sur quelques auteurs ou manuels célèbres. Il s’agissait de sortir de cette vision fondée essentiellement sur les documents normatifs ou les discours d’intention des auteurs de cette littérature, pour interroger la façon dont le livre s’insérait à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne dans les pratiques pédagogiques et comment il les modifiait éventuellement. Ceci reprenait, mais dans une autre optique que précédemment, les questions de savoir comment était défini et pratiqué dans la réalité le canon des lectures scolaires et extrascolaires, mais aussi comment les institutions diverses et les éditeurs-imprimeurs intervenaient dans la mise en œuvre de ce programme. Le regard s’élargissait donc à toute littérature utilisée à l’école, y compris celle qui ne se concevait pas initialement à cet usage, mais aussi aux lectures pratiquées en dehors de l’école dans une finalité d’enseignement domestique ou d’autodidaxie, ce qui permettait d’inclure les pratiques d’élites non scolarisées, non seulement nobiliaires mais aussi féminines. C’est cette problématique que Stephanie Hellekamps et Jean-Luc Le Cam rappelèrent dans l’introduction générale tout en faisant ressortir la difficulté de trouver les sources qui y répondent et la fragilité même de ce matériau, généralement voué tôt ou tard à la destruction. Une première section explorait la transition entre Moyen Âge et époque moderne. Michael Baldzuhn (Hambourg), combinant l’iconographie médiévale sur la tenue de cours et l’analyse serrée de la mise en page des Distiques de Caton et des Fables d’Avien, montra comment celle-ci a évolué avec l’imprimerie en faisant passer la glose des marges au centre de la page, alternant texte et commentaire, et en déduisit différentes évolutions de la pratique d’enseignement et de son rapport au livre. Le germaniste Hans Rudolf Velten (Berlin) montra ensuite comment l’irruption du manuel imprimé suscita des tentatives d’apprentissage plus ou moins autonome de la lecture et de la grammaire allemande, à travers l’exemple des manuels d’un maître d’école de Munich, Valentin Ickelsamer. Celui-ci développait une méthode originale d’apprentissage « populaire » fondée sur les sons et non pas sur les lettres, toute cette entreprise étant conçue dans un dessein final d’édification religieuse. Les apprentissages élémentaires et les lectures religieuses de l’époque moderne ont fait justement l’objet de deux sections du colloque. Anne Conrad s’efforça de reconstituer les lectures des élèves des ursulines allemandes à travers leurs bibliothèques en confrontant celles-ci aux programmes, faute de sources plus directes sur leurs pratiques. Johann Exalto (Amsterdam) dressa un panorama des supports de l’enseignement religieux en Hollande réformée, révélant au passage cette forme inconnue en Allemagne de livres à destination des lecteurs confirmés, faits d’injonctions et d’exempla, qu’on appelle ici « testaments ». Kurt Wesoly (Bonn) analysa les livres de calcul comme des outils conçus principalement pour les maîtres et peu adaptés à un apprentissage autonome du calcul. C’est une approche centrée sur la fourniture et les réseaux de distribution de livres, eux mêmes conditionnés par différentes autorités, que choisirent Stefan Ehrenpreis (Munich) et Emmanuelle

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Chapron (Aix-en-Provence). Le premier prit l’exemple de Nuremberg et de la principauté d’Ansbach pour illustrer le pilotage par les autorités politiques et religieuses de la catéchèse et de ses outils. Elle se traduit au XVIe siècle par la spécialisation de certains imprimeurs dans la production de catéchismes en lien étroit avec les autorités, avant que ne se développe à partir du XVIIe siècle un marché plus libre. E. Chapron constata au contraire que l’imprimerie champenoise se fondait au XVIIIe siècle essentiellement sur des considérations commerciales pour répondre aux besoins importants de la région parisienne en littérature d’usage scolaire, avant tout religieuse, et décrivit la complexité de ces réseaux de diffusion vers la capitale en y apportant de précieuses informations chiffrées grâce à l’exploitation des archives d’octroi. Dans la section concernant l’enseignement « secondaire » et savant, dont les manuels sont en principe les mieux connus, il s’agissait surtout de frayer des voies nouvelles sur leur pratique. Peter Holy (Prague) le fit en braquant son regard sur une région de l’Empire peu étudiée, la Bohême. Jean-Luc Le Cam trouva dans les rapports réguliers de l’inspection générale du Brunswick le moyen de mesurer la distance entre norme et pratique au XVIIe siècle, mais aussi d’éclairer certaines particularités des usages du livre en classe et à la maison. Cette institution originale est née précisément de la volonté des responsables de lutter contre le mélange et la confusion des manuels d’une école à l’autre, voire dans la même classe. Un autre vecteur de cette lutte est l’appui ducal à une production locale des principaux manuels, confiée aux éditeurs Stern de Lunebourg dans leur succursale à la cour de Wolfenbüttel. Stephanie Hellekamps bénéficiait aussi d’une combinaison de sources exceptionnelles avec deux exemplaires de traités de philosophie portant respectivement les notes d’un élève et le cours manuscrit d’un enseignant de Soest en Westphalie, qui, confrontés à des disputes d’élèves contemporaines, lui permirent de reconstruire finement toute une archéologie de cet enseignement évoluant à l’époque vers le cartésianisme. Annie Bruter (Paris) expliqua quant à elle comment les abrégés chronologiques en France ont été la forme d’abord manuscrite puis imprimée à partir de laquelle naquit plus tard progressivement le manuel d’histoire. Cet enseignement a été particulièrement pratiqué parmi les élites nobiliaires, qui firent l’objet d’une section particulière du colloque. Sylvène Edouard (Lyon) exploita une étonnante collection de 64 lettres rédigées par Mary Stuart adolescente en 1554-1555 « pour acquérir de la doctrine » et en déduisit le canon de ses lectures. Ce sont les inventaires et journaux d’emprunts de bibliothèques qui formèrent pour Pascale Mormiche (Cergy) et Dominique Picco (Bordeaux) les sources essentielles de leur enquête. L’une put reconstituer le programme des lectures et thèmes d’études des princes français à Versailles grâce aux ouvrages empruntés pour leur usage personnel, l’autre dessina à partir des bibliothèques de l’établissement de Saint-Cyr une image plus variée des lectures de ces filles de la noblesse que les prescriptions de l’époque, focalisées sur la religion, ne le laisseraient supposer. En conclusion, les participants ont souligné la nécessité d’un recours à des approches variées croisant les sources pour traiter au mieux de cette question difficile. À cet égard, ce colloque a signalé plusieurs pistes en proposant de nouvelles sources ou un nouvel emploi de celles-ci, tout en sachant que leur disponibilité est très variable d’un cas à l’autre. Il a rappelé la dimension économique et sociale de ces problèmes, trop souvent oubliée par l’historiographie. Il a aussi contribué à remettre en cause une vision qui sépare trop nettement, en leur attribuant des logiques différentes, le recours

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au livre, la transmission manuscrite, l’oralité du cours et la mémorisation des textes, activités qui semblent s’intégrer plus étroitement dans les anciennes pratiques pédagogiques. De même que l’on écrit alors à la main sur le livre ou qu’on le recopie par extraits (« excerpieren »), le recours accru à l’imprimé ne périme pas le travail d’assimilation permanent par la mémoire, qu’il ne faut pas réduire à un apprentissage sans intelligence. Il fonctionne comme un aliment obligé de la recréation imitative par « parodie », au sens original et technique du terme, l’idéal de cette pédagogie étant finalement que l’élève « parle comme un livre ». Les actes du colloque seront édités comme cahier spécial de la revue Zeitschrift für Erziehungswissenschaft et devraient paraître à la fin de l’année 2012.

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Die deutsch-französische Geschichte seit 1945 / L’histoire franco-allemande depuis 1945 Table ronde, Francfort-sur-Le-Main, 20 janvier 2012

Jean-Louis Georget

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Jean-Louis Georget

À l’occasion de la journée d’amitié franco-allemande et de la parution des tomes 10 et 11 de la collection « Deutsch-französische Geschichte », parue en allemand aux éditions WBG et en français aux Presses universitaires du Septentrion sous l’intitulé « Histoire franco-allemande » (voir la présentation de la série dans le présent numéro de la Revue), l’IFHA a invité les trois auteurs de ces ouvrages à venir présenter l’histoire la plus récente des relations franco-allemandes : Hélène Miard-Delacroix, germaniste, historienne et professeure à l’université Paris IV-Sorbonne, Corine Defrance, historienne, germaniste et chercheuse au CNRS et Ulrich Pfeil, historien, germaniste et professeur à l’université de Lorraine. La collection est le résultat d’un long travail de réflexion sur le nécessaire renouvellement de l’historiographie globale des relations bilatérales. Depuis des siècles, la France et l’Allemagne entretiennent d’étroites relations souvent rivales, souvent conflictuelles, parfois également amicales. Ces échanges ont été cruciaux dans la construction de l’histoire européenne. La série, composée aujourd’hui de 11 volumes, s’attache à parcourir l’histoire franco-allemande depuis le haut Moyen Âge jusqu’à l’histoire la plus contemporaine. Sous l’égide et la coordination de Gudrun Gersmann et Michael Werner, l’ambition est de dépasser la traditionnelle approche des rapports diplomatiques entre les deux États pour mener une analyse de fond sur tous les aspects politiques, économiques et sociétaux entre les espaces français et allemands sur une échelle diachronique large. Des aspects de ces relations sont mis pour la première fois

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en évidence : savoirs et traditions, mémoire et représentations, perceptions et réceptions. Chacun des livres de la collection a fait l’objet d’une conception réfléchie par un historien français ou allemand, l’ensemble s’adressant sans conteste à des lecteurs souhaitant avoir une réflexion approfondie sur l’histoire européenne à travers le prisme privilégié de la France et de l’Allemagne. Cette entreprise constitue un bilan exhaustif et complet des connaissances aujourd’hui disponibles dans le domaine. La première conférence, menée de front par C. Defrance et U. Pfeil, portait de manière symbolique sur les conséquences du traité de l’Élysée signé entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer le 22 janvier 1963 à Paris. S’il a été, pour l’opinion publique, un marqueur d’une intensification du travail collectif entre les deux partenaires et de la mise en place du moteur qui a accéléré la construction européenne, tout le propos des deux intervenants a été précisément d’en relativiser subtilement la portée symbolique en le contextualisant de façon argumentée et détaillée. En effet, l’événement, comme le démontrent les deux orateurs, est inséré dans une histoire de moyenne durée et dans des enjeux économiques et sociétaux qui dépassent le simple fait diplomatique, auquel les acteurs de la vie politique résument trop souvent le propos. La séparation entre période de guerre et d’après-guerre n’est pas aussi facile à tracer puisque la fin d’une situation de conflit ne signifie pas systématiquement la paix. La paix a été un événement processuel, puisqu’une partie de l’Allemagne occidentale, comme le rappelle C. Defrance, a été « en paix » dès le passage du Rhin par les Alliés dans les premiers mois de l’année 1945, la date du 8 mai de la même année apparaissant dès lors toute relative. De la même façon, il ne faut pas sous-estimer les échecs militaires de 1943, qui conduisirent à la guerre totale appelée de ses vœux par Goebbels et par conséquent à un rapprochement des fronts occidental et oriental, ce qui devait conduire à la situation d’après guerre. De la même manière, l’approvisionnement dans la zone d’occupation française dans l’immédiat après-guerre ne fut pas seulement la conséquence de la politique d’occupation des voisins d’outre-Rhin, mais s’explique aussi par la politique économique national-socialiste pendant la guerre. On peut également dire qu’il y eut une continuité certaine pour ce qui concerne les élites dans la période concernée. Ayant introduit leur problématique de façon circonstanciée, les deux auteurs abordent la question de savoir quand avait réellement commencé la période d’après-guerre pour les deux sociétés, dans la mesure où il s’agissait d’une période de transition pendant laquelle il fallait résoudre les héritages du conflit passé. Ils évoquent notamment les défis démographiques, depuis celui des populations déplacées jusqu’au retour des déportés, la dénazification et l’épuration, les réparations, la reconstruction économique et matérielle, le rétablissement de la paix, la démocratisation et la consolidation démocratique, le travail sur le passé afin de paver la voie vers un retour progressif à la normalité. Considérée ainsi, l’année 1963 n’est pas une césure et ne peut marquer réellement le terme de l’après-guerre. Le retrait d’Adenauer pourrait apparaître comme un moment plus déterminant, puisque deux ans plus tard, son successeur Ludwig Erhard annonçait dans sa déclaration gouvernementale du 10 novembre 1965 la fin de ladite période. Mais pour la RDA, la construction du mur de Berlin n’est-elle pas le véritable acte fondateur ? Le traité ne constitue pas plus la marque d’une accélération en termes d’intégration européenne, mais une réaction aux plans de Fouchet d’une union politique européenne. Enfin, il ne représente pas plus une avancée décisive pour la

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guerre froide, pour laquelle la crise de Berlin de 1961 ou celle de Cuba en 1962 sont plus déterminantes. Vues ainsi, les relations franco-allemandes après 1945 peuvent se comprendre comme une partie d’un système pluridimensionnel de coordonnées, qui apparaît davantage comme la conséquence du conflit entre l’Est et l’Ouest, sans lequel l’intégration européenne est difficilement envisageable. Ce qui a le plus changé est l’appréhension territoriale et les représentations de l’État dans l’immédiat après-guerre : C. Defrance et U. Pfeil ont souligné l’effondrement de l’État national en Allemagne dans le sillage du conflit, et l’impossibilité pour la France et la Grande-Bretagne de tenir leur rang de grandes puissances, puisque les États-Unis avaient la volonté d’affirmer leur domination, contrairement au splendide isolement qui avait prévalu en 1918. Malgré tous les bouleversements, on ne peut pas parler d’une époque nouvelle pour l’Europe, et en particulier pour ce qui concerne la France et l’Allemagne, le conflit entre l’Est et l’Ouest apparaissant bien plus comme un rejeton de l’entre-deux-guerres qui avait perdu de sa virulence dans la coalition qui s’était formée contre l’Allemagne nazie. Tandis que des mécanismes de pacification se mettaient en place à l’intérieur des blocs qui se cristallisaient, se développait une culture agressive d’une guerre tacite dont la limite fut dessinée par l’équilibre de la terreur au plan nucléaire. C’est sur cet arrière-plan revisité que les deux auteurs ont abordé le développement économique à partir de 1950, qui est entré linguistiquement dans la mémoire collective sous la forme d’expressions très marquantes, que ce soient les « Trente glorieuses » du côté français ou le « miracle économique » pour la partie allemande. Les deux historiens montrent dans leur exposé que cette évolution sociétale et culturelle concomitante a été la clé qui a permis aux deux nations d’amorcer le mouvement qui les a conduits de l’état relativement récent, puisqu’il datait du conflit de 1870, d’ennemis héréditaires à l’entente élémentaire. La liaison entre histoire sociale et sociétale et histoire politique est apparue pendant tout l’exposé, n’étant que le reflet d’un ouvrage qui marque un tournant pour l’historiographie de cette époque par sa précision et sa force de conviction. En ceci, le traité de l’Élysée de janvier 1963 se présente moins comme le commencement d’une entente franco-allemande étroite que comme l’achèvement d’une histoire qui débuta d’abord au sein des deux sociétés et dans l’entrecroisement des deux économies. Les deux auteurs ont souligné combien la coopération politique a été déterminée au début des années 1950 par l’interaction mutuelle qui existait déjà sur les autres plans évoqués. Naturellement, les deux orateurs se sont bien gardés de parler d’un primat de la société ou de l’économie face à la diplomatie. Sur la base de leur thèse convaincante, les deux historiens ont montré comment, au XXe siècle, les décisions politiques n’ont jamais pu être prises sans fondement sociétal solide, mais ont également souligné la manière dont cette imbrication sociétale avait besoin d’institutions politiques pour perdurer. Les marques symboliques de cet entrecroisement entre les différents plans sont ancrées dans l’imagerie d’Épinal : ce furent le rapprochement des façons de vivre et l’apparition d’une culture de masse, qui s’étendit plus vite en Allemagne qu’en France. Les congés payés et le raccourcissement du temps de travail conduisirent à des convergences, notamment dans la gestion du temps libre et dans l’apparition du tourisme de masse. Très vite, les 2CV de Citroën et les coccinelles de Volkswagen sillonnèrent les routes des vacances, les automobiles françaises plutôt dans leur propre pays tandis que les véhicules allemands se dirigeaient vers la Bavière ou encore l’Italie. La télévision

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contribua ensuite à parachever la démocratisation et l’uniformisation des sociétés, qui prospérèrent l’une et l’autre jusqu’à l’orée des années 1970. H. Miard-Delacroix, dans un second temps, a exploré la période qui va du traité de l’Elysée jusqu’à nos jours. La singularité de la relation sur la période qu’elle traite est sa force symbolique, son audace toujours renouvelée, mais surtout l’immense défi pour l’historienne qu’elle est de traiter une contemporanéité aussi proche. En effet, l’immanence du présent n’est qu’une illusion, les faits vieillissant vite sans pourtant entrer dans l’histoire. Le lecteur, qui est aussi le témoin de son époque, a tendance à mêler sa propre appréhension des faits au regard du scientifique, exerçant de ce fait un esprit critique acéré vis-à-vis de son contemporain. Le choix des faits peut lui sembler plus arbitraire que ne serait celui d’un médiéviste qui s’adresserait au même public, la composante personnelle et affective en étant absente. La chercheuse explicite sa méthode. La thématique centrale du livre consiste à mettre en exergue les points de contact entre Français et Allemands, où les jonctions sociétales et les liens culturels et humains deviennent visibles en se cristallisant. Pour ce faire, l’oratrice souligne l’importance de l’histoire croisée, qui s’interroge sur les interactions et les transferts multiples qui peuvent exister entre les États et les sociétés sur les plans politique, économique ou culturel. La théorie, développée par Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, trouve ici pleinement son sens, puisque qu’H. Miard-Delacroix en fait une utilisation subtile au plan empirique. L’auteure, dans son intervention, ne laisse percevoir aucune hésitation sur le fait que les relations politiques restent structurantes pour comprendre les relations entre les voisins français et allemands. La professeure de la Sorbonne commence en évoquant elle aussi le document signé entre le général de Gaulle et Konrad Adenauer, atténuant son propos par le fait que la portée réelle de l’acte reste bien en deçà de la volonté de ses initiateurs. Elle attribue le fait aux mauvaises relations qui s’instaurèrent entre le président français et Ludwig Erhard après le départ du chancelier rhénan. De la même façon, Paris vit d’un mauvais œil la mise en place de l’Ostpolitik au milieu des années 1960, alors que Bonn s’irritait de la mauvaise volonté du général envers une politique plus offensive d’intégration européenne. Ce sont les années 1970 qui apportèrent toute leur signification au traité, dans la mesure où Français et Allemands prirent en charge la situation inédite dans laquelle les plaçait l’abandon du système de Bretton-Woods par les Américains. De la même manière, la professeure de la Sorbonne prend une position nuancée vis-à-vis de l’action de François Mitterrand au moment de la réunification, réaffirmant qu’il ne s’y était pas opposé et qu’il ne l’avait pas non plus empêchée. Il s’était simplement inquiété du rythme qu’avaient pris les événements, soucieux des conséquences qu’ils pouvaient avoir sur la stabilité européenne, notamment celle de l’Union soviétique de Mikhail Gorbatchev. C’est pour cela qu’il avait agi de manière ambiguë, l’historienne traitant par ailleurs avec soin dans son propos les relations qu’avait pu entretenir la France avec la RDA dans cette période troublée. Jamais l’État est-allemand ne parvint à mettre en cause la relation privilégiée que la France avait entretenue jusqu’alors avec la République fédérale d’Allemagne. La question a soulevé dans le public des débats passionnés, suscitant une intervention très documentée de Jean-Claude Tribolet, consul général de France à Francfort-sur-le-Main, qui avait vécu en tant qu’attaché de presse à l’ambassade d’Allemagne ces événements majeurs pour l’avenir de l’Europe. Dans un deuxième temps, la professeure de la Sorbonne revient sur un certain nombre de problèmes particuliers de la relation franco-allemande. L’année 1968 et le terrorisme jouent dans l’un et l’autre des pays un rôle important dans leur évolution.

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H. Miard-Delacroix montre pourtant les dissonances qui peuvent exister malgré l’effet miroir. L’un de ces aspects est le rôle du parti communiste, parfaitement intégré dans le paysage politique et médiatique français et jouant un rôle fondamentalement structurant pour les communes périphériques, alors qu’il était naturellement banni dans la partie occidentale de l’Allemagne. En effet, la division du pays le rendait extérieurement omniprésent. De la même façon, il est difficile de comparer les années de plomb du terrorisme allemand avec l’épiphénomène que joua un mouvement comme Action directe. Mais ce regard biaisé joue aussi pour les cultures du souvenir, qu’il s’agisse des débats approfondis des Allemands vis-à-vis du nazisme ou de l’introspection longtemps repoussée des Français vis-à-vis de la période de Vichy ou de la guerre d’Algérie, des débats sur des valeurs sociétales comme l’interruption de grossesse ou sur le rôle des médias dénoncé avec vigueur dès les années 70 par des écrivains comme Heinrich Böll. On pourrait aussi évoquer plus près de nous les questions attenantes à l’identité nationale. Pourtant, comme le souligne la chercheuse, le moteur se ressoude au-delà des disparités sociétales dès qu’il s’agit de faire avancer la cause européenne. Hélène Miard-Delacroix est naturellement parfaitement consciente qu’une telle synthèse laisse en suspens un certain nombre de sujets, ne serait-ce que parce que les archives pléthoriques et pas toujours accessibles ne peuvent être exploitées dans leur intégralité par une seule personne. Néanmoins, la conférence sait rendre compte d’une période somme toute compliquée sans relation conflictuelle forte, mais suffisamment riche en événements pour que sa narration en soit extrêmement risquée et complexe. En effet, des sujets abordés comme les crises énergétiques, les révolutions technologiques ou encore les inégalités croissantes ont des prolongements actuels qui ne cessent d’ébranler les fondements démocratiques qui s’étaient consolidés dans les années décrites au cours de l’intervention à propos de l’ouvrage concerné. Cependant, comme le souligne avec pertinence l’oratrice, il ne faut pas exagérer les côtés les plus sombres de la période traitée. L’histoire le prouve : il est difficile aujourd’hui de séparer dans l’imaginaire collectif, qu’il soit européen ou extra européen, les deux partenaires qui fonctionnent comme un moteur pour l’intégration du continent et comme un paradigme partout admiré, malgré ses nombreuses querelles occasionnelles, d’une réconciliation parfaitement réussie.

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Par-delà nature et culture. Dialogue avec l’anthropologue Philippe Descola / Gespräch mit dem Anthropologen Philippe Descola : Jenseits von Natur und Kultur Francfort-sur-Le-Main, 26 janvier 2012

Jean-Louis Georget

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Jean-Louis Georget

1 Invité par l’IFHA, Philippe Descola, qui vient d’obtenir la médaille d’or du CNRS en 2012, est venu faire une conférence sur son dernier ouvrage Par-delà nature et culture. Titulaire de la chaire du Collège de France, il connaît bien l’université Goethe puisqu’il est déjà venu y dispenser des cours magistraux et des séances de séminaire dans le cadre d’invitations récurrentes de l’Institut Frobenius dont les locaux se trouvent aujourd’hui sur le campus Westend. Après une présentation exhaustive de la biographie et du travail de l’orateur par Pierre Monnet, directeur de l’IFHA, l’exposé a débuté. La compréhension pour le public allemand en a été grandement facilitée par l’irréprochable traduction de Richard Kuba, chercheur à l’Institut d’ethnologie de Francfort. A la fin du débat, le discutant invité, Thomas Reinhardt, professeur assistant à l’université Ludwig-Maximilian de Munich, a débattu avec l’anthropologue français sur les thèses exposées.

2 Ph. Descola a expliqué que la conception contemporaine largement répandue dans le monde occidental selon laquelle il convient de séparer la nature des activités humaines n’est pas aussi universelle qu’on peut le penser. L’anthropologie moderne est sommée

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de réformer ses schémas intellectuels pour dépasser cette fracture artificielle, qui obère toute véritable intelligibilité du monde. L’un des obstacles majeurs pour ce faire est le relativisme méthodique prôné par la discipline depuis la fin du XIXe siècle pour construire des catégories, dont l’homme cartésien est l’étalon par excellence, afin de penser l’altérité. Considérant cette approche comme parfaitement erronée, le spécialiste des indiens d’Amazonie a expliqué comment, en surmontant cette aporie, il éclaircissait le fonctionnement des systèmes sociaux des peuples étudiés.

3 Son long commerce avec les Jivaro Achuar est naturellement l’un des piliers fondamentaux l’ayant conduit à envisager et concevoir une nature douée d’intentionnalité. Les Achuar organisent leurs activités en fonction de leur vie onirique, utilisant les incantations chantées pour créer du lien entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Ph. Descola se pose, à partir de ce moment, la question de la légitimité d’une approche plutôt que d’une autre, d’une vision dualiste plutôt que d’une vision holiste de l’univers. En effet, la vision dualiste est récente, puisqu’elle a pris sa forme définitive dans le cours du XVIIIe siècle, Rousseau étant l’exemple même de ce flottement d’une opposition entre nature et société, qui n’existe pas encore sous sa forme thématisée même au siècle des Lumières dont il est l’une des figures de proue. L’anthropologue montre comment la notion de culture est intimement liée à l’Allemagne du XIXe siècle, l’ampleur de la réaction germanique à l’Europe des Lumières et à son universalisme étant la conséquence de sa difficulté à se constituer comme nation, comme l’a thématisé Norbert Elias dans Le procès de la civilisation. L’Allemagne s’est d’ailleurs constituée une ethnologie propre pour déterminer les spécificités singulières du peuple allemand et qui a généré ultérieurement, en traversant l’Atlantique, le corpus théorique de l’anthropologie américaine sous l’égide de Franz Boas. Le titulaire de la chaire du Collège de France insiste sur la séparation progressive qui s’est faite entre ethnologie anglaise et française d’une part, germanique et d’outre-Atlantique d’autre part. Le naturalisme, fruit de l’évolution disciplinaire, est l’idée datée et co-substantielle de l’émergence des identités nationales qu’une grande variété de cultures s’adapte au monde naturel en le déclinant sous une infinité de formes.

4 L’anthropologue affirme que la scission ainsi établie est paradoxale, puisqu’il existe une continuité physique évidente entre la nature et l’être humain en ce qu’il ne se distingue nullement des autres vivants du point de vue de son métabolisme. De fait et de manière quelque peu abusive, les Occidentaux considèrent l’homme comme une entité distincte, parce qu’il possède une conscience, même si au plan purement physique, il est soumis aux mêmes principes métaboliques que tous les êtres vivants, êtres animés les plus complexes et inanimés et les plus rudimentaires subissant les mêmes lois naturelles. Si les Occidentaux affirment une discontinuité sur le plan de l’intériorité, tout en constatant la continuité physique avec la nature, les animistes, première catégorie à laquelle il s’attache, réagissent différemment puisque les plantes et les animaux sont considérés comme des personnes, dotées d’une intériorité qui leur confère une certaine sensibilité à l’autre, voire une vie sociale. Chacune de ces entités possède un corps particulier, porteur d’atouts biologiques spécifiques, qui leur donne accès à un certain type de monde, ces mondes communiquant entre eux sur le mode onirique par exemple.

5 Le chercheur insiste ensuite sur la seconde catégorie générique de son ouvrage, le totémisme, à partir duquel il établit une typologie spatiale couvrant de larges aires

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culturelles. Très présent en Océanie, il consiste à regrouper humains et non-humains partageant les mêmes propriétés au sein d’un même groupe, chaque totem représentant une caractéristique de comportement qui peut correspondre aussi bien à l’homme qu’à l’animal : on y trouve, pour ne citer que quelques exemples de l’auteur pour illustrer son propos, le totem de la vélocité, celui de la paresse ou celui de la force. Il termine son intervention en parlant de l’analogisme, forme très courante, qu’on retrouve aussi bien en Chine, en Inde ou en Afrique de l’Ouest. Ce mode de pensée est toutefois plus familier à l’Occident que ne sont les précédentes catégories, puisqu’il a prévalu en Europe de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance. Le système présente une image du monde composée de singularités qui se font écho et sont ordonnées par un dispositif de correspondances. Dans la pensée chinoise, les analogies relevées entre certains éléments du monde sont reliées par des tableaux de correspondances ; en Inde, ce sont les castes qui organisent la société. En Occident, la philosophie néo-platonicienne de Plotin jusqu’à celle qui conduit à l’aube du naturalisme classifie tous les êtres vivants en vertu d’une échelle qui va de la perfection de Dieu à la vilenie des êtres les plus insignifiants.

6 En présentant cet ouvrage, Ph. Descola prouve une fois encore que l’anthropologie peut éviter l’écueil du prêt-à-penser. Il souligne d’ailleurs qu’en France et en Allemagne, ce fut la vocation de la discipline depuis ses origines. On ne saurait qu’approuver cette affirmation en considérant avec attention la généalogie de la discipline, qui mêle dans ses différentes matrices médecine, histoire ou ethnographie acribique. Gardant un certain penchant pour la philosophie dont il est disciplinairement issu, le professeur du Collège de France souligne que celle-ci et l’anthropologie poursuivent les mêmes desseins, cette dernière ayant l’avantage sur la première de pouvoir jouer sur la richesse empirique que représentent les expériences historiques, géographiques ou sociologiques extrêmement diverses dont elle se nourrit et qui démontrent l’ingéniosité des solutions apportées à un problème soulevé dans une société donnée. L’anthropologue, observateur averti du morcellement et de l’individualisation de nos sociétés contemporaines, préserve une foi dans l’inventivité collective, étendant ses théories et leurs conséquences à d’autres domaines, notamment celui de la psychologie auquel il s’intéresse actuellement du fait d’une collaboration intensive avec des chercheurs issus de cette discipline. La soirée fut fructueuse en pistes de lectures multiples et en ouvertures sur d’autres univers, l’interdisciplinarité souvent invoquée surgissant en permanence dans les détours et les méandres de son propos.

7 S’attachant à ces liens entre psychologie et anthropologie, l’auteur a souligné le fait que Freud, dans Totem et Tabou, a fabriqué un mythe analogique, très différent d’un mythe animiste. En effet, dans le cadre de l’animisme, il n’y a pas de transition entre nature et culture, puisque tout univers façonné par une culture indifférenciée se voit attribuer ses différences par la nature dans la mesure où elle lui octroie, par une série d’événements, des caractéristiques physiques associées à son nom, tout en conservant sa cohérence intérieure. L’histoire de la spéciation n’a rien à voir avec les téléologies qui vont d’Hésiode à Herder, vers un âge d’or de la culture lié aux représentations historiques propres aux auteurs et aux époques. D’ailleurs le mythe analogique, qui vise, par un récit étiologique, à rendre compte du présent en faisant une archéologie des étapes du savoir qui l’ont rendu potentiellement possible, relie le disjoint dans une narrativité propre aux processus linguistiques et aux modes de pensée occidentaux. De ce fait, Ph. Descola, pendant la discussion, a souligné ses doutes quant à la pertinence des analyses psychanalytiques, qu’elles soient d’ailleurs freudiennes ou qu’elles

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relèvent d’autres obédiences, pour les sociétés extra-européennes : les concepts, à la manière dont l’a souligné Reinhart Koselleck, sont dépendants de leur histoire et de leur inscription dans un contexte, à la manière dont la Vienne de la fin de siècle constitue un biotope très particulier. S’il existe bien un inconscient universel reposant sur le refoulement, à la manière dont l’a théorisé Carl Gustav Jung à partir de l’idéalisme de Friedrich Joseph von Schelling, il est difficile de le faire passer du plan individuel au plan collectif sans prendre en compte l’arrière-plan historique du freudisme. L’idée a pénétré l’anthropologie par l’intermédiaire de Lucien Lévi-Brühl, précocement et bien traduit en allemand dans les domaines de la Volkskunde et de la Völkerkunde.

8 L’un des apports majeurs de la conférence a consisté à élargir la réflexion anthropologique à des questions philosophiques fondamentales, comme celle du monisme que l’auteur a abordé de manière presque stratégique pour échapper au modèle classique opposant la multiplicité des cultures à l’unicité de la nature, à la façon dont la définissait Parménide. On pourrait presque dire que Ph. Descola, dans le débat initié par Richard Kuba et Thomas Reinhardt, ne fait pas mystère d’une certaine forme de dualisme, qui ne relève ni de la vulgate cartésienne opposant corps et esprit, ni du réalisme cognitif opposant sujet connaissant et monde connu, mais d’une approche occidentale mettant en jeu une distinction universelle et ne projetant pas sur des peuples pour qui elle n’est pas pertinente la distinction entre nature et culture : on retrouve ici l’idée du point de vue symétrique soutenue par Bruno Latour. En cela, le penseur fait montre d’une grande originalité puisque la théorie de la connaissance de Claude Lévi-Strauss, à laquelle l’anthropologue fait référence tout en s’en distanciant, évacuait subtilement pour ainsi dire le dualisme entre culture et nature.

9 La réflexion de l’anthropologue pose la question même de son fondement scientifique, pour lequel on peut se demander s’il relève d’une cosmologie particulière, que l’on pourrait assimiler à un naturalisme moderne, ou s’il relève de lois universelles, dont l’anthropologie des sciences, discipline nouvelle, se ferait l’écho. L’auteur de l’ouvrage Par-delà nature et culture souligne combien il encourage ses étudiants à pratiquer l’ethnologie de laboratoire afin d’actualiser la perspective épistémologique dominante qui s’attache à déterminer les conditions de possibilité de la connaissance scientifique. Les théories contemporaines sur le développement durable ont mis au centre de leurs préoccupations la protection de la nature, la politisant, ce qui rend une telle démarche parfaitement incompatible avec les autres ontologies, puisque ce qui est considéré comme un objet extérieur, à savoir la nature, n’est pour un animiste ou un totémiste que le prolongement de son espace social, avec lequel il entretient des rapports de bon voisinage qui n’augurent en aucun cas d’un jugement de valeur sur leur qualité. De plus, le développement de technologies nouvelles brouille les pistes entre ce qui relève de nature et culture, notamment dans le domaine de la reproduction, qu’il soit celui de l’humain positivement connoté comme la procréation médicalement assistée ou du végétal négativement perçu comme les organismes génétiquement modifiés. Des phénomènes comme le Waldsterben ou, plus près de nous, le réchauffement climatique, mêlent indistinctement aspects naturels et culturels. Ph. Descola s’engouffre donc dans l’interstice ainsi ouvert par le flottement croissant des repères, menant une réflexion intempestive sur des phénomènes qui sont désormais au centre de nos réflexions sociétales. Il en veut pour preuve l’obsolescence progressive dans ce domaine d’une pensée comme celle de Descartes et de ses épigones, qui récusaient toute possibilité de l’existence d’une âme pour les animaux. Le droit contemporain, s’appuyant sur des cas

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de jurisprudence de plus en plus nombreux et sur des pensées novatrices émergentes dans ce domaine, comme celle de la philosophe Florence Burgat, reconnaît désormais une atteinte aux animaux, différente de celle qui prévalait jusqu’alors et qui s’appuyait sur la représentation kantienne selon laquelle toute maltraitance de l’animal était une atteinte à la dignité de celui qui dispensait les sévices. Le fait d’accorder aux animaux une personnalité juridique signifie pour le moins que la discrimination dont ils étaient victimes n’avait rien de naturel, même s’il ne remet pas fondamentalement en cause l’ontologie naturaliste du fait de la disparité des facultés morales.

10 Si l’interprétation du monde moderne relève en Occident d’une démarche très ethnocentriste, elle ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas de loi universelle qui la porterait. Sans doute cosmologie moderne et avancées scientifiques sont-elles plus liées qu’on ne pourrait le soupçonner a priori. La conférence invite, en s’appuyant sur la légitimité des scientifiques dans leur ensemble, à ce qu’ils exercent leur art dans le domaine des sciences humaines et sociales ou dans celui des sciences dures, et à remettre en cause la séparation épistémologique entre nature et culture.

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Le manuel d’histoire franco- allemand 2003-2011 : quel bilan, quel avenir ? Colloque international, Bordeaux, 2-3 février 2012

Pierre Monnet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Pierre Monnet

Les 2 et 3 février 2012 s’est tenu à Bordeaux, à l’initiative et sous la direction scientifique de Gérald Chaix (professeur d’histoire moderne à l’université de Tours et recteur de l’académie de Nantes), d’Etienne François (professeur d’histoire émérite à l’Université libre de Berlin), de Pierre Monnet (Directeur d’études à l’EHESS et Directeur de l’IFHA de Francfort) et de Jean-Louis Nembrini (recteur de l’académie de Bordeaux), avec le soutien financier de la Robert-Bosch-Stiftung, de l’Institut historique allemand de Paris et de l’IFHA de Francfort, un colloque international consacré à la conception, à la confection, aux usages et à l’avenir possible du manuel franco- allemand d’histoire. En effet, la parution en juin 2011 de part et d’autre du Rhin du troisième tome du manuel d’histoire franco-allemand destiné aux classes de seconde, après ceux des classes de première et de terminale parus respectivement en 2006 et 2008, était venue achever une entreprise initiée en 2003 suivant le vœu alors exprimé par un Parlement franco-allemand des jeunes réuni à Berlin à l’occasion de la célébration du 40e anniversaire du traité de l’Élysée. Le temps semblait donc venu, sinon de dresser un bilan définitif, du moins d’esquisser une réflexion consacrée au contexte long d’émergence (bien avant 1945), aux conditions et difficultés d’élaboration et d’écriture, mais aussi aux usages, aux élargissements, bref aux avenirs possibles d’un livre scolaire commun mot pour mot à deux pays, objet à la fois pédagogique et scientifique sans précédent et, pour le moment, sans correspondant dans le reste du monde.

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Il s’agissait tout d’abord de réunir certains des concepteurs, acteurs et faiseurs de ce manuel, à savoir le comité scientifique, les éditeurs, les rédacteurs et traducteurs, afin d’éclairer, dans une approche interculturelle, les conditions d’un dialogue scientifique, pédagogique, linguistique et éditorial qui a permis, dès 2004, d’aboutir à un cahier des charges commun (histoire de chaque pays, histoire de leurs interrelations et de leur évolution dans un contexte européen et mondial ; analyse des convergences, divergences et interactions ; étude des perceptions, interprétations, significations), puis de désigner un tandem éditorial franco-allemand et d’assurer enfin la parution tous les deux ans d’un nouveau tome bilingue du manuel. Il s’agissait ensuite de rassembler les utilisateurs de ce manuel, enseignants et élèves des deux pays, non seulement, comme cela va de soi, dans les classes d’histoire et de langue du secondaire, mais en tenant compte aussi des usages qui ont pu et peuvent toujours se développer dans les classes préparatoires et le premier cycle universitaire. Il s’agissait également de convier les observateurs et critiques qui, en France et en Allemagne comme à l’étranger, ont suivi et commenté cette aventure, soit pour s’en approprier l’idée, voire s’inspirer du modèle (que l’on songe au manuel germano-polonais ou à la réflexion en cours dans d’autres régions des Balkans, du Proche-Orient ou de l’Asie), soit pour juger de sa pertinence et de sa valeur ajoutée, soit pour en évaluer les impacts politiques et historiographiques. Il s’agissait enfin de provoquer dans un cercle intellectuel plus large et à l’attention du public intéressé un débat pouvant porter sur l’enseignement du fait européen, sur la théorie et la pratique d’une appropriation commune et d’un transfert partagé des connaissances dans le cadre d’une approche plurielle et comparatiste et d’une méthode croisant les cultures, les traditions, les terminologies et les regards, et peut-être plus largement de susciter un débat sur le rôle de la mémoire et de l’histoire. Cette rencontre s’est organisée sous la forme de tables rondes thématiques, articulées autour de l’approche pédagogique (enseignement, programmes, bilinguisme, interculturalité) et méthodologique (comparatisme, histoire croisée), historiographique (traditions, regard franco-allemand, terminologie), éditoriale (manuel, images, textes, écriture, travail en équipe, traduction) et interculturelle (lectures, usages, diffusion, échos, controverses), en présence d’un public large, avec une traduction simultanée en français, allemand et anglais. Tenues dans les locaux de la faculté de droit de l’université de Bordeaux en plein cœur de ville, ces trois tables rondes s’intéressèrent successivement aux aspects suivants : « Le manuel franco-allemand d’histoire : retour sur une expérience réussie », « Le manuel franco-allemand d’histoire : une expérience pour d’autres en Europe et dans le monde ? » et « Le manuel franco-allemand d’histoire : une première étape vers le rapprochement des programmes européens d’enseignement ? ». Elles furent précédées, la veille, d’un colloque des lycéens et de leurs enseignants. Ce colloque des « utilisateurs », qui a réuni 120 élèves français et allemands des classes de terminale, première et seconde d’une trentaine de lycées utilisant le manuel en cours, pour beaucoup d’entre elles des classes européennes et des classes Abibac, mais pas exclusivement, a d’abord reposé sur une enquête menée sous la conduite du ministère français de l’Éducation nationale auprès de classes françaises et de leurs professeurs répartis dans 33 lycées à section Abibac et 39 lycées sans section Abibac. Les résultats de cette enquête, qui souhaitait éclairer à la fois l’identité, les usages et les attentes des utilisateurs répondants, ont montré que dans un cas sur deux, le manuel était utilisé en qualité de manuel régulier et de manière systématique, bien

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naturellement dans les classes préparant au baccalauréat franco-allemand, tandis que dans l’autre moitié des cas le manuel était utilisé en complément d’un manuel national régulier. Le manuel était qualifié dans ce dernier cas d’objet de liberté pédagogique, en particulier (70 % de réponses positives) en raison du caractère innovant et pertinent d’une documentation bilingue et renouvelée. Un autre résultat de l’enquête a révélé que le manuel franco-allemand, quand il obtenait le statut de manuel régulier de la classe, était de plus en plus utilisé à mesure que l’on avançait dans la scolarité, soit à 87 % en classe de terminale, à 64 % en classe de première et à 39 % en classe de seconde, confirmant ainsi un usage progressant avec le niveau d’allemand des élèves. Il importe de noter que l’utilisation plus minoritaire en classe de seconde s’explique également par une réforme des programmes d’histoire en classe de seconde française, le nouveau programme ne correspondant plus vraiment aux chapitres retenus dans la conception initiale du manuel à ce niveau lors de sa conception antérieure à la réforme. Ce manuel est d’autre part, toujours d’après l’enquête, massivement utilisé dans les cours d’histoire et seulement dans 10 % des cas en cours d’allemand, intervenant alors en complément d’un manuel linguistique traditionnel. Dans les classes Abibac utilisant le manuel, l’usage concerne comme on pouvait s’y attendre toutes les parties du livre (texte, documents, images, blocs historiographiques), tandis que dans les classes sans Abibac, le manuel est surtout exploité dans sa partie documentaire et pour les regards historiographiques croisés qu’il propose, soit pour des éléments que l’on ne retrouve pas dans des manuels d’histoire équivalents. A la question de savoir si le manuel aide à mieux comprendre le pays partenaire, la réponse se situe sans surprise à hauteur de 75 %. Mais, de manière plus intéressante encore, à la question de savoir si le manuel permet de mieux connaître son propre pays, par le biais d’un regard réflexif porté à partir de l’autre, la réponse est positive à 45 % et même à 58 % chez les élèves inscrits dans des lycées sans Abibac (les élèves des sections Abibac répondant positivement à 33 % pour leur part, une proportion plus faible qui s’explique par la connaissance déjà acquise par ailleurs de l’autre pays). Les élèves interrogés, qu’ils soient cette fois inscrits ou non dans des sections préparant au double baccalauréat, ont répondu à 85 % que, selon eux, les trois volumes présentaient une grande unité de style, de ton et de facture. Les deux tiers des élèves interrogés ont d’autre part répondu que le niveau de langue du manuel (dans le cas présent, l’allemand pour des locuteurs français) était exigeant et constituait une réelle difficulté, s’ajoutant à celle de l’assimilation du contenu historique. Toutefois, la même enquête fait apparaître que les sondés souhaitaient une extension de l’expérience du manuel à d’autres disciplines, en priorité à la géographie, qui leur a paru, avec l’histoire, former d’ailleurs la matière la plus apte à favoriser un rapprochement possible et souhaitable des programmes européens. Il convient sans doute sur ce point de tenir compte de la spécificité française d’un enseignement obligatoire et conjoint de l’histoire et de la géographie dans un même cours, laissant aisément supposer que les réponses seraient différentes dans une enquête similaire menée en Allemagne où non seulement les programmes varient d’un Land à l’autre mais obéissent à des combinaisons de matières très variables. Les discussions qui ont suivi la présentation des résultats de l’enquête ont essentiellement porté sur deux points. En premier lieu, on a unanimement (c’est-à-dire tant du côté français que du côté allemand) souligné la difficulté du niveau de langue, trop exigeant aux yeux des utilisateurs pour la classe de seconde dont le volume, il est vrai, a été le dernier à paraître et s’est donc presque naturellement calqué sur les deux précédents de première et de terminale, en en reproduisant presqu’inconsciemment les exigences,

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alors que le niveau de langue et de connaissance des élèves concernés aurait dû conduire à simplifier un peu le propos. En second lieu, on a pu relever l’hésitation entre deux modèles, soit celui d’un manuel régulier, soit celui d’un manuel destiné aux classes européennes, Abibac et à enseignement de la discipline non linguistique. À ces remarques critiques se sont ajoutés des souhaits, parfois contradictoires (et partant intéressants), formulés tantôt par les utilisateurs français qui ont demandé plus d’explication et de mise en perspective des documents, tantôt par les utilisateurs allemands qui demandaient de leur côté davantage d’explications notionnelles en gardant les concepts dans les deux langues dans chaque version linguistique du manuel. Cependant, un constat unanime a prévalu pour insister sur l’utilité du manuel dans les classes européennes et Abibac (environ 90 lycées dans chaque pays), dont les professeurs sont souvent seuls à enseigner de cette manière dans leur établissement et par conséquent parfois isolés, au sein même de la communauté de leurs collègues de la même discipline, le manuel revêtant dès lors une fonction de lien, de socle et presque d’identité à distance. Une autre partie des débats a précisément porté sur la perception, au sein d’un même établissement, du manuel par les autres collègues et les autres élèves peu ou pas concernés par le franco-allemand. Les volumes sont alors souvent considérés comme réservés à un petit groupe, comme élitistes, voire comme des vecteurs d’une idéologie officielle portée par le couple politique franco-allemand pour imposer une forme de vision de l’histoire européenne. De ce constat est ressorti le vœu d’un volume transversal, plus thématique, dont l’utilisation, à titre complémentaire, pourrait justement toucher d’autres publics, tel celui des classes de « Politik und Wirtschaft » en Allemagne (politique et économie), et ce afin de favoriser les échanges pédagogiques et méthodologiques, pas seulement entre enseignants français et allemands d’histoire, mais aussi entre enseignants d’autres disciplines au sein d’un même lycée. En effet, les différences pédagogiques demeurent nombreuses et il n’est pas facile, a-t-il été rapporté, de passer du prisme national au bilatéral voire au multilatéral car, a-t-il été rappelé de manière salutaire, tout n’est pas seulement français et allemand dans le franco-allemand, ne serait-ce qu’au regard de la part occupée par les immigrations et le multiculturalisme dans chacun des deux pays. La première table ronde du vendredi 3 février entendait d’abord revenir sur la rareté et l’exemplarité d’une entreprise éditoriale, pédagogique et scientifique s’étendant sur une période aussi longue et faisant intervenir dans un dialogue permanent et binational autant d’acteurs différents : conseillers ministériels, pédagogiques et universitaires, éditeurs, directeurs de collection, auteurs, traducteurs, utilisateurs devant les classes et in fine élèves eux-mêmes. Pour animer le débat, piloté par Pierre Monnet, avaient été convoqués Horst Möller, professeur émérite à l’université de Munich et Directeur de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich jusqu’en 2011, également membre du conseil scientifique du manuel d’histoire franco-allemand ; Mathieu Lepetit, professeur au lycée franco-allemand de Buc, auteur de chapitres du manuel ; Ilas Körner-Wellershaus, éditeur allemand du manuel (Klett Verlag) ; Françoise Fougeron, éditeur français du manuel (Nathan) ; Xavier de Glocwczewski, professeur au lycée Faidherbe de Lille et utilisateur du manuel ; Reiner Bendick, professeur au lycée Sophie Scholl d’Osnabrück et membre du conseil scientifique du manuel d’histoire franco-allemand. Il s’agissait dans un premier temps de livrer un bilan critique et réflexif des avantages et des difficultés qu’a pu représenter la conduite sur un tel laps de temps d’un projet dont l’exécution demandait un surcroît de coordination, de négociation et de compromis entre des concepteurs et des porteurs

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aux cultures et parfois aux intérêts tantôt convergents, tantôt divergents. Il s’agissait donc de donner la parole à ceux qui ont pensé puis fait le livre en détachant, dans une approche interculturelle, les conditions d’un dialogue scientifique, pédagogique, linguistique et éditorial, sorte d’histoire et d’aventure culturelle unique dans la première décennie du XXIe siècle (H. Möller). Dans un second temps, il convenait de s’arrêter sur la fabrication même d’un ouvrage complexe, à la croisée des programmes et des traditions d’enseignement (I. Körner-Wellershaus). Cette fabrication a posé dès l’origine la question des choix (Fr. Fougeron) : choix de style et d’écriture, de déroulement du récit, d’équilibre entre l’écrit et l’image, de questionnement faisant appel aux réactions des élèves, de répartition de la matière entre présentation et interprétation des faits, mais aussi d’initiation au travail critique et méthodologique de l’historien (concepts, documentation, dossier, cartographie, lexique, biographie). La question des découpages chronologiques, des coupures et des seuils propres à chaque tradition nationale et culturelle (M. Lepetit), celle aussi de l’orientation synchronique ou diachronique, de la sélection des thèmes et de leur intitulé (X. de Glocwczewski) appartenaient également aux thèmes du débat s’intéressant à une autre fabrique de l’histoire, de même que la question des échelles les plus pertinentes et de leur emboîtement (régionale, nationale, binationale, européenne, mondiale). Derrière la question de la langue et donc des effets de traduction (avec pour corollaire le débat sur les intraduisibles) se posait aussi le problème de la terminologie et plus généralement de la sémantique historique, condition indispensable d’une approche raisonnée de l’histoire croisée (R. Bendick). Comme pour toute opération historique, ce manuel révèle au total les choix dont il relève, qui parlent non pas tant pour le passé rapporté que bien davantage pour le présent qui suscite et oriente les perceptions, les interprétations et les questionnements. Après cette première approche en quelque sorte interne du manuel, la deuxième table ronde s’est intéressée à l’écho que le manuel a pu rencontrer en Europe et dans le monde. Pour en débattre, son animateur, Étienne François, a réuni Krzysztof Pomian, historien et philosophe, directeur de recherche honoraire au CNRS et directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales ; Stephan Geifes, coordonnateur scientifique à l’Institut historique allemand de Paris ; Akiyoshi Nishiyama, professeur d’histoire à la Kyoritsu Women’s University (Japon) ; Robert Traba, directeur de l’Institut de recherches historiques de l’Académie des sciences de Pologne à Berlin et Jean-Frédéric Schaub, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). La discussion a commencé par une présentation du manuel germano-polonais en cours d’écriture (R. Traba), sur la base d’un cahier des charges dont la rédaction s’est inspirée de la méthode suivie pour le manuel franco- allemand, mais sur des supposés et des traditions bien différents, notamment parce que la sensibilité à l’histoire ne repose ni sur les mêmes référents en Pologne, ni sur le même type de relation à l’autre. La comparaison avec cet exemple a néanmoins pu éclairer le cas franco-allemand en montrant quelles conditions sociétales, culturelles et politiques de longue durée étaient nécessaires pour qu’une telle entreprise soit pensable et possible (St. Geifes). Dans la foulée du débat, K. Pomian a bien mis en avant la vertu thérapeutique que ce manuel a pu revêtir pour la France et pour l’Allemagne sur le socle d’un travail de mémoire et de rapprochement accompli depuis plus de 50 ans, pour en souligner aussitôt les limites, affirmant que ce n’est pas par une duplication ou une multiplication du bilatéral que l’on parviendra à une dimension multilatérale, seule légitime à mériter l’épithète d’européenne, qualificatif qui suppose

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à la fois de trouver l’histoire européenne de l’Europe et, tout en même temps, d’articuler le national à l’européen. Partant de son terrain de spécialité, le monde hispanique, J.-Fr. Schaub a interrogé les raisons pour lesquelles un récit historique commun et comparable entre la France et l’Espagne serait difficile, lors même que les deux pays n’ont pas connu autant de guerres récentes que la France et l’Allemagne. De la sorte, c’était la question de l’échelle pertinente pour conduire les élèves « nationaux » au fait européen qui était posée, laquelle suppose qu’au-delà du simple bilatéral voire du multilatéral intra-européen, le fait colonial soit pris en compte, laquelle histoire d’ailleurs n’est pas une histoire coloniale extérieure, mais proprement nationale. Pour sa part, A. Nishiyama a éclairé la réception japonaise du manuel, lequel sera achevé d’être traduit en cette langue en 2013, tout comme il sera disponible en coréen l’année suivante. Cet intérêt pour le manuel en Asie du Sud-Est repose sur la nécessité peu à peu entrevue en Chine, au Japon et en Corée (du Sud) d’introduire des éléments de comparaison et de multiperspectivité dans une histoire encore très nationale et peu ouverte à la prise en compte du regard du voisin, particulièrement sur les guerres du XXe siècle. Des efforts sont entrepris, a-t-il poursuivi, essentiellement entre le Japon et la Corée, mais peu avec la Chine, à l’initiative de la société civile pour l’essentiel mais sans trouver pour l’heure de traduction ou de relais dans le milieu scolaire. La troisième table ronde, animée par Gérald Chaix, a rassemblé Vincent Hoffman- Martinot, directeur de l’IEP de Bordeaux ; Erick Roser, doyen de l’inspection générale de l’éducation nationale ; Stefan Krimm, Ministerialrat au ministère de l’Éducation de Bavière , membre du conseil scientifique du manuel d’histoire franco-allemand ; Jean Cassou, professeur français ayant participé à un programme d’échange européen et François Perret, directeur du Centre international d’études pédagogiques. Les questions qui y ont été débattues touchaient pour l’essentiel à l’effet du manuel franco-allemand sur une possible harmonisation des programmes, ou à tout le moins sur leur enrichissement thématique, essentiellement à l’échelle européenne, par l’introduction de problématiques justement soulevées par le regard croisé, ainsi du colonialisme, de l’impérialisme, des frontières, des identités nationales… L’expérience franco-allemande avait d’abord ceci d’intéressant, fut-il rappelé, qu’elle ne consistait pas seulement à harmoniser deux programmes mais 17 au total puisque la réalité fédérale de l’Allemagne confie aux 16 Länder régionaux la compétence scolaire. Il existait donc là déjà une forme de multilatéralisme qui dépassait de loin le simple couple binaire franco-allemand. Au-delà, c’est cependant toute la question de la notion même de « programme » qui était posée, c’est-à-dire de socle normé de connaissances transmissibles au sein d’une communauté, selon des types de niveaux, de compétences et de parcours. Or, le manuel est précisément le lieu de la sanctification et de la normalisation de ces compétences et de ces parcours, engageant des compétences à leur tour sanctifiées par la formation et le recrutement des enseignants dont jusqu’à présent, y compris en France et en Allemagne, la professionnalisation et le recrutement ne reposent que rarement sur l’exigence de la maîtrise d’une langue européenne et d’un séjour de mobilité dans un autre pays (sans même parler du fait que dans seulement un tiers des pays de l’OCDE existe la conception d’un programme dit « national », le contenu de ce programme étant le plus souvent délégué aux collectivités locales, voire aux écoles elles-mêmes). C’est donc au prix d’une réflexion engageant tous ces paramètres à la fois, qui ne sont par conséquent pas seulement de contenu, que peut s’engager un dialogue sur l’enseignement du fait européen, c’est-à-

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dire la question de savoir ce que doit aujourd’hui savoir un jeune Européen pour se sentir européen. Cette manifestation s’est achevée par un discours prononcé par Alain Juppé, alors ministre des Affaires européennes et étrangères et maire de Bordeaux, devant les quelque 240 participants et intervenants (dont 150 élèves et leurs enseignants). Pour faire suite à cette manifestation, l’IFHA, en concertation avec l’Institut français de Mayence, les éditions Klett et le Schulamt de Hesse, a organisé à Francfort le 19 avril 2012 un atelier réunissant cette fois des enseignants allemands de la Hesse et de la région de Rhénanie-Palatinat intervenant en classes Abibac et européennes (21 professeurs de 15 lycées différents) pour leur faire part d’un côté des résultats de l’enquête et des tables rondes du colloque de Bordeaux et pour recueillir de l’autre leurs témoignages et leurs attentes sur l’usage et l’avenir de ce manuel, à quelques mois des célébrations en 2013 d’un cinquantenaire du traité de l’Élysée dont ce manuel est bien le produit. Les trois intervenants, Rainer Bendick, Ilas Körner-Wellershaus et Pierre Monnet, tous trois déjà participants du colloque de Bordeaux, ont successivement présenté l’ensemble du projet, puis sa confection éditoriale et enfin son usage à partir de deux chapitres précis du manuel de première (la Première Guerre mondiale) et de seconde (la Réforme).

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Le théâtre de l’université Débat, Francfort-sur-le-Main, 16 mars 2012 Traduction : Céline Lebret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par la faculté de philosophie de l’université de Francfort et traduit par Céline Lebret

1 La discussion « The theatre of the university / Le théâtre de l’université » constituait le point d’orgue de la « Conférence Derrida. Francfort 2012 » organisée par la faculté de philosophie pratique (philosophie politique et du droit – Prof. Christoph Menke), l’Institut de littérature générale et comparée (Prof. Werner Hamacher) et la faculté de philosophie sociale (Prof. Axel Honneth) de l’université Goethe. Cette conférence internationale, dédiée à l’un des penseurs français les plus influents de la fin du XXe siècle, s’est déroulée du 14 au 16 mars 2012 sur le campus Westend de l’université de Francfort. L’université de Francfort, berceau et lieu traditionnel de la théorie et de la pensée critiques, était un lieu particulièrement adéquat pour confronter cette tradition avec la pensée de la déconstruction forgée par Derrida.

2 Le débat organisé au théâtre de Francfort sous le titre « Le théâtre de l’université » se voulait un hommage à l’engagement de Derrida pour l’enseignement supérieur et à sa critique de l’université. A partir d’un texte important de Derrida, L’université sans condition, la discussion a abordé les problèmes actuels et aigus du paysage universitaire allemand. Elle était conçue et animée par Werner Hamacher de l’université de Francfort. La salle Chagall du théâtre de Francfort, avec sa toile monumentale Commedia dell’ Arte de Marc Chagall, en constituait le cadre. La discussion a rassemblé environ 200 personnes. Elle a bénéficié entre autres du soutien du bureau de la coopération universitaire de l’Ambassade de France ainsi que de celui de l’IFHA.

3 Le podium rassemblait des intervenants allemands et français. Il s’agissait d’interroger l’actualité du texte de Derrida et surtout d’en prolonger la réflexion. Werner Hamacher, qui a été un ami de longue date de Jacques Derrida et est lui-même un représentant éminent de la déconstruction, courant philosophique fondé par Derrida, était à la fois intervenant et modérateur. Les autres participants étaient Bruno Clément, professeur

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de littérature française à l’université Paris 8 (Vincennes-St Denis) et de 2004 à 2007 directeur du Collège international de philosophie co-fondé avec Jacques Derrida, Martine Meskel-Cresta, responsable du site d’Étiolles de l’IUFM – université de Cergy-Pontoise, en charge de la formation des enseignants français, ainsi que Martin Saar, qui est assistant depuis 2004 au sein de l’équipe de recherche « Théorie politique et histoire des idées » (Prof. Rainer Forst) à l’Institut d’études politiques (faculté de sociologie) de l’université Goethe de Francfort et actuellement professeur-remplaçant de philosophie pratique à la faculté de philosophie de Hambourg.

4 Werner Hamacher a d’emblée insisté sur le caractère très préoccupant de la situation des universités allemandes ; il s’est particulièrement inquiété des changements de mentalité survenus ces dernières années dans le fonctionnement des universités, ainsi que des nouveaux concepts qui se sont insinués dans les méthodes de travail universitaires. Werner Hamacher interprète l’évaluation de la recherche universitaire sur la base de critères de compétitivité, ainsi que la séparation croissante de la recherche et de l’enseignement comme des signes de la crise que traversent les universités européennes depuis des années, en particulier depuis le processus de Bologne. Ces nouvelles formes d’ « économisation » correspondent selon lui à une nouvelle éthique du travail qui se répand dans le paysage universitaire en Europe et ailleurs.

5 À sa suite, Bruno Clément a tenté – en français – de reconstituer le contexte de création du Collège international de philosophie. Il a exposé les problèmes auxquels étaient confrontés les intellectuels et les universitaires dans la France de l’après Mai 1968, dans le contexte d’une montée en puissance du socialisme. B. Clément a décrit les idéaux qui accompagnaient la naissance du Collège et les espoirs attenants, nés des discussions et des protocoles de travail établis lors de sa conception. Les ressemblances qu’il établit entre la situation précédant la fondation du Collège et la situation actuelle de l’université en Europe font cependant l’impasse sur les nouveaux problèmes qui ont émergé plus récemment dans le champ des relations entre l’université, la société et l’économie.

6 Afin d’illustrer les efforts importants que Derrida a déployés pour revivifier l’institution universitaire et renouveler l’enseignement de la philosophie, Martine Meskel-Cresta a choisi un autre exemple : l’engagement du philosophe au sein du GREPH (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique). Ce groupe, antérieur au Collège, fut cofondé en 1975 par Derrida et se consacra aux problématiques de l’enseignement de la philosophie dans le secondaire. À la différence de Bruno Clément, Martine Meskel-Cresta s’est appuyée sur des textes du philosophe rédigés dans le contexte du GREPH, dans lesquels celui-ci fait référence au rôle et aux tâches de l’université, mais aussi aux bases politiques et idéologiques de l’Union européenne. Martine Meskel-Cresta a appelé à un nouvel élan critique, nécessaire pour ranimer le principe de liberté inconditionnelle que l’université devrait incarner. Il est, selon elle, indispensable en ces temps de crise de générer en effet une rupture radicale : « Il est impératif de rompre avec la sacralisation de scènes imaginaires, de travailler en faisant preuve d’insolence et d’indiscipline afin de renverser les choses. Ceci provoquera certainement des inquiétudes, des changements, dérangera et suscitera des émotions intenses. Mais ainsi, les clichés, qui ont perdu toute connexion avec l’avenir, seront renversés. ». Cela ne signifie pas pour Martine Meskel-Cresta que l’université en tant qu’institution doit être abandonnée. Il s’agit plutôt d’ouvrir l’espace de l’université et

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de mettre fin à sa fermeture sur le monde social, afin que les frontières entre les lieux de l’enseignement académique et les lieux de la vie réelle s’effacent. On verra ainsi émerger des « carrefours » que la philosophe, à la suite de Derrida, a défini comme des lieux où l’université se manifeste comme un facteur d’action et de création, et où elle ne tient plus un rôle passif qui la conduit à accepter des exigences venues de l’extérieur.

7 Martin Saar, tout en réagissant à ces différentes problématiques et réflexions, a préféré aborder plus concrètement la question des stratégies à mettre en place dans l’enseignement supérieur. Selon lui, la réflexion sur l’institution universitaire est en effet traversée par deux courants de pensée qui correspondent à deux tactiques politiques différentes : la « nostalgie » et la « perte de la réalité ». La première correspond au désir de retrouver l’atmosphère prétendument authentique qui aurait régné dans les universités dans les années 70 et 80. La « perte de la réalité » désigne le rejet aveugle et inconsidéré de toute institution, y compris de l’Université, en oubliant que seule cette dernière offre pourtant un abri favorable à la formation et à la libre pensée. Martin Saar s’inspire de Derrida pour proposer des stratégies alternatives : le rôle de l’Université doit être repensé, sans pour autant abandonner cette dernière à elle-même. Les cursus d’études doivent être révisés, mais pas imposés de l’extérieur. Les combats doivent être menés non au dehors, mais au contraire à l’intérieur de l’institution universitaire : « Contre le fantasme nostalgique d’une essence de l’Université et à contrario d’un refus – idéalisé – de la réalité, la vision déconstructiviste de l’Université veut insister sur les faiblesses et la vulnérabilité de l’institution qui tente de faire réfléchir, de critiquer et d’enseigner avec sérieux. » Nous ne sommes pas selon lui totalement désarmés face aux changements actuels. Il a ainsi insisté : « Dans cet espace ultra-dynamique, où tant d’acteurs se battent pour avoir de l’influence sur et au sein de l’Université, alors que la situation est complexe, l’Université subissant des pressions de toute part, nous pouvons encore prendre des décisions, établir des distinctions, prendre position. Pour le dire autrement, c’est notre crise, notre combat ; si nous ne prenons pas des décisions, d’autres le feront à notre place. »

8 Les questions du public, en particulier des étudiants, à l’issue du débat, ont témoigné d’un besoin urgent de nouvelles perspectives dans la politique de l’éducation. On avait la confirmation, à l’issue de cette discussion, que la pensée de Derrida pouvait y contribuer.

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Des séries de conférences de médiévistes français en Allemagne

1 Le vendredi 23 mai 2012, à l’invitation conjointe de l’IFHA et du département des études médiévales de l’université Goethe de Francfort (Bernhard Jussen et Jan Rüdiger), Patrick Boucheron (univ. Paris I-Panthéon-Sorbonne) a présenté une conférence intitulée « Conservation de la ville et transformations urbaines : les cités de la Renaissance italienne et le temps du politique » dont nous communiquons dans l’article suivant le résumé rédigé par l’auteur.

2 Cette communication, intervenue après deux présentations effectuées par l’historien le 21 à Bonn et le 22 mai à Münster, s’inscrivait dans un programme plus ample d’invitations de médiévistes français à l’université de Francfort, puisqu’avant Patrick Boucheron étaient venus parler Pierre Monnet (EHESS et IFHA) le 24 octobre 2011 sur « Villes et espace public au Moyen Âge, » Benoît Grévin (CNRS, Paris) le 1er novembre 2011 sur les nouvelles recherches consacrées aux techniques écrites de la rhétorique politique à l’âge de l’ars dictaminis (XIIIe-XIVe siècles) et Stéphane Péquignot (EPHE, Paris) sur les langues de la négociation à la fin du Moyen Âge. Après eux, Jean-Claude Schmitt (le 24 octobre 2012 sur les rythmes au Moyen Âge) et d’autres collègues en 2013 devraient poursuivre cette série. Pour Francfort, cette suite d’invitations organisée en concertation avec un séminaire universitaire local constituait comme le prolongement de la coopération initiée par Thomas Lienhard, directeur de l’IFHA jusqu’au 31 août 2011, et Joachim Henning, professeur d’archéologie à l’université Goethe de Francfort, consistant depuis le 30 novembre 2010 en une série de conférences portant sur le thème « Gaulois-Romains-Francs : tendances récentes de l’archéologie en France ». Les conférences, tenues en français mais traduites sur papier en allemand, ont permis à un total de 11 historiens et archéologues français du haut Moyen Âge de venir présenter leurs travaux et les résultats de leurs fouilles (Isabelle Catteddu (univ. Paris I-Panthéon- Sorbonne), « Fouilles d’habitats du haut Moyen Âge en France du Nord : découvertes récentes » le 30 novembre 2010 ; Luc Bourgeois (CNRS) le 21 décembre 2010 ; Laurent Schneider (CNRS LAMM & univ. d’Aix-en-Provence/Marseille), « Les établissements de hauteur entre Antiquité et haut Moyen Âge en France méridionale » le 11 janvier 2011 ; Cyril Castanet (univ. Paris VIII Vincennes/Saint-Denis), « La Loire en val d’Orléans. Dynamiques fluviales et socio-environnementales de la période gallo-romaine jusqu’à la

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période actuelle », le 19 avril 2011 ; Sandrine Robert (univ. de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense), « Paris au Moyen Âge : Analyses urbaines archéogéographiques dans le cadre du programme de recherches Alpage » le 24 mai 2011 ; Pierre Ouzoulias (CNRS, UMR 7041 ArScAn), « La villa dans l’est de la Gaule : ses racines pré-romaines et son rôle agricole au début du Moyen Âge » le 14 juin 2011 ; Anne Nissen-Jaubert (univ. François- Rabelais de Tours), « Pôles religieux et habitat privilégié en milieu rural dans l’ouest du monde franc : nouvelles trouvailles archéologiques » le 28 juin 2011 ; Jean-Denis Laffite (INRAP), « Villae, occupation du sol et voies de communication dans la région de Metz (Antiquité tardive – haut Moyen Âge) » le 25 octobre 2011 ; Julian Wiethold (INRAP), « L’archéologie préventive en Lorraine et Champagne-Ardennes et la paléobotanique », le 1er novembre 2011 ; Jean-Paul Petit (Conservation d’archéologie du Département de la Moselle), « Bliesbruck-Reinheim (département Moselle, France/Land de Sarre, Allemagne) et la vallée de la Blies inférieure dans l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge », le 15 novembre 2011 ; François Gentili (INRAP), « Archéologie du village du premier Moyen Âge au travers de quelques fouilles préventives autour de Paris », le 31 janvier 2012).

3 Mais d’autres universités composent aussi un programme d’invitations récurrentes de médiévistes français. C’est le cas du département d’histoire médiévale de Münster (Martin Kintzinger) qui a pris l’initiative à l’automne 2011 de la fondation d’un forum interdisciplinaire d’études françaises. Pour l’inaugurer, Claude Gauvard (univ. Paris I Panthéon-Sorbonne) a prononcé le 16 novembre 2011 à Münster une conférence sur « La peine de mort au Moyen Âge : nouvelles perspectives ». Avant elle étaient venus parler le 17 octobre 2011 Dominique Stutzmann (IRHT-CNRS Paris) sur le thème « Histoire de l’écriture et normes sociales. Pour une analyse électronique des systèmes graphiques médiévaux », puis le 7 novembre 2011 Antoine Destemberg (Paris I/Arras) sur « L’honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social – autour de l’exemple parisien (XIIe-XVe siècle) ». Ils ont été suivis de Rémy Cordonnier (Lille) « Un exemple de méthode pour la pratique de l’exégèse visuelle. L’Aviarium d’Hugues de Fouilloy (XIIe siècle) » le 12 décembre 2011, le 16 janvier 2012 de Étienne Anheim (univ. Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines) « Une sociologie historique des formes de la culture savante à la fin du Moyen Âge. Quelques perspectives », le 23 avril 2012 de Sylvie Joye (univ. Reims) « Historiographie et histoire du mariage par rapt au haut Moyen Âge », le 14 mai 2012 de Benoît Grévin (CNRS-LAMOP Paris) « Nouvelles perspectives en histoire de la rhétorique médiévale ? L’ars dictaminis entre théorie et pratique (XII-XIVe siècle) », le 20 mai 2012 de Patrick Boucheron (univ. Paris I- Panthéon-Sorbonne) « Chevaliers et ruines antiques : le paysage urbain des villes médiévales dans le Midi de la France », le 5 juin 2012 de Michel Zink (Collège de France) « L’amour humilié dans la poésie du Moyen Âge », et enfin le 11 juin 2012 sont intervenus Maud Pérez-Simon (Paris III) « Le Roman d’Alexandre en prose au prisme de ses manuscrits, ou des différentes façons de lire un même texte » et le 12 juillet 2012 Joël Chandelier (Paris VIII) « Médecine et anthropologie à la fin du Moyen Âge : une nouvelle approche ».

4 Il existe sans doute, au-delà du commerce permanent des colloques et ateliers de recherche, d’autres invitations et échanges d’enseignants-chercheurs et universitaires de ce type entre établissements français et allemands en histoire médiévale (on peut citer, entre autres, le programme d’invitations de l’université de Fribourg), sans compter les invitations au cas par cas de conférenciers médiévistes prononcées par des centres français en Allemagne, des Frankreichzentren ou bien des manifestations dans le

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cadre de cursus intégrés et de collèges doctoraux franco-allemands en histoire. La base de données en cours de constitution (voir l’article consacré à ce projet dans le présent numéro de la Revue) en dressera assurément le bilan et le paysage. Une telle enquête, c’est une évidence, devrait également être menée pour les autres périodes de l’histoire ancienne, moderne et contemporaine.

