Septentrion. Jaargang 15

bron Septentrion. Jaargang 15. Stichting Ons Erfdeel, Rekkem 1986

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i.s.m. [Nummer 1]

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Rembrandt van Rijn, ‘Titus van Rijn à son pupitre’, 1655.

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A l'occasion de la quinzième année Une croissance continue

Depuis ce juvénile été de 1972 qui vit paraître le premier numéro de Septentrion, revue de culture néerlandaise, pour la rédaction et tous les collaborateurs, quelle passionnante aventure intellectuelle que l'édition de cette revue!

Au fil des années, Septentrion a su trouver sa voix et ses inflexions propres dans le concert des relations culturelles entre francophones et néerlandophones. Lecteurs et critiques reconnaissent à l'envi sa singularité et c'est avec reconnaissance que nous nous réjouissons de l'estime qu'un vaste auditoire nous accorde.

Le présent numéro nous introduisant dans la quinzième année, il est peut-être bon de rappeler une fois encore les objectifs que se propose cette publication.

Septentrion veut en premier lieu offrir au lecteur francophone - sous quelque ciel qu'il réside - un large éventail d'informations fiables sur la culture néerlandaise telle qu'elle vit aux Pays-Bas et en Belgique flamande. A sa lecture, le francophone devrait pouvoir se former une idée précise de la culture et de la vie culturelle, au sens large du terme, qui animent ‘les plats pays riverains de la Mer du Nord’.

En second lieu, Septentrion entend appeler sans cesse l'attention sur l'interaction féconde, tant présente que passée, des cultures française et néerlandaise. Non contents de rendre compte de ces influences réciproques, nous voulons promouvoir activement échanges et relations de bon voisinage. Septentrion se propose résolument de transcender les frontières et d'apporter ainsi sa pierre à la construction de l'Europe. Dans le cadre plus large du devenir culturel de notre continent, les cultures française et néerlandaise ont toujours joué un rôle de premier plan. Cette commune conscience, nourrie d'intérêt et de respect mutuels, ne peut qu'enrichir le patrimoine intellectuel et culturel de l'Europe.

Cette double mission, Septentrion s'efforce de la remplir dans une totale indépendance. A cette fin, nous faisons appel à nombre de spécialistes et nous nous efforçons de diversifier au maximum sujets et collaborateurs, soucieux de garantir ainsi la plus grande objectivité possible.

En vue de permettre à Septentrion de s'acquitter de cette tâche avec plus de succès et d'efficacité encore, le conseil d'administration de la fondation flamando-néerlandaise ‘Stichting Ons Erfdeel - Fondation Notre Patrimoine’ qui assure l'édition de la revue, a décidé, à compter de cette quinzième année, de la faire paraître quatre fois par an au lieu de trois fois. Nous exprimons ici notre chaleureuse gratitude à la ‘Willem de Zwijger Stichting - Fondation Guillaume le Taciturne’ d' pour la subvention importante qui nous permet d'offrir au lecteur ce quatrième numéro grâce auquel, nous l'espérons, nos contacts gagneront tant en intensité qu'en fécondité.

JOZEF DELEU

Septentrion. Jaargang 15 Rédacteur en chef de ‘Septentrion’. Administrateur délégué de la fondation flamando-néerlandaise ‘Stichting Ons Erfdeel’.

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La littérature néerlandaise en aujourd'hui

LA diffusion à l'étranger, et singulièrement en France, de la littérature d'expression néerlandaise - qu'elle nous vienne de Flandre ou des Pays-Bas - suscite d'ordinaire des commentaires assez pessimistes. Il y a une dizaine d'années, dans une étude publiée ici même(1), le professeur Pierre Brachin observait avec mélancolie: ‘C'est un cercle vicieux: on ne lit pas d'ouvrages néerlandais parce qu'il n'existe pas de traductions, et on ne souhaite pas de traductions parce qu'on ne connaît pas les écrivains.’ Pareille méconnaissance a de quoi préoccuper non seulement les défenseurs de la littérature néerlandaise, mais aussi les auteurs: l'on ne s'étonnera pas de voir, par exemple, un W.F. Hermans multiplier à ce sujet dans son dernier recueil d'essais, Klaas kwam niet (Klaas n'est pas venu)(2), des remarques teintées d'humour noir. Scepticisme et amertume connaissent cependant des moments de trêve. Ainsi, en septembre 1985, la publication en traduction française du grand roman de Hugo Claus, Het verdriet van België, Le chagrin des Belges(3), a-t-elle été saluée de commentaires extrêmement élogieux: des interviews et des articles en pleine page, voire sur deux pages, dans deux quotidiens français des plus éminents, Le Monde et Libération, ce n'est pas précisément le traitement réservé au représentant d'une littérature mineure! Mais cette bonne surprise n'est-elle que la proverbiale ‘exception qui confirme la règle’, ou au contraire le signe d'une évolution? Claus n'est pas un inconnu en France: son théâtre, ses romans, ont été largement traduits, grâce notamment aux efforts de Mme Maddy Buysse; aucune de ses oeuvres, cependant, n'avait encore rencontré à un tel écho. Si l'exceptionnelle qualité de Het verdriet van België justifie ce succès critique, elle ne suffit pas à

Hugo Claus (o1929). (Photo A. Vandeghinste). l'expliquer. J'y vois, pour ma part, également la marque d'un changement d'attitude de la critique et du public francais à l'égard de la littérature néerlandaise. Cette évolution a sans doute commencé à s'esquisser vers 1980; elle ne se manifeste avec quelque clarté que depuis un an ou deux.

Septentrion. Jaargang 15 Couverture du ‘Chagrin des Belges’, édition française de ‘Het verdriet van België’ de Hugo Claus.

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Depuis la fin de la guerre et jusqu'aux années soixante-dix, la publication en France de traductions d'oeuvres littéraires néerlandaises avait un caractère sporadique. Précisons bien: en France. En effet, les éditeurs francophones de Bruxelles ou de Wallonie se montrent de longue date beaucoup plus actifs. Mais, on le sait, une infranchissable ligne Maginot semble border la frontière francobelge: jamais ces malheureuses traductions n'atteignent Paris. Les conséquences de cet état de choses sont déplorables. La consommation de littérature, comme celle de toute drogue, repose sur l'accoutumance. Lorsque, d'un domaine linguistique donné, nous parviennent des oeuvres trop rares, chacune d'elles fait figure de ‘bon sauvage’ échappé d'une terre inconnue: elle en a l'exotisme, la curiosité mais aussi l'absurdité. Hors de leur contexte, les oeuvres dépérissent et perdent une part de leur sens. Privé de points de référence, le lecteur potentiel risque de s'en désintéresser. Aussi estil essentiel de maintenir une certaine fréquence dans la publication: chaque année devrait nous apporter son petit lot d'oeuvres traduites du néerlandais et l'amateur devrait retrouver périodiquement, si possible, les mêmes auteurs. Or c'est précisément ce qui se produit depuis deux ans environ. En 1984, trois romans néerlandais ont été publiés à Paris: De aanslag (L'attentat) de Harry Mulisch, Schorrebloem (titre français: ‘La danse de l'arlequin’!) de Diet Verschoor et De waterman (L'homme de l'eau) d'Arthur van Schendel. En 1985, le roman de Claus déjà cité vient clore - provisoirement - une série ouverte par Het verstoorde leven (Une vie bouleversée), le journal d'Etty Hillesum, puis continuée par Het stenen bruidsbed (Noces de pierre) du même Mulisch et par Rituelen (Rituels) de Cees Nooteboom. Trois ou quatre oeuvres littéraires par an: ces chiffres, pour dérisoires qu'ils paraissent, n'en représentent pas moins un progrès! En outre ces ouvrages ont paru chez des éditeurs parisiens d'inégale importance mais jouissant tous d'une indéniable notoriété: Calmann-Lévy, Belfond, Gallimard, le Seuil et Julliard. Le spectre de l'éditeur obscur et insolvable, préoccupé seulement de toucher une subvention et acceptant pour cette raison des titres néerlandais - épouvantail que W.F. Hermans se plaît à agiter - semble désormais s'éloigner. Ici aussi, il y a progrès: dans les années soixante-dix, une série de titres remarquablement choisis et souvent très bien traduits, entre autres par Mme S. Margueron, a disparu sans laisser de trace parce que leur éditeur ne s'était pas donné les moyens de s'imposer sur le marché. J'emploie à dessein ce langage commercial: un livre est aussi un produit, une marchandise. Libre à nous de nous en affliger; sachons au moins en tenir compte. La carrière d'un livre, aujourd'hui, dépend des grands médias et doit être soutenue par une campagne de promotion énergique. Malgré les difficultés (et quelques déconvenues), c'est sur ce terrain que les succès les plus notables ont été remportés. La présentation dans la presse française d'oeuvres néerlandaises a cessé de paraître exceptionnelle et l'on voit certains journalistes - comme Nicole Zand dans Le Monde, Laurent Lemire dans La Croix, Claude Prevost dans L'Humanité, Françoise de Martinoir dans la Quinzaine Littéraire - ‘suivre’ régulièrement les oeuvres venues de Flandre et des Pays-Bas. Reste à savoir comment ces oeuvres sont perçues: en passant d'une culture à l'autre, elles subissent nécessairement une sorte de ‘brouillage’ qui en modifie plus ou moins le sens et la portée, en affaiblit - ou parfois en amplifie - le retentissement. Je voudrais essayer de cerner ce phénomène à propos de six publications récentes. On pourrait les classer en quatre catégories, qui se recoupent

Septentrion. Jaargang 15 d'ailleurs en partie: la ‘postérité d'Anne Frank’, les best-sellers, les prix littéraires et les classiques(4). En 1983, le Mercure de France publiait Années d'enfance, la traduction de Kinderjaren de Jona Oberski. Ce court récit - une centaine de pages de petit format - qui n'avait guère attiré l'attention lors de sa sortie aux Pays-Bas en 1978, a entamé depuis une carrière internationale brillante: il avait déjà été traduit en plusieurs langues lorsqu'il éveilla l'intérêt d'un éditeur français (qui le lut en allemand!). C'est naturellement le thème qui a séduit: déporté à l'âge de cinq ans avec ses parents, l'auteur a tenté, plus de trente ans après, de reconstituer

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Couverture des ‘Années d'enfance’, édition française de ‘Kinderjaren’ de Jona Oberski.

Couverture de ‘Une vie bouleversée, Journal 1941-1943’, édition française de ‘Het verstoorde leven’ de Etty Hillesum. les souvenirs qu'il avait gardés de cette terrible période. Enfance, judéité, déportation: on reconnaît les ingrédients de Het achterhuis, le Journal d'Anne Frank. Souvent privés d'informations sérieuses sur la littérature néerlandaise (mais cela aussi est en train de changer), les éditeurs aiment à retrouver dans un nouveau livre des éléments déjà familiers, surtout s'ils leur paraissent contenir une promesse de succès. Quoi de plus naturel? Or le Journal d'Anne Frank demeure, avec peut-être les livres de Jan Cremer, le seul ouvrage néerlandais qui ait remporté depuis 1945 un authentique succès mondial. Années d'enfance fut abondamment commenté par la presse. Les principaux quotidiens parisiens, de nombreux journaux de province, trois grands hebdomadaires, un magazine féminin lui consacrèrent des échos tous favorables, mais d'une brièveté proportionnelle à celle du livre. Deux articles se détachent du lot, celui de Pascal Lainé dans V.S.D. du 24 février 1983 et celui de Serge Koster dans Le Monde du 19 avril de la même année. Les deux critiques mettent bien en lumière le caractère exceptionnel de ce livre de souvenirs, qui tient moins à sa matière qu'à sa manière. L'auteur, en effet, a tenté d'éliminer tout ce qu'il savait de la guerre et de la déportation pour retrouver sa vision d'enfant. Serge Koster a été sensible à la sobriété de l'écriture qui en résulte; il note les ‘phrases courtes et closes, à la syntaxe réduite’, le ‘lexique obsédant’. Pascal Lainé envisage le récit sous un angle plus philosophique: ‘L'horreur que (le narrateur) découvre,’ écrit-il, ‘ne lui apparaît pas comme une injustice, mais comme l'état normal du monde. Il n'a encore rien connu d'autre. (...) Or, cet enfant ne se trompe pas. Son innocence lui donne un regard d'une effrayante objectivité.’ Serge Koster et Pascal Lainé - ainsi d'ailleurs que Françoise Xénakis qui signa le compte rendu du Matin - sont non seulement des critiques littéraires, mais des écrivains connus. Il aura cependant manqué à Années d'enfance d'être ‘découvert’ par un auteur de tout premier plan, comme ce fut le cas en Angleterre où le dramaturge

Septentrion. Jaargang 15 Harold Pinter y vit ‘le meilleur livre qu'il lui eût été donné de lire depuis des années.’ Cela explique-t-il que les ventes, de l'aveu même de l'éditeur, se soient révélées décevantes? Het verstoorde leven, le journal d'Etty Hillesum, pouvait lui aussi s'inscrire dans la lignée d'Anne Frank. Traduit depuis 1983, il n'a été livré au public français, sous le titre Une vie bouleversée, qu'en février 1985. Un si long délai trahit d'ordinaire une hésitation de l'éditeur: après avoir commandé la traduction d'un ouvrage, il semble douter de l'opportunité de sa publication. Pourtant, ce journal tenu en pleine occupation par une jeune femme juive d'Amsterdam qui devait disparaître à Auschwitz, nous arrivait auréolé du prestige du best-seller. Ce fut aux Pays-Bas un immense succès et l'occasion d'un véritable ‘phénomène de

Septentrion. Jaargang 15 7 société’: à partir de la publication en octobre 1981 de ces pages restées dans l'ombre près de quarante ans, une sorte de culte s'est développé autour de la mémoire d'Etty Hillesum dont on a voulu faire, pêle-mêle, une sainte, une pionnière du pacifisme et une féministe avant la lettre. Pareil enthousiasme était-il exportable? On pouvait craindre que non. Or, des oeuvres néerlandaises parues en France au début de 1985, Une vie bouleversée est sans conteste celle qui a rencontré le plus large écho. Elle a particulièrement intéressé la presse féminine (Biba, Le Figaro-Madame, Cosmopolitan, Elle, Marie-Claire) et les organes confessionnels (l'association Chrétiens-Médias qui lui a consacré un article dans sa revue et une émission de radio, et le magazine Témoignage Chrétien). En outre la plupart des commentaires qu'elle a suscités paraissent d'une grande qualité. Le plus détaillé et le plus enthousiaste est dû à Pierre Demeron dans Marie-Claire de mars 1985, le plus nuancé, le plus critique aussi, à Gérard Meudal dans Libération du 8 avril 1985. Aucun commentateur n'est tombé dans le piège de la référence à Anne Frank. Catherine David résume l'opinion générale en écrivant dans Le Nouvel Observateur du 29 mars 1985: ‘Il ne s'agit pas d'un témoignage de plus sur les morbides exploits de la terreur nazie’. Tous s'accordent à noter le caractère profondément intime de ces pages où ‘la vie intérieure l'emporte sur tout le reste’ (Anik Schuin, La Liberté, Fribourg, Suisse)(5), de ce ‘journal d'une jeune intellectuelle à la recherche de l'essentiel’ (P.Demeron). Si le même auteur souligne la ‘liberté étonnante’ d'Etty en matière de sexualité et sa ‘conscience préféministe’, d'autres sont ‘surpris’, voire ‘choqués’ de trouver la jeune femme plus préoccupée d'elle-même que ‘d'une guerre qu'elle s'efforce d'ignorer’ (G. Meudal). Tous, en revanche, admirent la profondeur et l'originalité du sentiment religieux chez cette jeune Juive qui ‘réinvente en quelques mois la mystique chrétienne’ (S. de Vester, La Libre Belgique). Ce qui amène sous la plume de Maurice Chavardès (Témoignage Chrétien, 3-9 juin 1985) cette comparaison: ‘Etty Hillesum, cette

Harry Mulisch (o1927). (Dessin Paul Menses).

Simone Weil hollandaise’. Bien sûr! On s'étonne de ne pas retrouver ailleurs ce rapprochement lumineux entre deux femmes de la même génération, issues du même milieu, ayant reçu des formations intellectuelles comparables et qui, à la faveur de la guerre, découvrirent l'une et l'autre la foi sous l'angle de la mystique... Tous les points de ce parallélisme mériteraient une étude approfondie, - qui viendra, je l'espère: ce pourrait être une contribution typiquement française à une meilleure connaissance d'Etty Hillesum.

Septentrion. Jaargang 15 Années d'enfance et Une vie bouleversée sont des documents; on pourrait soutenir que leur relatif succès ne prouve rien quant à la diffusion de la littérature néerlandaise entendue au sens strict de ‘belles lettres’. C'est pourquoi il importe d'examiner le cas de quelques romans. De aanslag (L'attentat) de Harry Mulisch disposait jusqu'à un certain point des mêmes atouts que le journal d'Etty Hillesum: de fabuleux

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Couverture de ‘L'attentat’, édition française de ‘De aanslag’ de Harry Mulisch.

Couverture de ‘Noces de pierre’, édition française de ‘Het stenen bruidsbed’ de Harry Mulisch. chiffres de vente dans son pays d'origine et un sujet qui évoquait la seconde guerre mondiale. Lorsque la traduction française parut en avril 1984, l'auteur posait très bien le problème en déclarant à une journaliste de Libération: ‘Ici, je suis un débutant. L'attentat sera lu ici d'un autre point de vue que De aanslag aux Pays-Bas. Là-bas le livre est envisagé dans le contexte de... disons, de mon oeuvre’. Cependant l'absence de notoriété de l'auteur se trouva compensée par les qualités intrinsèques de ce livre très accessible, qui plut à la critique. Tout d'abord par sa facture: ‘roman limpide’ (A. Lévy-Willard, Libération), ‘énigme policière construite comme une tragédie grecque’ (Nicole Zand, Le Monde), ‘mécanique implacable’ (Laurent Lemire, La Croix). Mais aussi pour la profondeur de sa réflexion ‘sur le thème de la faute et de la responsabilité’ (Laurent Lemire), ‘qui remâche inlassablement le passé avec une lucidité, une profondeur de pensée, une férocité... souvent intolérables’ (Nicole Zand); et Claude Prevost nota à juste titre que ce livre de guerre était également le ‘roman d'éducation d'un Hollandais né en 1933’. Lorsqu'on compare les réactions françaises à L'attentat et les critiques parues aux Pays-Bas lors de la publication de De aanslag, une différence saute aux yeux: la critique, en France, ne s'est nullement préoccupée de l'historicité des événements qui servent de point de départ à la fiction de De aanslag, un attentat réellement commis à Haarlem sur la personne du policier collaborateur Fake Krist, et la figure quasi légendaire de la résistante Hannie Schaft, dont Harry Mulisch s'est inspiré pour créer le personnage de Truus Coster. Aux Pays-Bas, de longues discussions sur la plus ou moins grande fidélité du livre à l'histoire ont parfois occulté les qualités et le véritable intérêt du livre. Il me semble qu'ici, la critique française a plutôt été servie par son ignorance des faits. Le roman a été analysé pour lui-même. Même s'il n'a pas connu de succès commercial retentissant, L'attentat a été salué par la critique comme un petit événement littéraire. Ce ‘succès d'estime’ a probablement contribué à rehausser un peu le prestige de la littérature venue des Pays-Bas et à faciliter sa traduction. De cela, on possède pour ainsi dire déjà la preuve

Septentrion. Jaargang 15 puisqu'un an après L'attentat, le même éditeur, Calmann-Lévy, publiait Noces de pierre, la traduction de Het stenen bruidsbed qui demeure peut-être, dans le genre romanesque, le chef-d'oeuvre de Harry Mulisch. Disonsle tout de suite: Noces de pierre a reçu un accueil plus discret, plus réservé que L'attentat. Il a peut-être été victime du traitement ingrat que la critique réserve traditionnellement au ‘second roman’ d'un écrivain qui commence à s'imposer. Mais il y a là un énorme paradoxe - et une grande injustice: Het stenen bruidsbed date en réalité de 1959 et a mis vingt-six ans à nous parvenir! L'écriture plus abrupte, plus expérimentale, plus poétique et parfois un peu obscure que pratiquait alors Mulisch a sans doute empêché Noces de pierre d'être apprécié

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à sa juste valeur: succédant à la limpidité de L'attentat, elle a pu dérouter. En revanche les critiques - certes un peu moins nombreux - qui se sont intéressés à ce livre ont bien noté les liens thématiques unissant les deux romans: ‘l'un et l'autre livre’, écrit par exemple Jacques de Decker dans Le soir (23 mai 1985) ‘révèlent une même réflexion désabusée sur l'histoire, un cauchemar de contradictions et de paradoxes où il est très malaisé de démêler l'écheveau des culpabilités’. Ainsi la cohérence de l'oeuvre de Mulisch commence-t-elle à apparaître au lecteur francophone. En tout cas la publication de cette oeuvre se poursuivra: un troisième roman de Mulisch, Twee vrouwen (Deux Femmes, 1975) paraîtra à son tour en français dans le courant de 1986, suivi, espérons-le, d'autres écrits. Rituelen (Rituels) de Cees Nooteboom, que les lecteurs de Septentrion connaissent bien, doit sans doute sa ‘carrière’ française au fait d'avoir été d'abord traduit en anglais et couronné aux Etats-Unis en 1982 (Pegasus Prize for literature). Pourtant ce très beau roman n'a pas rencontré ici le retentissement qu'il méritait. Les explications ne manquent pas. Certaines sont accidentelles: le lancement ‘publicitaire’ du livre a connu quelques déboires (retard du traducteur, calendrier très chargé de l'auteur). D'autres tiennent à la nature du roman: il ne recourt pas à une ‘intrigue’ au sens traditionnel du mot et, s'il traite des thèmes universels, ceux-ci sont peut-être trop métaphysiques pour susciter un mouvement immédiat de curiosité. Rituels est de ces oeuvres précieuses, mais difficiles, qui tirent surtout leur séduction de la qualité de leur écriture et ce sont par définition celles qui franchissent le plus difficilement les frontières, car elles exigent du traducteur un respect scrupuleux, voire

Cees Nooteboom (o1933). (Photo Paul Van den Abeele). une re-création de leur forme. A cet égard, Nooteboom est le Nabokov néerlandais! En dépit de la regrettable discrétion qui a entouré sa sortie, Rituels a suscité des réactions admiratives. Francine de Martinoir, dans la Quinzaine littéraire, a relevé l'ambition du sujet: ‘C'est le vide du monde qui est évoqué... Contre l'horreur du temps qui ronge, (le héros) est tenté de se défendre par l'absence absolue, et aussi par des rituels’. Ce que Jacques de Decker précise en ces termes: ‘Nooteboom traite de la valeur d'usage des religions traditionnelles aujourd'hui, des rapports entre les interprétations sacrées de l'orient et de l'occident...’ D'autres critiques ont été sensibles à la ‘langue musicale et brillante’ et aussi à l'humour de l'auteur. Gilles Tordjman, du Matin, pour qui Rituels est ‘un petit chef-d'oeuvre’, compare

Septentrion. Jaargang 15 Couverture de ‘Rituels’, édition française de ‘Rituelen’ de Cees Nooteboom.

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Arthur van Schendel (1874-1946). implicitement Nooteboom à Milan Kundera, rapprochement que l'on retrouve d'ailleurs sous la plume de Cécile Lecoultre (24 Heures, Lausanne). Il est curieux de constater à quel point, d'un pays à l'autre, les réactions à une même oeuvre peuvent différer. Lors de la parution en Grande-Bretagne de la traduction anglaise, les critiques ont souligné, parfois en termes très négatifs, le caractère ‘sombre et pessimiste’ de ce livre sur le suicide; ici, au contraire, on a été frappé - et séduit - par un ton d'autant plus léger que les sujets traités sont plus graves... Rituels, qui est la seconde traduction française d'une oeuvre de Nooteboom, mais qui vient après une très longue interruption, sera suivi dès 1986 d'autres publications. L'homme de l'eau, traduction par Mme S. Margueron de De Waterman d'Arthur van Schendel, constitue un cas à part. Ce classique de la littérature romanesque néerlandaise, analysé dans les colonnes de Septentrion par Sonja Vanderlinden(6) - date de 1933 et a donc mis cinquante et un ans pour trouver le chemin du septième arrondissement de Paris. C'est précisément le drame de la littérature néerlandaise que tant de grandes oeuvres n'aient pu être diffusées dans le feu de leur jeunesse. Dès qu'une oeuvre a plus de quinze ou vingt ans, on a tôt fait de considérer sa traduction comme une activité savante, vaguement archéologique, qui ne tente guère ces entreprises commerciales que sont les maisons d'edition. Dans le cas de De waterman, le soutien de l'UNESCO a permis de réparer un oubli; on souhaiterait que d'autres grands livres connussent le même bonheur. L'homme de l'eau a eu l'insigne honneur de susciter une de ces critiques défavorables d'une mauvaise foi si évidente qu'elles en deviennent une recommandation involontaire. Plutôt que de donner une analyse sérieuse du roman, Alain Bosquet, dans le Magazine Littéraire, tire à boulets rouges sur les Pays-Bas: ‘De tous les pays d'Europe occidentale, la Hollande est celui qui a donné le moins de génies au monde’. Ainsi s'ouvre son article, qui se clôt sur cette autre perle: ‘Arthur van Schendel est un auteur glauque’. Il faut s'y résigner: il y a de par le monde de grands

Septentrion. Jaargang 15 Couverture de ‘L'homme de l'eau’, édition française de ‘De waterman’ de Arthur van Schendel.

Septentrion. Jaargang 15 11 esprits qu'on ne convaincra jamais. Alain Bosquet me fait penser à John Linklater, oracle littéraire du Glasgow Herald, qui, à propos de Nooteboom, écrivait avec le même aplomb dans son illustre feuille: ‘Les Hollandais savent peindre, ils ne savent pas écrire’. Ces évidences, toutefois, ne semblent pas s'être imposées au reste de la critique, qui a vu dans L'homme de l'eau un ‘roman d'atmosphère’, un ‘beau poème triste, presque une berceuse’ (André Clavel, Journal de Genève, 30 mars 1985) et un document révélateur de certains aspects de la société et de la sensibilité hollandaises (J.M. de Montrémy, La Croix, 15 juin 1985). Cependant une reconnaissance aussi tardive - comme celle de Du Perron en 1980, quarante ans après sa mort - laisse un goût un peu amer. Le rayonnement d'une littérature, ou pour mieux dire sa vitalité, se mesure non seulement à l'ampleur, mais aussi à la rapidité de sa diffusion à l'étranger. De aanslag est devenu L'attentat au bout de deux ans; le journal d'Etty Hillesum a attendu moins de quatre ans sa traduction, Kinderjaren et Rituelen ont obtenu la leur en moins de cinq ans. Voilà le rythme qu'il faudrait maintenir. On peut, bien sûr, être d'un autre avis et mépriser une politique de traduction qui se modèle exclusivement sur l'actualité. Mais, si l'on veut favoriser la diffusion de la littérature néerlandaise, on fera bien de se plier aux ‘lois du marché’, c'est-à-dire à la demande des grands éditeurs. Et les grands éditeurs demandent du neuf. Le succès d'oeuvres récentes pourra entraîner la traduction d'oeuvres plus anciennes, comme l'a montré l'exemple de Mulisch. Cette découverte ‘à reculons’ d'une littérature peut entraîner, j'en conviens, des distorsions de perspective, quelques erreurs de jugement. Cela me paraît, à tout prendre, un inconvénient mineur. Aucune des oeuvres que l'on vient d'évoquer n'a connu de très grand succès; mais toutes ont reçu un accueil honorable, souvent même flatteur. Elles ont paru apporter un ‘frisson nouveau’ ou, comme le notait Pierre Demeron à propos du journal d'Etty Hillesum, nous entraîner à cent lieues ‘d'un narcissisme bien frivole et bien parisien’ qui caractérise souvent nos lettres. Cees Nooteboom aime à répéter que certaines langues, dont la sienne, sont comme des prisons. Qu'il se rassure: plusieurs écrivains - lui-même, Harry Mulisch et quelques autres dont on attend avec impatience qu'ils franchissent à leur tour la frontière linguistique - ont trouvé, selon le mot excellent de Jacques de Decker, ‘une riposte au peu de rayonnement de leur langue: ils tiennent des propos dont l'acuité et l'urgence imposent la traduction.’

PHILIPPE NOBLE

Assistant de néerlandais à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Traducteur. Adresse: 42 rue Saint-Fuscien, F-80000 Amiens.

Bibliographie:

Traductions citées: HUGO CLAUS, Le chagrin des Belges, traduction d'A. van Crugten, Julliard, 1985. (titre original: Het verdriet van België). ETTY HILLESUM, Une vie bouleversée, traduction de Ph. Noble, Editions du Seuil, 1985. (titre original: Het verstoorde leven).

Septentrion. Jaargang 15 HARRY MULISCH, L'attentat, traduction de Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984. (titre original: De aanslag). HARRY MULISCH, Noces de pierre, traduction de Maddy Buysse et Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1985. (titre original: Het stenen bruidsbed). CEES NOOTEBOOM, Rituels, traduction de Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1985. (titre original: Rituelen). JONA OBERSKI, Années d'enfance, traduction de Ph. Noble, Mercure de France, 1983. (titre original: Kinderjaren). ARTHUR VAN SCHENDEL, L'homme de l'eau, traduction de S. Margueron, Gallimard, 1984. (titre original: De waterman). DIET VERSCHOOR, La danse de l'arlequin, traduction de Marie-Noëlle Fontenat, Belfond, 1984. (titre original: Schorrebloem).

Autre traduction récente: K.O. MEINSMA, Spinoza et son cercle, traduction de S. Roosenburg, édition et annotation de H. Méchoulan, F. Moreau e.a., Vrin, 1984. (titre original: Spinoza en zijn kring).

Eindnoten:

e o (1) P. BRACHIN, ‘Que traduit-on du néerlandais en français?’, Septentrion, 3 année, n 3, décembre 1974, pp. 5-10. (2) W.F. HERMANS, Klaas kwam niet (Klaas n'est pas venu), Amsterdam, De Bezige Bij, 1983. Voir en particulier pp. 68-71 et 101-158, passim. (3) Pour les références des traductions citées, voir la bibliographie. (4) Le choix de ces ouvrages est un peu arbitraire: ce sont ceux à propos desquels je possède la documentation la plus abondante, c'est-à-dire pour l'essentiel ceux que j'ai traduits ou contribué à traduire. On voudra bien m'en excuser. (5) La presse francophone de Suisse ou de Belgique se signale souvent par une plus grande ouverture d'esprit vis à vis de la littérature néerlandaise et, dans le cas de la presse belge, par une meilleure connaissance des auteurs. e o (6) S. VANDERLINDEN, ‘L'homme de l'eau’, de A. van Schendel, Septentrion, 14 année, n 2, septembre 1985, pp. 77-78.

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Hella S. Haasse et le thème du labyrinthe

HELLA S. Haasse, l'auteur du roman De tuinen van Bomarzo (Les jardins de Bomarzo, 1968), dont nous publions ici les premières pages, est, dès à présent, considérée comme un ‘grand old lady’ de la littérature néerlandaise. Chacun la connaît. Lue par tous, elle jouit d'une très grande estime. En 1984, elle reçut pour l'ensemble de son oeuvre le prix P.C. Hooft, prix d'Etat pour la littérature. Pourtant, les lecteurs et les hommes de lettres ont parfois l'impression de ne jamais pouvoir vraiment lui rendre raison. Il faut avouer que son écriture n'est pas d'un abord aisé. L'extrait traduit ici en témoigne: son style peut être ardu. Mais plus encore que son écriture, c'est davantage le point de vue où elle se place pour écrire qui la rend quelque peu insaisissable, point de vue intimement lié à l'univers labyrinthique tel qu'il apparaît dans ce passage. Dans la plupart de ses romans, Hella S. Haasse recrée de manière toujours différente cet univers labyrinthique. Cette particularité l'apparente d'ailleurs à des auteurs comme Robbe-Grillet. ‘Flâner dans un labyrinthe, c'est la marque même de la prise de conscience qui précède la modification, de la descente en soi avant la renaissance dans une réalité nouvelle’ devait-elle écrire dans l'un des textes publiés parallèlement à ses romans (Leestekens-Balises de lectures, 1965). Hella S. Haasse utilise cet univers labyrinthique pour rompre avec la conception ptolémaïque chère à la plupart des auteurs néerlandais: ‘tout gravite autour de moi, de mon être central dans lequel le lecteur me reconnaît distinctement’. Dans ses récits, Hella S. Haasse propose une vision du monde copernicienne: ‘tout tourne, et moi aussi, fragment de cet ensemble, je tourne’. Chez elle, il n'existe pas qu'un moi central. Tous les personnages forment une toile qui change de structure en permanence. Les relations réciproques mouvantes changent les événements, changent les personnages, changent les relations réciproques. Personne ne peut dire si ce sont les ‘moi’ qui évoluent dans le tourbillon des événements ou si ce sont les relations, et donc les événements qui changent, car les ‘moi’ - interactivement - se métamorphosent. En effet, chaque relation relève d'un jeu qui évolue en permanence. Au cours des mutations du jeu, l'occulte affleure le domaine du perceptible. En fait, Hella S. Haasse n'adoptera ce point de vue qu'à partir de sa troisième oeuvre, un roman historique, De scharlaken stad (La ville écarlate, 1952). Pourtant, déjà dans ses deux premiers ouvrages, Oeroeg (1938) et le roman dont l'action se déroule en Valois, Het woud der verwachting (La forêt de l'attente, 1949), on perçoit les prémices de cette tendance. Le procédé deviendra de plus en plus manifeste et acquerra une importance toujours plus marquée. Dans De tuinen van Bomarzo, petit chefd'oeuvre figurant au coeur de son oeuvre d'écrivain, elle pousse jusqu'à un point extrême cette vision labyrinthique. Vécu et fiction, récit et essai, présent et réalité historique, rêve et création alternent inlassablement tout en restant reliés comme les fils ténus ingénieusement tissés par l'araignée. Les personnages vivent fortuitement sur une trame qu'ils ont aidé à tisser. Hella S. Haasse aime opposer des personnages de fiction ayant peu d'affinités, des étrangers les uns pour les autres, dans leur structure psychologique, leur environnement et leur attitude devant la vie. Ce sont même parfois des couples. L'auteur se sert du mariage pour révéler la méconnaissance profonde et réciproque

Septentrion. Jaargang 15 des conjoints dissimulés derrière des masques. Le processus psychologique qui, pour Hella S.

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Hella S. Haasse (o1918). (Photo Ronald Sweering).

Haasse, constitue le jeu du roman, agit de manière toujours plus intensive. Les personnages apprennent à connaître leurs facettes cachées, ils s'étonnent d'eux-mêmes. Cela entraîne une prise de conscience qui les conduit au coeur de leur être. Enfin, pour la première fois de leur vie, ils découvrent qu'ils font partie d'une toile. Ils perçoivent la multiplicité de l'existence, de leur existence. La vie devient étonnamment limpide, à tel point que les personnages, et le lecteur luimême, prennent conscience de la multiplicité des réalités, chacune se dissimulant derrière une autre qui elle-même renvoie à une autre réalité encore. La quotidienneté devient alors ambivalente, elle acquiert un sens propre tout en étant le signe d'autre chose. Un monde secret, jusqu'alors plongé dans l'obscurité, apparaît au grand jour. Hella S. Haasse est passionnée de mystère, et, en cela, peut-être influencée par les romans policiers que son père écrivait pendant ses heures de loisirs. Au cours de la première partie de sa carrière, elle évoque ainsi cette réalité multipliée: le réel quotidien renvoie la plupart du temps à un arrière-plan psychologique profond qui, luimême, renvoie à un domaine archétype ou mythologique. Il fallait au lecteur une grande érudition pour déliter ces strates de réalités. De ingewijden (Les initiés, 1957), illustre parfaitement ce procédé littéraire. Par la suite, il ne lui sera plus nécessaire de se référer aux archétypes ou à la mythologie. Dans Cider voor arme mensen (Cidre pour des

Septentrion. Jaargang 15 14 pauvres gens, 1960), De meermin (La Néréide, 1962) et De wegen der verbeelding (Les voies de l'imaginaire, 1983), le présent, suffisamment mystérieux et varié, n'a plus rien de mythologique. Il a désormais acquis une valeur en soi tout en symbolisant une ou plusieurs réalités, occultées par la réalité quotidienne qui n'est en fait pas quotidienne. Elle utilise maintenant des perspectives multiples, met en scène divers personnages servant de point de départ à la narration. Le personnage principal est souvent incarné par une femme, la vie d'une femme se révélant plus riche que celle d'un homme. Elle se montre tellement attachée au thème de ‘la vie de l'homme en tant que multiplicité’ qu'elle a utilisé maintes fois, au cours des dix dernières années, le procédé de la biographie historique. S'appuyant sur des archives, des correspondances, des documents anciens, elle insuffle la vie à des personnages historiques en faisant preuve d'une grande exactitude et d'une psychologie très fine. Jamais elle ne fait violence à l'histoire sous prétexte de satisfaire à des exigences littéraires, ou plus simplement de compréhension. Plutôt, elle enrichit l'histoire: grâce à une composition mûrement réfléchie des éléments historiques, elle prouve que l'on peut interpréter les caractères de multiples manières. Elle démontre qu'une période historique pendant laquelle un grand nombre d'hommes se trouvent liés par les fils de leurs destinées peut également faire l'objet d'infinies interprétations. Cette démarche a suscité deux romans sur la comtesse allemande Bentinck, vivant e au début du XVIII siècle: Mevrouw Bentinck, of: Onverenigbaarheid van karakter, een ware geschiedenis (Madame Bentinck ou: Incompatibilité de caractère, une histoire vraie, 1978) et De groten der aarde, of: Bentinck tegen Bentinck, een geschiedverhaal (Les grands de ce monde ou: Bentinck contre Bentinck, un récit historique, 1981). Hella S. Haasse recourt à un style sobre, dense et sûr. Ses dialogues, lourds de sens, s'apparentent au langage commun, quotidien, utilisé à la maison, dans le jardin, à la cuisine. Hella S. Haasse a suivi des cours au conservatoire d'art dramatique. Cette expérience du théâtre transparaît encore dans les dialogues de ses romans. Dissertations philosophiques et évolution psychologique sont toujours associées dans son oeuvre. Elle possède en outre une formidable aptitude à la mise en scène. Comparés à Hella S. Haasse, la plupart des écrivains néerlandais écrivent de façon peu soignée. Depuis 1981, Hella S. Haasse vit en France, à St-Witz, un lieu charmant situé à une trentaine de kilomètres au nord de Paris. Comme de nombreux écrivains néerlandais, elle est venue s'établir en France afin de se consacrer à l'écriture. Le paysage et le poids de l'histoire l'attirent. En 1982, elle a publié un magnifique ouvrage consacré à ces thèmes: Ogenblikken in Valois (Instants en Valois). Le peintre belge, Marie-Louise Carbonelle, également fixée à St-Witz, a illustré ce livre de fines aquarelles. Deux femmes se sont ainsi rejointes, en France, dans leur commune admiration pour les profondeurs insoupçonnées de la réalité perceptible et imperceptible, telle qu'elle nous apparaît en Valois.

HANNAH VAN BUUREN Professeur de néerlandais. Adresse: Poggenbeekstraat 7, NL-5645 JL Eindhoven.

Septentrion. Jaargang 15 Traduit du néerlandais par Véronique Cuziol.

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Uit ‘De tuinen van Bomarzo’ door Hella S. Haasse

HET is begonnen met dromen. Ik doolde door grotten, onderaardse gangen, labyrinten van dalende en stijgende kokers, die alle vroeger of later doodlopend bleken of veranderden in spleten, waar ik niet doorheen kon. Die holenstelsels, waarin ik eenzaam voortschuifelde of -kroop, tastend langs de wanden, grensden onmiddellijk aan de bewoonde, vertrouwde wereld. De toegang was een tunnel in een wegberm of een poort in een straat vol schijnbaar gewone gebouwen. Soms ook was het labyrint een huis: reeksen kamers, in en door elkaar opgetrokken als figuren van een legpuzzel met alleen scherpe hoeken; inhammen, loze muren gingen over in een warwinkel van schotten, ladders en luiken, hokjes niet groter dan dozen, lage zolders, eindeloze vlieringen, om nog maar te zwijgen van de kelders, waar het donker was bovendien. Vóór ik een dergelijk huis betrad of de mond van een grot binnenging, beving mij, in mijn droom, een voorgevoel of was het herinnering; terugdeinzend wilde ik toch voorwaarts. Die dromen lieten mij ook overdag niet met rust. Als kind al vond ik geen spel boeiender dan verstoppen en zoeken, bij voorkeur in vreemde huizen of verlaten gebouwen. Een ouderwetse doolhof van geschoren hagen in een park, dicht begroeide berceaus in een zomers bos hielden mijn verbeelding bezig. Een schelp, broos bouwsel van onzichtbare wentelgangen, was een magisch voorwerp. Meanders, concentrische cirkels, alle ornamenten die uit verstrengelingen bestaan oefenden een bijzondere aantrekkingskracht uit. Nog altijd is dat zo. Verschijnselen en vormen, menselijke karakters en verhoudingen krijgen voor mij betekenis naar mate van hun ingewikkeldheid, verborgenheid. Andere, eveneens altijd weer terugkerende dromen hebben te maken met landschappen:

Extrait de ‘Les jardins de Bomarzo’ par Hella S. Haasse Traduit du néerlandais par Véronique Cuziol.

