Septentrion. Jaargang 15
bron Septentrion. Jaargang 15. Stichting Ons Erfdeel, Rekkem 1986
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i.s.m. [Nummer 1]
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Rembrandt van Rijn, ‘Titus van Rijn à son pupitre’, 1655.
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A l'occasion de la quinzième année Une croissance continue
Depuis ce juvénile été de 1972 qui vit paraître le premier numéro de Septentrion, revue de culture néerlandaise, pour la rédaction et tous les collaborateurs, quelle passionnante aventure intellectuelle que l'édition de cette revue!
Au fil des années, Septentrion a su trouver sa voix et ses inflexions propres dans le concert des relations culturelles entre francophones et néerlandophones. Lecteurs et critiques reconnaissent à l'envi sa singularité et c'est avec reconnaissance que nous nous réjouissons de l'estime qu'un vaste auditoire nous accorde.
Le présent numéro nous introduisant dans la quinzième année, il est peut-être bon de rappeler une fois encore les objectifs que se propose cette publication.
Septentrion veut en premier lieu offrir au lecteur francophone - sous quelque ciel qu'il réside - un large éventail d'informations fiables sur la culture néerlandaise telle qu'elle vit aux Pays-Bas et en Belgique flamande. A sa lecture, le francophone devrait pouvoir se former une idée précise de la culture et de la vie culturelle, au sens large du terme, qui animent ‘les plats pays riverains de la Mer du Nord’.
En second lieu, Septentrion entend appeler sans cesse l'attention sur l'interaction féconde, tant présente que passée, des cultures française et néerlandaise. Non contents de rendre compte de ces influences réciproques, nous voulons promouvoir activement échanges et relations de bon voisinage. Septentrion se propose résolument de transcender les frontières et d'apporter ainsi sa pierre à la construction de l'Europe. Dans le cadre plus large du devenir culturel de notre continent, les cultures française et néerlandaise ont toujours joué un rôle de premier plan. Cette commune conscience, nourrie d'intérêt et de respect mutuels, ne peut qu'enrichir le patrimoine intellectuel et culturel de l'Europe.
Cette double mission, Septentrion s'efforce de la remplir dans une totale indépendance. A cette fin, nous faisons appel à nombre de spécialistes et nous nous efforçons de diversifier au maximum sujets et collaborateurs, soucieux de garantir ainsi la plus grande objectivité possible.
En vue de permettre à Septentrion de s'acquitter de cette tâche avec plus de succès et d'efficacité encore, le conseil d'administration de la fondation flamando-néerlandaise ‘Stichting Ons Erfdeel - Fondation Notre Patrimoine’ qui assure l'édition de la revue, a décidé, à compter de cette quinzième année, de la faire paraître quatre fois par an au lieu de trois fois. Nous exprimons ici notre chaleureuse gratitude à la ‘Willem de Zwijger Stichting - Fondation Guillaume le Taciturne’ d'Amsterdam pour la subvention importante qui nous permet d'offrir au lecteur ce quatrième numéro grâce auquel, nous l'espérons, nos contacts gagneront tant en intensité qu'en fécondité.
JOZEF DELEU
Septentrion. Jaargang 15 Rédacteur en chef de ‘Septentrion’. Administrateur délégué de la fondation flamando-néerlandaise ‘Stichting Ons Erfdeel’.
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La littérature néerlandaise en France aujourd'hui
LA diffusion à l'étranger, et singulièrement en France, de la littérature d'expression néerlandaise - qu'elle nous vienne de Flandre ou des Pays-Bas - suscite d'ordinaire des commentaires assez pessimistes. Il y a une dizaine d'années, dans une étude publiée ici même(1), le professeur Pierre Brachin observait avec mélancolie: ‘C'est un cercle vicieux: on ne lit pas d'ouvrages néerlandais parce qu'il n'existe pas de traductions, et on ne souhaite pas de traductions parce qu'on ne connaît pas les écrivains.’ Pareille méconnaissance a de quoi préoccuper non seulement les défenseurs de la littérature néerlandaise, mais aussi les auteurs: l'on ne s'étonnera pas de voir, par exemple, un W.F. Hermans multiplier à ce sujet dans son dernier recueil d'essais, Klaas kwam niet (Klaas n'est pas venu)(2), des remarques teintées d'humour noir. Scepticisme et amertume connaissent cependant des moments de trêve. Ainsi, en septembre 1985, la publication en traduction française du grand roman de Hugo Claus, Het verdriet van België, Le chagrin des Belges(3), a-t-elle été saluée de commentaires extrêmement élogieux: des interviews et des articles en pleine page, voire sur deux pages, dans deux quotidiens français des plus éminents, Le Monde et Libération, ce n'est pas précisément le traitement réservé au représentant d'une littérature mineure! Mais cette bonne surprise n'est-elle que la proverbiale ‘exception qui confirme la règle’, ou au contraire le signe d'une évolution? Claus n'est pas un inconnu en France: son théâtre, ses romans, ont été largement traduits, grâce notamment aux efforts de Mme Maddy Buysse; aucune de ses oeuvres, cependant, n'avait encore rencontré à Paris un tel écho. Si l'exceptionnelle qualité de Het verdriet van België justifie ce succès critique, elle ne suffit pas à
Hugo Claus (o1929). (Photo A. Vandeghinste). l'expliquer. J'y vois, pour ma part, également la marque d'un changement d'attitude de la critique et du public francais à l'égard de la littérature néerlandaise. Cette évolution a sans doute commencé à s'esquisser vers 1980; elle ne se manifeste avec quelque clarté que depuis un an ou deux.
Septentrion. Jaargang 15 Couverture du ‘Chagrin des Belges’, édition française de ‘Het verdriet van België’ de Hugo Claus.
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Depuis la fin de la guerre et jusqu'aux années soixante-dix, la publication en France de traductions d'oeuvres littéraires néerlandaises avait un caractère sporadique. Précisons bien: en France. En effet, les éditeurs francophones de Bruxelles ou de Wallonie se montrent de longue date beaucoup plus actifs. Mais, on le sait, une infranchissable ligne Maginot semble border la frontière francobelge: jamais ces malheureuses traductions n'atteignent Paris. Les conséquences de cet état de choses sont déplorables. La consommation de littérature, comme celle de toute drogue, repose sur l'accoutumance. Lorsque, d'un domaine linguistique donné, nous parviennent des oeuvres trop rares, chacune d'elles fait figure de ‘bon sauvage’ échappé d'une terre inconnue: elle en a l'exotisme, la curiosité mais aussi l'absurdité. Hors de leur contexte, les oeuvres dépérissent et perdent une part de leur sens. Privé de points de référence, le lecteur potentiel risque de s'en désintéresser. Aussi estil essentiel de maintenir une certaine fréquence dans la publication: chaque année devrait nous apporter son petit lot d'oeuvres traduites du néerlandais et l'amateur devrait retrouver périodiquement, si possible, les mêmes auteurs. Or c'est précisément ce qui se produit depuis deux ans environ. En 1984, trois romans néerlandais ont été publiés à Paris: De aanslag (L'attentat) de Harry Mulisch, Schorrebloem (titre français: ‘La danse de l'arlequin’!) de Diet Verschoor et De waterman (L'homme de l'eau) d'Arthur van Schendel. En 1985, le roman de Claus déjà cité vient clore - provisoirement - une série ouverte par Het verstoorde leven (Une vie bouleversée), le journal d'Etty Hillesum, puis continuée par Het stenen bruidsbed (Noces de pierre) du même Mulisch et par Rituelen (Rituels) de Cees Nooteboom. Trois ou quatre oeuvres littéraires par an: ces chiffres, pour dérisoires qu'ils paraissent, n'en représentent pas moins un progrès! En outre ces ouvrages ont paru chez des éditeurs parisiens d'inégale importance mais jouissant tous d'une indéniable notoriété: Calmann-Lévy, Belfond, Gallimard, le Seuil et Julliard. Le spectre de l'éditeur obscur et insolvable, préoccupé seulement de toucher une subvention et acceptant pour cette raison des titres néerlandais - épouvantail que W.F. Hermans se plaît à agiter - semble désormais s'éloigner. Ici aussi, il y a progrès: dans les années soixante-dix, une série de titres remarquablement choisis et souvent très bien traduits, entre autres par Mme S. Margueron, a disparu sans laisser de trace parce que leur éditeur ne s'était pas donné les moyens de s'imposer sur le marché. J'emploie à dessein ce langage commercial: un livre est aussi un produit, une marchandise. Libre à nous de nous en affliger; sachons au moins en tenir compte. La carrière d'un livre, aujourd'hui, dépend des grands médias et doit être soutenue par une campagne de promotion énergique. Malgré les difficultés (et quelques déconvenues), c'est sur ce terrain que les succès les plus notables ont été remportés. La présentation dans la presse française d'oeuvres néerlandaises a cessé de paraître exceptionnelle et l'on voit certains journalistes - comme Nicole Zand dans Le Monde, Laurent Lemire dans La Croix, Claude Prevost dans L'Humanité, Françoise de Martinoir dans la Quinzaine Littéraire - ‘suivre’ régulièrement les oeuvres venues de Flandre et des Pays-Bas. Reste à savoir comment ces oeuvres sont perçues: en passant d'une culture à l'autre, elles subissent nécessairement une sorte de ‘brouillage’ qui en modifie plus ou moins le sens et la portée, en affaiblit - ou parfois en amplifie - le retentissement. Je voudrais essayer de cerner ce phénomène à propos de six publications récentes. On pourrait les classer en quatre catégories, qui se recoupent
Septentrion. Jaargang 15 d'ailleurs en partie: la ‘postérité d'Anne Frank’, les best-sellers, les prix littéraires et les classiques(4). En 1983, le Mercure de France publiait Années d'enfance, la traduction de Kinderjaren de Jona Oberski. Ce court récit - une centaine de pages de petit format - qui n'avait guère attiré l'attention lors de sa sortie aux Pays-Bas en 1978, a entamé depuis une carrière internationale brillante: il avait déjà été traduit en plusieurs langues lorsqu'il éveilla l'intérêt d'un éditeur français (qui le lut en allemand!). C'est naturellement le thème qui a séduit: déporté à l'âge de cinq ans avec ses parents, l'auteur a tenté, plus de trente ans après, de reconstituer
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Couverture des ‘Années d'enfance’, édition française de ‘Kinderjaren’ de Jona Oberski.
Couverture de ‘Une vie bouleversée, Journal 1941-1943’, édition française de ‘Het verstoorde leven’ de Etty Hillesum. les souvenirs qu'il avait gardés de cette terrible période. Enfance, judéité, déportation: on reconnaît les ingrédients de Het achterhuis, le Journal d'Anne Frank. Souvent privés d'informations sérieuses sur la littérature néerlandaise (mais cela aussi est en train de changer), les éditeurs aiment à retrouver dans un nouveau livre des éléments déjà familiers, surtout s'ils leur paraissent contenir une promesse de succès. Quoi de plus naturel? Or le Journal d'Anne Frank demeure, avec peut-être les livres de Jan Cremer, le seul ouvrage néerlandais qui ait remporté depuis 1945 un authentique succès mondial. Années d'enfance fut abondamment commenté par la presse. Les principaux quotidiens parisiens, de nombreux journaux de province, trois grands hebdomadaires, un magazine féminin lui consacrèrent des échos tous favorables, mais d'une brièveté proportionnelle à celle du livre. Deux articles se détachent du lot, celui de Pascal Lainé dans V.S.D. du 24 février 1983 et celui de Serge Koster dans Le Monde du 19 avril de la même année. Les deux critiques mettent bien en lumière le caractère exceptionnel de ce livre de souvenirs, qui tient moins à sa matière qu'à sa manière. L'auteur, en effet, a tenté d'éliminer tout ce qu'il savait de la guerre et de la déportation pour retrouver sa vision d'enfant. Serge Koster a été sensible à la sobriété de l'écriture qui en résulte; il note les ‘phrases courtes et closes, à la syntaxe réduite’, le ‘lexique obsédant’. Pascal Lainé envisage le récit sous un angle plus philosophique: ‘L'horreur que (le narrateur) découvre,’ écrit-il, ‘ne lui apparaît pas comme une injustice, mais comme l'état normal du monde. Il n'a encore rien connu d'autre. (...) Or, cet enfant ne se trompe pas. Son innocence lui donne un regard d'une effrayante objectivité.’ Serge Koster et Pascal Lainé - ainsi d'ailleurs que Françoise Xénakis qui signa le compte rendu du Matin - sont non seulement des critiques littéraires, mais des écrivains connus. Il aura cependant manqué à Années d'enfance d'être ‘découvert’ par un auteur de tout premier plan, comme ce fut le cas en Angleterre où le dramaturge
Septentrion. Jaargang 15 Harold Pinter y vit ‘le meilleur livre qu'il lui eût été donné de lire depuis des années.’ Cela explique-t-il que les ventes, de l'aveu même de l'éditeur, se soient révélées décevantes? Het verstoorde leven, le journal d'Etty Hillesum, pouvait lui aussi s'inscrire dans la lignée d'Anne Frank. Traduit depuis 1983, il n'a été livré au public français, sous le titre Une vie bouleversée, qu'en février 1985. Un si long délai trahit d'ordinaire une hésitation de l'éditeur: après avoir commandé la traduction d'un ouvrage, il semble douter de l'opportunité de sa publication. Pourtant, ce journal tenu en pleine occupation par une jeune femme juive d'Amsterdam qui devait disparaître à Auschwitz, nous arrivait auréolé du prestige du best-seller. Ce fut aux Pays-Bas un immense succès et l'occasion d'un véritable ‘phénomène de
Septentrion. Jaargang 15 7 société’: à partir de la publication en octobre 1981 de ces pages restées dans l'ombre près de quarante ans, une sorte de culte s'est développé autour de la mémoire d'Etty Hillesum dont on a voulu faire, pêle-mêle, une sainte, une pionnière du pacifisme et une féministe avant la lettre. Pareil enthousiasme était-il exportable? On pouvait craindre que non. Or, des oeuvres néerlandaises parues en France au début de 1985, Une vie bouleversée est sans conteste celle qui a rencontré le plus large écho. Elle a particulièrement intéressé la presse féminine (Biba, Le Figaro-Madame, Cosmopolitan, Elle, Marie-Claire) et les organes confessionnels (l'association Chrétiens-Médias qui lui a consacré un article dans sa revue et une émission de radio, et le magazine Témoignage Chrétien). En outre la plupart des commentaires qu'elle a suscités paraissent d'une grande qualité. Le plus détaillé et le plus enthousiaste est dû à Pierre Demeron dans Marie-Claire de mars 1985, le plus nuancé, le plus critique aussi, à Gérard Meudal dans Libération du 8 avril 1985. Aucun commentateur n'est tombé dans le piège de la référence à Anne Frank. Catherine David résume l'opinion générale en écrivant dans Le Nouvel Observateur du 29 mars 1985: ‘Il ne s'agit pas d'un témoignage de plus sur les morbides exploits de la terreur nazie’. Tous s'accordent à noter le caractère profondément intime de ces pages où ‘la vie intérieure l'emporte sur tout le reste’ (Anik Schuin, La Liberté, Fribourg, Suisse)(5), de ce ‘journal d'une jeune intellectuelle à la recherche de l'essentiel’ (P.Demeron). Si le même auteur souligne la ‘liberté étonnante’ d'Etty en matière de sexualité et sa ‘conscience préféministe’, d'autres sont ‘surpris’, voire ‘choqués’ de trouver la jeune femme plus préoccupée d'elle-même que ‘d'une guerre qu'elle s'efforce d'ignorer’ (G. Meudal). Tous, en revanche, admirent la profondeur et l'originalité du sentiment religieux chez cette jeune Juive qui ‘réinvente en quelques mois la mystique chrétienne’ (S. de Vester, La Libre Belgique). Ce qui amène sous la plume de Maurice Chavardès (Témoignage Chrétien, 3-9 juin 1985) cette comparaison: ‘Etty Hillesum, cette
Harry Mulisch (o1927). (Dessin Paul Menses).
Simone Weil hollandaise’. Bien sûr! On s'étonne de ne pas retrouver ailleurs ce rapprochement lumineux entre deux femmes de la même génération, issues du même milieu, ayant reçu des formations intellectuelles comparables et qui, à la faveur de la guerre, découvrirent l'une et l'autre la foi sous l'angle de la mystique... Tous les points de ce parallélisme mériteraient une étude approfondie, - qui viendra, je l'espère: ce pourrait être une contribution typiquement française à une meilleure connaissance d'Etty Hillesum.
Septentrion. Jaargang 15 Années d'enfance et Une vie bouleversée sont des documents; on pourrait soutenir que leur relatif succès ne prouve rien quant à la diffusion de la littérature néerlandaise entendue au sens strict de ‘belles lettres’. C'est pourquoi il importe d'examiner le cas de quelques romans. De aanslag (L'attentat) de Harry Mulisch disposait jusqu'à un certain point des mêmes atouts que le journal d'Etty Hillesum: de fabuleux
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Couverture de ‘L'attentat’, édition française de ‘De aanslag’ de Harry Mulisch.
Couverture de ‘Noces de pierre’, édition française de ‘Het stenen bruidsbed’ de Harry Mulisch. chiffres de vente dans son pays d'origine et un sujet qui évoquait la seconde guerre mondiale. Lorsque la traduction française parut en avril 1984, l'auteur posait très bien le problème en déclarant à une journaliste de Libération: ‘Ici, je suis un débutant. L'attentat sera lu ici d'un autre point de vue que De aanslag aux Pays-Bas. Là-bas le livre est envisagé dans le contexte de... disons, de mon oeuvre’. Cependant l'absence de notoriété de l'auteur se trouva compensée par les qualités intrinsèques de ce livre très accessible, qui plut à la critique. Tout d'abord par sa facture: ‘roman limpide’ (A. Lévy-Willard, Libération), ‘énigme policière construite comme une tragédie grecque’ (Nicole Zand, Le Monde), ‘mécanique implacable’ (Laurent Lemire, La Croix). Mais aussi pour la profondeur de sa réflexion ‘sur le thème de la faute et de la responsabilité’ (Laurent Lemire), ‘qui remâche inlassablement le passé avec une lucidité, une profondeur de pensée, une férocité... souvent intolérables’ (Nicole Zand); et Claude Prevost nota à juste titre que ce livre de guerre était également le ‘roman d'éducation d'un Hollandais né en 1933’. Lorsqu'on compare les réactions françaises à L'attentat et les critiques parues aux Pays-Bas lors de la publication de De aanslag, une différence saute aux yeux: la critique, en France, ne s'est nullement préoccupée de l'historicité des événements qui servent de point de départ à la fiction de De aanslag, un attentat réellement commis à Haarlem sur la personne du policier collaborateur Fake Krist, et la figure quasi légendaire de la résistante Hannie Schaft, dont Harry Mulisch s'est inspiré pour créer le personnage de Truus Coster. Aux Pays-Bas, de longues discussions sur la plus ou moins grande fidélité du livre à l'histoire ont parfois occulté les qualités et le véritable intérêt du livre. Il me semble qu'ici, la critique française a plutôt été servie par son ignorance des faits. Le roman a été analysé pour lui-même. Même s'il n'a pas connu de succès commercial retentissant, L'attentat a été salué par la critique comme un petit événement littéraire. Ce ‘succès d'estime’ a probablement contribué à rehausser un peu le prestige de la littérature venue des Pays-Bas et à faciliter sa traduction. De cela, on possède pour ainsi dire déjà la preuve
Septentrion. Jaargang 15 puisqu'un an après L'attentat, le même éditeur, Calmann-Lévy, publiait Noces de pierre, la traduction de Het stenen bruidsbed qui demeure peut-être, dans le genre romanesque, le chef-d'oeuvre de Harry Mulisch. Disonsle tout de suite: Noces de pierre a reçu un accueil plus discret, plus réservé que L'attentat. Il a peut-être été victime du traitement ingrat que la critique réserve traditionnellement au ‘second roman’ d'un écrivain qui commence à s'imposer. Mais il y a là un énorme paradoxe - et une grande injustice: Het stenen bruidsbed date en réalité de 1959 et a mis vingt-six ans à nous parvenir! L'écriture plus abrupte, plus expérimentale, plus poétique et parfois un peu obscure que pratiquait alors Mulisch a sans doute empêché Noces de pierre d'être apprécié
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à sa juste valeur: succédant à la limpidité de L'attentat, elle a pu dérouter. En revanche les critiques - certes un peu moins nombreux - qui se sont intéressés à ce livre ont bien noté les liens thématiques unissant les deux romans: ‘l'un et l'autre livre’, écrit par exemple Jacques de Decker dans Le soir (23 mai 1985) ‘révèlent une même réflexion désabusée sur l'histoire, un cauchemar de contradictions et de paradoxes où il est très malaisé de démêler l'écheveau des culpabilités’. Ainsi la cohérence de l'oeuvre de Mulisch commence-t-elle à apparaître au lecteur francophone. En tout cas la publication de cette oeuvre se poursuivra: un troisième roman de Mulisch, Twee vrouwen (Deux Femmes, 1975) paraîtra à son tour en français dans le courant de 1986, suivi, espérons-le, d'autres écrits. Rituelen (Rituels) de Cees Nooteboom, que les lecteurs de Septentrion connaissent bien, doit sans doute sa ‘carrière’ française au fait d'avoir été d'abord traduit en anglais et couronné aux Etats-Unis en 1982 (Pegasus Prize for literature). Pourtant ce très beau roman n'a pas rencontré ici le retentissement qu'il méritait. Les explications ne manquent pas. Certaines sont accidentelles: le lancement ‘publicitaire’ du livre a connu quelques déboires (retard du traducteur, calendrier très chargé de l'auteur). D'autres tiennent à la nature du roman: il ne recourt pas à une ‘intrigue’ au sens traditionnel du mot et, s'il traite des thèmes universels, ceux-ci sont peut-être trop métaphysiques pour susciter un mouvement immédiat de curiosité. Rituels est de ces oeuvres précieuses, mais difficiles, qui tirent surtout leur séduction de la qualité de leur écriture et ce sont par définition celles qui franchissent le plus difficilement les frontières, car elles exigent du traducteur un respect scrupuleux, voire
Cees Nooteboom (o1933). (Photo Paul Van den Abeele). une re-création de leur forme. A cet égard, Nooteboom est le Nabokov néerlandais! En dépit de la regrettable discrétion qui a entouré sa sortie, Rituels a suscité des réactions admiratives. Francine de Martinoir, dans la Quinzaine littéraire, a relevé l'ambition du sujet: ‘C'est le vide du monde qui est évoqué... Contre l'horreur du temps qui ronge, (le héros) est tenté de se défendre par l'absence absolue, et aussi par des rituels’. Ce que Jacques de Decker précise en ces termes: ‘Nooteboom traite de la valeur d'usage des religions traditionnelles aujourd'hui, des rapports entre les interprétations sacrées de l'orient et de l'occident...’ D'autres critiques ont été sensibles à la ‘langue musicale et brillante’ et aussi à l'humour de l'auteur. Gilles Tordjman, du Matin, pour qui Rituels est ‘un petit chef-d'oeuvre’, compare
Septentrion. Jaargang 15 Couverture de ‘Rituels’, édition française de ‘Rituelen’ de Cees Nooteboom.