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Résumé de la conférence de Patrick Boucheron tenue à Francfort le 23 mai 2012

Patrick Boucheron

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Patrick Boucheron

La Renaissance italienne a-t-elle inventé l’urbanisme moderne ? La question peut sembler presque incongrue, tant il apparaît clair aujourd’hui que les réalisations architecturales du XVe siècle à Florence, Venise ou Milan, mais aussi, et peut-être surtout, la théorisation de l’art de bâtir par Francesco di Giorgio Martini, Leon Battista Alberti ou Filarete, inaugurent notre propre souci de l’aménagement urbain. Pourtant, les villes ne se transforment guère au XVe siècle : au temps de la croissance démographique bloquée, il s’agit d’abord d’en conserver la forme, et le cas vénitien montre sans doute de manière exemplaire que cette idée de conservation de la ville a d’abord et avant tout une dimension politique. Ainsi serait-on tenté d’opposer un temps où la ville se construit sans être pensée (la période communale) et un temps où on la pense, sans la construire (la fin du Moyen Âge). Cette dichotomie est évidemment trop sommaire : on cherchera donc à évaluer l’apport véritable de la révolution albertienne dans l’art de bâtir, qui consiste sans doute à faire de l’architecture l’un des modes de la persuasion politique. Si l’architecture humaniste ne construit guère de villes, au moins construit-elle la figure sociale de l’architecte. Encore doit-on sans doute distinguer entre plusieurs échelles de transformations urbaines, et plusieurs moments du temps politique : ainsi proposera-t-on, dans un troisième et dernier temps, de réfléchir sur la manière dont les princes ont voulu, à Milan, à Mantoue ou à Urbino, transformer d’anciennes cités communales en villes princières. Ce qui supposait aussi d’agir sur la mémoire de la ville : car bâtir n’est pas seulement aménager l’espace, c’est

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aussi conserver et transformer le temps – le temps de la mémoire et le temps du politique. 1- Par ses dimensions, sa précision, sa technique, son réalisme, sa valeur documentaire, la vue de Venise gravée par Jacopo de’ Barbari en 1500 est une œuvre exceptionnelle et inaugurale dans l’histoire de la représentation des villes. Il ne s’agit pas d’un plan, mais d’une veduta, d’une vue cavalière, en perspective, et à vol d’oiseau. Comme l’avait remarqué Pierre Francastel, on a peint les villes à vol d’oiseau bien avant de pouvoir les survoler réellement, et ce fait d’évidence doit nous permettre de mesurer la stupéfaction émerveillée de ceux qui voyaient une telle image. On tente ici de décrire l’aventure technologique que constitue l’impression d’une telle image de la ville, indissociable de la présence des imprimeurs allemands à Venise. Ce que donne à voir le plan de Jacopo de’ Barbari est d’abord ceci : en 1500, l’urbanisation de la ville est terminée – et si ce n’est les grandes églises baroques et leurs alentours immédiats, la forme de la ville est celle que l’on peut encore visiter aujourd’hui. Ce que Le Corbusier appelait « l’événement urbanistique » est accompli : Venise est la ville la plus minérale que l’on puisse imaginer, alors qu’elle est « assise dans l’eau », comme dit Commynes, c’est-à-dire qu’elle se développe sur un site qui est tout sauf destiné au développement urbain. Ville sans sol, sans contado, et aussi sans muraille, Venise s’inscrit dans une géographie lagunaire qui est l’horizon de la représentation de Barbari. Cette veduta doit, pour être comprise, être confrontée à un événement énonciatif : l’essor, dans les documents de la pratique, d’un discours des périls, qui justifie de nouveaux travaux d’aménagements urbains. On doit évidemment s’interroger sur l’effet de discours. À quoi sert-il ? À justifier une intervention croissante de l’État, sans doute. C’est en grande partie une reconstruction historiographique que de considérer que la construction de la ville entraîna, d’emblée, un accroissement de la puissance publique. Elisabeth Crouzet-Pavan a reconstitué la complexité initiale de l’entreprise de bonification vénitienne, conduite par la commune, mais aussi des associations de quartiers, des fondations religieuses, des nobles. Ce que donne à voir et à comprendre le discours de la conservation urbaine, c’est bien la politisation de l’art de bâtir dont Alberti sera plus tard le théoricien. 2- De ce point de vue, l’architecture connaît la même mutation que la peinture : pour le dire de manière très brève, le passage d’un art de la mémoire à un art de la persuasion. Poursuivant les intuitions de Daniel Arasse, les historiens de la perspective ont décrit ce passage d’un système mnémonique qui reflète l’ordre immuable et hiérarchisé du cosmos, où chacun est dans son locus et où les loci sont simplement juxtaposés, à un système rhétorique où les personnages se déplacent dans un espace commun et où la storia doit convaincre le spectateur. Mais ce qui chez Alberti vaut pour l’espace pictural vaut aussi pour l’espace urbain en tant que l’un et l’autre sont, fondamentalement, des espaces politiques. Du De pictura au De re aedificatoria circulent les mêmes concepts de modération et de persuasion, d’espace commun et de récit unifié, qui tous ont pour origine l’œuvre politique et morale de l’humaniste. Voici pourquoi le De re aedificatoria est bien un livre politique, et pas seulement un traité pratique. Leon Battista Alberti lui a donné ce titre intriguant, usant, en latiniste subtil, d’un adjectif rare et n’existant pas dans la langue classique, aedificatorius, désignant le fait d’édifier. Au fond, ce qu’a écrit Alberti est bien un texte qui tente de comprendre, pour paraphraser Pierre Bourdieu, « ce que bâtir veut dire ». Le livre

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d’Alberti délivre un discours moral de la modération : il s’agit pour lui de définir un lexique architectural qui exprime sans ambiguïté la typologie des régimes politiques. Lorsqu’il conseille au prince éclairé d’édifier un palais plutôt qu’une citadelle, l’humaniste agit de la même manière que le grammairien : il n’édicte pas des normes, mais note des usages – même si, en les notant, il contribue à les figer en règles. Le De re aedificatoria enregistre donc la grammaire du langage architectural qui avait cours dans l’Italie du Quattrocento. Or, ce langage, pour être efficace, doit être comme la langue vernaculaire : compris par tout le monde. Alberti affirme qu’il existe une disposition innée à saisir la beauté d’un édifice : « on peut s’en étonner et se demander pourquoi la nature nous fait immédiatement sentir à tous, ignorants comme savants, ce qu’il y a de juste ou de vicieux dans la conception des choses et dans leur exécution, en particulier dans ces questions où le sens de la vue l’emporte en acuité sur tous les autres ». Cette beauté s’impose et intimide, elle est proprement désarmante. C’est une protection contre la violence, puisqu’elle rend les choses inviolables. « Or, la beauté obtiendra, même de la part d’ennemis acharnés, qu’ils modèrent leur courroux et consentent à la laisser inviolée ». On doit prendre cette remarque très au sérieux, puisqu’elle rend compte de l’efficacité proprement politique que les princes attendaient, non seulement de la construction édilitaire, mais de l’embellissement des villes : ce pouvoir d’intimidation d’une beauté proprement désarmante fait de la mise en beauté du cadre urbain une sorte de mise en défense. 3- Plutôt que de suivre ces lignes de fuite, mieux vaut retourner au centre, dans ces grandes villes que l’architecture princière peine à transformer, pour mesurer l’apport véritable de la pensée humaniste dans la théorie et la pratique de la création urbaine. Celle-ci s’observe à deux niveaux : en deçà de la cité, celui de portions d’espace urbain réaménagées comme des villes idéales ; au-delà de la cité, dans la théorisation d’une agglomération affranchie de la forme murée des cités médiévales. À partir des années 1470 environ, les architectes décrivent des villes idéales libérées du modèle médiéval de la cité fortifiée. Eux qui passent leur temps à construire des fortifications rêvent d’une civilisation idéale et pacifiée où point n’est besoin de se garder de ses ennemis. Dans ses écrits, Alberti prône une ville ouverte, en expansion, qui peut déployer sans contrainte son emprise sur les campagnes environnantes. La ville idéale du Quattrocento se définit donc par opposition à la cité de Dante, retranchée à l’intérieur de ses vieilles murailles comme une lointaine vision d’un passé patriarcal. Ce que la pensée urbaine rejette, au fond, c’est précisément la valeur idéologique que la civilisation communale avait investie dans l’enceinte urbaine : idéal de paix et de stabilité, de retranchement et de clôture. Au total, le moment humaniste est peut-être fondateur dans l’habitus des architectes, qui se rêvent créateurs de villes. Mais il constitue surtout un moment singulier, clos sur lui-même, presque une parenthèse. Ce n’est peut-être pas lorsqu’ils rêvaient de cités idéales, ou même lorsqu’ils les réalisaient à échelle réduite, que les architectes humanistes ont le plus contribué à la constitution d’une théorie moderne de la création urbaine. L’utopie est au futur. La ville, elle, est toujours au présent. Mais elle juxtapose dans une contemporanéité plusieurs fragments de temporalités différentes, car elle est faite de ces formes ayant survécu à leur fonction. Cette thématique, qui a été décrite par Bernard Lepetit, n’est pas étrangère à la pensée humaniste, qui fut le cadre de l’invention du patrimoine. La gestion des usages sociaux de la ville, et le réinvestissement des hauts-lieux de la mémoire d’une ville par la présence du prince, constituent les enjeux essentiels de

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l’architecture humaniste. Gérer et embellir des organismes urbains, renouveler et régénérer la ville, plutôt que de fonder des villes nouvelles, fut une préoccupation constante. Car si la durée d’une ville est le territoire de l’historien, c’est aussi le chantier de l’architecte.

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Pillages, tributs, captifs : prédation et sociétés de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge / Tributzahlungen, Plünderungen, und Gefangennahmen : die Aneignung von fremdem Eigentum von der Spätantike zum frühen Mittelalter Journées d’étude, Francfort-sur-le-Main, 28-29 juin 2012

Rodolphe Keller

NOTE DE L’ÉDITEUR

Rapport établi par Rodolphe Keller

Les 28 et 29 juin 2012, sur le Campus Westend de l’université Goethe (Francfort-sur-le- Main), a eu lieu une rencontre scientifique organisée par Rodolphe Keller (IFHA) et Laury Sarti (univ. de Hambourg), avec l’aide de l’équipe de l’IFHA et le soutien de l’Université franco-allemande (UFA/DFH). Ces journées d’études réunissaient des chercheurs venant de toute l’Europe pour discuter d’une thématique résolument novatrice, celle de la prédation, envisagée dans le cadre des sociétés de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. Cette rencontre s’inscrivait dans une tradition de l’IFHA, qui donne depuis plusieurs années la possibilité d’organiser ce type de manifestations à ses doctorants boursiers. Ceux-ci ont ainsi l’occasion de faire l’expérience de l’organisation d’une rencontre scientifique et de parfaire leur formation de chercheur. Ces rencontres permettent également à l’IFHA de mettre en avant des thématiques qui font l’objet de renouvellements importants, en réunissant des jeunes chercheurs et

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d’autres plus confirmés. Les treize participants avaient ainsi des statuts très différents (doctorants, post-doctorants, maîtres de conférences et professeurs) et par ailleurs, provenaient d’horizons variés. En effet, si la plupart d’entre eux étaient français et allemands, s’y trouvaient également un Anglais, un Canadien, une Grecque, une Luxembourgeoise et un Suisse, ce qui ne pouvait que contribuer à enrichir les débats par la confrontation de plusieurs traditions historiographiques. Chacun des présents a apporté un éclairage particulier, lié à ses propres travaux, sur la thématique de la prédation. Afin de donner une cohérence aux débats, il convenait toutefois dans un premier temps de faire le point sur ce concept. En effet, les historiens ne s’y sont jusqu’à ce jour que peu intéressés. L’introduction de R. Keller visait ainsi à poser des bases historiographiques et conceptuelles. Il souligna que pendant longtemps, la prédation en tant que telle n’apparaissait pas comme un objet de recherche légitime. Aux yeux des historiens du XIXe siècle, elle n’était rien de plus qu’une manifestation, parmi d’autres, de l’anarchie médiévale. Elle ne devait pas davantage intéresser ceux qui, à la suite du renouvellement historiographique opéré par Marc Bloch et Lucien Febvre, condamnaient l’« histoire-bataille ». Toutefois, cette thématique bénéficie actuellement d’un intérêt croissant, qui s’explique par les récentes évolutions de la recherche historique, qui tend depuis une vingtaine d’années à renouveler en profondeur l’étude du politique, en s’intéressant aux facteurs culturels, aux pratiques rituelles, aux stratégies des acteurs, etc. Ce renouvellement doit également beaucoup à l’influence exercée par la perspective anthropologique, qui favorise une approche culturaliste et conduit à envisager la dimension structurelle de la prédation dans le fonctionnement social. C’est d’ailleurs de l’anthropologie que vient le concept lui-même, discipline dans laquelle il suscite, depuis déjà plusieurs décennies, des réflexions et des débats. Son emploi se justifie par le fait qu’il permet – mieux que la notion plus restreinte de « pillage » – de concevoir comme un champ cohérent les différentes formes de l’appropriation forcée de ressources entre groupes humains. Plusieurs pratiques étaient ainsi susceptibles d’être traitées dans le cadre de la rencontre, non seulement le pillage, mais également la prise de captifs ou les prélèvements tributaires, considérant qu’elles méritaient d’être étudiées conjointement, car elles relevaient d’un même mécanisme de l’appropriation par la force. L’enjeu central était avant tout de s’intéresser au rôle que ces pratiques jouaient dans les sociétés prédatrices, en les examinant sous tous les aspects, aussi bien sociopolitique, qu’économique et culturel. En particulier, il importait d’étudier la circulation des biens qui résultait de la mise en œuvre de la prédation, car elle entrait largement en jeu dans la structuration des rapports sociaux, comme l’avait déjà souligné Georges Duby, lorsqu’il évoquait l’existence d’une « économie du pillage, du don et de la largesse ». Il y avait ainsi lieu de s’interroger sur les formes de distribution et de partage du butin et du tribut, ou sur l’insertion des captifs de guerre dans les structures domaniales et dans les circuits du commerce d’esclaves. Se posait en particulier la question de la place du pillage dans le fonctionnement des suites armées, qui apparaissent souvent comme des groupes orientés en priorité vers l’acquisition de richesses issues d’entreprises guerrières. Cette constatation était susceptible de s’inscrire dans un questionnement plus général sur l’importance de la prédation dans le fonctionnement des pouvoirs, pour lesquels la guerre constituait une importante source de profits. Des questions d’ordre culturel étaient également mises en avant, ayant trait aux systèmes de valeurs des sociétés prédatrices. Comment ces sociétés pensaient-elles et légitimaient-elles la prédation ? Comment interpréter les rituels qui

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lui étaient associés ? Quel rôle jouait-elle dans la représentation du pouvoir ? Toutes ces questions furent proposées comme autant de pistes à explorer. Loin de se contenter d’une approche technique de la prédation ou de la traiter comme un aspect d’histoire militaire, cette rencontre visait ainsi à en proposer une approche qui l’inscrivît au croisement de l’histoire sociale, politique, économique et culturelle. Après cette introduction, Dimitri Karadimas (CNRS/Laboratoire d’anthropologie sociale) consacra sa présentation à la notion de prédation en anthropologie (« Au nom du sacré ou comment justifier la prédation : quelques réflexions anthropologiques à partir de l’Amazonie »). Les spécialistes des sociétés d’Amérique latine se sont le plus penchés sur cette notion, en raison du caractère fortement belliqueux des sociétés amérindiennes. Certains anthropologues, comme Eduardo Viveiro de Castro, ont vu dans la prédation une modalité fondamentale de la relation à l’Autre dans cet espace. Elle a dominé les rapports entre groupes humains, mais également les relations entre les hommes et leur environnement naturel, les animaux et les plantes. La prédation s’est révélée ici comme un facteur déterminant de la cohésion des groupes : elle a permis d’accéder aux ressources nécessaires à la reproduction sociale, elle a réuni les communautés dans leur antagonisme à d’autres, elle a structuré les identités. Toutefois, elle s’est inscrite nécessairement dans une réciprocité du rapport violent, c’est-à-dire dans une logique de vengeance. Le rapport guerrier et la prédation ont donc dû être légitimés – non pas à l’attention de l’Autre, mais à l’encontre du soi – par des moyens variés, souvent par l’intermédiaire de rituels. Après ce tour d’horizon des usages de la prédation en anthropologie, D. Karadimas proposa une comparaison avec les sociétés médiévales et avec la place qu’y trouvait le rituel, comme élément de construction et de légitimation du rapport social. S’appuyant sur le travail critique de Philippe Buc sur les rituels, il souligna toutefois une différence importante entre les sociétés amérindiennes et médiévales : dans ces dernières, en effet, l’écrit entrait largement en jeu dans l’interprétation du rituel et les processus de légitimation y prenaient donc des formes différentes. Benoît Rossignol (univ. Paris I-Panthéon-Sorbonne) s’intéressait ensuite à la prédation dans les relations entre le monde romain et les peuples situés à ses marges, comme les groupes germaniques au-delà du limes (« « Limitem restitueret, praedam militibus daret » : l’empire romain en difficultés face aux défis de la prédation, des derniers Antonins à la Tétrarchie »). La prédation a constitué de manière générale un aspect important dans les relations des Romains avec les autres peuples, particulièrement lors de leur expansion. Toutefois, à partir du IIIe siècle, l’empire est confronté à des pressions qui l’ont placé sur la défensive, et la situation fut compliquée par les conflits entre les différents imperatores, ce qui se traduisit par une multiplication des pratiques de la prédation. B. Rossignol proposa ainsi d’interpréter les crises du IIIe siècle à la lumière d’un retour de l’économie de la prédation, qui a eu de nombreuses implications, par exemple en matière commerciale. Le produit de la prédation – par exemple les captifs asservis – ont irrigué des circuits commerciaux qui ont touché l’ensemble du bassin méditerranéen. Cette évolution du IIIe siècle a constitué surtout un facteur de changement de la société romaine. Cela était vrai d’un point de vue institutionnel (redéploiement de l’appareil militaire), mais s’observa également dans les transformations des sociétés civiles menacées, qui développèrent de nouvelles modalités de défense et mirent en œuvre des stratégies d’adaptation qui les amenèrent parfois à un relatif isolement.

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Cette réflexion sur la romanité trouvait un prolongement intéressant avec la contribution de Marilia Lykaki (EPHE/univ. d’Athènes) sur « L’économie de pillage et les prisonniers de guerre : Byzance, VIIe-Xe siècle ». À partir de quelques exemples, elle nous a permis d’entrevoir à quel point la société byzantine comportait également une dimension prédatrice, qui s’est traduit, entre autre, par une réglementation très précise concernant le partage du butin. Se concentrant sur la thématique des captifs de guerre, elle a illustré le rôle important que ceux-ci ont joué dans de nombreux aspects de la société byzantine, lorsqu’ils ne furent pas tués dans une optique stratégique. Ils furent parfois vendus comme esclaves, parfois employés dans l’administration ou dans les grands domaines agricoles, selon leurs capacités. Leur emploi par les pouvoirs byzantins dépendait largement de leur origine. Les captifs arabo-musulmans étaient généralement préservés afin de servir dans les échanges de prisonniers avec les califats omeyyade et abasside. Ils jouèrent ainsi un rôle important dans les relations diplomatiques de l’Empire. Avec la contribution de Guido Berndt (FAU Erlangen-Nürnberg), le regard se déplaçait vers les peuples barbares dont les incursions, particulièrement à partir de la seconde moitié du IVe siècle, déstabilisèrent profondément l’Empire. Dans sa contribution sur les groupes armés ostrogoths (« Raubwirtschaft als Grundlage der sozialen Organisation von Gewaltgemeinschaften : Das Beispiel gotischer Kriegergruppen »), il proposait une analyse du rôle de la prédation dans ces communautés qu’il a qualifié de « Gewaltgemeinschaften » – notion qui décrivait des groupes pour lesquels la disposition à l’usage de la force armée constituait un facteur déterminant de l’organisation et de la reproduction sociale. Dans ses travaux sur les Ostrogoths, il a constaté que la prédation constituait un élément important de l’économie des groupes en mouvement. Toutefois, des évolutions eurent lieu lors de l’installation de cette gens en Italie pendant la seconde moitié du IVe siècle. Les groupes établis tendirent à abandonner les stratégies prédatrices et à élaborer de nouvelles modalités d’appropriation de richesses, rendues possibles par l’existence du royaume ostrogoth entre 493 et 535/540. Toutefois, vers le milieu du VIe siècle, lorsque l’espace italien connut un retour de l’instabilité, rapidement se formèrent de nouveaux groupes armés dont le comportement reprit les modèles des groupements guerriers en migration, ce qui témoignait de leur capacité d’adaptation à de nouvelles conditions. Matthias Hardt (univ. de Leipzig/GWZO) parla ensuite des groupes de cavaliers nomades qui, arrivant d’Asie centrale, s’installèrent et se succédèrent en Pannonie à partir du IVe siècle, c’est-à-dire les Huns, les Avars et les Hongrois (« Nomadengold und gentile Königsherrschaft – eine Wechselbeziehung im ersten nachchristlichen Jahrtausend »). Ces processus migratoires – avec les confrontations armées qui les caractérisaient – se traduisirent par une intense circulation des richesses, aussi bien entre les groupes nomades eux-mêmes, qui se sont pillés parfois mutuellement, qu’entre ceux-ci et l’Occident romanisé puis chrétien. Ces transferts de biens ont joué un rôle important dans l’organisation des sociétés nomades, puisque le butin a fourni aux guerriers, particulièrement aux chefs, des objets de prestige et de représentation. La circulation s’est faite toutefois dans les deux sens. La prise du trésor des Avars par Charlemagne, mentionnée par des sources très nombreuses, apparut ainsi comme un facteur central de son prestige et lui apporta des moyens considérables à l’exercice du pouvoir. L’intervention de David Jäger (univ. de Tübingen) conduisait à traiter le cas du royaume mérovingien (« Die sozioökonomische Praktik des Plünderns in Gallien des 6. Jahrhunderts und der Wandel der Position merowingischer reges »). Parmi les Francs de Clovis, le pillage et le

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partage du butin étaient d’autant plus importants qu’ils constituaient un facteur de légitimité du pouvoir, comme l’illustra l’épisode du vase de Soissons. Ils fournissaient les moyens d’entretenir des suites armées et de s’assurer la fidélité des troupes. Au cours du VIe siècle, on constata toutefois des évolutions. Pendant les règnes de Clovis et de ses fils, le pillage fut surtout effectué par les armées conduites par le roi. Les pratiques prédatrices se multiplièrent pendant la première moitié du VIe siècle, aussi bien dans le cadre des conflits qui eurent lieu en Gaule, que dans les combats des Francs contre les autres gentes. Pendant la seconde moitié du VIe siècle, ces pratiques tendirent à échapper au contrôle royal. Les grands s’y adonnaient avec leurs propres suites armées, ce que facilitait l’instabilité résultant des conflits entre les rois mérovingiens. Les pillages de civitates par les grands étaient alors nombreux et, d’ailleurs, les civitates se pillaient parfois elles-mêmes mutuellement. Cette intensification de la prédation par des acteurs autonomes renforca la fracture entre la royauté et les grands. D. Jäger a pensé qu’il fallait voir là un facteur important de l’affaiblissement progressif de la royauté mérovingienne. L’intervention de D. Jäger soulevait le problème de la mise en œuvre de la prédation au sein même d’une communauté politique, et amenait à s’interroger sur les normes produites à cet égard. Ce fut précisément à cette thématique que s’est intéressée Miriam Czock (univ. de Duisburg-Essen), en proposant une réflexion sur les catégories et normes de la prédation dans les leges du haut Moyen Âge (« Plünderung, Raub, Diebstahl und die legale Aneignung von Fremdeigentum in den leges »). Elle a souligné que la pratique violente intra-sociétale, en particulier celle qui intervenait dans le cadre de la faide, faisait depuis plusieurs années l’objet de travaux. Toutefois, les chercheurs se sont peu intéressés aux pratiques de la prédation et à la place qu’elles trouvaient dans les textes normatifs. Ceux-ci définissaient pourtant un cadre, et par là révélaient de nombreux enjeux ayant trait à l’usage de la violence, en posant des limites à l’exercice du pillage, en traitant de la propriété des captifs, ou en définissant des normes et amendes variées pour les différentes formes de vol, dont il n’etait pas aisé de préciser dans quelle mesure elles se distinguaient – dans la norme et dans la pratique – du pillage. En articulant les dispositions normatives des leges avec les modalités concrètes de la faide, M. Czock illustra les enjeux sociopolitiques complexes qui se révélèrent dans l’effort des pouvoirs législateurs pour définir un espace légal aux pratiques. Sylvie Joye (univ. de Reims) a ensuite approfondi une forme particulière de prédation, le rapt des femmes (« La capture et le rapt des femmes au regard des circuits de l’échange économique et matrimonial »). En soi, la capture de femmes n’etait qu’un aspect particulier de la depraedatio et les sources ont parfois évoqué les femmes comme faisant partie du butin. Ce fut le cas pour Radegonde, princesse thuringienne capturée et épousée par Clothaire Ier. Toutefois, les sources ont condamné la capture de femmes au sein du royaume franc. Le rapt était perçu et condamné comme une infraction à la norme et de ce point de vue, il constituait une rupture de l’ordre social. Pour en comprendre la pratique, il fallait l’envisager comme un aspect particulier du rapport entre les groupes. Il intervenait souvent dans le contexte de relations déjà établies entre deux parties. Ainsi, il était parfois effectué par un parti qui s’estimait lésé par une rupture de promesse de mariage. Toutefois, le rapt a pu être suivi de négociations visant à établir un accord sur l’union et rétablir la paix. La récurrence du rapt s’expliquait avant tout par le fait qu’il constituait un moyen d’ascension sociale. Il était donc d’autant plus susceptible de se produire lorsque les conditions limitaient les possibilités de reconfiguration de la hiérarchie sociale. On l’observa au IXe siècle,

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lorsque les filles de roi elles-mêmes sont devenues l’objet de rapts, comme l’illustra le cas de la fille de Charles le Chauve, capturée par le comte Bauduin de Flandre. À cette période, les textes tendaient de plus en plus à condamner le rapt. Au lieu d’y voir, comme autrefois, une recrudescence de la pratique, il fallait probablement trouver là un témoignage de l’évolution du regard porté sur celle-ci par la société carolingienne. Avec la contribution de Guy Halsall (univ. d’York), nous abordâmes un autre aspect de la prédation, celui qui avait trait au prestige qu’en tiraient les acteurs (« Predatory Warfare : The Moral and Physical »). G. Halsall a tenu tout d’abord à nuancer l’importance économique accordée au pillage. Il a souligné que, s’il est vrai que nous ne disposions de presque aucune information sur les quantités pillées, il convenait de considérer l’étendue des richesses que les acteurs de la guerre prédatrice étaient susceptibles d’accumuler par leurs opérations de pillage. Il a estimé que les populations non combattantes, les inermes, n’avaient que peu de ressources intéressantes pour les agresseurs et le bénéfice devait être relativement maigre. C’est davantage par les déprédations effectuées par les groupes armés entre eux que s’opèra un transfert de richesses, ce qui pouvait contribuer à expliquer la multiplication des affrontements lorsque les conditions s’y prêtaient. Dans tous les cas, l’enjeu semblait être symbolique plus qu’économique, car la guerre et le pillage permettait d’accumuler du prestige plus que des richesses. Le roi guerrier illustrait sa force et sa victoire et, en définitive, légitimait son pouvoir par la manifestaient du butin acquis. De la même manière, les guerriers et les grands manifestaient leur valeur auprès du roi et de leurs pairs. La prédation s’affirma ainsi avant tout comme un aspect important de la compétition entre les grands. Les deux dernières communications de la rencontre ont ramené l’auditoire aux marges de l’Occident chrétien, mais dans un contexte plus tardif, celui des IXe et Xe siècles. Sébastien Rossignol (univ. de Dalhousie, Canada) proposait une étude sur « Francs et Deleminzi. Guerre, tribut et intégration (IXe – Xe siècles) », dans laquelle il articulait la pratique de la guerre prédatrice, l’établissement d’une domination tributaire, et la difficile question des processus ethniques dans l’espace slave, à l’est du monde franc. Il s’appuya sur le cas des Dalaminzi, peuple très mal connu qui n’apparaissait qu’épisodiquement dans les sources du haut Moyen Âge et qui, comme les autres groupes slaves de la région, connaissait des relations conflictuelles avec les Francs. Ceux-ci s’efforcèrent de leur imposer un régime tributaire, qui fut périodiquement remis en cause et dut être restauré par des expéditions militaires. Au Xe siècle, les Ottoniens poursuivirent une politique similaire. S. Rossignol suggèra que ces rapports conflictuels purent jouer un rôle important dans le renforcement et la cohésion de cette entité ethnique, qui ne nous apparaissait finalement comme un groupe homogène que lorsqu’elle etait opposée aux Francs, puis aux Ottoniens. La communication de Lucie Malbos (univ. Paris I-Panthéon- Sorbonne) orientait le regard sur les pratiques de la prédation parmi les sociétés scandinaves (« Quand les Vikings attaquaient… des Vikings. Pratiques et logiques de prédation dans le monde scandinave (IXe-XIIe siècle) ». L. Malbos rappelait tout d’abord la représentation que l’on a eu pendant longtemps des Vikings, celle de barbares sanguinaires responsables de la dévastation du monde chrétien. Elle souligna qu’il nous fallait prendre de la distance avec l’image qu’en avaient transmise les moines carolingiens. Elle proposait d’explorer l’univers mental à propos de la guerre et de la prédation dans ces sociétés, en croisant tout le matériel documentaire disponible, qui était très lacunaire. Cela

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l’amenait à prendre en compte le matériel archéologique et épigraphique, ainsi que les textes postérieurs qu’étaient les sagas et les fragments de poésie scaldique. Dans ces sociétés profondément guerrières, la prédation n’était pas seulement une activité pratique et un enjeu d’enrichissement : elle était véritablement valorisée en tant qu’activité honorable et était au centre de l’ethos guerrier. La constitution d’un butin lors des expéditions vikings se présentait comme une source de prestige, qu’il importait de distinguer rigoureusement du vol qui, au contraire, était source de déshonneur. De ce point de vue, il est apparu que dans leur rapport à la guerre et à la prédation, les sociétés scandinaves partageaient de nombreux traits avec les sociétés de l’Occident chrétien, comme les Francs. Pour conclure les débats, Laury Sarti (univ. de Hambourg) résuma les principaux enjeux que les intervenants avaient mis en avant. Par ailleurs, elle souligna la nécessité d’approfondir certains aspects. Parmi ceux-ci, il y avait sans doute lieu d’explorer plus avant l’usage qui était fait des biens de la prédation et en particulier, le destin que connaissaient les captifs de guerre. Un autre enjeu relève de la sémantique historique : il fallait approfondir nos connaissances sur le vocabulaire employé par les sources et sur les sens qu’il véhiculait. Cela pouvait permettre de mieux comprendre la perception de la pratique prédatrice. Le choix des termes, par exemple entre depraedatio ou rapina, n’était certainement pas indifférent. Dans ce cas, le second terme comportait une dimension juridique que le premier ne semblait pas avoir et son usage suggèrait une volonté de condamnation de la pratique. Précisément, les conditions de légitimité de la prédation étaient susceptibles d’être explorées plus avant, par exemple en analysant les textes exégétiques carolingiens. Ces remarques finales étaient également l’occasion de mener un débat qui permettait aux intervenants de revenir sur les différentes questions évoquées. La discussion a porté – entre autres – sur le lien qu’il pouvait y avoir entre les formes de pouvoir et la mise en œuvre de la prédation, ainsi que sur les systèmes de valeurs des sociétés prédatrices. Si l’on considérait que l’objectif d’une rencontre scientifique était de parvenir à construire une réflexion commune, on pouvait dire que les attentes furent parfaitement remplies. En dépit de la difficulté que posait le fait de réunir des historiens issus d’horizons historiographiques et linguistiques différents, les échanges furent nombreux, les résultats intéressants, et les nombreuses expressions de satisfaction des présents en furent sans doute le meilleur des témoignages.

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Die Dritte Welt im Zweiten Weltkrieg Exposition au musée Historique de la ville de Francfort, Francfort-sur- Le-Main, 26 septembre 2012 – avril 2013

Céline Lebret

NOTE DE L’ÉDITEUR

Présentation par Céline Lebret

L’IFHA sera partenaire de l’exposition Die Dritte Welt im Zweiten Weltkrieg que le musée Historique de Francfort organise du 26 septembre 2012 au 7 avril 2013 dans ses espaces historiques fraichement rénovés. Il s’agit d’une exposition itinérante, conçue par le journaliste allemand Karl Rössel et son association « Verein Recherche International e.V. », qui rencontre un grand succès en Allemagne depuis son inauguration à Berlin en 2009 : l’exposition avait alors fait scandale en abordant le thème de la collaboration avec le régime nazi en Palestine et en Inde. Pour les auteurs de l’exposition, la mondialisation du conflit a en effet commencé bien avant Pearl Harbor, avec la mobilisation des travailleurs coloniaux à l’effort de guerre et les conquêtes japonaises en Chine. Si le concept de « Tiers-Monde » peut sembler anachronique et sujet à discussion – il le sera d’ailleurs dans le cadre du programme de manifestations conçu par le musée historique – il désigne ici les territoires non situés en Europe ou en Amérique du Nord, soit en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique du Sud, mais également les populations d’origine non européenne en Europe ou en Océanie. L’exposition se veut un « travail de mémoire », un hommage aux victimes ou soldats issus des colonies qui n’ont pas reçu la même reconnaissance que les combattants occidentaux. Ce besoin de commémoration n’est pourtant pas exprimé par des descendants de victimes ou d’immigrés, mais plutôt par des journalistes allemands engagés depuis les années 80 dans le militantisme de gauche, antiraciste et pacifiste. L’exposition a le mérite de mettre en valeur un aspect peu connu du conflit mondial, du moins en Allemagne, à savoir le rôle joué par les soldats coloniaux et les stratégies du régime nazi hors d’Europe. Cette exposition s’intéresse également aux répercussions de la guerre et de l’occupation militaire sur les populations civiles. Il s’agit d’analyser la Seconde Guerre

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mondiale, non du point de vue de l’Axe ou des Alliés, mais plutôt du point de vue des autres forces en action, alliées ou non, acteurs ou victimes. Ce projet illustre la redécouverte du phénomène colonial par le grand public allemand, mais aussi par les chercheurs. En France, le succès de films, comme Indigènes, les discussions autour de la revalorisation des pensions des soldats coloniaux ainsi que la création de la Cité nationale de l’immigration témoignent d’un intérêt croissant pour l’histoire coloniale, qui s’explique par le passé colonial récent de la France et en partie par une attente de reconnaissance de la part des descendants d’immigrés. En Allemagne, ce mouvement est plus récent : le passé colonial allemand, plus ancien, a été pendant longtemps peu étudié, l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste dominant encore aujourd’hui le champ de la recherche historique et des médias. Pourtant, la multiplication des recherches sur le passé colonial allemand ces dernières années et le succès des post-colonial studies montrent que les chercheurs allemands se sont emparés également du thème. L’exposition se présente sous la forme d’une soixantaine de panneaux, illustrés d’extraits de documentaires. Le musée historique a donc dû compléter l’ensemble par des objets issus de ses collections ou collectés auprès de Francfortois. Parmi ses missions, le musée de Francfort est chargé d’effectuer des recherches sur le passé des habitants de la ville, dont près d’un tiers ne sont pas allemands. Dans cette perspective, des récits sont collectés de la bouche de témoins ayant vécu la guerre hors d’Europe et seront diffusés dans le cadre de l’exposition. Une dizaine de tables-rondes ou de conférences scientifiques est également prévue afin d’approfondir certains points ou de discuter de la perspective adoptée par les concepteurs de l’exposition. Ainsi Raffael Scheck (Colby College, États-Unis) s’intéressera au sort des soldats coloniaux français noirs prisonniers de la Wehrmacht. L’IFHA pour sa part co-invitera deux chercheurs spécialistes de cette période. Chantal Metzger (univ. de Lorraine) évoquera les ambitions coloniales du Troisième Reich, en particulier sur les possessions françaises. Le jeune chercheur franco-allemand Peter Gaida (univ. de Brême) parlera des travailleurs coloniaux en France et en Afrique du Nord, qui durent effectuer des travaux forcés sous les ordres de l’administration française, puis pendant l’occupation militaire allemande. Un programme éducatif conçu en partie avec le Fritz Bauer Institut, centre de recherche sur la Shoah, sensibilisera le jeune public au sort des juifs en Afrique du Nord et au Moyen-Orient pendant la guerre. Le musée historique s’est également associé au réseau des « écoles Unesco », qui conçoit des projets pédagogiques développant l’intérêt des élèves pour les pays en voie de développement et des actions de sensibilisation contre le racisme. Un cycle de films, composé de documentaires et de fictions, ainsi qu’un spectacle de hip-hop français sur les soldats coloniaux, viendront compléter le programme mis en place autour de l’exposition. Une présentation de l’exposition est disponible en ligne sur le site suivant : http:// www.3www2.de.

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Le 49e congrès des historiens allemands (Historikertag) Mayence du 25 au 28 septembre 2012

Pierre Monnet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Présentation par Pierre Monnet

1 Depuis des décennies, le congrès des historiens allemands (Historikertag) se tient tous les deux ans dans une université allemande (pour ne citer que les dernières éditions : 1994 à Leipzig, 1996 à Munich, 1998 à Francfort-sur-le-Main, 2000 à Aix-la-Chapelle, 2002 à Halle, 2004 à Kiel, 2006 à Constance, 2008 à Dresde et 2010 à Berlin). L’édition 2012 est accueillie par l’université de Mayence. Après la question de l’anthropologie et de la science (1994), de l’histoire comme argument (1996), des intentions et des réalités (1998), de l’histoire mondiale (2000), des traditions et des visions (2002), de la communication et de l’espace (2004), des images de/dans l’histoire (2006), des inégalités (2008) et des frontières (2010), le présent congrès de Mayence retient pour sujet d’étude les ressources et les conflits (consulter le site dédié au congrès : http:// www.historikertagde/Mainz2012/de/startseite.html).

2 Cette thématique, d’une brûlante actualité, est à comprendre en un sens pratique, matériel et technique (gestion des ressources par les sociétés humaines dans la longue durée et conflits générés par leur partage) et en un sens symbolique et intellectuel (ressources iconographiques, documentaires et imaginaires des hommes et des historiens qui les étudient, et conflits d’interprétation pour élucider cette histoire). Elle est traitée et déclinée à travers une cinquantaine de sections, un Forum réunissant une quarantaine de doctorants, un programme à destination des scolaires, des expositions, un salon de plus d’une centaine d’éditeurs scientifiques et quatre espaces de présentation.

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3 Traditionnellement, le congrès réunit entre 3 000 et 3 500 participants, ce qui en fait le congrès scientifique le plus important d’Europe en sciences sociales et humaines. À côté des historiens universitaires et des chercheurs de profession, des étudiants et des doctorants, la manifestation rassemble en effet les enseignants d’histoire des lycées, les documentalistes, bibliothécaires, éditeurs scientifiques et créateurs de sites et de bases de données, mais aussi les responsables de laboratoires et de centres de recherche des facultés et des institutions extra-universitaires de recherche. Il est organisé par le Deutscher Historikerverband, actuellement présidé par le professeur Werner Plumpe, professeur d’histoire économique et sociale contemporaine à l’université Goethe de Francfort-sur-le-Main.

4 Il est toujours ouvert par des personnalités de haut rang, la chancelière Angela Merkel en 2010, le président de la République Horst Köhler en 2008, le président du Bundestag Norbert Lammert en 2006. Cette année, il a été inauguré le mardi 25 septembre au soir en présence d’Andreas Vosskuhle, président de la cour constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht), de Kurt Beck, ministre-président du Land de Rhénanie- Palatinat et de l’ambassadeur de France en Allemagne, Maurice Gourdault-Montagne. En effet, la France est invitée d’honneur de cet événement, dans une ville au passé franco-allemand marqué, et également en considération de la coopération étroite tissée entre les communautés française et allemande d’historiens, à quelques mois de la célébration du 50e anniversaire de la signature du traité de l’Élysée en 1963, dont l’esprit a également insufflé un rapprochement scientifique crucial au regard de la place que l’histoire et son interprétation ont toujours occupée dans la définition et la perception de l’autre entre les deux pays (on peut ici songer à la fondation de l’Institut historique allemand de Paris en 1958, à celle de la Mission historique française en Allemagne de Göttingen en 1977 devenue en 2009 l’Institut français d’histoire en Allemagne de Francfort, à la création du Centre Marc Bloch à Berlin en 1992, à la constitution du CIERA à Paris en 1999).

5 La présence française des historiens (une douzaine au total) et de l’historiographie française a été conçue de plusieurs manières. Tout d’abord, le 27 septembre, Jean- Claude Schmitt (EHESS) prononce la conférence festive du congrès sur le thème du temps et des rythmes comme ressources de l’historien. La veille, 26 septembre, une manifestation co-organisée par l’Institut français de Mayence et l’IFHA a convié Nicolas Offenstadt (univ. Paris I-Panthéon-Sorbonne) à une conférence suivie d’un débat sur le thème des historiens et de la commémoration. D’autre part, l’IFHA (Pierre Monnet) et l’Institut historique allemand de Paris, IHAP (Gudrun Gersmann) animent une session de présentation conjointe de leurs deux institutions de recherche française sur l’Allemagne (IFHA) et allemande sur la France (IHAP). L’IHAP présente également au cours d’une section la collection « Deutsch-Französische Geschichte » en 11 volumes dont il encadre la publication depuis plusieurs années (voir la présentation de cette série dans le présent numéro de la Revue), tandis que le manuel d’histoire franco-allemand fait également l’objet d’une session dédiée (voir le rapport scientifique du colloque international de Bordeaux sur ce manuel dans la présente Revue à laquelle participe P. Monnet pour l’IFHA). Une session organisée par le département d’histoire de l’université de Mayence porte sur « Frankreich-Deutschland : Von der Erbfeindschaft zur Erbfreundschaft ». Par ailleurs, deux espaces d’exposition accueillent des présentations institutionnelles françaises ou franco-allemandes. Le premier, intitulé « bistro scientifique », permet de présenter les travaux de la jeune génération scientifique.

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L’IFHA en fait partie par le biais de posters de ses doctorants et post-doctorant et d’un stand présentant ses activités et ses publications. Il y côtoie le CIERA, le Centre Marc Bloch de Berlin, l’IHAP et l’Université franco-allemande avec les cursus intégrés (dont celui conclu entre Dijon et Mayence, entre autres) et les collèges doctoraux franco- allemands qu’elle soutient en histoire. Un second espace plus institutionnel sert à présenter les institutions actives dans la coopération culturelle franco-allemande avec l’institut français de Mayence, les maisons de Bourgogne à Mayence et de Rhénanie- Palatinat à Dijon ainsi que les sociétés franco-allemandes et les grands jumelages.

6 L’IFHA a suggéré que dans l’un de ces deux espaces publics soit organisée la présentation de toutes les entreprises achevées ou en cours des « Lieux de mémoire », un concept inauguré et traduit en France par les volumes dirigés par Pierre Nora et qui a ensuite essaimé sous la forme des « Lieux de mémoire allemands » (Étienne François et Hagen Schulze), des « Lieux de mémoire européens » (Pim den Boer et al., 3 vol. en cours), des « Lieux de mémoire germano-polonais » (Hans Henning Hahn et Robert Traba, 3 vol. en cours) etc.

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Outils et travaux

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Outils et travaux

Instruments et institutions

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Une histoire franco-allemande en onze volumes

Pierre Monnet

1 Depuis 2005, l’Institut historique allemand de Paris (IHAP) conduit, coordonne et finance l’édition d’une série d’ouvrages ambitieuse et unique en son genre : une histoire franco-allemande en 11 volumes dirigée initialement par Werner Paravicini puis par son successeur à la tête de l’IHAP Gudrun Gersmann (IHAP Paris et université de Cologne) et par Michael Werner (EHESS/CIERA Paris). Si les premiers volumes sont parus en allemand, un accord passé avec les presses universitaires lilloises du Septentrion en 2010 prévoit la publication parallèle de chaque volume en français. Conformément à l’esprit de l’entreprise, le bilinguisme sera donc désormais assuré. Mais la double approche que commande l’idée même d’une histoire à cheval sur deux pays est également opérée à travers le choix des auteurs : 6 Allemands et 10 Français (certains volumes sont confiés à plusieurs spécialistes) ont été convoqués.

2 Ces deux dimensions du bilinguisme et de l’interculturalité constituent bien la garantie d’une histoire croisée des espaces français et allemand du haut Moyen Âge à nos jours, une histoire des connexions, des interférences, des circulations, sensible aux différences, aux ressemblances et aux interactions qui constituent donc autant de fenêtres ouvertes sur l’histoire de l’environnement européen et mondial dans lequel s’inscrivent naturellement les évolutions de chaque pays. Mais l’ambition de cette collection est également historiographique puisqu’elle entend dépasser le simple cadre chronologique et géopolitique pour s’intéresser aux échanges culturels au sens large ainsi qu’à la production et à la conservation des documents les plus adéquats pour parler des deux pays à la fois. À cet égard, le choix d’un seul fil directeur, fût-il spatial, politique ou linguistique, ne pouvait être fait pour rendre compte d’une histoire plurielle. Aussi, c’est dans la présentation même de la matière qu’une homogénéité a été retenue, imposant pour chaque volume un triptyque consistant à restituer dans un premier temps les grandes césures, les logiques territoriales, les équilibres et rapports de force, les échanges consentis ou forcés, avant de formuler dans un second temps quelques problématiques historiques actuelles dans la période couverte par chaque tome, pour fournir en troisième lieu une bibliographie synthétique, en français et en

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allemand, sans exclure la production en langue anglaise, russe, espagnole ou italienne selon les besoins. Un appareil cartographique, un index des noms de lieux et de personnes et un tableau chronologique viennent le plus souvent enrichir chaque volume.

3 Ce cadre de présentation commun n’empêche nullement chaque auteur de placer l’accent sur un point particulier et propre à la période, en fonction également des tendances les plus récentes de la recherche historique de chaque côté du Rhin. Le deuxième volume rédigé par Jean-Marie Moeglin fait suite au premier de la collection dans lequel Rolf Große analyse l’évolution du regnum français et de l’imperium allemand à partir d’un héritage franc commun ; J. M. M. part de la bataille de Bouvines en 1214 et insiste pour sa part sur l’importance des transferts culturels qui se sont produits entre les deux entités. Ces dernières commencent, sans doute par ce biais, à prendre conscience de leur identité, de leurs limites, de leurs frontières (à la fois politiques, territoriales et linguistiques), ce dernier terme formant un mot-clé de la réflexion. À l’autre bout de la chaîne, les deux derniers volumes de Corine Defrance et Ulrich Pfeil et de Hélène Miard-Delacroix se complètent en désacralisant tout d’abord la date mythique de 1963 (traité de l’Élysée), dont ils montrent bien l’esprit et les avancées, mais dont ils soulignent aussi les inachèvements et les lacunes. Ce faisant, ils redonnent droit aux évolutions sociales, culturelles et économiques plus profondes qui transforment radicalement les deux sociétés française et allemande de 1945 à nos jours (régimes et cultures politiques, pratique du parlementarisme, 1968 et sa place dans l’histoire, mutations de la société du travail, nationalité et citoyenneté) et replacent à raison la relation franco-allemande au cœur du processus de la construction européenne. L’un et l’autre volumes s’entendent finalement sur la thèse suivant laquelle, certes le moteur franco-allemand a été nécessaire à la construction européenne, mais qu’en retour ce couple n’aurait jamais pu fonctionner sans les convergences fondamentales et de haut niveau qui ont travaillé souterrainement les deux pays : la croissance puis la crise économique, les défis environnementaux et démographiques, la globalisation des échanges, l’explosion de la communication, la fin du bipolarisme mondial… C’est évidemment l’avantage, pour le lecteur, que de pouvoir lire d’affilée ces deux volumes pour en comprendre la continuité et la cohérence. C’est dans le même esprit que l’on peut tirer le meilleur parti de la succession des trois volumes couvrant la période moderne (1500-1648, 1648-1789 et 1789-1815) puisque l’on peut suivre d’un ouvrage à l’autre des thématiques communes telles que la dynamique des rapports entre monarchie nationale et Empire universalisant, l’interminable question des frontières, la force des représentations projetées par l’un sur le modèle ou l’anti-modèle de l’autre, l’importance croissante que tiennent la langue et l’histoire dans la définition de soi et du voisin. On regrettera seulement que, parmi ces thèmes de longue durée, la religion, les confessions, la piété, n’occupent pas la place que l’on aurait souhaité, tandis que si le volume central de la période moderne (1648-1789) ménage avec bonheur une part considérable aux échanges économiques, on ne retrouve pas avec autant d’importance le rôle de l’économie et du commerce (sans même parler de la monnaie) dans les deux volumes précédent et suivant. Un tel exercice de lecture continue n’est en revanche pas encore possible, en raison du calendrier de publication, pour le volume consacré à la période 1918-1933 (une chronologie allemande, mais comment pourrait-il en être autrement), dont on percevra seulement à plein les accents lorsque les volumes précédent (1971-1918) et suivant (1932-1945) seront disponibles. C’est en effet alors seulement que l’on pourra

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s’interroger avec raison sur la légitimité d’un partage de la période 1914-1945 en deux volumes, ou bien sur les raisons qui peuvent militer ou non en faveur du rattachement de la Première Guerre mondiale au volume s’ouvrant par 1871 plutôt qu’à celui conduisant au nazisme. En effet, si Nicolas Beaupré dans le volume 1918-1933 insiste à juste titre sur l’impossible paix, ou tout du moins sur les illusions de la paix, et consacre ensuite un chapitre à la « brutalisation » de la société d’après-guerre, il est difficile de ne pas voir que l’une et l’autre, la paix difficile d’une part, la violence de l’autre, qui dominent les années 1920-1930, sont déjà contenues dans l’épisode 1914-1918 et largement partagées par la France et par l’Allemagne avant comme après la guerre.

4 Les lecteurs allemands disposent à ce jour de 8 volumes parus : le premier (Rolf Große, Vom Frankenreich zu den Ursprüngen der Nationalstaaten : 800-1214, 2005), le deuxième (Jean-Marie Moeglin, Kaisertum und allerchristlichster König : 1214-1500, 2010), le troisième (Rainer Babel, Deutschland und Frankreich im Zeichen der habsburgischen Universalmonarchie : 1500-1650, 2005), le quatrième (Guido Braun, Von der politischen zur kulturellen Hegemonie Frankreichs : 1648-1789, 2008), le cinquième (Bernhard Struck, Claire Gantet, Revolution, Krieg und Verflechtung : 1789-1815, 2008), le huitième (Nicolas Beaupré, Das Trauma des Großen Krieges 1918 bis 1932/33, 2009), le dixième (Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Eine Nachkriegsgeschichte in Europa 1945 bis 1963, 2011) et le onzième (Hélène Miard- Delacroix, Im Zeichen der europäischen Einigung 1963 bis in die Gegenwart, 2011). Jusqu’en 2014 paraîtront en allemand les trois derniers volumes : le sixième (Michael Werner, Nationen im Spiegelbild : 1815-1870), le septième (Mareike König, Elise Julien, Rivalités et interdépendances. France-Allemagne 1871-1918) et le neuvième (Johann Chapoutot, Alya Aglan, Jean-Michel Guien, Von der Krise in die Katastrophe : 1932-1945).

5 En version française sont jusqu’à présent parus trois volumes : le deuxième (Jean-Marie Moeglin, L’Empire et le royaume. Entre indifférence et fascination – 1214-1500, 2011), le dixième (Corine Defrance, Ulrich Pfeil, Entre guerre froide et intégration européenne. Reconstruction et rapprochement – 1945-1963, 2011) et le onzième (Hélène Miard-Delacroix, Le défi européen – 1963 à nos jours, 2011). Dès l’automne 2012, les volumes quatre (Guido Braun, Du Roi-Soleil aux Lumières. L’Allemagne face à l’« Europe française » – 1648 à 1789), cinq (Claire Gantet, Bernhard Struck, Révolution, guerre, interférences – 1789-1815) et huit (Nicolas Beaupré, Le traumatisme de la Grande Guerre – 1918-1932/33) viendront enrichir la série, rejoints en 2013 par les volumes un (Rolf Große, Du royaume franc aux origines de la France et de l’Allemagne – 800-1214), trois (Rainer Babel, La France et l’Allemagne à l’époque de la monarchie universelle des Habsbourg – 1500-1648) et six (Michael Werner, Nations en miroirs : France et Allemagne – 1815-1870), puis en 2014 par les volumes sept (Elise Julien, Mareike König, Rivalités et interdépendances – 1870-1918) et neuf (Johan Chapoutot, Alya Aglan, Jean-Michel Guieu, La paix impossible ? De la crise à la catastrophe – 1932-1945).

6 Quatre souhaits pourront au final être formulés. Le premier tient à l’absence d’une iconographie franco-allemande de l’histoire ainsi racontée. Mais on suppose que des contraintes éditoriales et financières ont dû peser pour limiter le recours à l’image. Le second tient à la fonction heuristique que pourrait remplir un lexique franco-allemand des termes historiques (notions, institutions…), que la parution parallèle dans les deux langues rend désormais possible et souhaitable. Le troisième tient à l’utilité que pourrait représenter une sorte de recueil des grands textes français et allemands auxquels se réfèrent constamment les grands récits délivrés au sein de chaque volume (traités, constitutions, portraits, descriptions de pays, romans, témoignages…). Enfin, le dernier, peut-être le plus marquant et en même temps sans doute le plus difficile à

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satisfaire, tient à l’absence, pour l’heure, mais la collection n’est pas encore achevée, d’un grand volume introductif, qui se situe en amont de 800 et de Charlemagne (que l’on ne saurait considérer comme le « père » de l’histoire franco-allemande…), qui prenne en diagonale l’ensemble des 11 volumes pour justifier ou critiquer l’ambition d’une histoire binationale, pour en montrer les limites mais aussi les points de connexion avec une histoire européenne d’abord, globale ensuite, pour déconstruire les grands récits mis en place entre les deux pays depuis au moins l’époque des Lumières, pour démonter les téléologies auxquelles l’élan de la réconciliation de la deuxième moitié du XXe siècle a pu convier.

7 Ces regrets, pour autant, ne sont pas rédhibitoires et n’enlèvent rien à la valeur ajoutée incontestable et durable fournie par cette entreprise de longue haleine, et peut-être ces lacunes peuvent-elles encore être comblées si l’idée et le courage venaient aux éditeurs de prolonger cette aventure au-delà de son terme éditorial, prévu en 2014, par une sorte de volume encyclopédique raisonné mêlant atlas, lexique, recueil de textes et choix iconographique. Il n’empêche : après les trois volumes du manuel d’histoire franco-allemand bilingue destiné aux classes françaises et allemandes de seconde, de première et de terminale publiés entre 2006 et 2011 aux éditions Nathan et Klett, le public scolaire et universitaire, mais aussi le lecteur éclairé soucieux de comprendre sa propre histoire au prisme du regard de l’autre, disposent désormais d’une panoplie complète de manuels et d’ouvrages écrits dans un échange scientifique qui certes n’a pas commencé seulement après 1945, mais qui s’est accéléré et enrichi avec la construction européenne et la réconciliation franco-allemande scellée par la signature du traité de l’Élysée en 1963 dont le cinquantenaire sera célébré en 2013. Fidèles à leur rôle de précurseurs, les historiens des deux côtés du Rhin ont donc fourni par cette majestueuse collection une contribution de taille à un dialogue qui ne saurait avoir valeur de modèle, mais présente du moins un caractère suffisamment exemplaire et une plus-value suffisamment comparative pour constituer la condition d’une entente raisonnée de nos différences et de nos ressemblances.

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PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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Un annuaire franco-allemand des médiévistes

Pierre Monnet

1 L’IFHA (Pierre Monnet) et la chaire d’histoire médiévale du département de la faculté de Münster (Martin Kintzinger), à l’origine de la création à l’automne 2011 d’un forum interdisciplinaire des études françaises dans cette université, ont proposé aux deux communautés des médiévistes français et allemands, qui l’ont acceptée, la création d’un annuaire scientifique recensant les historiens de la période intéressés à figurer dans une base de données commune. Celle-ci a pour vocation d’inventorier les collègues intéressés par une coopération avec un homologue, un centre de recherche, un programme scientifique, un département universitaire dans sa période et son champ d’intérêt. En effet, en considération de l’attention croissante accordée aujourd’hui à l’internationalisation de la recherche et de l’enseignement supérieur, il a paru opportun de cartographier la coopération déjà existante entre les institutions scientifiques françaises et allemandes en matière d’histoire médiévale, afin d’encourager la définition et le développement de champs communs de recherche et de méthodes partagées. À cet égard, la connaissance réciproque des intérêts, des objets et des équipes de recherche respectifs constitue assurément une condition indispensable au développement des relations entre les deux communautés, à l’émergence de nouveaux projets et à la lisibilité des relations déjà tissées ou en cours de rapprochement.

2 Les entrées de cette base, en voie de constitution et dont la collecte d’informations devrait être achevée à l’été 2012 pour une mise en ligne avant la fin de l’année, consistent à répertorier dans un premier temps l’intérêt de principe que chacune ou chacun manifeste ou entend manifester à l’avenir envers le montage de parcours (cursus d’études franco-allemands, tels que ceux label lisés et financés par l’Université franco-allemande) ou de projets communs (ainsi des coopérations issues des appels à projets en sciences sociales et humaines entre l’Agence Nationale de la Recherche et la Deutsche Forschungsgemeinschaft). Il s’agit ensuite de savoir quelles coopérations occasionnelles ou pérennes existent ou pourraient exister entre les médiévistes français et allemands (conférences, colloques, invitations, séjours en qualité de

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professeurs invités, séminaires, écoles d’été). Il s’agit également de connaître l’implication de telle ou tel dans une formation doc torale partagée (cotutelles et/ou collèges doctoraux franco-allemands) et d’établir la liste des thèses, des habilitations, des doctorants et des post-doctorants dirigés et encadrés quand leurs sujets concernent de près ou de loin l’histoire du voisin ou suppose une forte dimension franco- allemande, y compris sur le plan méthodologique. Sur le plan scientifique, cet annuaire souhaite aussi savoir dans quels champs ou autour de quelles problématiques la coopération est souhaitée, sur une question touchant ou impliquant l’histoire de l’autre, ou bien dans une dimension comparée. L’une des entrées interroge également le degré de maîtrise linguistique de la langue partenaire par les collègues volontaires pour entrer dans cette base. Une autre demande de citer 3 à 4 titres d’ouvrages, d’actes ou d’articles publiés pour peu qu’ils concernent l’histoire de l’autre.

3 Les concepteurs de cette base espèrent ainsi qu’un nouvel outil bilingue, biculturel et binational disponible en ligne pourra faire le compte des collègues ouverts à la coopération avec l’autre, des doctorants et des jeunes chercheurs actuellement engagés dans une recherche dialoguant avec l’autre pays, des manifestations légères et ponctuelles (colloques en cours ou à venir), des publications communes, ou encore des coopérations pérennes ou structurantes (séminaires partagés, cursus intégrés, collèges doctoraux, cotutelles de thèse) mises en œuvre entre les deux communautés de médiévistes.

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PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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« Frankreich für Historiker » ou Faire de l’histoire en France pour les chercheurs allemands

Pierre Monnet

1 Le 18 juin 2012 une table ronde s’est tenue à Paris, dans les locaux de l’Institut historique allemand de Paris (IHAP), pour mettre en œuvre la publication d’un guide de la recherche historique française à destination des chercheurs de langue allemande, puisque ce scholar guide sera publié en allemand. Cette manifestation, qui a réuni 11 auteurs et chercheurs historiens français et allemands autour des trois éditeurs du guide, Falk Bretschneider (CRIA/EHESS), Mareike König (IHAP) et Pierre Monnet (EHESS/IFHA), a été financée par le programme franco-allemand de la Maison des sciences de l’homme, l’IHAP et co-organisée par l’IFHA. À l’automne 2011, en effet, était mis en ligne sur la plateforme Perspectivia.net, la plateforme de publication en sciences sociales et humaines des instituts allemands de recherche à l’étranger (Paris, Londres, Moscou, Rome, Varsovie, Washington, Tokio, Beyrouth, Istanbul), un guide intitulé « Faire de l’histoire en Allemagne » à destination des chercheurs historiens de langue française (http://www.perspectivia.net/content/publikationen/ scholar-guide/ histoire-en-allemagne).

2 Ce guide, de quelque 300 pages et 13 articles, dirigé par Falk Bretschneider et Mareike König, entendait présenter les ressources tant institutionnelles et financières que documentaires, professionnelles, scientifiques et humaines, les outils, les structures et les pratiques de la recherche allemande en adoptant le regard du chercheur français soucieux d’entrer en contact avec la recherche allemande, d’y effectuer un séjour en archives ou en bibliothèque, d’y étudier, d’y publier, voire d’y faire carrière. Il s’agissait donc, dans une perspective quasi « ethnographique » d’expliquer aux chercheurs francophones les spécificités, les habitus, les particularités voire les étrangetés du dispositif allemand des études historiques, dans un pays où la compétence scientifique et académique est avant tout du ressort des régions, où la publication du doctorat est obligatoire pour obtenir un titre intégré ensuite dans l’état civil de son détenteur, où les instituts et les fondations extra-universitaires occupent une place centrale dans le

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financement et les carrières scientifiques, où le classement des archives diffère d’une ville et d’un Land à l’autre, où les cursus d’études sont encore loin d’être tous « bolognisés », où les découpages entre périodes et disciplines suivent d’autres frontières, où la langue scientifique des études historiques obéit à d’autres règles et d’autres normes. C’est ainsi qu’après une présentation des grandes tendances actuelles de la recherche historique en Allemagne (Étienne François), les structures de la recherche historique en Allemagne étaient abordées (Falk Bretschneider, Bernd Klesmann, Rahul Markovits), puis les études d’histoire en Allemagne (Gabriel Lingenbach), puis la thèse de doctorat (Falk Bretschneider et Christophe Duhamelle), puis les archives en Allemagne (Falk Bretschneider et Juliette Guilbaud), puis les revues historiques (Christophe Duhamelle), suivies des bibliothèques en Allemagne (Mareike König), des ressources électroniques (Mareike König et Annette Schläfer), de la préparation (Patrick Farges) et du financement (Peggy Rolland et Claire Vital) d’un séjour scientifique en Allemagne, pour s’achever par l’écriture de l’allemand scientifique (Elisabeth Venohr, Sébastien Rival), la publication de la thèse (Claudie Paye) et le métier d’historien (Elissa Mailänder-Koslov).

3 Le nouveau guide lancé par la manifestation du 18 juin 2012 est donc conçu comme le pendant ou le jumeau du précédent. Bénéficiant de l’expérience et du savoir-faire capitalisés par les deux éditeurs Falk Bretschneider et Mareike König, il entend rendre les mêmes services suivant le même regard tiers porté sur un dispositif français des études et de la recherche historiques marqué par l’importance à tous les niveaux des concours de recrutement nationaux, par un pilotage centralisé par le Ministère et les grandes agences, par une normalisation nationale des cotes d’archives, par la bipolarité entre les universités d’un côté et les grandes écoles de l’autre, par la concentration et la surreprésentation du pôle parisien, par le caractère quasi sanctifié du binôme entre histoire et géographie. La table des matières du précédent guide a servi de support pour établir celle du présent guide projeté, tant elle avait semblé à l’usage avoir fait ses preuves. Elle comprendra donc un panorama des tendances actuelles de la recherche française, l’exposé des structures de la recherche en France, les cursus d’études, la thèse (et la cotutelle), le classement et l’organisation des archives, les grandes revues, les bibliothèques, les ressources électroniques et les portails internet, le financement et la préparation d’un séjour de recherche en France, l’écriture et la rhétorique scientifiques en français, la publication et les perspectives professionnelles pour un jeune historien en France. Toutefois, par rapport au guide en français pour chercher et étudier en Allemagne, ce guide en allemand pour étudier et chercher en France sera enrichi de deux chapitres supplémentaires, l’un consacré à la formation, au recrutement et à la carrière des enseignants d’histoire en France (rôle des classes préparatoires, extension des classes européennes et Abibac, concours du Capes et de l’agrégation…) et l’autre aux musées (et singulièrement aux musées d’histoire).

4 Le calendrier de parution de ce guide prévoit sa mise en ligne électronique à l’automne 2013, sur le site de l’IFHA dont les publications (le Bulletin puis la Revue et la base des recensions parues dans ces périodiques) sont en voie de numérisation et de migration sur un site dédié du portail http://www.revues.org.

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AUTEUR

PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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Les chemins qui mènent au métier d’archiviste – la formation administrative interne

Irmgard Christa Becker et Jean-Louis Georget

Depuis 200 ans, les archivistes sont formés en Europe dans des institutions qui leur sont propres. L’École des chartes de Paris, fondée en1821, a inauguré la tradition et posé les jalons pour tous les établissements de formation postérieurement créés. En comparaison, l’École de formation des archivistes de Marbourg est une institution relativement jeune avec un passé d’un peu plus de 60 ans. Elle a été fondée en 1949 comme lieu de formation des archivistes ouest-allemands, puisque l’institut de formation des archivistes de Potsdam n’était plus accessible du fait de la séparation des deux Allemagnes. Jusqu’en 1993, elle a été partie intégrante des archives d’État de Marbourg. Celles-ci avaient été choisies comme lieu de formation car elles possédaient des fonds d’actes importants et parce que la ville de Marbourg était, au plan géographique, approximativement située au centre du territoire ouest-allemand. Mais il y avait également une raison historique : jusqu’à la fin du XIXe et encore au début du XXe siècle, des archivistes avaient été formés par les enseignants titulaires de la chaire de sciences auxiliaires historiques à l’université de Marbourg1. Cette école de formation d’archivistes a obtenu en 1991 ses propres bâtiments placés face à ceux des archives à proprement parler. Cette autonomie fut la marque d’un procès de séparation progressive, initiée en 1988, et intimement liée au nom d’Angelika Menne-Haritz. Elle a pu imposer que l’École des archivistes devienne une administration indépendante à partir du 1er janvier 1994. Depuis, l’École de formation des archivistes est un établissement d’enseignement supérieur indépendant qui est régi comme une administration régionale de catégorie supérieure et qui est placée sous l’autorité du ministère hessois pour la Science et l’Art. Depuis le 1er janvier 2012, l’intitulé stipule expressément que l’institution a le caractère d’un établissement d’enseignement supérieur. Elle s’appelle maintenant l’École de formation des archivistes de Marbourg – Établissement d’enseignement supérieur pour les sciences archivistiques. Ses tâches en termes d’organisation ont été définies par décret2. Elle est avant tout chargée de former

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des archivistes. Elle s’attelle également, par le biais d’un ambitieux programme de formation continue, à compléter et favoriser la promotion des carrières pour l’ensemble des agents de différents niveaux employés dans les archives et participe à la recherche appliquée sur des questions archivistiques pointues3. L’École des archives emploie 16 personnes, dont six enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur. Elle possède la plus grande bibliothèque consacrée aux sciences archivistiques dans l’espace germanophone, dirigée par une bibliothécaire diplômée du second cycle universitaire. L’infrastructure informatique a été elle aussi confiée à un informaticien diplômé du second cycle. L’un et l’autre interviennent dans les différents cours. Un archiviste rompu aux méthodes scientifiques et un bibliothécaire diplômé ont également été engagés sur des contrats à durée déterminée pour mener à bien un projet soutenu par la DFG pour la rétro-conversion de moyens de recherche archivistique. Les autres employés se consacrent à des tâches administratives. Les universitaires sont, à une exception près, des archivistes scientifiques. Les enseignants principaux ont un service de 13 heures hebdomadaires, la doyenne en doit six et le directeur des études sept. Pour diriger la nouvelle filière de second cycle consacrée au « records management », un manager spécialisé dans ce domaine a été recruté. La formation d’archiviste est, en République fédérale d’Allemagne, interne à l’administration et peut être tenue pour une période de stage avant la titularisation comme fonctionnaire. Les étudiants sont donc des fonctionnaires, payés pendant leur formation. Parallèlement existent deux filières externes à l’institut universitaire de Potsdam4. Dans cette contribution, seule est prise en compte la formation interne à l’administration telle que l’École des archives de Marbourg la pratique. Les autorités de tutelle en sont les archives nationales d’un côté et celles des régions de l’autre. La formation est considérée comme un cursus de l’enseignement supérieur interne à l’administration, conduisant au diplôme de second cycle d’archiviste et assorti d’un stage dans les archives achevé par le passage de l’examen d’État d’archiviste. Un cadre juridique strict encadre les conditions dans lesquelles se déroulent les examens et la formation pour les archivistes de niveau supérieur5. Les contenus et la manière dont se passe le cursus sont strictement réglementés. Ces cadres juridiques sont publiés par décret sur l’initiative du gouvernement fédéral et des régions et contiennent toutes les consignes concernant les candidatures et les recrutements, la durée et le déroulement de la formation jusqu’aux examens, ainsi que les contenus des cours dans les premiers cycles. Les deux filières sont composées pour moitié d’une partie théorique, pour moitié d’une partie pratique. La partie pratique se tient dans le cadre des archives fédérales d’État et des archives des régions. Pour le niveau fédéral comme pour les régions, en dehors de la Bavière, l’École des archivistes de Marbourg – Établissement d’enseignement supérieur pour les sciences archivistiques – fournit la partie théorique6. Dans cette partie de la formation, ce sont les normes hessoises en matière d’examens et de formation qui prévalent, auxquelles se réfèrent la fédération et les régions – dans la mesure où elles forment leurs archivistes à Marbourg. Pour le cursus d’attaché de conservation, la condition préalable de sélection est le baccalauréat. La formation est alors organisée en un cursus de trois ans. Les étudiants, qui peuvent être considérés du point de vue du droit administratif comme des stagiaires, passent d’abord un an dans leurs archives d’origine. Dans cette première phase pratique, les impétrants apprennent les tâches essentielles de leur métier. Cette partie peut comprendre un mois de cours groupé dans un établissement

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d’enseignement supérieur administratif, dans lequel les futurs archivistes sont initiés aux principes de l’administration7. Ensuite, les stagiaires viennent pour 18 mois suivre leur formation théorique à l’École des archives de Marbourg, qu’ils suivent comme un cursus complet. Cette partie se termine par un examen intermédiaire qui comprend des épreuves écrites et orales. Les étudiants passent ensuite la seconde moitié de l’année dans les archives qui les ont envoyés suivre la formation. Ce stage qui conclut leur premier cycle peut, dans certaines régions, ne pas être effectué dans des archives d’État, mais par exemple dans des archives communales. Les candidats s’occupent en général pendant cette période d’un fonds d’archives et travaillent sur les questions qui lui sont liées. Aux termes de ce contrat, l’examen d’État a lieu et comprend lui aussi des épreuves écrites et orales. Le candidat à la carrière de conservateur doit prouver qu’il a achevé au moins un cycle d’études universitaires de second degré8. Le stage de préparation au métier d’archiviste dure alors deux ans. Il commence par une phase pratique de huit mois dans les archives dont il dépend, qui peut également comporter un stage en administration et/ou un stage dans des archives qui ne sont pas publiques. Les 12 mois suivants comprennent la phase théorique, conçue comme un cursus scientifique complet au sein de l’École des archives de Marbourg. Au terme de cette phase se tient l’examen d’État. Pour finir suivent un stage d’un mois dans les archives fédérales et une phase de stage court de deux mois. Pendant cette dernière, les stagiaires élaborent une problématique liée à leur pratique archivistique à partir des connaissances théoriques acquises à Marbourg et présentent le résultat de leur recherche dans un mémoire d’environ 30 pages. Dans le dernier mois de leur formation, ils passent leur examen d’État oral à l’École des archives de Marbourg. Dans l’École se côtoient parallèlement en règle générale un cursus scientifique pour les stagiaires ayant déjà achevé un premier cursus universitaire et un cursus de premier cycle pour les bacheliers. Les promotions à l’École des archives sont en règle générale relativement restreintes, les cursus de premier cycle comptant entre 10 et 25 participants tandis que ceux de second cycle ont entre 12 et 18 étudiants. Dans les cursus de premier cycle, on trouve principalement des femmes, dans les cursus de second cycle, les hommes sont souvent surreprésentés. Comme les deux cursus sont partiellement concomitants, il y a en général plus d’étudiants au semestre d’hiver à l’Ecole des archives de Marbourg qu’au semestre d’été. Les règlements concernant les contenus des enseignements et des examens sont consignés selon un sommaire précis. Une maquette détaillée des études contenant le nombre de cours obligatoires à suivre et des objectifs à atteindre en termes pédagogiques n’existe que pour le cursus de premier cycle. Le cursus archivistique de second cycle, conçu comme une formation post-graduée, est décrit dans une maquette indiquant les contenus de formation et la façon dont se déroulent les examens9. Les exigences de contenu des deux cursus sont les mêmes, ni l’un ni l’autre n’étant conçus comme des formations spécifiques pour les archivistes. Les différences se trouvent dans l’approfondissement des savoirs requis et dans les spécialisations. Le cursus de premier cycle qualifie les étudiants pour travailler dans les archives en tant qu’attachés de conservation, c’est-à-dire qu’ils sont employés dans les grandes archives comme spécialistes et, dans certains cas, comme directeurs de département. Dans des archives plus modestes, ils occupent souvent des tâches de direction. La formation se concentre pour cette raison sur les tâches propres aux archivistes, comme

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celle de la manière dont s’opèrent la transmission, la mise en valeur et l’exploitation des fonds archivistiques. En outre, connaissances historiques et savoirs fondamentaux en matière de tâches de direction sont requis. Le domaine d’enseignement le plus important est la science archivistique, dispensée en un volume de 476 heures de cours, dans lesquels les fondements théoriques des tâches propres aux archivistes comme la mise en valeur, l’exploitation et la transmission de sources sont apprises. Les documents et structures archivistiques sont présentés dans toutes leurs subtilités. La spécialisation comprend également une introduction au traitement des fonds d’archives numériques et les connaissances théoriques nécessaires pour y prétendre. Dans le domaine des sciences administratives, qui comprend un volume horaire de 225 heures, les connaissances fondamentales sont dispensées sur le droit des archives, l’administration des fonds écrits et l’administration d’autres types d’archives, de même qu’une approche d’institutions similaires comme les bibliothèques, les musées, les centres d’information et de documentation. Les sciences historiques auxiliaires couvrent un volume de 427 heures de cours et comprennent, pour ce qui concerne les contenus, des connaissances commençant avec la diplomatique et la gestion des sources du Moyen Âge jusqu’au XXIe siècle. Le cursus comprend des enseignements sur la science archivistique en langue française car on trouve, en particulier sur la rive gauche du Rhin, de très grands fonds d’archives en français. Le domaine des sciences historiques à proprement parler, avec un volume de 400 heures de cours, comprend des enseignements d’histoire allemande et générale, d’histoire des institutions ainsi que de disciplines spécifiques à l’histoire, comme l’histoire économique et sociale, l’histoire de l’Église et l’histoire régionale. Les étudiants de second cycle sont, au terme de leur formation, engagés principalement comme archivistes scientifiques/conservateurs pour des tâches de direction. Comme presque tous ont en outre achevé des études d’histoire, ils disposent en général des connaissances appropriées et sont aptes au travail scientifique. La part des tâches de management est plus élevée dans le volume horaire des enseignements qu’en ce qui concerne les étudiants de premier cycle. Dans ce cursus de second cycle, le domaine spécialisé des sciences archivistiques occupe le plus grand volume avec un total de 483 heures de cours. Y sont enseignés les fondements théoriques des sciences archivistiques et les diverses spécialités existantes, surtout pour ce qui concerne la mise en valeur et l’exploitation. Les étudiants apprennent principalement à développer des concepts et à planifier des projets. En outre, le domaine spécialisé contient un apprentissage de l’approche des archives numériques et des savoirs nécessaires pour ce faire, ainsi qu’un aperçu fondamental des sources archivistiques et des domaines qui lui sont liés. La matière que sont les sciences administratives, qui comprend 301 heures de cours, donne un aperçu sur des domaines comme la gestion budgétaire, le management des archives et les ressources humaines, ainsi qu’une introduction dans le domaine de l’administration propre à la conservation. Les sciences auxiliaires historiques, dispensées en 364 heures de cours, allant de la diplomatique et de l’archivistique médiévales jusqu’au XXIe siècle, requièrent comme pour le cursus de premier cycle des connaissances linguistiques en allemand et français. Dans ce domaine particulier, l’histoire administrative et l’histoire constitutionnelle sont enseignées chronologiquement et mises en rapport avec les sciences historiques auxiliaires. Tant pour les étudiants de premier cycle que pour ceux de second cycle, des cours de latin et de français sont proposés. Pendant toute la période de formation, des excursions d’une journée ou d’une demi-journée ont organisées, communes aux étudiants des deux

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filières. Les séjours plus longs sont propres à chacun des niveaux. Toutes les excursions servent à appréhender les archives en Allemagne et à l’étranger et les différentes manières d’y travailler. Les différents cursus ne sont que partiellement adaptés au processus de Bologne. Le cursus de premier cycle est certes organisé sous forme de modules, mais cela ne se reflète ni dans la manière dont se déroule la formation, ni dans des examens qui ne sont que partiellement conformes à la modularisation initiée. Les étudiants continuent d’obtenir un certificat attestant qu’ils ont bien suivi la formation et peuvent ensuite obtenir leur diplôme auprès de l’École des archives. Les étudiants font souvent usage de cette possibilité. Le second cycle est quant à lui actuellement aligné progressivement sur les normes du processus de Bologne. Pour cette raison, le cursus décrit plus haut et les contenus d’enseignement vont être modifiés dans les deux années à venir. Le but est de mettre en place une formation moderne en termes de direction d’archives et d’expertise. La formation va se faire désormais par modules, chacun d’entre eux se concluant par un examen. Le stage dans les archives fédérales va être supprimé, la phase de stage court allongée d’un mois. Cela permet de conduire des projets plus ambitieux pour les stagiaires dans les archives où ils sont employés. En ce qui concerne la théorie, l’examen d’État, qui était passé à l’écrit, va être remplacé par des examens pour chaque module. L’examen d’État oral va être complété par de nouveaux éléments, tels un examen concernant la manière dont on dirige une administration des archives et une soutenance du travail de stage court. Lorsque le processus de réforme sera achevé pour le second cycle, il devrait être poursuivi et mené à son terme pour le premier cycle. À long terme, les deux cursus devront recevoir leur accréditation. Les perspectives professionnelles des diplômés de l’École des archives de Marbourg sont très favorables. Depuis quelques années en effet, le nombre d’emplois publiés dépasse celui des diplômés disponibles pour les occuper, quelle que soit leur filière d’origine. Il n’y a pratiquement pas d’archiviste au chômage en Allemagne. Comme des postes disponibles dans les pays voisins sont au contraire publiés sur la page d’accueil de l’École des archives de Marbourg, les étudiants allemands émigrent parfois, ce qui renforce les tensions sur le marché du travail en Allemagne. Les archives constituent pour les historiens et pour ceux qui s’intéressent à l’histoire un champ professionnel intéressant qui offre des opportunités variées si on les compare avec celles qu’offre l’enseignement secondaire et supérieur. Qui préfère travailler de manière appliquée et ne veut pas se concentrer exclusivement sur des tâches de recherche et d’enseignement trouvera aisément sa place dans les archives. En comparaison avec ce qui se produit pour les bibliothécaires, le nombre des diplômés est faible et le nombre d’emplois important. Si l’on compare le statut des archivistes avec celui des personnels des musées et des universités, les archives offrent la plupart du temps des postes de fonctionnaires en contrat à durée illimitée. En résumé, le métier d’archiviste est un choix sûr et riche en opportunités.