TOUT a commencé par des rêves. J'errais à travers des grottes, des galeries souterraines, des labyrinthes de conduits ascendants et descendants qui, tôt ou tard, finissaient en culde-sac ou se muaient en fissures à travers lesquelles je ne pouvais passer. Ces réseaux de cavités, où, solitaire, je progressais en me traînant, en rampant, palpant les parois, jouxtaient le monde habité, familier. L'accès en était un tunnel situé dans un accotement, ou une porte dans une rue bordée d'habitations apparemment ordinaires. Parfois le labyrinthe était aussi une maison: des séries de pièces, emboîtées les unes dans les autres comme les parties d'un jeu de patience aux arêtes vives; des renfoncements, des faux murs se transformaient en une accumulation de cloisons, d'échelles et de trappes, des réduits plus petits que des boîtes, des greniers bas, des soupentes sans fin, sans même parler des caves, en outre plongées dans l'obscurité la plus totale. Avant de pénétrer à l'intérieur d'une telle maison ou dans une grotte, j'étais assaillie, dans mon rêve, par le pressentiment qu'il s'agissait d'un souvenir; je reculais et pourtant je voulais avancer. Ces rêves continuaient à me hanter pendant la journée. Enfant déjà, le jeu de cache-cache, de préférence dans des maisons étranges

Septentrion. Jaargang 15 ou des bâtiments abandonnés, me semblait le plus passionnant de tous les jeux. Dans un parc, le labyrinthe suranné de haies taillées, les berceaux couverts d'épaisse verdure dans un bois en été accaparaient mon imagination. Un coquillage, concrétion fragile de spirales invisibles, me paraissait un objet magique. Méandres, cercles concentriques, tous les ornements constitués d'entrelacs, exerçaient sur mon esprit une singulière attraction. Il en est encore ainsi aujourd'hui. Les phénomènes et les formes, les caractères et les rapports humains

Septentrion. Jaargang 15 16 heuvels en dalen, vaak dezelfde gedeelten van een uitgestrekt parkachtig gebied, dat ik al dromende herken, waarvan ik wakend een kaart zou kunnen tekenen. Steilten, beplant met hoog donker geboomte, gaan over in glooiende grasvelden; er zijn grotten en watervallen en een nu eens dalend, dan weer stijgend pad, dat zich in lussen en spiralen door deze landouwen slingert. Nooit kom ik er iemand tegen; ook dieren of vogels zie ik er niet; er heerst een volstrekte, voorwereldlijke stilte. Bomarzo is in de loop der jaren op mij toegekomen. Eerst in de vorm van afbeeldingen bij een reportage in een tijdschrift, toevallig gezien in 1953 of 1954; ik weet niet meer waar, misschien in de wachtkamer van de tandarts of bij het doorbladeren van de al wat verjaarde periodieken uit de leesportefeuille, waarop wij in die tijd geabonneerd waren. Het waren opnamen van een bij het dorp Bomarzo in de Italiaanse provincie Latium gelegen park, behorend tot een eeuwenoud slot, de Villa Orsini. De tuin bleek bevolkt met zonderlinge, soms wanstaltige beelden: worstelende reuzen, een olifant die met zijn slurf een krijgsman in wapenrusting voortsleept, een draak in gevecht met twee kleinere dieren, een stenen hoofd zo groot als een huis; op de foto zag men een kind in de wijd opengesperde muil staan. De opnamen waren gemaakt bij een lage stand van de zon, in de vroege ochtend dus of laat in de middag; de lange schaduwen verleenden aan het landschap en de beelden iets onheilspellends. Te zeggen, dat ik een schok onderging, zou te sterk uitgedrukt zijn. Maar er gebeurde wel wat. Ik bleef op die platen turen. Hier was dan ook, blijkens de onderschriften, sprake van ‘meraviglia’, wonderlijke zaken, bedoeld om tot nadenken te stemmen. Het Franse ‘merveilles’ heeft nog steeds die betekenis. Toen ik voor mij zelf het

n'acquièrent un sens à mes yeux qu'en fonction de leur complexité, de leur mystère. D'autres rêves reviennent également sans cesse. Ils se réfèrent à des paysages: des collines et des vallées, souvent les mêmes parties d'un vaste parc que je reconnais en rêve, et dont je pourrais tracer une carte à l'état éveillé. Des escarpements plantés d'arbres hauts et sombres, se transforment en prairies déclinant en pente douce; il y a des grottes et des cascades et un sentier qui tantôt descend tantôt remonte, qui, tout en lacets et en spirales, serpente à travers les prés et les champs. Je ne croise jamais personne; je ne vois pas non plus d'oiseaux ni d'animaux; il règne un silence absolu, préhistorique. Bomarzo est venu à moi au fil des ans. D'abord sous la forme de photographies de reportage, vues par hasard dans un magazine en 1953 ou 1954; je ne sais plus où, peut-être dans la salle d'attente du dentiste ou en feuilletant des revues déjà anciennes de la société de lecture à laquelle nous étions affiliés à l'époque. L'on voyait les photographies d'un parc situé près du village de Bomarzo dans la province italienne du Latium, appartenant à un palais séculaire, la Villa Orsini. Le jardin semblait peuplé de figures singulières, parfois difformes: des lutteurs colossaux, un éléphant qui enlace de sa trompe un guerrier en cuirasse, un dragon aux prises avec deux animaux, une tête en pierre grosse comme une maison; on voyait sur la photographie un enfant debout dans la bouche grande ouverte. Les vues avaient été prises à un moment où le soleil était bas, en début de matinée ou en fin d'après-midi; les ombres allongées donnaient au paysage et aux statues un air un peu lugubre. Dire que je ressentis un

Septentrion. Jaargang 15 choc serait exagéré. Pourtant, il se passa bien quelque chose. Je ne pouvais détacher mon

Septentrion. Jaargang 15 17 woord ‘émerveillement’, verwondering, herhaalde, schoot me te binnen, dat dit in het Engels vertaald ‘amazement’ is en dat de kern daarvan, ‘maze’, gebruikt wordt om een doolhof, een labyrint, aan te duiden. Een paar jaar later vond ik meer gegevens over het wonderlijke park in Die Welt als Labyrinth, een studie over het maniërisme door Gustav Hocke. Omstreeks diezelfde tijd, dwalend door een boekhandel, ontdekte ik al bladerend in de bundel Le belvédère van André Pieyre de Mandiargues, een essay dat ‘Les Monstres de Bomarzo’ heet. Ik was niet verbaasd toen ik in 1963, kijkend naar een televisieuitzending over de schilder A.C. Willink, op een nog niet geheel voltooid doek in zijn atelier een van de beelden uit het park van Bomarzo herkende, de zogenaamde Grote Nimf die door Mandiargues beschreven wordt als ‘vorstelijk gekroond met een tuinvaas’: een tegelijk wulps en naïef naakt, verweerd, geschonden, bedekt met plekken schimmel of mos. Die meer dan levensgrote stenen gestalte scheen de aarde zelf, aangetast door bederf, een oude wereld in ontbinding. Het was een teken, dat ik ontcijferen moest. Ik wilde naar Bomarzo. Wat ik daar hoopte te vinden, had ik niet kunnen zeggen, maar ik had die tuinen nodig, al wist ik niet hoe en waarom. Een paar maal trachtte ik vakantieplannen in die richting om te buigen, waardoor ik mij de spotlust en lichtelijk geërgerde verwondering van mijn naaste omgeving op de hals haalde: alweer een obsessie! Mijn man schetste bij voorbaat onze indrukken: een verwilderde tuin, hier en daar een bizar en eigenlijk lelijk stuk beeldhouwwerk, gewoon een oud park met overdadige sculpturen, zoals er zoveel zijn in Midden-Italië maar wat primitiever van uitvoering en daarom terecht minder

regard de ces images. D'ailleurs, d'après les légendes, il était question de ‘meraviglia’, de choses merveilleuses destinées à provoquer la méditation. Le terme français ‘merveilles’ a gardé ce sens. Comme je répétais pour moimême le mot ‘émerveillement’, je me rappelai qu'il se traduisait en anglais par ‘amazement’ dont on utilise le radical ‘maze’ pour désigner un dédale, un labyrinthe. Quelques années plus tard, je trouvai de plus amples renseignements sur cet étrange parc dans Die Welt als Labyrinth, une étude sur le Maniérisme réalisée par Gustav Hocke. C'est vers la même époque, que, flânant dans une librairie, je découvris, en feuilletant le recueil Le belvédère d'André Pieyre de Mandiargues, un essai intitulé Les Monstres de Bomarzo. Je ne fus guère surprise lorsque, en 1963, regardant une émission de télévision sur le peintre A.C. Willink, je reconnus dans l'atelier de l'artiste, sur une toile inachevée, une des statues du parc de Bomarzo: la Grande Nymphe, décrite ainsi par Mandiargues: ‘couronnée fort majestueusement d'une jardinière d'agaves’, à la fois sensuelle et innocemment nue, rongée par les intempéries, mutilée, couverte de plaques de moisissure ou de mousse. Cette figure de pierre, plus grande que nature semblait symboliser la Terre elle-même, gagnée par la pourriture, un vieux monde en décomposition. C'était un message que je devais décoder. Je voulus aller à Bomarzo. Je n'aurais pu dire ce que j'espérais y trouver, mais j'avais besoin de ces jardins, bien que je ne susse ni comment ni pourquoi. Plusieurs fois, j'essayai d'orienter des projets de vacances dans cette direction, ce qui suscita

Septentrion. Jaargang 15 l'ironie et la surprise irritée de mes proches: encore une obsession! Mon mari évoquait déjà nos impressions: un

Septentrion. Jaargang 15 18 bekend dan bijvoorbeeld de tuinen van de Villa Lante of Caprarola. Bepaald niet een geval van ‘vaut le voyage’ en ook niet de moeite waard om er bij een verblijf in Italië honderden kilometers voor om te rijden. Bij mij was echter een van die innerlijke processen op gang gekomen, die buiten het bereik van de rede vallen. Ik was al zover, dat ik mijn frustratie op dit punt had verwerkt in een ontwerp voor een roman rondom een gedroomd Bomarzo, een Bomarzo-als-idee in het bewustzijn van een ‘ik’-figuur, de auteur X. Deze verlangt naar volstrekte creatieve vrijheid om een roman te schrijven, De tuinen van Bomarzo, waarin het (eens op afbeeldingen waargenomen) park moet dienen als achtergrond voor de onderlinge verhoudingen en conflicten van de hoofdpersonen, die echter nog niet aan de verbeelding van X zijn ontsproten. Telkens als X op het punt staat naar Bomarzo te vertrekken (de couleur locale is voorwaarde voor het op gang komen van het verhaal), zijn er onvoorziene omstandigheden, verplichtingen, kwesties van solidariteit of verantwoordelijkheid, die het reizen onmogelijk maken. Zo dreigt de gedwarsboomde behoefte aan concentratie te ontaarden in afzijdigheid, in een vorm van mensenhaat zelfs. X vlucht in de fantasie, heeft tenslotte een topografie van het park, een voorstelling van de beelden in het hoofd, die van grotere betekenis worden dan de (nog onbekende) werkelijkheid van Bomarzo. De ‘monsters’ verschijnen in de verbeelding van X als manifestaties van het demonische. Het innerlijke Bomarzo verdringt het nu en hier van X' alledaagse omgeving. X wandelt eenzelvig in die verzonnen tuinen der verschrikking. Er blijken nog andere bezoekers te zijn. Eerst komen zij niet uit de verf, maken zij zich nog niet los van de achtergrond, het loof van de

jardin en friche, ici et là, une sculpture bizarre, et même laide, rien qu'un vieux parc peuplé de nombreuses statues comme il en existe tant dans le centre de l'Italie, mais d'une conception plus primitive et pour cette raison moins connu que la Villa Lante ou Caprarola, par exemple. On ne pouvait pas dire que cela ‘vaut le voyage’ ou mérite que l'on fasse plusieurs centaines de kilomètres pour aller le visiter, lors d'un séjour en Italie. Pourtant, un de ces processus intérieurs, qui restent en deçà de la parole, s'était déclenché en moi. J'en étais arrivée à un point où ma frustration s'était muée en un sujet de roman axé autour d'un Bomarzo imaginaire, un Bomarzo en tant que concept dans la conscience d'un ‘moi’, l'auteur X. Celui-ci aspire à une totale liberté créatrice pour écrire un roman: Les jardins de Bomarzo, où le parc (aperçu une fois sur des photographies) doit servir d'arrière-plan aux rapports mutuels et aux conflits des personnages, qui ne sont pas encore nés de l'imagination de X. Chaque fois qu'X est sur le point de partir pour Bomarzo (la couleur locale étant absolument nécessaire à la mise en route du récit), des situations imprévues, des engagements, des raisons de solidarité ou des responsabilités rendent le voyage impossible. C'est ainsi que le besoin de concentration contrarié menace de dégénérer en neutralité, voire en une forme de misanthropie. X fuit dans le monde des rêves, elle a enfin en tête une topographie du parc, une représentation des statues qui deviennent plus importantes que la réalité (encore inconnue) de Bomarzo. Les ‘monstres’ apparaissent dans l'imagination d'X comme les manifestations du démon. Le Bomarzo intérieur éclipse

Septentrion. Jaargang 15 la réalité quotidienne d'X. X se promène, solitaire, dans ces jardins de la terreur, fruits de son imagination.

Septentrion. Jaargang 15 19 bosschages, de grijze en gevlekte steen van de beelden, zijn zij alleen aanwezig als figuratie, als de anonieme gestalten op een fotografische natuuropname in zwart en wit. Er is een vage verwantschap tussen al deze figuren, een soort van familiegelijkenis. Hun aanwezigheid is beklemmender dan die van de beelden. Bij elke kromming van ieder pad, in het perspectief van alle doorkijkjes en uitzichten dringt een van hen, of een paar, of een hele groep tegelijk, zich in het blikveld; er is een komen en gaan, een voorbijlopen in de verte, een stilstaan bij een sculptuur, een wachten, aarzelen, een rusten of opzettelijk de plek in bezit nemen, dat X afleidt. Geleidelijk begint X in die anderen zich zelf te herkennen, in verschillende vermommingen. Het zijn (nog) geen mensen van vlees en bloed, slechts maskers, schimmen, in wezen griezeliger dan de ‘monsters’, die X óók alleen maar van horen zeggen kent. X weigert de relatie met die nog levenloze romanfiguren, die wachten op het scenario en op hun rollen daarin. Bij gebrek aan aandacht verbleken zij. En ook het verzonnen Bomarzo zinkt weg, dat droompark, dat X had aangelegd rondom de aanpassing-als-vraagstuk en het creatieve isolement, de centrale thema's van de niet geschreven roman. Er blijft maar één ‘monster’ over en dat is X zelf, de van de werkelijkheid losgeraakte bezetenheid voor gedachtenspinsels. X is als de spin, die webben weeft om te kunnen voortbestaan, ragdunne draadconstructies in de ruimte. De spin onttrekt aan zich zelf die draad waarmee zij weeft; zij spint, zij ís de spoel, de spil van haar kleine, ijle wereld. Ik verafschuw spinnen. Wat heb ik met X te maken?

De nouveaux visiteurs apparaissent. D'abord incolores, ils ne se détachent pas encore de l'arrière-plan, du feuillage des bosquets, de la pierre grise et tachetée des statues, ils sont seulement présents comme des figurants, comme les silhouettes anonymes dans un paysage photographique en noir et blanc. Il y a une vague ressemblance entre tous ces personnages, une sorte d'air de famille. Leur présence est plus oppressante encore que celle des statues. Au détour de chaque sentier, dans toutes les perspectives, ils vont et viennent, passent dans le lointain, s'arrêtent près d'une statue, attendent, hésitent, se reposent ou prennent délibérément possession des lieux, tous détournent l'attention d'X. Peu à peu, X commence à se reconnaître elle-même dans ces autres personnages et ces différents déguisements. Ce ne sont pas encore des êtres de chair et de sang, mais seulement des masques, des ombres en réalité plus terrifiantes que les ‘monstres’ qu'X ne connaît que par ouï-dire. X rejette le lien avec ces figures de roman encore inanimées qui attendent le scénario et leur rôle. Ils pâlissent par manque d'attention. Et même le Bomarzo imaginaire disparaît, le parc de rêve qu'X avait aménagé autour du problème de l'adaptation et de l'isolement créateur, les thèmes centraux du roman qui n'a pas été écrit. Il ne reste plus qu'un monstre, et c'est X elle-même, obsédée par le tissu de ses pensées, elle se détache de la réalité. X est comme l'araignée, qui, pour pouvoir survivre, tisse des toiles, de fines constructions filigranées dans l'espace. L'araignée sort d'elle-même ce fil avec lequel elle tisse; elle file, elle est la navette, le fuseau de son petit monde fragile. Je déteste les araignées. Qu'ai-je à voir avec X?

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Communication culturelle entre les Pays-Bas et la France au XVIIe siècle

CE n'est pas le fait du hasard si le Centre culturel français à Amsterdam porte le nom de Maison Descartes. C'est en effet en Hollande que Descartes passa les années les plus fécondes de sa carrière scientifique, après avoir fait ses études au collège de La Flèche et embrassé le métier des armes. Il s'inscrivit en 1629 comme étudiant à l'Université de Franeker; le ‘café Descartes’ situé face à l'ancien bâtiment de l'Université rappelle encore aujourd'hui son bref séjour dans la bourgade frisonne. Aux Pays-Bas, il n'aura pas de résidence permanente; nous le voyons se fixer successivement à Deventer, Leyde, Amsterdam et Egmond près d'Alkmaar. Ce choix de la Hollande lui avait été dicté par des raisons de sécurité; bien que catholique, il avait rejeté la physique scolastique aristotélicienne intimement liée à la théologie catholique et s'était rallié aux thèses nouvelles de Galilée, dont la condamnation en 1633 l'avait fort ébranlé. Il jugea préférable de poursuivre ses activités dans un pays réputé pour la liberté relative dont y jouissaient les savants. C'est à Leyde, chez Jan Maire, qu'il publia en 1637 son Discours de la Méthode pour bien conduire sa Raison et chercher la Vérité dans les Sciences. Nous reviendrons ultérieurement sur cet ouvrage, qui allait révolutionner la pensée philosophique et qui suscita d'emblée un flot de publications contradictoires; signalons toutefois que Descartes intervint à plus d'une reprise dans le débat pour préciser sa pensée et réfuter les arguments de ses détracteurs et qu'il eut ainsi l'occasion d'entrer en contact avec le physicien Chr. Huygens, le mathématicien Fr. van Schooten, le médecin H. Regius et l'entreprenant homme d'affaires Luis de Geer, qui devint son mécène. Descartes quitta la Hollande en 1649 et mourut l'année suivante en Suède, où l'avait invité la reine Christine. L'exemple de Descartes fut imité par P. Bayle. Ce fils d'un pasteur du Sud de la France passa les dernières vingt-cinq années de sa vie dans la république des Provinces-Unies. Il enseigna de 1681 à 1693 l'histoire et la philosophie à l'Ecole Illustre de Rotterdam, une sorte de faculté propédeutique. Après avoir publié anonymement à Amsterdam quelques écrits philosophiques et théologiques, dans lesquels sont développées ses théories, il commença la rédaction de son Dictionaire historique et critique, qui parut de 1695 à 1697 chez l'éditeur de réputation internationale Reinier Leers. Particulièrement remarqué fut son article sur Spinoza, qui était décédé en 1677; il y présentait le philosophe comme un ‘athée de système’ et un ‘athée vertueux’, épithètes qui allaient rester collées au philosophe pendant plus d'un siècle, avant que les jeunes penseurs allemands du Sturm und Drang ne découvrent en lui un mystique assoiffé de Dieu. Comme l'athéisme systématique fut longtemps considéré comme une tare, on comprend que même au Siècle des lumières les penseurs français aient préféré taire son nom, bien que de multiples indices nous donnent à penser qu'ils étaient parfaitement informés des thèses révolutionnaires de Spinoza. Citons enfin, à propos de Bayle, la revue Nouvelles de la République des Lettres, qu'il fonda en 1684 à Amsterdam et par laquelle il diffusait en Hollande et en France ses idées libérales sur la philosophie et la théologie. On peut comprendre que ce soit à des éditeurs hollandais que Descartes et Bayle aient confié leurs manuscrits. Mais ils ne furent pas les seuls à privilégier l'édition hollandaise. Des catholiques français dont l'oeuvre était controversée, tels que

Septentrion. Jaargang 15 l'occasionnaliste Malebranche et le critique biblique Richard Simon s'adressèrent à des éditeurs hollandais pour diffuser leurs ouvrages.

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Comment s'explique l'essor rapide et prodigieux de l'industrie du livre aux Pays-Bas, e qui occupait au XVII siècle quelque 25 000 personnes (imprimeurs, libraires, relieurs et enlumineurs)? Il y a d'abord l'abondance des capitaux, qui dans l'économie pré-capitaliste doivent permettre l'achat de presses coûteuses, la rémunération d'une main-d'oeuvre spécialisée et la fabrication de livres souvent luxueux. Les capitaux s'accumulent dans les banques d'Amsterdam, qui est devenu un des principaux entrepôts d'Europe. Le pays avait à peine conquis son indépendance que ses navigateurs prospectaient l'océan Indien et prenaient pied dans les îles indonésiennes, où allaient s'ouvrir des comptoirs bientôt gérés par la Compagnie des Indes orientales, un organisme privé créé en 1602 à l'initiative de J. van Oldenbarnevelt. Les bénéfices de la Compagnie dépasseront les espérances les plus optimistes. Une seconde raison est l'intense activité intellectuelle, surtout déployée dans les centres universitaires. La première université, celle de Leyde, fut un cadeau offert en 1575 à la ville pour la récompenser de sa résistance héroïque lors du siège par les troupes espagnoles. Dix ans plus tard s'ouvre l'Université de Franeker en Frise; dans e la première moitié du XVII siècle les créations d'universités se succèdent à un rythme accéléré: Groningue en 1614, l'Ecole Illustre d'Amsterdam en 1632, Harderwijk dans la Gueldre en 1634 et en 1636. Les professeurs restaient rarement attachés à la même université; ils étaient itinérants, répondant à l'appel de ceux qui désiraient s'assurer leur collaboration. Ainsi Joseph Scaliger, le brillant philologue qui enseigne à Genève, est-il appelé en 1593 à succéder à Leyde à J. Lipse, qui après sa conversion au catholicisme passe à Louvain. Le philosophe F.P. van Burgersdijck enseigne cinq ans à Saumur

René Descartes (1596-1650).

Septentrion. Jaargang 15 Pierre Bayle (1647-1706), gravure par G.E. Petit. (Cabinet d'estampes de la Rijksuniversiteit Leiden).

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Frontispice du ‘Dictionaire historique et critique’ de Pierre Bayle. (Bibliothèque de la Rijksuniversiteit Leiden). avant d'être nommé à Leyde en 1620. Les savants avaient l'habitude de publier leurs ouvrages là où ils enseignaient; les enseignants étrangers séjournant aux Pays-Bas entrent ainsi en contact avec les éditeurs locaux, qui sont d'ailleurs eux-mêmes souvent des humanistes; ils en apprécient la culture autant que la qualité de leurs livres et assurent leur réputation dans les villes universitaires où ils seront ultérieurement appelés à enseigner. La raison essentielle est peut-être le climat de liberté qui régnait aux Pays-Bas; ceux-ci n'ont jamais connu l'absolutisme. Certes, maint stathouder, en particulier Frederik Hendrik, a-t-il été tenté d'étendre ses pouvoirs, mais l'ardeur centralisatrice fut tôt ou tard battue en brêche par les Etats, jaloux de leurs prérogatives. Dans le domaine économique, le mercantilisme dirigiste cher à Colbert n'a jamais trouvé d'écho aux Pays-Bas, favorables dès l'abord au libre-échange, qui devait assurer de plantureux bénéfices à tous ceux qui de près ou de loin étaient mêlés au commerce. L'Eglise réformée, si puissante fût-elle, n'a pas non plus réussi, malgré quelques timides tentatives, à transformer le pays en une théocratie; inspirée par l'Eglise de Rome, qui avait instauré en 1565 l'Index librorum prohibitorum, elle s'efforça d'amener les autorités à introduire des ‘censores librorum’, qui auraient eu un pouvoir discrétionnaire en matière d'édition. Les autorités ne la suivirent pas dans cette voie, tout en étant conscientes du danger que représentaient certains écrits pour les bonnes moeurs et la sécurité de l'Etat; elles se contentèrent de parer au danger par les fameux ‘placards’, dont la fréquence est impressionnante. Nous en donnons deux exemples: un placard de 1668 ordonne la confiscation de l'Histoire amoureuse des Gaules, de de Bussy Rabutin, dans laquelle l'auteur s'étend sur les liaisons de Louis XIV avec ses différentes maîtresses jusque Louise de la Vallière; un placard de 1669 impose aux libraires de déposer au siège de leur corporation tous les ouvrages réputés séditieux qu'ils ont en stock. Il n'y avait toutefois aucune commune mesure entre la sévérité des placards et leur impact réel; les imprimeurs et les libraires parvenaient

Septentrion. Jaargang 15 à mettre leur stock d'ouvrages contestés en lieu sûr et n'hésitaient pas par ailleurs à publier sans nom d'auteur ou d'éditeur ou sous un nom fictif. Il serait cependant erroné de présenter une image idyllique du régime politique en e vigueur aux Pays-Bas au XVII siècle. Qu'il nous suffise de rappeler la mort sur l'échafaud en 1619 de J. van Oldenbarnevelt, dont les desseins politiques allaient à l'encontre de ceux du stathou-

Septentrion. Jaargang 15 23 der Maurits, et l'assassinat en 1672 par la populace des frères De Witt, hostiles à la Maison d'Orange. La décapitation de Van Oldenbarnevelt intervint peu après le synode de Dordrecht, qui avait été convoqué pour mettre fin au conflit théologique qui opposait les ‘remonstrants’, qui souhaitaient atténuer la sévérité du calvinisme dans le sens humaniste et les ‘contreremonstrants’, qui s'en tenaient strictement au dogme calviniste de la prédestination. Le synode trancha en faveur des calvinistes orthodoxes et entraîna la condamnation de Van Oldenbarnevelt et de son ami H. Grotius. Celui-ci parvint en 1621 à s'échapper de sa prison et s'enfuit à Paris, où l'avaient précédé les ‘remonstrants’ les plus zélés. La France devint sa seconde patrie; il avait d'ailleurs déjà étudié à Orléans, où il conquit le titre de docteur en droit. Son ouvrage principal, De jure belli ac pacis, parut aussi à Paris en 1625. Alors que vers les années 20 les ‘remonstrants’ trouvaient refuge en France, à la fin du siècle, après la Révocation de l'édit de Nantes en 1685, c'était au tour des huguenots de s'exiler vers des régions plus clémentes, notamment aux Pays-Bas. Beaucoup d'entre eux entretenaient d'ailleurs déjà des relations épistolaires avec leurs coreligionnaires hollandais, souvent membres des Eglises dites wallonnes, créées à e la fin du XVI siècle à l'intention des réfugiés francophones originaires des provinces belges. Mentionnons en particulier les relations suivies entre l'amiral G. de Coligny et Guillaume le Taciturne, qui épousa d'ailleurs sa fille Louise. Parmi les huguenots réfugiés aux Pays-Bas, il y eut plus de 200 pasteurs, qui continuèrent à exercer leur ministère pastoral dans leur terre d'accueil; quant aux autres, ils trouvèrent un emploi e dans l'enseignement, l'industrie, le commerce et l'édition. Au XVIII siècle, on rencontre,

Réunion du synode national à Dordrecht du 13 novembre 1618 au 25 mai 1619. Taille douce.

Septentrion. Jaargang 15 Johan van Oldenbarnevelt (1547-1619). S'appuyant sur sa canne, il est conduit à l'échafaud. (Gravure extraite de la tragédie ‘Palamedes’ de Vondel).

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Hugo Grotius (1583-1645). parmi les descendants de la première génération, des éditeurs, comme M. Rey, P. Mortier, N. Chevalier et P. Brumel. Descartes et Grotius sont tous deux dans leur domaine respectif pénétrés de l'idéal humaniste, auquel ils veulent donner un fondement rationnel. Rompant avec la tradition médiévale, qui calquait la relation entre Dieu et les créatures sur le modèle féodal, ils veulent restaurer le divin dans sa Toute Puissance absolue et le distinguer essentiellement de la nature, qui relève du relatif, du multiple et du quantitatif. Certes, la nature trouve sa cause première en Dieu, mais sa dynamique se déploie sans l'intervention du divin. La Puissance de Dieu se révèle dans la perfection de la nature, entre autres dans la pensée, capable, si elle est bien conduite, de discerner les lois éternelles et immuables qui régissent les mouvements de la nature. Selon la conception mécaniste développée par Descartes, la nature est comparable à une machine gigantesque, dont toutes les pièces sont en parfaite harmonie, chacune développant une dynamique qui lui est propre, tout en s'intégrant parfaitement dans la dynamique d'ensemble. Dans la mesure où l'homme se soumet à la loi naturelle, telle qu'elle est appréhendée par la raison, il s'inclut dans l'ordre divin. Nous voilà bien loin de la théorie finaliste d'Aristote et de Saint-Thomas d'Aquin, suivant laquelle la nature est déterminée par et orientée vers une forme parfaite, qui est chez Aristote l'Un ou l'Etre, principe unitaire transcendant au monde et indifférent à ses tribulations, chez Saint-Thomas, le Dieu trinitaire et providentiel. Descartes ne conteste pas l'existence de Dieu, mais ne Le considère plus comme la cause finale et formelle de la nature. Or la théorie finaliste, qui s'accordait aussi bien au calvinisme qu'au catholicisme, continuait d'être enseignée dans les universités, où la philosophie n'était tolérée que pour autant qu'elle restât subordonnée à la théologie. Les professeurs de philosophie, la plupart des théologiens d'ailleurs, ne jouissaient pas de la liberté académique; ils étaient tenus, sous peine de sanctions, à enseigner l'aristotélisme scolastique. C'est dès lors du côté des universités que la résistance au rationalisme cartésien fut la plus vive, Descartes étant accusé de vouloir détrôner la théologie et de blasphémer Dieu en prétendant définir philosophiquement son Etre. A l'Université d'Utrecht, où régnait en maître incontesté G. Voetius, l'adversaire le plus acharné de Descartes, son nom ne pouvait même pas être prononcé. Ce n'est que vers le milieu du siècle qu'un revirement se dessina, grâce à l'influence modératrice de A. Geulincx et de ses successeurs à l'Université de Leyde, et qu'un terrain d'entente fut trouvé entre la vérité

Septentrion. Jaargang 15 révélée et la vérité scientifique. En dehors de l'université, Descartes reçut l'appui de L. Meyer, mais un appui plutôt compromettant, car Meyer n'hésitait pas dans son ouvrage Philosophia Sacrae Scripturae interpres (1666) à appliquer le doute méthodique à la théologie, soi-disant pour mettre fin aux querelles dogma-

Septentrion. Jaargang 15 25 tiques entre les différentes confessions. Après avoir mis en doute tous les dogmes, il ne retenait comme fondement indubitable de la vérité que l'Ecriture Sainte, et encore, à condition qu'elle fût interprétée à la lumière de la raison. En fait, il abusait de Descartes pour miner la foi chrétienne. e L. Meyer était une figure curieuse, le prototype de l'honnête homme du XVII siècle. Il était docteur en médecine et en philosophie, pratiquait la médecine à Amsterdam, mais s'intéressait activement à la philologie, aux beaux-arts et à la théologie. Il se lia d'amitié avec Spinoza, dont il était d'ailleurs plus proche que de Descartes. Il fonda en 1669 la société artistique Nil Volentibus Arduum, dont il avait l'intention de faire le pendant aux Pays-Bas de l'Académie française créée en 1635 par Richelieu; elle aurait à fixer l'usage en matière de langue et d'art. Comme le théâtre était à l'époque le genre littéraire le plus éminent, c'est lui qui retint toute son attention. Ce rationaliste convaincu avait une aversion déclarée aussi bien pour le théâtre-spectacle que pour les drames religieux de Vondel; ce qu'il voulait, c'était un théâtre qui s'alignât sur ses conceptions philosophiques et réclamât du spectateur un effort intellectuel. Le théâtre qui répondait à cette double exigence était le théâtre classique français, qui avait atteint son apogée avec Corneille, Racine et Molière. Certes, l'oeuvre théâtrale, produit de l'imaginaire comme toute oeuvre d'art, ne peut-elle prétendre à la vérité; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la plupart des philosophes, de Platon à Hegel, ont tenu les artistes en suspicion. Les classiques français demandent toutefois à l'oeuvre d'être au moins vraisemblable, de présenter les apparences du vrai. L'imagination ne peut donc être abandonnée à elle-même,

Frontispice du ‘Woordenschat’ (Vocabulaire) de Lodewijk Meyer, paru en 1669. (Bibliothèque de la Rijksuniversiteit Leiden).

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e Le théâtre du Keizersgracht (Amsterdam) au début du XVIII siècle. (Atlas historico-typographique du Gemeentelijke Archiefdienst Amsterdam). sous peine de verser dans le fantastique, qui est, faut-il le dire, opposé au rationnel; elle doit être tenue en bride par la raison, qui dicte les principes formels garants de e la beauté objective de l'oeuvre; d'où la floraison au XVII siècle, aussi bien en France qu'en Hollande, des arts poétiques, qui définissent les techniques que l'artiste doit acquérir, comme le plus modeste des artisans. Ce n'est d'ailleurs qu'en 1762 que l'Académie française introduisit la distinction entre artiste et artisan, reconnaissant du même coup à l'artiste en plus de l'habileté le génie créateur. Une des techniques bien connue du théâtre classique français est la loi des trois unités, montrant formellement combien le contingent, qu'il soit d'ordre spatial, temporel ou événementiel, est réduit à sa plus simple expression, l'accent étant mis sur l'éternel et l'universel, à savoir l'essence de l'homme. Privilégier l'essence immuable des êtres et des choses n'est-il pas le propre de la philosophie classique?

e L'intérieur du théâtre du Keizersgracht (Amsterdam) au XVII siècle. (Atlas historico-typographique du Gemeentelijke Archiefdienst, Amsterdam).

Meyer ne se contenta pas de belles théories; il voulut aussi sensibiliser le public hollandais à ce théâtre qui répondait à son rationalisme. L'occasion lui en fut donnée lorsqu'il fut nommé administrateur du théâtre d'Amsterdam en 1677. Au répertoire apparurent désormais des tragédies et comédies françaises, traduites ou adaptées; Meyer lui-même se chargea d'ailleurs de quelques adaptations. Ce n'est qu'au début du siècle suivant que des pièces originales calquées sur le modèle français virent le jour, ce qui ne mit pas un frein aux adaptations, qui continuèrent à fleurir jusqu'en 1770, un signe parmi tant d'autres que le ‘Siècle d'or’ était bien révolu et qu'avec le e XVIII siècle les Pays-Bas entraient dans une période de stagnation, sinon de recul économique et culturel.

ROGER HENRARD

Septentrion. Jaargang 15 Professeur ordinaire à l'Université catholique de Louvain. Adresse: 9 rue Dehin, B-4000 Liège.

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L'art typographique aux Pays-Bas

DANS un précédent article, nous avons vu comment les Pays-Bas se sont assuré au e e (1) cours du XVII et du XVIII siècle une solide réputation d'imprimeurs et d'éditeurs . e Au XX siècle aussi, les imprimeries néerlandaises jouissent d'une renommée e internationale. Mais entre ces deux périodes, le XIX siècle constitue une époque de régression. Quelles sont les causes et les circonstances de ce déclin d'une part, et de e la renaissance de l'imprimerie aux Pays-Bas au cours du XX siècle d'autre part? Vers la fin de l'ère napoléonienne, il ne restait pratiquement rien de la réputation e internationale que les imprimeurs et les éditeurs néerlandais s'étaient créée au XVII siècle et qu'ils avaient consolidée au siècle suivant. Pendant la presque totalité du e XIX siècle, l'imprimerie néerlandaise n'était que d'importance nationale. Cette évolution n'est pas sans liens avec le moindre rôle des Pays-Bas en Europe. Et puis, la plupart des livres étaient imprimés en néerlandais. Or notre langue ne trouvait guère d'audience en dehors du territoire national. On recourait de moins en moins au latin et au français, les langues internationales d'autrefois. Quant à la présentation, e le livre courant produit aux Pays-Bas pendant le XIX siècle n'était guère exceptionnel. Le plus souvent, on employait des caractères anciens voire antiques, et on ne se gênait pas pour les mélanger de façon absolument arbitraire dans un seul ouvrage. Le papier était en général de mauvaise qualité et peu attrayant malgré le renouveau de notre e industrie du papier à partir du XIX siècle. Dans le domaine de l'illustration, des techniques plus modernes, comme la lithographie, la xylographie et la sidérographie, s'étaient substituées à l'ancienne chalcographie, mais on manquait malheureusement de grands artistes. Les quelques réalisations remarquables étaient surtout dues à des étrangers demeurant aux Pays-Bas, comme par exemple, à partir des années quarante, le xylographe anglais Henry Brown et la maison allemande Arnz, spécialisée dans la lithographie. Ces deux exemples caractérisent l'évolution pendant la seconde moitié du siècle: de plus grandes possibilités techniques, mais en général une moindre qualité artistique. Tout comme aux siècles précédents, les imprimeurs concevaient eux-mêmes leurs ouvrages, mais sans égaler leurs illustres précurseurs sur le plan artistique. Ce phénomène ne se limitait d'ailleurs pas aux seuls Pays-Bas. Ce n'est que vers la fin du siècle qu'une évolution se fit jour grâce à des influences étrangères à l'imprimerie. Comme dans d'autres pays, ces influences venaient du côté des arts plastiques et étaient étroitement liées à l'entrée en scène de l'art nouveau en tant que style international. A partir des années quatre-vingt-dix, on se mit à réaliser d'énormes quantités de livres à reliure spécialement conçue et souvent ornés de vignettes marquant le début ou la fin des chapitres. Ces reliures et vignettes art nouveau étaient conçues par de célèbres peintres comme Jan Veth, Jan Toorop, A.J. Derkinderen et R.N. Roland Holst. Leur contribution se limitait à l'illustration. Généralement l'imprimeur se réservait la conception même des livres, qui restaient traditionnels, sans la moindre fantaisie. Dans quelques rares cas seulement, les artistes se mêlèrent du choix des caractères et de la mise en page, mais en raison de leur inexpérience dans le domaine typographique, les résultats n'étaient pas brillants non plus. Le texte

Septentrion. Jaargang 15 perdait souvent en lisibilité ce qu'il gagnait en beauté par l'emploi de caractères de fantaisie.

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Ce n'est qu'après 1900 que les choses se mirent à changer. Le choix des caractères, les illustrations, la présentation en général, tout était désormais subordonné au texte à imprimer. Un rôle de premier plan fut joué par l'artiste frison Sjoerd H. de Roos (1877-1962), responsable de la typographie de l'édition néerlandaise des conférences de William Morris, publiées en 1903 sous le titre Kunst en Maatschappij (Art et Société). De Roos y avait employé les nouveaux caractères du Français René Grasset, et pour l'esthétique il avait surtout tenu compte de l'aspect global de la page. Pendant les années suivantes, continuant sur ce chemin, il exerça une influence considérable. A partir de 1907, il travailla chez Tetterode, célèbre fonderie de caractères amstellodamoise, et s'appliqua bientôt à la réalisation d'un caractère qui serait présenté en 1912 sous le nom de Mediaeval hollandais et qui resterait pendant une longue période le caractère le plus populaire, employé et apprécié loin au-delà de nos frontières. De Roos créa d'autres caractères encore, dont un certain nombre connaîtraient un succès considérable. Ainsi Sjoerd de Roos a contribué largement au renouveau de la typographie aux Pays-Bas, tant par l'exemple de ses propres réalisations typographiques que par la création de caractères mieux adaptés aux exigences de l'époque. Quelques années après De Roos, un autre géant fit son entrée sur la scène typographique: Jan van Krimpen (1892-1958), également typographe de métier et créateur de caractères. A partir de 1923, il travailla chez Enschede à Harlem. Avec sa riche tradition dans le monde des imprimeurs néerlandais, cette fonderie de caractères était la grande concurrente de Tetterode. Le premier caractère de Van Krimpen, le célèbre Lutetia, serait bientôt adapté au procédé

Couverture réalisée par Jan Toorop pour le livre ‘Psyche’ de Louis Couperus, édité en 1898 par L.J. Veen à Amsterdam. Un exemple caractéristique d'une couverture art nouveau néerlandaise. moderne de la monotype. Au cours des décennies suivantes, Van Krimpen créa plusieurs autres caractères typographiques, qui seraient appréciés et employés partout dans le monde, à côté de ceux de De Roos. Ainsi Jan van Krimpen, dont l'oeuvre typographique aussi fut très importante, e devint un des plus grands créateurs de caractères typographiques du XX siècle. On peut conclure en disant que De Roos et Van Krimpen, bien que travaillant séparément

Septentrion. Jaargang 15 et pour des firmes concurrentes, ont fourni une contribution essentielle à la réhabilitation des Pays-Bas sur la scène internationale de l'art typographique. A côté d'eux, et souvent en collaboration avec l'un d'eux, d'autres y ont contribué également. Citons d'abord Jean François van Royen (1878-1942), employé des services postaux, qui consacrait ses loisirs à l'impression de très beaux opuscules quasi parfaits du point de vue technique. Il était le plus important parmi les nombreux imprimeurs dilettantes qui, depuis William Morris et sa Kelmscott Press en Angleterre, s'étaient manifestés en Allemagne aussi.

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‘Kunst en Maatschappij. Lezingen van William Morris’ (Art et Société. Conférences de William Morris), Amsterdam, 1903. Frontispice et portrait par le jeune artiste S.H. de Roos, qui jouera plus tard un rôle important dans l'évolution de l'imprimerie néerlandaise.

Van Royen entretenait de bons contacts avec plusieurs collègues étrangers, parmi lesquels il faut citer Lucien Pissarro, fils du peintre Camille Pissarro, établi en Angleterre. Aux Pays-Bas, Van Royen avait des contacts tant avec Van Krimpen qu'avec De Roos. Il n'est certainement pas exagéré de dire qu'il a exercé une influence considérable sur les jeunes imprimeurs néerlandais sensibles à la beauté du livre et de l'art typographique. Charles Nypels et Alexander A.M. Stols, tous deux originaires de la province du Limbourg, sont sans conteste les représentants les plus importants de la génération qui entra en scène au cours des années vingt. Dans leur double carrière de typographes et d'éditeurs, ils eurent de nombreux contacts avec la Belgique et la France. Charles Nypels (1895-1952) débuta comme volontaire chez De Roos. Après quelques années, il alla s'occuper de l'imprimerie et de la maison d'édition de sa famille à Maastricht. Plus tard encore, il travailla comme concepteur de livres au service de diverses maisons d'édition aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Jusqu'à sa mort, il resta une des figures les plus marquantes dans le domaine de

Ebauche du type Spectrum par Jan van Krimpen, 1941-1943. Le typographe Jan van Krimpen créait à partir de 1932 une série de caractères nouveaux, dont le Spectrum. l'art typographique néerlandais. Alexander A.M. Stols (1900-1973) débuta lui aussi chez De Roos, mais subit plus tard l'influence de Van Krimpen. Au cours de sa longue carrière de typographe et d'éditeur d'un grand nombre de livres, il se distingua par la qualité tant de la conception générale que de l'impression ellemême. On retient surtout l'heureuse combinaison du texte et des illustrations qu'il faisait réaliser par de nombreux illustrateurs, dont le célèbre Anglais John Buckland Wright. Une partie considérable des activités de Stols se déroulèrent à l'étranger, notamment en Belgique, où il travailla longtemps, en France et plus tard, dans les années cinquante, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.

Septentrion. Jaargang 15 A côté de ces représentants de la typographie classique, on voit, à partir des années vingt et trente, de plus en plus de concepteurs expérimentaux mettre la main à la pâte. Ainsi par exemple Van Doesburgh, un artiste appartenant au groupe De Stijl, et l'architecte Wijdeveld, devenu célèbre par la revue Wendingen. Dans l'oeuvre de Piet Zwart (1885-1977), qui recourait souvent au photomontage, on trouve de nombreuses entorses aux règles de la typographie

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La ‘Kunera’ - presse de J.F. Van Royen, qui se trouve maintenant au Musée national Meermanno-Westreenianum de La Haye, où sont reconstruits l'atelier de composition et l'imprimerie de Van Royen. classique. Zwart et ses adeptes eurent surtout de l'influence dans le domaine de l'impression publicitaire. Le peintre et illustrateur Hendrik Werkman (1882-1945) de Groningue se situe entièrement en dehors de ce groupe. C'est surtout pendant la seconde guerre mondiale, dans ses dernières oeuvres, qu'il réalisa un mélange expressionniste très personnel du texte et de la surface colorée. Dans l'immédiat avant-guerre, d'excellents concepteurs allemands, comme Henri Friedländer et Helmuth Salden, venus chercher refuge aux Pays-Bas, y apportèrent une contribution importante à l'évolution du livre avant, pendant et après la guerre. Pendant les années de guerre, on voit réaliser de nombreux imprimés bibliophiles, confectionnés clandestinement, entre autres par des immigrants allemands. Il dépasserait le cadre de cet exposé d'énumérer ici les nombreuses personnes et firmes qui se sont distinguées depuis la guerre dans le domaine de l'art typographique aux Pays-Bas. Plusieurs imprimeries, qui avaient su maintenir leur réputation internationale, ont fait connaître partout dans le monde le label Printed in the . L'influence des techniques d'impression

A. Roland Holst, ‘Tusschen vuur en maan’ (Entre feu et lune), 1932. Edition bibliophile de la Halcyon Presse de A.A.M. Stols, illustrée par l'artiste anglais J. Buckland Wright. modernes et hypermodernes allant croissant, on n'apporte pas toujours suffisamment de soin à l'esthétique, à la finition du produit. Mais heureusement, il reste de nombreux concepteurs, imprimeurs et éditeurs qui se proposent de réaliser des livres de qualité, fournissant la preuve que l'application des techniques modernes ne s'oppose pas nécessairement à des résultats brillants. Un bon exemple est fourni par la fondation Stichting De Roos, un cercle de bibliophiles qui, pour l'édition de ses livres à tirage limité, fait appliquer des moyens de production modernes à côté des procédés traditionnels. Il est d'ailleurs tout à fait remarquable qu'en cette époque de mécanisation croissante, on assiste à un renouveau de l'intérêt pour l'ancienne technique de la composition au moyen de caractères mobiles en plomb. De plus en

Septentrion. Jaargang 15 plus d'imprimeurs dilettantes consacrent leurs loisirs à l'impression de livres et de brochures entièrement composés à la main et imprimés sur presse à main. Bien que de valeur inégale, ces produits témoignent d'un amour accru pour l'art typographique et suscitent de l'espoir pour l'avenir. C'est dans le champ de tension entre la production artisanale

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Spécimen de l'oeuvre de Van Royen: une édition bibliophile de François Villon, ‘Oeuvres’, ‘Le Lais’, ‘Le Testament’ et ses ‘Ballades’, 1926.

