Estelle Doudet est professeur de langue et de littérature françaises du Moyen Âge à l’université de Grenoble-­Alpes et membre junior de l’Institut univer- sitaire de . Ses travaux portent sur la poésie, le théâtre et les diverses formes de la parole publique en français du xive au xvie siècle.

Sylvie Lefèvre est professeur de littérature française médiévale à l’université de Paris-­Sorbonne. Elle a enseigné à l’ENS-­Ulm, l’université de Tours et à Columbia University (New York). Avant la publication des saluts, ses recherches sur la lettre ont donné lieu à un volume collectif, travaux de jeunes chercheurs (Orléans, 2008).

Marie-­Laure Savoye est ingénieur de recherche à la section romane de l’Ins- titut de recherche et d’histoire des textes (CNRS). Titulaire d’un doctorat sur les récits miraculaires mariaux en langues romanes au xiiie s., elle est spécialiste de littérature religieuse en ancien et moyen français.

Agathe Sultan est maître de conférences en littérature française du Moyen Âge à l’université Michel de Montaigne (Bordeaux). Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la lyrique de et de travaux consacrés aux liens entre poésie et musique.

Hedzer Uulders, docteur ès lettres, a travaillé sur les saluts dans le cadre de sa thèse de doctorat soutenue à l’université de Padoue en 2010 et du Prix jeune chercheur pour la philologie romane et la littérature médiévale du Collège de France. Il est l’auteur d’une monographie sur les lettres d’amour médiévales en langue d’oc (2011).

Couverture : Gravure extraite de l’édition de 1488 des Voyages de Jean de Mandeville (colorisation moderne évoquant la mise en couleurs pratiquée à la fin du Moyen Âge). © Bibliothèque des Arts décoratifs, Paris/Collection Maciet.

© Librairie Générale Française, 2016. ISBN : 978‑2‑253-16371-8

001_259238XKW_AMOUR_MOYEN_AGE_CS6.indd 6 29/07/2016 17:25:39 À nos amours

001_259238XKW_AMOUR_MOYEN_AGE_CS6.indd 7 29/07/2016 17:25:40 001_259238XKW_AMOUR_MOYEN_AGE_CS6.indd 8 29/07/2016 17:25:40 Introduction

Premières lettres d’amour en français

À l’heure où les correspondances ont tant de succès, qu’il s’agisse des lettres de poilus ou d’échanges entre écrivains, où le grand public comme la communauté scientifique se passionne plus généralement pour ce qu’on appelle « les archives de l’intime », publier un volume titré « Lettres d’amour du Moyen Âge » peut apparaître comme une façon de répondre à cette mode et à cet intérêt. Il convient donc de mettre immédiatement en garde le lecteur : ces lettres ne sont pas véritables, au sens commun du terme, il s’agit d’épîtres amoureuses poétiques et fictives ; en outre, ce ne sont pas les seules épîtres françaises médiévales puisque, à côté du corpus de langue d’oïl que nous proposons, a existé un corpus écrit en occitan, sur l’actuel territoire de la France1. Parmi les rares lettres réelles en français du premier Moyen Âge, il en est pourtant une qui traite d’amour : c’est le billet de sept lignes qu’envoya un certain Jean de Gisors à Aelis de Liste. Le parchemin en fut curieusement découvert dissimulé dans un pilier, lors de travaux effectués en 1905 dans l’église Saint-­Pierre de Montmartre2 :

1. Salutz d’amor. Edizione critica del corpus occitanico, dir. Francesca Gambino, intr. Speranza Cerullo, Rome, 2009. 2. Texte établi par Albert Henry d’après le manuscrit (Bibliothèque historique de la ville de Paris, n° 2015 Réserve) et à partir de la première transcription par Mario Roques en 1949, pour sa Chrestomathie de la littérature en ancien français, Berne, A. Francke, 1954 (Bibliotheca romanica. Series 2. Scripta romanica selecta. 3‑4). Mario Roques, « Le billet de Jean de Gisors à Aélis de Liste », dans Mélanges Félix Grat, Paris, 1949, t. 2, p. 277‑291. Nous traduisons.

001_259238XKW_AMOUR_MOYEN_AGE_CS6.indd 9 29/07/2016 17:25:40 10 Lettres d’amour du Moyen Âge

Johan de Gisors mande saluz damesele Aelés de Liste, com a la fenme el monde que il plus ainme, qui ne li apartiengne. Et si saciez de verité que il vos ainme en tel maniere conme hom deit amer sa suereur. Et si poez avoir en lui altretel fiance conme en un de voz freres u endeus, por l’amor de sire Felipe et por la vostre. Et si saciez de verité que il ne vodreit plus vers vos ne mefere ne mesdire que vers sa mere. Et saciez de verité que ces letres furent escrites al Belvaiz, et cil qui les escrist ne vos conut unques ne mei, Deu vos en jur. Dex vos saut !

Jean de Gisors envoie ses salutations à demoiselle Aelis de Liste, la femme au monde qu’il aime le plus sans qu’elle soit de sa famille. En effet, sachez à la vérité qu’il vous aime de la manière dont un homme aime sa sœur. Et vous pouvez avoir en lui la même confiance qu’en l’un ou même qu’en vos deux frères, au nom de l’amour qu’il vous porte et qu’il porte à sire Philippe. Et sachez à la vérité qu’il ne voudrait pas plus se mal conduire ou mal parler à votre égard qu’envers sa propre mère. Et sachez à la vérité que cette lettre fut écrite au Beauvois et que son copiste ne vous a jamais connue, pas plus qu’il ne me connaît, je vous le jure par Dieu. Dieu vous sauve !

Ces protestations, pour fraternelles ou filiales qu’elle se présentassent, firent sensation. Au point que Jules Clare- tie, académicien et homme de lettres alors célèbre, espérait qu’une expertise ne révélerait pas que ce que l’on prenait pour un roman d’amour n’était qu’une fiction ou, pire, un faux1. Car ce début de siècle se souvenait encore parfaitement du scandale et du procès Vrain-Lucas,­ le faussaire auteur de plus de trente mille lettres autographes. Mais le billet de Jean de Gisors fut plus tard définitivement authentifié par Mario Roques et Charles Samaran. L’écriture en est bien datable de la toute fin du xiie ou du début du xiiie siècle. Fragment d’une histoire anonyme et restée mystérieuse, cette lettre semble avoir sombré à nouveau dans l’oubli. Alors qu’elle répondait à un impératif de son cahier des charges (être une vraie lettre), le superbe volume des Plus belles lettres manuscrites de la langue française publiées par la Bibliothèque nationale en 1992 a choisi un texte plus tar- dif pour s’ouvrir : une lettre de Jeanne d’Arc, écrite par un

1. Voir S. Lefèvre, « Je prends votre main dans la mienne », introduction du volume La lettre dans la littérature romane du Moyen Âge, Orléans, 2008, p. 1‑17.

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secrétaire mais qu’elle a signée. Plus loin, le volume a même fait une place à deux forgeries de Vrain-Lucas,­ qui n’ont de réel que leur matérialité. Il est vrai que leur rédactrice a un autre renom que celui d’Aelis. Cléopâtre en personne y écrit, en français, à César puis à Marc-­Antoine.

La tradition des saluts d’amour que nous présentons est contemporaine du billet de Jean de Gisors. Fictives, ces lettres amoureuses ont pu trouver des modèles directs ou indirects dans des textes latins de l’Antiquité et du Moyen Âge1. Poé- tiques, elles s’inscrivent aussi dans le contexte médiéval de la poésie lyrique d’oc et d’oïl. Pour bien juger de leurs qua- lités et afin d’imaginer ce qui a présidé à leur création, il convient donc de donner une idée des traditions littéraires et du contexte historique dont elles émanent.

D’Ovide au Moyen Âge latin

Les lettres d’amour en langue latine

Ovide n’a pas inventé la lettre d’amour. Dans son Art d’ai- mer, il conseille à ce sujet les hommes (livre I, v. 435‑484) puis les femmes (III, v. 467‑498) : comment écrire, comment répondre et, pour les femmes, quelle prudence garder pour qu’un mari ne découvre rien. La lettre, sur tablettes de cire, est avant tout un moyen de séduction et doit servir les dif- férentes étapes d’une relation. Cependant c’est avec Ovide – d’après ce qu’affirme le poète romain dans ce même Art d’aimer (III, v. 345‑346) – que la lettre d’amour passe de la vie à la littérature. Avec ses Héroïdes, recueil de missives fictives d’héroïnes mythologiques à leurs amants, elle accède au statut de genre littéraire. Imité peut-être­ à la fin de l’Antiquité par Sidoine Apolli- naire (vers 430‑480) – s’il est vrai que ce dernier écrivit des

1. L’étude de Ernspeter Ruhe sur la lettre d’amour médiévale, en latin et en langue vulgaire, fut pionnière : De amasio ad amasiam. Zur Gattungs- geschichte des mittelalterlichen Liebesbriefes, Munich, 1975 (Beiträge zur romanischen Philologie des Mittelalters, 10).

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lettres d’amour dans le style ovidien, influençant plus tard les lettres christianisées de Venance Fortunat (vers 530‑609) à Radegonde –, Ovide retrouve une pleine autorité à partir des xie et xiie siècles. C’est alors que, particulièrement dans l’Ouest de la France, au sein de la vallée de la Loire, un petit cercle littéraire se plaît à composer des lettres d’amour en vers latins. Les pro- tagonistes sont des hommes d’Église : Marbode de Rennes (vers 1035‑1123), Baudri de Bourgueil (vers 1046‑1130), Hildebert de Lavardin (vers 1056‑1133)1. Pour ces poètes imprégnés de culture classique, Ovide est le modèle par excellence. Cependant, pour proches que leurs œuvres en soient (Baudri ira jusqu’à récrire une des Héroïdes, celle de Pâris à Hélène), quelque chose a bien changé entre l’Anti- quité et le Moyen Âge et on ne peut négliger le poids de la nouvelle culture cléricale, non plus que de nouveaux milieux sociaux. Car qui sont les Muriel, Emma, Constance, Agnès ou encore Béatrice à qui s’adressent les épîtres versifiées de ces clercs ? Même le peu d’informations dont nous disposons permet d’entrevoir derrière ces noms de jeunes religieuses, issues certainement de bonnes familles et vivant peut-être­ à l’importante abbaye du Ronceray à Angers. Parmi elles, on trouve aussi des dames de rang très élevé comme Adèle, comtesse de Blois et fille de Guillaume le Conquérant ou Mathilde, reine d’Angleterre. Les accents passionnels, qui ne manquent pas dans ces lettres, leur ont valu dans le passé de se voir parfois attribuer un rôle précurseur pour la poésie courtoise occitane. Mais autant ou plus que l’amour terrestre, c’est peut-­être l’amour spirituel (dilectio spiritualis) qui fait ici l’objet d’un jeu littéraire de nature cléricale. À la même époque, ailleurs en Europe, on constate la floraison de lettres amoureuses en latin, en vers métriques comme en prose rythmée ou rimée. Ainsi, en Allemagne, le recueil de Ratisbonne, correspondance versifiée entre

1. Les poésies de Marbode ont été éditées par Walther Bulst en 1950, celles de Baudri par Jean-­Yves Tilliette en 1998‑2002 et celles de Hilde- bert par A. Brian Scott en 2001 (2de éd.). Un florilège représentatif de ces trois auteurs est offert avec une traduction en italien dans Lettere amorose e galanti par Manuela Sanson et Claudia Cremonini, Rome, 2005.

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maîtres et élèves, probablement de jeunes religieuses1, et celui de Tegernsee2, laissent entrevoir un contexte sociohistorique­ et culturel semblable à celui des poètes de la vallée de la Loire. Là encore des clercs instruits se plaisent à envoyer à des sœurs poétesses des textes partagés entre influences ovidiennes et réminiscences bibliques, exaltant une dilectio spiritualis parfois bien enflammée. De Catalogne, et plus pré- cisément du monastère de Ripoll, provient un autre manuscrit du xiie siècle. Recueil de poésies latines, il contient égale- ment quelques brefs billets d’amour en vers adressés à la dulcis amica du poète et remplis de reprises ovidiennes3.