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NOTES

1. Pour ce qui concerne l’histoire de l’institution, on peut se reporter aux ouvrages suivants : Walter Heinemeyer, « 40 Jahre Archivschule Marburg 1949-1989 », in : AfD 35, 1989, p. 631-671; Fritz Wolff, « Die wissenschaftliche Archivarsausbildung an der Archivschule Marburg als postuniversitärer Ausbildungsgang », in : Wilhelm A. Eckhardt (Hg.), Wissenschaftliche Archivarsausbildung in Europa (Veröffentlichungen der Archivschule Marburg 14, Marburg, 1989) p. 107-113 ; Angelika Menne-Haritz (Hg.), Überlieferung gestalten. Der Archivschule Marburg zum 40. Jahrestag ihrer Gründung (Veröffentlichungen der Archivschule Marburg 15, Marburg, 1989). 2. Le décret est publié sur la page d’accueil de l’école : http://www.archivschule.de/home/wir- ueber-uns/der-organisationserlass (25.05.2012). 3. La recherche est financée par des moyens tiers. En ce moment, la DFG soutient à l’école le projet de rétroconversion de moteurs de recherche archivistiques. 4. Pour connaître les différentes formations proposées par l’Institut universitaire de technologie de Potsdam, on peut aller consulter la page d’accueil : http://informationswissenschaften.fh- potsdam.de/fb5startseite.html (25.05.2012). 5. Les règlements concernant les études et les examens sont disponibles sur la page d’accueil de l’École de Marbourg: http://www.archivschule.de/ausbildung/ (25.05.2012). 6. La Bavière a sa propre école achivistique à Munich, dont les cursus sont semblables dans leur conception et dans leur contenu à ceux de Marbourg. 7. Les règlements de l’État fédéral et des régions se trouvent dans les documents évoqués à la note 6. 8. Les exigences de recrutement inscrites dans la plupart des règlements concernant la formation et les examens sont la détention d’un diplôme de second cycle ou la réussite d’un concours d’État, comme il est stipulé dans les documents de la note 6. Dans les faits, les candidats engagés ont soutenu une thèse de doctorat, de sorte que la majorité des archivistes scientifiques en Allemagne ont un niveau de 3e cycle. 9. Le réglement des études pour les conservateurs est publié sur la page d’accueil de l’École : http://www.archivschule.de/ausbildung/gehobener-dienst (25.05. 2012), les pré-requis pour le stage se trouvant consignés dans le cursus: http://www.archivschule.de/ausbildung/hoeherer- dienst (25.05.2012).

AUTEURS

IRMGARD CHRISTA BECKER Irmgard Christa Becker est directrice de l’École des archives de Marbourg.

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Outils et travaux

Bilans

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35 années de mobilité scientifique vers l’Allemagne à la MHFA et à l’IFHA

Pierre Monnet

1 L’octroi de bourses de mobilité de courte et moyenne durée (de une semaine à un mois par tranche de 150 euros selon la durée et le lieu du séjour, voire davantage en durée et en montant dans le cadre des bourses « Mandrou » et « Monod » ultérieurement créées, respectivement en 2002 et 2006) a constitué dès l’origine de la Mission historique française en Allemagne devenue Institut français d’histoire en Allemagne en 2009 un dispositif constant dans les moyens d’intervention du centre et un axe majeur de sa politique de soutien à la formation d’une jeune recherche française sur l’Allemagne. Ce programme de bourses intervient en complément des deux aides à la mobilité longues, de un à deux ans, réservées depuis 1986 à des doctorants résidant cette fois en poste dans l’institut.

2 Le temps nous a semblé venu de proposer un bilan quantitatif et qualitatif de ce dispositif qui, en dépit des changements intervenus dans le paysage universitaire français et des mutations qu’ont connues bien des institutions scientifiques franco- allemandes, continue de susciter l’intérêt de nombreux candidats. Ce bref inventaire rassemble quelques données statistiques glanées dans les rapports d’activités et les numéros du Bulletin puis de la Revue de notre institution, suivies d’un témoignage porté par un bénéficiaire actuel de ces bourses sur leur utilité et leur valeur ajoutée dans la construction d’un parcours de recherche.

3 Le fonctionnement et l’attribution de ces bourses n’ont jamais varié dans leurs principes depuis 35 ans. Dès l’origine il s’est agi d’un appel d’offres permanent, léger et flexible (consultable aujourd’hui sur le site internet). Contrairement en effet à la pratique établie dans de nombreux autres centres de recherche ou agences scientifiques, il n’existe pas de délais ou de sessions fixes pour le dépôt d’une demande. Les candidats peuvent ainsi s’adresser à tout moment de l’année à l’IFHA, qui traite les dossiers au fil de l’eau et dans le respect des marges budgétaires attribuées par le Ministère des Affaires Étrangères pour financer cette action. Le temps de réaction entre

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le besoin exprimé d’une mobilité brève et son éventuel accord ne dépasse jamais deux à quatre semaines. Cette souplesse permet donc aux intéressés de concevoir une mobilité scientifique vers l’Allemagne, sans restriction géographique comme en témoigne la carte des 60 destinations répertoriées et qui couvre l’ensemble de l’espace germanique y compris autrichien, au plus près de leur rythme de travail et de leurs besoins afin d’effectuer un séjour en archives ou en bibliothèques au gré des vacances universitaires, mais aussi d’un séjour prolongé avant ou après un colloque, mais encore d’une lacune documentaire brusquement apparue au moment de la vérification des informations ou bien enfin de la rédaction d’un mémoire, d’une thèse, d’un article ou d’un livre. De la sorte, le dispositif des bourses de brève durée ne vient pas concurrencer mais bien plutôt compléter les programmes de mobilité mis en place par d’autres organismes, souvent mieux dotés mais reposant sur une exigence, légitime dans leurs cas, d’une prévision de séjour à plus long terme, qu’il s’agisse du CNRS, du DAAD, de la DFG, de l’OFAJ, du CIERA etc., qu’il s’agisse encore des allocations de recherche des écoles doctorales, de celles du Centre Marc Bloch de Berlin, des collèges doctoraux franco-allemands, sans même parler des bourses des fondations allemandes, ou des cursus plus structurés de l’Université franco-allemande et des séjours longs dans le cadre des programmes Erasmus, Erasmus Mundus, Procope…

4 Il convient d’ailleurs de noter la belle constance et l’admirable résistance du dispositif des bourses de l’IFHA aux changements profonds qu’introduisirent tour à tour et depuis trois décennies la mise en place du programme Erasmus, le processus de Bologne, la mastérisation des études et des concours, l’articulation entre allocations doctorales et écoles doctorales, la création de nouvelles structures et agences scientifiques franco- allemandes…

5 Au total, depuis l’implantation de la MHFA à Göttingen en 1977 puis son transfert à Francfort en 2009, ce sont 843 étudiants de maîtrise et DEA (comptabilisés en master 1 et 2 depuis 2005), doctorants et post-doctorants qui ont bénéficié d’une bourse de mobilité. Reporté sur les 35 années de fonctionnement du dispositif, ce chiffre aboutit à une moyenne de 25 bourses distribuées par an. Toutefois, cette moyenne ne vaut véritablement qu’à compter du début des années 1990 : auparavant en effet, de 1977 à 1992, 125 bourses avaient été accordées, soit une moyenne de 8 bénéficiaires par an, ce chiffre correspondant à la phase de démarrage budgétaire et administratif d’un centre encore en construction et en croissance. Cette moyenne de 25 bourses sur près de 35 ans a cependant connu des fluctuations, évoluant entre un étiage bas de quelque 25-30 en 1997, 2007, 2009, 2010 et 2011, et une fourchette haute de 40-50 par an en 1998, 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2005, 2006 et 2008. Le record absolu se situe en 2000 avec un nombre de 70 bourses accordées. Le premier bilan statistique tiré de ce programme à l’occasion des 20 ans de la MHFA célébrés en 1997 avait révélé que pour la période 1984-1997, pendant laquelle un tel décompte était possible, 195 boursiers historiens avaient bénéficié de ce soutien, 59 inscrits en maîtrise, 91 en DEA et doctorat et 43 pour des recherches postdoctorales.

6 Pour la seconde tranche de 15 ans de 1997 à 2012, les bénéficiaires des bourses étaient pour 109 d’entre eux inscrits en maîtrise (sans le DEA devenu master 2 en 2005 dans la comptabilité de la MHFA), pour 266 en doctorat (avec les DEA jusqu’en 2005) tandis que 214 poursuivaient des recherches postdoctorales. D’une période de 15 ans à l’autre, la proportion d’étudiants de maîtrise est toujours demeurée de moitié inférieure (60 % avant 1997 et 40 % après 1997) à celle des doctorants, tandis que la proportion des post-

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doctorants connaissait après 1997 un saut quantitatif spectaculaire. La proportion des étudiants de maîtrise sur toutes ces années s’est toujours située grossièrement entre un quart et au mieux un tiers des effectifs, un taux qui s’explique par le fait que le choix d’un sujet d’études germaniques intervient rarement dès la première année du mémoire et que la consultation d’archives ou le séjour en bibliothèque déclenche souvent une demande de bourse déposée auprès du centre dans une phase avancée de la recherche, peu avant la soutenance ou bien auparavant au niveau du DEA et désormais au cours du master 2 bien plus qu’au cours de la maîtrise puis du master 1. Parallèlement, la proportion des étudiants inscrits en doctorat est toujours demeurée la plus forte, avant comme après 1997, représentant régulièrement entre 50 % et 60 % des effectifs. C’est en effet à ce niveau d’études et de recherche que le dispositif des bourses de la MHFA puis de l’IFHA s’est révélé et continue de se manifester comme le plus pertinent. Cette situation s’explique non seulement par la stabilité du sujet de recherche alors conduit sur plusieurs années, mais aussi par la bonne connaissance dont les directeurs de thèse disposent de cet instrument de soutien et par le bon usage qu’ils en font, mettant au jour l’existence d’un actif et solide réseau de relais et d’orientation au sein de l’institution universitaire française. Justement, et ce n’est pas là le moindre bénéfice du dispositif, ce réseau de collègues français spécialisés en histoire allemande et franco-allemande n’a cessé depuis une trentaine d’années d’être en augmentation, ce dont témoigne la proportion de plus en plus importante de bénéficiaires des bourses du centre au niveau postdoctoral. La MHFA puis l’IFHA ont donc joué, notamment grâce au système des bourses de courte durée, un rôle majeur dans la formation d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs, désormais en poste, sur l’Allemagne, et capables aujourd’hui d’encadrer les travaux de jeunes étudiants faisant à leur tout appel aux aides à la mobilité scientifique courte vers l’Allemagne. Pour la seule période 1990-1997, les bénéficiaires des bourses de la MHFA avaient soutenu dans la foulée 4 thèses d’État, 3 habilitations à diriger des recherches et 40 doctorats. La situation n’est pas différente pour la décennie 2000-2010, ce que confirme également l’existence, parmi cette même population, d’un vivier fidèle de contributeurs et de recenseurs activement impliqués dans la production de la Revue du centre.

7 Quant au champ chronologique couvert par les recherches de ces boursiers, à plus de 90 % des historiens, le bilan statistique dressé en 1997 à l’occasion des 20 ans de la MFHA faisait état de la répartition par période suivante : 36 % des sujets soutenus relevaient de l’histoire médiévale, 32 % de l’histoire moderne et 29,5 % de l’histoire contemporaine. Pour les années 1997 à 2012, la distribution chronologique des 593 sujets soutenus donne les résultats suivants : 240 en histoire médiévale (40 %), 204 en histoire moderne (34 %) et 149 en histoire contemporaine (25 %).

8 Au total, ni le déménagement de la MHFA de Göttingen à Francfort en 2009, ni l’offre parallèle de bourses proposées par d’autres organismes n’ont porté préjudice au déploiement du dispositif ancien et souple de bourses mis en place depuis plus de 30 ans par le centre. Elles demeurent une possibilité utilisée à tous les niveaux de la recherche, pour des durées variables et couvrant la large palette du temps long des études historiques, y compris en histoire contemporaine. De même, et en dépit d’une concentration légitime des séjours dans de grands pôles muséaux, universitaires, documentaires et scientifiques tels que Berlin, Munich, Francfort, Cologne, Wolfenbüttel, Göttingen (y compris après 2009), Stuttgart, Nuremberg ou Vienne, le

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système permet aux jeunes chercheurs de rayonner dans tout l’espace académique allemand et germanophone.

9 Au terme de ce bref inventaire, un seul motif d’inquiétude ou plutôt un seul souhait subsiste, en dehors du maintien de l’effort budgétaire pour financer ce programme, celui de ne pas assister à une sédentarisation trop forte des étudiants à la faveur d’un alourdissement des maquettes et modules d’enseignement en master, des doctorants au regard de la structuration des parcours de formation doctorale et des collègues à la suite de l’alourdissement continu des charges administratives et budgétaires pesant sur leur emploi du temps. La mobilité physique, mais surtout l’appétit à bouger et à circuler demeurent en effet non seulement la condition indispensable à toute recherche innovante mais aussi la justification d’un programme de bourses que l’IFHA continuera dans toute la mesure de ses moyens à faire figurer parmi les priorités de son action.

ANNEXES

La campagne 2012 des bourses d’été Monod et Mandrou : un bon cru Comme chaque année, l’IFHA a proposé en 2012 deux bourses d’été pour permettre à un chercheur postdoctorant (bourse Monod) et à un doctorant (bourse Mandrou) d’effectuer une mobilité scientifique en Allemagne d’une durée de 4 à 8 semaines. 23 dossiers au total ont été adressés à l’IFHA, 6 pour la bourse Monod et 17 pour la bourse Mandrou. Du côté des jeunes chercheurs candidats à la bourse Monod (dont la moitié est originaire de Paris et les trois autres de Lille, Nancy et Strasbourg), la période contemporaine avec 4 dossiers concentre les recherches, tandis que deux modernistes avaient fait acte de candidature, la période médiévale ne se trouvant pas représentée cette année. Sur les 6 sujets, 3 relevaient clairement de l’histoire politique (tous 3 d’ailleurs en contemporaine), 2 de l’histoire culturelle (en histoire moderne) et 1 en histoire économique. En 2012, c’est un dossier d’histoire moderne qui a été retenu, deux autres dossiers ayant été convertis en bourse de courte durée et deux n’ayant pas été retenus après la sélection du comité scientifique. Pour les doctorants candidats à la bourse Mandrou, sur 17 dossiers 7 n’ont pas été retenus (soit un taux d’échec de 40 % comparable à celui de la bouse Monod) et 9 autres ont été convertis en bourse de courte durée, tandis que la bourse Monod était attribuée à un doctorat en histoire contemporaine. C’est d’ailleurs cette dernière période qui avec 11 dossiers se taille la part du lion, les autres se répartissant entre l’histoire moderne (4) et l’histoire médiévale (2). Au sein de la période contemporaine, la majorité des sujets relève de l’histoire politique ou diplomatique (6 sur 11). Dans l’ensemble, comme c’était déjà le cas pour la bourse Monod, l’histoire économique avec 2 dossiers demeure le parent pauvre. Parmi ces dossiers de doctorants, on remarquera la part conséquente occupée par les cotutelles (5 sur 17), une proportion qui confirme la lente mais certaine progression de ce mécanisme, particulièrement dans le domaine franco-allemand.

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Le jury de l’IFHA a été confronté à la difficulté non pas d’attribuer les deux bourses mais de choisir parmi les bons dossiers, preuve de l’attractivité affirmée du dispositif des bourses en dépit d’une concurrence importante compte tenu du nombre d’aides proposées par de nombreuses autres institutions.

AUTEUR

PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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Témoignage d’un boursier de l’IFHA

Jean-Dominique Delle Luche

En première année de doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous la direction de Pierre Monnet, j’ai déjà bénéficié d’une aide à la mobilité de courte durée de l’IFHA au cours de l’été 2011. Depuis le début de mon master 2 entre la fin de l’année 2010 et jusqu’au terme de l’année 2011, j’ai pu effectuer quatre séjours de courte durée (une semaine) et un séjour de moyenne durée (six semaines) ; et je serai très certainement amené à effectuer des candidatures pour des aides supplémentaires au cours des prochaines années de préparation et de rédaction de ma thèse. Ces aides répondent très bien à mes demandes, non seulement en raison des conditions dans lesquelles j’effectue ma thèse, et qui concernent bien d’autres étudiants, mais aussi en raison de choix méthodologiques qui, tout en étant propres à mon travail, peuvent aussi constituer des pistes de réflexions intéressantes. De manière paradoxale, ces courts séjours ont été plus profitables que le séjour de longue durée que j’ai effectué à Berlin, dans le cadre d’un échange d’un an entre la Freie Universität de Berlin et l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Cette année berlinoise a été essentiellement pour moi l’occasion de redéfinir mon parcours, en me réorientant vers les études sur l’Allemagne médiévale après avoir poursuivi un autre sujet lors de mon master 1 ; mais, si ma vocation de germaniste avait été plus précoce, j’aurais tout autant pu, avec le recul, la conforter à Paris, par exemple dans le cadre favorable de l’Institut historique allemand. En revanche, ce séjour long d’un an m’a permis, dans les derniers mois, de mettre en forme mon projet de master 2. Ce n’est qu’une fois revenu à Paris que j’ai pu définir plus précisément mes besoins, et qu’est apparue la nécessité de retourner en Allemagne suffisamment tôt pour en tirer profit avant la rédaction du master. Si la bibliographie en langue allemande générale est assez accessible à Paris, grâce à la Bibliothèque nationale ou à l’Institut historique allemand, il reste que de nombreux ouvrages rares ne sont disponibles qu’en Allemagne même. Le prêt entre bibliothèques depuis l’Allemagne s’avérant onéreux, un voyage outre-Rhin, une fois cette bibliographie établie, était nécessaire. De plus, j’ai consacré une partie de mon année de master 2 (« Sociétés et concours de tir dans les villes de l’Empire, XVe-XVIe siècles ») à des séjours en archives, en Alsace puis en Allemagne. Mon mémoire portant sur un corpus de sources réparti sur de nombreux

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sites (entre autres les invitations à des concours, ou Schützenbrief, mais aussi les actes témoignant de la participation à des concours extérieurs tels que les procès-verbaux des conseils urbains et les comptes municipaux), il est en effet vital pour moi de me rendre dans de nombreuses archives, pour la plupart des archives municipales. En étudiant en effet le phénomène des concours de tir dans l’Allemagne des XVe et XVIe siècles, j’étudie entre autres les phénomènes d’intercommunalité et de communication entre villes, ce qui me pousse à étudier différents réseaux régionaux. Cependant, c’est par le choix d’une méthode cumulative des documents archivistiques de dizaines de fonds documentaires que je pense pouvoir établir un état de la recherche satisfaisant sur mon sujet : pour renouveler les connaissances sur un sujet « classique » de l’historiographie et m’affranchir du « risque » de l’histoire régionale, il me faut aussi renouveler et élargir mon terrain ; les conséquences positives de ce choix se sont déjà fait sentir lors de mon mémoire de master. Par conséquent, les coûts d’hébergement et de transport dans plusieurs villes pouvant grever mon budget, j’ai décidé de faire une première fois appel à mon département à l’ENS, pour un séjour d’une semaine. Pour cela, j’ai dû avancer l’argent et chiffrer précisément les coûts, avant d’obtenir un remboursement forfaitaire six mois plus tard. Autant dire que le système très souple qu’offre l’IFHA m’a paru bien plus léger ! S’il m’a fallu en effet produire un peu plus de documents en amont, (une lettre de motivation et un projet détaillé pour le séjour), la procédure de validation de la candidature et surtout de versement de la bourse a été rapide et satisfaisante. C’est ainsi que, cet été, j’ai pu bénéficier d’une aide de l’ordre de 600 € pour un séjour de quarante jours dans un certain nombre d’archives en Bavière. Cette somme a couvert les frais de location d’une chambre à Wurtzbourg puis à Munich, ainsi qu’une part des coûts des transports ferroviaires. Ce montant étant forfaitaire, j’ai pu équilibrer ce budget à ma guise, sans avoir à justifier précisément mes choix, et pouvant compléter le reste de mes dépenses avec mes fonds personnels. Il va de soi que, sans cette aide, j’aurais dû écourter mon séjour et sacrifier quelques journées au détriment de mes recherches. Cependant, la logique scientifique de mes déplacements et les résultats obtenus ont fait l’objet, conformément au dispositif des bourses de courte durée de l’IFHA, d’un rapport circonstancié adressé au centre après mon séjour. Je bénéficie désormais, depuis l’automne 2011, d’un contrat doctoral assorti d’un monitorat établi à l’EHESS jusqu’en 2014. Cette situation, financièrement satisfaisante, limite cependant les périodes pendant lesquelles je peux me rendre en Allemagne. En effet, il est difficile d’obtenir une semestrialisation à l’EHESS à cause du nombre réduits de moniteurs et d’enseignements : nous sommes trois moniteurs pour le séminaire de méthodologie cette année, et les deux années suivantes je m’occuperai d’un séminaire d’historiographie allemande dans le cadre du double master franco-allemand en histoire institué sous l’égide de l’Université franco-allemande entre l’EHESS et l’université de Heidelberg. Un séjour de longue durée est ainsi incompatible avec mes activités d’enseignement à l’EHESS, même si les enseignements ne s’étendent que de novembre à juin. Mais lors de cette période, et les archives de la plupart des villes n’étant ouvertes que du lundi au vendredi midi, un séjour en Allemagne n’est rentable que le temps des vacances de Noël, février et Pâques. Comme la plupart des fonds que j’étudie se situent dans le Sud de l’Allemagne, ils sont situés à plus de 3h de train de Paris : il me faut donc arriver la veille dans la ville où je planifie mon séjour en archives.

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Planifier son budget, c’est ainsi planifier et rentabiliser son séjour, c’est-à-dire travailler en amont pour être efficace lorsque l’on est arrivé sur son terrain. Avoir une plus grande marge de manœuvre financière peut offrir un plus grand confort en termes de distance entre le lieu d’hébergement et le lieu de travail. Lorsque cela est autorisé, une photographie numérique des documents d’archives permet une bien plus grande efficacité sur place, en repoussant le travail d’analyse au retour à Paris. Le recours à cette technologie rend bien plus intéressant le séjour de courte durée qu’il ne l’était auparavant : désormais, on peut « écumer » des archives en quelques jours, puisque l’on réserve pour après le travail de transcription. Cela n’est pas sans défauts méthodologiques – en cas de traitement trop superficiel des fonds par exemple, mais ces risques se retrouvent également lors d’un séjour de longue durée. Cette technique désormais répandue offre l’avantage de garder une trace « copie conforme » du document original en cas de mauvaise transcription sur place. On peut noter cependant une réaction différenciée des archivistes face à ces « séjours express » : si les petites archives apprécient un roulement plus rapide des chercheurs dans leurs modestes salles de lectures, d’autres pointent les dangers de ces visites statistiquement « invisibles ». L’administration compte le nombre de journées de visites, et ces séjours rapides apparaissent comme de simples visites de curiosité. Cela explique en grande partie la réticence de certaines grandes archives municipales à la photographie numérique libre des documents, même si des arguments économiques entrent aussi en compte. Le « long séjour » a encore ses partisans, et peut-être plus pour ceux qui restent sur place que pour les visiteurs eux-mêmes. Or, les séjours de courte durée sont, à mon avis, amenés à se développer, et il faut prendre en compte à la fois les causes de ce développement et ses conséquences méthodologiques. Le temps de la recherche proprement dite où l’historien ne se consacre qu’à son terrain ou à sa bibliographie est désormais très fragmenté, y compris lors de son doctorat. La fréquentation quotidienne des archives est de toute façon contradictoire avec le statut de chercheur français sur le monde germanique : il lui faut retourner tôt ou tard chez lui. Le chercheur, et notamment le doctorant, ayant ses attaches professionnelles et familiales en France peut développer une certaine réticence à un séjour prolongé dans une ville inconnue où ses seules connaissances seront les archivistes et les autres visiteurs, dans des conditions d’hébergement moins agréables. Le séjour de courte et de moyenne durée offre l’avantage de diminuer les aspects de la recherche solitaire, ces voyages prenant un aspect plus récréatif. Ils peuvent certes développer une certaine frustration en repoussant le travail d’analyse, ou développer une certaine impatience avant le prochain séjour ; mais ils permettent un va-et-vient régulier entre le matériau de recherche et les réflexions graduelles du chercheur sur son objet d’études. Ce type de séjour bref offre aussi la possibilité de « coups d’essai », qui ne seront pas aussi dommageables que si l’étudiant se rend compte, sur place, que son long séjour va être mis en péril par une préparation insuffisante à la paléographie ou un fonds indisponible ou décevant. Cette réflexion est valable pour tout étudiant en début de recherche, et particulièrement lorsqu’il aborde un domaine étranger : la confrontation avec la langue et le matériau des sources, la prise de conscience que la bibliographie ne suffit pas pour trouver quelque chose de nouveau devraient avoir lieu suffisamment tôt afin d’éviter les surprises lors du M2. Là encore, un séjour de courte durée permet raisonnablement d’éclairer la voie sur les travaux futurs sans empiéter sur le travail de M1.

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Par ailleurs, les séjours de courte durée peuvent diversifier la recherche sur l’Allemagne. Pour citer le cas de l’Allemagne médiévale, on pourra désormais renoncer au « grand gisement » archivistique et mettre en valeur les gisements secondaires : archives de villes moyennes et de petites villes, fonds des manuscrits de bibliothèques nationales ou universitaires… Les historiens de l’Allemagne connaissent de toute façon les effets des bouleversements territoriaux et du millefeuille archivistique sur la dispersion des documents : travailler sur les villes libres du Sud de l’Allemagne, c’est jongler entre ces villes et les archives d’État de Bade-Wurtemberg ou de Bavière… Les séjours de courte durée sont un moyen de rendre attractifs ces séjours « complémentaires ». Enfin, ces voyages de courte durée peuvent conduire à une meilleure compréhension de l’Allemagne. Si l’on comprend facilement l’envie de séjourner à Berlin pour un jeune chercheur, il reste que travailler en histoire médiévale, ou moderne, y demeure moins facile. Il est pour autant malaisé pour beaucoup d’étudiants de s’aventurer ailleurs. Étant amené à prendre des responsabilités dans le douple diplôme de master entre l’EHESS et l’université de Heidelberg, j’ai pu constater comme d’autres responsables un déséquilibre entre les demandes des Français et des Allemands, incités à passer une année dans le pays partenaire. Par appréhension linguistique ou moindre goût de l’aventure, certains Français peuvent partir dans l’inconnu, sans avoir éventuellement compris l’enrichissement de ce séjour pour leur recherche. C’est l’un des écueils de ces partenariats franco-allemands, qui peut être résolu non seulement par la continuation au niveau doctorat de ces cursus – avec un enrichissement à plus long terme des contacts et des séjours entre France et Allemagne – et d’autre part par une familiarisation plus grande avec l’autre pays. C’est en tout cas l’un des enjeux pour la recherche française sur l’Allemagne : la consolidation des vocations en faveur du monde germanique, par un travail linguistique, qui passe forcément par des contacts réguliers comme les séjours de courte et moyenne durée. Je ne peux donc que me féliciter d’avoir bénéficié des aides à la mobilité de courte durée octroyées par l’IFHA, qui sont l’un des « nerfs de la guerre » de tous les étudiants amenés à travailler sur l’Allemagne ou à utiliser les structures de recherche allemandes. Ces bourses correspondent donc à la fois à une pratique de la recherche plus souple, plus réactive et mieux insérée dans des parcours balisés, mais permettent aussi une mobilité et une circulation rapides entre deux pays scientifiquement liés par des modalités d’échange serrées, étroites et donc naturelles.

AUTEUR

JEAN-DOMINIQUE DELLE LUCHE Jean-Dominique Delle Lucche est élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.

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Le collège doctoral franco-allemand « Construire les différences – Unterschiede denken »

Hartmut Kaelble et Iris Schröder Traduction : Jean-Louis Georget

Le collège doctoral franco-allemand « Construire les différences – Unterschiede denken », financé par l’Université franco-allemande et mis en place en 2006, achèvera la deuxième phase de son existence en 2012. De 2006 à 2009, le thème central en a été « La dynamique des représentations dans la formation de la modernité européenne – Die Dynamik der Repräsentationen in der Formierung der europäischen Moderne » – et de 2009 à 2012 « Construire les différences – Unterschiede denken ». Le collège a pour ambition, à travers les thématiques évoquées, d’explorer d’une part le vaste champ de l’histoire des différences et des ressemblances franco-allemandes, des imbrications et des transferts, des transgressions de frontières disciplinaires et des passerelles, des autoreprésentations et des appréhensions de l’altérité, mais également dans le même temps de débattre lors des rencontres entre chercheurs français et allemands des analogies et divergences touchant les méthodes et la terminologie scientifique, l’utilisation des théories et des sources. La thématique avait donc un double objectif : il s’agissait d’une structure commune pour les projets de thèse de doctorat et d’une plate- forme appropriée pour un travail commun à l’intérieur du collège. Le collège doctoral est porté à la fois par l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et l’université Humboldt à Berlin. Participent également au collège des directeurs de recherche du CNRS, des enseignants-chercheurs des universités Paris-I, Paris-IV et Paris-XIII, des chercheurs du Centre Marc Bloch à Berlin, de l’université technique de Berlin, de l’université libre de Berlin et du Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung (WZB). Les enseignants-chercheurs et les doctorants du collège viennent d’horizons disciplinaires divers : histoire médiévale, moderne et contemporaine, histoire de l’art et ethnologie. Le collège comprend 25 doctorants et 14 enseignants-chercheurs. La demande d’inscription de la part de doctorants a été et reste encore élevée. Le collège doctoral a été coordonné et dirigé dans sa première phase du côté parisien par Pierre

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Monnet (qui a quitté l’équipe de coordination après sa nomination comme président de l’Université franco-allemande), Michael Werner et Jean-Claude Schmitt, puis dans sa seconde phase par Falk Bretschneider et Christophe Duhamelle, du côté berlinois dans ses deux phases par Iris Schröder et Hartmut Kaelble. Parmi les enseignants-chercheurs du collège doctoral on comptait entre autres Horst Bredekamp, Étienne François, Jean- Louis Georget, Dieter Gosewinkel, Johannes Helmrath, Wolfgang Kaschuba, Anne Kwaschik, Gérard Laudin, Rebekka von Malinckrodt, Gabriele Metzler, Alexander Nützenadel, Bénédicte Savoy, Laure Schnapper, Daniel Schönpflug, Maria Stavrinaki, Claudia Ulbrich, Patrice Veit et Bénédicte Zimmermann. Il est tout à fait significatif que, dans ce contexte, les lignes de partage nationales soient brouillées. En effet, dans le groupe parisien des enseignants-chercheurs et doctorants, on comptait plusieurs Allemands tandis que dans le groupe berlinois semblable, on dénombrait des chercheurs français. Les deux groupes ne se différenciaient plus par la possession de passeports différents, mais par le lieu de travail effectif. Le but du collège doctoral est d’arriver à créer un échange scientifique entre les doctorants et les encadrants parisiens et berlinois issus des trois disciplines du collège, et, en outre, à faire financer les voyages dans les archives et les séjours de recherche des doctorants parisiens et berlinois dans la ville partenaire. Le collège doctoral ne possède pas de moyens propres pour octroyer des bourses doctorales complètes, mais propose aux doctorants des compléments matériels pour les déplacements nécessaires dans l’autre capitale (jusqu’à 18 mois de mobilité par doctorant à raison de 600 euros par mois de séjour dans le pays partenaire). Du côté français, le collège a pu bénéficier de l’accès aux allocations doctorales fléchées à l’international par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dans le cadre de son accord avec l’Université franco-allemande. Pendant les première et deuxième phases du collège, des allocations doctorales de ce type ont pu être accordées à des doctorants de l’École des hautes études en sciences sociales. Par ailleurs, pendant la première phase de 2006 à 2009, ce sont environ une trentaine de bourses de mobilité doctorale de durée variable qui ont été accordées. Pourquoi a-t-il été utile pour les enseignants-chercheurs et les doctorants d’investir beaucoup de temps et d’énergie dans ce collège doctoral franco-allemand pendant les six années passées ? Il va de soi que le collège doctoral s’est développé progressivement durant la période évoquée à travers l’échange d’expériences mutuelles entre les enseignants et les étudiants, mais aussi de manière concomitante entre les deux pays. La structure possède aujourd’hui un profil très différent de celui des collèges gradués traditionnels, comme par exemple ceux de la Deutsche Forschungsgemeinschaft ou des fondations allemandes, chargés de promouvoir une formation doctorale traditionnelle dans un domaine particulier de la recherche ou voués à soutenir des programmes doctoraux internationaux. À la différence de tous ces programmes doctoraux, le collège doctoral « Construire les différences – Unterschiede denken » a été doté de manière beaucoup plus faible au plan financier et ne correspond pas à un programme fondamental de recherche qui s’établit entre les doctorants et les enseignants-chercheurs, mais apporte un atout complémentaire : celui d’un axe thématique central qui fédère des projets de doctorat bilatéraux. Les particularités et les mérites du collège doctoral se sont dévoilés peu à peu au fil des rencontres. L’Université franco-allemande s’est adaptée de manière extrêmement flexible et pertinente à cette évolution progressive. L’événement central du collège doctoral a consisté dans l’atelier annuel de deux jours, alternativement à Paris et à Berlin. Tant les doctorants que les enseignants-chercheurs

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devaient s’impliquer obligatoirement dans la préparation de cet atelier annuel pour rencontrer le succès escompté. Deux formats d’ateliers ont été développés, dont le second a surtout été utilisé dans la seconde phase du projet pour atteindre des objectifs précis. La prise de connaissance des projets de thèse et leur commentaire par des doctorants plus avancés et des enseignants-chercheurs ont été l’objet central du colloque de la première année, puisque la plupart des doctorants en étaient encore au début de la rédaction de leur thèse. La discussion sur le contenu personnel de ce qu’ils souhaitaient produire revêtait encore dans ce contexte beaucoup de signification pour eux. Dans le cours plus avancé de la seconde phase du collège, un autre format de colloque, plus approprié aux nouveaux enjeux de travail, a été développé. Au centre des préoccupations ainsi circonscrites, trois thèmes choisis d’un commun accord par les enseignants-chercheurs et les doctorants émergèrent : en 2011 émergèrent « Le statut de l’image en histoire et en histoire de l’art », « La question de la césure » et « Classer, rassembler, distinguer » ; pour 2012 « Histoire globale », « Histoire et politique » et « Langue et traduction ». Pour aborder ces thèmes, des textes français et allemands fondamentaux ont été choisis comme autant d’invitations à la réflexion. Chaque doctorant devait se décider pour l’un des sujets proposés, expliquer le sens de son sujet de thèse dans un court résumé de quelques pages au regard du thème choisi et prendre position par rapport aux textes de référence. À partir du choix des thèmes opéré par les doctorants, des groupes de travail ont été formés, puis ont débattu pendant une demi-journée pour rédiger une synthèse collective, qui était aussi une prise de position par rapport aux documents distribués. Outre le commentaire d’un des enseignants-chercheurs, cette discussion constituait le préambule de la discussion thématique en réunion plénière. Grâce à la préparation intensive de tous les acteurs, les débats ont toujours été de bonne facture et de haut niveau. De plus, les ateliers annuels ont toujours commencé par une manifestation à laquelle les anciens étudiants du collège sont toujours traditionnellement conviés. En 2010, s’est tenus au centre Marc Bloch à Berlin une discussion avec le journaliste et historien Michael Jeismann sur l’importance du doctorat pour la carrière ultérieure, en 2011 à l’Institut historique allemand de Paris un débat sur les avantages et les inconvénients d’un doctorat franco-allemand sous la forme d’une cotutelle, en 2012 une visite guidée du Musée de l’histoire allemande à Berlin, en compagnie d’experts du musée qui avaient pour leitmotiv de leur intervention les trois thèmes du colloque. L’après-midi s’est achevé par un débat public sur le projet qu’était la Maison de l’histoire de France, aujourd’hui abandonné. Les rencontres annuelles ont été très bénéfiques pour tous les participants. Au final, le collège doctoral a formé un lieu de rencontre important pour les différentes matières représentées, qui, sinon, ne bénéficient que rarement de pouvoir participer à un échange scientifique interdisciplinaire. C’est ainsi que se sont tenues dans le cadre du collège des discussions intenses entre les historiens de l’art et les historiens, des discussions sur la représentation iconographique et le texte ainsi que sur les méthodes d’interprétation et de compréhension différentes de l’histoire de l’art et de l’histoire, tout cela sur l’arrière-plan divergent des évolutions disciplinaires en France et en Allemagne. En outre, un échange soutenu, trop rare entre les experts de différentes périodes historiques, a pu se concrétiser, surtout entre les médiévistes et les modernistes, ce qui a représenté pour tous les participants un apport essentiel. Les colloques n’ont pas été seulement destinés aux doctorants, mais également aux enseignants-chercheurs et furent pour eux une expérience exceptionnellement riche,

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car les différences franco-allemandes en termes de langue scientifique et de méthodes ont été discutées avec une vivacité et une profondeur que l’on trouve rarement ailleurs. L’une des particularités décisives de cette rencontre annuelle, très appréciée de tous, a résidé, au fil du temps, dans une implication accrue des doctorants dans son organisation. Seuls le format et les axes thématiques centraux ont été choisis d’un commun accord avec les enseignants-chercheurs, le reste de l’organisation dans son ensemble, y compris la répartition des doctorants dans les différents axes thématiques, étant pris en charge par les doctorants eux-mêmes. Les comités d’organisation de trois à cinq doctorants issus des deux pays ont investi chaque année beaucoup de temps et d’énergie pour le bon fonctionnement du collège, mais ont acquis par là-même des expériences importantes, assurément utiles ensuite dans leur vie professionnelle. À côté des rencontres annuelles, qui ont surtout apporté leur substantifique moelle à l’échange intellectuel et scientifique, un autre but important du collège a été d’encourager les jeunes chercheurs à la mobilité dans les archives et aux séjours de recherche. Le collège doctoral s’est donné pour but de faire des séjours des doctorants dans l’autre pays plus qu’un banal voyage pour aller consulter des archives. En effet, le collège doctoral ne devait pas simplement servir à financer des séjours classiques et informels dans les archives. C’est pour cette raison que chaque séjour a été l’occasion de fournir un aperçu du paysage de la recherche de la ville du pays partenaire. Dans cet état d’esprit, les coordinateurs du collège et un doctorant ont revêtu la fonction de tuteurs pour les étudiants venus de l’autre capitale et qui étaient leurs hôtes. Ils leur ont permis de rencontrer les experts de leur sujet de thèse, d’aller à des colloques et des manifestations et d’entrer également en contact avec leurs condisciples sur place. Pour prendre l’exemple de Berlin, nombre de rencontres ont été organisées par les doctorants eux-mêmes, toujours au début d’une nouvelle phase du collège doctoral et afin de se familiariser avec quelques-unes des institutions scientifiques les plus emblématiques de la capitale allemande. Outre une visite au centre Marc Bloch et au centre de recherches françaises, ils furent accueillis dans les locaux de la revue H-Soz- Kult. À partir de ces rencontres formelles, d’autres plus informelles se sont organisées à l’initiative des doctorants eux-mêmes, sans qu’elles aient besoin de faire l’objet d’un quelconque enregistrement. Pour finir, le collège doctoral franco-allemand s’efforce toujours de procurer aux projets de thèse l’écho scientifique public dont ils ont absolument besoin. Cela passait surtout par la page Web du collège doctoral, qui s’est améliorée au cours du temps. Ce sont là que les projets de thèse ont été présentés, mais également les séminaires et les membres du collège doctoral, afin de les faire connaître parmi les spécialistes de leur domaine [http://www.differences-differenzen.eu/(11.6. 2012)]. En outre, le site sert aux doctorants pour leurs échanges propres et est consulté également par les anciens étudiants du collège qui souhaitent rester au courant de son actualité. Le collège doctoral franco-allemand est également un enfant de notre temps. Il profite de trois tendances à l’œuvre dans les relations scientifiques franco-allemandes : le parallélisme croissant des champs de recherche historiques et de la disparition de l’époque où il existait de grandes disparités thématiques dans la discipline, puisqu’en France, on s’attachait avant tout à l’époque de la première modernité, tandis qu’en Allemagne on privilégiait le XXe siècle. Le collège profite aussi d’un paradoxe singulier : le recul de l’apprentissage de la langue allemande et française dans le pays voisin, mais concomitamment une amélioration qualitative remarquable des connaissances de la langue de l’autre parmi les doctorants. Le collège doctoral bénéficie directement de la

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responsabilité commune et durable que la France et l’Allemagne entretiennent envers la construction européenne et à laquelle les relations franco-allemandes bilatérales telles qu’elles existent confèrent une signification remarquable. Mais un tel collège doctoral franco-allemand est également soumis à l’air du temps. L’intérêt pour les différences franco-allemandes s’amenuise pour plusieurs raisons : l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie et l’Afrique du Sud fait apparaître des différences avec ces pays bien plus conséquentes que celles qui existent entre la France et l’Allemagne. Avec l’accroissement considérable des compétences de l’Union européenne, l’intérêt pour la politique européenne s’aiguise, mais celui pour ses différents membres s’amenuise en conséquence. De plus, dans le monde anglo-saxon, les relations franco-allemandes ont traditionnellement la réputation d’être une réminiscence de la vieille Europe. Face à la mondialisation, les différences franco-allemandes perdent de leur aura, dans la mesure où la France et l’Allemagne sont touchées de la même façon et apparaissent comme des acteurs globaux dont les profils se ressemblent. Avec l’élargissement de l’Union européenne, l’opinion publique française s’intéresse plutôt à l’espace méditerranéen, l’opinion publique allemande regarde plutôt vers la partie orientale de l’Europe : de fait, l’une et l’autre perdent de leur enthousiasme pour les différences franco- allemandes. De plus, avec l’actuelle crise de la dette, les différences entre l’Europe septentrionale et méridionale refont leur apparition. Dans ce cadre, les différences franco-allemandes ont aussi tendance à être reléguées à l’arrière-plan. Rétrospectivement, le collège doctoral a été constitué en 2006 dans ce mélange de défis et de freins différents de ceux d’aujourd’hui, mais encore plus dans un contexte politique qui n’a rien à voir avec celui qui prévalait dans les années 1980, lorsque le comité d’historiens franco-allemands et les rencontres des spécialistes franco- allemands d’histoire sociale furent fondés comme autant de nouvelles plates-formes du dialogue scientifique entre les historiens français et allemands. Le collège doctoral franco-allemand entre aujourd’hui dans une troisième phase qui ira de 2013 à 2015. Pour cette période, la thématique générale est conservée : les nouveaux accents sont portés sur la structure sociale, la normativité et la communication. Elle mise sur les interactions et les transferts, et la comparaison est maintenue, mais les relations globales de la France et de l’Allemagne seront mieux prises en compte. Sur le plan disciplinaire, le collège doctoral sera étendu au droit et aux sciences sociales. L’organisation du collège sera légèrement modifiée. Outre les rencontres annuelles, des ateliers en petits groupes réuniront quelques enseignants-chercheurs, chaque doctorant étant finalement associé à un tuteur. De la sorte, les relations entre enseignants-chercheurs et doctorants en sortiront intensifiées. En outre, la coopération avec les institutions extra-universitaires sera renforcée et les débats de l’atelier annuel seront plus souvent publiés qu’actuellement. La coordination du collège échoira à d’autres personnes : du côté parisien, elle ira à Rainer Maria Kiesow et Falk Bretschneider, du côté berlinois à Gabriele Metzler et Peter Burschel. Ce collège doctoral franco-allemand « Construire les différences – Unterschiede denken » doit à l’Université franco-allemande à la fois son financement généreux et sa flexibilité. Le succès du collège s’appuie pour une grande partie sur une coopération étroite avec d’autres institutions scientifiques, avant tout le CIERA, le CRIA, l’Institut historique allemand de Paris, le Centre Marc Bloch à Berlin, l’université Humboldt de Berlin et son département spécial de recherche 640 « Représentation des ordres sociaux en transformation », avec l’Institut français d’histoire en Allemagne, mais surtout avec les

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personnalités qui portent ces institutions. Pour finir, le succès du collège repose avant tout sur les doctorants. Grâce à leur travail et leur engagement, ils ont fait du collège ce qu’il est aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux apprécient le temps qu’ils y ont passé, même après l’avoir quitté. De la sorte, ce sera un devoir et une tâche supplémentaires des trois années à venir que de bien intégrer les doctorants qui vont y travailler, mais également ses anciens bénéficiaires pour continuer de manière fructueuse les activités du collège.

AUTEURS

HARTMUT KAELBLE Harmut Kaelble est professeur émérite de l’université Humboldt

IRIS SCHRÖDER Iris Schröder maîtresse de conférences à l’université de Braunschweig pour l’année universitaire 2012-13. Elle a été responsable de l’École doctorale franco-allemande entre l’université Humboldt et l’EHESS du côté allemand dans sa première phase.

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La Fondation Bosch et son action dans le domaine des relations franco-allemandes

Peter Theiner Traduction : Jean-Louis Georget

Cette année est célébré le cinquantenaire du discours de Charles de Gaulle, et l’année prochaine, ce sera le traité de l’Élysée dont on commémorera l’anniversaire. Au sein du tandem franco-allemand, nous préférons aujourd’hui nous souvenir de victoires historiques et nous ne regrettons plus les défaites. Nous commençons à nous faire du souci lorsque nous percevons chez notre voisin des évolutions qui nuisent à l’amitié, qui affaiblissent le couple franco-allemand en Europe et mettent en danger l’unité européenne. Il convient de le dire immédiatement : parmi tous les problèmes auxquels le présent nous confronte, c’est celui pour lequel le monde entier nous envie. L’amitié franco-allemande a depuis pris le caractère de paradigme pour des pays qui veulent réévaluer leurs relations avec des adversaires d’autrefois. Cela vaut par exemple pour les citoyens au Japon et en Corée du Sud tout comme pour les partisans d’un partenariat entre la Pologne et l’Ukraine. En cela, l’image du tandem est aussi prégnante que pertinente. On n’avance avec succès qu’à partir du moment où les deux partenaires jouent leur rôle et l’on chute ensemble lorsque la volonté et la force d’avancer s’épuisent. Même pour les pays qui ne cherchent pas directement pour eux- mêmes des incitations et des exemples pour réussir à se réconcilier et à établir une amitié durable, la relation franco-allemande a valeur de modèle. Observer et commenter la coopération franco-allemande sont devenus depuis longtemps des thèmes incontournables des think tanks de politique étrangère aux États-Unis. Dans la communauté stratégique transatlantique, on sait très bien que la cohésion et la stabilité européennes ne peuvent être obtenues sans une entente préalable entre Paris et Berlin, de sorte que l’Occident reste tributaire de cette entente. Cette évidence du tandem franco-allemand, dont l’environnement international a pris conscience, contraste occasionnellement de manière tranchée avec une tradition de diagnostic de crise qui accompagne la relation franco-allemande depuis ses origines.

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Avant la parenthèse bien médiatisée d’une réconciliation tournée vers l’avenir, c’est d’abord une tradition de séparation intellectuelle qui a plutôt accompagné l’histoire riche en conflit des deux voisins rhénans, depuis l’époque de la Révolution française jusqu’au milieu du XXe siècle, lui donnant sa tonalité de fond. C’est sous des auspices contraires que se dessine aujourd’hui le diagnostic de crise intellectuelle entre les deux protagonistes : il ne dramatise plus aujourd’hui à coups de formules rhétoriques l’identité nationale propre pour se démarquer de celle du voisin. Nous tombons plus prosaïquement sur des évidences qui pointent la fragilité du tandem. C’est ainsi que Pierre Nora, l’un des historiens français les plus en vue, a exprimé il y a peu dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung ses inquiétudes quant à la décrépitude progressive de la coopération franco-allemande. Il accusait la faiblesse de l’apprentissage de la langue du voisin dans les deux pays, la distance des intellectuels, qui avaient moins à se dire qu’autrefois, les structures disparates des systèmes d’enseignement supérieur, et pour finir, une recrudescence générale de l’individualisme dans nos sociétés ainsi qu’une tendance à la renationalisation des cultures européennes – tout ceci en reconnaissant que la culture allemande lui était malheureusement relativement étrangère. Certes, les temps sont révolus dans lesquels la langue du partenaire occupait une place particulièrement privilégiée dans chacun des cursus nationaux ; l’acquisition de la langue du voisin stagne dans les deux pays à un niveau dont l’appréciation peut varier en fonction du point de vue. En fait la langue de l’autre est soumise aujourd’hui en tant que langue étrangère apprise à l’école à d’autres conditions de concurrence que celles qui existaient encore dans les années 1980. Il n’est sans doute pas vraisemblable de penser que le choix des langues étrangères puisse être opéré en vertu d’un lien particulièrement étroit avec l’affection que l’on entretient pour l’autre pays, il répond bien plus pour les parents et les élèves à pléthore de motifs et d’intérêts qui n’ont que peu à voir avec l’intérêt que l’on porte au voisin. Dans les universités allemandes également, la prééminence du français dans les études romanes ne va plus aujourd’hui de soi. En observant cette tendance, on ne doit pas voir de blâme outrancier pour les relations franco-allemandes, puisqu’il s’agit bien plus de phénomènes courants en matière de mutation culturelle, en tout cas pour ce qui concerne la France et l’Allemagne, d’événements de différenciation et de pluralisme accompagnant la mondialisation. On peut simplement voir par exemple dans l’avancée de l’espagnol, mais encore plus vraisemblablement dans celle de langues et de cultures exotiques comme le chinois ou le japonais, un enrichissement de nos cultures. Quoi qu’il en soit, cette évolution n’est en aucun cas le symptôme d’un éloignement franco- allemand, puisqu’il s’agit bien plutôt d’un changement qui suit les lois propres des systèmes de formation et les tendances économiques qui les accompagnent. Dans le domaine des échanges en sciences humaines et sociales, il n’y a pas plus de raison d’être pessimiste lorsqu’on y regarde de plus près. Au contraire, il existe depuis longtemps un réseau serré de partenariat entre les universités allemandes et françaises, qui a trouvé depuis l’année 2000 grâce à la création de l’Université franco- allemande une nouvelle structure commune très novatrice. Depuis, ce sont 130 formations binationales de premier cycle et plus de 40 cursus de master binationaux qui y ont trouvé leur alma mater. Nous pouvons parler aujourd’hui d’une véritable percée de la mobilité académique, car, jamais auparavant, autant d’étudiants n’avaient osé faire le saut dans une université du pays partenaire. L’Université franco-allemande

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est entièrement innovante en ce sens que les échanges conduisent à des doubles diplômes reconnus – et ce dans de nombreuses disciplines par-delà les sciences humaines et sociales qui ont toutes toujours été orientées vers l’international. De cette façon, l’UFA a produit un vivier tout à fait nouveau d’ingénieurs, de scientifiques, d’économistes et de juristes dont la biographie universitaire a été profondément imprégnée par l’amitié franco-allemande. Pour prendre en compte de la manière la plus objective et la plus réaliste le tandem, il est important de jeter un regard sur les réalités académiques en dehors des disciplines herméneutiques, dans lesquelles la réflexion et la recherche sur la base de coopérations franco-allemandes ont toujours été de mise – c’est-à-dire de jeter un regard sur des champs du savoir dans lesquels Allemands et Français apprennent, enseignent et recherchent aujourd’hui en collaborant avec une évidence toute naturelle. Une observation de ce qui se passe dans l’espace public montre que l’amitié repose sur un réseau dense d’amitié grâce à environ 2400 jumelages entre les villes et de nombreux autres groupements associatifs au-delà des partenariats officiels. Certes, les rapprochements entre villes et groupements de la société civile n’ont pas tous la même vigueur, mais on pourrait faire la même remarque pour de nombreuses associations et communautés dans d’autres domaines de nos sociétés. Ils suivent des conjonctures, connaissent des périodes fastes de leur développement, avant que de nouveaux vecteurs plus jeunes ne les suppléent et fassent en sorte que la dynamique perdure. De fait, le danger de renationalisation, sur lequel Pierre Nora attire notre attention, doit être minutieusement scruté. Il ne peut provenir aujourd’hui d’une idéologie de masse chargée de démagogie et d’hostilité : il s’agit bien plus, en y regardant de plus près, d’un risque lié à des divergences de priorités et d’objectifs, notamment dans les domaines de la politique budgétaire, financière et économique. Dans les années à venir, il nous revient de faire que les élites politiques en Allemagne et en France continuent de promouvoir avec soin la culture éprouvée du compromis et agissent en suivant les rails de la convergence. Contrairement au début des années 1980, lorsque les conceptions en matière de politique économique des gouvernements de Paris et Bonn divergeaient largement, sans toutefois que la substance de la coopération franco- allemande n’en subisse les dommages, nous avons à traiter aujourd’hui en Europe des problèmes économiques qui ne permettent pas de phases hasardeuses d’expérimentation économique ou bien de politiques prenant des détours égoïstes afin de satisfaire la simple prospérité nationale. Les deux plus grandes économies de la zone euro sont étroitement impliquées ne serait-ce que par la monnaie commune avec l’ensemble des autres nations, de sorte que tout pas en direction d’une renationalisation aurait des conséquences difficilement calculables – de la même manière qu’une extension exagérée de la solidarité européenne pourrait conduire sur un chemin au terme duquel les citoyens perdraient leur confiance dans le projet européen. L’histoire de la réussite de l’amitié et de l’entente franco-allemandes a une paternité multiple. La conviction de Konrad Adenauer selon laquelle « il ne subsiste aucun doute que nous appartenions au monde ouest-européen en vertu de notre origine et de notre façon de penser » (20 septembre 1949 au Bundestag) est aujourd’hui reconnue dans notre pays par-delà les appartenances partisanes. À cette stratégie et aux valeurs qu’elle porte appartiennent un ancrage irréfutable dans les structures européennes, un renoncement à la souveraineté et une réconciliation basée sur une coopération avec la France comme noyau d’un continent toujours plus intégré. Dans le même temps, il est

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de plus en plus clair que la politique d’entente réciproque menée a aussi besoin d’un soubassement mental solide dans la société pour s’y rattacher et pour s’y appuyer. Cette dernière peut d’ailleurs occasionnellement servir de moteur. Lorsqu’une histoire d’amitié entre les peuples est trop bien organisée et se fige, nous savons qu’elle conduit à une impasse. Ce sont nécessairement bien plus les personnes et les groupes qui inventent un autre avenir de leur propre initiative au moyen de leur pensée et leur action issue au-delà de l’horizon fixé. Ils laissent ainsi grandir de ce fait un social (Bourdieu). Dans l’entre-deux-guerres, nous trouvons de nombreuses traces d’une telle orientation vers le futur. Ce que nous appelons aujourd’hui société civile commença à émerger dans le domaine des relations internationales sous les motifs tacites suivants : la politique étrangère est trop importante pour la laisser exclusivement aux exécutifs nationaux. La recherche historique a dessiné entre-temps une image très différenciée des efforts des acteurs issus de la société civile dans le domaine de l’entente entre les peuples. « Faire entrer dans le jeu la société civile des deux nations » : les initiatives de réconciliation du XXe siècle ont suivi cette recommandation de la fondation Saint-Simon qui date de 1996. La « catastrophe originelle » de la Première Guerre mondiale a été essentielle pour les avocats de la coopération franco-allemande et la volonté de rechercher un nouveau départ, de résoudre les conflits selon des règles bien édictées et de contribuer à la détente par- delà toutes les divergences objectives d’opinion – et ce dans un climat public dans lequel les graves conséquences de la guerre semblaient pouvoir bloquer comme un mur infranchissable toute tentative de réconciliation. L’entrepreneur et le fondateur Robert Bosch incarne les efforts pour parvenir à un équilibre franco-allemand de la manière la plus impressionnante. La base matérielle de son engagement citoyen a été l’ascension légendaire de son entreprise dont il avait fait dès avant la Première Guerre mondiale un Global Player. Des traces biographiques anciennes montrent que Robert Bosch était en outre persuadé que la vie active ne peut pas s’épuiser dans une action managériale. Il était tout aussi convaincu que le progrès et la prospérité ne peuvent pas être obtenus par la simple bonne volonté, mais doivent être cultivés dans une communauté libre où règne l’esprit de compétition que permet l’économie de marché. Dans des déclarations précoces du fondateur, le mot « adaptation » apparaît comme un terme clé, certainement pas au sens d’ancrage dans ce qui existe déjà, mais comme un devoir de s’atteler à de nouveaux défis. Il suivait cette maxime en faisant en sorte, lui qui était un chef d’entreprise couronné de succès, de faire participer les employés de ses usines de manière équitable à ses succès professionnels. Il affirmait de façon consensuelle qu’il devait sa richesse à ses équipes qu’il rémunérait au-delà de la moyenne et ne prétendait en aucun cas le contraire ! « Sois un être humain et prends soin de la dignité humaine ! ». C’était également un leitmotiv de son parcours personnel. Dans le domaine des efforts transfrontaliers pour arriver à se comprendre mutuellement, il en arriva à l’idée qu’ils ne devaient pas simplement être le pré carré des élites éclairées, mais que cette entente entre les peuples devait concerner les hommes dans les couches moyennes de la société. Il prit pour ce faire le publiciste Paul Distelbarth sous contrat. Ce dernier commença à voyager à partir du printemps 1932 entre l’Allemagne et la France pour y tenir des discours tant il maîtrisait bien l’art oratoire et pour faire passer auprès du public l’un de ces messages essentiels : les « différences entre les Allemands et Français sont plus imaginaires que réelles ». C’était une simplification laconique, mais voulue. Elle aurait pu émaner de la plume de Robert Bosch lui-même, qui possédait la capacité légendaire

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à saisir de manière plutôt pragmatique la réalité de l’individu vivant et de la résumer dans son essence en quelques phrases. Robert Bosch saisissait les ressorts des fondements économiques et politiques réels des relations franco-allemandes avec le regard simple d’un industriel et d’un bourgeois éclairé. Il prenait en particulier au sérieux les soucis et les intérêts français en termes de sécurité, comprenant la crainte des voisins d’outre-Rhin devant les incertitudes allemandes et devant le risque que la politique étrangère allemande puisse de nouveau quitter le sentier balisé de la politique de réconciliation menée par Aristide Briand et Gustave Stresemann pour choisir la voie d’une politique hégémonique se refusant à tout compromis. Pour Robert Bosch, la réponse était la suivante : la diplomatie allemande devait aller au devant de la France pour atteindre ce qui était possible par des voies pacifiques en tendant la main et avec une conscience claire. La gravité de l’heure exigeait « une certaine mesure dans les exigences » et non pas une politique hasardeuse et attentiste au regard du danger du nationalisme exacerbé qui croissait de nouveau. C’est ainsi que Robert Bosch écrivait encore en octobre 1933 au ministre des Affaires étrangères, c’est- à-dire peu de jours avant que l’Allemagne ne quitte la société des nations, sans pouvoir savoir que les jalons du régime hitlérien étaient depuis longtemps posés pour provoquer un conflit. Le fait de vouloir à tout prix la réconciliation franco-allemande été inséré pour Robert Bosch dans une vision européenne qui voyait l’intégration de son pays dans des structures européennes qui étaient encore à déterminer. Il encourageait l’équilibre franco-allemand, mais également un mouvement paneuropéen et formulait à la charnière des années 1932 et 1933 l’espoir d’une « Europe unie et pacifique » en évoquant dans le même contexte « l’unification entre l’Allemagne et la France » comme « la tâche la plus urgente ». Au début des années 70, c’est-à-dire dans le contexte historique du traité de l’Élysée, la fondation Robert Bosch s’est placée sur les traces du fondateur et a mis en place un axe franco-allemand, le premier dans le domaine de la réconciliation entre les peuples, qui a été suivi jusqu’à aujourd’hui par beaucoup d’autres axes thématiques liés à d’autres pays, notamment la Pologne, que la fondation Robert Bosch a reçu dans son ressort alors qu’on était encore en pleine Guerre froide. On demande de temps à autre s’il est encore nécessaire aujourd’hui de faire des efforts particuliers pour renforcer la relation franco-allemande, que ce soit dans le domaine des rencontres pour jeunes, dans le cadre des séminaires communs pour journalistes, dans les programmes pour les traducteurs, dans les écoles d’été pour les cadres ou pour toutes les autres initiatives. Nous disions au début que le monde entier envie les Français et les Allemands pour avoir réussi leur réconciliation et leur rapprochement et fait de leur amitié et de leur bon voisinage une évidence. Beaucoup d’autres pays attendent surtout, pas seulement en Europe, que les deux voisins rhénans montrent une responsabilité politique commune en Europe et la conduisent avec une certaine modestie, une prise en compte de tous les intérêts et une certaine mesure. Le pouvoir politique ne peut prendre en compte cette responsabilité que s’il se sait soutenu par l’assentiment tacite des citoyens. C’est donc pour cette raison que nous avons besoin de rencontres, de liens humains, de projets communs au quotidien, et pas seulement pour les commémorations. La fondation Bosch est donc l’une des plus grandes fondations entrepreneuriales d’Allemagne qui met au service du rapprochement et de la réconciliation entre les

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peuples les moyens dont elle dispose dans les domaines de la formation et de la santé au sens où l’entendait son fondateur Robert Bosch (1861-1942). La fondation existe dans sa forme actuelle depuis 1964. En 2011, 68 millions d’euros ont été octroyés pour des programmes et des projets communs et d’utilité publique. La fondation se concentre pour ce qui concerne son axe franco-allemand et les relations qu’il implique sur les thèmes de l’engagement citoyen, de la culture et de la langue ainsi que sur l’encouragement aux médiateurs comme les journalistes et les cadres. Les moyens mis au service de ces encouragements sont utilisés par exemple pour : • le concours d’idées franco-allemands « On y va – Auf geht’s ! » qui encourage les projets communs de groupes de la société civile française et allemande. • « Deutschmobil » et « FranceMobil » qui permet à des diplômés de l’université de rapprocher de manière ludique la culture et la langue des jeunes et des enfants des deux pays voisins. • le « dialogue d’avenir entre la France et Allemagne », grâce auquel les cadres des deux pays peuvent discuter des défis actuels dans les relations franco-allemandes et rédiger des recommandations pour l’action politique. • le programme « Gemeinsam mehr Chancen – Avancer ensemble » pour lequel on facilite les conditions de mobilité touchant la formation professionnelle au plan régional. Depuis la mise en place de l’axe franco-allemand en 1973, ce sont 42,1 million d’euros qui ont été mis à disposition des initiatives franco-allemandes. La fondation DVA, qui n’est pas une fondation autonome à l’intérieur de la fondation Robert Bosch, mais une « filiale » s’engage à soutenir et promouvoir les relations franco-allemandes dans le domaine de la culture, de la littérature du théâtre. Depuis 1997, elle a mis 4,3 millions d’euros à la disposition des programmes engagés. Voir le site : www.bosch-stiftung.de

AUTEURS

PETER THEINER Peter Theiner est responsable du département Völkerverständigung Europe de l’Ouest/Amérique à la Robert-Bosch Stiftung et directeur de la DVA-Stiftung, filiale de la Fondation Bosch.

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Les appels à projet franco-allemands ANR/DFG en sciences sociales et humaines

Pierre Monnet

1 Depuis 2007, l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) se sont associées pour lancer un appel à projets commun afin de développer les liens scientifiques entre équipes de recherche françaises et allemandes dans toutes les disciplines des sciences sociales et humaines. Ces projets de recherche, financés en règle générale à part égale par les deux agences de moyens à hauteur de 150.000 à 300.000 euros selon les projets pour une durée de 3 ans et plus spécialement ouverts à l’intégration des post-doctorants depuis 2010, ont pris acte dès leur création des liens déjà serrés que des universités, laboratoires et centres de recherche des deux pays avaient noués dans le champ des humanités. Un bilan des quatre éditions qui se sont déroulées de 2007 à 2010 a montré que, parmi les disciplines concernées, les projets soumis (284 en 4 ans) et retenus (79 en 4 ans, soit un taux de réussite d’environ 27 %) provenant de l’histoire et de l’histoire de l’art avec 13 projets financés et de l’archéologie avec 11 projets financés (soit 24 en tout, autrement dit le tiers du total) constituaient avec la linguistique (12 projets financés) et l’économie (9 projets financés) le premier secteur privilégié par ce dispositif.

2 Parmi les 18 projets retenus en 2011, 6 relèvent de nouveau des sciences historiques, confirmant la place occupée par ce domaine lors des campagnes précédentes. Le succès remporté par les dossiers présentés par les historiens s’explique à la fois par le rôle traditionnel et historique que l’histoire et l’écriture de l’histoire ont tenu depuis le XIXe siècle dans le dialogue entre les communautés scientifiques française et allemande ainsi que dans la formation des idées et des préjugés portés sur l’autre, mais également par la nature des programmes présentés, en particulier en matière d’édition électronique, de corpus de sources et de confection de bases de données. Il est certain que l’existence de centres français et allemands de recherche en histoire de part et d’autre du Rhin, entre l’IFHA de Francfort et le Centre Marc Bloch de Berlin et le CIERA

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et l’Institut Historique Allemand de Paris, a également contribué à la forte représentation des historiens au sein du programme.

3 À ce titre, l’IFHA trouve un triple intérêt à se faire l’écho de ce dispositif dans les colonnes de la Revue. Tout d’abord, cet appel à projets fait émerger des thématiques nouvelles dans le champ de la coopération franco-allemande en matière historique, dont les retombées ont des conséquences directes et indirectes sur la programmation scientifique du centre ainsi qu’en termes de formation de jeunes chercheurs. De surcroît, des moyens supplémentaires sont apportés au sein d’un réseau de recherche animé par l’IFHA et ses partenaires. Ensuite, des équipes et des chercheurs autrefois passés par l’IFHA ou ayant bénéficié de son soutien se trouvent engagés dans les projets financés : deux des membres du conseil scientifique de l’IFHA sont porteurs d’un projet (Jean Mondot, université de Bordeaux, pour « Gallotropisme et modèles civilisationnels dans l’espace germanophone (1660-1789) » depuis 2010 et Christophe Charle, université de Paris I, pour « La transculturalité des espaces nationaux. Processus de traduction, figures de médiation et effets socioculturels des transferts littéraires en Europe (1750-1900) » depuis 2011), tandis que d’anciens boursiers ou membres de la MHFA et de l’IFHA sont aujourd’hui impliqués dans des thématiques communes, ainsi de Patrice Veit, ancien directeur de la MHFA avec « Les usages religieux du livre à l’époque moderne. Une comparaison transculturelle et interconfessionnelle (France-Empire) » (2007) ; Philippe Depreux, ancien chercheur pensionnaire de la MHFA avec « La productivité d’une crise : le règne de Louis le Pieux (814-840) et la transformation de l’empire carolingien » (2007) ; Geneviève Bührer-Thierry, ancienne boursière de courte durée de la MHFA avec « Espace et politique : perceptions et pratiques dans les royaumes francs et post-carolingiens du IXe au XIe siècle » (2009) ; Elsa Kammerer, ancienne boursière de courte durée de la MHFA, avec « Dynamique des langues vernaculaires dans l’Europe de la Renaissance. Acteurs et lieux » (2009) ; Bénédicte Savoy, ancienne boursière de courte durée de la MHFA, avec « Formations artistiques transnationales entre la France et l’Allemagne, 1789-1870 » (2009 et 2011) ; Christine Lebeau et Jakob Vogel, anciens boursiers de courte durée de la MHFA, avec « Localisation et circulation des savoirs d’État en Europe, 1750-1850 » (2010). Enfin, l’IFHA est partie prenante de l’un des projets soutenus dès 2007 et renouvelé en 2010, la revue électronique franco-allemande en sciences sociales et humaines Trivium portée par la Maison des Sciences de l’Homme (Hinnerk Bruhns et Falk Bretschneider) et l’Institut historique allemand de Paris (Gudrun Gersmann) : un numéro spécial sur le Saint-Empire moderne à paraître en 2012 est en effet présenté par l’IFHA.