‘Entretien’. Une des éditions clandestines de H.N. Werkman dans la série ‘De Blauwe Schuit’ (La barque bleue) qui parut durant l'occupation allemande de 1940-1945. des amateurs et la mécanisation progressive de la production de masse des grandes imprimeries que se situe sans doute la base du renouveau et du rajeunissement de e l'art typographique aux Pays-Bas, lesquels, après la période de déclin du XIX siècle, ont recouvré leur place d'honneur parmi les grands ‘pays imprimeurs’ du monde.

RUDOLF E.O. EKKART

Conservateur du Musée national Meermanno-Westreenianum, La Haye. Adresse: Prinsessegracht 30, NL-2514 AP Den Haag. Traduit du néerlandais par Raoul Sinjan.

Septentrion. Jaargang 15 Eindnoten:

(1) Septentrion, 13e année, no 1, 1984, pp. 28-35.

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Willem Elsschot, pseudonyme d'Alfons de Ridder (1882-1960). (Photo AMVC).

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Willem Elsschot (1882-1960) Entre rêve et réalité

UN jour, Elsschot remit à son fils (‘Papa, tu pourrais faire mon devoir?’) une rédaction où il commentait l'un de ses propres romans, Kaas (Fromage); c'était une analyse éblouissante. Note obtenue: 6. L'appréciation du professeur reflétait parfaitement l'opinion du lecteur flamand. Opinion bien injuste! Au vu de la dizaine de poèmes qu'il a écrits jusqu'en 1910, Elsschot s'affirme comme l'auteur le plus nettement autobiographique de sa génération. Ce solitaire hypersensible et introverti considère du haut de sa tour d'ivoire le monde qui est le sien, celui d'hommes d'affaires sans coeur et sans merci. Mais toute révolte contre ce monde s'avère impossible, et Elsschot ne peut étancher sa soif de sympathie et de compréhension. Car même sur le plan social, il connaît désormais ce pénible divorce entre ‘rêve et réalité’. Au fond de sa conscience, il se range sans ambiguïté du côté des humbles et des exploités, mais ses origines et ses activités professionnelles le poussent dans le camp des oppresseurs sans scrupules: cette fatalité personnelle pèsera sur Elsschot sa vie durant. Que lui reste-t-il, sinon de louer l'astuce - autrement dit la roublardise - en affaires, mais avec assez d'ironie pour prendre ses distances et manifester son aversion, entraînant le lecteur avec lui. Dans la poésie de ses débuts, Elsschot cherche à se libérer d'une oppression intérieure; dans son premier roman, Villa des Roses, il tente d'exorciser l'aversion que lui inspire la bêtise humaine. Nous reviendrons plus loin sur sa poésie. Villa des Roses, récit nourri des souvenirs du séjour qu'Elsschot effectua dans une pension parisienne du même nom, est la chronique sartrienne d'un ‘huis clos’, ramassis d'individus excentriques qui, matériellement et moralement, s'abusent eux-mêmes ou abusent leurs compagnons d'infortune. Argent et bonne foi sont deux denrées également rares dans cette pension, ce qui n'empêche pas ses habitants de rechercher la première par tous moyens, et avec des fortunes diverses. De la bonne foi, on en trouve tout de même chez Louise, la servante. Sa funeste aventure avec l'un des pensionnaires, l'Allemand (!) Grünewald, forme le motif principal de cette chronique. Le déroulement de cette histoire est ménagé avec tant de discrétion que c'est seulement à la fin du livre que le tragique l'emporte. Selon une technique chère à Elsschot, c'est une idylle innocente au début qui conduit la jeune fille insensiblement mais inéluctablement à sa perte. A petites touches, en contrepoint aux autres intrigues de la pension, l'auteur souligne et approfondit le contraste - autre élément caractéristique de son oeuvre - entre la gravité et l'abnégation qui caractérisent l'amour de Louise pour son Allemand, et le mélange de rouerie, de calcul et de légèreté avec lequel celui-ci séduit son amie de rencontre, abuse de ses sentiments avant de l'abandonner à son triste sort - après un avortement et dans les affres d'un incurable chagrin d'amour. Pourtant Louise ne maudit pas son amant infidèle; après le départ de Grünewald, elle lui écrit une longue lettre qui occupe les dernières pages du roman, et qui s'achève ainsi: ‘Je me suis trop fiée à ta bonté pour pouvoir supporter cette séparation projetée en secret, puis mise à exécution; et avoue que je n'avais pas tort d'être sceptique et de pleurer quand tu es venu me dire que l'un des deux aime toujours plus que l'autre,

Septentrion. Jaargang 15 et que tu étais celui-là. Oui, tu l'as bien prouvé! “Ma chère Louise, je t'aime tant”: ta dernière lettre, le pneumatique

Septentrion. Jaargang 15 34 que je relis tous les soirs. Oh, comme tu m'as trompée! Pourtant, Richard, je ne t'en veux pas’. Dans Lijmen (L'arnaque), l'art narratif d'Elsschot s'exprime dans toute sa plénitude. Le titre lui-même renvoie à ce qu'on pourrait appeler l'acte fondateur de toute l'oeuvre d'Elsschot: rouler son prochain. Le mécanisme de cette tromperie est commenté dans le roman: ‘Je répondis évasivement et lui demandai ce qu'il faisait au juste, lui. “De l'arnaque,” répondit-il. Il vit que sa réponse ne m'éclairait guère. “Enfin, de l'arnaque: je baratine les gens et je les fais signer. Et quand ils ont signé, on les leur livre vraiment à domicile.” “On leur livre quoi à domicile, Laarmans?” demandai-je, car je voulais tout savoir. “Leurs exemplaires,” dit l'homme. Il se remit à rire. “Les exemplaires de la Revue Mondiale,” expliqua-t-il...’ On dirait qu'ici, Elsschot a voulu se libérer du sentiment de culpabilité qu'il éprouvait, lui qui devait écouler pareillement sa Revue Continentale Illustrée. Le passage qu'on vient de citer révèle pour une large part les qualités de simplicité et de naturel de la narration. Dans un café, le narrateur rencontre son ami Laarmans et constate que celui-ci a changé du tout au tout. Laarmans est prêt à lui conter son histoire et pour cela l'invite chez lui. Le rite narratif est ainsi engagé et le lecteur, à son tour, écoutera volontiers le récit de Laarmans. Commencée comme une success-story contée sur le mode ironique, cette autobiographie s'achève en véritable chemin de croix d'un escroc tenaillé par ses scrupules. Au début, Laarmans rencontre Boorman, éditeur de la Revue Mondiale, qui l'engage par contrat en tant que secrétaire de rédaction. Avant toutes choses, Boorman oblige son assistant à troquer le patronyme trop insignifiant de ‘Laarmans’ contre celui, plus commercial, de ‘Texeira de Mattos’: cette substitution d'identité peut faire redouter le pire. Pourtant le contrat paraît si avantageux, si équitable, que Laarmans ne voit pas quel piège le diabolique Boorman a pu lui tendre. En outre, les affaires marchent tout de suite: les deux compères prennent dans leurs filets un entrepreneur de pompes funèbres et, dans leur chasse infatigable aux nouveaux clients, passent au peigne fin les petites annonces. Boorman possède un flair de fin limier pour détecter les annonces intéressantes et se révèle un maître dans l'art de les analyser: ‘Hôtel Washington. - 1100 chambres. - Electricité. - Salles de bains. - Lifts. - Téléphones 16305, 16306, 16307, 16308, 16309, 16310. Tout indique qu'on a là des clients de choix pour la Revue Mondiale. Ces onze cents chambres sont révélatrices: si on compte bien, on n'en trouvera sûrement pas plus de trois cents. Attention, ça ne veut pas dire que ces gens ne seraient pas capables d'héberger onze cents voyageurs, seulement ils en logeraient huit cents dans le quartier, chez l'habitant. Mais ils rédigent leurs annonces de telle sorte que le lecteur se figure une gigantesque bâtisse, un vrai labyrinthe où il ne se risquerait pas sans guide. Et puis les numéros de téléphone! Ils auraient tout aussi bien pu mettre: “16305 à 16310”; mais ils ont préféré une énumération interminable, on entend déjà les sonneries et les appels des standardistes, rien qu'à la lecture de leur annonce!’

Septentrion. Jaargang 15 Une seule fois, les deux compères se heurtent à un ‘client’ qui les a percés à jour, mais cet échec ne fait qu'aiguillonner leur zèle. Et puis, par hasard, ils frappent un grand coup, l'affaire

Septentrion. Jaargang 15 35 de leur vie: ils parviennent à vendre cent mille exemplaires d'un unique numéro de la Revue Mondiale à une petite entreprise moribonde, une fabrique de... monte-charges de cuisine. Mais cette transaction léonine ne restera pas sans conséquences pour Laarmans lui-même: elle finira par le miner psychologiquement. Tant qu'il s'agit de lire l'article publicitaire en présence de la débonnaire directrice de l'établissement, Madame Lauwereyssen, Laarmans s'acquitte de sa tâche sans trop de scrupules. Le lecteur lui non plus ne peut réprimer un ricanement, lorsqu'il compare le style ampoulé, les exagérations et l'ampleur démesurée de l'article au délabrement de l'entreprise et à la nonchalance de sa direction: ‘Je repris: “Où trouvera-t-on encore une fabrique, une forge authentiquement moderne, où l'on lime, l'on forge et l'on tourne, et où le fracas des marteaux déchaîne le tonnerre et l'éclair...”’. Puis Laarmans devra encaisser auprès de cette femme chacune des mensualités du paiement. Cela l'épuise littéralement, surtout lors de la dernière échéance, dont son patron lui a fait cadeau à titre de prime, et dont il essaie vainement de dispenser l'entêtée débitrice. Cette ironie tragique marque profondément le lecteur, qui voit Laarmans de plus en plus mal à l'aise dans son rôle d'escroc. Ne reconnaît-on pas en lui Elsschot et son sentiment de culpabilité profondément enfoui? Après avoir fait le récit de sa vie, Laarmans se livre à une dernière pirouette, doublement ironique: successeur de Boorman, il essaie de faire signer à son ami le même contrat diabolique qu'il a conclu autrefois avec son employeur. Voilà où la Revue Mondiale l'aura mené... Il serait trop long d'analyser l'ensemble de l'oeuvre narrative d'Elsschot, et l'on me pardonnera de me limiter à deux exemples. Tout d'abord Kaas, auquel l'écrivain lui-même consacra la rédaction citée plus haut. Une simple citation de ce texte suffira à mettre en lumière les intentions du roman: ‘Elsschot trouve la notion de publicité trop abstraite pour en faire la matière d'un récit. Mais du fromage, sous la forme bien connue des boules que chacun peut tenir dans sa main, qui sentent fort, cela au moins, c'est du concret. Et ces fromages incarnent son aversion pour le commerce en général beaucoup mieux que n'eût pu le faire l'idée de publicité. Dès le début, le lecteur pressent que cette pyramide de fromages va s'écrouler, et écraser sous sa masse le malheureux Laarmans.’ Quant à Het dwaallicht (Le feu follet), le dernier récit d'Elsschot, on pourrait le définir comme un conte de Noël laïcisé. A Anvers, dans le quartier du port, Laarmans - toujours lui - rencontre trois marins asiatiques et, d'après des indications griffonnées au dos d'un paquet de cigarettes, devrait conduire ces trois orientaux vers leur ‘enfant Jésus’ - la jeune fille qui leur donnera le bonheur, la prostituée au grand coeur qui changera leur vie. Ce genre de félicité, Laarmans, quant à lui, le chercherait plutôt en Orient, du moins dans ses rêves. Mais la quête des étrangers est vaine: leur étoile était un feu follet, luisant de tous côtés mais insaisissable. La jeune fille demeure introuvable. Pourtant l'odyssée de ces quatre hommes n'aura pas été entièrement inutile: entre l'Européen et les trois Asiatiques s'établit un dialogue où l'on échange de profondes considérations sur le sacré et le profane, d'un continent à l'autre. Une petite flamme réchauffe l'obscurité des coeurs. Une fois de plus, l'écrivain donne à son récit une conclusion d'autant plus surprenante qu'il l'a insensiblement, imperceptiblement préparée. Ce que les quatre hommes ont vainement cherché pendant toute une soirée, Laarmans le découvre subitement, et sans aucun mal: le

Septentrion. Jaargang 15 ‘sanctuaire’ où habite la fille de plaisir. Cependant il se garde bien d'entrer; la recherche infructueuse du bonheur, ce beau rêve, est terminée. Ce qui l'attend, c'est la routine quotidienne d'une existence grise. Je laisse au lecteur le soin de prendre connaissance de la poésie d'Elsschot. Des vingt pièces qui composent le recueil Verzen van vroeger (Vers d'autrefois), quatre ont été reproduites ici. Avec plus de violence encore que dans sa prose, Elsschot réagit dans sa poésie à des situations familiales, sociales et politiques. Il suffit de lire ces poèmes pour se persuader que chacun d'eux pourrait fournir la matière d'un

Septentrion. Jaargang 15 36 récit. Pourtant cette poésie est moins narrative qu'accusatrice. La structure de base de tous ces poèmes, ou de presque tous, repose sur la traduction rhétorique d'une situation de communication: un locuteur parlant à la première personne adresse directement un message à un auditeur-récepteur, apostrophé à la deuxième personne. Le contenu de chacune de ces ‘allocutions’ est en outre parfaitement reconnaissable, et pour le destinataire, et pour le lecteur. D'autres moyens rhétoriques viennent renforcer le contact entre émetteur et récepteur. Ainsi la personne apostrophée se voit-elle appelée par son nom; ou bien un envoi resserre et précise les liens entre locuteur et auditeur. Enfin un large éventail de procédés stylistiques (symétrie, antithèse, anaphore) recrée le message en lui donnant la forme d'un ‘canon’ obsédant; le langage ironique, sarcastique et parfois cynique permet au poète d'éviter - de justesse - l'écueil d'une exagération grossière ou d'un sentimentalisme mièvre. On verra comment, dans Spijt (Remords), l'auteur exploite toutes les possibilités de la rhétorique pour faire de son poème une sorte d'exorcisme où blasphème diabolique et noir fatalisme s'allient harmonieusement à des remords amers et profonds. Tout comme sa prose, la poésie d'Elsschot est tragique. Il combat la suprématie du mal et la tyrannie du destin avec les armes pragmatiques et stylistiques de la langue. L'anecdote n'assaille pas le lecteur comme un ‘fait divers’, mais s'empare de lui comme une plainte, un aveu, une protestation, un cri ou un pacte satanique. Car ‘le tragique est une question d'intensité, de mesure et d'harmonie, de temps de repos, une alternance entre cris d'allégresse, mouvements lents et coups de gong, entre simplicité, sincérité et ricanements sardoniques.’ (Elsschot).

Willem Elsschot, pseudonyme d'Alfons de Ridder (1882-1960): sa vie et son oeuvre en quelques dates

1882 Naissance à Anvers, dans une famille de neuf enfants; le père est un boulanger aisé. 1888-1897 Scolarité peu brillante: le jeune garçon est renvoyé du lycée pour ‘comportement turbulent’. Son professeur, le poète Pol de Mont, lui donne le goût de la langue et de la littérature du ‘Nord’, c'est-à-dire des Pays-Bas. 1897-1901 Vie de bohème; commence à écrire. 1901-1904 Père d'un enfant naturel, Walter; mène à bien des études commerciales; devient employé de commerce. 1905-1908 Secrétaire d'un homme d'affaires argentin ‘chargé de mission’ à Paris; Elsschot séjourne à la pension ‘Villa des Roses’. 1908-1911 Correspondancier dans un chantier naval de Rotterdam. 1908 Il épouse la mère de son fils Walter. Elle lui donnera cinq autres enfants: Adèle (1909), Willem (1911), Anna (1912), Jan (1917), Ida (1918). 1911-1914 Bruxelles: co-éditeur d'une feuille publicitaire, la Revue Continentale Illustrée. 1913 Public Villa des Roses. 1914-1918 Pendant la première guerre mondiale, Elsschot est employé au bureau anversois du ‘Comité national d'aide et d'alimentation’. A partir de 1919, il travaille dans une agence de publicité, d'abord comme associé puis, à partir de 1931, à son compte.

Septentrion. Jaargang 15 1921 Publie Een ontgoocheling (Une désillusion) et De verlossing (La délivrance). 1924 Lijmen (L'arnaque). 1933-1946 publication de Kaas (Fromage, 1933), Verzen van vroeger (Vers d'autrefois, 1934), Tsjip (1934), Pensioen (Retraite, 1937), Het been (La jambe, 1938; c'est la suite de Lijmen), De leeuwentemmer (Le dompteur de lions, 1940), Het tankschip (Le pétrolier, 1942), Het dwaallicht (Le feu follet, 1946). 1948-1960 Hommages officiels: Belgique, 1948: Prix triennal de l'Etat. Pays-Bas, 1951: prix Constantijn Huygens. 1957 Publication du Verzameld Werk (OEuvres complètes).

JEF VAN MEENSEL

Professeur de néerlandais. Adresse: Stationsstraat 73, B-2440 Geel.

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Septentrion. Jaargang 15 37

Willem Elsschot

Aan mijn moeder

Ik heb gedroomd, o moeder, dat gij op sterven laagt, en voor het al te sluiten, mij lang in d'ogen zaagt.

Gij spraakt van eerlijk blijven, van recht door 't leven gaan; hebt toen nog eens geglimlacht, en alles was gedaan.

'k Wou om vergeving smeken, waarvoor, ik wist het niet, en bij u nederknielen; mijn knieën bogen niet.

Toen wist ik dat 'k u nimmer nog iets vergelden kon. Uw stem deed mij ontwaken in 't klare licht der zon.

Daar blonken grote tranen van heil en droefenis. En 'k voelde diep in 't harte wat ene moeder is.

Antwerpen, 1904

Uit: ‘Verzen van vroeger’ (1934).

A ma mère

J'ai rêvé, ô ma mère, que vous alliez mourir, et que vos yeux près de se clore longuement fixaient les miens.

Vous parliez d'honnêteté, d'une vie droite et claire; vous eûtes un dernier sourire, et tout fut consommé.

Je voulais implorer pardon de fautes que j'ignorais, et près de vous m'agenouiller; mon genou ne put fléchir.

Alors je sus que plus jamais je ne vous rendrais votre amour. Votre voix vint m'éveiller dans le clair rayon du jour.

Septentrion. Jaargang 15 De tristesse et de bonheur, de grosses larmes roulèrent. Et j'ai senti au fond du coeur ce que c'est qu'une mère.

Anvers, 1904

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Septentrion. Jaargang 15 38

Willem Elsschot

Tot den arme

Gij met uw' weiflend' handen en met uw vreemden hoed, uw aanblik stremt mijn bloed en doet mij klappertanden.

Verhalen moet gij niet van uw eentonig leven, het staat op u geschreven wat er met u geschiedt.

De lettertekens spelen om uwen armen mond, die kommervolle wond waarlangs uw vingers strelen.

Het klinkt uit uwen tred, het snikt in uwe kluchten, het zijpelt uit de luchten waar gij u nederzet.

Het komt mijn dromen storen en smakt mij op den grond, ik proef het in mijn mond het grinnikt in mijn oren.

Ik zal ter kerke gaan en biechten mijne zonden, en leven met de honden, maar staar mij niet zo aan.

Rotterdam, 1909

Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).

Au pauvre

Avec tes mains craintives et ton curieux chapeau, ta vue glace mon sang et fait claquer mes dents.

Ne me raconte pas ta vie si monotone, ton histoire est gravée sur toute ta personne.

Ses mots dansent autour de ta pauvre bouche, inquiète blessure que caressent tes doigts.

Septentrion. Jaargang 15 Elle résonne dans ton pas, sanglote dans tes grimaces, suinte avec les odeurs qui forment ta demeure.

Elle trouble mon sommeil, m'accable et me terrasse, agace mes papilles et grince à mes oreilles.

Oui, j'irai à l'église confesser mes péchés et vivre avec les gueux, mais détourne les yeux.

Rotterdam, 1909

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Septentrion. Jaargang 15 39

Spijt

Dat in gemelijke grillen ik mijn dagen kon verspillen, dat ik haar voorbijgegaan of een steen daar had gestaan.

Dat ik heel mijn zondig leven heb gekregen zonder geven, dat mij alles heeft gesmaakt, dat ik niets heb uitgebraakt,

dat ik niet kan herbeginnen haar te dienen, haar te minnen, dat zij heen is en voorbij, bitter, bitter grieft het mij.

Maar de jaren zijn verstreken en de kansen zijn verkeken. Moest die kist weer opengaan geen stuk vlees zat er nog aan.

Priesters zalven en beloven, maar ik kan het niet geloven. Neen, er is geen wenden aan: als wij dood zijn is 't gedaan.

Ja, gedaan. Wat helpt mijn klagen? Wat mijn roepen, wat mijn vragen? Wat ik bulder, wat ik zweer? De echo zendt mij alles weer.

Gij die later wordt geboren, wilt naar wijze woorden horen: pakt die beide handen beet, dient het wijf dat moeder heet.

Antwerpen, 1934

Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).

Remords

D'avoir en caprices maussades gaspillé tant de jours fades, d'avoir pu la dépasser comme un caillou sur la chaussée;

d'avoir, dans ma vie de péché, toujours reçu sans rien donner, d'avoir, glouton, tout englouti et de n'avoir rien vomi;

Septentrion. Jaargang 15 de ne pouvoir recommencer à la servir et à l'aimer; de la savoir perdue, défunte, une amère douleur m'étreint.

Mais les années se sont enfuies, toute chance s'est évanouie. Si l'on rouvrait cette bière on n'y verrait qu'os et poussière.

Les prêtres consolent, promettent, mais je n'en crois pas une miette. Non, j'en ai pris mon parti: quand on est mort, tout est fini.

Oui, fini. A quoi bon se plaindre, crier, questionner et geindre? A quoi bon tonner ou jurer? Bruits par l'écho renvoyés.

Vous tous qui après moi naîtrez, voici des mots à méditer: saisissez deux mains qui se tendent, honorez une mère si tendre.

Anvers, 1934

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Septentrion. Jaargang 15 40

Willem Elsschot

Het huwelijk

Toen hij bespeurde hoe de nevel van den tijd in d'ogen van zijn vrouw de vonken uit kwam doven haar wangen had verweerd, haar voorhoofd had doorkloven toen wendde hij zich af en vrat zich op van spijt.

Hij vloekte en ging te keer en trok zich bij den baard en mat haar met den blik, maar kon niet meer begeren, hij zag de grootse zonde in duivelsplicht verkeren en hoe zij tot hem opkeek als een stervend paard.

Maar sterven deed zij niet, al zoog zijn helse mond het merg uit haar gebeente, dat haar tòch bleef dragen. Zij dorst niet spreken meer, niet vragen of niet klagen, en rilde waar zij stond, maar leefde en bleef gezond.

Hij dacht: ik sla haar dood en steek het huis in brand. Ik moet de schimmel van mijn stramme voeten wassen en rennen door het vuur en door het water plassen tot bij een ander lief in enig ander land.

Maar doodslaan deed hij niet, want tussen droom en daad staan wetten in den weg en praktische bezwaren, en ook weemoedigheid, die niemand kan verklaren, en die des avonds komt, wanneer men slapen gaat.

Zo gingen jaren heen. De kindren werden groot en zagen dat de man die zij hun vader heetten, bewegingloos en zwijgend bij het vuur gezeten, een godvergeten en vervaarlijke' aanblik bood.

Rotterdam, 1910

Uit ‘Verzen van vroeger’ (1934).

Septentrion. Jaargang 15 41

Vie conjugale

Lorsqu'il lui apparut que les brumes du temps étouffaient la lueur dans les yeux de sa femme, avaient pâli ses joues et labouré son front, il se détourna, rongé d'un dépit mordant.

Il jura, tempêta, se maudit, la toisant sans l'ombre d'un désir, et vit soudain changé en un pensum honni le flamboyant péché - elle le regardait comme un cheval mourant.

Mais elle ne mourait pas; une bouche infernale suçait ses moëlles, mais ses os la portaient. Elle allait sans mot dire, se plaindre ou questionner, frissonnant, mais jouissant d'une santé fatale.

Il pensait: je la tue et brûle ma maison, je libère mes pieds de leur gangue moisie, je traverse les flammes, les eaux, je bondis jusqu'en d'autres rivages auprès d'un autre amour.

Il ne la tua pas: entre rêve et réel s'interposent des lois et des inconvénients, et la mélancolie, mystérieux compagnon, qui s'insinue le soir, précédant le sommeil.

Les années s'enfuyaient. Les enfants grandissaient et voyaient l'étranger qu'ils appelaient leur père, assis au coin du feu, muet et solitaire, immobile, effrayant, sombre comme un damné.

Rotterdam, 1910

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Septentrion. Jaargang 15 42

La pierre porteuse d'esprit La sculpture de Lika Mutal

La pierre bouge, des sculptures qui bougent

LIKA Mutal découvrit la pierre comme matériau au Pérou. Ce qui la gênait dans les sculptures de pierre de beaucoup de sculpteurs européens, c'était leur caractère statique, immobile. A Lima, où notre Néerlandaise arriva après son mariage, elle décida de suivre une formation à la sculpture. Elle s'inscrivit en même temps à un cours de soudure afin de pouvoir travailler l'acier et laisser la pierre de côté. Les sculpteurs qu'elle admirait à l'époque étaient les Américains Alexandre Calder (1898-1976) et Georges Rickey (o1907), qui réalisaient des sculptures mues par le vent. Bien vite, elle critiqua les oeuvres qu'elle réalisait ellemême en acier, car elle avait le sentiment de faire violence à l'acier, et voilà qu'en même temps elle découvrait la pierre péruvienne. Quand elle eut (littéralement) touché de sa main un bloc de travertin blanc, son choix était fait: elle travaillerait désormais avec du travertin et plus tard aussi avec du granit péruvien qui est encore plus dur que celui de Suède, qu'il s'agisse du noir à grands cristaux, à taches blanches ou du blanc à taches noires. Elle préférait néanmoins le travertin, une espèce de pierre ouverte, jaune, rose ou parfois violette, qui ne présente pas de surprises au tailleur et que les tailleurs de pierre péruviens appellent, pour cette raison, une pierre fidèle. C'est Juan Arias, un tailleur de pierre de grande expérience, praticien de l'Université de Lima(1), qui initia Lika Mutal aux secrets de la pierre et de son façonnage et du même coup à l'esprit des autochtones. En effet, une pierre n'est pas seulement fidèle et courageuse, elle peut aussi être jalouse. Tel est le cas du marbre blanc presque transparent de Cuzco, lorsque, par manque de sollicitude, un mauvais coup de ciseau lui est donné, entraînant des conséquences irréparables, de telle sorte que la pierre présente une blessure. Même les ciseaux, s'ils sont mal utilisés, peuvent se mettre à pleurer. Lika Mutal acquit lentement la conviction que la vision animiste du monde de ses compatriotes était fondée sur une vérité cachée. Pour résoudre des problèmes difficiles, la population indienne consulte la montagne proche qui domine la campagne, tout comme les Grecs consultaient l'oracle. Et avant de boire, on offre à la Terre maternelle la première gorgée. La conviction intime de Lika Mutal que la pierre vit, elle la trouva confirmée plus tard par les recherches scientifiques des cristallographes qui ont constaté que les atomes d'une pierre, comme d'ailleurs aussi ceux des autres matières solides, bougent lentement, très lentement, mais bougent. Donc la pierre vit.

L'on comprend dès lors que les sculptures de Lika Mutal laissent entrevoir la vie intérieure de la pierre dans une forme qui lui est parallèle: les pierres se mettent à vivre parce qu'elles peuvent bouger. Sans doute le vent n'a-t-il aucun pouvoir sur la pierre, mais la main humaine a la faculté de réorganiser la sculpture comme chez Calder et Rickey. C'est le cas des quipus qui sont créés dans les années soixantedix. Le nom renvoie à l'écriture ‘par noeuds’ des Incas qui consistait en noeuds réalisés sur des fils de couleurs différentes pendus librement et attachés à un collier. Un tel

Septentrion. Jaargang 15 quipu remplit la fonction de l'écriture. Cette écriture non déchiffrée intriguait Lika Mutal. ‘Une écriture que personne ne sait lire, constitue pour chacun sa propre langue’, pensa-t-elle et elle opta pour une interprétation magique. Un Quipu(2) de Lika Mutal consiste en un anneau(3) entouré inséparablement d'un certain

Septentrion. Jaargang 15 43

Lika Mutal, ‘Quipu’, travertin, 65 × 40 × 22 cm, 1974 (Photo: Victor Nieuwenhuys, NL-Amsterdam). nombre d'éléments libres. L'anneau, symbole de l'enchaînement éternel de la vie et de la mort, de la liaison de toutes choses, est taillé dans une pierre fidèle, un travertin. Les quatre éléments ont chacun leur individualité plastique propre, allant d'un anneau simple à une forme étirée largement ouverte. Les trois éléments étirés en longueur nous invitent à laisser glisser nos doigts sur leur forme plastique et à fermer la main autour. Cet appel n'émane pas de l'anneau plus abstrait et froid, qui se suffit à lui-même et qui en plus tient les quatre éléments inexorablement réunis. Le Quipu, qui a été détaché à coups de ciseau d'un morceau de travertin horizontal, peut être mu et déplacé. Si l'on met debout l'anneau ou si l'on fait pendre un élément, la sculpture sort des limites imposées par la pierre brute(4). Chaque déplacement de la sculpture la modifie et il y a autant de sculptures qu'il y a de positions possibles. Avec la pierre, matériau statique depuis des siècles, on crée ainsi une sculpture mobile.

La partie qui aspire à son origine

Pacáric(5) signifie en langue inca (le quechua) à laquelle Lika Mutal emprunta tant de titres ‘ce qui est régénéré’: ce qui était destiné, en 1974 et 1975, à devenir sculpture à partir d'une roche de travertin beige. La sculpture a un caractère horizontal, quelque peu rectangulaire et suggère un puissant animal mythique.

Lika Mutal, ‘Pacáric’, travertin, 71 × 130 × 36 cm, 1974-1975 (Photo: Jean Dubout, F-Paris).

Là où on s'attend à voir la tête, apparaît le marbre brut, comme si, à cet endroit, la sculpture avait été enlevée de force à la roche. En bas, il y a également une surface brute, plus grande ici et qui se fond lentement dans la pierre polie. En présentant un plan apparemment épargné par le ciseau, l'artiste se place ainsi dans la tradition de Michel-Ange et de Rodin. Michel-Ange laissa vers 1520 un certain nombre d'esclaves inachevés, à demi délivrés du marbre blanc dont ils semblaient vouloir s'arracher. Cet état d'inachèvement a exercé une influence

Septentrion. Jaargang 15 fascinante sur des sculpteurs ultérieurs tels que Rodin. Celui-ci renforça le contraste entre le matériau brut et la partie travaillée ou polie. L'artiste semblait ainsi prendre une part active à la dernière phase de la création: la sculpture réalisée par la main de l'artiste offrait, dans toute sa perfection, un parallèle avec l'activité du Créateur. A cela s'opposait le chaos restant qui n'avait pas encore été ordonné. On retrouve le mythe de la création dans un contexte tardif, toujours religieux, par exemple autour de 1897, dans La main de Dieu(6). Dans les sculptures de Lika Mutal, il n'y a pas de contrastes très marqués, mais plutôt des transitions progressives. Les parties taillées grossièrement semblent aspirer à rejoindre la roche, leur origine; elles lui restent rattachées par un contact immédiat. La transition lente vers la partie polie indique l'origine d'une manière un peu plus indirecte: cette transition montre que

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Lika Mutal, ‘Pukará’, travertin, 80 × 120 × 70 cm, 1980 (Photo: Jean Dubout, F-Paris). la sculpture a été arrachée intégralement au sol rocheux. En 1980, la ressource de la pierre laissée à l'état brut sera utilisée par l'artiste d'une manière frappante dans Pukará(7) où le grand anneau donne l'impression de s'être détaché de la roche en cassant; c'est le cordon ombilical de la statue. Dans presque toute sculpture, quelque inachevée qu'en soit la forme, Lika Mutal établit cette relation avec son origine. Ce qui relie Pacáric et Pukará aux quipus précédents, ce sont les anneaux détachés au ciseau. Dans Pukará, la structure du travertin indique que l'anneau inférieur a été relié horizontalement à la forme principale. Dans Pacáric, c'est l'anneau, organe détaché, doté d'une valeur indépendante, qui a été poli le plus finement. La cavité dans laquelle l'anneau disparaît et la fente plus loin, polie tout aussi finement, forment les parties les plus intimes de la sculpture. Intime est ce qui est caché et protégé. C'est pourquoi le grand creux quasi mathématique doit le céder à la fente étroite, insondable. L'artiste veut connaître la vie cachée de la pierre et oriente son ciseau. Le visiteur du jardin de sculptures d'Otterlo veut prendre part à l'apparition mythique de cette sculpture, une représentation de forces vitales, et pose à cet effet sa main dans la fente. Il faut croire qu'un tel contact est ressenti comme un besoin au vingtième siècle, car à l'endroit de la fente, la sculpture est devenue noire en quelques années,

Lika Mutal, ‘Parácas’, travertino botticino, 37 × 110 / 150 × 36 cm, 1979 (Photo: Jean Dubout, F-Paris).

à force de caresses. Aux yeux de l'artiste, cela fait partie de la vie de la sculpture.

La sculpture, porteuse d'esprit

Quand Lika Mutal cherche la pierre dans laquelle elle veut réaliser son rêve, elle trace un coup de crayon, fabrique une maquette en papier ou réalise une ébauche en argile que personne ne peut comprendre. L'essai reste rudimentaire(8) de telle manière

Septentrion. Jaargang 15 que l'artiste se réserve la réalisation de l'idée. Parfois elle exécute des dessins plus élaborés comme dans Parácas de 1979. Elle se met à tailler chaque morceau de la pierre brute choisie jusqu'à ce qu'elle en connaisse les caractéristiques. Ensuite il lui arrive de donner le bloc à préparer à un tailleur de pierre uniquement autorisé à le dégrossir. Juan Arias lui apprit à tenir le ciseau d'une main très souple et à le ‘chasser’ en le tournant au moyen de coups de marteau brefs qui font rebondir le marteau sur la pierre. Grâce à cette technique, il n'est, toutes proportions gardées, pas plus fatigant de tailler la pierre très dure que des variétés de pierres plus tendres. Pour tailler des parties de grosses pierres de manière que les formes se détachent et qu'elles puissent bouger, Lika Mutal utilise des ciseaux spécialement fabriqués pour elle par Juan Arias. Ils mesurent 120 cm de long et sont munis de pointes effilées, courbes, arrondies ou plates. Ces ciseaux, trempés le matin, doivent être

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Lika Mutal, ‘Morada’, travertin jaune, 46 × 80 × 100 cm, 1979 (Photo: Johan Balfoort, NL-Leiden). retrempés à midi pour pouvoir être réutilisés. Quand la pierre se transforme lentement en sculpture, Lika Mutal ne la confie plus à personne. Ce n'est que lorsqu'elle est finie que Juan Balbin est autorisé, sous son oeil vigilant, à nettoyer et à polir certaines parties, mais celles-ci ne sont pas laquées.

Après les quipus et en même temps que les animaux mythiques furent créées, à la fin des années soixante-dix, une série de sculptures formées de deux parties complémentaires, ayant pour thème l'unité de deux contraires, l'ordre et le chaos. L'ordre domine dans Parácas(9) parce que la composition est claire et, grâce au principe de l'empilage, architectonique. Un personnage est couché par terre et en tient un autre enlacé. Comme la fente dans Pacáric évoque des associations non seulement magiques mais aussi érotiques, Parácas comporte, par sa composition, une connotation érotique. La sculpture tente aussi de relier les éléments masculin et féminin. Elle constitue un symbole de toute union amoureuse. Les deux parties ont été libérées au ciseau long d'un morceau de travertin. Quand, après des semaines de taille, les parties eurent enfin acquis leur personnalité, l'artiste se rendit compte que la statue se présentait à l'oeil comme un ensemble: les parties se joignaient, mais elles pouvaient être déplacées toutes les deux, si bien que l'idéal d'une certaine dynamique était à nouveau atteint. Si la statue, plus encore que les formes animales, a reçu un caractère horizontal, cela est probablement dû à la révolte inconsciente de Lika Mutal contre les sculptures statiques d'Europe occidentale qui sont toutes placées, à ses yeux, sur un piédestal. Mais la construction horizontale de cette sculpture, comme de tant d'autres dans son oeuvre, provient, bien plus, du besoin de lui faire retrouver le contact avec la terre qui l'a produite. Dans Parácas, la tête de la figure inférieure est surprenante. Formellement la partie rugueuse offre un contrepoids bienfaisant à la partie polie et structurée; conceptuellement, la tête renvoie le spectateur à l'origine, comme un trait d'union entre lui et la matière brute. Cela remplit le spectateur de respect: il n'essaie pas de mettre la main sur la tête. Cette suggestion d'un état intact montre que la sculpture est pour Lika Mutal porteuse d'esprit, exactement comme les menhirs dans la préhistoire européenne sont censés abriter l'âme du défunt.

La roche que l'on peut lire

Septentrion. Jaargang 15 De plus en plus les sculptures cherchent une liaison avec la terre. De 1979 encore date Morada(10) qui signifie en espagnol ‘habitation’. Et effectivement la sculpture est constituée d'un plan quasi carré et d'une construction architectonique. Les plans de niveaux différents font penser au dernier vestige des Incas, Machu Picchu, qui, bien haut dans les Andes, prolonge, par sa construction en terrasses, la forme de la montagne. C'est seulement en 1977 que Lika Mutal vit, de ses propres yeux, les terrasses de Pisac au-dessus de la rivière sainte, près de Cuzco qui était, pour les Incas, le nombril du monde. Elle fut vivement impressionnée par l'union entre la nature et l'architecture. Sa conviction que l'art a une fonction sacrée en fut renforcée.

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Morada offre aussi bien des volumes détachés que des formes dans lesquelles le ciseau a pénétré profondément. Dans les deux cas, la conception de l'artiste diffère, ainsi que le résultat visuel, l'effet produit sur le spectateur. Les formes détachées s'offrent elles-mêmes très ouvertement; celles que le ciseau a effleurées mais qui ne sont pas détachées, ne trahissent pas les secrets de la vie de la pierre. Ainsi cette sculpture allie la clarté au mystère.

Morada est poli et structuré au moyen des transitions subtiles qui depuis des années déjà caractérisent les volumes des sculptures de Lika Mutal. Dans Granit II(11) de 1983, par contre, les oppositions dans le travail sont volontairement extrêmes: le caractère poli du côté supérieur s'oppose à trois faces latérales brutes. Le travail de la surface coïncide ici avec le plan du volume. Toutefois, la construction rectangulaire de Morada est réutilisée, mais nulle part ailleurs sa sculpture n'atteint à tant de simplicité, qu'il s'agisse des quipus, des formes animales, des sculptures doubles et simples (deux en une) ou de Morada même. Simplification et synthèse sont souvent les maîtres mots d'une oeuvre arrivée à sa pleine maturité. La sculpture est constituée de deux pierres plates avec au coin un demi-cylindre ayant l'épaisseur des deux pierres, de telle façon qu'il se trouve imperceptiblement dans le prolongement de la sculpture ainsi fermée. Granit II, à l'état fermé, est une sculpture à deux parties présentant un dos rond, la seule partie ronde de cette statue anguleuse. Ouverte, la sculpture révèle une construction ingénieuse et réfléchie: grâce aux cylindres, elle peut s'ouvrir en tournant autour d'un axe en bronze invisible. Il apparaît également que les deux parties constituent le reflet l'une de l'autre. Voilà de nouveau

1. Lika Mutal, ‘Granit II’, 16 × 41 × 33 cm, 1983 (Photo: Fernando Kodelja, Lima).

2. Lika Mutal, ‘Granit II’, 16 × 65 × 33 cm, 1983 (Photo: Fernando Kodelja, Lima). deux sculptures en une seule, voilà de nouveau l'unité indestructible. Toutefois, c'est le complément qui confère à la sculpture sa vraie signification. Granit II a été poli sur ses grandes surfaces, y compris l'arrondie. Celui qui ouvre la statue et la met ainsi en mouvement - comme cela est possible pour les quipus et les sculptures de deux-en-une - aperçoit deux plans polis avec au coeur un cylindre travaillé de la même façon. Dans Pacáric, Parácas, Morada et tant d'autres sculptures,

Septentrion. Jaargang 15 la pierre a été ouverte là où elle était restée fermée des millions d'années. Pour l'artiste, il s'agit là d'un événement impressionnant et émouvant. Granit II suggère(12) avec insistance que la roche civilisée communiquera sa vie intérieure. Mais cette roche n'est pas totalement civilisée: son esprit reste présent sur trois côtés. Ce que l'on peut lire après dans le livre ouvert fait penser au quipu des Incas: c'est grâce à l'imagination du lecteur que le texte devient vivant.

JOSÉ BOYENS

Historien d'art.

Adresse: Hogewaldseweg 33, NL-6562 KR Groesbeek.

Traduit du néerlandais par Jean-Pierre Roobrouck.

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Eléments biographiques:

1939 Née à Geldrop dans le Nord du Brabant le 12 septembre d'une mère musicienne Lia Schlaghecke et d'un père artiste peintre, Piet Vermeulen. Passa son enfance à Bilthoven près d'Utrecht. Fit ses études à Utrecht, au Lycée Saint-Boniface jusqu'en 1955. 1958-1959 Dans un groupe d'artistes de cabaret chez Wim Kan. 1962 Mariage avec Silvio Mutal, né en Turquie et naturalisé Néerlandais. Entre 1963 et 1970 ils eurent trois filles et un fils. 1964 Vers Bogota, Colombie, où Lika Mutal, exploitant son expérience de directrice de cabaret, monta un théâtre de marionnettes. Elle fabriqua les marionnettes elle-même avec du papier mâché et du fil. Dans le scénario qu'elle rédigea elle-même, elle jouait le rôle du bandit. 1967-1968 Elle fréquente l'Académie à l'Université des Andes de Bogota où elle dessine beaucoup. Elle trouve la formation trop traditionnelle. 1968 Silvio Mutal reçoit un poste d'administration à l'Ambassade des Pays-Bas à Lima, d'où: établissement à Lima. Naissance de la troisième fille. 1968-1971 A Lima, à l'Escuela de Artes Plásticas de la Universidad Católica, chez Anna Maccagno. Ce professeur italien donnait une formation technique aux étudiants, leur faisait confiance et les laissait libres dans le choix d'une orientation personnelle. Sa première statue de pierre, Lika Mutal la tailla chez Anna Maccagno. De sa propre initiative, elle suit un cours professionnel de soudure, où elle apprend á souder à l'électricité et à l'autogène.