La critique a débattu du statut de ces textes – lettres réel- lement envoyées et reçues ou exercices échangés entre maître et élèves –, mais aussi de la sorte d’amour représenté, entre déclaration du respect absolu de la virginité féminine chez Baudri par exemple et demande par un homme du recueil de Tegernsee : que la femme mette en accord ses paroles et ses actes pour ne pas être comme le stérile figuier de l’Évangile, autrement dit qu’elle laisse cueillir son fruit… L’éventail des nuances et des situations paraît, en fait, irréductible4. La dif- ficulté du jugement tient aussi à la courante asymétrie des œuvres : rares sont les réponses à une lettre ; rares sont donc les regroupements en fragments de correspondance. Enfin,

1. Les textes du manuscrit Munich, Clm 17142 sont édités par Anke Paravicini, Carmina Ratisponiensa, Heidelberg, 1979. 2. Édition du manuscrit Munich, Clm 19411 par Helmut Plechl, Die Tegernseer Brief- sammlung des 12. Jahrhunderts, Hanovre, 2002. Dix de ces lettres ont été traduites par Étienne Wolff dans La Lettre d’amour au Moyen Âge, Paris, 1996. Notons que certains textes insèrent des passages en moyen haut alle- mand, dont le célèbre : « Dû bist mîn, / ich bin dîn / des solt dû gewis sîn. / Dû bist beslozzen in mînem herzen, / verlorn ist das sluzzelîn : / dû muost ouch immêr darinne sîn. » (f. 114v) « Tu es mien, / je suis tienne, / que cela soit certain. / Tu es enfermé dans mon cœur, / et comme la clef s’en est perdue, / tu es condamné à y rester toujours. » 3. Édition de ces textes par Therese Latzke, « Die Carmina erotica der Ripollsammlung », dans Mit- tellateinisches Jahrbuch, t. 10 (1975), p. 138‑201. 4. On a aussi assisté à une querelle à propos de l’interprétation des poésies de Baudri : les senti- ments qui y sont exprimés relèvent-ils­ de l’amour hétérosexuel (Jean-­Yves Tilliette) ou de l’amicitia homosexuelle (John Boswell) ?

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exception faite des poètes de la Loire, les lettres conservent l’anonymat du signataire comme du destinataire. Bien sûr, le xiie siècle nous a aussi laissé une correspon- dance qui défie toutes ces limites. Maître et élève, amants et époux, séparés par la vie et réunis en Dieu, Abélard et Héloïse ont écrit sept lettres qui suivent l’écriture de l’Histo- ria calamitatum, épître consolatoire adressée par Abélard à un ami. C’est cette dernière qui fournit le récit le plus détaillé de leurs amours, depuis la séduction jusqu’à leur entrée dans les ordres, la fondation du Paraclet par Abélard et la direction de cette communauté par Héloïse. Projetant de se faire aimer de la jeune fille, Abélard comptait en particulier sur son goût épistolaire et sur la puissance propre de la lettre1 :

Tanto autem facilius hanc mihi puellam consensuram credidi, quanto amplius eam literarum scientiam et habere et diligere noveram ; nosque etiam absentes scriptis internuntiis invicem liceret presentare et pleraque audacius scribere quam colloqui, et sic semper jocundis interesse colloquiis.

« Je croyais encore que cette jeune fille serait d’autant plus prête à me céder que je la savais vivement attirée par les lettres, dont elle avait une si parfaite maîtrise ; l’écriture complice serait pour nous l’intermédiaire qui nous réunirait dans l’absence : nous nous présenterions l’un à l’autre, nous nous écririons tant de choses audacieuses que nous n’oserions jamais nous dire, et nos lettres seraient pour nous le cadre inépuisable d’entretiens toujours plus joyeux. »

L’audace épistolaire dans ce recueil est surtout présente dans les lettres d’Héloïse, qui répète qu’elle préférait au nom d’épouse celui d’amante (amica) ou bien plutôt celui de maî- tresse et de chienne (concubina, scortum) (lettre II), qui avoue ne pouvoir chasser encore de son esprit le souvenir de leurs ébats, ni durant la nuit, ni même pendant la messe (lettre IV). Ce discours d’un érotisme persistant a divisé la communauté savante en deux camps : l’école laïque y voyait une forme esthétique qui n’empêchait pas l’authenticité de l’ensemble des lettres ; l’école chrétienne y décelait un ­problème qui

1. Lettres d’Abélard et Héloïse, texte latin édité et traduit par Eric Hicks et Thérèse Moreau, introd. de Jean-­Yves Tilliette, Le Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, Paris, 2007, p. 58.

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ne pouvait se résoudre que par l’hypothèse d’une fausse correspondance : un seul auteur était responsable du tout, qu’il s’agisse d’Abélard, d’Héloïse ou d’un moine anonyme. Aujourd’hui, l’étude renouvelée des manuscrits et une lec- ture plus respectueuse du mouvement suivi par le recueil ont conclu à l’originalité de ces lettres. Même si le recueil tout entier s’est trouvé orienté par les lettres non amoureuses qui le concluent, où Abélard donne à Héloïse et à la communauté du Paraclet sa règle. Le dialogue amoureux qui précède se résout alors en un modèle de conversion. Mais où sont passées les lettres que ces amants auraient échangées aux temps heureux précédant la catastrophe ? « La plus belle et la plus longue collection de lettres d’amour médié- vales que nous connaissions », les Epistolae duorum aman- tium, leur a été attribuée par un certain nombre de savants1. Pourtant la centaine de lettres, que recopia vers 1471, au milieu d’autres extraits de textes, le cistercien Jean de Woëvre, n’identifie jamais les correspondants. Il s’agit, certes, d’une série de lettres échangées entre un maître et son élève, mais, écrites en prose semi-rimée­ ou en vers métriques, constellées de citations d’auteurs antiques, d’autorités bibliques, de sou- venirs des poètes de la Loire, leur élégance ne cache pas l’as- pect somme toute traditionnel de leur contenu. Difficile d’inscrire donc les évocations floues de ces textes dans la chronologie serrée des biographies d’Abélard et Héloïse. Difficile a contrario d’oublier que l’art d’écrire, dont le phi- losophe affirmait la maîtrise par Héloïse, avait des règles très précises, dont celles de la discrétion dans le cadre sentimental. Alors que la seconde correspondance visait une manière de publication, que l’histoire personnelle et exceptionnelle des deux amants devait y être révélée afin d’apporter tout son poids au projet édifiant, cette première correspondance aurait pu à la fois demeurer secrète et avoir des accents plus conventionnels. Il sera sans doute impossible de jamais trancher en ce cas puisque la copie de Jean de Woëvre se signale en outre

1. Texte latin et traduction française sont donnés dans Sylvain Piron, Lettres des deux amants, attribuées à Héloïse et Abélard, Paris, 2005. On relèvera l’importance conférée à ce texte, jusqu’alors connu d’une poignée de médié- vistes latinistes, par son entrée dans la « collection Blanche » de Gallimard.

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comme partielle. Il a délibérément omis certains passages des lettres. A-­t‑il ainsi fait disparaître les indices les plus précis sur les circonstances peut-être­ réelles de cette correspon- dance ? Les recueils épistolaires du Moyen Âge ont, en effet, souvent procédé ainsi pour transformer des lettres réelles en modèles réutilisables. Le manuscrit de Jean de Woëvre ras- semble d’ailleurs toute une série d’œuvres qui témoignent de son goût pour le genre : lettres de Cassiodore, Sidoine Apollinaire, Jean de Limoges ou Guillaume de Malmesbury, mais aussi extraits du manuel épistolaire de l’humaniste du xve, Carolus Virolus (ou Menneken).

Un format bien établi : l’art épistolaire médiéval ou ars dictaminis

Si elle continue à être pratiquée après la fin de l’Anti- quité, la rhétorique classique survit au Moyen Âge sous des formes nouvelles, créées pour les besoins de l’époque1. La rhetorica médiévale – qui forme avec la grammatica et la dialectica le trivium des sept arts libéraux à côté du quadri- vium comprenant l’arithmetica, la geometria, l’astronomia et la musica – se subdivise en effet dans les trois disciplines suivantes : l’ars poetriae ou art d’écrire en prose aussi bien qu’en vers, l’ars dictaminis ou art épistolaire et, à partir du xiiie siècle, l’ars praedicandi ou art de la prédication. De ces trois artes, c’est l’ars dictaminis qui constitue en quelque sorte le descendant le plus fidèle de la rhétorique classique, car c’est lui qui reprendra les parties du discours prévues par celle-ci­ pour les appliquer au domaine épistolaire. Après quelques essais entre fin de l’Antiquité et haut Moyen Âge, l’ars dictaminis prend particulièrement forme dans l’Italie du xie siècle : Albéric du Mont-­Cassin écrit son Breviarium de dictamine vers 1087. Ensuite les traités de ce

1. Pour ce qui suit, voir James J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages, Berkeley, 1974 ; Martin Camargo, Ars dictaminis, ars dictandi, Turnhout, 1991 ; Giles Constable, Letters and Letter-­Collections, Turnhout, 1976 ; Gian Carlo Alessio, « Storia et preistoria dell’ars dictaminis », dans Alla lettera. Teorie e pratiche epistolari dai Greci al Novecento, éd. A. Che- mello, Milan, 1998, p. 33‑49.

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genre se multiplient, notamment à Bologne, ville à vocation universitaire précoce : Praecepta dictaminum d’Adalbertus Samaritanus (vers 1111‑1118), Rationes dictandi prosaice de Hugues de Bologne (vers 1119‑1124)… La théorie de la lettre a alors trouvé la forme qu’elle devait conserver grosso modo jusqu’à la fin du Moyen Âge. Celle-ci­ consiste en premier lieu dans les cinq parties, qui appliquent au domaine écrit les divisions du discours oral de la rhétorique classique, et qui fournissent ainsi la structure de base de toute lettre médiévale, que celle-ci­ la respecte en entier ou seulement en partie. Il s’agit de : la salutatio ou salut initial où le destinateur se pré- sente à son destinataire, très souvent à la troisième personne, la captatio benevolentiae par laquelle l’épistolier essaie de gagner la bienveillance du lecteur, la narratio ou exposé du motif de la lettre et la petitio ou demande à laquelle aboutit la narratio, le tout suivi de la conclusio ou conclusion. Une de ces parties a toutefois retenu plus que les autres l’attention des théoriciens, à savoir la salutatio. Exprimant d’entrée de jeu la relation hiérarchique entre le destinateur et le destinataire dans une formule du type : « à X Y envoie des saluts », elle pouvait être accompagnée d’éloquents éloges. Considérée comme assez importante non seulement pour qu’on s’y s’arrête longuement dans les manuels en fournissant des tableaux de formules suivant les différentes occasions et divers destinataires, mais encore pour qu’on y consacre à part entière de petits traités, la salutatio seule a pu être enten- due comme une lettre en miniature ou, partie d’un ensemble plus vaste, comme ce qui pouvait servir de désignation à la lettre, en particulier dans un cadre amoureux. N’est-ce­ pas ce que semble prouver une petite œuvre latine qui remonte au viiie siècle ? Utilisant la prose et deux passages monorimes rythmiques, elle commence par une longue salutation1 :

Amabiliter amando et insaciabiliter desiderando dulcissima atque in omnibus amatissima, multum mihi desiderabilem melliflua amica mea Illa, ego in Dei nomine. Ego mando tibi salutes usque ad gaudium per

1. Édition et traduction, légèrement modifiée, reprises à Pascale Bour- gain, Le Latin médiéval, Turnhout, 2005 (p. 161‑163 ; avec de minimes divergences, dans Eadem, Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris, 2000, p. 224‑225).

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has apices, quantum cordis nostrae continet plenitudo. Et ipsi salutes inter nubes ambulant, sol et luna ejus deducant ad te.

En l’aimant d’amour et en la désirant sans cesse, à la très douce et bien aimée en tout, tellement désirable pour moi, à ma délicieuse amie Une Telle, moi Un Tel au nom de Dieu. Je t’envoie par cette lettre des saluts jusqu’à pleine joie, autant que nos cœurs peuvent en contenir. Ces saluts passent à travers les nuages, que la lune et le soleil les conduisent jusqu’à toi.

