Il a été tiré de cet ouvrage

32 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à Voiron, dont 25 numérotés de 1 à 25, et 7 hors com- merce, marqués H. C. LE RETOUR DES CENDRES DU MÊME AUTEUR :

Collections et Souvenirs de Malmaison. Grand in-4°, illustré de 44 planches (, DEVAMBEZ, repris par FLAMMARION). Une Visite à Malmaison. Avec préface de M. Ernest Babe- lon, membre de l'Institut (Paris, LECHEVALIER). Le Palais National de Malmaison. Avec une préface de M. Fernand Sabatté, membre de l'Institut (Versailles, Éditions BOURDIER). Malmaison, Musée National d'art et d'histoire de l'Époque Napoléonienne. In-8°, 1938 (Librairie de Paris, Firmin DIDOT et C. Les Adieux de Malmaison. In-12 (Paris, LECHEVALIER). L'Album de voyage de l'Impératrice Joséphine en 1810. Avec 33 dessins de Turpin de Crissé reproduits en fac- similé par Léon Marotte (Paris, Librairie HELLEU). Le Second Empire à Malmaison. In-8° (Paris, illustrations et imprimerie de Léon MAROTTE). Napoléon Bonaparte. 2 vol. in-4° (Paris, LES ÉDITIONS NATIONALES). (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques.) Mémoires, lettres et papiers de Valérie Masuyer, publiés avec une introduction et des notes. In-8° (Paris, PLON). Corvisart, premier médecin de l'Empereur. Avec une préface du professeur Fernand Lemaître, membre de l'Aca- démie de médecine (Éditions CIBA).

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1941. JEAN BOURGUIGNON CONSERVATEUR DES MUSÉES NATIONAUX CHARGÉ DU DÉPARTEMENT DES MUSÉES NAPOLÉONIENS (COMPIÈGNE, FONTAINEBLEAU, MALMAISON) VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL D'ADMINISTRATION DU MUSÉE DE L'ARMÉE LE RETOUR DES CENDRES 1840 Suivi d'un épilogue sur LE RETOUR DU ROI DE ROME

PARIS LIBRAIRIE PLON LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT Imprimeurs-Éditeurs - 8, rue Garancière, 6e Tous droits réservés Copyright 1941 by Librairie Plon. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l' U. R. S. S. LE RETOUR DES CENDRES

CHAPITRE PREMIER LA MORT DE NAPOLÉON ET LES FUNÉRAILLES DE SAINTE-HÉLÈNE

Un de nos plus grands écrivains, Chateaubriand, a noté d'une façon saisissante, dans une phrase lapidaire, la mort de Napoléon : « Le 5 mai 1821, « à six heures moins onze minutes du soir, au « milieu des vents, de la pluie et du fracas des « flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant « souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. » Lorsque éclata aux quatre vents la formidable nouvelle de cette mort, — pour reprendre l'expres- sion d'Edgar Quinet, — des semaines s'étaient écoulées. C'est seulement le 5 juillet qu'elle par- vint à Paris. L'inhumation était déjà, depuis le 9 mai, un fait accompli à Sainte-Hélène. Nous savons quelle était à cet égard la volonté formelle de l'Empereur. Il l'avait exprimée, le 15 avril 1821, dans un codicille à son testament : « Je désire, avait-il écrit de sa propre main, que mes cendres reposent sur les bords de la au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé. » Dès que la mort eut été constatée par les méde- cins anglais, et que les fidèles compagnons de l'Empereur eurent pris connaissance du testament et de ses codicilles, le comte de Montholon fit porter aussitôt au gouverneur de Sainte-Hélène, sir Hudson Lowe, une lettre dont l'Empereur avait songé lui-même à dicter les termes, et dont la date seule était naturellement restée en blanc. « Monsieur le Gouverneur, « L'Empereur Napoléon est mort le (5 mai) à « la suite d'une longue et pénible maladie. J'ai « l'honneur de vous en faire part. Il m'a autorisé « à vous communiquer, si vous le désirez, ses « dernières volontés. Je vous prie de me faire « savoir quelles sont les dispositions prescrites « par votre gouvernement pour le transport de « son corps en Europe, ainsi que celles relatives « aux personnes de sa suite. » Dès le lendemain 6 mai, le gouverneur fit tenir sa réponse. Il avertissait le comte de Montholon que depuis 1820 il avait l'ordre de ne point laisser sortir de l'île la dépouille mortelle « du général Bonaparte ». Mais il ajoutait qu'il lui était indiffé- rent qu'elle fût dans tel ou tel lieu de l'île et qu'il en laissait le choix. C'est alors que les exécuteurs testamentaires institués par Napoléon, les comtes Bertrand, Mon- tholon et