Quel a Été L'apport De La Linguistique Et Des Documents Littéraires Celtiques
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La société celtique : quel a été l’apport de la linguistique et des documents littéraires celtiques médiévaux ? P.-Y. Lambert Il faut se reporter à la naissance des études celtiques modernes, à l’époque de D’Arbois de Jubainville, de John Rhys, d’Ernst Windisch et de Whitley Stokes : à la fin du e XIX s., cette jeune science réussit pleinement l’élaboration d’une grammaire comparée, entre les langues celtiques antiques, médiévales et modernes. En marge de la linguistique celtique, il y a dès le départ une motivation évidente pour la recherche d’une identité celtique. Johann e Kaspar Zeuss, dans la première moitié du XIX s., passe pour être le fondateur des études celtiques : or, il a commencé par écrire sur les peuples germaniques (Zeuss 1837)1, et c’est en abordant l’ethnologie celtique qu’il comprend que la tâche la plus urgente est de décrire les langues celtiques, afin de pouvoir déterminer ensuite quels sont les noms de personnes et les noms de peuples qui sont celtiques. Cela l’entraîne vers la description non pas du celtique ancien (les documents sont encore trop rares de ce côté), mais vers le vieil-irlandais2, dont on e e découvre alors les principaux témoignages dans des manuscrits des VIII et IX siècles. La e e plupart des celtisants comparatistes du XIX s. et du XX s. ont, de la même façon, développé à la fois l’étude de la linguistique et de l’ethnologie celtique. Roget de Belloguet élabore une « Ethnogenèse gauloise » (il s’agit en fait d’un dictionnaire de tous les mots gaulois attestés e par les auteurs latins et grecs). Mais si les études celtiques au XIX s. s’orientent résolument vers l’étude linguistique, c’est pour échapper à la celtomanie des « archéologues amateurs » pour lesquels tout ce qui est préromain est celtique. Lorsque la Revue Celtique est fondée, en 1869, c’est avec le projet de mettre de l’ordre dans la définition de ce qui est celtique : Seront celtiques les peuples qui ont des noms celtiques. e À la fin du XIX s., on connaît suffisamment les langues celtiques pour identifier les témoignages linguistiques celtiques fournis par l’Antiquité, et l’on peut avec quelque probabilité déclarer si un nom de personne ou un nom ethnique est celtique ou non. C’est d’ailleurs vers 1900-1914 qu’Alfred Holder compile un « Trésor du Celtique antique », Altceltischer Sprachschatz. Le comparatisme s’étend aux mythes, car on a découvert la très riche mythologie irlandaise (popularisée en France grâce au Cours de littérature celtique de D’Arbois de Jubainville, 12 t., de 1883 à 1902). C’est, dès lors, la société celtique dans son ensemble que l’on a cherché à reconstituer à partir des documents médiévaux. Certes, il y a aussi des témoignages datant de l’Antiquité, et qui ne sont pas négligeables. Le vocabulaire employé par les Celtes antiques pour décrire leur propre société est apparenté à celui des langues médiévales : l’unité politique « cité, tribu » est la touta, le roi est le rix (cf. vieil-irl. tuath et rí) ; ce vocabulaire transparaît au moins à travers l’onomastique (les noms propres de personnes, de lieux, de peuples). Et puis les auteurs latins et grecs décrivent des situations, des épisodes qui nous montrent comment fonctionnaient les sociétés 1 Johann Caspar Zeuss, Die Deutschen und ihre Nachbarstämme, Munich, 1837. Cf. le titre du premier livre publié par D’Arbois en relation avec les Celtes : Les Premiers Habitants de l’Europe (1977). 2 Cet ouvrage paraît en 1853 : Grammatica Celtica. celtiques. Mais ces informations sont malheureusement difficiles à exploiter sans un minimum d’explications : le point de vue grec ou romain est souvent critique à l’égard des Gaulois, qui ont d’abord été une menace d’invasion et de pillage. Si les auteurs tardifs comme Lucien citent souvent en exemple de conduite morale des histoires de Galates, cela fait partie des topoi, des idées reçues à propos des Barbares au courage inaltérable. Enfin, il y a quelque obscurité dans les sources utilisées par les auteurs antiques. On a pu démontrer que la plupart des auteurs traitant de l’ethnographie celtique (César, Strabon…) utilisaient en fait un traité perdu de Posidonios d’Apamée, si bien que leurs différents témoignages ne représentent qu’une seule source, un savant alexandrin de l’époque hellénistique. On évoquera deux cas particulièrement frappants de correspondance entre les auteurs antiques et les sources médiévales : 1. Le morceau du héros. On connaît la dispute des guerriers, au cours des banquets offerts par Bricriu, ou par Mac Dathó3: les guerriers les plus valeureux réclament le meilleur morceau de viande (le morceau du héros, curad-mír), et soutiennent leur prétention en évoquant leurs propres faits d’armes, ou en évoquant des épisodes peu glorieux dans la carrière de leurs concurrents. Or, Athénée, Deipnosophistes IV 40, évoque précisément la même « coutume » chez les Celtes ; sa source est Posidonios. La correspondance est parfaite, mais à condition d’accepter que la prétendue « coutume » décrite par Posidonios est en fait, déjà, une légende, c’est-à-dire, au sens propre, une histoire significative de l’héroïsme et de la valeur guerrière des Celtes. Posidonios, ici, nous livre un récit transformé, orienté, ce qui n’est pas différent, au fond, des récits légendaires irlandais qui parlent eux aussi du morceau du héros. 