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Arthur van Schendel (1874-1946). implicitement Nooteboom à Milan Kundera, rapprochement que l'on retrouve d'ailleurs sous la plume de Cécile Lecoultre (24 Heures, Lausanne). Il est curieux de constater à quel point, d'un pays à l'autre, les réactions à une même oeuvre peuvent différer. Lors de la parution en Grande-Bretagne de la traduction anglaise, les critiques ont souligné, parfois en termes très négatifs, le caractère ‘sombre et pessimiste’ de ce livre sur le suicide; ici, au contraire, on a été frappé - et séduit - par un ton d'autant plus léger que les sujets traités sont plus graves... Rituels, qui est la seconde traduction française d'une oeuvre de Nooteboom, mais qui vient après une très longue interruption, sera suivi dès 1986 d'autres publications. L'homme de l'eau, traduction par Mme S. Margueron de De Waterman d'Arthur van Schendel, constitue un cas à part. Ce classique de la littérature romanesque néerlandaise, analysé dans les colonnes de Septentrion par Sonja Vanderlinden(6) - date de 1933 et a donc mis cinquante et un ans pour trouver le chemin du septième arrondissement de Paris. C'est précisément le drame de la littérature néerlandaise que tant de grandes oeuvres n'aient pu être diffusées dans le feu de leur jeunesse. Dès qu'une oeuvre a plus de quinze ou vingt ans, on a tôt fait de considérer sa traduction comme une activité savante, vaguement archéologique, qui ne tente guère ces entreprises commerciales que sont les maisons d'edition. Dans le cas de De waterman, le soutien de l'UNESCO a permis de réparer un oubli; on souhaiterait que d'autres grands livres connussent le même bonheur. L'homme de l'eau a eu l'insigne honneur de susciter une de ces critiques défavorables d'une mauvaise foi si évidente qu'elles en deviennent une recommandation involontaire. Plutôt que de donner une analyse sérieuse du roman, Alain Bosquet, dans le Magazine Littéraire, tire à boulets rouges sur les Pays-Bas: ‘De tous les pays d'Europe occidentale, la Hollande est celui qui a donné le moins de génies au monde’. Ainsi s'ouvre son article, qui se clôt sur cette autre perle: ‘Arthur van Schendel est un auteur glauque’. Il faut s'y résigner: il y a de par le monde de grands
Septentrion. Jaargang 15 Couverture de ‘L'homme de l'eau’, édition française de ‘De waterman’ de Arthur van Schendel.
Septentrion. Jaargang 15 11 esprits qu'on ne convaincra jamais. Alain Bosquet me fait penser à John Linklater, oracle littéraire du Glasgow Herald, qui, à propos de Nooteboom, écrivait avec le même aplomb dans son illustre feuille: ‘Les Hollandais savent peindre, ils ne savent pas écrire’. Ces évidences, toutefois, ne semblent pas s'être imposées au reste de la critique, qui a vu dans L'homme de l'eau un ‘roman d'atmosphère’, un ‘beau poème triste, presque une berceuse’ (André Clavel, Journal de Genève, 30 mars 1985) et un document révélateur de certains aspects de la société et de la sensibilité hollandaises (J.M. de Montrémy, La Croix, 15 juin 1985). Cependant une reconnaissance aussi tardive - comme celle de Du Perron en 1980, quarante ans après sa mort - laisse un goût un peu amer. Le rayonnement d'une littérature, ou pour mieux dire sa vitalité, se mesure non seulement à l'ampleur, mais aussi à la rapidité de sa diffusion à l'étranger. De aanslag est devenu L'attentat au bout de deux ans; le journal d'Etty Hillesum a attendu moins de quatre ans sa traduction, Kinderjaren et Rituelen ont obtenu la leur en moins de cinq ans. Voilà le rythme qu'il faudrait maintenir. On peut, bien sûr, être d'un autre avis et mépriser une politique de traduction qui se modèle exclusivement sur l'actualité. Mais, si l'on veut favoriser la diffusion de la littérature néerlandaise, on fera bien de se plier aux ‘lois du marché’, c'est-à-dire à la demande des grands éditeurs. Et les grands éditeurs demandent du neuf. Le succès d'oeuvres récentes pourra entraîner la traduction d'oeuvres plus anciennes, comme l'a montré l'exemple de Mulisch. Cette découverte ‘à reculons’ d'une littérature peut entraîner, j'en conviens, des distorsions de perspective, quelques erreurs de jugement. Cela me paraît, à tout prendre, un inconvénient mineur. Aucune des oeuvres que l'on vient d'évoquer n'a connu de très grand succès; mais toutes ont reçu un accueil honorable, souvent même flatteur. Elles ont paru apporter un ‘frisson nouveau’ ou, comme le notait Pierre Demeron à propos du journal d'Etty Hillesum, nous entraîner à cent lieues ‘d'un narcissisme bien frivole et bien parisien’ qui caractérise souvent nos lettres. Cees Nooteboom aime à répéter que certaines langues, dont la sienne, sont comme des prisons. Qu'il se rassure: plusieurs écrivains - lui-même, Harry Mulisch et quelques autres dont on attend avec impatience qu'ils franchissent à leur tour la frontière linguistique - ont trouvé, selon le mot excellent de Jacques de Decker, ‘une riposte au peu de rayonnement de leur langue: ils tiennent des propos dont l'acuité et l'urgence imposent la traduction.’
PHILIPPE NOBLE
Assistant de néerlandais à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Traducteur. Adresse: 42 rue Saint-Fuscien, F-80000 Amiens.
Bibliographie:
Traductions citées: HUGO CLAUS, Le chagrin des Belges, traduction d'A. van Crugten, Julliard, 1985. (titre original: Het verdriet van België). ETTY HILLESUM, Une vie bouleversée, traduction de Ph. Noble, Editions du Seuil, 1985. (titre original: Het verstoorde leven).
Septentrion. Jaargang 15 HARRY MULISCH, L'attentat, traduction de Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984. (titre original: De aanslag). HARRY MULISCH, Noces de pierre, traduction de Maddy Buysse et Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1985. (titre original: Het stenen bruidsbed). CEES NOOTEBOOM, Rituels, traduction de Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1985. (titre original: Rituelen). JONA OBERSKI, Années d'enfance, traduction de Ph. Noble, Mercure de France, 1983. (titre original: Kinderjaren). ARTHUR VAN SCHENDEL, L'homme de l'eau, traduction de S. Margueron, Gallimard, 1984. (titre original: De waterman). DIET VERSCHOOR, La danse de l'arlequin, traduction de Marie-Noëlle Fontenat, Belfond, 1984. (titre original: Schorrebloem).
Autre traduction récente: K.O. MEINSMA, Spinoza et son cercle, traduction de S. Roosenburg, édition et annotation de H. Méchoulan, F. Moreau e.a., Vrin, 1984. (titre original: Spinoza en zijn kring).
Eindnoten:
e o (1) P. BRACHIN, ‘Que traduit-on du néerlandais en français?’, Septentrion, 3 année, n 3, décembre 1974, pp. 5-10. (2) W.F. HERMANS, Klaas kwam niet (Klaas n'est pas venu), Amsterdam, De Bezige Bij, 1983. Voir en particulier pp. 68-71 et 101-158, passim. (3) Pour les références des traductions citées, voir la bibliographie. (4) Le choix de ces ouvrages est un peu arbitraire: ce sont ceux à propos desquels je possède la documentation la plus abondante, c'est-à-dire pour l'essentiel ceux que j'ai traduits ou contribué à traduire. On voudra bien m'en excuser. (5) La presse francophone de Suisse ou de Belgique se signale souvent par une plus grande ouverture d'esprit vis à vis de la littérature néerlandaise et, dans le cas de la presse belge, par une meilleure connaissance des auteurs. e o (6) S. VANDERLINDEN, ‘L'homme de l'eau’, de A. van Schendel, Septentrion, 14 année, n 2, septembre 1985, pp. 77-78.
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Hella S. Haasse et le thème du labyrinthe
HELLA S. Haasse, l'auteur du roman De tuinen van Bomarzo (Les jardins de Bomarzo, 1968), dont nous publions ici les premières pages, est, dès à présent, considérée comme un ‘grand old lady’ de la littérature néerlandaise. Chacun la connaît. Lue par tous, elle jouit d'une très grande estime. En 1984, elle reçut pour l'ensemble de son oeuvre le prix P.C. Hooft, prix d'Etat pour la littérature. Pourtant, les lecteurs et les hommes de lettres ont parfois l'impression de ne jamais pouvoir vraiment lui rendre raison. Il faut avouer que son écriture n'est pas d'un abord aisé. L'extrait traduit ici en témoigne: son style peut être ardu. Mais plus encore que son écriture, c'est davantage le point de vue où elle se place pour écrire qui la rend quelque peu insaisissable, point de vue intimement lié à l'univers labyrinthique tel qu'il apparaît dans ce passage. Dans la plupart de ses romans, Hella S. Haasse recrée de manière toujours différente cet univers labyrinthique. Cette particularité l'apparente d'ailleurs à des auteurs comme Robbe-Grillet. ‘Flâner dans un labyrinthe, c'est la marque même de la prise de conscience qui précède la modification, de la descente en soi avant la renaissance dans une réalité nouvelle’ devait-elle écrire dans l'un des textes publiés parallèlement à ses romans (Leestekens-Balises de lectures, 1965). Hella S. Haasse utilise cet univers labyrinthique pour rompre avec la conception ptolémaïque chère à la plupart des auteurs néerlandais: ‘tout gravite autour de moi, de mon être central dans lequel le lecteur me reconnaît distinctement’. Dans ses récits, Hella S. Haasse propose une vision du monde copernicienne: ‘tout tourne, et moi aussi, fragment de cet ensemble, je tourne’. Chez elle, il n'existe pas qu'un moi central. Tous les personnages forment une toile qui change de structure en permanence. Les relations réciproques mouvantes changent les événements, changent les personnages, changent les relations réciproques. Personne ne peut dire si ce sont les ‘moi’ qui évoluent dans le tourbillon des événements ou si ce sont les relations, et donc les événements qui changent, car les ‘moi’ - interactivement - se métamorphosent. En effet, chaque relation relève d'un jeu qui évolue en permanence. Au cours des mutations du jeu, l'occulte affleure le domaine du perceptible. En fait, Hella S. Haasse n'adoptera ce point de vue qu'à partir de sa troisième oeuvre, un roman historique, De scharlaken stad (La ville écarlate, 1952). Pourtant, déjà dans ses deux premiers ouvrages, Oeroeg (1938) et le roman dont l'action se déroule en Valois, Het woud der verwachting (La forêt de l'attente, 1949), on perçoit les prémices de cette tendance. Le procédé deviendra de plus en plus manifeste et acquerra une importance toujours plus marquée. Dans De tuinen van Bomarzo, petit chefd'oeuvre figurant au coeur de son oeuvre d'écrivain, elle pousse jusqu'à un point extrême cette vision labyrinthique. Vécu et fiction, récit et essai, présent et réalité historique, rêve et création alternent inlassablement tout en restant reliés comme les fils ténus ingénieusement tissés par l'araignée. Les personnages vivent fortuitement sur une trame qu'ils ont aidé à tisser. Hella S. Haasse aime opposer des personnages de fiction ayant peu d'affinités, des étrangers les uns pour les autres, dans leur structure psychologique, leur environnement et leur attitude devant la vie. Ce sont même parfois des couples. L'auteur se sert du mariage pour révéler la méconnaissance profonde et réciproque
Septentrion. Jaargang 15 des conjoints dissimulés derrière des masques. Le processus psychologique qui, pour Hella S.
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Hella S. Haasse (o1918). (Photo Ronald Sweering).
Haasse, constitue le jeu du roman, agit de manière toujours plus intensive. Les personnages apprennent à connaître leurs facettes cachées, ils s'étonnent d'eux-mêmes. Cela entraîne une prise de conscience qui les conduit au coeur de leur être. Enfin, pour la première fois de leur vie, ils découvrent qu'ils font partie d'une toile. Ils perçoivent la multiplicité de l'existence, de leur existence. La vie devient étonnamment limpide, à tel point que les personnages, et le lecteur luimême, prennent conscience de la multiplicité des réalités, chacune se dissimulant derrière une autre qui elle-même renvoie à une autre réalité encore. La quotidienneté devient alors ambivalente, elle acquiert un sens propre tout en étant le signe d'autre chose. Un monde secret, jusqu'alors plongé dans l'obscurité, apparaît au grand jour. Hella S. Haasse est passionnée de mystère, et, en cela, peut-être influencée par les romans policiers que son père écrivait pendant ses heures de loisirs. Au cours de la première partie de sa carrière, elle évoque ainsi cette réalité multipliée: le réel quotidien renvoie la plupart du temps à un arrière-plan psychologique profond qui, luimême, renvoie à un domaine archétype ou mythologique. Il fallait au lecteur une grande érudition pour déliter ces strates de réalités. De ingewijden (Les initiés, 1957), illustre parfaitement ce procédé littéraire. Par la suite, il ne lui sera plus nécessaire de se référer aux archétypes ou à la mythologie. Dans Cider voor arme mensen (Cidre pour des
Septentrion. Jaargang 15 14 pauvres gens, 1960), De meermin (La Néréide, 1962) et De wegen der verbeelding (Les voies de l'imaginaire, 1983), le présent, suffisamment mystérieux et varié, n'a plus rien de mythologique. Il a désormais acquis une valeur en soi tout en symbolisant une ou plusieurs réalités, occultées par la réalité quotidienne qui n'est en fait pas quotidienne. Elle utilise maintenant des perspectives multiples, met en scène divers personnages servant de point de départ à la narration. Le personnage principal est souvent incarné par une femme, la vie d'une femme se révélant plus riche que celle d'un homme. Elle se montre tellement attachée au thème de ‘la vie de l'homme en tant que multiplicité’ qu'elle a utilisé maintes fois, au cours des dix dernières années, le procédé de la biographie historique. S'appuyant sur des archives, des correspondances, des documents anciens, elle insuffle la vie à des personnages historiques en faisant preuve d'une grande exactitude et d'une psychologie très fine. Jamais elle ne fait violence à l'histoire sous prétexte de satisfaire à des exigences littéraires, ou plus simplement de compréhension. Plutôt, elle enrichit l'histoire: grâce à une composition mûrement réfléchie des éléments historiques, elle prouve que l'on peut interpréter les caractères de multiples manières. Elle démontre qu'une période historique pendant laquelle un grand nombre d'hommes se trouvent liés par les fils de leurs destinées peut également faire l'objet d'infinies interprétations. Cette démarche a suscité deux romans sur la comtesse allemande Bentinck, vivant e au début du XVIII siècle: Mevrouw Bentinck, of: Onverenigbaarheid van karakter, een ware geschiedenis (Madame Bentinck ou: Incompatibilité de caractère, une histoire vraie, 1978) et De groten der aarde, of: Bentinck tegen Bentinck, een geschiedverhaal (Les grands de ce monde ou: Bentinck contre Bentinck, un récit historique, 1981). Hella S. Haasse recourt à un style sobre, dense et sûr. Ses dialogues, lourds de sens, s'apparentent au langage commun, quotidien, utilisé à la maison, dans le jardin, à la cuisine. Hella S. Haasse a suivi des cours au conservatoire d'art dramatique. Cette expérience du théâtre transparaît encore dans les dialogues de ses romans. Dissertations philosophiques et évolution psychologique sont toujours associées dans son oeuvre. Elle possède en outre une formidable aptitude à la mise en scène. Comparés à Hella S. Haasse, la plupart des écrivains néerlandais écrivent de façon peu soignée. Depuis 1981, Hella S. Haasse vit en France, à St-Witz, un lieu charmant situé à une trentaine de kilomètres au nord de Paris. Comme de nombreux écrivains néerlandais, elle est venue s'établir en France afin de se consacrer à l'écriture. Le paysage et le poids de l'histoire l'attirent. En 1982, elle a publié un magnifique ouvrage consacré à ces thèmes: Ogenblikken in Valois (Instants en Valois). Le peintre belge, Marie-Louise Carbonelle, également fixée à St-Witz, a illustré ce livre de fines aquarelles. Deux femmes se sont ainsi rejointes, en France, dans leur commune admiration pour les profondeurs insoupçonnées de la réalité perceptible et imperceptible, telle qu'elle nous apparaît en Valois.
HANNAH VAN BUUREN Professeur de néerlandais. Adresse: Poggenbeekstraat 7, NL-5645 JL Eindhoven.
Septentrion. Jaargang 15 Traduit du néerlandais par Véronique Cuziol.
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Uit ‘De tuinen van Bomarzo’ door Hella S. Haasse
HET is begonnen met dromen. Ik doolde door grotten, onderaardse gangen, labyrinten van dalende en stijgende kokers, die alle vroeger of later doodlopend bleken of veranderden in spleten, waar ik niet doorheen kon. Die holenstelsels, waarin ik eenzaam voortschuifelde of -kroop, tastend langs de wanden, grensden onmiddellijk aan de bewoonde, vertrouwde wereld. De toegang was een tunnel in een wegberm of een poort in een straat vol schijnbaar gewone gebouwen. Soms ook was het labyrint een huis: reeksen kamers, in en door elkaar opgetrokken als figuren van een legpuzzel met alleen scherpe hoeken; inhammen, loze muren gingen over in een warwinkel van schotten, ladders en luiken, hokjes niet groter dan dozen, lage zolders, eindeloze vlieringen, om nog maar te zwijgen van de kelders, waar het donker was bovendien. Vóór ik een dergelijk huis betrad of de mond van een grot binnenging, beving mij, in mijn droom, een voorgevoel of was het herinnering; terugdeinzend wilde ik toch voorwaarts. Die dromen lieten mij ook overdag niet met rust. Als kind al vond ik geen spel boeiender dan verstoppen en zoeken, bij voorkeur in vreemde huizen of verlaten gebouwen. Een ouderwetse doolhof van geschoren hagen in een park, dicht begroeide berceaus in een zomers bos hielden mijn verbeelding bezig. Een schelp, broos bouwsel van onzichtbare wentelgangen, was een magisch voorwerp. Meanders, concentrische cirkels, alle ornamenten die uit verstrengelingen bestaan oefenden een bijzondere aantrekkingskracht uit. Nog altijd is dat zo. Verschijnselen en vormen, menselijke karakters en verhoudingen krijgen voor mij betekenis naar mate van hun ingewikkeldheid, verborgenheid. Andere, eveneens altijd weer terugkerende dromen hebben te maken met landschappen:
Extrait de ‘Les jardins de Bomarzo’ par Hella S. Haasse Traduit du néerlandais par Véronique Cuziol.
