Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire Chapitre II Naissance d’une profession (1870-1920) Introduction Le caractère dominant de la fin du XIXe siècle est l’organisation d’une profession historienne en France (institutions propres, cursus de carrière, formes d’expression et de diffusion), accompagnée de la formation de la première école historique française. L’émergence d’une histoire « scientifique » se marque par une double séparation d’avec la littérature (formes d’écriture) et la philosophie (horizon épistémologique). Elle trouve son expression positive dans le développement d’une « technicité » fondée sur la maîtrise de la lecture des textes qui incorpore au travail de l’historien la tradition érudite entretenue par la fondation de l’École des Chartes. On envisagera le métier d’historien sous ses différents aspects : • Celui de chercheur tout d’abord : l’histoire se définit comme une branche de connaissance, incarnée dans une discipline universitaire. Elle participe de la recherche scientifique au sens large, c’est-à-dire que l’on peut en cerner l’objet, les méthodes et les résultats. Connaissance des écoles, des courants, des étapes de la réflexion, de la formation d’une profession. • Celui d’enseignant ensuite : lié à la fois à la formation des institutions, particulièrement de l’école républicaine, et à la réflexion pédagogique, plus strictement professionnelle. Double niveau (scolaire et universitaire). • Ce qui amène à poser la question du rôle social de l’historien : lien avec l’éducation civique, la formation du citoyen ; mais aussi place de l’historien chercheur et enseignant dans la cité (poids dans la société, position sociale, conscience sociale) ; enfin le recours (parfois ancien, cf. fausse donation de Constantin dès le XVIe siècle) à l’expertise historienne et les problèmes qu’elle peut poser à la communauté scientifique. Dans ce chapitre, nous chercherons à réponde à trois questions fondamentales : A- Comment et pourquoi émerge à la fin du XIXe siècle une profession historienne ? B- comment elle se définit et se perpétue ? 1 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire C- Quelles sont les grandes lignes de l’évolution de la pensée historique en France, ses lignes de fractures, à partir de ce moment fondateur ? Cela nous conduira par la suite à raisonner dans le cadre historiographique suivant, que nous retrouverons en alternance avec des moments de « pause épistémologiques ». Nous distinguerons trois grandes phases dans l’évolution de la pensée historique en France A- Les sources du métier d’historien à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), que nous avons abordées pour l’essentiel dans le chapitre premier, mais que nous retrouverons régulièrement. B- Le temps des Écoles qui s’inscrit pour nous dans le siècle s’étendant de1880-1980 • C’est d’abord le temps de École méthodique (1880-1920), objet de ce chapitre • Puis, celui de l’École des Annales (1930-1970) qui se construit pour partie en réaction contre la précédente tout en récupérant son héritage. Il y a pour nous école lorsque s’organise un chantier commun, que l’accord se fait sur une méthode partagée, que la production historiographique s’insère dans une sorte de grand récit collectif, ce qui se traduit par des institutions et des formes de pensée historique tour à tour dominantes dans la profession, sans jamais l’englober tout entière. C- Crise ou mutation : le temps des interrogations (1980-2010) • Cette période est marquée par une extension et un éclatement du territoire de l’historien. Le premier mot renvoie au livre publié en 1973 par Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Territoire de l’historien, le second à la thèse soutenue par François Dosse en 1987 dans son livre L’Histoire en miettes. • Cette période, ouverte dans les années 1990 (Gérard Noiriel écrit alors son ouvrage intitulé Sur la crise de l’histoire ?, en 1996, qui demeure interrogatif), est marquée à la fois par la fin des grands chantiers collectifs et par une interrogation virulente, sur laquelle nous vivons encore, quant à l’enseignement de l’histoire, à la suite de la Réforme Haby et des programmes de 1977 qui font écrire dans un éditorial du Figaro à Alain Decaux, alors figure de l’histoire télévisuelle : Parents, on enseigne plus l’histoire à vos enfants ! • Enfin, cette période est également marquée par le doute méthodologique, lié à la fois à la fin des grands systèmes de pensée que sont le structuralisme et marxisme ; à l’émergence de la Micro Storia et de la Global History qui remettent en cause à l’histoire 2 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire quantitative et l’histoire européenne ; aux crises que traverse la communauté des historiens au regard du politique : négationnismes et révisionnismes touchant au génocide puis à l’esclavage. Toutes questions que nous aborderons en leur temps. Mais revenons en à la fondation de la première école historique française, dite aujourd’hui méthodique. 