2. D’après le même auteur, Athénée, citant cette fois Phylarque, l’homme le plus riche des Galates, Ariamnès, organisait chaque année un banquet pour tous ses concitoyens, en faisant construire des abris temporaires à différents carrefours, où il faisait amasser des provisions de nourriture et de boissons, tout particulièrement des viandes de différentes sortes bouillies dans un immense chaudron. Les préparatifs de ces banquets correspondent à ce qui nous est raconté en Irlande et au Pays de Galles pour les préparatifs des banquets royaux. Filippo Motta a retrouvé dans ce récit des détails qui coïncident avec ceux des sagas médiévales4. Plusieurs auteurs, à partir de John Rhys et D’Arbois de Jubainville, ont cherché à démontrer combien les sagas irlandaises étaient archaïques. D’Arbois de Jubainville, par exemple, compare la figure du héros épique dans les poèmes homériques et dans l’épopée irlandaise5: mais cela aurait pu, à la limite, être un cliché littéraire (le héros sera couvert de gloire, mais il doit mourir jeune). Beaucoup plus probantes sont les analyses qui cherchent à décrire la civilisation technique qui est mise en œuvre dans les sagas, et en particulier les techniques de guerre, l’armement, les moyens de transport (le char de guerre, comme dans la Bretagne décrite par César). Kenneth Jackson démontre ainsi que la saga irlandaise est une 3 Voir « Le Festin de Bricriu » (Fled Bricrenn) et « L’histoire du cochon de Mac Dathó » (Scéla Muicce Meic Dathó). Sur les disputes au festin, voir Philip O’Leary, « Contention at feasts in Early Irish literature », Éigse 20, 1984, p. 115-127. 4 Filippo Motta, « Un frammento di Filarco relativo ai Galati », in : E. Campanile, R. Lazzeroni, R. Peroni (ed.), Scritti in onore di Riccardo Ambrosini, Pise, Giardini, 1984. 5 C’est le sujet du tome VI du Cours de littérature celtique : La civilisation des Celtes et celle de l’épopée homérique (1889). véritable « fenêtre sur l’âge du Fer »6, mais il faut bien sûr compter avec le retard technique de l’Irlande, où une forme de civilisation laténienne se prolonge jusqu’au début de l’ère chrétienne ; des innovations techniques telles que le moulin à eau n’apparaissent qu’après la christianisation (c’est-à-dire au moment de l’évangélisation par saint Patrice, qui vient de Grande-Bretagne au Ve s.) avec beaucoup d’autres innovations techniques, comme l’écriture. Aussi, le raisonnement de Ridgeway est-il quelque peu faussé lorsqu’il décrit la civilisation de l’épopée irlandaise comme étant celle de l’époque du Christ7. C’est la date traditionnellement retenue par les lettrés de l’Irlande médiévale pour le héros Cuchulainn, mais il n’y a pas lieu de retenir cette datation artificielle ; l’épopée irlandaise, en fait, continue des traditions encore plus anciennes. Il suffit de rappeler, par exemple, que dans l’une des sagas irlandaises, un roi mort est transporté sur un char de guerre (carpat) vers sa dernière demeure, ce qui a pu être comparé aux tombes à char de Champagne8. À ce propos, rappelons que la description très précise des pièces du char et du harnais ont permis de proposer des reconstitutions – cf. D. Greene, P. Harbison, J. Mallory, B. Raftery et R. Karl-D. Stifter9. D’ailleurs, avec les progrès de l’archéologie irlandaise, on a pu renouveler entièrement toute la problématique concernant les realia de l’épopée irlandaise10. C’est surtout dans les coutumes décrites et dans le fonctionnement de la société que l’on peut retrouver des archaïsmes au sein des sagas irlandaises. Par exemple, Myles Dillon démontre l’archaïsme des cérémonies de consécration (ou d’inauguration) royale11. Mais ici, nous dépassons largement le cadre des sagas. En effet, beaucoup d’autres documents sont à notre disposition, parce qu’il s’agit de traditions attachées à certaines fonctions sociales (le roi, le poète, le juge). La classe des poètes professionnels (chacun étant attaché héréditairement à une dynastie royale) avait dans ses attributions non seulement de chanter la gloire et de tenir en mémoire la généalogie de ses patrons, mais aussi et surtout de conserver un répertoire de mythes et un arsenal de réglementations qui défendaient l’image et les privilèges de leur corporation. Dans la mesure où plusieurs de ces mythes entretiennent le souvenir d’une époque où le poète avait encore des pouvoirs magiques, on a pu supposer que le poète professionnel de l’Irlande du Moyen Âge avait en partie hérité des fonctions du 6 K.