Après la fin du texte, on trouve ce commentaire qui insiste sur la désignation du tout comme salutatio : Haec est magna salutatio inter duos C’est une superbe façon de se saluer juvenis ; alter alterius transmittit et entre deux jeunes gens ; l’un l’en- neminem sufficit. voie à l’autre et aucun ne s’en lasse. Cet exceptionnel texte a été conservé au milieu d’autres lettres et d’une collection de formulaires juridiques copiée vers 900 dans un manuscrit d’origine germanique (Vatican, Reg. Lat. 612, Formulae Salicae Merkelaniae). D’ailleurs, les manuels d’ars dictaminis ne se contentent pas, eux non plus, de fournir des séries de formules, mais – comme les manuels épistolaires contemporains – ils donnent parfois en appendice des lettres modèles entières. Conséquence de la vocation pratique de l’ars dictaminis, ces missives exem- plaires concernent avant tout des situations quotidiennes, ayant pour destinataires un moine, un maître, des parents, un ami, l’évêque, etc. Et, à partir du milieu du xiie au moins, certains traités vont compter des lettres sentimentales : les anonymes Praecepta prosaici dictaminis donnent en annexe aux lettres amicales des billets adressés à l’amie (ad ami- cam) ; le volume redécouvert à Vérone en 2009, Modi dicta- minum d’un certain Guido, consacre son quatrième chapitre à la lettre d’amour1. Cette petite révolution ne doit pas masquer un autre fait important : parmi les lettres modèles de ce livre, l’une d’entre elles, adressée à son épouse Imelde par un cer- tain G. pourrait bien être authentique et plus ancienne que la correspondance d’Abélard et Héloïse, si l’on peut confirmer

1. Cette redécouverte dans la bibliothèque capitulaire de Vérone a donné lieu à des articles dans la grande presse comme La Repubblica. Elisabetta Bartoli en prépare l’édition pour son doctorat à l’université de Sienne.

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l’identification des protagonistes avec le comte Guido II et son épouse Imelde, morte avant 1029. Depuis l’Italie, l’ars dictaminis rayonne en Europe. En France, dans la seconde moitié du xiie s., le centre intellec- tuel qui accueille et cultive la nouvelle discipline est Orléans. Sous l’influence de la tradition locale portée à l’étude des auteurs antiques à l’intérieur de la grammatica, l’ars dicta- minis y prend un tour de plus en plus littéraire. Ainsi la très influente Summa dictaminis de Bernard de Meung contient un certain nombre de lettres d’amour et, parmi elles, une lettre de Pénélope à Ulysse et une autre de Pyrame à Thisbé. Ce croisement inédit entre lettre et fiction littéraire atteint un point culminant avec Matthieu de Vendôme, qui écrit à Orléans son art poétique (Ars versificatoria), mais compose aussi un recueil de vingt et une lettres en distiques élégiaques, les Epistule, nettement inspirées d’Ovide. Un tel mélange ne se produit guère en Italie que dans une œuvre singulière, liée encore au contexte bolonais. Il s’agit de la Roue de Vénus (Rota Veneris) de Boncompagno da Signa (vers 1170‑1240), qui rédigea plusieurs manuels épistolaires1. L’auteur s’y met en scène avec Vénus dans un locus amoe- nus, paysage printanier de la rencontre amoureuse. La déesse lui reproche, en effet, d’avoir négligé dans ses écrits « ces charmantes formules de salutation » et « ce charmant art de la lettre qui semblent nécessaires aux amoureux ». Le résultat est un art épistolaire (ars dictandi) qui se veut tout autant art d’aimer (ars amandi), proposant aux amoureux une série de salutations ainsi qu’un certain nombre de lettres adaptées aux situations amoureuses les plus diverses, telles que l’instable roue de Vénus peut en créer. Ici, comme dans les Epistule de Matthieu de Vendôme, le manuel épistolaire peut perdre sa fonction pédagogique et se transformer en œuvre littéraire.

L’ars dictaminis a joué un double rôle dans l’histoire de la lettre d’amour médiévale : il lui a donné à la fois une struc- ture épistolaire abstraite et des exemples concrets. Mais ce

1. Texte latin édité par Antonio Cortijo Ocaña, Boncompagno da Signa. El ‘Tratado del amor carnal’ o ‘Rueda de Venus’, Pampelune, 2002 ; traduc- tion par E. Wolff, op. cit., 1996, p. 29‑64, citation infra p. 33.

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qui n’est qu’exemple dans les manuels épistolaires s’actua- lise, ne serait-ce­ qu’à travers un jeu littéraire clérical, dans les épîtres amoureuses latines conservées. Loin de naître dans un désert, les saluts d’amour de langue d’oïl voient donc le jour dans un paysage latin fertile. Cependant là n’est pas le seul terreau où ils ont pu puiser. La jeune littérature vernaculaire explique mieux ou, plus directement, leur brève floraison.

Attaches vernaculaires

Le salut occitan

Proche de la des pour le discours amoureux qu’il construit et poursuit, le salut de langue d’oc s’en sépare par le choix presque systématique d’une forme métrique faite pour le récit romanesque ou pour des œuvres didactiques, le couplet d’octosyllabes à rimes plates1. Contrairement à la canso, il n’est donc pas chanté mais lu ou récité, sans doute en public. Le corpus des saluts occitans a ainsi été conservé à l’intérieur de quelques-uns­ des grands lyriques, mais dans les parties non lyriques de ces manuscrits, celles qui rassemblent par exemple les (textes d’enseignements) et les novas (récits brefs) ou encore des épîtres en vers, comme celles de Gui- raut Riquier. Le salut croise donc deux traditions différentes : celle de la chanson d’amour d’une part (le salut peut parfois se désigner comme domnejaire, « pièce par laquelle on cour- tise une dame »), celle de la lettre de l’autre, selon les règles de l’ars dictaminis que nous avons évoquées et en fonction de souvenirs ovidiens toujours possibles. Ainsi le premier salut que nous possédions – s’il est bien de Raimbaut d’Orange, maître du ou style hermétique – pourrait se lire comme une récriture au masculin de l’Héroïde

1. Mais voir la nouvelle édition des saluts occitans pour des textes en vers lyriques, ainsi que Speranza Cerullo, « Lirica e non-­lirica nella poesia dei trovatori : intersezioni generiche metrico-formali­ tra salut e canso », dans La lirica romanza del Medioevo. Storia, tradizioni, interpretazioni. éd. F. Brugnolo, F. Gambino, Padoue, 2009, vol. I, p. 155‑174.

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IV de Phèdre à Hippolyte1. Le texte commence par une saluta- tion formelle (à Y, X) et se désigne explicitement comme une lettre (esta carta escrit) à lire à haute voix ou à se faire lire2 :

Donna, cel qe·us es bos amics, Dame, celui qui vous est bon ami, a cui vos es mals et enics, et envers qui vous vous montrez hostile, vos clama merce d’una re : vous demande cette seule grâce : c’aujaz cho qe·us vol dir per be que vous écoutiez ce qu’il veut vous dire [à bonne fin aici en esta carta escrit et qu’il a écrit dans cette lettre

Désignée ici comme l’ennemie à vaincre, d’abord en s’en faisant entendre, la dame est plus généralement l’objet d’un éloge dès la salutatio : Bella domna gaia e valentz, Belle dame, gaie et pleine de valeur, pros e cortesza e conoissentz, noble, courtoise et sage, flors de beltatz e flors d’onors, fleur de beauté et fleur d’honneur, 4 flors de joven e de valors, fleur de jeunesse et de vertu, flors de sen e de corteszia, fleur de sens et de courtoisie, flors de presz e ses vilania, fleur distinguée, dépourvue de vilenie, flors de totz bes senes totz mals, fleur de tout bien sans aucun défaut, 8 sobre totas fina e leials, plus que toutes parfaite et loyale, lo vostre fis amicx enters, votre ami parfait et sincère, qe·us es fizels e vertaders, qui vous est fidèle et véritable, vos saluda e manda vos vous salue et vous écrit [joyeux 12 q’anc non fo en son cor joios que pas un instant son cœur ne fut pois qe d’enan vos se partit, depuis qu’il se sépara de vous, ni anch puois nuilla re no vit et qu’il n’a vu depuis nulle créature qi gaires li pogues plaszer, capable de lui plaire un peu, 16 si tot se cuebra so voler quoiqu’il dissimule son désir ab gen soffrir ez ab cellar, et qu’en toute courtoisie, il taise [sa souffrance, qar negus jois no·ill pod scemblar car aucune joie ne peut lui sembler contra·l vostre joi nuilla re, qu’insignifiante au regard de celle [qui vient de vous 20 ne nuill be contra·l vostre be et aucun bien au regard du vôtre no·ill pod plaszer ni abellir, ne peut lui plaire ni faire plaisir, ni negus bes no·ill pod venir aucun bien ne peut lui arriver ses vos […] s’il ne vient de vous […]

1. F. Carapezza, « Raimbaut travestito da Fedra (BEDT 389 I). Sulla genesi del salut provenzale », dans Medioevo romanzo, t. 25 (2001), p. 357‑395. 2. Salutz d’amor, op. cit., p. 210, v. 1‑5 (éd. Ute Limacher-­Riebold). Nous traduisons.

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Décrite à travers une série d’anaphores hyperboliques qui sert de captatio benevolentiae, la destinataire peut lire sans solution de continuité ce qui fait la narratio de l’épître : la séparation, le chagrin et la dissimulation forcée de l’amour que le poète a pour elle. En même temps, l’amant affirme aussitôt sa fidélité et déclare sa dépendance totale. Ce second texte serait de Uc de Saint-­Circ1. Sur une petite trentaine de textes, la moitié, en effet, est attribuée à un trou- badour connu. Le dernier, Amanieu de Sescars, va jusqu’à signer (v. 1‑5) et dater (v. 172‑174) un de ses deux saluts, comme s’il s’agissait d’une lettre réelle ou d’une charte2 : A vos que ieu am deszamatz, À vous que j’aime sans être aimé, on es ioi, ioven e solatz, vous en qui sont joie, jeunesse et plaisir, gent aculhirs e bel parlars, noble accueil et beau parler, 4 de part N’Amanieu de Sescas de la part du seigneur Amanieu de Sescas salutz e amors […] salut et amour

172 Estas letras foro lo dia Cette lettre fut rédigée donadas de Sant Bertolmieu, le jour de la saint Barthélemy, l’an de la encarnation Dieu l’an de l’incarnation du Seigneur M. CC. LXXVIII. 1278.

De Raimbaut d’Orange († 1173) à Amanieu de Sescars, le genre du salut occitan s’est développé pendant environ un siècle. Seul, Arnaut de Mareuil (actif entre 1171‑1195) en a laissé cinq et passe donc pour le maître du genre. C’est d’ailleurs un des siens qui nous est resté sans doute dans le plus grand nombre de manuscrits (5) : Dona, gencher q’ieu no sai dir (« Dame, plus noble que je ne sais dire »). Cepen- dant la diffusion et l’influence de ces textes ne se sont pas brutalement arrêtées à la fin du xiiie siècle. Le salut occitan a ainsi connu une réception particulière au-delà­ des Pyrénées, dans la Catalogne de la deuxième moitié du xive et du début

1. Salutz d’amor, op. cit., p. 518‑522, v. 1‑23 (éd. Fabio Zinelli). Nous traduisons. 2. Salutz d’amor, op. cit., p. 570 et 585 (éd. Elisa Guada- gnini). Nous traduisons. À propos de la datation respective des lettres et des actes diplomatiques, voir Olivier Guyotjeannin, « Lettre ou titre ? Le modèle épistolaire dans les chancelleries médiévales », dans La lettre dans la littérature romane du Moyen Âge, Orléans, 2008, p. 19‑26.

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du xve siècle1. Par ailleurs, par leur forme et caractère nar- ratifs, ces textes se rapprochent de la littérature romanesque et didactique, et ce lien s’est concrétisé dans les rares récits d’oc, puisque Flamenca, Jaufré ou encore les Novas del papagay d’Arnaut de Carcassés utilisent au xiiie siècle l’idée ou le genre du salut à l’intérieur de leur trame2.

La littérature narrative d’oïl et l’origine du genre

Si dans le cas du corpus d’oc, l’antériorité des saluts auto- nomes est évidente au regard de leur insertion ou pseudo-­ insertion narrative, la question mérite d’être reposée pour notre corpus d’oïl et, au-delà,­ pour le genre en général. Changeant de langue, le salut d’oïl s’inscrit bien dans un autre contexte littéraire ; il ne saurait donc se réduire – comme on l’a fait trop souvent dans le passé – à une simple imitation, tardive et décalée, des modèles latins et surtout des saluts méridionaux. Entre les xiie et xiiie siècles, le Nord du territoire a vu se développer, outre la lyrique des trouvères, une littérature romanesque et narrative d’une richesse inouïe, en comparaison de la pauvreté de cette tradition en langue d’oc. Cependant, il ne faudrait pas imaginer de frontières linguistiques infranchissables et deux critiques ont essayé de montrer que la véritable date d’apparition ou l’origine du salut pourrait bien se trouver à l’intérieur de récits de langue d’oïl. Selon Elizabeth Poe, la lettre présentée dans Milun, un des lais de Marie de France (vers 1160), est à considérer comme un salut inséré ; cela prouverait que le genre existait aussi de façon autonome dès le milieu du xiie siècle en langue d’oïl et qu’il aurait migré depuis le Sud, grâce à un

1. Voir à ce propos Hedzer Uulders, « Letres qui van per tal afar. Un nouveau salut occitano-catalan­ et la fortune du genre en Catalogne » (I) et (II), dans Estudis Romànics, t. 31 (2009), p. 77‑103 ; t. 32 (2010), p. 215‑248. 2. Sur ces rapports entre le salut et les genres narratifs dans la littérature occitane, voir Hedzer Uulders, Salutz e amors. La lettre d’amour dans la poésie des troubadours, Louvain, 2011, p. 145‑168. Le cours de 2007‑2008 de Michel Zink au Collège de France, consacré à « La poésie comme récit », a exploré ces mêmes textes et des pistes parallèles.