Septentrion. Jaargang 15 1971 Dans son atelier personnel, elle commence à travailler l'acier.

Adresse: Pedro de Osma, 136, Barrano, Lima, Pérou.

OEuvres en propriété (semi-) publique:

1975-1976 Quipu double, travertin, 22 × 108 × 128 cm, Otterlo, Musée national Kröller-Müller. 1976 Pacáric, travertin, 71 × 130 × 36 cm, Otterlo, Musée national Kröller-Müller, en prêt. 1983 Ouros, travertin rose, 120 × 240 × 100 cm, Utrecht, Maliebaan, collection de la Commune (commande) - Ouros est le nom d'une localité près de Cuzco. 1985 Pierre s'ouvrant, granit isidora de Portugal, 134 × 134 × 120/200 cm, Oporto, Portugal. Pierre se fermant, granit favaco de Portugal, 135 × 300/120 × 170 cm, Oporto, Portugal.

Expositions individuelles:

1972 Lima, Galería Carlos Rodríguez. 1974 Amsterdam, Galerie D'Eendt. 1976 Paris, Galerie Daniel Gervis. 1978 La Haye, Galerie Nouvelles Images. 1980 Lima, Galeria Forum. Paris, Grand Palais, Foire Internationale de l'art contemporain (F.I.A.C.), avec Galerie Daniel Gervis. 1981 La Haye, Galerie Nouvelles Images. 1982 Lima, Galería Forum. 1983 Paris, Grand Palais, F.I.A.C., avec Galerie Daniel Gervis. 1986 Amsterdam, Galerie Espace.

Septentrion. Jaargang 15 New York, Nohra Haime Gallery.

Bibliographie:

- Lika Mutal, catalogue, Ed. Galerie D'Eendt, Amsterdam, 1974 (17 ill.). - Ineke Jungschleger, De steen is jaloers, de beitels huilen (La pierre est jalouse, les ciseaux pleurent), in NRC-Handelsblad, 10 mai 1974 (1 ill.). - Frans Duister, Beeld en spiegelbeeld, beelden van Lika Mutal (Sculptures en miroir), in De Tijd, 11 mai 1974 (1 ill.). - André S. Labarthe, Lika Mutal au foyer de l'instant, éd. en collaboration avec la galerie Daniel Gervis, Paris, 1976 (34 ill. dont 4 en couleur). - Jean-Marie Dunoyer, Formes, premiers (ou derniers) feux de l'été, in Le Monde, 26 juin 1976. - Ellen Joosten, Lika Mutal, catalogue Nouvelles Images Imartect, La Haye, 1978 (21 ill.). - Augusto Ortiz de Zevallos, Piedra eres: Lika Mutal, in Ogia, no 9, 1978 (6 ill). - Jean Clarence Lambert, Paris-Lima-Mexico-Paris, Lika Mutal, Galería Forum, Lima, in Art Press, no 39, juillet-août 1980 (ill). - Jean Clarence Lambert, Lika Mutal, in Cimaise, art et architecture, no 148, 1980 (20 ill. dont 1 en couleur). - Monelle Hayot, Lika Mutal, in L'oeil, l'art sous toutes ses formes, octobre 1980 (5 ill.). - Marius van Beek, Alle inspiratie is in een blok steen aanwezig (Toute l'inspiration est présente dans un bloc de pierre), in Kunstbeeld, 5e année, no 2, 1980 (8 ill.). - C.S., Lika Mutal, in Trouw, 21 novembre 1980 (1 ill.). - Mario Vargas Llosa, Lika Mutal o la tentación de la piedra, in Armitano arte, no 6, octobre 1983 (18 ill. en couleur).

Eindnoten:

(1) A Lima, l'Académie fait partie de l'Université. (2) Travertin, 65 × 40 × 22 cm, 1974, France, collection privée. Si aucune mention n'est faite de l'emplacement, la sculpture est la propriété de Lika Mutal. (3) Déjà avant, l'anneau fut utilisé dans son oeuvre sous la forme d'un serpent abstrait qui se mord la queue. (4) Ce que le sculpteur hollandais Pjotr Müller (o 1947), plus axé sur la théorie, a essayé de réaliser explicitement en 1978 dans son projet Piliers cassés - arracher la sculpture à sa propre échelle - Lika Mutal ne le réalise qu'occasionnellement. Pour les Piliers cassés, voir Ons Erfdeel, 26e année, no 4, 1983. (5) Travertin, 71 × 130 × 36 cm, 1974-1975, Otterlo, Musée national Kröller-Müller, en prêt. (6) Marbre blanc, 63 × 80 × 58 cm, Paris, Musée Rodin. (7) Travertin, 80 × 120 × 70 cm, 1980. Pukará est le nom d'une localité près de Cuzco, où l'on trouva beaucoup de poterie précolombienne.

Septentrion. Jaargang 15 (8) A moins que le commanditaire de la sculpture en décide autrement. (9) Travertino botticino de 37 × 110 × 36 cm jusqu'à 37 × 150 × 36 cm, 1979. Parácas est le nom d'un vent péruvien violent qui balaie les côtes de l'océan Pacifique. (10) Travertin jaune, 46 × 80 × 100 cm, 1979, Pays-Bas, collection privée. (11) Granit péruvien noir avec des taches blanches, 16 × 41 × 33 cm (fermé) et 16×65×33 cm (ouvert), 1983. Le titre indique la deuxième sculpture d'une nouvelle série. (12) En réalité les pierres n'étaient pas disposées les unes sur les autres, mais les unes à côté des autres.

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Sur les traces de Raoul Servais Le cinéma d'animation en Flandre

Au commencement était Raoul Servais...

AUCUN cinéaste flamand n'a acquis une plus grande notoriété internationale que le réalisateur de films d'animation Raoul Servais (o1928, Ostende). De ses débuts modestes avec Havenlichten (Phares, 1959) à Harpya (1978), qui remporta la Palme d'Or à Cannes, Servais a exploré les possibilités du film d'animation et donné une oeuvre universelle qui fut récompensée par une pléthore de distinctions étrangères. Lorsque le cinéaste devint, en 1966, professeur à la section Cinéma d'animation de l'Académie royale des beaux-arts (KASK) de Gand, de nombreux jeunes gens profitèrent de l'occasion pour s'exprimer de façon créative dans ce domaine. Aujourd'hui, cette évolution porte ses fruits à un point tel que l'on commence peu à peu à parler d'une ‘école gantoise du film d'animation’. Il n'est pas non plus sans intérêt de rappeler que Raoul Servais comptait parmi les initiateurs de la création des Pen Film Studio's, du Studiecentrum voor animatiefilm (Centre d'étude du film d'animation) et du Belgisch Animatiefilmcentrum (B.A.C. - Centre belge du film d'animation). Après Harpya, Raoul Servais rêvait de réaliser un dessin animé de long métrage intitulé Taxandria. Le manque de moyens financiers l'empêche provisoirement de mener à bien ce projet. Entre-temps, nombre de jeunes gens ont marché sur les traces de leur maître. Parmi ses émules les plus importants, citons Daniel Schelfthout, Paul Demeyer, Dirk de Paepe et Stef Viaene.

Daniel Schelfthout et l'Eveil du monde

Un des premiers étudiants talentueux de Servais fut Daniel Schelfthout (o1947, Ixelles). En 1973, il remporta avec Ego un premier prix au Festival d'Annecy. Le film montre la naissance et la croissance d'un personnage grotesque qui se considère comme le centre du cosmos. Toutefois, Ego comprend vite qu'il n'a pas plus d'importance que les autres ‘totems’ qui l'entourent. Finalement il réalise que le bonheur consiste à vivre en harmonie avec les autres et tout ce qui vit dans la nature. Le succès d'Ego incita Schelfthout à continuer de travailler à temps plein dans cette branche. Il exécuta dès lors une multitude de commandes, allant de films destinés à la série télévisée pour la jeunesse Pierrot à des dessins animés tels Awake (1975) et Wake up! (1984). Comme on peut déjà le constater dans son film Ego, ce cinéaste nourrit un intérêt extraordinaire pour la genèse et l'évolution de l'homme au sein de l'univers. Cette fascination se manifeste avec le plus de vigueur dans Crepusculum (1979): le clown Ffalo fait un rêve dans lequel il apprend par les médias que la troisième guerre mondiale vient d'éclater. Dans le journal, à côté de l'article annonçant cette dépêche, il trouve également une bande dessinée dans laquelle il apparaît sous les traits d'un personnage. Le clown prend conscience qu'il participe par ses facéties à une société qui conduit à la destruction. Il adresse ses protestations au dessinateur qui n'est autre que le réalisateur Daniel Schelfthout, intervenant en direct dans le film. Crepusculum, qui est un dessin animé de style pop'art, possède un rythme très

Septentrion. Jaargang 15 vivant et des coloris chatoyants. En 1984, Schelfthout signa également le film d'animation Genesis dans lequel, partant du récit de la Création, il présente une synthèse accélérée de l'histoire universelle. Une image du navire de Greenpeace symbolise le rêve d'un monde meilleur caressé par Schelfthout. Dans son oeuvre, Daniel Schelfthout traduit sa vision philosophique de l'humanité. Avec bonheur, son style ironique

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évoquant la bande dessinée et sa technique d'animation créative tempèrent la gravité de son message au sujet de l'Eveil du monde.

Un Oscar pour Paul Demeyer

Après avoir suivi les cours de Raoul Servais, Paul Demeyer (o1952, Bruges) alla poursuivre ses études, dès 1975, au Californian Institute of Arts. Deux ans plus tard, il obtint non seulement le titre de Master of Arts mais il reçut en outre, pour The Muse, la Hollywood Student Academy Award, c'est-à-dire le Student's Oscar. The Muse (1976), un film d'animation d'une durée de trois minutes seulement, porte un regard critique sur l'image de l'artiste en quête d'inspiration. Par le truchement d'éléments narratifs sommaires et de méthodes simples d'animation, Demeyer parvient à créer un dessin animé excessivement expressif et parfaitement minuté. Chez lui, le tendre engagement humaniste de Servais a fait place à une satire féroce. Ses films précédents en témoignaient déjà. Dans Struthio (1974), une autruche arrache la terre entière dans un élan de cupidité; dans Eten, at, gegeten (Manger, mangeait, mangé, 1974), une femme à l'appétit vorace devient elle-même la victime de sa gloutonnerie. Animasmen (1975) est un film d'animation à l'aquarelle qui fustige la relation romantico-idyllique unissant l'homme et l'animal. En outre, Demeyer put donner libre cours à son humour spirituel et d'inspiration anarchique en Californie dans Little , Singapore no4 et Force of habit, un film expérimental en noir et blanc réalisé selon la technique de la ‘pixillation’, qui évoque le chaos de la grande ville moderne. De retour en Flandre, Demeyer entra aux studios Pen Film. Il y collabora notamment aux treize épisodes du dessin animé de la BRT (Radio-télévision belge néerlandophone): De Wonderwinkel (La boutique enchantée, 1979). Un peu plus tard, il séjourna pendant deux ans au où il se spécialisa, à RTL, dans l'animation sur ordinateur. Ensuite, il fut employé aux Richard Purdon Studios de Londres.

Raoul Servais, ‘Harpya’, 1978.

Septentrion. Jaargang 15 Daniel Schelfthout, ‘Crepusculum’, 1979. ‘Du boucan à la télé et dans les journaux’.

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Paul Demeyer, ‘The Muse’, 1976.

Jef Ceulemans et Dirk de Paepe, ‘De Wonderwinkel’ (La boutique enchantée), 1979.

Jef Cassiers et Dirk de Paepe, ‘Jan zonder Vrees’ (Jean sans Peur), 1985.

Dirk de Paepe: la Panthère rose et autres récits

Pour les studios Pen Film, De Wonderwinkel était la première commande importante émanant de la BRT. Aux côtés du réalisateur de la BRT Jef Ceulemans, Dirk de Paepe faisait office de co-réalisateur. Après ses études à l'académie auprès du professeur Servais, Dirk de Paepe (o1951, Bruges) s'en alla donc travailler chez Pen Film où il conçut et réalisa notamment, en qualité de cinéaste d'animation, des films publicitaires et éducatifs ainsi que des effets spéciaux. En tournant De Wonderwinkel, il fit la preuve de son talent. Ce feuilleton, destiné à la jeunesse et réalisé d'après un scénario de Gommaar-Got-Timmermans, raconte l'histoire de Jonas qui, sur le chemin de l'école, pénètre dans la ‘boutique enchantée’ et fait la connaissance des locataires pittoresques de l'immeuble. Au moyen d'une machine à voyager dans le temps, il surgit dans diverses époques historiques et vit des aventures fantastiques. Une animation extrêmement soignée, un humour spirituel et des décors aux teintes fastueuses caractérisent cette oeuvre réussie. Les qualités de cette série télévisée suscitèrent même l'intérêt de chaînes américaines. Inspiré du même sens de la perfectibilité dans la finition, le cinéaste créa en 1981 le dessin animé de court métrage

Septentrion. Jaargang 15 In de greep van Gambrinus (sous l'emprise de Cambrinus). Fait plus important: l'admiration des Américains pour De Wonderwinkel en 1983 donna lieu à une commande prestigieuse, à savoir la réalisation du film d'animation qui préluderait à The Curse of the Pink Panther (Opération Panthère rose) de Blake Edwards. Pour les besoins de cette oeuvre, De Paepe utilisa - une première en Belgique - un objectif Panavision. Le succès remporté par De Wonderwinkel aboutit également à une nouvelle commande de la BRT, en l'occurence la production du premier dessin animé flamand de long métrage: Jan zonder Vrees (Jean sans peur, 1985). Disposant d'un budget extrêmement réduit, Dirk de Paepe et l'équipe cinéma des studios Pen Film parvinrent à démontrer une fois de plus leurs capacités artistiques et techniques.

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Le talent universel de Stef Viaene

L'on peut difficilement reprocher à de jeunes animateurs tels que Paul Demeyer et Dirk de Paepe de mettre leur talent au service de sociétés de production commerciales. Si les perspectives de développement du long métrage flamand de fiction sont très réduites, celles du film d'animation le sont encore davantage: les canaux de distribution pour ce genre cinématographique sont quasiment inexistants en Flandre. L'oeuvre d'autres créateurs tels Stef Viaene (o1952, Courtrai), qui ont malgré tout encore le courage de composer des films d'animation purement artistiques, force d'autant plus l'admiration. Au départ, Stef Viaene se livra à des expériences sur les possibilités offertes par la technique de la ‘pixillation’: 78 toeren (78 tours, 1974). Happy Destruction (1975) est déjà davantage qu'un exercice de doigté. Pas plus que dans son premier film, le cinéaste n'y relate un récit. Il veut communiquer au spectateur sa vision critique de la société de consommation, que recèle ce titre paradoxal, par les canaux exclusifs de l'image, du son et du montage. Temps et espace sont constamment entremêlés en fonction d'une structure propre, qui s'apparente à une composition musicale. Sur le plan pictural, 78 toeren évoque parfois l'oeuvre du peintre flamand Raveel, cependant que Happy Destruction contient des éléments du pop'art. Pour le compte de Fugitive Cinema, Viaene réalisa ensuite le film d'animation The Salt Canyon Massacre (1979), un western à vocation sociale. Exerçant par ailleurs les arts plastiques, il créa entre-temps une série de Fonobielen qui enlevèrent en 1981 le prix de sculpture de la province d'Anvers. En 1984, Viaene tourna son quatrième dessin animé, Same player... Cette oeuvre, d'une durée de onze minutes, se présente comme la visualisation du flot de pensées libéré par l'esprit d'un passager imaginaire au cours d'un voyage en train. Le point de départ en est la vitre d'un compartiment dans laquelle des paysages, des gares et des trains, lancés dans une fuite éperdue, se métamorphosent à un rythme de plus en plus rapide en des impressions visuelles tantôt abstraites, tantôt figuratives. Le cinéaste joue

Stef Viaene, ‘Same player...’, 1984. avec le cadre de l'image, avec des chevauchements de clichés, des effets d'éclairage, des contrastes entre noir et blanc et couleur, bref avec toutes les possibilités techniques qu'offrent la caméra et la pellicule. Same player... possède une expressivité plastique étonnamment contemporaine et témoigne d'un sens artistique qui repose sur une

Septentrion. Jaargang 15 solide connaissance du métier. En 1985, Stef Viaene confirma son talent multiforme avec un projet théâtral exploitant une grande variété de moyens d'expression: Frames. Si l'on peut se risquer à parler en Flandre d'une ‘école gantoise du film d'animation’, la raison première n'en est pas l'existence de traits de style communs aux réalisateurs mais bien plutôt leur créativité artistique dynamique et leur savoir-faire. La facture picturale de leurs films, fruit de leur formation plastique à l'Académie royale des beaux-arts de Gand, est en vérité leur qualité la plus marquante.

WIM DE POORTER Professeur de néerlandais. Adresse: Breeweg 11, B-8042 Hertsberge. Traduit du néerlandais par Patrick Grilli.

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Le mouvement pacifiste en Flandre

LA discussion sur l'installation de quarantehuit missiles nucléaires de portée intermédiaire anime la vie politique belge depuis la fin de 1979. Ce débat révèle, une fois de plus, une approche différente de problèmes politiques de la part des deux communautés que sépare la frontière linguistique. Plusieurs sondages d'opinion ont permis de constater que les Flamands se montrent nettement plus sensibles aux conceptions pacifistes que ne le sont les Wallons et les Bruxellois. La présence prépondérante - disproportionnée - de Flamands lors des ‘manifestations pour la paix’ qui se sont déroulées ces dernières années ne fait que confirmer cette constatation. Par ailleurs, au niveau parlementaire aussi, les voix radicalement pacifistes s'élèvent presque exclusivement du côté des élus flamands. Ces constatations n'étonneront guère ceux qui ont observé la vie politique belge de ces dernières années. Toutefois, il serait erroné de vouloir expliquer ce phénomène exclusivement par le fossé qui semble se creuser entre les deux communautés linguistiques. Il est frappant, par exemple, qu'une analyse morale et émotionnelle de la politique internationale plutôt qu'une analyse des forces politiques en présence prévaut surtout chez les peuples appartenant au groupe linguistique germanique, ce qui renvoie à des déterminants d'ordre historique et culturel. Pour la Flandre, il convient d'ajouter un esprit antimilitariste profondément enraciné. Celui-ci trouve son origine au dix-neuvième siècle, dans l'opposition catholique à la caserne considérée comme un lieu de perdition, dans la réaction flamingante contre l'armée considérée comme bastion de francisation et dans l'aversion populaire pour le système de la conscription. Au lendemain de la première guerre mondiale, cet antimilitarisme s'est radicalisé plus particulièrement au sein du Mouvement nationaliste flamand. Faisant sien le slogan ‘Jamais plus de guerre’ et d'inspiration antifrançaise très prononcée, celui-ci réussit à constituer un large front politique qui contribua notamment à imposer la politique de neutralité en 1936. Son influence sur le cours des événements internationaux, jugée néfaste, eut comme résultat que le pacifisme et l'antimilitarisme demeurèrent muets dans la Flandre d'après 1945. Mais le récent débat sur les missiles de croisière contribua à révéler de nouveau la sensibilité flamande aux conceptions pacifistes. Le mouvement pacifiste en Flandre peut donc, certes, se prévaloir d'une certaine tradition, même s'il ne s'agit pas d'un lien ininterrompu avec le passé. Quelle est son origine? Quelles sont ses caractéristiques? Quels courants rassemble-t-il? Voilà les questions auxquelles nous nous proposons de répondre brièvement. Le noyau de l'actuel mouvement pacifiste remonte tout au plus à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Portées par la vague de contestation de la société, trois organisations arrivèrent à maturité entre 1968 et 1972, qui prônaient une attitude critique - chacune à sa manière, il est vrai - à l'égard de la politique menée en matière de défense et de sécurité. L'Internationale van Oorlogstegenstanders (IOT - Internationale des opposants à la guerre) défend un pacifisme résolu et plaide pour l'organisation d'une défense sociale basée sur la non-violence. Il s'agit d'une organisation pluraliste, recrutant surtout dans des milieux nationalistes flamands et socialistes. Le groupe Vrede vzw (Paix asbl) représente en fait la tendance favorable à Moscou au sein du mouvement

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La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 25 octobre 1981. pacifiste flamand. Il met l'accent sur la lutte anti-impérialiste tout en préconisant la coexistence pacifique entre l'Est et l'Ouest. Il recrute principalement dans les milieux communistes. Pax Christi Vlaanderen (Pax Christi Flandre), le pilier catholique du mouvement pacifiste, se caractérise par son approche morale et religieuse globale de la problématique de la paix et de la sécurité ainsi que des droits de l'homme et du sous-développement. A l'heure actuelle, grâce au prestige dont il bénéficie dans les rangs catholiques, Pax Christi Vlaanderen constitue l'organisation pacifiste la plus imposante et la plus influente en Flandre. C'est seulement à partir de 1975 que l'on peut faire état d'un véritable mouvement pacifiste flamand. Cette année-là, les trois organisations précitées parvinrent à s'associer avec une quarantaine d'organisations socioculturelles, syndicales et politiques de différentes tendances idéologiques au sein de l'Overlegcentrum voor de Vrede (OCV - Centre de concertation pour la paix). Il ne faut pas sousestimer l'importance de ce centre. Il s'agit d'une structure à caractère permanent par l'intermédiaire de laquelle une approche critique des problèmes de la paix et de la sécurité sut rapidement et efficacement se diffuser dans de nombreuses couches de la collectivité flamande. Par le biais de l'Overlegcentrum voor de Vrede, les trois grandes organisations se dotèrent d'une assise sociale, et ce fut là le commencement formel du mouvement pacifiste en Flandre. L'éventualité d'une installation de missiles nucléaires en Europe occidentale, dont il fut question depuis le milieu de l'année 1979, servit de point de départ à une vaste action.

‘Stop au trafic d'armes belge’. Affiche pour la marche de protestation contre l'armement nucléaire de Zeebruges à Bruges, le 17 novembre 1979.

L'implantation fut considérée comme un pas nouveau dans la course aux armements, qui, en outre, augmenterait le risque d'une guerre nucléaire limitée en Europe. En y renonçant, l'OTAN pouvait faire un geste susceptible, s'il était suivi d'une réponse positive du côté soviétique, de freiner la spirale de l'armement. A long terme, on pourrait ainsi aboutir au démantèlement de toutes les armes nucléaires et, partant, à des relations détendues entre l'Est et l'Ouest.

Septentrion. Jaargang 15 Sur ces points, il y avait un consensus général au sein de l'Overlegcentrum voor de Vrede, mais ce centre de concertation ne s'avérait pas la plate-forme la plus appropriée sur le plan de l'organisation. C'est ainsi que fut mis sur pied, fin 1979, le Vlaams Aktiekomitee tegen Atoomwapens (VAKA - Comité flamand d'action contre les armes nucléaires). Cet organisme, qui ne coiffait que dix-sept organisations et s'orientait avant tout vers l'action concrète, acquit un profil radical et joua le rôle de moteur dans la campagne dirigée contre la décision de l'OTAN. L'action combinée du Vlaams Aktiekomitee tegen Atoomwapens, de l'Overlegcentrum voor de Vrede et des trois organisations hostiles aux armes nucléaires eut pour effet que le dossier devint un véritable enjeu politique. De vastes campagnes d'information et des actions locales très décidées contribuèrent à créer un large mouvement populaire proche de la base. Il est indéniable que l'on a réussi, en premier lieu, à sensibiliser l'individu politiquement non engagé, comme en témoignent le succès de masse que connurent les grandes manifestations des dernières années - qui se classent

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‘Pas de missiles’. Affiche pacifiste pour la manifestation nationale à Bruxelles, le 23 octobre 1983. parmi les plus imposantes qui aient eu lieu en Belgique - ainsi que les sondages d'opinion où plus de soixante-dix pour cent des Flamands se prononcent contre les missiles nucléaires. La discussion a même donné lieu à la constitution de groupements dans des milieux qui, normalement, ne se manifestent jamais en tant qu'entités, tels que le Medische Werkgroep tegen Atoomwapens (Groupe de travail médical contre les armes nucléaires), les Kunstenaars voor de Vrede (Artistes pour la paix) et les Priesters voor Ontwapening en Overleving (Prêtres pour le désarmement et la survie). Ces phénomènes démontrent à quel point le débat a profondément marqué la communauté flamande. Pourtant, le mouvement pacifiste de Flandre s'appuie en premier lieu sur les structures politiques et sociales existantes. Ainsi, le mouvement socialiste officiel a immédiatement pris la tête de l'opposition aux missiles nucléaires. Par loyauté envers le gouvernement dans lequel il siégeait, le Socialistische Partij (Parti socialiste flamand) avait approuvé à la fin de 1979 la double décision de l'OTAN. Devenu parti d'opposition, il s'est affirmé, à partir de 1981, fer de lance politique du mouvement pacifiste. La Volksunie (Union populaire) aussi, en tant que représentant politique du mouvement nationaliste flamand, prit sans ambages position contre l'implantation des missiles. Il est du reste frappant que le Mouvement flamand proprement dit s'est engagé en se référant surtout au ‘jamais plus de guerre’, slogan traditionnel mais vague et susceptible de bien des

La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 23 octobre 1983. interprétations, ce qui indique qu'il est confronté à des divisions internes. Les différentes tendances de la petite gauche fragmentée se rallièrent tout de suite au mouvement, tout en se livrant une petite guerre interne sur le rôle joué par l'Union soviétique dans la course aux armements. Le jeune mouvement écologiste - dont la fondation et le développement se déroulèrent en partie parallèlement à ceux du mouvement pacifiste - se rangea sans hésitation sous la bannière du pacifisme radical et est finalement le seul à exiger le retrait immédiat de la Belgique de l'OTAN. Le pilier libéral, de son côté, se présente comme le défenseur le plus loyal de l'Alliance atlantique. A quelques voix dissidentes près, il est à peine représenté au sein du mouvement pacifiste.

Septentrion. Jaargang 15 Reste le solide pilier catholique, à l'intérieur duquel on constate de grands déchirements. Le prestige de Pax Christi Vlaanderen (Pax Christi Flandre) amena des organisations influentes comme l'Interdiocesaan Pastoraal Beraad (Concertation pastorale interdiocésaine) - plaque tournante de l'action pastorale à l'intérieur du pilier - ainsi que l'Algemeen Christelijk Werkersverbond (ACW - aile flamande du Mouvement ouvrier chrétien) - organisation de coordination des travailleurs chrétiens - à soutenir en bloc ou en partie le mouvement pacifiste. Le pilier catholique - y compris des prêtres, des religieux et des religieuses - était largement représenté aux manifestations des dernières années. Sur le plan politique, c'est plus compliqué.

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‘Pas d'armes! Du travail!’ La manifestation pacifiste à Bruxelles, le 17 mars 1985.

Ces dernières années, le parti démocrate chrétien Christelijke Volkspartij (CVP - Parti populaire chrétien) était la cible tant des partisans que des adversaires du mouvement pacifiste. D'un côté, une part importante de sa base se prononçait contre l'installation des missiles de croisière. De l'autre, il y avait au sein des instances dirigeantes du parti un loyalisme très prononcé vis-à-vis de l'OTAN. En outre, le partenaire libéral de la coalition gouvernementale ne voulait pas entendre parler de nouveaux atermoiements. Enfin, le 15 mars 1985, le gouvernement belge se décidait à installer les seize premiers missiles à Florenne en Hainaut. Pour le mouvement pacifiste, l'heure de la vérité semblait avoir sonné. A ce moment, quelques organisations influentes du lobby catholique (comme l'ACW) refusaient de contester la décision gouvernementale. A la manifestation pacifiste du 17 mars 1985 à Bruxelles (moins de 100 000 participants), une tendance antigouvernementale s'exprimait clairement. Le mouvement pacifiste semblait se préparer à une radicalisation, avec le risque de perdre sa large base à caractère pluraliste qui était attirée surtout par l'appel général à la paix et au désarmement. Un semestre plus tard, en automne 1985, le tableau avait radicalement changé. Au cours des élections parlementaires du 13 octobre 1985, la question des missiles se trouvait totalement reléguée à l'arrière-plan: la coalition gouvernementale sortait renforcée du scrutin. A la manifestation pacifiste du 20 octobre 1985

Emblème de ‘Pax Christi’.

à Bruxelles (environ 150 000 participants), le ton antigouvernemental avait fait place à un ton constructif, mais général et vague (‘désarmer pour développer’). La radicalisation ne s'est donc pas imposée et les thèmes du mouvement prennent une direction apolitique et moraliste. En outre, le temps des manifestations-monstres (comme en octobre 1983 à Bruxelles avec 300 000 participants) semble révolu. Même si le mouvement a passé son apogée, son impact après six ans d'action continue restera important, surtout en Flandre. D'un côté, le mouvement a créé une prise de conscience en matière de défense et de politique extérieure qu'il convient de juger positive dans un régime démocratique. Mais de l'autre côté, il a introduit tant d'émotivité voire de confusion qu'un débat serein et nuancé en ce domaine n'est plus guère possible. On doit en conclure que, pour les années qui viennent, chaque

Septentrion. Jaargang 15 dossier de défense ou de politique extérieure fera l'objet d'une controverse radicale en Belgique. Le temps du consensus sans histoires s'est envolé!

MARC LAMOT Collaborateur au Centre pour la recherche sur la paix de la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Van Evenstraat 2b, B-3000 Leuven.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Pour plus d'informations sur le mouvement pacifiste de Flandre, s'adresser à l'IPIS (Service international d'information sur la paix), Kerkstraat 150, B-2008 Antwerpen, tél. (03) 235 02 72.

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Les dessins et gravures de Raf Coorevits

L'ARTISTE cherche à toucher la vie. Deux aspects fondamentaux caractérisent l'oeuvre qu'il développe: ce qui, dans la vie le fascine et les dons de créateur et de technicien qui lui permettent de traduire en un langage plastique ses expériences et son émotion. Raf Coorevits, né le 26 avril 1934 à Sint-Niklaas (Flandre orientale), est essentiellement dessinateur et graveur. Il étudia à l'Académie des beaux-arts de sa ville natale et à l'Institut supérieur Saint-Luc de Gand, où il enseigne aujourd'hui. En 1959, il reçoit le Grand Prix de l'Institut Saint-Luc pour la gravure, puis, trois années plus tard, il obtient, pour la gravure également, le prix provincial de la Flandre orientale. A Belsele, l'artiste habite, avec sa femme Betty, une belle maison restaurée e du XVIII siècle, dont le large grenier est transformé en atelier. L'être humain et le paysage sont les deux grands pôles d'intérêt de Coorevits; bien que les oiseaux et les marionnettes constituent dans son oeuvre gravée deux séries importantes.

Raf Coorevits, ‘Nu couché’, crayon noir, 1966.

Ses paysages sont inspirés par ses voyages en Espagne, Sicile, Grèce, Yougoslavie, Autriche, Allemagne et Angleterre. Sur place il remplit de petits carnets de croquis. Ces rapides esquisses donnèrent, durant les longues soirées d'hiver, de grands dessins. Ce ne sont pas des documents d'une exactitude photographique, mais des interprétations, des évocations. Cela apparaît surtout dans les séries d'arbres et de fragments de végétation extraits de leur environnement habituel. Les arbres, avec leur sousbois, sont distribués en bouquets dans l'espace. La fourmillante végétation se matérialise en une unité autour d'un coeur rayonnant une douce lumière, qui nous introduit dans une réalité différente du réel visible. Typiques pour toute l'oeuvre de Coorevits sont la puissance de synthèse organisant cette végétation grouillante en une harmonieuse unité, et le désir de révéler l'essentiel. Tel l'oriental, il accorde une grande importance au mystère de la communication avec la nature. Qu'il transcrive cette nature en images lyriques et détaillées, ou en formes

Septentrion. Jaargang 15 Raf Coorevits, ‘Oiseau’, pointe sèche, 1978.

Septentrion. Jaargang 15 57 vigoureuses et concises, nous nous trouvons toujours devant une profusion d'interprétations possibles: calme, ferveur, silence, infini... Alors que les arbres portent parfois d'exubérantes frondaisons, une petite rivière trouve son chemin par les taillis et renvoie à une petite source blanche tapie dans les ténèbres complices. Certains paysages méridionaux, brûlés de soleil, sont presque réduits à une étroite bande ponctuée de quelque ferme aux allures de fortin, ou à une vaporeuse ébauche de végétation en vagues couleurs aquarellées. Ici la matérialité des choses n'a plus d'importance, l'intensité de la lumière a ravi leur identité. Seule est fondamentale la délicieuse sensation d'exister. Partant de la nature, le dépouillement dans l'évocation est parfois porté si loin, que les dessins ou aquarelles, tels ceux de la région d'Assise, confinent à l'art abstrait. Cette tendance vers l'abstraction donne à Coorevits la liberté nécessaire pour vouer aux choses impalpables, comme la vie, une place centrale. Mais également, et peut-être surtout, c'est

Raf Coorevits, ‘Femme qui se repose’, crayon noir, 1979. de l'être humain que Coorevits est le dessinateur. Betty fut souvent son passionnant modèle. Elle lui inspira quelques nus sereins, pris dans de souples contours, à l'intérieur desquels les formes du corps sont suggérées par des hachures ou des rehauts d'aquarelle. Dans ces nus, force et tendresse se font complices; franchise et assurance irradient des poses étudiées. Une autre fois, Betty apparaît vêtue d'une jupe en large éventail, ou repose, couverte d'un drap, sur un canapé. Coorevits laisse les nombreux plis de l'habit ou du drap jouer leur propre jeu mouvant, bien que, révélateurs, ils restent collés au corps. Les douces hachures s'harmonisent avec les multiples ébauches de courbes qui, à leur tour, sont reprises par la magnifique tension du contour. Les petits traits, Coorevits s'en sert seulement, avec une prudente progressivité, pour construire des nuances. Ce n'est pas seulement dans le domaine de la beauté classique que Coorevits poursuit cette figure humaine qui le fascine. Il veut également marquer la durable présence de l'esprit, là où la

Raf Coorevits, ‘Vieux Bois’, eau-forte et aquatint, 1984.

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Raf Coorevits, ‘Vieil homme’, eau-forte et aquatint, 1984.

Raf Coorevits, ‘Marocaine’, crayon noir, 1984. déchéance physique a fait son oeuvre. Non pas qu'il s'adonne au culte du laid, qui a souvent inspiré l'expressionnisme. Au contraire, il explore consciemment l'admiration. Un nonagénaire fut pendant des années son modèle. Il le dessinait tel qu'il était: marqué par l'âge, revenu de toutes ses illusions et rentré en lui-même. Avec un tel sujet le vêtement n'a plus d'importance; il devient une simple tache qui fait ressortir le visage et les mains. Dans d'autres portraits, c'est une vivante alternance de surfaces aquarellées et de souples traits de pinceau: quête déjà longue d'un extrême dépouillement de moyens, même dans la gravure en couleurs. Vers le milieu des années 1970, apparaît dans l'oeuvre de Coorevits le thème de l'étranger, avec son atmosphère de mystère. Deux modèles surtout furent importants: Melouda, la marocaine, et Tammer le jeune turc. Coorevits a été touché par leur grandezza, lorsqu'apparaissant dans leur costume traditionnel, ils veulent voir reconnue leur identité. Figés dans leur hautaine présence, ils révèlent leur altérité en même temps qu'une touche d'éternelle humanité. Nous avons ce même sentiment devant les portraits de magistrats. Ils sont saisis dans un moment de méditation. Leur habit

Septentrion. Jaargang 15 officiel n'est plus alors la marque de leur pouvoir, mais de leur recueillement qui est une juste réponse à leur responsabilité. Aucune des personnes dont Coorevits a fait le portrait ne nous regarde, leurs yeux sont tournés vers leur monde intérieur. Ils sont spiritualisés. Nous observons ici la même recherche qu'avec les paysages: ce n'est pas l'aspect extérieur qui est important, bien que cela compte, puisque les portraits sont ressemblants, mais la force qui les anime et les fait vivre. Au fil des années, Coorevits a radicalisé ce processus de spiritualisation. La ligne devient de plus en plus pure, les hachures ont insensiblement disparu, les délicates touches d'aquarelle sont réduites au minimum nécessaire pour convier une présence. Ce qui surprend quelque peu, c'est la nette séparation entre le paysage et l'homme. Jamais un être humain ne vient animer la nature. L'artiste lui-même ne peut l'expliquer. Mais parce que ses paysages possèdent cette dimen-

Septentrion. Jaargang 15 59 sion intérieure, l'humanité y est en fait toujours présente. L'humanisation des choses est également frappante dans un certain nombre de compositions de crânes et dans la série des marionnettes. Elles ont un regard rêveur, portent des habits de dentelle comme si elles étaient vivantes. De même que chez Ensor, la mort, dépouillée de ses allusions macabres, apparaît en leur compagnie sans troubler. Ses pointes sèches aux oiseaux sont d'une rare beauté. Sous la main ferme de l'artiste, de petits traits nerveux font naître la forme qui tire sa densité du velouté des tonalités. C'est stupéfiant. Coorevits, qui s'excuse presque de faire tant d'esquisses, possède une grande maîtrise technique. Il joue en virtuose des multiples possibilités de la lumière, des lignes et du rythme. Il domine non seulement son émotion, mais également la technique du pastel, du crayon et du pinceau. Sa souple manière est d'un grand raffinement. Comme graveur il vise à la plus grande pureté dans chaque technique. Ses gravures colorées présentent un caractère nouveau, particulier. Il affectionne la pointe sèche, et son premier jet sur le cuivre, qui exige à la fois sûreté et sensibilité. Coorevits est un sensitif, extrêmement intéressé par tout ce qui se produit autour de lui. Il ne s'arrête pas, cependant, à ce qu'il éprouve. Il réfléchit, mais, plutôt taciturne, ne colporte pas de théories. Son oeuvre est le précipité d'une richesse intérieure. Elle possède cette puissance expressive propre à ce qui est authentique. Il s'enracine dans le réel, mais ouvre à une réalité autre que visible, et c'est là sa grande force. Il n'est guère difficile de situer Coorevits. C'est un esprit libre, ennemi de toute concession à la mode. Son originalité consiste en cette capacité de faire abstraction de l'éphémère et de l'accidentel qui demain seront obsolètes et oubliés. Il transcende le réel. C'est un nonconformiste tendu vers les valeurs intemporelles, spirituelles.

LYDIA M.A. SCHOONBAERT Conservateur en chef du Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers. Adresse: Tolstraat 34, B-2000 Antwerpen.

Traduit du néerlandais par Spiros Macris.

Raf Coorevits, ‘Turc’, crayon noir et blanc et sanguine, 1984.

Septentrion. Jaargang 15 Raf Coorevits, ‘Marionnettes’, eau-forte, 1978.

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Chronique Sadi de Gorter Paris

VOICI AUJOURD'HUI MA VINGTcinquième Chronique. Mes noces d'argent avec Septentrion, sans infidélités, sans un mot avec la direction, ce qui doit constituer une leçon de tolérance de ma part. Vingt-cinq numéros d'échos divers où se mêlent des réflexions sur la France, sur les Pays-Bas, sur les terres intermédiaires de la nation belge, où s'imbriquent des considérations sur le passé et l'avenir, où s'affrontent des points de vue et des anecdotes. L'échotier a du pain sur la planche s'il prend, comme je le fais, sous sa forme qualificative, l'adjectif ‘chronique’ qui se dit des maladies qui durent longtemps et se développent lentement (page 312 de mon Petit Robert, édition 1977). Les chroniques, comme je les conçois, ressemblent étrangement aux orchidées, composées de cinq cents genres et de vingt mille espèces. Ces fleurs radieuses et étranges n'ont d'intérêt qu'en tant que fleurs; une seule porte un fruit comestible, la vanille. Je ne sais combien de lecteurs ont senti l'odeur de vanille dans mes plantations, mais j'espère qu'un grand nombre a apprécié les couleurs, les formes, les espiègleries du cypripedium calceolus, ce genre qui s'identifie aux petits sabots de Vénus dans lesquels je mets les pieds le plus souvent possible. Ces cinq cents genres d'orchidées me font penser à l'ancien ambassadeur des Pays-Bas à Paris, Johan Beyen, dont j'ai dit naguère qu'il pratiquait le bon mot en permanence. Un jour, assis à ses côtés dans une salle de conférence pendant qu'un ministre néerlandais, dont je tairai le nom par charité, prononçait un discours dans un français approximatif, parlant de lapin au lieu de du pain, de latent au lieu de du temps, du douzaine et de la bouchon. Son Excellence se pencha vers moi et me glissa dans l'oreille que depuis Sodome et Gomorrhe on n'avait plus connu une telle confusion de genres. J'avais le fou rire facile à l'époque, ce qui était un mauvais point pour le diplomate que je fus. On dirait à présent que j'avais mauvais genre. Qu'importe en présence des cinq cents genres d'orchidées aux pétales indisciplinés qui se cultivent désormais en Hollande.

MA DERNIÈRE CHRONIQUE DE 1985 se terminait sur une note humoristique dont je n'ai été que l'interprète amusé. Rappelons les faits. A l'issue d'une très sérieuse table ronde sur la coopération internationale dans le domaine de la poésie, organisée au Château de Muiden aux Pays-Bas l'été dernier par la Commission néerlandaise pour l'UNESCO, les poètes participants ont, à l'instigation de leur talentueux confrère sud-africain en exil, Breyten Breytenbach, joué au jeu des définitions de la poésie. Jeu surréaliste par excellence qui donne parfois de jolis coq-à-l'âne et de savoureuses loufoqueries. J'en ai cité quelquesunes parmi les quarante-quatre dont j'aurais pu dire en gros qu'elles allaient de la philosophie bon enfant à la poussière des fonds de tiroir. Or, aujourd'hui, je lis dans les actes de cette table ronde des choses encore plus drôles que celles que j'ai trouvées dans le jeu. Je cite: les participants

Septentrion. Jaargang 15 e Château de Muiden, haut lieu littéraire des Pays-Bas au XVII siècle.

Septentrion. Jaargang 15 61 estiment que ‘la poésie est peutêtre le dernier moyen d'expression purement humaine’. Admettons, mais alors la musique, la danse, l'architecture, l'ébénisterie, la sculpture, la peinture, le dessin, l'histoire, le roman, le récit, le conte, les autres formes d'art? Plus loin je lis ‘que la poésie en tant que culture ne peut survivre que si les pouvoirs publics se sentent l'obligation morale de sauvegarder, stimuler et diffuser la poésie...’ Diable! moi qui pratique la poésie depuis mon adolescence comme arme de combat contre le despotisme des ‘pouvoirs publics’, contre la tradition, contre l'encroûtement, comme perturbateur, comploteur, révolutionnaire, séditieux, agitateur, résistant, insurgé, mutin, réfractaire, objecteur, combattant, insubordonné, contestataire, récalcitrant, émeutier, colérique, organisateur de scandales, je devrais être désormais un protégé des pouvoirs publics, le chouchou de l'administration? De plus, la Table Ronde ‘étudiera la possibilité de créer un secrétariat qui fera office de Centre international d'échange d'informations’. Sans doute pour servir de ‘clearinghouse’ où l'on peut se documenter sur l'art et la manière d'apprendre jusqu'où l'on peut aller trop loin. Le regretté Raymond Aron écrit dans ses mémoires ce juste rappel à l'ordre: ‘Tout opposant peut post eventum sembler un traître’. Tout compte fait, je préfère les élucubrations des poètes réunis à Muiden à leurs officielles décisions, ne fût-ce que pour avoir proclamé entre deux verres de bière que ‘la poésie est un langage qui prend des risques.’