4 Il convient de relever que les thématiques financées depuis 2007 dans le cadre de cet appel offrent un aperçu des champs historiques actuellement en plein renouvellement de part et d’autre du Rhin. Dès 2007 puis en 2008, trois champs d’intenses échanges scientifiques franco-allemands se détachaient dans une histoire de la longue durée, abstraction faite de l’archéologie : l’histoire des pratiques et des cultures religieuses à l’époque moderne, le transfert des idées, des méthodes et des philosophies en sciences sociales et humaines aux XIXe et XXe siècles, la construction d’entités politico- territoriales à l’échelle européenne depuis le Moyen Âge. Quant aux thématiques d’une histoire du temps présent au carrefour de plusieurs disciplines, elles tournent dès 2007 et 2008 autour des questions du risque, de l’immigration, du travail et de la santé. La campagne 2009 ajoute à cette palette des interrogations liées au genre, au langage et à la musique. Il est de même intéressant de souligner que du point de vue méthodologique, l’histoire croisée, comparée et transnationale caractérise bon nombre

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de ces projets : sur les 18 dossiers financés entre 2007 et 2011 relevant des sciences historiques, trois portent le prédicat « transnational », quatre celui de « frontalier », deux celui de « transculturel », deux ceux de l’échange et du transfert, soit onze au total qui affichent explicitement dans leur démarche l’approche circulatoire et connectée. Quant au terrain d’études, une évolution remarquable se dessine depuis 2007. En effet, à cette date, 7 des 8 projets soutenus dans le champ de l’histoire ou de la société contemporaine relevaient explicitement d’un espace géographique proprement franco-allemand. Dès 2008 en revanche émergent des objets ou lieux de recherche franco-allemands de dimension européenne ou extra-européenne, tel le thomisme au Moyen Âge ou le royaume arabe de Petra. Cette tendance se confirme et s’amplifie en 2009 avec le Caucase protohistorique, les villes antiques de Syrie, les langues de l’Europe renaissante ou les musiciens de l’Europe baroque. En 2010, avec un champ commun de recherche sur Alexandrie d’Égypte, sur l’histoire des savoirs médicaux ou des savoirs d’État en Europe moderne, sur la Haute-Mésopotamie antique, sur les traditions religieuses en Asie du Sud-Est, l’on voit bien que c’est davantage le regard que l’espace de l’approche scientifique qui devient franco-allemand, un glissement que confirme l’édition 2011 avec l’étude de la lettre dans l’Occident latin, les territoires du Pérou ancien, la vallée de l’Indus protohistorique, le Tibet des XVIIe-XXe siècles ou les espaces socioculturels européens entre 1750 et 1900.

5 Afin de mieux détailler et concrétiser le travail, les résultats, les méthodes et la plus- value de ces projets de recherche franco-allemands, la Revue de l’IFHA a souhaité publier le retour d’expérience porté sur deux dossiers, le premier qui avait démarré en 2007 et est aujourd’hui achevé, celui qu’ont conjointement conduit Patrice Veit (CNRS/ Centre Marc Bloch de Berlin) et Thomas Kaufmann (université de Göttingen) autour des « Usages religieux du livre à l’époque moderne » (acronyme « Buchpraxis ») et celui, encore en cours car entamé en 2009, encadré par Geneviève Bührer-Thierry (université de Paris-Est Marne-la-Vallée) et Steffen Patzold (université de Tübingen) portant sur « Espace et politique : perceptions et pratiques dans les royaumes francs et post- carolingiens du IXe au XIe siècle » (acronyme « Territorium »).

AUTEUR

PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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Retour sur un chantier franco- allemand : le projet « Buchpraxis »

Juliette Guilbaud

En novembre 2010, le colloque « Religiöse Bücher, Grenzen und Identitäten / Livres, frontières et identités religieuses », réuni au Lichtenberg-Kolleg de Göttingen 1, bouclait un cycle relativement dense de rencontres organisées depuis trois ans de part et d’autre du Rhin, dans le cadre du programme franco-allemand « Buchpraxis » piloté par Patrice Veit (CNRS-CMB Berlin) et Thomas Kaufmann (Göttingen). Alors que les artisans du projet se sont courageusement lancés dans une ambitieuse publication collective qui proposerait sinon un bilan, du moins des perspectives croisées sur les pratiques religieuses du livre à l’époque moderne en France et dans le Saint-Empire2, la rédaction de la Revue a souhaité nous voir revenir – comme participante au projet dans ses aspects scientifique et logistique – sur cette entreprise franco-allemande, qui fut et reste à la fois un projet de recherche interdisciplinaire stimulant et l’occasion, pour chacun de ses acteurs, de se frotter de nouveau à la culture académique de ses collègues et voisins européens. De quoi Buchpraxis est-il le nom ? Sous ce terme allemand, qui s’est rapidement imposé comme le nom de code du projet pour l’ensemble de ses participants, y compris francophones, figure un programme de recherches interdisciplinaires déposé en 2007 dans le cadre de l’appel à projets franco-allemand en sciences humaines et sociales, lancé conjointement par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG)3. En prenant pour point d’entrée le livre (religieux ou non) à travers ses pratiques et usages religieux à l’époque moderne, il s’agissait de confronter des recherches différentes par leurs terrains géographiques et confessionnels comme par les disciplines qui les ont suscitées – histoire, Volkskunde, Kirchengeschichte, théologie, musicologie, littérature, philosophie – avec, en toile de fond, l’interrogation suivante : le livre religieux crée-t-il l’usage ou l’usage crée-t-il le livre religieux ? De façon quasi symptomatique, le nom de code du projet – Buchpraxis, donc – est rapidement apparu comme un précipité révélateur des deux principales manières d’aborder cette entreprise commune : en forçant un peu le trait, disons que parmi

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l’ensemble des collègues rassemblés, les uns – majoritairement de culture académique allemande – mettaient volontiers l’accent sur le terme Buch (livre), tandis que les autres – plutôt issus ou, en tout cas, familiers des cursus français – étaient tentés de se concentrer sur la Praxis (la/les pratiques). Au-delà de l’anecdote, cette différence de conception, qui a insensiblement mais durablement irrigué les discussions développées au cours de ces années de travail collectif, n’est que la partie émergée de l’iceberg : elle est en effet le fruit de traditions historiographiques fortes, nées dans des univers académiques – l’un français, l’autre allemand – aux cloisonnements disciplinaires propres. S’y ajoute, en Allemagne, un ancrage confessionnel qui pourra interloquer l’historien français non averti (mais probablement moins le lecteur de cette Revue) : la Kirchengeschichte – que l’expression française d’ « histoire religieuse » ne traduit qu’imparfaitement – étant pratiquée avant tout dans les facultés de théologie et non d’histoire, elle est marquée par un tropisme tantôt protestant, tantôt catholique, que la chaleur des débats, tout scientifiques qu’ils aient été, a parfois fait irrésistiblement ressortir lors des rencontres Buchpraxis. Plus sérieusement, un rapide état de la recherche des deux côtés du Rhin, certes non exhaustif, permet d’éclairer quelques- unes des irréductibles « différences franco-allemandes » (si l’on nous permet cet oxymore), vécues dans la bonne humeur tout au long du projet. En Allemagne, sur le Saint-Empire, les questions relatives à la piété (Frömmigkeit) et à la production livresque imprimée et manuscrite qui lui est liée ont mis du temps à susciter l’intérêt des chercheurs4. Les premiers à se pencher sur ces objets ont été essentiellement des théologiens et des littéraires, d’où un infléchissement des travaux sur les textes et certains auteurs5. Les travaux hymnologiques, particulièrement nombreux (notamment du côté protestant) et interdisciplinaires – regroupant théologiens, historiens de la littérature et hymnologues (de formation à la fois théologique et musicologique) –, se sont d’abord concentrés sur l’étude des textes et des recueils, s’attachant plus rarement aux pratiques et aux usages6. Alors que l’histoire des pratiques dévotionnelles est longtemps restée l’apanage de la Volkskunde (ethnologie et anthropologie), les historiens se la sont aujourd’hui en partie réappropriée à travers des travaux sur la Konfessionskultur7 et sur les identités confessionnelles8. Le renouvellement de ce champ de recherche doit également beaucoup aux approches d’anthropologie historique9 et d’histoire culturelle du religieux10, ainsi qu’à l’exploitation de sources nouvelles pour ce genre d’études (inventaires après décès, Selbstzeugnisse11 / Ego-documents ou « témoignages de soi », Leichenpredigten /Oraisons et sermons funèbres12…). En France, au contraire, les travaux sur le livre et ses usages religieux ont été et sont le plus souvent menés par les historiens et littéraires, et avec le plus de fruit lorsque les uns et les autres croisent leurs approches13. Ces recherches sont essentiellement menées dans une perspective socioculturelle du religieux, héritière de plusieurs traditions historiographiques parmi lesquelles peuvent se distinguer : l’histoire des mentalités religieuses, dans le prolongement des travaux de Jean Delumeau ; l’étude des pratiques dévotionnelles individuelles ou collectives – comme les processions, les pèlerinages, le culte des reliques14, mais aussi les manières de prier15, l’image ou encore le chant religieux16 – et l’étude des objets sur lesquels les fidèles s’appuient, parmi lesquels la littérature de dévotion n’est pas des moindres17 ; ou encore l’histoire du livre, des conditions de production et de réception de la production imprimée au lecteur, des textes aux types de lecture qui en sont faits, dans le prolongement cette fois des travaux de Roger Chartier. À l’instar de l’Allemagne, les recherches sur les

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écrits du for privé sont, elles aussi, venues enrichir les travaux sur les appropriations et modes de lecture et, plus généralement, sur les usages religieux du livre à l’époque moderne18. Puisant à ces différentes sources historiographiques, le projet s’est aussi appuyé sur un réseau de relations scientifiques solidement établies entre les coorganisateurs du projet et différents collègues issus principalement d’institutions françaises et allemandes : en France, l’École des hautes études en sciences sociales, à travers plusieurs de ses centres ou groupes de recherches – le Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA), le Centre de recherches historiques (CRH) avec, notamment, le Centre d’anthropologie religieuse européenne (CARE) – ; en Allemagne, l’université de Göttingen, la Mission historique française en Allemagne (MHFA de Göttingen, devenue en 2009 l’IFHA de Francfort) ou encore la bibliothèque de Wolfenbüttel (Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel). L’équipe du projet – rebaptisée par tous « Kerngruppe », terme autrement plus poétique que son équivalent français, « équipe-noyau » –, à géométrie variable à ses débuts, s’est finalement stabilisée sur un effectif de dix-sept membres, dont sept collègues allemand(e)s et dix français(e)s19, travaillant pour la moitié d’entre eux sur l’espace voisin20. Le financement du projet a été assuré conjointement et de manière déséquilibrée par la DFG et l’ANR21 – pour une durée de trente-six mois à compter du 1er janvier 2008 –, une partie des subsides ayant permis la rémunération de deux postdoctorants respectivement pendant trente-six mois en Allemagne, et trente- et-un en France. De Göttingen pour l’un et de Paris pour l’autre, ils ont été chargés de la coordination scientifique et logistique du projet, et connaissent actuellement, pour la préparation du volume collectif, les affres de l’édition d’un ouvrage bilingue, aux côtés des deux codirecteurs du programme. Les deux organismes financeurs ont généreusement accepté de prolonger le projet d’une année… sans toutefois lui accorder de crédits supplémentaires. Après un premier rassemblement de l’équipe du projet (Paris, 2008) pour en discuter les lignes directrices, la mise en œuvre du programme au cours de ses trois premières années s’est traduite par l’organisation de quatre manifestations de deux journées chacune (Wolfenbüttel, 2008 ; Paris, 2009 ; Gotha, 2009 ; Nancy, 2010), précédées chacune d’entre elles d’une réunion du Kerngruppe. Cette dernière était chaque fois l’occasion de dresser un bilan d’étape, de préciser voire réorienter les axes de réflexion du projet et de jeter les bases de la rencontre suivante, selon les inflexions retenues. À l’exception de la dernière manifestation, organisée comme un colloque aux allures de synthèse (Göttingen, 2010), la forme retenue pour les rencontres semestrielles a été celle de l’atelier thématique rassemblant une trentaine de participants soit, autour d’un Kerngruppe quasiment au complet, autant d’invités extérieurs à même de présenter leurs travaux sur le thème retenu et de le discuter : le temps accordé au débat a toujours eu une place privilégiée dans le programme de chacun des ateliers, lesquels se sont déroulés pour l’essentiel en français et en allemand22. En tout, près d’une cinquantaine de spécialistes ont ainsi participé, comme orateurs ou discutants, aux ateliers et/ou au colloque final. Les institutions d’accueil des rencontres Buchpraxis, pour la plupart des bibliothèques aux collections anciennes remarquables, ont permis à l’ensemble des participants de découvrir ou redécouvrir des fonds spécifiques d’une richesse insoupçonnée, parfois desservis par un environnement quelque peu austère (la fréquentation de Wolfenbüttel ou Gotha en plein mois de novembre est une expérience proche de l’ascétisme) : Gesangbücher et livres de cantiques à la bibliothèque de Wolfenbüttel, collections de la bibliothèque de la Société d’histoire du protestantisme

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français à Paris, bibliothèque de recherche de l’université d’Erfurt-Gotha hébergée au château de Friedenstein23, anciennes collections du Grand Séminaire de Nancy et de l’abbaye bénédictine de Saint-Mihiel. Le premier atelier thématique (Wolfenbüttel, 2008) s’est penché sur l’étude d’un genre – le chant religieux – et des productions livresques qui lui étaient associées (Gesangbücher, psautiers, livres de cantiques, etc.), dans une perspective franco- allemande relativement inédite tant du point de vue des terrains confessionnels que des approches disciplinaires. La réflexion portait à la fois sur la pertinence de cette catégorie même (le genre de texte ou Gattung) et sur plusieurs aspects très concrets : la production et la diffusion de ces ouvrages, le chant et la piété féminine, le psautier et les pratiques religieuses réformées, la question des mélodies, les livres de cantiques et leurs usages comme marqueurs de frontières confessionnelles, ou encore le chant dans l’enseignement et la catéchèse. Lors de la deuxième rencontre (Paris, 2009), les participants se sont interrogés sur les canaux et réseaux de diffusion des livres religieux en France et dans le Saint-Empire à l’époque moderne. Trois axes de réflexion ont été pour ce faire retenus : le livre comme instrument de la politique confessionnelle (par exemple, le rôle des Églises et des autorités comme forces d’incitation en même temps qu’instances de contrôle de la production ; la question du privilège et de sa concession) ; les lieux et milieux, ainsi que les personnes intermédiaires par lesquels s’effectue la diffusion des livres religieux (le rôle des relieurs, des imprimeurs-libraires évidemment, mais aussi des colporteurs ; les curés et pasteurs ; la fabrique, l’école, le catéchisme ; les congrégations et les confréries ; les missions, les pèlerinages ou toute autre forme de migration, comme celles des étudiants) ; le marché du livre et ses acteurs. Le troisième atelier (Gotha, 2009) s’est intéressé à la question de l’auteur appliquée au livre religieux, pour explorer l’articulation entre champ littéraire et littérature dévote. La réflexion s’est orientée vers quatre principaux thèmes : l’auteur et son hétérogénéité (son/ses profils, ses modes de légitimation, l’auteur individuel ou collectif, l’auteur dissident) ; la pratique de l’anonymat comme révélateur tantôt d’un inconfort, tantôt d’une stratégie ; le livre religieux et son écriture (ce type d’ouvrage a-t-il pu constituer une niche pour l’écriture féminine ?) ; les processus de la commande et de la dédicace comparés avec les mêmes phénomènes pour d’autres productions du champ littéraire. La quatrième rencontre (Nancy, 2010) fut l’occasion de s’interroger sur les modes de lecture et d’appropriation, de revenir sur les écarts entre prescriptions et pratiques, de réfléchir au livre non seulement comme support, mais comme objet avec lequel le lecteur peut nouer un rapport émotionnel, voire affectif. Ce thème permit de revenir sur plusieurs des questions générales ayant nourri le projet : existe-t-il, dans les modes de lecture et d’appropriation, des spécificités confessionnelles, des pratiques différenciées selon les genres de livres, ou encore des formes proprement masculines ou féminines ? Ces questions ont été appréhendées en suivant trois pistes de réflexion : les modalités d’usage, y compris l’appropriation religieuse de livres a priori non religieux ; les modes d’acquisition et de transmission du livre ; les pratiques d’écriture directement liées à la lecture (annotations, marginalia, compilations et florilèges manuscrits, citations en particulier dans les ego-documents…). Le colloque de Göttingen (2010) enfin, dont il a déjà été abondamment question dans ces pages24, est apparu à la fois comme un point d’orgue et une synthèse des réflexions communes menées depuis trois années, en revenant sur le rôle de la pratique du livre

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religieux – et de l’usage religieux du livre a priori non religieux – dans la formation des identités religieuses, voire confessionnelles. À l’issue d’un programme divisé en trois sessions – identités individuelles et collectives, pratiques du livre et interférences confessionnelles, usages transculturels et interconfessionnels des textes –, la discussion finale a été amorcée par les interventions de six membres du Kerngruppe, invités au préalable à rassembler sur le papier leurs observations critiques sur l’ensemble du programme. Chacun a ainsi fait part de ses réflexions de façon synthétique, qui en historien, qui en théologien (protestant ou catholique, en l’occurrence), qui en philosophe. Ces prises de parole ont soulevé plusieurs points – soit insuffisamment pris en considération au cours du projet, soit susceptibles d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion –, parmi lesquels on pourrait retenir, sans ordre hiérarchique, les suivants : le rôle des cours princières (ecclésiastiques ou non) dans la production de livres religieux ; les circuits informels de circulation de ces ouvrages et l’économie du don, de même que la circulation du livre religieux entre les différents espaces (l’église, la maison, l’école, etc.) ; ou encore le rôle des relieurs dans l’élaboration des recueils. Il fut aussi plus largement question de cadres et de définitions, comme autant de questions auxquelles le projet s’est parfois heurté sans pouvoir y apporter de réponse satisfaisante, ou bien que les discussions ont permis de contourner adroitement mais qu’il conviendrait, si un nouveau programme devait prendre la suite de celui-ci, d’affronter : ne devrait-on pas distinguer usage(s) et pratique(s) (religieux ou non) du livre (religieux ou non) ? Ne faudrait-il pas également, pour compléter l’étude de l’un et de l’autre, « sortir du livre », cet objet matériel et support des textes, pour l’appréhender à travers d’autres sources que lui-même, ses modes de production, de circulation ou encore d’appropriation ? Enfin, en dépit d’allées et venues constantes entre le terrain français et celui du Saint-Empire et de ses marges, malgré les tentatives de faire entrer ces différents contextes en résonance, il ressort que la comparaison n’a sans doute pas été menée de façon assez approfondie et que les travaux exposés n’ont pas toujours su éviter la juxtaposition d’études de cas. Il semblerait également judicieux de ne pas se contenter d’étudier l’objet « livre religieux » et ses modalités pour eux- mêmes, mais de s’en servir comme d’instruments d’analyse de catégories sociales et/ou juridiques (comme l’appartenance confessionnelle par exemple). Ces déséquilibres relatifs, mieux perceptibles désormais avec le recul qu’au cours du déroulement même du projet, devraient être en partie rectifiés dans le volume collectif à paraître. Celui-ci a en effet été conçu non comme une somme d’actes d’ateliers ou de colloques, mais comme un approfondissement de quatre des grands thèmes discutés lors des ateliers, introduits chacun par une contribution croisée de deux chercheurs, l’un(e) français(e), l’autre allemand(e) : l’auteur ; les marchés et modes de diffusion ; lecteurs/lectrices et usages ; livres, frontières et identités religieuses. Gageons que cette entreprise éditoriale, si elle peut être menée à bien, offrira des perspectives de réflexion non pas sur le seul terrain franco-allemand, mais européen. Enfin, en dépit de la lourdeur de ce genre de programmes qui semblent (hélas !) devenus incontournables dans le paysage académique, nous ne pouvons que saluer le bon déroulement du projet Buchpraxis, pour la richesse de ses échanges scientifiques et la convivialité – on dirait même mieux : la Gemütlichkeit – de l’ensemble des rencontres organisées.

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NOTES

1. Pour un compte rendu de cette rencontre, voir RevIFHA, 3, 2011, p. 28-31. 2. Thomas Kaufmann, Patrice Veit et alii (dir.), Les pratiques religieuses du livre dans l’Empire et en France à l’époque moderne, Wiesbaden : Harrassowitz (à paraître). 3. http://www.agence-nationale-recherche.fr/programmes-de-recherche/sciences-humaines-et- sociales/. 4. Elle constitua le thème du Barockkongress de Wolfenbüttel seulement en 1991. Les actes de ce congrès ont été publiés par Dieter Breuer (dir.), Religion und Religiosität im Zeitalter des Barock, Wiesbaden : Harrassowitz, 1995, 2 vol. 5. Parmi de nombreux exemples de ces travaux anciens, citons ceux d’Elke Axmacher sur Martin Moller, Johann Arndt et Paul Gerhardt ; ceux de Martin Brecht sur Philipp Nicolai ; ceux de Johannes Wallmann sur Philipp Jacob Spener ; enfin, un volume rassemblant des contributions sur la Frömmigkeit chez les catholiques comme chez les protestants, D. Breuer (dir.), Frömmigkeit in der Frühen Neuzeit : Studien zur religiösen Literatur des 17. Jahrhunderts in Deutschland, Amsterdam : Rodopi, 1984. 6. Voir les livraisons annuelles du Jahrbuch für Liturgik und Hymnologie (fondé en 1955), ou encore les travaux passés (1996-2006) du collège doctoral « Geistliches Lied und Kirchenlied interdisziplinär » de l’université de Mayence, http://www.gesangbucharchiv.uni-mainz.de/dateien/ abschlussbericht_kolleg.pdf. 7. Th. Kaufmann, Konfession und Kultur. Lutherischer Protestantismus in der zweiten Hälfte des Reformationsjahrhunderts, Tübingen : Mohr Siebeck, 2006 ; Stefan Michel, Andres Straßberger, Eruditio – Confessio – Pietas. Kontinuität und Wandel in der lutherischen Konfessionskultur am Ende des 17. Jahrhunderts. Das Beispiel Johann Benedikt Carpzovs (1639-1699), Leipzig : Evangelische Verlagsanstalt, 2009. 8. Andreas Holzem, « Das Buch als Gegenstand und Quelle der Andacht. Beispiele literaler Religiosität in Westfalen 1600-1800 » in : id. (dir.), Normieren – Tradieren – Inszenieren. Das Christentum als Buchreligion, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004, p. 225-262 ; côté français sur ce thème, Christophe Duhamelle, La frontière au village. Une identité catholique allemande au temps des Lumières, Paris : Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010. 9. Ulrike Gleixner, Pietismus und Bürgertum. Eine historische Anthropologie der Frömmigkeit, Württemberg 17.-19. Jahrhundert, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2005. 10. Kaspar von Greyerz, Religion und Kultur. Europa 1500-1700, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2000 (trad. française [de qualité hélas contestable], Paris : Cerf, 2006). 11. Outre les travaux de K. von Greyerz, citons ceux du groupe de recherche « Selbstzeugnisse in transkultureller Perspektive » établi ces dernières années à Berlin (Freie Universität), notamment le bilan proposé par Claudia Ulbrich, Hans Medick, Angelika Schaser (dir.), Selbstzeugnis und Person – Transkulturelle perspektiven, Wien/ Köln/ Weimar : Böhlau, 2012. 12. Côté français sur ce thème, P. Veit, « La dévotion domestique luthérienne : instructions, images, pratiques » in : Revue de l’histoire des religions, 217/3, 2000, p. 593-606. 13. C’est par exemple le cas au sein du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (GRIHL, Centre de recherches historiques, EHESS-CNRS, Paris). 14. Philippe Boutry, Pierre-Antoine Fabre, Dominique Julia (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris : Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2009, 2 vol. 15. Christian Grosse, Les rituels de la Cène. Le culte eucharistique réformé à Genève (XVIe-XVIIe siècles), Genève : Droz, 2008.

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16. Xavier Bisaro, Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au XVIIIe siècle, Turnhout : Brepols, 2006. 17. Philippe Martin (dir.), “Ephemera” catholiques. L’imprimé au service de la religion, XVIe-XXIe siècle, Paris : Beauchesne, 2012. 18. Comme en témoignent, entre autres, les activités du groupe de recherches sur ces sources, groupe qui entretient d’ailleurs des liens avec les historiens allemands du même champ, http:// www.ecritsduforprive.fr. 19. Si l’équipe n’a pas été paritaire (six femmes, onze hommes), il en a été tout autrement des rencontres, où la parité a été, autant que possible, respectée par les organisateurs. 20. Sept collègues français(e)s travaillent en effet (entre autres) sur le Saint-Empire et/ou ses marges, une collègue allemande travaille pour partie sur la France. 21. Les sommes allouées par la DFG ont été d’un tiers supérieures à celles accordées par l’ANR. 22. Les traductions ont été, si nécessaire, assurées la plupart du temps par l’équipe du projet – une grande partie des participants ayant, au moins de manière passive, une connaissance de « l’autre » langue. Soulignons, sans malice aucune, que la langue anglaise a pour sa part été réduite à la portion congruë. 23. Sur la bibliothèque et le centre de recherche qui lui est associé, voir RevIFHA, 3, 2011, p. 101-103. 24. RevIFHA, 3, 2011, p. 28-31.

AUTEUR

JULIETTE GUILBAUD Juliette Guilbaud est chargée de recherche CNRS au Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA, EHESS-CNRS, Paris). Elle a été post-doctorante de l’université Goethe de Francfort, en poste à l’IFHA, en 2010-2011

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Projet ANR/DFG Territorium 2009-2012. Espace et politique : perception et pratiques dans les royaumes francs et post- carolingiens du IXe au XIe siècle / Universités Paris-Est Marne la Vallée / Eberhard-Karl Tübingen, Geneviève Bührer-Thierry / Steffen Patzold

Geneviève Bührer-Thierry

« Territorium » est un projet qui rassemble des médiévistes français et allemands autour de la thématique de la construction, mais surtout de la pratique et de la conception des territoires politiques entre le IXe et le XIe siècles, dans les régions issues de l’empire carolingien. Les médiévistes français et allemands ont en effet une conception différente des relations entre territoire et pouvoir politique durant le haut Moyen Âge et et le Moyen Âge central. Généralement, la recherche française part du principe que le pouvoir des rois, mais aussi des évêques et des puissants tels que les ducs et les comtes, était fondé dès le début du Xe siècle sur le principe territorial, qu’il reposait donc sur certains espaces avec des frontières plus ou moins bien définies. La recherche allemande en revanche prétend majoritairement que le processus de la territorialisation ne s’est manifesté qu’à partir du XIIe siècle, d’où a résulté, à la fin du Moyen Âge, une nouvelle relation entre pouvoir et territoire.

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Ces deux conceptions différentes ont d’importantes conséquences au moins dans deux domaines de recherche actuels : elles ont une influence déterminante sur la vision que les recherches française et allemande se font de la structure étatique du royaume carolingien et des royaumes qui lui succéderont à l’est comme à l’ouest du Rhin jusqu’au XIIe siècle ; et elles influent sur les modèles d’après lesquels les médiévistes des deux pays décrivent la pratique politique du Moyen Âge. Le projet franco-allemand que nous menons a pour objectif de définir plus précisément dans quelle mesure la diversité des conceptions historiques repose seulement sur des traditions historiographiques divergentes, et dans quelle mesure elle est fondée sur de véritables différences, à la fois dans les pratiques politiques et dans les représentations du monde. Pour répondre à ces questions, nous proposons de combiner deux méthodologies différentes : il s’agit d’une part d’analyser de manière comparative l’évolution des travaux allemands et français portant sur ce sujet depuis la fin du XIXe siècle, d’un point de vue historiographique et conceptuel. D’autre part des études régionales, menées de manière comparative et transnationale (concernant la Souabe et la Provence d’un côté, la Saxe et la Septimanie de l’autre) doivent permettre de savoir comment les contemporains ont constitué des espaces politiques significatifs à différents niveaux (principautés, duchés, comtés, vicomtés, etc..), en prenant en considération à la fois leurs actions, mais aussi la perception et l’interprétation qu’ils pouvaient donner de ces espaces. Pour réaliser ce projet, nous avons réuni une équipe qui forme une sorte de « noyau dur » : elle comprend, outre les deux professeurs porteurs du projet, trois chercheurs post-doctorants (sur un support de deux postes : Laurence Leleu et Miriam Czock/Albrecht Brendler), ainsi qu’un ingénieur de recherches (Jens Schneider), également spécialiste de la période et de l’histoire des territoires. Ce noyau dur est en charge d’une part de l’organisation matérielle de la coopération : rencontres, échanges des informations, publications papier et en-ligne…, et d’autre part de la réalisation de l’objectif majeur : publier un livre d’histoire comparée sur le sujet. Autour de ce noyau, un ensemble de chercheurs intéressés par ces thématiques ont accepté d’apporter leur expertise et se réunissent ponctuellement, à l’occasion de rencontres sous forme de colloque ou de journée d’études. Ces rencontres ne sont donc pas des fins en elles-mêmes, mais doivent permettre de nourrir la réflexion d’ensemble sur les deux volets du sujet : la partie historiographique et la partie d’histoire régionale. Il nous a semblé qu’un des grands intérêts de ce projet, qui n’est pas franco-allemand seulement par l’origine des personnes et des institutions qui y participent mais aussi par son objet même, était d’apporter une réflexion nourrie sur le problème du comparatisme : c’est pourquoi nous avons jusqu’à présent privilégié des rencontres largement axées sur les questions méthodologiques soulevées par cette démarche. Une première rencontre dédiée à l’historiographie a ainsi fait appel à des chercheurs spécialistes d’autres espaces car la perspective comparatiste ne doit pas s’enfermer dans son objet propre mais implique aussi une ouverture vers d’autres régions1. Nous avons également organisé un atelier autour de la question des sources des deux espaces méridionaux, Provence et Septimanie, en faisant appel à des chercheurs extérieurs spécialistes de cette documentation : la question posée ici est de savoir dans quel type de sources apparaissent les territoires et dans quelle mesure les différences de nature entre les sources envisagées peuvent conduire à gommer ou à amplifier le phénomène de construction des territoires politiques2. L’ampleur et l’intérêt de ces questions méthodologiques nous ont conduit à organiser un colloque qui s’est tenu à Tübingen en

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novembre 2011 autour de cette question de la comparaison3 : une comparaison régionale est-elle réalisable au regard des corpus de sources hétérogènes, et si oui, comment ? Alors que les chartes privées ont été transmises en grand nombre pour les espaces du Sud de la France, ce type de sources fait presque totalement défaut à l’est du Rhin ; à l’inverse, nous disposons de grands textes historiographiques rédigés en Saxe et en Souabe alors qu’ils sont quasi inexistants pour le sud de la France. Les premiers résultats des dépouillements concernant la Saxe et la Souabe et les problèmes méthodologiques qu’ils posent y ont été communiqués. Nous sommes actuellement dans la dernière année du projet où doivent se concrétiser à la fois la publication du livre commun et un colloque terminal. Ce dernier aura lieu au printemps 2013 à Paris-Est/ Marne-la-Vallée et comprendra au moins trois grands volets : le premier instaurera un dialogue autour de la question des espaces et des territoires de pouvoir avec des chercheurs provenant d’autres sciences sociales, notamment des géographes et des sociologues ; le second invitera des médiévistes français et allemands, mais aussi éventuellement britanniques et nord-américains, spécialistes de ces problématiques, tandis que le troisième tentera la comparaison des résultats régionaux que nous aurons obtenus avec ceux dont on dispose pour d’autres régions. Le livre commun, qui sera nécessairement bilingue, devrait faire une grande place aux études monographiques et à la comparaison elle-même qui doit demeurer au centre du propos et comprendra également une partie historiographique. La conduite d’un tel projet rencontre forcément des difficultés dont la moindre n’est pas le problème de la langue : même si tous les participants du « noyau dur » maîtrisent largement les deux langues, la difficulté inhérente à la traduction des concepts propres à chaque tradition historiographique demeure entière et les équivalents qu’on peut proposer ne sont pas toujours satisfaisants, sauf à fabriquer sans cesse des néologismes dans l’une et l’autre langue – ce qui pose d’ailleurs toujours moins de problème en allemand qu’en français4. En termes de publication, il n’est pas toujours simple non plus de trouver un éditeur qui accepte de publier des ouvrages dans les deux langues. Cela suppose aussi d’élaborer une démarche commune, c’est-à-dire d’une part d’être capable de produire un questionnement commun, une sorte de catalogue de questions communes que chacun peut poser à ses sources et d’autre part, d’être capable de questionner les sources avec tous les outils conceptuels dont on dispose, en français comme en allemand. Or il nous est souvent apparu que la mise en œuvre de cette démarche commune n’était absolument pas « naturelle », alors même que les participants appartiennent aux mêmes générations et ont déjà eu l’occasion de travailler ensemble dans des programmes de recherche européens. Autrement dit, cette expérience de recherche montre qu’il n’est pas si facile de dépasser les paradigmes nationaux pour construire de nouvelles idées et de nouveaux concepts : non seulement parce que la « territorialisation » est un des paradigmes à la racine des États-Nations qui sont censés être sortis du partage de Verdun en 843, processus toujours décrit comme « territorial », mais aussi parce que les démarches de recherche en France et en Allemagne ne s’appuient ni sur les mêmes méthodes, ni sur le même arrière-plan historiographique et conceptuel. Certains écarts importants concernent d’une part la prégnance en Allemagne de la Verfassungsgeschichte qui, en France, reste cantonnée au domaine des historiens du droit, et d’autre part les divergences qui séparent l’histoire régionale française de la Landesgeschichte allemande.

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À de multiples points de vue, la possibilité de réunir dans un même projet des chercheurs allemands et français apparaît donc comme extrêmement intéressante : nous avons d’ailleurs été frappés par l’excellent accueil réservé à notre projet par tous les chercheurs auxquels nous avons fait ponctuellement appel et par les possibles synergies avec d’autres projets de recherche en cours. Une telle collaboration permet aussi aux jeunes chercheurs de se confronter à des méthodes, des traditions et des outils conceptuels nouveaux et d’acquérir ainsi un profil plus international. Plus largement, la coopération binationale représente l’un des moyens de la construction d’un véritable espace européen de la recherche qui permette la valorisation de chaque tradition nationale tout en la dépassant.

NOTES

1. Journée du 26 mars 2010, publiée en-ligne par l’université de Tübingen : http://tobias-lib.uni- tuebingen.de/portal/territorium 2. Journée du 25 février 2011. On trouvera un compte-rendu de cet atelier autour des sources de Provence et Septimanie en français dans un numéro de 2012 des Annales du Midi et en allemand en ligne sur le site : http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/tagungsberichte/id=4256. 3. 3-4 novembre 2011, sous le titre : « Problèmes méthodologiques et possibilités d’un comparaison des espaces politiques en Allemagne et en France » qui sera publié en ligne et en trois langues : français, allemand, anglais par l’université de Tübingen. 4. On rappellera à ce sujet l’intérêt du séminaire commun organisé par le CRIA (UMR 8131 CNRS- EHESS) et l’Institut historique allemand de Paris : « Les Mots de l’histoire : historiens allemands et français face à leurs concepts et à leurs outils. »

AUTEUR

GENEVIÈVE BÜHRER-THIERRY Geneviève Bührer-Thierry est professeure à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée et directrice de l’équipe de recherches « Analyse Comparée des Pouvoirs – EA 3350 ».

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Dossier thématique : « Les Mots de l’histoire » – un bilan. Introduction

Falk Bretschneider et Gudrun Gersmann

Ce dossier thématique reprend les contributions d’une journée d’études organisée le 15 juin 2012 à Paris, dans les locaux de l’Institut historique allemand (IHA), pour clore les huit ans du séminaire « Les Mots de l’histoire : historiens allemands et français face à leurs concepts et à leurs outils », une initiative développée, dès 2004, par le Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA, UMR 8131, EHESS/CNRS) avec de nombreux partenaires.1 Visant à fédérer la recherche franco-allemande à Paris autour d’une réflexion d’ordre essentiellement historiographique et méthodologique, ce séminaire a rassemblé durant son existence un grand nombre de chercheurs, de doctorants et d’étudiants travaillant sur l’espace germanique ou utilisant une bibliographie en allemand en sciences humaines et sociales, et spécialement en histoire. Il s’est en outre appuyé sur un maillage dense de coopérations entre différentes institutions d’enseignements et de recherche, tant en ce qui concerne l’équipe d’enseignants-chercheurs l’ayant animé que les doctorants et étudiants qui y ont participé. Suivant une proposition faite par Marc Bloch en 1928, le séminaire a essayé de confronter de façon réflexive des concepts clés des sciences sociales et humaines françaises et allemandes depuis la fin du XIXe siècle et de faire porter l’attention notamment sur leurs transferts, (ré)appropriations, importations et exportations. Placé sous les paradigmes de l’histoire croisée et de l’interculturalité scientifique et historiographique, il a ainsi voulu concentrer le regard sur les temporalités, les délimitations disciplinaires et l’émergence d’objets de pensée cruciaux dans le champ des sciences humaines et sociales de part et d’autre du Rhin. Les séances du séminaire, organisées à Paris une fois par mois pendant l’année académique, ont toutes suivi le même principe : faire dialoguer un intervenant français et un invité allemand autour d’une notion, d’un concept, d’un courant historiographique qu’il s’agissait d’examiner dans une approche croisée à partir des traditions et des définitions nationales et/ou disciplinaires propres. La présentation par chaque orateur invité était suivie d’un bref commentaire chargé de rassembler et de

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comparer les tendances et les perspectives présentées, préalable à une discussion générale au sein du séminaire. D’autres manifestations ont accompagné ces séances habituelles, notamment une série de journées d’études soit thématiques (p. ex. la journée d’études « Autour de la Lebenswelt », 13 juin 2008) soit organisées pour permettre à des jeunes chercheurs de présenter leurs travaux en se fondant sur le modèle des « Mots de l’histoire » (la journée d’études « Junior », 10 juin 2011). L’organisation du séminaire et des journées d’études s’est faite en étroite collaboration avec d’autres institutions éminentes de la coopération scientifique franco-allemande, à Paris et ailleurs : d’abord soutenu par le Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) dans le cadre de ses « Programmes de formation- recherche », le séminaire a obtenu, depuis 2008, un soutien financier régulièrement renouvelé de la part de l’Université franco-allemande (UFA). Il a été accueilli d’abord par la Maison de la recherche de Paris IV, le Centre d’histoire de Sciences Po et l’EHESS, avant de trouver, à partir de 2008, un lieu stable dans les locaux de l’Institut historique allemand de Paris, devenu co-organisateur du séminaire. Organisé pour promouvoir une fécondation réciproque des historiographies en France et en Allemagne, le séminaire a également obtenu le soutien du Centre Marc Bloch de Berlin et, surtout, de la Mission historique française en Allemagne à Göttingen devenue Institut français d’histoire en Allemagne à Francfort et qui a pris en charge, chaque année, une séance. La parution du présent dossier thématique dans la Revue de l’Institut est donc à la fois la suite logique d’une coopération de longue date et l’expression des liens étroits entre les différentes institutions porteuses du séminaire et l’IFHA et fait l’objet d’une brève présentation dans le numéro de la Revue. Au-delà de ces coopérations institutionnelles, le séminaire avait également pour objectif de proposer une offre d’enseignement ouverte à l’ensemble des initiatives existantes de formation franco-allemande à la recherche en histoire (niveau Master et doctorat) dans l’environnement parisien avec des partenaires allemands. Cette fonction de rassembleur s’est d’abord exprimée à travers l’équipe d’enseignants-chercheurs qui animait le séminaire. Au noyau dur des organisateurs – dans un premier temps formé par Alexandre Escudier, Patrice Veit et Michael Werner et auxquels sont venus s’ajouter, au fil du temps, Falk Bretschneider, Christophe Duhamelle, Bernd Klesmann, Christine Lebeau et Pierre Monnet – se sont associés d’autres collègues, en tant que co- organisateurs ou membres de l’équipe pédagogique du séminaire : Claudine Delphis, Guillaume Garner, Jean-Louis Georget, Gudrun Gersmann, Franziska Heimburger, Wolfgang Kaiser, Régine Le Jan, Thomas Lienhard, Hélène Miard-Delacroix, Marie- Thérèse Mourey, Marie-Louise Pelus-Kaplan. En outre, le séminaire s’est inséré dans les programmes pédagogiques proposés par les deux Collèges doctoraux franco-allemands EHESS/Université Humboldt de Berlin et Université Paris I/Université Goethe de Francfort, ainsi que les deux cursus intégrés franco-allemands EHESS/Université de Heidelberg et Université Paris VII/Université de Bielefeld. Parmi toutes ces coopérations du séminaire, celle établie avec l’Institut historique allemand a été certainement la plus intense. Elle s’est inscrite d’emblée dans un ensemble d’autres initiatives communes, souvent encore en cours et développées en lien direct ou non avec le séminaire « Les Mots de l’histoire ». Notons, à titre d’exemples, les onze volumes de l’Histoire franco-allemande, éditée depuis 2011 par Gudrun Gersmann et Michael Werner, ou une formation en paléographie allemande proposée depuis 2008 conjointement par le CRIA et l’IHA. En outre, les deux institutions ont réuni leurs forces afin de proposer à la jeune recherche franco-allemande deux

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guides électroniques dont le premier volet, intitulé Faire de l’histoire en Allemagne : un guide pour les jeunes chercheurs français (sous la direction de Falk Bretschneider et Mareike König), est paru en 20112. Un deuxième volet, destiné à des jeunes chercheurs allemands désireux d’effectuer un séjour de recherche en France est prévu pour 2013, en coopération avec l’IFHA. Dans leurs contributions, les auteurs du dossier reprennent et approfondissent les quelques aspects brièvement évoqués, dans cette introduction, de l’entreprise intellectuelle, institutionnelle et pédagogique que furent « Les Mots de l’histoire ». Patrice Veit remonte d’abord aux origines pour retracer la dynamique du séminaire sous l’impulsion de ses évolutions théoriques, thématiques et institutionnelles. Christophe Duhamelle présente ensuite une analyse des choix thématiques respectifs opérés par les organisateurs, en insistant sur le fait que dans les manières de dire s’expriment toujours des manières de faire, permettant à travers un retour réflexif sur soi d’aller au-delà des apparentes évidences qui structurent un champ de recherche. Reprenant l’idée des « Mots de l’histoire » comme laboratoire de réflexivité, la contribution suivante, celle de Michael Werner, revient sur les rapports du séminaire avec les approches de la sémantique historique ou Begriffsgeschichte, en mettant en évidence à la fois les effets bénéfiques et les limites d’une approche destinée à historiciser le travail des historiens en mettant en perspective historique leurs outils analytiques et discursifs. Pierre Monnet, quant à lui, met en exergue le rôle fondamental que le séminaire a pu jouer pour la constitution d’un maillage dense de coopérations scientifiques franco-allemandes au moment où se déroulaient d’importants changements par l’accélération des réformes et des remembrements du paysage scientifique et académique des deux côtés du Rhin. Anna Karla, enfin, évoque un autre élément central des « Mots de l’histoire », à savoir le souci permanent d’intégrer dans les travaux du séminaire doctorants et étudiants issus des formations franco-allemandes présentes à Paris, et sur le décalage existant entre la perception qu’ils se font eux-mêmes de leur position dans le système de la recherche et les conceptions officielles que la politique leur oppose en les désignant comme « jeunes chercheurs » ou « Nachwuchswissenschaftler ».

NOTES

1. Pour un résumé de la journée d’études cf. l’article d’Axel Dröber : « Ehre und Honneur sind nicht das gleiche. Deutsch-französische Begriffsgeschichte bei den ‘Mots’ », in : Frankfurter Allgemeine Zeitung (25.7.2012). 2. Cf. Falk Bretschneider et Mareike König : « Faire de l’histoire en Allemagne. Un guide pour les jeunes chercheurs français », in : Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne 3 (2011), p. 89-94.

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AUTEURS

FALK BRETSCHNEIDER Falk Bretschneider est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris).

GUDRUN GERSMANN Gudrun Gersmann est professeure d’histoire moderne à l’université de Cologne et fut, de 2007 à 2012, directrice de l’Institut historique allemand à Paris.

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Colloque de clôture du séminaire franco-allemand « Les Mots de l’histoire »

Pierre Monnet

1 Le vendredi 15 juin 2012, l’Institut historique allemand de Paris a accueilli le colloque de clôture du séminaire franco-allemand « Les mots de l’histoire : historiens français et allemands face à leurs concepts et leurs outils », lors duquel les principaux acteurs du séminaire ont tiré le bilan des huit dernières années de cette manifestation.

2 Les concepteurs et organisateurs de ce séminaire mensuel inter-établissement ont dressé un état des lieux de cette forme unique en son genre d’échanges historiographiques, méthodologiques et épistémologiques à travers les communications suivantes : • Patrice Veit (Centre Marc-Bloch, Berlin), « Les Mots de l’histoire – une idée et son évolution » • Christophe Duhamelle (EHESS, Paris), « Les mots des mots – retour sur les choix thématiques » • Michael Werner (CIERA, Paris), « Les mots et la Begriffsgeschichte » (sémantique historique) » • Pierre Monnet (IFHA, Francfort/Main), « Les mots – moment fédérateur de la coopération scientifique franco-allemande » • Anna Karla (DHIP), « Nachwuchswissenschaft, la jeunes recherche et les mots de l’histoire » • Discussion générale : « Les mots – et après ? »

3 Initié en 2004 par le Centre de recherche interdisciplinaire sur l’Allemagne (CRIA) et organisé depuis 2008 en partenariat avec l’Institut historique allemand de Paris et le soutien financier de l’Université franco-allemande (UFA), ce séminaire avait pour but de rassembler autour d’une réflexion d’ordre essentiellement historiographique et méthodologique, chercheurs, doctorants et étudiants de master en histoire. Lors de chaque séance un historien français et un historien allemand dialoguaient autour d’une notion, d’un concept ou d’un courant historiographique examiné dans une approche croisée à partir des traditions et des définitions nationales et/ou disciplinaires propres.

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4 Il s’agissait de confronter de façon réflexive des concepts clés des sciences sociales et humaines françaises et allemandes depuis la fin du XIXe siècle et de porter l’attention sur leurs transferts, (ré)appropriations, importations et exportations. Au total, 52 séances rassemblant 104 intervenants ont ainsi été organisées, complétées par 4 journées d’études.

5 En raison du départ de plusieurs de ses organisateurs, appelés à diriger des centres français de recherches à l’étranger, le séminaire s’est achevé en 2012, après avoir joué pleinement son rôle de fondateur d’un maillage institutionnel franco-allemand serré, ce dont témoigne l’engagement de la plupart de ses organisateurs dans le projet fédératif franco-allemand « Saisir l’Europe : un défi pour les sciences sociales » créé le 1er juin 2012 et présenté dans les colonnes de la présente Revue.

6 La publication des actes du colloque « Les Mots de l’histoire – un bilan », accueillie sous la forme d’un dossier thématique dans la Revue de l’Institut français d’histoire en Allemagne, devait aussi être accompagnée pour mémoire du récapitulatif année après année du programme du séminaire.

ANNEXES

Récapitulatif des sujets et des intervenants 2011/2012 « Selbstzeugnis/Témoignage » Leonard V. Smith (Oberlin College) et Gerhard Hirschfeld (Bibliothek für Zeitgeschichte/ Stuttgart) Commentaire : Franziska Heimburger (EHESS), Arndt Weinrich (DHIP) « Stände/Ordres » Christine Lebeau (Paris I) et Ferdinand Kramer (München) Commentaire : Bernd Klesmann (DHIP) « Wallfahrt/Pèlerinage » Waltraud Pulz (München) et Dominique Julia (EHESS) Commentaire : Christophe Duhamelle (EHESS) « Hören/Écoute » Martin Kaltenecker (Paris VII) et Karsten Lichau (Centre Marc Bloch) Commentaire : Patrice Veit (Centre Marc Bloch) « Zivilreligion/Religion civique » Intervenants : Hans Vorländer (Dresden) et Olivier Richard (Mulhouse) Commentaire : Pierre Monnet (EHESS, IFHA Francfort/Main) Journée d’étude : Les Mots de l’histoire – un bilan 2010/2011

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« Rechtsgeschichte/Histoire du droit » Rainer Maria Kiesow (Francfort/Main/EHESS) et Jean-Louis Halperin (ENS Ulm) Commentaire : Pierre Monnet (EHESS) « Absolutismus/Absolutisme » Lothar Schilling (Augsburg) et Fanny Cosandey (EHESS) Commentaire : Bernd Klesmann (DHIP) « Volkskunde, Kulturanthropologie/Ethnologie » Wolfgang Kaschuba (HU Berlin) et Denis Laborde (CNRS – Centre Marc Bloch) Commentaire : Jean-Louis Georget (CRIA, EHESS) « Kriegsberichterstattung/Dire la guerre » Ute Daniel (Braunschweig) et Stéphane Audoin-Rouzeau (EHESS) Commentaire : Franziska Heimburger (EHESS) « Gedächtnis, Erinnerung/Mémoire » Jan Assmann (Heidelberg / Konstanz) et Marie-Claire Lavabre (CNRS – Sciences Po Paris) Commentaire : Michael Werner (CRIA, EHESS) « Ehre/Honneur » Gerd Schwerhoff (Dresden) et Hervé Drévillon (Paris I) Commentaire : Christophe Duhamelle (EHESS) Journée d’étude : les Mots de l’histoire junior 2009/2010 « Kameralismus, Kameralwissenschaften/Caméralisme, sciences camérales » Justus Nipperdey (München/Gotha) et Pascale Laborier (Centre Marc Bloch) Commentaire : Christine Lebeau (Paris I) « Landschaft/Paysage » Norbert Fischer (Hamburg) et Aziz Ballouche (Angers) Commentaire : Michael Werner (EHESS-CRIA) « Deux intraduisibles révélateurs : Staatskirchenrecht/Laïcité » Axel Gotthard (Erlangen) et Rita Hermon-Belot (EHESS) Commentaire : Christophe Duhamelle (EHESS) « Diskurs/Discours » Jürgen Martschukat (Erfurt) et Peter Schöttler (CNRS/IHTP) Commentaire : Falk Bretschneider (EHESS-CRIA) « Region/Région » Jakob Vogel (Cologne) et Marie-Vic Ozouf Marignier (EHESS) Commentaire : Bernd Klesmann (DHIP) « Vorstellung/Représentations » Roger Chartier (Collège de France) et Hartmut Kaelble (HU Berlin) Commentaire : Pierre Monnet (EHESS) 2008/2009

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« Beamte/Fonctionnaires » Stefan Brakensiek (Essen-Duisburg) et Marie-Benédicte Vincent (Angers) Commentaire : Christine Lebeau (Paris I) « Quels mots pour écrire l’histoire des juifs en Allemagne et en France ? » Michael Brenner (München) et Maurice Kriegel (EHESS) Commentaire : Dominique Bourel (CNRS-Centre Roland Mousnier, Paris-Sorbonne) « Emotionen, Gefühle/Émotions » Martina Kessel (Bielefeld) et Piroska Nagy (Rouen) Commentaire : Patrice Veit (CNRS-CRIA) « Geschlecht, Gender/Genre, gender » Claudia Opitz (Basel) et Florence Tamagne (Lille III) Commentaire : Christophe Duhamelle (EHESS) « Haus/Maisonnée » Valentin Groebner (Luzern) et Christiane Klapisch (EHESS) Commentaire : Pierre Monnet (EHESS) « Umweltgeschichte/Histoire de l’environnement » Jens Ivo Engels (TU Darmstadt) et Gregory Quenet (Versailles/ Saint-Quentin-en- Yvelines) Commentaire : Gudrun Gersmann (DHIP) Journée d’étude : L’Europe peut-elle être une échelle pertinente pour « l’histoire culturelle » ? 2007/2008 « Gemeinde/Commune, communauté » Peter Blickle (Saarbrücken) et Joseph Morsel (Paris I/IUF) Commentaire : Lothar Schilling (Francfort/Main) « Zeremoniell, Ritual/Cérémoniel, rituel. » Barbara Stollberg-Rillinger (Münster) et Jean-Marie Moeglin (EPHE/Paris XII) Commentaire : Denis Laborde (CNRS/EHESS) « Denkmalpflege, Kulturerbe/Patrimoine » Astrid Swenson (Cambridge) et Dominique Poulot (Paris I/IUF) Commentaire : Nabila Oulebsir (Poitiers/CRIA) « Arbeit/Travail » Willibald Steinmetz (Bielefeld) et Bénédicte Zimmermann (EHESS) Commentaire : Robert SALAIS (IDHE, ENS Cachan) « Macht, Gewalt, Herrschaft/Pouvoir, violence » Norbert Finzsch (Köln) et Gadi Algazi (Tel Aviv) Commentaire : Hamit Bozarslan (EHESS) « Sattelzeit : Frühneuzeit, Neuzeit/Temps modernes, contemporanéité » Gudrun Gersmann (DHIP) et Karine Rance (Clermont-Ferrand II) Commentaire : Christine Lebeau (Paris I) Journée d’étude : « Lebenswelt »/Anthropologie historique 2006/2007

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« Reich/Empire » Christian Windler (Bern) et Sabine Ullmann (Eichstätt-Ingolstadt) Commentaire : Christine Lebeau (Paris I) « Disziplinierung/Disciplinarisation, discipline » Pieter Spierenburg (Rotterdam) et Marie-Thérèse Mourey (Paris-Sorbonne) Commentaire : Robert Muchembled (Paris XIII), Falk Bretschneider (CIERA) « Individu, Individualisierung/Individualisation » Claudia Ulbrich (FU Berlin) et Dominique Iogna-Prat (CNRS) Commentaire : Pierre Monnet (EHESS) « Bild/Image » Andrea von Hülsen-Esch (Düsseldorf) et Jean-Claude Schmitt (EHESS) Commentaire : Elisabeth Décultot (CNRS / ENS) « Säkularisierung/Sécularisation » Lucian Hölscher (Bochum) et Philippe Boutry (Paris I/EHESS) Commentaire : Sylvie Le Grand-Ticchi (Paris X) « Öffentlichkeit/Espace public » Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt (Paris I) et Rudolf Schlögl (Konstanz) Commentaire : Antoine Lilti (ENS Ulm) « Hof/Cour » Mark Hengerer (Konstanz) et Nicolas Leroux (Paris IV) Commentaire : Werner Paravicini (DHIP) « Weltgeschichte/Histoire universelle » Hartmut Bergenthum (Berlin) et Alexandre Escudier (Cevipof, Paris) Commentaire : Michael Werner (EHESS) 2005/2006 « Konfessionelle Identität/Identité religieuse » Thomas Kaufmann (Göttingen) et Christophe Duhamelle (MHFA, Göttingen) Commentaire : Marie-Elizabeth Ducreux (CNRS, EHESS) « Pouvoirs de l’image/Images du pouvoir » Naima Ghermani (Amiens) et Stefan Schweizer (Düsseldorf) Commentaire : Jean-Claude Schmitt (EHESS) « Genèse comparée de la sémantique historique » Peter Schöttler (IHTP, Paris/ FU Berlin) et Otto Gerhard Oexle (Göttingen) Commentaire : Alexandre Escudier (Cevipof, FNSP) et Joseph Morsel (Paris I, IUF) « Selbstzeugnisse/Écritures de soi » Kaspar von Greyerz (Basel) et Falk Bretschneider (CRIA, EHESS) Commentaire : Anne Lagny (Lille 3) « Reisen und Reisende/Voyages et voyageurs » Hans Erich Bödeker (Göttingen) et Bernhard Struck (TU Berlin) Commentaire : Wolfgang Kaiser (Paris I / EHESS)

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« Physiocratie/Caméralisme » Guillaume Garner (ENS Lyon) et Lars Behrisch (Bielefeld) Commentaire : Christine Lebeau (Paris 1) « Körper/Corpus, corps » Gabriella Signori (Münster) et Nicolas Le Moigne (MHFA, Göttingen) Commentaire : Jacques Gélis (Paris VIII) et Georges Vigarello (EHESS) « Globalisierung/Globalisation » Jürgen Osterhammel (Konstanz) et Reinhard Blänkner (Viadrina, Francfort/Oder) Commentaire : Yves Cohen (EHESS) 2004/2005 « Erziehung, Bildung/Éducation, instruction » Jean-Luc Le Cam (Brest) et Stefan Ehrenpreis (Berlin) Commentaire : Dominique Julia (CNRS) « Identität, Staatsbürgerschaft/Identité, citoyenneté » Dieter Gosewinkel (WZB Berlin) et Patrick Weil (CNRS) Commentaire : Morgane Labbé (EHESS) « Communiquer avant l’ère de la communication : réseaux, espaces et pratiques » Wolfgang Behringer (Saarbrücken) et Gerd Schwerhoff (Dresden) Commentaire : Pierre Monnet (Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines) « Policey/Police » Andrea Iseli (Bern) et André Holenstein (Bern) Commentaire : Paolo Napoli (EHESS) « L’historien et son présent au XXe siècle : les déterminations de la conscience historique » Jean Solchany (IEP Lyon) et Lutz Raphael (Trier) Commentaire : Christian Ingrao (IHTP, Paris) « Konsum/Consommation » Vincent Demont (Paris VII) et Michael North (Greifswald) Commentaire : Marie-Louise Pelus-Kaplan (Paris VII) « Les cadres sociaux de la connaissance : généalogies de la sociologie du savoir » Reinhard Laube (Bielefeld) et Wolfgang Hübinger (Francfort/Oder) Commentaire : Alexandre Escudier (CRIA/EHESS)

AUTEUR

PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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« Les Mots de l’histoire » : retour sur une idée

Patrice Veit

Cette contribution rappellera un parcours de l’idée même qui a permis au projet et au séminaire « Les Mots de l’histoire » d’exister aussi bien que sa mise en pratique. Le projet des « Mots de l’histoire » date de 2004. Il a pu être mené à bien grâce au soutien financier d’abord du CIERA, puis, à partir de 2008, de l’Université franco- allemande ainsi que grâce à la coopération institutionnelle et financière du CRIA, associé depuis 2008 à l’Institut historique allemand, mais aussi entre 2004 et 2008 de la Mission historique française en Allemagne de Göttingen, en partenariat avec différents établissements universitaires et de recherche dont le nombre a sensiblement évolué au cours des années. Dans un premier temps, le séminaire a beaucoup circulé, entre la Maison de la recherche de Paris IV, rue Serpente, les locaux du Centre d’histoire de Sciences Po, rue Jacob, et l’EHESS, boulevard Raspail, avant de se fixer depuis la rentrée universitaire 2008 à l’Institut historique allemand grâce en particulier à l’accueil de sa directrice, Gudrun Gersmann1. Avec ce lieu et son ambiance conviviale, le séminaire a trouvé véritablement une assise dans la mise en œuvre de l’idée d’origine comme dans la forme dans laquelle se déroule le séminaire et qui a perduré jusqu’à maintenant. Un retour en arrière, d’abord, sur l’origine des « Mots de l’Histoire ». Le séminaire remonte à un séminaire mensuel d’histoire et d’historiographie allemandes qui s’est déroulé entre 2001 et 2004 à l’université de Paris I et auquel étaient associés l’université de Paris VII et déjà le CRIA : le but était de présenter des travaux récents d’historiens jeunes chercheurs et chercheurs plus confirmés travaillant sur l’espace germanophone et de faire un point sur quelques questions historiographiques, en y intégrant de temps à autre des collègues allemands. Afin de poursuivre dans cette voie, tout en la renouvelant dans la forme et le contenu et lui donner une assise plus solide, les organisateurs d’alors et le CRIA en particulier ont proposé de systématiser et d’approfondir la démarche et de réserver une place plus large à la recherche allemande. Parallèlement, on avait également le souhait de chercher à fédérer la recherche franco-allemande à Paris en rassemblant autour d’une

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réflexion d’ordre essentiellement historiographique qui confronte points de vue français et allemand, chercheurs, doctorants et étudiants de master travaillant sur l’espace germanophone, mais pas exclusivement, dans le domaine des sciences humaines et sociales. Pierre Monnet est revenu plus en détail sur le rôle fédérateur du séminaire et son développement. Le projet « Les Mots de l’histoire » a coïncidé, par ailleurs, avec le lancement en 2004 par le CIERA d’un appel à projets pour la réalisation de programmes de formation- recherche coordonnés – les « PFR » qui existent toujours avec un grand succès – qui permettait de réaliser entre autres un cycle de séminaires de recherche et des journées d’études. C’est ce format à la fois d’un séminaire et de journées d’études qui a été retenu pour le projet des « Mots ». Pour ce qui est de la dénomination « Les Mots de l’histoire », l’idée en revient à Alexandre Escudier, particulièrement actif dans l’organisation du séminaire entre 2004 et 2008. Cette expression n’est toutefois pas une création ex nihilo. Son choix inscrit le séminaire dans la référence explicite aux tentatives des années 1920-1930 dans le sillage de la Revue de synthèse d’Henri Berr. « Les Mots de l’histoire » renvoie en effet au projet lancé par Henri Berr au milieu des années 1920 de vocabulaire historique, demeuré inachevé. Le but était, à travers une série d’articles sur un certain nombre de notions, d’apporter une réflexion sur la science historique qui s’interrogeait alors, dans la crise de l’histoire des années 1920, sur ses concepts et sur sa pratique. Dans ce projet s’entrevoit la volonté de dépasser les frontières disciplinaires, et l’histoire, telle que la concevait Berr, et d’entrer en dialogue avec les autres sciences humaines et sociales et même avec les sciences de la nature. Parmi les rédacteurs des articles rédigés, on trouve les noms de Marc Bloch, de Lucien Febvre (article « frontière ») ou encore de Gaston Bachelard2. Ce vocabulaire historique se situe par ailleurs dans les activités du Centre international de synthèse, qui organisa en 1929, toujours sous l’impulsion de Berr, une semaine internationale dont l’un des thèmes de réflexion était consacrée à « Civilisation. Le mot et l’idée ». À cette réflexion participèrent notamment Lucien Febvre, Marcel Mauss et le philosophe Emile Tonnelat. Dans ce cahier, une longue contribution due à Lucien Febvre porte le titre « Civilisation. Evolution d’un mot et d’un groupe d’idées », et est immédiatement suivie par celle d’Emile Tonnelat intitulée « Kultur. Histoire du mot, évolution du sens ». Ainsi, dans les sciences humaines et sociales des années 1920-1930, prenaient forme une réflexion sur les concepts des historiens ainsi qu’une esquisse de regard croisé entre la France et l’Allemagne. En introduction à sa longue contribution au mot « civilisation », Lucien Febvre notait : « Faire l’histoire d’un mot, ce n’est jamais perdre sa peine. Bref ou long, monotone ou varié, le voyage est toujours instructif. Mais on compte, dans toute grande langue de culture, une dizaine de termes – jamais plus, souvent moins – dont le passé n’est pas du gibier d’érudit. Du gibier d’historien, oui, dans toute la force du mot historien. »3 Ce rappel historique et historiographique – Michael Werner évoquera des initiatives plus récentes – témoigne de ce qu’avec ce projet des « Mots », nous étions déjà en illustre compagnie à travers divers projets centrés autour d’une réflexion sur les concepts et, ce faisant, sur la pratique historienne. Plus près de nous, il ne faut pas oublier, bien entendu, l’entreprise de référence du côté allemand des « Geschichtliche Grundbegriffe ».

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Fort de cette déjà longue tradition, et par ailleurs d’expériences multiples des terrains historiographiques français et allemands, que s’agissait-il de faire exactement, à travers le projet « Les mots de l’histoire : historiens allemands et français face à leurs sources et à leurs outils » ? Sous deux formes complémentaires, un séminaire mensuel à Paris et une à deux journées d’études annuelles se déroulant pour l’essentiel en Allemagne, ce projet entendait mener une réflexion sur les sources et les outils de l’historien en s’attachant aux mots de l’histoire, dans une double acception : mots des sources, mais aussi notions forgées ou utilisées par les historiens, le tout pensé dans la longue durée (de la fin du Moyen Âge à la première moitié du XXe siècle), dans la confrontation franco-allemande et dans une perspective pluridisciplinaire. Autrement dit, il s’agissait d’étudier ce que telle ou telle notion signifie à une époque donnée ainsi que son évolution dans la longue durée. Comment ces mots sont-ils pensés et mis en œuvre ? Quelles pratiques reflètent- ils ou induisent-ils ? Le croisement des regards français et allemands visait par ailleurs à faire ressortir les constructions historiographiques auxquelles ces termes et leur emploi renvoient de part et d’autre, les types de recherches et de méthodes sur lesquels ils débouchent, enfin les sources qu’ils mettent en jeu. Dès l’origine, le séminaire a été construit sur le principe qu’il a conservé pour une grande partie jusqu’à aujourd’hui : chaque séance mensuelle fait dialoguer un historien français et un historien allemand autour d’une notion, d’un concept, d’un courant historiographique, en invitant chacun des contribuants à insérer ses recherches empiriques dans un cadre historiographique plus large et à engager une réflexion sur sa propre pratique d’historien. Par ailleurs, un commentaire effectué par un intervenant provenant d’une autre approche disciplinaire, d’une autre période chronologique ou d’un horizon géographique ou historiographique différent avait ensuite pour but de mettre en perspective, de comparer les historiographies en présence suivant ce qui les rapproche ou ce qui les oppose et d’engager la discussion à l’aide d’éclairages latéraux. À partir de 2008, et à mesure que l’équipe scientifique et pédagogique du séminaire s’est élargie, il a paru préférable de confier le commentaire à l’un des organisateurs ou organisatrices du séminaire, le commentaire étant considéré comme un moment permettant, d’une part de rassembler et de comparer les tendances et les perspectives présentées et, d’autre part, de recadrer les différents éléments développés dans la perspective de la thématique du séminaire. Depuis 2004, ce sont au total 52 séances de séminaire qui furent organisées, rassemblant 104 intervenants, complétées, en comptant cette journée de bilan, par 7 journées d’études. Christophe Duhamelle est revenu sur les thématiques du séminaire. Je ne ferai ici que quelques remarques d’ordre général, en insistant plus particulièrement sur les premières années du séminaire. Première remarque : le choix des termes retenus a été effectué dans le souci d’un large ouverture thématique et disciplinaire – qu’il s’agisse d’histoire sociale, économique, religieuse, d’histoire des représentations et des formes artistiques ou encore d’histoire des concepts – mais aussi en tenant compte des orientations récentes de l’historiographie allemande ou française : c’est ainsi qu’on été abordées les recherches sur l’identité et la citoyenneté, sur les notions de « Polizey », de globalisation, sur l’histoire du corps pour ne prendre que quelques exemples. Deuxième remarque : les différentes séances ont surtout mis l’accent sur la confrontation des historiographies et des pratiques historiennes françaises et

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allemandes. Certaines rencontres ont été davantage consacrées à faire ressortir l’éventail des recherches recouvrant telle ou telle notion par-delà tel ou tel champ spécifique : ce fut le cas, par exemple, des séances dédiées à la communication, à la consommation ou à la sémantique historique. Les interventions et débats ont fréquemment soulevé la question de la traduction des termes, des « faux-amis », qui conduisent à des accentuations différentes dans les recherches menées en France et en Allemagne. Cet aspect a été par exemple particulièrement mis en relief au cours de la séance consacrée à « Éducation-Instruction/Erziehung-Bildung » : celle-ci a constitué la première séance du séminaire en 2004 et a rassemblé Jean-Luc Le Cam, Stefan Ehrenpreis et Dominique Julia pour le commentaire. Il est apparu combien, en Allemagne, la notion de « Bildung », d’une part, l’importance de la discipline pédagogique, d’autre part, ont longtemps marqué les recherches en direction de l’histoire des idées et de la pédagogie en privilégiant la période postérieure à 1750, alors qu’en France les recherches ont été plus proches de l’histoire sociale (ainsi pour l’histoire de l’enfance ou de l’alphabétisation). Troisième remarque : la confrontation de différentes périodes a permis de revisiter de façon plus critique certains concepts, comme par exemple celui de « communication » dépendant d’une perception centrée sur les XVIIIe et XIXe siècles et liée au concept de modernité. Eclairé à partir d’autres époques (le Moyen Âge et l’époque moderne, comme ce fut le cas), le concept de « communication » est ainsi apparu comme étant moins coextensif à la « publicité » du discours des Lumières qu’à la « performance », à la présence physique, au régime d’une communication orale dans des espaces sociaux concrets partagés. Quatrième remarque : il est apparu que sous la similarité de certains termes français et allemands comme par exemple « Identité/Identität » ou « Konfessionalisierung » et son décalque français « confessionalisation » affleuraient des approches historiographiques dissemblables, qui tiennent autant aux différences dans l’appropriation du mot qu’à celles de deux traditions scientifiques reliant un champ lexical apparemment univoque à des domaines d’objets sensiblement différents. Dans cette première phase, le séminaire parisien s’est adossé à une série de journées d’études doctorales dont on avait souhaité qu’elles se déroulent pour l’essentiel en Allemagne et rassemblant doctorants et chercheurs français et allemands. Ces journées d’études ont été par la suite directement intégrées au séminaire, à commencer par la journée d’études consacrée à la « Lebenswelt » en juin 2008. Si ces journées d’études ont pu se dérouler en Allemagne, elles le doivent pour une grande part au partenariat étroit unissant alors le projet « Les Mots de l’histoire » à la Mission historique française en Allemagne de Göttingen, mais aussi à d’autres coopérations comme avec le Département d’histoire de l’université de Dresde (grâce à Gerd Schwerhoff). Je souhaiterais m’attarder quelques instants sur ces journées, d’autant plus qu’elles étaient tout à fait complémentaires du séminaire, notamment dans leur visée de réflexivité. Un fil conducteur pour ces journées avait été retenu autour de la notion de « texte », notion qui est apparue particulièrement apte à engager une réflexion pluridisciplinaire, en même temps qu’elle incitait à explorer la relation entre « mot des sources » et « mot des historiens ». À côté d’une première journée d’étude, intitulée « Recontextualisation de l’imprimé » et organisée à Wolfenbüttel par la Mission historique de Göttingen (juin 2005)4 dans le but d’aborder l’interrogation générale du « texte » compris à la fois comme source et

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production de l’historien, une deuxième journée, organisée à Göttingen (juin 2006) a eu pour thème : « Citer ses sources : contraintes et méthodes dans le travail historique ». La réflexion portait cette fois sur le « texte » à la fois comme source de l’historien et comme mise en œuvre de son travail. Il s’agissait, en effet, de réfléchir à ce moment où l’historien doit intégrer la source à ce qu’il écrit, ce qui pose un triple problème : quel statut accorde-t-il au texte qu’il présente ? Quelle fonction lui ménage-t-il au sein de son propre texte. ? Enfin, quelle valeur lui reconnaît-il pour la validation de sa recherche, à ses propres yeux comme à ceux des autres ? Le travail a porté, entre autres, sur le statut et la présentation matérielle de la citation, sur la nécessité ou non de la traduction, sur les modalités de la référence à tout un ensemble d’éléments qui s’inscrivent dans une évolution historique et dans des traditions nationales, tout en posant aussi des problèmes d’analyse et d’écriture souvent résolus par des compromis « artisanaux ». Il s’agissait d’envisager le travail de la citation à la fois comme un fait historique, comme un problème théorique et comme une pratique concrète, ces trois niveaux étant fortement imbriqués. Une troisième journée, qui a eu lieu à Dresde (juillet 2006) en coopération avec le SFB « Institutionalität und Geschichtlichkeit », a été consacrée au thème : « Le texte et ses supports ». La réflexion portait cette fois sur la notion de texte appliquée à d’autres supports que le support purement textuel – l’image et la gravure, la musique et la partition, la photographie, le pamphlet, la chanson – et aux rapports multiples et complexes qu’entretiennent, entre autres, texte et image, imprimé et « performance ». Cette journée abordait la matérialité des textes sources dans leur « mise en texte » comme dans leurs modes d’énonciation et s’interrogeait sur la manière dont ces matérialités sont prises en compte dans la réflexion de l’historien, support comme « performativité » renvoyant par ailleurs à des régimes de textes variés. Engager la réflexion sur ces différents aspects dans une confrontation franco-allemande s’avérait d’autant plus utile et enrichissant que, si ces aspects suscitent un intérêt renouvelé de part et d’autre du Rhin, ils sont toutefois abordés dans des contextes historiographiques, à partir de sources et avec des questionnements et des méthodes souvent différents. Enfin à Paris (octobre 2005), une autre journée a été organisée à Sciences Po, en coopération notamment avec le CEVIPOF et sous la responsabilité d’Alexandre Escudier, sur la sémantique historique sous le titre : « La sémantique historique : genèses et pratiques comparées ». Dépassant le cadre purement franco-allemand, cette réunion s’est concentrée, d’une part, sur la genèse intellectuelle croisée de la sémantique historique comme discipline en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en France ainsi qu’en Italie et, d’autre part, sur la pluralité des attendus méthodologiques sous-tendant les différents programmes de recherche en présence. Au fil des travaux et discussions du séminaire, différents bilans ont été établis, et il est apparu que diverses pistes d’investigation devaient être davantage prises en considération. Ainsi, par exemple, la comparaison des modes de traitement des mots sources et des catégories d’analyse de part et d’autre du Rhin demandait à être élargie, en particulier par une analyse des phénomènes de réception et d’appropriation dans l’une et l’autre tradition scientifique. La prise en considération de nouvelles pistes, l’élargissement progressif de l’équipe en charge du séminaire et sa diversification ont conduit à une évolution du séminaire et de son idée d’origine. L’équipe initiale autour d’Alexandre Escudier, de Michael Werner et

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de moi-même – à laquelle était associée Marie-Louise Pelus-Kaplan (Paris VII) – s’est renforcée de l’arrivée progressive de Pierre Monnet, Christine Lebeau, Christophe Duhamelle, Falk Bretschneider, Bernd Klesmann qui ont constitué l’équipe scientifique du séminaire et ont nourri de leurs réflexions et de leurs expériences la programmation et les séances. Par ailleurs, le partenariat avec l’Institut historique allemand depuis la rentrée universitaire 2008, a permis de renforcer la collaboration avec les enseignants chercheurs allemands, mais aussi la participation de jeunes chercheurs et étudiants allemands. L’attention à certains champs historiographiques s’est renforcée grâce à une prise en considération plus importante de couples notionnels structurant la recherche. Cette évolution a trouvé sa traduction dans le titre même du séminaire : « Historiens allemands et français face à leurs sources et à leurs outils » est devenu à partir de 2007 « Historiens allemands et français face à leurs concepts et leurs outils ». Les objectifs du séminaire se sont déplacés, notamment sous les effets dynamiques des réflexions développées autour de l’histoire croisée. Le séminaire a souhaité porter une plus grande attention aux transferts, aux (ré)appropriations, aux importations et aux exportations de concepts clés des sciences sociales et humaines françaises et allemandes depuis la fin du XIXe siècle. Le regard s’est tourné aussi vers les temporalités, vers les délimitations disciplinaires, vers les appropriations réciproques et les effets des concepts et des pratiques scientifiques qui en sont issues. Pour reprendre l’un des textes programmatiques du séminaire : « il s’est agi moins de traquer des sujets, des contenus ou des tendances de recherche que d’identifier des instruments et des notions structurantes de la recherche française et allemande en sciences de l’homme et de la société. Il s’agissait également de réfléchir sur la manière dont les différentes cultures scientifiques véhiculent, dans les mots qu’elles emploient, ce qui pour elles « va de soi » et ce qui s’impose à elles dans le cadre plus large des sociétés où elles s’inscrivent. » À cette fin, la comparaison a été envisagée non seulement comme l’occasion de dresser un inventaire des différences, mais aussi elle- même comme un véritable instrument heuristique. Plusieurs aspects ont constitué autant d’objectifs que les différentes séances du séminaire ont cherché à poursuivre : • cerner les appropriations réciproques et les effets des concepts et des pratiques scientifiques qui en sont issues non seulement dans chaque pays mais aussi dans la relation et le dialogue qui unit les deux ; • étudier les phénomènes d’importation, de transferts, de remodelage des concepts et des champs ; • porter attention aux décalages et aux temporalités de recherche différentes et évaluer l’impact de ces décalages et de ces réceptions sur la situation actuelle des champs de recherche respectifs. Les expériences précédentes avaient montré également la nécessité de mener une réflexion sur la traduction des concepts d’une langue à l’autre et sur les « intraduisibles ». La question de la traduction a été régulièrement au centre des discussions et une séance du séminaire en 2010 (février), conduite par Christophe Duhamelle, a placé celle des intraduisibles au cœur des débats, à travers deux notions révélatrices : « Staatskirchenrecht » et « laïcité ». S’il a été privilégié, le cadre franco-allemand n’était toutefois pas conçu comme un champ clos : C’est ainsi que la réception différente d’une même proposition

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conceptuelle (issue par exemple du monde anglo-saxon, comme nous l’avons vu en particulier à travers la notion de « gender ») peut être particulièrement révélatrice pour étudier la manière dont toute réception révèle les caractéristiques de la culture scientifique qui l’accueille. Une réflexion s’est engagée aussi sur les problèmes de périodisation, sur la question des découpages chronologiques qui ne sont pas toujours les mêmes de part et d’autre du Rhin entre histoire médiévale, moderne et contemporaine par exemple. Ces différences peuvent avoir des implications sur la composition du paysage académique et sur le découpage des chaires en France et en Allemagne, comme on a pu l’observer. De même que l’on a pu s’interroger sur les voisinages disciplinaires qui sont parfois divergents en France et en Allemagne entre les facultés. Au fil des années, le séminaire s’est élargi, il a cherché à renouveler ses objets et ses approches, il a permis de nouer autour de lui toute une série de coopérations et a joué un rôle fédérateur dans la recherche et la formation à la recherche franco-allemande. Mais, alors que ce séminaire arrive désormais à son terme, il faut également espérer que les différentes séances ont permis, à des degrés divers, de réaliser les ambitions que « Les Mots » se proposaient d’avoir, à savoir : « faire découvrir la façon dont les autres font de l’histoire, ce qui revient à découvrir les présupposés de sa propre manière de faire » (Christophe Duhamelle). Cela n’aurait pu être possible sans les contributions de toutes celles et de tous ceux qui, par leurs textes et par leurs commentaires, ont fait la matière des « Mots » au cours de ces huit années.

