Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire

Chapitre II Naissance d’une profession (1870-1920)

Introduction

Le caractère dominant de la fin du XIXe siècle est l’organisation d’une profession historienne en France (institutions propres, cursus de carrière, formes d’expression et de diffusion), accompagnée de la formation de la première école historique française. L’émergence d’une histoire « scientifique » se marque par une double séparation d’avec la littérature (formes d’écriture) et la philosophie (horizon épistémologique). Elle trouve son expression positive dans le développement d’une « technicité » fondée sur la maîtrise de la lecture des textes qui incorpore au travail de l’historien la tradition érudite entretenue par la fondation de l’École des Chartes. On envisagera le métier d’historien sous ses différents aspects : • Celui de chercheur tout d’abord : l’histoire se définit comme une branche de connaissance, incarnée dans une discipline universitaire. Elle participe de la recherche scientifique au sens large, c’est-à-dire que l’on peut en cerner l’objet, les méthodes et les résultats. Connaissance des écoles, des courants, des étapes de la réflexion, de la formation d’une profession. • Celui d’enseignant ensuite : lié à la fois à la formation des institutions, particulièrement de l’école républicaine, et à la réflexion pédagogique, plus strictement professionnelle. Double niveau (scolaire et universitaire). • Ce qui amène à poser la question du rôle social de l’historien : lien avec l’éducation civique, la formation du citoyen ; mais aussi place de l’historien chercheur et enseignant dans la cité (poids dans la société, position sociale, conscience sociale) ; enfin le recours

(parfois ancien, cf. fausse donation de Constantin dès le XVIe siècle) à l’expertise historienne et les problèmes qu’elle peut poser à la communauté scientifique.

Dans ce chapitre, nous chercherons à réponde à trois questions fondamentales :

A- Comment et pourquoi émerge à la fin du XIXe siècle une profession historienne ? B- comment elle se définit et se perpétue ?

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C- Quelles sont les grandes lignes de l’évolution de la pensée historique en France, ses lignes de fractures, à partir de ce moment fondateur ?

Cela nous conduira par la suite à raisonner dans le cadre historiographique suivant, que nous retrouverons en alternance avec des moments de « pause épistémologiques ». Nous distinguerons trois grandes phases dans l’évolution de la pensée historique en France

A- Les sources du métier d’historien à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), que nous avons abordées pour l’essentiel dans le chapitre premier, mais que nous retrouverons régulièrement.

B- Le temps des Écoles qui s’inscrit pour nous dans le siècle s’étendant de1880-1980 • C’est d’abord le temps de École méthodique (1880-1920), objet de ce chapitre • Puis, celui de l’École des Annales (1930-1970) qui se construit pour partie en réaction contre la précédente tout en récupérant son héritage. Il y a pour nous école lorsque s’organise un chantier commun, que l’accord se fait sur une méthode partagée, que la production historiographique s’insère dans une sorte de grand récit collectif, ce qui se traduit par des institutions et des formes de pensée historique tour à tour dominantes dans la profession, sans jamais l’englober tout entière. C- Crise ou mutation : le temps des interrogations (1980-2010) • Cette période est marquée par une extension et un éclatement du territoire de l’historien. Le premier mot renvoie au livre publié en 1973 par Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Territoire de l’historien, le second à la thèse soutenue par François Dosse en 1987 dans son livre L’Histoire en miettes. • Cette période, ouverte dans les années 1990 (Gérard Noiriel écrit alors son ouvrage intitulé Sur la crise de l’histoire ?, en 1996, qui demeure interrogatif), est marquée à la fois par la fin des grands chantiers collectifs et par une interrogation virulente, sur laquelle nous vivons encore, quant à l’enseignement de l’histoire, à la suite de la Réforme Haby et des programmes de 1977 qui font écrire dans un éditorial du Figaro à Alain Decaux, alors figure de l’histoire télévisuelle : Parents, on enseigne plus l’histoire à vos enfants ! • Enfin, cette période est également marquée par le doute méthodologique, lié à la fois à la fin des grands systèmes de pensée que sont le structuralisme et marxisme ; à l’émergence de la Micro Storia et de la Global History qui remettent en cause à l’histoire

2 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire quantitative et l’histoire européenne ; aux crises que traverse la communauté des historiens au regard du politique : négationnismes et révisionnismes touchant au génocide puis à l’esclavage. Toutes questions que nous aborderons en leur temps.

Mais revenons en à la fondation de la première école historique française, dite aujourd’hui méthodique.

1. Un programme scientifique C’est d’abord par son programme scientifique et l’organisation institutionnelle qui s’en suit que se distingue la génération des historiens qui fondent cette école, quoiqu’ils doivent à leurs prédécesseurs immédiats qui sont parfois leurs soutiens et leurs mentors.

1.1 Les promoteurs

Il convient donc de situer cette génération par rapport à celle de ses précurseurs et dire un mot de ce qu’ils leur doivent, outre l’essentiel de leur formation d’historiens.

1.1.1 Les précurseurs

Quatre historiens ont joué un rôle particulier dans la maturation du projet qui devait aboutir à la création de la Revue historique en 1876, revue généraliste qui demeure aujourd’hui encore l’une des références les plus indiscutables dans le monde des revues d’histoire, et pas seulement en France. Parmi eux trois français dont l’influence a été fort différente, mais qui tous trois ont accompagné le projet en participant au premier comité de rédaction de la Revue. On pourrait presque dire qu’ils l’ont portée sur les fonds baptismaux si cette expression religieuse n’était pas en contradiction avec les buts avérés des auteurs, voire avec leurs convictions personnelles.

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Au premier rang se trouve Victor Duruy, que nous connaissons déjà. Comme il avait apporté son soutien à la nouvelle génération alors qu’il était ministre de l’Instruction publique, de 1863 à 1867, puis lors de la création de l’EPHE, il est encore à ses côtés quand l’idée de construire une véritable profession dotées d’un organe d’expression qui lui soit propre vient à terme. La présence de Fustel de Coulanges, né en 1830 et mort en 1889, ne saurait non plus surprendre. Agrégé de Lettres en 1857, docteur en 1858, il est nommé professeur d'histoire à l’université de Strasbourg en 1860. Guizot, dont la lecture l’a formé à l’histoire, lui conseil de publier le cours qu’il professe sur « De la famille et de l'État chez les Anciens », ce qu’il fait en 1864 sous le tire La Cité Antique. Grâce au soutien de Victor Duruy, il est nommé maître de conférences à l’École normale supérieure, dont il devient le directeur en 1883. Parallèlement, En 1878, il obtient la première chaire d'histoire médiévale à la Sorbonne, sur proposition de Gambetta et devient membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Vient enfin le second grand opus, dans lequel il expose des positions méthodologiques qui sont partagées par les fondateurs de l’école méthodique : c’est L’Histoire des institutions politiques de l'ancienne France qui sera par Camille Jullian, l’un de ses élèves. Parmi ces positions, on retiendra la question de la modalité rationnelle de l’établissement des faits, celle de restituer une époque pour elle- même et non par pure analogie avec l’époque contemporaine (ce qu’il dénonçait déjà comme anachronisme désastreux dans l’introduction de la Cité Antique 1 ) et l’assimilation de l’objectivité scientifique à la neutralité de l’observateur, qui lui fait révoquer en doute la possibilité d’une histoire contemporaine par la confusion qui peut s’installer entre témoin et archive. Hyppolite Taine, né en 1828 et mort en 1893, pourrait surprendre davantage dans la mesure où ses positions contre-révolutionnaires affirmées sont éloignées des convictions républicaines, certes plus ou moins fermes, des fondateurs de l’école

1 « Nous ne manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons à travers les opinions et les faits de notre temps. Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les anciens et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l’une des grandes difficultés qui s’opposent à la marche de la société moderne est l’habitude qu’elle a prise d’avoir toujours l’antiquité grecque et romaine devant les yeux. Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étudier sans songer à nous, comme s’ils nous étaient tout à fait étrangers, avec le même désintéressement et l’esprit aussi libre que nous étudierions l’Inde ancienne ou l’Arabie. »

4 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire méthodique. Mais ces derniers reconnaissent en lui, comme en Fustel, un précurseur de l’établissement rigoureux des faits, dans un état d’esprit positiviste qui explique qu’au côté de ces trois historiens se retrouve, parmi les soutiens de la première heure, Ernest Renan, qui est de la même génération que Taine (1823-1892) et l’une des principales figures du positivisme de l’après Auguste Comte avec Émile Littré qui soutient également la fondation de la Revue historique, c’est-à-dire un positivisme dégagé des éléments mystiques qui ont encombré les dernières années du philosophes et fragilisé l’affirmation que l’on entrait dans l’âge positif par la science, et la science seule.