1. Un programme scientifique C’est d’abord par son programme scientifique et l’organisation institutionnelle qui s’en suit que se distingue la génération des historiens qui fondent cette école, quoiqu’ils doivent à leurs prédécesseurs immédiats qui sont parfois leurs soutiens et leurs mentors. 1.1 Les promoteurs Il convient donc de situer cette génération par rapport à celle de ses précurseurs et dire un mot de ce qu’ils leur doivent, outre l’essentiel de leur formation d’historiens. 1.1.1 Les précurseurs Quatre historiens ont joué un rôle particulier dans la maturation du projet qui devait aboutir à la création de la Revue historique en 1876, revue généraliste qui demeure aujourd’hui encore l’une des références les plus indiscutables dans le monde des revues d’histoire, et pas seulement en France. Parmi eux trois français dont l’influence a été fort différente, mais qui tous trois ont accompagné le projet en participant au premier comité de rédaction de la Revue. On pourrait presque dire qu’ils l’ont portée sur les fonds baptismaux si cette expression religieuse n’était pas en contradiction avec les buts avérés des auteurs, voire avec leurs convictions personnelles. 3 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire Au premier rang se trouve Victor Duruy, que nous connaissons déjà. Comme il avait apporté son soutien à la nouvelle génération alors qu’il était ministre de l’Instruction publique, de 1863 à 1867, puis lors de la création de l’EPHE, il est encore à ses côtés quand l’idée de construire une véritable profession dotées d’un organe d’expression qui lui soit propre vient à terme. La présence de Fustel de Coulanges, né en 1830 et mort en 1889, ne saurait non plus surprendre. Agrégé de Lettres en 1857, docteur en 1858, il est nommé professeur d'histoire à l’université de Strasbourg en 1860. Guizot, dont la lecture l’a formé à l’histoire, lui conseil de publier le cours qu’il professe sur « De la famille et de l'État chez les Anciens », ce qu’il fait en 1864 sous le tire La Cité Antique. Grâce au soutien de Victor Duruy, il est nommé maître de conférences à l’École normale supérieure, dont il devient le directeur en 1883. Parallèlement, En 1878, il obtient la première chaire d'histoire médiévale à la Sorbonne, sur proposition de Gambetta et devient membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Vient enfin le second grand opus, dans lequel il expose des positions méthodologiques qui sont partagées par les fondateurs de l’école méthodique : c’est L’Histoire des institutions politiques de l'ancienne France qui sera par Camille Jullian, l’un de ses élèves. Parmi ces positions, on retiendra la question de la modalité rationnelle de l’établissement des faits, celle de restituer une époque pour elle- même et non par pure analogie avec l’époque contemporaine (ce qu’il dénonçait déjà comme anachronisme désastreux dans l’introduction de la Cité Antique 1 ) et l’assimilation de l’objectivité scientifique à la neutralité de l’observateur, qui lui fait révoquer en doute la possibilité d’une histoire contemporaine par la confusion qui peut s’installer entre témoin et archive. Hyppolite Taine, né en 1828 et mort en 1893, pourrait surprendre davantage dans la mesure où ses positions contre-révolutionnaires affirmées sont éloignées des convictions républicaines, certes plus ou moins fermes, des fondateurs de l’école 1 « Nous ne manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons à travers les opinions et les faits de notre temps. Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les anciens et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l’une des grandes difficultés qui s’opposent à la marche de la société moderne est l’habitude qu’elle a prise d’avoir toujours l’antiquité grecque et romaine devant les yeux. Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étudier sans songer à nous, comme s’ils nous étaient tout à fait étrangers, avec le même désintéressement et l’esprit aussi libre que nous étudierions l’Inde ancienne ou l’Arabie. » 4 Marc Deleplace Sorbonne Université Outils et épistémologie de l’histoire méthodique. Mais ces derniers reconnaissent en lui, comme en Fustel, un précurseur de l’établissement rigoureux des faits, dans un état d’esprit positiviste qui explique qu’au côté de ces trois historiens se retrouve, parmi les soutiens de la première heure, Ernest Renan, qui est de la même génération que Taine (1823-1892) et l’une des principales figures du positivisme de l’après Auguste Comte avec Émile Littré qui soutient également la fondation de la Revue historique, c’est-à-dire un positivisme dégagé des éléments mystiques qui ont encombré les dernières années du philosophes et fragilisé l’affirmation que l’on entrait dans l’âge positif par la science, et la science seule.
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