TOUT a commencé par des rêves. J'errais à travers des grottes, des galeries souterraines, des labyrinthes de conduits ascendants et descendants qui, tôt ou tard, finissaient en culde-sac ou se muaient en fissures à travers lesquelles je ne pouvais passer. Ces réseaux de cavités, où, solitaire, je progressais en me traînant, en rampant, palpant les parois, jouxtaient le monde habité, familier. L'accès en était un tunnel situé dans un accotement, ou une porte dans une rue bordée d'habitations apparemment ordinaires. Parfois le labyrinthe était aussi une maison: des séries de pièces, emboîtées les unes dans les autres comme les parties d'un jeu de patience aux arêtes vives; des renfoncements, des faux murs se transformaient en une accumulation de cloisons, d'échelles et de trappes, des réduits plus petits que des boîtes, des greniers bas, des soupentes sans fin, sans même parler des caves, en outre plongées dans l'obscurité la plus totale. Avant de pénétrer à l'intérieur d'une telle maison ou dans une grotte, j'étais assaillie, dans mon rêve, par le pressentiment qu'il s'agissait d'un souvenir; je reculais et pourtant je voulais avancer. Ces rêves continuaient à me hanter pendant la journée. Enfant déjà, le jeu de cache-cache, de préférence dans des maisons étranges
Septentrion. Jaargang 15 ou des bâtiments abandonnés, me semblait le plus passionnant de tous les jeux. Dans un parc, le labyrinthe suranné de haies taillées, les berceaux couverts d'épaisse verdure dans un bois en été accaparaient mon imagination. Un coquillage, concrétion fragile de spirales invisibles, me paraissait un objet magique. Méandres, cercles concentriques, tous les ornements constitués d'entrelacs, exerçaient sur mon esprit une singulière attraction. Il en est encore ainsi aujourd'hui. Les phénomènes et les formes, les caractères et les rapports humains
Septentrion. Jaargang 15 16 heuvels en dalen, vaak dezelfde gedeelten van een uitgestrekt parkachtig gebied, dat ik al dromende herken, waarvan ik wakend een kaart zou kunnen tekenen. Steilten, beplant met hoog donker geboomte, gaan over in glooiende grasvelden; er zijn grotten en watervallen en een nu eens dalend, dan weer stijgend pad, dat zich in lussen en spiralen door deze landouwen slingert. Nooit kom ik er iemand tegen; ook dieren of vogels zie ik er niet; er heerst een volstrekte, voorwereldlijke stilte. Bomarzo is in de loop der jaren op mij toegekomen. Eerst in de vorm van afbeeldingen bij een reportage in een tijdschrift, toevallig gezien in 1953 of 1954; ik weet niet meer waar, misschien in de wachtkamer van de tandarts of bij het doorbladeren van de al wat verjaarde periodieken uit de leesportefeuille, waarop wij in die tijd geabonneerd waren. Het waren opnamen van een bij het dorp Bomarzo in de Italiaanse provincie Latium gelegen park, behorend tot een eeuwenoud slot, de Villa Orsini. De tuin bleek bevolkt met zonderlinge, soms wanstaltige beelden: worstelende reuzen, een olifant die met zijn slurf een krijgsman in wapenrusting voortsleept, een draak in gevecht met twee kleinere dieren, een stenen hoofd zo groot als een huis; op de foto zag men een kind in de wijd opengesperde muil staan. De opnamen waren gemaakt bij een lage stand van de zon, in de vroege ochtend dus of laat in de middag; de lange schaduwen verleenden aan het landschap en de beelden iets onheilspellends. Te zeggen, dat ik een schok onderging, zou te sterk uitgedrukt zijn. Maar er gebeurde wel wat. Ik bleef op die platen turen. Hier was dan ook, blijkens de onderschriften, sprake van ‘meraviglia’, wonderlijke zaken, bedoeld om tot nadenken te stemmen. Het Franse ‘merveilles’ heeft nog steeds die betekenis. Toen ik voor mij zelf het
n'acquièrent un sens à mes yeux qu'en fonction de leur complexité, de leur mystère. D'autres rêves reviennent également sans cesse. Ils se réfèrent à des paysages: des collines et des vallées, souvent les mêmes parties d'un vaste parc que je reconnais en rêve, et dont je pourrais tracer une carte à l'état éveillé. Des escarpements plantés d'arbres hauts et sombres, se transforment en prairies déclinant en pente douce; il y a des grottes et des cascades et un sentier qui tantôt descend tantôt remonte, qui, tout en lacets et en spirales, serpente à travers les prés et les champs. Je ne croise jamais personne; je ne vois pas non plus d'oiseaux ni d'animaux; il règne un silence absolu, préhistorique. Bomarzo est venu à moi au fil des ans. D'abord sous la forme de photographies de reportage, vues par hasard dans un magazine en 1953 ou 1954; je ne sais plus où, peut-être dans la salle d'attente du dentiste ou en feuilletant des revues déjà anciennes de la société de lecture à laquelle nous étions affiliés à l'époque. L'on voyait les photographies d'un parc situé près du village de Bomarzo dans la province italienne du Latium, appartenant à un palais séculaire, la Villa Orsini. Le jardin semblait peuplé de figures singulières, parfois difformes: des lutteurs colossaux, un éléphant qui enlace de sa trompe un guerrier en cuirasse, un dragon aux prises avec deux animaux, une tête en pierre grosse comme une maison; on voyait sur la photographie un enfant debout dans la bouche grande ouverte. Les vues avaient été prises à un moment où le soleil était bas, en début de matinée ou en fin d'après-midi; les ombres allongées donnaient au paysage et aux statues un air un peu lugubre. Dire que je ressentis un
Septentrion. Jaargang 15 choc serait exagéré. Pourtant, il se passa bien quelque chose. Je ne pouvais détacher mon
Septentrion. Jaargang 15 17 woord ‘émerveillement’, verwondering, herhaalde, schoot me te binnen, dat dit in het Engels vertaald ‘amazement’ is en dat de kern daarvan, ‘maze’, gebruikt wordt om een doolhof, een labyrint, aan te duiden. Een paar jaar later vond ik meer gegevens over het wonderlijke park in Die Welt als Labyrinth, een studie over het maniërisme door Gustav Hocke. Omstreeks diezelfde tijd, dwalend door een boekhandel, ontdekte ik al bladerend in de bundel Le belvédère van André Pieyre de Mandiargues, een essay dat ‘Les Monstres de Bomarzo’ heet. Ik was niet verbaasd toen ik in 1963, kijkend naar een televisieuitzending over de schilder A.C. Willink, op een nog niet geheel voltooid doek in zijn atelier een van de beelden uit het park van Bomarzo herkende, de zogenaamde Grote Nimf die door Mandiargues beschreven wordt als ‘vorstelijk gekroond met een tuinvaas’: een tegelijk wulps en naïef naakt, verweerd, geschonden, bedekt met plekken schimmel of mos. Die meer dan levensgrote stenen gestalte scheen de aarde zelf, aangetast door bederf, een oude wereld in ontbinding. Het was een teken, dat ik ontcijferen moest. Ik wilde naar Bomarzo. Wat ik daar hoopte te vinden, had ik niet kunnen zeggen, maar ik had die tuinen nodig, al wist ik niet hoe en waarom. Een paar maal trachtte ik vakantieplannen in die richting om te buigen, waardoor ik mij de spotlust en lichtelijk geërgerde verwondering van mijn naaste omgeving op de hals haalde: alweer een obsessie! Mijn man schetste bij voorbaat onze indrukken: een verwilderde tuin, hier en daar een bizar en eigenlijk lelijk stuk beeldhouwwerk, gewoon een oud park met overdadige sculpturen, zoals er zoveel zijn in Midden-Italië maar wat primitiever van uitvoering en daarom terecht minder
regard de ces images. D'ailleurs, d'après les légendes, il était question de ‘meraviglia’, de choses merveilleuses destinées à provoquer la méditation. Le terme français ‘merveilles’ a gardé ce sens. Comme je répétais pour moimême le mot ‘émerveillement’, je me rappelai qu'il se traduisait en anglais par ‘amazement’ dont on utilise le radical ‘maze’ pour désigner un dédale, un labyrinthe. Quelques années plus tard, je trouvai de plus amples renseignements sur cet étrange parc dans Die Welt als Labyrinth, une étude sur le Maniérisme réalisée par Gustav Hocke. C'est vers la même époque, que, flânant dans une librairie, je découvris, en feuilletant le recueil Le belvédère d'André Pieyre de Mandiargues, un essai intitulé Les Monstres de Bomarzo. Je ne fus guère surprise lorsque, en 1963, regardant une émission de télévision sur le peintre A.C. Willink, je reconnus dans l'atelier de l'artiste, sur une toile inachevée, une des statues du parc de Bomarzo: la Grande Nymphe, décrite ainsi par Mandiargues: ‘couronnée fort majestueusement d'une jardinière d'agaves’, à la fois sensuelle et innocemment nue, rongée par les intempéries, mutilée, couverte de plaques de moisissure ou de mousse. Cette figure de pierre, plus grande que nature semblait symboliser la Terre elle-même, gagnée par la pourriture, un vieux monde en décomposition. C'était un message que je devais décoder. Je voulus aller à Bomarzo. Je n'aurais pu dire ce que j'espérais y trouver, mais j'avais besoin de ces jardins, bien que je ne susse ni comment ni pourquoi. Plusieurs fois, j'essayai d'orienter des projets de vacances dans cette direction, ce qui suscita
Septentrion. Jaargang 15 l'ironie et la surprise irritée de mes proches: encore une obsession! Mon mari évoquait déjà nos impressions: un
Septentrion. Jaargang 15 18 bekend dan bijvoorbeeld de tuinen van de Villa Lante of Caprarola. Bepaald niet een geval van ‘vaut le voyage’ en ook niet de moeite waard om er bij een verblijf in Italië honderden kilometers voor om te rijden. Bij mij was echter een van die innerlijke processen op gang gekomen, die buiten het bereik van de rede vallen. Ik was al zover, dat ik mijn frustratie op dit punt had verwerkt in een ontwerp voor een roman rondom een gedroomd Bomarzo, een Bomarzo-als-idee in het bewustzijn van een ‘ik’-figuur, de auteur X. Deze verlangt naar volstrekte creatieve vrijheid om een roman te schrijven, De tuinen van Bomarzo, waarin het (eens op afbeeldingen waargenomen) park moet dienen als achtergrond voor de onderlinge verhoudingen en conflicten van de hoofdpersonen, die echter nog niet aan de verbeelding van X zijn ontsproten. Telkens als X op het punt staat naar Bomarzo te vertrekken (de couleur locale is voorwaarde voor het op gang komen van het verhaal), zijn er onvoorziene omstandigheden, verplichtingen, kwesties van solidariteit of verantwoordelijkheid, die het reizen onmogelijk maken. Zo dreigt de gedwarsboomde behoefte aan concentratie te ontaarden in afzijdigheid, in een vorm van mensenhaat zelfs. X vlucht in de fantasie, heeft tenslotte een topografie van het park, een voorstelling van de beelden in het hoofd, die van grotere betekenis worden dan de (nog onbekende) werkelijkheid van Bomarzo. De ‘monsters’ verschijnen in de verbeelding van X als manifestaties van het demonische. Het innerlijke Bomarzo verdringt het nu en hier van X' alledaagse omgeving. X wandelt eenzelvig in die verzonnen tuinen der verschrikking. Er blijken nog andere bezoekers te zijn. Eerst komen zij niet uit de verf, maken zij zich nog niet los van de achtergrond, het loof van de
jardin en friche, ici et là, une sculpture bizarre, et même laide, rien qu'un vieux parc peuplé de nombreuses statues comme il en existe tant dans le centre de l'Italie, mais d'une conception plus primitive et pour cette raison moins connu que la Villa Lante ou Caprarola, par exemple. On ne pouvait pas dire que cela ‘vaut le voyage’ ou mérite que l'on fasse plusieurs centaines de kilomètres pour aller le visiter, lors d'un séjour en Italie. Pourtant, un de ces processus intérieurs, qui restent en deçà de la parole, s'était déclenché en moi. J'en étais arrivée à un point où ma frustration s'était muée en un sujet de roman axé autour d'un Bomarzo imaginaire, un Bomarzo en tant que concept dans la conscience d'un ‘moi’, l'auteur X. Celui-ci aspire à une totale liberté créatrice pour écrire un roman: Les jardins de Bomarzo, où le parc (aperçu une fois sur des photographies) doit servir d'arrière-plan aux rapports mutuels et aux conflits des personnages, qui ne sont pas encore nés de l'imagination de X. Chaque fois qu'X est sur le point de partir pour Bomarzo (la couleur locale étant absolument nécessaire à la mise en route du récit), des situations imprévues, des engagements, des raisons de solidarité ou des responsabilités rendent le voyage impossible. C'est ainsi que le besoin de concentration contrarié menace de dégénérer en neutralité, voire en une forme de misanthropie. X fuit dans le monde des rêves, elle a enfin en tête une topographie du parc, une représentation des statues qui deviennent plus importantes que la réalité (encore inconnue) de Bomarzo. Les ‘monstres’ apparaissent dans l'imagination d'X comme les manifestations du démon. Le Bomarzo intérieur éclipse
Septentrion. Jaargang 15 la réalité quotidienne d'X. X se promène, solitaire, dans ces jardins de la terreur, fruits de son imagination.
Septentrion. Jaargang 15 19 bosschages, de grijze en gevlekte steen van de beelden, zijn zij alleen aanwezig als figuratie, als de anonieme gestalten op een fotografische natuuropname in zwart en wit. Er is een vage verwantschap tussen al deze figuren, een soort van familiegelijkenis. Hun aanwezigheid is beklemmender dan die van de beelden. Bij elke kromming van ieder pad, in het perspectief van alle doorkijkjes en uitzichten dringt een van hen, of een paar, of een hele groep tegelijk, zich in het blikveld; er is een komen en gaan, een voorbijlopen in de verte, een stilstaan bij een sculptuur, een wachten, aarzelen, een rusten of opzettelijk de plek in bezit nemen, dat X afleidt. Geleidelijk begint X in die anderen zich zelf te herkennen, in verschillende vermommingen. Het zijn (nog) geen mensen van vlees en bloed, slechts maskers, schimmen, in wezen griezeliger dan de ‘monsters’, die X óók alleen maar van horen zeggen kent. X weigert de relatie met die nog levenloze romanfiguren, die wachten op het scenario en op hun rollen daarin. Bij gebrek aan aandacht verbleken zij. En ook het verzonnen Bomarzo zinkt weg, dat droompark, dat X had aangelegd rondom de aanpassing-als-vraagstuk en het creatieve isolement, de centrale thema's van de niet geschreven roman. Er blijft maar één ‘monster’ over en dat is X zelf, de van de werkelijkheid losgeraakte bezetenheid voor gedachtenspinsels. X is als de spin, die webben weeft om te kunnen voortbestaan, ragdunne draadconstructies in de ruimte. De spin onttrekt aan zich zelf die draad waarmee zij weeft; zij spint, zij ís de spoel, de spil van haar kleine, ijle wereld. Ik verafschuw spinnen. Wat heb ik met X te maken?
De nouveaux visiteurs apparaissent. D'abord incolores, ils ne se détachent pas encore de l'arrière-plan, du feuillage des bosquets, de la pierre grise et tachetée des statues, ils sont seulement présents comme des figurants, comme les silhouettes anonymes dans un paysage photographique en noir et blanc. Il y a une vague ressemblance entre tous ces personnages, une sorte d'air de famille. Leur présence est plus oppressante encore que celle des statues. Au détour de chaque sentier, dans toutes les perspectives, ils vont et viennent, passent dans le lointain, s'arrêtent près d'une statue, attendent, hésitent, se reposent ou prennent délibérément possession des lieux, tous détournent l'attention d'X. Peu à peu, X commence à se reconnaître elle-même dans ces autres personnages et ces différents déguisements. Ce ne sont pas encore des êtres de chair et de sang, mais seulement des masques, des ombres en réalité plus terrifiantes que les ‘monstres’ qu'X ne connaît que par ouï-dire. X rejette le lien avec ces figures de roman encore inanimées qui attendent le scénario et leur rôle. Ils pâlissent par manque d'attention. Et même le Bomarzo imaginaire disparaît, le parc de rêve qu'X avait aménagé autour du problème de l'adaptation et de l'isolement créateur, les thèmes centraux du roman qui n'a pas été écrit. Il ne reste plus qu'un monstre, et c'est X elle-même, obsédée par le tissu de ses pensées, elle se détache de la réalité. X est comme l'araignée, qui, pour pouvoir survivre, tisse des toiles, de fines constructions filigranées dans l'espace. L'araignée sort d'elle-même ce fil avec lequel elle tisse; elle file, elle est la navette, le fuseau de son petit monde fragile. Je déteste les araignées. Qu'ai-je à voir avec X?
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Communication culturelle entre les Pays-Bas et la France au XVIIe siècle
CE n'est pas le fait du hasard si le Centre culturel français à Amsterdam porte le nom de Maison Descartes. C'est en effet en Hollande que Descartes passa les années les plus fécondes de sa carrière scientifique, après avoir fait ses études au collège de La Flèche et embrassé le métier des armes. Il s'inscrivit en 1629 comme étudiant à l'Université de Franeker; le ‘café Descartes’ situé face à l'ancien bâtiment de l'Université rappelle encore aujourd'hui son bref séjour dans la bourgade frisonne. Aux Pays-Bas, il n'aura pas de résidence permanente; nous le voyons se fixer successivement à Deventer, Leyde, Amsterdam et Egmond près d'Alkmaar. Ce choix de la Hollande lui avait été dicté par des raisons de sécurité; bien que catholique, il avait rejeté la physique scolastique aristotélicienne intimement liée à la théologie catholique et s'était rallié aux thèses nouvelles de Galilée, dont la condamnation en 1633 l'avait fort ébranlé. Il jugea préférable de poursuivre ses activités dans un pays réputé pour la liberté relative dont y jouissaient les savants. C'est à Leyde, chez Jan Maire, qu'il publia en 1637 son Discours de la Méthode pour bien conduire sa Raison et chercher la Vérité dans les Sciences. Nous reviendrons ultérieurement sur cet ouvrage, qui allait révolutionner la pensée philosophique et qui suscita d'emblée un flot de publications contradictoires; signalons toutefois que Descartes intervint à plus d'une reprise dans le débat pour préciser sa pensée et réfuter les arguments de ses détracteurs et qu'il eut ainsi l'occasion d'entrer en contact avec le physicien Chr. Huygens, le mathématicien Fr. van Schooten, le médecin H. Regius et l'entreprenant homme d'affaires Luis de Geer, qui devint son mécène. Descartes quitta la Hollande en 1649 et mourut l'année suivante en Suède, où l'avait invité la reine Christine. L'exemple de Descartes fut imité par P. Bayle. Ce fils d'un pasteur du Sud de la France passa les dernières vingt-cinq années de sa vie dans la république des Provinces-Unies. Il enseigna de 1681 à 1693 l'histoire et la philosophie à l'Ecole Illustre de Rotterdam, une sorte de faculté propédeutique. Après avoir publié anonymement à Amsterdam quelques écrits philosophiques et théologiques, dans lesquels sont développées ses théories, il commença la rédaction de son Dictionaire historique et critique, qui parut de 1695 à 1697 chez l'éditeur de réputation internationale Reinier Leers. Particulièrement remarqué fut son article sur Spinoza, qui était décédé en 1677; il y présentait le philosophe comme un ‘athée de système’ et un ‘athée vertueux’, épithètes qui allaient rester collées au philosophe pendant plus d'un siècle, avant que les jeunes penseurs allemands du Sturm und Drang ne découvrent en lui un mystique assoiffé de Dieu. Comme l'athéisme systématique fut longtemps considéré comme une tare, on comprend que même au Siècle des lumières les penseurs français aient préféré taire son nom, bien que de multiples indices nous donnent à penser qu'ils étaient parfaitement informés des thèses révolutionnaires de Spinoza. Citons enfin, à propos de Bayle, la revue Nouvelles de la République des Lettres, qu'il fonda en 1684 à Amsterdam et par laquelle il diffusait en Hollande et en France ses idées libérales sur la philosophie et la théologie. On peut comprendre que ce soit à des éditeurs hollandais que Descartes et Bayle aient confié leurs manuscrits. Mais ils ne furent pas les seuls à privilégier l'édition hollandaise. Des catholiques français dont l'oeuvre était controversée, tels que
Septentrion. Jaargang 15 l'occasionnaliste Malebranche et le critique biblique Richard Simon s'adressèrent à des éditeurs hollandais pour diffuser leurs ouvrages.
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Comment s'explique l'essor rapide et prodigieux de l'industrie du livre aux Pays-Bas, e qui occupait au XVII siècle quelque 25 000 personnes (imprimeurs, libraires, relieurs et enlumineurs)? Il y a d'abord l'abondance des capitaux, qui dans l'économie pré-capitaliste doivent permettre l'achat de presses coûteuses, la rémunération d'une main-d'oeuvre spécialisée et la fabrication de livres souvent luxueux. Les capitaux s'accumulent dans les banques d'Amsterdam, qui est devenu un des principaux entrepôts d'Europe. Le pays avait à peine conquis son indépendance que ses navigateurs prospectaient l'océan Indien et prenaient pied dans les îles indonésiennes, où allaient s'ouvrir des comptoirs bientôt gérés par la Compagnie des Indes orientales, un organisme privé créé en 1602 à l'initiative de J. van Oldenbarnevelt. Les bénéfices de la Compagnie dépasseront les espérances les plus optimistes. Une seconde raison est l'intense activité intellectuelle, surtout déployée dans les centres universitaires. La première université, celle de Leyde, fut un cadeau offert en 1575 à la ville pour la récompenser de sa résistance héroïque lors du siège par les troupes espagnoles. Dix ans plus tard s'ouvre l'Université de Franeker en Frise; dans e la première moitié du XVII siècle les créations d'universités se succèdent à un rythme accéléré: Groningue en 1614, l'Ecole Illustre d'Amsterdam en 1632, Harderwijk dans la Gueldre en 1634 et Utrecht en 1636. Les professeurs restaient rarement attachés à la même université; ils étaient itinérants, répondant à l'appel de ceux qui désiraient s'assurer leur collaboration. Ainsi Joseph Scaliger, le brillant philologue qui enseigne à Genève, est-il appelé en 1593 à succéder à Leyde à J. Lipse, qui après sa conversion au catholicisme passe à Louvain. Le philosophe F.P. van Burgersdijck enseigne cinq ans à Saumur
René Descartes (1596-1650).