NOTES

1. L’ensemble de l’équipe des « Mots » tient à remercier Gudrun Gersmann, qui a d’emblée accueilli très favorablement l’idée d’une coopération autour de ce séminaire, pour l’accueil de l’IHAP, mais aussi Bernd Klesmann, qui a participé activement à l’organisation du séminaire, Stephan Geifes ainsi que que Margarete Martaguet puis Dunja Houelleu pour l’organisation logistique. 2. Les mots de l’histoire. Le vocabulaire historique du Centre international de synthèse, édition établie, présentée et annotée par Margherita Platania, Naples : Bibliopolis, 2000. Voir le beau compte rendu qu’en a fait François Laplanche in : Revue de l’histoire des religions, 220, n° 1, 2003, p. 126-127. 3. Lucien Febvre, « Civilisation. Évolution d’un mot et d’un groupe d’idées », in : Civilisation – Le mot et l’idée. Exposés par Lucien Febvre, Emile Tonnelat, Marcel Mauss, Alfredo Niceforo et Louis Weber, Paris : La Renaissance du livre, 1930, (http://classiques.uqac.ca/classiques/febvre_lucien/ civilisation/civilisation_idee.pdf).On pourra se reporter au numéro de la Revue de synthèse préparé par Chryssanthi Avlami et Olivier Remaud : « Civilisations. Retour sur les mots et les idées », Revue de synthèse, 129, 6e série, n° 1, 2008 ; voir en particulier, Eric Briand et Marie Jaisson, « Extraits de la semaine de synthèse Civilisation. Le mot et l’idée (1930) », p. 147 et suivantes. 4. Pour un compte rendu détaillé de ces journées, on se reportera aux différents numéros annuels du BullMHFA.

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AUTEUR

PATRICE VEIT Patrice Veit est directeur du Centre Marc Bloch de Berlin.

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Les « Mots de l’histoire », un laboratoire réflexif

Christophe Duhamelle

Huit « saisons » des Mots, de l’automne 2004 à juin 2012, cinquante-deux séances, cent- quarte intervenants – et une formule qui est restée très stable tout au long de cette période : un « duo », le plus souvent franco-allemand, et un commentaire. C’est pour ce dernier élément que l’évolution a été la plus nette : alors qu’au départ un invité extérieur était chargé de réagir aux deux premiers exposés, ce sont ensuite les organisateurs qui ont assuré à tour de rôle le commentaire en essayant de renouer, séance après séance, le fil directeur du séminaire. Ce fil directeur était avant tout un projet dont l’article de Patrice Veit vient de retracer la genèse. C’était également une ambition, celle d’une sémantique historique que le jeu des décalages mais aussi des transferts permet, par une sorte de saut de côté réciproque entre France et Allemagne, de mieux apercevoir – le texte de Michael Werner revient plus en détail sur cet aspect. C’était en outre une manière de parler ensemble s’inscrivant dans un désir de travailler ensemble, le nœud, une fois par mois, de dilections, de coopérations, de curiosités et de réseaux que les huit saisons des « Mots » ont contribué à faire surgir – la contribution de Pierre Monnet détaille les linéaments de ce moment fédérateur. Mais en dépit de ces solides permanences, le séminaire « Les Mots de l’histoire » s’est construit non selon un plan général enfanté dès le début, mais par une succession de choix. Chaque année, le petit groupe des organisateurs se réunissait, chacun tentant d’apporter une idée nouvelle, de remettre en mémoire les fulgurances non réalisées des années précédentes, de veiller à une juste répartition entre les thématiques ou les périodes. Restait alors à organiser concrètement les séances, et bien des idées séduisantes ont sombré corps et âme devant la difficulté de « trouver des intervenants » ou de les réunir à une date commune. Certaines sessions sont nées autour d’un mot, d’autres autour d’une question sur laquelle il fallait mettre des mots, d’autres encore autour d’un nom. Certaines ont mûri pendant trois ans, d’autres ont été improvisées en trois mois, quelques-unes – rares heureusement – ont dû être rafistolées en trois semaines. Et je crois pouvoir parler au nom de tous les commentateurs en

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disant que la découverte des textes, à un moment parfois désespérément proche du vendredi fatidique, a souvent chamboulé toutes les représentations que chacun avait pu se faire du sens de la séance. Entre le cap bien tenu pendant ces huit années et ce caractère contingent de la programmation s’ouvre donc l’espace d’un bilan dont je tente ici, sans nourrir l’illusion d’une quelconque exhaustivité – et même en souhaitant conserver la dimension de surprise et parfois de désordre qu’a pu faire surgir, mois après mois, la fréquentation de ce rendez-vous savant et éclectique – de tracer quelques traits. Cette présentation rétrospective ne prendra pas l’aspect d’un tableau d’honneur, même s’il est permis de rappeler qu’un séminaire qui a accueilli, entre beaucoup d’autres, Dominique Julia et Wolfgang Kaschuba, Barbara Stollberg-Rilinger et Roger Chartier, Peter Blickle, Jean-Claude Schmitt et Jan Assmann, ne peut pas avoir été entièrement mauvais. Tentons plutôt un regard global sur nos cent-quatre invités. Plus des trois quarts d’entre eux furent des hommes ; ce n’est sans doute pas l’aspect le plus positif de la volonté qu’a eu le séminaire de refléter le plus fidèlement possible l’état de la recherche. La liste des intervenants en revanche permet de souligner d’emblée une des caractéristiques du séminaire – Anna Karla en fournit à quelques pages d’ici la meilleure illustration – c’est-à-dire son souci de faire toute sa place à la jeune recherche. Pas seulement pour lui parler, mais aussi pour l’entendre. De ce point de vue, la « journée d’études junior » tenue en juin 2011 est emblématique d’une dimension qui s’est nourrie des configurations institutionnelles auxquelles « Les Mots » se sont adossés. Lors de cette journée en effet, ce sont avant tout les cursus bi- nationaux qui ont été à l’honneur. Au début, les doctorants de la Mission historique française en Allemagne qui sont intervenus plusieurs fois étaient davantage en vedette. Plus généralement, « Les Mots de l’histoire » ont veillé pendant huit saisons à ne pas être un séminaire de professeurs. Les programmes diffusés chaque année, joyeusement égalitaires en cela qu’ils n’indiquent pas les titres académiques, ne m’ont pas permis de tenter une solide étude statistique du statut universitaire des intervenants, mais nous nous souvenons de plusieurs séances qui ont fait dialoguer un jeune historien avec un collègue plus chevronné – l’option structurante du « duo franco-allemand » permettant de ce point de vue de transcender d’autres frontières statutaires, parfois plus lourdement pesantes. Parmi tous les intervenants, nombreux furent ceux qui ne comprenaient pas la langue de l’autre. C’est un problème que les organisateurs se sont souvent posé et qui allait bien au-delà d’une question purement pratique, celle de la compréhension réciproque. Fallait-il restreindre le dialogue franco-allemand sur « les mots de l’histoire » au cercle de ceux qui, dans leur recherche et leurs coopérations institutionnelles, le pratiquaient déjà – courant ainsi le risque d’un séminaire qui aurait pu s’intituler « Les mots de l’entre-soi franco-allemand » ? Fallait-il au contraire provoquer ce dialogue, confronter celles et ceux qui découvriraient véritablement les mots de l’autre – au risque cette fois-ci d’aboutir, littéralement, à un dialogue de sourds. En vision cavalière, le programme a effectué un compromis entre les deux options et nous avons souvent défié la fameuse « barrière de la langue » puisque notre postulat était que cette barrière pouvait se transformer en un observatoire particulièrement éclairant – le commentaire ayant alors la fonction d’interprétariat linguistique autant que d’interprétation réflexive. Rétrospectivement, il semble d’ailleurs que le danger n’était pas aussi grand

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que nous pouvions le craindre. Chacun se souviendra de séances où la traduction improvisée a jailli de tous côtés et, finalement, a toujours permis de s’entendre. Les mots ont dans ce séminaire toujours constitué une problématique davantage qu’un problème. Une problématique, mais autour de quels thèmes ? Le bilan des 52 séances peut être appréhendé selon plusieurs lignes de partage. La première serait de les répartir en fonction des grandes césures classiques des sous- spécialités historiennes. De ce point de vue, les « Mots » ont bien été le reflet des tendances historiographiques des dernières années. L’histoire culturelle a été davantage représentée que l’histoire économique – et aucune séance ne s’est interrogée sur un débat longtemps essentiel, certes selon des modalités diverses, pour les historiens des deux pays : la relation entre les mots et les chiffres, les catégories et les agrégats, les mots des sources et les termes de la statistique. Un retour vers la tradition braudélienne ou vers les apports de l’École de Bielefeld fait ainsi apparaître d’autant plus révélatrice l’absence d’une séance confrontant « Structure » et « Struktur ». En y regardant de plus près, même les rares séances « économiques » ont reflété l’évolution du champ, consacrées qu’elles étaient au « travail » et à la « consommation » – mais jamais à la production, sans même parler, pour rassembler les deux remarques, des structures de production, ou d’un terme qui a pourtant ses lettres de noblesse dans la circulation des mots entre allemand et français : le prolétariat. De même, pour autant qu’il soit aisé ou même opportun de distinguer des séances d’histoire sociale, celles-ci se sont davantage centrées sur les formes concrètes de la communauté (la commune, la maisonnée) que sur celles de la confrontation. En soulignant la prédominance d’une histoire « culturelle » il ne s’agit pourtant pas de renvoyer à la définition étroite du terme, mais bien à l’évolution globale, et touchant les deux pays, vers une histoire moins soucieuse d’établir un sens surplombant de l’Histoire que d’explorer les façons dont les acteurs de l’histoire construisaient leur propre expérience. Ainsi, les séances sur le paysage ou la région ont-elles illustré la manière dont une attention renouvelée envers l’espace est liée à la notion de construction sociale des horizons, des appartenances et des réseaux. C’est d’ailleurs en cela, profondément, que l’une des ambitions majeures du séminaire était bien de son époque historiographique : celle de marier constamment l’interrogation sur les mots des historiens et sur les mots des acteurs ou des sources. La réflexivité binationale, ou plutôt bilingue, rejoint ici intimement l’attention aiguë portée au bilinguisme de l’historien entre compréhension et explication. De manière révélatrice, l’un des lieux historiographiques les plus féconds pour cette réflexion, c’est-à-dire le travail sur l’écriture de soi et le témoignage, a fourni à lui seul trois de nos 52 séances. Communication, image, rituel, émotions : au travers des sessions « politiques », « sociales » ou autres, court ainsi une thématique cachée qui peut-être s’est exprimée en 2008 dans la journée d’études sur la « Lebenswelt » dont, si je me souviens bien, nous n’avons jamais réussi à donner une traduction satisfaisante. Une seconde ligne de partage semble apparaître en considérant la liste de nos rendez- vous mensuels : celle qui isolerait la quinzaine de séances explicitement consacrées à l’historiographie. Certaines d’entre elles interrogèrent l’articulation entre la discipline historienne et d’autres spécialités soucieuses de l’historicité (l’histoire du droit, l’ethnologie) ou encore la constitution de « champs » internes à la discipline (l’histoire universelle, l’histoire de l’environnement). D’autres, sans doute trop peu nombreuses,

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furent consacrées à la périodisation, au découpage chronologique – mais leur rareté est sans aucun doute l’indice d’une conjoncture historiographique pour laquelle l’ordonnancement de l’évolution cesse d’être la priorité. Un troisième type de séances pourrait entrer dans cette catégorie « historiographique » : celles consacrées à de grands concepts problématiques, de la mémoire aux représentations, de l’individualisation au discours. Mais à peine a-t-on posé cette ligne de partage qu’il faut à nouveau la brouiller. Car tout cela fut présent également dans les autres séances. La configuration différente des répartitions par champs ou par disciplines d’un côté du Rhin et de l’autre est, par exemple, apparue de façon particulièrement marquée dans une séance apparemment fort innocente de ce point de vue, celle sur « pèlerinage/Wallfahrt ». Et certains « grands paradigmes » ont été les invités quasi permanents du séminaire alors qu’aucune séance ne leur a été spécifiquement consacrée. Je pense en particulier à la notion de « Moderne », si souvent réapparue. Les séances les plus explicitement « historiographiques » ne sont donc pas nécessairement celles où ont le plus vivement surgi les interrogations sur ce que veut dire « une historiographie ». C’est sans doute ici que l’imprévu des rencontres et le vagabondage des débats – dont la richesse et la capacité à s’embarquer vers des rives que le titre du jour ne permettait pas d’apercevoir resteront, j’en suis sûr, la part la plus fervente de la mémoire des « Mots » – rejoignirent le mieux une des idées directrices du séminaire. Cette idée est que les manières de dire sont toujours des manières de faire, mais que bien souvent elles les résument, elles les présupposent, elles les informent en leur donnant, par un langage commun, la force de ce qui va de soi. La langue des historiens aussi est faite de conventions qui gardent leur évidence jusqu’à ce qu’elles croisent l’énigme d’une convention contraire. Le séminaire « Les Mots de l’histoire » doit une partie de sa richesse à ce parallèle constant et fécond entre un discours réflexif sur les concepts reconnus comme tels, situés dans leur généalogie et leur portée, et le heurt surprenant entre des conventions de parole révélant la structuration du champ ou les présupposés de la socialisation scientifique. En ce sens, le séminaire a renvoyé autant à une sociologie comparée des historiens allemands et français qu’à leur usage raisonné du vocabulaire. Les « Mots de l’histoire » auraient été plus pauvres s’ils n’avaient été que « les concepts de l’historien ». Car il ne s’est pas agi seulement de la puissance, du sens, de l’utilité opératoire des concepts – il s’est agi également de leur statut, c’est-à-dire de leur valeur sociale dans ce monde social qu’est celui des historiens. Une troisième ligne de partage sera-t-elle moins malhabile à ordonner le bilan du séminaire ? Elle se focaliserait davantage sur les « couples de mots » eux-mêmes, ceux que par commodité j’ai jusqu’ici parfois réduits au vocable français alors que ces faux jumeaux forment pour ainsi dire la marque de fabrique des intitulés du séminaire, c’est-à-dire l’attelage entre un mot allemand et un mot français le plus souvent, parfois deux ou trois d’un côté ou de l’autre. Cet étendard du séminaire n’est pourtant pas apparu tout de suite : lors de la première saison, des formulations différentes étaient encore présentes. Mais le « couple » a vite pris le dessus, non comme une facilité, mais plutôt comme une gageure. C’est en effet à travers lui que nous avons acquis l’habitude de poser les problèmes. Car ces « couples » ne se sont jamais imposés comme des évidences. J’en veux pour seule preuve les quelques termes qui reviennent dans plusieurs séances, mais associés, ou opposés, à des termes différents : caméralisme/ Kameralismus sont là en 2005-2006 et en 2009-2010, mais la première fois le caméralisme

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est en regard de la physiocratie, suggérant deux modalités concomitantes mais distinguées de l’économie politique ; la seconde fois, il est associé dans les deux langues à « sciences camérales », faisant cette fois porter l’accent sur la circulation européenne des savoirs d’État. Identité et Identität reviennent deux fois également, dans des sessions très différentes, l’une portant sur les conceptions différentes de la citoyenneté, l’autre sur le couple religion/confession. La même remarque vaudrait pour les deux occurrences de Selbstzeugnisse dans des titres de séances. C’est assez dire qu’entrechoquer les mots n’a jamais eu pour seul but de procéder à une juxtaposition muséale et de cultiver un plaisir d’entomologiste polyglotte, mais qu’il s’est toujours agi de les heurter l’un à l’autre en essayant de choisir un angle qui ferait jaillir l’étincelle. C’est qu’il y a eu bien des façons d’agencer nos « couples de mots ». Parfois, l’apparente similarité a été mise en exergue : Region/Région, Absolutisme/Absolutismus – et même ce cas limite auquel nous avons finalement renoncé : gender/gender, qui finalement a sagement bifurqué vers Geschlecht, gender/Genre, gender. Tout le charme de ces appariements était de découvrir, par contraste, les racines différentes aboutissant à ce rameau apparemment commun. Dans d’autres cas, au contraire, la différence des deux termes a été posée de façon presque brutale, peut-être énigmatique pour les amis du séminaire découvrant le programme : Physiocratie/Kameralismus, dont j’ai déjà parlé, ou encore Écritures de soi/Selbstzeugnisse. Le couple des mots signalait alors d’emblée que ce n’était pas de la même chose que l’on parlait, ou que l’on n’avait pas choisi les même termes pour en parler – mais l’horizon d’attente de la séance était de provoquer un sursaut réflexif permettant de dégager tout ce que cette différence voulait dire. Ce funambulisme à deux fils connut un cas presque limite, qu’il fallut faire prudemment précéder de la mention « Deux intraduisibles » : la séance intitulée « Staatskirchenrecht/ Laïcité » Mais, là encore, les types de couples ne permettent pas d’établir une typologie des séances. Car derrière l’apparente gémellité ou le contraste affiché, le choix d’un seul terme dans chacune des langues ou au contraire d’une « nébuleuse » de notions, s’est toujours profilé un ressort récurrent du séminaire, celui de la traduction – un ressort, et non un thème. Il nous est certes bien arrivé de parler de la langue, de ses contraintes, de ses possibilités, des étymologies – du mot lui-même. Mais nous nous sommes plus souvent attachés à le replacer dans les configurations, les familiarités et les contrastes dans lesquels il s’inscrivait. De la traduction, nous sommes passés à la tradition, à la culture scientifique qui ancre un terme dans une constellation de significations. Les différents types de couples nous ont par conséquent tous permis de faire porter l’interrogation sur l’au-delà du mot, sur le contexte historique et historien que, tel les fleurs de papier japonais chères à Marcel Proust, le mot se déploie dans toutes ses irisations dès qu’il est plongé dans le bol d’eau qu’était, pour nous, l’épreuve de la traduction. La proximité des deux mots fait d’autant mieux voir la dissemblance de leurs arrière-plans ; leur contraste oblige au contraire à considérer la parenté de ce qu’ils cherchent différemment à dire. Il est par conséquent révélateur que nous n’ayons jamais dédié de séance à la traduction elle-même, comme activité d’écriture que pourtant la plupart des participants au séminaire pratiquaient, soit pour traduire et citer les sources, soit pour prendre la parole dans l’autre langue, soit pour exercer une activité de « passeur » des travaux des autres. Il aurait été concevable, par exemple, de consacrer un vendredi

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matin à un problème bien réel et moins trivial qu’il n’y paraît : l’historien français doit éviter les répétitions, l’historien allemand ne peut remplacer constamment un Begriff par un autre, et le traducteur se demande ce qu’il doit faire. En parcourant mes notes sur les débats qui ont eu lieu à l’occasion du séminaire, je m’aperçois que nous serions bien en peine de proposer une sorte de « dictionnaire bilingue des Mots de l’histoire ». Les mots nous ont un peu servi de prétexte pour du contexte. Mais pas n’importe quel prétexte puisque c’est précisément de cette disjonction que nous avons joué. C’est dans l’embarras du langage, révélé par le mouvement d’une langue à l’autre, qu’on peut apercevoir à quel point ce que l’on dit est infiniment plus que ce que l’on croit dire. Il est donc plus malaisé qu’il y paraît d’établir un bilan thématique des « Mots de l’histoire » car les répartitions que suggère une simple lecture des programmes sont contredites par le souvenir des séances, de leur variété, des chemins de traverse qu’elles empruntaient souvent. L’inconfort ressenti au moment du bilan est toutefois l’indice d’une réussite de ces huit années. S’il est si difficile d’établir une typologie des séances des « Mots de l’histoire », c’est bien parce que l’unité du séminaire est profonde et qu’au-delà des spécificités de chaque session s’est toujours profilé un horizon commun. Les « Mots » nous ont servi de sonde pour mesurer les sédimentations qui forment le socle à la fois des objets que nous étudions et de nos manières de les étudier. En géologie, ce sont les failles et les plissements qui font affleurer ces sédimentations. Nos failles et nos plissements ont été nos couples de mots et, à travers eux, ce que révèle de soi la différence de l’autre. C’est en cela que la dimension franco-allemande du séminaire prend tout son sens. Il y entre bien sûr la volonté d’apporter une information réciproque sur les deux historiographies, ainsi que sur les deux histoires, et sur leurs interrelations. Mais constater les différences n’aurait que peu d’intérêt. S’accorder sur un plus petit dénominateur commun n’en aurait guère davantage. C’est le retour réflexif sur soi qui fait au fond tout le prix de l’opération. Les meilleures séances des « Mots de l’histoire » sont donc celles où, quel que soit le thème abordé, chacun a pu se sentir concerné par les questions qui venaient au jour. C’est pourtant, pour finir, ce cadre franco-allemand que je souhaite interroger car il fut souvent mis en question, y compris au sein du cercle des organisateurs, et le projet d’élargir les « Mots » vers un horizon plus international fut fréquemment caressé. Une des journées d’études clôturant les saisons du séminaire a été consacrée à la pertinence de l’échelle européenne et certaines séances abordèrent le thème de l’histoire universelle comme celui de la globalisation. Il est en outre apparu à de nombreuses reprises – pas seulement à propos du gender – que les historiens français et allemands puisent souvent une partie de leur bagage disciplinaire et de leur vocabulaire à d’autres sources. Les parcours des jeunes chercheurs sont un indice parmi d’autres d’une internationalisation de la recherche qui peut faire apparaître un séminaire franco- allemand comme la continuation, même sous une forme duale, d’une conception nationale dépassée de la tradition scientifique. Pour ce qui est des « Mots », on ne peut écarter d’un revers de main l’idée qu’une langue scientifique commune – le fait qu’elle soit l’anglais, et donc pas la nôtre, pourrait ici céder le pas à l’avantage qu’elle aurait d’être universellement pratiquée – résoudrait un nombre considérable de problèmes. D’un autre côté, rappeler a contrario que la diversité des approches, incarnée entre autres dans la diversité des langages, constitue incontestablement une richesse et une incitation à la réflexivité – rappeler également que l’apparente simplification d’une langue universelle aurait comme redoutable corollaire d’établir la fausse évidence

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d’une transparence du langage – ne justifie pas pour autant que cette pluralité, saisie au travers des mots et de tout ce que leur usage véhicule, soit réduite au pas de deux du français et de l’allemand. Le cadre franco-allemand ne peut donc se justifier entièrement par lui-même. Un historien ne peut certes pas oublier qu’il s’orne d’une valeur singulière, celle de symbole et de moteur européen. Mais le passage du Rhin est trop étroit pour étreindre à lui seul l’horizon de la recherche. Ce n’est donc pas dans le paradoxe étriqué d’une internationalisation limitée à deux qu’il trouve son sens, mais comme laboratoire de la réflexivité. Pour faire levier, il faut deux points, pas un seul point, mais pas quinze points. 52 séances des « Mots de l’histoire » – et chacun saurait pourtant dire son deuil des séances qui n’ont pas eu lieu. Le séminaire pourrait être sans fin et il faut pourtant bien qu’il se termine. 52 séances dont le fil conducteur franco-allemand seul a permis que chacun assiste à des débats totalement éloignés de sa « spécialité » et puisse, malgré cet éloignement ou grâce à lui, en tirer profit. Le couple de mots testé à chaque session, résistant, stimulant, est plus que la « marque de fabrique » du séminaire. Il est aussi la bonne échelle de réflexivité, celle qui lui permet de s’approfondir et de fournir ensuite les moyens d’être appliquée à une ouverture internationale plus large. À être abordée d’emblée comme horizon naturel, l’internationalisation présente en effet le danger d’aboutir paradoxalement à une fragmentation : les grands colloques internationaux se déclinent par exemple en sessions compartimentées où se retrouvent toujours les mêmes spécialistes, « hors sol », si l’on ose dire. Par contraste, la spécificité des « Mots de l’histoire » réside en définitive moins dans leur dimension franco-allemande que dans ce qui s’avère de plus en plus rare : leur refus de la spécialisation, soit sur une période, soit sur une thématique, soit même sur une discipline. Tendu entre deux mots, unifié par son cadre binational, le séminaire a permis d’explorer la complexité de ce qui inscrit tout historien dans une multiplicité de contextes, touchant à la sociologie de la science autant qu’à l’apprentissage du langage disciplinaire, et il a proposé comme horizon commun non une évidence universelle partagée, mais l’exigence universellement partagée du refus de l’évidence. Il faut une certaine intensité de la démarche pour permettre à cette exigence de déborder son champ de spécialisation, fût-il ouvert au monde, et c’est cette fonction que peut continuer à remplir un séminaire franco-allemand. Les deux mots de chaque séance formaient les deux points d’un levier d’évidence. En ce sens, la difficulté qu’il y a à établir un bilan thématique des huit années de « Mots de l’histoire » n’est pas seulement l’indice de la cohérence établie par son fil directeur. Elle fonde également la justification même du séminaire – un laboratoire réflexif qui a pris le temps, sur les sujets les plus divers, d’effectuer obstinément un sondage en profondeur de l’historicité du langage scientifique.

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AUTEUR

CHRISTOPHE DUHAMELLE Christophe Duhamelle est directeur du Centre de Recherches Historiques (UMR 8558) à l‘École des Hautes Études en Sciences Sociales.

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« Les Mots de l’histoire » et la Begriffsgeschichte / sémantique historique

Michael Werner

Renvoyer à la Begriffsgeschichte et à la sémantique historique pour circonscrire la genèse des Mots de l’histoire semble une évidence. Ces deux courants historiographiques ne thématisent-ils pas les rapports variés des mots et des choses qui étaient au cœur du projet intellectuel ? Or, à y regarder de plus près, l’affaire était à la fois plus complexe et plus longue à se décanter. D’abord parce que le projet est parti, à l’origine, d’un séminaire d’histoire et d’historiographie allemandes organisé à partir de 2001 par des historiens des Universités de Paris-I, Paris-VII et de l’EHESS travaillant sur l’Allemagne ou avec des collègues allemands. Par sa configuration et par le regard porté sur l’objet, ce séminaire était, de fait, une entreprise d’historiographie franco-allemande comparée. Se proposant de confronter les historiographies, il était peu attentif aux « mots ». L’intérêt pour les différences entre les concepts mis en œuvre par les historiens ne s’est imposé que progressivement, ce qui a conduit les organisateurs, dont le cercle s’était élargi, à concevoir un premier retour réflexif sur les outils conceptuels et proposer la formule des « Mots de l’histoire : historiens français et allemands face à leurs sources et à leurs outils ». À partir de ce moment, l’objectif consistait, pour le dire vite, de combiner historiographie et sémantique historique. Parallèlement, l’approche comparative était complétée par la prise en considération des interactions, traductions, transferts et transpositions, induisant un dispositif analytique d’histoire croisée. Le deuxième retour réflexif était propre au sujet de la Begriffsgeschichte/sémantique historique. Car en tant que courant historiographique décliné de façon différente dans les deux pays, la sémantique historique s’est imposée elle-même comme thème des « Mots de l’histoire ». Le 6 janvier 2006, une séance de séminaire animée par Otto Gerhard Oexle, Peter Schöttler, Alexandre Escudier et Joseph Morsel a été consacrée à la « Genèse comparée de la sémantique historique ». Tout en étant davantage centrée sur la lexicométrie politique, la question de l’analyse des discours et les rapports entre Begriffsgeschichte et histoire-problème, elle avait la particularité d’interroger les

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différents courants de sémantique historique à travers des questionnements analytiques propres à la sémantique historique. Celle-ci était à la fois objet et méthode. Ce dédoublement ne constitue, certes, qu’une radicalisation de toute démarche historiographique qui consiste à faire l’histoire de l’histoire. Mais il comporte ici, sur le plan épistémologique, une trappe d’auto-référentialité, une forme de mise en abîme. Car on pourrait aujourd’hui faire l’expérience d’une sorte de séance au second degré visant, à propos du couple « Begriffsgeschichte/sémantique historique » et avec les outils proposés par les différents courants d’histoire conceptuelle de Koselleck, l’historicisation de l’historicisation de l’histoire des concepts dans le paysage franco- allemand ! Nous optons dans ces quelques remarques pour une approche plus terre à terre, en tentant de préciser les relations des « Mots de l’histoire » avec deux pôles de la sémantique historique : la Begriffsgeschichte de Koselleck et le programme d’histoire comparée des terminologies historiennes dessiné par Marc Bloch. Commençons par le second. Dans sa célèbre conférence devant l’association internationale des historiens en 1928, Marc Bloch avait appelé à une histoire comparée de l’Europe. Ce programme ne visait pas seulement l’histoire sociale, mais comportait également, on l’a souvent oublié, un travail comparatif sur les concepts de l’historien. Partant du décalage entre les termes de « Höriger » et « tenancier », Bloch a indiqué la difficulté des communautés historiennes nationales à s’entendre à travers des terminologies disparates. Il a, en outre, signalé – et cela a été important dans la gestation du projet des « Mots de l’histoire » – que le problème se situait en réalité à deux niveaux : celui des sources et celui des historiographies. Et c’est, selon lui, aux dernières qu’incombe la responsabilité principale des difficultés évoquées : « Nous avons, à tort ou à raison, et plus ou moins inconsciemment, élaboré des vocabulaires techniques. Chaque école nationale a construit le sien, sans se préoccuper du voisin. L’histoire européenne est ainsi devenue une véritable Babel. » Et de signaler également les différences entre les questionnaires historiographiques élaborés par les écoles nationales. D’où son appel pour une « réconciliation de nos terminologies et de nos questionnaires »1. Cette réconciliation devait nécessairement passer par des enquêtes historiographiques comparatives à l’instar de celle qui a été lancée par Lucien Febvre et Henri Berr, lors de la première Semaine de synthèse de mai 1929, à propos de la notion de civilisation2. Mais force est de constater qu’en France, ces initiatives sont restées isolées et n’ont pas connu de véritables suites. Le programme de Marc Bloch restait donc d’actualité, surtout si on le rapportait à la question du nationalisme méthodologique dénoncé par le sociologue Ulrich Beck. D’un côté il y avait donc cette question du rapport entre la langue des sources et la « terminologie » de l’historien, pour reprendre l’expression de Marc Bloch. Elle posait le problème de la langue, de son historicité et de la perméabilité entre les différents sous-champs qui la composent (ici : langue courante, langue des acteurs, langue des spécialistes qui tentent de stabiliser leurs mots). De l’autre, la nécessité de prendre en compte la pluralité des langues nationales et l’incidence de cette pluralité sur l’évolution des historiographies respectives. Par ailleurs, la perspective de la « réconciliation » des terminologies était à compléter, pour la programmation des « Mots », par une analyse non seulement des différences, mais aussi des interactions et des interdépendances.

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Pour l’autre source d’inspiration et de confrontation, la tradition de la Begriffsgeschichte, à laquelle d’aucuns, parmi les organisateurs des « Mots de l’histoire », s’étaient confrontés depuis le début des années 19903, les interférences étaient évidentes. Les apports qu’elle a pu fournir à la conception et la mise en œuvre de l’initiative sont évidents, à la fois sur le plan théorique et pour la pratique de l’enquête. La Begriffsgeschichte développée par Koselleck repose sur une hypothèse fondamentale concernant les relations entre la langue et le social : les deux sont des champs en transformation permanente, à l’évolution fortement corrélée. Par rapport au monde social en général, la langue a l’avantage de pouvoir être appréhendée pour ainsi dire directement. Elle fournit un matériau de première main, que l’on peut observer en tant que tel. Son évolution est un précieux indicateur des transformations du social. La création de nouveaux concepts ainsi que la transformation incessante de leur signification (c’est ce que Koselleck appelle la structure temporelle de la langue) permettent de saisir le changement social. Ceci dit, la Begriffsgeschichte ne se fonde pas sur un dualisme langue versus monde social (ou mots versus choses). Elle emprunte à la linguistique le modèle du triangle sémiotique. Ses trois points d’angle sont constitués par le symbole (ou signe ou mot), le concept (ou référence) et le référent (l’objet). Koselleck a légèrement modifié le triangle en distinguant parole-concept (Wort, mais aussi Begriff), signification (Bedeutung) et réalité (soziale Wirklichkeit, Objekte), opération d’ailleurs pas vraiment correcte pour les linguistes. Pour lui, l’histoire des concepts n’est cependant pas simplement un reflet de l’histoire sociale. Elle suit une dynamique propre d’appropriation et de réinterprétation par les acteurs, notamment autour des Kampfbegriffe et des Bewegungsbegriffe qui sont au centre de l’analyse de Koselleck. Enfin, s’agissant de la question de la pluralité des langues et, subséquemment, de la traduction, de l’intraduisibilité, de la circulation etc., la Begriffsgeschichte a certes vu le problème qui en résulte. Koselleck lui-même l’a signalé et a suggéré quelques pistes, en insistant sur la « programmation sémantique » spécifique induite par l’histoire dans une langue donnée4. Mais il n’est pas allé beaucoup plus loin. Les articles des Geschichtliche Grundbegriffe sont développés, dans leur très grande majorité, à partir d’entrées allemandes et n’interrogent pas systématiquement les cheminements plurilingues et supra-nationaux des concepts (abstraction faite, le cas échéant, des origines grecques ou latines). Elle n’a donc pas vraiment pris la mesure des problèmes d’une histoire transnationale des concepts, de leurs interactions et des interdépendances qui se sont tissées au cours de l’histoire. Cette dimension a été prise en compte par deux autres entreprises, le Vocabulaire européen des philosophies dirigé par Barbara Cassin et le Dictionnaire des concepts nomades en sciences sociales coordonné par Olivier Christin. Le projet ambitieux de B. Cassin est parti de la question des intraduisibles et accentue, de ce fait, les différences dans l’évolution des concepts spécifiques à une culture et une langue. Le dictionnaire d’O. Christin, d’ailleurs postérieur à l’initiative des « Mots de l’histoire », est davantage centré sur la circulation et la réappropriation des concepts. Inspiré de la sociologie des champs de Bourdieu, il s’intéresse aux usages des concepts à travers une réflexion historique et sociologique portant sur les producteurs et les adaptateurs. Le choix des entrées est assez éclectique. Mais l’un des intérêts de l’entreprise est qu’elle refuse les deux pièges complémentaires : réduire la réalité socio-historique à sa dimension linguistique ou discursive et considérer que les migrations et transpositions des concepts seraient solubles dans les contextes socio-historiques.

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Mais revenons aux apports de la Begriffsgeschichte au projet des « Mots de l’histoire ». Ils peuvent se résumer ainsi : 1. L’histoire des concepts met l’accent sur l’un des problèmes centraux de toute investigation historique : la question du contexte. Cette question a été davantage théorisée par l’École de Cambridge que par Koselleck lui-même. La reconstitution des contextes d’élaboration, d’usage et de transmission fournit la trame première d’une histoire des mots de l’histoire. Koselleck considère la question des contextes d’un point de vue pragmatique. Les contextes sont théoriquement illimités. C’est au chercheur de sélectionner ceux qui, pour la question posée, lui semblent pertinents. Plus il élargit le focus, plus il enrichit les significations à prendre en considération, tout en risquant de diluer les noyaux sémantiques et les lignes de différenciation. 2. Le volet complémentaire de la question du contexte est celui du changement de signification. Pour Koselleck, les concepts (Begriffe) contiennent toujours plus que les significations que les locuteurs leur attribuent dans une situation donnée. C’est ce qu’il appelle le Bedeutungsüberschuss, le surplus de significations des concepts. Les concepts transportent une ou plusieurs histoires, et ils changent de sens. 3. L’historien se trouve face à une pluralité de concepts et à des systèmes de concepts. Ceci a pour conséquence qu’il est vain d’analyser un concept isolé, sans tenir compte des concepts voisins (les champs sémantiques) et des concepts opposés (les Gegenbegriffe de Koselleck). Cette thèse fondatrice a été très importante pour le programme des « Mots », à la fois par rapport au contexte spécifique des langues et traditions nationales, et au regard des interactions transnationales. Dans les deux cas, il fallait tenter de démêler l’histoire croisée des processus de co-constitution des concepts et des catégories. Cette dernière dimension, transnationale, était, nous l’avons dit, peu présente chez Koselleck, mais elle est aujourd’hui prise en compte par différents réseaux de recherche internationaux et des revues comme Contributions to the History of Concepts. 4. La distinction, capitale entre Wort (parole) et Begriff (concept). Selon Koselleck, la parole est toujours singulière (en tant qu’acte d’énonciation ou choix d’écriture), alors que le Begriff inscrit la parole singulière dans un système de représentations, une chaîne de significations historiquement construite. Il en résulte ce que Koselleck appelle la structure temporelle des Begriffe. Celle-ci fait des concepts des objets privilégiés de l’historien. Appliquée au domaine de l’historiographie, elle ouvre des pistes d’investigation particulièrement prometteuses. Inspiré par le courant de la sémantique historique, le projet des « Mots de l’histoire » s’en écarte cependant sur un certain nombre de points. J’en ferai ressortir quatre qui me paraissent devoir être retenus : 1. La « réalité » à laquelle les coordinateurs de l’entreprise ont essayé de raccorder l’évolution des concepts n’était pas, au premier chef, le social, le politique ou le culturel, mais bien davantage les mondes académiques avec leurs enjeux propres, à la fois intellectuels et institutionnels. Il n’était donc pas besoin de dresser des légitimations particulières face aux exigences de l’histoire sociale et culturelle – il suffisait d’insister sur les apports réflexifs de l’expérience et ses effets sur les pratiques des historiens impliqués. Questionner les présupposés historiographiques respectifs, mettre en question ce qui semble aller de soi dans une tradition marquée par le cadrage national pouvait constituer une justification à elle seule. 2. La limitation au noyau franco-allemand était une restriction utile, féconde, même si, au fil des séances, elle a souvent été dépassée par des excursions dans les domaines anglo-saxon et italien, notamment. Comme pour d’autres pans de l’histoire intellectuelle européenne, le franco-allemand constitue une sorte de prisme permettant de faire ressortir des lignes de force et d’analyser des spectres plus larges. Ce « saut de côté » franco-allemand, qui produit

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un effet de décentrage important, est – comme l’expérience le montre – particulièrement riche en effets de sens. 3. La problématisation de la frontière entre langage savant et langue courante a dû être poussée bien plus loin que ce n’était le cas pour la Begriffsgeschichte classique. Koselleck a bien vu la question, puisqu’il distingue, en principe, Wort et Begriff, mais il reste, sur le fond, attaché à l’étude des cimes représentées par les grands concepts fondamentaux. Pour l’historien, bien plus que pour le sociologue et l’anthropologue qui disposent de terminologies davantage stabilisées, le problème de cette frontière est capital. Il y est confronté tant dans son travail quotidien que sur le plan épistémologique. Pour lui, cette frontière est bien poreuse. Les acteurs s’emparent des notions et concepts des historiens, et, inversement, les concepts des historiens sont constamment travaillés, nourris et déformés par la pratique des acteurs ainsi que par l’évolution sémantique propre à la vie des langues. Nous en avons vu des exemples nombreux au cours des séminaires, des couples « Landschaft / Paysage » à « Hören / Ecoute », en passant par « Wallfahrt / Pèlerinage ». 4. Ceci fait retour, malgré tout (et en particulier malgré le point 1) sur la frontière entre l’histoire comme discipline et forme organisée de savoir et le « réel », qu’il soit politique, social, culturel ou académique – ou tout cela à la fois. Dans le domaine de l’historiographie croisée des concepts, les répartitions ne se font pas de façon habituelle, attachée à maintenir la distinction entre res facta et res gesta. L’analyse des interactions entre les deux sphères s’oriente davantage vers une analyse de l’ancrage social, politique et culturel des historiographies qui a été l’un des fils rouges poursuivis à travers les séances. Qu’il me soit permis de revenir brièvement, en conclusion, sur la question, posée au début, d’une sémantique historique des historiographies, exposée à la boucle infinie de l’auto-référentialité. Elle pose de manière exemplaire le problème des paradoxes de l’historicisation. D’un côté celle-ci est, sur le plan épistémologique, un processus illimité, sans fin possible. En l’occurrence, il s’agissait, dans l’exemple des rapports entre les « Mots de l’histoire » et la Begriffsgeschichte, mais aussi, au fond, dans toute l’entreprise des « Mots », d’historiciser le travail de l’historien en historicisant ses outils analytiques et discursifs (les Begriffe). Mais en même temps, les intérêts de connaissance (Erkenntnisinteressen) des uns et des autres, organisateurs, intervenants et participants, posent, heureusement, des limites à la fois pragmatiques et scientifiques (ou scientifiquement défendables) au déroulement du processus d’historicisation. L’objectif de l’entreprise était de trouver un niveau d’articulation praticable et, en même temps, le plus éclairant possible entre les deux logiques d’historicisation et de fertilisation pour les besoins du présent. En ce sens, me semble-t-il, les « Mots de l’histoire » ont pu jouer le rôle d’un laboratoire de réflexivité.

NOTES

1. Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », in Revue de synthèse historique, 46 (1928), p. 15-50, ici p. 48 et suivantes. 2. Centre international de synthèse, Première semaine internationale de synthèse, deuxième fascicule. Civilisation, Le mot et l’idée, Paris : La Renaissance du Livre, 1930.

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3. Voir, entre autres, le volume Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, ouvrage édité et préfacé par M. Werner, Paris : Gallimard, Le Seuil, 1997, dont l’essentiel des traductions a été assuré par Alexandre Escudier. 4. Reinhart Koselleck, « Hinweise auf die temporalen Strukturen begriffsgeschichtlichen Wandels », in : Hans-Erich Bödeker (dir.), Begriffsgeschichte, Diskursgeschichte, Metapherngeschichte, Göttingen : Wallstein-Verlag, 2002, p. 29-47, en particulier p. 40-42.

AUTEUR

MICHAEL WERNER Michael Werner est directeur du Centre de Recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (CRIA, UMR CNRS/EHESS 8131) à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

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Les « Mots de l’histoire » un moment fédérateur de la recherche franco-allemande en histoire

Pierre Monnet

1 Comme tout objet scientifique ou sujet d’étude, ce séminaire peut, et même sans doute doit se prêter à une opération d’historicisation. Lorsque le séminaire a démarré en 2004, la réforme des universités françaises n’avait pas encore commencé, l’Université franco-allemande (UFA) mettait à peine en place quelques outils de soutien à la recherche entre la France et l’Allemagne, les collèges doctoraux franco-allemands (CDFA) n’existaient pas encore, la cotutelle restait encore une procédure complexe et peu répandue, le Centre interdisciplinaire d’études et de recherche sur l’Allemagne (CIERA) avait 3 ans d’existence, la Mission Historique Française en Allemagne (MHFA) était encore à Göttingen et l’on ne parlait pas encore d’un Institut français d’histoire en Allemagne (IFHA, à Francfort seulement depuis 2009), le Centre Marc Bloch (CMB) avait encore ses locaux au Schiffbauerdamm…

2 Huit ans plus tard, bien des changements ont affecté le paysage universitaire et scientifique de part et d’autre du Rhin, les organisateurs historiques du séminaire ont pour beaucoup changé d’affectation ou de statut, la France et l’Allemagne ont procédé chacune à leur manière à leur initiative d’excellence, modifié leurs procédures d’évaluation et de financement de la recherche sur projets, la MHFA a déménagé à Francfort et est entrée dans un partenariat serré avec son université d’accueil, la Goethe Universität, de même que le Centre Marc Bloch changeait de locaux et entrait en partenariat conventionné avec la Humboldt Universität, tandis que l’Institut historique allemand de Paris (IHAP) qui nous accueille aujourd’hui changeait de directeur et modifiait en profondeur son profil scientifique. L’UFA développait dans le même temps une ambitieuse politique de soutien à la jeune recherche, multipliait les cotutelles devenues plus faciles à conclure, lançait l’appel d’offres à la création de CDFA, soutenait davantage de cursus intégrés en sciences sociales et humaines.

3 Pendant tout ce temps, le séminaire des « Mots » conservait sans mutation majeure la forme et le principe de ses travaux, mais se faisait aussi le témoin et l’acteur des

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changements évoqués. C’est donc sur ce double constat qu’on souhaiterait faire reposer cette brève réflexion consacrée à la manière dont les « Mots » ont constitué un moment de fédération, une étape du maillage scientifique franco-allemand : à savoir une pérennité de forme et de formule d’un côté mais en même temps l’adaptation à une accélération des réformes et des remembrements du paysage scientifique et académique de l’autre, vérifiant en quelque sorte la célèbre phrase prononcée par Tancredi au prince Salina dans le Guépard de Lampedusa, pour qui « Il faut que rien ne change pour que tout change ».

4 Il fallait en effet tout d’abord que rien ne change dans la formule des « Mots » pour qu’elle soit en mesure d’accueillir d’année en année de nouveaux partenaires, de nouvelles institutions, de nouvelles universités par le biais des intervenants. Au total, du côté des participants allemands ou européens, ce sont 34 universités différentes qui ont été représentées, parmi lesquelles Berlin arrive en tête avec les trois établissements de la capitale, la Humboldt Universität (3), la Freie Universität (2) et la Technische Universität (1) ainsi que le Wissenschaftszentrum Berlin WZB (1), soit 7 au total, suivie de Göttingen, Munich et Constance avec chaque fois quatre orateurs, puis Bielefeld, Dresde et Francfort-sur-le-Main avec 3 intervenants, puis Francfort-sur-l’Oder, Sarrebruck, Düsseldorf, Cologne et Münster avec 2 invités. Viennent ensuite, avec chaque fois un intervenant, Greifswald, Trèves, Bochum, Darmstadt, Eichstätt, Stuttgart, Essen, Erfurt, Erlangen, Hambourg, Heidelberg, Braunschweig et Augsbourg. En Suisse, Bâle, Berne et Lucerne ont adressé 5 intervenants tout ensemble. Au-delà, comptons Rotterdam, Cambridge et Tel Aviv.

5 Ce sont tout d’abord les absents qui peuvent retenir l’attention dans cette carte des correspondants de la République humaniste des « Mots ». Tout d’abord l’Autriche en qualité de pays germanophone, mais dont il est vrai les universités, faute de relais sur place sous la forme d’un institut scientifique français ou d’un Frankreichzentrum, ne sont que sporadiquement et non structurellement tournées vers la recherche française. Pour l’Allemagne même, l’Est et le Nord sont moindrement représentés, tandis qu’à l’ouest et au sud, font défaut Tübingen, Bonn, Hanovre, Kassel, Ratisbonne, Ulm, Würzburg. Cette cartographie des lieux allemands touchés par l’exercice de comparaison historiographique et méthodologique proposé par le séminaire fournit plusieurs enseignements. Tout d’abord, la présence de la MHFA à Göttingen puis de l’IFHA à Francfort explique qu’avec 7 orateurs provenant de ces deux villes, ce centre a bien fait fonction de relais et de plate-forme de dialogue scientifique franco-allemand. Cette remarque vaut également pour le Centre Marc Bloch et les institutions berlinoises qui ont fourni, elles aussi, un contingent comparable de 7 intervenants, soit un total de 14 participants sur 51 collègues allemands convoqués, c’est-à-dire une proportion de quelque 30 %. Cette « pole position » berolino-göttingo-francfortoise se trouve en quelque sorte renforcée par l’existence depuis 2006 d’un collège doctoral franco- allemand entre l’EHESS et la Humboldt Universität et depuis 2009 entre Paris I et l’université de Francfort, l’un et l’autre placés sous le toit de l’UFA. Parmi les autres fournisseurs allemands des « Mots », la présence de Dresde tient à l’existence d’une ancienne coopération doctorale de cette université avec l’EPHE et plus généralement avec les collègues historiens de Paris, celle de Sarrebruck par un tropisme franco- orienté traditionnel de cette université et de son centre d’études françaises, que soutiennent le siège de l’UFA depuis 1999 dans cette ville et l’activité de 3 cursus intégrés franco-allemands de Sarrebruck avec Metz (en SHS et formation des enseignants). L’existence de cursus intégrés franco-allemands de l’UFA en histoire

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renforce également la présence de Bielefeld (cursus avec Paris VII), mais ici un dialogue scientifique en SHS de longue durée existait entre l’école de Bielefeld et l’EHESS et la MSH), de Bochum (cursus avec Tours) et de Heidelberg (cursus avec l’EHESS) dans ce panorama. L’absence d’un maillon du cursus intégré en histoire entre Tübingen et Aix- en-Provence et entre Dijon et Mayence vaut d’être notée. Quant à Münster, les liens scientifiques avec l’historiographie française se renforcent depuis la mise en place d’un centre d’études françaises depuis 2 ans dans cette université.

6 À cela pourrait s’ajouter le rôle joué par les Frankreichzentren dans la structuration de ces échanges : si celui-ci est avéré dans le cas du centre de la FU de Berlin, mais aussi sans doute de Sarrebruck, il est bien moins avéré dans le cas de Leipzig et de Fribourg, absentes de la liste des lieux centraux « christallériens » des « Mots », tout comme est absent l’institut franco-allemand de Ludwigsburg.

7 L’entrée plus résolue du DHIP depuis 2008 dans l’organisation et la conception du séminaire, particulièrement à la faveur d’un changement de direction, se manifeste par la participation de sept chercheurs relevant de cette institution au séminaire, preuve du rôle occupé par cet établissement dans l’animation du dialogue scientifique franco- allemand en histoire et en SHS plus largement.

8 Bien entendu, ces raisons d’ordre structurel n’excluent en rien le jeu des relations et des complicités personnelles entre les animateurs du séminaire et leurs partenaires allemands, pas plus qu’elles ne font l’économie des choix dictés par les thématiques et les compétences mobilisées par les concepteurs du séminaire pour faire appel aux spécialistes de telle ou telle entrée retenue pour une séance. De la même façon, l’analyse doit prendre en compte le chevelu des croisements et des coopérations favorisé et entretenu par les programmes de mobilité et de bourses des institutions actives dans ce segment : le CMB, la MHFA et l’IFHA, l’IHAP, le CIERA, la MSH et son programme franco-allemand, l’UFA, sans oublier au cas par cas le DAAD.

9 Malgré l’absence du côté allemand d’une structure comparable au CIERA du côté français assurant une fonction de fédération organisée des études allemandes sur la France, la contribution germanique aux « Mots de l’histoire » reflète la géographie des points forts par lesquels passe outre-Rhin l’échange scientifique avec les chercheurs et universitaires français, en détachant des réseaux qui prennent appui sur l’action des deux centres de recherche français en Allemagne, le CMB à Berlin, et la MHFA de Göttingen puis l’IFHA de Francfort, qui reposent aussi sur l’existence de collèges doctoraux franco-allemands et de cursus intégrés de niveau master.

10 Du côté français, la répartition de l’origine des intervenants reflète le paysage différemment polarisé de la recherche sur l’Allemagne ou en lien avec l’Allemagne. Là où l’enquête du côté allemand faisait certes apparaître quelques concentrations mais renvoyait toutefois l’image d’une répartition plus harmonieuse sur l’ensemble du territoire, fédéralisme oblige, la carte française souligne de nouveau un effet manifeste de polarisation sur le môle parisien. L’EHESS fournit, de loin, le plus gros contingent des intervenants (les chiffres reposant sur un dénombrement du nombre d’occurrences et non du nombre de personnes, un même collègue de l’EHESS par exemple peut être comptabilisé plusieurs fois) avec 33 places occupées au cours des séances des 8 années passées. Si l’on ajoute 8 intervenants inscrits au CRIA, 13 à Paris I, 3 dans les deux Écoles Normales Supérieures (ENS) parisiennes (Ulm, Cachan), 2 à Sciences Po Paris, 3 à Paris IV, 3 à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), 3 à Paris VII et 2 à l’École pratique des hautes études (EPHE), 1 à Paris VIII, 1 à Paris X, 1 à Paris XIII et 2 à l’UVSQ

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(Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines), et 4 dans les laboratoires parisiens du CNRS, le pôle parisien occupe à lui seul près de 90 % des places, ne laissant à Lyon que 3 entrées (ENS et Sciences Po), et ensuite à Angers, Brest, Mulhouse, Amiens et Clermont- Ferrand, avec respectivement un intervenant, un reliquat très maigre. Deux facteurs peuvent expliquer une surreprésentation aussi écrasante, même au regard du poids de Paris dans l’ensemble du dispositif de la recherche française. La localisation géographique du séminaire tout d’abord, qui s’est toujours tenu à l’EHESS, au CIERA puis à l’IHAP. Le rôle fédérateur du CIERA ensuite, qui orchestre depuis Paris l’ensemble de la fédération des études françaises sur l’Allemagne. À quoi il convient d’ajouter que, du côté français, les concepteurs du séminaire relevaient tous d’institutions parisiennes : EHESS, CRIA, IHAP, universités de Paris I, Paris IV, Paris VII. D’autre part, les deux collèges doctoraux franco-allemands soutenus par l’UFA et très investis dans la tenue du séminaire impliquent d’un côté l’EHESS avec la Humboldt Universität de Berlin et de l’autre Paris I avec la Goethe Universität de Francfort. Enfin, pour achever ce tableau, les cursus intégrés franco-allemands en histoire soutenus également par l’UFA et mobilisés par le séminaire unissent Paris VII et Bielefeld, Paris IV et Bonn, l’EHESS et Heidelberg.

11 Cette concentration parisienne ne saurait en rien préjuger d’une hiérarchie géographique de l’excellence scientifique, elle traduit bien davantage la réalité d’une densité capitale et traditionnelle des institutions d’enseignement supérieur et de recherche dont le maillage a été précisément structuré et développé par la création du CIERA il y a maintenant plus de 10 ans. Elle n’appauvrit nullement le réservoir de ressources mises à contribution au service du séminaire et place le CIERA et son réseau en position d’interlocuteur privilégié pour des partenaires allemands intéressés par un dialogue scientifique, dont la diversité n’est pas tourmentée par l’existence de cette plate-forme, même si son fonctionnement, on y reviendra, rend aujourd’hui sans doute souhaitable l’existence d’un CIERA allemand ou en tout cas d’une structure apte de l’autre côté du Rhin à fédérer et à coordonner les études germaniques sur la France.

12 Cette cartographie succincte des liaisons nouées pendant les huit éditions annuelles du séminaire des « Mots » met au jour un réseau dont la vitalité ne repose pas seulement sur les échanges et pérégrinations portés par des collègues en poste, mais qui s’anime aussi par une mobilité incitant les étudiants de master et de doctorat à circuler d’un pays à l’autre. C’est bien entendu aussi pour ce public que le séminaire des « Mots » a été en dernier lieu fondé, dans l’objectif affiché non seulement d’enrichir différemment la formation des jeunes chercheurs en les rompant aux méthodes de la comparaison, des transferts, de la traduction et de la conceptualisation interculturelle, mais aussi avec l’ambition de constituer en amont la génération des prochains acteurs du dialogue scientifique franco-allemand. On a pu de ce point de vue souligner à raison le rôle que jouent les cursus intégrés et les collèges doctoraux franco-allemands soutenus par l’UFA et impliqués dès l’origine dans la tenue du séminaire. C’est bien là l’effet visé par une politique de développement des outils de formation bilatérale et bi-diplômante et de soutien à la recherche poursuivie par cet organisme, et qui compte aujourd’hui 125 cursus intégrés dont 33 en SHS (parmi lesquels on en dénombre 9 en histoire, 6 en sciences politiques et 8 en études franco-allemandes), et 28 CDFA dont 7 en SHS, quelque 150 cotutelles en cours, une cinquantaine de manifestations sous la forme d’écoles d’été, de dialogues scientifiques interculturels et d’ateliers de recherche engageant environ 1500 participants au cours d’une seule année. Beaucoup sont des

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étudiants et des doctorants encadrés par les organisateurs et les participants du séminaire.

13 Mais au-delà, l’intégration d’étudiants, de doctorants et de jeunes chercheurs au séminaire est également le produit d’une politique de soutien à la mobilité orchestrée par les programmes de bourses mises à disposition par les organismes co-porteurs du séminaire. Il suffit de citer les 50 doctorants impliqués dans les programmes de formation et de recherche conduits par le Centre Marc Bloch, à quoi s’ajoute la douzaine de boursiers soutenus par ce centre et l’école d’été. Du côté du CIERA, c’est un volant comparable de quarante boursiers soutenus que l’on peut citer en 2011, en ajoutant les 189 participants au programme de formation doctorale, les 21 participants au séminaire des jeunes chercheurs du Moulin d’Andé et les 125 mastérants inscrits dans le programme master. Du côté de l’IHAP, mentionnons les 17 boursiers soutenus pour l’année académique 2010-2011, les 27 participants à l’école de recherche d’automne et les 33 participants de l’école d’été. Concernant l’IFHA, ce sont en moyenne 30 à 40 boursiers de courte durée qui sont soutenus chaque année pour effectuer une mobilité en Allemagne. Si l’on regarde leur établissement d’inscription, on s’aperçoit qu’environ la moitié d’entre eux, ainsi 12 sur 27 en 2011, proviennent du réseau des organisateurs du séminaire ou des cursus ou collèges doctoraux franco- allemands du premier périmètre (voir le bilan de 35 années de bourses à l’IFHA/MHFA dressé dans le présent numéro de la Revue).

14 Tout compte fait, le séminaire constitue bien assurément à la fois un vecteur et un support des échanges, mobilités, synergies établis entre des institutions qui structurent la circulation, la formation et la production des étudiants, jeunes chercheurs et chercheurs confirmés sur l’histoire allemande, l’histoire française, l’histoire franco- allemande ou l’histoire européenne conçue dans une interdisciplinarité des SHS et dans une approche comparée des notions et des méthodes. À sa manière, le séminaire a formé une étape indispensable sur la voie d’une structuration de la recherche mais aussi d’une pratique plus intégrée de la recherche dont témoignent par ailleurs les deux entreprises parallèlement conduites dans le même temps du manuel d’histoire franco-allemand et de la collection de la Deutsch-Französische Geschichte en 11 volumes publiée sous l’égide de l’IHAP et présentée dans les colonnes de la présente Revue. Les « Mots » s’insèrent bien dans un appareil et un réseau du dialogue scientifique franco- allemand en SHS, qui croise le travail pérenne d’instituts sédentaires de recherche, qui intègre l’apport d’outils limités dans le temps que sont les cursus binationaux, les collèges doctoraux franco-allemands et les écoles d’été et qui prend appui sur une formation et une mobilité organisées dès le master par le biais des bourses.

15 Les organisateurs du séminaire, cela a été dit dans les interventions précédentes, avaient volontairement conçu cette manifestation non comme une fin en soi, mais comme une forme expérimentale de la recherche, comme une pratique partagée entre historiens français et allemands afin de mettre au jour dans les traditions et les méthodes les ressemblances, les convergences, les divergences et les transferts autour d’une notion en usage dans leur communauté respective. Il n’est donc pas étonnant que cette expérience et cette pratique aient engendré un autre projet, que beaucoup ici connaissent déjà et par lequel il convient d’achever ce propos. Il s’agit du projet « Saisir l’Europe : un défi pour les sciences sociales et humaines » (également présenté dans ce numéro de la Revue). Ce projet est lié de deux manières au séminaire des « Mots ». D’un point de vue scientifique d’abord, sa thématique se situe dans le prolongement du

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travail de comparaison notionnelle entamé voilà huit ans dans la mesure où, face à l’ébranlement des modèles sociaux, politiques et économiques provoqués par la crise, les SHS cherchent à trouver un discours moins explicatif et rétrospectif que prospectif pour tenter de penser à nouveaux frais les catégories et les méthodes de saisie et d’interprétation des liens et formes d’organisation territoriale et sociale qui ont été jusqu’à présent étiquetés comme une spécificité proprement européenne, mais partant plurielle, d’un modèle étatique social, d’un type de développement et enfin d’une manière de résolution des conflits. Dans cette opération d’interrogation conceptuelle et méthodologique, nourrie des exigences de la profondeur historique, de la pluridisciplinarité, du plurilinguisme et de l’interculturalité, il a paru opportun de capitaliser l’expérience acquise au sein du séminaire. Du point de vue organisationnel en second lieu, ce projet est également lié au séminaire puisque l’on retrouve pour l’animer les grandes institutions porteuses du séminaire : le CMB, l’IFHA, le DHIP, la MSH et les deux universités allemandes partenaires du CMB, la Humboldt Universität, et de l’IFHA, la Goethe Universität, l’une et l’autre ne se trouvant pas par hasard impliquées dans un collège doctoral franco-allemand. De la sorte, ce projet « Saisir l’Europe », présenté lors du 4e Forum franco-allemand de la recherche tenu à Berlin en octobre 2011 puis intégré en février 2012 par les deux ministères français et allemand de la recherche parmi les huit projets pilotes d’un agenda scientifique stratégique commun pour les huit prochaines années, approfondira le travail de maillage institutionnel déjà mis au jour pour ce bilan de huit années des « Mots », et finalement conservera et enrichira l’esprit même qui a soufflé sur les séances depuis 2004-2005, puisqu’il s’agit bien de croiser au fond une double herméneutique, celle d’un objet d’une part, et celle de la manière de comprendre cet objet d’autre part, tout en prenant acte d’une nouvelle pratique de la jeune recherche, qui saisit l’Europe à la mesure même dont elle la parcourt physiquement et par-delà les frontières. Cette mobilité, comme on l’a souvent vu pendant les séances, fait bouger les étudiants et les collègues tout en faisant bouger les frontières disciplinaires, méthodologiques et lexicales. C’est bien dans ce sens, et fort du savoir-faire acquis pendant le séminaire, que les institutions porteuses du nouveau projet « Saisir l’Europe » ont construit un fonctionnement en réseau autour de trois axes et de trois sous-projets, chacun associant des post-doctorants et des doctorants des deux pays, l’objectif du réseau ainsi constitué étant aussi, comme pour le séminaire des « Mots », celui de la formation à la recherche par la recherche.

16 C’est sur cette note optimiste, puisqu’aussi bien le BMBF allemand a décidé le 1er juin 2012 de financer la conduite de ce projet pour une durée de cinq ans par une enveloppe financière conséquente, aussitôt suivi par son homologue français le MESR, qu’il convient de terminer, en soulignant combien le modèle du séminaire des « Mots », et combien la complicité logistique et intellectuelle tissée entre les institutions organisatrices, ont abouti à une nouvelle étape dans la structuration et le rapprochement des sciences sociales et humaines entre les deux pays et leurs communautés scientifiques : il faut bien, n’est-ce pas, que tout change pour que rien ne change.

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AUTEUR

PIERRE MONNET Pierre Monnet est directeur de l’IFHA.

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Nachwuchswissenschaft, la jeune recherche et les « Mots de l’histoire »

Anna Karla

Parler en tant que représentante des jeunes chercheurs lors du bilan des « Mots de l’histoire » veut dire deux choses. En premier lieu, c’est une invitation à dépasser l’horizon personnel d’une participation au séminaire de quelques années seulement pour évoquer, de manière plus globale, les souvenirs et impressions des jeunes participants du séminaire. Deuxièmement, c’est une incitation à parler au nom d’un groupe, celui des jeunes chercheurs ou des Nachwuchswissenschaftler, dans un cadre propice à l’analyse des termes communément utilisés en histoire. Pourtant, en se penchant sur ces « Mots », il est rapidement apparu qu’il s’agissait en réalité de catégories diffuses et problématiques. Pour mieux me tirer d’affaire, j’ai donc choisi la voie de l’empirisme. Dans une petite enquête1 quoique peu représentative, des participants ont ainsi parlé de leurs souvenirs individuels du séminaire. Dans un cercle plus large de jeunes chercheurs français et allemands, ceux qui ont participé à l’enquête ont également donné leurs avis sur ce qu’ils entendaient par « jeune chercheur » ou par Nachwuchswissenschaftler.

1) « Les Mots de l’histoire » vus par les jeunes chercheurs – un bilan

La plupart des jeunes participants au séminaire provenaient des programmes partenaires de l’EHESS, des universités parisiennes ou de l’Université franco-allemande, à savoir souvent les programmes de master binationaux et les collèges doctoraux franco-allemands. Grâce à une coopération logistique avec l’Institut historique allemand depuis 2008, un bon nombre de boursiers de l’IHA purent aussi découvrir le séminaire et y participèrent pendant la durée de leur séjour à Paris.

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Le temps fort de la participation active des jeunes chercheurs au séminaire fut sans doute la Journée Junior organisée principalement par Franziska Heimburger (EHESS). Les participants provenaient des institutions partenaires. Sur le modèle du séminaire, des étudiants en master et des doctorants allemands et français étudièrent ainsi des couples notionnels sur les thématiques suivantes : « Repräsentationen/représentation », « Land und Herr/Le maître et son territoire/son pays », « Selbstzeugnisse/Écrits du for privé » et « Revolution/Révolution ». Dans un deuxième temps de la journée fut évoquée l’organisation de la recherche en sciences sociales et humaines dans le domaine franco- allemand. Les participants à la Journée Junior et au séminaire soulignèrent la « plus-value » de ce format, notamment pour les jeunes chercheurs. Ainsi était-il possible, dans ce cadre, de surpasser – ou du moins de thématiser – les frontières nationales : « Ce que j’ai aimé en particulier, c’était la combinaison des concepts allemands et français et, par la suite, le fait de rassembler des chercheurs marqués par différents courants historiographiques nationaux. » « Il était très intéressant, de percevoir, dans une confrontation directe, des styles de recherche et de rhétorique différents. » La participation au séminaire apparut ainsi comme un enrichissement, grâce auquel les jeunes chercheurs trouvaient des suggestions concrètes pour leurs propres recherches : « Pour moi, en tant qu’Allemand en France, c’était l’un des séminaires les plus instructifs, car il avait pour objet un de mes défis quotidiens : l’(in)traductibilité des concepts, avec lesquels je travaille. » Pour les jeunes chercheurs, un autre point fort du séminaire tenait à sa dimension interdisciplinaire. Car, même si le travail interdisciplinaire n’est pas propre à l’EHESS, les participants appréciaient l’ouverture concrète à d’autres disciplines dans le séminaire, et qu’ils regrettaient de ne pas voir autant à l’oeuvre dans la recherche allemande.