Marchand, décidèrent de choisir la fon- taine Torbet, sur la proposition de l'un d'entre eux, le comte Bertrand. Celui-ci rappela en effet que, lorsqu'il habitait Hutsgate, l'Empereur était venu un jour lui rendre visite. Il avait descendu assez difficilement la vallée qui plongeait devant l'habitation et qui se trouvait comprise dans le large cirque qu'on appe- lait le « Bol à punch du Diable », à cause de sa forme et de sa dimension. Parvenu à une sorte de rebord, d'où l'on découvrait la mer, il s'était approché d'une fontaine — la fontaine Torbet — qu'on voyait sourdre au creux d'un vallon et qu'abritaient de leurs branches tombantes trois saules pleureurs. Il avait goûté un peu de repos et de fraîcheur dans ce creux solitaire que baignait une lumière douce de crépuscule et où régnait une grande paix silencieuse. Or, en s'éloignant, il avait dit à Bertrand : « Bertrand, si, après ma mort, mon corps reste entre les mains de mes ennemis, vous le déposerez ici. » Au surplus, l'eau lui ayant semblé très pure et très fraîche, il avait demandé, dès son retour à Longwood, qu'on allât tous les jours en puiser pour son usage personnel à la source bienfaisante (1). Un Chinois fut d'abord chargé de ce service. Mais l'un des serviteurs de confiance, l'ancien piqueur Archambault, pour plus de sû-

(1) Le capitaine du Génie Masselin, envoyé en mission à Sainte-Hélène, en 1861, a noté que la source Torbet sort de terre dans une sorte de niche, formée par une anfractuosité du rocher et remplit un petit bassin bordé d'une pierre. Il a constaté que le débit de cette source est constant et donne quatre litres d'eau par minute. reté reçut bientôt la mission d'apporter l'eau lui- même dans deux grandes bouteilles d'argent dont l'Empereur se servait en campagne (1). Ainsi Napo- léon n'était venu qu'une seule fois dans ce val sauvage, tout embroussaillé de myrtes et d'églan- tiers, qu'on a appelé depuis : la vallée du Géra- nium (Geranium Valley). « Mais un bon souvenir lui en était resté, dit Marchand, le calme lui en avait plu. » La confidence faite à Bertrand valait donc une désignation formelle. Puisqu'on ne pou- vait envisager le retour en , c'était le lieu de sépulture qui s'imposait. Mais l'aménagement de cette sépulture, la cons- truction même du tombeau, nécessitaient des travaux importants. Commencés le 7 mai au matin, ces travaux, malgré la célérité qu'on y apporta, ne purent être terminés que le 9 dans la matinée. Ils comprenaient d'abord un déblai in- dispensable de onze pieds de profondeur, l'établis- sement au fond de la fosse d'un épais massif de maçonnerie et la construction d'un mur de pour- tour pour retenir les terres. Le tombeau propre- ment dit, qui devait recevoir le cercueil, fut formé de six dalles de pierre qui provenaient de la maison neuve et qui devaient servir au pavage de la cuisine. Le 9 mai eurent lieu les obsèques. A dix heures, (r) La collection des Souvenirs d'Archambault, acquise en faveur du Musée national de Malmaison par M. Max Bondi, comprend un petit flacon carré rapporté de Sainte-Hélène, et qui contient, comme l'indique une petite plaque de métal, un peu d'eau de la source adoptée par Napoléon. l'abbé Vignali célébra la messe et l'office des morts. Les compagnons de l'Empereur seuls y assistèrent. Cependant le gouverneur de l'île avait décidé que ce même jour la garnison prendrait les armes en signe de deuil et qu'à onze heures le cor- tège funèbre se mettrait en marche. Il arriva en effet pour l'heure indiquée, accompagné du contre- amiral et suivi de toutes les autorités civiles et militaires. A onze heures précises, douze grenadiers prirent sur leurs épaules le quadruple cercueil (1) qui en- fermait le corps de l'Empereur. En raison de son poids, ils ne le transportèrent pas sans peine dans la grande allée du jardin de Longwood où station- nait le corbillard. Lorsqu'il fut placé sur le char funèbre, on le recouvrit d'un manteau, celui sans doute de Marengo, et le comte Bertrand y déposa sa propre épée, dans la crainte peut-être d'exposer celle de l'Empereur. Et le cortège s'ébranla. L'abbé Vignali en avait pris la tête. Il était revêtu des ornements sacerdotaux. Le jeune Henry Bertrand l'assistait, porteur d'un bénitier d'argent et de l'aspersoir. Les docteurs Arnott et Antomarchi précédaient ensuite le corbillard, que traînaient quatre chevaux conduits par quatre palefreniers en deuil et qu'escortaient les douze grenadiers sans armes qui devaient porter le cer-