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comme Bernart de Ventadour, bien connu pour avoir servi de go-­between entre les deux littératures1. Toutefois aucun salut ne nous reste de Bernart et voir dans le passage de Marie de France la citation d’un véritable salut ne va pas de soi. Le genre se marque d’abord par une énonciation à la première personne, comme la chanson. Or les deux lettres échangées dans Milun entre le héros et celle qu’il aime figurent dans le texte au discours indirect et indirect libre (v. 270‑275)2 :

De chief en chief l’a esguardé, Il parcourt la lettre de bout en bout, les enseignes qu’il i trova, examine les signes de reconnaissance qu’elle porte e des saluz se rehaita : et se réjouit des salutations : « ne puet senz lui nul bien aveir ; « elle ne peut connaître le bonheur sans or li remant tut sun voleir qu’il lui fasse savoir en retour [lui, par le cigne sifaitement ! » de la même façon, par [ses intentions [l’intermédiaire du cygne. »

Plus probablement que le genre proprement dit, le mot saluz désigne ici la première partie d’une lettre selon l’ars dicta- minis, la salutatio. Et moins qu’à une lettre ou un salut véri- tablement cités, on a affaire à des comptes rendus de lecture de la dame et de son amant. Costanzo Di Girolamo se place, lui, dans une tout autre perspective. Il ne cherche pas à remonter le temps pour prou- ver l’existence ancienne de saluts disparus, mais intrigué par le vers narratif adopté par ces pièces, il fixe l’origine du

1. E. Poe, « Marie de France and the salut d’amour », dans Romania, t. 124 (2006), p. 301‑323. 2. Lais de Marie de France, texte de Karl Warnke, trad. de Laurence Harf-Lancner,­ Paris, 1990 (Lettres gothiques). À propos du cygne, on retournera à l’article d’E. Poe. En une belle analyse, elle montre comment Marie de France imite le motif de la lettre entre amants déjà présent dans le roman d’Eneas (avant 1160). Son auteur avait alors imité l’Héroïde VII de Didon à Énée. Or chez Ovide, Didon commence par évoquer le de mort du cygne. Ajoutons qu’à la fin du plus ancien manuscrit conservé de l’Eneas, copie française passée précocement en Italie du Nord, une main italienne a tracé quelques lignes de ce qui ressemble à une ébauche ou au souvenir d’un salut (Florence, Bibl. Laur., Pluteus 41.44). Voir Gabriele Giannini, « Une ébauche méconnue de salut occitan et le nœud ovidien Eneas-­Cligès en Italie », dans L’Occitanie invitée de l’Euregio, Aachen, Shaker Verlag, 2011, p. 391‑402.

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genre dans la littérature romanesque1. Le premier salut de langue d’oïl, ou plutôt le modèle en langue d’oïl du premier salut d’oc, se trouverait donc dans le roman de Tristan de Thomas2. Il s’agit du message que Tristan, empoisonné pour la troisième et dernière fois, fait porter par Kaherdin à Iseut (v. 2861‑2912 ; ici, v. 2861‑2866) :

Dame, fait-il,­ ore entendez, Dame, dit-il,­ écoutez moi bien. Ço que dirrai si retenez. Ce que je vais vous dire, retenez-le.­ Tristran vus mande cum druz Tristan, en amant, vous transmet Amisté, servise e saluz, son amitié, sa fidélité et ses salutations Cum a dame, cum a s’amie à vous, sa dame, son amie En qui main est sa mort e sa vie. de qui dépendent sa mort et sa vie.

Message donné là encore de façon indirecte, non à la lecture d’un écrit, mais par la voix du messager qui relaie un dis- cours, la lettre aurait pu inspirer Raimbaut d’Orange, dont on connaît le surnom de Tristan qu’il s’était donné, pour la création de ce genre étrange du salut, à la fois non lyrique pour la forme et lyrique pour le fond. L’importance des liens entre narration et poésie amoureuse se trouve clairement soulignée à l’occasion de ces interroga- tions, même si la question des origines du genre reste indéci- dable. Les ressemblances entre lettres d’amour évoquées par les récits et saluts se trouvent de fait biaisées par l’influence commune de l’ars dictaminis et des œuvres épistolaires en latin. Sans parler des problèmes de datations relatives des œuvres. Ainsi que penser de la lettre, cette fois intégralement citée, que le sultan écrit, sans jamais la lui envoyer, à Mélior, l’hé- roïne du roman de Partonopeu de Blois ? Après une première version de deux uniques couplets d’octosyllabes, Margari

1. C. Di Girolamo, « Maria di Francia e il salut d’amour », dans Cultura neolatina, t. 67 (2007), p. 161‑165. 2. Deux datations continuent de s’opposer pour ce texte. La plus traditionnelle est la plus tardive : vers 1170‑1173 ; la plus haute tourne autour de 1150. En ce cas, le Tristan serait bien antérieur au salut attribué à Raimbaut d’Orange. Notre texte vient de l’édition de Christiane Marcello-­Nizia, dans Tristan et Iseut. Les premières versions européennes, Paris, 1995 (La Pléiade). Le dernier vers cité est hypermétrique (autre lecture : q. maint sa m.)

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décide d’en écrire une plus longue. Ce seront 124 décasyl- labes en rimes équivoquées dont voici le début1 :

Salus vos mande vos premiers drus a joie ; Nel puis oïr sans riens por duel que j’aie. Salut vous mant a certes et sans deport ; En haute mer m’avés geté de port. Salut vos mant de vrai cuer et de fin ; A vos me comant, a vos me defin.

« Votre premier ami vous transmet son salut dans la joie – quelle que soit ma douleur, à entendre cela je ne puis rester indifférent. Je vous transmets mon salut sans réserve : vous m’avez chassé du port et jeté en haute mer. Je vous transmets mon salut d’un cœur sincère et parfait ; je m’en remets définitivement à vous. »

Faut-­il voir là un salut, au sens générique du terme ou bien le mot, répété en anaphore, ne représente-t­‑il toujours que la pre- mière partie de ce message, sept fois désigné comme un brief (lettre, à l’origine brève ou informelle) et une fois comme une chartre (acte écrit, dont le support fournit l’origine – charta ayant désigné dans l’Antiquité la feuille de papyrus ; le mot a fini par avoir le même sens général que notre papier/pape- rasse) ? La question est de taille puisque Partonopeu date du xiie siècle. En deçà du siècle commencent les batailles d’ex- perts : vers 1170 ou même avant pour les uns, vers 1180‑1185 pour les autres. Et puis, la lettre d’amour du sultan ne figure que dans ce que les uns considèrent comme une continuation, mais que les autres tiennent pour la version longue originale… Heureusement, de chaque côté des voix s’accordent pour voir dans cette lettre une interpolation qui ne serait pas antérieure au xiiie ; le manuscrit le plus ancien qui en porte témoignage a été copié dans le dernier quart de ce siècle2.

1. Partonopeu de Blois, éd. et trad. Olivier Collet et Pierre-­Marie Joris, Paris, 2005, v. 13725‑13730 (Lettres gothiques). Nous avons légèrement modifié la traduction pour conserver l’anaphore. 2. Penny Eley, Partono- peus de Blois. Romance in the Making, Cambridge, 2011, p. 172‑177 (Gal- lica, 21). Nous ne souscrivons nullement à toutes les analyses du contenu de l’épisode. Il n’y a pas à s’étonner des anachronismes ou plutôt des discor- dances géographiques (le sultan citant dans sa lettre la Seine, les villes de Metz, Tours, Reims, Bourges, Lyon, le Mont Cenis) et encore moins du fait que la lettre n’est finalement jamais portée à sa destinataire.

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À tous égards, Partonopeu ne peut donc être une preuve de l’antiquité du genre du salut et de sa première inscription en récit. Le roman, au contraire, aurait réagi à la création du genre par l’invention d’un nouvel épisode, celui de la nuit d’insomnie du sultan, moment propice à l’apparition du discours amoureux, monologue ou lettre, nous le reverrons. Inversement, nos pièces 28‑29, lettre en prose et salut en vers qu’un certain Simon adresse à Jeanne, sa dame, sont tout entières construites sur des reprises de lettres et de lais lyriques que le Tristan en prose a multipliés jusqu’à en faire un des traits de son écriture romanesque1. Le xiiie siècle apparaît ainsi comme une époque où le récit est en mutation constante : à côté du roman en vers, le roman en prose voit le jour ; les deux formes commencent à insérer des pièces lyriques, que ce soit sous forme de fragments ou bien de citations complètes, mais aussi des épîtres ; le roman en vers trouve une nouvelle voie avec l’allégorie, ce dont la première partie du Roman de la Rose (vers 1230) est la meilleure illus- tration ; un récit à la première personne s’invente aussi sous la forme du dit (poésie récitée)2. Usant majoritairement du couplet d’octosyllabes à rimes plates, ce genre nouveau peut aussi s’écrire autrement : quatrains d’alexandrins monorimes, quatrain ou tercet coué, strophe hélinandienne. Ces différents modes d’écriture sont aussi ceux des saluts ; certains de nos textes se désignant d’ailleurs parfois comme des dits (ex. textes 5, 24, 27, 31)3. Par ce partage avec le dit d’un mode énonciatif en je, de caractères formels et d’une désignation, le salut tend à faire entrer la thématique de l’amour dans le domaine d’une poésie plus personnelle, parfois même plus réaliste4. Toutefois il revendique aussi l’héritage lyrique qu’il continue sous une autre forme (mais toujours à la première personne), et dont il exhibe la prégnance lorsque près de la

1. Dominique Demartini, « Le Tristan en prose : la lettre à l’épreuve du roman », dans La lettre dans la littérature romane du Moyen Âge, op. cit., 2008, p. 141‑163. 2. Michel Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, 1985. 3. Paul Zumthor faisait d’ailleurs des saluts une sous-catégorie­ du dit dans son Essai de poétique médiévale, Paris, 1972, p. 418‑419. 4. Cette tendance explique, par exemple, que figure dans le texte 32 une longue et précise description d’un instrument comme la boussole (v. 127‑144).

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moitié des textes insère ou commente des refrains ou des .

La lyrique : du Sud au Nord et de la cour à la ville

L’expérience lyrique des troubadours a eu un profond reten- tissement à travers l’ensemble des pays de langue romane1. L’une des régions les plus accueillantes fut la France du Nord, où se développe entre 1150 et 1300 une tradition lyrique qui célèbre la femme d’après l’exemple des troubadours. Mais à la différence de leurs confrères méridionaux, les poètes du Nord, que l’on appellera trouvères, se montrent généralement moins exubérants et plus réservés. Leurs chansons sont sou- vent plus abstraites, plus conventionnelles, plus moralisantes aussi et sont moins ouvertes aux expérimentations stylistiques du trobar. À l’amour charnel des troubadours, les trouvères opposent la froide personnification d’Amors, tandis que la femme objet de la plainte lyrique se désincarne jusqu’à se faire parfois un simple symbole. Les différences entre lyrique du Nord et lyrique du Sud s’expliquent en partie par celles des contextes socio-­ historiques. La lyrique des troubadours se développe dans les cours aristocratiques du Sud où, d’abord apanage des jeunes nobles ambitieux, elle semble avoir eu une fonction sociale importante. Au Nord, où la tension entre les différents groupes de la société se résout autrement, elle a une fonction moins évidemment ambitieuse et apparaît, pour ainsi dire, plus individuelle. D’autre part, la production lyrique y est en grande partie l’affaire de poètes issus d’un contexte nou- veau : celui de la ville et de la communauté des bourgeois et artisans-­commerçants. Le nom même de certains trouvères le rappelle : Jean le Teinturier, Colart le Bouteiller… Parmi ces villes, celle d’Arras, cité marchande prospère, joue un rôle de premier plan depuis la fin du xiie siècle. Avec des poètes comme et Jean Bodel, la poésie se profes-

1. Pour un aperçu récent, voir par exemple Luciano Formisano, « La lyrique d’oïl dans le cadre du mouvement troubadouresque », dans Les chan- sons de langue d’oïl. L’art des trouvères, éd. M.-­G. Grossel, J.-­Ch. Herbin, Valenciennes, 2008, p. 101‑115.