À ces français, il convient de joindre l’historien allemand Léopold Ranke (1795-1886), dont la longévité a diffusé son enseignement largement ; un enseignement qui séduit les fondateurs de la revue en ce qu’il défend un « réalisme historique » (il faut dire les faits tels qu’ils se sont passés, sans porter de jugement) et en ce qu’il énonce le fait historique avant tout comme événement, lequel permet alors de construire une logique de l’avant et de l’après que l’on appelle pas encore une intrigue (il faudra attendre Paul Ricœur et Paul Veyne dans les années 1950-1960 pour en arriver à cette formulation). Enfin, Ranke promeut,, pour des raisons à la fois philosophiques et politiques (ce qu’il se garde d’expliciter) et pour des raisons de méthode, d’investigation rationnelle, une histoire de l’État et des institution, suivant en cela Hegel (1770-1831) dans ses Principes de la philosophie du droit, écrits en 1821, qui voit en l’État individu de l’histoire par excellence. Position derrière laquelle se dessine en fait la double expérience de la formation de l’État prussien et des conditions de l’unité allemande.

1.1.2 Les Maîtres d’œuvre

Passons maintenant aux maîtres d’œuvre de la Revue historique, ceux qui en furent les deux premiers directeurs. Et dans ce duo, ou ce tandem, s’inscrit déjà un programme et une situation que nous retrouverons vingt ans plus tard avec L’Introduction aux études historiques. L’un est historien de formation, c’est Gabriel Monod, l’autre archiviste, c’est Gustave Fagniez. Ce dernier né en 1842 et mort en 1927, est un pur produit de l’École des Chartes (toujours hébergée officiellement dans les murs de la Sorbonne, c’est la porte à gauche de celle de la Chapelle construite sous Richelieu et reprise dans le bâtiment inauguré en

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1904 par Louis Liard). Il y étudie de 1864 à 1867, concluant brillamment son parcours en étant reçu archiviste paléographe. Il poursuit sa formation à l'École des hautes études, où il suit notamment les cours de Gabriel Monod, avec qui il se lie d’amitié (les deux hommes sont du même âge) et devient archiviste aux Archives de l'Empire en 1869. Il est par ailleurs membre de la Société de l'histoire de Paris et de l'Île-de-France et de la Société d'histoire ecclésiastique de la France, et élu à l'Académie des sciences morales et politiques en 1901 (comme nombres d’historiens, tels, parmi les derniers, Maurice Agulhon, décédé en 2014, et qui enseigna à Aix-en-Provence avant de rejoindre Paris 1 puis le collège de France). La production de Fagniez historien est intéressante, et nous y reviendrons, car elle permet de mettre en perspective les critiques vigoureusement formulés à l’égard de leurs vieux maîtres par les fondateurs de l’école des Annales et ne correspond guère à l’idée que l’on se fait d’une histoire « événementielle », opposées à l’histoire « quantitative et sérielle » (les deux expressions sont de Pierre Chaunu). En effet, aux côtés de titres tels Le Père Joseph et Richelieu ( publié en 1895), on trouve ce qui est peut-être le vrai fond de la production de Fagniez : Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris, au XIIIe et au XIVe siècle (1877) ou encore L'Industrie en France sous Henri IV 1589-1610 (1883), ainsi que, au plus près de son travail d’archiviste, les Documents relatifs à l'histoire de l'industrie et du commerce en France (publiés entre 1898 et 1900). Mais nous y reviendrons dans un autre chapitre.

Son commensal, Gabriel Monod, est à peine plus jeune que lui. Né en 1844 et en 1912, il doit à l’appui de Victor Duruy une carrière exceptionnellement précoce et rapide, comme Fagniez du reste (on est loin de ce qui dira plus Georges Lefebvre, l’un des élèves les plus remarquable de ces historiens méthodiques, né en 1874 et mort en 1959, considérant qu’il n’était vraiment devenu historien qu’à 60 ans passés… !). C’est un homme du sérail. Élève de l’ENS, reçu premier à l'agrégation d'histoire devant en 1865. Il est bien introduit dans les milieux universitaires, fréquentant ses contemporains Ferdinand Buisson (1841-1832) et Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912). Mais il est aussi le gendre du révolutionnaire russe Alexandre Herzen… Président de la IV° section de l'École pratique des hautes études, par la grâce de Victor Duruy, professeur à l'École normale supérieure en 1880 pour suppléer Lavisse, puis à la faculté des lettres de Paris en 1904, il est lui aussi élu à l'Académie des sciences morales

6 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire et politiques (c’est en 1897). En 1906 enfin, il reçoit une chaire au Collège de France intitulée de manière significative : « histoire générale et méthode historique ».

Voici les hommes, voyons leur grand œuvre.

1.2 La Revue Historique 1876

Cette revue ne naît pas de rien. On la présente parfois, ainsi que le renouveau de l’histoire en France, comme une conséquence de la défaite de 1870-1871 (victoire de « l’instituteur allemand » peut-on lire souvent, et dès l’époque). Ou bien on la présente (ce qu’elle est effectivement en partie) comme une revue de combat pour faire pièce à la Revue des Question historiques, antérieure de 10 ans (1866), légitimiste et ultramontaine. Ce ne sont là que causes secondaires ou circonstancielles, comme diraient les historiens méthodiques eux-mêmes. Elle répond en fait à un mouvement plus profond de professionnalisation qui fait suite à la naissance et au développement des disciplines scientifiques, donc à la classification « positive » (terme que j’emploie à dessin) des connaissances humaines selon des critères rationnelles. Michel Foucault, dans Les Mots et les choses en 1966 fait remonter ce phénomène, qu’il aborde comme l’une des caractéristiques de ce qu’il nomme l’épistémè classique, aux grammairiens de Port-Royal désireux de régulariser la langue et dans saisir les mécanismes logiques (presque des précurseurs de nos linguistes en quelque sorte). Puis viennent, selon lui, l’histoire naturelle (qui inaugure les sciences naturelles) et l’économie politique (il donne comme repère l’économie classique d’Adam Smith à Bentham et Ricardo). Auguste Comte, dans son effort de nomenclature des sciences auquel il donne le nom de sociologie, participe bien de ce mouvement qui établit et organise les « sciences positives ».

1.2.1 Des modèles et une communauté d’intérêt ?

Il n’en demeure pas moins que la Revue, dans sa structure et dans les structures au sein desquelles elle contribue soit à consolider soit à installer l’histoire comme discipline autonome et à part entière, puise à des influences et traduit une communauté d’intérêts qui ne sont pas exclusivement intellectuels mêmes s’ils sont prédominants.

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Parmi les modèles et au-delà des hommes que nous avons évoqués, l’Allemagne joue un rôle particulier. L’histoire y dispose, dans les universités, de séminaires spécifiques depuis le 18e siècle. On retient comme le premier d’entre eux celui de Göttingen ouvert en 1767. Ils sont alors principalement orientés vers la philosophie de l’histoire. Du reste, histoire et philosophie demeurent encore aujourd’hui associées dans l’enseignement secondaire allemand, contrairement au couple histoire-géographie propre à l’enseignement français. Deux orientations qui correspondent à deux histoire nationales et intellectuelles distinctes. Kant et Hegel sont alors, que ce soit à Koenigsberg, Heidelberg ou les maîtres à penser de l’histoire. Malgré tout, l’histoire y acquière ses lettres de noblesse et bientôt, Léopold Ranke y développe ses conceptions historicistes, éloignant l’histoire de la philosophie, ce que retiendrons les historiens français qui fréquentent alors ses séminaires ; le Voyage d’Allemagne s’impose en effet progressivement comme une tradition chez eux, au même titre que le voyage d’Italie pour les peintres. Et la guerre de 1870 n’interrompt ces échanges. effectuera le voyage comme Lavisse l’avait fait 40 ans auparavant. Par ailleurs, les hommes qui participent à la fondation de la Revue partagent une formation qui a créé chez eux une communauté d’intérêts et de vues. L’ENS, les facultés de lettres (qui toutes relèvent alors de la Sorbonne, parisiennes comme provinciales), le Collège de France, l’EPHE à partir de 1868 (mais c’est déjà presque la fondation de l’École méthodique sous la houlette de Gabriel Monod, avec la bénédiction de Victor Dury) et pour certains l’École des Chartes, les ont nourries tour à tour ou d’une même mouvement. Ils ont connu, au moins par la lecture,les maître du 19e siècle romantique : Guizot et Michelet au premier chef. Ils ont aussi appris, en partie sous l’influence de l’historicisme allemand, à les critiquer, à pourchasser les idées trop vastes et trop peu fondées sur les faits. Enfin, tout en affichant une volonté neutralité politique, philosophique et religieuse, la Revue historique reste cependant proche des milieux protestants, francs-maçons et républicains (modérés certes, plus proches de Ferry que de Gambetta, mais républicains tout de même). Guizot et Michelet ont fait malgré tout des émules. Gabriel Monod à beau écrire dans son éditorial-manifeste du premier numéro de la Revue, en janvier 1876 : « Nous ne prendrons donc aucun drapeau; nous ne professerons aucun credo dogmatique; nous ne nous enrôlerons sous les ordres d'aucun parti; ce qui ne veut pas dire que notre Revue sera un babel où toutes les opinions viendrons se manifester. Le

