GEORGES CHARENSOL

LES BEAUX-ARTS

Georges de La Tour à l'Orangerie

En 1934 l'exposition des Peintres de la Réalité à l'Orangerie bouleversa nos idées sur la peinture française du xvne siècle. Jusque-là nous pensions qu'il existait deux grands courants, aux• quels Philippe de Champaigne à peu près seul échappait, l'un directement issu de l'Italie et représenté par ces deux génies que sont Poussin et Lorrain, l'autre académique avec Le Brun, Le Sueur etc. C'était une époque où la révolution opérée par Le Caravage dans l'art européen n'avait pas encore été mise clai• rement en valeur et il avait fallu les longs efforts de Paul Jamot pour qu'on accepte de rendre pleinement justice aux frères Le Nain, longtemps tenus pour des peintres provinciaux. Cette exposition fut pour eux un triomphe et nous apporta une ré• vélation, celle de Georges de La Tour qui traitait, comme ses confrères de Laon, des sujets familiers, donnait des tableaux de la vie quotidienne, avec parfois de violents contrastes d'ombre et de lumière. Depuis nous avons fait d'autres découvertes, celle de Valen- tin, maintenant parfaitement représenté dans la Grande Galerie du , celle des Mais qu'on peut voir depuis quelques années dans les chapelles latérales de Notre-Dame de Paris, et bien d'autres. Il n'en reste pas moins que nous gardons toujours le souvenir des neuf tableaux de La Tour réunis dans ce musée de l'Orangerie qui, près de quarante ans plus tard, s'ouvre à nouveau au peintre lorrain avec trente toiles venues non seu• lement des musées de province, mais de l'U.R.S.S., des Etats- Unis, d'Angleterre, d'Allemagne, de Suède et nous pouvons enfin juger de l'importance de ce maître. 664 LES BEAUX-ARTS

Les marches de ont alors produit des artistes de tout premier rang, non seulement Claude Gellée, dit Le Lorrain, mais aussi Jacques Callot, l'un et l'autre fortement attirés par l'Italie où le premier passa la plus grande partie de son existence. Il n'y a rien là de surprenant puisque la Lorraine alors est indépendante bien qu'Henri IV ait su manœuvrer pour pré• parer son entrée dans le pré-carré français. Celui qui a le plus attentivement étudié Georges de La Tour, Henri-Georges Pariset, ne pense pas qu'il soit jamais venu à Paris. En revanche on présume qu'il a fait, à l'âge de vingt-deux ans, ce voyage en Italie dont bien peu de peintres à l'époque se dispensèrent. Il a pu aussi subir l'influence du Caravage par personnes interposées. La Lorraine était terre de passage et il serait surprenant que quelques-uns des innombrables peintres français comme et Valentin, flamands comme Hontorst, hollandais, allemands qui ont été directement en contact avec le maître bolonais et qui ont compris ses leçons n'en ait pas laissé quelques témoignages à Lunéville. Si l'œuvre de La Tour nous émeut et nous passionne ce n'est évidemment pas par ses réminiscences caravagesques. Il n'en reste pas moins qu'il n'aurait sans doute pas été lui-même si son aîné ne lui avait ouvert la voie.

La vie de Georges de La Tour est trop intimement liée à celle de la Lorraine pour qu'on puisse parler de lui sans le replacer dans cette époque terrible. Né en 1593 dans la bonne bourgeoisie de Vic-sur-Seille, son père est boulanger et il sera tenu sur les fonts baptismaux par un mercier et par la femme d'un meunier. Pour reconstituer dans ses grandes lignes son existence il faut avoir recours aux archives car un seul écrivain contemporain le cite au détour d'une phrase, ce qui est d'autant plus surprenant qu'il fut un peintre célèbre et goûté des grands si nous en croyons Dom Calmet qui écrivait en 1751 : « // excellait dans la peinture de nuit. Il présenta au roi Louis XIII un tableau de sa façon qui représentait un saint Sébastien dans une nuit. Cette pièce était d'un goût si parfait que le roi fit ôter de sa chambre tous les tableaux pour ne laisser que celui-là. » Nous verrons qu'il n'eut pas moins de succès auprès des seigneurs lorrains. Vie ne dépend pas du duché de Lorraine mais de son évêque, un Français, bâtard d'Henri IV. Cette formation française il y restera fidèle toute sa vie. De même il est catholique alors que les protestants sont nombreux en Lorraine et il s'associe à l'action d'Alphonse de Rambervillers pour lutter à la fois contre la Réforme et contre la dissolution des mœurs du clergé. Par son mariage avec la fille de l'argentier du duc de Lorraine il devient LES BEAUX-ARTS 665