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sionnalise et s’institutionnalise. Arras crée un Puy, à la fois concours poétique qui couronne les meilleures pièces pré- sentées1 et société littéraire, qui accueille bourgeois, clercs, jongleurs et nobles, jusqu’aux grands princes de passage. Le Puy est lié à la Confrérie des jongleurs et des bourgeois, une institution d’origine dévote au recrutement plus large puisqu’elle compte des membres sans aucune prétention lit- téraire. Dominée par les grandes familles commerçantes de la ville, la Confrérie a certainement joué un rôle dans la vie littéraire du Nord et d’Arras en particulier. Ainsi le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, Courtois d’Arras, le Jeu de la feuillée d’Adam de La Halle, rares vestiges du théâtre du xiiie siècle, ont pu être écrits et joués pour les fêtes de la Confrérie. Le contexte sociohistorique de la lyrique d’oïl permet de mieux comprendre les traits qui la séparent de la lyrique d’oc. Cependant, il importe de caractériser la lyrique du Nord non par ce qui lui manque par rapport à la lyrique du Sud, mais au contraire à travers ce qu’elle a à offrir elle-même.­ En effet, le caractère parfois conventionnel et moralisant de la poésie d’oïl est plus que compensé par ce qui fait sans doute son ori- ginalité, à savoir la veine qu’on qualifiera, avec Pierre Bec, de « popularisante »2. Cette caractéristique, presque absente dans la lyrique « aristocratisante » d’oc, s’entrevoit d’abord dans la richesse générique dont cette poésie fait preuve en offrant, à côté du genre majeur de la chanson ou « courtois » des chansons de toile, chansons de mal­ mariée, , sottes chansons, ballettes, rotrouenges, , rondeaux, resveries…

Les saluts et complaintes d’oïl

Face à la trentaine de textes occitans, le corpus d’oïl en compte autant. Mais alors que les saluts d’oc sont copiés à l’intérieur des chansonniers, que la moitié d’entre eux est attribuée à des auteurs connus, qu’une moitié environ est

1. Voir la pièce 1, v. 60 et 382. 2. Pierre Bec, La lyrique française au Moyen Âge (xiie-­xiiie siècles), Paris, 1977‑1978.

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préservée par plus d’une copie, les textes d’oïl sont, à deux exceptions près1, tous des unica, écrits par des auteurs dont un seul est connu par son nom.

Philippe de Remi, seigneur de Beaumanoir (v. 1205‑1210-­v. 1265)

Comme Amanieu de Sescas, Philippe de Beaumanoir signe un des deux saluts qu’il a laissés, mais il le fait à deux reprises, au début et vers la fin (pièce 25, v. 1‑5 ; v. 1019‑1022) : Phelippes de Biaumanoir dit Philippe de Beaumanoir dit Et tiemoigne que biau voir dit et affirme que de belles et sincères poésies Qui sont par amours envoiié qui sont envoyées par amour Ont maint vrai amant ravoiié ont ramené maint véritable amant De mal en bien, de duel en joie. du malheur au bonheur, de la souffrance [à la joie.

A tant, bele tresdouce amee, À présent, belle, très douce bien aimée, C.M. fois douce clamee, cent mille fois proclamée douce, Courtoise et sage, pure et fine, courtoise, sage, pure et excellente, Phelippes son salu desfine […] Philippe finit son salut […]

Ce long salut de plus de mille vers est allégorisé, tandis que le second fait place à la fin de chacune de ses strophes à un refrain lyrique. Ces deux œuvres nous montrent deux des tendances ou des tentations de notre corpus : le recours à la lyrique et le détour de la narration allégorique. Nous allons y revenir. Philippe commença par porter, comme son père, le nom de Remi, un village du Beauvaisis. Comme son père encore, prévôt de Compiègne, il eut des fonctions administratives et judiciaires : de 1237 à 1249, il fut bailli du Gâtinais pour Robert d’Artois, frère de saint Louis. Après la mort du prince, il resta au service de sa veuve, Mahaut, plus tard remariée au comte de Saint-Pol.­ À la suite de la construction d’une nouvelle demeure sur ses terres dans les années 1250, Philippe prit le nom de Beaumanoir.

1. Un long passage du texte 7 se retrouve dans un volume de Montpellier et le texte 31 est préservé par deux manuscrits (voir les notices).

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C’est de son premier nom, Philippe de Remi, qu’il signe deux chansons d’amour ; on lui en attribue neuf autres : toutes sont conservées dans un français (Paris, BnF fr. 24406). De ce nom aussi qu’il signe deux romans : la Manekine puis Jehan et Blonde. Au milieu de pièces courtes, rassemblées avec les romans et les saluts dans un autre manuscrit (Paris, BnF fr. 1588), on trouve enfin deux œuvres qui ont fasciné la Modernité parce qu’il s’agit de poé- sies du non-­sens, qu’il soit relatif comme dans ses resveries ou Oiseuses (distiques 26‑28 dans l’éd. Suchier)1 : Bien sai, argent meut mainte gent Je le sais bien, l’argent pousse maintes En couvoitise. à la convoitise. [gens Vostre chemise fu gehui mise Votre chemise fut aujourd’hui mise Envers l’envers. à l’envers. Sire Robers, faites vous vers Sire Robert, faites-vous­ des vers Qui pensés si ? vous qui êtes si pensif ?

ou qu’il soit absolu comme dans sa Fatrasie (str. 4) :

Uns grans herens sors Un grand hareng saur Eust assis Gisors assiégea Gisors D’une part et d’autre, de part et d’autre, Et deus homes mors et deux hommes morts Vinrent a esfors vinrent au plus vite, Portant une porte. portant une porte. Ne fust une vieille torte Sans une vieille tordue Qui ala criant : « A ! hors », qui allait criant : « Dehors ! », Li cris d’une quaille morte le cri d’une caille morte Les eüst pris a esfors les aurait bien vite pris Desous un capel de fautre. dessous un chapeau de feutre. Manipulateur de formes et explorateur des limites du sens, Philippe de Beaumanoir peut-il­ être considéré comme l’ini- tiateur du genre des saluts en langue d’oïl ? Rien ne s’y

1. On compte pas moins de quatre éditions de l’un ou l’autre ou encore de ces deux textes de Beaumanoir depuis celle que donna H. Suchier dans les œuvres complètes de l’auteur en 1884‑1885 : L. C. Porter en 1960 (Fatrasie), Giovanna Angeli en 1977 (Oiseuses), Barbara Sargent-­Baur en 2001 (Oiseuses) et enfin Martijn Rus en 2005‑2010, Orléans (Fatrasie et Oiseuses), à qui nous empruntons sa traduction.

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oppose en terme de dates. Le manuscrit fr. 1588, conser- vatoire de la plus grande partie de son œuvre, a été réalisé à Arras entre 1278 et 1300. Le volume qui contient l’es- sentiel de notre corpus (Paris, BnF fr. 837) lui est absolu- ment contemporain, et sans doute géographiquement proche puisque ses initiales filigranées ont été réalisées dans un atelier du Nord. Cependant les deux saluts de Beaumanoir semblent sortir du cadre classique, habituellement dessiné pour le genre.

Le corpus et ses limites incertaines

Après un temps où salut et chanson purent être confondus parce qu’il s’agissait dans tous les cas du même discours amoureux, la critique s’est attachée à creuser leur différence. Celle-ci­ passe avant tout, on l’a vu avec le salut occitan, par l’adoption du vers de la narration, le couplet d’octosyllabes à rimes plates. Or le second salut de Beaumanoir (texte 26) observe et transgresse tout à la fois cette règle non écrite, puisqu’il dispose ses octosyllabes en strophes de sept vers, la dernière rime étant fournie par un fragment lyrique, un refrain d’un ou deux vers. Souvent les vers de ces refrains sont plus courts que l’octosyllabe, introduisant à double titre un discours autre dans le texte. Ce jeu de dialogue existe aussi dans la lyrique, puisque l’on connaît dans le corpus des trouvères un certain nombre de chansons dont les strophes s’achèvent pareillement par un unique refrain ou bien par des refrains, chaque fois différents. Beaumanoir compose donc un salut où figurent en bonne place la salutatio atten- due comme la demande de pitié, mais il en fait une imita- tion de chanson à refrains et à strophes enchaînées (coblas capfinidas). Quant au premier salut, sa longueur (plus de mille vers contre 200 en moyenne, si l’on prend en compte l’ensemble des textes) en ferait plutôt un dit – le terme est présent au v. 2. La partie épistolaire de la narratio y est en effet comme hors de proportions. Tout ce que l’amant raconte à sa dame à propos de ses amours s’inspire du Roman de la Rose, mais surtout du Miracle de Théophile. Ce faisant, il crée à l’in- térieur de sa lettre d’amour l’histoire d’une chartre, lettre

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et document, par laquelle il s’est engagé envers Trahison à subir dix peines amoureuses. Si elle agrée son salut et son amour, il reviendra à la dame d’effacer ces dix points de la condamnation. Cet exemple extrême autorise par contre coup à considérer le second texte long et allégorique du corpus : la complainte d’amors qui referme le manuscrit fr. 837 (texte 24) et qui se donne également pour un « petit dit jolif » (v. 24). Ici, il n’est jamais question de ce qui serait l’autre caractéristique du genre : le découpage selon les règles de l’art épistolaire, ou du moins la présence d’une salutatio, ou du mot lettre. Pourtant l’ensemble de la narration se présente comme un moyen détourné pour le narrateur amoureux de déclarer son amour. Parti en promenade se divertir de ses peines, il suit à la fois l’exemple du héros du Roman de la Rose de Guil- laume de Lorris et de celui du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. Au lieu paradisiaque où il trouve une fontaine, il ose le geste interdit : répandre de l’eau sur la margelle. Cela équivaut à une déclaration qu’il n’a pas eu jusqu’ici le courage de faire. Mais le geste déclenche des réactions en chaîne et le narrateur tombe dans un sommeil qui nous fait pénétrer dans l’univers du dieu d’Amour. Ce dernier expliquera très précisément à la fin ce que signifie chacun des épisodes et lieux rencontrés. On peut ainsi comprendre que le narrateur a bien parlé à sa dame et qu’il a certaine- ment été entendu puisqu’Amour promet une joie prochaine. Mais le texte a une seconde particularité, qui le rapproche cette fois de l’autre salut de Beaumanoir : il comporte une citation lyrique, ou ballette, courte pièce à refrain. Mieux, le manuscrit, à cet endroit, en dispose la première strophe, comme dans un chansonnier, en ménageant assez de place entre les lignes de texte pour dessiner une portée et y inscrire la musique (f. 357r. col. a). Même si cela n’a jamais été réalisé, l’œuvre et sa copie ont bien rêvé de se livrer au chant.

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Paris, BnF, fr. 837, f. 357ra.

Le temps de cette brève chanson, entonnée par le narrateur pour rivaliser avec une alouette, l’amoureux se retrouve trans- porté dans la prairie où il va découvrir la fontaine. La lyrique permet ainsi d’accéder à un nouvel espace, espace merveilleux qui va lui-même­ ouvrir les portes de l’allégorie et du rêve. Philippe de Beaumanoir et l’auteur anonyme du texte 24 ont exploité deux des tendances, apparemment contradic- toires, du genre : le retour à l’origine lyrique de tout dis- cours amoureux et la mise en narration du scénario lyrique. Et chacune des autres œuvres du corpus répond moins à un cahier des charges strict qui serait celui d’un genre, qu’elle

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n’exploite les tensions et tentations qui définissent une géné- ricité particulièrement riche et complexe1.

Salut et complainte Sous le signe de Phèdre, l’impossible aveu

S’il reste pratique de nommer saluts les pièces directement adressées à la dame et complaintes celles où l’adresse reste indirecte, comme Ernstpeter Ruhe l’a proposé, toutes forment bien une catégorie unique. La disparité rhétorique ne peut masquer que c’est la difficulté même de l’aveu qui fait hési- ter les amants entre prière et plainte ou, plutôt, qui pousse les auteurs à choisir entre elles, voire à passer de l’une à l’autre. Dans la plupart des Héroïdes d’Ovide, les femmes adressent leurs lettres à des hommes qui sont loin d’elles et souvent les ont abandonnées. Seule Phèdre recourt à l’écriture pour d’autres motifs. Hippolyte lui est trop proche pour qu’elle ait l’audace de lui avouer sa folle passion (IV, v. 7‑10)2 :

Ter tecum conata loqui ter inutilis haesit Lingua, ter in primo destitit ore sonus. Qua licet et quitur, pudor est miscendus amori ; Dicere quae puduit, scribere iussit amor.