A LA FIN DE CHAQUE ANNÉE, l'homme moyen - auquel on donne aux Pays-Bas le nom savoureux de Jan Modaal (une appellation inventée par un journaliste, par un parlementaire ou par un ministre (dans l'ordre décroissant des possibilités) pour désigner un Monsieur Tout Le Monde néerlandais, marié, père de deux enfants de moins de seize ans, jouissant d'un revenu légèrement inférieur au plafond de cotisation à la sécurité sociale) - reçoit un contingent non négligeable de calendriers et d'agendas dont, généralement, il ne sait que faire parce qu'un membre de la famille bien intentionné (je parie qu'il s'agissait de la tante Sophie) lui avait déjà donné à la Saint-Nicolas le plus mirifique des spécimens, avec reproductions en couleurs de Vermeer, Rubens, Picasso et paysages de Sartène en Corse, de l'ancienne île de Marken dans le Zuiderzee plus ancien encore, et de l'Allée des Béliers à Karnak sur le Nil. Je n'échappe pas à la règle annuelle. Il y a des Jan Modaal de tous les âges aux Pays-Bas, faciles à maltraiter économiquement et à pressurer fiscalement. Personne n'y trouve à redire car quelle que soit votre situation sociale, le cri du coeur est toujours le même: ‘Mais, voyons, tu as de quoi vivre!’ C'est vrai qu'on peut y arriver pendant 365 jours et les calendriers sont là pour vous prouver que le temps c'est de l'argent. Or, aujourd'hui, je feuillette un calendrier journalier mis sur le marché par un excellent éditeur (Meulenhoff, Amsterdam) et réalisé par un excellent poète, Hans Warren. Chaque jour, un poème de circonstance inédit ou non de près de deux cents poètes néerlandais et flamands accompagne la date et au dos de chaque feuille l'on trouve la source et les références. L'ensemble de l'opération lyrique me fait penser au bon vieil Almanach des Muses sans doute disparu aujourd'hui et m'invite à mettre côte à côte un certain nombre de calendriers. Le 15 octobre me dit l'un est le jour de sainte Thérèse d'Avila, c'est-à-dire le 288e jour de l'année me dit un autre. Ce jour-là, selon la volonté de Hans Warren, est consacré à un poème sur ‘le champ de betteraves’

Septentrion. Jaargang 15 de la main de H.H. ter Balkt, né en 1938, et extrait de son recueil ‘Machine! ne nous fauche pas, fauche le seigle’, publié en librairie en 1982. Un autre calendrier encore, celui de la SNCF, situe le 15 octobre en ‘période bleue pour voyager plus confortablement et à des prix avantageux.’ En rangeant mon joli calendrier-anthologie, dont je ne détacherai pas la moindre page, je vis que le 1er juin était Pour Francine. Je lus bien sûr cette berceuse due à l'inspiration de notre rédacteur en chef, extraite de son recueil Tekenen van Tijd (Signes du temps, 1982). Voici ma traduction des vers de Jozef Deleu: Pour francine

Juni zei ze is het al juni? Ze lachte de vraag uit haar ogen en het regende voort. Vogels zei ze hoor je al vogels? Ze wilde de merels dwingen te gaan zingen. A Paris zei ze Il n'y a pas d'oiseaux. Toen sloot ze de ogen en kantelde weg naar binnen. Juin dit-elle juin déjà? Son rire questionna ses yeux et la pluie tombait toujours. Des oiseaux dit-elle entends-tu déjà les oiseaux? Elle voulait que les merles se missent à chanter. In Parijs dit-elle zijn er geen vogels(1) Puis elle ferma les yeux et en elle-même chavira.

(1) Pour respecter l'effet inversif de l'ennéasyllabe français du texte original, ‘A Paris (...) il n'y a pas d'oiseaux’, j'ai traduit en néerlandais ce vers coupé dans la version française.

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DU TEMPS OÙ JE M'OCCUPAIS DES services culturels de l'ambassade des Pays-Bas à Paris, je me plaignais d'un handicap insurmontable et qui, du fait même de son existence, estompait l'image globale que je me devais de présenter de la vie intellectuelle, scientifique et culturelle de mon pays. Dans ma fonction, un chaînon contemporain d'importance faisait défaut: la création et le témoignage de la télévision néerlandaise. Episodiquement, j'entrais en contact avec elle lors de mes voyages en Hollande, mais comme je me déplaçais pour des réunions professionnelles, des expositions, des soirées musicales, théâtrales, chorégraphiques, ou plus prosaïquement des démarches auprès d'écrivains, de professeurs, de fonctionnaires, je ne voyais que des bribes de programmes télévisés, souvent strictement les mêmes qu'en France, mais dans ces émissions les acteurs parlaient leur langue d'origine, c'est-à-dire le californien ou le texan, plutôt que le français gestuel synchrone. Il me faut cependant ajouter en rédigeant cet écho que les Pays-Bas sont aujourd'hui le seul ou l'un des seuls pays d'Europe où l'on ne voit ni Dallas, ni Dynastie sur le petit écran... supprimés faute d'intérêt de la part des téléspectateurs. Pour revenir à mon propos, je dois confesser que j'ai demandé un jour à mon ministère un congé d'une semaine pour pouvoir suivre tous les soirs le plus d'émissions typiquement néerlandaises, comme les débats, les jeux, les reportages, les téléfilms, les cabarets, les actualités, les commentaires, afin de compléter de visu mes informations fragmentaires sur l'un des moyens essentiels de communication avec le public. Le point fort de mon argumentation résidait dans le fait qu'un conseiller culturel néerlandais à l'étranger ne pouvait être laissé dans

Johan de Witt dans la neige de La Haye. Il tourne le dos à la ‘Porte des Prisonniers’ où il fut assassiné en 1672 en même temps que son frère aîné Cornelis. Ce crime contre l'esprit de liberté et de démocratie est ici mis en relief car le monument du sculpteur Jelsema fait face aux bâtiments du gouvernement et du Parlement des Pays-Bas. (Photo Nico de Vries). l'ignorance de ce produit digéré (ou non) à longueur d'année par des millions de ses compatriotes. J'ajoutai que chaque fois que je passais une soirée pendant mes voyages officiels au foyer d'une famille amie, on se hâtait de fermer la télévision... pour ne pas isoler le visiteur du contact personnel, cette loi millénaire de l'hospitalité sur laquelle repose la civilisation néerlandaise. Je suis à peu près sûr qu'on éteignait déjà pour des motifs semblables au temps du siècle d'or le lumignon qui éclairait trop vivement une peinture à l'huile pour ne pas porter ombrage à la conversation. Bref, je trouvais ma proposition parfaitement légitime. On m'a fait comprendre - promptement! - que les frais de voyages d'agrément n'étaient d'aucune manière récupérables. Il se fait que près de 650.000 Néerlandais vivent et travaillent à l'étranger. Eux non plus n'ont aucun contact visuel avec la mère patrie et il est apparu, par sondage interposé, qu'il s'agit d'un ‘manque’, quelle que soit la différence du métier, du niveau d'éducation, de culture, et quel que soit l'éloignement du pays ou du continent

Septentrion. Jaargang 15 d'accueil. Je me croyais professionnellement privé de télévision, mais je l'étais aussi sentimentalement, comme des dizaines de milliers de mes compatriotes. Soudain, par le miracle de la technique, la nostalgie appartient au passé. J'ai en main un bulletin d'abonnement au Programme télévisé destiné aux Néerlandais de l'étranger. Chaque mois on compose pour eux une cassette de trois heures d'émission factuelle et objective comportant aussi bien la visite du pape aux Pays-Bas, qu'un montage de la course à patins dite des Onze Villes ou un match de foot Feyenoord-Ajax ou encore un téléfilm néerlandais. Ainsi la télévision des Pays-Bas de A à Z est désormais visible dans tous les coins du monde sur votre téléviseur du système PAL, NTSC, SECAM, quel que soit le type de votre magnétoscope pourvu qu'il avale des cassettes VHS, BETA ou VIDEO 2 000. Le progrès vient par la poste. Amsterdam est dans la proche banlieue de Ouagadougou.

QUAND ON PARLE DE RESSORtissants étrangers dans un pays où vous êtes vous-même étranger, on s'entend dire: ‘oui, mais ce n'est pas de vous qu'on cause...’ Bien entendu, on ‘cause’ de celui qui est ‘différent’, et plus il est différent, plus il est étranger. De préférence, indésirable, quand on n'a plus besoin de lui. Il en va ainsi de par le vaste monde et les massmedia ne savent plus où donner du satellite. Avant ces temps maudits, seuls les individus avaient parfois droit à cet adjectif: le peintre maudit Vincent van Gogh par exemple. Dans quatre ans, on va commémorer le centenaire de sa mort et de Zundert à Auvers, du Borinage à Arles ou Saint-Rémy

Septentrion. Jaargang 15 63 on célébrera la mémoire de cet homme qui a été le parfait immigré, comme Guillaume III d'Orange-Nassau, roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande, comme Spinoza, comme Pierre Bayle, comme José Maria de Hérédia, comme Kandinsky, comme Vasarely, comme des dizaines de milliers de parfaits immigrés. Une exposition au Musée d'histoire d'Amsterdam a été inaugurée à la veille de Noël 1985 par le bourgmestre de la capitale et dont le thème coïncide avec mon propos. L'exposition est intitulée Tous Amstellodamois et elle est un hymne à l'esprit de tolérance dont la ville au cours des siècles a été un bon exemple. Juifs de la péninsule ibérique, Huguenots de France, anti-nazis d'Allemagne, Chinois, Turcs, Marocains, gens de toutes les couleurs et de toutes les confessions y cohabitent. C'est pas de la tarte, a dû penser Monsieur Van Thijn en déclarant l'exposition ouverte, mais a dit le premier magistrat de la ville il faut éviter que le problème des minorités ne crée une société fractionnée. La solidarité est essentielle pour éviter l'isolement de groupes culturels ethniques différents qui ne parviennent plus à se rattacher au tronc commun. Nous avons appris à cette occasion qu'à Amsterdam habitent et vivent des gens de 123 nationalités différentes! L'exposition consacre de la place à 50 nationalités ou groupes ethniques. Le romancier français Michel Ragon qui aime Amsterdam pour de multiples raisons l'aime aussi car c'est, écrit-il, ‘l'une des rares villes d'Europe fondamentalement démocratique depuis quatre siècles’.

LA MOMIE DE RAMSES II AUTOPsiée à Paris par 106 spécialistes et rapatriée au Caire après restauration a révélé, nous signale une agence de presse, que le grand pharaon dont on a cru pouvoir établir qu'il avait atteint l'âge de quatre-vingts ans a souffert au cours des dernières années de sa vie de violents maux de dents et de non moins douloureuses attaques d'arthrose. Va pour les rhumatismes articulaires dont les rayons x ont dû photographier les insidieux symptômes, va pour les rages de dents dont le ‘relevé’ est sans doute basé sur des traces de caries, va pour les 80 ans du monarque dont l'état du squelette a vraisemblablement fourni des preuves tangibles. De fait, il n'était pas tellement difficile de deviner l'âge supposé de Ramses II puisque l'on sait qu'il a régné 66 ans au treizième siècle avant Christ et qu'il était adolescent lorsqu'il devint Roi. Et l'autopsie d'une momie, c'est un euphémisme car on a fouillé sous les bandelettes à l'aide de rayons genre Röntgen, genre ultra violets, genre laser. Reste l'exploit humain extraordinaire: celui d'avoir à sa disposition comme pièce de musée la dépouille emballée (pour parler comme Christo l'empaqueteur du Pont-Neuf à Paris, dont je dirai un mot ci-dessous) d'un des plus authentiques souverains de l'Antiquité qui donna quarante ans de paix à son peuple, chose rare et presque inconvenante à cette époque.

EN CE LUNDI APRÈS-MIDI D'OCtobre de l'année dernière, j'étais perplexe. Comment allais-je occuper mon temps? Un rendez-vous ferme avec un ophtalmologiste n'avait pas eu de suite du fait d'une erreur de date. ‘J'ai dû mal lire l'heure que j'avais notée’, aije dit à la secrétaire qui m'éconduisait, ‘sinon pourquoi consulterais-je un ophtalmologiste?’ La jeune femme n'était pas contente de ma trouvaille; moi non plus, car j'avais réservé mon temps pour cette consultation. Allais-je rentrer chez moi et reprendre une fois de plus la lecture du livre de Grandjean sur Une nouvelle arétalogie d'Isis à Maronée auquel je ne comprenais pas grand'chose mais que par bravade je m'étais promis de terminer? Aller au cinéma?

Septentrion. Jaargang 15 J'avais déjà vu Ran, le chef-d'oeuvre de Kurosawa et je m'étais tellement ennuyé que je préférais espacer ma fréquentation des salles obscures. Comme il faisait beau je pris la direction de la Seine pour revoir en plein jour le Pont-Neuf emballé. J'avais vu à plusieurs reprises cette charmante monstruosité et j'étais résolument ‘pour’. Mais je ne l'avais vue que dans l'obscurité. L'idée d'emballer un pont en plein Paris comme un paquet cadeau était loufoque, mais quand on parvient à convaincre gouvernement et municipalité - qui comme chacun sait se tirent dans les pieds - il convient de saluer la prouesse du quémandeur! Or, il se fait que le Pont-Neuf était devenu l'attraction number one de Paris et on voyait déambuler un peuple ravi, des foules joyeuses, qui de prime abord donnaient l'impression que jamais elles n'avaient remarqué que le Pont-Neuf valait la peine d'être vu. Et sans doute les trois quarts des badauds ne l'avaient jamais regardé. Une fois emballé,

Le Pont-Neuf de Paris emballé par Christo, au cours de l'automne 1985.

Septentrion. Jaargang 15 64 le Pont-Neuf était retourné à l'enfance de l'art. Il était devenu un jouet grandeur nature, un corps étranger à tel point familier - du jour au lendemain - qu'on se promenait dans les plis d'une robe de chambre fastueuse avec le sourire. Et voir sourire le peuple de Paris, ça valait le déplacement. Je me suis déplacé au bon moment. Le happening finissait. Le Pont-Neuf était en plein striptease. Des acrobates-alpinistes étaient à l'oeuvre pour déballer le pont. Il redevenait coloré et charnel. Chose étrange, il me paraissait plus petit que dans mon souvenir. J'ai longuement observé le dépouillement et je me suis demandé si j'avais la mentalité d'un voyeur. Certes, non, car soudain je me suis désintéressé du travail des araignées humaines suspendues à leurs fils. C'est ainsi que je sus que le pont était nu.

IL Y EUT DANS LES ANNÉES SOIxante une remise en cause des études universitaires par la jeunesse des pays industrialisés. Mai 68 en fut l'illustration spectaculaire. Il faut bien que jeunesse se passe! Et comme on pouvait s'en douter, la jeunesse passa à d'autres. A défaut de révolution, on eut droit à des rapports, des essais, des plans, voire des lois d'orientation et de réorganisation de l'enseignement supérieur. Cette somme de travaux a eu le mérite d'être mal ‘entendue’, mal ‘perçue’, parce que l'Histoire quand elle s'appelle encore l'Actualité est toujours une mauvaise caisse de résonance. On a donc bouleversé les méthodes, les structures, les conceptions pédagogiques, mais on a laissé en l'état les principes et les branches de la connaissance qui furent à la base de la naissance du Studium generale au Moyen Age. Le métier de professeur a pris un mauvais coup dans les échauffourées intellectuelles de notre époque, mais on peut en dire autant de la jeunesse estudiantine. Or, dans un pays comme la Hollande (et je citerai ici les chiffres trouvés dans l'ouvrage Onderwijs: bestel en beleid (Enseignement, structure et stratégie) publié sous la direction de l'ancien ministre de l'Education nationale et des Sciences, Jos van Kemenade), 25% environ de la population sont concernés annuellement par l'éducation sous toutes ses formes, soit 3,5 millions de personnes, chiffre auquel il faut ajouter 1,5 million de personnes qui suivent un enseignement pour adultes. Cette masse humaine est encadrée par 270 000 professionnels exerçant dans 25 000 établissements. Dans ces conditions, la Tradition, abhorrée le temps d'un bel été, reprend lentement mais sûrement ses droits, légitimes ou non, source d'inspiration ou non. Chose surprenante, c'est à la faveur de cette agitation, dont personnellement j'adorais le pittoresque, la grandiose inutilité, la cascade de trouvailles et l'hémorragie de talents, qu'est née la conscience juvénile des adultes en bout de course! Tant de savoir sacrifié par bravade sans pouvoir en recueillir quelques bribes se sont demandé certaines gens du troisième âge qui boudaient les repas collectifs pour vieillards organisés par d'attentives municipalités et les excursions de vieux en autocar vers des ruines classées monuments historiques comme eux-mêmes. Ainsi prirent corps des Universités du Troisième Age sous des formes diverses, centres d'études, cours de formation pédagogique, Universités pour Tous. Aux Pays-Bas, de longues études préliminaires ont prouvé le besoin des adultes d'une formation scientifique et professionnelle supérieure axée sur leur mode de vie et leur perception du monde. L'idée d'une Université Ouverte était en marche: elle prit forme en septembre 1984. L'originalité de l'établissement public réside dans la structure de l'institution qui permet d'insérer les études supérieures d'un adulte au

Septentrion. Jaargang 15 gré de ses possibilités horaires qu'il soit pourvu d'un emploi (de jour ou de nuit), retenu au foyer par de jeunes enfants ou au contraire par des enfants d'âge scolaire, qu'il soit jeune ou vieux, déjà formé par l'enseignement ou non. Aucun diplôme n'est exigé pour s'inscrire, mais il est vraisemblable que certains ne pourront ‘suivre’. En effet, le programme d'études est établi et réalisé par l'étudiant pour ainsi dire à la carte et il travaillera en liberté. D'ailleurs, il continuera à vivre dans n'importe quelle région du pays. Il aura à sa disposition l'un des 18 centres régionaux dans un rayon maximum de trente kilomètres de son domicile où il trouvera des informateurs, des conseillers et du matériel pédagogique, audio-visuel ou informatique. Si nécessaire, il pourra se faire documenter par téléphone. L'Université Ouverte connaît actuellement sept bases de matières scientifiques, à savoir le Droit, l'Economie, l'Administration et la Gestion des entreprises, les Sciences techniques, naturelles, culturelles et sociales. Un programme d'études n'est pas lié strictement à l'une de ces disciplines. Certaines combinaisons peuvent être accordées aux besoins professionnels des étudiants. Cette harmonisation est valable aussi pour le niveau que l'étudiant veut atteindre, soit qu'il veuille associer ses travaux à des études faites précédemment, soit qu'il entende les voir couronnés par un diplôme équivalent à ceux délivrés par les établissements d'enseignement supérieur existants. Dans ce cas, il doit y avoir comparabilité des études et des résultats pour être favorablement sanctionnés. L'étudiant

Septentrion. Jaargang 15 65 peut aussi se contenter de suivre un simple cours dans une seule matière. Un certificat consacrera ses efforts. Supposons qu'il veuille suivre un cours d'économie de base sur les institutions monétaires, les mécanismes nationaux et la dimension internationale de l'économie, le rôle de l'argent, etc. Il lui faudra compter 200 heures de scolarité à répartir selon ses possibilités de temps libre. Ses frais d'études seront de 138 florins par tranche de 100 heures. Le 5 septembre 1985, un an après les débuts de l'Université Ouverte, le nombre d'inscriptions atteignait 49 639. Au total, 15 222 étudiants ont été autorisés à entreprendre leurs études et 14 728 ont été placés sur la liste d'attente. J'ai relevé que la répartition des demandes pour les cours disponibles en septembre dernier s'est effectuée de la façon suivante en ordre décroissant: Droit (cours de base); Droit constitutionnel (introduction); Culture (orientation); Economie et Finances; Sciences sociales (cours de base); Statistiques; Etude des marchés; Systèmes et Gestion. Parmi les cours moins demandés, on trouve la Rénovation urbaine, Balances et Bilans, Géométrie, Sociologie, etc. Les étudiants masculins dominent largement dans tous les secteurs, sauf sur le terrain de la culture, de la littérature et des sciences sociales où les femmes se paient la part de la lionne. On connaissait les cours par correspondance, par disques et bandes magnétiques, les cours du soir, les cours télévisés, l'éducation permanente, l'éducation des adultes, les élèves libres. L'Université Ouverte ne fait pas l'amalgame des méthodes de ce type; elle mobilise l'adulte pour une entreprise de promotion intellectuelle dont il est en premier et dernier ressort l'artisan motivé.

CHAQUE ANNÉE, C'EST LA MÊME chose. On me demande en famille ce que je veux pour mon petit Noël. Ce mot ‘petit’ exclut immédiatement les grandes convoitises comme un magnétoscope, une installation de disques compacts et autres folies. D'ailleurs, je suis un homme comblé: depuis des temps immémoriaux, je suis pourvu de tout le confort moderne. Rasoir électrique à accumulation de courant, calculatrice électronique à pile solaire, appareil photo automatique à flash incorporé, radio pendulette à affichage digital et réveil en musique, sphygmomanomètre pour contrôler ma tension artérielle, machine à écrire électronique avec touche de correction à mémoire. Ce dernier bidule offre un certain intérêt pour mes lecteurs d'autant plus qu'il efface davantage que je n'écris. Or, l'inspiration m'est venue par la publicité. J'ai vu régulièrement dans la presse néerlandaise des annonces amusantes pour lancer le dictionnaire F-N et N-F de Van Dale. Qui dit Van Dale aux Pays-Bas dit Littré ou Robert en France. Et voilà qu'en deux volumes le Van Dale sort un lexique français-néerlandais et néerlandais-français. Je demande à Septentrion de bien vouloir reproduire deux échantillons de la publicité, dans l'espoir que la direction du Van Dale, émue par tant de gratuite gentillesse fasse don aux membres de la rédaction

Septentrion. Jaargang 15 Les dictionnaires néerlandais-français et français-néerlandais de Van Dale. d'une demi-douzaine de spécimens de son ouvrage. En ce qui me concerne, il est trop tard: ma famille a été heureuse de m'acheter ce Van Dale bilingue qui ne lui est pas revenu trop cher, car elle s'y est mise à cinq. Revenons à cette pub tentatrice. Pour avertir le lecteur que le Van Dale contient toutes les fines nuances de la langue, trois chevaux dans un lit s'interrogent: ‘estce là ce qu'on nomme un manège à trois?’ La légende sous le millepattes: ‘c'est ça un pied-à-terre?’ J'ai encore vu un coq ivre tenant une bouteille sous l'aile et tout proche un ver de terre heureux qui se demande si on appelle ça un ‘coq-au-vin’. Me voilà en possession de ce Van Dale de trois mille pages, de près de deux cent mille mots-clefs,

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de citations en pagaille et de traductions up-to-date. L'écueil d'un dictionnaire bilingue est toujours le point de départ. A qui s'adresse-t-on? Au Néerlandais qui s'efforce de trouver des équivalents français de mots et d'expressions qui lui sont familiers ou au Français qui cherche la signification d'un mot néerlandais inconnu? En sens inverse, quelle langue est l'étrangère? Le Van Dale a opté il va de soi pour le français langue étrangère et il fournit dans les deux sens une foule d'informations qui aura comme résultat patent de comprendre et d'utiliser tous les sens d'un mot. Prenons le mot ‘bij’. Il signifie; 1) abeille; 2) conscient; à jour; à la page; 3) près de. Le lecteur pressé ne pourra s'en prendre qu'à lui-même s'il écrit, après avoir consulté son Van Dale: ‘Saint-Cloud abeille Paris’. Comme je ne possédais qu'un tout petit dictionnaire français - néerlandais-français, je trouve le Van Dale extraordinaire. J'ai vécu jusqu'à un âge avancé sans cet instrument linguistique d'utilité publique et je ne me suis pas trop mal défendu, mais à présent il m'est indispensable. Je le lis comme un roman d'aventures. Certes, j'ai entendu des critiques, mais je veux les ignorer. Jugez plutôt de cet unique exemple de traduction du néerlandais vers le français de l'ultime entrée du dictionnaire: zzz (pour désigner un bruit de vrombissement): bzz; (dans les bandes dessinées pour indiquer le sommeil): zzzz. J'ai scrupuleusement respecté l'orthographe.

UNE ROMANCIÈRE NÉERLANDAIse fascinante est un jeune auteur de quatre-vingt-trois ans. Josepha Mendels avait débuté dans les lettres à la fin de la guerre et publié depuis 1947 une dizaine de livres. Un écrivain célèbre, Jan Greshoff, avait en son temps salué les mérites d'un brillant début (Rolien en Ralien) et quelques critiques de talent avaient consacré aux romans qui suivirent d'aimables propos. Or, de fervents lecteurs attendaient avec impatience la sortie de chaque nouveau roman et l'on avait pris l'habitude de considérer Josepha Mendels comme une romancière qui écrivait pour quelques amis privilégiés. Rares étaient ceux qui connaissaient vraiment son oeuvre et le peu d'empressement des milieux littéraires ne découlait pas de leur jugement, mais, chose stupéfiante, de leur ignorance. Les professionnels ne jouaient pas leur rôle d'intermédiaire entre l'auteur et le public, non par indifférence, mais - risquons le mot - par paresse. Une génération avait passé à côté de l'oeuvre sans l'ouvrir. Soudain, depuis quelques années, l'éditeur Meulenhoff d'Amsterdam réédite tous les romans de cet auteur trop peu connu et le public va de découverte en découverte. Ecrivain à succès à un âge avancé? Ses romans d'il y a trente ans trouvent une audience auprès de la jeunesse. Les milieux universitaires se penchent sur son cas. On retrouve dans ses romans sur fond pastel, sans la moindre allusion aux courants d'idées qui secouent l'opinion contemporaine, tous les thèmes familiers d'aujourd'hui, comme l'émancipation de la femme, l'égalité des sexes, le droit à la différence, l'indépendance de la femme par le métier, l'amour, la maternité; comme

Septentrion. Jaargang 15 l'affirmation de la personnalité par le rejet des conventions sociales, de l'orthodoxie religieuse, par la prise en charge de son destin, par la vie solitaire avec la prise en compte des droits et des devoirs de la femme libre. Du féminisme avant la lettre? On a classé le cru Mendels trop rapidement dans cette catégorie d'appellation contrôlée, car précisément son oeuvre est un produit naturel qui pousse au rythme de l'inspiration, sans engagement, sans message, sans calcul, sans condamnations, sans prêchi, prêcha. Elle raconte savoureusement, en cernant au plus près la signification de chaque mot, un comportement, une impression, un sentiment, une vision, une attitude, un embarras, une décision, une confidence, une sensation, un mouvement, une frustration, un élan, un désir, une scène, à telle enseigne que l'action des individus est sous-jacente au récit. Un exemple entre cent. Une cérémonie de mariage à l'hôtel de ville. Le personnage central du roman, une adolescente à la recherche de sa propre identité, voit déjà le couple qui monte les marches de la mairie redescendre l'escalier une fois marié ‘en se promenant’, car ‘marcher’ est un mouvement

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Josepha Mendels (oGroningue, 1902). trop vulgaire pour un jour de noces. Dans la salle des mariages, elle écoute le discours du fonctionnaire municipal et, instinctivement, elle place des signes de ponctuation dans ses longues phrases. Du ‘nouveau roman’ avant la lettre? Le cas Mendels est loin d'être résolu. Tantôt elle décrit de façon enjouée un drame atroce: la perte d'un bébé pendant un bombardement. L'enfant était né à Paris le 10 mai 1940; la mère le perdit pendant l'exode de juin sur les routes de France, non parce qu'il fut tué à ses côtés, mais comme on peut perdre un sac à main que personne ne vous rapporte. Ailleurs, elle constate avec mélancolie qu'elle n'a jamais aimé le mois de novembre ‘mais à présent que je suis novembre moimême, je le hais’. Ailleurs encore, la narratrice du roman Als wind en rook (comme le vent et la fumée) conte son arrivée dans une petite gare de province. Deux pages durant, elle décrit l'atmosphère agreste de la place, la vie du chef de gare, sa future pneumonie, la responsabilité de son métier. Cette philosophie bonhomme est à la fois indispensable au roman et inutile pour la conduite de l'intrigue. Décrypté, ce passage est un morceau d'anthologie. Les Editions Meulenhoff ayant déjà sauvé de l'oubli cinq romans de Josepha Mendels metà présent les bouchées triples en réunissant trois romans en un seul volume sous le titre de Spel is het leven (la vie est un jeu). Il s'agit de Rolien en Ralien, Als wind en rook et De speeltuin. La vie est un jeu dangereux, mais pour l'auteur elle est surtout un intermède entre deux vies, celle des parents et celle des enfants. La vie charnière dans sa provisoire intensité a un caractère à la fois ludique et douloureux, espiègle et grave. Existentialiste, Josepha Mendels? C'est cette faculté d'absorption et de rejet des qualités et des défauts de ceux qui pour un temps sont en visite sur la terre qui marque le don majeur de cet écrivain: la sensibilité moqueuse, les larmes rentrées, le respect dédaigneux. Le style est pur et se veut aussi libre que la liberté de l'individu, cette liberté qui comme un leitmotiv sous-tend l'ensemble de l'oeuvre qu'on aimerait pouvoir lire aussi en traduction française.

‘QUI S'INTÉRESSE À LA CULTURE européenne ne devrait jamais oublier le dialogue Nord-Sud, grâce auquel elle s'est définie au cours de ce qu'on appelle la Renaissance. Le mouvement incessant d'échanges et de surenchères entre les ateliers des Pays-Bas, où dominent Anvers et Haarlem, et les équipes de Rome, de Florence et de Venise, est la clé de l'affaire’. Ainsi s'exprimait André Chastel dans Le Monde du 8 mars 1981 à propos des 160 dessins des anciens Pays-Bas de la collection Frits Lugt, propriété de la Fondation Custodia, exposés à l'époque à l'Institut Néerlandais de Paris. J'avais conservé l'article

Septentrion. Jaargang 15 pour cet extrait qui illustre bien le va et vient des idées et des réalisations d'une culture à l'autre, en l'occurence la germanique et la latine. Septentrion est un vivant exemple du dialogue Nord-Sud. Loin de vouloir fondre l'une dans l'autre deux cultures, la revue les met en contact pour mieux en souligner l'identité propre, d'ailleurs incontestable et incontestée. Depuis / quelques années, l'on assiste à des tentatives intéressantes de placer face à face deux pôles d'attraction et d'en illustrer les composantes en d'habiles expositions: Paris - New York, Amsterdam - Berlin, Paris - Moscou, etc. On pourrait faire un Bruxelles-Bruxelles de toute beauté en présentant côte à côte le symbolisme wallon et l'expressionnisme flamand ou l'abstraction flamande et le surréalisme wallon. Ces oppositions vraies ou fausses enrichissent le regard et la communication. Il n'en est pas toujours ainsi. A Bali, on continue à refaire le passé et c'est tant mieux car dans cette île les statues de roche friable doivent être remplacées pour pouvoir témoigner à nouveau pendant quelques siècles supplémentaires de la pérennité d'une civilisation. Les sculpteurs y ont l'éternité sur mesure devant eux. Parfois un même individu atteste de sa propre dualité. L'écrivain flamand Hubert Lampo distingue chez le poète et romancier un cycle américain et un cycle flamand, tandis que chez Hugo Claus, Flamand de pied en cap, il retrouve Cesare Pavese, Truman Capote, Carson McCullers, John Kerouac, Caldwell et Faulkner. Excusez du peu! Il est vrai que Lampo écrivait ceci en 1968. Il est un fait que la culture exige la confrontation et le rapprochement. René Maheu a dit un jour une chose profonde dont on ne saisit le sens que lentement pour devenir une vérité éclatante. Je termine ma 25e chronique sur cette méditation: ‘la culture est la synthèse consciente et signifiante de la totalité d'une réalité humaine concrète’.

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Actualites Archéologie

L'important passé médiéval d'Ename

Le Traité de Verdun, de 843, partagea le vaste empire carolingien entre les trois fils de Louis le Pieux: à l'ouest la Francie occidentale, futur royaume de France, au milieu la Lotharingie, à l'est la Francie orientale, le futur royaume de Germanie. L'Escaut constituait une bonne partie de la frontière entre la Francie occidentale et la Lotharingie. Le comté de Flandre était une contrée prospère de la Francie occidentale, et le comte de Flandre, vassal du roi de France, aspirait à étendre son domaine vers l'est. Otton II, roi de Lotharingie et de ce fait empereur du Saint Empire romain, s'y opposa et érigea au bord de l'Escaut les trois fortifications d'Anvers, d'Ename et de Valenciennes. De nos jours, Anvers et Valenciennes sont des villes importantes. Ename est un petit village rural devenu section de commune de la ville d'Audenarde, située au sud de la Flandre orientale. Des fouilles permettent, actuellement, de révéler son grandiose passé médiéval. Qu'Ename ne soit pas devenu une ville importante est dû au fait que le comte de Flandre Baudouin IV fit démolir cette bourgade en 1033. Son successeur Baudouin V y fit construire une abbaye bénédictine en 1063, mettant ainsi un terme au caractère militaire des lieux. C'est l'arrivée des moines de l'époque qui fait la joie des archéologues d'aujourd'hui. En effet, avant de construire leur abbaye Saint-Sauveur, les moines déversèrent des tonnes de terre sur les décombres du noyau d'habitat médiéval, qui fut ainsi préservé. L'abbaye, à son tour, fut démolie après la Révolution française. Les fouilles d'Ename débutèrent en 1941, mais c'est en 1981 seulement qu'ont commencé définitivement les travaux ayant pour objet le noyau d'habitat médiéval. Dirk Callebout, archéologue du Service national des fouilles, dirige les opérations. Il bénéficie de l'appui total de la ville d'Audenarde. Les fouilles comportent trois parties. Il y a d'abord la partie militaire, où l'on a déjà déblayé les fondations de deux bâtiments de pierre, une résidence et un donjon colossal du dernier quart du dixième siècle. Ce donjon était non seulement l'un des plus anciens, mais aussi l'un des plus imposants d'Europe. Puis, une partie du noyau préurbain a déjà été mise à nu, à savoir l'église et les immeubles adjacents. C'est surtout à ce niveau-là que les fouilles d'Ename revêtent une importance considérable. La plupart des noyaux urbains du Moyen Age se sont développés pour devenir des centres importants, et il est généralement difficile de retrouver des vestiges des stades les plus anciens. A Ename, précisément, ces derniers ont été conservés en très bon état. Enfin, on cherche également à découvrir des restes de l'abbaye Saint-Sauveur. Les travaux se poursuivront pendant des années encore, car seule une partie infime du noyau urbain a été mise à jour jusqu'à présent. En outre, Ename comportait également un port que l'on peut localiser de manière assez précise et dont on peut affirmer avec une grande certitude qu'il sera bien conservé, du fait du caractère uligineux du sol en bordure de l'Escaut. Dirk van Assche

Septentrion. Jaargang 15 (Tr. W. Devos) Arts plastiques

Le Rijksmuseum d'Amsterdam a cent ans

Le Rijksmuseum, musée national d'Amsterdam, a célébré en 1985 le centième anniversaire de son inauguration officielle. Une partie des collections publiques, qui étaient jusqu'en 1885 disséminées aux quatre coins du pays dans des lieux souvent exigus et n'offrant aucune protection, trouvait ainsi dans la capitale, avec ce nouveau bâtiment, une digne demeure. Depuis ce jour, le Rijksmuseum est devenu une référence dans le pays comme hors des frontières. Il n'y a pas que la collection de peinture, avec des pièces maîtresses telles que La Ronde de nuit et Les Syndics des drapiers de , Le Buveur joyeux de Frans Hals ou L'Adoration des mages de Geertgen tot Sint Jan, qui attire chaque année des milliers de visiteurs: le Cabinet des estampes - avec entre autres des gravures et des dessins de Rembrandt et des eaux-fortes de Hercules Seghers -, le département de sculpture présentant notamment un panorama de la statuaire néerlandaise d'à peu près 1150 à 1850, les arts appliqués e (Pays-Bas et étranger du XII siècle à 1900), l'histoire néerlandaise et l'art aziatique méritent eux aussi beaucoup plus qu'une rapide visite. Avant la construction du musée, se déroule l'histoire de la

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Le Rijksmuseum d'Amsterdam. constitution des collections. Dès la période française, en 1800, les possessions artistiques nationales, se composant principalement de biens confisqués des stathoudérats, furent ouvertes au public pour la première fois dans une Nationale Konstgallerij (Galerie nationale d'art). En 1815, la collection, enrichie entre-temps, fut transférée sous le titre de ‘Rijksmuseum de peintures et médailles’ dans le Trippenhuis à Amsterdam. Ce fut là le point de départ de l'actuel Rijksmuseum. e Cependant il faudra attendre les années soixante-dix du XIX siècle pour que le gouvernement prenne la décision de bâtir un édifice convenable pour un certain nombre de ces collections. Peut-être était-ce le manque de moyens financiers, peut-être était-ce le refus des libéraux de faire de l'art une affaire gouvernementale qui explique ce retard. Il est en tout cas remarquable que peu après la mort du dirigeant libéral J.P. Thorbecke (1798-1872), deux catholiques aient eu un rôle décisif dans la concrétisation du projet: jonkheer Victor de Stuers (1843-1916), haut fonctionnaire responsable du département des arts et des sciences à partir de 1875 et depuis des années actif défenseur des monuments et musées, et P.J.H. Cuypers (1827-1921), architecte, connu comme maître d'oeuvre de nombreuses églises catholiques. Ils ont su en dix ans mener à terme ensemble la réalisation d'un bâtiment imposant. Sur un plan rectangulaire d'une largeur de façade de 135 mètres, on dresse en honnêtes briques un édifice d'une lumineuse symétrie. Cuypers y intègre d'une manière très personnelle des éléments des styles renaissant et gothique hollandais. A l'intérieur on remarque les escaliers imposants, les hautes voûtes de la grande salle et la galerie d'honneur. Aux yeux de nos contemporains, l'ensemble risque peut-être de faire un peu trop penser à un temple dédié à l'art et à l'histoire. A l'époque les décorations allégoriques et historiques, disparues aujourd'hui, renforçaient encore cette impression. Mais ceci n'enlève rien au fait qu'à partir de 1885 l'héritage culturel néerlandais trouvait en des murs nouveaux d'amples espaces qui supportaient sans peine la comparaison avec des établissements similaires. Claartje de Loor

(Tr. S. Macris)

Rijksmuseum, Stadhouderskade 42, NL-1071 ZD Amsterdam, tél. (020)732121. Ouvert du mardi au samedi de 10 à 17 heures, et le dimanche de 13 à 17 heures. Fermé le lundi ainsi que le 1er janvier.

Les Pays-Bas et les peintres français

Septentrion. Jaargang 15 Depuis ses origines, l'art français a été influencé aussi bien par l'art septentrional que par l'art latin et méditerranéen. Pourtant, si les liens entre l'art français et l'art italien ont été abondamment étudiés, l'apport flamand et hollandais à l'art français a toujours fait l'objet d'un bien moindre intérêt. Une première tentative pour combler cette lacune dans l'histoire de l'art français a été entreprise par le Musée des beaux-arts de Lille, qui a présenté, dans le cadre du Centenaire de la construction du Palais des beaux-arts, une exposition remarquable, intitulée Au temps de Watteau, Fragonard e et Chardin, les Pays-Bas et les peintres français du XVIII siècle. e Dès le XVII siècle, pour ne pas remonter plus haut, la présence en France des Pays-Bas est considérable. Il suffit de mentionner Philippe de Champaigne né à Bruxelles; le Flamand Frans Pourbus, un des premiers peintres officiels à la Cour française; Rubens à qui Marie de Medicis confia la décoration de la Galerie du Luxembourg; la présence à Paris de plusieurs peintres flamands, souvent spécialistes de natures mortes; ou encore la querelle des rubénistes et des poussinistes à propos de la couleur ou du dessin, querelle qui clôt le siècle et qui annonce le suivant, sans doute davantage encore pétri d'influences flamandes et hollandaises. Aussi les organisateurs de l'exposition ont-ils voulu mettre en lumière l'influence de la peinture e e flamande et hollandaise du XVII siècle sur les peintres français du XVIII siècle, d'autant plus que ce thème concerne pleinement le Musée des beaux-arts de Lille et e la région du Nord. En effet, le thème de l'influence des peintres nordiques du XVII e sur l'art français du XVIII siècle associe les deux siècles précédant immédiatement la création du Musée, dont la collection comprend aussi bien des tableaux hollandais et flamands que des toiles françaises. Le sujet de l'exposition renvoie également à la bipolarité de Lille, ville flamande au Siècle d'or, apogée de l'art des Pays-Bas et ville importante au Siècle des lumières, époque du plus grand rayonnement européen de la France. Bénéficiant de prêts exceptionnels, l'exposition regroupait un ensemble important de tableaux et dessins venus de toute la France, de Belgique et des Pays-Bas. Elle a articulé sa présentation des oeuvres selon trois axes: copies littérales d'oeuvres flamandes et hollandaises, oeuvres directement inspirées de précédents septentrionaux et tableaux où cette influence, pour être plus diffuse, n'en est pas moins clairement perceptible. L'exposition était davantage centrée sur l'art français, la majorité des oeuvres exposées étant françaises (132 toiles et dessins). Toutefois, un certain nombre de tableaux et de

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Jacob Jordaens (Anvers 1593-1678), ‘Portrait d'homme’, bois, 69, 5 × 55,5 cm (ovale), Lille, Musée des beaux-arts. dessins hollandais et flamands (23 oeuvres) ainsi qu'une section de photographies ont permis de restituer l'atmosphère qui entoura les artistes français. L'exposition a démontré clairement combien Largillierre, Watteau, Desportes, Oudry, Boucher, Chardin, Fragonard, Greuze, Hubert Robert et leurs contemporains, célèbres ou moins connus, sont redevables à Rubens, Rembrandt, Teniers et autres peintres des anciens Pays-Bas. Isabel Devriendt

Le catalogue de l'exposition comprend un commentaire sur chaque oeuvre exposée, deux articles de A. Schnapper et de J. Foucart et une bibliographie. Il est richement illustré (210 p., ISBN 2-902092-07-5).