8 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire point de vue strictement scientifique auquel nous nous plaçons suffira à donner à notre recueil l'unité de ton et de caractère. Tous ceux qui se mettent à ce point de vue éprouvent à l'égard du passé un même sentiment: une sympathie respectueuse, mais indépendante. L'historien ne peut en effet comprendre le passé sans une certaine sympathie, sans oublier ses propres sentiments, ses propres idées pour s'approprier un instant ceux des hommes d'autrefois, sans se mettre à leur place, sans juger les faits dans le milieu où ils se sont produits. Il aborde en même temps ce passé avec un sentiment de respect, parce qu'il sent mieux que personne les mille liens qui nous rattachent aux ancêtres; il sait que notre vie est formée de la leur, nos vertus et nos vices de leurs bonnes et mauvaises actions, que nous sommes solidaires des unes et des autres. Il y a quelque chose de filial dans le respect avec lequel il cherche à pénétrer dans leur âme; il se considère comme le dépositaire des traditions de son peuple et de celles de l'humanité. »

Rien n’y fait. Et si le protestant Monod se montrera un dreyfusard convaincu, et parfois virulent, Gustave Fagniez, un des rares catholiques de la rédaction de la Revue, la quitte en 1881 après la publication d'un article contre l'Église. Signe que la neutralité scientifique n’est pas si aisée. Du reste, Gabriel Monod ne se la cache pas, voire la revendique dès le paragraphe suivant de son texte, sans éviter toujours le piège d’un relativisme historique pourtant bien éloigné des conceptions de l’école méthodique triomphante, plus volontiers déterministe et finaliste : « En même temps, l'historien conserve néanmoins la parfaite indépendance de son esprit et n'abandonne en rien ses droits de critique et de juge. Le trésor des traditions antiques se compose des éléments les plus divers, elles sont le fruit d'une succession de période différentes, de révolutions même, qui, chacune en son temps et à son tour, ont eu toutes leur légitimité et leur utilité relative. L'historien ne se fait pas le défenseur des unes contres les autres; il ne prétend pas biffer les unes de la mémoire des hommes pour donner aux autres une place imméritée. Il s'efforce de démêler leurs causes, de définir leur caractère, de déterminer leurs résultats dans le développement général de l'histoire. Il ne fait pas le procès à la monarchie au nom de la féodalité, ni à 89 au nom de la monarchie. Il montre les liens nécessaires qui rattachent la Révolution à l'ancien Régime, l'ancien Régime au moyen-âge, le moyen-âge à l'antiquité, notant sans doute les fautes commises et qu'il est bon de connaître pour en éviter le retour, mais se rappelant

9 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire toujours que son rôle consiste avant tout à comprendre et à expliquer, non à louer ou à condamner. »

En fait, il faudra Durkheim, en 1895, pour ouvrir la voie à une conception de l’objectivité scientifique qui ne se confonde pas avec la simple neutralité prônée en son temps par Fustel de Coulanges.

1.2.2 La création de la Revue historique (1876)

En 1876 donc, Gabriel Monod fonde avec Gustave Fagniez la Revue historique. Cette publication, qui marque la naissance d'une nouvelle école historiographique, est patronnée, nous l’avons vu, par des « anciens » tels que Duruy, Taine, Fustel de Coulanges, Renan, ainsi que par quelques jeunes historiens à l'avenir prometteur, dont Lavisse et Rambaud (auteurs d’une monumentale Histoire générale du 4e siècle à nos jours publiée en commun entre 1893 et 1901, somme qui rassemble bien des noms que nous retrouverons). La Revue historique, dont nous avons dit qu’elle est aussi un organe de combat contre la Revue des Questions historiques, animée par des aristocrates ultramontains et légitimistes, défend avant tout une certaine idée de la profession historienne, tels que le travail sur archives et la référence aux sources, et pose les premières bases de l'histoire méthodique. C’est ainsi que Gabriel Monod entame son manifeste de 1876 : « Nous prétendons rester indépendants de toute opinion politique et religieuse, et la liste des hommes éminents qui ont bien voulu accorder leur patronage à la Revue prouve qu'ils croient ce programme réalisable. Ils sont loin de professer tous les mêmes doctrines en politique et en religion, mais ils pensent avec nous que l'histoire peut-être étudié en elle-même, et sans se préoccuper des conclusions qui peuvent en être tirées pour ou contre telle ou telle croyance. Sans doute les opinions particulières influent toujours dans une certaine mesure sur la manière dont on étudie, dont on voit et dont on juge les faits ou les hommes. Mais on doit s'efforcer d'écarter ces causes de prévention et d'erreur pour ne juger les événements et les personnages qu'en eux-mêmes. Nous admettrons d'ailleurs des opinions et des appréciations divergentes, à la condition qu'elles soient appuyées sur des preuves sérieusement discutées et sur des faits, et qu'elles ne soient pas de simples affirmations. Notre Revue sera un recueil de science

10 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire positive et de libre discussion, mais elle se renfermera dans le domaine des faits et restera fermée aux théories politiques ou philosophiques. »

Pour parvenir à ses fins, elle cherche à dégager sciemment l’histoire de la philosophie, sur le plan de la pensée, et de la littérature, sur le plan de l’écriture, tournant ainsi le dos à l’héritage de Michelet (dont Gabriel Monod avait suivi l’enseignement pourtant) ; Ceci dans le but avoué de faire de l’histoire une « science positive ». Ce programme trouve son expression achevée vingt ans plus tard, dans l’Introduction aux études historiques de 1898.

2. Le discours de la méthode

2.1 L’Introduction aux études historiques 1898

2.1.1 Les auteurs

On retrouve pour la rédaction de cet ouvrage la même forme de tandem que pour la direction initiale de la revue historique, représentatif de l’esprit de l’école méthodique : un archiviste, héritier de l’érudition des textes, et un normalien. Le premier est Charles-Victor Langlois (1863-1929), médiéviste, archiviste paléographe, professeur à la Sorbonne. Élève de l’École des chartes, obtient un doctorat ès Lettres histoire en 1887. Il a l’expérience de l’enseignement (à Douai, puis à la Sorbonne) et est nommé directeur des Archives nationales (le premier dans ce poste) de 1913 à 1929. Comme pour Fagniez, son travail montre que les intérêts des promoteurs de l’’école méthodique ne sont pas aussi restreints que leurs élèves ne le leur reprocheront plus tard. Ainsi trouvons nous parmi ses écrits, outre un classique tel que Le Règne de Philippe III le Hardi (1887) ou encore Saint-Louis, Philippe le Bel, les derniers Capétiens directs (1911), des sujets plus « exotiques » (pour l’époque du moins), tels La Connaissance de la nature et du monde au Moyen Âge, d’après quelques écrits français à l’usage des laïcs (1911 également) ou La Vie en France au Moyen Âge : de la fin du 12e au milieu du 14e siècle (1927), titre qui pourrait figurer dans la collection contemporaine La Vie quotidienne