(1) L'Empereur avait été mis le 7 mai dans un cercueil de fer blanc, garni de satin blanc ouaté. Ce premier cercueil fut placé dans un second cercueil en acajou, que vint recouvrir un troisième cercueil en plomb, contenu à son tour dans un quatrième cercueil en acajou, fermé par des vis à tête d'argent. cueil, lorsqu'on arriverait à la Vallée. Les coins du drap mortuaire étaient tenus par les comtes Bertrand, Montholon et Marchand et par le jeune Napoléon Bertrand. Derrière le corbillard, Ali, le cheval de Napoléon, était conduit par Archambault. Tout le personnel de la maison de l'Empereur suivait en grand deuil. Puis c'était la comtesse Bertrand, avec sa fille Hortense et son fils Arthur, dans une calèche attelée de deux che- vaux. Enfin, derrière le marquis de Montchenu à cheval, on distinguait le gouverneur Hudson Lowe, le contre-amiral anglais, avec un nombreux état-major de toutes armes. Des habitants no- tables de la ville fermaient le cortège. Les troupes de la garnison, environ deux mille hommes, étaient alignées sur la hauteur à gauche de la route et rejoignaient près d'Hutsgate l'artil- lerie de campagne dont les canonniers se prépa- raient à faire feu. Durant le défilé du cortège, les musiques des différentes armes jouaient des airs funèbres, tandis que, de minute en minute, le vais- seau amiral et les forts scandaient de coups de canon la marche du convoi. En arrivant à Hutsgate, lady Lowe et sa fille, accompagnées de leurs domestiques, se joignirent au cortège. Quand celui-ci parvint au point où s'arrêtait, sur le flanc de la montagne, la route praticable aux voitures, tout le monde mit pied à terre. Les grenadiers reprirent sur leurs épaules le lourd cercueil, et on s'achemina ainsi jusqu'au lieu de la sépulture. Là, le cercueil fut déposé sur deux traverses de bois qu'on avait préparées au-dessus de l'ouver- ture du caveau. Au milieu d'une émotion profonde et d'un silence religieux, l'abbé Vignali s'avança. Devant le cercueil découvert, il récita les prières accoutumées et bénit le caveau. Alors le gouver- neur Hudson Lowe demanda au grand-maréchal s'il avait des paroles à prononcer. Bertrand ré- pondit d'un geste négatif et le corps, à l'aide d'une chèvre et de cordages, fut descendu dans le tom- beau, les pieds vers l'Orient et la tête à l'Occident. Trois salves d'artillerie retentirent, trois salves de quinze coups chacune. « Cette scène, rapporte Marchand, était imposante de tristesse et de dou- leur. » La cérémonie religieuse avait pris fin. On souleva, au moyen d'un anneau scellé, l'énorme pierre qui devait fermer le caveau. Cette pierre descendit lentement ; puis on descella l'anneau et on garnit de ciment romain toutes les jointures des pierres que réunissaient déjà des agrafes de fer. Toute cette maçonnerie qui représentait un pied de hauteur, devait être le lendemain recou- verte de terre. Trois dalles, appuyées sur des parpaings, achèveraient d'en fermer l'entrée. Avant de s'éloigner du tombeau, tous ceux qui avaient assisté aux obsèques se jetèrent sur les saules pour en détacher des branches qui déjà devenaient un objet de vénération. Pour éviter un véritable massacre de ces saules qui eussent été dépouillés en un instant, le gouverneur fit dresser autour du tombeau une barricade provi- soire, où se tinrent deux factionnaires avec un poste de douze hommes commandés par un offi- cier. Seuls ceux qui appartenaient à la Maison de l'Empereur furent autorisés à enlever quelques feuilles des arbres qui allaient ombrager l'illustre tombe. « Ils rentrèrent aussitôt à Longwood, note encore Marchand, le cœur gros de soupirs. » Et l'habitation ne leur sembla plus qu'un désert. Dix-huit jours plus tard, le 27 mai, un homme seul, effondré de douleur, vint s'agenouiller devant le tombeau. C'était le fidèle Marchand, dont Napo- léon a pu dire : « Les services qu'il m'a rendus sont ceux d'un ami. » Il baisa une dernière fois la pierre froide qui recouvrait celui qu'il avait aimé et si bien servi. Il cueillit une pensée qu'il plaça dans son agenda. Puis, jetant un dernier regard, un regard