Septentrion. Jaargang 15 Pierre Bayle (1647-1706), gravure par G.E. Petit. (Cabinet d'estampes de la Rijksuniversiteit Leiden).
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Frontispice du ‘Dictionaire historique et critique’ de Pierre Bayle. (Bibliothèque de la Rijksuniversiteit Leiden). avant d'être nommé à Leyde en 1620. Les savants avaient l'habitude de publier leurs ouvrages là où ils enseignaient; les enseignants étrangers séjournant aux Pays-Bas entrent ainsi en contact avec les éditeurs locaux, qui sont d'ailleurs eux-mêmes souvent des humanistes; ils en apprécient la culture autant que la qualité de leurs livres et assurent leur réputation dans les villes universitaires où ils seront ultérieurement appelés à enseigner. La raison essentielle est peut-être le climat de liberté qui régnait aux Pays-Bas; ceux-ci n'ont jamais connu l'absolutisme. Certes, maint stathouder, en particulier Frederik Hendrik, a-t-il été tenté d'étendre ses pouvoirs, mais l'ardeur centralisatrice fut tôt ou tard battue en brêche par les Etats, jaloux de leurs prérogatives. Dans le domaine économique, le mercantilisme dirigiste cher à Colbert n'a jamais trouvé d'écho aux Pays-Bas, favorables dès l'abord au libre-échange, qui devait assurer de plantureux bénéfices à tous ceux qui de près ou de loin étaient mêlés au commerce. L'Eglise réformée, si puissante fût-elle, n'a pas non plus réussi, malgré quelques timides tentatives, à transformer le pays en une théocratie; inspirée par l'Eglise de Rome, qui avait instauré en 1565 l'Index librorum prohibitorum, elle s'efforça d'amener les autorités à introduire des ‘censores librorum’, qui auraient eu un pouvoir discrétionnaire en matière d'édition. Les autorités ne la suivirent pas dans cette voie, tout en étant conscientes du danger que représentaient certains écrits pour les bonnes moeurs et la sécurité de l'Etat; elles se contentèrent de parer au danger par les fameux ‘placards’, dont la fréquence est impressionnante. Nous en donnons deux exemples: un placard de 1668 ordonne la confiscation de l'Histoire amoureuse des Gaules, de de Bussy Rabutin, dans laquelle l'auteur s'étend sur les liaisons de Louis XIV avec ses différentes maîtresses jusque Louise de la Vallière; un placard de 1669 impose aux libraires de déposer au siège de leur corporation tous les ouvrages réputés séditieux qu'ils ont en stock. Il n'y avait toutefois aucune commune mesure entre la sévérité des placards et leur impact réel; les imprimeurs et les libraires parvenaient
Septentrion. Jaargang 15 à mettre leur stock d'ouvrages contestés en lieu sûr et n'hésitaient pas par ailleurs à publier sans nom d'auteur ou d'éditeur ou sous un nom fictif. Il serait cependant erroné de présenter une image idyllique du régime politique en e vigueur aux Pays-Bas au XVII siècle. Qu'il nous suffise de rappeler la mort sur l'échafaud en 1619 de J. van Oldenbarnevelt, dont les desseins politiques allaient à l'encontre de ceux du stathou-
Septentrion. Jaargang 15 23 der Maurits, et l'assassinat en 1672 par la populace des frères De Witt, hostiles à la Maison d'Orange. La décapitation de Van Oldenbarnevelt intervint peu après le synode de Dordrecht, qui avait été convoqué pour mettre fin au conflit théologique qui opposait les ‘remonstrants’, qui souhaitaient atténuer la sévérité du calvinisme dans le sens humaniste et les ‘contreremonstrants’, qui s'en tenaient strictement au dogme calviniste de la prédestination. Le synode trancha en faveur des calvinistes orthodoxes et entraîna la condamnation de Van Oldenbarnevelt et de son ami H. Grotius. Celui-ci parvint en 1621 à s'échapper de sa prison et s'enfuit à Paris, où l'avaient précédé les ‘remonstrants’ les plus zélés. La France devint sa seconde patrie; il avait d'ailleurs déjà étudié à Orléans, où il conquit le titre de docteur en droit. Son ouvrage principal, De jure belli ac pacis, parut aussi à Paris en 1625. Alors que vers les années 20 les ‘remonstrants’ trouvaient refuge en France, à la fin du siècle, après la Révocation de l'édit de Nantes en 1685, c'était au tour des huguenots de s'exiler vers des régions plus clémentes, notamment aux Pays-Bas. Beaucoup d'entre eux entretenaient d'ailleurs déjà des relations épistolaires avec leurs coreligionnaires hollandais, souvent membres des Eglises dites wallonnes, créées à e la fin du XVI siècle à l'intention des réfugiés francophones originaires des provinces belges. Mentionnons en particulier les relations suivies entre l'amiral G. de Coligny et Guillaume le Taciturne, qui épousa d'ailleurs sa fille Louise. Parmi les huguenots réfugiés aux Pays-Bas, il y eut plus de 200 pasteurs, qui continuèrent à exercer leur ministère pastoral dans leur terre d'accueil; quant aux autres, ils trouvèrent un emploi e dans l'enseignement, l'industrie, le commerce et l'édition. Au XVIII siècle, on rencontre,
Réunion du synode national à Dordrecht du 13 novembre 1618 au 25 mai 1619. Taille douce.
Septentrion. Jaargang 15 Johan van Oldenbarnevelt (1547-1619). S'appuyant sur sa canne, il est conduit à l'échafaud. (Gravure extraite de la tragédie ‘Palamedes’ de Vondel).
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Hugo Grotius (1583-1645). parmi les descendants de la première génération, des éditeurs, comme M. Rey, P. Mortier, N. Chevalier et P. Brumel. Descartes et Grotius sont tous deux dans leur domaine respectif pénétrés de l'idéal humaniste, auquel ils veulent donner un fondement rationnel. Rompant avec la tradition médiévale, qui calquait la relation entre Dieu et les créatures sur le modèle féodal, ils veulent restaurer le divin dans sa Toute Puissance absolue et le distinguer essentiellement de la nature, qui relève du relatif, du multiple et du quantitatif. Certes, la nature trouve sa cause première en Dieu, mais sa dynamique se déploie sans l'intervention du divin. La Puissance de Dieu se révèle dans la perfection de la nature, entre autres dans la pensée, capable, si elle est bien conduite, de discerner les lois éternelles et immuables qui régissent les mouvements de la nature. Selon la conception mécaniste développée par Descartes, la nature est comparable à une machine gigantesque, dont toutes les pièces sont en parfaite harmonie, chacune développant une dynamique qui lui est propre, tout en s'intégrant parfaitement dans la dynamique d'ensemble. Dans la mesure où l'homme se soumet à la loi naturelle, telle qu'elle est appréhendée par la raison, il s'inclut dans l'ordre divin. Nous voilà bien loin de la théorie finaliste d'Aristote et de Saint-Thomas d'Aquin, suivant laquelle la nature est déterminée par et orientée vers une forme parfaite, qui est chez Aristote l'Un ou l'Etre, principe unitaire transcendant au monde et indifférent à ses tribulations, chez Saint-Thomas, le Dieu trinitaire et providentiel. Descartes ne conteste pas l'existence de Dieu, mais ne Le considère plus comme la cause finale et formelle de la nature. Or la théorie finaliste, qui s'accordait aussi bien au calvinisme qu'au catholicisme, continuait d'être enseignée dans les universités, où la philosophie n'était tolérée que pour autant qu'elle restât subordonnée à la théologie. Les professeurs de philosophie, la plupart des théologiens d'ailleurs, ne jouissaient pas de la liberté académique; ils étaient tenus, sous peine de sanctions, à enseigner l'aristotélisme scolastique. C'est dès lors du côté des universités que la résistance au rationalisme cartésien fut la plus vive, Descartes étant accusé de vouloir détrôner la théologie et de blasphémer Dieu en prétendant définir philosophiquement son Etre. A l'Université d'Utrecht, où régnait en maître incontesté G. Voetius, l'adversaire le plus acharné de Descartes, son nom ne pouvait même pas être prononcé. Ce n'est que vers le milieu du siècle qu'un revirement se dessina, grâce à l'influence modératrice de A. Geulincx et de ses successeurs à l'Université de Leyde, et qu'un terrain d'entente fut trouvé entre la vérité
Septentrion. Jaargang 15 révélée et la vérité scientifique. En dehors de l'université, Descartes reçut l'appui de L. Meyer, mais un appui plutôt compromettant, car Meyer n'hésitait pas dans son ouvrage Philosophia Sacrae Scripturae interpres (1666) à appliquer le doute méthodique à la théologie, soi-disant pour mettre fin aux querelles dogma-
Septentrion. Jaargang 15 25 tiques entre les différentes confessions. Après avoir mis en doute tous les dogmes, il ne retenait comme fondement indubitable de la vérité que l'Ecriture Sainte, et encore, à condition qu'elle fût interprétée à la lumière de la raison. En fait, il abusait de Descartes pour miner la foi chrétienne. e L. Meyer était une figure curieuse, le prototype de l'honnête homme du XVII siècle. Il était docteur en médecine et en philosophie, pratiquait la médecine à Amsterdam, mais s'intéressait activement à la philologie, aux beaux-arts et à la théologie. Il se lia d'amitié avec Spinoza, dont il était d'ailleurs plus proche que de Descartes. Il fonda en 1669 la société artistique Nil Volentibus Arduum, dont il avait l'intention de faire le pendant aux Pays-Bas de l'Académie française créée en 1635 par Richelieu; elle aurait à fixer l'usage en matière de langue et d'art. Comme le théâtre était à l'époque le genre littéraire le plus éminent, c'est lui qui retint toute son attention. Ce rationaliste convaincu avait une aversion déclarée aussi bien pour le théâtre-spectacle que pour les drames religieux de Vondel; ce qu'il voulait, c'était un théâtre qui s'alignât sur ses conceptions philosophiques et réclamât du spectateur un effort intellectuel. Le théâtre qui répondait à cette double exigence était le théâtre classique français, qui avait atteint son apogée avec Corneille, Racine et Molière. Certes, l'oeuvre théâtrale, produit de l'imaginaire comme toute oeuvre d'art, ne peut-elle prétendre à la vérité; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la plupart des philosophes, de Platon à Hegel, ont tenu les artistes en suspicion. Les classiques français demandent toutefois à l'oeuvre d'être au moins vraisemblable, de présenter les apparences du vrai. L'imagination ne peut donc être abandonnée à elle-même,
Frontispice du ‘Woordenschat’ (Vocabulaire) de Lodewijk Meyer, paru en 1669. (Bibliothèque de la Rijksuniversiteit Leiden).
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e Le théâtre du Keizersgracht (Amsterdam) au début du XVIII siècle. (Atlas historico-typographique du Gemeentelijke Archiefdienst Amsterdam). sous peine de verser dans le fantastique, qui est, faut-il le dire, opposé au rationnel; elle doit être tenue en bride par la raison, qui dicte les principes formels garants de e la beauté objective de l'oeuvre; d'où la floraison au XVII siècle, aussi bien en France qu'en Hollande, des arts poétiques, qui définissent les techniques que l'artiste doit acquérir, comme le plus modeste des artisans. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1762 que l'Académie française introduisit la distinction entre artiste et artisan, reconnaissant du même coup à l'artiste en plus de l'habileté le génie créateur. Une des techniques bien connue du théâtre classique français est la loi des trois unités, montrant formellement combien le contingent, qu'il soit d'ordre spatial, temporel ou événementiel, est réduit à sa plus simple expression, l'accent étant mis sur l'éternel et l'universel, à savoir l'essence de l'homme. Privilégier l'essence immuable des êtres et des choses n'est-il pas le propre de la philosophie classique?
e L'intérieur du théâtre du Keizersgracht (Amsterdam) au XVII siècle. (Atlas historico-typographique du Gemeentelijke Archiefdienst, Amsterdam).
Meyer ne se contenta pas de belles théories; il voulut aussi sensibiliser le public hollandais à ce théâtre qui répondait à son rationalisme. L'occasion lui en fut donnée lorsqu'il fut nommé administrateur du théâtre d'Amsterdam en 1677. Au répertoire apparurent désormais des tragédies et comédies françaises, traduites ou adaptées; Meyer lui-même se chargea d'ailleurs de quelques adaptations. Ce n'est qu'au début du siècle suivant que des pièces originales calquées sur le modèle français virent le jour, ce qui ne mit pas un frein aux adaptations, qui continuèrent à fleurir jusqu'en 1770, un signe parmi tant d'autres que le ‘Siècle d'or’ était bien révolu et qu'avec le e XVIII siècle les Pays-Bas entraient dans une période de stagnation, sinon de recul économique et culturel.
ROGER HENRARD
Septentrion. Jaargang 15 Professeur ordinaire à l'Université catholique de Louvain. Adresse: 9 rue Dehin, B-4000 Liège.
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L'art typographique aux Pays-Bas
DANS un précédent article, nous avons vu comment les Pays-Bas se sont assuré au e e (1) cours du XVII et du XVIII siècle une solide réputation d'imprimeurs et d'éditeurs . e Au XX siècle aussi, les imprimeries néerlandaises jouissent d'une renommée e internationale. Mais entre ces deux périodes, le XIX siècle constitue une époque de régression. Quelles sont les causes et les circonstances de ce déclin d'une part, et de e la renaissance de l'imprimerie aux Pays-Bas au cours du XX siècle d'autre part? Vers la fin de l'ère napoléonienne, il ne restait pratiquement rien de la réputation e internationale que les imprimeurs et les éditeurs néerlandais s'étaient créée au XVII siècle et qu'ils avaient consolidée au siècle suivant. Pendant la presque totalité du e XIX siècle, l'imprimerie néerlandaise n'était que d'importance nationale. Cette évolution n'est pas sans liens avec le moindre rôle des Pays-Bas en Europe. Et puis, la plupart des livres étaient imprimés en néerlandais. Or notre langue ne trouvait guère d'audience en dehors du territoire national. On recourait de moins en moins au latin et au français, les langues internationales d'autrefois. Quant à la présentation, e le livre courant produit aux Pays-Bas pendant le XIX siècle n'était guère exceptionnel. Le plus souvent, on employait des caractères anciens voire antiques, et on ne se gênait pas pour les mélanger de façon absolument arbitraire dans un seul ouvrage. Le papier était en général de mauvaise qualité et peu attrayant malgré le renouveau de notre e industrie du papier à partir du XIX siècle. Dans le domaine de l'illustration, des techniques plus modernes, comme la lithographie, la xylographie et la sidérographie, s'étaient substituées à l'ancienne chalcographie, mais on manquait malheureusement de grands artistes. Les quelques réalisations remarquables étaient surtout dues à des étrangers demeurant aux Pays-Bas, comme par exemple, à partir des années quarante, le xylographe anglais Henry Brown et la maison allemande Arnz, spécialisée dans la lithographie. Ces deux exemples caractérisent l'évolution pendant la seconde moitié du siècle: de plus grandes possibilités techniques, mais en général une moindre qualité artistique. Tout comme aux siècles précédents, les imprimeurs concevaient eux-mêmes leurs ouvrages, mais sans égaler leurs illustres précurseurs sur le plan artistique. Ce phénomène ne se limitait d'ailleurs pas aux seuls Pays-Bas. Ce n'est que vers la fin du siècle qu'une évolution se fit jour grâce à des influences étrangères à l'imprimerie. Comme dans d'autres pays, ces influences venaient du côté des arts plastiques et étaient étroitement liées à l'entrée en scène de l'art nouveau en tant que style international. A partir des années quatre-vingt-dix, on se mit à réaliser d'énormes quantités de livres à reliure spécialement conçue et souvent ornés de vignettes marquant le début ou la fin des chapitres. Ces reliures et vignettes art nouveau étaient conçues par de célèbres peintres comme Jan Veth, Jan Toorop, A.J. Derkinderen et R.N. Roland Holst. Leur contribution se limitait à l'illustration. Généralement l'imprimeur se réservait la conception même des livres, qui restaient traditionnels, sans la moindre fantaisie. Dans quelques rares cas seulement, les artistes se mêlèrent du choix des caractères et de la mise en page, mais en raison de leur inexpérience dans le domaine typographique, les résultats n'étaient pas brillants non plus. Le texte
Septentrion. Jaargang 15 perdait souvent en lisibilité ce qu'il gagnait en beauté par l'emploi de caractères de fantaisie.
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Ce n'est qu'après 1900 que les choses se mirent à changer. Le choix des caractères, les illustrations, la présentation en général, tout était désormais subordonné au texte à imprimer. Un rôle de premier plan fut joué par l'artiste frison Sjoerd H. de Roos (1877-1962), responsable de la typographie de l'édition néerlandaise des conférences de William Morris, publiées en 1903 sous le titre Kunst en Maatschappij (Art et Société). De Roos y avait employé les nouveaux caractères du Français René Grasset, et pour l'esthétique il avait surtout tenu compte de l'aspect global de la page. Pendant les années suivantes, continuant sur ce chemin, il exerça une influence considérable. A partir de 1907, il travailla chez Tetterode, célèbre fonderie de caractères amstellodamoise, et s'appliqua bientôt à la réalisation d'un caractère qui serait présenté en 1912 sous le nom de Mediaeval hollandais et qui resterait pendant une longue période le caractère le plus populaire, employé et apprécié loin au-delà de nos frontières. De Roos créa d'autres caractères encore, dont un certain nombre connaîtraient un succès considérable. Ainsi Sjoerd de Roos a contribué largement au renouveau de la typographie aux Pays-Bas, tant par l'exemple de ses propres réalisations typographiques que par la création de caractères mieux adaptés aux exigences de l'époque. Quelques années après De Roos, un autre géant fit son entrée sur la scène typographique: Jan van Krimpen (1892-1958), également typographe de métier et créateur de caractères. A partir de 1923, il travailla chez Enschede à Harlem. Avec sa riche tradition dans le monde des imprimeurs néerlandais, cette fonderie de caractères était la grande concurrente de Tetterode. Le premier caractère de Van Krimpen, le célèbre Lutetia, serait bientôt adapté au procédé
Couverture réalisée par Jan Toorop pour le livre ‘Psyche’ de Louis Couperus, édité en 1898 par L.J. Veen à Amsterdam. Un exemple caractéristique d'une couverture art nouveau néerlandaise. moderne de la monotype. Au cours des décennies suivantes, Van Krimpen créa plusieurs autres caractères typographiques, qui seraient appréciés et employés partout dans le monde, à côté de ceux de De Roos. Ainsi Jan van Krimpen, dont l'oeuvre typographique aussi fut très importante, e devint un des plus grands créateurs de caractères typographiques du XX siècle. On peut conclure en disant que De Roos et Van Krimpen, bien que travaillant séparément
Septentrion. Jaargang 15 et pour des firmes concurrentes, ont fourni une contribution essentielle à la réhabilitation des Pays-Bas sur la scène internationale de l'art typographique. A côté d'eux, et souvent en collaboration avec l'un d'eux, d'autres y ont contribué également. Citons d'abord Jean François van Royen (1878-1942), employé des services postaux, qui consacrait ses loisirs à l'impression de très beaux opuscules quasi parfaits du point de vue technique. Il était le plus important parmi les nombreux imprimeurs dilettantes qui, depuis William Morris et sa Kelmscott Press en Angleterre, s'étaient manifestés en Allemagne aussi.
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‘Kunst en Maatschappij. Lezingen van William Morris’ (Art et Société. Conférences de William Morris), Amsterdam, 1903. Frontispice et portrait par le jeune artiste S.H. de Roos, qui jouera plus tard un rôle important dans l'évolution de l'imprimerie néerlandaise.
Van Royen entretenait de bons contacts avec plusieurs collègues étrangers, parmi lesquels il faut citer Lucien Pissarro, fils du peintre Camille Pissarro, établi en Angleterre. Aux Pays-Bas, Van Royen avait des contacts tant avec Van Krimpen qu'avec De Roos. Il n'est certainement pas exagéré de dire qu'il a exercé une influence considérable sur les jeunes imprimeurs néerlandais sensibles à la beauté du livre et de l'art typographique. Charles Nypels et Alexander A.M. Stols, tous deux originaires de la province du Limbourg, sont sans conteste les représentants les plus importants de la génération qui entra en scène au cours des années vingt. Dans leur double carrière de typographes et d'éditeurs, ils eurent de nombreux contacts avec la Belgique et la France. Charles Nypels (1895-1952) débuta comme volontaire chez De Roos. Après quelques années, il alla s'occuper de l'imprimerie et de la maison d'édition de sa famille à Maastricht. Plus tard encore, il travailla comme concepteur de livres au service de diverses maisons d'édition aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Jusqu'à sa mort, il resta une des figures les plus marquantes dans le domaine de
Ebauche du type Spectrum par Jan van Krimpen, 1941-1943. Le typographe Jan van Krimpen créait à partir de 1932 une série de caractères nouveaux, dont le Spectrum. l'art typographique néerlandais. Alexander A.M. Stols (1900-1973) débuta lui aussi chez De Roos, mais subit plus tard l'influence de Van Krimpen. Au cours de sa longue carrière de typographe et d'éditeur d'un grand nombre de livres, il se distingua par la qualité tant de la conception générale que de l'impression ellemême. On retient surtout l'heureuse combinaison du texte et des illustrations qu'il faisait réaliser par de nombreux illustrateurs, dont le célèbre Anglais John Buckland Wright. Une partie considérable des activités de Stols se déroulèrent à l'étranger, notamment en Belgique, où il travailla longtemps, en France et plus tard, dans les années cinquante, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.