un personnage et, quand naît son premier enfant il n'a pas un bourgeois pour parrain mais le seigneur de Gombervaux. Peu après, en 1620, à vingt-sept ans, il va s'établir à Lunéville qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort survenue en 1652. Entre ces deux dates que d'événements ! Quand il s'installe dans la maison de la Licorne il est déjà un peintre réputé. On suppose que son premier professeur a été son grand-père, maçon et architecte, et que, très jeune, il reçut les leçons de Claude Dogoz, peintre de l'évêché. Si, comme on le croit, une de ses premières œuvres importantes est La Bonne Aventure, on ne peut manquer d'être impressionné par la force, la noblesse, la monumentalité qui s'en dégage. Incontestablement quand il arrive à Lunéville il est déjà un maître.

La Bonne Aventure a une histoire qu'il est impossible de pas• ser sous silence. Ce tableau dont l'importance éclate aux yeux de tous les visiteurs de l'Orangerie a été découvert il y a une quinzaine d'années dans la Mayenne par un religieux qui l'a aussitôt signalé au Louvre. Notre grand musée national qui ne possède que trois toiles du peintre s'intéresse immédiatement à cette œuvre importante. René Huyghe, alors conservateur du département des peintures, se rend sur place et, après un net• toyage sommaire, sans peine il identifie le tableau pour lequel il fait une offre que le propriétaire accepte. Sitôt rentré à Paris il provoque une réunion du Conseil supérieur des Musées seul habilité pour confirmer cet achat. Mais les marchands ont par• tout des yeux et des oreilles. Dans les jours qui précèdent la réunion, Georges Wildenstein fait au vendeur une offre supérieure à celle du Louvre ; quatre-vingts millions anciens, dit-on et il emporte le tableau. Ce coup bas indigne René Huyghe qui fait savoir au marchand qu'il n'obtiendra pas l'autorisation d'exporter la toile. G. Wil• denstein est un homme patient. Il fait installer dans son hôtel de la rue La Boétie un petit salon où l'œuvre figure seule afin de pouvoir la montrer à de rares amateurs à qui il affirme qu'il n'est nullement dans son intention de la vendre. Les années passent. René Huyghe est remplacé par Germain Bazin et le Louvre a un nouveau directeur, un fort honnête fonc• tionnaire de l'Education nationale qui, un jour, trouve dans son courrier une note qu'il signe innocemment. C'est la fameuse autorisation d'exporter, car le tableau vient d'être vendu dix fois plus cher qu'il n'avait été payé au Metropolitan Muséum de New York. André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, prend des sanctions. Le directeur fautif quitte le Louvre et Ger- 666 LES BEAUX-ARTS

main Bazin à qui on reproche de ne l'avoir pas mis en garde est muté du département des peintures à l'atelier de restauration où il fait d'ailleurs un travail remarquable. L'affaire n'en reste pas là. Georges Wildenstein ayant été élu membre de l'Académie des Beaux-Arts, André Malraux demande au général de Gaulle de ne pas ratifier cette élection. Le fauteuil restera sans titulaire jusqu'à la mort du célèbre marchand. Puis, le général ayant quitté la présidence de la République, Daniel Wildenstein se présente au fauteuil que son père n'avait pu oc• cuper. Il est élu et prend séance sans incident. Mais un des plus hauts chefs-d'œuvre de la peinture française, un des premiers qu'ait produit le xvir siècle français est toujours en Amérique. L'actuelle exposition nous permet de mesurer combien il est déplorable que notre patrimoine national en ait été privé. Du moins devons-nous remercier les conservateurs du Metropolitan de nous permettre de voir, sans être obligé de franchir l'Atlanti• que, cette œuvre capitale.