Constant Permeke (1886-1952)

La dernière occasion, offerte au public français, de contempler une sélection importante d'art flamand de la dernière centaine d'années, remonte au printemps 1970. 270 oeuvres de 18 artistes différents étaient alors réunies à l'Orangerie à Paris sous le titre L'Art flamand d'Ensor à Permeke. Les organisateurs n'avaient pas pris de risques. Ils ne montraient pas les oeuvres à la pointe de l'actualité, mais celles d'artistes renommés, tous décédés et immortalisés dans les manuels. Le 125e anniversaire de la naissance de James Ensor (1860-1949), le plus connu du groupe, fut remémoré à Ostende en 1985. Le centenaire de la naissance de Permeke (1886-1952) en 1986 suscite de grands espoirs. Henri Storck, un ami du peintre, et Patrick Conrad ont déjà réalisé un film sur lui et une rétrospective au futur Provinciaal Museum voor Moderne Kunst d'Ostende, ainsi qu'un catalogue raisonné sont en préparation. L'événement coïncide avec le 25e anniversaire du modeste Musée Permeke qui, dans les années soixante, fut aménagé dans la demeure de l'artiste à Jabbeke. Il est improbable que Permeke, le porte-drapeau de l'expressionnisme en Flandre, ait eu des liens artistiques étroits avec les mouvements qui existaient en son temps en France. Son attitude envers l'oeuvre d'un artiste comme Georges Rouault (1871-1958), qui fut son contemporain, n'a jamais été étudiée à fond. Même l'étude comparative de l'oeuvre du maître de Jabbeke au regard de celles d'autres expressionnistes flamands, n'est pas encore bien avancée. Jeune artiste, Permeke était

Septentrion. Jaargang 15 certainement au courant des tendances qui dominaient son époque. Avant la première guerre mondiale, il travailla lui-même pendant un certain temps dans le sillage des impressionnistes, comme c'était d'ailleurs le cas de tous les étudiants des beaux arts. Mais

Musée provincial Constant Permeke, Jabbeke, atelier de l'artiste. A gauche, ‘Paysage inachevé’ (fin 1951). là aussi, la sûreté du trait l'emportait déjà chez lui sur la palette. Pendant la guerre, soldat belge en convalescence en Angleterre, il assimila à sa manière Turner et le cubisme. Ceci transparaît clairement dans son célèbre tableau de 1917 Oogst in Devonshire (Moisson en Devonshire). Mais, ni à ce moment-là, ni plus tard, son langage formel ne trahit d'accent latin. Le blond Bretoens landschap (Port en Bretagne) qu'il peignit moins d'un an avant sa mort, confirme les valeurs picturales auxquelles il resta attaché durant toute sa vie. Elles sont assez éloignées de celles de ses contemporains français. La personnalité de Constant Permeke a par ailleurs fortement influencé les jeunes générations en Flandre, dans la mesure où celles-ci n'ont pas adopté l'art abstrait. En ce qui concerne l'appréciation de son oeuvre en France, on se plaint de temps en temps en Flandre d'un manque d'intérêt. Cette constatation est liée à l'attitude personnelle que l'on adopte vis-à-vis du langage expressionniste et qui est probablement profondément enracinée dans les affinités spirituelles. Il s'avère impossible d'égayer les visages sombres en testant quelques oeuvres-maîtresses de Constant Permeke dans une salle de vente parisienne car elles se trouvent pratiquement toutes dans des collections publiques; quant aux collectionneurs privés, préférant ne pas prendre de risques, ils gardent ce qu'ils ont. Cette insatisfaction flamande devant ce manque de succès à l'étranger (hormis en Allemagne), renferme-t-elle un doute sur la valeur éternelle de Permeke? Il semble que l'on soit plus rassuré sur la e e renommée de James Ensor, tandis qu'avec les oeuvres du XV au XVII siècle on atteint l'euphorie. On peut donc se poser la question de savoir si 1986, l'année de Permeke, apportera de nouveaux arguments dans un sens ou dans l'autre. Gaby Gyselen (Tr. F. Corbex)

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Cinéma

Annecy 85: quadruple succès pour un film d'animation flamand

Une fois de plus, un film d'animation flamand a connu le succès à l'étranger. A l'issue du célèbre Festival du dessin animé d'Annecy, au mois de juin 1985, le jury international a couronné le court métrage de Nicole van Goethem, Een Griekse tragedie (Une tragédie grecque), en lui décernant son Grand Prix. Ce film a obtenu de surcroît le prix du Public, le prix Banc-Titre Cartoon Factory récompensant la première oeuvre d'un auteur, et le prix Don Quichotte octroyé par la Fédération internationale des Ciné-clubs. Nicole van Goethem, aujour-d'hui âgée de 44 ans, a reçu sa formation à l'Académie des beauxarts d'Anvers. Au départ, elle acquit la célébrité grâce à ses illustrations, ses dessins humoristiques et ses affiches. Depuis 1974, elle a collaboré, pour les décors et les couleurs, à divers films d'animation tels Tarzoon, la Honte de la Jungle et The missing Link (Le Chaînon manquant) de Picha, et plus récemment à Jan zonder Vrees (Jean sans Peur) de Jef Cassiers et Dirk de Paepe. Een Griekse tragedie est la première production personnelle de Nicole van Goethem. Contrairement à ce que son titre laisse supposer, ce film a un contenu très humoristique. Trois cariatides d'un temple athénien ont lutté à travers les siècles contre l'érosion, les archéologues et les touristes. A un certain moment, elles en ont assez. L'une après l'autre, elles décident de quitter leur emplacement et de conquérir leur liberté. Les membres du jury tout comme les spectateurs furent séduits par le récit cocasse à l'écriture enlevée, l'animation classique très soignée ainsi que par les qualités picturales des teintes pastel utilisées.

‘Een Griekse tragedie’ (Une tragédie grecque), dessin animé de Nicole van Goethem (Copyright Cinété, Anvers).

Grâce à ce dessin animé, qui dure un peu plus de six minutes, Nicole Van Goethem compte désormais parmi les réalisateurs talentueux de films d'animation qui confèrent à la production cinématographique flamande son envergure internationale. Autre événement notable: à l'occasion du Festival, le ‘père du film d'animation flamand’, Raoul Servais, fut élu Président de l'Association internationale du film d'animation (A.S.I.F.A.), succédant ainsi au fameux réalisateur de dessins animés anglais John Halas. En résumé, Annecy 85 a, une fois de plus, mis brillamment en vedette le cinéma d'animation flamand. Wim de Poorter (Tr. P. Grilli)

Septentrion. Jaargang 15 Economie

Les économistes flamands se lancent sur une voie internationale

La vie économique prend de plus en plus une dimension internationale, comme on le constate également en Belgique, en particulier dans le cas des entreprises flamandes, contraintes à exporter par l'exiguîté du marché intérieur. Depuis la seconde guerre mondiale, la Belgique est devenue le pays d'accueil tout désigné pour les multinationales américaines. Sa position centrale en Europe, son grand potentiel en main-d'oeuvre très qualifiée et fort productive, les possibilités avantageuses d'investissements offertes par les autorités, le coût raisonnable de la masse salariale, la vaste infrastructure des zones industrielles et des facilités de transport: ces facteurs furent longtemps les piliers de notre croissance économique inégalée d'après guerre. L'internationalisation de la vie économique en Belgique a cependant eu pour conséquence une relation directe entre les facultés économiques de notre pays et les tendances économiques internationales. Ainsi, une jeune génération d'économistes axés sur l'économie internationale fut-elle formée sur place. Le dernier Congrès économique et scientifique flamand (Vlaamse Wetenschappelijk Economisch Congres) qui s'est tenu à Anvers en avril 1985 avait pour thème majeur ‘Innover et entreprendre’. Un des principaux thèmes de recherche portait sur l'aspect international de la recherche, du développement (R & D) et de l'innovation, lié aux véritables mutations qui accompagnent les nouvelles technologies et les transferts internationaux de technologie effectués principalement par les multinationales. Leo Sleuwaegen (30 ans), rapporteur au congrès, est un des jeunes économistes flamands dont la compétence dans ce domaine de recherche a été reconnue, ces derniers mois, sur le plan international. M. Sleuwaegen a obtenu son doctorat en sciences économiques appliquées en 1984 à la Katholieke Universiteit Leuven. Sa thèse traite des mobiles de la politique des multinationales en matière d'investissements. Il étudie plus particulièrement le cas de la Belgique. Dans le courant du mois d'octobre 1985, M. Sleuwaegen a obtenu pour sa thèse deux prix d'envergure internationale: le prix du concours triennal de l'Institut de Recherche et d'Information sur les Multinationales (IRM) de Genève et le premier prix de l'Academy of International Business de New York. La double dis-

Septentrion. Jaargang 15 72 tinction accordée sur le plan international à ce travail de recherche confirme, en outre, la qualité de la formation universitaire dans notre faculté d'économie ainsi que la valeur internationale de son niveau scientifique. Récemment, M. Sleuwaegen a créé avec M. le professeur R. de Bondt le centre d'étude Industry and Company Analysis Program (INCAP), financé par des entreprises, le gouvernement et des organisations internationales (la Communauté Européenne, l'OCDE). La création d'une banque de données spécialisée dans les statistiques industrielles au service des gestionnaires est en projet. Ils sont six jeunes économistes à travailler sur une multitude de projets dans le cadre de ce centre d'études. En raison de la crise économique des années 80, la Belgique a en fait perdu une part importante des avantages qu'elle offrait aux multinationales par rapport à d'autres pays. Etant donné qu' avec les autres entreprises étrangères, ces dernières assurent dans notre pays plus de la moitié de la production dans l'industrie de transformation, cette tendance est inquiétante pour l'économie de la Belgique. La stratégie des multinationales et leur organisation souple de l'entreprise consistent en effet à investir là où les facteurs économiques ambiants sont les plus avantageux. Le transfert de la production à l'étranger ne présente pour elles aucune difficulté. Un autre facteur déterminant réside dans le fait que les universités étrangères semblent posséder un flair infaillible pour découvrir nos jeunes talents à l'esprit créatif. M. Leo Sleuwaegen a en effet été sollicité récemment pour enseigner dans plusieurs universités étrangères, entre autres à la prestigieuse école INSEAD de Fontainebleau et à la célèbre université UCLA de Californie. Voilà des tentatives de ‘drainage de cerveaux’ qui en disent long... Godfried van de Perre (Tr. I. Rosselin) Histoire

‘Le Soleil et la Roue’ Un roman

Je ne peux me défendre d'une grande réserve à l'égard des romans historiques. Rares en effet sont ceux qui parviennent à donner une vision charnelle de l'histoire à travers le comportement ponctuel de quelques personnages. Le Soleil et la Roue m'apparaît de ceux-là. Rose Vincent qui, nous dit-elle, n'est ni catholique ni protestante, a choisi pour héroïne un personnage qui eût pu exister, si même il n'a pas existé comme certains documents le suggèrent. Cette femme, elle l'a voulue toute jeune, puisqu'elle l'abandonne à vingt ans, ne lui prêtant que quinze ans de vie consciente. C'est donc à travers une enfant aux regards étonnés, une adolescente mûrie par le malheur, puis une femme incapable d'échapper aux souvenirs et aux remords irrépressibles, qu'elle développe le film de l'histoire. Elle dote son héroïne d'une sensibilité qui sonne juste. Elle la soumet aux épreuves des religionnaires de ce temps-là sans les pousser au noir, pour être plus vraie à nos imaginations. Tour à tour ce sont les joies et les éblouissements de l'enfant, la foi de ses parents, l'arrachement à sa famille, les mirages d'une austérité plus souriante dans un couvent où la pénètrent petit à petit les séductions d'un culte sensuel et la foi

Septentrion. Jaargang 15 mariale! Enfin l'aventure commence avec l'univers mondain, se poursuit par l'héroïque marche à travers les montagnes en remontant le Rhône, et s'achève par une arrestation avant Genève, et une évasion qui lui permet de rejoindre sa famille à Lausanne, mais seule, sans David, quoiqu'avec le bagage d'un passé déjà lourd. Trois personnages masculins interviennent dans le cours de cette jeune existence: ‘Monsieur’ Claude Brousson est un avocat de Toulouse qui deviendra pasteur et martyr, selon la réalité historique. Son autorité, sa parole fascinent déjà l'enfant de cinq ans et marquent de la rigueur de sa foi l'âme de la jeune femme. David Siguier, qui au nom de ses parents l'incite à fuir Uzés, est un de ces courageux passeurs qui aidaient les calvinistes à s'évader. Il n'a pas de correspondance historique. David et Louyse ressentent l'appel charnel qui va les mener à un mariage devant Dieu et devant leurs coreligionnaires du groupe en fuite. Enfin Pierre de Rochelat, son mari, établi à Amsterdam, est un calviniste modéré. Le remords d'avoir cédé parfois aux attraits de l'autre religion, d'avoir ressenti les tentations du monde, d'avoir trahi David en s'enfuyant seule, les souvenirs qui la hantent, ceux de Brousson, ceux de David dont le courage exaltant avivent ses remords, affectent son psychisme. Pierre de Rochelat tente en vain de percer les opacités cruelles qui le séparent de sa femme qu'il voudrait protéger contre elle-même sans y parvenir. ‘A quoi donc sert d'aimer, se dit-il, puisqu'on ne peut partager les souvenirs?’ L'on devine alors que Louyse est perdue. Je laisse la tragédie finale à la curiosité du lecteur. Elle ne relève pas du mélodrame. Elle n'est que la conséquence des chocs répétés que la cruauté du sort a imposés à une âme sensible, fragile, prompte à la contrition. Ce beau roman est en triptique: la chronique de l'enfance languedocienne, une anabase en retraite à travers les montagnes, une tragédie mentale le long des canaux de l'Amstel. A lire... Yves Cazaux

ROSE VINCENT, Le Soleil et la Roue, Eds. du Seuil, Paris, 1985.

Albums de Croÿ

Il fut un temps où les banquiers étaient censés apporter sans bougonner leur soutien financier aux ambitions belliqueuses de leurs seigneurs. Il va de soi qu'ils ne le

Septentrion. Jaargang 15 73 faisaient pas gratuitement: l'ampleur du patrimoine culturel qui, grâce à ces mêmes banquiers, s'offre toujours à enrichir nos journées d'une jouissance artistique, dépasse l'imagination. Dieu merci!, ils n'ont plus à financer de guerres mais, à l'évidence, l'ambition de continuer à jouer les mécènes en matière culturelle et artistique les habite toujours. Il est certain qu'en ces temps où les caisses de l'Etat sont quasiment vides, où l'art et la culture doivent peu à peu réapprendre à vivre sans la manne automatique de l'Etat, il y a de plus en plus d'institutions bancaires qui affichent leur volonté de reprendre l'antique tradition de mécénat de leurs ancêtres banquiers. Dans cette louable compétition, le Crédit Communal de Belgique / Gemeentekrediet van België, la banque des administrations subalternes, occupe une place de choix. Depuis la célébration, en 1960, de son centenaire, cette vénérable institution a tellement multiplié les actions de mécénat qu'il est impossible d'en dresser une liste même sommaire: expositions toujours dotées d'excellents catalogues, publications historiques, concours de musique pour jeunes musiciens et bien d'autres initiatives encore qui vont jusqu'à la reprise d'une bibliothèque de la presse belge menacée de dispersion parce que le syndicat de ladite presse ne disposait pas de moyens suffisants pour assurer la conservation correcte des collections. Dès lors, on était en droit de s'attendre à ce que le Crédit Communal lançât une initiative exceptionnelle à l'occasion de son 125e anniversaire. Et en effet, il ne s'en est pas tenu à une activité quelconque: il a décidé la publication, en pas moins de 26 volumes, des albums de Charles de Croÿ. Né en 1560 et décédé en 1612 à Beaumont, De Croÿ appartenait à l'une des grandes familles des époques bourguignonne puis espagnole. Voici une brève énumération de ses biens: la principauté épiscopale de Chimay, le duché d'Artois, la principauté de Château-Portien,

Le monastère des Célestins, l'église Saint-Lambert et la ferme du château de Heverlee. Gravure tirée du tome III des Albums de Croÿ, lequel est consacré aux possessions des de Croÿ en Brabant, Flandre, Artois-Picardie et Namurois. les comtés de Beaumont et de Seninghem, et une foule d'autres possessions disséminées à travers la France et la Belgique. Il avait d'abord fait dresser des atlas de ses biens; il chargea plus tard le peintre valenciennois Adrien de Montigny de fixer systématiquement sur tableau ses différentes propriétés. Disons qu'il s'agissait de cartes postales avant la lettre, mais de cartes postales artistiques. Cela donna en tout 2 500 petites aquarelles, réparties en 23 albums. Après sa mort, le malheur des temps voulut qu'elles fussent dispersées à travers bien des pays, ce qui les fit sombrer dans l'oubli. Comment on finit par retrouver la trace des albums, c'est là un vrai roman policier qu'il est impossible d'aborder ici. L'important est qu'on ait maintenant pu rassembler la quasi-to-talité de la collection dans une édition pour bibliophiles.

Septentrion. Jaargang 15 Il est pratiquement exclu qu'on puisse consulter les originaux, ne fût-ce qu'en raison du risque de détérioration. C'est l'éditeur flamand Lannoo qui a été chargé de l'impression des albums. Chaque volume, comptant environ 250 pages reliées en imitation de parchemin, comprend une centaine de reproductions assorties chaque fois de tous les commentaires historiques et typographiques adéquats. Quatre tomes sont déjà disponibles: on ne saurait en douter, il s'agit ici d'un véritable événement culturel qui n'a certes rien de banal. Viennent donc encore 21 volumes, suivis d'un 26e, dépourvu d'illustrations, mais constitué de textes historiques. Les tomes qui concernent la France sont édités conjointement avec le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais. Ces tomes-là ne sont d'ailleurs disponibles qu'en français. Il paraîtra quatre albums par an: on peut souscrire à l'ensemble de la collection, on peut également choisir un ou plusieurs albums, concernant par exemple une seule région. Toutefois le tirage est limité à 1 500 exemplaires. Vu le prix de l'ouvrage (quelque cent mille francs belges - quinze mille francs français - pour la série complète), on a prévu plusieurs modalités de paiement: pour toutes informations utiles, on peut s'adresser soit au Crédit Communal soit aux Editions des Beffrois (rue Vauban 23, F-59140 Dunkerque). Marc Platel (Tr. J. Fermaut)

Un franciscain flamand chez les Mongols

e Willem van Rubroek, franciscain flamand du XIII siècle, ne figure pas parmi les idoles de l'historiographie. Dans le meilleur des cas, on le tient pour un précurseur de l'illustre Marco Polo. Aussi l'ouvrage de Claude et de René Kappler, Voyage dans l'Empire mongol, a-t-il pour but de réhabiliter cet auteur méconnu. Cette oeuvre est, en fait, une traduction scientifique avec annotations et commentaires de l'Itinerarium ad partes orientales, récit de voyage de Rubroek destiné à Louis IX et retraçant les 16 000 kilomètres

Septentrion. Jaargang 15 74 qu'il parcourut pour atteindre Qaraquorum, capitale de l'ancien Empire mongol. Cette édition française ouvre à un large public le récit authentique d'une passionnante expédition, en même temps qu'un document unique sur le ‘far east’ médiéval. Cette histoire d'aventure et de zèle missionnaire constitue aussi un témoignage de première main sur la politique diplomatique de saint Louis qui chargea Rubroek d'une mission purement officieuse. Le roi des Français désirait, en effet, conclure une alliance contre les musulmans. Les relations entre le franciscain et Louis IX ne sont guère connues. Néanmoins il apparaît que Rubroek faisait partie de ses intimes. Pour le reste, ce personnage demeure dans un relatif anonymat. Des recherches ont démontré qu'il était né à Rubroek, petit village de la Flandre française, et que sa langue maternelle était le flamand. Sa formation lui permit de rendre compte de façon très précise des observations qu'il fit durant ses deux années d'absence. Son récit est d'un grand intérêt scientifique

Carte universelle extraite d'un manuscrit de Willem van Rubroek, représentant son voyage en Asie e centrale. (XIII siècle, University Library, Cambridge). pour la géographie, l'ethnologie, la linguistique et les sciences religieuses. De plus, ses descriptions nous plongent dans le monde étrange et fascinant de la vie et de la mentalité des Mongols et révèlent un écrivain de race et un artiste du vécu. Pourquoi l'oeuvre de Rubroek a-t-elle sombré dans l'oubli? Pourquoi est-ce un livre ‘à qui n'a jamais été rendu justice’, comme le dit Henri Yule, spécialiste de Marco Polo? La raison la plus évidente réside dans le fait qu'il n'a jamais été mentionné dans le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, car cette riche encyclopédie médiévale se termine en 1253, année du départ de Rubroek. De plus, les copies du manuscrit original n'existaient qu'en nombre limité et jusqu'en 1900, seules des traductions imparfaites furent éditées. Pour leur traduction, Claude et René Kappler ont consulté toutes les sources disponibles. Le ‘traduttore traditore’ n'apparaît, à notre avis, qu'à un seul endroit. Dans le premier chapitre, Rubroek note qu'il a rencontré des Goths parlant le ‘Dietsch’, c'est-à-dire la langue qui appartient au ‘diet’, au peuple. Ce terme désigne les dialectes germaniques par opposition au latin. L'équivalent latin du ‘Dietsch’, ‘teutonicum’ a été traduit à tort par ‘allemand’. Le terme ‘thiois’ aurait beaucoup mieux convenu. Un grain de beauté, sans doute. Dirk Verbeke (Tr. Ch. Gerniers)

Septentrion. Jaargang 15 GUILLAUME DE RUBROUCK, Voyage dans l'Empire mongol, traduit et annoté par Claude et René Kappler, Payot, Paris, 1985, 318 p.

Linguistique

Le Grand Dictionnaire Van Dale, F/N et N/F

Voici plus de cent ans, en 1864 pour être précis, vivait dans la petite localité de Flandre zélandaise Sluis, située à la frontière entre la Flandre belge et la Flandre néerlandaise, un maître d'école qui était à tel point féru de langue qu'il donna, sous le titre Nieuw Woordenboek der Nederlandse Taal (Nouveau Dictionnaire de la langue néerlandaise), une version totalement nouvelle des dictionnaires existant à l'époque. Cet ouvrage sérieux fut une telle réussite qu'il est encore connu aujourd'hui sous le nom de son auteur: ‘De Dikke Van Dale’ (‘Le Gros Van Dale’). Les légères modifications survenues au fil du temps, telles que le changement d'appellation - Grand Dictionnaire au lieu de Nouveau -, la publication en deux volumes et même en trois au lieu d'un seul depuis la 11e édition ont eu pour unique résultat de conforter le rôle exceptionnel qu'assume depuis sa naissance le dictionnaire Van Dale dans l'histoire de la langue néerlandaise et qui semblait aussi le prédestiner au projet ambitieux mis sur pied par la nouvelle fondation Van Dale Lexicografie BV au début des années 80. En ce moment est en train de paraître une série de Grands Dictionnaires des langues modernes portant la griffe de la société Van Dale, dont les volumes F/N et N/F constituent la première paire complète. Le tome F/N, dont le lancement eut lieu au printemps 1983, fut complété par le tome N/F au cours de l'automne 1985. On espère achever la série entière de sept volumes à la fin de l'année 1986. Le tome F/N existait déjà depuis plus de deux ans, il n'est plus permis de douter de son utilité pratique pour le traducteur dont la langue de départ est le français. Des milliers de mots, dont la traduction était auparavant introuvable ou incomplète, font l'objet dans le Van Dale d'un traitement approfondi. Ces termes et ces notions concernent surtout le domaine de l'usage moderne. Etant donné qu'en général les lecteurs francophones de Septentrion ne doivent pas traduire du français en néerlandais, je me bornerai à le signaler. Toutes les universités étrangères qui s'intéressent à l'idiome néerlan-

Septentrion. Jaargang 15 75 dais se doivent également d'acquérir ce volume, ne serait-ce qu'en raison de son exhaustivité. Combien d'étudiants en néerlandais de ces universités ne sont-ils d'ailleurs pas d'origine néerlandaise! Toutefois le tome N/F, qui offre un panorama quasiment complet du vocabulaire néerlandais moderne, revêt bien entendu un intérêt beaucoup plus grand. Tout comme le volume F/N déjà nommé, ce dictionnaire a été rédigé par ordinateur. Ce fait mérite d'être noté, ne serait-ce que pour le motif suivant: avec lui, les Pays-Bas ont gagné la course qui les opposait aux Etats-Unis et à nombre de nations d'Europe occidentale, consistant à présenter le premier sur le marché un répertoire lexicographique totalement informatisé. Pas moins de 95 000 entrées ont été introduites dans l'ordinateur et en sont ressorties sous la forme de quelque 13 millions de caractères couvrant les 1565 pages d'un livre superbement relié, qui comprend une Introduction suivie d'un Mode d'emploi, et même d'un Précis de grammaire et d'une Liste de Proverbes! Aussi bien pour le francophone qui étudie le néerlandais que pour le néerlandophone qui souhaite traduire en français, cette partie Néerlandais/Français atteint à la perfection par le portrait qu'elle trace de la culture néerlandaise contemporaine. Tous les aspects, depuis le squatteur jusqu'à l'usage illégal des banques de données, en sont éclairés par le biais de la traduction. La situation de la femme moderne, jusqu'au féminisme le plus radical, s'y trouve dépeinte mais aussi tout ce qui concerne l'homme, depuis la tante (het mietje) jusqu'au macho (de heman). Et divers ‘mots étranges’ néerlandais qui paraissaient intraduisibles, tels que bijstandsvrouw et voordeurdelers ont été définis avec une telle justesse que le lecteur/traducteur francophone de textes néerlandais comprend clairement de quoi il s'agit. Un certain nombre de différences culturelles, que les dictionnaires avaient toujours évité de traiter parce que ces notions idiomatiques n'avaient pas d'équivalents, reçoivent enfin par le truchement de ces définitions limpides l'attention qu'elles méritent. Grâce au volume N/F, cette langue excessivement singulière que serait le néerlandais est plus accessible aux esprits étrangers.

Les dictionnaires néerlandais-français et français-néerlandais de Van Dale. Deux tomes, trois mille pages.

Jusqu'ici, il existait de nombreux dictionnaires F/N et N/F avec lesquels il fallait se débrouiller. Pour les problèmes liés à la langue contemporaine, les solutions faisaient souvent défaut ou étaient lacunaires. La paire complète des Van Dale F/N et N/F ne pourra pas non plus combler toutes les lacunes. Mais ce Grand Dictionnaire, qui couvre dans les deux sens le néerlandais et le français contemporains, est à même, davantage que tout autre dictionnaire existant, d'assister l'utilisateur dans ses activités de lecture et de traduction. Ce double Van Dale n'a pas seulement jeté un pont entre les Pays-Bas et la Flandre, mais aussi entre l'entité Pays-Bas/Flandre et la France!

Septentrion. Jaargang 15 Aldert Walrecht

(Tr. P. Grilli)

- B.P.F. AL., e.a., Van Dale Groot Woordenboek Frans-Nederlands, Van Dale Lexicografie, Utrecht/Antwerpen, 1983. - B.P.F. AL., e.a., Van Dale Groot Woordenboek Nederlands-Frans, Van Dale Lexicografie, Utrecht/Antwerpen, 1985.

Littérature

‘L'art comme lubrifiant’

A l'occasion de la mort d'un poète

On ne saurait imaginer meilleure dénomination pour le Dordrechtois Cees Buddingh', décédé le 24 novembre 1985 à l'âge de 67 ans, que celle qu'il s'attribua luimême un jour: ‘Poète néerlandais’. La sympathie avec laquelle on évoque partout sa mémoire prouve moins l'excellence de sa poésie - si multiforme qu'ait été son talent - que la parfaite simplicité et le parfait naturel avec lesquels il était poète en toutes choses. Il étudia l'anglais, traduisit beaucoup d'oeuvres anglo-saxonnes et enseigna l'art de la traduction. Il fit ses débuts poétiques en 1941 par le recueil Het geïrriteerde lied (La chanson irritée) mais, l'année suivante, il contracta une tuberculose qui le cloua au lit pour sept ans. Il consacrait son temps, outre la poésie, à une immense lecture qui lui permit de publier en 1954 une monumentale Encyclopedie van de wereldliteratuur (Encyclopédie de la littérature mondiale) qui n'est pas sans défauts mais qu'il avait rédigée seul, performance que bien peu auraient pu égaler à partir d'une telle lecture personnelle. Le même enthousiasme littéraire fit de lui, avec un bonheur égal, un anthologue, un critique littéraire et poétique, un romancier et diariste, et l'un des plus valeureux animateurs de la manifestation annuelle Poetry International. Mais l'activité qui constituait le coeur même de son existence, c'était la poésie elle-même qui prenait forme dans une foule de recueils comme Gorgelrijmen (Gargarimes, 1953), Deze kant boven (Ce côté-ci en haut, 1965) et Het houdt op met zachtjes regenen (Voici que s'arrête le doux crachin, 1976). Ses poèmes devaient leur large audience à une originalité qui lui permettait de particulariser et de rehausser toutes choses, jusqu'au bourgeoisisme

Septentrion. Jaargang 15 76

Cees Buddingh' (1919-1985). terre à terre et éculé - celuilà même - par un tendre humour mélancolique. Il mettait les rieurs de son côté mais leur donnait une idée de la poésie. Chez lui l'understatement, cette litote pincée d'humour, inspirait la conviction qu'elle était réclamée par la sauvegarde d'une sensibilité extrêmement vulnérable. Buddingh' faisait partie de quasiment tous les courants littéraires de l'après-guerre: il était rationaliste romantique, surréaliste, membre des Vijftigers (l'Ecole des années cinquante), dadaïste, réaliste, néo-réaliste. Cette profusion de styles semble dénoter un manque de personnalité. Mais ce qui faisait le lien entre toutes ces facettes, c'était son indéniable néerlandité, sa capacité de traduire en termes d'une prosaïque lucidité ce qui en était par nature cruellement dépourvu, son talent à crever les baudruches du pathos poétique et à conférer du lustre poétique aux plus infimes bagatelles quotidiennes.

‘L'art comme lubrifiant’

En ces temps de restrictions budgétaires, l'art et la culture sont bien mal traitées par les autorités! Elles considèrent ces moyens d'expression comme un luxe au fond bien superflu qui se prête aux coupes sombres. Bien sûr, les Pays-Bas n'ont pas l'exclusivité de ce genre d'attitude mais elle s'affirme ici avec tant d'impudeur que l'étranger à e souvent l'impression qu'en dehors de la peinture du XVII siècle, de Van Gogh, de Mondriaan et de l'Orchestre du , il n'existe pas de culture et moins encore de littérature néerlandaises. La culture n'a rien ici d'un patrimoine assimilé par tous, et pas davantage dans les sphères politiques: c'est ainsi qu'un sondage superficiel effectué chez les ministres en charge des lettres néerlandaises, a révélé chez eux des connaissances scandaleusement sommaires en la matière. Rien d'étonnant donc à ce que ces exporteurs attitrés de la culture ne disposent que de pauvres moyens. Dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler ‘Holland Promotion’, la culture fournit tout au plus la possibilité d'utiliser Rembrandt ou l'Orchestre du Concertgebouw pour faire la publicité du beurre, du fromage, des tulipes ou de la construction navale. Ou, comme le disait naguère si élégamment le ministre Brinkman: ‘L'art est un lubrifiant’.

La correspondance de Huizinga

L'historien Johan Huizinga (1872-1945) fait partie des rares auteurs néerlandais dont le nom rende un son familier à l'étranger. Un certain nombre de ses oeuvres, ainsi Herfsttij der Middeleeuwen (L'automne du Moyen Age) et Homo ludens (Des jeux

Septentrion. Jaargang 15 et des hommes), traduites dans des dizaines de langues, passent pour des classiques européens. Il est vrai qu'Huizinga était bien plus qu'un simple historien: nourri de culture tant européenne qu'asiatique, riche de connaissances universelles en littérature, musique et arts plastiques, il était en somme un pivot de la vie scientifique, artistique et culturelle de son temps. Il entretenait des contacts avec nombre de sommités. Mais jamais on ne lui a accordé toute la considération qu'il méritait. Quarante ans après sa mort, le projet de trois historiens, Hanssen, Van der Lem et Krul, constitue un pas dans la bonne direction: ils se proposent de rassembler, de ranger et d'annoter la correspondance de Huizinga; l'entreprise, assurée de la collaboration de la Stichting ter bevordering van de beoefening

Johan Huizinga (1872-1945). van de Cultuurgeschiedenis in Nederland (Fondation pour la promotion de l'histoire de la culture néerlandaise) et d'une subvention du Prins Bernhardfonds (Fonds Prince Bernhard), débouchera sur la publication d'un ouvrage en deux tomes. Le fait qu'Huizinga ait correspondu avec des personnalités comme Henri Pirenne, Paul Hazard, Lucien Febvre, Albert Verwey, H. Roland Holst, Van Eyck, Romein, Geyl, Nijhoff, Ter Braak et bien d'autres, confère par définition au projet un intérêt certain. Il manifeste la réalité d'une culture néerlandaise qui sait être convaincante, également à l'étranger, - et pas seulement ‘comme lubrifiant’.

Pierre H. Dubois

(Tr. J. Fermaut)

Livres et prix en Flandre

L'agitation autour de l'écrivain Hugo Claus (o1929) à peine apaisée - entre-temps son roman à succès Het verdriet van België (1983) trouvait en France sous le titre Le chagrin des Belges un très large écho - le plus éclectique des auteurs flamands se manifeste de nouveau, nous offrant cette fois non pas une mais deux oeuvres: un recueil de poèmes, Alibi, et un volume de nouvelles, De mensen van hiernaast (Les gens d'à côté). Les nouvelles de ce dernier livre ne créent pas de surprises: elles recèlent ce mélange maintenant connu d'éléments fantastiques, voire grotesques et absurdes,

Septentrion. Jaargang 15 77

Ivo Michiels (o1923). et de réalisme; mais elles se distinguent aussi par le caractère naturel, authentique des dialogues et témoignent une fois encore du métier de ce maître. Un autre écrivain également renommé, Ivo Michiels (o1923), publiait dans le courant de l'année 1985 Het boek der nauwe relaties (Le livre des relations étroites), lequel constitue le volume second d'une série qui en comptera dix et porte le titre français de Journal brut. Avec la composition d'une pareille oeuvre monumentale, Michiels n'en est pas à son coup d'essai. Le Journal brut fait suite à un cycle en quatre volumes qui a marqué une étape dans l'histoire littéraire flamande en introduisant l'écriture abstraite du nouveau roman (à commencer par Het boek alfa, 1963, traduit en français sous le titre Le livre alpha en 1967). Le critique Hugo Bousset, excellent exégète de cette écriture encore ressentie par beaucoup comme hermétique, a déjà publié dans le Jaarboek Vlaamse literatuur 1985 (annales de littérature flamande 1985), édité par Grammens à Bruxelles, un essai passionnant, éclairant ce nouveau livre et le replaçant dans l'ensemble plus vaste de l'oeuvre extrêmement riche et complexe mais difficile à définir d'Ivo Michiels. Pour les lecteurs français, il est peutêtre intéressant de noter que le poète René Char, originaire du Vaucluse, figure dans ce dernier livre de Michiels comme ‘berger, évêque, Moïse’ (Michiels habite actuellement cette même région). On ne peut citer ici tous les romans récemment parus (entre autres ceux de Claude van den Berge, Hubert Lampo et Willy Spillebeen), car l'automne est toujours une période assez riche. Les éditeurs flamands ont en effet tendance à faire paraître en septembre de nombreux titres nouveaux, quitte à les retarder, afin de les lancer à la Foire du Livre qui a lieu à cette époque à Anvers. Cependant, le livre douloureux de Ward Ruyslinck, De uilen van Minerva (Les chouettes de Minerve) mérite une mention particulière. Ruyslinck, qui reçut ainsi que Suzanne Lilar en 1980 le prix Europalia des mains de Simone Weil, s'est déchargé de ses frustrations de fonctionnaire brimé en écrivant ce pamphlet autobiographique d'une acuité déchirante.

Ward Ruyslinck (o1929).

Septentrion. Jaargang 15 Cet écrivain lu et fêté a visiblement dû souffrir tout au long de sa carrière d'employé de l'absence d'estime et de la méconnaissance de son identité d'artiste. On en viendrait presque à souhaiter qu'il n'ait pas eu à écrire ce livre sur son milieu professionnel. De nouvelles perspectives s'ouvrent également pour la littérature en Flandre. Herman Portocarero (o1952), un jeune diplomate cosmopolite, dont la première oeuvre en prose fut accueillie en 1984 par un concert de louanges (et par quelques billets moins élogieux), confirme son talent avec

Herman Portocarero (o1952).

Door de naamloze vlakte (Par la plaine sans nom), récit à la fois poétique et philosophique d'un voyage en Ethiopie sur les traces du poète Arthur Rimbaud. Avec le poète et artiste de variété Tom Lanoye (o1958) se révèle un autre jeune talent de premier plan qui brille tout comme cet autre écrivain de sa génération, Herman Brusselmans (o1957), par sa virtuosité satirique et ironique. Ce sont là des noms que l'on ne pourra manquer de retrouver. En novembre 1985, l'Etat belge a décerné deux prix. Le prix triannuel d'Etat récompensant une oeuvre théâtrale revint à René Verheezen (o1942) pour De overtocht (La traversée); mais, pour cette attribution, le jury tint également compte des oeuvres précédentes. Le prix couronnant un essai fut remis à Marcel Janssens (o1932) pour De maat van drie (La mesure à trois temps). Ce professeur de Louvain, spécialiste des lettres néerlandaises et européennes, est connu pour ses essais et causeries sur la littérature. Avec ce nouveau recueil, il fait une fois de plus honneur à sa réputation. Anne Marie Musschoot (Tr. S. Macris)

Un demi-siècle d'édition aux Pays-Bas et en Flandre

Nous sommes encore loin dans les pays de langue néerlandaise - aux Pays-Bas comme en Flandre - de disposer d'une histoire de l'édition comparable à celle de la

Septentrion. Jaargang 15 78 monumentale Histoire de l'édition française en voie de parution chez Promodis. Toute contribution à l'historiographie de nos maisons d'édition est donc la bienvenue. Le jubilé d'une maison d'édition est parfois l'occasion de brosser un panorama historique. Celui-ci se limite le plus souvent à l'histoire de cette maison d'édition. Mais dans certains cas, celleci évoque en outre l'arrière-plan des événements historiques et littéraires de toute la période considérée. L'édition du jubilé parue en novembre 1985 à l'occasion du cinquantième anniversaire de la maison d'édition néerlandaise Het Spectrum avait ce projet. Etant donné qu'au cours des années elle s'est aussi solidement implantée en Flandre, ce livre anniversaire intitulé Goud op snee (Dorée sur tranche) avait pour but d'embrasser l'histoire du livre et de la presse aux Pays-Bas et en Flandre de 1935 à 1985. L'auteur Jo van Rosmalen qui, en qualité de collaborateur de Het Spectrum pendant quarante des cinquante dernières années, a vécu de très près les événements, brosse une large fresque de l'histoire du livre littéraire et culturel aux Pays-Bas et en Flandre de 1935 à nos jours; des illustrations bien choisies complètent, pour l'oeil, son récit. Het Spectrum voit le jour en 1935 à l'initiative de deux libraires néerlandais qui veulent créer une maison d'édition explicitement catholique dans l'intention de diffuser chez les catholiques des livres de vulgarisation scientifique à un prix modique. Une histoire de l'Eglise Catholique en quarante volumes parue à partir de 1937 fut leur tout premier succès commercial; une pleine page de publicité en deux couleurs dans un journal catholique, qui constituait une innovation à l'époque, fit sensation. Pendant la seconde guerre mondiale, la maison d'édition se distingua en éditant entre autres des productions illégales et clandestines. Het Spectrum a répondu après la guerre à l'importante demande de livres religieux en

‘Cinquante ans d'édition’. Emblème de la maison d'édition ‘Het Spectrum’ créé à l'occasion de son cinquantenaire.

éditant des livres comme ceux de Romano Guardini (Le Seigneur) et de Thomas Merton (La nuit privée d'étoiles) et la série des volumes du journal de Pieter van der Meer de Walcheren qui s'est converti au catholicisme en 1911 sous l'influence de Léon Bloy. En 1951, la maison prit un nouvel essor avec le lancement de la première série de livres de poche véritables à paraître dans les pays de langue néerlandaise, la collection ‘Prisma’; une traduction des oeuvres complètes de Dickens en 34 volumes, parue dans les années 1952-1953, a été vendue à 1 258 000 exemplaires. En 1967, le directeur fondateur P.H. Bogaard a vendu la totalité de l'entreprise aux Verenigde Nederlandse Uitgeversbedrijven (VNU - Maisons d'édition néerlandaises associées), un groupe d'édition également d'obédience catholique à l'origine, qui possédait ses propres imprimeries, journaux quotidiens et hebdomadaires, revues, distributeurs et se dota plus tard de ses propres sociétés audiovisuelles.

Septentrion. Jaargang 15 L'auteur ne parle des conséquences du passage de la maison d'édition au profil bien défini Het Spectrum dans le trust géant qu'avec circonspection. Il mentionne bien la popularisation croissante du fonds qui s'est vu envahir peu à peu par des ouvrages généraux de référence et de vulgarisation, des livres sur les vins ou les fromages par exemple. Par contre, le fait que la maison d'édition change maintenant de genre avec l'édition de livres de poche ‘Play Boy’ (‘récits piquants, galants et humoristiques qui se lisent d'un trait’) est passé sous silence. Ce n'est décidément pas ce livre qui mettra un terme au débat sur la mercantilisation du marché du livre écrasé par des impératifs économiques qui entraînent les groupes tentaculaires, aux Pays-Bas comme dans le reste de l'Europe, vers un appauvrissement intellectuel et culturel allant jusqu'à une perte totale d'identité des maisons d'édition, absorbées la plupart du temps à leur corps défendant.

Ludo Simons

(Tr. M.N. Fontenat)

JO VAN ROSMALEN, Goud op snee. Boek en tijdschrift in de Lage Landen 1935-1985, Het Spectrum, Utrecht/Antwerpen, 1985, ISBN 90 274 9034 I.

Hubert Lampo: un auteur humain et universel

L'écrivain flamand Hubert Lampo, qui obtint récemment le prix Bernheim pour l'ensemble de son oeuvre, a publié au cours de ces quarante dernières années, avec une grande régularité, des romans, des nouvelles, des récits, des critiques et des essais traitant de thèmes divers. Dans la littérature néerlandaise, on le tient pour le représentant majeur du réalisme magique, un courant auquel il a donné une forme littéraire d'une conception tout à fait personnelle, tant dans son oeuvre créatrice que dans ses essais. Son nom est indissociablement lié au réalisme magique. Lampo définit celui-ci comme étant ‘un phénomène qui semble entretenir un rapport mystérieux avec la pulsion créatrice de l'homme’. Et d'affirmer: ‘Il se révèle à celui qui subit son emprise tel un attachement, dont il n'avait jamais soupçonné l'existence, aux fondements de la vie qui touchent au monde des mythes. Il est un moyen d'atteindre le connais-toi toi-même, l'objectif final duquel notre exis-

Septentrion. Jaargang 15 79 tence tire son sens premier’ (De zwanen van Stonehenge - Les cygnes de Stonehenge, 1972). Les postulats réalistes-magiques de Lampo présentent une forte similitude avec les idées de Carl Gustav Jung. La conception junguienne des archétypes (images originelles) sous-tend les romans et les récits de Lampo. L'archétype prédominant dans l'oeuvre de Lampo est celui de l'anima, qui peut être défini approximativement comme la représentation latente de la femme idéale dans l'esprit du protagoniste masculin. A lire ses romans, le sens premier de la vie ne peut être découvert que dès l'instant où s'établit une relation harmonieuse entre le personnage central et la femme qui correspond à son image idéale. Selon Lampo, c'est seulement lorsque l'harmonie a été atteinte par cette voie-là que l'homme est capable de rencontrer réellement son prochain. D'autres archétypes importants sont ceux du Messie, d'Orphée et de Parsifal. Ils se révèlent avec le plus de force dans les romans De komst van Joachim Stiller (La venue de Joachim Stiller, 1960), Terug naar Atlantis (Retour en Atlantide, 1953), Wijlen Sarah Silbermann (Feu Sarah Silbermann, 1980) et Hélène Defraye (1944), qui a été traduit en français par Gustave van der Veken. Afin de mieux saisir la teneur de son oeuvre, il importe en outre de lire ses études critiques d'auteurs français, allemands, anglais et néerlandais. Il écrivit notamment des articles sur Jean Ray, Simenon, Jules Verne et Alain-Fournier, qui l'influença dès le départ et qui est généralement considéré comme son amour de jeunesse littéraire. On trouve ces essais dans les recueils De ring van Möbius 1 en 2 (L'anneau de Möbius 1 et 2, 1967-1972). Dans De neus van Cleopatra (Le nez de Cléopâtre, 1975) et De zwanen van Stonehenge, l'auteur a réuni ses considérations sur le réalisme magique, la littérature fantastique et la théorie du Graal. Sa connaissance de cette dernière ressort une

Hubert Lampo (o1920). fois de plus avec une évidence transcendante du livre paru en 1985, Arthur. Les auteurs et les thèmes précités ont exercé, dans une large mesure, une influence déterminante dans l'évolution de Lampo et la composition de son image de l'homme. Bien que ses livres ne soient pas engagés au sens politique, il prend la défense de l'individu, s'insurge contre toute forme de dictature ou de restriction de la liberté. Lampo est convaincu que le bien l'emportera en dernière instance. Ses livres attestent son désir d'une société telle qu'elle devrait être: une société qui permette également au créateur de vivre en harmonie avec lui-même et avec les autres. Ce point de vue a recueilli un large succès, les chiffres de vente de ses romans en témoignent, mais aussi leurs nombreuses traductions.