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Quant à Charles Seignobos (1854 à Lamastre-1942 à Ploubazlanec), de famille protestante et républicaine il tient par ses origines familiales aux fondateurs de la IIIe République. Son père, Charles-André Seignobos, est député-maire de Privas de 1871 à 1894, puis maire de Lamastre poste dans lequel son fils Charles lui succède. Ce dernier suit à l’ENS les cours de Fustel de Coulanges et de Ernest Lavisse, et est reçu premier à l'agrégation d'histoire. Puis il passe deux années en Allemagne (Göttingen, Berlin, et ). Docteur en 1881, suppléant de Fustel de Coulanges à la Sorbonne à partir de 1888 où il fait toute la suite de sa carrière. Il participe, avec son ami le physiologiste Louis Lapicque et d’autres universitaires parmi lesquels Marie Curie, à la curieuse expérience pédagogique de la communauté scientifique et humaniste « Sorbonne-Plage », à L'Arcouest, près de Paimpol (voir la biographie d’Irène Joliot-Curie par Louis-Pascal Jacquemond). Comme Fustel lui-même, et d’autres historiens de son temps, s’il est avant tout médiéviste, il parcourt bien des terrains dont celui de l’histoire contemporaine. 1892 : Histoire narrative et descriptive de la Grèce ancienne. 1897 : Histoire politique de l'Europe contemporaine. 1898 : Introduction aux études historiques, 1901 : La Méthode historique appliquée aux science sociales (dont je reparlerai en d’autres temps) 1921 : Histoire de la France contemporaine, en collaboration avec Ernest Lavisse. 1933 : Histoire de la Russie (avec Milioukov) qui lui vaut les foudres de Lucien Febvre 1934 : Études de politique et d'histoire, PUF. 1937 : Histoire sincère de la Nation française. 1938 : Essai d’une Histoire comparée des peuples de l’Europe.

2.1.2 Le contexte universitaire des années 1890 La réforme de l’université et des études historiques marchent ensemble à La réorganisation de l’université participe du projet républicain sur deux points : laïcisation et égalité territoriale. NB : 10 mai 1806 et 17 mars 1808 : université impériale (5 facultés : théologie, droit, médecine, lettres, sciences) 1880 : 27 février : Conseil Supérieur de l’Instruction Publique purement universitaire

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1896 :10 juillet Loi relative à l’organisation des universités [précédée par la loi de 1885 qui établit les facultés en personnes morales ; et lois du 28 avril 1893 qui autorise deux facultés à se regrouper pour former un corps de faculté. Ces corps deviennent à leur tour personnes morales, sous le nom d’universités [c’est donc une décentralisation, qui fonde durablement le principe de l’autonomie universitaire en France : si le recteur chancelier des universités est nommé, les doyens sont élus par le corps enseignant et assistés d’un conseil d’administration également élu par les enseignants chercheurs en poste]. Louis Liard (1846-1917) conduit la réforme de l’université de 1896. Philosophe, formé au lycée Charlemagne puis à l’ENS, agrégé de Philo et Docteur ès Lettres, nommé à la faculté de Bordeaux, recteur de l’académie de Caen en 1880, directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique en 1884, vice-recteur de l’académie de Paris en 1902, en fin élu à l’Académie des sciences morales et politiques 1903, c’est donc, comme Ernest Lavisse, un homme qui a suivi le plus brillant cursus honorum. Il est l’auteur, entre autres, de : La science positive et la Métaphysique, 1879 ; Morale et enseignement civique à usage des écoles primaires : cours moyen et supérieur, 1883. Il participe donc pleinement, tant dans l’action que dans l’esprit, au côté de Lavisse ou Buisson, de la grande réforme générale du système éducatif français initiée par Jules Ferry et son entourage. à L’enseignement dispensé à l’université est également réformé sous l’influence notamment des historiens inspirés par l’exemple allemand : Instaurer des séminaires fermés à côté des cours libres ; créer un diplôme spécialisé : le Diplôme d’études spécialisées DES, qui devient nécessaire pour passer l’agrégation et soutenir une thèse (exemple : Jules Isaac, Le Cardinal de Tournon, lieutenant-général du Roi à Lyon, Position des mémoires pour le diplôme d’études de la Faculté des Lettres de Paris, 1901, cité dans histoire de France de Lavisse, Hachette 1911). Seignobos joue un rôle moteur dans la fondation d’un enseignement universitaire de l’histoire (1896-1898 : il dispense un cours pour le DES avec Ch.-V. Langlois, publié en 1898 sous le titre Introduction aux études historiques). En effet , ce sont notamment les facultés de sciences et de lettres qui sont en cause, ces institutions ne développant pas les activités de recherche qui leur permettraient de se mesurer à leurs homologues étrangères, notamment allemandes. Créations originales du décret de 1808, se limitent alors essentiellement à l’organisation du baccalauréat. De

13 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire fait, l’activité essentielle des enseignants des facultés des lettres et des sciences est de faire passer le baccalauréat ès lettres et ès sciences, lesquels sont indispensables pour pouvoir s’inscrire en droit ou en médecine. Rien ne les oblige, ni même ne les incite, à poursuivre une activité de recherche. Une situation que les historiens de l’école méthodique, soutenus par Louis Liard, mais aussi Gustave Lanson etc., s’efforcent avec succès de modifier en profondeur.

2.2 Une démarche critique contrôlée

2.2.1 Les voies d’un renouvellement Le De Re Diplomatica (1681) Point d’aboutissement d’un travail d’exégèse inspiré en partie de la philologie développée par les humanistes de la Renaissance et reporté de l’examen des textes grecs et latins à celui des diplômes d’époque mérovingienne et carolingienne par les moines bénédictins de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés à Paris, relevant de la congrégation de Saint-Maur, afin d’en démontrer l’authenticité (l’enjeu intéresse la monarchie dans son processus de légitimation), l’ouvrage, publié par Dom Mabillon, est revendiqué aussi bien par Langlois et Seignobos en 1898 que par Marc Bloch en 1944 comme le moment fondateur d’une approche érudite de l’histoire par les textes. Il s’inscrit dans un travail de longue haleine qui entame la publication érudite et critique des textes anciens de toute nature, effort collectif colossal et toujours mobilisable par l’historien contemporain versé dans l’histoire médiévale notamment (ce qui explique historiquement la place occupée par celle-ci dans la formation de la discipline historique par les historiens de l’école méthodique : la technicité qu’ils revendiquent vient alors pour l’essentiel des travaux de médiévistique). Il implique à la fois : le Collège de France, constotué sous une première frome (les lecteurs royaux) sous l’impulsion de Guillaume Budé et la protection de François 1er ; différentes congrégations, oratoriens, bénédictins mauristes, jésuites bollandistes (disciples de Jean Bolland 1595-1665) ; l’Académie des inscriptions et Belles Lettres (1663). Ces publications suivent deux directions principales : les bibliographies nationales (premier Catalogue général de la bibliothèque de France, 1622) ; la publication de sources : sources historiographiques (Recueil des Histoires des Gaules et de France, mauristes) ; histoire de l’Église (Actes des Martyrs, Lettres des Papes, Conciles ; Acta Sanctorum, bollandistes, 1643) ; papiers d’État (Codex

14 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire juris gentium diplomaticus, Leibniz, 1693 ; Ordonnances des rois de France, Académie des Inscriptions et belles lettres, 1723-1790).

2.2.2 La naissance des sciences auxiliaires de l’histoire Le développement de branches nouvelles de la connaissance (prodromes de spécialisations futures dans le domaine de l’histoire lui-même) permet aux historiens de s’appuyer sur un corps de connaissance qu’ils annexes volontiers sous l’expression de « sciences auxiliaires » (telle est encore partiellement la position de Charles Samaran, parmi les derniers représentants vivants de l’école méthodique des origines au seuil des années 1960, lorsqu’il dirige le volume 11 de l’Encyclopédie de la Pléiade consacré à l’Histoire et ses méthodes, 1961). Parmi ces sciences, on peut distinguer : la chronologie cf. L’Art de vérifier les dates, 1750 (exactitude et hiérarchisation : Conciles, Empire, Principautés) ; l’héraldique ; la numismatique (elle tient une place essentielle dans l’histoire de France dirigée par Lavisse concernant les premiers âges de la Gaule où d’autres documents dont défaut, voir Lavisse volume I-2) ; la toponymie (idem) ; la diplomatique qui donne naissance à la paléographie. Là encore, le travail s’accompagne précocement de publications significatives : Grand dictionnaire historique, Moreri, 1674 ; Glossaire de latin médiéval, De Cange, 1678.