Voici donc La Tour à Lunéville où il fait figure de notable. En 1624 quand on baptise sa fille Marie elle a pour parrain l'échevin de la ville, alors prospère et on suppose qu'il a col• laboré à la décoration de l'Hôtel de Ville et des églises qu'édifient ses amis Abraham Gaspard et Claude Ely. En 1623 et 1624 le duc Henri lui achète des tableaux. Mais il meurt et c'en est fini de la période faste de Lunéville car son gendre, le duc Charles IV va attirer le malheur sur le pays que les Impériaux ravagent. La peste sévit. La guerre fait rage. Les Suédois pénètrent en Lorraine et Louis XIII se saisit de Nancy puis de Lunéville où le maréchal de La Force entre le 17 février 1634. La Tour qui a toujours été du côté de la France voit cette annexion d'un bon œil mais il doit rompre avec certains de ses amis qui soutiennent Charles IV qui, à la tête d'une armée levée en Allemagne, attaque Lunéville. Il est repoussé et le dixième enfant du peintre sera tenu sur les fonts baptismaux par le gouverneur français de la ville. Lunéville est disputé entre les Allemands et les Français. Jean de Ligneville décrit la peste, la guerre, la famine qui laissent la Lorraine dans une détresse indicible : les bêtes sauvages han• tent les villages abandonnés, les loups déterrent les morts, tout est désert, jonché de cadavres et d'agonisants qui n'attendent plus que d'être tués et mangés de leurs cohabitants, raconte le mémo• rialiste. A époque dure hommes durs. La Tour ne fut certainement pas LES BEAUX-ARTS 667 un paroissien commode et si un fervent sentiment religieux émane de bien de ses tableaux, d'autres tels La rixe de mendiants du Musée de Chambéry, Le Tricheur, Le Prisonnier, Les deux moines ne sont certes pas des œuvres de tout repos. Quant à son caractère laissons la parole à Anna Marsan : « Toujours plus despotique il bastonne un sergent de ville, il recule de payer ses dettes, il malmène un manœuvre qu'il accuse d'avoir causé dommage à un de ses champs. Pour protéger sa famille, pour sauvegarder ses biens au travers de telles tragédies il lui fallut une force de caractère peu commune, il lui fallut du courage et sans doute quelque rudesse. » Le destin ne l'a pas épargné. Quand il disparaît à soixante ans, sept de ses dix enfants l'ont précédé dans la mort. Alors la Lorraine est devenue entièrement française sous le gouvernement de La Ferté qui apprécie l'œuvre de Georges de La Tour au point de se faire offrir en 1645 par la ville de Luné• ville une Nativité de Notre-Seigneur, sans doute le tableau du Musée de Rennes qui nous bouleverse par sa sobriété, la rigueur de l'attitude de la Vierge et de celle qui, à ses côtés, veille sur l'enfant Jésus. Pour payer ce tableau une levée spéciale d'impôts est opérée qui n'est pas faite pour rendre le peintre populaire. On se plaint, en ce temps de famine, de la quantité de chiens qu'il nourrit et qu'il pousse dans les moissons à la poursuite du gibier. Mais sans doute se moque-t-il de ces plaintes lui qui est peintre ordinaire du roi et qui travaille régulièrement pour La Ferté à qui Lunéville offre un Saint-Alexis, puis un Saint-Sébas• tien. Il peint encore pour lui en 1650 un des rares tableaux datés de sa main, Le reniement de saint Pierre, aujourd'hui au musée de et qui est une de ses œuvres les plus pit• toresques. On peut reprocher une certaine recherche d'effets à cette réunion de soldats romains qui jouent aux dés la tunique du Christ. Mais, à gauche, le vieillard qui va renier son maître et qu'éclaire la bougie d'une servante, est une figure émouvante. On peut d'ailleurs se demander si ces œuvres de la fin de sa vie sont entièrement de sa main. On sait que les ateliers in• tervenaient souvent dans les tableaux signés du maître. Il est certain qu'à Laon, à la même époque, les trois frères Le Nain travaillaient en commun, c'est pourquoi il est malaisé de dis• cerner ce qui revient, dans cette œuvre collective, à Antoine, à Louis ou à Mathieu. De même Georges de La Tour est associé à cette époque avec son fils Etienne. Ce fait est attesté par des actes et aussi parce qu'un tableau commandé par La Ferté ne sera terminé qu'après la mort de Georges. 668 LES BEAUX-ARTS