« Trois fois je résolus de m’entretenir avec toi, trois fois s’arrêta ma langue impuissante, trois fois le son vint expirer sur mes lèvres. La pudeur doit, autant qu’il est possible, se mêler à l’amour. Ce que je n’osai dire, Amour m’a ordonné de l’écrire. »

Directement ou indirectement, le dernier de ces quatre vers fait retour dans les saluts de langue d’oc et de langue d’oïl3.

1. Sur la différence entre le genre, à considérer comme une catégorie clas- sificatoire, et la généricité, qui essaie d’appréhender la capacité de production et d’élaboration textuelle, voir Jean-­Marie Schaeffer, « Du texte au genre. Notes sur la problématique générique », Poétique, t. 49 (1983), p. 3‑18, article repris dans Théorie des genres, Gérard Genette et alii, Paris, 1986. Du même, Qu’est-­ce qu’un genre littéraire ?, Paris, 1989 (Poétique). 2. Traduction de Théophile Baudement revue par Jean-Pierre­ Néraudau, Ovide, Lettres d’amour. Les Héroïdes, Paris, 1999 (Folio Classique). 3. S. Lefèvre, « Les rémanences de l’impératif ovidien Dicere qvae pvdvit, scribere ivssit amor (Héroïdes, IV, 10) dans les saluts d’oc et d’oïl du Moyen Âge », dans L’épistolaire antique et ses prolongements européens, éd. P. Laurence et F. Guillaumont, Louvain-Paris,­ 2008 (Epistulae antiquae V), p. 327‑340.

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Écrire y trouve un synonyme dans le verbe mander, littérale- ment « faire savoir par écrit », et ces deux termes s’opposent soit à dire, soit à chanter. L’amant de la pièce 17 s’interroge ainsi à propos de son amour (v. 99‑100, 109‑110, 121‑126) : Et par Dieu si ne sai je mie Et mon Dieu, je ne sais Se je li mant ou je li die… si je le lui écris ou le lui dis…

Dont vient il miex que je li mande : Il vaut donc mieux lui écrire : Amors le veut et le commande. Amour le veut et le commande.

Or ne voi meillor conseil Je ne vois de meilleure solution […] Que je li mant en un escrit que de lui coucher par écrit Ou tuit li mot seront escrit tous les mots Que je meïsmes li diroie, que je lui dirais en personne, Se bouche a bouche a li parloie. si je lui parlais de vive voix.

Et ce qui a commencé comme une complainte laisse alors place à une lettre (v. 132 sqq) :

[amie, Salut mant a ma douce amie, J’envoie mes salutations à ma douce Dame a cui j’ai mon cuer doné à la dame à qui j’ai donné mon cœur

Parler bouche a bouche : dans la langue ancienne, il peut ne s’agir que d’une proximité physique, un face à face1. Aujourd’hui, pour nous, l’expression évoque irrésistiblement un baiser2. De fait, dans l’univers de la fin’amors où l’amour est celui du désir qui demeure désir et donc inassouvi, la parole

1. On retrouve cette expression, par exemple, dans le Testament de l’âne de , lorsqu’un prêtre se confesse à son évêque (v. 142). Elle est encore utilisée au xve s. Dans le Dictionnaire de l’Académie de 1694, la locution bouche à bouche se retrouve glosée par « face à face ». 2. Un célèbre passage du Conte du Graal de Chrétien de Troyes (fin du xiie s.) montre comment l’on passe du dialogue au baiser et enfin à l’intimité des corps. La jeune Blanchefleur est venue, seule de nuit, demander l’aide du jeune Perceval contre ses ennemis. Elle se laisse ensuite embrasser ; puis, chastement (v. 2064‑2066) « Einsi jurent tote la nuit, / Li uns lez l’autre, boche a boche, / Jusqu’au main que li jorz aproche. » « Ils sont restés cou- chés ainsi côte à côte, bouche à bouche, jusqu’au matin, à l’approche du jour. »

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directe s’entend le plus souvent comme un corps à corps à dif- férer. Le ditié de la rose (texte 5) en fournit la contre-épreuve.­ Dans cette complainte, l’aveu direct est rendu impossible par la crainte, cette fois, des médisants, figures typiques des oppo- sants à l’amour dans la lyrique, comparés ici aux épines qui entourent la rose (v. 83‑85 répétés aux v. 123‑125) : Or m’estuet il dont regarder Il me faut donc voir Coment je puisse a li parler comment je pourrais lui parler Si que de nus n’en soit blasmee. sans qu’elle subisse les reproches [de personne.

Pourtant le texte s’achève sur une longue salutation topique et une déclaration d’un amour que rien ne saura diminuer (v. 203‑222). La solution trouvée passe en effet par la lettre ou plutôt par la lettre que l’amoureux espère recevoir en retour de la dame, où elle lui donnerait un rendez-vous­ dis- cret (v. 185‑202). Cet espoir, déjà exprimé aux v. 137‑148, identifie clairement la parole d’amour à ses gestes : Si ne puis pas pensser commant Je ne réussis absolument pas à imaginer Puisse a li parler tant ne quant, de moyen pour lui parler, S’ainsi n’est qu’ele vueille metre à moins qu’elle n’accepte Paine et entente, et entremetre de faire un effort et de s’occuper Soi de trover et lieu et tens de trouver le lieu et l’heure […] […] C’onques plus desirrant ne fui car je n’ai jamais autant désiré De rien qui feüst en cest monde, quoi que ce soit en ce monde, Tant comme il dure a la roonde, aussi vaste soit-il,­ Com de son gentil cors tenir comme de tenir son beau corps, Tout nu a nu a mon plesir. peau nue contre la mienne, selon [mon plaisir.

Si parler et faire l’amour ne sont qu’une seule et même chose, chanter est un recours et un secours que mettent en scène des pièces qui ne seraient sinon que plaintes (texte 1, v. 209‑215) :

[de mon dit : Quar c’est la force de mon dit : Car voici ce qui est l’essentiel Tant fort redoute l’escondit je redoute si fort d’être éconduit De ma dame que bouche a bouche par ma dame que, de bouche [à bouche,

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L’angoisseus mal qu’au cuer me touche, l’angoissante douleur qui m’étreint Ne li dirai je ne la lui dirai [le cœur, Fors qu’en chantant. Ainsi me deduirai Qu’en chantant. Ainsi passerai-je­ En desirrant ce qu’Amors m’a promis en désirant ce qu’Amour [le temps […] [m’a promis […]

Cette première complainte affirme que son centre et son principe sont l’impossibilité de parler. La citation, strophe par strophe, d’une chanson connue par ailleurs permet seule d’avouer l’amour (ici les v. 214‑215 forment le début de la str. 3). Encore s’agit-il­ d’une double dérobade puisque cette pièce répète, elle aussi, le refus de l’amant de faire requête. Toutefois, la chanson ou le fragment lyrique que constitue le refrain, parce qu’ils impliquent pour se réaliser pleinement une performance, la voix d’un interprète, demeurent des manifesta- tions physiques. Genre second et secondaire, le salut comme la complainte s’élabore comme un nouveau retrait du corps. La voix non lyrique qui en émane serait plus désincarnée que celle de la chanson. Phèdre était face à un dilemme : parler ou écrire. Les amants, ici, doivent choisir entre parler, chanter et écrire.

L’espérance lyrique comme horizon

Aimer comme chanter suppose un sentiment de joie1. Or les amants des saluts et complaintes ne cessent de dire leurs dou- leurs, la proximité de la mort. L’insertion lyrique autorise alors à rêver à cet espoir propre au chant (texte 3, v. 48, 52‑54) :

[d’ami […] Quant par vous avrai non amis […] Lorsque je recevrai de vous le titre Si porrai chanter comme cil Je pourrai chanter comme celui Qui dit : « d’amors et de ma dame qui dit : « d’amour et de ma dame Me vient toute joie par m’ame ». vient toute ma joie, sur mon âme ».

1. S. Lefèvre, « La révérence des saluts à la lyrique », dans La poétique. Théorie et pratique, éd. D. Briquel, Paris, Belles Lettres, 2008, p. 755‑771, dont certaines analyses sont ici reprises. Voir l’article fondamental de Jac- queline Cerquiglini-­Toulet, « Pour une typologie de l’insertion », dans Pers- pectives médiévales, t. 3 (1977), p. 9‑14.

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Ces deux vers, unique citation de ce salut, ressemblent à un refrain. Ailleurs, dans les pièces qui imitent la chan- son à refrains, comme le salut de Philippe de Beaumanoir déjà évoqué ou comme les textes 18, 19, 22, les refrains reviennent à la fin de chaque strophe. Grâce aux refrains du texte 19, Terence Newcombe a essayé de montrer que son auteur avait pu connaître les poésies des trouvères Jean Erart et Raoul de Beauvais, tous deux actifs vers le milieu du xiiie siècle1. Cet arrière-plan­ d’histoire littéraire donne de la profondeur au genre. Mais nous nous intéressons avant tout ici au fonctionnement de ces insertions. Or l’usage du copiste du manuscrit fr. 837 est de marquer chaque refrain d’un pied de mouche porté en marge (¶). Parce que ce signe est aussi celui qui, dans ce volume, indique une citation latine, on comprend que le refrain lyrique est perçu comme une parole d’autorité. Certains textes insérants confirment cette qualité de référence du texte inséré (str. III du texte 26 et str. XVII du texte 18) : En ce chant que porés oïr Dans ce chant que vous pourrez entendre Ai grant esperance tous jors : je fonde toujours beaucoup d’espoir : De deboinaireté C’est de bonté vient amors. que vient amour. Por ce que ne sui blons com cil autre vallet N’est droiz qu’a amors faille, puis que m’en entremet. Prenez garde a celui qui chanta cest : Se j’avoie a fere ami, Je le feroie brunet.

Parce que je ne suis pas blond comme ces autres jeunes gens, il n’est pas juste que je ne réussisse pas en amour, du moment où je me Prêtez attention à la personne qui chanta ce motet : [le propose. Si j’avais à trouver un amant, je le choisirais brun. Ainsi la parole lyrique délivre la leçon ; l’insertion se pré- sente clairement comme le collage d’un autre discours.

1. Terence H. Newcombe, « A Salut d’amour and its Possible Models », dans Neophilologus, t. 56 (1972), p. 125‑133. Sur la circulation des refrains, voir infra la mise au point plus précise d’Agathe Sultan.

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Le refrain peut aussi donner le ton et servir d’incipit, c’est-­ à-­dire à la fois de début et de matrice. Cet engendrement du texte par une parole initiatrice est particulièrement éclatant dans le texte 17, une complainte qui tourne ensuite au salut. Placé hors d’œuvre, en exergue et donc sans la lettre ornée qui dans le volume souligne tous les débuts de textes, ce refrain, reconnu dans trois œuvres lyriques (v. 1‑2) : J’ai apris a bien amer ; J’ai appris à bien aimer ; Diex m’en laist joïr ! Dieu puisse me laisser jouir de mes amours.

fonctionne comme le thème à partir de quoi s’écrit le début de la complainte (v. 3‑7) : Joïr ? Diex ! Je, comment porroie­ En jouir ? Mon Dieu ! Comment pourrais- De mes amors avoir la joie, jouir de mes amours, [je, moi, Quant je par mon fol hardement quand dans ma folle audace Mon cuer assis si hautement j’ai placé mon cœur si haut Que je n’os dire mon penssé ? que je n’ose déclarer mes pensées ?

Du je du refrain à celui de la complainte s’esquisse une dif- férence qui mime la naissance d’une parole propre et person- nelle. Il y a là quelque chose de semblable à ce qui se produit au début des Resveries du même manuscrit fr. 837 (pièce n° 71), œuvre du non-­sens qu’on a parfois voulu attribuer à Philippe de Beaumanoir. Le texte débute par un distique identifié à un refrain amoureux1 : Nus ne doit estre jolis Nul ne doit être gai S’il n’a amie. s’il n’a d’amie. J’aim autant crouste que mie J’aime autant croûte que mie Quant j’ai fain. quand j’ai faim.