2) Les « Mots de l’histoire » et l’organisation de la recherche scientifique pour les jeunes chercheurs franco-allemands

Ce bilan positif est en grande partie lié à la conjoncture scien-tifique assez remarquable dans lequel s’inscrivait le séminaire. De plus en plus institutionnalisé au cours des huit années de son existence, le séminaire revêtit une importance structurelle. Il rassemblait en effet, de manière régulière et durable, des étudiants des programmes de master binationaux, des doctorants des collèges franco-allemands, ainsi que des boursiers et des chercheurs de l’Institut historique allemand de Paris. Sans pouvoir indiquer de chiffres exacts, il semble que les Allemands furent un peu plus nombreux que les Français. Pour les participants de la Journée Junior, un équilibre national « fut peut-être un peu difficile à réaliser ». Il n’en demeure pas moins que les vendredi matins à l’Hôtel-Duret-de-Chevry étaient de belles occasions de se réunir, et servaient de point de rencontre pour tous ceux qui travaillaient, dans leurs thèses ou dans leur mémoire de master, entre, sur ou avec la France et l’Allemagne. Mais les « Mots de l’histoire » étaient aussi un lieu d’échanges et de rencontres sur un plan scientifique. Le séminaire était en ce sens le lieu par excellence où se jouait de vivo ce que les cursus universitaires bi- et internationaux visent à encourager. Le fait en

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premier lieu qu’on n’enquête pas « sur » l’autre, mais qu’on travaille avec lui ; qu’il est nécessaire de remettre en question ses habitudes et ses prétendues certitudes historiographiques ; qu’enfin c’est de la confrontation et de la comparaison avec le non- semblable que peut surgir le transfert des concepts et des problématiques. En somme, pour reprendre les termes d’un participant, il s’agissait là d’une « mise en pratique réussie d’un véritable échange scientifique franco-allemand ». Le séminaire apporta une contribution fondamentale au dialogue franco-allemand dans le domaine de la recherche. « Penser les différences », titre du collège doctoral franco- allemand de l’université Humboldt de Berlin et de l’EHESS, part d’une approche semblable. Les membres du collège ont réfléchi, lors de leur dernière rencontre fin mai 2012 à Berlin, sur des couples notionnels tels que « Globalgeschichte/Histoire globale », « Geschichtspolitik/Usages politiques du passé », « Übersetzen/Traduire ». Le schéma des « Mots de l’histoire » se perpétue ainsi au-delà du cadre même du séminaire. De fait, celui-ci contribua à établir une coopération scientifique franco-allemande qui ne se résumait pas à des étiquettes politiquement correctes ou à des frais de mobilité. Durant les séances des « Mots de l’histoire » on pouvait voir, en quelque sorte, cette coopération à l’œuvre, avec de véritables échanges scientifiques visant la compréhension réciproque, la connaissance de l’autre, le croisement des traditions historiographiques et méthodologiques. L’une des participantes soulignait à ce propos : « Par rapport à mes propres recherches, je n’ai pas vraiment eu l’impression d’avoir accès à des nouvelles thématiques, mais plus à un bilan et à une clarification rassurante dans le flou conceptuel et institutionnel qui règne parfois dans mes propres recherches. » Ce qui pouvait sembler évident pour les participants de longue date, se présentait donc comme un processus d’apprentissage nécessaire à chaque nouvelle génération d’étudiants en master et de doctorants franco-allemands. Les « Mots de l’histoire » eurent, dans cet apprentissage, une place incontestée et primordiale.

3) Retour sur les mots ou qu’est-ce que le Nachwuchswissenschaftler ?

Dans le cadre universitaire et scientifique actuel, le terme de jeune chercheur ou de Nachwuchswissenschaftler est omniprésent. Rien que par son emploi récurrent, il mérite une attention particulière dans le cadre des « Mots de l’histoire ». Car si le séminaire a traité principalement de concepts historiographiques et des mots des sources, cette dernière séance peut constituer l’occasion d’attirer l’attention sur ces termes qu’on emploie pour nous désigner – des termes qui peuvent sembler anodins au premier regard, mais qui influent de fait sur la manière de dire et de faire des travaux scientifiques. Il s’agit donc de proposer un repérage, en partant d’une question toute simple : qu’est ce qu’un Nachwuchswissenschaflter ? Les réflexions suivantes se réfèrent en premier lieu au concept allemand, mais elles montreront qu’une comparaison en couple notionnel entre le Nachwuchswissenschaftler et le jeune chercheur s’impose. Le Nachwuchs (littéralement traduit : l’enfant, la relève) constitue actuellement l’un des concepts clés dans l’espace universitaire allemand. Pour désigner ce même phénomène, on parle en France de jeunes chercheurs et de la jeune recherche, les pays anglo-saxons utilisant les termes de young academics ou encore d’early career. Comme tout mot de prédilection de l’allemand académique, le Nachwuchs se prête très bien à l’association

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avec un autre substantif. Le nombre de mots composés qui en résulte est légion : Nachwuchswissenschaft (jeune recherche), Nachwuchswissenschaftlerin (jeune chercheuse), Nachwuchsförderprogramm (programme d’encouragement de la jeune recherche), Nachwuchsforschergruppe (groupe de recherche des jeunes chercheurs), Nachwuchstagung (conférence des jeunes chercheurs)… On pourrait facilement allonger la liste. Mais qui désigne-t-on par cette catégorie ? Il semble difficile d’établir une définition du Nachwuchswissenschaftler. Deux institutions parmi les plus influentes en ce qui concerne la relève scientifique sont manifestement en désaccord sur le moment biographique à partir duquel quelqu’un entre dans le parcours de la Nachwuchswissenschaft pour devenir ainsi un jeune chercheur. Sur son site internet, le Deutscher Hochschulverband (DHV, association des enseignants du supérieur allemands) déclare de manière quasi définitoire : « Êtes-vous un Nachwuchswissenschaftler (en cours de préparation d’une habilitation à diriger des recherches, professeur junior, chef d’un groupe de recherche et de travail scientifique, Privatdozent2 ou dans une position comparable) ? ». Pour ensuite ajouter sur un ton chaleureux : « Dans ces cas-là, vous êtes les bienvenus au Hochschulverband. »3 On apprend ici que le statut de jeune chercheur commence au début de l’habilitation ou en tant que professeur junior. Il en est tout autrement de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG, Fondation allemande de la recherche). Son magazine en ligne « Karrierewege » (parcours de carrière) explique : « L’encouragement du Nachwuchs scientifique est au cœur des préoccupations de la DFG. C’est pour cela qu’elle invite des élèves intéressés à nouer de bonne heure un contact avec la science. » Outre les informations sur les programmes de financement scientifique pour les post- doctorants et les jeunes professeurs (programme Emmy-Noether, professorat Heisenberg), la rubrique sur le site internet du « Wissenschaftlicher Nachwuchs » (relève scientifique) comporte une offre pédagogique diverse, telle que « Wissenschaft für Kids » (Science pour les enfants), « Experimentieren in Forschungszentren » (expériences dans les centres de recherches ») et « Dem Wissenschaftler über die Schulter schauen » (regarder au dessus de l’épaule du scientifique).4 À l’évidence, il existe différentes datations dans le domaine du Nachwuchs. On pourrait argumenter que le Hochschulverband part d’un besoin de recrutement concret tandis que la DFG tiendrait au contraire à l’idéal démocratique d’une Bildung pour tous dès le départ. On peut néanmoins constater deux choses. Premièrement, le terminus ante quem semble fixe. N’est plus Nachwuchswissenschaftler qui devient titulaire d’une chaire. Dans ce contexte on a utilisé le terme plus neutre de « nicht-professoralen Wissenschaftler »5 (scientifique non-professeur). En Allemagne, le métier de scientifique commence traditionnellement avec la nomination en tant que professeur, même si le groupe des scientifiques non-professeurs forme la grande majorité du personnel universitaire. Deuxièmement, le terminus post quem – c’est à dire le moment à partir duquel on peut être un Nachwuchswissenschaftler – est loin d’avoir une définition univoque. D’habitude, on parle souvent du diplôme universitaire et l’on considère ainsi les doctorants comme des jeunes chercheurs. Pourtant, avec le financement accru des postes et des bourses pour post-doctorants, la thèse semble devenir une simple carte d’entrée pour le statut de jeune chercheur. En France, le couple notionnel de doctorants et jeunes chercheurs s’emploie souvent non comme un équivalent, mais dans une succession temporelle. Le vrai Nachwuchswissenschaftler est ainsi – comme le suggérait le « Hochschulverband » allemand – le chercheur qui a terminé sa thèse, mais qui n’a pas encore été nommé pour un poste de durée indéterminée (c’est-à-dire, dans le contexte allemand, un poste de professeur). Au regard de la rhétorique de la DFG, la relève scientifique amorce ses

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explorations à un tout autre moment de la vie, à savoir dès l’âge de l’école primaire, voire même à l’école maternelle ou à la crèche. Le mot-clé du « Lebenslanges Lernen » (apprentissage tout au long de la vie) est projeté ici non sur la vieillesse mais sur la jeunesse. L’esprit scientifique se présente comme quelque chose qu’on ne peut jamais acquérir trop tôt et qui mérite la protection et l’encouragement politique et financier. Le stade initial de la jeune recherche se présente donc comme diffus. Pour le terme allemand, on peut en trouver la raison dans le noyau étymologique du concept. Le Nachwuchs se présente comme métaphore biologique. Elle rappelle les processus physiologiques de croissance, et se fonde sur l’idée du Nachwachsen (repousser), du Hineinwachsen (de grandir dans quelque chose, c’est-à-dire de s’adapter), d’atteindre un statut du Er-Wachsensein (d’adulte). Au sein des sociétés, ce vocabulaire renvoie habituellement au champ sémantique familial. La progéniture a besoin de soin, d’éducation et d’assistance. Sur une échelle sociale plus large, le terme Nachwuchs vise le champ sémantique de la génération ou de la cohorte. Ce groupe de même âge se trouve au moment x dans un stade de croissance, et nécessite de ce fait une attention particulière et adaptée. On peut d’ailleurs se demander si l’emploie fréquent du terme Nachwuchswissenschaftler dans la recherche des années 1970 et 1980 en RFA ne s’expliquerait pas par cette dimension sociale large. Les colloques pour la jeune recherche y figuraient en effet parmi les instruments typiques de l’organisation inter- scientifique.6 Au final, ce qui unit tous ces domaines, c’est l’idée qu’il s’agit de quelque chose en devenir, d’un état en suspens, d’un statut en attente de son stade de maturité et de vie d’adulte. Le Nachwuchswissenschaftler s’avère donc comme un concept fondamentalement téléologique. C’est pour cela qu’il correspond parfaitement à une rhétorique de politique éducative qui tend à sublimer les limites de croissance de la société postindustrielle par le renforcement du « Wissenschaftsstandort Deutschland » (Allemagne – haut-lieu de la recherche et du savoir). Quand on mobilise de l’argent pour l’encouragement du Nachwuchs, on part de l’idée optimiste d’un progrès positif. On pourrait même considérer que parler de relève correspond aux objectifs internes de la science moderne. En fin de compte, il s’agit là d’accumuler des connaissances et de l’expérience, de savoir toujours plus, de réinterroger constamment d’anciennes habitudes, de faire grandir de nouvelles idées. Selon ses activités et sa disposition mentale, chaque scientifique reste donc en quelque sorte durant toute sa carrière dans un processus de croissance et de perfectibilité. Là où s’impose, sous le voile de la téléologie, sa composante biologique, le terme commence à poser problème. On constate un clivage entre la théorie et la pratique : l’idée de croissance et de progrès ne correspond pas toujours aux données réelles du marché du travail universitaire. L’optimisme du progrès se trouve donc trop facilement transformé en social-darwinisme affiché. Qui grandira plus vite aura plus de chance d’arriver au but. Qui poussera trop lentement ou dans une fausse direction sera obligé de se « déplanter ». Au lieu de vivre une solidarité intergénérationnelle ou une attention familiale, il s’agit plutôt de contourner ou de sauter des étapes du Nachwuchs, de commercialiser ses atouts personnels et de propager sa propre performance scientifique, bref de prendre un chemin de carrière individuel voire individualiste. À une époque où la recherche est financée sur des critères d’ « excellence », on ne

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s’étonne plus que l’ouverture et la démocratisation des universités aillent de pair avec des stratégies individualistes de plus en plus flagrantes. La rhétorique optimiste du Nachwuchs se trouve donc en contradiction avec les conditions concrètes de croissance. Il faut être un bon idéaliste pour croire en la perspective de se retrouver, un jour, parmi les scientifiques adultes ou majeurs. Il y a là une tension latente entre un excès rhétorique d’un côté et le chemin réel de la carrière au sein du système universitaire de l’autre. C’est en cela qu’il est certainement possible de constater une spécificité du système allemand. Car si on peut se débarrasser de son statut de jeune en Angleterre à partir d’un poste de lecturer, en France avec le statut de maître de conférences, l’adolescence scientifique dure sensiblement plus longtemps en Allemagne. La recherche en sociologie académique s’intéresse de plus en plus à se sujet – ce qui indique déjà sa potentielle problématique. Au cours des dernières années, le Nachwuchswissenschaftler est devenu une catégorie réflexive (sans pour autant qu’on ait porté une attention particulière au terme même). En témoignent plusieurs études en sociologie consacrées au « Hürdenlauf » (course de haies) ou aux « Karrierestufen junger Wissenschaftlerinnen und Wissenschaftler »7 (étape de carrière des jeunes chercheuses et jeunes chercheurs). Le débat pourtant n’est pas nouveau. Le début d’une véritable « Krise des wissenschaftlichen Nachwuchses » (crise des jeunes chercheurs) date des années 1970. À cette époque, l’ouverture des universités à un nombre considérable d’étudiants rendait impossible l’ancien rapport entre un professeur et son élève8. Dès 1986, une étude commandée par le Hochschulverband tirait la conclusion désenchantée suivante : « Il n’existe pas de recette miracle pour la solution du problème complexe et de longue durée du Nachwuchs. »9 En fin de compte, il faut prêter la voix à ceux qui se sentent personnellement concernés par cette désignation. Biographiquement, ces personnes se trouvent en général quelque part entre la thèse et les entretiens pour les rares postes de professeurs. Ils se situent entre la fin de la vingtaine et le début de la quarantaine. Leur rapport au terme de Nachwuchswissenschaftler est pour la plupart des cas cynique. Se considèrent-ils comme des Nachwuchswissenschaftler ? Ni oui, ni non. Oui, parce que dans le cadre scientifique, on fait figure d’un Nachwuchswissenschaftler. Non, car il s’agit là d’une désignation venue de l’extérieur. On ne pourrait pas parler de Nachwuchs sans un soupçon d’ironie. Le terme suggère tout d’abord « élevage » et « soin ». Mais, contrairement à l’ancien rapport entre professeur et élève, on le perçoit comme une formule toute faite sans responsabilité aucune vis-à-vis des jeunes chercheurs. Alimenter le Nachwuchs est donc considéré comme une manière dépersonnalisée de diffuser de l’argent selon un principe de saupoudrage. En comparaison du jeune chercheur français et du young academic anglo-américain, le Nachwuchswissenschaftler allemand présenterait même une dégradation de son propre travail de recherche. Entre trente et quarante ans, des attributs comme « jeune » ou « young » peuvent à la limite flatter. En revanche, le mot composite en allemand suggérerait qu’on n’est pas encore un scientifique mais qu’on est en passe de le devenir. Pour ceux qui ont dépassé les 35 ans, l’étiquette du Nachwuchs devient une simple « discrimination ». Ce qui unit ces prises de paroles touche à la volonté de distinguer entre un positionnement lié à l’âge et le travail scientifique proprement dit. Car même si on est étiqueté, dans le système universitaire, en tant que Nachwuchs, on refuse l’idée que ses propres travaux de recherches soient reçus sous ce prédicat.

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Ce bref survol soulève un bon nombre de questions. On pourrait s’amuser à comparer les ressemblances et les différences entre le Nachwuchswissenschaftler et le jeune chercheur. On devrait certainement établir des différences entre les chercheurs en sciences humaines et sociales et les chercheurs en sciences naturelles, moins fixés sur le marché de travail universitaire, et du coup moins concernés par l’aspect darwiniste du terme. On devrait finalement poser la question cruciale de toute cette thématique, à savoir le rapport entre ce phénomène biologico-politico-démographique qu’est la Nachwuchswissenschaft et les contenus scientifiques produits par ses membres. Quel impact exerce sur la science le fait que des générations entières de chercheurs se trouvent sur des voies professionnelles qui rappellent plus une roue pour hamster qu’une échelle adaptée à la croissance ? Comment s’accorde l’idée d’un apprentissage tout au long de la vie, individuel et diachrone, constitutif de la biographie scientifique, avec des modèles de formation en cohorte, synchrone, et susceptible d’encourager un conformisme thématique ? Le Nachwuchswissenschaftler sera-t-il jugé sur sa capacité d’adaptation évolutive ou sur sa trajectoire individuelle ? – Autant de questions qui auraient mérité de futures séances des « Mots de l’histoire ».

NOTES

1. Mes remerciements vont particulièrement à Luca Hardt, Marie-Christin Lux, Antoine Odier, Pauline Pujo et Johanna de Schmidt pour leurs impressions du séminaire. Je remercie de manière globale tous ceux qui ont pris part à l’enquête anonyme sur le Nachwuchswissenschaftler et ont enrichi cet exposé par leurs idées et leurs expériences. 2. Le Privatdozent (PD) allemand désigne des chercheurs ayant obtenu une habilitation à diriger des recherches, mais qui ne sont pas titulaires d’une chaire. 3. www.hochschullehrerverband.de/cms1/wissnachwuchs0.html (12.06.2012). Nous traduisons de l’allemand, comme c’est le cas dans la suite de cet article. 4. www.dfg.de/dfg_magazin/wissenschaftliche_karriere/index.html (12.06.2012). 5. Cf. Jürgen Enders, Die wissenschaftlichen Mitarbeiter. Ausbildung, Beschäftigung und Karriere der Nachwuchswissenschaftler und Mittelbauangehörigen an den Universitäten, Frankfurt a. M./New York : Campus, 1996. 6. Cf. les nombreuses entrées sur la Nachwuchswissenschaft issues du système universitaire de la RFA entre 1972 et 1987 dans les catalogues de bibliothèque allemandes. 7. Ina Findeisen, Hürdenlauf zur Exzellenz. Karrierestufen junger Wissenschaftlerinnen und Wissenschaftler, Wiesbaden, 2010. 8. Cf. Enders, Die wissenschaftlichen Mitarbeiter, 9. 9. Ulrich Karpen, Zur Lage des habilitierten wissenschaftlichen Nachwuchses, in: Forum des Hochschullehrerverbands, édité par le Präsidium des Deutschen Hochschullehrerverbandes, vol. 40, décembre 1986, 2.

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AUTEUR

ANNA KARLA Anna Karla est doctorante en cotutelle à l’université Humboldt de Berlin et à l‘École des hautes études en sciences sociales. Elle est actuellement boursière de l’Institut historique allemand de Paris.

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Outils et travaux

Quelques thèses françaises sur l'espace germanique

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Qingdao dans l’imaginaire colonial allemand du premier vingtième siècle

Clémence Andreys

Si l’aventure coloniale allemande est encore mal connue du grand public en Allemagne, force est de constater le regain d’intérêt des chercheurs pour ce thème depuis ces vingt dernières années, notamment sous l’influence des études postcoloniales. L’accent a été mis sur la culture coloniale, c’est-à-dire sur l’impact de la colonisation dans la métropole. Il est important de souligner que la place des colonies dans l’esprit et le cœur de la société allemande n’était pas aussi minime qu’on a pu le penser sans que l’on puisse pour autant les mettre sur le même plan que les colonies françaises et britanniques. En France, la présence allemande en Chine reste un terrain de recherche encore peu exploré. Cette étude souhaite donc proposer un point de vue extérieur à ce chapitre de l’histoire des relations sino-allemandes et donner à un public français le moyen d’appréhender la question du colonialisme allemand en Chine. Elle s’inscrit dans une démarche qui privilégie les questions sociales et culturelles en visant une exploration de l’imaginaire colonial allemand – de sa genèse à la constitution d’une mémoire coloniale – à travers le cas de Qingdao. Il s’agit de décrypter les constructions et les stratégies discursives qui ont précédé, accompagné et suivi la colonisation et de déconstruire la mise en scène de la « colonie modèle ». Ce travail permet de réexaminer la façon dont s’est exprimé l’impérialisme allemand à travers l’exemple de Qingdao et d’évaluer la diffusion d’une conscience coloniale ainsi que la perception qu’a eue la population allemande de cette action. Revenir sur la colonisation, c’est aussi réfléchir à l’intime intrication du colonial avec l’histoire nationale, car l’expansion coloniale est liée à une volonté d’affirmation nationale. L’analyse des images apporte un éclairage inédit sur le processus de définition d’une identité collective allemande au tournant du siècle. A la croisée des études germaniques et de l’histoire de la Chine, ce travail interdisciplinaire conjugue différentes approches : une approche culturaliste qui tente de comprendre et de déconstruire les représentations actives dans la culture

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allemande, une approche visuelle dans le sens où l’image est un élément essentiel de la diffusion de l’idéologie coloniale et une approche postcoloniale qui montre l’impact du projet dans la métropole et refuse une lecture dichotomique des rapports entre les communautés en mettant au centre les notions d’échange et d’interculturalité. L’originalité de ce projet est notamment d’utiliser des sources très variées et, pour certaines, peu valorisées dans les recherches sur le sujet. Ce sont des sources officielles et des sources privées, des sources allemandes et, dans une moindre mesure, des sources chinoises, des sources textuelles et des sources visuelles comme des photographies, des cartes postales, des articles de presse à travers un panorama associant journaux nationaux et régionaux, journaux publiés en Chine et journaux publiés en Allemagne, discours au Reichstag, mémorandums du gouvernement, journaux intimes, correspondances, mémoires, fictions, etc. Le croisement de ces sources a permis de mettre en évidence des regards différents sur Qingdao, leur évolution et d’observer la constitution d’une mémoire coloniale. La première partie expose les mécanismes de l’expansion allemande ultramarine tout en s’attachant aux questions particulières que posa la conquête de Qingdao pour pouvoir mieux appréhender le décodage du discours. Sont particulièrement mises en relief l’entreprise de colonisation des esprits et la place de Qingdao dans la sphère publique. La deuxième partie s’articule autour des concepts du Soi et de l’Autre et vise à décrypter différents regards du Soi sur l’Autre pour mieux comprendre la construction de l’identité wilhelminienne. L’instrumentalisation des images par les acteurs de la colonisation, la mise en scène de l’altérité coloniale, à la fois objet d’exotisme, de mépris et d’idéalisation, les pratiques et les enjeux qui s’y rapportent sont aussi examinés. La question du rapport entre la métropole et la périphérie et celle du mimétisme colonial sont au cœur de la troisième partie. Une germanisation du territoire à bail fut mise en œuvre par l’appropriation de l’espace chinois et l’établissement de pratiques sociales visant la stricte séparation des deux communautés et la création d’une « colonie modèle ». Dans un ultime développement, il est question de la dynamique mémorielle, de la façon dont les individus et les groupes ont inscrit leurs souvenirs de cette période dans l’espace privé et dans l’espace public. Qingdao devient, dans cette dernière partie, un objet de mémoire. Les ressorts de la mythification et de la mystification sont particulièrement mis en relief. Le croisement des différentes échelles – locale, nationale et internationale – en jeu dans la construction de l’image de Qingdao, font apparaître en quoi cet événement qu’est la colonisation de Qingdao s’insère dans « l’histoire globale » tout en soulignant ses spécificités. La particularité de la présence allemande dans le Shandong tient d’abord au fait qu’une seule puissance occidentale occupa un territoire donné et tenta une expérience originale. Il faut en effet rappeler la dimension étatique du projet et le dirigisme avec lequel il fut mis en place. L’administration du territoire par la Marine a aussi impliqué un lien particulier entre le discours sur la colonie et la propagande pour la flotte militaire de l’empire. Enfin, la volonté de construire un établissement modèle pour les Chinois, les autres puissances et l’Allemagne wilhelminienne est tout à fait originale. Il s’agissait de confirmer au reste du monde que l’Allemagne avait la capacité et les atouts

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d’une puissance coloniale. Pour autant, les colonisateurs allemands comprirent petit à petit qu’ils ne pouvaient pas négliger l’environnement chinois. Ils prirent rapidement conscience qu’une politique autoritaire ne menait qu’à des conflits comme celui des Boxeurs et ne ferait pas progresser les intérêts économiques allemands en Chine ; ils misèrent alors sur la politique culturelle pour le développement de Qingdao. Si l’on essaie de définir les différences entre les protectorats africains et celui de Qingdao, on remarque aussi que le traitement iconographique est spécifique : si l’on retrouve les figures « imposées » de l’imagerie coloniale, il se dégage des clichés plus une tentative de rapprochement avec l’Autre, un effort de compréhension, un intérêt, qu’une réification de l’Autre par des mesures et des clichés anthropométriques qui ont pour but de le classifier. De même, les photographies des femmes chinoises sont peu communes hors du cercle familial et sont rarement là pour nourrir les fantasmes masculins occidentaux. Enfin, on constate que Qingdao, tout comme les territoires allemands dans le Pacifique, a peu à peu perdu de son importance aux yeux des dirigeants, qui n’ont plus misé que sur la valorisation des territoires africains, tout en devenant un lieu de mémoire pour des individus et des groupes. Travailler sur le discours colonial, c’est dévoiler un mécanisme de communication et de persuasion collective et analyser en même temps les limites entre la réalité et le mythe, entre l’événement historique et sa perception, l’histoire et la mémoire. L’œuvre accomplie à Qingdao oscille entre une mise en scène de l’identité nationale sous le signe de la tradition et la volonté d’expérimenter des projets dans la colonie qui pourraient être adaptés par la suite à la métropole. Cette étude permet de mettre en évidence une transformation du rapport à Qingdao dans la mentalité allemande. Elle permet de la mesurer et de comprendre dans quelle mesure les représentations impériales étaient encore influentes dans la métropole après l’ère coloniale. Cette période postérieure à l’occupation allemande est aussi intéressante du point de vue social : une analyse de la communauté allemande à partir des années 1920-1930 et jusqu’en 1949 pourrait être menée pour prolonger ce travail.

AUTEUR

CLÉMENCE ANDREYS Clémence Andréys a présenté et soutenu sa thèse de doctorat le 5 décembre 2011 à l’université Louis Lumière-Lyon II sous la direction de Jacques Poumet.

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Les fleurs et les oiseaux du Jardin du Paradis de Francfort (1410-1420)

Nicole Chambon

La thèse se propose de lever certaines des incertitudes et ambiguïtés qui entourent le Paradiesgärtlein. Elles sont nombreuses, et concernent d’abord non seulement l’interprétation des divers éléments de la peinture, mais aussi les trois personnes grâce auxquelles un tableau voyait le jour à l’époque, c’est-à-dire le créateur, le commanditaire et le destinataire. A cet effet, une analyse minutieuse de l’œuvre et de ses moindres détails, mais aussi des nombreuses hypothèses émises par les critiques d’art était nécessaire. C’est pourquoi le travail s’articule selon un plan se découpant en trois phases : la présentation globale du tableau, puis une partie consacrée aux fleurs et enfin une dernière partie pour les oiseaux. La première partie suggère toute la richesse du tableau. Elle montre que le peintre n’a rien laissé au hasard et que chaque détail est porteur de sens. La complexité de la problématique nous est révélée progressivement, en partant d’une description détaillée, pour ensuite évoquer en un long chapitre de plus de cent pages les controverses des critiques d’art à son sujet. Des connaissances bibliques sont nécessaires pour interpréter les personnages du tableau. En effet, mis à part Marie et son fils, l’identification des autres figures n’est pas évidente. La femme qui puise l’eau, celle qui tient le psaltérion et celle qui cueille des fruits peuvent incarner divers personnages bibliques. Concernant les hommes, on se heurte aux mêmes incertitudes, même si le dragon à leurs pieds semble indiquer qu’ils ont combattu et anéanti le mal. La nature et la végétation présentes autour des personnages font tout autant l’objet de spéculation. L’arbre à tronc double rappelle le serpent biblique, mais aussi l’arbre de la vie. Les fleurs sont au nombre de vingt. Quant aux animaux, ils sont présents, non seulement au travers des treize oiseaux, mais aussi avec le singe, les poissons du bassin, le papillon, la libellule… Face à un tableau aussi foisonnant d’éléments de diverse nature, les interprétations foisonnent également. L’ambivalence du tableau est soulignée. Ce cadre bucolique abrite en effet des prédateurs comme le martin-pêcheur qui saisit un poisson, le rouge-gorge qui attrape un insecte dans l’œillet. D’autre part, elle met en évidence l’influence courtoise,

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sensible dans la finesse et la grâce des figures, la symétrie de la composition. Les femmes se livrent à des activités domestiques : cueillir des fruits, puiser de l’eau, éduquer l’enfant à la musique. Seule Marie a une occupation plus intellectuelle, la lecture de la Bible. Ce tableau illustre un rêve de paix et d’harmonie qui s’explique par la vie troublée des gens d’une époque marquée par des tremblements de terre, des épidémies de peste, des guerres. La mort omniprésente suscite une fascination pour le paradis, lieu d’où la mort est évacuée. Cependant, ce jardin enclos, dont sont représentés deux murs d’angle, matérialise également, en tant que hortus conclusus, la virginité de Marie. Il revêt donc des significations variées. Si le choix a été fait de parler des fleurs et des oiseaux, c’est d’abord parce que la nature est entrée dans la peinture occidentale au XVe siècle, et ensuite parce que les Jardins du paradis confèrent une portée allégorique à cette représentation minutieuse d’un cadre naturel. Les fleurs dessinées sont celles qui fleurissaient dans les jardins médiévaux : roses, lys, pâquerettes, marguerites, violettes etc., et elles sont porteuses d’un symbolisme qu’il est intéressant de décrypter. Ainsi n’est-il pas indifférent que l’on puisse décompter seize roses, neuf lys, douze iris. Ce tableau est avant tout raffiné, novateur et extrêmement construit. Ce travail de thèse nous plonge dans un univers enchanté et, en même temps, extrêmement codifié. Il évoque non seulement la signification religieuse des fleurs, mais aussi leurs caractéristiques médicinales, et les qualités que leur attribue la tradition populaire. Il remonte jusqu’à l’Antiquité pour signaler, par exemple, que la fête des roses, les Rosalies, faisait partie alors des cérémonies liées au culte des morts. Il indique également l’étymologie des noms : la primevère sauvage a pour nom primula veris, autrement dit, première du printemps, symbole de fécondité, les œillets, dont le nom allemand est « Nägel », renvoient aux clous et donc à la souffrance et au calvaire christiques… Si, au terme de son travail, la doctorante ne parvient pas à identifier le peintre du Paradiesgärtlein, elle avance l’hypothèse qu’il s’agit d’un élève de John Siferwas. Concernant le commanditaire et le destinataire, elle défend l’idée que le tableau a été commandé par Catherine de Bourgogne, épouse de Leopold d’Autriche, pour la prieure du premier couvent réformé de Schoenensteinbach, Claranna von Hohenburg, comme pourrait le donner à penser la présence du bassin, illustration allégorique du nom Schoenensteinbach (schön Stein Bach). Cette supposition, étayée de façon convaincante, indique une piste aux critiques d’art et alimentera, sans nul doute, les débats à venir.

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NICOLE CHAMBON Nicole Chambon a présenté et soutenu sa thèse de doctorat le 17 octobre 2011 à l’université de Limoges sous la co-direction d’Aline Le Berre et de François Boespflug (université de Strasbourg). Elle a obtenu le prix Jean-Claude Cassaing de l’université de Limoges pour son travail.

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La transmission des savoirs au sein des universités luthériennes germaniques à l’époque de la confessionnalisation : le cas de Helmstedt (XVIe-XVIIe siècles)

Boris Klein

Plus qu’une monographie consacrée à la défunte université de Helmstedt, le présent travail se donne d’emblée un double objectif : d’abord, il s’agit d’interroger les profonds changements que l’institution universitaire issue du Moyen Âge subit dans l’espace germanique là où s’installe durablement le luthéranisme. Parallèlement, l’enquête entend préciser la manière dont s’organisait l’enseignement universitaire dans les territoires luthériens à l’époque moderne, tant au niveau des contenus que des méthodes pédagogiques. Essai d’histoire sociale des pratiques intellectuelles et de la construction des savoirs, l’ouvrage tente ainsi de préciser les évolutions qui ont aboutit, à terme, à la naissance d’un nouveau modèle universitaire au XVIIIe siècle, et plus encore à l’émergence de l’institution humboltienne au siècle suivant. C’est pourquoi la réflexion porte sur un « long XVIIe siècle », qui débute avec la double coupure de la confessionnalisation et de la territorialisation, et se clôt à l’aube des Lumières avec les fondations des universités de Halle et de Göttingen. Le choix de focaliser l’attention sur le cas de Helmstedt prend ainsi tout son sens : fondée par un prince luthérien en 1576, l’institution welfe devint rapidement l’une des principales universités du monde protestant germanique dans les décennies suivantes, avant de connaître un lent déclin au XVIIIe siècle et de disparaître en 1809. Trois temps rythment l’avancée de l’enquête. Dans une première partie, l’impact de la pensée luthérienne sur la conception et le fonctionnement des Universités au XVIe siècle est examiné, ce qui amène à considérer le rôle-clef joué par Melanchthon dans la formation d’un nouvel idéal et le renouvellement de la pédagogie. Le regard porté sur la fondation et les débuts de

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l’université de Helmstedt permet ensuite d’illustrer l’influence de ce modèle dans tous les domaines du fonctionnement de l’institution. Mais surtout, les formes concrètes d’échange et de contrôle qui se nouent entre l’administration princière et l’université sont analysées, afin de souligner le rôle nouveau de l’institution dans le contexte de la formation des identités confessionnelles et de l’émergence d’une bureaucratie étatique. La seconde partie constitue le coeur et l’essentiel de l’ouvrage. Elle s’appuie sur les comptes-rendus manuscrits de leurs activités que l’administration des princes welfes exigeait chaque trimestre des professeurs de Helmstedt, pour reconstituer systématiquement les cours donnés dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Plutôt que de s’appuyer sur un plan chronologique et un classement en fonction des disciplines, la démarche suit, semestre après semestre, l’évolution des différentes chaires au sein des quatre facultés – théologie, droit, médecine et philosophie. Au fil également des itinéraires biographiques et des portraits de groupe des enseignants, cette approche permet de comprendre la hiérarchie des positions au sein de l’université, mais aussi de saisir les stratégies des professeurs, lesquelles pèsent sur les mutations et la délimitation des savoirs. Enfin, la dernière partie se penche sur les leçons particulières que les professeurs délivraient à leur domicile. L’étude de cette économie privée des savoirs dévoile l’existence d’un modèle original, celui d’une « université familiale » où les étudiants sont en grande partie formés, mais aussi nourris, logés et mariés à l’intérieur des immenses maisons construites par les professeurs. Conjuguant la transmission des savoirs et la reproduction sociale, l’université familiale peut ainsi se passer de l’existence des collèges qui fleurissent partout ailleurs en Europe. Avec pour ambition de croiser histoire politique, histoire sociale, histoire des institutions académiques et histoire des savoirs, cette recherche invite donc à jeter un nouveau regard sur les évolutions lentes et complexes qui ont précédé l’éclosion d’un modèle universitaire original dans le monde germanique protestant au début de l’époque contemporaine.

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BORIS KLEIN Boris Klein a présenté et soutenu sa thèse de doctorat le 17 novembre 2011 à l’université Louis Lumière-Lyon II sous la direction d’Olivier Christin.

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L’historiste face à l’histoire. La politique intellectuelle d’Erich Rothacker de la République de Weimar à l’après-guerre

Guillaume Plas

Le philosophe Erich Rothacker (1888-1965) occupe dans l’histoire des idées allemandes une position qui, près d’un demi-siècle après sa mort, est à bien des égards encore indéfinie, voire sujette à controverse. La littérature secondaire qui lui a été jusqu’à présent consacrée ne s’est jamais défaite d’une certaine partialité – tombant souvent, selon les cas, dans l’écueil de l’apologie1 ou dans celui du procès à charge 2. Que Rothacker puisse présenter pour l’historien des idées un véritable intérêt, sans que cet intérêt soit pour autant automatiquement mêlé à une quelconque volonté de réhabilitation – voilà une thèse qui, semble-t-il, n’est toujours pas véritablement admise, ou n’a tout du moins jamais été mise en pratique, et que les recherches récentes les plus médiatisées ont même énergiquement récusée3. Or cette situation découle d’une généralisation indue : celle concluant de l’opinion – en soi parfaitement défendable – prévalant dans l’histoire de la philosophie au sujet de Rothacker (celle d’un certain manque d’intérêt, ainsi que d’une potentielle dangerosité idéologique de l’étude et de la diffusion de sa pensée) au manque d’intérêt et la dangerosité idéologique à tous égards de l’étude de son activité intellectuelle4. Refusant tout autant l’hagiographie que le recours automatique à la critique des idéologies, notre travail de thèse a reposé quant à lui sur l’intuition de départ selon laquelle il existait un moyen terme méthodologique parfaitement apte à mettre en évidence l’importance bel et bien réelle que Rothacker revêt pour l’histoire des idées allemandes tout en échappant rigoureusement à toute complaisance à son égard : un moyen terme constitué par l’analyse de ce que nous appelons sa « politique intellectuelle » sous l’angle spécifique de l’histoire des intellectuels. Précisons les termes que nous venons d’employer, pour en faire ressortir la pertinence. Par le concept de « politique intellectuelle », nous entendons l’ensemble de l’activité

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intellectuelle de Rothacker, c’est-à-dire le tout que forment sa pensée et l’activité sociale qu’il mena pour appuyer celle-ci au sein de différents champs tel que ce tout est unifié par une intention intellectuelle globale le régissant. Outre la présence d’une logique interne unifiante, ce concept sous-entend également que les effets, les résultats de cette politique intellectuelle soient étudiés dès lors qu’il traduit aussi l’engagement d’un individu dans un milieu social ouvert et son effort en vue de le structurer, d’influer sur lui d’une manière ou d’une autre. Enfin, ce concept rend aussi compte du fait (qui transparaissait déjà dans les propos que nous venons de tenir) que l’étude de l’activité de Rothacker ne peut être menée qu’en la replaçant dans ce que l’on doit identifier comme un (ou des) champ(s), au sens où Pierre Bourdieu entend le terme. Une politique est d’autant plus nécessaire que le milieu dans lequel l’on intervient est pluriel, parcouru de tensions non seulement sociales mais aussi théoriques qui en déterminent la structure. Or, c’est de cette conception que découla l’édification par Rothacker, dès le tout début de sa carrière sous la République de Weimar, d’une politique intellectuelle – d’un ensemble de thèses et de multiples instruments appuyant ces thèses –, dont il va d’ailleurs dès lors de soi qu’elle fut, à des degrés certes variables selon les époques, de nature polémique. Quant au moteur de cette politique intellectuelle, il réside dans la pleine souscription à la pensée historiste5 et dans la volonté d’imprégner de cette pensée les champs au sein desquels Rothacker opéra. L’histoire des intellectuels, quant à elle, constitue l’outil méthodologique adéquat pour parer à une pratique de l’histoire de la philosophie souvent trop circonscrite au seul domaine de l’activité théorique et trop peu attachée aux vecteurs sociaux et matériels de circulation et de diffusion des idées6. L’histoire des intellectuels permet à l’inverse moins de délaisser purement et simplement le domaine de la pensée (et donc une optique analytique) que de l’insérer dans un cadre plus concret, et donc plus vaste. Ou, pour le dire plus spécifiquement : elle offre, de par son « présentisme » (F. Hartog), la perspective pleinement appropriée à l’étude d’une activité intellectuelle dont l’impact a toujours tenu avant tout à une double fonction de vecteur et d’éveilleur – c’est-à-dire à des positions à la temporalité par essence plus fugace que celle du maître-penseur, jamais vraiment dépassé ni même dépassable. Cette perspective totalisante – insérant systématiquement le théorique dans un ensemble étroitement solidaire et analysant cet ensemble sur le long terme – que nous avons adoptée pour notre étude de la position et de la fonction qu’occupa Rothacker dans les champs philosophiques et scientifiques allemands de son temps permet dès lors de lever les incohérences et les hésitations qui traversaient jusqu’à présent sa réception. Elle fait d’abord apparaître que la notoriété de Rothacker tint toujours, plus qu’à sa pensée proprement dite, à l’alliance de différents moments de son activité intellectuelle dont la force d’impact respective n’atteignit son plein effet qu’au sein de cette totalité. Rothacker, pour le dire dans les termes du schéma actantiel d’Algirdas-Julien Greimas, fut davantage un « adjuvant » qu’un « héros » – et d’abord, au cours des années 1920, un porte-parole hautement partisan de l’École historique allemande des sciences de l’esprit (formée selon lui principalement autour des frères Grimm, de Savigny et de Ranke), qu’il tenta de diffuser avant tout par le biais de sa « multipositionalité » éditoriale et académique : que soient évoquées ici, à titre d’exemples, ses fonctions de directeur d’une, puis de deux revues (dont la Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, qu’il fonda en collaboration avec Paul Kluckhohn), d’éditeurs de trois collections d’ouvrages (qui lui permirent notamment

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d’éditer la correspondance entre Dilthey et le Comte Yorck von Wartenburg, dont on sait l’importance pour la philosophie allemande des années 1920 et notamment pour la genèse d’Être et temps, de Heidegger), ainsi que ses fonctions de titulaire d’une chaire couvrant deux disciplines (philosophie et psychologie), et de directeur de deux départements à l’université de Bonn. L’ambiguïté de la position initiale qu’il occupa au sein des champs dans lesquels il intervint – et qui transparaît encore aujourd’hui dans les appréciations souvent hésitantes ou contradictoires du rôle qu’il joua à cette époque – devient dès lors, en outre, pleinement explicable : elle tient au fait que la visibilité qu’il n’acquit pourtant guère que par cette fonction d’ « adjuvant » conduisit à ce qu’on lui attribuât souvent, par déduction indue, le statut d’un « héros ». Entendant la notion de totalité aussi bien dans une perspective synchronique que diachronique, nous avons ensuite montré la parfaite continuité, à l’échelle individuelle de la politique intellectuelle rothackerienne et du fait même des ruptures historiques, entre la période weimarienne et la phase initiale du régime hitlérien, la seconde constituant, mesurée à la première, un (bien problématique) sommet. Rothacker, à la suite d’une radicalisation de ses positions, crut trouver dans le national-socialisme l’incarnation et le vecteur opportun de diffusion de l’École historique et de ses corollaires idéologiques nationalistes et anti-démocratiques tels qu’il les avait promus au cours des années 1920. Il chercha dès lors à entrer, au sein et avec l’aide de ce nouveau régime, dans le dernier domaine qui manquait encore à son exercice du pouvoir – celui de la politique –, et parvint à être nommé (avant d’être licencié à peine quelques jours plus tard), en avril 1933, directeur de la section de la Volksbildung au sein du ministère de Goebbels – accédant même là à la position décisionnelle la plus haute concernant son propre milieu. Ce moment de continuité a néanmoins été suivi quelques années plus tard d’un moment inverse de rupture, que l’étude de textes inédits ou jusqu’à présent inconnus a permis à la fois de mettre en évidence et de dater de manière rigoureuse – « rigoureuse » non au sens de la fixation d’un instant, catégorie impropre à la description de ce genre de phénomènes, mais à celui d’une univocité d’une évolution. Le concept de « déradicalisation » forgé par Jerry Muller7 s’est avéré à ce titre particulièrement judicieux, en ce qu’il a permis de ne pas aplanir les aspérités de cette césure opérée dans la politique intellectuelle rothackerienne. Si, en effet, les années 1936-37 marquent à cet égard un tournant, rien n’indique pour autant que Rothacker ait souhaité à partir de cette date la chute du régime hitlérien. La dépolitisation de sa pratique de la recherche et la dépolémisation de son historisme sont bien au contraire allées de pair avec la persistance, sous des formes et avec une intensité certes amoindries, d’un engagement institutionnel au sein des milieux national-socialistes et de la préservation de certains motifs tout à fait compatibles avec l’idéologie de ces derniers. Le modèle analytique de la « conscience scindée » développé par Hans Dieter Schäfer8 est apparu dès lors comme un outil de conceptualisation pertinent pour rendre compte de l’entre-deux qui résulta de ce processus de déradicalisation, et dans lequel Rothacker continua d’ailleurs de se mouvoir jusque dans l’après-guerre. Car ni le couple d’antonymes de l’adhésion et de l’opposition – pour la phase entre 1937 et 1945 –, ni celui de la rééducation et du refoulement – pour l’après-1945 – ne sont en réalité assez souples pour rendre compte des comportements complexes, en constante évolution, qu’il adopta, et qui semblent en définitive avoir été régis moins par une quelconque maxime morale que par un impératif primordial purement pragmatique : la poursuite et la diffusion de son activité de recherche.

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Il apparaît là, en outre, que l’on gagne à réinscrire la politique intellectuelle de Rothacker dans cette autre totalité que constitue l’histoire des idées allemandes contemporaines. Replacée dans le contexte de l’histoire du conservatisme intellectuel allemand, elle gagne d’abord considérablement en lisibilité. Sous les équivoques de la conscience scindée évoquées à l’instant peuvent en effet être dès lors subsumées, concernant la période national-socialiste, la conjonction de la conservation d’une orientation politique générale (le conservatisme) et de l’abandon de l’une de ses formes de réalisation particulières (le national-socialisme orthodoxe), puis, pour la période de l’après-guerre, la manifestation d’un apolitisme devant être en réalité appréhendé comme une prise de position non moins politique, toujours autant conservatrice. Dans le même temps, cette déradicalisation de sa politique intellectuelle engagée en 1936-37 permet de l’insérer dans un mouvement plus global de déradicalisation effectué en même temps que lui par différents penseurs conservateurs allemands – mouvement mis d’abord en lumière par Armin Mohler9, puis révisé et exemplifié par Jerry Muller à l’aide du cas de Hans Freyer10, et confirmé il y a quelques années par Daniel Morat dans sa thèse sur Heidegger et les frères Jünger11. Rothacker, à son tour, exemplifie et donc vérifie ce mouvement de radicalisation puis de déradicalisation du conservatisme intellectuel allemand au cours du XXe siècle : lui aussi a inversé l’orientation de son conservatisme, de l’avant, au cours des années 1920, en vue d’un dépassement paradoxal (car reposant néanmoins sur un motif conservateur) des structures politiques et intellectuelles weimariennes, vers l’arrière, à partir de 1936-37 et au-delà de 1945, dans le but notamment d’une préservation de l’autonomie du culturel contre toute tentative de politisation de celui-ci. Ressort ainsi une autre pertinence de l’analyse de Rothacker, quant à elle extrinsèque, à titre d’étude de cas au sujet de problématiques le dépassant12. Si, de ce fait, la mise en évidence du mouvement de déradicalisation trouve son aboutissement dans l’analyse de l’après-guerre, elle pose également la question de savoir sous quelle forme et avec quels effets Rothacker poursuivit, après cette date, sa politique intellectuelle, consistant en la diffusion de l’historisme (sous la forme désidéologisée, désormais, d’un paradigme strictement scientifique et dénué de toute politisation), dans un milieu ayant repris, après les douze années du régime hitlérien, la structure pluraliste d’un champ. Rothacker n’a pas bénéficié d’une réception digne de ce nom parmi ses pairs dans la République fédérale nouvellement constituée. Cependant, si les raisons tenant à son œuvre et à son passé tombent sous le sens, il serait faux de ne voir dans cette absence de réception que l’indice d’une obsolescence objective de sa pensée. En réalité, cette absence tint tout autant à une sorte de mise sous tabou idéologique de l’historisme – en soi parfaitement compréhensible à la suite d’un régime qui avait bâti la légitimité argumentative de ses crimes sur l’idée hautement historiste de la relativité de toute assertion à l’« esprit du peuple » qui la défend. A l’inverse, toutefois, la fécondité persistante, mais demeurée donc nécessairement inavouée, de l’historisme apparaît de manière particulièrement visible à l’étude de la constellation du séminaire de Rothacker dans l’après-guerre, c’est-à-dire à la réception, vierge de tout a priori, de la pensée historiste par les étudiants et doctorants de philosophie de Bonn. Constellation en soi, déjà, hautement digne d’intérêt, tant le séminaire tenu par Rothacker au début des années 50 fut d’une densité toute particulière, lieu de rencontres et d’échanges de jeunes doctorants du nom de Hermann Schmitz, Karl-Otto

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Apel ou Jürgen Habermas – sans compter les Otto Pöggeler, Ernst Nolte ou Dieter Wellershoff qui gravitèrent autour de ce noyau. Mais surtout, la mise en lumière de cette scène originaire académique nous a amené à dresser un portrait en perspective inédit d’un pan de la philosophie allemande contemporaine. En montrant – pour reprendre en la modifiant une expression de Jean-François Sirinelli – « comment certaines pensées historistes vinrent aux clercs »13, notre « archéologie » des œuvres respectives de Karl-Otto Apel, Jürgen Habermas et Hermann Schmitz – ces trois anciens doctorants de Rothacker sur lesquels nous avons concentré notre attention – a fait réaffleurer la présence vive de cette tradition historiste au sein de celles-ci, permettant dès lors d’en mieux appréhender certains éléments fondamentaux et conduisant à mettre au jour entre ces auteurs des parentés non contingentes que l’on ne pouvait jusqu’à présent déceler. Analysées de biais et confrontées entre elles, ces œuvres font en effet apparaître un travail – partiellement inconscient – de fructification de l’historisme rothackerien par sa transposition dans un terreau théorique étranger à son milieu d’origine : l’anthropologie de la connaissance d’Apel, premier pas vers son tournant langagier14, la théorie critique de la connaissance de Habermas, construite autour de l’idée d’« intérêts guidant la connaissance »15, et l’historicisation de l’ensemble des champs disciplinaires de la philosophie sur la base de l’historicisation du concept de phénomène à laquelle procède Hermann Schmitz dans sa « Nouvelle Phénoménologie »16 recèlent, mis en corrélation, un motif commun – celui de l’historisme –, dont la source ne peut guère résider que dans la scène originaire du séminaire de Rothacker. Si donc ce dernier n’est certainement pas la figure dominante d’une école de pensée au regard du profond travestissement qui a accompagné et déterminé la réception de ses thèses, au moins faut-il reconnaître le rôle essentiel d’« éveilleur », de maître d’une école à penser, qu’il a joué auprès de certains de ses étudiants, et qui vient le placer aux côtés des autres maîtres d’« écoles » philosophiques de l’après-guerre – et il faut moins penser ici à celle de Francfort, bien sûr, qu’à celle, d’envergure et d’impact plus modestes, du Collegium philosophicum münsterois autour de Joachim Ritter. Mettre en évidence ces différents aspects conduit pour finir à prendre conscience d’un autre fait : l’exposition du rôle joué par Rothacker dans l’histoire des idées allemandes n’est en rien assimilable à une quelconque réhabilitation. Pour le dire en reprenant les craintes des auteurs d’études récentes que nous évoquions en introduction : elle ne constitue nullement et ne peut constituer le relais de la propagation d’une pensée délétère auprès de lecteurs contemporains. L’invocation de Rothacker permet certes de mieux saisir certains aspects de différentes constellations intellectuelles de l’Allemagne du XXe siècle (au sujet des lignes de front indissociablement théoriques et idéologiques sous Weimar, du conservatisme intellectuel allemand, de la philosophie allemande d’après-guerre), mais de ces aspects concernant des constellations intellectuelles révolues ne peut être déduit aucun constat d’une pertinence quelconque au sein de l’épistémè actuelle : l’importance de Rothacker est un état de fait historique, historicisé, dont la prise en considération n’a de valeur que pour la seule compréhension de moments aujourd’hui obsolètes de l’histoire des idées et de l’histoire des intellectuels allemands. Ceci posé, on perçoit mieux combien il n’y a en réalité aucun danger à relever le rôle que Rothacker joua là bel et bien ; de même qu’apparaît en quoi, entre les deux partis de l’hagiographie choisi par les anciens disciples et de la réduction au silence pratiquée par l’histoire de la philosophie et les critiques des idéologies, une histoire des idées

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bien comprise constitue, même – ou peut-être : précisément – au sujet d’un auteur aussi polarisant, un véritable tertium datur.

NOTES

1. Cf. notamment Wilhelm Perpeet, Erich Rothacker. Philosophie des Geistes aus dem Geist der deutschen Historischen Schule, Bonn : Bouvier / Röhrscheid, 1968. 2. Cf. avant tout la monographie de Volker Böhnigk, Kulturanthropologie als Rassenlehre. Nationalsozialistische Kulturphilosophie aus der Sicht des Philosophen Erich Rothacker, Wurtzbourg : Königshausen & Neumann, 2002. 3. Que l’on pense, pour le domaine francophone, à l’étude d’Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris : Albin Michel, 2005, dans ses parties consacrées à Rothacker. 4. Cf. notamment ibid., p. 9 : Faye fait de Rothacker – de manière d’ailleurs très largement exagérée – l’un des plus intimes collaborateurs de Heidegger. Pourtant, il appartient à sa perspective spécifique de considérer que cette proximité, loin de constituer une source d’intérêt de l’analyse – fût-elle strictement historique – de Rothacker, conduit bien plutôt dès l’abord et de manière nécessaire à rendre son étude délétère. 5. Nous entendons par « historisme » la thèse, particulièrement en vogue dans l’Allemagne des années 1920, de la relativité de toute assertion d’ordre intellectuel, culturel, ou encore juridique au milieu (époque, groupe social) au sein duquel cette assertion est formulée. Les conséquences, notamment épistémologiques et morales, de cette thèse sont apparentes ; elles menèrent sous la République de Weimar à une « crise de l’historisme » – qu’il serait d’ailleurs peut-être plus univoque de nommer une « crise des valeurs par l’historisme ». Cf. à ce sujet Wolfgang Bialas, Gérard Raulet (dir.), Die Historismusdebatte in der Weimarer Republik, Francfort : Lang, 1996. 6. Nous nous savons pleinement redevables, à cet égard, des appels à une analyse plus approfondie de cette figure structurale tout à fait spécifique qu’est celle de l’intermédiaire intellectuel, tels qu’ils ont été notamment formulés en France par Jean-François Sirinelli (cf. Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels » in : Vingtième siècle, 9, janvier-mars 1986, p. 97-108) et en Allemagne par Dirk van Laak (cf. Dirk van Laak, « Zur Soziologie der geistigen Umorientierung. Neuere Literatur zur intellektuellen Verarbeitung zeitgeschichtlicher Zäsuren » in : Neue Politische Literatur, 48, n°3, 2002, p. 422-440). 7. Jerry Muller, The Other God That Failed. Hans Freyer and the Deradicalization of German Conservatism, Princeton : Princeton University Press, 1987. 8. Hans Dieter Schäfer, Das gespaltene Bewußtsein. Vom Dritten Reich bis zu den langen Fünfziger Jahren, nouvelle édition augmentée, Göttingen : Wallstein, 2009. 9. Cf. Armin Mohler, « Deutscher Konservatismus seit 1945 » in : Gerd-Klaus Kaltenbrunner (dir.) , Die Herausforderung der Konservativen. Absage an Illusionen, Munich : Herder, 1974, p. 34-53. 10. J. Muller, The Other God That Failed, op. cit. 11. Daniel Morat, Von der Tat zur Gelassenheit. Konservatives Denken bei Martin Heidegger, Ernst Jünger und Friedrich Georg Jünger 1920-1960, Göttingen : Wallstein, 2007. 12. Et il faut à ce sujet souligner l’intérêt fondamental qu’offre le concept de « déradicalisation » proposé par Jerry Muller pour une analyse affinée du rapport des intellectuels allemands – et

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notamment des intellectuels conservateurs allemands – au national-socialisme : il permet en effet de dresser le constat d’un changement d’attitude manifeste de ces penseurs conservateurs à l’égard du régime nazi tout en évitant le piège du révisionnisme. Car la déradicalisation observée n’est pas synonyme de dénazification, elle fut bien au contraire tout à fait compatible, chez les cinq auteurs jusqu’à présent analysés (Freyer, les frères Jünger, Heidegger, Rothacker), avec la persistance, jusqu’en 1945, d’une certaine part d’adhésion à l’idéologie et donc au régime nazis. 13. Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? », art. cit., p. 102 (citation exacte de Sirinelli : « comment l’esprit vient-il aux clercs ? »). 14. Cf. ses articles « Technognomie. Eine erkenntnis-anthropologische Kategorie » in : Gerhard Funke (dir.), Konkrete Vernunft. Festschrift für Erich Rothacker, Bonn : Bouvier, 1958, p. 61-78, et « Das Leibapriori der Erkenntnis. Eine Betrachtung im Anschluß an Leibnizens Monadenlehre » in : Archiv für Philosophie 12 (1963), p. 152-172, ainsi que ce qui constitue la synthèse de son évolution théorique, le recueil Transformation der Philosophie, 2 vol., Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1976. 15. Cf. les articles réunis dans le recueil Arbeit – Erkenntnis – Fortschritt. Aufsätze 1954-1970, Amsterdam : de Munter, 1970, ainsi que la monographie Erkenntnis und Interesse, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1968. 16. Cf. avant tout Der unerschöpfliche Gegenstand. Grundzüge der Philosophie, Bonn : Bouvier, 1990, 1995.

AUTEUR

GUILLAUME PLAS Guillaume Plas a présenté et soutenu sa thèse de doctorat le 3 décembre 2011 à l’université Paris IV sous la direction de Gérard Raulet.

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Les Français à Constance : participation au concile et construction d’une identité nationale (1414-1418)

Sophie Vallery-Radot

Le concile de Constance est réuni par le pape Jean XXIII en novembre 1414 en vue de résoudre le schisme qui divise l’Église d’Occident depuis 1378. Pour y parvenir, les Pères de Constance sont regroupés en quatre puis cinq nations conciliaires dont la nation française. La confrontation, tant des listes de participants que de sources éparses donnant ponctuellement des informations sur tel ou tel individu, a abouti à la collation d’une liste des membres de la nation française ayant participé au concile de Constance. La première partie de cette étude (novembre 1414-mars 1415) traite de la mise en place des nations, des premières décisions conciliaires, de l’apparition de conflits entre les nations comme au sein de la nation française. Pour cette dernière, une étude de nature prosopographique a permis de se pencher sur l’origine géographique de ses membres, ainsi que sur leur appartenance à des réseaux, qu’ils soient curiaux, familiaux, religieux, universitaires ou politiques. D’emblée, la politique s’immisce au concile de Constance et oblige les Pères à se positionner sur des questions qui peuvent sembler bien éloignées de leurs préoccupations initiales. Malgré des freins importants, l’identité de la « nation France » est fièrement affirmée, notamment en s’opposant à la mainmise de Sigismond, roi des Romains, sur la direction du concile. Il est possible de parler d’une ébauche de construction d’une identité nationale au concile de Constance. La deuxième partie s’attache à montrer qu’entre le 21 mars 1415 et le mois de janvier 1417, date du retour de Sigismond, roi des Romains, à Constance, la nation française connaît de très graves difficultés. La construction de l’identité nationale passe alors moins par l’affirmation positive de valeurs communes, bien qu’elles existent, que par un combat virulent contre les nations conciliaires considérées comme ennemies. Enfin la troisième partie vise à démontrer qu’à partir du retour de Sigismond au concile, dans un contexte de crise profonde, on assiste à un véritable sursaut national

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français. L’affirmation de l’identité nationale se fait tant par le combat contre d’autres nations que par la lutte contre les forces centrifuges existant au sein de la nation française. On assiste à un sursaut national des Français. Il se manifeste avant tout par la volonté des ambassadeurs du roi de France de reprendre le contrôle de la nation conciliaire française et d’assimiler ainsi nation conciliaire française et « nation France ».

AUTEUR

SOPHIE VALLERY-RADOT Sophie Vallery-Radot a présenté et soutenu sa thèse de doctorat le 17 mai 2011 à l’université Louis Lumière-Lyon II sous la direction de Nicole Beriou.

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Les sens de l’« observance ». Enquête sur les réformes franciscaines entre l’Elbe et l’Oder, de Capistran à Luther (vers 1450 – vers 1520).

Ludovic Viallet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Mémoire inédit présenté pour l’habilitation à diriger des recherches le 23 novembre 2011 devant l’Université Lumière – Lyon II. Jury : Madame Nicole Bériou (Professeur à l’Université de Lyon II, Directrice de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes), Messieurs Jacques Chiffoleau (Directeur d’Études à l’École des hautes études en sciences sociales), Olivier Christin (Professeur à l’université de Neuchâtel, Directeur d’études à l’École pratique des hautes études), Jacques Dalarun (Directeur de recherche au CNRS), Marek Derwich (Professeur à l’université de Wrocław) et Pierre Monnet (Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Directeur de l’Institut français d’histoire en Allemagne).

L’objectif de l’enquête présentée dans le cadre du mémoire inédit de l’habilitation à diriger des recherches n’était pas de brosser une monographie exhaustive de la présence franciscaine sur un territoire donné, mais de mener une réflexion sur « les sens de l’observance », c’est-à-dire sur les représentations variées de la fidélité à un idéal, à l’origine de toute une gamme de pratiques et d’interprétations selon la dynamique critique et constructive de la réforme. Celle-ci, dans la famille franciscaine, s’est en effet déclinée de multiples manières, le propositum vitae défini par les autorités de l’Ordre (au prix d’une difficile conciliation de tendances parfois contraires) étant mis à l’épreuve de l’insertion dans les sociétés urbaines du XVe siècle. Ainsi se trouvaient

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rassemblés, dans le cadre d’un même projet, les trois éléments autour desquels a par ailleurs été bâti le dossier d’habilitation dans son ensemble : « universitas, reformatio, observantia, trois “lieux communs” du XVe siècle et leur appropriation dans la vie religieuse (espaces français et germanique) ». Le terrain d’enquête était constitué des custodies de Goldberg et Breslau – actuelles villes de Zlotoryia et Wrocław –, qui s’étendaient sur la Basse Silésie, aujourd’hui polonaise, en débordant sur la Haute Lusace et l’Allemagne actuelle1. Ces custodies furent rattachées en 1274 à la vaste province de Saxe – de la Baltique à la Bohême, d’une ligne Brême-Kiel-Riga au Nord jusqu’à Eger (Cheb) au Sud – pour tenir compte d’éléments ethniques, tous les autres couvents de Silésie demeurant affiliés à la province de Bohême. On a ainsi ajouté au corpus, parce que la documentation disponible était susceptible de nourrir la réflexion, les cas de trois autres communautés silésiennes de cette dernière province2. Aux marges de l’espace d’étude, dès le début de la décennie 1430, les destructions hussites entraînèrent de nombreuses reconstructions ou re-fondations de couvents, sur les anciens emplacements ou non. Vingt ans plus tard, la mission de Jean de Capistran (1451-1456) déboucha sur la constitution de la vicairie observante de Bohême, qui débordait sur la province de Saxe. Dans la seconde moitié du XVe siècle et au début du XVIe, cette dernière fut un espace de confrontation entre deux mouvements réformateurs franciscains : l’Observance sub vicariis (autonome, depuis 1443-1446, sous l’autorité des vicaires) trouva en effet face à elle la réforme martinienne, qui tirait son nom des constitutions promulguées lors du chapitre général d’Assise de 1430 et, elle-même traversée par des processus qui diversifièrent le paysage conventuel plus qu’ils ne l’uniformisèrent, incarna une « voie moyenne » entre « déformés » et « réformés ». Le nom même de Reformaten (ou Reformierte) qui fut donné à ses partisans au XVe siècle, dans l’espace germanique, témoigne de la façon dont cette réforme, par sa volonté d’autonomie sans rupture avec la hiérarchie de l’Ordre et ses conceptions plus souples sur la pauvreté, a pu apparaître comme une alternative à l’Observance sub vicariis, la rendant inutile aux yeux de bien des acteurs et soutiens des communautés. Dans le sud de la province de Saxe, la rivalité entre les Observants sub vicariis, appelés couramment « Bernardins » (en référence à Bernardin de Sienne), et les Reformaten a contribué à faire émerger au début du XVIe siècle un terme, celui de « franciscain ». Ainsi en 1510, à Goldberg, un prédicateur des Reformaten pouvait lancer à la face de ses adversaires : « nous formons un tout et il n’y a pas de „Bernardins“ ou de „frères de saint Bernardin“, mais nous sommes tous franciscains “. Un ordre religieux est l’incarnation d’un propositum vitae dans une construction sociale. Cette construction sociale, pour l’époque médiévale, s’insérait dans les structures de la société globale, dont elle était dépendante, et trouvait en face d’elle d’autres constructions sociales, en particulier les communautés urbaines. Scruter les réformes à l’œuvre dans la famille franciscaine impliquait ainsi d’essayer de cerner les influences, interactions et acculturations, dans une société donnée, entre les trois éléments qu’étaient le propositum vitae, l’ordo et l’ universitas. La démarche que l’on a voulu adopter a consisté, en quelque sorte, en un passage à l’extérieur, afin de se décentrer par rapport à « l’institutionnalocentrisme », pour reprendre des expressions de Michel Foucault3, ce qui impliquait de bien connaître l’institution – ici l’ordre franciscain et ses tendances réformatrices – afin de comprendre comment celle-ci a participé de projets plus globaux, et même englobants, relatifs à la société tout entière. En choisissant d’accueillir ou de s’opposer, de soutenir ou carrément de contrôler, les gouvernements urbains ont été étroitement mêlés à la réalisation du propositum vitae franciscain, qu’ils

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ont même modelé, en particulier dans le domaine du rapport à l’argent et d’une façon générale aux biens matériels. Ce qui a valeur de principe général pour l’Occident prend, sur l’espace qui nous intéresse, une dimension particulière : les bourgeois de Haute Lusace ont en effet marché en équilibre sur un fil étroit, défendant la réforme tout en refusant l’Observance des vicaires ; ce faisant, ils ont exprimé avec force une certaine part de leurs croyances, de leur conception de la vie franciscaine et plus largement de leur vision de l’Ecclesia, mais ils ont aussi et peut-être surtout montré jusqu’où pouvait aller leur obsession du Bien commun, fût-elle celle d’une élite. On commence (chap. I : « Caïn et Abel – Vieux terreau franciscain et novae plantationes ») par brosser un tableau du paysage franciscain en Silésie et Haute Lusace dans les décennies qui précédèrent la double implosion, celle de l’Église catholique et celle de l’ordre des Mineurs (1517), afin de décrire les différentes forces, fondatrices et réformatrices, qui se sont exercées au XVe siècle et dans les premières années du XVIe à partir de données parfois bi-séculaires. On tâche ainsi de rompre d’emblée avec une vision trop souvent répandue, celle d’un affrontement dichotomique appréhendé comme une sorte de « success story » observante sans tenir compte d’une temporalité étalée. Contrairement à ce que bien des études érudites ou faussement érudites ont longtemps laissé paraître, en effet, l’histoire des réformes franciscaines n’est ni un vaudeville – une histoire de religieux infidèles à leur vocation, avec ses portes de couvents qui claquent et ses claques échangées entre frères sous les yeux des fidèles –, ni une tragédie ordonnée avec ses unités de temps, de lieu et d’action. Elle est une histoire de politiques, c’est-à-dire de choix déterminant des actions qui n’aboutirent pas toutes, ou avec des effets partiels voire divergents ; elle est une histoire influencée par des réalités périphériques qu’elle contribua à modeler également, puisqu’une communauté franciscaine se définissait, dans ses rapports avec son entourage urbain, par bien d’autres choses que la nature de ses liens avec les pouvoirs locaux – bref, par la politique. Les custodies de Goldberg et Breslau présentent la particularité d’avoir été parcourues, dans la seconde moitié du XVe siècle, d’une double dynamique réformatrice relevant de l’Observance sub vicariis (et, en son sein, de l’ensemble dit « cismontain »). L’une, interne à la province de Saxe, s’enclencha officiellement avec la désignation d’un premier vicaire observant saxon en 1449. L’autre vint de l’extérieur, avec un pied à l’intérieur : il s’est agi de la vicairie de Bohême fondée par Jean de Capistran et à laquelle fut rattaché, dès sa création en 1453, le couvent observant de Breslau. Dans la province de Saxe, la poussée observante endogène fut contenue par la politique du ministre provincial Matthias Döring et de ses successeurs en faveur d’un retour dans la fidélité aux Constitutions martiniennes ; sur les marges méridionales de la province, ce même mouvement réformateur empêcha l’Observance « bohémienne » de devenir une vague de grande ampleur. Sur le territoire des custodies de Goldberg et Breslau, il a bénéficié des réticences des villes à l’arrivée de l’Observance cismontaine, en particulier en Haute Lusace où la réforme martinienne, portée par quelques gouvernements urbains unis dans la Ligue des Six Villes (regroupant depuis 1346 Görlitz, Bautzen, Zittau, Löbau, Lauban et Kamenz), n’a laissé passer qu’une seule fondation de l’Observance sub vicariis, à Kamenz. Le lien entre pouvoir et réforme des communautés religieuses, véritable topos historiographique, est indéniable dans l’histoire de l’Observance cismontaine en Silésie et Haute Lusace. Souvent conçu dans le sens d’une influence des pouvoirs aristocratiques ou princiers sur les réformes régulières, il doit être envisagé également dans une verticalité inverse (la réforme

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franciscaine, arme des villes face aux pouvoirs princiers) ainsi que dans l’horizontalité des relations entre les communautés urbaines, comme le montre bien le cas de Görlitz. Cette dernière ville, qui a récemment fait l’objet des thèses de Lars Behrisch et Christian Speer4, constitue un observatoire privilégié pour l’enquête. Si son couvent important a servi de centre de gravité à la réforme menée, selon les Constitutions martiniennes, sous l’égide du « visiteur » (visitator regiminis), c’est au sein du Rathaus, et non du cloître, que fut produite la force motrice nécessaire à celle-ci. Le système du visiteur a en effet coïncidé avec un degré extrême de contrôle municipal sur la gestion du couvent. Le souci de la réforme visait à promouvoir un genre de vie franciscain plus strict que celui des Conventuels, dans une double autonomie, par rapport aux custodes de la province de Saxe et par rapport à l’Observance bohémienne. Dans ce dernier cas, il est clair que les enjeux étaient aussi ethniques et politiques, les Six Villes faisant du refus de l’Observance un élément essentiel de leur résistance à une ingérence du pouvoir royal bohémien dans leur autonomie, puisque la Haute Lusace n’avait qu’une union personnelle avec la Bohême et s’administrait elle-même dans bien des domaines, avec ses propres diètes et un bailli. À la veille de la scission de l’Ordre, la situation franciscaine dans les custodies de Goldberg et Breslau avait donc des allures de guerre de tranchée : l’Observance des vicaires avait pénétré la Silésie, mais avait été stoppée en Haute Lusace par un mouvement réformateur pour lequel l’appellation générique de « conventuel », loin d’être commode, entrave plutôt la compréhension. Dans cet espace s’est inscrite une rivalité entre deux conceptions du propositum franciscain, donc aussi entre des hommes. Il convient de cerner (chap. II : « Diversitas vitae – Au nom de l’intentio de François ») quels furent les projets qui furent confrontés à partir du tournant décisif des années 1430-1450, et dans quelle mesure le désir d’une plus stricte observance s’est incarné dans une volonté de rupture. On cherche à y voir clair en revenant aux idées et aux mots qui sous-tendaient la controverse au moment où les positions respectives des deux camps se radicalisèrent et en focalisant sur l’affrontement entre leurs chefs, Matthias Döring et Jean de Capistran. Cela passe d’abord par une analyse serrée des constitutions : celles de 1430 (« martiniennes »), dont on regarde aussi la lecture qu’a pu en faire le futur ministre provincial de Saxe Nicolas Lakmann en 1452 lorsqu’il était professeur de théologie à Erfurt (ville où s’arrêta Capistran la même année et dont le studium franciscain a constitué le foyer central de la résistance à la réforme observante dirigée par le prédicateur italien) ; celles rédigées par Capistran en 1443 pour l’Observance appelée « cismontaine », alors que, désormais, il ne s’agissait plus de trouver un terrain d’entente avec les partisans d’une ligne plus souple. On se livre ensuite à un examen attentif des débats intervenus autour des risques, dénoncés par les plus radicaux, de commettre un péché mortel dans le maniement de l’argent. La lettre adressée en juillet 1453 au Conseil de ville de Breslau par Matthias Döring, qui peut être considérée comme un véritable « pare-feu » disposé face à l’offensive de Capistran, et des textes émanant vraisemblablement de l’entourage d’un autre grand adversaire du processus de rupture mené par ce dernier, le ministre de la province de Cologne Henri de Werl, sont autant de lieux où se sont cristallisées des conceptions franciscaines divergentes. Il faut en retenir principalement deux points caractérisant le « jusqu’auboutisme » des Observants sub vicariis : la légitimité de leur autonomie et la condamnation de l’acceptation des aumônes pécuniaires comme péché mortel.