Septentrion. Jaargang 15 A côté de ces représentants de la typographie classique, on voit, à partir des années vingt et trente, de plus en plus de concepteurs expérimentaux mettre la main à la pâte. Ainsi par exemple Van Doesburgh, un artiste appartenant au groupe De Stijl, et l'architecte Wijdeveld, devenu célèbre par la revue Wendingen. Dans l'oeuvre de Piet Zwart (1885-1977), qui recourait souvent au photomontage, on trouve de nombreuses entorses aux règles de la typographie
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La ‘Kunera’ - presse de J.F. Van Royen, qui se trouve maintenant au Musée national Meermanno-Westreenianum de La Haye, où sont reconstruits l'atelier de composition et l'imprimerie de Van Royen. classique. Zwart et ses adeptes eurent surtout de l'influence dans le domaine de l'impression publicitaire. Le peintre et illustrateur Hendrik Werkman (1882-1945) de Groningue se situe entièrement en dehors de ce groupe. C'est surtout pendant la seconde guerre mondiale, dans ses dernières oeuvres, qu'il réalisa un mélange expressionniste très personnel du texte et de la surface colorée. Dans l'immédiat avant-guerre, d'excellents concepteurs allemands, comme Henri Friedländer et Helmuth Salden, venus chercher refuge aux Pays-Bas, y apportèrent une contribution importante à l'évolution du livre avant, pendant et après la guerre. Pendant les années de guerre, on voit réaliser de nombreux imprimés bibliophiles, confectionnés clandestinement, entre autres par des immigrants allemands. Il dépasserait le cadre de cet exposé d'énumérer ici les nombreuses personnes et firmes qui se sont distinguées depuis la guerre dans le domaine de l'art typographique aux Pays-Bas. Plusieurs imprimeries, qui avaient su maintenir leur réputation internationale, ont fait connaître partout dans le monde le label Printed in the Netherlands. L'influence des techniques d'impression
A. Roland Holst, ‘Tusschen vuur en maan’ (Entre feu et lune), 1932. Edition bibliophile de la Halcyon Presse de A.A.M. Stols, illustrée par l'artiste anglais J. Buckland Wright. modernes et hypermodernes allant croissant, on n'apporte pas toujours suffisamment de soin à l'esthétique, à la finition du produit. Mais heureusement, il reste de nombreux concepteurs, imprimeurs et éditeurs qui se proposent de réaliser des livres de qualité, fournissant la preuve que l'application des techniques modernes ne s'oppose pas nécessairement à des résultats brillants. Un bon exemple est fourni par la fondation Stichting De Roos, un cercle de bibliophiles qui, pour l'édition de ses livres à tirage limité, fait appliquer des moyens de production modernes à côté des procédés traditionnels. Il est d'ailleurs tout à fait remarquable qu'en cette époque de mécanisation croissante, on assiste à un renouveau de l'intérêt pour l'ancienne technique de la composition au moyen de caractères mobiles en plomb. De plus en
Septentrion. Jaargang 15 plus d'imprimeurs dilettantes consacrent leurs loisirs à l'impression de livres et de brochures entièrement composés à la main et imprimés sur presse à main. Bien que de valeur inégale, ces produits témoignent d'un amour accru pour l'art typographique et suscitent de l'espoir pour l'avenir. C'est dans le champ de tension entre la production artisanale
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Spécimen de l'oeuvre de Van Royen: une édition bibliophile de François Villon, ‘Oeuvres’, ‘Le Lais’, ‘Le Testament’ et ses ‘Ballades’, 1926.
‘Entretien’. Une des éditions clandestines de H.N. Werkman dans la série ‘De Blauwe Schuit’ (La barque bleue) qui parut durant l'occupation allemande de 1940-1945. des amateurs et la mécanisation progressive de la production de masse des grandes imprimeries que se situe sans doute la base du renouveau et du rajeunissement de e l'art typographique aux Pays-Bas, lesquels, après la période de déclin du XIX siècle, ont recouvré leur place d'honneur parmi les grands ‘pays imprimeurs’ du monde.
RUDOLF E.O. EKKART
Conservateur du Musée national Meermanno-Westreenianum, La Haye. Adresse: Prinsessegracht 30, NL-2514 AP Den Haag. Traduit du néerlandais par Raoul Sinjan.
Septentrion. Jaargang 15 Eindnoten:
(1) Septentrion, 13e année, no 1, 1984, pp. 28-35.
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Willem Elsschot, pseudonyme d'Alfons de Ridder (1882-1960). (Photo AMVC).
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Willem Elsschot (1882-1960) Entre rêve et réalité
UN jour, Elsschot remit à son fils (‘Papa, tu pourrais faire mon devoir?’) une rédaction où il commentait l'un de ses propres romans, Kaas (Fromage); c'était une analyse éblouissante. Note obtenue: 6. L'appréciation du professeur reflétait parfaitement l'opinion du lecteur flamand. Opinion bien injuste! Au vu de la dizaine de poèmes qu'il a écrits jusqu'en 1910, Elsschot s'affirme comme l'auteur le plus nettement autobiographique de sa génération. Ce solitaire hypersensible et introverti considère du haut de sa tour d'ivoire le monde qui est le sien, celui d'hommes d'affaires sans coeur et sans merci. Mais toute révolte contre ce monde s'avère impossible, et Elsschot ne peut étancher sa soif de sympathie et de compréhension. Car même sur le plan social, il connaît désormais ce pénible divorce entre ‘rêve et réalité’. Au fond de sa conscience, il se range sans ambiguïté du côté des humbles et des exploités, mais ses origines et ses activités professionnelles le poussent dans le camp des oppresseurs sans scrupules: cette fatalité personnelle pèsera sur Elsschot sa vie durant. Que lui reste-t-il, sinon de louer l'astuce - autrement dit la roublardise - en affaires, mais avec assez d'ironie pour prendre ses distances et manifester son aversion, entraînant le lecteur avec lui. Dans la poésie de ses débuts, Elsschot cherche à se libérer d'une oppression intérieure; dans son premier roman, Villa des Roses, il tente d'exorciser l'aversion que lui inspire la bêtise humaine. Nous reviendrons plus loin sur sa poésie. Villa des Roses, récit nourri des souvenirs du séjour qu'Elsschot effectua dans une pension parisienne du même nom, est la chronique sartrienne d'un ‘huis clos’, ramassis d'individus excentriques qui, matériellement et moralement, s'abusent eux-mêmes ou abusent leurs compagnons d'infortune. Argent et bonne foi sont deux denrées également rares dans cette pension, ce qui n'empêche pas ses habitants de rechercher la première par tous moyens, et avec des fortunes diverses. De la bonne foi, on en trouve tout de même chez Louise, la servante. Sa funeste aventure avec l'un des pensionnaires, l'Allemand (!) Grünewald, forme le motif principal de cette chronique. Le déroulement de cette histoire est ménagé avec tant de discrétion que c'est seulement à la fin du livre que le tragique l'emporte. Selon une technique chère à Elsschot, c'est une idylle innocente au début qui conduit la jeune fille insensiblement mais inéluctablement à sa perte. A petites touches, en contrepoint aux autres intrigues de la pension, l'auteur souligne et approfondit le contraste - autre élément caractéristique de son oeuvre - entre la gravité et l'abnégation qui caractérisent l'amour de Louise pour son Allemand, et le mélange de rouerie, de calcul et de légèreté avec lequel celui-ci séduit son amie de rencontre, abuse de ses sentiments avant de l'abandonner à son triste sort - après un avortement et dans les affres d'un incurable chagrin d'amour. Pourtant Louise ne maudit pas son amant infidèle; après le départ de Grünewald, elle lui écrit une longue lettre qui occupe les dernières pages du roman, et qui s'achève ainsi: ‘Je me suis trop fiée à ta bonté pour pouvoir supporter cette séparation projetée en secret, puis mise à exécution; et avoue que je n'avais pas tort d'être sceptique et de pleurer quand tu es venu me dire que l'un des deux aime toujours plus que l'autre,
Septentrion. Jaargang 15 et que tu étais celui-là. Oui, tu l'as bien prouvé! “Ma chère Louise, je t'aime tant”: ta dernière lettre, le pneumatique
Septentrion. Jaargang 15 34 que je relis tous les soirs. Oh, comme tu m'as trompée! Pourtant, Richard, je ne t'en veux pas’. Dans Lijmen (L'arnaque), l'art narratif d'Elsschot s'exprime dans toute sa plénitude. Le titre lui-même renvoie à ce qu'on pourrait appeler l'acte fondateur de toute l'oeuvre d'Elsschot: rouler son prochain. Le mécanisme de cette tromperie est commenté dans le roman: ‘Je répondis évasivement et lui demandai ce qu'il faisait au juste, lui. “De l'arnaque,” répondit-il. Il vit que sa réponse ne m'éclairait guère. “Enfin, de l'arnaque: je baratine les gens et je les fais signer. Et quand ils ont signé, on les leur livre vraiment à domicile.” “On leur livre quoi à domicile, Laarmans?” demandai-je, car je voulais tout savoir. “Leurs exemplaires,” dit l'homme. Il se remit à rire. “Les exemplaires de la Revue Mondiale,” expliqua-t-il...’ On dirait qu'ici, Elsschot a voulu se libérer du sentiment de culpabilité qu'il éprouvait, lui qui devait écouler pareillement sa Revue Continentale Illustrée. Le passage qu'on vient de citer révèle pour une large part les qualités de simplicité et de naturel de la narration. Dans un café, le narrateur rencontre son ami Laarmans et constate que celui-ci a changé du tout au tout. Laarmans est prêt à lui conter son histoire et pour cela l'invite chez lui. Le rite narratif est ainsi engagé et le lecteur, à son tour, écoutera volontiers le récit de Laarmans. Commencée comme une success-story contée sur le mode ironique, cette autobiographie s'achève en véritable chemin de croix d'un escroc tenaillé par ses scrupules. Au début, Laarmans rencontre Boorman, éditeur de la Revue Mondiale, qui l'engage par contrat en tant que secrétaire de rédaction. Avant toutes choses, Boorman oblige son assistant à troquer le patronyme trop insignifiant de ‘Laarmans’ contre celui, plus commercial, de ‘Texeira de Mattos’: cette substitution d'identité peut faire redouter le pire. Pourtant le contrat paraît si avantageux, si équitable, que Laarmans ne voit pas quel piège le diabolique Boorman a pu lui tendre. En outre, les affaires marchent tout de suite: les deux compères prennent dans leurs filets un entrepreneur de pompes funèbres et, dans leur chasse infatigable aux nouveaux clients, passent au peigne fin les petites annonces. Boorman possède un flair de fin limier pour détecter les annonces intéressantes et se révèle un maître dans l'art de les analyser: ‘Hôtel Washington. - 1100 chambres. - Electricité. - Salles de bains. - Lifts. - Téléphones 16305, 16306, 16307, 16308, 16309, 16310. Tout indique qu'on a là des clients de choix pour la Revue Mondiale. Ces onze cents chambres sont révélatrices: si on compte bien, on n'en trouvera sûrement pas plus de trois cents. Attention, ça ne veut pas dire que ces gens ne seraient pas capables d'héberger onze cents voyageurs, seulement ils en logeraient huit cents dans le quartier, chez l'habitant. Mais ils rédigent leurs annonces de telle sorte que le lecteur se figure une gigantesque bâtisse, un vrai labyrinthe où il ne se risquerait pas sans guide. Et puis les numéros de téléphone! Ils auraient tout aussi bien pu mettre: “16305 à 16310”; mais ils ont préféré une énumération interminable, on entend déjà les sonneries et les appels des standardistes, rien qu'à la lecture de leur annonce!’
Septentrion. Jaargang 15 Une seule fois, les deux compères se heurtent à un ‘client’ qui les a percés à jour, mais cet échec ne fait qu'aiguillonner leur zèle. Et puis, par hasard, ils frappent un grand coup, l'affaire
Septentrion. Jaargang 15 35 de leur vie: ils parviennent à vendre cent mille exemplaires d'un unique numéro de la Revue Mondiale à une petite entreprise moribonde, une fabrique de... monte-charges de cuisine. Mais cette transaction léonine ne restera pas sans conséquences pour Laarmans lui-même: elle finira par le miner psychologiquement. Tant qu'il s'agit de lire l'article publicitaire en présence de la débonnaire directrice de l'établissement, Madame Lauwereyssen, Laarmans s'acquitte de sa tâche sans trop de scrupules. Le lecteur lui non plus ne peut réprimer un ricanement, lorsqu'il compare le style ampoulé, les exagérations et l'ampleur démesurée de l'article au délabrement de l'entreprise et à la nonchalance de sa direction: ‘Je repris: “Où trouvera-t-on encore une fabrique, une forge authentiquement moderne, où l'on lime, l'on forge et l'on tourne, et où le fracas des marteaux déchaîne le tonnerre et l'éclair...”’. Puis Laarmans devra encaisser auprès de cette femme chacune des mensualités du paiement. Cela l'épuise littéralement, surtout lors de la dernière échéance, dont son patron lui a fait cadeau à titre de prime, et dont il essaie vainement de dispenser l'entêtée débitrice. Cette ironie tragique marque profondément le lecteur, qui voit Laarmans de plus en plus mal à l'aise dans son rôle d'escroc. Ne reconnaît-on pas en lui Elsschot et son sentiment de culpabilité profondément enfoui? Après avoir fait le récit de sa vie, Laarmans se livre à une dernière pirouette, doublement ironique: successeur de Boorman, il essaie de faire signer à son ami le même contrat diabolique qu'il a conclu autrefois avec son employeur. Voilà où la Revue Mondiale l'aura mené... Il serait trop long d'analyser l'ensemble de l'oeuvre narrative d'Elsschot, et l'on me pardonnera de me limiter à deux exemples. Tout d'abord Kaas, auquel l'écrivain lui-même consacra la rédaction citée plus haut. Une simple citation de ce texte suffira à mettre en lumière les intentions du roman: ‘Elsschot trouve la notion de publicité trop abstraite pour en faire la matière d'un récit. Mais du fromage, sous la forme bien connue des boules que chacun peut tenir dans sa main, qui sentent fort, cela au moins, c'est du concret. Et ces fromages incarnent son aversion pour le commerce en général beaucoup mieux que n'eût pu le faire l'idée de publicité. Dès le début, le lecteur pressent que cette pyramide de fromages va s'écrouler, et écraser sous sa masse le malheureux Laarmans.’ Quant à Het dwaallicht (Le feu follet), le dernier récit d'Elsschot, on pourrait le définir comme un conte de Noël laïcisé. A Anvers, dans le quartier du port, Laarmans - toujours lui - rencontre trois marins asiatiques et, d'après des indications griffonnées au dos d'un paquet de cigarettes, devrait conduire ces trois orientaux vers leur ‘enfant Jésus’ - la jeune fille qui leur donnera le bonheur, la prostituée au grand coeur qui changera leur vie. Ce genre de félicité, Laarmans, quant à lui, le chercherait plutôt en Orient, du moins dans ses rêves. Mais la quête des étrangers est vaine: leur étoile était un feu follet, luisant de tous côtés mais insaisissable. La jeune fille demeure introuvable. Pourtant l'odyssée de ces quatre hommes n'aura pas été entièrement inutile: entre l'Européen et les trois Asiatiques s'établit un dialogue où l'on échange de profondes considérations sur le sacré et le profane, d'un continent à l'autre. Une petite flamme réchauffe l'obscurité des coeurs. Une fois de plus, l'écrivain donne à son récit une conclusion d'autant plus surprenante qu'il l'a insensiblement, imperceptiblement préparée. Ce que les quatre hommes ont vainement cherché pendant toute une soirée, Laarmans le découvre subitement, et sans aucun mal: le
Septentrion. Jaargang 15 ‘sanctuaire’ où habite la fille de plaisir. Cependant il se garde bien d'entrer; la recherche infructueuse du bonheur, ce beau rêve, est terminée. Ce qui l'attend, c'est la routine quotidienne d'une existence grise. Je laisse au lecteur le soin de prendre connaissance de la poésie d'Elsschot. Des vingt pièces qui composent le recueil Verzen van vroeger (Vers d'autrefois), quatre ont été reproduites ici. Avec plus de violence encore que dans sa prose, Elsschot réagit dans sa poésie à des situations familiales, sociales et politiques. Il suffit de lire ces poèmes pour se persuader que chacun d'eux pourrait fournir la matière d'un
Septentrion. Jaargang 15 36 récit. Pourtant cette poésie est moins narrative qu'accusatrice. La structure de base de tous ces poèmes, ou de presque tous, repose sur la traduction rhétorique d'une situation de communication: un locuteur parlant à la première personne adresse directement un message à un auditeur-récepteur, apostrophé à la deuxième personne. Le contenu de chacune de ces ‘allocutions’ est en outre parfaitement reconnaissable, et pour le destinataire, et pour le lecteur. D'autres moyens rhétoriques viennent renforcer le contact entre émetteur et récepteur. Ainsi la personne apostrophée se voit-elle appelée par son nom; ou bien un envoi resserre et précise les liens entre locuteur et auditeur. Enfin un large éventail de procédés stylistiques (symétrie, antithèse, anaphore) recrée le message en lui donnant la forme d'un ‘canon’ obsédant; le langage ironique, sarcastique et parfois cynique permet au poète d'éviter - de justesse - l'écueil d'une exagération grossière ou d'un sentimentalisme mièvre. On verra comment, dans Spijt (Remords), l'auteur exploite toutes les possibilités de la rhétorique pour faire de son poème une sorte d'exorcisme où blasphème diabolique et noir fatalisme s'allient harmonieusement à des remords amers et profonds. Tout comme sa prose, la poésie d'Elsschot est tragique. Il combat la suprématie du mal et la tyrannie du destin avec les armes pragmatiques et stylistiques de la langue. L'anecdote n'assaille pas le lecteur comme un ‘fait divers’, mais s'empare de lui comme une plainte, un aveu, une protestation, un cri ou un pacte satanique. Car ‘le tragique est une question d'intensité, de mesure et d'harmonie, de temps de repos, une alternance entre cris d'allégresse, mouvements lents et coups de gong, entre simplicité, sincérité et ricanements sardoniques.’ (Elsschot).
Willem Elsschot, pseudonyme d'Alfons de Ridder (1882-1960): sa vie et son oeuvre en quelques dates
1882 Naissance à Anvers, dans une famille de neuf enfants; le père est un boulanger aisé. 1888-1897 Scolarité peu brillante: le jeune garçon est renvoyé du lycée pour ‘comportement turbulent’. Son professeur, le poète Pol de Mont, lui donne le goût de la langue et de la littérature du ‘Nord’, c'est-à-dire des Pays-Bas. 1897-1901 Vie de bohème; commence à écrire. 1901-1904 Père d'un enfant naturel, Walter; mène à bien des études commerciales; devient employé de commerce. 1905-1908 Secrétaire d'un homme d'affaires argentin ‘chargé de mission’ à Paris; Elsschot séjourne à la pension ‘Villa des Roses’. 1908-1911 Correspondancier dans un chantier naval de Rotterdam. 1908 Il épouse la mère de son fils Walter. Elle lui donnera cinq autres enfants: Adèle (1909), Willem (1911), Anna (1912), Jan (1917), Ida (1918). 1911-1914 Bruxelles: co-éditeur d'une feuille publicitaire, la Revue Continentale Illustrée. 1913 Public Villa des Roses. 1914-1918 Pendant la première guerre mondiale, Elsschot est employé au bureau anversois du ‘Comité national d'aide et d'alimentation’. A partir de 1919, il travaille dans une agence de publicité, d'abord comme associé puis, à partir de 1931, à son compte.
Septentrion. Jaargang 15 1921 Publie Een ontgoocheling (Une désillusion) et De verlossing (La délivrance). 1924 Lijmen (L'arnaque). 1933-1946 publication de Kaas (Fromage, 1933), Verzen van vroeger (Vers d'autrefois, 1934), Tsjip (1934), Pensioen (Retraite, 1937), Het been (La jambe, 1938; c'est la suite de Lijmen), De leeuwentemmer (Le dompteur de lions, 1940), Het tankschip (Le pétrolier, 1942), Het dwaallicht (Le feu follet, 1946). 1948-1960 Hommages officiels: Belgique, 1948: Prix triennal de l'Etat. Pays-Bas, 1951: prix Constantijn Huygens. 1957 Publication du Verzameld Werk (OEuvres complètes).
JEF VAN MEENSEL
Professeur de néerlandais. Adresse: Stationsstraat 73, B-2440 Geel.
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Septentrion. Jaargang 15 37
Willem Elsschot
Aan mijn moeder
Ik heb gedroomd, o moeder, dat gij op sterven laagt, en voor het al te sluiten, mij lang in d'ogen zaagt.
Gij spraakt van eerlijk blijven, van recht door 't leven gaan; hebt toen nog eens geglimlacht, en alles was gedaan.
'k Wou om vergeving smeken, waarvoor, ik wist het niet, en bij u nederknielen; mijn knieën bogen niet.
Toen wist ik dat 'k u nimmer nog iets vergelden kon. Uw stem deed mij ontwaken in 't klare licht der zon.
Daar blonken grote tranen van heil en droefenis. En 'k voelde diep in 't harte wat ene moeder is.