Jacques Kersten

Septentrion. Jaargang 15 (Tr. P. Grilli) Médias

Le Musée néerlandais de radio et télédiffusion

Les Pays-Bas connaissent un système de radiodiffusion et de télévision unique au monde. Le soin des émissions y est confié à des associations indépendantes dont le nombre s'élève actuellement à une trentaine au moins. La première émission-radio a lieu en 1919. Très vite se créent cinq organisations émettrices, ayant chacune leur propre studio et leur propre matériel, et travaillant indépendamment les unes des autres. Les émissions télévisées, qui débutent en 1951, sont confiées aux associations de radiodiffusion existantes. Mais la naissance de la télévision requiert une collaboration plus étroite entre les associations émettrices. A cette fin est créé, en 1951, un organisme de coordination, la Nederlandse Televisie Stichting (Fondation de télévision néerlandaise). Les cinq associations émettrices gardent le monopole de la diffusion jusqu'en 1969, année du vote d'une loi sur l'émission. Cette loi déclare qu'un temps d'émission peut être accordé à quelque organisation que ce soit, pourvu que celle-ci satisfasse à quelques critères. La loi admet également l'entrée de la publicité dans les émissions. Elle stipule enfin la création d'un nouvel organisme, la Nederlandse Omroep Stichting (NOS - Fondation néerlandaise de radiodiffusion-télévision). La NOS regroupe toutes les associations émettrices, gère leur équipement technique commun, prend soin de la réalisation technique de leurs programmes, gère leurs finances et défend les intérêts communs. A l'étranger, la NOS représente l'ensemble de la radiodiffusion-télévision néerlandaise. Enfin la NOS présente ellemême des programmes de télévision ayant un caractère national ou général (le journal, les manifestations sportives importantes et les grands événements internationaux). Il va de soi que cette entreprise multiforme est très coûteuse. Elle emploie 3 000 personnes. Chaque tâche requiert ses spécialistes; techniciens du son, réalisateurs de décors, grimeurs,... Toute émission demande beaucoup de travail, même la diffusion à la télévision néerlandaise d'un film étranger, puisqu'il y faut des traductions et des sous-titres. La radiodiffusion et la télévision ne sont plus des sinécures. Ce

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Le ‘Nederlands Omroep Museum’ (Musée néerlandais de radio et télédiffusion) de Hilversum. (Photo NOS). sont des institutions ‘adultes’ avec un passé passionnant. Au moment où ces médias connaissent une évolution galopante, il est intéressant de découvrir leur naissance et leur histoire. Le Nederlands Omroep Museum (Musée néerlandais de radio et télédiffusion) se propose de répondre à ce besoin d'une rétrospective. Le musée, qui se situe dans une ancienne villa d'Hilversum, a été inauguré officiellement en 1983. Ayant subi de considérables transformations internes, il a réouvert ses portes en juin 1985. Trois expositions retracent l'historique de la radiodiffusion et de la télévision aux Pays-Bas, tant côté écran que côté coulisses. L'évolution technique ainsi que les changements d'organisation et de programmation y sont exposés sous le titre Afgestemd op Nederland. De geschiedenis van de omroep. (Branché sur les Pays-Bas. L'histoire de la radiodiffusion-télévision). L'exposition Televisie te kijk gezet (la télévision exposée) présente le développement de la télévision aux Pays-Bas, qui a vu le jour dans les années vingt, années d'expérimentation tant par les amateurs que par la firme (Eindhoven) qui dès 1929 émet ses premiers tests de télédiffusion. Le visiteur peut enfin se familiariser avec le marché de la radio, les différents types de radio et les éléments nécessaires à la construction d'une radio d'amateur, dans l'exposition Radiowinkel anno 1935 (Magasin de radio, anno 1935).

Matthijs Staller

(Tr. et adapt. I. Devriendt)

Nederlands Omroep Museum, Melkpad 34, NL-1217 KD Hilversum, tél. (035)773756. Le musée est ouvert le mercredi de 9.30 h à 17.30 h, ainsi que le dernier dimanche du mois de 12.00 h à 17.00 h.

Le cinquantenaire de l'A.N.P.

‘Radionieuwsdienst, verzorgd door het A.N.P.’ (Informations radiodiffusées, assurées par l'A.N.P.). Quiconque a un tant soit peu écouté les nouvelles sur une radio néerlandaise connaît ces cinq mots. Quant au sigle A.N.P., il correspond à Algemeen Nederlands Persbureau, ce qui signifie: Agence générale de presse néerlandaise. Cette A.N.P. a fêté en 1985 le cinquantenaire de sa fondation. Une longue préhistoire a précédé l'apparition des agences de presse. On renvoie e e souvent à la tradition des marchands du XVI et du XVII siècle qui chargeaient des

Septentrion. Jaargang 15 correspondants ou des maîtres de poste de rassembler l'information et de la faire circuler parmi les collègues contre espèces sonnantes et trébuchantes. Mais on ne peut comparer ces premiers balbutiements avec les méthodes actuellement mises en oeuvre par les agences de presse dans la collecte et la diffusion de l'information. Il e a fallu attendre le XIX siècle pour voir apparaître des agences de presse de type moderne. La primeur en revint à Havas: cette agence disposait d'un réseau de correspondants dont les informations étaient centralisées et mises en forme avant e d'être adressées aux clients. Au milieu du XIX siècle, Havas introduisit également l'usage du télégraphe, qui accrut considérablement la fraîcheur et l'actualité des nouvelles collectées. Ce même siècle encore apparurent de respectables concurrents, Associated Press et Reuter, qui fonctionnaient de la même manière. e Aux Pays-Bas, diverses agences de presse s'étaient créées dès le XIX siècle; elles finirent par constituer l'A.N.P. Le coup d'envoi fut donné en 1815 par l'ouverture au public des séances de la Chambre des députés, que Jacob Belinfante se chargea de couvrir. La presse, on s'en doute, s'arrachait ces comptes rendus mais c'est son fils Sak qui en ferait une occupation lucrative à partir de 1833. En 1844, un autre correspondant entra en scène: il s'agissait de Vas Dias, qui assurait la chronique de la Chambre des députés pour le Nieuwe Rotterdamse Courant. Sak Belinfante et Vas Dias s'associèrent pour fonder le Nederlandsch (Haagsch) Correspondentie-Bureau voor Dagbladen v/h Belinfante en Vas Dias’ (Agence néerlandaise (La Haye) de correspondants pour quotidiens Belinfante Vas Dias). e Au début du XX siècle apparut une agence concurrente: Centraal Correspondentie-Bureau voor Dagbladen M.S. Vaz Dias (Agence centrale de correspondants pour quotidiens M.S. Vaz Dias). En dépit de son homonymie (à une lettre près), son fondateur, M.S. Vaz Dias, n'avait pas de liens directs avec l'autre entreprise. La structure de l'agence était moderne: on avait créé un réseau de correspondants, introduit l'usage du téléphone et centralisé la mise en forme: autrement dit, l'organisme répondait assez bien aux normes de fonctionnement actuelles d'une agence de presse. C'est surtout pendant la première guerre mondiale que ce type d'organisation se révéla très intéressant: la rapidité de transmission des informations permit à cette agence de fournir aux journaux, dans un délai raisonnable, tous les faits importants. Après la première guerre mondiale, on affina encore le système en mettant en place un service de presse radiophonique réservé aux quotidiens. Après le lancement en 1923 de Radio-Hilversum, l'agence assura dès 1925 des émissions de nouvelles quotidiennes. Une troisième agence était à l'oeuvre aux Pays-Bas, à savoir la

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N.T.A., la Nederlandsch Telegrafisch-Agentschap (Agence télégraphique néerlandaise) qui n'était en fait qu'une antenne de l'agence Reuter à Amsterdam, avec tous les avantages et tous les inconvénients de ce genre d'institution. L'avantage essentiel était son accès immédiat au vaste réseau de correspondants de l'agence Reuter; par contre, pour les Pays-Bas, la collecte d'informations était réduite. Une quatrième agence jouerait un rôle dans la constitution de l'A.N.P., à savoir l'Aneta, agence spécifiquement tournée vers les Indes néerlandaises et qui disposait d'un quasi-monopole de l'information sur ces contrées. e Dans les deux premières décennies du XX siècle, il était question d'un laborieux début de coordination entre les différentes agences. Mais à l'aube des années trente, le processus s'accéléra tout à coup jusqu'à conduire à une collaboration tous azimuts qui plaça même les journaux face à un monopole. Par réaction, ils fondèrent leur propre agence. Du côté gouvernemental aussi, les agences soulevaient une insatisfaction croissante, si bien que l'Etat créa lui aussi son propre service de presse. Tout ceci conduisit le 11 décembre 1934 à la constitution de l'Algemeen Nederlands Persbureau (Agence générale de presse néerlandaise) au sein de laquelle les différentes agences étaient représentées. Mais entre la fondation sur le papier et le démarrage effectif des activités, il se passa encore bon nombre de mois. Du fait de dissensions internes, il faudrait attendre jusqu'au 21 mai 1935 pour que l'A.N.P devienne une réalité. La nouvelle agence se caractérisait par son indépendance vis-à-vis des autorités et de la presse quotidienne. Son objectif était de fournir une information générale et chacun pouvait recourir à ses services. Au fil des années, cela poserait du reste plus d'un problème, par exemple quand, dans les années soixante, la radiopirate Veronica demanda à utiliser elle aussi les services de l'A.N.P. A peine cinq ans après la fondation de l'A.N.P., éclatait la deuxième guerre mondiale. Après la capitulation des Pays-Bas, l'A.N.P. décida de s'expatrier mais une rapide intervention de l'occupant allemand l'en empêcha. L'A.N.P. fut contrainte de licencier tous ses collaborateurs juifs pour ne plus relayer que les seules informations du Deutsches Nachrichten Büro nazi. L'indépendance de l'A.N.P. fut ainsi réduite à néant. De son côté, le gouvernement néerlandais en exil donna l'ordre de fonder une A.N.P. - Londres qui démarra le 4 juin 1940. Les autorités britanniques laissèrent quasiment le champ libre à l'agence londonienne: la censure ne portait que sur les informations militaires. Mais, malgé tout, l'A.N.P. devint en fait une section du service d'information gouvernemental. Au cours de la guerre, une troisième A.N.P. verrait le jour: l'A.N.P. illégale, qui opérait aux Pays-Bas à la fin de la guerre. C'est seulement le 5 mai 1945, la veille même de la libération de La Haye, que l'armée allemande fit irruption dans l'immeuble qui abritait les services de l'A.N.P. clandestine. Le personnel fut amené dans les bureaux des services de sécurité allemands où le commandant leur tint une harangue sur les bonnes intentions que les Nazis allemands nourrissaient à l'égard du peuple néerlandais, après quoi on relâcha tout le monde. Après la guerre, c'est surtout en son sein même que s'écrivit l'histoire de l'A.N.P. On réorganisa l'agence, la rédaction s'employa à assurer son indépendance, on discuta ferme sur la forme à donner à l'entreprise. L'introduction de la télévision requit de laborieuses discussions avec les diverses organisations émettrices. L'accession des

Septentrion. Jaargang 15 colonies à l'indépendance entraîna un changement dans le fonctionnement de l'agence mais aussi dans sa façon de considérer les pays du tiers monde, etc. Toutefois le monde extérieur ne remarqua guère cette évolution interne, l'A.N.P. continua son oeuvre et s'acquit, par sa fidélité aux principes d'indépendance et d'objectivité, la considération de beaucoup. A l'heure actuelle, compte tenu des exigences sans cesse croissantes que l'on pose à une agence de presse et de l'évolution galopante des nouveaux médias et des télécommunications, l'A.N.P. aborde une nouvelle phase de son devenir. Il convient non seulement de garantir les services journalistiques contre la puissance sans cesse croissante des grandes agences et des gouvernements, il faut aussi élargir l'assise de l'A.N.P. par l'emploi des techniques modernes: câble, viditel et télétexte. Il y a du pain sur la planche! Wim Trommelmans (Tr. J. Fermaut)

J.A. BAGGERMAN, J.M.H.J. HEMELS, Verzorgd door het A.N.P. Vijftig jaar nieuwsvoorziening, Editions Veen, Utrecht/Antwerpen, 1985.

‘De Standaard’, un quotidien pas comme les autres

L'annonce de la création du journal De Standaard (L'étendard), à la veille de la première guerre mondiale, suffisait déjà à faire froncer bon nombre de sourcils: la Belgique catholique francophone craignait que ce nouvel organe de presse ne devienne un brandon de discorde qui saperait l'unité du monde catholique belge. Quelque vingt ans après, alors qu'il n'était plus possible de faire abstraction du nouveau quotidien dans le contexte journalistique et politique belge, des fonds suffisants furent réunis, notamment par le mouvement ouvrier chrétien et le patronat catholique, pour lancer un autre journal, qui se voulait en quelque sorte un anti-De Standaard, mais cette expérience dura à peine un peu plus de deux ans. A l'issue de la deuxième guerre mondiale, les journalistes employés au Standaard - le titre n'avait pas paru sous l'occupation; de ses presses était sorti un autre quotidien qui

Septentrion. Jaargang 15 82 sut, toutefois, rester en marge de la collaboration - connurent des difficultés avec leur association professionnelle, qui refusait d'accepter que des ‘journalistes’ travaillassent pour ce ‘journal incivique’. Par contre, quand, vers le milieu des années soixante-dix, De Standaard fut menacé de disparition, l'affaire eut des répercussions jusqu'au niveau gouvernemental! Il était inconcevable que De Standaard disparût: privée de son ‘moniteur’ - comme on l'appelle parfois avec un sourire moqueur -, que deviendrait l'intelligentsia flamande? Aujourd'hui, De Standaard est toujours bien vivant..., vraiment un quotidien pas comme les autres. Parce qu'il aime bien connaître ses collègues, savoir pourquoi ils sont tels qu'ils sont et pas autrement, et quelle a été leur évolution, Gaston Durnez s'est proposé d'écrire la biographie de son journal. Lui-même a commencé sa carrière journalistique au Standaard il y a quarante ans. Ce qui était initialement conçu comme un livre de poche de deux cents pages a pris l'ampleur d'un volumineux ouvrage soigneusement édité de plus de cinq cents pages. Il est d'une richesse d'information incroyable, tout en se passant admirablement de notes en bas de page. Et encore, il ne s'agit que d'un premier tome, portant sur la période de 1918-1948. Il y aura une suite. Ce premier volume a demandé à Durnez quelque dix années de recherches. Pourquoi partir de 1918? De Standaard, en effet, aurait dû paraître au cours de l'été 1914, mais par suite des circonstances de guerre, le premier numéro ne vit le jour que le 4 décembre 1918. Précédemment, il y avait déjà eu des tentatives avortées de lancer un journal catholique flamand à Bruxelles: De Standaard, lui, réussirait à s'imposer. D'un vieux registre que Durnez retrouva plutôt par hasard, il ressort que les premiers abonnés se recrutaient surtout parmi les prêtres, les professeurs, les petits bourgeois, représentants de ce

Gaston Durnez, auteur de l'ouvrage sur le journal ‘De Standaard’. que l'on définit parfois comme ‘le Mouvement flamand’ de l'époque. L'élite financière de la Flandre, en ces années-là, abreuvait sa soif d'information - et continuerait à le faire longtemps encore - à l'aide des journaux de langue française. Peut-on parler d'une véritable percée? Incontestablement, sans qu'il fût question pour autant de grand succès commercial immédiat. En ces premières années, le tirage ne dépasserait pas les douze mille exemplaires. La catholique Flandre n'était pas encore adulte à ce point-là... Faire le récit du quotidien De Standaard, c'est dresser le bilan de trente ans de Mouvement flamand, c'est esquisser le tableau de trente ans de vie politique belge, c'est évoquer aussi trente ans de vie culturelle, spirituelle, sociale et sportive bien de chez nous, au même titre que d'autres quotidiens sont habilités à se proclamer partie intégrante de l'histoire du mouvement ouvrier ou du socialisme. Il est passionnant de lire comment De Standaard sut d'emblée attirer des personnalités appelées à jouer un rôle de premier plan dans tous les secteurs de la vie sociale catholique, que ce

Septentrion. Jaargang 15 soit sur le terrain ou par l'intermédiaire de leur plume. Le mérite particulier de Gaston Durnez réside dans le fait qu'il ne s'est pas limité à retracer l'historique de la société anonyme éditrice du journal, mais que son attention va tout autant, sinon surtout, à tout ce microcosme de journalistes et d'imprimeurs, d'administrateurs et de commentateurs, de dessinateurs et de comptables grâce aux efforts desquels De Standaard, entre 1918 et 1948, effectivement, ne fut pas un quotidien tout à fait comme les autres. Marc Platel (Tr. W. Devos)

GASTON DURNEZ, De Standaard. Het levensverhaal van een Vlaamse krant, 1918-1948 (Biographie d'un quotidien flamand), Lannoo, Tielt, 1985, 560 p.

L'Association de la presse belge a 100 ans

L'Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB) a fêté son centenaire le 22 mars 1985 au cours d'une cérémonie officielle à Anvers. La première Association générale de la presse belge (AGPB) naquit le 8 novembre 1885 d'un Comité belge de la presse, fondé dans le cadre de l'Exposition universelle d'Anvers. En 1914, une deuxième association de journalistes apparut: l'Union professionnelle de la presse belge (UPPB). Les deux organisations avaient une activité syndicale à l'échelon national, mais se répartissaient en quelque sorte la tâche. L'AGPB défendait l'éthique de la profession, l'UPPB les intérêts matériels des journalistes. L'Association de la presse sous l'impulsion de son dynamique président, Léon Duwaerts, fut à l'origine de la loi du 30 décembre 1963 sur la reconnaissance et la protection du titre de journaliste professionnel. Des commissions d'agréation, instituées par l'arrêté royal du 26 janvier 1965, acquirent une telle autorité que l'organisation de la profession est désormais inconcevable sans elles. L'Union professionnelle, sous la direction de Frans van Erps, entre 1965 et 1979, devait devenir le partenaire privilégié des éditeurs de journaux dans la négociation des conventions collectives. En 1979 l'AGPB et l'UPPB fusionnèrent pour devenir l'Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB), qui regroupe la plupart des journalistes profes-

Septentrion. Jaargang 15 83 sionnels du pays et dont ‘les objectifs principaux, définis par ses statuts, sont: - défendre la liberté professionnelle des journalistes et les droits de la Presse, - négocier et conclure avec qui de droit, au nom de ses membres, tout accord et convention ayant trait à la protection de leurs intérêts professionnels, notamment sur le plan des conditions de travail, des traitements et des pensions, - veiller à l'application de la législation protégeant le titre de journaliste professionnel, - entretenir entre ses membres les règles de la dignité professionnelle et des obligations de solidarité qu'elle impose, - veiller à l'application et l'observation des règles de déontologie professionnelle’. Cette nouvelle association de journalistes est une composante essentielle du monde de la presse. Les éditeurs de journaux l'associent à leur démarche pour appréhender l'évolution de la presse. Quant aux pouvoirs publics, ils tiennent également compte des avis de l'Association, dirigée depuis le 5 mai 1984 par Mia Doornaert. Cette dernière, chargée de la rubrique ‘étranger’ au quotidien flamand De Standaard, a su donner un nouvel élan à l'Association. En mars 1985, le bureau de l'AGJPB a fait office de commission d'éthique dans ce qu'on a appelé l'affaire Coenen: Un journaliste a-t-il effectivement le droit et le devoir de ne pas divulguer ses sources d'information? Actuellement, l'Association s'apprête à négocier avec les éditeurs de journaux sur le chapitre de l'informatisation afin de parvenir à un accord-cadre. La nouvelle génération des journalistes et des éditeurs de journaux a pour devise l'efficacité. Les différentes parties concernées comprennent en effet que la presse est engagée dans un processus de transformation qui, pour certaines entreprises, est une question de survie. Manu Ruys (Tr. J.-Ph. Riby) Musique

Création aux Pays-Bas d'Archives nationales du Jazz

Fin 1979 mourut l'éminent chef d'orchestre Klaas van Beeck et il s'en fallut de peu que son héritage (78-tours, arrangements et photographies) n'échoue çà et là dans les placards d'innombrables collectionneurs. Une poignée d'amateurs de jazz inquiets se sont concertés, non seulement afin de sauvegarder la collection Van Beeck pour la postérité, mais aussi par souci de l'avenir du jazz. Ainsi fut créée la Stichting Nationaal Jazzarchief (Fondation Archives nationales du jazz) sous la présidence de Wim van Eyle, le célèbre discographe et critique de jazz. Depuis peu, il y a également un Nationaal Jazzarchief situé Oude Schans 73-77 à Amsterdam (tél. 020-271708). L'Etat a accordé à la fondation une subvention annuelle de 40 000 florins (± 720 000 FB, 108 000 FF) pour l'aménagement de l'immeuble et l'enrichissement de la collection. Par ailleurs, ceux qui désirent consulter les archives, peuvent s'y rendre sur rendez-vous. La collection ne fait qu'augmenter: disques, bandes sonores, orchestrations (Cab Calloway, Jimmy Dorsey, The Ramblers, Klaas van Beeck), partitions, livres, revues, coupures de journaux et vidéofilms. D'après Van Eyle, ce sont les orchestrations et les vidéofilms qui tiennent le haut du pavé. Les archives disposent d'un film documentaire en anglais d'une durée de trois heures

Septentrion. Jaargang 15 sur Billie Holiday ou encore des enregistrements de Willem Breuker et The Ramblers, du Northsea Jazzfestival, des disques produits chez Decca dans les années trente ainsi que du premier film de jazz néerlandais, une curiosité de deux minutes quarante d'écoute. Les subventions des autorités sont également affectées à des projets spéciaux réalisés sous les auspices de la fondation: livres, discographies et disques. Un 33-tours de Toon van Vliet (BV HAAST 059) vient de

Wim van Eyle, président de la fondation ‘Stichting Nationaal Jazzarchief’. sortir en collaboration avec BV HAAST: il comprend des enregistrements inédits de ce Titan de l'histoire du jazz néerlandais (Van Vliet est décédé en 1975). Depuis des mois, ce disque est l'un des mieux vendus dans les magasins spécialisés aux Pays-Bas. Cependant, les archives ont recours à des bénévoles car la main-d'oeuvre chargée d'établir le catalogue de la collection ne bénéficie d'aucune rétribution. Van Eyle: ‘Précisément, c'est le point faible de la fondation. Le projet d'ouvrir largement les portes de nos archives n'avance guère. Si l'on me demandait à brûle-pourpoint un disque du Dutch Swing College Band, il faudrait patienter au moins un quart d'heure. Et lorsque je fais l'acquisition de cent quarante 33-tours, on s'inflige un surcroît de travail pendant des mois d'affilée’.

Frank van Dixhoorn

(Tr. J. Hermans) Néerlandistique

Le néerlandais en Europe

Organisé conjointement par l'AIMAV(1), l'Institut Néerlandais et l'ADEN(2), un colloque ayant pour thème Le néerlandais en Europe se tiendra du 25 au 28 mai 1986 à l'Institut Néerlandais, à Paris, sous la présidence du professeur J. Nivette (Bruxelles). Le haut patronage de l'UNESCO, de l'Exécutif flamand, des Commu-

Septentrion. Jaargang 15 84 nautés européennes, de l'Union linguistique et de la Fondation européenne de la culture a été sollicité. Cette rencontre vise non seulement à présenter la situation du néerlandais dans l'enseignement ainsi que dans les pratiques culturelles, sociales et économiques en Europe, mais également à promouvoir la recherche dans le domaine des études néerlandaises, tout en attirant l'attention de l'opinion publique et des instances officielles sur le rôle du néerlandais et de la culture néerlandaise dans le contexte européen. Le programme comprend des communications en séances plénières, des communications libres et des réunions de travail sur un thème particulier. Parmi les nombreux sujets retenus, citons le rôle historique du néerlandais, l'enseignement du néerlandais, le néerlandais en traduction, la culture néerlandaise dans le nord de la France, le néerlandais dans les entreprises et la vie professionnelle, le néerlandais au cinéma et à la télévision, les aspects terminologiques du néerlandais dans le contexte européen, sans oublier la réception de la langue et de la culture néerlandaises dans les pays non néerlandophones. Le colloque est ouvert à tous et il est à souhaiter que les participants soient nombreux. Un programme détaillé est disponible, sur simple demande, auprès du secrétariat du colloque: Institut Néerlandais, 121, rue de Lille, F-75007 Paris, tél. (1) 47 05 85 99. Inscriptions: Retourner le formulaire qui se trouve dans le présent numéro de Septentrion. Jean-Philippe Riby

Eindnoten:

(1) Association internationale de développement de la communication interculturelle, Rijksuniversiteit Gent, Blandijnberg 2, B-9000 Gent. (2) Association pour le développement des études néerlandaises, 80, rue Vaneau, F-75007 Paris.

Philosophie

25 ans de perspective philosophique

Le monde néerlandophone peut s'enorgueillir d'un certain nombre de revues d'excellente qualité dont la contribution a été considérable dans le domaine philosophique. La Tijdschrift voor Filosofie (Revue de philosophie) est connue dans le monde entier. La Algemeen Nederlands Tijdschrift voor Wijsbegeerte (Revue générale néerlandaise de philosophie) peut également s'enorgueillir d'une riche tradition. Outre ces deux revues spécialisées, il en existe certaines qui s'adressent à un public plus large, à des lecteurs de formation générale qui s'intéressent, en non-spécialistes il est vrai, à la philosophie. La plus connue d'entre elles est sans aucun doute la Wijsgerig Perspectief op maatschappij en wetenschap (Perspective philosophique sur la société et les sciences), publiée par Uitgeverij Boom (Postbus 58, NL-7940 AB Meppel, Pays-Bas) en collaboration avec Meulenhoff Educatief.

Septentrion. Jaargang 15 Cette revue existe depuis vingt-cinq ans, elle est à la fleur de l'âge. Elle a été présentée à la presse le 14 septembre 1960. L'idée initiale en revient à MM. les professeurs C.A. van Peursen et R.B. Peerling (†). Le professeur A. de Froe, médecin et philosophe, ainsi que MM. les professeurs B. Delfgaauw et G. Nuchelmans leur apportèrent presque aussitôt leur soutien dans cette entreprise. Peu de temps après, MM. les professeurs J. Lever et A. Peperzak vinrent renforcer les effectifs du comité de rédaction. M.N. van Gelder, alors directeur de l'Ecole de Philosophie (qui se trouve à Amersfoort), devint secrétaire de rédaction. Aujourd'hui encore, la formule initiale reste valable: revue destinée à un large public; participation de non-philosophes à l'élaboration de chaque numéro; présentation une fois par an d'un philosophe; par ailleurs publication annuelle d'un numéro spécial portant sur une science particulière; et bien entendu un numéro consacré uniquement aux différentes pensées philosophiques. En choisissant une telle formule, la rédaction souhaitait publier tout d'abord une série variée de numéros spéciaux (six par an), dont les articles proviendraient de surcroît d'un vaste comité de rédaction. Cette revue a-t-elle atteint son objectif? Le premier numéro de la vingt-sixième année de publication, dans lequel les membres du comité de rédaction méditent sur le passé et l'avenir non seulement de la revue mais aussi de la philosophie et de ses multiples perspectives, comporte une très bonne rétrospective de l'intitulé des différents thèmes couverts par la revue. Les cent cinquante numéros représentent à eux seuls l'image d'une réussite certaine. Il ne fait pas de doute que les lecteurs assidus de Wijsgerig Perspectief depuis sa naissance possèdent également une vision contemporaine de l'histoire de la pensée au cours de ce dernier quart de siècle. D'autre part, cette publication n'est pas restée cloisonnée dans le monde de la pensée d'Europe occidentale. Dès ses débuts, elle se penchait déjà sur ‘L'Inde et l'Occident’, ‘La Chine hier et aujourd'hui’, le ‘Dialogue avec l'Afrique’, entre autres thèmes. Elle n'a pas laissé de côté les questions sociales et politiques et a montré un intérêt soutenu pour la non-philosophie. Il est cependant difficile de ne pas admettre que la revue n'a que partiellement atteint l'objectif sans doute le plus difficile qu'elle s'était fixé. Malgré un effort important et certains exemples remarquables de clarté, tous les auteurs n'arrivent pas à s'adresser à un public plus large. Certains philosophes de métier ne sortent pas de leur spécialité et continuent de philosopher sur les philosophes à l'adresse des philosophes - ce qui nuit d'ailleurs à l'inspiration fondamentale de la philosophie ellemême. Savoir s'attaquer à un problème tout à fait réel, développer un raisonnement au fil d'un récit prenant, faire apparaître la profondeur des conclusions, et de plus, rester clair, toutes ces qualités requièrent un talent d'écriture dont devrait faire preuve chaque

Septentrion. Jaargang 15 85 philosophe, même le spécialiste. Ce point demeure encore un défi bien présent pour la rédaction de Wijsgerig Perspectief.

Jacques de Visscher

(Tr. I. Rosselin) Politique

Votes étrangers pour les élections municipales aux Pays-Bas

Pour la première fois dans l'histoire de la démocratie néerlandaise, des étrangers - en l'occurrence surtout des travailleurs immigrés - ont participé aux élections. Cause de cette innovation, la fusion en sept communes de trente-quatre localités de la province de Hollande méridionale. Ces localités hébergent au total 5 000 électeurs étrangers. Ces élections sont considérées comme un test pour les municipales qui se déroulent le 19 mars 1986 dans tout le pays et auxquelles participeront pour la première fois les étrangers. 53% des immigrés ont pris part aux élections du 26 novembre 1985 dans les sept communes concernées; un pourcentage élevé comparé à la participation globale qui était de 67%. Les élections furent précédées d'une campagne d'information menée tambour battant aussi bien par les communes (du point de vue technique) que par les différents partis (du point de vue politique), en l'occurrence les socialistes et les chrétiens-démocrates. On peut dire grosso modo que les socialistes mirent l'accent sur les problèmes de l'emploi: dans la commune de Leerdam p.ex. - où les travailleurs immigrés constituent 12% de la population locale - un taux de chômage élevé règne parmi les étrangers à cause de l'automatisation des industries du verre qui y sont installées. Les chrétiens-démocrates, quant à eux, soulignèrent l'aspect religieux de leur politique espérant toucher ainsi les Musulmans et les Hindous. Une étude scientifique menée dans la commune de Leerdam a montré que, parmi les étrangers, 73% des hommes et 27% des femmes ont voté; 25% des femmes ont donné procuration à leur mari, ce qui est un chiffre particulièrement élevé. Le Partij van de Arbeid (Socialistes) obtint 83% des voix, la démocratie-chrétienne 16% et les partis d'intérêt local 1%. Les intéressés expliquaient leur participation par les motifs suivants: 65% désirent ‘plus d'influence dans la vie de la commune’; 70% souhaitent ‘une plus grande attention à leurs propres problèmes’. Le nombre de votes nuls était exceptionnellement important (11%), p.ex. parce qu'au lieu de colorier en rouge la case correspondant au nom d'un candidat (ce qui est obligatoire aux Pays-Bas), on soulignait le nom du parti concerné, etc. Bien que les étrangers aient également acquis l'éligibilité aux Pays-Bas, aucun parti n'a été jusqu'à englober des immigrés dans ses listes. Apparemment l'on redoutait que les électeurs néerlandais n'abandonnent leur parti favori. Autre sujet de crainte: l'ampleur que pourrait prendre le Centrumpartij (Extrême droite) né d'une réaction poujadiste contre la tolérance que les Pays-Bas ont montrée vis-à-vis des travailleurs immigrés. Parmi les 167 conseillers communaux à élire, un seul membre du Centrumpartij a été choisi et cela à Leerdam (5% de l'ensemble des voix).

Septentrion. Jaargang 15 En septembre 1985, un amendement à la constitution néerlandaise accorde le droit de vote et l'éligibilité aux étrangers lors des élections municipales. Pour en bénéficier, ils doivent disposer d'un permis de séjour et résider aux Pays-Bas depuis au moins cinq ans. Cette loi fut adoptée au Parlement par une large majorité; s'il y eut des objections politiques, elles se résument dans la question suivante: pourquoi les étrangers vivant depuis plus de cinq ans dans ce pays, ne demandent-ils pas la nationalité néerlandaise, ce qui leur vaudrait de recevoir automatiquement le droit de vote? Des sondages ont démontré que les 2/3 de la population néerlandaise approuvent l'octroi du droit de vote aux immigrés; bien que le Parlement n'ait pu se mettre d'accord à ce sujet, 54% des Néerlandais estiment que les étrangers doivent aussi obtenir le droit de vote lors des élections aux Etats provinciaux et à la représentation nationale. Aux Pays-Bas séjournent 150 000 Turcs, 95 000 Marocains, 55 000 Méditerranéens, 14 000 Yougoslaves; en ajoutant les Tunisiens et les habitants du Cap Vert, on obtient un total d'un peu moins de 350 000 travailleurs immigrés, soit 2,25% de la population totale. Le fait que les Pays-Bas ne comptent que peu de travailleurs immigrés provient de l'industrialisation tardive du pays. Avant les élections nationales de mai 1986, le gouvernement néerlandais désire mettre au point une note sur le retour au pays des travailleurs immigrés, laquelle leur garantirait éventuellement le maintien des allocations de chômage et des allocations familiales ainsi qu'une subvention leur permettant de lancer une (petite) entreprise dans leur pays d'origine.

Kees Middelhoff

(Tr. Ch. Gerniers)

Un retour à la Belgique unitaire?

Tout bien pesé, n'eût-il pas été préférable de supprimer les conseils et exécutifs régionaux et communautaires issus de la réforme de l'Etat décidée en 1980? La question n'est pas formulée de manière aussi explicite, mais celui qui sait lire entre les lignes se rend compte qu'elle hante les esprits. Situation paradoxale! Un seul dossier, celui de la régionalisation, donc de la réforme de l'Etat, en effet, a dominé la politique belge pendant toute la décennie des années soixante-dix. Avec des hauts et des bas à n'en plus finir, les trois familles politiques traditionnelles - démocrates-chrétiens, socialistes et libéraux - aboutirent en août 1980 à la mise en place

Septentrion. Jaargang 15 86 d'une régionalisation. Ainsi se réalisait enfin le verdict de l'ancien premier ministre Gaston Eyskens qui, à la fin des années soixante, affirmait que la Belgique de 1830 avait vécu, que le temps était venu d'accorder aux régions ainsi qu'aux communautés du pays la place qui leur revenait. Cette Belgique modernisée fonctionne maintenant depuis cinq ans, et personne ne semble finalement se féliciter de la construction échafaudée en août 1980. Tant s'en faut! A l'occasion de la constitution du nouveau gouvernement national, en novembre 1985, on a pu capter des signaux qui témoignent d'un malaise croissant, tant au nord qu'au sud de la frontière linguistique, y compris parmi ceux qui, en août 1980, se disaient convaincus que le système pourrait bel et bien fonctionner, si du moins on lui en donnait l'occasion. Rappelons qu'en 1980, l'Etat belge s'est transformé en un Etat régionalisé et communautarisé. La Région flamande et la Région wallonne - nous laissons de côté la Région bruxelloise, problème institutionnel demeuré sans solution jusqu'à présent - assument depuis lors, indépendamment du gouvernement national, un certain nombre de compétences d'ordre plutôt concret, tels que l'emploi, le logement, l'aménagement du territoire et ainsi de suite. Flamands et francophones organisent aussi leur vie culturelle de manière autonome. C'était déjà le cas depuis l'instauration de l'autonomie culturelle, en 1970, mais ce secteur se vit élargi aux matières dites personnalisées que sont notamment les soins de santé, la politique d'aide aux handicapés, la formation préscolaire et postscolaire, et ainsi de suite. Pour assumer ces responsabilités, il faut disposer de moyens, notamment et surtout financiers. Et c'est là où le bât blesse. La déclaration de politique générale de l'exécutif flamand - qui gère les matières régionales et communautaires de la Flandre - pour les quatre années à venir n'était, en réalité, qu'une longue lamentation: Nous voulons mettre la main à la pâte - ‘Ce que nous faisons nousmêmes, nous le faisons mieux’, telle est la devise -, mais nous ne disposons pas de moyens financiers. Nos ressources consistent en dotations qu'il faut arracher au gouvernement national, lui-même sérieusement à court de finances et qui préfère garder pour sa propre politique les deniers qu'il parvient à recueillir. En outre, cette deuxième coalition démocratechrétienne et libérale, qui se succède à elle-même pour un nouveau mandat de quatre ans, ne songe pas à céder de compétences supplémentaires aux régions et communautés. Le gouvernement garde par-devers lui ce qu'il doit légalement leur céder. Serait-ce par hasard? Ou par mauvaise volonté? Ou l'expérience s'est-elle avérée négative? Pour répondre à ces questions, il convient de souligner qu'il s'agissait tout de même d'institutions politiques nouvelles et dotées de compétences législatives, qu'il a fallu créer de toutes pièces et qui avaient sûrement droit à une période de rodage... Peu d'Etats, en effet, se sont imposé un bouleversement aussi fondamental sur le plan institutionnel que ne l'a fait la Belgique en août 1980. Du côté flamand, on s'est certes efforcé de s'y prendre de manière constructive: on a, par exemple, conçu une politique industrielle flamande, on a résolument créé des ouvertures vers l'étranger - pas toujours à la grande satisfaction du ministre national des Relations extérieures, d'ailleurs... Bref, on a essayé de s'en sortir au mieux avec les moyens du bord nouvellement acquis. Du côté francophone, en revanche, on éprouve manifestement des difficultés à donner corps aux nouvelles institutions. Certaines des décisions qui y sont prises ne manquent pas de susciter de vives contestations de la part d'une Flandre qui, à tort ou à raison, les ressent comme un acte d'agression. Il en résulte de véhémentes polémiques et finalement des

Septentrion. Jaargang 15 procédures jusque devant la Cour d'arbitrage, institution créée spécialement pour trancher des conflits de compétence et appelée, en fait, à incarner la nouvelle loyauté fédérale belge. Mais la Cour d'arbitrage n'est pas un tribunal des référés, de sorte que les dossiers et les contestations s'accumulent, et entre-temps, la loyauté fédérale, si elle a jamais existé, s'effrite un peu plus chaque jour. Par ailleurs, les démocrates-chrétiens et libéraux qui constituent la majorité au niveau national se sont également imposés comme majorité au niveau régional et dans les institutions communautaires. Le fait que pour y arriver au sein du Conseil régional wallon ils aient dû recourir à des procédures pour le moins contestables ne semble guère les gêner. Ils invoquent comme argument que les choses iront mieux dès lors que les mêmes partis sont au pouvoir à tous les niveaux... Peut-être... Seulement, en août 1980 on a incorporé au système un ressort centrifuge qui, à l'heure actuelle, semble très tendu... Gare, donc, le jour où il se cassera... Marc Platel (Tr. W. Devos) Religion

L'interdiction de jurer et la liberté d'expression

Ce n'est pas dans des petits villages un peu arriérés de la campagne néerlandaise, mais dans d'assez grosses communes, très industrialisées et connaissant une forte fréquentation touristique qu'a éclaté au cours de l'été 1985 une discussion portant sur la question de savoir si l'expression de jurons appartenait aux droits fondamentaux de l'homme. Le désaccord a surgi après que la Députation permanente (l'instance chargée, dans une province, de la gestion des affaires courantes) de Gueldre ait décidé de proposer à l'autorité nationale l'annulation de l'interdiction de jurer qui avait été promulguée dans les com-

Septentrion. Jaargang 15 87 munes de Putten (20 000 habitants) et Harderwijk (30 000 habitants). La Députation permanente considérait qu'une pareille interdiction revenait en fait à une limitation illicite de la liberté d'expression. De même, une interdiction de jurer officielle est toujours en vigueur, depuis 30 ans, dans la commune de Ede (80 000 habitants), dans la province de Gueldre. On peut lire dans le règlement de police local: ‘Il est interdit d'user en public du nom de Dieu pour jurer’. A Putten et Harderwijk, au début de cette année, une loi semblable est entrée en vigueur, principalement sous l'effet de la pression exercée sur les différents conseils municipaux par les membres du Staatkundig-Gereformeerde Partij (SGP - Parti politique réformé). Le SGP (qui siège également au Parlement) est un parti politique chrétien dont le programme est entièrement fondé sur des paroles de la Bible, et dans ce cas particulier, sur la phrase du livre de l'Exode: ‘Tu n'emploieras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu’. Les promoteurs de cette interdiction ne considèrent pas que cette loi puisse porter indirectement atteinte à la liberté d'expression. Car, selon leur raisonnement, si la constitution néerlandaise garantit, sans aucun doute, la liberté d'expression, il n'en reste pas moins que la formulation de la constitution précise: ‘à l'exception de la responsabilité de chacun selon la loi’. Tout propos qui fait du tort à autrui est, en fait, interdit par le Code de Droit pénal. La Députation permanente connaît aussi, par définition, cette considération. Mais cette assemblée est convaincue qu'il est impossible à la police de prendre des mesures contre le fait de jurer. C'est que le langage courant d'une bonne partie des gens recourt à des jurons ou à des succédanés bâtards. Et ceci, la plupart du temps, de façon irréfléchie, sans la moindre intention d'offenser qui que ce soit. Sous cet angle, l'argumentation de la Députation permanente ne colle pas vraiment, car ce que l'on entend par ‘jurons’ n'a pas grand-chose à voir avec l'expression d'une opinion. Cependant, les conseils municipaux de Putten et Harderwijk n'ont pas dit leur dernier mot au sujet de cette interdiction. Il est surprenant que dans ces communes où séjournent beaucoup d'étrangers, on n'ait pas songé à interdire l'‘usage en vain’ de noms qui, pour les adeptes des autres religions, sont sacrés. Encore heureux que les règles de leur religion interdisent à beaucoup d'adhérents du Staatkundig-Gereformeerde Partij de regarder la télévision. L'usage que ce type de media fait du langage imposerait à ces chrétiens très stricts une tâche quotidienne, celle de déposer des plaintes contre le nonrespect de leur interdiction de jurer.