2.2.3 La démarche critique et ses conséquences l’ Introduction aux études historiques de 1898 à L’ouvrage est un manuel à destination des étudiants préparant le DES (issu d’un cours professé en 1896-1897 par les deux auteurs lors de la mise en place des premiers séminaires fermés sur le modèle allemand. Fermé, c’est-à-dire réservé aux étudiants inscrits pour suivre un cursus d’études, au contraire des cours magistraux ouverts à tous et qui valorisent de ce fait la brillante rhétorique des enseignants, mais ne permet pas un travail « technique ») • Il admet la distinction fondamentale entre sciences de la nature (explicatives) et sciences de l’homme (compréhensives), telle que le philosophe allemand Dilthey (1833- 1911) la formule alors. • Il place la critique comme fondement de la méthode : à la fois un avatar du doute méthodique prôné par Descartes et de l’héritage des mauristes, repris et développé par

15 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire l’École des Chartes (1821) qui forme bientôt le corps des archivistes et conservateurs de bibliothèques. • Il développe une conception de la construction de la connaissance historique qui conduit de la critique maîtrisée du document à l’établissement du fait (voir ch. IV et V de ce cours). • Il préside à l’organisation des études historiques, qui se traduit par une succession des tâches et une division du travail : à l’étudiant le travail patient sur des corpus de textes, afin qu’il acquière les réflexes de la profession ; au maître la collation et l’interprétation des faits à Un réalisme historique ? • « Établir » les faits, puisque telle est l’expression de Langlois et Seignobos, suppose leur existence préalable. L’historien est alors celui qui met au jour ce qui était resté enfouie dans la mémoire des siècles, une sorte d’Archéologie du savoir (Foucault, 1969) avant l’heure ? Mais une archéologie confinée aux « faits de psychologie » tels que les désignent Seignobos. • Cela suppose par ailleurs une objectivité qui garantisse le processus d’établissement. En suivant Fustel de Coulanges, les fondateurs de l’école méthodique assimilent l’objectivité scientifique à la neutralité de l’observateur (voir l’éditorial de Monod en 1876, Recueil 1), mais une neutralité qui exige une véritable lutte contre soi afin de se détacher de ses croyances et de ses convictions philosophiques (Marrou remettra en cause une telle position, en 1954, estimant que c’est au contraire l’explicitation par l’auteur de ses positions philosophiques qui permet une objectivité scientifique).

Conclusion : une myopie légitime ? Lucien Febvre aussi bien que Paul Valéry, et avant eux Henri Berr (fondateur de la revue de synthèse historique, 1900, voir ch. VII) ou Émile Durkheim ne se feront pas faute d’ironiser sur la myopie de ces historiens attachés à l’établissement d’un catalogue de faits vérifiables, singuliers, qui les éloigne immanquablement de vues plus larges, de celles que Michelet, Guizot, ou leur contemporain allemand Mommsen, déployaient dans une histoire au grand large, alors que l’histoire méthodique aurait eue le souffle court. Nous y reviendrons. Retenons pour l’heure que si myopie il y a, ce fut peut-être une myopie heureuse. Autrement dit, qu’elle fut la condition nécessaire d’une histoire scientifique dans le

16 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire moment où œuvraient ces pères fondateurs, en permettant la délimitation du champ documentaire (archives officielles, témoignage volontaire) pour lequel on disposait des moyens de prospection vérifiables et en posant La condition d’un discours scientifique historique, partant d’un discours scientifique sur l’histoire Évidemment, on ne peut pour autant écarter les contraintes et limites d’une telle attitude intellectuelle : réduction consécutive du champ d’investigation à une histoire politique et institutionnelle, qu’elle soit diplomatique, militaire, administrative ou sociale et économique. Car ces derniers chantiers, qui seront ceux de l’école des Annales, ne sont pas ignorés, nous l’avons vu. Mais ils sont subordonnés à la dimension politique et confinés le plus souvent à une approche institutionnelle. C’est peut-être que loin de renoncer à l’ambition d’une histoire totale à la Michelet, dont l’école des Annales se voudra l’héritière exclusive, les historiens de l’école méthodique voyaient en cette histoire politique une forme d’approche globale de la société, si l’on se souvient que Ranke, dont ils sont en partie disciples, résorbait, à la suite de Hegel, en l’État, l’intelligence de l’histoire.

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Résumé du cours du 24/09/2019 1. Former une profession (1870-1900) : Recrutement, carrière, méthode.

2. Des lieux pour se former : Collège de France, Université (1808), École normale supérieure (1795), École des Chartes (1821).

2. L’importance des revues : Historische Zeitschrift 1859, — Revue des questions historiques 1866, Revue critique d’histoire et de littérature 1867, — Revue d’histoire moderne et contemporaine 1899.

3. La Revue historique 1876 : Gabriel Monod et Gustave Fagniez

4. des lieux pour travailler : Bibliothèques et archives (1790-1913)

4. La réforme de l’enseignement supérieur 1896 : Louis Liard

5. L’Introduction aux études historiques 1898 : Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos

6. Le mariage de l’histoire et de l’érudition historique

NB : Une tradition contestée, dès 1903-1929, sous sa forme de 1898 (voir C8 et C9 du cours), mais aussi poursuivie et conservée : deux ouvrages de la collection Que-sais-je ? (PUF) en témoignent : Guy Thuillier et Jean Tulard, La méthode en histoire, Paris : P.U.F., 1986 ; et Jean Favier, Les Archives, Paris, PUF, 1958 (réédité plusieurs fois depuis).

7. La recherche d’une écriture scientifique : refus des formules générales hasardeuses, de la métaphore littéraire.

NB : et pourtant, poids littéraire conservé dans l’écriture de l’histoire, de Lavisse à Braudel Lavisse et Rambaud (dir.), Histoire générale, t. 9, Napoléon, ch. 4 : L’alliance franco-russe. De Tilsit à la cinquième coalition 1807-1809, par M. le conte Albert Vandal, p. 125 et 134 Mission de Savary. — […] p. 125

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[…] car l’autocratie russe, malgré ses pouvoirs illimités, avait pris l’habitude de compter avec l’opinion des hautes classes : il en résultait une singulière forme de gouvernement : le despotisme tempéré par les salons.

Cf. La remarque de Fustel de Coulanges sur les mérovingiens : « un despotisme tempéré par l’assassinat ».

Rome, Espagne et Suède. — […] p. 134 […] cette dernière [intervention en Espagne] était à ses yeux affaire de ruse plutôt que de force, de temps peut-être, et n’occuperait qu’une partie de ses troupes. […]

Cf. La Fontaine : Le Lion et le rat : « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ».

Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949 : « Bien souvent au cours des siècles, le désert est entré en Méditerranée » Cf. Métaphore pour évoquer le mouvement des populations des zones sahariennes vers les côtes… Cité Par Jacques Rancières, 1992 (voir bibliographie générale).

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Documents du cours :

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre I, Les connaissances préalables - Ch. 1 La recherche des documents (heuristique) P. 7-8 : Formation des fonds d’archives nationales (18ème siècle et Révolution). Or, les plus belles des collections privées de documents — à la fois bibliothèques et musées — furent naturellement en Europe, à partir de la Renaissance, celle des rois. Dès l’ancien régime, les collections royales ont été presque toutes ouvertes, ou entrebâillées, au public. Et tandis que les autres collections particulières étaient souvent liquidées après la mort de leurs auteurs, elles, au contraire, n’ont pas cessé de s’accroître : elles se sont enrichies précisément des débris de toutes les autres. Le Cabinet des manuscrits de France, par exemple, formé par les rois de France et ouvert par eux au public, avait, à la fin du XVIIIe siècle, absorbé la meilleure partie des collections qui avaient été l’œuvre personnelle des amateurs et des érudits des deux siècles antérieurs 2. De même, dans les autres pays. La concentration d’un grand nombre de documents historiques dans de vastes établissements publics, ou à peu près publics, fut le résultat excellent de cette évolution spontanée. Plus favorable et plus efficace encore pour améliorer les conditions matérielles des recherches historiques fut l’arbitraire révolutionnaire. En France la Révolution de 1789, des mouvements analogues dans d’autres pays, ont procuré la confiscation, par la violence, au profit de l’État, c’est à dire de tout le monde, d’une foule d’archives privées et de collections particulières : archives, bibliothèques et musées de la couronne, archives et bibliothèques de couvents et de corporations supprimées, etc. Chez nous, en 1790, l’Assemblée constituante mit ainsi l’État en possession d’une prodigieuse quantité de dépôts de documents historiques, auparavant dispersés et plus ou moins jalousement défendus contre la curiosité des érudits ; ces richesses ont été réparties depuis entre quelques établissements nationaux. Le même phénomène s’est produit plus récemment, sur une moins grande échelle, en Allemagne, en Espagne, en Italie. Ni les collections de l’ancien régime, ni les confiscations révolutionnaires ne se sont faites sans causer d’importants dommages. Le collectionneur est, ou plutôt était souvent jadis, un barbare qui n’hésitait pas, pour enrichir ses collections de pièces et de débris rares, à mutiler des monuments, à dépecer des manuscrits, à disloquer des fonds d’archives, en vue de s’en approprier des morceaux. De ce chef, bien des actes de vandalisme ont été accomplis avant la Révolution. Les opérations révolutionnaires de confiscation et de transfert eurent aussi, naturellement, des conséquences très fâcheuses : outre que l’on détruisit alors par négligence, ou même pour le plaisir de détruire, on eut l’idée malheureuse de trier systématiquement, de ne conserver que les documents « intéressants » ou « utiles », et de se débarrasser des autres. Le tri fit alors commettre à des hommes pleins de bonnes intentions, mais incompétents et surmenés, des ravages irréparables dans nos archives anciennes : il y a aujourd’hui des travailleurs qui s’exercent, ce qui demande infiniment de temps, de patience et de soin, à reconstituer les fonds démembrés et à rajuster en leur place les fragments isolés par le zèle irréfléchi de ceux qui manipulèrent jadis de la sorte, avec brutalité, les documents historiques. Il faut reconnaître d’ailleurs que les mutilations causées par les