Antwerpen, 1904
Uit: ‘Verzen van vroeger’ (1934).
A ma mère
J'ai rêvé, ô ma mère, que vous alliez mourir, et que vos yeux près de se clore longuement fixaient les miens.
Vous parliez d'honnêteté, d'une vie droite et claire; vous eûtes un dernier sourire, et tout fut consommé.
Je voulais implorer pardon de fautes que j'ignorais, et près de vous m'agenouiller; mon genou ne put fléchir.
Alors je sus que plus jamais je ne vous rendrais votre amour. Votre voix vint m'éveiller dans le clair rayon du jour.
Septentrion. Jaargang 15 De tristesse et de bonheur, de grosses larmes roulèrent. Et j'ai senti au fond du coeur ce que c'est qu'une mère.
Anvers, 1904
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Septentrion. Jaargang 15 38
Willem Elsschot
Tot den arme
Gij met uw' weiflend' handen en met uw vreemden hoed, uw aanblik stremt mijn bloed en doet mij klappertanden.
Verhalen moet gij niet van uw eentonig leven, het staat op u geschreven wat er met u geschiedt.
De lettertekens spelen om uwen armen mond, die kommervolle wond waarlangs uw vingers strelen.
Het klinkt uit uwen tred, het snikt in uwe kluchten, het zijpelt uit de luchten waar gij u nederzet.
Het komt mijn dromen storen en smakt mij op den grond, ik proef het in mijn mond het grinnikt in mijn oren.
Ik zal ter kerke gaan en biechten mijne zonden, en leven met de honden, maar staar mij niet zo aan.
Rotterdam, 1909
Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).
Au pauvre
Avec tes mains craintives et ton curieux chapeau, ta vue glace mon sang et fait claquer mes dents.
Ne me raconte pas ta vie si monotone, ton histoire est gravée sur toute ta personne.
Ses mots dansent autour de ta pauvre bouche, inquiète blessure que caressent tes doigts.
Septentrion. Jaargang 15 Elle résonne dans ton pas, sanglote dans tes grimaces, suinte avec les odeurs qui forment ta demeure.
Elle trouble mon sommeil, m'accable et me terrasse, agace mes papilles et grince à mes oreilles.
Oui, j'irai à l'église confesser mes péchés et vivre avec les gueux, mais détourne les yeux.
Rotterdam, 1909
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Septentrion. Jaargang 15 39
Spijt
Dat in gemelijke grillen ik mijn dagen kon verspillen, dat ik haar voorbijgegaan of een steen daar had gestaan.
Dat ik heel mijn zondig leven heb gekregen zonder geven, dat mij alles heeft gesmaakt, dat ik niets heb uitgebraakt,
dat ik niet kan herbeginnen haar te dienen, haar te minnen, dat zij heen is en voorbij, bitter, bitter grieft het mij.
Maar de jaren zijn verstreken en de kansen zijn verkeken. Moest die kist weer opengaan geen stuk vlees zat er nog aan.
Priesters zalven en beloven, maar ik kan het niet geloven. Neen, er is geen wenden aan: als wij dood zijn is 't gedaan.
Ja, gedaan. Wat helpt mijn klagen? Wat mijn roepen, wat mijn vragen? Wat ik bulder, wat ik zweer? De echo zendt mij alles weer.
Gij die later wordt geboren, wilt naar wijze woorden horen: pakt die beide handen beet, dient het wijf dat moeder heet.
Antwerpen, 1934
Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).
Remords
D'avoir en caprices maussades gaspillé tant de jours fades, d'avoir pu la dépasser comme un caillou sur la chaussée;
d'avoir, dans ma vie de péché, toujours reçu sans rien donner, d'avoir, glouton, tout englouti et de n'avoir rien vomi;
Septentrion. Jaargang 15 de ne pouvoir recommencer à la servir et à l'aimer; de la savoir perdue, défunte, une amère douleur m'étreint.
Mais les années se sont enfuies, toute chance s'est évanouie. Si l'on rouvrait cette bière on n'y verrait qu'os et poussière.
Les prêtres consolent, promettent, mais je n'en crois pas une miette. Non, j'en ai pris mon parti: quand on est mort, tout est fini.
Oui, fini. A quoi bon se plaindre, crier, questionner et geindre? A quoi bon tonner ou jurer? Bruits par l'écho renvoyés.
Vous tous qui après moi naîtrez, voici des mots à méditer: saisissez deux mains qui se tendent, honorez une mère si tendre.
Anvers, 1934
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Septentrion. Jaargang 15 40
Willem Elsschot
Het huwelijk
Toen hij bespeurde hoe de nevel van den tijd in d'ogen van zijn vrouw de vonken uit kwam doven haar wangen had verweerd, haar voorhoofd had doorkloven toen wendde hij zich af en vrat zich op van spijt.
Hij vloekte en ging te keer en trok zich bij den baard en mat haar met den blik, maar kon niet meer begeren, hij zag de grootse zonde in duivelsplicht verkeren en hoe zij tot hem opkeek als een stervend paard.
Maar sterven deed zij niet, al zoog zijn helse mond het merg uit haar gebeente, dat haar tòch bleef dragen. Zij dorst niet spreken meer, niet vragen of niet klagen, en rilde waar zij stond, maar leefde en bleef gezond.
Hij dacht: ik sla haar dood en steek het huis in brand. Ik moet de schimmel van mijn stramme voeten wassen en rennen door het vuur en door het water plassen tot bij een ander lief in enig ander land.
Maar doodslaan deed hij niet, want tussen droom en daad staan wetten in den weg en praktische bezwaren, en ook weemoedigheid, die niemand kan verklaren, en die des avonds komt, wanneer men slapen gaat.
Zo gingen jaren heen. De kindren werden groot en zagen dat de man die zij hun vader heetten, bewegingloos en zwijgend bij het vuur gezeten, een godvergeten en vervaarlijke' aanblik bood.
Rotterdam, 1910
Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).
Septentrion. Jaargang 15 41
Vie conjugale
Lorsqu'il lui apparut que les brumes du temps étouffaient la lueur dans les yeux de sa femme, avaient pâli ses joues et labouré son front, il se détourna, rongé d'un dépit mordant.
Il jura, tempêta, se maudit, la toisant sans l'ombre d'un désir, et vit soudain changé en un pensum honni le flamboyant péché - elle le regardait comme un cheval mourant.
Mais elle ne mourait pas; une bouche infernale suçait ses moëlles, mais ses os la portaient. Elle allait sans mot dire, se plaindre ou questionner, frissonnant, mais jouissant d'une santé fatale.
Il pensait: je la tue et brûle ma maison, je libère mes pieds de leur gangue moisie, je traverse les flammes, les eaux, je bondis jusqu'en d'autres rivages auprès d'un autre amour.
Il ne la tua pas: entre rêve et réel s'interposent des lois et des inconvénients, et la mélancolie, mystérieux compagnon, qui s'insinue le soir, précédant le sommeil.
Les années s'enfuyaient. Les enfants grandissaient et voyaient l'étranger qu'ils appelaient leur père, assis au coin du feu, muet et solitaire, immobile, effrayant, sombre comme un damné.
Rotterdam, 1910
Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
Septentrion. Jaargang 15 42
La pierre porteuse d'esprit La sculpture de Lika Mutal
La pierre bouge, des sculptures qui bougent
LIKA Mutal découvrit la pierre comme matériau au Pérou. Ce qui la gênait dans les sculptures de pierre de beaucoup de sculpteurs européens, c'était leur caractère statique, immobile. A Lima, où notre Néerlandaise arriva après son mariage, elle décida de suivre une formation à la sculpture. Elle s'inscrivit en même temps à un cours de soudure afin de pouvoir travailler l'acier et laisser la pierre de côté. Les sculpteurs qu'elle admirait à l'époque étaient les Américains Alexandre Calder (1898-1976) et Georges Rickey (o1907), qui réalisaient des sculptures mues par le vent. Bien vite, elle critiqua les oeuvres qu'elle réalisait ellemême en acier, car elle avait le sentiment de faire violence à l'acier, et voilà qu'en même temps elle découvrait la pierre péruvienne. Quand elle eut (littéralement) touché de sa main un bloc de travertin blanc, son choix était fait: elle travaillerait désormais avec du travertin et plus tard aussi avec du granit péruvien qui est encore plus dur que celui de Suède, qu'il s'agisse du noir à grands cristaux, à taches blanches ou du blanc à taches noires. Elle préférait néanmoins le travertin, une espèce de pierre ouverte, jaune, rose ou parfois violette, qui ne présente pas de surprises au tailleur et que les tailleurs de pierre péruviens appellent, pour cette raison, une pierre fidèle. C'est Juan Arias, un tailleur de pierre de grande expérience, praticien de l'Université de Lima(1), qui initia Lika Mutal aux secrets de la pierre et de son façonnage et du même coup à l'esprit des autochtones. En effet, une pierre n'est pas seulement fidèle et courageuse, elle peut aussi être jalouse. Tel est le cas du marbre blanc presque transparent de Cuzco, lorsque, par manque de sollicitude, un mauvais coup de ciseau lui est donné, entraînant des conséquences irréparables, de telle sorte que la pierre présente une blessure. Même les ciseaux, s'ils sont mal utilisés, peuvent se mettre à pleurer. Lika Mutal acquit lentement la conviction que la vision animiste du monde de ses compatriotes était fondée sur une vérité cachée. Pour résoudre des problèmes difficiles, la population indienne consulte la montagne proche qui domine la campagne, tout comme les Grecs consultaient l'oracle. Et avant de boire, on offre à la Terre maternelle la première gorgée. La conviction intime de Lika Mutal que la pierre vit, elle la trouva confirmée plus tard par les recherches scientifiques des cristallographes qui ont constaté que les atomes d'une pierre, comme d'ailleurs aussi ceux des autres matières solides, bougent lentement, très lentement, mais bougent. Donc la pierre vit.
L'on comprend dès lors que les sculptures de Lika Mutal laissent entrevoir la vie intérieure de la pierre dans une forme qui lui est parallèle: les pierres se mettent à vivre parce qu'elles peuvent bouger. Sans doute le vent n'a-t-il aucun pouvoir sur la pierre, mais la main humaine a la faculté de réorganiser la sculpture comme chez Calder et Rickey. C'est le cas des quipus qui sont créés dans les années soixantedix. Le nom renvoie à l'écriture ‘par noeuds’ des Incas qui consistait en noeuds réalisés sur des fils de couleurs différentes pendus librement et attachés à un collier. Un tel
Septentrion. Jaargang 15 quipu remplit la fonction de l'écriture. Cette écriture non déchiffrée intriguait Lika Mutal. ‘Une écriture que personne ne sait lire, constitue pour chacun sa propre langue’, pensa-t-elle et elle opta pour une interprétation magique. Un Quipu(2) de Lika Mutal consiste en un anneau(3) entouré inséparablement d'un certain
Septentrion. Jaargang 15 43
Lika Mutal, ‘Quipu’, travertin, 65 × 40 × 22 cm, 1974 (Photo: Victor Nieuwenhuys, NL-Amsterdam). nombre d'éléments libres. L'anneau, symbole de l'enchaînement éternel de la vie et de la mort, de la liaison de toutes choses, est taillé dans une pierre fidèle, un travertin. Les quatre éléments ont chacun leur individualité plastique propre, allant d'un anneau simple à une forme étirée largement ouverte. Les trois éléments étirés en longueur nous invitent à laisser glisser nos doigts sur leur forme plastique et à fermer la main autour. Cet appel n'émane pas de l'anneau plus abstrait et froid, qui se suffit à lui-même et qui en plus tient les quatre éléments inexorablement réunis. Le Quipu, qui a été détaché à coups de ciseau d'un morceau de travertin horizontal, peut être mu et déplacé. Si l'on met debout l'anneau ou si l'on fait pendre un élément, la sculpture sort des limites imposées par la pierre brute(4). Chaque déplacement de la sculpture la modifie et il y a autant de sculptures qu'il y a de positions possibles. Avec la pierre, matériau statique depuis des siècles, on crée ainsi une sculpture mobile.
La partie qui aspire à son origine
Pacáric(5) signifie en langue inca (le quechua) à laquelle Lika Mutal emprunta tant de titres ‘ce qui est régénéré’: ce qui était destiné, en 1974 et 1975, à devenir sculpture à partir d'une roche de travertin beige. La sculpture a un caractère horizontal, quelque peu rectangulaire et suggère un puissant animal mythique.
Lika Mutal, ‘Pacáric’, travertin, 71 × 130 × 36 cm, 1974-1975 (Photo: Jean Dubout, F-Paris).
Là où on s'attend à voir la tête, apparaît le marbre brut, comme si, à cet endroit, la sculpture avait été enlevée de force à la roche. En bas, il y a également une surface brute, plus grande ici et qui se fond lentement dans la pierre polie. En présentant un plan apparemment épargné par le ciseau, l'artiste se place ainsi dans la tradition de Michel-Ange et de Rodin. Michel-Ange laissa vers 1520 un certain nombre d'esclaves inachevés, à demi délivrés du marbre blanc dont ils semblaient vouloir s'arracher. Cet état d'inachèvement a exercé une influence
Septentrion. Jaargang 15 fascinante sur des sculpteurs ultérieurs tels que Rodin. Celui-ci renforça le contraste entre le matériau brut et la partie travaillée ou polie. L'artiste semblait ainsi prendre une part active à la dernière phase de la création: la sculpture réalisée par la main de l'artiste offrait, dans toute sa perfection, un parallèle avec l'activité du Créateur. A cela s'opposait le chaos restant qui n'avait pas encore été ordonné. On retrouve le mythe de la création dans un contexte tardif, toujours religieux, par exemple autour de 1897, dans La main de Dieu(6). Dans les sculptures de Lika Mutal, il n'y a pas de contrastes très marqués, mais plutôt des transitions progressives. Les parties taillées grossièrement semblent aspirer à rejoindre la roche, leur origine; elles lui restent rattachées par un contact immédiat. La transition lente vers la partie polie indique l'origine d'une manière un peu plus indirecte: cette transition montre que
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Lika Mutal, ‘Pukará’, travertin, 80 × 120 × 70 cm, 1980 (Photo: Jean Dubout, F-Paris). la sculpture a été arrachée intégralement au sol rocheux. En 1980, la ressource de la pierre laissée à l'état brut sera utilisée par l'artiste d'une manière frappante dans Pukará(7) où le grand anneau donne l'impression de s'être détaché de la roche en cassant; c'est le cordon ombilical de la statue. Dans presque toute sculpture, quelque inachevée qu'en soit la forme, Lika Mutal établit cette relation avec son origine. Ce qui relie Pacáric et Pukará aux quipus précédents, ce sont les anneaux détachés au ciseau. Dans Pukará, la structure du travertin indique que l'anneau inférieur a été relié horizontalement à la forme principale. Dans Pacáric, c'est l'anneau, organe détaché, doté d'une valeur indépendante, qui a été poli le plus finement. La cavité dans laquelle l'anneau disparaît et la fente plus loin, polie tout aussi finement, forment les parties les plus intimes de la sculpture. Intime est ce qui est caché et protégé. C'est pourquoi le grand creux quasi mathématique doit le céder à la fente étroite, insondable. L'artiste veut connaître la vie cachée de la pierre et oriente son ciseau. Le visiteur du jardin de sculptures d'Otterlo veut prendre part à l'apparition mythique de cette sculpture, une représentation de forces vitales, et pose à cet effet sa main dans la fente. Il faut croire qu'un tel contact est ressenti comme un besoin au vingtième siècle, car à l'endroit de la fente, la sculpture est devenue noire en quelques années,
Lika Mutal, ‘Parácas’, travertino botticino, 37 × 110 / 150 × 36 cm, 1979 (Photo: Jean Dubout, F-Paris).
à force de caresses. Aux yeux de l'artiste, cela fait partie de la vie de la sculpture.
La sculpture, porteuse d'esprit
Quand Lika Mutal cherche la pierre dans laquelle elle veut réaliser son rêve, elle trace un coup de crayon, fabrique une maquette en papier ou réalise une ébauche en argile que personne ne peut comprendre. L'essai reste rudimentaire(8) de telle manière
Septentrion. Jaargang 15 que l'artiste se réserve la réalisation de l'idée. Parfois elle exécute des dessins plus élaborés comme dans Parácas de 1979. Elle se met à tailler chaque morceau de la pierre brute choisie jusqu'à ce qu'elle en connaisse les caractéristiques. Ensuite il lui arrive de donner le bloc à préparer à un tailleur de pierre uniquement autorisé à le dégrossir. Juan Arias lui apprit à tenir le ciseau d'une main très souple et à le ‘chasser’ en le tournant au moyen de coups de marteau brefs qui font rebondir le marteau sur la pierre. Grâce à cette technique, il n'est, toutes proportions gardées, pas plus fatigant de tailler la pierre très dure que des variétés de pierres plus tendres. Pour tailler des parties de grosses pierres de manière que les formes se détachent et qu'elles puissent bouger, Lika Mutal utilise des ciseaux spécialement fabriqués pour elle par Juan Arias. Ils mesurent 120 cm de long et sont munis de pointes effilées, courbes, arrondies ou plates. Ces ciseaux, trempés le matin, doivent être
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Lika Mutal, ‘Morada’, travertin jaune, 46 × 80 × 100 cm, 1979 (Photo: Johan Balfoort, NL-Leiden). retrempés à midi pour pouvoir être réutilisés. Quand la pierre se transforme lentement en sculpture, Lika Mutal ne la confie plus à personne. Ce n'est que lorsqu'elle est finie que Juan Balbin est autorisé, sous son oeil vigilant, à nettoyer et à polir certaines parties, mais celles-ci ne sont pas laquées.
Après les quipus et en même temps que les animaux mythiques furent créées, à la fin des années soixante-dix, une série de sculptures formées de deux parties complémentaires, ayant pour thème l'unité de deux contraires, l'ordre et le chaos. L'ordre domine dans Parácas(9) parce que la composition est claire et, grâce au principe de l'empilage, architectonique. Un personnage est couché par terre et en tient un autre enlacé. Comme la fente dans Pacáric évoque des associations non seulement magiques mais aussi érotiques, Parácas comporte, par sa composition, une connotation érotique. La sculpture tente aussi de relier les éléments masculin et féminin. Elle constitue un symbole de toute union amoureuse. Les deux parties ont été libérées au ciseau long d'un morceau de travertin. Quand, après des semaines de taille, les parties eurent enfin acquis leur personnalité, l'artiste se rendit compte que la statue se présentait à l'oeil comme un ensemble: les parties se joignaient, mais elles pouvaient être déplacées toutes les deux, si bien que l'idéal d'une certaine dynamique était à nouveau atteint. Si la statue, plus encore que les formes animales, a reçu un caractère horizontal, cela est probablement dû à la révolte inconsciente de Lika Mutal contre les sculptures statiques d'Europe occidentale qui sont toutes placées, à ses yeux, sur un piédestal. Mais la construction horizontale de cette sculpture, comme de tant d'autres dans son oeuvre, provient, bien plus, du besoin de lui faire retrouver le contact avec la terre qui l'a produite. Dans Parácas, la tête de la figure inférieure est surprenante. Formellement la partie rugueuse offre un contrepoids bienfaisant à la partie polie et structurée; conceptuellement, la tête renvoie le spectateur à l'origine, comme un trait d'union entre lui et la matière brute. Cela remplit le spectateur de respect: il n'essaie pas de mettre la main sur la tête. Cette suggestion d'un état intact montre que la sculpture est pour Lika Mutal porteuse d'esprit, exactement comme les menhirs dans la préhistoire européenne sont censés abriter l'âme du défunt.
La roche que l'on peut lire
Septentrion. Jaargang 15 De plus en plus les sculptures cherchent une liaison avec la terre. De 1979 encore date Morada(10) qui signifie en espagnol ‘habitation’. Et effectivement la sculpture est constituée d'un plan quasi carré et d'une construction architectonique. Les plans de niveaux différents font penser au dernier vestige des Incas, Machu Picchu, qui, bien haut dans les Andes, prolonge, par sa construction en terrasses, la forme de la montagne. C'est seulement en 1977 que Lika Mutal vit, de ses propres yeux, les terrasses de Pisac au-dessus de la rivière sainte, près de Cuzco qui était, pour les Incas, le nombril du monde. Elle fut vivement impressionnée par l'union entre la nature et l'architecture. Sa conviction que l'art a une fonction sacrée en fut renforcée.
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Morada offre aussi bien des volumes détachés que des formes dans lesquelles le ciseau a pénétré profondément. Dans les deux cas, la conception de l'artiste diffère, ainsi que le résultat visuel, l'effet produit sur le spectateur. Les formes détachées s'offrent elles-mêmes très ouvertement; celles que le ciseau a effleurées mais qui ne sont pas détachées, ne trahissent pas les secrets de la vie de la pierre. Ainsi cette sculpture allie la clarté au mystère.