Telle fut la vie d'un peintre qui, comme son contemporain Vermeer, resta ignoré pendant près de trois siècles. Inconnu à Paris quelques-uns des tableaux de lui qui figuraient dans les musées étaient attribués aux Le Nain, à des Hollandais, à des Espagnols. Visitant le musée de Nantes Stendhal donne à Murillo Le joueur de vielle. Prudemment il ajoute : « Peut-être est-il de Vélasquez qui, à son début, s'essaya dans des sujets vul• gaires. » Il fallut la ténacité de l'historien allemand Hermann Voss puis les études approfondies de MM. Pariset et Landry pour découvrir des parentés qui aujourd'hui nous semblent évi• dentes entre des œuvres dispersées entre des collections de Nantes, de Rennes, du Louvre, de Grenoble, de , de Berlin. Ses tableaux, à l'exception d'un seul, sont tous réunis à l'Oran• gerie et cette exposition nous permet de réviser bien des idées reçues sur une des plus fortes personnalités de la peinture française. On l'a tenu longtemps pour un maître des effets de lumière. Ce qui n'est pas faux mais on avait tendance à négliger un peu les toiles diurnes au profit des nocturnes. Nous consta• tons ici, tout au contraire, que les plus grands chefs-d'œuvre appartiennent à sa première manière. Les organisateurs ont, en effet, tenté un classement chrono• logique. Ce qui était difficile en raison du petit nombre d'œu- vres datées. Dans la première salle nous voyons l'admirable Joueur de vielle au chien et, dans la seconde, une composition dont les meilleurs spécialistes connaissaient l'existence mais qu'ils n'avaient jamais vu, L'argent versé du musée russe de Lvov. Dans la salle suivante on peut considérer La Rixe comme une bambochade. Mais à quelle hauteur il porte d'emblée ce genre à la mode. A ses côté le tableau dont je vous parlais tout à l'heure porte le titre de La Bonne Aventure, alors qu'il repré• sente un jeune homme recevant d'une vieille femme l'argent dont des jeunes vont le dépouiller. Puis voici une première version du Tricheur. La seconde, celle de la collection Landry, brille, isolée sur un panneau, de tout son éclat. S'il s'agit encore d'une œuvre de jeunesse on admire que Georges de La Tour soit parvenu si rapidement à la maîtrise. Le xvne siècle français n'a rien produit d'aussi puissamment coloré, au point qu'on peut supposer qu'il connais• sait les grands coloristes vénitiens. Mais ce qu'il ne doit qu'à lui-même c'est la rigueur, la sobriété avec laquelle il campe les figures. Surtout que les titres ne nous trompent pas : si vivantes qu'elles soient aucune de ces œuvres ne cède à l'anecdote. LES BEAUX-ARTS 669

Avec L'adoration des bergers nous abordons les thèmes reli• gieux auxquels le peintre se consacrera entièrement dans la se• conde période de sa vie, celle où il recherche les effets de lu• mière avec une insistance peut-être excessive. Certes il y a là encore bien des chefs-d'œuvre, en particulier l'émouvante Nati• vité. Mais si les figures gardent leur grandeur il semble que maintenant, il soit quelque peu prisonnier de son succès. On estime à trois cents le nombre des tableaux qu'il a peints. Mais la guerre de trente ans a détruit Lunéville et la majorité de ses œuvres. Il nous en reste environ le dixième et cela nous le savons parce que figurent dans les dernières salles des tableaux d'atelier et des copies d'époque, ainsi que quelques gravures grâce auxquelles nous connaissons plusieurs œuvres disparues. Ce qui nous reste suffit à classer La Tour parmi les plus grands maîtres aussi bien par son goût de l'ombre, l'étrange lueur rougeâtre qui émane de la plupart de ses compositions, que par cette simplification des formes, cette autorité qui évoque Piero délia Francesca. — (Jusqu'au 25 septembre à l'Orangerie des Tuileries.) GEORGES CHARENSOL