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Une fois précisés les cadres et les projets, un troisième volet de l’enquête (chap. III : « Putabunt vos angelos – La pastorale de la conquête ») peut donc être consacré aux modalités de la pastorale de celui qui propagea l’Observance sub vicariis au nord des Alpes italiennes et représentait, sur l’espace d’étude et sans doute dans l’ensemble du monde chrétien d’alors, la volonté officielle la plus ferme de rupture avec des pratiques et un vivre franciscain intensément présents au monde. Jean de Capistran a jusqu’alors surtout été étudié à travers ses traités, ses lettres et ses sermons, mais c’est le prédicateur en action, le réformateur en actes qui retient l’attention ici, dans sa double dimension singulière et paradigmatique : singulière, parce qu’il n’a manifestement laissé personne indifférent ; paradigmatique, parce qu’il en dit beaucoup sur la nature du projet réformateur mené sous l’égide des vicaires en Europe centre-orientale, bref, sur le sens de cette observance-là. Dans les deux cas, les mots et les gestes utilisés entre 1451 et 1456 furent ceux d’une pastorale de conquête – et de plus en plus, de croisade –, avec un rapport au « sacré » caractérisé par un « archaïsme innovateur », une particulière inventivité donnant à des pratiques anciennes une tournure « moderne », c’est-à-dire inédite ou soucieuse de toucher les fidèles par des modalités inhabituelles. En Silésie et Haute Lusace, la mission de Capistran a laissé des traces et suscité des réactions dont il faut tenir compte si l’on veut comprendre les décennies qui ont suivi. Le chemin emprunté pour arriver à ce constat débute par la façon dont le prédicateur italien a utilisé les reliques de saint Bernardin de Sienne, récemment canonisé (1450). L’implication de Capistran dans le débat sur le culte des hosties miraculeuses, à la faveur de la controverse – particulièrement vive dans les années 1443-1453 – relative aux miracles de l’Heiliges Blut de Wilsnack, est directement mise en relation avec son rôle déterminant dans les massacres des juifs de Silésie, dénoncés comme des blasphémateurs et des obstacles à la construction de la societas christiana. La persécution des communautés juives apparaît comme une arme de combat utilisée par Capistran contre ceux qui remettaient en question les miracles des hosties perdant le sang du Christ et comme l’étroit corollaire de sa pastorale en faveur de la dévotion eucharistique. Le dossier des lettres de confraternité retient ensuite l’attention, d’abord en étudiant les conditions et la fréquence de leur octroi par Capistran au long de son parcours, puis en analysant leur formulaire et le détail des « bonnes œuvres » auxquelles étaient associés les bénéficiaires, le tout dans une optique comparatiste avec les pratiques franciscaines du XVe siècle, en particulier celles de Matthias Döring. En délaissant les textes fondateurs ou de controverse du milieu du XVe siècle ainsi que les gestes de l’offensive pastorale, il faut désormais avancer dans le temps afin de regarder comment s’articulèrent, dans les décennies précédant la scission de 1517, les trois éléments constitutifs de la réalité franciscaine – propositum, ordo, universitas –, en une réaction quasi chimique modelant les expériences de vie religieuse dans le creuset des dynamiques politiques, sociales, économiques et même ethniques. Les deux chapitres suivants sont donc consacrés successivement aux modalités du contrôle exercé par les gouvernements urbains sur les couvents franciscains – le souci de la « bonne réforme » ressortissant à celui du « Bien commun » et, à ce titre, prenant en compte des éléments de rationalité, de l’ordre de l’économique comme du raisonnable – et aux formes prises par la prière des frères, entre memoria, mouvances laïques et tropisme observant vers le retour au cloître. Les analyses du chapitre IV (« Hoc est claustrum nostrum – Le poids de la tutelle urbaine ») accordent une place privilégiée à la ville de Görlitz, car elle présente un

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certain nombre de phénomènes qui ont été portés à un degré particulièrement élevé. Pour autant, dès lors que l’on scrute ce qui se passait au cours de la même période dans les cités voisines, ces pratiques n’apparaissent pas isolées. Elles témoignent, selon des degrés et des modalités quelque peu différents, d’une même conception, pour des villes aux allures de quasi città dans lesquelles aucun pouvoir ecclésiastique fort, qu’il s’agît d’un évêque ou d’un chapitre cathédral, ne pouvait contrebalancer l’autorité consulaire – en dehors des cas, en un instructif contrepoint, de Breslau (siège épiscopal) et Neisse (résidence épiscopale), où l’emprise du pouvoir de l’évêque a manifestement brouillé les cartes et limité celle des gouvernements urbains. Il y avait dans ces années, au cœur des villes de Haute Lusace, une conscience de la réforme qui, par-delà toute référence précise à un texte règlementaire, n’était pas loin d’assimiler l’observance franciscaine à un usage modéré de biens matériels contrôlé par des gestionnaires laïques afin d’éviter que les religieux n’y fussent directement mêlés et n’accaparassent ce qui appartenait au couvent. Cette dynamique semble avoir parcouru le milieu des gouvernements urbains dans les décennies 1470 et surtout 1480, époque de la mise en place du système du visitator regiminis pour certaines communautés, ou au moins d’un contrôle accru des affaires temporelles dans les autres. L’examen attentif des modalités de la gestion économique des couvents et de leurs relations avec les Conseils de ville montre clairement le rôle croissant, dans la seconde moitié du XVe siècle, des intermédiaires laïques, appelés Kirchväter et Verweser (ou Vorsteher). L’existence et le rôle des procureurs laïques, partout croissants dans le dernier quart du XVe siècle mais selon des degrés différents, furent proportionnels à l’influence des Conseils urbains dans les affaires des communautés ecclésiastiques. Par là-même, en forçant à peine le trait, il est possible d’affirmer que la question des personae interpositae a constitué un lieu majeur, sinon le principal lieu du modelage, par l’universitas laïque, du propositum franciscain. Chemin faisant, elle a aussi constitué un espace important de l’affirmation, par cette même communauté urbaine, de son exigence d’une marge de manœuvre, voire de son autonomie face à des pouvoirs dont elle entendait se libérer d’une trop lourde tutelle. Ce fut particulièrement le cas pour les villes de Haute Lusace dans leur relation avec la Couronne de Bohême. In fine, ce que montre l’enquête, c’est que le procureur n’a été que l’un des éléments, certes essentiel, dans un ensemble de dynamiques plus larges participant à la construction d’un lieu commun : observantia. En tant que lieu commun, l’observance agit « comme espace d’identification (ce lieu vide et accueillant où non seulement on se retrouve mais où l’on s’y retrouve) »5 ; à ce titre, elle pourrait être vide de sens, ou plutôt avoir été vidée de son sens à la suite de sa captation par les institutions laïques. Lorsqu’elle n’était pas objet de débats très concrets à l’intérieur de l’Ordre sur la mise en œuvre du propositum franciscain, ce qui la sauva, c’est-à-dire ce qui conféra encore quelque utilité à son usage en tant que paradigme, c’est son intégration dans les dynamiques liées à un autre topos, plus englobant, l’idée du Bien commun. Signalant brillamment « ce que l’on peut considérer comme les trois entreprises majeures de la politique du Bien Commun des villes italiennes au tournant des XIIIe et XIVe siècles », Patrick Boucheron a distingué la politique judiciaire, la politique édilitaire et la politique fiscale6. Deux siècles plus tard, dans l’espace germanique, en tout cas en Haute Lusace et Silésie, notamment dans une ville comme Görlitz, il y avait aussi une politique de la réforme religieuse cherchant à emporter une adhésion suffisamment large pour que s’épaississent les contours d’une communauté culturelle. En paraphrasant Patrick

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Boucheron, on pourrait écrire que tous ceux qui admettaient alors comme banale la notion d’observantia avaient quelque chose d’essentiel en commun7. Le chapitre IV a donc amené à souligner combien, dans l’analyse des modalités de la vie régulière, il fallait prendre en compte les modulations induites par les attentes laïques, lesquelles se sont exprimées aussi dans des pratiques de piété et de dévotion qui doivent retenir l’attention désormais (chap. V : « Corpus mysticum ? Prière des laïcs et prière des frères à Görlitz, ou l’éphémère triomphe de la voie moyenne »). Ces pratiques touchaient à la question de la memoria ainsi qu’aux relations qui firent bénéficier les couvents du soutien des élites urbaines et leur donnèrent un rôle dans les processus d’affirmation, sans cesse renouvelée, de l’identité et de la cohésion des universitates. La question du lien qui devait être noué avec les laïcs était d’autant plus importante que la dynamique réformatrice franciscaine du XVe siècle avait comme composante essentielle une insistance sur le retour au cloître et la prière silencieuse, avec pour corollaire une réaffirmation nette, à l’instar des autres mouvements d’observance régulière du temps, de la frontière entre le Siècle et les réguliers. Pour autant, c’est à l’Observance emmenée notamment par Capistran qu’est due une bonne part de la revitalisation, voire de l’innovation à l’œuvre dans le domaine de l’association spirituelle et d’une façon générale de l’exploration des territoires intercalaires existant entre l’état de religieux et celui de laïc. On reprend donc les dossiers des « prébendés », tertiaires et autres dévots gravitant autour des couvents, en s’arrêtant particulièrement sur le cas de Görlitz, où s’est développée dans le dernier tiers du XVe siècle et les premières années du XVIe une population de tertiaires, qu’il se soit agi d’une petite communauté de « dévotes sœurs » dirigée par une « procuratrice » ou d’hommes et de couples s’étant « recommandés » au couvent. Compte tenu de l’étroitesse du lien établi et entretenu par le Conseil, donc l’universitas de Görlitz, avec son couvent franciscain, il est clair que les frères Mineurs et tous ceux et celles qui gravitaient autour d’eux ont été des instruments essentiels au service de la recherche du consensus social, dans un contexte de verrouillage des institutions politiques locales. Le meilleur moyen de donner de la visibilité à un tel phénomène est de scruter le flux des donations et fondations pieuses auprès du couvent et de son église. Le couvent franciscain de Görlitz a ainsi été le théâtre, au tournant des XVe-XVIe siècles, d’une concentration de gestes de piété qui ne semble pas avoir caractérisé la situation des villes voisines, voire de nombre de villes germaniques, marquées à tout le moins par un essoufflement des donations pieuses, voire une désaffection à leur égard passé le milieu du XVe siècle. Cette dynamique a été stimulée et nourrie par le lien entre la communauté des frères et les élites urbaines, notamment par le biais de l’association spirituelle formalisée constitutive de l’appartenance au Tiers ordre. En outre, la primauté des donations sur les fondations liturgiques perpétuelles exprime la priorité accordée à la recherche de solidarités sur la valeur de l’intercession réitérée par le Saint-Sacrifice de la messe. Dans une ville comme Görlitz, où l’offre ecclésiale n’était pas très élargie mais acquit au XVe siècle un caractère très spécifié, avec le rôle croissant de sanctuaire civique joué par l’église Saint-Pierre, l’existence des deux sanctuaires Saint-Nicolas et Notre-Dame, mais aussi l’érection d’un calvaire qui fut contrôlé dès l’origine par le gouvernement urbain, le couvent franciscain a bénéficié du double phénomène de concentration des actes de piété et de proximité avec l’incarnation de l’universitas. Ce dernier aspect est essentiel : l’offre parallèle dans le domaine de la memoria ne contribue à expliquer la moindre empreinte de la fondation perpétuelle sur l’église des Mineurs que si on la relie à l’existence d’un propositum

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franciscain accommodé aux conceptions et aux attentes d’une qui, à la faveur des luttes pour l’observantia comme de la défense de ses propres intérêts politico-économiques régionaux, l’a modelé à son image. L’insistance a été mise sur le lien spirituel, sur l’offrande utile et nécessaire (à l’entretien des frères et des bâtiments, au service liturgique) ; mais la pauvreté, très relative, a été placée au second plan derrière une priorité identitaire (le couvent-étendard de la bonne réforme, c’est-à-dire de observantia, autonome) et une conception presque essentialiste faisant de la communauté un appendice de l’universitas, ou un organe intégré dans son fonctionnement. En définitive, toutefois, quand on avait avec tant de talent absorbé le Franciscanisme (on illustre ceci en particulier par le cas de Namslau), en une via media tirée officiellement vers la rigueur (qui ne saute pas aux yeux dans les faits) mais institutionnellement vers la municipalisation et la notabilisation (en forme de véritable routinisation), comment ne pas être capable, aussi, d’envisager qu’il puisse disparaître ? Après l’avoir suivie depuis l’origine, en scrutant les textes réglementaires qui la fondaient et en franchissant les Alpes dans les pas de celui qui l’amenait, on sait de quel bois était faite la réforme de l’Observance venue d’Italie en se présentant porteuse, tout particulièrement, de trois éléments : sur le plan de l’institution, l’autonomie ; sur celui des pratiques, la qualification de l’acceptation de l’argent comme péché mortel ; dans le domaine de la pastorale, enfin, un « archaïsme innovateur » dont Capistran fut un maître d’œuvre hors-pair mais qui contribua à ancrer la progression du mouvement réformateur, malgré le succès populaire, dans un terreau de controverse et de contestation. Cette Observance-là, les maîtres conventuels la refusèrent au nom de la raison et de la modération ; surtout, elle se heurta à des gouvernements urbains de plus en plus entreprenants dans leur souci de contrôle des institutions religieuses au nom du Bien commun, pilier idéologique de leur usage des deniers (communs) comme de leur contrôle (social). Chemin faisant, les universitates urbaines ont influé sur la façon dont les religieux pouvaient respecter le propositum franciscain. Il s’est effectué en particulier un cas peut-être unique de syncrétisme institutionnel, entre une fonction de plus en plus répandue dans nombre de cités germaniques du XVe siècle, celle des curateurs laïques mandatés par les pouvoirs urbains pour la gestion matérielle des églises locales, et la « personne interposée » franciscaine – qui était pain bénit dans l’optique d’une quasi municipalisation des couvents de Mineurs. Celle-ci n’eut pas lieu partout et avec la même intensité. En Haute Lusace, elle atteignit un degré extrême en raison de l’exigence d’autonomie des communautés urbaines, en particulier par rapport à la Couronne de Bohême. Mais ce qu’il paraît essentiel de souligner est, au-delà du cas lusatien, la place et le rôle qu’a pu jouer la réforme religieuse, cristallisée dans la notion d’observantia, au sein de l’architecture globale d’une construction idéologico-politique fondée sur le Bien Commun, celle du pouvoir urbain à la Renaissance. Est-ce à dire que l’observance, dans une ville comme Görlitz, est devenue incantatoire, virtuelle plus que réelle ? Il faudrait mieux connaître la vie intérieure du couvent pour se permettre de trancher ainsi. Ce qui est certain, c’est que dans ce cas extrême faisant surgir une situation poussée à la limite, la réforme franciscaine, érigée en paradigme, était intégrée dans un dispositif ; celui-ci, comme tout dispositif, pouvait changer, ou l’un de ses éléments pouvait bouger. Or, le couvent semble avoir eu plus d’importance aux yeux des élites urbaines que du peuple commun ; par là-même, au sein du dispositif, il était « sacrifiable ». Et il l’était en toute bonne foi, parce que de la réforme subsistait l’exigence, mais sans ses spécificités franciscaines – au terme d’une véritable

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dilution. Avec l’arrivée des idées luthériennes, la présence des frères Mineurs fut balayée.

NOTES

1. Custodie de Goldberg : couvents de Goldberg (Złotoryja, Pologne), Görlitz (Allemagne), Bautzen (Allemagne), Zittau (Allemagne), Liegnitz (Legnica, Pologne), Löwenberg (Lwówek σlêski, Pologne), Lauban (Luba─, Pologne), Sorau (√ary, Pologne), Sagan (√aga─, Pologne), Crossen (Krosno Odrzanskie, Pologne) et Löbau (Allemagne). Custodie de Breslau : couvents de Breslau (Wrocław, Pologne), Schweidnitz (σwidnica, Pologne), Neisse (Nysa, Pologne), Brieg (Brzeg, Pologne), Neumarkt (σroda σlêska, Pologne), Münsterberg (Zi½bice, Pologne), Namslau (Namysłów, Pologne), Strehlen (Strzelin, Pologne). 2. Couvents de Glatz (Kłodzko, Pologne), Oppeln (Opole, Pologne) et Cosel (KoÉle, Pologne). 3. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris : Gallimard, 2004, p. 120-121. 4. Lars Behrisch, Städtische Obrigkeit und soziale Kontrolle. Görlitz 1450-1600, Epfendorf am Neckar, 2005 ; Christian Speer, Frömmigkeit und Politik. Städtische Eliten in Görlitz zwischen 1300 und 1550, Berlin, 2011. 5. Patrick Boucheron, « Politisation et dépolitisation d’un lieu commun. Remarques sur la notion de Bien Commun dans les villes d’Italie centro-septentrionales entre commune et seigneurie » in : É. Lecuppre-Desjardin, A.-L. Van Bruaene (dir.), De Bono Communi. The Discourse and Practice of the Common Good in the European City (13th-16th c.) – Discours et pratique du Bien Commun dans les villes d’Europe (XIIIe au XVIe siècle), Turnhout, 2010, p. 249. 6. Ibid., p. 244. 7. Ibid., p. 240 (« […] tous ceux qui admettent comme banale la notion de bonum comune ont quelque chose d’essentiel en commun »).

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Outils et travaux

Tendances et actualités

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3-4 novembre 2011 : Le CIERA a fêté ses 10 ans !

Nathalie FAURE

La commémoration du dixième anniversaire du CIERA a été conçue en trois temps : une rencontre scientifique organisée en partenariat avec le réseau des instituts historiques allemands et le réseau des centres d’études allemandes et européennes du DAAD ; une matinée officielle au Palais Beauharnais, résidence de Monsieur Reinhard Schäfers, ambassadeur d’Allemagne à Paris ; puis, dépassant les frontières académiques, une soirée festive dans une salle de concert parisienne. Le colloque du 3 novembre sur « L’internationalisation des SHS, entre area studies et approches disciplinaires » a été le fruit d’une coopération réussie entre trois institutions : DAAD, DHIP et CIERA ont rassemblé leurs forces pour célébrer de manière concomitante l’installation du bureau parisien du DAAD dans ses nouveaux locaux à l’Hôtel Duret-de-Chevry et l’anniversaire du CIERA. Cette rencontre scientifique a reflété avec succès la grande qualité des liens qui unissent les trois partenaires. Devant une centaine de participants, les représentants des instituts historiques allemands à l’étranger et des centres d’études allemandes et européennes du DAAD en Grande- Bretagne, Pologne, Russie, États-Unis et France ont présenté en binôme l’état de leurs coopérations. En arrière-plan de ces retours d’expérience étaient problématisées des réflexions théoriques sur les liens tissés entre area studies et disciplines systématiques dans un contexte d’internationalisation des sciences humaines et sociales. Le bilan contrasté portant sur l’écart entre la réalité des pratiques scientifiques et la nécessité soulignée à plusieurs reprises de croisement des perspectives a révélé de fortes différences dans les pratiques de coopération selon les pays, différences qui peuvent s’expliquer soit par l’histoire de ces pratiques soit par des facteurs plus conjoncturels liés aux choix stratégiques des institutions. La journée du 4 novembre était centrée exclusivement sur le CIERA. La matinée au Palais Beauharnais a été ouverte par les interventions des représentants du DAAD et du MESR qui ont permis de rendre hommage aux succès du CIERA et de remercier toutes celles et ceux qui ont participé à la réussite de cette aventure. Le CIERA aurait pu faire état de son bilan honorable selon les critères habituels de l’évaluation, par exemple en

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énumérant le nombre de projets de recherche, bourses, livres ou articles soutenus depuis 10 ans. Mais le choix a été fait de présenter les réflexions de l’équipe sur ce qui est au cœur de la mission du CIERA et ce qui fait l’originalité du centre : l’accompagnement, le suivi, le soutien, la formation et la mise en réseau d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs et experts de l’Allemagne et d’acteurs de la coopération scientifique et des relations franco-allemandes. La contribution du CIERA à l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs a été présentée de deux manières complémentaires en donnant tout d’abord un coup de projecteur quantitatif pour laisser ensuite du temps à une approche plus qualitative. Ainsi, les résultats de l’enquête 2011 sur le devenir des anciens du CIERA ont été présentés pour la première fois au public. Cette présentation a été l’occasion de rappeler que le CIERA a permis l’émergence d’un réseau de jeunes chercheurs ayant des parcours franco-allemands de plus en plus intégrés, voire de plus en plus internationaux, et capables de s’insérer rapidement sur le marché du travail. Ce regard a été complété par une partie plus qualitative et incarnée, sous la forme d’une table ronde, permettant à quelques anciens doctorants du CIERA de faire part de leurs expériences, notamment en termes d’insertion professionnelle. Cette cérémonie a également donné l’occasion de souligner le dynamisme des jeunes chercheurs du centre à travers la remise du prix de thèse du CIERA à Ayse Yuva pour son travail intitulé « L’efficace de la philosophie en temps de révolution : principes de gouvernement, enseignement, opinion publique en France et en Allemagne (1794-1815) ». Enfin, la conférence de clôture prononcée par Alain Schnapp a dressé un bilan des échanges universitaires européens de ces derniers siècles et placé l’action et la spécificité du CIERA dans la continuité de cette tradition. Le soir, près de trois cents jeunes chercheurs inscrits au CIERA, alumni, collaborateurs et amis se sont retrouvés à La Java, salle de concert parisienne, pour fêter cet anniversaire de manière plus informelle. Cette soirée a été pour beaucoup l’occasion de renouer le contact après s’être perdu de vue pendant un long moment. Ces retrouvailles ont d’ailleurs fait émerger, chez bon nombre d’anciens, le désir de se retrouver dans un réseau alumni du CIERA. Des propositions concrètes ont déjà été émises et un groupe de travail a été constitué depuis lors. La préparation de cet événement a mobilisé l’équipe du CIERA pendant les trois premiers trimestres de l’année 2011. Des inscrits, anciens inscrits, collègues et partenaires du CIERA se sont étroitement associés à la conception et au déroulement de ces deux journées et ont contribué à leur réussite. Les festivités du 4 novembre ont représenté également pour le CIERA une opportunité remarquable pour communiquer sur le travail accompli au fil de ces dix dernières années. Un dossier de presse présentant le chemin parcouru a été largement diffusé en France et en Allemagne. Des partenariats ont été établis avec l’agence All Contents et le magazine Paris-Berlin (conception du visuel pour la soirée du 4 novembre, offre d’abonnement au magazine). Le nombre de participants aux rencontres des 3 et 4 novembre, les nombreux messages reçus à l’occasion de cet anniversaire ainsi que les retours dans les médias ont confirmé le succès de cette opération de communication.

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AUTEUR

NATHALIE FAURE Nathalie Faure est secrétaire générale du CIERA.

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Le réseau « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung » a été fondé

Jean-Louis Georget

Cette année, l’Institut français d’histoire en Allemagne a participé en collaboration avec l’université Goethe de Francfort à la mise en place du projet de recherche « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung », évoqué par Pierre Monnet dans le présent numéro de la Revue. Il constitue la base d’un rapprochement pérenne d’acteurs majeurs de la recherche franco-allemande pour les cinq années à venir dans le domaine des sciences humaines et sociales, au nombre desquels on compte l’IFHA. Le projet est parti du constat simple que les divers soubresauts de l’Union européenne constituaient un vrai défi pour les chercheurs en sciences humaines et sociales, modifiant les paradigmes sur lesquels s’étaient jusqu’alors appuyés les scientifiques durant les trente dernières années. En tant que communauté fonctionnant en réseau et de plus en plus dépendante de l’Union européenne pour son financement, eu égard aux réformes récentes qui valorisent la compétition et le fonctionnement par projets, la recherche se comprend le plus souvent à la fois comme partie prenante et défenseur de la réussite de l’intégration européenne, qui s’impose dans son quotidien comme un fait établi. Le sujet a fourni une source de réflexion abondante pour les sciences humaines et sociales, nourrissant les champs thématiques de nombreuses disciplines : les historiens en ont retracé les sources à partir de la matrice qui va de l’Antiquité à la Renaissance, les sciences sociales se sont attachées à comprendre l’interdépendance et la convergence de sociétés à la fois variées dans leurs déclinaisons et pourtant similaires dans leur grands modèles sociétaux, tandis que les cultural studies ont envisagé les composantes d’une identité européenne commune sans en renier la richesse. Or l’air du temps, ponctué par les crises profondes et les interrogations qui y sont liées, a remis en cause la linéarité de la démarche, puisqu’il incite à voir dans l’Europe non pas un acquis, mais un enjeu vital pour la politique, les sociétés et la pensée. Ceci défini, les chercheurs ont, dans les réunions successives qui se sont tenues pour approfondir les contours du projet présenté le 13 octobre 2011 à l’Académie des sciences de Berlin en présence des ministres français et allemand et des représentants

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des principaux organismes de recherche des deux pays, circonscrit trois thèmes d’une importance politique et sociale capitale pour toute l’Europe. Ils constitueront le socle des travaux scientifiques du projet « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung ». Le premier concerne les États sociaux européens et les incertitudes quant à leur avenir sur l’arrière-plan bien connu de manque de moyens et de sociétés à la fois plus fluides et vieillissantes ; le second s’attache au développement durable, qui va au-delà de la simple protection de l’environnement, et compte parmi les questions existentielles des sociétés futures ; le troisième traite des phénomènes de violences urbaines, qui se sont ancrés dans toutes les sociétés européennes en modifiant la réalité de la perception du bien-être commun. Dans ces trois domaines, l’action publique, dont l’efficacité est amoindrie par le recul de la sphère étatique depuis quelques décennies, est confrontée à la nécessité, en se renouvelant radicalement, de trouver la juste parade à des équations à plusieurs inconnues dans un environnement social instable.

Trois axes au carrefour des sociétés contemporaines

Les trois axes de recherche sont par conséquent traversés de questionnements analogues, qui forment des espaces d’intersection communs. Trois d’entre eux se détachent particulièrement par leur acuité : le haut degré de mobilité et d’interdépendance, qui a considérablement déstabilisé les structures des sociétés européennes ; les mutations des représentations et ordres spatiaux engendrés par la mondialisation où l’État-Nation, qui a perdu sa centralité, demeure paradoxalement la référence et le refuge des constructions identitaires ; la question de l’européanisation, qui est imposée « d’en haut » par les institutions européennes et se développe « par le bas » grâce aux nouveaux modèles de politique participative choisis ou plus souvent subis. Comme on le voit, les solutions requièrent pluridisciplinarité et interculturalité afin de tenir compte de la profondeur historique des questions traitées tout en réfléchissant aux catégories qui pourraient à l’avenir fonder une épistémologie moderne de l’action politique et de son analyse. Il convient de s’attarder dès lors quelque peu sur le contenu des trois axes ainsi définis : Le premier concerne « l’Etat social », l’un des symboles de l’évolution européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour préserver cet attribut essentiel, qui contribue à la préservation d’un mode de vie continental singulier comprenant moultes variantes, les sociétés européennes se voient confrontées à faire preuve d’imagination et d’innovation : de fait, le modèle de l’État social tel qu’il s’est constitué dans les pays industrialisés européens s’enfonce dans une crise grave, puisque les mesures visant à la réduction de son périmètre ou à sa restructuration en profondeur ont un impact direct et profond sur les conditions de vie des citoyens. Or, dans un contexte de désengagement de plus en plus visible des acteurs publics de la vie concrète des citoyens, il représente pourtant l’une des dernières ressources importantes de pouvoir pour les gouvernements et est perçu comme un vecteur de cohésion indépassable. Bien au-delà de simples phénomènes conjoncturels, sa remise en cause prononcée heurte les représentations de progrès et de développement qui sous-tendent les parcours individuels depuis le début du XXe siècle. Ayant établi un constat pour le moins alarmant, le projet se propose d’étudier les aspects fondamentaux du débat qui permettront de mieux saisir les transformations

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pour rendre plus efficaces les remèdes qui s’imposent : interpénétration entre mesures de régulation sociopolitiques « venant d’en haut » et assimilation des transformations « par le bas » ; prise en compte systématique de la perspective historique et des divers régimes de temporalité auxquels recourt chacun des acteurs ; origine, renforcement et légitimation de l’ordre sexué par l’État-Providence ; interaction entre la connaissance des rapports sociaux, les besoins des individus et la mise à disposition de moyens par les acteurs étatiques pour y pourvoir ; liens entre la construction de la sphère étatique, la légitimation des États nationaux européens et les politiques sociales ; conséquences de la crise européenne sur la déréliction des États d’un côté et approfondissement de l’intégration continentale de l’autre ; possibilité de considérer les États sociaux européens comme autant de lieux de mémoire, notamment pour l’Europe centrale et orientale, qui en est fortement demandeuse. Le second axe porte sur le cadre général dans lequel évolue le continent européen : réchauffement climatique, vieillissement, désindustrialisation, crise énergétique et plus récemment débâcle financière et monétaire. Dans toute l’Europe, la succession des crises, leur chevauchement récurrent et leur omniprésence dans l’espace public ébranlent la certitude selon laquelle la société pourrait être en mesure de maintenir le niveau de richesse, la promotion sociale et la qualité de vie que les progrès techniques avaient apportés à la plupart des pays européens après la Seconde Guerre mondiale. On interprète maintenant la succession de catastrophes de plus ou moins grande ampleur comme le signe de l’épuisement d’un modèle de développement dans son ensemble plutôt que comme des résurgences paroxystiques et répétitives de phénomènes cycliques aisément surmontables à l’aide de modèles théoriques traditionnels. L’axe « développement durable, territoire et développement », qui pense au-delà de ce qu’il est commun d’appeler la simple protection de la nature plus incantatoire qu’opérationnelle, se structure autour de trois grandes lignes thématiques qui correspondent aux réponses exigées par de tels défis : les modes d’exploitation et de protection des ressources naturelles en Europe ; l’administration, la gouvernance et le développement des territoires, la conférence de Rio de 1992 les ayant identifiées comme les entités territoriales les plus appropriées à la concrétisation de projets de développement durable ; enfin l’appropriation du concept de terrain par les diverses instances concernées. Le traitement des enjeux environnementaux par les sciences humaines et sociales se révèle complémentaire des investigations que les sciences dures ont réalisées dans ce domaine. La question des « violences en zone urbaine » constituera le dernier axe thématique du projet « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung » : malgré le renforcement des mesures de sécurité, la violence a en effet progressé ces dernières années dans l’espace urbain, gagné en brutalité et surtout revêtu des formes inédites. A ce titre, l’insécurité dans les villes compte parmi les grands sujets de controverse de la modernité. Les éruptions de violence en zone urbaine suivent un processus constant d’agrégation soudaine et de disparition latente, qui s’inscrit dans une géographie mouvante de la ville. Leurs structures et leur appropriation par les habitants restent surdéterminées par des facteurs sociaux, politiques et culturels. La question sera traitée selon plusieurs axes ici décrits, dans le cadre d’une Union européenne qui s’est donnée pour fondements la liberté de circulation, la dignité humaine et l’inviolabilité de l’intégrité physique de ses citoyennes et citoyens : l’étude de la construction et de la déconstruction des espaces où s’exercent les exactions de tous ordres dans leur dimension pratique, discursive et sémantique, qui souligne les interactions entre

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perception, pratique et enrayement de la violence ; l’analyse comparée des phénomènes urbains de transgression en Europe, de leur caractère spécifique et unique, mais aussi de leur interdépendance sur fond de recoupements historiques et contemporains, qui intègre nécessairement une perspective extra-européenne ; l’analyse qu’en font les sciences sociales, qui se traduit dans l’organisation des politiques de sécurité publique qui en résultent ; l’étude du rapport compliqué entre violences urbaines et mouvements migratoires régionaux et internationaux et de sa pertinence pour les grilles d’analyse ; l’ancrage de la construction des violences urbaines dans l’ordre sexué, qui constitue un focus important de l’approche générale.

Un réseau franco-allemand ouvert à d’autres partenaires

D’un point de vue institutionnel, l’objectif du projet est la mise en place d’un réseau franco-allemand, ouvert si nécessaire à d’autres pays européens et extra-européens, qui s’attache à l’étude des trois axes évoqués au préalable. Les conditions actuelles y semblent très favorables. En effet, divers acteurs et institutions de part et d’autre du Rhin, ayant pris la mesure des enjeux, ont mis au service du projet leurs longues années d’expérience franco-allemande dans la recherche en réseau et dans la formation de jeunes chercheurs : l’Institut français d’histoire en Allemagne et sa partenaire, l’université Goethe de Francfort, le CIERA et ses établissements membres, le Centre Marc Bloch et l’université Humboldt de Berlin, la Fondation de la Maison des sciences de l’homme et l’Institut historique allemand de Paris. Ces institutions ont décidé d’approfondir et d’institutionnaliser leurs pratiques de coopération en créant un projet de recherche commun. Ce réseau franco-allemand structuré, qui disposera d’un comité directeur représenté par deux porte-parole, Michael Werner (CIERA) et Gabriele Metzger (université Humboldt de Berlin), de commissions de sélection, d’un conseil scientifique et, dans un premier temps, des trois groupes de travail évoqués, pourra éventuellement, au-delà de la durée de cinq années sollicitée pour le projet, rassembler des équipes internationales autour de sujets de recherche émergents et les aider à trouver les financements nécessaires. Grâce à sa forme réticulaire, le projet ne crée pas d’institution nouvelle, mais permet à des équipes déjà constituées de mettre à profit leur savoir et expertise pour mener à bien le projet « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung ». Le projet vise également, au-delà des objectifs de recherche qu’il s’assigne, à la formation d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs hautement qualifiés qui seront insérés dans une expérience continentale et internationale de grande échelle : les doctorants bénéficieront d’une immersion dans un milieu de recherche reconnu et chevronné et découvriront différentes approches et cultures scientifiques et disciplinaires. L’emploi de post-doctorants en tant que chefs de projet des trois groupes de travail décrits ci-dessus leur offrira la possibilité de développer des compétences requises au sein de la communauté scientifique, mais aussi dans d’autres domaines. Les chefs de projet veilleront tout particulièrement, par l’organisation de rencontres régulières, d’ateliers et de colloques, à favoriser le dynamisme de la discussion interne, à établir un lien avec la communauté scientifique et à s’assurer que les résultats de recherche trouvent un écho auprès du grand public et des acteurs du monde politique et socio-économique. L’organisation des rencontres sera partiellement financée par le

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budget du réseau, mais les groupes de travail seront par ailleurs tenus d’obtenir leurs propres financements tiers pour les manifestations programmées. A cet effet, les participants pourront recourir aux instruments déjà existants chez les porteurs de projet (colloques « junior », workshops thématiques, ateliers de recherche de la Villa Vigoni, séminaires annuels et universités d’été pour jeunes chercheurs, programmes combinés de formation et de recherche, etc.). Les programmes de l’Université franco- allemande et de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme se prêtent particulièrement bien au financement d’activités scientifiques internationales. Chacun des groupes de travail organisera une journée d’étude internationale afin de débattre de ses résultats avec un vaste public spécialisé. Les travaux de recherche des participants aboutiront à l’élaboration d’une monographie, dont les résultats les plus substantiels seront diffusés sous la forme d’articles dans des revues spécialisées de premier ordre. De plus, il est prévu que chaque groupe de travail conçoive un recueil final présentant le cadre conceptuel et théorique et les études de cas abordées dans leurs interactions, établissant ainsi un nouveau canevas pour toute réflexion ultérieure sur l’Europe. Un site internet sera mis en place afin d’assurer la coordination, la mise en réseau et la publication des travaux des groupes de recherche. Il favorisera la diffusion de flux d’information, les échanges scientifiques ainsi que la mise en ligne interne et externe des résultats. De cette façon, les participants et organisateurs du projet « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung » pourront s’appuyer sur un environnement numérique de travail s’inscrivant dans la dynamique des digital humanities. Outre la communication directe lors des workshops et des journées d’études, le site web du réseau favorisera ainsi la communication avec la communauté scientifique. Les événements et manifestations du projet y seront annoncés (ainsi que d’autres manifestations proches du même champ thématique). La publication de littérature grise, de comptes rendus de journées d’étude et d’ateliers de recherche est également prévue. Le site web du projet présentera une interface bilingue et offrira une plateforme aux infrastructures de recherche à la fois françaises et allemandes. S’adressant à des chercheurs français et allemands, elle fera connaître les instruments de recherche des deux pays, contribuant ainsi à un transfert de savoir et de bonnes pratiques. La Revue de l’IFHA offre également dans ce cadre un espace privilégié de publication pour le réseau. Les publications du projet, que ce soit sous la forme de mise en ligne de littérature grise ou d’actes de colloques, feront état des ateliers et journées d’étude organisés au cours du projet. Cela vaut notamment pour les trois journées d’étude internationales prévues en quatrième année, auxquelles des publications de haut niveau devraient donner une grande visibilité. La diffusion d’informations auprès d’un public spécialisé pourra en outre s’appuyer sur les cyber-infrastructures déjà existantes en France et Allemagne.

Le déroulement du projet

Le calendrier est désormais défini. Les chercheurs et post-doctorants commenceront dès le début de la première année du projet, en l’occurrence en 2013, par se rassembler pour faire connaissance, discuter et préciser les programmes de travail de chaque groupe.

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La deuxième année du projet commencera par un colloque réunissant tous les doctorants, post doctorants et scientifiques impliqués dans le projet. Cet atelier de recherche permettra de mieux connaître et de discuter les travaux des collaborateurs du projet, de s’entendre sur l’état de la recherche dans les domaines abordés, de débattre de questions fondamentales relatives à chaque groupe, de développer dans le cadre de discussions les méthodes et théories à employer ainsi que de communiquer à tous les participants une ligne directrice commune qui fournira un cadre au projet. Durant la phase principale, les trois groupes de travail se concerteront une fois par an lors d’un atelier de recherche de plusieurs jours, visant à mettre en commun les résultats relatifs au thème global qui aura été choisi. Une progression a été prévue dans ce sens : la première année de la phase principale se concentrera sur les méthodes et les concepts, la deuxième année sur les données empiriques, la troisième sur la rédaction et l’achèvement des travaux. Les chercheurs membres des établissements porteurs de projet et des institutions partenaires participeront également aux rencontres annuelles du réseau. Le colloque de clôture aura pour objectif de dresser un bilan global des travaux menés. Il fournira l’occasion de mettre en valeur les résultats obtenus en matière de création de réseau, de formation des doctorants et d’insertion professionnelle des jeunes chercheurs, et d’esquisser ainsi un cadre de réflexion pour la poursuite du projet. Le projet a débuté préalablement le 1er juin 2012 par une phase préparatoire au cours de laquelle les partenaires du projet de recherche ont mené les travaux préparatoires (constitution des comités, appels d’offres, sélection des post-doctorants et des coordinateurs). À l’issue des travaux préparatoires, il a été véritablement lancé le 1er octobre 2012 pour une durée de cinq années structurée en trois phases. Ce découpage correspond à l’inégale durée des contrats post-doctoraux et doctoraux, les premiers ayant une durée de cinq ans (avec des nuances entre les contrats français et allemands), les seconds de trois. Le projet comprend ainsi une phase de démarrage d’un an (pour les post-doctorants uniquement), une phase principale de trois ans (pour doctorants et post-doctorants) et d’une phase de clôture d’un an (réservée aux post-doctorants). Dès la phase de démarrage, le projet sera rendu public par une conférence de lancement dans le cadre des festivités célébrant le 50e anniversaire du Traité de l’Elysée ; à Paris ou Berlin, une manifestation intitulée comme le réseau « Saisir l’Europe – Europa als Herausforderung » sera organisée devant d’éminents acteurs scientifiques, médiatiques et des hommes de terrain jouissant d’une bonne réputation auprès du public, qui feront part de leurs expériences et de leurs interprétations du défi européen. Les enjeux principaux des trois groupes de travail seront évoqués dans différents volets de la conférence. La participation à haut niveau des deux ministères français et allemand assurant la promotion du programme est probable. L’objectif de la conférence est, par ailleurs, la prise de contact avec le monde scientifique au sens large, avec des collaborateurs potentiels pour les doctorants et les post-doctorants, avec des interlocuteurs de terrain et des représentants des médias. La clôture du projet en 2017 coïncide avec la célébration des cinquante ans du Traité de Rome. Là encore, on profitera de cet environnement favorable pour donner une grande visibilité aux résultats du projet. Il s’agit de nouveau de monter une conférence médiatique. A l’instar d’une « publication-événement » de livre, les travaux de recherche des groupes de travail formeront le cœur de la conférence et seront évalués par d’éminentes personnalités scientifiques et politiques.

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Le projet ainsi envisagé constituera pour l’IFHA un point d’appui important dans le cadre duquel se dérouleront nombre d’activités dans les années à venir. Il accueillera directement dans ses murs l’un des post-doctorant en lui donnant le cadre de travail approprié pour mener à bien le projet commun et lui donner l’écho désiré.

AUTEUR

JEAN-LOUIS GEORGET Jean-Louis Georget est chercheur à l’IFHA.

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Outils et travaux

Contributions

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Reproduction et révolution normative : mariage, monogamie et biologie sous le IIIe Reich

Johann Chapoutot

1 Tout comme la France des Croix de bois, l’Allemagne a eu ses cauchemars oliganthropiques : la pire conséquence de la Grande Guerre n’est, pour de larges cercles conservateurs et nationalistes allemands, pas la défaite, ni même le traité de Versailles, mais la saignée démographique de quatre à cinq ans de combats, de blocus, de famine, puis de grippe espagnole. Une guerre est une confrontation que l’on peut rejouer, un traité peut être renégocié. La structure d’une pyramide des âges est au contraire affectée d’une inertie sur laquelle la nervosité de la décision politique ou militaire n’a pas de prise : le véritable passif des Flandres, de la Somme et des tranchées est bel et bien là.

2 L’effroi devant le dépeuplement et la dénatalité n’est pas un apanage allemand : la France vote une législation anti-avortement sévère en 1920, et ne cessera de chercher, d’HBM en lois sociales, la martingale nataliste, jusqu’au code de la famille de 1939.

Une extinction biologique du peuple allemand ?

3 En Allemagne, la perception de l’hémorragie est non seulement aggravée par la défaite, mais elle revêt de surcroît, dans un pays bouleversé par des mutations sociales et culturelles massives et rapides, un aspect apocalyptique particulier : l’Allemagne vit une quintuple fin du monde (militaire, politique, diplomatique, puis financière et économique) dont l’anémie démographique semble être l’expression biologique la plus intense et la plus tragique. Pendant que les lecteurs font un triomphe à Oswald Spengler, professeur de biologie dans un lycée de Hambourg articles, brochures et essais se multiplient sur l’aspect démographique de la catastrophe allemande de 1914-1919 ou de 1914-1923.

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4 Très classiquement, tout ce qui définit le mode de vie urbain moderne y est cloué au pilori : l’émancipation des femmes, le célibat, la réduction du nombre d’enfants par foyer, la contraception, mais aussi cette homosexualité qui, grâce aux films et publications de médecins militants comme Magnus Hirschfeld, s’affiche comme une autre normalité parfaitement légitime.

5 L’extrême-droite völkisch, celle-là même qui prétend mettre le Volk comme organisme biologique au centre de ses préoccupations, participe de cette angoisse nataliste et démographique. Réfutant le pessimisme méthodologique d’un Spengler pour qui, semble-t-il, la sénescence et la finitude d’un peuple sont des phénomènes nécessaires et fatals, les nazis développent un discours à la fois plus angoissé (et anxiogène) et plus volontariste – la tonitruance de la volonté étant d’autant plus bruyante que le constat démographique est plus noir.

6 Dans une brochure intitulée Peuple en péril et parue en 1934 1, l’un des deux éditeurs attitrés des publications nazies (Lehmann, à Munich) livre au public un constat proprement apocalyptique : la catastrophe démographique y est ici surdéterminée par un sentiment obsidional très vif, qui présente une Allemagne moribonde, encerclée par un monde en pleine santé, et minée de l’intérieur par la croissance exponentielle des dégénérés, des asociaux et des ratés. Toutes les ressources de l’illustration graphique sont ici mobilisées, du diagramme implacable à l’infographie effrayante, qui fait démesurément grossir un visage slave patibulaire à côté d’une belle tête aryenne qui, elle, disparaît de la feuille : 59 millions de Germains et 65 millions de Slaves en Europe en 1810 – les projections pour 1960 sont terrifiantes : 160 millions de nordiques seulement contre 303 millions de Slaves2. Une autre illustration montre la Pariser Platz, devant la porte de Brandebourg, se vider peu à peu : 4 millions d’habitants à Berlin en 1925, 100 000 en 20753.

7 Le commentaire souligne ces messages : « Nous sommes un peuple agonisant 4 », vidé de sa substance par l’absence de renouvellement démographique, et par la croissance des populations de malades, de criminels, d’allogènes et, à l’extérieur, de Slaves.

8 Dans une postface très ferme, Arthur Gütt répète ce constat et vitupère des normes morales qu’il rend responsables d’une dégradation ontologique inédite du peuple allemand : la « loi de la nature » élimine les faibles et les ratés, et commande que « soit maintenu en vie le peuple allemand 5 », coûte que coûte. Une morale dévoyée a commandé de soigner les dégénérés et de tolérer l’absence d’enfants : la « sélection naturelle » a été neutralisée par cette « idéologie du dernier millénaire, qui nous a imposé l’impératif moral d’assister tout ce qui est malade et faible6 ».

9 C’est tout le contraire que commande une éthique dérivée des lois de la nature, qui crée des « devoirs envers la famille allemande, envers le peuple allemand et envers l’avenir de l’Allemagne7 ». Les personnes âgées, dès lors, « n’ont de droit à l’assistance » que si et seulement si « ils ont contribué à la fertilité allemande » et si ces vieux ont su « donner au peuple allemand une éternelle jeunesse8 ».

10 On le voit, Arthur Gütt défend que « tout doit être subordonné à cette fin de notre politique raciale », tout, « y compris les impératifs qui régissent notre sexualité et nos familles » et qui ne doivent plus participer de ces « doctrines dépassées et fausses9 » léguées par le christianisme.

11 De 1936 à 1945, le même éditeur, Lehmann, publie une série de monographies intitulée « Biologie politique – Cahiers pour une science et une politique biologique », dont les

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titres renseignent sur « La guerre des naissances », appellent à « La guerre contre la mort infantile », ou décrivent des « Peuples au bord de l’abîme10 ».

12 L’argumentation est, à chaque fois, identique, et reprend tout ce dont la brochure de 1934 était déjà un compendium.

13 L’originalité de cette abondante littérature démographique nazie est double. Elle touche d’abord à toute l’histoire : de même que le concept de race et la lecture raciste de l’histoire permettent d’éclairer le réel contemporain et la totalité du devenir humain, de même cette angoisse de l’oliganthropie est-elle projetée sur la totalité des cas d’espèce historique. Si les civilisations grecque et romaine (nordiques) ont disparu, par exemple, c’est en grande partie pour des raisons d’effondrement démographique, dû à l’hémorragie de guerres fratricides et à une dénatalité causée par la décadence des mœurs11. De même, la guerre de Trente ans révèle-t-elle l’hostilité d’un monde coalisé contre l’Allemagne et conspirant à sa disparition biologique, une lecture que les nazis estiment confirmée par la Grande Guerre.

14 Cette étiologie de la mort des peuples, et le constat de l’urgence contemporaine, conduit à la formulation d’un catalogue de mesures très classiques et attendues.

15 De l’encouragement bruyant et très conventionnel à l’accroissement numérique de la famille allemande à la lutte classique contre l’avortement, l’homosexualité et l’emploi des femmes (sauf en temps de guerre…), la panoplie classique du dispositif nataliste peuple les argumentaires, puis les dispositions réglementaires et législatives. Mesures incitatives (allocations…) et sanctions (fiscales et pénales) frappant l’absence de fécondité sont bien connues et se retrouvent ailleurs.

16 Le discours nazi développe cependant une radicalité critique et programmatique peu commune : il s’agit, à le lire, de détruire les fondements d’une culture, d’une normativité nocive et néfaste pour instaurer une politique biologique, une « naturgesetzliche Politik », c’est-à-dire, littéralement, une politique qui respecte la nature comme seule loi et qui ait la nature pour seule loi, i.e. pour seul principe et pour seule fin.

17 La Naturgesetzlichkeit – le respect de la nature comme seule instance législatrice – caractérise à bien des égards, sinon essentiellement, la totalité du discours normatif nazi. Pour ce qui nous occupe ici, nous constatons que, parallèlement à l’arsenal de mesures que nous évoquions, s’ajoute un assaut singulier contre l’institution même du mariage, non seulement dans ses conséquences juridiques, mais également dans son principe même. Cet assaut se déroule en trois vagues successives, qui visent, dans un ordre chronologique – qui correspond également à une gradation logique : le statut des enfants illégitimes (hors mariage), les conditions d’exercice du droit de divorce puis, enfin, la norme monogamique elle-même.

Enfant naturel, enfant de la nature12

18 Le premier des trois fronts ouverts contre le mariage concerne les conséquences juridiques de cette institution sociale : la différence de statut entre les enfants issus d’une union sanctionnée par le mariage et ceux qui sont nés hors-mariage. Le code civil allemand de 1900, le Bürgerliches Gesetzbuch, consacre en effet l’inégalité légale entre les enfants légitimes (eheliche Kinder : littéralement, enfants issus d’un mariage) et les enfants illégitimes (uneheliche Kinder, littéralement : enfants hors-mariage). La lutte

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contre cette inégalité de statut est, aux yeux des nazis, une question de principe autant que de pure comptabilité démographique.

19 Du point de vue démographique, pour commencer, il est inconcevable de flétrir des filles-mères qui apportent des enfants à l’Allemagne. Si la société et la culture chrétienne condamnent cette reproduction hors-mariage, c’est par oubli des nécessités naturelles de la préservation de la race ou, pire, par hostilité à celle-ci.

20 Théoricien longtemps apprécié de Himmler, Richard Walther Darré soulève la question de principe, et déclare la guerre à une moralité sociale veule et inepte :

21 « Si l’on considère la question de l’enfant illégitime du point de vue de l’amélioration raciale, le problème est tout différent, car c’est la valeur héréditaire qui prime, c’est-à- dire la provenance raciale – et dans un deuxième temps seulement la question de la conception dans ou en dehors du mariage13 ». Dix ans plus tard, Darré revient sur cette question en déplorant que, dans l’Allemagne nazie, « on se demande encore trop souvent dans quelles conditions matrimoniales un enfant est né au lieu de s’intéresser à la valeur raciale de l’enfant ». Le mariage, chez les Germains, avait selon Darré pour principe et pour fin le développement de la vie de la race, et non l’épanouissement de deux individus. Aux yeux de Richard Darré, c’est le Code civil de 1900 et « l’idéologie libérale qui a renversé la hiérarchie des valeurs (umgewertet) ». Contre cette première Umwertung, cette première inversion des valeurs, il convient de remettre les choses à l’endroit. La seconde Umwertung sera donc une révolution qui permettra de revenir aux valeurs essentielles de la race : ce qui importe avant tout, c’est que des enfants naissent et que le « mariage » soit remis « au service de la reproduction des générations14 ». Pour trancher les débats contemporains, Darré propose un critère sûr, un critère de responsabilité biologique : « Le concept d’un enfant dont on serait responsable devant nos ancêtres donne un critère sûr pour formuler une position claire dans le brouhaha qui règne autour de l’enfant illégitime. Il permet également de poser les fondations d’une moralité allemande conforme à la race et responsable devant elle15 ». Ahnenverantwortung : l’acte de procréation ne peut comparaître que devant le tribunal de la race, et non d’une quelconque Église ou d’une morale bourgeoise veule et philistine.

22 Le droit germanique prend donc la race pour principe et pour fin. Droit pleinement naturel, en ce sens qu’il transcrit les commandements de la nature et sert ses fins, il s’oppose à toute anti-nature : celle du christianisme, du droit civil et des préjugés bourgeois. Dans les colonnes de la revue Deutsches Recht, un juriste s’intéresse ainsi au « concept de Sippe [famille, tribu] dans le droit germanique ». Il rappelle ainsi que, au rebours de l’article 1589 du BGB allemand qui ne reconnaît à l’enfant naturel aucun lien avec la famille du père, « la loi norvégienne du 10 avril 1915 a rétabli dans ses droits les conceptions sociales des anciens Germains dans la mesure où elle a décidé que „l’enfant illégitime jouit […] du même statut juridique par rapport au père que par rapport à la mère“16 ». Les Norvégiens ont su renouer avec les normes de « ces ancêtres [qui] avaient une pensée juridique plus juste et plus conforme à la biologie17 ». Le droit civil norvégien est conforme à la tradition germanique, mais aussi aux acquis les plus récents de la science de la race : « la justification de cette norme est que le lien de sang naturel avec le père et la mère est identique, et qu’il transmet la même hérédité à l’enfant, de telle sorte que la science de l’hérédité nous commande de conclure juridiquement à la parenté substantielle et biologique immédiate de l’enfant et des deux parents18 ». Le droit civil, comme toute norme juridique, n’est légitime qu’en tant

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qu’il est induit, ou traduit, des lois de la nature, le droit positif se bornant à être une translittération des normes naturelles.

23 Ce qui se joue dans ce débat autour de l’enfant illégitime et de son statut n’est rien moins que la valeur du mariage comme institution sociale. Que le mariage soit affecté d’une valeur sacrale par des Églises ne peut entrer en ligne de compte : ce qui importe est la valeur biologique de cet acte juridique. Le droit ne peut et ne doit pas entrer en contradiction avec la nature. S’il l’entrave, il doit être réformé. Comme l’écrit un journaliste du journal de la SS, Le Corps noir :

24 « Le mariage est un instrument dont se sert la nature pour projeter la race dans l’éternité. La nature se moque du droit, elle veut […] un acte biologique. Tout le reste n’est qu’œuvre humaine, certes nécessaire, mais artificielle. Quiconque s’interroge sur la signification profonde du mariage ne peut donc jamais partir que de l’essence et de la volonté de la nature19 ».

25 Cette conception du droit, de surcroît sur un sujet aussi sensible que les mœurs sexuelles et la morale bourgeoise, ne va pas de soi, et les Églises s’offusquent des velléités nazies de donner à l’enfant illégitime une position équivalente à l’enfant d’un couple marié. Dans un article publié dans les colonnes de la revue Deutsches Recht, le docteur en droit et Untersturmführer Kurt Schmidt-Klevenow, membre de l’Office central de la race et de la colonisation de la SS (RuSHA), évoque les « réserves de nos ennemis idéologiques, en particulier des Églises », tout en précisant que « le national- socialisme n’est pas disposé à faire des compromis avec telle ou telle proposition dogmatique libérale-bourgeoise ou cléricale-dogmatique ». Le nazisme, qui est une « raciologie appliquée » vise à « intégrer l’enfant illégitime dans la communauté raciale en le tirant une bonne fois pour toutes du marais de la culture libérale-bourgeoise ou cléricale. La prétendue morale bourgeoise ou religieuse ont généralement fait de l’enfant illégitime un être de seconde catégorie pour la simple raison qu’il était né hors- mariage20 ».

26 En bonne orthodoxie nazie, l’auteur précise que « tout droit tout être fondé biologiquement sur le sang, sur la foi en une législation éternelle de la nature. Plus un droit se rapproche de l’ordre naturel, meilleur il est. C’est seulement ainsi qu’il peut remplir son rôle et illustrer les lois sacrées de la nature et de la vie 21 ».

27 Le front nazi est donc double : il s’agit à la fois de combattre les préjugés constitutifs d’une morale victorienne aveugle et bête, mais aussi d’affronter cette culture chrétienne dont les normes bourgeoises sont dérivées.

28 Révérence obligée, et concession rhétoriquement utile, l’auteur ne peut se dispenser d’un hommage appuyé à la famille allemande, que, parbleu, le national-socialisme ne vise pas à détruire. C’est que certains s’en inquiètent, quelques voix divergentes qui font part de leurs doutes et réticences jusque dans les colonnes des publications nazies. Ainsi de Friedrich Lenz qui, dans les colonnes de Volk und Rasse22, vitupère les « enfants illégitimes » et toute menace de dissolution de la famille, notamment le concept de « mariage biologique23 » forgé par certains collègues. Cet article provoque la colère d’Heinrich Himmler qui interdit à son auteur toute publication ultérieure du même acabit24.

29 C’est que le Reichsführer SS prend des initiatives auxquelles Schmidt-Klevenow rend hommage : « La conséquence logique [de cette conception du droit] est la nécessité d’une sélection et notre devoir de donner aux enfants illégitimes sains et de valeur de

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meilleures conditions de vie. C’est dans cette mesure que le Reichsführer SS a bien mérité des familles et des enfants en créant le Lebensborn », institution dictée « par la nécessité25 » naturelle.

30 Militant de la « réévaluation des valeurs » héritées du christianisme, le Reichsführer SS Heinrich Himmler a en effet créé une institution inédite en 1936 : l’association « Fontaine de vie » (Lebensborn e. V.) qui doit accueillir dans ses hospices toutes les filles-mères de bonne race, et leur offrir tout soutien pour accoucher, puis pour élever leurs enfants dans les meilleures conditions26. A ceux qui, du côté des clergés protestant et catholique notamment, ou des chaisières de tout poil, froncent les sourcils ou tordent le nez, Himmler rétorque qu’au sein du Lebensborn, « c’est un amour du prochain concret que nous pratiquons. C’est ce que devraient comprendre Messieurs les Pasteurs et les curés qui tonnent, du haut de leurs chaires, contre les filles-mères et qui ne savent pas le mal qu’ils infligent à ces pauvres femmes en montant contre elles toute la société27 ».

31 Cet « amour du prochain concret » relève d’une moralité supérieure, qui transcende et invalide la moralité chrétienne, si hostile à la reproduction de la race : « concret », il s’oppose à des principes abstraits, désincarnés et désincarnants, pour permettre la reproduction et la production de substance biologique de bonne race.

32 On voit que, sur la question de l’enfant illégitime, une conception radicalement autre du droit s’expose : le droit doit être selon les nazis la pure et simple transcription du fait de nature ; le droit allemand doit être révolutionnaire et révolutionné, i.e. revenir au point de départ germanique, à la proximité germanique à la nature : Darré oppose à la première « inversion des valeurs » (Umwertung) un second renversement, qui permettra de rendre à la norme la légitimité en faisant d’elle, à nouveau, la translittération des décrets de la nature.

Pour la dissolution de l’union stérile

33 Le second combat des idéologues, raciologues et juristes nazis vise les conditions de dissolution du mariage. Si, comme le dit le Corps noir, la seule fin du mariage est la procréation de nombreux enfants, il est opportun d’assouplir la législation du divorce pour permettre une séparation des couples infertiles. Cet assouplissement est obtenu par la loi de 1937 portant réforme du mariage et fait l’objet d’une justification biologique. Comme l’explique Franz Wieacker, professeur à Kiel, dans les colonnes de Deutsches Recht, « la nouvelle vision du monde confère à nouveau à la famille et au mariage le caractère d’un service28, d’une fonction au sein d’un ensemble qui les dépasse29 ». Il ne s’agit certes pas, en réfléchissant à une réforme du droit matrimonial, de bouleverser cette belle et noble institution, en autorisant le divorce ad libitum. Mais, a contrario, il doit être mis fin aux limitations cléricales ou aux héritages religieux : « Il n’y aura pas de divorce arbitraire, mais aucune institution matrimoniale transcendante ne doit empêcher la dissolution de mariages malades au profit de la communauté du peuple30 ». Son collègue Karl Larenz, professeur à Kiel, le rejoint : « Le législateur doit avoir le courage de reconnaître qu’un mariage désespérément abîmé n’est en vérité plus un mariage […]. Un lien, qui a cessé d’en être un, devrait être déclaré formellement rompu31 » – ici encore, le droit ne semble devoir qu’acter un fait. Il en va des mariages où l’amour et la confiance ne règnent plus et où, avant tout, la procréation d’enfants est devenue impossible.

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34 Le juriste Karl Mössmer prônait, dans les débats préparatoires à la réforme du mariage, pour une intégration du « concept de communauté » à toute réflexion sur « mariage et divorce32 ». La communauté, l’auteur ne l’écrit pas ici mais il vaut de le rappeler, n’est ni la société, ni une civitas transcendante gagée sur le sacré. Dans une société – groupe humain fondé sur la libre contractualisation des individus –, un mariage librement concluable et dissoluble est pensable. A l’inverse, dans une civitas religieuse, constituée par des postulats et des catégories forgées par l’Église, le mariage est un sacrement aussi indissoluble et éternel que l’est le lien entre le Créateur et ses créatures. La communauté (Gemeinschaft) nazie n’est rien de tout cela : ni libre (au sens rousseauiste et révolutionnaire), ni (faussement) sacrée, elle est organique. Organisme biologique, elle est fondée sur la mutuelle participation de tous à la même substance et a pour fin la reproduction de cette substance par la procréation d’enfants.

35 Dès lors, le mariage ne peut être conçu que comme « une communauté de vie (Lebensgemeinschaft) entre deux personnes saines de même race et de sexe différent à toute fin de préservation et d’encouragement du bien commun par une cohabitation harmonieuse qui vise à produire des enfants sains de bonne race ainsi qu’à les éduquer pour qu’ils deviennent des membres valables de la communauté du peuple33 ». Cette définition s’éloigne on ne peut plus de la conception libérale du mariage esquissé par Kant, puis consacrée par le BGB de 1900 : le mariage était, dans les termes de Kant, un contrat régissant l’usage des parties génitales de chacun et, dans les termes du droit civil, un acte synallagmatique révocable à loisir. Il est ici moyen en vue d’une fin : procréation et production d’une saine substance biologique.

36 En amont, la prévention prophylactique de mariages indésirables est donc nécessaire, comme le disposent les lois de 1933 et de 1935 qui interdisent l’union et la reproduction d’éléments sains avec des éléments à l’hérédité gâtée (lois du 14 juillet et du 24 novembre 1933) ou avec des juifs (lois de Nuremberg). En aval, le débat – souhaitable – sur le divorce et son assouplissement reste parasité par un tabou et une erreur. Le tabou est celui qui est imposé par le « droit du mariage catholique », qui y voit un sacrement indissoluble. L’erreur, a contrario, est celle du « libéralisme », qui trouve son accomplissement dans « la législation du mariage soviétique » : le mariage ne serait qu’une « affaire de droit privé » qui ne serait soumise à « aucune autre condition de dissolution que la simple dénonciation unilatérale34 ». Cette conception « libérale- soviétique » (sic) est inacceptable : les époux doivent être conscients qu’ils sont soumis à un devoir (envers la communauté, envers la race) qui les dépasse. Cependant, et pour les mêmes raisons, un mariage qui ne sert plus la communauté raciale doit pouvoir être dissout, sans que ne pèsent plus sur le divorce les préventions, préjugés et interdits hérités d’une conception cléricale et sacramentelle.

37 L’actuelle « limitation rigide des causes de divorce à la seule faute constatée35 » empêche des époux convaincus de la non-viabilité de leur union de divorcer et les conduit à contourner la loi en mentant devant le juge pour que celui-ci accorde un divorce pour faute. Il serait préférable d’assouplir cette législation pour que des époux puissent divorcer, « en particulier quand leur mariage est resté stérile36 ». Cet assouplissement ne sera en aucun cas la porte ouverte à des déflagrations familiales en série, car les juges veilleront : il va de soi que « des mariages qui offriront encore une quelconque perspective de reproduction féconde devront être maintenus, au contraire des unions qui, irrémédiablement détruites, devront être dissoutes37 ».

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38 Face à de tels arguments, si puissamment fondés sur une conception biologique de la communauté politique et sur la finalité reproductive de toute union, les hésitants et les réticents ont peu de choses à opposer : les Églises défendent le dogme, mais celui-ci est répudié sur le fondement de son anti-naturalité, voire de son hostilité à la race et à son développement. Quant aux conservateurs de tout poil, ils ne peuvent opposer à la déferlante des raisonnements biologiques et à l’apodicticité de la nécessité naturelle qu’une litanie répétitive et des arguments tautologiques. Le discours nazi, aux termes duquel les institutions sociales doivent servir les finalités de la nature, se caractérise par une radicalité qui bouscule les vieilles lunes bourgeoises et les préjugés sociaux hérités qui n’ont à opposer qu’une plainte vaine et non argumentée selon laquelle il faut défendre la famille traditionnelle parce qu’il en a toujours été ainsi.

39 La conception nazie suscite des résistances, mais parvient à s’imposer, non seulement dans la lettre des normes juridiques, mais aussi dans la réalité des pratiques sociales, comme en témoigne le succès des Lebensborn.

40 On constate que, alors que le combat pour l’égalité de statut de l’enfant illégitime contestait au fond l’obligation d’une reproduction sexuée dans le cadre d’une union sanctionnée par la loi, ce débat pour l’assouplissement des conditions du divorce constitue un second front qui vient dévaluer le mariage monogamique et unique comme cadre et lieu impératif, ou même principal, de la reproduction. La voie était donc ouverte à la contestation du principe monogamique lui-même.

Abolir la monogamie ?

41 Dans le Völkischer Beobachter des 24-26 décembre 1939, Rudolf Hess, « représentant du Führer » publie une lettre ouverte supposément adressée à une jeune femme enceinte, fiancée à un homme mobilisé dans la Wehrmacht et récemment tombé sur le front de Pologne. Fiancée et non mariée, cette femme doit donc donner naissance à un enfant illégitime, ce qui la désespère et la conduit à confier son désarroi à Hess.

42 Cette démarche supposée de la fiancée d’un héros, d’une jeune femme dont la faute est éclipsée par le sacrifice du père de son enfant, permet aux éléments d’avant-garde de la hiérarchie nazie d’avancer une idée qui, dans le contexte d’une guerre qui vient de débuter, tend à se banaliser, après avoir été l’apanage des seuls éléments les plus en pointe du racisme le plus conséquent et le plus « révolutionnaire » au sein de la SS. L’article signé par Hess est remarquablement construit : le « représentant du Führer » commence par exprimer sa profonde sympathie pour une jeune femme dont il se propose de reconnaître l’enfant en en devenant le « parrain 38 ». Il va de soi, selon Hess, qu’en bonne solidarité nationale-socialiste, « vous et votre enfant serez traités et aidés de la même manière que si le mariage avait déjà été conclu39 » – une fois encore, le fait de nature (la conception) vaut acte juridique.

43 Au fond, Hess aurait pu en rester là : la faute du couple ayant été rachetée par la mort du père, cette émouvante histoire aurait pu raffermir le principe même du mariage. Or, il n’est, dans cet article, aucunement question de faute, bien au contraire.

44 Si, précaution rhétorique, « le mouvement national-socialiste voit dans la famille la cellule fondamentale du peuple », il reste que « dans des moments exceptionnels […] des mesures particulières divergentes par rapport aux règles d’usage doivent être

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prises, particulièrement en temps de guerre, où meurent tant de jeunes hommes, et où toute nouvelle vie revêt une importance particulière pour la nation ».

45 L’état d’exception créé par la guerre suspend donc les « vieux usages vénérables » et efface les « frontières des us et habitudes bourgeois, qui sont sans doute nécessaires » en temps normal. Les adjectifs « vénérable » et « bourgeois » ne sont pas précisément mélioratifs sous la plume de Hess, comme de tout chef nazi… Expression d’un vieux monde étriqué et exsangue, les règles d’hier sont donc suspendues par la guerre, mais pas seulement : elles sont condamnées sur le fondement de leur obsolescence. Que cet effort d’émancipation des normes héritées n’ait rien d’aisé est concédé par Hess qui, fort habilement, prétend se mettre à la place de la jeune femme et du lecteur de cette lettre ouverte : « Croyez-moi, cela ne m’a pas été facile non plus de me libérer de traditions qui avaient toujours été évidentes pour moi. Mais, en tant que national- socialiste, je peux vous dire ceci : la loi suprême, en temps de guerre comme en temps de paix est la préservation de la race. Toutes les autres lois, us et conceptions doivent se soumettre à cette loi supérieure ».

46 Hess écrit bien : « En temps de guerre comme en temps de paix »… est-ce à dire que les jours du mariage sont comptés ? En tant que norme, en tant que condition obligatoire d’une reproduction sexuée légitime, indubitablement : « En temps de guerre, le fait de donner la mort revêt une signification nouvelle, car il sert la préservation de la nation. Notre rapport aux mères-filles et aux enfants nés hors-mariage doit connaître une évolution semblable, et pour les mêmes raisons, en temps de guerre comme en temps de paix. A quoi servirait-il qu’un peuple gagne s’il devait périr à cause des sacrifices consentis pour la victoire ? ».

47 Si l’on a appris à tuer pour défendre la nation en s’affranchissant des interdits hérités qui frappent usuellement le meurtre d’autrui, il faut aussi apprendre à enfanter en dehors des cadres normatifs légués par un passé dépassé. La guerre ici ne compte plus : Hess parle d’une révolution normative définitive qui prend en compte le fait que « le bien de la communauté, la vie de la race est située plus haut que tous les principes imaginés par les hommes, plus haut que toutes les normes morales qui, pour être l’expression d’une coutume, n’en sont pas pour autant la morale en soi, plus haut, enfin, que tous les préjugés ».

48 Les us sociaux – et les institutions juridiques qui en sont les gardiennes – sont donc dégradés au rang de simple « coutume », inférieure à la « morale en soi », c’est-à-dire cet ensemble de normes qui ont pour fin la vie et le développement de la race.

49 La chronologie nous révèle que cet article de Rudolf Hess, publié fin décembre 1939, intervient opportunément deux mois après une initiative du Reichsführer SS, Heinrich Himmler, qui avait provoqué des commentaires outrés et des réactions hostiles dans le milieu, conservateur, des officiers de la Wehrmacht.

50 Ce n’est pas la première fois qu’Himmler intervient dans le domaine de la conjugalité de ses hommes : dès le 31 décembre 1931, il avait soumis tout mariage d’un membre de la SS à l’approbation de l’Office central de la race et de la colonisation (RuSHA) sur le fondement de l’appartenance raciale de la promise. Rien que de très logique : comme la SS se voulait l’élite raciale du Reich à venir, il était impératif que la sélection raciale la plus stricte gouvernât son recrutement ainsi que le mariage de ses hommes.

51 Le 28 octobre 1939, Himmler édicte un ordre qui n’a pas pour objet la qualité du « matériel humain » SS, mais bien sa quantité. Le Zeugungsbefehl (ordre de

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reproduction) anticipe sur les pertes humaines de la guerre en cours et à venir, et ordonne aux soldats de la Waffen-SS d’engrosser au plus vite leurs épouses, car « le plus beau cadeau d’une veuve de guerre est toujours l’enfant de l’homme qu’elle a aimé ». Quant à ceux qui ne sont pas encore mariés, ils reçoivent également l’ordre de féconder toute femme allemande disponible :

52 « Au-delà des limites imposées par des lois et des usages bourgeois par ailleurs peut- être nécessaires, le fait de devenir les mères de soldats partant au front va devenir un devoir supérieur, y compris en dehors du mariage, pour des jeunes femmes et filles de bon sang, non pas par légèreté, mais pour les raisons morales les plus sérieuses et les plus profondes ». C’est par devoir que l’on combat et que l’on tue. C’est tout autant par devoir que l’on copule et procrée.

53 Ce « devoir sacré » est dicté par la mort qui frappe déjà, mais aussi par les tâches de colonisation qui attendent la race germanique-nordique, sur des espaces d’une ampleur inédite. Les enfants issus de cette sexualité militante et militaire bénéficieront d’une tutelle « de représentants du Reichsführer SS » et jouiront de tous les moyens matériels nécessaires à leur éducation « jusqu’à leur majorité », dans le cadre des hospices du Lebensborn, précise Himmler dans une circulaire complémentaire à la SS et à la police allemande du 30 janvier 1940. Dans ce second texte, Himmler fait état des « malentendus » provoqués par son ordre du 28 octobre 1939 : il ne s’agit pas, pour les hommes de la police et de la SS, de « s’approcher de la femme d’un camarade » déjà parti au combat ! L’honneur militaire et le simple bon sens le défendent, tout comme ils commandent de mobiliser toute femme disponible dans ce combat des naissances, « question vitale pour notre peuple ». Le Reichsführer SS, que l’on savait peu sensible à l’humour leste, rappelle une nouvelle fois qu’il s’agit, pour les femmes et les hommes non mariés, d’un devoir « sacré, supérieur à toute légèreté et à toute plaisanterie ».

54 Quand il rédige ses lignes pour légitimer la pratique d’une sexualité non pas seulement préconjugale, mais clairement extraconjugale, Himmler peut se fonder sur une idée déjà répandue et acceptée dans le cercle le plus élevé de la hiérarchie nazie : enfanter, de quelque manière que ce soit, est le devoir de toute femme. Mieux : il s’agit de l’exact équivalent, pour la femme, du devoir militaire qui incombe aux hommes. Comme le déclare Hitler aux femmes allemandes lors d’un discours de 1934 à Nuremberg :

55 « Tout ce que l’homme consent comme sacrifices dans la lutte que mène son peuple, la femme le consent dans son combat pour la préservation des familles de son peuple. Le courage que l’homme démontre sur le champ de bataille, la femme le démontre aussi, par son dévouement patient constant, par son amour patient et par ce qu’elle endure. Chaque enfant qu’elle met au monde est une bataille qu’elle gagne pour l’existence de son peuple, contre le néant qui menace40 ». Ce qui est, en temps de paix, conçu et prononcé comme une analogie méliorative censée valoriser le grand renfermement des femmes dans l’espace privé, est à entendre au sens le plus littéral en temps de guerre : les femmes combattent avec la seule arme dont leur faible nature dispose, i.e. leur ventre.