2 Voir L. Delisle, le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1868-1881, 3 vol. in-4. — Les histoires d’anciens dépôts de documents qui ont été publiées récemment en assez grand nombre l’ont été sur le modèle de cet admirable ouvrage.

20 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire collectionneurs de l’ancien régime et par les opérations révolutionnaires sont insignifiantes en regard de celles qui proviennent d’accidents fortuits et des effets naturels du temps. Mais fussent elles dix fois plus graves, elles seraient encore largement compensées par ces deux bienfaits de premier ordre, que l’on ne saurait trop mettre en relief : 1° la concentration, dans quelques dépôts, relativement peu nombreux, de documents qui jadis étaient disséminés, et comme perdus, en cent endroits différents ; 2° la publicité de ces dépôts. Désormais, ce qui reste de documents historiques anciens, après les grandes destructions du hasard et du vandalisme, est enfin mis à l’abri, classé, communiqué et considéré comme une partie du patrimoine social. Les documents historiques anciens sont donc réunis et conservés aujourd’hui, en principe, dans ces établissements publics que l’on appelle archives, bibliothèques et musées. A la vérité, tous les documents qui existent n’y sont pas puisque, malgré les incessantes acquisitions à titre onéreux et à titre gratuit que font chaque année, depuis longtemps, dans le monde entier, les archives, les bibliothèques et les musées, il y a encore des collections privées, des marchands qui les alimentent, et des documents en circulation. Mais l’exception, qui est négligeable, n’entame pas, ici, la règle. Tous les documents anciens, en quantité limitée, qui extravaguent encore, viendront, du reste, échouer tôt ou tard dans les établissements d’État, dont le propriétaire perpétuel acquiert toujours, n’aliène jamais.

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre I, Les connaissances préalables - Ch. 1 La recherche des documents (heuristique) P. 21 : Les répertoires Mais les érudits et les historiens ont souvent besoin d’avoir, au sujet des documents, des renseignements que les inventaires et les catalogues descriptifs ne leur fournissent pas d’ordinaire ; de savoir, par exemple, si tel document est connu ou non, s’il a déjà été critiqué, commenté, utilisé . Ces renseignements, ils ne les trouveront que dans les ouvrages des érudits et des historiens antérieurs. Pour avoir connaissance de ces ouvrages, il faut recourir aux « répertoires bibliographiques » proprement dits, de toutes formes, composés à des points de vue très divers, qui en ont été publiés. Les répertoires bibliographiques de la littérature historique doivent donc être considérés, aussi bien que les répertoires d’inventaires de documents originaux, comme des instruments indispensables de l’Heuristique. Donner la liste raisonnée de tous ces répertoires (répertoires d’inventaires, répertoires bibliographiques proprement dits) avec les avertissements convenables, afin de faire faire au public studieux des économies de temps et d’erreurs, est l’objet de ce qu’il est légitime d’appeler, si l’on veut, la « Science des répertoires » ou « Bibliographique historique ». p.45 M. E. Bernheim en a publié une première esquisse, que nous avons essayé d’agrandir. L’esquisse agrandie est datée d’avril 1896 : de nombreuses additions, sans parler des retouches, y seraient déjà nécessaires, car l’outillage bibliographique des sciences historiques se renouvelle, en ce moment, avec une rapidité surprenante. Un livre sur les répertoires à l’usage des érudits et des historiens est, en règle générale, vieilli dès le lendemain du jour où il a été achevé.

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre I, Les connaissances préalables - Ch. II Les « sciences auxiliaires »

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P. 26 Référence à Mably et Daunou. Sur les fausses sciences auxiliaires (selon Langlois). Mably, dans son Traité de l’étude de l’histoire, avait aussi reconnu qu’ « il y a des études préparatoires dont un historien, quel qu’il veuille être, ne saurait se dispenser ». Mais Mably et Daunou avaient là-dessus des idées qui paraissent, aujourd’hui, singulières. Il est instructif de marquer exactement la distance qui sépare leur point de vue du nôtre. « Premièrement, disait Mably, étudiez le droit naturel, le droit public, les sciences morales et politiques. » Daunou, homme de grand sens, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui écrivait vers 1820, divise en trois genres les études préliminaires qui constituent, à son avis, « l’apprentissage de l’historien » : littéraires, philosophiques, historiques. — Sur les études « littéraires », il s’étend copieusement : d’abord « avoir lu attentivement les grands modèles ». Quels grands modèles ? M. Daunou « n’hésite point » à indiquer en première ligne « les chefs-d’œuvre de la poésie épique », car « ce sont les poètes qui ont créé l’art de raconter, et qui ne l’a point appris d’eux ne le sait qu’imparfaitement ». Lire aussi les romanciers, les romanciers modernes : « ils enseigneront à situer les faits et les personnages, à distribuer les détails, à conduire habilement le fil des narrations, à l’interrompre, à le reprendre, à soutenir l’attention des lecteurs par une inquiète curiosité ». Enfin lire les bons livres d’histoire : « Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe et Plutarque entre les Grecs ; César, Salluste, Tite-Live et Tacite, chez les Latins ; et parmi les modernes, Machiavel, Guichardin, Giannone, Hume, Robertson, Gibbon, le cardinal de Retz, Vertot, Voltaire, Raynal et Rulhière. Je n’entends point exclure les autres, mais ceux-là suffiraient pour donner tous les tons qui peuvent convenir à l’histoire ; car il règne, entre leurs écrits, une grande diversité de formes. » — En second lieu, études philosophiques : avoir approfondi « l’idéologie, la morale et la politique ». « Quant aux ouvrages où peuvent se puiser les connaissances de cet ordre, Daguesseau nous a indiqué Aristote, Cicéron, Grotius : j’y joindrais les meilleurs moralistes anciens et modernes, les traités d’économie publique publiés depuis le milieu du dernier siècle, ce qu’on écrit sur l’ensemble, les détails ou les applications de la science politique Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu, Rousseau, Mably même, et les plus éclairés de leurs disciples et de leurs commentateurs. » En troisième lieu, avant d’écrire l’histoire, il faut apparemment qu’on la sache ». « On n’enrichira point ce genre d’instruction si l’on ne commence par le posséder tel qu’il existe. » Le futur historien a déjà lu les meilleurs livres d’histoire et il les a étudiés comme des modèles de style : « il y aura du profit à les lire une seconde fois, mais en se proposant plus particulièrement de saisir tous les faits qu’ils contiennent et de s’en pénétrer assez pour en conserver des souvenirs ineffaçables ». Telles sont les notions « positives » qui étaient considérées, il y a quatre-vingts ans, comme indispensables à l’historien en général. Toutefois, on avait dès lors le sentiment confus que, « pour acquérir une connaissance profonde des sujets particuliers », d’autres notions encore étaient utiles : « Les sujets que les historiens ont à traiter, dit Daunou, les détails qu’ils rencontrent exigent des connaissances très étendues et fort diverses ». Va-t-il préciser ? Voici en quels termes : « souvent l’intelligence de plusieurs langues, quelquefois aussi des notions de physique et de mathématiques ». Et il ajoute : « sur ces objets cependant, l’instruction générale, celle qu’on doit supposer commune à tous les hommes de lettres, suffit à celui qui se consacre à des compositions historiques... ».