En ce cas cependant, la rupture est totale entre l’incipit et ce qui le suit. Le discours amoureux n’est pas simplement mis en question, il est comme mis en pièces par la discordance introduite par le distique suivant. Le second vers ne fournit

1. Traduction de M. Rus (op. cit. supra), très légèrement modifiée. Ce refrain porte le n° 1394 dans le répertoire de Van Den Boogaard. Il ne figure nulle part ailleurs mais on peut le rapprocher du n° 1407, connu lui dans trois textes : Nus n’iert jolis / s’il n’aime « Nul ne sera gai / à moins d’aimer. »

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plus qu’une rime (mie) dont s’empare sans raison apparente le troisième. Les refrains ne sont pas les seules pièces lyriques à circuler dans et irriguer ce corpus. Chaque strophe du texte 14 s’achève ou sur un refrain ou sur un , courte pièce créée autour d’un refrain. Le texte 4 s’ouvre, lui, sur une chanson de quatre strophes. Là encore, la citation lyrique est mise typographi- quement en exergue, puisque l’initiale ornée de début de texte est reportée au v. 29. La dernière strophe de la pièce 13 com- mence par l’incipit d’une chanson du trouvère Hugues de Berzé qu’elle retravaille. Ailleurs, on trouve une récriture par- tielle d’une chanson de toile d’Audefroi le Bâtard (texte 15), trouvère arrageois du début du xiiie s. Enfin, fait passé inaperçu jusqu’ici, la lettre d’amour de la pièce 32 montre la lecture conjointe de deux chansons différentes de Gontier de Soignies par la reprise que constituent les vers 105‑108. À travers tous ces jeux d’échos, la lyrique s’entend comme origine mais aussi comme seule finalité du discours amou- reux. Ouvert grâce à un refrain, comme on l’a vu, le texte 17 se referme sur un second refrain, assumé cette fois par l’amoureux (v. 158‑161) : Adieu, dame, plus ne vueil dire Adieu, dame, je ne veux en dire plus Fors tant que je dirai par m’ame : si ce n’est sur ma foi : « Se li douz maus d’amer m’ocist, « Si le doux mal d’aimer me tue, Ce est tout por vous, dame. » c’est pour vous seule, dame. »

À la fin du texte 12, on trouve une strophe lyrique, construite comme un envoi de chanson, soit la dernière strophe où le chant peut définir sa destination et identifier son destinataire (v. 73‑79) : « Chançon, va t’en et se li di : « Chanson, va-t’en­ et dis-lui­ ceci : Qui por m’amor Celui qui par amour de moi Sueffre dolor, souffre, Mes amis, bien l’emploie. mon ami, il emploie bien sa douleur. Hastivement Très vite A doubles cent au centuple Li doublerai sa joie. » je multiplierai sa joie. »

Encore une fois, la citation lyrique ouvre un espace d’espoir, ici à l’explicit. Le fait est d’autant plus remarquable que cette strophe achève non la lettre de l’homme, mais celle que la

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femme lui a envoyée en retour. Alors que la chanson demeure un monologue, alors que la presque totalité des complaintes et saluts est à sens unique, deux exceptions confirment cette règle non écrite : le texte 12 qui, on vient de le voir, consiste en un échange de lettres et le texte 19, plus complexe puisque s’y succèdent le salut de l’amant à sa dame, un court dialogue direct entre eux, un texte de la dame qui imite une chanson de malmariée, et pour finir une dernière strophe dialoguée.

Les refrains et leurs résonances

Ces réminiscences lyriques participent pleinement à l’inven- tion des saluts et plus encore à celle des complaintes. En soi, la chanson des trouvères est à rapprocher, par sa forme, d’un message. Elle peut comprendre dans ses derniers vers un envoi à un destinataire dont l’identité n’est pas toujours connue et elle est parfois ponctuée, avant même cet envoi, d’adresses à la dame. Aussi n’est-il­ pas étonnant de voir Gontier de Soi- gnies désigner son poème « A la douçor des oiseaus » comme un briés et un messaige1 ; à l’inverse, la fin du texte 1 use du terme de chançon pour désigner son finale, mais par extension c’est bien l’ensemble de la complainte qui se trouve ainsi pla- cée sous le signe du lyrisme. La perméabilité des saluts à la lyrique d’oïl se mesure au nombre des citations qui font appel aussi bien au grand chant qu’à la chanson de toile : la matière originelle peut y être remodelée, conservée telle quelle, ou par- tiellement reprise. Mais cette prégnance du chant se manifeste surtout dans la multitude des refrains – plus de cent trente – qui sont insérés dans le corpus des lettres. Parce qu’ils participent à la fois de la chanson à refrain ou « avec des refrains » et des dits à insertions lyriques sur le modèle du Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart2, saluts et complaintes mettent en œuvre une lyricisation du schéma épistolaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une narrativisation du lyrisme.

1. Voir H. Uulders, Salutz e amors, op. cit., p. 319. 2. Voir Anne Ibos-­Augé, Chanter et lire dans le récit médiéval. La fonction des inser- tions lyriques dans les œuvres narratives et didactiques d’oïl aux xiiie et xive siècles, Berne, Peter Lang (Varia Musicologica), 2010, 2 vol.

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Les refrains répondent à plusieurs fonctions. L’une d’entre elles est rhétorique et vise à introduire une altérité discursive. Marqués, nous l’avons dit, par des pieds de mouche dans le manuscrit fr. 837, les emprunts sont mis en valeur en tant qu’ils provoquent une brisure dans le discours. Celle-ci­ va de pair avec une autorité : élément de la captatio benevolentiae, le refrain est à rapprocher du proverbe. Il n’est sans doute pas fortuit que des refrains inclus dans les textes 18 et 22 soient également présents dans un recueil de Proverbia vulgaria1. La force persuasive du discours s’appuie sur une référence déjà largement connue. On peut reconnaître en tel vers du texte 31 (Folie n’est pas vasselage, v. 31) une sentence très usitée dans la littérature narrative et didactique ; tout aussi bien peut-­on y entendre un écho musical subtilement accordé au contexte, puisque ce vers est également l’incipit du qua- trième lai du Tristan en prose où la voix du harpeur transmet à Kahedin la réponse d’Yseut2. L’altérité discursive que porte le refrain – que celui-ci­ soit refrain dès l’origine ou qu’il ne le soit que secondairement devenu en vertu de la place que lui assigne la lettre – permet d’assumer le discours amoureux de manière indirecte. De même que le virelai du texte 24 (v. 343 sqq) feint de s’adresser à l’alouette, les ritournelles sont autant d’oiseaux-messagers­ permettant de déléguer la parole à un tiers. Fragment lyrique voué à circuler, parole ailée, le refrain possède intrinsèquement une qualité com- municative. Ainsi dans le texte 18 où les vers forgés à partir d’une citation remodelée de ne sont pas exprimés par le même sujet que celui de l’énonciation, mal- gré l’usage de la première personne du singulier (strophe 4)3 :

1. Respectivement Se je n’ai s’amor/ la mort m’iert donee/ Je n’i puis faillir (cité dans le salut 18 avec une modification énonciative) et Je sent le mal d’amer por vous./ Et vous ? Por moi sentez le vous, ma douce ? (Proverbia vulgaria, ms. Hereford, Cathedral Library, P. 3. III, f. 166ra). 2. Voir J. Maillard, « Folie n’est pas vasselage », dans Mélanges de littérature du Moyen Âge au xxe siècle offerts à Mademoiselle Jeanne Lods, Paris, ENSJF, 1978, 2 vol., p. 414‑431. 3. Voir Ardis Butterfield, Poetry and Music in Medieval France : from to Guillaume de Machaut, Cambridge U. P., 2002 ; Christopher Lucken, « Onques n’amai tant que jou fui amee. La chan- son de femme à l’épreuve de la fin’amor », Perspectives médiévales, 28 [supplément sur L’expérience lyrique au Moyen Âge], 2002 [2003], p. 33‑68.

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Bele tres douce amie, petit li a valu Li orgueus de son cuer dont ele a tant eü. Mes quant ele en plorant dementee se fu, Dont deüst avoir dit : « Diex ! Que m’est avenu C’onques n’amai tant com je fui amee ? Par mon orgueil ai mon ami perdu ! Belle et très douce amie, il lui a peu profité l’orgueil dont son cœur était si plein. Mais après s’en être lamenté en pleurant, elle aurait dû dire : « Mon Dieu, que m’est-il­ arrivé, moi qui n’ai jamais aimé alors que je l’étais ? Mon orgueil m’a fait perdre mon ami ! La fonction structurelle est tout aussi importante, puisque le refrain participe à la composition même des saluts. Plusieurs configurations sont possibles : citation systématique à la fin des strophes (principalement dans cinq des pièces du corpus : 14, 18, 19, 22, 26), citation à l’incipit, insertion dans le cours d’un texte continu. Ces divers procédés illustrent en fait deux ou trois conceptions poétiques du refrain inséré. La première fait du refrain ce qui donne lieu à l’écriture. Ainsi dans le salut 17, déjà mentionné plus haut. Cet usage rappelle celui du texte 4, dans lequel quatre strophes d’une chanson anonyme sont mises en exergue avant la grande initiale qui marque le véritable incipit du salut. Dans plusieurs autres, la fonction principale du refrain est bien celle d’une amorce : le poème s’y accroche à l’instar de la limande « qui a l’aimeçon se tient prise »1. L’amorce peut être constituée d’un seul mot. Ainsi la dernière partie du salut 30 fait-elle­ entendre en début de vers certains termes issus des refrains qui les précèdent, permettant à l’amant de relancer son propre discours. Peu sensible à l’hé- térogénéité registrale de ce texte, le scribe a tenté d’en régu- lariser la métrique, ce qui rend plus ardue l’identification des emprunts. Ailleurs, l’amorce consiste en un vers entier, parfois deux. C’est le cas dans le salut 26 de Philippe de Beaumanoir : la figure stylistique est celle de l’anadiplose2. De la même

1. Salut 23, v. 3. 2. Par exemple, les v. 14 et 15 lient entre elles les ­deuxième et troisième strophes (Se Amors ne la vaint pour moy./ Se Amours pour moi ne la vaint […]). Plusieurs refrains insérés dans la Prison d’Amour de Baudouin de Condé sont rattachés au contexte selon ce même procédé, dont Gerbert de Montreuil est également familier dans le Roman de la Violette.

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façon, le salut 19 fait un usage virtuose de près de quarante refrains par lesquels les strophes s’enchaînent les unes aux autres. Le poète a suivi là aussi le modèle des coblas capfini- das, auquel s’ajoute la forme de la chanson avec des refrains. La deuxième conception du refrain est celle de la clôture : tout comme il rendait possible l’ouverture du discours, il peut aussi, en un geste réciproque, le conclure et le refermer. Dans la pièce 18, l’amant envoie à sa belle une lettre en vingt-neuf­ strophes – il s’agit en réalité principalement d’un mélange de quatrains et de quintils – où chaque unité poé- tique se termine par deux vers de citation. Le poème semble ainsi déployer, de façon anticipée, la teneur sémantique de ses refrains. Semblablement, dans le salut 22, chacun des douze quatrains monorimes est suivi de deux vers qui en résument l’idée générale. Cependant, c’est la conjugaison de ces deux idées qui rend le mieux justice à l’essence poétique du refrain en tant qu’élé- ment structurel. Le salut 17, où l’on relève deux refrains différents, use de ces fragments lyriques comme de clôtures liminaires. Or telle est bien la place que leur assignent géné- ralement les que sont le virelai et le rondeau, toutes deux commençant et se terminant par leur refrain ou vers-­refrains. Dans cette perspective, il est remarquable que la complainte 14 réserve à ses refrains insérés ce rôle double, car au procédé des coblas capfinidas s’ajoute l’anticipation des strophes, qui développent en amont ce que le refrain tend à résumer. De plus, le texte ne se contente pas de reprendre des vers issus de la lyrique mais va jusqu’à inventer, à partir de ces mêmes citations, des rondeaux dont la thématique s’ac- corde à celle des strophes. Comme le veut le schéma le plus simple du rondeau (ABaAabAB), ici adopté1, le refrain, à la fois premier et dernier, est par définition ce par quoi le chant s’ouvre en se refermant. Aussi la présence de rondeaux dans ce texte renforce-t­‑elle l’aura du refrain, mettant en abyme son rôle formel. Dans ce tressage assez serré, mêlant étroite- ment voix narrative et voix lyrique, le rêve d’une idylle peut alors s’exprimer (Onques mais n’oi a mon gré / Amoretes,

1. Cependant les strophes 8, 11, 12 et 13 de la complainte se distinguent par l’absence ou l’irrégularité de ces rondeaux.