ému et profond, qu'il semblait vouloir faire pé- nétrer jusqu'à l'Empereur, il remonta sur son cheval et regagna la ville. Le soir même, à quatre heures, avec les autres compagnons de Sainte-Hélène, il s'embarquait sur le Camel Storeship qui avait mission de les ramener en Europe. Tandis que les exilés faisaient voile vers leur patrie, l'Empereur, dont ils avaient partagé les souffrances pendant six ans, l'Empereur demeu- rait, même dans la mort, le captif de Sainte- Hélène. Sa tombe, perdue dans cette île lointaine de l'Océan, c'est comme le sépulcre du martyr. Napoléon va reposer près de vingt ans dans cette vallée mélancolique du Géranium qu'on appellera plus tard « le Val Napoléon ». Mais ces vingt années vont préparer les réparations vengeresses et triom- phales. Déjà de la dalle funéraire, où les Anglais n'ont même pas laissé inscrire le nom de celui qui avait fait trembler le monde, semblent surgir les rayons de la gloire et de l'immortalité. C'est la pensée que le baron Gérard va bientôt traduire par une émouvante peinture allégorique : dans le fond du tableau, au milieu d'une sombre végétation et sous les branches des saules, le tom- beau de Sainte-Hélène s'illumine. Au premier plan, dans un décor harmonieux, les figures ailées de la Renommée, de l'Histoire, de la Victoire et de la Poésie déroulent le livre de la Vie de Napo- léon (1). La peinture de Gérard présage déjà la splendide apothéose du Retour des Cendres (2).

(1) J'ai retrouvé cette peinture qui date de 1823, dans les collections de Napoléon III que l'Impératrice Eugénie conser- vait à Farnborough. Elle avait été acquise d'abord pour le duc d'Orléans, puis à la vente de ce dernier, le 18 janvier 1853, pour l'empereur Napoléon III. Elle figurait dans une exposi- tion de Malmaison, à la veille de la guerre, et reste en projet d'acquisition par le Musée. (2) Dans ce préambule indispensable, je me suis surtout inspiré des Souvenirs de Marchand, qui sont entre mes mains. CHAPITRE II LA LÉGENDE NAPOLÉONIENNE S'ÉPANOUIT ET PRÉPARE LE RETOUR DES CENDRES

Dès leur arrivée en Europe, — Bertrand et Montholon à Londres, Marchand à Paris, — les exécuteurs testamentaires de Napoléon s'empres- sèrent de tenter des démarches pour obtenir le retour en France de la dépouille mortelle de l'Em- pereur. Si même le gouvernement français se refu- sait à recevoir sur les bords de la Seine les restes du grand proscrit, comme celui-ci en avait exprimé le vœu, ils envisageaient de demander qu'une tombe fût ouverte à Ajaccio, au berceau même de la famille Bonaparte. Nous savons par Marchand la correspondance qui fut échangée à ce sujet. La première tentative date du 21 sep- tembre 1821. Ce jour-là Montholon et Bertrand prièrent à Londres lord Liverpool, président du Conseil d'Angleterre, de déposer aux pieds du roi Georges IV la requête suivante : « Sire, nous remplissons un devoir religieux que « nous imposent les dernières volontés de Napo- « léon. Nous réclamons ses cendres. Vos ministres, « Sire, connaissent son désir de reposer au milieu « du peuple français qu'il a tant aimé. Ses dispo- « sitions testamentaires ont été communiquées « au gouverneur de Sainte-Hélène. Mais cet offi- « cier, sans égard pour nos réclamations, l'a fait « inhumer dans cette terre d'exil. Sa mère, n'écou- « tant que sa douleur, vous implore, Sire, elle « vous demande les Cendres de son fils, elle « vous demande la faible consolation d'arroser sa « tombe de ses larmes. Si, sur le trône, arbitre « du monde, il fut encore sur son roc l'effroi de « ses ennemis, mort, sa gloire seule doit lui sur- « vivre... » L'ambassadeur d'Angleterre fit savoir aussitôt — le 22 septembre — à M. de Montholon qu'il avait reçu l'ordre de son gouvernement de lui faire, ainsi qu'à M. le général Bertrand, une communica- tion et qu'il l'attendrait le lendemain à midi et demi. Le comte de Montholon ne manqua pas ce ren- dez-vous. Il y reçut la déclaration verbale « que le gouvernement anglais ne se regardait que comme dépositaire des cendres de l'Empereur et qu'il les rendrait à la France, dès que le gouvernement français lui en témoignerait le désir ». Forts de cette déclaration, Montholon et Ber- trand, s'adressèrent au ministère français qui était celui du duc de Richelieu. Mais ils n'obtinrent