56 Hitler, lui-même célibataire jusqu’au jour de son suicide, approuve en privé toutes les entorses constatées dans les rangs de la SS à l’obligation d’une sexualité monogamique et conjugale. S’il réagit avec vigueur quand Goebbels délaisse son épouse pour une actrice tchèque, car le scandale dessert le régime et blesse la mère prolifique de cinq enfants allemands qu’est Magda Goebbels, Hitler « se réjouit que justement une troupe d’élite comme la Leibstandarte considère son devoir de mettre des enfants au monde

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comme un devoir de race ». Ces propos du Führer font suite à un satisfecit qu’Himmler vient de se décerner : « Vu les pertes que la SS a dû subir dans les rangs de ses jeunes hommes encore célibataires, je suis content d’avoir donné cet ordre [de reproduction]. De cette manière, le sang de ces hommes est au moins conservé dans un enfant ». Encouragé par l’ambiance qui règne à table, un convive de la Wolfschanze raconte une plaisanterie qui court sur la signification de trois des nombreux acronymes qui, depuis 1933, se multiplient dans le Reich : « Savez-vous ce que veut dire BDM, WHW et NSV41 ? Bin Deutsche Mutter, Wie Hitler Will. Nun Suche Vater (je suis une mère allemande, comme le veut Hitler. Maintenant, je cherche un père !) 42 ». Le sténographe note que le Führer rit avec plaisir à ce trait d’humour, de conserve avec les autres commensaux.

57 Le mariage et l’ensemble des normes et des représentations qui l’entourent indisposent visiblement Hitler, qui s’offusque de la médiocrité bourgeoise dont elle est le fondement et la source : s’emportant contre les « tartuffes43 », Hitler vitupère cette « morale mensongère44 » qui conduit des officiers à quitter l’armée quand ils ont eu des relations extraconjugales45. Rien de tout cela ne lui semble ni très sain, ni très naturel : la vocation naturelle de la femme n’est pas de se marier, mais d’enfanter, car « si une fille n’a pas d’enfants, elle devient hystérique ou malade »46. Ce qui est vrai à l’échelle individuelle vaut aussi au niveau de la communauté dans son ensemble : « Ce qui a été voulu par la nature [n’est pas le] mariage [mais] la satisfaction de cette grande aspiration à la vie [qui consiste à ] imposer son droit à la vie47 ».

58 Dès lors, le pas vers le principe polygamique n’est plus long à franchir : préoccupé, voire terrifié par l’hémorragie que provoquent les combats, Hitler rappelle une fois encore le précédent du XVIIe siècle : « Après la guerre de Trente ans, la polygynie a été à nouveau autorisée : c’est par l’enfant illégitime que la nation s’est reconstituée48 ».

59 Au plus haut niveau de la hiérarchie nazie s’acclimatent donc, dans un contexte de guerre, d’une guerre dure et coûteuse en hommes, des idées qui avaient été formulées dès les années 1920 dans les cercles les plus avant-gardistes du racisme völkisch et nazi, hostiles au mariage monogamique, institution suspecte, étrangère à la race germanique-nordique, et sans doute inventée pour assécher et tarir son flux reproductif.

60 Dans son maître-ouvrage, La paysannerie comme source de vie de la race nordique (1929), Richard Darré affirmait ainsi que les Germains étaient polygames. Le rameau méridional, émigré en Grèce, de la race nordique, pratiquait une polygynie attestée par Plutarque qui rapporte qu’un « Spartiate pouvait demander à un autre de coucher avec son épouse », de même que « des hommes âgés pouvaient conduire leur jeune épouse vers un homme jeune pour lui demander un enfant, et ne considéraient pas cela comme honteux49 ». Il en va de même de la « Suède, patrie originelle de la race nordique, où l’on trouve des témoignages tardifs de polygynie50 ». Charles « le massacreur de Saxons », le Charlemagne évangélisateur et bourreau de la Saxe, était lui-même « polygame » : « le comportement de Charles le Massacreur de Saxons n’est en rien contraire à l’esprit nordique51 », car les rois francs agissaient de même. Quant aux Romains, César « avait le projet d’introduire juridiquement la polygamie à Rome, afin de permettre une reproduction accrue 52 » après le désastre démographique de la guerre civile.

61 Pour Darré, il est évident que l’institution sociale du mariage doit avoir pour fin unique la reproduction maximale et la prolifération de la race. Tout artéfact (social) qui contrevient à cette loi naturelle doit être aboli. Or, constate l’auteur, le mariage

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monogamique est devenu un dogme, car « la christianisation et l’acculturation romaine tardive ont modifié la culture juridique des Germains, ce qui a entraîné une évolution des concepts juridiques dans un sens antigermanique 53 ».

62 Imposé à la race germanique avec et par le christianisme, le mariage monogamique est une institution néfaste à la vie de la race, une anti-nature solidaire des nombreux autres caractères d’une culture importée et hostile à la vie, comme en témoigne le rapport chrétien au corps : « Toute négation du corps a été, dès les origines, étrangère à la race nordique. C’est seulement au cours de l’antiquité, quand l’ombre monstrueuse d’une ascèse hostile à la beauté s’est levée de l’orient pour provoquer une éclipse de la culture que la déformation des concepts moraux a commencé et imposé l’idée d’un corps peccamineux 54 ».

63 Le christianisme comme anti-nature a aliéné la race en la dénaturant, en l’éloignant d’une conception saine et naturelle de la sexualité : le rapport sexuel de l’homme germanique doit être libre et servir la reproduction la plus libre et abondante de la race.

64 La dénonciation opiniâtre d’un christianisme qui a dénaturé la race en l’éloignant des principes, sains, de sa naissance et en l’empêchant d’obéir à ses principes élémentaires, est une des constantes des textes d’Alfred Rosenberg qui, lui aussi, et fort logiquement, prend parti pour la polygamie, non sans les concessions rhétoriques d’usage : « Certes, il faut protéger le mariage monogamique, mais […] sans une polygamie temporaire, jamais les migrations germaniques des siècles passés n’auraient pu se dérouler et, donc, jamais la culture occidentale n’aurait pu éclore55 ». Le contexte démographique hérité de la Grande guerre rend cette question à nouveau actuelle : « Est-ce que ces millions de femmes, que l’on appelle avec commisération de ’vieilles filles’, privées de leur droit à la vie, doivent traîner leur pauvre existence ainsi ? ». N’en déplaise aux clercs de tout poil, qui bénissent les mariages entre juifs convertis et chrétiens, c’est bien « la préservation d’une substance menacée de mort qui est l’essentiel, auquel doit être subordonné – et ceci exige la production d’un bon et sain sang allemand56 ». Pour clore ce passage intitulé « mariage biologique et mariage chrétien », Rosenberg souligne que « les critères valides en temps de paix peuvent devenir dangereux et conduire à la catastrophe dans des temps marqués par un combat à la vie et à la mort. Le Reich allemand à venir devra évaluer (bewerten) toute cette question d’un nouveau point de vue et créer des formes de vie adéquates57 ».

65 C’est également, on s’en doute, la position de l’antichrétien convaincu Heinrich Himmler, qui attribue à l’aliénation chrétienne une grande partie des maux qui frappent la race germanique. Pour lui, le mariage monogamique est « une œuvre satanique de l’Église catholique58 », un instrument pour affaiblir la race en l’asséchant. Rien d’étonnant, quand on sait que le christianisme est une création des juifs pour détruire une race aryenne qu’ils ne parviennent pas à vaincre en combat ouvert59. Les juifs eux-mêmes savent bien que le combat biologique se gagne dans la bataille de la natalité : « Notre peuple vaincra s’il dispose d’assez de sang nordique, si ce sang prolifère, ou bien tombera s’il s’assèche. Dans ce cas, ce sera la fin de notre race et de sa culture.60 »

66 Ce que pense et défend le Reichsführer SS est répercuté par les publications de son organisation. Ainsi de cet article du SS-Leitheft qui, en 1944, dans un contexte militaire et démographique épouvantable, rappelle que « la guerre totale est menée […] avec des femmes et des enfants61 ». Dans ces conditions, « il en va de la vie ou de la mort de notre

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peuple et de notre race. Le caractère total de notre combat nous conduit à une radicale révolution de nos conceptions ». Foin du mariage et de l’obligation d’une reproduction conjugale, d’autant plus que les hommes manquent. De même que les hommes sont soumis au « devoir de combattre », de même les femmes ont-elles « le devoir de se reproduire » : « le combat biologique mené par notre peuple commandera de dépasser des conceptions de l’honneur féminin par trop prudes ». Les femmes qui se déroberont à ce qui est non plus une faute ou un manquement, mais un devoir biologique « devront être évaluées du point de vue social et moral comme elles le méritent. Elles n’ont pas plus de valeur que le planqué ou, au pire, le soldat déserteur. La guerre totale va donc aussi mener à une révolution contre les concepts moraux hypocrites de l’âge bourgeois62 ».

67 En pointe, cette promotion de la polygamie se retrouve très tôt chez les juristes qui exposent les projets de réforme du droit portés par le NSDAP. Ainsi de Helmut Nicolai, avocat et docteur en droit, qui publie, dans la maison d’édition du parti nazi sa Doctrine du droit racial. Principes d’une philosophie du droit national-socialiste (1932). A ses yeux, la régulation de la sexualité par une union sanctionnée par la communauté n’a pour seule fin, outre la multiplication des naissances, que le contrôle de la lignée. Si les femmes sont astreintes à la fidélité, c’est parce qu’il faut savoir si l’enfant né est bien de bonne race. Dès lors, il est logique que « le droit [germanique] ne connaissait pas l’adultère de l’homme quand il prenait une esclave auprès de lui, mais seulement l’adultère féminin […] car si les femmes adultères deviennent la règle, nul ne peut plus savoir de qui sont les enfants63 ».

68 La justification de la polygynie figure donc en toutes lettres dans la littérature juridique du parti nazi dès 1932. Ces écrits militants reçoivent le soutien de la littérature scientifique : le plus célèbre historien du droit germanique de l’entre-deux-guerres, Claudius von Schwerin, consacre en 1938 un article au « Problème du mariage germanique » dans les colonnes de la Zeitschrift der Akademie für deutsches Recht64. Le savant commence par remarquer que l’opposition entre mono- et polygamie est anachronique, car les deux réalités coexistaient avant la victoire finale du christianisme et de sa « doctrine morale65 », celle-là même qui dicte les jugements axiologiques que l’on entend porter sur les mœurs germaniques.

69 Pour Schwerin, il est évident que la polygamie était une pratique germanique répandue et approuvée, sous la forme plus précisément d’une polygynie masculine : cette pratique visait non pas à rabaisser la femme et à blesser des individus, mais à servir la race en permettant la reproduction du nombre maximal d’enfants. La relation asymétrique de la polygynie ne peut être appréhendée et évaluée dans les termes individualistes et jusnaturalistes de la culture contemporaine dominante, mais doit être évaluée dans les termes holistiques qui étaient ceux de la communauté germanique :

70 « Quiconque considère le mariage du point de vue de la race comprendra tout de suite […] qu’il n’y a là aucun mépris de la femme, mais sa naturelle subsomption sous les intérêts de la race66 ». En effet, poursuit l’auteur, il ne faut pas voir « dans le mariage une simple relation exclusive entre époux, mais une communauté de vie et de destin qui […] doit être considérée non du point de vue des époux, mais du point de vue du foyer et de la race67 ».

71 Le mariage n’est pas un contrat entre individus, mais l’institution qui perpétue une communauté raciale : « le mariage n’est pas formé pour les époux, mais pour la race, pour le développement de la race68 ».

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72 La conception chrétienne d’un mariage comme sacrement est évacuée : ce qui est sacré, c’est la vie de la race et la prolifération de ses membres. Toute institution artificielle qui entrave cette fin naturelle doit être abolie.

73 Ces positions, très en pointe, ne font pas l’unanimité dans la corporation des juristes. Responsable, parmi d’autres, des travaux préparatoires à une refonte du Code civil, le professeur de droit Justus Hedemann précise en 1941 que « personne ne veut attenter à la monogamie […] sous prétexte que la polygamie permet une natalité supérieure69 », tout en reconnaissant que ces idées existent et sont débattues, et que si le mariage doit être protégé par le droit, il est subordonné à une fin qui lui est extérieure, et qui est « la fin supérieure de la multiplication et de la préservation de la race70 ».

74 D’autres publications témoignent des résistances culturelles à toute remise en cause du mariage monogamique, arguant que, pour lutter contre la dénatalité, il faut défendre la famille comme « cellule fondamentale » de l’organisation raciale. Ces publications, cependant, ne développent qu’une argumentation trop éculée pour être efficace, bêtement dogmatique et non dynamique : il faut selon eux revenir à un foyer monogamique et familial de 4 ou 5 enfants pour perpétuer la race et compenser les pertes de la guerre… Rien de bien offensif qui puisse convaincre et enthousiasmer les hiérarques du régime. En revanche, la critique de la monogamie est séduisante : • Elle combat les présupposés chrétiens, issus d’une culture étrangère et néfaste, d’une normativité élaborée par des juifs et inoculée, comme un poison, à l’humanité germanique. • Elle a le bénéfice de la rupture révolutionnaire avec des normes bourgeoises obsolète. • Elle est révolution au sens propre du terme, sens repris et affectionné par les producteurs du discours nazi : rompant avec 1500 ans d’aliénation chrétienne, elle revient à la prime inspiration d’une race germanique qui connaissait la nature et ses lois, et savait agir en conséquence.

75 Au sein de la hiérarchie nazie, on l’a vu, la sexualité hors mariage est, à la condition qu’elle serve une fin reproductive, encouragée. Devant les pertes en hommes d’une guerre qui s’éternise, on réfléchit désormais, au-delà de la tolérance de fait, à une légalisation de la polygamie.

76 Les critiques et les voix divergentes sont réduites au silence. Le grand raciologue Hans Günther lui-même, héraut du racisme nordiciste le plus exigeant, est contraint de se taire par le NSDAP qui interdit en 1944 la parution de son essai sur Les enfants illégitimes considérés d’un point de vue racial71. Günther se proposait de défendre la monogamie comme gage de la stabilité des caractères héréditaires et comme garantie contre tout mélange et déperdition dans la ventilation des gènes. En un mot : un mariage monogamique et exclusif entre deux individus de bonne race est à ses yeux le moyen d’assurer une reproduction optimale du point de vue quantitatif (pour peu que le couple fasse un effort), mais aussi et surtout qualitatif, position qu’il défendait déjà dans son essai de 1941 sur Le choix des époux : condition du bonheur conjugal et de l’amélioration héréditaire72. Face aux assauts contre la monogamie, Günther veut réagir mais, en 1944, il ne le peut plus, car il est réduit au silence comme Fritz Lenz l’avait été en 1937 : aucune divergence ou critique n’est plus tolérée sur ce sujet.

77 La hiérarchie nazie veille, car il y a urgence, une urgence telle que la polygamie reproductive est pratiquée dans le cercle le plus rapproché autour d’Hitler. Le Reichsführer SS Heinrich Himmler possède deux foyers : le premier, issu d’un mariage qu’il juge précoce avec une femme qu’il estime trop âgée – ce dont il rend le

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catholicisme bavarois responsable73 – coexiste avec la relation quasi-officielle qu’il entretient avec son ancienne secrétaire, logée dans des bâtiments de la SS à Hohenlychen. Les visites dominicales d’Himmler à sa maîtresse et à ses deux enfants naturels, quoique discrètes, ne sont un mystère pour personne.

78 De même, la polygamie revendiquée de Martin Bormann, secrétaire particulier d’Hitler, dont le pouvoir, issu de la proximité au chef, croît considérablement entre 1940 et 1945. Si on ignore ce que Mme Himmler pensait de la double vie de son mari, on sait par contre très bien que Gerda Bormann encourageait son mari à procréer en-dehors du cadre conjugal. Leur correspondance des mois de janvier et février 1944 montre bien que la relation extraconjugale est considérée, au plus haut sommet de la hiérarchie nazie, comme la mise en pratique d’un racisme nataliste conséquent. Martin et Gerda Bormann se donnent, dans leurs lettres, du « maman » et du « papa » : s’agit-il de l’usage bourgeois d’un vieux couple gâtifié par une trop longue vie commune et des naissances à répétition ? Ou plutôt du signe qu’ils se considèrent avant tout comme des reproducteurs au service du Führer et du Reich ?

79 À son mari, qui lui annonce sa liaison avec l’actrice Manja Behrens, Gerda Bormann répond : « C’est une pitié que de belles jeunes femmes comme ça se voient refuser d’être mères74 », par une guerre qui les prive de leurs fiancés. Il est donc heureux que Martin se charge de l’engrosser : « Dans le cas de M., tu seras en mesure de changer ça, mais il faudra que tu veilles à ce que M. ait un enfant une année, et moi l’année suivante, de telle sorte que tu aies toujours une femme qui soit disponible75 ». Gerda Bormann organise un plan reproductif pluriannuel qui vise à la production maximal d’enfants par l’usage en alternance du ventre féminin « disponible ». Elle sait cependant que Manja Behrens appartient encore au monde ancien. Eduquée chrétiennement, la maîtresse de son mari aura sans doute du mal à se plier à cette logique de reproduction polygamique bisannuelle. Il convient donc de l’initier à des idées moins néfastes à la race que ce christianisme : « Donne-lui les bons livres, mais fais-le discrètement, pour qu’elle en vienne aux justes conclusions à son rythme76 ».

80 Soucieuse de pédagogie et d’acculturation, Gerda Bormann se préoccupe également de législation. Le contexte démographique est tel qu’il faut agir, écrit-elle, sur le plan de la loi : « Il y a si peu d’hommes valables qui vont survivre à cette guerre que ça en est effrayant : tellement de femmes sont condamnées à rester seules parce que leur compagnon aura été tué dans une bataille – est-ce une fatalité ? Nous avons aussi besoin des enfants de ces femmes !77 ». La saignée démographique des deux guerres mondiales rappelle – une fois encore – celle du XVIIe siècle. Dès lors, « il serait bon qu’une loi soit promulguée à la fin de cette guerre, comme à la fin de la guerre de Trente ans, qui permettrait à des hommes sains et valables d’avoir deux épouses78 ». La glose marginale de Martin Bormann précise : « Le Führer est exactement du même avis79 ».

81 Très en verve normative, Gerda Bormann forge le concept de « Volksnotehe », expression que l’on pourrait traduire par « mariage d’exception raciale » ou « union de détresse raciale ». On retrouve dans ses propos l’écho des débats des années 1930 sur le statut de l’enfant illégitime et de la fille-mère. Soucieuse de protéger les femmes, Gerda Bormann précise que les nouvelles mesures législatives ou réglementaires ne devraient pas être « un prétexte pour des hommes peu scrupuleux qui y verraient l’occasion d’avoir des relations sexuelles partout, au prétexte d’avoir des enfants80 ». Pour éviter cela, « en aucun cas, les mères de ces enfants ne devraient avoir un statut inférieur à

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celui des femmes légalement mariées81 ». Une fois ces précautions prises, il n’y a pas de limite à la multiplication des unions : « Chaque homme sain de corps et d’esprit, et membre valable de la communauté du peuple, devraient pouvoir contracter une union supplémentaire, ou plus82 ». Gerda Bormann développe ses idées sur la garde alternée, la vie commune et la pension alimentaire. Tout est prévu, jusqu’au texte d’un formulaire à remplir pour contracter de telles unions : « Moi…, déclare que, avec le consentement de mon épouse…, je souhaite contracter une Volksnotehe avec… Cette union aura la même valeur devant la loi que mon premier mariage83 ».

82 Cette surprenante correspondance – les époux Bormann en conviennent eux-mêmes84 – n’est que l’écho des idées agitées par le Führer au même moment. Dans un memorandum daté du 29 janvier 1944 et intitulé « Assurer l’avenir de notre peuple85 », Martin Bormann note que « dans la nuit du 27 au 28 janvier 1944, le Führer s’est entretenu avec nous du problème de l’avenir de notre race ». Selon Hitler, « la situation de notre race sera, après la guerre catastrophique, car notre peuple affronte une seconde hémorragie terrible en moins de trente ans. Nous allons très certainement gagner la guerre, mais nous la perdrons du point de vue racial si nous ne révolutionnons pas nos conceptions héritées et les attitudes qui en découlent ». Comme souvent Hitler rappelle les conséquences démographiques et contre-sélectives de toute guerre, avançant l’oliganthropie consécutive aux guerres de 1618-1648 : « La guerre de Trente ans nous montre quelles conséquences politiques terribles une guerre peut avoir. Au début, le peuple allemand comptait 18 millions de personnes, à la fin, à peine 3 millions et demi. Les suites de cette hémorragie ne sont toujours pas compensées aujourd’hui, car nous y avons perdu la domination mondiale à laquelle, au début de la guerre de Trente ans, le peuple allemand était appelé ». Dans le contexte stratégique si inquiétant pour l’Allemagne nazie de l’hiver 1944, un an après Stalingrad, Hitler exagère à des proportions proprement fantastiques la saignée déjà si abondante de la guerre de Trente ans : les historiens estiment – et estimaient déjà – les pertes de population à 50 %, et non à 85 % comme le fait ici le Führer86. Il reste que le déséquilibre démographique entre hommes et femmes sera, aux dires du Führer, catastrophique après la guerre : « trois ou quatre millions de femmes, qui n’auront jamais d’hommes ! ». Or ces femmes ne « concevront pas d’enfants sous la seule action du saint Esprit, mais bel et bien grâce aux hommes qui resteront ».

83 Il faudrait donc non seulement créer les cadres normatifs permettant cette reproduction d’urgence, mais aussi veiller à éclairer les esprits : « Dans ce domaine si délicat, les oukases de l’État sont impuissantes à elles seules […]. Un travail de pédagogie est indispensable ». Il faudrait « donner des instructions précises aux écrivains et artistes contemporains : il faudra interdire les romans, nouvelles ou pièces de théâtre qui mettent en scène des drames conjugaux […] ou les films, qui traitent l’enfant extraconjugal en enfant de valeur inférieure, en enfant illégitime ». Il en va de même des « prêtres ou pasteurs […] qui prendront la parole contre ces nécessités raciales et qui seront sévèrement punis ».

84 L’impératif quantitatif, rendu si pressant par l’hémorragie démographique de la guerre, ne doit pas faire oublier la fin eugénique de la reproduction : le droit à la polygamie reproductive ne devra être accordé qu’aux hommes « dignes, forts, sains physiquement et psychologiquement » – en l’espèce, aux meilleurs soldats, aux héros de guerre. Un an avant ce monologue du Führer, Himmler confie à des proches qu’Hitler songe à accorder le privilège de polygamie aux plus haut décorés seulement87, ce qui montre

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que la préoccupation démographique (quantitative) reste indissociable du projet eugéniste (qualitatif). En janvier 1944 cependant, sans doute en raison de la dégradation continue de la situation militaire, ces restrictions sont oubliées : si, au printemps 1943, Hitler n’admettait au privilège polygame que les titulaires de la croix de fer de première classe, il n’est désormais plus question que d’un vague critère de santé et de bonne forme physique…

85 Dans un contexte de grande angoisse démographique léguée par les pertes inédites de la Grande Guerre, encore aggravé par celles de la Seconde Guerre mondiale, idéologues et hiérarques nazis en sont venus à imaginer une révolution des normes régissant la procréation d’enfants. Dans la mesure où l’impératif est la création de substance biologique de bonne race la plus abondante possible, tout obstacle à cette fin doit être levé : une institution sociale comme le mariage n’est qu’un artefact culturel qui ne peut entrer en contradiction avec les décrets naturels – d’autant plus, ou d’autant moins que cette institution monogamique trouve son origine dans les coutumes et commandements vétéro-testamentaires d’un peuple du désert dont la culture est venu dénaturer la race germanique.

86 Révolutionnaire au sens propre – et prérévolutionnaire du terme – la réflexion normative nazie veut retrouver la nature et la naissance de la race, enfouie sous les sédiments de siècles d’acculturation-dénaturation judéo-chrétienne. De même que le « tu ne tueras point » n’est pas une loi de Dieu, mais une loi des juifs, le mariage est l’objet d’une critique culturelle encore accentuée par un contexte démographique de plus en plus préoccupant au fil des défaites militaires nazies.

87 Pour permettre une reconstitution de la substance raciale après la guerre, c’est bel et bien la nature, et non l’Église, les Dix commandements, le droit civil ou les préjugés de la morale victorienne, qui devra légiférer : en matière de procréation, comme de combat ou de meurtre, les nazis, fort conséquemment, consacrent la biologie – ou, du moins, ce qu’ils entendent par biologie ou Naturgesetzlichkeit – comme seule loi.

NOTES

1. Otto Helmut(dir.), Volk in Gefahr. Der Geburtenrückgang und seine Folgen für Deustchlands Zukunft, München : Lehmann, 1934, 59 p. 2. Ibid., p. 35. 3. Ibid., p. 21. 4. Ibid., p. 6. 5. Ibid., p. 52. 6. Ibid., p. 54. 7. Ibid., p. 53. 8. Ibid., p. 53. 9. Ibid., p. 57. 10. Friedrich Burgdörfer, Völker am Abgrund, Politische Biologie – Schriften für naturgesetzliche Politik und Wissenschaft – Heft 1, München : Lehmanns Verlag, 1936, 60 p. 11. cf. Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’antiquité, Paris : PUF, 2008, 532 p.

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12. Le terme allemand pour désigner l’enfant « naturel » ou « illégitime » est « ausserehelich » soit, littéralement, « extraconjugal ». L’emploi du terme « naturel » – français et non allemand – nous permet ici un jeu de mots qui exprime bien cet argument nazi selon lequel l’enfant « naturel » est un don de la nature, à valoriser et à chérir. Ce qui est « illégitime » n’est pas l’enfant « naturel », mais bien toute condamnation sociale ou morale de son avènement. 13. Richard Walther Darré, Neuadel aus Blut und Boden, München : Lehmann Verlag, 1930, p. 172. 14. Richard Walther Darré, Neuordnung unseres Denkens, Reichsbauernstadt Goslar : Verlag Blut und Boden, Die Goslarer Volksbücherei, 1940, p. 36. 15. Ibid., p. 43 16. R. Haff, « Der Sippengedanke im deutschen Recht » in : Deutsches Recht, 1935, p. 84-86, p. 85. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. « Das Schwarze Korps », 28 octobre 1937, cité in : Josef Ackermann, Heinrich Himmler als Ideologe, Göttingen : Musterschmidt, 1970, p. 128. 20. Kurt Schmidt-Klevenow, « Das uneheliche Kind in der Volksgemeinschaft », Deutsches Recht, 1937, p. 148-152. 21. Ibid., p. 150. 22. Friedrich Lenz, « Zur Frage der unehelichen Kinder », Volk und Rasse, mars 1937, p. 91-95. 23. Ibid., p. 93. 24. Josef Ackermann, Heinrich Himmler als Ideologe, op. cit., p. 130. 25. Kurt Schmidt-Klevenow, « Das uneheliche Kind… », article cité, p. 151. 26. Onze établissements en 1945, dont huit hospices pour les mères et trois hospices d’enfants sous tutelle de la SS. En tout, ce sont 11 000 enfants qui sont nés dans les Lebensborn entre 1936 et 1945. Cf. Ackermann, p. 129. 27. Heinrich Himmler, cité in Volker Koop, Dem Führer ein Kind schenken – Die SS-Organisation Lebensborn e.V., Köln : Böhlau, 2007, p. 42. 28. Service, tâche, ou mission. Le mot allemand employé ici est Dienst. 29. Franz Wieacker, « Geschichtliche Ausgangspunkte der Ehereform » in : Deutsches Recht, 1937, p. 178-184. 30. Ibid., p. 179. 31. Karl Larenz, « Grundsätzliches zum Ehescheidungsrecht » in : Deutsches Recht , 1937, p. 184-188. 32. Ferdinand Mössmer, « Der Gemeinschaftsgedanke im Recht der Eheschliessung und Ehescheidung » in : Deutsches Recht, 1935, p. 86-88. 33. Ibid., p. 86. 34. Ibid., p. 86. 35. Ibid., p. 87. 36. Ibid., p. 87. 37. Ibid., p. 87. 38. Rudolf Hess, « Der höchste Dienst der Frau für Deutschland – Rudolf Hess an eine unverheiratete Mutter », Völkischer Beobachter, 24-26 décembre 1939, p. 11. 39. Ibid. 40. Der Führer an die Deutschen Frauen, 8 septembre 1934, Nuremberg. 41. Bund Deutscher Mädel (Association des jeunes filles nazies), Winterhilfswerk (Œuvre du secours d’hiver) et Nationalsozialistische Volkswohlfahrt (Association d’entraide nationale-socialiste). 42. Hitler, Adolf, propos privés du 23 avril 1942, midi, Wolfschanze in : Henry Picker (éd.), Hitlers Tischgespräche im Führerhauptquartier : 1941-42, Bonn : Athenäum, 1951, 463 p., rééd. Stuttgart : Seewald, 1976, p. 235. 43. Hitler, Adolf, propos privés du 15 mai 1942, in : Henry Picker (éd.), Hitlers Tischgespräche im Führerhauptquartier, op. cit., p. 289.

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44. Hitler, Adolf, propos privés du 14 avril 1942, in : Henry Picker, op. cit., p. 297. 45. Comme ce fut le cas de Reinhard Heydrich, renvoyé de la marine pour avoir rompu ses fiançailles. Cf. Robert Gerwarth, Reinhard Heydrich. Biographie, München : Siedler, 2011, 478 p., pp. 52-59. 46. Hitler, Adolf, propos privés du 1er mars 1942, in : Henry Picker, op. cit., p. 118. 47. Ibid., p. 118. 48. Ibid., p. 117. 49. Richard Walther Darré, Das Bauerntum als Lebensquell der nordischen Rasse, München : Lehmanns Verlag, 1929, 8ème rééd. 1940, p. 351. 50. Ibid., p. 399. 51. Ibid. 52. Ibid., p. 400. 53. Richard Walther Darré, Neuadel aus Blut und Boden, op. cit., p. 133. 54. Richard Walther Darré, Das Bauerntum als Lebensquell, op. cit., p. 445 55. Rosenberg, Der Mythus des 20.Jahrhunderts, p. 594. 56. Ibid., p. 595. 57. Ibid. 58. Heinrich Himmler à son masseur Felix Kersten, cité in : Volker Koop, Dem Führer ein Kind schenken – Die SS-organisation Lebensborn e.V., Köln : Böhlau, 2007, p. 41. 59. Cf. Johann Chapoutot, Le national-socialisme et l’antiquité, op. cit. 60. Heinrich Himmler, discours du 2 septembre 1938, cité in : Volker Koop, Dem Führer ein Kind schenken, op. cit., p. 47. 61. Ludwig Eckstein, « Die biologische Seite des totalen Krieges », SS-Leitheft, 1944, Heft 2, p. 19-23. 62. Ibid., p. 21. 63. Helmut Nicolai, Die rassengesetzliche Rechtslehre. Grundzüge einer nationalsozialistischen Rechtsphilosophie, Nationalsozialistische Bibliothek, Heft 39, München : Franz Eher Verlag, 1932, p. 13. 64. Claudius Freiherr von Schwerin, « Zum Problem der germanischen Ehe » in : Zeitschrift der Akademie für deutsches Recht, Berlin/München : Beck, 1938, p. 529-532. 65. Ibid., p. 530. 66. Ibid., p. 531 67. Ibid., p. 532 68. Ibid., p. 531. 69. Justus Wilhelm Hedemann, Das Volksgesetzbuch der Deutschen. Ein Bericht, München : Beck, 1941, p. 12. 70. Ibid., p. 30. 71. cf. Hans-Christian Harten, Uwe Neirich, Matthias Schwerendt (dir.), Rassenhygiene als Erziehungsideologie des Dritten Reiches, Akademie-Verlag, 2006, p. 143-144. 72. Hans Friedrich Karl Günther, Gattenwahl zu ehelichem Glück und erblicher Ertüchtigung, München : Lehmann, 1941, 171 p. 73. Peter Longerich, Heinrich Himmler. Biographie, Frankfurt : Pantheon, 2010, p. 116 et p. 377-378. 74. Hugh Trevor-Roper, (éd.), The Bormann Letters. The Private Correspondence between Martin Bormann and his Wife from January 1943 to April 1945, London : Weidenfeld and Nicolson, 1954, p. 41. 75. Ibid., p. 42. 76. Ibid., p. 43. 77. Ibid., p. 45. 78. Ibid., p. 45. 79. Ibid., p. 45. 80. Ibid., p. 49.

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81. Ibid., p. 49. 82. Ibid., p. 50. 83. Ibid., p. 50. 84. « C’est quand même étrange, qu’un mari écrive à sa femme qu’il est amoureux d’une autre femme », Gerda à Martin Bormann, p. 46. 85. Jochen von Lang, Der Sekretär : Martin Bormann, der Mann, der Hitler beherrschte, Stuttgart, 1977, p. 478-82. 86. Cf. Henry Bogdan, La guerre de Trente ans, Paris : Perrin, 1997, rééd. Tempus, 2006, p. 270-279. 87. Conversation d’Heinrich Himmler avec Felix Kersten, 4 mai 1943. Citée in : Volker Koop, Dem Führer ein Kind schenken, op. cit., p. 41.

AUTEUR

JOHANN CHAPOUTOT Johann Chapoutot est maître de conférences des Universités à l’université Pierre-Mendès-France et membre de l’Institut universitaire de France.

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Marx et Engels en Allemagne. À propos de quelques publications récentes

Jean-Numa Ducange

1 Pourquoi tenter d’établir un panorama des publications de et sur Marx et Engels en Allemagne plus de vingt ans après la chute du mur de Berlin ? En premier lieu le relatif regain d’intérêt pour leur oeuvre et sa réception sur le long terme à travers plusieurs ouvrages mérite en soi une certaine attention. Surtout, dans un pays où la référence à Marx et au marxisme a été surdéterminée pendant quarante ans par la partition de 1949 et l’existence de la RDA, il n’est pas anodin de relever qu’aujourd’hui nombre d’Allemands qui souhaitent s’engager (ou qui se situent dans cette perspective à court terme) dans un travail de recherche en histoire, économie, philosophie ou toute autre science sociale sont nés au moment de l’effondrement du « socialisme réel », qu’ils ne peuvent connaître qu’à travers des travaux historiques ou la mémoire transmise par les habitants de l’ancienne Allemagne orientale. Leur rapport au « marxisme » est nécessairement très différent de ceux qui ont évolué du temps des deux Allemagnes. C’est donc dans un tout autre climat intellectuel qu’il faut appréhender les nouvelles parutions sur Marx, en ayant à l’esprit les forts héritages de la période d’avant 1989, que de multiples débats, liés à l’abondance exceptionnelle des publications sur la RDA, soulignent. Avec la crise économique intervenue en 2007-2008, les médias allemands ont souligné à plusieurs reprises un certain regain d’intérêt pour Marx, qui s’est traduit par des ventes importantes du livre I du Capital. Au niveau politique, l’organisation de jeunesse de Die Linke1 a lancé en 2008-2009 une campagne pour constituer des groupes de lectures du Capital qui ont eu, à leur niveau, un certain succès. Pour la première fois depuis la réunification, l’Allemagne a donc connu un certain frémissement autour de Marx, alors même que son nom était encore il y a peu presque systématiquement associé au régime du SED.

2 Nous présenterons ici une série de publications, nullement exhaustive, parues ces dernières années et dont le contenu nous paraît représentatif des approches actuelles. En premier lieu on évoquera l’édition scientifique de et , puis

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un ouvrage introductif à l’œuvre de Marx adressé à un large public, avant d’étudier plusieurs contributions traitant des lectures, usages et réceptions des marxismes en Allemagne et au-delà. Autant de publications qui permettent d’ouvrir une réflexion méthodologique sur l’histoire complexe des marxismes.

La poursuite d’une entreprise : l’édition de la MEGA

3 En tant que telle l’histoire des éditions de Marx pourrait être l’objet d’un ouvrage prenant en compte la dimension internationale, intellectuelle et politique du phénomène2. Elle permettrait probablement de mieux appréhender une des références centrales du vingtième siècle qui a parcouru le monde entier. Nous reviendrons plus loin sur la façon dont on peut envisager l’histoire de cette réception ; pour le moment signalons que, en 2012, la totalité des textes et manuscrits de Marx et Engels n’a pas encore été publiée dans le cadre du très ambitieux projet de la Marx Engels Gesamtausgabe : formellement, la MEGA n’a pour le moment publié que la moitié des volumes prévus (120 au total) même si désormais, à quelques exceptions, on peut considérer que l’essentiel du corpus est connu des spécialistes3.

4 Le projet de la MEGA, qui vise à établir la totalité des textes de Marx et Engels en quatre sections (I œuvres, articles et esquisses ; II manuscrits et textes préparatoires du Capital4, III correspondances ; IV cahiers de notes et notes en marge des ouvrages consultés et lus) a été lancé conjointement en 1975 par les Instituts du marxisme- léninisme de Berlin-Est de Moscou, reprenant le premier projet tragiquement interrompu dans les années 1930 en URSS de David Riazanov. Auparavant en RDA dès 1956 avait été lancée l’édition des Marx Engels Werke regroupant la majeure partie des textes (45 volumes au total dont la plupart édités dans les années 1960-1970) mais sans perspective d’exhaustivité, tandis que l’entreprise était très marquée par la politique du régime est-allemand5. La MEGA visait quant à elle un objectif davantage scientifique, bien que la tutelle politique soit restée importante jusqu’en 1989. Pour cette raison, elle a d’ailleurs failli subir le même sort après 1990 que nombre de projets menés par ces instituts liés organiquement aux partis-États, à savoir la disparition pure et simple. Mais l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam (qui possède la plus grande partie des manuscrits originaux de Marx et Engels provenant des archives du SPD récupérés par cet institut après 1933) a, par l’intermédiaire d’une fondation, l’IMES (Internationale Marx-Engels Stiftung), réussi à sauver la MEGA de la disparition. Désormais dénué de l’arrière-plan idéologique d’avant 1989 qui était particulièrement présent dans l’« Einleitung » marxiste-léniniste de chaque volume, le projet a pu être poursuivi, grâce notamment à l’ouverture en direction de nouveaux chercheurs, tout en assurant partiellement le maintien des équipes antérieures. Publiés par l’Akademie Verlag (et non plus par Dietz Verlag, maison historique du mouvement ouvrier allemand), les volumes sont supervisés par une équipe de chercheurs internationaux, au sein de laquelle on peut observer une place importante des collègues du continent asiatique6. Ainsi, la question controversée de l’établissement des manuscrits de l’Idéologie allemande dont la première publication remonte aux années 1930, a fait l’objet récemment d’un débat international mobilisant des universitaires sud-coréens et japonais, aboutissant par exemple à l’eventualité de l’attribution de la paternité de certains manuscrits à Joseph Weydemeyer et non plus uniquement à Marx et Engels7.

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5 Ulrich Raulff résumait bien en 1998 l’esprit de cette nouvelle MEGA dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung :

6 « Dépolitisation, internationalisation, académisme, tels étaient les trois vœux liés à la poursuite du travail pour la MEGA. Le premier vœu se trouve exaucé avec le départ de la maison d’édition Dietz Verlag. La philologie perd son dernier venin, le suivisme partisan (der letzte Giftzahn des Parteigängertums gezogen). La réalisation du troisième vœu est garantie grâce au passage à l’Akademie Verlag. Les volumes bleus y figurent dorénavant à côté des grandes éditions classiques d’Aristote, de Leibniz, de Wieland, Forster et Aby Warburg – des classiques entre eux8 ».

7 Chaque volume de textes de Marx et / ou Engels est accompagné d’un imposant appareil critique (Apparat), volume séparé dont le niveau d’érudition permet d’en faire un outil de référence pour des chercheurs d’horizons divers, au-delà de la seule marxologie. Les deux dernières livraisons de la MEGA, qui contiennent les textes d’Engels après la mort de Marx en 1883, montrent l’ampleur du travail d’érudition mené par les chercheurs du projet9 : pour le volume I/32 à 528 pages de textes d’Engels correspondent pas moins de 1 590 pages d’appareil critique incluant une contextualisation très précise de chaque texte et ses variantes éventuelles selon les différents manuscrits.

8 L’intérêt des textes publiés ici est multiple ; nous soulignerons avant tout leur singularité au regard de ce qu’ils peuvent apporter au regard de la connaissance antérieure de l’œuvre de Friedrich Engels et de sa réception historique. Disposer de l’intégralité des textes d’Engels après 1883 permet de reprendre, dans un contexte moins marqué par les affrontements idéologiques, la question de l’invention du « marxisme » par Engels et ses épigones comme , marxisme souvent considéré comme précurseur d’un matéralisme fossilisé, antidialectique et contraire à l’esprit de Marx, qui aurait été développé par la Deuxième Internationale puis repris d’une certaine manière par l’Internationale communiste stalinisée. Incarnée par et toute une tradition d’interprétation10, que l’on peut rapprocher des analyses de Karl Korch sur le marxisme, cette tradition a longtemps reçu un accueil important dans la marxologie occidentale, leur critique paraissait alors en adéquation la dénonciation du « marxisme-léninisme » professé dans les pays du « socialisme réel ».

9 Plus de vingt ans après la dislocation de l’URSS, il convient de prendre ses distances par rapport à ces analyses afin de reconstruire historiquement les multiples réalités successives des marxismes. Le travail d’Engels a consisté avant tout à faire connaître ses textes et ceux de Marx auprès des mouvements ouvriers organisés alors en pleine croissance. Sont ici réunies pour la première fois à notre connaissance l’intégralité des préfaces rédigées par Engels dans cet objectif, toujours ici – suivant en cela la logique de la MEGA, différente des anciennes Marx Engels Werke qui avaient toujours publié les textes en allemand – retranscrites dans leur langue originale. Engels justifie chacune de ces introductions, n’hésitant pas à souligner les insuffisances de tel ou tel texte selon la date et le(s) pays concerné(s). L’ensemble permet aux historiens, philosophes et à tous ceux qui s’intéressent à cette oeuvre d’envisager une étude précise des transferts d’un pays à l’autre et une « histoire croisée11 » des trajectoires des textes à l’échelle internationale. L’Apparat contient à cet égard des éléments de contextualisation précieux sur les conditions d’introduction de chacun de ces textes, y compris les plus courts.

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10 Un autre grand atout de cette édition vient de la publication intégrale des traductions auxquelles Engels a collaboré. Le parti pris ici est donc d’offrir au-delà des « seuls » textes rédigés par Engels lui-même les traductions révisées et relues par lui. Le lecteur dispose ainsi de la première traduction de Laura Lafargue du Manifeste du parti communiste, entre autres. Dans le même esprit sont publiés des textes de dirigeants socialistes qui doivent quelque chose à la relecture d’Engels (Paul Lafargue, Karl Kautsky…). Ajoutons enfin les interviews d’Engels avec différents journaux européens, de l’Italie à la Russie, qui confèrent à l’ensemble une cohérence fournissant de nombreux matériaux peu connus, du moins souvent peu cités dans les travaux consacrés à ce sujet.

11 Ainsi réunis, ces textes permettront probablement le développement de nouvelles approches, moins centrées sur les quelques « grands textes » comme la Critique du programme d’Erfurt au contenu d’une importance capitale, mais dont la publication est intervenue pour la première fois après la mort d’Engels en 1901, contrairement à d’autres textes moins connus, présentés ici dans ces volumes. Ils permettent de s’émanciper des héritages « marxistes-léninistes » les plus caricaturaux qui avaient figé dans le marbre quelques textes de « Marx-Engels-Lénine » pour redécouvrir la cohérence propre des écrits d’Engels en leur temps, et également de critiquer de facto les approches très idéologiques qui réduisent Engels à un rôle de « fossoyeur » de Marx. En effet, s’il existe des différences véritables entre Marx et Engels au niveau théorique, l’effort du second pour publier le premier – sans même revenir sur les textes écrits ensemble – est tel qu’il rend historiquement nécessaire de rapprocher les deux pour comprendre les héritages réciproques, et ce sans anathème particulier. Les efforts spécifiques pour poursuivre la publication du Capital – que le lecteur érudit pourra lire en miroir avec les sections II et IV de la MEGA – et d’autres textes plus directement politiques, le montrent amplement.

12 L’Apparat fournit par ailleurs, en plus de la contextualisation, un riche bilan historiographique pour les textes qui ont eu une longue postérité dans les débats théoriques, à l’image du dernier texte d’Engels de 1895, l’introduction aux Luttes de classes en France en 1848-1850 qui avance pour la première fois l’idée d’un passage non violent au socialisme par la médiation du suffrage universel. Considéré ultérieurement comme la « bible » des révisionnistes proches d’ qui souhaitaient autour de 1900 dégager la social-démocratie du « révolutionnarisme » verbal issu du Manifeste du parti communiste, le texte connut des usages multiples avant que la version originale du texte, non amputée comme l’avait été la version initiale de 1895, ne soit publiée en URSS au début des années 1930, provoquant à nouveau un débat à l’échelle internationale entre sociaux-démocrates et communistes. Enfin, au regard de travaux récents sur Engels et le mouvement ouvrier européen de son époque, on mesure combien ces textes seront utiles aux historiens ; l’exemple de la biographie de Tristram Hunt12, fort érudit sur le rapport d’Engels à l’Angleterre, mais lacunaire sur les autres pays pour la dernière période, montre que le « vieil Engels » est encore digne d’intérêt.

13 En parallèle de la publication des volumes de la MEGA paraît chaque année un Jahrbuch regroupant des contributions érudites sur Marx et Engels de nature très différente (historique, philosophique, économique, etc.) ou philologique (le Jahrbuch de 2003 ayant par exemple publié une partie des manuscrits inédits de l’Idéologie allemande), ensemble accompagné de comptes rendus souvent denses sur diverses publications relatives au même thème. Le Jahrbuch dresse également un panorama régulier de l’avancée des

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éditions scientifiques de Marx et Engels dans d’autres langues. Les deux dernières livraisons de 2009 et 2010 donnent la mesure de la richesse de l’ensemble13. Dans l’édition de 2009 sont regroupées les contributions d’une journée d’étude consacrée à la place de l’individu chez Marx et l’utilité de sa pensée pour saisir la réalité de la sphère intellectuelle en régime capitaliste. D’autres textes s’inscrivent plus directement dans la « marxologie » : l’un est ainsi consacré au regard du jeune Engels au début des années 1840 sur les entreprises communautaires socialistes et les sources utilisées qui lui ont permis de mieux les connaître, ouvrant des perspectives sur ses méthodes de travail et ses premiers développements politiques. Le Jahrbuch de 2010 contient quant à lui notamment une série d’articles du plus grand intérêt sur le rapport de Marx et Engels aux nationalismes de leur temps, que l’on doit lire en miroir d’un long compte rendu publié dans le même volume consacré à l’ouvrage de Kevin B. Anderson, Marx at the Margins : On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies paru aux États-Unis en 201014. Sur ces questions, le regard porté sur les écrits de Marx (distinct d’Engels de ce point de vue) a considérablement changé grâce à des chercheurs connaissant l’intégralité du corpus et ayant opéré une stricte contextualisation des textes. À un Marx russophobe dans les années 1840-1850 a été progressivement opposé un Marx des années 1870-1880, plus sensible aux spécificités « asiatiques » et aux modalités possibles de développement du socialisme dans différents pays. L’exemple le plus célèbre est la façon dont Marx considère la communauté rurale (mir) en Russie, dont les traditions égalitaires peuvent avoir un effet positif. Certains textes, comme un brouillon de lettre à la militante russe Véra Zassoulitch étaient connus depuis longtemps15. Néanmoins l’article de Skadi Krause a l’immense mérite ici de proposer un regard global critiquant les visions les plus courantes, très répandues dans une partie du monde académique, d’un Marx européo-centré incapable de penser des transitions politiques et sociales hors du schéma capitaliste occidental16. Dans un autre article suggestif, Lucia Pradella montre les changements opérés par Marx entre l’édition allemande du Capital de 1867 et l’édition française de 1875 qu’il a lui-même entièrement relue17 ; à partir d’une étude érudite sur ses notes, l’auteure montre que Marx porte une attention plus grande à la question coloniale et aux sociétés encore peu touchées par le développement du capitalisme dans l’édition de 1875. Dans le même esprit, le compte rendu détaillant le contenu de l’ouvrage de Kevin B. Anderson18 montre que ces problématiques sont au cœur des recherches actuelles, Anderson fondant sa réflexion sur la question nationale chez Marx à partir de textes méconnus ou rarement explorés sous cet angle. Contre les lectures « orientalistes » proposées par Edward Said, il souligne que Marx a accordé, après une période très « européenne » autour des années 1848, une importance croissante aux développements spécifiques de l’Inde, dont il a pris tôt conscience de l’importance. Ce qu’il y a de plus marquant dans l’étude d’Anderson par rapport à d’autres travaux est l’usage que l’auteur fait de textes habituellement peu mobilisés : cahiers de notes, ouvrages annotés, articles de journaux… D’importants développements sont à souligner sur les Grundrisse (manuscrits préparatoires du Capital) qui montrent d’après lui que la pensée marxienne est fondamentalement non linéaire et ouverte sur des problématiques plus complexes que la seule logique « capitalisme – révolution – socialisme », insistant sur l’importance de la prise en compte des sociétés non occidentales avec le concept de « mode de production asiatique ». Le propos du chercheur américain, qui ne manquera pas de susciter de nouveaux débats, informe par ailleurs sur l’utilité des travaux à venir publiés par la MEGA : le dernier grand projet de Marx consistait à écrire une Histoire

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universelle, en quelque sorte l’équivalent historique du Capital mais remontant aux origines de l’homme, dont il nous reste des fragments et notes éparses et que le projet d’édition envisage de publier intégralement dans les prochaines années.

14 Comprendre la méthode de travail de Marx et Engels à partir de leurs notes manuscrites, brouillons et esquisses en les confrontant aux œuvres les plus célèbres, sans oublier les textes d’apparence plus secondaire publiés à l’époque (brefs articles dans des journaux, entretiens, etc.), voilà assurément un des grands axes de la recherche menée par les équipes de la MEGA qui autorise des développements érudits sur l’élaboration et la diffusion de certains textes, mais également des réflexions sur les théories marxiennes, à l’image du renouvellement en cours autour des questions du développement des sociétés non occidentales.

Introduire Marx aujourd’hui

15 En parallèle à l’édition des textes, une longue tradition d’abrégés, bréviaires et autres textes introductifs à Marx a toujours existé, tant il allait de soi que seul un propos synthétique pouvait permettre de comprendre la pensée marxienne ou marxiste, souvent complexe, voire incompréhensible, pour qui ne disposait pas d’un solide bagage théorique et historique. Cette tradition de publication « populaire » visant à rendre intelligible par exemple les grands mécanismes du capitalisme tels qu’ils sont exposés dans le Capital, mérite donc une attention spécifique. La tradition était d’abord militante et engagée : Marx lui-même a publié des courtes brochures comme Salaires, prix et profits19, puis les sociaux-démocrates allemands dans les années 1880-1890, repris en cela par des socialistes de toute l’Europe, ont cherché à diffuser massivement ce type d’ouvrages. L’un des plus célèbres pour les pays germaniques, traduit en de très nombreuses langues, fut le résumé du Capital de Karl Kautsky, Karl Marx’ ökonomische Lehren20, vertement critiqué ensuite pour ses aspects très « économistes » et mécanistes, mais dont le succès a permis un accès « populaire » à certains concepts marxistes. Beaucoup plus tard, à partir des années 1960-1970, cette tradition s’est ensuite enrichie d’un nouveau type de publication, contemporain de l’extension des sciences sociales et du succès planétaire du marxisme, à savoir d’ouvrages introductifs à Marx publiés par des maisons d’éditions non militantes et souvent universitaires, certains ouvrages se situant à la charnière des deux sphères, académique et politique. L’histoire des publications directement politiques peut être ainsi reliée à l’abondante production de manuels universitaires qui ont pu servir les unes comme les autres alternativement d’introduction à Marx auprès d’un large public. Après le déclin de ces deux types de publications dans les années 1980, et bien qu’elles se soient maintenues jusqu’à nos jours, un nouveau type d’ouvrage semble apparaître depuis une quinzaine d’années, empruntant des traits aux deux précédents mais avec une originalité spécifique : « retour à Marx » et, pourrait-on dire, à Marx seul. L’ouvrage paru en 2007 Karl Marx zur Einführung de Rolf Peter Sieferle aux éditions Junius en est un bon exemple21. Cinq parties sont nettement définies : « le programme du socialisme scientifique » où l’auteur présente le rapport Hegel – Marx et l’élaboration de la conception matérialiste de l’histoire ; « l’anatomie de la société bourgeoise » qui traite des principales conceptions économiques de Marx ; « les tendances du capitalisme » où est discutée la façon dont Marx envisage notamment le dépassement du capitalisme. Les deux dernières parties « Révolution et socialisme » et « Marx et le marxisme »

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abordent la place du politique chez Marx et les appropriations postérieures de sa pensée. Clair et précis, l’ouvrage constitue une bonne introduction à la pensée marxienne, fondée sur une lecture attentive des textes. Une des difficultés majeures de ce type d’exercice tient justement à la lecture de ces derniers, dont l’établissement n’a été que très progressif, rendant par-là même toute lecture in extenso extrêmement complexe et susceptible de provoquer de multiples controverses. Sieferle a de ce point de vue raison de relever en introduction à sa partie sur l’histoire du marxisme le décalage entre les textes publiés du vivant de Marx et ceux édités ultérieurement pendant plusieurs décennies22. De ce fait, toute connaissance de Marx a longtemps été surdéterminée par la publication de manuscrits fondamentaux qui ont modifié durablement les lectures de Marx, souvent contre le « marxisme-léninisme » officiel en vigueur dans les pays du bloc soviétique. L’ouvrage s’achève par l’invention du « marxisme » par Engels23, la distance philosophique qui sépare ce dernier de Marx ; un aperçu sur le rapport entre les mouvements politiques et le marxisme, bref mais stimulant, clôt l’ouvrage. Enfin, caractéristique en cela des appréciations les plus courantes, l’auteur propose un retour à Marx en rupture avec ses appropriations politiques traditionnelles, pointant une œuvre « hétérogène et expérimentale24 ». Un tel constat pose directement problème des interprétations des textes de Marx, en particulier au vingtième siècle, question qui a fait l’objet d’importants travaux parus ces dernières années.

L’histoire des lectures de Marx et des marxismes

16 Jan Hoff propose dans un ouvrage ambitieux, Marx Global25, d’analyser les discussions théoriques autour du Capital de Marx à l’échelle mondiale à partir d’une bibliographie abondante, présente en fin de volume et outil d’une grande utilité pour disposer d’une géographie de la réception de l’œuvre économique de Marx. Moins qu’une histoire éditoriale, il s’agit davantage d’une histoire des débats autour de la critique de l’économie politique telle qu’elle est envisagée par Marx. Ordonné selon quelques grands thèmes, avec au sein de chaque section une dimension géographique importante (par pays ou continent), l’ouvrage de Jan Hoff constitue une admirable synthèse qui fera date, mobilisant une impressionnante connaissance de la bibliographie à l’échelle de plusieurs décennies, tout en montrant un regard informé sur les débats actuels autour de l’œuvre marxienne. Laissant volontairement de côté les approches marxistes historiques ou plus directement politiques, Hoff étudie en revanche toutes les lectures de Marx et des marxismes ayant eu comme prétention d’élaborer une théorie globale du capitalisme dans la lignée du Capital. Le point de vue de l’auteur se situe résolument dans une tradition althussérienne, selon laquelle la critique de l’économie politique est le cœur du propos marxien. Notons cependant que la première partie de l’ouvrage peut servir d’introduction historiographique plus globale, puisqu’elle cite toutes les histoires importantes du marxisme parues jusqu’à la publication de l’ouvrage. Tout en s’inscrivant dans la continuité des travaux antérieurs, Hoff tente ainsi une première « world history » des discussions autour de Marx pour se démarquer des approches trop centrées sur l’Europe. Ce n’est pas le moindre de ses mérites : le lecteur prend ainsi connaissance de noms peu familiers de marxologues et marxistes japonais, notamment de l’école d’Uno26, fournissant des clefs de lectures pour le présent, marqué par un fort intérêt marxologique au Japon que l’on retrouve dans l’équipe chargée de l’établissement des textes de la Marx Engels Gesamtausgabe27 ; de

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même pour ce qui concerne la Chine où émergent des débats entre 1965 et 1985 dans le double contexte de la première édition critique et des mutations économiques du « socialisme de marché28 ». L’auteur n’oublie pas les débats au sein du bloc soviétique, où il relève par exemple en RDA une école féconde à distance de la doxa officielle 29. L’histoire de ces controverses est mise en relation avec l’édition des manuscrits, depuis les premières publications en URSS dans les années 1930 de l’Idéologie allemande, des Manuscrits de 1844 et des Grundrisse. La chronologie de la réception ultérieure des textes sert de trame générale à son propos : fort regain d’intérêt dans les années 1960-1970, puis déclin à partir des années 1980. Un des intérêts du traitement mondial de l’objet permet d’affiner cette courbe ascendante et descendante bien connue, valide en réalité pour l’Europe occidentale mais différente ailleurs, à l’image du continent asiatique et dans une moindre mesure latino-américain, où le rapport à Marx paraît beaucoup plus dynamique que dans un pays comme la France, malgré là aussi un certain « retour » récent. Les cents dernières pages de l’ouvrage sont consacrées aux tendances actuelles de la discussion, en particulier à la très grande importance du concept de fétichisme comme clef d’interprétation du monde social, témoignant du succès des thématiques de l’école de Francfort. La validité de la théorie de la valeur telle qu’elle est définie par Marx dans le Capital a fait l’objet aussi d’importants débats, prolongeant une longue tradition, la remise en cause de la théorie de la valeur étant en effet débattue au moins depuis le débat révisionniste en 1899… Citons enfin, sans exclusive, le développement du marxisme analytique farouchement anti-hégélien et se situant dans une perspective critique des interprétations orthodoxes de Marx, ou encore le problème de la notion de crise dans le Capital. Les débats les plus contemporains ont été réactivés par l’édition presque arrivée à son terme des manuscrits du Capital de Marx dans la deuxième section de la MEGA, permettant de disposer des intuitions et travaux de départ de Marx alors que les choix d’Engels de publier certains manuscrits sous la forme des livres II et III, qui avaient longtemps fait autorité, sont désormais remis en cause.

17 L’ouvrage d’Ingo Elbe Marx im Westen publié au même moment se situe dans une démarche similaire30. D’un format plus important et beaucoup plus limité en terme géographique – l’auteur se concentre sur la RFA – l’ouvrage présente dans le détail les diverses lectures de Marx depuis les années 1960, avec un souci d’exhaustivité qui en fait une contribution de tout premier plan. Il établit notamment la nette filiation, quelque peu oubliée aujourd’hui au regard de son évolution ultérieure, entre Marx et l’école de Francfort. Ces lectures ouest-allemandes strictement contextualisées montrent qu’elles furent dépendantes d’introduction de marxistes étrangers comme Poulantzas ou Althusser. Divisé en trois grands ensembles (théorie de la valeur, conception de l’État et théorie de la révolution), le propos permet entre autres de mieux saisir la généalogie d’auteurs influents comme Wolfang Fritz Haug et Michael Heinrich, responsables respectifs des deux revues marxistes les plus importantes encore aujourd’hui, Das Argument et Prokla. Une telle étude est à rapprocher de l’une des entreprises « marxologiques » les plus importantes d’Allemagne, à savoir l’Historisch- kritische Wörterbuch des Marxismus publié depuis 1994 sous la direction d’un collectif de chercheurs animant Das Argument et largement ouvert sur le monde comme au niveau méthodologique.

18 Quoique très informés, les ouvrages de Jan Hoff et Ingo Elbe reconduisent un certain nombre d’impasses propres à ce type d’histoire, que l’on pourra qualifier d’intellectuelle ou conceptuelle31. La façon dont Jan Hoff a présenté récemment un

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panorama des publications de et sur Marx en Allemagne dans une revue américaine paraît à cet égard révélatrice de la méthode proposée32 : bien que le contexte politique soit évoqué au début de l’article, l’ensemble reste essentiellement confiné à la production d’auteurs universitaires, et on ne repère que très marginalement des interrogations sur le poids de la référence à Marx et aux marxismes dans les organisations de gauche, syndicales et politiques ou encore de manière plus générale dans les sciences sociales. La production historique d’inspiration marxiste ou marxienne n’a pas droit de cité, y compris celle ayant mobilisé les aspects économiques de l’œuvre de Marx pour interroger l’histoire, et un problème majeur comme le lien entre l’histoire sociale et le marxisme est à peine effleuré. Il n’est certes guère possible de traiter dans un ouvrage et a fortiori dans un article de toutes ces influences mais se limiter stricto sensu aux lectures liées à la critique de l’économie politique nous semble aboutir méthodologiquement à des impasses importantes, tout simplement en décalage avec la diversité des textes publiés par Marx et Engels de leur vivant. En effet, on l’a déjà souligné, l’histoire des bréviaires et des introductions fait pleinement partie de l’histoire du marxisme depuis le vivant de Marx ; par définition, la lecture de ce type de littérature répétitive peut être rebutant et paraître sans intérêt, mais c’est probablement à travers leurs lectures et leur stricte contextualisation que l’on peut mesurer ce qu’a été la diffusion d’un certain marxisme. De ce point de vue, les approches d’Ingo Elbe et Jan Hoff contre l’« engelsianisme », si elles ont leur légitimité théorique, nous semblent peu à même de comprendre le lien qui s’est tôt établi entre la pensée de Marx et le monde social. Mort en 1883, Marx n’a pas connu l’ère des partis de masse – la SPD devenant réellement puissante à partir de la fin des années 1880 – alors même que la prise en compte de cette nouvelle réalité a été une des préoccupations constantes d’Engels, comme le montrent les textes récemment édités par la MEGA et présentés ci-dessus. Si toute projection sur ce que « Marx aurait fait » s’il avait vécu plus longtemps est parfaitement vaine, il paraît important de souligner combien Marx lui-même a cherché à synthétiser et vulgariser ses approches les plus complexes dans un objectif directement politique.

19 La même remarque s’applique à l’histoire de la production intellectuelle. et Györgi Lukacs ont eu tous les deux une implication importante dans des courants politiques, bien que leurs trajectoires soient fort différentes ; de ce point de vue, leur réception, ou plus prosaïquement leur lectorat, est difficilement comparable à d’autres figures majeures comme Theodor W. Adorno. , membre du PCF, s’il fut toujours à la marge de l’appareil et des processus de décision politique, a été lu par de nombreux militants, dimension éludée par nombre d’études qui lui sont consacrées. À ce sujet, s’il est légitime comme le fait Jan Hoff de critiquer les approches les plus caricaturales de Perry Anderson ne percevant plus rien d’intéressant dans le marxisme d’Europe continentale à partir des années 1980, la grande césure qu’opérait ce dernier quelques années plus tôt33 entre les intellectuels marxistes, liés organiquement à une organisation politique de l’entre-deux-guerres et le renouveau théorique des années 1970 émanant d’individus aux rapports bien plus lâches avec les organisations politiques, si elle reste focalisée sur la sphère intellectuelle, mérite d’être réexaminée.

20 Dans le même esprit, en suivant cette problématique des appropriations de Marx par les organisations politiques et les milieux militants en Allemagne, on pourra être surpris de ne pas trouver de référence aux conséquences de la discussion sur la « liquidation » du marxisme dans la SPD à la suite du congrès de Bad-Godesberg en 1959. Il s’agit pourtant d’un fait historique d’importance, pris désormais pour référence

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par de nombreux socialistes européens, en particulier en France où il est régulièrement évoqué pour interroger la persistance sur le long terme d’un socialisme français inspiré par le marxisme34. En effet, malgré cette hostilité revendiquée depuis 1959, étroitement liée à l’existence de la RDA et du SED, il faut interroger les héritages marxistes qui ne s’expriment pas toujours ouvertement et tenter de comprendre les modalités de la disparition de cette référence, moins évidente et prévue que ne veut le faire croire l’historiographie, souvent portée à relever sans nuance la « décision » de ne plus se référer à Marx, sans souligner les débats contradictoires préparatoires et ultérieurs à Bad-Godesberg que permet de saisir une étude attentive des brouillons de textes préalables au célèbre congrès35. Certes le statut théorique de ces discussions n’est pas comparable aux débats érudits sur les manuscrits du Capital ; mais en tant que mobilisation de la référence à Marx dans l’espace politique, elles s’inscrivent pourtant comme une lecture de Marx à une large échelle. La légitimité d’une telle prise en compte nous semble par ailleurs motivée par des travaux d’histoire sociale portant sur l’importance de l’Arbeiterkultur en Allemagne 36 : en effet, l’abandon des références marxistes ne doit pas faire oublier que le Parti social-démocrate va continuer en RFA à structurer la classe ouvrière allemande à une échelle de masse pendant au moins deux décennies, dans un contexte de prospérité économique. Bien que modérée politiquement, la social-démocratie repose alors partiellement encore sur une base de classe, telle que celle-ci existe depuis les années 1880-1890, les bouleversements les plus radicaux n’intervenant que dans les années 198037 ; on peut alors légitiment s’interroger sur ce que ce type de structuration « classiste » du monde social doit à l’héritage marxiste, et ce malgré l’abandon explicite de toute référence à la révolution sociale.

21 La même démarche pourrait s’appliquer aux sciences sociales, parfois influencées par le marxisme sans que ce soit explicite la référence à Marx. Ainsi certains courants actuels comme « l’histoire globale » en Allemagne viennent d’une tradition ancienne qui a partie liée avec l’histoire du marxisme, puisqu’un historien majeur de l’ex-RDA comme Walter Markov avait pour référence centrale Marx et Engels et discutait de leur apport pour l’histoire comparée, bien au-delà du seul canon marxiste-léniniste imposé38. Il y a donc des lectures et influences plus « souterraines » de Marx dont l’histoire reste à écrire et qui expliquent partiellement – et ont vraisemblablement facilité – les modalités de l’intérêt actuel pour un des esprits les plus influents de l’histoire mondiale.

« Mille marxismes » ?

22 La publication de ces ouvrages montre un réel intérêt pour Marx, mais qui reste relatif au regard de la période étudiée par Jan Hoff et Ingo Elbe ; il est de plus parfois largement dépendant de facteurs extérieurs ; ainsi l’intérêt grandissant pour les post- colonial studies justifie les travaux sur le Marx « non-occidental ». À prendre d’autres problématiques concernant un sujet jadis très étudié dans les deux Allemagnes et en Autriche, à savoir les développements des mouvements ouvriers du temps de Marx et Engels et jusqu’en 1914, les publications sont loin de rencontrer le même écho alors même que, en parallèle de la MEGA, paraissent des sources fondamentales39.

23 Des entreprises pérennes comme la MEGA ou l’Historisch-kritische Wörterbuch des Marxismus assurent dans le milieu intellectuel et académique une visibilité à long terme

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des travaux sur Marx et les marxistes. Le rapport au champ politique paraît en revanche nettement plus complexe, malgré les faits mentionnés dans notre introduction. Les prétentions à l’interprétation exacte du marxisme ayant par ailleurs disparu, l’expression forgée par André Tosel de « milles marxismes40 » s’applique bien également à l’Allemagne, tant les recherches et réflexions à partir de Marx semblent éclatées et avoir renoncé à constituer le cœur d’une définition stricte du monde social et politique. Constat qui rend difficile de percevoir la formation d’un nouveau marxisme ou néo-marxisme cohérent et structuré. Marx est-il désormais pour autant un « classique » que l’on peut facilement ranger dans une bibliothèque ? On peut légitimement en douter, au regard des deux siècles qui nous séparent de sa naissance.

NOTES

1. Principale organisation de la gauche radicale allemande issue de la fusion de la PDS (issue du SED est-allemand) et de la WASG (scission de gauche du SPD). Après un bon score aux élections législatives (76 députés en 2009) Die Linke semble en grande difficulté. 2. D’importants articles ont paru dans les Beiträge zur Marx Engels Forschung (Argument) qui permettent de connaître mieux certains de ces épisodes, grâce à l’utilisation des archives des ex- Instituts du marxisme-léninisme de Berlin et Moscou. De notre côté nous avons apporté quelques éclairages sur la France dans « Éditer Marx en France : mission impossible ?», La Revue internationale des livres et des idées, n° 16, mars-avril 2010, p. 52-55. 3. Le tout dernier volume n’était pas parvenu à la date de rédaction de cet article (juin 2012). Pour la liste des volumes voir le site officiel : http://www.bbaw.de/bbaw/Forschung/ Forschungsprojekte/mega/en/Startseite 4. Seule cette section est presque achevée. 5. A noter également que tous les textes étaient publiés directement en allemand, y compris ceux rédigés directement par Marx et Engels dans d’autres langues. 6. La Chine populaire et la Japon disposent tous deux de projets similaires à la MEGA. 7. Marx-Engels Jahrbuch, Berlin : Akademie Verlag, 2003. Moon-Gil Chung, Die deutsche Ideologie und MEGA-Arbeit, Seoul, Moonji Publishing, 2007 (en allemand). 8. 7 octobre 1998 cité par Louis Janover, Marx et les nouveaux phagocytes, Paris, Éditions du Sandre, 2012, p. 230-231. 9. Karl Marx, Friedrich Engels, Werke · Artikel · Entwürfe. März 1883 bis September 1886, Berlin : Akademie Verlag, 2011, 1154 p. Karl Marx, Friedrich Engels, Werke · Artikel · Entwürfe. März 1891 bis August 1895, Berlin : Akademie Verlag, 2010, 1590 p. 10. cf. Louis Janover, op. cit. 11. Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité » in : Annales. Histoire, sciences sociales, 1/2003, p. 7-34. 12. Tristram Hunt, Engels. Le gentleman révolutionnaire, Paris : Flammarion, 2009 (traduit de l’anglais). 13. Marx-Engels Jahrbuch, Berlin : Akademie Verlag, 2009, 238 p. et 2010, 220 p. Le volume de 2011 n’était pas publié à la date de rédaction de cet article. 14. Kevin B. Anderson, Marx at the Margins : On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies, Chicago : University Of Chicago Press, 2010.

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15. En français voir le volume Maurice Godelier (dir.), Sur les sociétés précapitalistes, Paris : Éditions Sociales, 1970. 16. Skadi Krause, « Marx’ Russlandbild » in : Marx-Engels Jahrbuch, 2010, p. 53-69. 17. Lucia Pradella, « Kolonialfrage und vorkapitalistische Gesellschaften : Zusätze und Änderungen in der französische Ausgabe des ersten Bandes des Kapital (1872-75) » in : Marx-Engels Jahrbuch, 2010, p. 82-100. 18. Claudia Reichel, « Kevin B. Anderson : Marx at the Margins : On Nationalism, Ethnicity, and Non- Western Societies », Marx-Engels Jahrbuch, 2010, p. 189-198. 19. Karl Marx, Salaires, prix et profit, Paris : Entremonde, 2010, 95 p. 20. Karl Kautsky, Karl Marx’ ökonomische Lehren, Stuttgart : Dietz, 1887, 268 p. 21. Rolf Peter Sieferle, Karl Marx zur Einführung, Hamburg : Junius, 2007, 233 p. À noter, une réimpression en 2011. 22. Ibid., p. 192-193. 23. Ibid., p. 198. 24. Ibid., p. 212. 25. Jan Hoff, Marx global. Zur Entwicklung des internationalen Marx-Diskurses seit 1965, Berlin : Akademie Verlag, 2009, 345 p. 26. Ibid., p. 103. 27. Cf. ci-dessus p. XX. 28. Ibid., p. 121. 29. Ibid., p. 138-139. 30. Ingo Elbe, Marx im Westen. Die neue Marx-Lektüre in der Bundesrepublik seit 1965, Berlin : Akademie Verlag, 2010, 643 p. 31. Une telle qualification mériterait discussion dans la mesure où “l’histoire conceptuelle” en Allemagne est souvent considérée en rapport avec l’histoire sociale. Voir notamment les travaux de Reinhart Koselleck. 32. Jan Hoff, « Marx in Germany », and Democracy, 2010, p. 175-180. 33. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris : Maspero, 1978, 167 p. 34. Cf. notamment les développements dans l’ouvrage Alain Bergounioux et Daniel Cohen (dir.), Le socialisme à l’épreuve du capitalisme, Paris : Fayard/Fondation Jaurès, 2012, 384 p. 35. Karim Fertikh, « Trois petits tours et puis s’en va… Marxisme et programme de Bad Godesberg du Parti social-démocrate allemand », Sociétés contemporaines, mars 2011, 1, n° 81, p. 61-80. 36. Dominique Herbet (ed.), Culture ouvrière – Arbeiterkultur. Mutations d’une réalité complexe en Allemagne du XIXe au XXIe siècle, Villeneuve d’Ascq : Septentrion, 2011, 430 p. 37. op. cit., p. 324. 38. Matthias Middel, Katja Naumann, « L’histoire globale en Allemagne » in : Revue de l’IFHA, 2010, p. 247-284. 39. Voir par exemple les correspondances entre Bernstein et Kautsky : Till Schelz-Brandenburg (ed.), Eduard Bernsteins Briefwechsel mit Karl Kautsky (1895-1905), Frankfurt/Main – New York : Campus Verlag, 2003, 1159 p. 40. André Tosel, « Devenirs du marxisme 1968-2005 : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes », en ligne sur www.marxau21.fr (université de Paris I).

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AUTEUR

JEAN-NUMA DUCANGE Jean-Numa Ducange est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen.

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