Morada est poli et structuré au moyen des transitions subtiles qui depuis des années déjà caractérisent les volumes des sculptures de Lika Mutal. Dans Granit II(11) de 1983, par contre, les oppositions dans le travail sont volontairement extrêmes: le caractère poli du côté supérieur s'oppose à trois faces latérales brutes. Le travail de la surface coïncide ici avec le plan du volume. Toutefois, la construction rectangulaire de Morada est réutilisée, mais nulle part ailleurs sa sculpture n'atteint à tant de simplicité, qu'il s'agisse des quipus, des formes animales, des sculptures doubles et simples (deux en une) ou de Morada même. Simplification et synthèse sont souvent les maîtres mots d'une oeuvre arrivée à sa pleine maturité. La sculpture est constituée de deux pierres plates avec au coin un demi-cylindre ayant l'épaisseur des deux pierres, de telle façon qu'il se trouve imperceptiblement dans le prolongement de la sculpture ainsi fermée. Granit II, à l'état fermé, est une sculpture à deux parties présentant un dos rond, la seule partie ronde de cette statue anguleuse. Ouverte, la sculpture révèle une construction ingénieuse et réfléchie: grâce aux cylindres, elle peut s'ouvrir en tournant autour d'un axe en bronze invisible. Il apparaît également que les deux parties constituent le reflet l'une de l'autre. Voilà de nouveau
1. Lika Mutal, ‘Granit II’, 16 × 41 × 33 cm, 1983 (Photo: Fernando Kodelja, Lima).
2. Lika Mutal, ‘Granit II’, 16 × 65 × 33 cm, 1983 (Photo: Fernando Kodelja, Lima). deux sculptures en une seule, voilà de nouveau l'unité indestructible. Toutefois, c'est le complément qui confère à la sculpture sa vraie signification. Granit II a été poli sur ses grandes surfaces, y compris l'arrondie. Celui qui ouvre la statue et la met ainsi en mouvement - comme cela est possible pour les quipus et les sculptures de deux-en-une - aperçoit deux plans polis avec au coeur un cylindre travaillé de la même façon. Dans Pacáric, Parácas, Morada et tant d'autres sculptures,
Septentrion. Jaargang 15 la pierre a été ouverte là où elle était restée fermée des millions d'années. Pour l'artiste, il s'agit là d'un événement impressionnant et émouvant. Granit II suggère(12) avec insistance que la roche civilisée communiquera sa vie intérieure. Mais cette roche n'est pas totalement civilisée: son esprit reste présent sur trois côtés. Ce que l'on peut lire après dans le livre ouvert fait penser au quipu des Incas: c'est grâce à l'imagination du lecteur que le texte devient vivant.
JOSÉ BOYENS
Historien d'art.
Adresse: Hogewaldseweg 33, NL-6562 KR Groesbeek.
Traduit du néerlandais par Jean-Pierre Roobrouck.
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Eléments biographiques:
1939 Née à Geldrop dans le Nord du Brabant le 12 septembre d'une mère musicienne Lia Schlaghecke et d'un père artiste peintre, Piet Vermeulen. Passa son enfance à Bilthoven près d'Utrecht. Fit ses études à Utrecht, au Lycée Saint-Boniface jusqu'en 1955. 1958-1959 Dans un groupe d'artistes de cabaret chez Wim Kan. 1962 Mariage avec Silvio Mutal, né en Turquie et naturalisé Néerlandais. Entre 1963 et 1970 ils eurent trois filles et un fils. 1964 Vers Bogota, Colombie, où Lika Mutal, exploitant son expérience de directrice de cabaret, monta un théâtre de marionnettes. Elle fabriqua les marionnettes elle-même avec du papier mâché et du fil. Dans le scénario qu'elle rédigea elle-même, elle jouait le rôle du bandit. 1967-1968 Elle fréquente l'Académie à l'Université des Andes de Bogota où elle dessine beaucoup. Elle trouve la formation trop traditionnelle. 1968 Silvio Mutal reçoit un poste d'administration à l'Ambassade des Pays-Bas à Lima, d'où: établissement à Lima. Naissance de la troisième fille. 1968-1971 A Lima, à l'Escuela de Artes Plásticas de la Universidad Católica, chez Anna Maccagno. Ce professeur italien donnait une formation technique aux étudiants, leur faisait confiance et les laissait libres dans le choix d'une orientation personnelle. Sa première statue de pierre, Lika Mutal la tailla chez Anna Maccagno. De sa propre initiative, elle suit un cours professionnel de soudure, où elle apprend á souder à l'électricité et à l'autogène.
Septentrion. Jaargang 15 1971 Dans son atelier personnel, elle commence à travailler l'acier.
Adresse: Pedro de Osma, 136, Barrano, Lima, Pérou.
OEuvres en propriété (semi-) publique:
1975-1976 Quipu double, travertin, 22 × 108 × 128 cm, Otterlo, Musée national Kröller-Müller. 1976 Pacáric, travertin, 71 × 130 × 36 cm, Otterlo, Musée national Kröller-Müller, en prêt. 1983 Ouros, travertin rose, 120 × 240 × 100 cm, Utrecht, Maliebaan, collection de la Commune (commande) - Ouros est le nom d'une localité près de Cuzco. 1985 Pierre s'ouvrant, granit isidora de Portugal, 134 × 134 × 120/200 cm, Oporto, Portugal. Pierre se fermant, granit favaco de Portugal, 135 × 300/120 × 170 cm, Oporto, Portugal.
Expositions individuelles:
1972 Lima, Galería Carlos Rodríguez. 1974 Amsterdam, Galerie D'Eendt. 1976 Paris, Galerie Daniel Gervis. 1978 La Haye, Galerie Nouvelles Images. 1980 Lima, Galeria Forum. Paris, Grand Palais, Foire Internationale de l'art contemporain (F.I.A.C.), avec Galerie Daniel Gervis. 1981 La Haye, Galerie Nouvelles Images. 1982 Lima, Galería Forum. 1983 Paris, Grand Palais, F.I.A.C., avec Galerie Daniel Gervis. 1986 Amsterdam, Galerie Espace.
Septentrion. Jaargang 15 New York, Nohra Haime Gallery.
Bibliographie:
- Lika Mutal, catalogue, Ed. Galerie D'Eendt, Amsterdam, 1974 (17 ill.). - Ineke Jungschleger, De steen is jaloers, de beitels huilen (La pierre est jalouse, les ciseaux pleurent), in NRC-Handelsblad, 10 mai 1974 (1 ill.). - Frans Duister, Beeld en spiegelbeeld, beelden van Lika Mutal (Sculptures en miroir), in De Tijd, 11 mai 1974 (1 ill.). - André S. Labarthe, Lika Mutal au foyer de l'instant, éd. en collaboration avec la galerie Daniel Gervis, Paris, 1976 (34 ill. dont 4 en couleur). - Jean-Marie Dunoyer, Formes, premiers (ou derniers) feux de l'été, in Le Monde, 26 juin 1976. - Ellen Joosten, Lika Mutal, catalogue Nouvelles Images Imartect, La Haye, 1978 (21 ill.). - Augusto Ortiz de Zevallos, Piedra eres: Lika Mutal, in Ogia, no 9, 1978 (6 ill). - Jean Clarence Lambert, Paris-Lima-Mexico-Paris, Lika Mutal, Galería Forum, Lima, in Art Press, no 39, juillet-août 1980 (ill). - Jean Clarence Lambert, Lika Mutal, in Cimaise, art et architecture, no 148, 1980 (20 ill. dont 1 en couleur). - Monelle Hayot, Lika Mutal, in L'oeil, l'art sous toutes ses formes, octobre 1980 (5 ill.). - Marius van Beek, Alle inspiratie is in een blok steen aanwezig (Toute l'inspiration est présente dans un bloc de pierre), in Kunstbeeld, 5e année, no 2, 1980 (8 ill.). - C.S., Lika Mutal, in Trouw, 21 novembre 1980 (1 ill.). - Mario Vargas Llosa, Lika Mutal o la tentación de la piedra, in Armitano arte, no 6, octobre 1983 (18 ill. en couleur).
Eindnoten:
(1) A Lima, l'Académie fait partie de l'Université. (2) Travertin, 65 × 40 × 22 cm, 1974, France, collection privée. Si aucune mention n'est faite de l'emplacement, la sculpture est la propriété de Lika Mutal. (3) Déjà avant, l'anneau fut utilisé dans son oeuvre sous la forme d'un serpent abstrait qui se mord la queue. (4) Ce que le sculpteur hollandais Pjotr Müller (o 1947), plus axé sur la théorie, a essayé de réaliser explicitement en 1978 dans son projet Piliers cassés - arracher la sculpture à sa propre échelle - Lika Mutal ne le réalise qu'occasionnellement. Pour les Piliers cassés, voir Ons Erfdeel, 26e année, no 4, 1983. (5) Travertin, 71 × 130 × 36 cm, 1974-1975, Otterlo, Musée national Kröller-Müller, en prêt. (6) Marbre blanc, 63 × 80 × 58 cm, Paris, Musée Rodin. (7) Travertin, 80 × 120 × 70 cm, 1980. Pukará est le nom d'une localité près de Cuzco, où l'on trouva beaucoup de poterie précolombienne.
Septentrion. Jaargang 15 (8) A moins que le commanditaire de la sculpture en décide autrement. (9) Travertino botticino de 37 × 110 × 36 cm jusqu'à 37 × 150 × 36 cm, 1979. Parácas est le nom d'un vent péruvien violent qui balaie les côtes de l'océan Pacifique. (10) Travertin jaune, 46 × 80 × 100 cm, 1979, Pays-Bas, collection privée. (11) Granit péruvien noir avec des taches blanches, 16 × 41 × 33 cm (fermé) et 16×65×33 cm (ouvert), 1983. Le titre indique la deuxième sculpture d'une nouvelle série. (12) En réalité les pierres n'étaient pas disposées les unes sur les autres, mais les unes à côté des autres.
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Sur les traces de Raoul Servais Le cinéma d'animation en Flandre
Au commencement était Raoul Servais...
AUCUN cinéaste flamand n'a acquis une plus grande notoriété internationale que le réalisateur de films d'animation Raoul Servais (o1928, Ostende). De ses débuts modestes avec Havenlichten (Phares, 1959) à Harpya (1978), qui remporta la Palme d'Or à Cannes, Servais a exploré les possibilités du film d'animation et donné une oeuvre universelle qui fut récompensée par une pléthore de distinctions étrangères. Lorsque le cinéaste devint, en 1966, professeur à la section Cinéma d'animation de l'Académie royale des beaux-arts (KASK) de Gand, de nombreux jeunes gens profitèrent de l'occasion pour s'exprimer de façon créative dans ce domaine. Aujourd'hui, cette évolution porte ses fruits à un point tel que l'on commence peu à peu à parler d'une ‘école gantoise du film d'animation’. Il n'est pas non plus sans intérêt de rappeler que Raoul Servais comptait parmi les initiateurs de la création des Pen Film Studio's, du Studiecentrum voor animatiefilm (Centre d'étude du film d'animation) et du Belgisch Animatiefilmcentrum (B.A.C. - Centre belge du film d'animation). Après Harpya, Raoul Servais rêvait de réaliser un dessin animé de long métrage intitulé Taxandria. Le manque de moyens financiers l'empêche provisoirement de mener à bien ce projet. Entre-temps, nombre de jeunes gens ont marché sur les traces de leur maître. Parmi ses émules les plus importants, citons Daniel Schelfthout, Paul Demeyer, Dirk de Paepe et Stef Viaene.
Daniel Schelfthout et l'Eveil du monde
Un des premiers étudiants talentueux de Servais fut Daniel Schelfthout (o1947, Ixelles). En 1973, il remporta avec Ego un premier prix au Festival d'Annecy. Le film montre la naissance et la croissance d'un personnage grotesque qui se considère comme le centre du cosmos. Toutefois, Ego comprend vite qu'il n'a pas plus d'importance que les autres ‘totems’ qui l'entourent. Finalement il réalise que le bonheur consiste à vivre en harmonie avec les autres et tout ce qui vit dans la nature. Le succès d'Ego incita Schelfthout à continuer de travailler à temps plein dans cette branche. Il exécuta dès lors une multitude de commandes, allant de films destinés à la série télévisée pour la jeunesse Pierrot à des dessins animés tels Awake (1975) et Wake up! (1984). Comme on peut déjà le constater dans son film Ego, ce cinéaste nourrit un intérêt extraordinaire pour la genèse et l'évolution de l'homme au sein de l'univers. Cette fascination se manifeste avec le plus de vigueur dans Crepusculum (1979): le clown Ffalo fait un rêve dans lequel il apprend par les médias que la troisième guerre mondiale vient d'éclater. Dans le journal, à côté de l'article annonçant cette dépêche, il trouve également une bande dessinée dans laquelle il apparaît sous les traits d'un personnage. Le clown prend conscience qu'il participe par ses facéties à une société qui conduit à la destruction. Il adresse ses protestations au dessinateur qui n'est autre que le réalisateur Daniel Schelfthout, intervenant en direct dans le film. Crepusculum, qui est un dessin animé de style pop'art, possède un rythme très
Septentrion. Jaargang 15 vivant et des coloris chatoyants. En 1984, Schelfthout signa également le film d'animation Genesis dans lequel, partant du récit de la Création, il présente une synthèse accélérée de l'histoire universelle. Une image du navire de Greenpeace symbolise le rêve d'un monde meilleur caressé par Schelfthout. Dans son oeuvre, Daniel Schelfthout traduit sa vision philosophique de l'humanité. Avec bonheur, son style ironique
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évoquant la bande dessinée et sa technique d'animation créative tempèrent la gravité de son message au sujet de l'Eveil du monde.
Un Oscar pour Paul Demeyer
Après avoir suivi les cours de Raoul Servais, Paul Demeyer (o1952, Bruges) alla poursuivre ses études, dès 1975, au Californian Institute of Arts. Deux ans plus tard, il obtint non seulement le titre de Master of Arts mais il reçut en outre, pour The Muse, la Hollywood Student Academy Award, c'est-à-dire le Student's Oscar. The Muse (1976), un film d'animation d'une durée de trois minutes seulement, porte un regard critique sur l'image de l'artiste en quête d'inspiration. Par le truchement d'éléments narratifs sommaires et de méthodes simples d'animation, Demeyer parvient à créer un dessin animé excessivement expressif et parfaitement minuté. Chez lui, le tendre engagement humaniste de Servais a fait place à une satire féroce. Ses films précédents en témoignaient déjà. Dans Struthio (1974), une autruche arrache la terre entière dans un élan de cupidité; dans Eten, at, gegeten (Manger, mangeait, mangé, 1974), une femme à l'appétit vorace devient elle-même la victime de sa gloutonnerie. Animasmen (1975) est un film d'animation à l'aquarelle qui fustige la relation romantico-idyllique unissant l'homme et l'animal. En outre, Demeyer put donner libre cours à son humour spirituel et d'inspiration anarchique en Californie dans Little Belgians, Singapore no4 et Force of habit, un film expérimental en noir et blanc réalisé selon la technique de la ‘pixillation’, qui évoque le chaos de la grande ville moderne. De retour en Flandre, Demeyer entra aux studios Pen Film. Il y collabora notamment aux treize épisodes du dessin animé de la BRT (Radio-télévision belge néerlandophone): De Wonderwinkel (La boutique enchantée, 1979). Un peu plus tard, il séjourna pendant deux ans au Luxembourg où il se spécialisa, à RTL, dans l'animation sur ordinateur. Ensuite, il fut employé aux Richard Purdon Studios de Londres.
Raoul Servais, ‘Harpya’, 1978.
Septentrion. Jaargang 15 Daniel Schelfthout, ‘Crepusculum’, 1979. ‘Du boucan à la télé et dans les journaux’.
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Paul Demeyer, ‘The Muse’, 1976.
Jef Ceulemans et Dirk de Paepe, ‘De Wonderwinkel’ (La boutique enchantée), 1979.
Jef Cassiers et Dirk de Paepe, ‘Jan zonder Vrees’ (Jean sans Peur), 1985.
Dirk de Paepe: la Panthère rose et autres récits
Pour les studios Pen Film, De Wonderwinkel était la première commande importante émanant de la BRT. Aux côtés du réalisateur de la BRT Jef Ceulemans, Dirk de Paepe faisait office de co-réalisateur. Après ses études à l'académie auprès du professeur Servais, Dirk de Paepe (o1951, Bruges) s'en alla donc travailler chez Pen Film où il conçut et réalisa notamment, en qualité de cinéaste d'animation, des films publicitaires et éducatifs ainsi que des effets spéciaux. En tournant De Wonderwinkel, il fit la preuve de son talent. Ce feuilleton, destiné à la jeunesse et réalisé d'après un scénario de Gommaar-Got-Timmermans, raconte l'histoire de Jonas qui, sur le chemin de l'école, pénètre dans la ‘boutique enchantée’ et fait la connaissance des locataires pittoresques de l'immeuble. Au moyen d'une machine à voyager dans le temps, il surgit dans diverses époques historiques et vit des aventures fantastiques. Une animation extrêmement soignée, un humour spirituel et des décors aux teintes fastueuses caractérisent cette oeuvre réussie. Les qualités de cette série télévisée suscitèrent même l'intérêt de chaînes américaines. Inspiré du même sens de la perfectibilité dans la finition, le cinéaste créa en 1981 le dessin animé de court métrage
Septentrion. Jaargang 15 In de greep van Gambrinus (sous l'emprise de Cambrinus). Fait plus important: l'admiration des Américains pour De Wonderwinkel en 1983 donna lieu à une commande prestigieuse, à savoir la réalisation du film d'animation qui préluderait à The Curse of the Pink Panther (Opération Panthère rose) de Blake Edwards. Pour les besoins de cette oeuvre, De Paepe utilisa - une première en Belgique - un objectif Panavision. Le succès remporté par De Wonderwinkel aboutit également à une nouvelle commande de la BRT, en l'occurence la production du premier dessin animé flamand de long métrage: Jan zonder Vrees (Jean sans peur, 1985). Disposant d'un budget extrêmement réduit, Dirk de Paepe et l'équipe cinéma des studios Pen Film parvinrent à démontrer une fois de plus leurs capacités artistiques et techniques.
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Le talent universel de Stef Viaene
L'on peut difficilement reprocher à de jeunes animateurs tels que Paul Demeyer et Dirk de Paepe de mettre leur talent au service de sociétés de production commerciales. Si les perspectives de développement du long métrage flamand de fiction sont très réduites, celles du film d'animation le sont encore davantage: les canaux de distribution pour ce genre cinématographique sont quasiment inexistants en Flandre. L'oeuvre d'autres créateurs tels Stef Viaene (o1952, Courtrai), qui ont malgré tout encore le courage de composer des films d'animation purement artistiques, force d'autant plus l'admiration. Au départ, Stef Viaene se livra à des expériences sur les possibilités offertes par la technique de la ‘pixillation’: 78 toeren (78 tours, 1974). Happy Destruction (1975) est déjà davantage qu'un exercice de doigté. Pas plus que dans son premier film, le cinéaste n'y relate un récit. Il veut communiquer au spectateur sa vision critique de la société de consommation, que recèle ce titre paradoxal, par les canaux exclusifs de l'image, du son et du montage. Temps et espace sont constamment entremêlés en fonction d'une structure propre, qui s'apparente à une composition musicale. Sur le plan pictural, 78 toeren évoque parfois l'oeuvre du peintre flamand Raveel, cependant que Happy Destruction contient des éléments du pop'art. Pour le compte de Fugitive Cinema, Viaene réalisa ensuite le film d'animation The Salt Canyon Massacre (1979), un western à vocation sociale. Exerçant par ailleurs les arts plastiques, il créa entre-temps une série de Fonobielen qui enlevèrent en 1981 le prix de sculpture de la province d'Anvers. En 1984, Viaene tourna son quatrième dessin animé, Same player... Cette oeuvre, d'une durée de onze minutes, se présente comme la visualisation du flot de pensées libéré par l'esprit d'un passager imaginaire au cours d'un voyage en train. Le point de départ en est la vitre d'un compartiment dans laquelle des paysages, des gares et des trains, lancés dans une fuite éperdue, se métamorphosent à un rythme de plus en plus rapide en des impressions visuelles tantôt abstraites, tantôt figuratives. Le cinéaste joue
Stef Viaene, ‘Same player...’, 1984. avec le cadre de l'image, avec des chevauchements de clichés, des effets d'éclairage, des contrastes entre noir et blanc et couleur, bref avec toutes les possibilités techniques qu'offrent la caméra et la pellicule. Same player... possède une expressivité plastique étonnamment contemporaine et témoigne d'un sens artistique qui repose sur une
Septentrion. Jaargang 15 solide connaissance du métier. En 1985, Stef Viaene confirma son talent multiforme avec un projet théâtral exploitant une grande variété de moyens d'expression: Frames. Si l'on peut se risquer à parler en Flandre d'une ‘école gantoise du film d'animation’, la raison première n'en est pas l'existence de traits de style communs aux réalisateurs mais bien plutôt leur créativité artistique dynamique et leur savoir-faire. La facture picturale de leurs films, fruit de leur formation plastique à l'Académie royale des beaux-arts de Gand, est en vérité leur qualité la plus marquante.
WIM DE POORTER Professeur de néerlandais. Adresse: Breeweg 11, B-8042 Hertsberge. Traduit du néerlandais par Patrick Grilli.