au- cun résultat. L'année suivante, en 1822, sous le ministère de Villèle, le vicomte de Montmorency, ministre des Affaires étrangères, accepta de remettre au roi Louis XVIII la lettre suivante qui était datée du 4 mai : « Sire, avant de revoir le sol de la patrie, il nous « était prescrit de demander au roi d'Angleterre la « faculté de rapporter sur les rives de la Seine les « cendres de l'Empereur Napoléon déposées sur « la terre d'exil. « L'accomplissement de ce vœu dépend de Votre « Majesté, le gouvernement anglais nous l'a dé- « claré. Daignez, Sire, permettre qu'au moins le « même marbre couvre à Ajaccio le fils à côté du « père dans une terre consacrée par la religion dans « laquelle il est né et a toujours vécu. « Sire, nous avons élevé notre voix jusqu'à « Votre Majesté pour remplir près d'Elle une sainte « mission. Nous attendons en silence votre royale « décision. Mais nous avons pensé qu'aucune con- « sidération ne pouvait nous affranchir d'un enga- « gement consacré par la religion des tom- « beaux (1). » Cette nouvelle requête, signée de Bertrand, Montholon et Marchand, n'eut pas plus de succès que la précédente. En dépit de ces échecs officiels, l'opinion en France se révèle de plus en plus sensible au sou- venir napoléonien. Bonapartistes et républicains commencent à se retrouver solidaires dans la fidélité au drapeau tricolore. La mort de Napoléon atténue encore les

(1) Le texte de cette lettre et de celle qui précède figure dans les Mémoires de Marchand. divergences qui pouvaient exister entre eux et contribue à rapprocher leurs communes espérances. L'idée d'une république qu'ils rêvent consulaire n'effraie pas les vieux officiers bonapartistes. De même les républicains ne redoutent pas un empe- reur libéral et pacifique capable d'assurer la liberté du monde. Il n'y a plus entre eux de contradic- tion profonde, mais un sentiment pareil qui les porte à envisager le même idéal. C'est ce rappro- chement dont Edgar Quinet a bien souligné le caractère, quand il a écrit en apprenant la nouvelle de la mort de Napoléon : « Il fit de nouveau irrup- tion dans mon esprit... Il revint hanter mon intel- ligence, non plus comme mon Empereur et mon maître absolu, mais comme un spectre que la mort a presque entièrement changé !... » Et il ajoute : « Nous revendiquions la gloire comme l'ornement de la liberté. » Des contemporains, comme la comtesse de Boigne, ont manifesté leur étonnement que la nouvelle qui mettait fin au martyre de Sainte- Hélène n'ait pas secoué la masse de l'opinion et qu'elle ait été accueillie avec une singulière indif- férence. Une telle observation ne saurait s'appli- quer qu'à un milieu très limité qui s'était rallié à la monarchie. La vérité est toute autre. Devant la tombe, qu'on a pu qualifier de surhu- maine, la grande majorité des Français se montre oublieuse des querelles passées : elle s'incline, elle pleure et pardonne. Partout, jusque dans la plus humble chaumière, on célèbre l'explosion de gloire militaire et d'orgueil national qui marqua la période impériale. Dans toutes les demeures, riches ou pauvres, on voit l'image de Napo- léon à côté de celle du Christ ou de la Sainte Vierge. Les imagiers ont, du reste, favorisé le réveil napoléonien, qui agita le milieu du dix-neuvième siècle. Bien des vétérans de l'Empire ont suspendu pieusement au mur de leur chambrette ces naïves images qui leur rappelaient, avec leur propre grandeur, les étapes merveilleuses de la légendaire épopée. L'Image semble ainsi avoir suivi la marche de l'Histoire. Elle s'est non seulement développée avec la création de la Légende impériale, mais elle l'a, pour ainsi dire, précédée et s'est attachée à évoquer de plus en plus le Napoléon des grognards, le tondu, le héros familier et populaire, enfin, dans son apogée, le grand Soldat de la Révolution, qui incarne tout ensemble la gloire et la liberté ! Il faudrait encore rappeler le crayon de Charlet, qui acheva, comme on l'a dit, l'éducation napoléo- nienne du peuple (1). Enfin on ne doit pas négliger l'action des écri- vains, des poètes et même des chansonniers. Toute la France a chanté les couplets de Béranger, la Vivandière, le Bon Dieu, le Vieux drapeau, surtout les Souvenirs du Peuple : Parlez-nous de lui, grand'mère Parlez-nous de lui!