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre I, Les connaissances préalables - Ch. II Les « sciences auxiliaires »

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P. 29 E. A. Freeman, The methods of historical studies, London, 1885. Tous les auteurs qui ont essayé, comme Daunou, d’énumérer les connaissances préalables, ainsi que les dispositions morales ou intellectuelles, requises pour « écrire l’histoire », ont été amenés à dire des banalités ou à émettre des exigences comiques. D’après E. A. Freeman, l’historien devrait tout savoir : philosophie, droit, finances, ethnographie, géographie, anthropologie, sciences naturelles, etc. ; un historien n’est-il pas exposé, en effet, à rencontrer dans l’étude du passé des questions de philosophie, de droit, de finances, etc. ? Et si la science financière, par exemple, est considérée comme indispensable à qui traite des questions de finance actuelles, l’est-elle moins à qui se permet d’exprimer une opinion sur les problèmes financiers d’autrefois ? « Il n’est point de sujet spécial, déclare E. A. Freeman, que l’historien ne puisse être amené à toucher incidemment : par conséquent, plus nombreuses sont les branches spéciales de connaissances dont il est maître, mieux il est préparé pour son travail professionnel. » A la vérité, toutes les branches des connaissances humaines ne sont pas également utiles ; quelques-unes ne servent que très rarement, par accident : « J’hésiterais même à présenter comme un conseil de perfection à l’historien de se rendre chimiste accompli, en vue de la possibilité d’une occasion où la chimie l’aiderait dans ses études » ; mais d’autres spécialités sont plus étroitement apparentées à l’histoire : « par exemple, la géologie et tout le groupe des sciences naturelles qui s’y rattachent... Il est clair que l’historien travaillera mieux s’il sait la géologie 3... »

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre I, Les connaissances préalables - Ch. II Les « sciences auxiliaires » P. 31 à 33 : Épigraphie et paléographie, philologie et diplomatique sont les sciences auxiliaires véritables de l’histoire. P. 34 en note : historiographie. Et discute la justesse de l’expression « sciences auxiliaires ». Cf. début du chapitre. L’Épigraphe et la Paléographie, la Philologie (Sprachkunde), la Diplomatique avec ses annexes (Chronologie technique et Sphragistique) ne sont pas les seules disciplines auxiliaires des recherches historiques. — Il serait peu judicieux, en effet, d’entreprendre la critique de documents littéraires encore non critiqués sans être au courant des résultats acquis par ceux qui ont critiqué jusqu’à présent des documents du même genre ; l’ensemble de ces résultats constitue une discipline à part, qui a un nom :

3 E. A. Freeman, The methods of historical study (London, 1885, in-8), p. 45. La géographie a été longtemps considérée, en France, comme une science étroitement apparentée à l’histoire. Aujourd’hui encore, nous avons une Agrégation d’histoire et de géographie, et les mêmes professeurs enseignent, dans nos lycées, l’histoire et la géographie. Beaucoup de personnes persistent à penser que cet accouplement est légitime, et même s’effarouchent de l’éventualité d’un divorce entre deux ordres de connaissances unis, disent-elles, par des rapports nécessaires. — Mais on serait bien embarrassé d’établir, par de bonnes raisons, et par des faits d’expérience, qu’un professeur d’histoire, un historien, est d’autant meilleur qu’il connaît mieux la géologie, l’océanographie, la climatologie, et tout le groupe des sciences géographiques. En fait, les étudiants en histoire font avec impatience et sans profit direct les études de géographie que les programmes leur imposent ; et les étudiants qui ont sincèrement du goût pour la géographie jetteraient très volontiers l’histoire par-dessus bord. — L’union artificielle de l’histoire et de la géographie remonte, chez nous, à une époque où la géographie, mal définie et mal constituée, était tenue par tout le monde pour une discipline négligeable. C’est un vestige, à détruire, d’un état de choses ancien.

23 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire l’Histoire littéraire 4 . — La critique des documents figurés, tels que les œuvres d’architecture, de sculpture et de peinture, les objets de toutes sortes (armes, costumes, ustensiles, monnaies, médailles, armoiries, etc.), suppose une connaissance approfondie des observations et des règles dont se composent l’Archéologie proprement dite et ses branches détachées : Numismatique et Héraldique. Nous sommes maintenant en mesure d’examiner avec quelque profit la notion si peu précise de « sciences auxiliaires de l’histoire » . On dit aussi « sciences ancillaires », « sciences satellites » ; mais aucune de ces expressions n’est vraiment satisfaisante. Et d’abord, toutes les soi-disant « sciences auxiliaires » ne sont pas des sciences. La Diplomatique, l’Histoire littéraire, par exemple, ne sont que des répertoires méthodiques de faits, acquis par la critique, qui sont de nature à faciliter la critique des documents non critiqués encore. Au contraire, la Philologie (Sprachkunde) est une science organisée, qui a des lois. En second lieu, il faut distinguer parmi les connaissances auxiliaires — non pas, à proprement parler, de l’Histoire, mais des recherches historiques, — celles que chaque travailleur doit s’assimiler, et celles dont il a besoin de savoir seulement où elles sont, pour se les procurer à l’occasion ; celles qui doivent être tournées en habitude et celles qui peuvent rester à l’état de renseignements en provision virtuelle. Un médiéviste doit savoir lire et comprendre les textes du moyen âge ; il ne lui p.57 servirait à rien d’entasser dans sa mémoire la plupart des faits particuliers d’Histoire littéraire et de Diplomatique qui sont consignés, à leur place, dans les bons Manuels-répertoires d’ » Histoire littéraire » et de « Diplomatique ». Enfin, il n’existe point de connaissances auxiliaires de l’Histoire (ni même des recherches historiques) en général, c’est-à-dire qui soient utiles à tous les travailleurs, à quelque partie de l’histoire qu’ils travaillent5. Il semble donc qu’il n’y ait pas de réponse

4 L’ « Historiographie » est une branche de l’ « Histoire littéraire » ; c’est l’ensemble des résultats acquis par les critiques qui ont étudié jusqu’ici les anciens écrits historiques, tels que annales, mémoires, chroniques, biographies, etc. 5 Cela n’est vrai que sous le bénéfice d’une réserve ; car il existe un instrument de travail indispensable à tous les historiens, à tous les érudits, quel que soit le sujet de leurs études spéciales. L’histoire, du reste, est ici dans le même cas que la plupart des autres sciences : tous ceux qui font des recherches originales, en quelque genre que ce soit, ont besoin de savoir plusieurs langues vivantes, celles des pays où l’on pense, où l’on travaille, et qui sont à la tête, au point de vue scientifique, de la civilisation contemporaine. De nos jours, la culture des sciences n’est plus confinée dans un pays privilégié, ni même en Europe. Elle est internationale. Tous les problèmes, les mêmes problèmes, sont simultanément à l’étude partout. Il est difficile aujourd’hui, il sera impossible demain, de trouver des sujets que l’on puisse traiter sans avoir pris connaissance de travaux en langue étrangère. Dès maintenant, pour l’histoire ancienne, grecque et romaine, la connaissance de l’allemand est presque aussi impérieusement requise que celle du grec et du latin. Seuls, des sujets d’histoire étroitement locale sont encore accessibles à ceux auxquels les littératures étrangères sont fermées. Les grands problèmes leur sont interdits, pour cette raison misérable et ridicule qu’ils sont, en présence des livres publiés sur ces problèmes en toute autre langue que la leur, devant des livres scellés. L’ignorance totale des langues qui ont été jusqu’à présent les langues ordinaires de la science (allemand, anglais, français, italien) est une maladie qui devient, avec l’âge, incurable. Il ne serait pas excessif d’exiger de tout candidat aux professions scientifiques qu’il fût au moins trilinguis, c’est-à-dire qu’il comprit sans trop de peine deux langues modernes, outre sa langue maternelle. Voilà une obligation dont les érudits d’autrefois étaient dispensés (alors que le latin était encore la langue commune des savants) et que les conditions modernes du travail scientifique feront peser désormais de plus en plus lourdement sur les érudits de tous les pays.