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Le mouvement pacifiste en Flandre
LA discussion sur l'installation de quarantehuit missiles nucléaires de portée intermédiaire anime la vie politique belge depuis la fin de 1979. Ce débat révèle, une fois de plus, une approche différente de problèmes politiques de la part des deux communautés que sépare la frontière linguistique. Plusieurs sondages d'opinion ont permis de constater que les Flamands se montrent nettement plus sensibles aux conceptions pacifistes que ne le sont les Wallons et les Bruxellois. La présence prépondérante - disproportionnée - de Flamands lors des ‘manifestations pour la paix’ qui se sont déroulées ces dernières années ne fait que confirmer cette constatation. Par ailleurs, au niveau parlementaire aussi, les voix radicalement pacifistes s'élèvent presque exclusivement du côté des élus flamands. Ces constatations n'étonneront guère ceux qui ont observé la vie politique belge de ces dernières années. Toutefois, il serait erroné de vouloir expliquer ce phénomène exclusivement par le fossé qui semble se creuser entre les deux communautés linguistiques. Il est frappant, par exemple, qu'une analyse morale et émotionnelle de la politique internationale plutôt qu'une analyse des forces politiques en présence prévaut surtout chez les peuples appartenant au groupe linguistique germanique, ce qui renvoie à des déterminants d'ordre historique et culturel. Pour la Flandre, il convient d'ajouter un esprit antimilitariste profondément enraciné. Celui-ci trouve son origine au dix-neuvième siècle, dans l'opposition catholique à la caserne considérée comme un lieu de perdition, dans la réaction flamingante contre l'armée considérée comme bastion de francisation et dans l'aversion populaire pour le système de la conscription. Au lendemain de la première guerre mondiale, cet antimilitarisme s'est radicalisé plus particulièrement au sein du Mouvement nationaliste flamand. Faisant sien le slogan ‘Jamais plus de guerre’ et d'inspiration antifrançaise très prononcée, celui-ci réussit à constituer un large front politique qui contribua notamment à imposer la politique de neutralité en 1936. Son influence sur le cours des événements internationaux, jugée néfaste, eut comme résultat que le pacifisme et l'antimilitarisme demeurèrent muets dans la Flandre d'après 1945. Mais le récent débat sur les missiles de croisière contribua à révéler de nouveau la sensibilité flamande aux conceptions pacifistes. Le mouvement pacifiste en Flandre peut donc, certes, se prévaloir d'une certaine tradition, même s'il ne s'agit pas d'un lien ininterrompu avec le passé. Quelle est son origine? Quelles sont ses caractéristiques? Quels courants rassemble-t-il? Voilà les questions auxquelles nous nous proposons de répondre brièvement. Le noyau de l'actuel mouvement pacifiste remonte tout au plus à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Portées par la vague de contestation de la société, trois organisations arrivèrent à maturité entre 1968 et 1972, qui prônaient une attitude critique - chacune à sa manière, il est vrai - à l'égard de la politique menée en matière de défense et de sécurité. L'Internationale van Oorlogstegenstanders (IOT - Internationale des opposants à la guerre) défend un pacifisme résolu et plaide pour l'organisation d'une défense sociale basée sur la non-violence. Il s'agit d'une organisation pluraliste, recrutant surtout dans des milieux nationalistes flamands et socialistes. Le groupe Vrede vzw (Paix asbl) représente en fait la tendance favorable à Moscou au sein du mouvement
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La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 25 octobre 1981. pacifiste flamand. Il met l'accent sur la lutte anti-impérialiste tout en préconisant la coexistence pacifique entre l'Est et l'Ouest. Il recrute principalement dans les milieux communistes. Pax Christi Vlaanderen (Pax Christi Flandre), le pilier catholique du mouvement pacifiste, se caractérise par son approche morale et religieuse globale de la problématique de la paix et de la sécurité ainsi que des droits de l'homme et du sous-développement. A l'heure actuelle, grâce au prestige dont il bénéficie dans les rangs catholiques, Pax Christi Vlaanderen constitue l'organisation pacifiste la plus imposante et la plus influente en Flandre. C'est seulement à partir de 1975 que l'on peut faire état d'un véritable mouvement pacifiste flamand. Cette année-là, les trois organisations précitées parvinrent à s'associer avec une quarantaine d'organisations socioculturelles, syndicales et politiques de différentes tendances idéologiques au sein de l'Overlegcentrum voor de Vrede (OCV - Centre de concertation pour la paix). Il ne faut pas sousestimer l'importance de ce centre. Il s'agit d'une structure à caractère permanent par l'intermédiaire de laquelle une approche critique des problèmes de la paix et de la sécurité sut rapidement et efficacement se diffuser dans de nombreuses couches de la collectivité flamande. Par le biais de l'Overlegcentrum voor de Vrede, les trois grandes organisations se dotèrent d'une assise sociale, et ce fut là le commencement formel du mouvement pacifiste en Flandre. L'éventualité d'une installation de missiles nucléaires en Europe occidentale, dont il fut question depuis le milieu de l'année 1979, servit de point de départ à une vaste action.
‘Stop au trafic d'armes belge’. Affiche pour la marche de protestation contre l'armement nucléaire de Zeebruges à Bruges, le 17 novembre 1979.
L'implantation fut considérée comme un pas nouveau dans la course aux armements, qui, en outre, augmenterait le risque d'une guerre nucléaire limitée en Europe. En y renonçant, l'OTAN pouvait faire un geste susceptible, s'il était suivi d'une réponse positive du côté soviétique, de freiner la spirale de l'armement. A long terme, on pourrait ainsi aboutir au démantèlement de toutes les armes nucléaires et, partant, à des relations détendues entre l'Est et l'Ouest.
Septentrion. Jaargang 15 Sur ces points, il y avait un consensus général au sein de l'Overlegcentrum voor de Vrede, mais ce centre de concertation ne s'avérait pas la plate-forme la plus appropriée sur le plan de l'organisation. C'est ainsi que fut mis sur pied, fin 1979, le Vlaams Aktiekomitee tegen Atoomwapens (VAKA - Comité flamand d'action contre les armes nucléaires). Cet organisme, qui ne coiffait que dix-sept organisations et s'orientait avant tout vers l'action concrète, acquit un profil radical et joua le rôle de moteur dans la campagne dirigée contre la décision de l'OTAN. L'action combinée du Vlaams Aktiekomitee tegen Atoomwapens, de l'Overlegcentrum voor de Vrede et des trois organisations hostiles aux armes nucléaires eut pour effet que le dossier devint un véritable enjeu politique. De vastes campagnes d'information et des actions locales très décidées contribuèrent à créer un large mouvement populaire proche de la base. Il est indéniable que l'on a réussi, en premier lieu, à sensibiliser l'individu politiquement non engagé, comme en témoignent le succès de masse que connurent les grandes manifestations des dernières années - qui se classent
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‘Pas de missiles’. Affiche pacifiste pour la manifestation nationale à Bruxelles, le 23 octobre 1983. parmi les plus imposantes qui aient eu lieu en Belgique - ainsi que les sondages d'opinion où plus de soixante-dix pour cent des Flamands se prononcent contre les missiles nucléaires. La discussion a même donné lieu à la constitution de groupements dans des milieux qui, normalement, ne se manifestent jamais en tant qu'entités, tels que le Medische Werkgroep tegen Atoomwapens (Groupe de travail médical contre les armes nucléaires), les Kunstenaars voor de Vrede (Artistes pour la paix) et les Priesters voor Ontwapening en Overleving (Prêtres pour le désarmement et la survie). Ces phénomènes démontrent à quel point le débat a profondément marqué la communauté flamande. Pourtant, le mouvement pacifiste de Flandre s'appuie en premier lieu sur les structures politiques et sociales existantes. Ainsi, le mouvement socialiste officiel a immédiatement pris la tête de l'opposition aux missiles nucléaires. Par loyauté envers le gouvernement dans lequel il siégeait, le Socialistische Partij (Parti socialiste flamand) avait approuvé à la fin de 1979 la double décision de l'OTAN. Devenu parti d'opposition, il s'est affirmé, à partir de 1981, fer de lance politique du mouvement pacifiste. La Volksunie (Union populaire) aussi, en tant que représentant politique du mouvement nationaliste flamand, prit sans ambages position contre l'implantation des missiles. Il est du reste frappant que le Mouvement flamand proprement dit s'est engagé en se référant surtout au ‘jamais plus de guerre’, slogan traditionnel mais vague et susceptible de bien des
La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 23 octobre 1983. interprétations, ce qui indique qu'il est confronté à des divisions internes. Les différentes tendances de la petite gauche fragmentée se rallièrent tout de suite au mouvement, tout en se livrant une petite guerre interne sur le rôle joué par l'Union soviétique dans la course aux armements. Le jeune mouvement écologiste - dont la fondation et le développement se déroulèrent en partie parallèlement à ceux du mouvement pacifiste - se rangea sans hésitation sous la bannière du pacifisme radical et est finalement le seul à exiger le retrait immédiat de la Belgique de l'OTAN. Le pilier libéral, de son côté, se présente comme le défenseur le plus loyal de l'Alliance atlantique. A quelques voix dissidentes près, il est à peine représenté au sein du mouvement pacifiste.
Septentrion. Jaargang 15 Reste le solide pilier catholique, à l'intérieur duquel on constate de grands déchirements. Le prestige de Pax Christi Vlaanderen (Pax Christi Flandre) amena des organisations influentes comme l'Interdiocesaan Pastoraal Beraad (Concertation pastorale interdiocésaine) - plaque tournante de l'action pastorale à l'intérieur du pilier - ainsi que l'Algemeen Christelijk Werkersverbond (ACW - aile flamande du Mouvement ouvrier chrétien) - organisation de coordination des travailleurs chrétiens - à soutenir en bloc ou en partie le mouvement pacifiste. Le pilier catholique - y compris des prêtres, des religieux et des religieuses - était largement représenté aux manifestations des dernières années. Sur le plan politique, c'est plus compliqué.
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‘Pas d'armes! Du travail!’ La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 17 mars 1985.
Ces dernières années, le parti démocrate chrétien Christelijke Volkspartij (CVP - Parti populaire chrétien) était la cible tant des partisans que des adversaires du mouvement pacifiste. D'un côté, une part importante de sa base se prononçait contre l'installation des missiles de croisière. De l'autre, il y avait au sein des instances dirigeantes du parti un loyalisme très prononcé vis-à-vis de l'OTAN. En outre, le partenaire libéral de la coalition gouvernementale ne voulait pas entendre parler de nouveaux atermoiements. Enfin, le 15 mars 1985, le gouvernement belge se décidait à installer les seize premiers missiles à Florenne en Hainaut. Pour le mouvement pacifiste, l'heure de la vérité semblait avoir sonné. A ce moment, quelques organisations influentes du lobby catholique (comme l'ACW) refusaient de contester la décision gouvernementale. A la manifestation pacifiste du 17 mars 1985 à Bruxelles (moins de 100 000 participants), une tendance antigouvernementale s'exprimait clairement. Le mouvement pacifiste semblait se préparer à une radicalisation, avec le risque de perdre sa large base à caractère pluraliste qui était attirée surtout par l'appel général à la paix et au désarmement. Un semestre plus tard, en automne 1985, le tableau avait radicalement changé. Au cours des élections parlementaires du 13 octobre 1985, la question des missiles se trouvait totalement reléguée à l'arrière-plan: la coalition gouvernementale sortait renforcée du scrutin. A la manifestation pacifiste du 20 octobre 1985
Emblème de ‘Pax Christi’.
à Bruxelles (environ 150 000 participants), le ton antigouvernemental avait fait place à un ton constructif, mais général et vague (‘désarmer pour développer’). La radicalisation ne s'est donc pas imposée et les thèmes du mouvement prennent une direction apolitique et moraliste. En outre, le temps des manifestations-monstres (comme en octobre 1983 à Bruxelles avec 300 000 participants) semble révolu. Même si le mouvement a passé son apogée, son impact après six ans d'action continue restera important, surtout en Flandre. D'un côté, le mouvement a créé une prise de conscience en matière de défense et de politique extérieure qu'il convient de juger positive dans un régime démocratique. Mais de l'autre côté, il a introduit tant d'émotivité voire de confusion qu'un débat serein et nuancé en ce domaine n'est plus guère possible. On doit en conclure que, pour les années qui viennent, chaque
Septentrion. Jaargang 15 dossier de défense ou de politique extérieure fera l'objet d'une controverse radicale en Belgique. Le temps du consensus sans histoires s'est envolé!
MARC LAMOT Collaborateur au Centre pour la recherche sur la paix de la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Van Evenstraat 2b, B-3000 Leuven.
Traduit du néerlandais par Willy Devos.
Pour plus d'informations sur le mouvement pacifiste de Flandre, s'adresser à l'IPIS (Service international d'information sur la paix), Kerkstraat 150, B-2008 Antwerpen, tél. (03) 235 02 72.
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Les dessins et gravures de Raf Coorevits
L'ARTISTE cherche à toucher la vie. Deux aspects fondamentaux caractérisent l'oeuvre qu'il développe: ce qui, dans la vie le fascine et les dons de créateur et de technicien qui lui permettent de traduire en un langage plastique ses expériences et son émotion. Raf Coorevits, né le 26 avril 1934 à Sint-Niklaas (Flandre orientale), est essentiellement dessinateur et graveur. Il étudia à l'Académie des beaux-arts de sa ville natale et à l'Institut supérieur Saint-Luc de Gand, où il enseigne aujourd'hui. En 1959, il reçoit le Grand Prix de l'Institut Saint-Luc pour la gravure, puis, trois années plus tard, il obtient, pour la gravure également, le prix provincial de la Flandre orientale. A Belsele, l'artiste habite, avec sa femme Betty, une belle maison restaurée e du XVIII siècle, dont le large grenier est transformé en atelier. L'être humain et le paysage sont les deux grands pôles d'intérêt de Coorevits; bien que les oiseaux et les marionnettes constituent dans son oeuvre gravée deux séries importantes.
Raf Coorevits, ‘Nu couché’, crayon noir, 1966.
Ses paysages sont inspirés par ses voyages en Espagne, Sicile, Grèce, Yougoslavie, Autriche, Allemagne et Angleterre. Sur place il remplit de petits carnets de croquis. Ces rapides esquisses donnèrent, durant les longues soirées d'hiver, de grands dessins. Ce ne sont pas des documents d'une exactitude photographique, mais des interprétations, des évocations. Cela apparaît surtout dans les séries d'arbres et de fragments de végétation extraits de leur environnement habituel. Les arbres, avec leur sousbois, sont distribués en bouquets dans l'espace. La fourmillante végétation se matérialise en une unité autour d'un coeur rayonnant une douce lumière, qui nous introduit dans une réalité différente du réel visible. Typiques pour toute l'oeuvre de Coorevits sont la puissance de synthèse organisant cette végétation grouillante en une harmonieuse unité, et le désir de révéler l'essentiel. Tel l'oriental, il accorde une grande importance au mystère de la communication avec la nature. Qu'il transcrive cette nature en images lyriques et détaillées, ou en formes
Septentrion. Jaargang 15 Raf Coorevits, ‘Oiseau’, pointe sèche, 1978.
Septentrion. Jaargang 15 57 vigoureuses et concises, nous nous trouvons toujours devant une profusion d'interprétations possibles: calme, ferveur, silence, infini... Alors que les arbres portent parfois d'exubérantes frondaisons, une petite rivière trouve son chemin par les taillis et renvoie à une petite source blanche tapie dans les ténèbres complices. Certains paysages méridionaux, brûlés de soleil, sont presque réduits à une étroite bande ponctuée de quelque ferme aux allures de fortin, ou à une vaporeuse ébauche de végétation en vagues couleurs aquarellées. Ici la matérialité des choses n'a plus d'importance, l'intensité de la lumière a ravi leur identité. Seule est fondamentale la délicieuse sensation d'exister. Partant de la nature, le dépouillement dans l'évocation est parfois porté si loin, que les dessins ou aquarelles, tels ceux de la région d'Assise, confinent à l'art abstrait. Cette tendance vers l'abstraction donne à Coorevits la liberté nécessaire pour vouer aux choses impalpables, comme la vie, une place centrale. Mais également, et peut-être surtout, c'est
Raf Coorevits, ‘Femme qui se repose’, crayon noir, 1979. de l'être humain que Coorevits est le dessinateur. Betty fut souvent son passionnant modèle. Elle lui inspira quelques nus sereins, pris dans de souples contours, à l'intérieur desquels les formes du corps sont suggérées par des hachures ou des rehauts d'aquarelle. Dans ces nus, force et tendresse se font complices; franchise et assurance irradient des poses étudiées. Une autre fois, Betty apparaît vêtue d'une jupe en large éventail, ou repose, couverte d'un drap, sur un canapé. Coorevits laisse les nombreux plis de l'habit ou du drap jouer leur propre jeu mouvant, bien que, révélateurs, ils restent collés au corps. Les douces hachures s'harmonisent avec les multiples ébauches de courbes qui, à leur tour, sont reprises par la magnifique tension du contour. Les petits traits, Coorevits s'en sert seulement, avec une prudente progressivité, pour construire des nuances. Ce n'est pas seulement dans le domaine de la beauté classique que Coorevits poursuit cette figure humaine qui le fascine. Il veut également marquer la durable présence de l'esprit, là où la
Raf Coorevits, ‘Vieux Bois’, eau-forte et aquatint, 1984.
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Raf Coorevits, ‘Vieil homme’, eau-forte et aquatint, 1984.
Raf Coorevits, ‘Marocaine’, crayon noir, 1984. déchéance physique a fait son oeuvre. Non pas qu'il s'adonne au culte du laid, qui a souvent inspiré l'expressionnisme. Au contraire, il explore consciemment l'admiration. Un nonagénaire fut pendant des années son modèle. Il le dessinait tel qu'il était: marqué par l'âge, revenu de toutes ses illusions et rentré en lui-même. Avec un tel sujet le vêtement n'a plus d'importance; il devient une simple tache qui fait ressortir le visage et les mains. Dans d'autres portraits, c'est une vivante alternance de surfaces aquarellées et de souples traits de pinceau: quête déjà longue d'un extrême dépouillement de moyens, même dans la gravure en couleurs. Vers le milieu des années 1970, apparaît dans l'oeuvre de Coorevits le thème de l'étranger, avec son atmosphère de mystère. Deux modèles surtout furent importants: Melouda, la marocaine, et Tammer le jeune turc. Coorevits a été touché par leur grandezza, lorsqu'apparaissant dans leur costume traditionnel, ils veulent voir reconnue leur identité. Figés dans leur hautaine présence, ils révèlent leur altérité en même temps qu'une touche d'éternelle humanité. Nous avons ce même sentiment devant les portraits de magistrats. Ils sont saisis dans un moment de méditation. Leur habit
Septentrion. Jaargang 15 officiel n'est plus alors la marque de leur pouvoir, mais de leur recueillement qui est une juste réponse à leur responsabilité. Aucune des personnes dont Coorevits a fait le portrait ne nous regarde, leurs yeux sont tournés vers leur monde intérieur. Ils sont spiritualisés. Nous observons ici la même recherche qu'avec les paysages: ce n'est pas l'aspect extérieur qui est important, bien que cela compte, puisque les portraits sont ressemblants, mais la force qui les anime et les fait vivre. Au fil des années, Coorevits a radicalisé ce processus de spiritualisation. La ligne devient de plus en plus pure, les hachures ont insensiblement disparu, les délicates touches d'aquarelle sont réduites au minimum nécessaire pour convier une présence. Ce qui surprend quelque peu, c'est la nette séparation entre le paysage et l'homme. Jamais un être humain ne vient animer la nature. L'artiste lui-même ne peut l'expliquer. Mais parce que ses paysages possèdent cette dimen-
Septentrion. Jaargang 15 59 sion intérieure, l'humanité y est en fait toujours présente. L'humanisation des choses est également frappante dans un certain nombre de compositions de crânes et dans la série des marionnettes. Elles ont un regard rêveur, portent des habits de dentelle comme si elles étaient vivantes. De même que chez Ensor, la mort, dépouillée de ses allusions macabres, apparaît en leur compagnie sans troubler. Ses pointes sèches aux oiseaux sont d'une rare beauté. Sous la main ferme de l'artiste, de petits traits nerveux font naître la forme qui tire sa densité du velouté des tonalités. C'est stupéfiant. Coorevits, qui s'excuse presque de faire tant d'esquisses, possède une grande maîtrise technique. Il joue en virtuose des multiples possibilités de la lumière, des lignes et du rythme. Il domine non seulement son émotion, mais également la technique du pastel, du crayon et du pinceau. Sa souple manière est d'un grand raffinement. Comme graveur il vise à la plus grande pureté dans chaque technique. Ses gravures colorées présentent un caractère nouveau, particulier. Il affectionne la pointe sèche, et son premier jet sur le cuivre, qui exige à la fois sûreté et sensibilité. Coorevits est un sensitif, extrêmement intéressé par tout ce qui se produit autour de lui. Il ne s'arrête pas, cependant, à ce qu'il éprouve. Il réfléchit, mais, plutôt taciturne, ne colporte pas de théories. Son oeuvre est le précipité d'une richesse intérieure. Elle possède cette puissance expressive propre à ce qui est authentique. Il s'enracine dans le réel, mais ouvre à une réalité autre que visible, et c'est là sa grande force. Il n'est guère difficile de situer Coorevits. C'est un esprit libre, ennemi de toute concession à la mode. Son originalité consiste en cette capacité de faire abstraction de l'éphémère et de l'accidentel qui demain seront obsolètes et oubliés. Il transcende le réel. C'est un nonconformiste tendu vers les valeurs intemporelles, spirituelles.
LYDIA M.A. SCHOONBAERT Conservateur en chef du Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers. Adresse: Tolstraat 34, B-2000 Antwerpen.
Traduit du néerlandais par Spiros Macris.
Raf Coorevits, ‘Turc’, crayon noir et blanc et sanguine, 1984.
Septentrion. Jaargang 15 Raf Coorevits, ‘Marionnettes’, eau-forte, 1978.
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Chronique Sadi de Gorter Paris