(1) Cf. JEAN BOURGUIGNON, L'épopée napoléonienne par la gravure et par l'image (Gazette Dunlop, mai 1940). C'est le vieux poète Lebrun qui eut sa pension supprimée par le gouvernement parce que, dans une Ode enthousiaste, il avait salué celui qui S'était assis vainqueur au pied des Pyramides Et sous les palmiers du Thabor. Un autre écrivain, Gérard de Nerval, se révéla dès l'âge de seize ans, en 1826, par des poèmes consacrés à Fontainebleau, à l'île d'Elbe, à Waterloo, à Sainte-Hélène. Barthélemy, qui, avec Méry, avait composé en huit chants l'épopée de la campagne de Bonaparte en Égypte, fut condamné à trois mois d'empri- sonnement et mille francs d'amende, en 1829, par les tribunaux de Charles X pour avoir célébré dans le Fils de l'Homme le roi de Rome prisonnier de l'Autriche à Schœnbrunn. Mais c'est qui domine tous les poètes par son imagination débordante, par la hauteur de sa pensée et par la fougue des vers où il exalte son culte de l'Empereur. Son Ode sublime à la Colonne date de 1827. Dans les Orientales, il souligne la place immense que le nom de Bona- parte, le Sultan Kébir, c'est-à-dire le Sultan de feu, occupe dans l'esprit des Arabes et dans les tradi- tions populaires de l'Orient. Son adoration éclate surtout dans les strophes enflammées qu'il intitule Lui et où Napoléon semble surgir à nos yeux « éblouissant et sombre » sur le seuil du dix-neu- vième siècle. Les compagnons de l'Empereur pendant l'exil ne restent pas étrangers au mouvement qui enfièvre tous les esprits. Ils apportent à leur tour une con- tribution notable, et l'opinion publique demeure vivement émue en apprenant les souffrances qui ont marqué le calvaire de Sainte-Hélène. Il est difficile de ne pas citer au passage : le Napoléon en exil publié en 1822 par l'Irlandais O'Méara ; le Mémorial de Las Cases, où restent fixées pour l'histoire tant de phrases tombées de la bouche même du proscrit ; « les Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte- Hélène par les généraux qui ont partagé sa capti- vité » et qui portent les signatures de Gourgaud et de Montholon ; les Mémoires du médecin Anto- marchi sur les derniers moments de Napoléon et le récit où le commandant du Bellérophon, Mait- land, retrace, en 1826, la traversée de l'Empereur à son bord. A cela il faut ajouter des œuvres historiques, un peu démodées aujourd'hui, mais qui, de 1822 à 1828, exercent une réelle influence, comme la Vie politique de Napoléon par Arnault ; l'Histoire générale de Napoléon, par Thibaudeau ; surtout le beau livre du comte de Ségur, consacré à la campagne de Russie et qui fait revivre une des pages les plus héroïques de notre Histoire. Avec la génération qui accompagne le règne de Louis-Philippe, c'est l'épanouissement complet de la légende napoléonienne. Cette génération semble tout imprégnée du souvenir de nos exploits et de nos victoires. N'est-ce pas Alfred de Vigny qui déclare : « J'appartiens à cette génération, née avec le siècle, qui, nourrie de Bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons? » C'est l'état d'âme qu'on retrouve exprimé dans d'autres œuvres de l'époque, dans le Rouge et le Noir, de Stendhal, dans la Confession d'un enfant du siècle, d'Alfred de Musset. On peut dire que la France entière, à l'avè- nement du Roi citoyen, adorait Napoléon. La gloire de la Grande Armée agitait tous les esprits, et, lorsque la prodigieuse légende pénétra au théâtre, elle y déchaîna l'enthousiasme. Un érudit, M. Henry Lecomte, a dressé avec soin la liste des pièces qui ont soulevé à partir de 1830 les applau- dissements du public. Ces pièces se succèdent sans interruption et un historien a pu écrire que « le napoléonisme dramatique était à l'ordre du jour. Le nom cabalistique de Napoléon, rayonnant sur l'affiche, était comme un irrésistible talisman (1) ». Des innombrables productions théâtrales dont on ne se lassait pas et qui enrichissaient les direc- teurs de spectacles, deux s'imposent à notre atten- tion. Le 14 octobre 1830, l'Ambigu fait représenter une pièce historique en trois parties, mêlée de chants, suivie d'un épilogue, par Anicet Bourgeois et Francis Cornu. Elle est intitulée Napoléon. Les deux premiers épisodes se déroulent à Tou- lon et à Montereau : à d'abord, aux temps