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or les ai1) – mais c’est à la faveur d’un double emboîtement énonciatif où le refrain, devenu chant à l’intérieur du chant, met à distance la subjectivité amoureuse. Les refrains possèdent en outre une indéniable valeur esthétique et ludique. La dimension érudite de la citation se joint au plaisir de l’accumulation, voire du défi. La gageure prosodique est intéressante dans les saluts où il s’agit d’ac- corder le profil des emprunts lyriques à celui des strophes qui les contiennent. Dans le texte 19, en strophes de sept vers heptasyllabiques, seuls certains refrains comptent sept syllabes : l’auteur a-t­‑il voulu laisser persister cette hétéromé- trie, souligner l’altérité registrale ? Quant au salut 22, chacun de ses douze quatrains monorimes est suivi de deux vers-­ refrains, dont le second seulement reprend la rime principale qui était celle de la strophe ; chaque pénultième vers fait donc percevoir une rime orpheline. Ces jeux de registres et de tex- tures laissent parfois soupçonner que certains refrains aient pu être créés de toutes pièces par leurs auteurs : connivence, peut-­être, entre « confrères d’amours » ; plusieurs refrains du corpus restent difficiles à identifier, en particulier lorsqu’ils sont insérés dans le cours continu d’un texte comme c’est le cas par exemple pour le salut 30. Les effets esthétiques ne sont donc pas tous accessibles au lecteur moderne qui ne peut pas toujours se représenter les mélodies ou les allusions littéraires que ces interpola- tions pouvaient susciter. L’un des mérites des refrains est en effet qu’ils rendent hommage aux chansons d’oïl avec une remarquable économie de moyens. Que l’épistolier du texte 6 se contente d’évoquer ces deux vers : A Dieu comant je mes amours / Qu’il les me gart et nuit et jors, et il fait surgir, en puissance, plusieurs poèmes courtois, avec ou sans leur musique2. Le refrain introduit dans la lettre l’idée du chant, voire de la danse, à laquelle parti- cipent les formes du rondeau ou du virelai. L’intrusion du corps passe aussi par le cri ou l’interjection : ainsi dans le salut 18 (Eu ! Eu ! Diex ! Or en criem morir d’amer !)3 et

1. Texte 14, strophe 4. 2. VdB 13, présent dans quatre pièces lyriques dont un motet : Quant de ma dame part / Ejus (mss BnF fr. 12615 et BnF lat. 15139). 3. Refrain 24.

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dans le salut 30 (Aimi ! amie, haï ! haï !/ A tort m’avez a mort trahi)1. Enfin, ruptures de ton, ironies et jeux d’échos sont fréquents. Certains vers se colorent de dérision ; telle sentence du salut 18 (Qui va la quoquillette / Il va, il va) serait à comprendre, si l’on en croit le messager, comme une sorte de gab2. Deux refrains du salut 19, le deuxième et le trente-septième­ (La plus savourousete du mont / Ai mon cuer doné et Vous le mi deffendez l’amer / Mes, par Dieu, je l’amerai)3, se lisent aussi au roman de Renart le Nouvel où il sont mis dans le bec de Chantecler à la faveur d’une scène cocasse4. L’auteur, Jacquemart Gielée, est lillois et son goût pour la parodie a pu rencontrer celui de poètes contemporains.

Les problèmes soulevés par la présence d’hapax ou de refrains non marqués comme tels par les scribes posent de façon insistante la question des sources5. Il y va non seu- lement de l’attestation des refrains (ou de leurs variantes) en dehors du corpus des saluts et complaintes mais encore de la circulation des mélodies attachées à ces vers dans d’autres témoins manuscrits. L’étude du contexte des cita- tions montre que leurs auteurs revendiquent le caractère chanté de ce qu’ils citent. La « chançon » de la complainte 24 est interprétée a haut ton – l’épithète pouvant tout aussi bien qualifier l’intensité de la voix que son acuité. Philippe de Beaumanoir, quant à lui, parle de chant à la troisième strophe du salut 26 ; or les vers désignés se retrouvent à la fois chez Perrot de Douai et dans un motet où ils sont pourvus d’une notation musicale6 ; on les reconnaît dans le

1. L’existence d’une variante de ces vers dans le salut 19 peut laisser à penser qu’il s’agit bien là d’un refrain, en dépit du fait qu’il n’ait pas été répertorié comme tel. 2. Texte 18 (VdB 1617). Seule attestation ; non répertorié comme proverbe. 3. VdB 1859. 4. Éd. H. Roussel, Paris, 1961, v. 6893 sqq. Renart le Nouvel fut achevé en 1289. Sur la musique, voir Judith Ann Peraino, « E pui conmencha a canter : Refrains, and Melody in the Thirteenth-Century­ Narrative Renart le nouvel », dans Plainsong and , t. 6/1 (1997), p. 1‑16. 5. Ainsi, pour la complainte 14, la moitié seulement des emprunts ont pu être iden- tifiés dans d’autres textes. 6. VdB 468, RS 459 (Quant je voi esté), str. 2 ; motet Brunete, a cui j’ai mon cuer doné / In seculum (ms. Mont- pellier H 196, f. 125r).

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salut 19, signe peut-être­ d’une certaine notoriété1. Le salut 18, d’une grande richesse en ce qui concerne son matériau lyrique, fait également de multiples allusions à la « per- formance » : le verbe chanter y apparaît douze fois, parmi lesquelles on relève le syntagme « dire en chantant »2. Si chanter et dire semblent alors presque interchangeables, c’est qu’ils sont alternativement utilisés pour introduire les refrains et on ne peut pas en tirer de conclusions positives à propos du degré de culture musicale de celui qui les a trans- mis. Mais l’expression dire en chantant rend bien justice à la situation particulière du salut enjolivé : elle réapparaîtra par exemple dans le roman d’Ysaïe le Triste à propos d’une pièce lyrique interprétée par la poétesse Marthe à la lecture d’une lettre3. Les termes de refrait et de motet, plus précis, appartiennent au vocabulaire musical de leur temps. Dans le salut-­complainte 18, ils se trouvent respectivement asso- ciés au sixième ainsi qu’aux dix-septième­ et vingt-huitième­ refrains. Pourtant les vers qu’ils introduisent ne semblent pas attestés ailleurs, sauf dans le Rosarius qui mentionnera le distique Qui me rendroit mon aignel / Et mon domage, a li me rent, sans évoquer de motet4. Ailleurs dans le texte 18, le refrain est identifié à un mot (str. 27)5 :

Bele, s’emprisonez estoie en .iiii.tours, Et deüsse estre .i. an et soufrir granz dolors, Et vous m’envoïssiez un salu par amours, Si le tendroie je a molt tres granz douçors, Et chanteroie un mot que j’ai chanté toz jors : J’ai amé et aime encore Et ai amours Belle, fussé-­je emprisonné en quatre tours, et dussé-­je y rester un an, et souffrir maint tourment, si vous m’envoyiez un salut d’amour, il serait pour moi d’une très grande douceur,

1. Refrain 19. 2. Texte 18 (str. III et VI). Voir aussi les v. 212‑213 du texte 1. 3. Ysaïe le Triste, éd. A. Giacchetti, Rouen, Publications de l’Université de Rouen (n° 142), 1989, p. 122. 4. Le Rosarius (Paris, BnF fr. 12483) est un recueil de sermons littéraires en vers daté du second quart du xive s. L’auteur, prédicateur dominicain, a inséré dans son dis- cours de nombreuses pièces poétiques, dont la chanson sur le thème de la Passion qui appelle le Christ « Agniaus dous, agniaus gentis, agniaus sans tache », et fait donc un usage radicalement distinct du refrain. 5. Texte 18, v. 125‑133.

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et je chanterais ce refrain que j’ai longtemps chanté : J’ai aimé, j’aime encore, je suis aimé.

Quasiment synonyme de son diminutif, motet, le terme témoigne ici de la matière musicale dont le refrain se fait l’écho. Sa partition existe bel et bien, dans Renart le Nouvel comme dans le Roman de Fauvel1, mais le refrain y apparaît dans une version variée (J’ai amé et toujours ameré) ; rien ne permet d’affirmer que la mélodie associée aux vers J’ai amé et aime encore / Et ai amours ait été exactement similaire à celle de ces partitions, sauf à supposer un monnayage ryth- mique de certaines notes. Il pourrait sembler oiseux de scruter la terminologie géné- rique, où des notations très fines côtoient les mentions les plus déconcertantes ; ainsi le salut 29 est-il­ désigné comme un fabliau chanté2. Que dans l’esprit des épistoliers le chant soit réel ou qu’il soit simplement convoqué à titre méta- phorique a néanmoins son importance. En effet, bien que le manuscrit fr. 837 rassemble surtout des textes dont l’orien- tation s’éloigne du lyrisme, la dernière complainte a ménagé l’espace nécessaire à la copie de la musique de sa chanson insérée (f. 357ra reproduit supra). En outre, trois catalogues antérieurs à la reliure moderne du recueil mentionnent l’exis- tence de plusieurs chansons notées avec leurs mélodies à la fin du volume3. On ne sait dans quelles circonstances un ultime cahier, entièrement constitué de partitions, aurait pu être détaché du manuscrit et perdu au cours du xviiie siècle. Mais cette possibilité tend à remettre en cause la dichotomie entre les saluts d’oïl, transmis dans des sources dépourvues

1. Renart le Nouvel, v. 6764 (musique dans le ms. Bnf fr. 25566, f. 166ra) ; Roman de Fauvel, insertion 11 (musique dans le ms. Bnf fr. 146, f. 24rb) ; variante textuelle dans une : J’ai ameit et amerai/ Hé ! Dorenlot, et s’aimme aincor, / Deus ! De jolif cuer mignot (éd. K. Bartsch dans Romances et Pastourelles, p. 306). Le Roman de Fauvel, édition, traduction et présentation d’Armand Stru- bel, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), Paris, 2012. 2. A cetui point mon fabliau fine / Qui chantant et plorant define (v. 149‑150). 3. Cf. S. Lefèvre, « Le recueil et l’œuvre unique », dans Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, éd. M. Mikhaïlova, Orléans, 2005, p. 20.

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de musique, et les saluts d’oc conservés dans de grands chan- sonniers1. Malgré des incertitudes, la référence des saluts et des com- plaintes à une dimension musicale de la lyrique est donc fon- dée, et ne saurait être prise pour une nébuleuse d’allusions superficielles. L’examen attentif des refrains permet de repérer quelques constantes parmi les citations. Les collusions entre les vers-­refrains des saluts et des chansons de trouvères sont très nombreuses, et les noms des poètes, lorsqu’ils sont connus, viennent soutenir les hypothèses déjà émises sur les circons- tances historiques et géographiques de la composition des lettres. Ainsi de Raoul de Beauvais, Perrin d’Angicourt, Adam de Givenchy, dont les vers ont pu croiser à plus d’une reprise les insertions lyriques de notre corpus2 ; ainsi, dans une moindre mesure – et malgré des attributions douteuses – de , Colart le Bouteiller, Huitace de Fontaines et Jean de Renty3. Des trouvères anonymes ont également inspiré les saluts et ces emprunts ont été presque tous répertoriés, notam- ment par Nico Van den Boogaard puis Anne Ibos-­Augé (avec leur musique). Si plusieurs chansons transmettent des refrains dépourvus d’une quelconque notation, cela ne veut pas dire que la mélodie n’en ait pas été connue. Parfois la musique est l’œuvre du poète lui-même­ : par exemple, Adam de la Halle est l’auteur sinon des mélodies de plusieurs vers mentionnés dans les lettres, du moins de leur élaboration polyphonique, dont il est néanmoins difficile de dire si elle fut connue des épistoliers4.

1. Une telle situation peut être comparée à celle du manuscrit Oxford, Bodléienne Douce 308, contemporain du fr. 837 : l’une de ses sections recueille près de deux cents ballettes sans pourtant les accompagner de leur musique. Quelques refrains tirés de ce codex sont d’ailleurs cités dans le corpus des saluts-complaintes ;­ parmi ceux-ci,­ une variante du refrain D’amors et de ma dame / Me vient toute joie, par m’ame (texte 3) et la célèbre ritournelle En si bone compaignie / Doit on bien joie mener (texte 14) dont la musique, si elle ne se trouve pas dans le chansonnier d’Oxford, est néanmoins transmise dans le Jeu de Robin et Marion (par exemple dans le manuscrit Paris, Bnf fr. 25566, dit La Vallière). 2. Cf. les poèmes RS 1943, RS 368 (Raoul) ; RS 979, RS 839 (Perrin) ; RS 912, RS 1660 (Adam). 3. Cf. RS 1240 (Guiot) ; RS 962 (Colart) ; RS 1700 (Huitace) ; RS 1558 (Jean). 4. Un tel procédé s’apparente à celui utilisé dans le Dit de la Panthère amoureuse, où c’est Adam de la Halle qui sert de caution au discours de Nicole de Margival.

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