24 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire générale à la question posée au commencement de ce chapitre : en quoi doit consister l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien ? — En quoi consiste l’apprentissage technique de l’érudit ou de l’historien ? Cela dépend. Cela dépend de la partie de l’histoire qu’il se propose d’étudier. Inutile de savoir la paléographie pour faire des recherches relatives à l’histoire de la Révolution, ni de savoir le grec pour traiter un point de l’histoire de France au moyen âge6. Posons du moins que le bagage préalable de quiconque veut faire en histoire des travaux originaux doit se composer (en dehors de cette « instruction commune », c’est-à-dire de la culture générale, dont parle Daunou) de toutes les connaissances propres à fournir les moyens de trouver, de comprendre et de critiquer les documents. Ces connaissances varient suivant que l’on se spécialise dans telle ou telle section de l’histoire universelle. L’apprentissage technique est relativement court et facile pour qui s’occupe d’histoire moderne ou contemporaine, long et pénible pour qui s’occupe d’histoire ancienne ou d’histoire médiévale.

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre III Opérations synthétiques Ch. I Conditions générales de la construction historique P. 196-197 : résumé de la méthode : établir les faits, grouper les faits, établir donc des cadres généraux, lier les groupes par le raisonnement, établir des formules (généraliser donc), exposer (écriture de l’histoire). À utiliser en intro du chapitre II, début de la section I (ch. II à VI). VI. On peut maintenant tracer le plan de la construction historique, de façon à déterminer la série des opérations synthétiques nécessaires pour élever l’édifice. L’analyse critique des documents a fourni les matériaux, ce sont les faits historiques encore épars. On commence par les p.187 imaginer sur le modèle des faits actuels qu’on suppose analogues ; on tâche, en combinant des fragments pris à divers endroits de la réalité, d’atteindre l’image la plus semblable à celle qu’aurait donnée l’observation directe du fait passé. C’est la première opération, indissolublement liée en fait à la lecture des documents.

Les érudits français qui sont incapables de lire ce qui est écrit en allemand et en anglais sont constitués par là même en état d’infériorité permanent par rapport à leurs confrères, plus instruits, de France et de l’étranger ; quel que soit leur mérite ils sont condamnés à travailler avec des éléments d’information insuffisants, à travailler mal. Ils en ont conscience. Ils dissimulent leur infirmité de leur mieux, comme quelque chose de honteux, à moins qu’ils ne l’étalent cyniquement, et s’en vantent ; mais s’en vanter, c’est encore, on le voit bien, une manière d’en avoir honte. — Nous ne saurions trop insister ici sur ce point que la connaissance pratique des langues étrangères est auxiliaire au premier chef de tous les travaux historiques, comme de tous les travaux scientifiques en général. * Un jour viendra peut-être où la connaissance de la principale des langues slaves sera nécessaire : il y a déjà des érudits qui s’imposent d’apprendre le russe. — L’idée de rétablir le latin dans son ancienne dignité de langue universelle est chimérique. Voir la collection du Phœnix, seu nuntius latinus internationalis (Londres, 1891, in-4). 6 Lorsque les « sciences auxiliaires » furent mises, pour la première fois, chez nous, dans les programmes universitaires, on vit des étudiants qui s’occupaient de l’histoire de la Révolution et qui ne s’intéressaient nullement au moyen âge, adopter, comme « science auxiliaire », la Paléographie, et des géographes, qui ne s’intéressaient nullement à l’antiquité, l’Épigraphie. Ils n’avaient sûrement pas compris que l’étude des « sciences auxiliaires » est recommandée, non pour elle-même, mais parce qu’elle est, pour qui se destine à certaines spécialités, pratiquement utile. (Voir Revue universitaire, 1895, II, p. 123.)

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Pensant qu’il suffisait ici d’en avoir indiqué la nature 7, nous avons renoncé à lui consacrer un chapitre spécial. Les faits ainsi imaginés, on les groupe dans des cadres imaginés sur le modèle d’un ensemble observé dans la réalité qu’on suppose analogue à ce qu’a dû être l’ensemble passé. C’est la seconde opération ; elle se fait au moyen d’un questionnaire, et aboutit à découper dans la masse des faits historiques des morceaux de même nature qu’on groupe ensuite entre eux jusqu’à ce que toute l’histoire du passé soit classée dans un cadre universel. Quand on a rangé dans ce cadre les faits extraits des documents, il y reste des lacunes, toujours considérables, énormes pour toutes les parties où les documents ne sont pas très abondants. On essaie d’en combler quelques-unes par des raisonnements à partir des faits connus. C’est (ou ce devrait être) la troisième opération ; elle accroît par un travail logique la masse des connaissances historiques. On n’a encore qu’une masse de faits juxtaposés dans des cadres. Il faut les condenser en formules pour essayer d’en dégager les caractères généraux et les rapports. C’est la quatrième opération ; elle conduit aux conclusions dernières de l’histoire et couronne la construction historique au point de vue scientifique. Mais comme la connaissance historique, complexe et encombrante par sa nature, est exceptionnellement difficile à communiquer, il reste encore à trouver les procédés pour exposer les résultats de l’histoire.

Ch.-V. Langlois & Ch. Seignobos, Introduction aux études historiques, Hachette, 1911, 4e édition, (1898). Livre III Opérations synthétiques Ch. I Conditions générales de la construction historique P. 197 La nécessaire division du travail. Voir aussi premiers chapitres. Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter lui-même le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre science, peut se passer de la division du travail ; or moins que toute autre elle la pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d’écrire des histoires d’ensemble où ils construisent les faits au gré de leur imagination 8, et les « constructeurs » opèrent en prenant des matériaux dont ils n’ont pas éprouvé la valeur 9. C’est que la division du travail implique une entente entre des travailleurs, et en histoire cette entente n’existe pas. Chacun, sauf dans les opérations préparatoires de la critique externe, procède suivant son inspiration personnelle, sans méthode commune, sans souci de l’ensemble où son travail doit venir prendre place. Aussi aucun historien ne peut-il en toute sécurité utiliser les résultats du travail d’un autre, comme on fait dans les sciences constituées, car il ignore s’ils ont été obtenus par des procédés sûrs. Les plus scrupuleux en viennent à ne rien admettre qu’après avoir refait eux-mêmes le travail sur les documents ; c’était l’attitude de Fustel de Coulanges. A peine peut-on satisfaire à cette exigence pour les périodes très mal connues dont tous les documents conservés tiennent en quelques volumes, et pourtant on en

7 Cf. p. 171-173. 8 Curtius dans son « Histoire grecque », Mommsen dans son « Histoire romaine » (avant l’Empire), Lamprecht dans son « Histoire d’Allemagne ». 9 Il suffira ici de citer Augustin Thierry, Michelet et Carlyle.

26 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire est venu à poser en dogme qu’un historien ne doit jamais travailler de seconde main 10. On le fait par nécessité, quand les documents sont trop nombreux pour être tous lus ; mais on ne le dit pas, par crainte du scandale.

LAVISSE Ernest, Histoire de la France illustrée, depuis les origines jusqu’à la Révolution, t. IV — Première partie. Les premiers Valois et la guerre de Cent Ans (1328-1422), par A. Coville, Paris, Hachette, 1911 Livre V Les lettres et les arts. Ch. I La vie littéraire p. 415

L’œuvre historique de Froissart embrasse prés d’un siècle d’histoire de la France, de l’Angleterre, de la Flandre, de l’Écosse et de l’Espagne; elle est le produit de cinquante années de recherches, d’interviews, d’enquêtes menées un peu partout. Elle a été, en même temps que le gagne-pain de l’auteur, la passion de sa vie. Sans se lasser, il l’a reprise et remaniée en rédactions successives. Froissart déclare qu’il n’a pas voulu entasser les faits « sans ouvrir ni éclaircir la matière »; ce serait, dit-il, chronique et non histoire. Il a donc voulu faire une histoire, et avec une intention morale : il désirait que son livre fût une école de prouesse et de chevalerie. En réalité, il n’a été le plus souvent qu’un conteur, sans philosophie aucune, épris jusqu’au snobisme des modes chevaleresques, dédaignant d’ordinaire tout le reste, presque souriant même aux pages les plus sombres, indifférent aux crimes des grands et aux souffrances des humbles, complaisant pour les bienfaiteurs dont il a successivement flatté les opinions contraires. Il reste qu’il fut le peintre admirable de son époque. La société chevaleresque au milieu de laquelle il a vécu, il l’a fait vivre avec une intensité extraordinaire. Comme il l’admirait sans réserve, il n’en a rien caché z le mal et le bien, l’élégance et la brutalité, tout a passé dans ses Chroniques. Et son œil de poète a perçu avec une netteté merveilleuse les mouvements, les couleurs, et, sinon la vie intime et profonde, au moins les manifestations les plus éclatantes de la vie.

10 Voir dans P. Guiraud, Fustel de Coulanges (Paris, 1896, in-12), p. 164, des observations très judicieuses sur cette prétention.

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