(1) V. CAPEFIGUE, l'Europe depuis l'avènement de Louis- Philippe. heureux où Bonaparte gagne brillamment ses étoiles de général de brigade ; à Montereau en- suite, aux jours sombres où l'Empereur trahi se trouve bientôt contraint aux Adieux de Fontaine- bleau. La troisième partie nous conduit seize ans plus tard dans un hameau du Morvan où vit retirée une ancienne cantinière du siège de Toulon, Vitoria, une Corse qui avait prédit les destinées de son compatriote. Vitoria célèbre tous les ans avec deux vieux grenadiers la fête du grand homme qui n'est plus. Mais, en ce 15 août 1830, la mémoire de Napo- léon est acclamée plus vivement que d'habitude. Car le fils de Vitoria est revenu de la capitale pour annoncer que les Bourbons sont remplacés par un prince dont le premier soin sera d'aller chercher à Sainte-Hélène les cendres de l'Empereur pour les placer sous la Colonne Vendôme. Cette pièce eut un tel succès qu'elle fut reprise trois ans plus tard au théâtre Molière. En tout cas c'est le tableau du Retour des Cendres qui, dix ans en avance, termi- nait la pièce en apothéose. Vers la même date, quelques jours plus tard — 20 octobre 1830 — la Porte Saint-Martin monte un drame historique en neuf tableaux par Charles Dupenty et Régnier-Destourbets. On y retrouve le Napoléon vaincu et malheureux de Sainte-Hélène : il meurt, enveloppé dans le manteau de Marengo, et tandis que ses compagnons inhument son corps dans la vallée du Géranium, une apothéose, escomp- tant l'avenir, montre un char pavoisé des couleurs nationales, et qui, escorté du peuple de Paris, va déposer les cendres de l'Empereur sous la Colonne Vendôme. Ainsi l'idée suivait son chemin. Le projet du Retour des Cendres ne cessait de hanter les ima- ginations. La presse, comme le théâtre, poussait à la même réalisation. Au lendemain même de la Révolution de Juillet, des journaux formulent le vœu que les restes de Napoléon soient ramenés en France et déposés au pied de la Colonne Vendôme. Le colonel Dalesone et un officier du 26 régiment de ligne, le lieute- nant Harrion, adressent dans ce sens une pétition à la Chambre des députés. La pétition est examinée dans la séance du 2 octobre 1830. Le rapporteur, M. de Montigny, n'hésite pas à regarder le règne de Napoléon comme l'époque la plus brillante de notre Histoire. Il rappelle comment Bonaparte sut sortir la France de la position la plus critique et l'élever à un degré de prospérité que n'avait connu aucune autre nation. Pour lui c'est un nom qui se prononce avec une sorte de culte et d'admi- ration. Il se fait l'interprète de tous les cœurs vraiment français qui se sentirent blessés du trai- tement infligé au prisonnier de Sainte-Hélène et il conclut en demandant si la France répudiera le legs que Napoléon lui a fait de ses cendres. Une courte discussion s'engage et on entend surtout le général Lamarque, qui déclare que le nom de Napoléon est une puissance, son souvenir un culte. « La mort, ajoute-t-il, n'a pu glacer ses cendres ! » Il réclame en terminant les restes de Napoléon : « Escorté des pleurs de ses vieux com- pagnons d'armes, s'écrie-t-il, qu'il revienne dans un cercueil Celui, qui, au milieu des acclamations de la France, revint si souvent sur un char de triomphe ! » Malgré de si nobles efforts, malgré de si beaux effets d'éloquence, la Chambre se contente de passer à l'ordre du jour. C'est un nouveau refus. Le discours du général Lamarque exprimait bien pourtant le sentiment public. Mais la demande apparaissait encore prématurée. Contre les parle- mentaires trop timides qui avaient opposé leur refus, Victor Hugo écrit sa deuxième Ode à la Colonne, qui figure dans les Chants du Crépuscule : Vous avez peur d'une ombre et peur d'un peu de Oh! vous êtes petits! [cendre Rien ne pourra briser pourtant la force de l'idée. Les manifestations vont se multiplier dans les années qui suivent. On pourrait presque noter mois par mois, tous les actes, tous les incidents inspirés par le sentiment napoléonien. Au mois d'avril 1831, un diorama, installé dans une rue aujourd'hui disparue, la rue Samson, der- rière le Château-d'Eau (1), expose une composi- tion de Daguerre représentant le tombeau de Sainte-Hélène. La foule s'y précipite, « une foule grave et recueillie, » nous conte, dans ses Mémoires, Valérie Masuyer qui accompagne la reine Hortense (1) La rue Samson allait de la rue de Bondy à la rue des Marais. Son emplacement est marqué par la caserne du prince Eugène construite en 1854. à la salle de la rue Samson, pour contempler « la morne perspective de la vallée du Géranium ». Un aide de camp du Roi, ancien officier de la Grande Armée, décoré par Napoléon, le général d'Hou- detot, y conduit Louis-Philippe, la reine Amélie et toute la famille royale. Les journaux du temps ne manquent pas de souligner cette visite comme un hommage rendu par les d'Orléans à la mémoire de l'Empereur. C'est encore au mois d'avril 1831 qu'est publiée l'ordonnance royale prise sur la proposition de Casimir Périer et qui annonce le rétablissement de la statue de Napoléon sur la Colonne de la place Vendôme. Deux ans plus tard, le 28 juillet 1833, la statue nouvelle est inaugurée en présence du Roi par M. Thiers. C'est la statue de Seurre qui montre l'Empereur dans son costume légendaire avec le petit chapeau et la redingote grise. Et combien d'autres faits, ignorés ou connus, plus modestes ou plus remarquables, se pressent sous notre plume ! Même les moindres prennent de l'importance. Faut-il rappeler la frappe par la Monnaie, en 1831, d'une collection de cent soixante cinq médailles qui évoquent toute l'histoire impé- riale? La mort du Roi de Rome en 1832, qui donne une occasion nouvelle à la presse de proclamer la gloire napoléonienne? L'acquisition sensationnelle par le vicomte Clary, à la vente du baron Gros en 1835, d'un chapeau porté par l'Empereur aux batailles d'Eylau et de Friedland? Les réunions passionnées qui marquent, le 5 mai de chaque année, l'anniversaire de la mort de Napoléon? DERNIÈRES PU BLI CATION S HISTOIRE ET VOYAGES Zoltan BARANYAI, Jean GYORY, Bertrand de JOUVENEL Gyula EMBER Après la défaite. Visages de la Hongrie. Général H. MORDACQ Eric DE BISSCHOP Les Grandes heures de la Guerre. Kaimiloa. I. La Guerre de mouvement. Robert BRASILLACH II. La Guerre de tranchées. et Maurice BARDÈCHE III. Verdun. Histoire de la Guerre d'Espagne. IV. L' année d'angoisse. Christian DE CATERS Prince NAPOLÉON Portrait du Portugal (L'Europe vivante). et Jean HANOTEAU Émile DARD. Lettres personnelles des souverains Dans l'entourage de l'Empereur. à l'Empereur Napoléon I Alexandra DAVID-NEEL Général NIESSEL Sous des nuées d'orage. Le triomphe des bolchéviks et la paix de Omer ENGLEBERT Brest-Litovsk. Souvenirs. 1917-1918. Le Père Damien, apôtre des lépreux. Maurice PALÉOLOGUE de l'Académie française Marc ESCHOLIER Élisabeth, Impératrice d'Autriche. Les témoins du Christ. Aux portes du Jugement dernier. Claude EYLAN François DE PIERREFEU Étapes brésiliennes. Les Confessions de Tatibouet. Rayliane DE LA FALAISE Caraja-Kou ! François PIÉTRI Guglielmo FERRERO Lucien Bonaparte. Reconstruction. Talleyrand à Vienne MARIE, REINE DE ROUMANIE (1814-1815). Histoire de ma vie. 3 volumes. FLEURIOT DE LANGLE Georges RIGAULT. Alexandrine Lucien-Bonaparte. Histoire générale de l'Institut des P.-B. GHEUSI Frères des Écoles chrétiennes T. I., Leurs femmes. II., III. Georges GOYAU Georges SUAREZ de l'Académie française Briand. Tomes I, II, III et IV. La Normandie bénédictine. Duchesse D'UZÈS René GROUSSET Souvenirs, publiés par son petit-fils le L'Épopée des Croisades. comte de Cossé-Brissac. Constantin DE GRUNWALD Adolphe WATTINNE Portrait de la Hongrie. Magistrats célèbres du XVIII siècle.

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