Jan Verdonck

(Tr. C. Secrétan)

Antoon Vergote

Pour son étude psychologique Religion, foi et incroyance (Mardaga, Liège, 1983)(1), Antoon Vergote (oCourtrai, 1921), professeur réputé de la Katholieke Universiteit Leuven, a obtenu en 1984 le prix que décerne chaque année le quotidien flamand De Standaard, et en 1985, celui attribué par les Scriptores Christiani. Dans cette oeuvre magistrale, il aborde tant l'expérience religieuse que la pratique religieuse sous un

Septentrion. Jaargang 15 angle psychanalytique. La prière, le rite et l'éthique apparaissent comme étant les trois manifestations expressives et performatives de la foi religieuse. Le livre accorde, à juste titre, beaucoup d'importance aux raisons profondes qui déterminent chez le croyant la conduite et le comportement. Cette oeuvre fondamentale est loin d'être le coup d'essai d'Antoon Vergote. En 1966 déjà parut Psychanalyse,

Antoon Vergote (o1921). wetenschap van de mens (La psychanalyse, science de l'homme), en collaboration avec W. Huber et H. Piron, suivie la même année de Psychologie religieuse (dans la collection ‘Psychologie et sciences humaines’, Bruxelles). En 1974, les éditions du Seuil à Paris publièrent Interprétation du langage religieux. Outre ces travaux traduits en plusieurs langues, il convient de mentionner les innombrables articles et comptes rendus qu'il a écrits pour des revues spécialisées. Toutes ces publications recouvrent trois domaines: la philosophie, la psychologie et la théologie. Son activité scientifique porte l'empreinte de sa formation interdisciplinaire. Il étudia la philosophie et la théologie à Louvain tout en recevant sa formation psychanalytique à Paris. Depuis 1954, Antoon Vergote enseigne la psychologie religieuse à la Katholieke Universiteit Leuven (en 1962, il devint professeur ordinaire) et il est également associé à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve. Professeur prestigieux et auteur révéré de tous, A. Vergote est dans le domaine de la psychologie religieuse une autorité de renommée internationale. Il fut également nommé professeur extraordinaire à l'Institut catholique de Paris en 1972.

Herman-Emiel Mertens

(Tr. J. Deleye)

Eindnoten:

(1) Religie, Geloof en ongeloof (Nederlandsche Boekhandel, Kapellen 1984).

Septentrion. Jaargang 15 88

Société

Avis aux bruxellologues

A la suite d'une francisation active sous la domination française (1794-1815), qui s'accentua encore après l'indépendance de la Belgique, Bruxelles, ville historiquement flamande, devint l'émanation et le symbole de la bourgeoisie francophone politiquement prédominante. Capitale officiellement bilingue depuis 1932, Bruxelles est aujourd'hui l'épicentre du conflit opposant les deux communautés linguistiques qui constituent l'Etat belge - incapables de se mettre d'accord sur le statut institutionnel à lui conférer - et sert d'enjeu à un combat politique intense. Cette lutte pour le pouvoir a tendance à se focaliser sur des schémas simplificateurs qui couvrent cependant une réalité extrêmement complexe aux multiples aspects sociaux, économiques, démographiques, politiques, psychologiques et linguistiques. C'est à l'étude du processus de francisation de Bruxelles à la lumière de ces différents facteurs que s'attache, depuis 1978, le Centre interdisciplinaire pour l'étude des problèmes linguistiques bruxellois(1), issu d'un projet de recherche mis sur pied en 1977 par le groupe d'histoire contemporaine de la section flamande de l'Université libre de Bruxelles, devenue autonome en 1970, et qui se transforma vite en un travail d'équipe multidisciplinaire. Le centre créa sa publication propre(2) et organisa en 1981 un colloque qui a stimulé la collaboration avec d'autres universités et instituts de recherche. En mai 1983, il participa à un colloque(3) organisé par le Centre international de recherches sur le bilinguisme de l'université Laval, au Québec (Canada). Les contributions belges ont été reprises dans un volume distinct(4). Els Witte évoque l'historique du centre, dont elle est le directeur, ainsi que les problèmes méthodologiques auxquels se heurtent ses travaux et esquisse une mini-synthèse provisoire. Machteld de Metsenaere analyse les mouvements migratoires et leurs aspects socio-géographiques et socio-démographiques qui influencent le processus de francisation dans l'expansion de l'agglomération. Fred Louckx traite de la pression sociologique de la majorité francophone au niveau des relations et de l'infrastructure scolaire, médicale et socio-culturelle néerlandaise. Dans le cadre d'une analyse sociologique, il examine la signification que les habitants de la capitale donnent à des concepts tels que ‘Flamand’ ou ‘francophone’ et le comportement ethnolinguistique quotidien d'immigrants néerlandophones. Pete van de Craen expose les options méthodologiques et interdisciplinaires pour ce qui est de la sociolinguistique et, à partir des notions de réseaux sociaux, d'interactions individuelles et de marché linguistique, observe les changements linguistiques et variations de langue dans une société multilingue. S'appuyant sur une enquête sur la qualité du français à l'époque actuelle à Bruxelles, Hugo Baetens Beardsmore procède à une approche intégrée du phénomène de bilinguisme résiduel. Sera de Vriendt établit un tableau diachronique très instructif et souligne des aspects intéressants du bilinguisme en Flandre et à Bruxelles ainsi que de l'enseignement des langues vivantes. Roland Willemyns, enfin, compare les situations flamande et québécoise pour ce qui regarde la standardisation linguistique en dehors des centres de gravité de la langue. ‘Ce serait si simple si tout le monde parlait français’, entendon souvent dire à l'étranger, s'agissant de la Belgique, et c'était là aussi jusqu'il y a peu le voeu secret

Septentrion. Jaargang 15 ou avoué de nombre de Bruxellois. Les informations concrètes - provisoirement encore très partielles mais pleines d'enseignement - et l'analyse des multiples mécanismes sociaux qui sous-tendent le phénomène de la francisation de Bruxelles démontrent l'intérêt de ces travaux et de ces approches diversifiées d'une réalité complexe souvent simplifiée et abusivement réduite aux dites ‘obsessions linguistiques’ fréquemment fustigées par certaine presse bruxellofrançaise, qui confirmait ses lecteurs dans leur prédominance et suffisance en faussant et en occultant - délibérément ou non - la réalité historique et quotidienne. Une autre publication(5) encore attire notre attention sur la situation actuelle de Bruxelles, telle que la perçoivent les francophones, sous l'angle du devenir des espaces urbains et des devenirs économique, institutionnel et européen. Les différentes analyses, options et propositions - parfois contradictoires - débouchent toutes sur l'institutionnel. Sur le plan linguistique, Bruxelles serait ‘le plus grand échec du mouvement flamand’ (François Martou) à la suite des lois linguistiques de 1963, qui à leur tour ont provoqué la réforme des institutions. Mais la régionalisation envisagée en 1970 est bloquée depuis 1980 pour l'agglomération bruxelloise, ce qui confère un ton largement pessimiste à cette discussion. ‘Bruxelles n'est plus ni wallonne, ni flamande, ni même belge, si ce n'est au travers des institutions publiques - durant les heures de travail...’ (Michel Quévit). Crise d'identité à tous égards, apparemment, qui demande une solution urgente: territoire d'Etat, région à part entière, ville-état, ville-région, ville-agglomération ou ville européenne? Aussi bien pour les dossiers plus concrets que pour les options institutionnelles plus abstraites, le consensus entre partis et groupes d'intérêt francophones ne semble pas encore se dégager. Aura-t-il l'occasion de mûrir dans un proche avenir, quand ce vaste débat avec la Flandre devrait normalement s'engager? Certaines interprétations du fait flamand - notamment au sujet de la réalité et du rôle des ‘communes à facili-

Septentrion. Jaargang 15 89 tés’ de la célèbre ‘périphérie’ - appellent pour le moins des nuances et des précisions. Avis, donc, aux aspirants bruxellologues, auxquels ces deux dossiers apportent, en tout état de cause, une abondante information et matière à réflexion. Willy Devos

Eindnoten:

(1) Centrum voor Interdisciplinair Onderzoek naar de Brusselse Taaltoestanden, Vrije Universiteit Brussel, Pleinlaan 2 (lokaal 5C425), B-1050 Brussel. (2) Taal en sociale integratie (Langue et intégration sociale). Sept tomes ont paru jusqu'à présent. Des résumés en anglais et en français complètent les textes rédigés en néerlandais. (3) Du disciplinaire vers l'interdisciplinaire dans l'étude du contact des langues. Actes du colloque tenu à Québec du 22 au 25 mai 1983. CIRB-ICRB, Québec, 1984, Publication B-135. (4) Le bilinguisme en Belgique. Le cas de Bruxelles. Editions de l'Université de Bruxelles, 26, av. Paul Héger, B-1050 Bruxelles, 1984, 139 p. (5) Quels devenirs pour Bruxelles et sa région? Actes du colloque organisé les 5, 6 et 9 décembre 1983 par l'institut de sociologie de l'Université libre de Bruxelles, le Centre européen pour Bruxelles, le Centre d'études et de recherches urbaines. Editions de l'Université de Bruxelles, 1984, 244 p.

Technologie

Création de l'ordinateur vocal

Récemment, on a présenté à la presse belge une première mondiale: un ordinateur vocal de conception flamande. Il s'agit d'un appareil permettant à des handicapés moteurs privés de la faculté de lire, d'écrire ou de parler, de communiquer enfin, grâce à une voix artificielle. Le premier ordinateur vocal destiné aux handicapés moteurs a été fabriqué en l'espace de deux ans à peine grâce notamment au concours du Werkgroep voor Technologie en Revalidatie (Groupe de Recherche technologique et d'Aide aux handicapés), une association sans but lucratif regroupant des scientifiques gantois, des orthophonistes et des sociétés privées. La mise au point de l'ordinateur vocal est due pour une grande part au laboratoire d'électronique et de métrologie de l'Université d'Etat de Gand, très active dans le domaine de la technologie linguistique. Cet appareil est aussi parfois appelé ‘voix de Bliss’ car il s'agit en fait d'une adaptation acoustique par informatique de la langue de Bliss. Cette langue est un genre d'Espéranto visuel inventé par Charles Bliss en 1949. Elle se compose d'un ensemble structuré de symboles que le patient (handicapé moteur) utilise pour faire connaître visuellement ses désirs, pensées et sentiments. Le malade montre un symbole particulier pour faire savoir qu'il a, par exemple, faim ou soif, qu'il est malheureux, qu'il souhaite voir quelqu'un. L'inconvénient de ce système réside dans le fait que le patient doit d'abord attirer sur lui l'attention de son entourage, ce qui n'est pas toujours chose aisée. L'ordinateur vocal remédie à ce problème.

Septentrion. Jaargang 15 Le principe de cet appareil est simple. Il se compose d'une grande console ressemblant fortement à la tablette habituelle d'un fauteuil roulant. On peut voir sur la partie supérieure quatre cents cases où sont représentés les symboles de Bliss. La console est protégée par du plexiglas. Le contact d'un crayon magnétique avec la case choisie déclenche le système électronique incorporé qui transmet un code à une zone phonique. Cette zone, ainsi que la pile sont situées à l'arrière du fauteuil. Un premier microprocesseur analyse les codes reçus et les transmet à une deuxième puce, extrêmement rapide. Cette dernière produit des signaux vocaux émis par un amplificateur. La construction de la partie supérieure a demandé une attention particulière. La personne handicapée doit en effet continuer à vaquer à ses occupations quotidiennes sur cette console, par exemple prendre ses repas, se divertir, sans provoquer de chaos dans le mécanisme des microprocesseurs incorporés. La différence fondamentale avec l'ordinateur vocal ‘traditionnel’ réside dans le fait que l'on n'utilise pas dans le

Quelques symboles de Bliss. cas présent de touches à pression ni de signaux optiques car ces éléments empêcheraient le patient de se servir de la tablette supérieure dans un autre but que celui de parler. La langue de Bliss a bien sûr ses limites. Toutefois, les personnes handicapées l'ayant apprise très tôt, les inventeurs ont supposé que l'introduction de l'ordinateur vocal ne provoquerait pas de grand bouleversement dans les techniques de communication déjà acquises. Si l'ordinateur vocal a aussi ses limites, celles-ci lui ont été volontairement intégrées afin d'éviter au patient d'avoir à apprendre à maîtriser une langue tout à fait nouvelle. Ainsi il n'existe pas de symbole indiquant la fin d'une phrase car la langue de Bliss ignore ce concept. Néanmoins, à l'aide des quatre cents touches dont il dispose, le patient peut exprimer, par le biais de l'appareil, quelques 1 400 mots employés dans des phrases simples. La recherche des différentes touches réclamant un certain temps, il peut, grâce à une touche ‘attente’, mettre en mémoire les mots choisis jusqu'à ce que le message soit constitué en phrase complète. Une autre touche permet à l'amplificateur de diffuser dans son intégralité et sans coupure la phrase stockée. Celui qui était jusqu'ici privé de l'usage de la parole acquiert enfin une voix. Paul Depondt et Piet de Moor (Tr. V. Cuziol) Théâtre

Le ‘Mickery’ intègre la vidéo dans le théâtre

Le Mickery Theater d'Amsterdam, qui par le passé importa tant de créations théâtrales étrangères

Septentrion. Jaargang 15 90

(anglophones), prend de plus en plus d'initiatives personnelles. La providence veut que ces productions multidisciplinaires montées avec des fonds propres attirent des comédiens et des acteurs de mouvement, des metteurs en scène et des créateurs tantôt néerlandais, tantôt étrangers. La position progressiste qu'occupait jadis le Mickery était surtout liée aux grands noms du théâtre d'avantgarde et aux évolutions que connaissait celui-ci. Aujourd'hui, c'est en combinant différentes disciplines scéniques qu'il fait parler de lui. La vidéo qui, devenue cinéma familial, a pris une place si importante et qui, par ses nombreuses possibilités techniques, a considérablement élargi l'horizon créatif du téléaste, commence elle aussi, dans ce contexte, à jouer un rôle théâtral propre. Dans la vie quotidienne, la vidéo assume surtout - dans le prolongement de la télévision - une fonction de divertissement et ne jouit pas d'un statut plus noble que celui d'article jetable. L'histoire contemporaine, y compris la seconde guerre mondiale et le problème du Viêt-nam, peut parfaitement céder sa place, selon le programme, à un documentaire sur les arts plastiques ou à un guignol, mais aussi à une interview ou à un jeu-concours. Les sujets se succèdent et chacun de nous adopte coup sur coup une opinion personnelle à leur sujet. Nous regardons une émission aussi longtemps que le besoin de voir une autre chaîne ne se transforme pas en frénésie du changement de station. Ritsaert ten Cate et son équipe, les programmateurs de la récente série de spectacles Theater maken aan televisie voorbij (Le théâtre a dépassé le stade de la télévision), semblent en avoir tiré des enseignements. Rembrandt and Hitler or me en est le témoignage le plus surprenant. Il s'agit d'un spectacle qui se joue, ou plutôt se déroule, en trois endroits simultanément. Le public qui désire y assister doit choisir entre trois salles, qui proposent chacune un programme spécifique et permettent (au travers

‘Rembrandt and Hitler or Me’, une production du Mickery Theater d'Amsterdam. (Photo Bob van Dantzig). d'une vitre insonore) d'observer l'une des autres salles. Cette situation donne l'impression que l'on est, certes, occupé à regarder un divertissement théâtral mais qu'au loin, derrière cette vitre, a lieu l'enregistrement d'un programme de télévision. Tandis que jouent les acteurs, qui sont physiquement présents, des écrans de contrôle installés dans le même espace diffusent des images vidéo accompagnées des bandes sonores d'événements sans aucun rapport avec elles. Ces combinaisons autorisent chacun à conclure comme il l'entend. D'ailleurs, le programme informe déjà le spectateur que rien de positif n'a jamais été démontré au sujet de l'homme qu'était Rembrandt, ni rien de négatif à propos de celui qu'était Hitler. Une allocution du président Reagan est entremêlée de minimal music composée par Philip Glass et d'images extraites du film Koyaanisqatsi. Au cours d'un combat charnel opposant un Hamlet américain et une Ophélie vietnamienne, des hurlements de loups retentissent des haut-parleurs et les spectateurs d'une salle située plus haut se pâment

Septentrion. Jaargang 15 d'admiration derrière les fenêtres. Dans cette salle supérieure vient juste de s'achever le monologue d'un comédien, progressivement submergé par la suspicion et l'angoisse. Même les rideaux ont été tirés à un certain moment par cet homme; il veut ainsi empêcher son public de regarder cette salle inférieure mais également les images vidéo de deux frères qui ont une conversation interminable au sujet de leur passé pendant un déjeuner au restaurant. Sur trois écrans sont projetés les champs visuels des deux frères et de la serveuse. Lorsque nos dialogueurs quittent le restaurant, les images continuent à défiler. Le programme suggère que la violence guerrière et le bavardage politique qu'il donne à voir n'en finissent pas non plus. Mais si nous pensons comprendre le sens d'une scène à un moment donné, une nouvelle complication, une autre combinaison vient à nouveau jeter le trouble dans notre esprit l'instant suivant. Il n'y a pas d'univocité; l'enchaînement des émotions et des pensées offre à chacun une multitude de points de repère. La série de représentations s'est malgré tout achevée. Par bonheur, on a également réalisé un montage ‘normal’ du dialogue original des deux frères sur écran fractionné, Brothers, destiné à être projeté sur un seul écran de télévision. Sous cette forme aussi, ce programme nous fait vivre une expérience des plus fascinantes. En outre, on est occupé à tourner un film vidéo sur l'ensemble de ce triple spectacle scénique. De la sorte, il subsistera tout de même quelque chose de cet éphémère programme.

Jan Baart

(Tr. P. Grilli)

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Actuelles

L'Institut Néerlandais organise, en collaboration avec la Section de néerlandais de l'Université de Paris IV-Sorbonne, une série d'activités ayant pour thème La relation entre les Pays-Bas et l'Indonésie dans la littérature néerlandaise. Au programme: - 4 mars 1986, 18 h 30: Louis Couperus. Conférence par M. Pierre Brachin, professeur honoraire de néerlandais à l'Université de Paris IV-Sorbonne; suivie d'un entretien avec Mme Selinde Margueron sur sa récente traduction du roman De Stille Kracht, La force des ténèbres, de Couperus. - 10 mars 1986, 18 h: Max Havelaar. Film de Fons Rademakers d'après le roman homonyme de Multatuli. - 18 mars 1986, 18 h 30: Multatuli. Conférence par le professeur H. van den Berg, président de l'association Multatuli-Genootschap. - 8 avril 1986, 18 h 30: P.A. Daum, Maria Dermoût, E. du Perron, H. Friedericy, F. Springer, et autres. Conférence par Mme Hella Haasse, écrivain et M. Philippe Noble, maître de conférence de néerlandais à l'Université de Paris IV-Sorbonne. - 14 avril 1986, 18 h: Het land van mijn ouders (Le pays de mes parents). Film de Marion Bloem. - 22 avril 1986, 18 h 30: Conférence par l'écrivain Frans Lopulalan au sujet de son livre Onder de sneeuw, een indisch graf (Sous la neige, une tombe indienne). Toutes les activités ont lieu dans les locaux de la Section de néerlandais de l'Université de Paris IV-Sorbonne. Grand Palais, entrée Pont Alexandre III - Cours de la Reine, Paris 8e.

Gérard Mortier (oGand, 1944) n'est plus un inconnu dans le monde de l'opéra. Il a fait de la Monnaie de Bruxelles, dont il est le directeur depuis 1981, un théâtre lyrique de renommée internationale. G. Mortier a été nommé, en septembre 1985, ‘directeur du projet’ de l'Opéra-Bastille de Paris. Avec l'équipe en place - Pierre Viot, président; Michèle Audons, directrice générale, Pierre Boulez, vice président - il a pour tâche de décider de l'architecture intérieure du bâtiment, de préparer l'appareil technique, administratif et artistique et de définir les principes de programme et de planning. Cette nouvelle nomination n'empêchera pas Mortier de continuer à assurer la direction de la Monnaie de Bruxelles.

Loué par les historiens de l'art, le ‘Primitif flamand’ Juan de Flandes reste malheureusement encore trop inconnu du grand public. D'origine et de formation flamande, il devient en 1496 peintre officiel à la cour d'Isabelle de Castille. Il reste jusqu'à sa mort (1519) en Espagne, où il se spécialise, non seulement dans l'art du portrait, mais aussi dans l'art religieux et les retables. Son oeuvre constitue un exemple parfait de l'école flamande en Espagne. Quoique répondant aux volontés spécifiques des mécènes espagnols, elle manifeste des caractéristiques de la peinture flamande

Septentrion. Jaargang 15 Juan de Flandes, ‘Résurrection’, Palencia, Catedral.

e de la fin du XV siècle. Par leurs compositions narratives, leurs détails vivants et leur expression dramatique, les peintures de Juan de Flandes se rapprochent des miniatures de Gand et de Bruges. L'influence de H. van der Goes, J. van Gent et même de H. Memling, apparaît dans les effets de profondeur et le subtil coloris des ciels et des paysages. La manifestation Europalia 85: Espagne fut une occasion exceptionnelle de consacrer une exposition à Juan de Flandes, qui mérite sans aucun doute une place parmi les ‘Primitifs flamands’.

I. VANDEVIVERE, Juan de Flandes, 1985, 100 p. Ce catalogue de l'exposition est disponible en français auprès du Crédit communal, Avenue Pachéco 44, B-1000 Bruxelles.

● Le gouvernement du Québec et l'exécutif flamand ont signé, le 24 septembre 1985, une Entente de coopération scientifique et technologique, conclue pour une période de cinq ans et renouvelable par tacite reconduction de deux en deux ans. Il s'agit pour la Flandre du premier accord de coopération internationale dans le secteur économique. La Flandre et le Québec entreprennent par cette entente de stimuler les échanges en matière de recherche scientifique, technologique et industrielle entre des organismes tant publics que privés. A cette fin seront utilisés des moyens tels que des missions d'experts, l'organisation de conférences et de symposiums bilatéraux, l'échange de renseignements et de documentation, des consultations et recherches conjointes. On mettra également en place les mécanismes appropriés de consultation et de coordination entre les autorités compétentes et les organismes qui participeront à la coopération. Les deux communautés prévoient une réunion annuelle, alternativement à Québec et à Bruxelles. La première a pour objet de concrétiser l'accord.

Fondée en 1885, la Vlaamse Juristenvereniging (VJV - Association flamande de juristes) a

Septentrion. Jaargang 15 92 pour but de créer et de parachever une Flandre juridiquement adulte, de valoriser le néerlandais comme langue de la jurisprudence et de stimuler la science juridique flamande. Aussi l'Association a-t-elle joué un rôle décisif dans l'émancipation flamande. Parmi ses mérites, on peut citer le vote en 1935 de la loi sur l'emploi des langues dans la jurisprudence, rendant l'emploi du néerlandais obligatoire en Flandre; la séparation linguistique du barreau de Bruxelles et l'amélioration qualitative et quantitative d'ouvrages juridiques flamands. Loin de se considérer comme devenue inutile, la centenaire veut continuer à réaliser son but initial. Elle compte ainsi apporter sa contribution à l'élaboration du futur système constitutionnel belge. La VJV se propose aussi d'élargir sa fonction, en défendant notamment les intérêts professionnels généraux des juristes flamands.

Dans le cadre de l'accord culturel entre le Québec et la Flandre s'est tenu le 22 novembre 1985 à Anvers un colloque intitulé La Flandre, carrefour de cultures. Littérature et politique de traduction dans une société pluri-culturelle. Ce colloque était organisé par le Commissariat-Général pour les relations culturelles internationales de la Communauté flamande. Il y avait trois exposés au programme: les rapports de la littérature flamande avec d'une part la littérature francophone de Belgique et d'autre part la littérature des Pays-Bas; la place de la littérature québécoise dans le monde littéraire francophone et enfin les relations de la littérature canadienne-anglaise avec l'ensemble de la littérature anglophone. Dans le cadre de ce colloque, les thèmes évoqués dans les exposés ont fait ensuite l'objet de tables rondes. ●

L'Amsterdamse Gemeentearchief (Archives communales d'Amsterdam), créé en 1849, occupe depuis 1914 l'ancien hôtel de ville au Nieuwer-Amstel, dont les

L'ancien hôtel de ville au Nieuwer-Amstel, actuellement le bâtiment principal du ‘Amsterdamse Gemeentearchief’. locaux ont toujours été trop exigus. Le 10 octobre 1985, il a réouvert ses portes, après la construction d'un nouveau bâtiment qui a doublé l'espace disponible en portant la longueur de rayonnages à 40 km linéaires. Les archives communales comportent plusieurs sections: les archives (du conseil municipal, de particuliers et d'entreprises), l'atlas historicotopographique, la bibliothèque, les départements technique, photographique, de restauration, et d'exposition,... On vient tout juste de créer un

Septentrion. Jaargang 15 département audio-visuel, qui rend accessible tout le matériel phonétique et visuel collectionné depuis cinquante ans déjà.

Amsterdamse Gemeentearchief, Amsteldijk 67, NL-1074 HZ Amsterdam, tél. (020) 64 69 16. Ouvert: lundi à vendredi de 8 h 45 à 16 h 45, samedi de 9 h à 12 h 15.

Pour la première fois depuis la création de la République populaire de Chine en 1949, trois évêques chinois, appartenant à l'‘association patriotique’, ont mis le pied sur le sol européen. Ils ont été accueillis en octobre 1985 par la Belgique. Cette première rencontre entre l'Eglise chinoise, qui depuis des décennies fonctionne dans l'isolement, et la communauté catholique, représentée par la Katholieke Universiteit Leuven, constitue un événement historique important qui devrait mener à une plus grande compréhension mutuelle des points de vue des uns et des autres. ●

Les contacts entre la Flandre et la région des Midi-Pyrénées remontent à la première édition de la foire technologique SITEF de Toulouse, il y a 6 ans. Ils se sont intensifiés en 1985, par un accord de coopération dans le domaine de la microélectronique. L'accord, signé le 26 octobre 1985 par M. Geens, président de l'exécutif flamand et par M. Farré, président de la Chambre de commerce et d'industrie de Toulouse, prévoit une collaboration intense entre l'IMEC (Centre interuniversitaire de microélectronique) de Flandre et le LAAS (Laboratoire d'automatique et d'analyses des systèmes) de Toulouse. L'entente prévoit entre autres l'échange d'étudiants et de chercheurs ainsi que l'élaboration de projets en commun. L'IMEC, qui est devenu totalement opérationnel début 1986 et qui compte environ 250 scientifiques, constitue un atout essentiel pour une Flandre qui brigue une place importante sur l'échiquier international de la microélectronique. ●

En septembre 1985, le planétarium Omniversum de La Haye est devenu totalement opérationnel par l'installation du projecteur d'étoiles Digistar. Il s'agit d'une primeur européenne, puisque les trois autres Digistars existants se trouvent aux Etats-Unis. Cet instrument, complètement dirigé par l'ordinateur, constitue une nouvelle étape dans l'évolution du planétarium: il projette sur la coupole non seulement des étoiles, mais tout objet dont on a indiqué les coordonnées spatiales. L'Omniversum dispose encore d'autres atouts. Sur sa coupole on projette aussi des films éducatifs, par exemple sur la formation de la terre, ce qui permet au spectateur d'être au centre de l'image.

Omniversum, Kennedylaan 5, NL-Den Haag. Téléphone (070) 54 54 54. Représentations tous les jours. En semaine, les matinées sont réservées aux écoles.

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‘Lohengrin’ de Richard Wagner par l'Opéra de Flandre.

L'Opéra de Flandre a présenté, fin décembre 1985, une nouvelle mise en scène de Lohengrin de Richard Wagner. Pour la première fois, la scénographie a été réalisée par un artiste célèbre. Il s'agit du peintre et sculpteur flamand Octave Landuyt (o1922), qui a conçu tous les décors et costumes. Il a recherché des traductions visuelles aux éléments conceptuels ou abstraits. Ainsi, la scène était dominée par une tête casquée monumentale, placée sous une pyramide verte et illuminée de différentes façons. Cette tête, avec une main devant la bouche, symbolisait l'essentiel du drame: la fidélité à la parole donnée et la foi inébranlable. La mise en scène de Lohengrin était de Ronny Lauwers. La distribution était internationale. L'Opéra de Flandre était dirigé par Kurt Brass. ●

Dans le premier numéro des ‘nouvelles’ Nouvelles littéraires (décembre 1985), la rédaction de la rubrique Voyages invite les lecteurs à découvrir Amsterdam. Michel Ragon et Anne Muratori-Philip tracent le portrait de cette ville ‘tolérante’, ‘qui sait gérer ses excès’. Sadi de Gorter ‘suit les traces’ du romancier Albert Camus à qui une brève escale à Amsterdam a suffi pour y trouver le cadre de La chute. Selon Bernard Frank dans Le Monde du 11 décembre 1985, l'article de De Gorter constitue le texte le plus littéraire du numéro: ‘Pour ce seul article, vivant et documenté, les Nouvelles littéraires mériteraient d'être achetées’. Au sommaire, on trouve également un choix parmi les innombrables galeries, musées, cafés, théâtres, librairies,... amstellodamois. Les provos d'hier, les junkies d'aujourd'hui, les puncks dans les lycées et, enfin, la manifestation ‘La France aux Pays-Bas’ y sont évoqués brièvement. Le tout se clôt sur un ‘carnet de route’ très pratique, indiquant les différentes possibilités de se rendre à Amsterdam. ●

André Delvaux ou les Visages de l'imaginaire, paru aux Editions de l'Université de Bruxelles, est le premier ouvrage consacré à un des principaux cinéastes de Belgique. Le livre, composé collectivement sous la rédaction de Adolphe Nysenholc, contient d'abord des textes sur les thèmes traités par Delvaux. Ensuite, chaque film fait l'objet d'une étude approfondie d'un analyste belge, français ou italien - tels Jean-Noël Vuarnet et Henri Plard -, et d'un texte d'écrivain - tels Julien Gracq, Suzanne Lilar et Dominique Rolin. Une biographie, une bibliographie et une filmographie complètent cet hommage à Delvaux qui fait découvrir ses oeuvres sous tous leurs aspects. (26, av. Paul Héger, B-1050 Bruxelles).

Septentrion. Jaargang 15 Le prix néerlandais Martinus Nijhoff, créé en 1953, couronne chaque année un traducteur qui traduit soit du néerlandais en une autre langue, soit d'une langue étrangère en néerlandais. En 1986, le prix a été décerné à la traductrice néerlandaise Jenny Tuin pour toute son oeuvre. Jenny Tuin, qui a déjà réalisé plus de cinquante traductions en vingt années, traduit surtout du français et de l'italien en néerlandais. Parmi les auteurs français traduits par elle, citons entre autres Marguerite Yourcenar, Michel Tournier, Raymond Queneau, Emile Ajar, Flaubert, Boris Vian.

A l'occasion de la parution du Chagrin des Belges (Het verdriet van België), Hugo Claus a été invité, le 13 décembre 1985, à l'émission littéraire française Apostrophes. A la fin du programme, Bernard Pivot a attiré l'attention des spectateurs sur notre revue, qui a publié dans le numéro 2/85 le cycle de poèmes Dix Observations (Tien Observaties) de Claus.

L'émission-radio Panorama de France Culture du 27 janvier 1986 de 12 h à 12 h 30, a été consacrée à la réception de la littérature de langue néerlandaise dans les pays francophones. Lionel Richard, animateur de l'émission, avait invité Sadi de Gorter, Philippe Noble et Charles de Trazegnies, directeur des éditions La Longue Vue qui publie dans sa collection La pie sur le gibet des auteurs flamands en traduction française. Au cours de cette émission, il a été question des problèmes de traduction et de diffusion de la littérature néerlandaise. L'animateur de l'émission et les invités ont tout spécialement attiré l'attention sur le rôle joué par Septentrion.

Le célèbre dessinateur et écrivain néerlandais Marten Toonder (o1912) a mis fin aux aventures de sa créature ‘le Sieur Bommel’. Marten Toonder a réalisé 177 histoires de Bommel et de son fidèle compagnon Tom Poes. Septentrion lui a consacré dans le numéro 2 de 1984 un article, illustré d'un extrait d'une de ses bandes dessinées traduit en regard.

Le Sieur Bommel, par Marten Toonder.

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[Nummer 2]

Louis Paul Boon (1912-1979). (Photo A. Vandeghinste).

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Introduction à Louis Paul Boon

LOUIS Paul Boon naquit le 15 mars 1912 dans la petite ville industrielle d'Alost en Flandre orientale qui connut très tôt un mouvement ouvrier organisé et dont le climat social fournirait à son oeuvre littéraire un sol nourricier permanent. Peintre de voitures, et plus tard d'automobiles et de façades, son père appartenait à la petite bourgeoisie. Le jeune Boon manifesta très tôt des aspirations artistiques. En 1926, il s'inscrivit à l'académie des beaux-arts d'Alost pour y suivre une formation de peintre. Il y lança avec ses amis un début d'activité politique d'inspiration marxiste. Dans leur lieu de rencontre De Vlam (La flamme), ils fondèrent une section locale du Parti communiste. Toutefois, à partir de 1928, Boon fut contraint d'aider son père dans ses travaux de peinture, puis comme auxiliaire d'entretien dans les caves réfrigérées de la brasserie Zeeberg d'Alost. Ces données et bien d'autres fourniront plus tard de la matière à une oeuvre dont la base autobiographique est considérable. En 1936, Boon se marie; mobilisé en 1939, il est fait prisonnier et déporté en 1940, expériences consignées dans son magistral roman Mijn kleine oorlog (Ma petite guerre, 1947). C'est au cours de cette période que des amis attirent son attention sur l'oeuvre de Dos Passos et de Céline qui influenceront sa technique du roman et son style. En 1942, il fait ses débuts avec le roman De Voorstad groeit (La banlieue gagne), dont le manuscrit, grâce à l'intervention de Willem Elsschot, lui vaudra le prix Leo J. Krijn. En 1944, sitôt la libération, Boon devient journaliste et rédacteur au quotidien flamand du Parti communiste belge, De Roode Vaan (Le drapeau rouge). Mais, ne pouvant guère se plier à la politique rigide du parti et de la rédaction, il ne tarde pas à être licencié et échoue au secrétariat de direction de Front, hebdomadaire qui milite pour la résistance et la démocratie. Après avoir publié entre autres Abel Gholaerts (1944), roman inspiré de la vie tragique de Vincent van Gogh, et Vergeten straat (Rue oubliée, 1946), roman qui relate l'échec d'une utopie socialiste, il fait paraître en 1953 le chefd'oeuvre De Kapellekensbaan (La route des petites chapelles) puis, trois ans plus tard, une suite intitulée Zomer te Ter-Muren (Eté à Ter-Muren). Grâce à ces deux ouvrages et au ‘roman de bandits’ De bende van Jan de Lichte (La bande de Jan de Lichte), paru également en 1956, Boon se fait définitivement un nom, surtout aux Pays-Bas. En 1954, il devient collaborateur puis, de 1959 à 1972, rédacteur culturel du quotidien socialiste Vooruit (En avant). Dans ce journal, il écrit des feuilletons et rédige pour la rubrique Geestesleven (Vie de l'esprit) plusieurs centaines de petites chroniques rassemblées par la suite dans Dag aan dag (Jour après jour, 1963), Dorp in Vlaanderen (Village en Flandre, 1966) etc. Parallèlement, il continue sans désemparer une production littéraire visiblement marquée par son travail journalistique. A côté d'ouvrages nettement autobiographiques à caractère érotique comme Het nieuwe onkruid (La nouvelle mauvaise herbe, 1964), Als het onkruid bloeit (Quand la mauvaise herbe fleurit, 1972), Verscheurd jeugdportret (Portrait de jeunesse déchiré, 1975), il fait surtout paraître encore deux grands romans socio-historiques, Pieter Daens of hoe in de negentiende eeuw de arbeiders van Aalst vochten tegen armoede en onrecht (Pieter Daens ou comment, au dix-neuvième siècle, les travailleurs d'Alost luttèrent contre à misère et l'injustice, 1971) et, à titre posthume, Het Geuzenboek (Le livre des Gueux, 1979).

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A côté de son oeuvre littéraire, Boon continua à cultiver les arts plastiques, peintures, dessins, collages et ‘objets’, qui donnèrent lieu, à partir de 1962, à diverses expositions. Il collabora aussi à nombre d'émissions de la télévision flamande et plusieurs de ses oeuvres furent adaptées au cinéma, à la télévision, à la scène et au théâtre de marionnettes. Dans les années 60, sa célébrité s'accrut fortement et il fut lauréat de prix importants. En 1967, il reçut à La Haye le prix Constantijn Huygens pour l'ensemble de son oeuvre, en 1972, le prix triennal de l'Etat belge et le prix néerlandais Multatuli pour son Pieter Daens. En 1972, les Pen-clubs flamand et néerlandais présentèrent sa candidature au prix Nobel. Le 10 mai 1979, Boon mourait subitement d'une crise cardiaque. C'est donc en 1942 que parut son premier grand roman, De voorstad groeit. Cette oeuvre, qui se déroule entre les deux guerres mondiales, évoque la vie industrielle et collective d'un groupe de personnes, essentiellement des gens du peuple, qui subissent l'emprise du développement industriel à la lisière de la ville à usines qu'est Alost. Les deux pôles de ce développement sont d'une part l'agressive puissance du capitalisme et d'autre part la laborieuse résistance du socialisme. Cette lutte fournit le contexte socio-historique. Les personnages qui apparaissent dans le roman sont des types: la femme du peuple, le travailleur, l'industriel, le rêveur révolutionnaire, le vagabond, l'inventeur, l'artiste incompris, etc. Et ce qui est essentiel pour chacun d'entre eux, c'est qu'ils échouent, ce qui veut dire que l'inévitable et croissante expérience de l'absurdité, du vide, de l'inutilité, de l'impuissance, de l'angoisse, de la fatalité, se révèle être une caractéristique fondamentale de leur existence. Tous autant qu'ils sont, ils représentent déjà ce qui, dans toute son oeuvre, deviendra ‘l'homme de Boon’: un être qui rêve et échoue parce que les circonstances s'opposent à son rêve de bonheur ou qu'il en empêche lui-même la réalisation. C'est là le thème intemporel, universel et existentialiste du roman, thème auquel Boon ne cessera de revenir. Dans Vergeten straat, Boon décrit la construction et la faillite d'une société utopique de style socialo-anarchiste: essor et chute représentent les deux phases nécessaires d'un seul et même mouvement dialectique. Le synchronisme s'en retrouve à tous les niveaux du roman: dans la contradiction interne du caractère de chaque personnage, dans l'ambiguïté des relations mutuelles et des regroupements, dans les événements du récit qui se déroulent la plupart du temps autrement qu'on ne le voulait, dans le commentaire plutôt fataliste du narrateur, dans la structure globale du roman où le sommet de la construction de la nouvelle société coïncide avec son déclin définitif et où l'ouvrage s'achève au même point qu'il a commencé, comme le proverbial serpent qui se mord la queue. Le regard que Boon jette sur l'homme et la société correspond à sa conception de l'histoire. Celle-ci sous-tend toute son oeuvre mais fait surtout l'objet d'un exposé et d'un commentaire dans le diptyque De kapellekensbaan - Zomer te Ter-Muren. Dans les discussions que mènent les personnages de ces oeuvres, on considère l'histoire comme un mouvement pendulaire, régi par la loi de l'éternelle attraction des contraires à laquelle obéissent aussi bien l'individu que la société et qui est comparable au mouvement cyclique de la nature. Cette loi s'applique notamment à la politique: ‘Plus on le (=le balancier) pousse à gauche, plus il s'obstine à revenir à droite’. On aura compris que cette idée de l'éternel retour

Septentrion. Jaargang 15 5 mène plutôt à l'ironie, au scepticisme et au relativisme qu'à la foi et à l'optimisme et que, du coup, elle n'a rien de commun avec les perspectives d'avenir et la philosophie de progrès du marxisme. Le socialisme de Boon présente plutôt des traits humanistes et anarchistes et se caractérise plutôt par une sympathie de principe pour les petites gens sans cesse opprimés et exploités, et par un dégoût viscéral pour toutes les formes de pouvoir et de contrainte. Dans le prologue de De Kapellekensbaan, l'auteur énonce lui-même le thème: la difficile progression et l'inévitable effondrement du socialisme. C'est aussi par sa technique et sa structure que ce diptyque se singularise tout à fait et se situe dans le mouvement de renouveau du roman européen moderne. Dans ces deux livres, Boon mêle les fragments de quatre romans différents qui se déroulent à diverses périodes. L'ensemble gravite autour du roman d'Ondine et d'Oscar, qui débute avec l'apparition du socialisme flamand à la fin du siècle dernier et se prolonge jusqu'à la seconde guerre mondiale. Ondine y succombe aux séductions de l'individualisme bourgeois tandis qu'Oscar évolue de l'inconscience politique de l'artiste à un socialisme pessimiste. Boon y insère des passages où, en qualité d'auteur du roman d'Ondine, il échange avec ses amis et alters egos Johan Janssens, Kramiek, Tippetotje, le Maître d'école kantien et beaucoup d'autres, des commentaires sur ce roman ainsi que sur les événements du jour. Ce deuxième niveau du récit, on pourrait l'appeler ‘le roman actuel’. Le troisième niveau (dans De Kapellekensbaan) est constitué par les fragments d'un Renart remanié, insérés par Johan Janssens et qui incorpore coup sur coup des allusions à Boon et à l'actualité. Quant au quatrième niveau (dans Zomer te Ter-Muren), il consiste en fragments d'un roman picaresque consacré au chef de e bande du XVIII siècle Jan de Lichte dont la carrière est mise en relation avec celle du groupe d'amis de Kapellekensbaan. La relation entre tous ces niveaux du récit, amenée avec une virtuosité thématique et stylistique éblouissante, réside dans la énième démonstration du fait que le sort des petites gens ne s'est guère amélioré au cours des siècles, puisqu'ils ne cessent d'être victimes de l'argent, de la puissance et des systèmes politiques de leur époque. Le Renart remanié est paru par la suite en version intégrale sous le titre de Wapenbroeders (Frères d'armes, 1955); pour De bende van Jan de Lichte, ce sera le cas deux ans plus tard. Ce dernier roman, écrit dans la tradition du livre populaire, s'il transfigure le capitaine de brigands Jan de Lichte en légendaire héros de la liberté qui finit sur l'échafaud, n'en repose pas moins sur une documentation authentique, à savoir les minutes du procès, conservées à Alost, qui relatent l'arrestation et la condamnation des membres de la bande. Par la suite, Boon utilisera de plus en plus les sources et documents historiques. Ainsi, c'est en 1971 que parut sa grande histoire sociale du daensisme à Alost et dans les environs (le daensisme est le mouvement ouvrier catholico-progressiste dirigé à la fin du siècle dernier par l'Abbé Adolf Daens). Cette chronique est racontée du point de vue du frère d'Adolf, le journaliste et imprimeur Pieter Daens, ce qui a pour effet de mêler le général au personnel, l'historique au biographique, et lui confère un ton de touchante humanité. A côté de cela, Boon, s'inspirant d'archives de la police, a consacré un ouvrage à l'anarchisme à Alost vers 1900. Enfin, il a couronné sa trilogie sur les révolutionnaires et les résistants par son impressionnant Geuzenboek où, optant à nouveau pour le camp des opprimés et des vaincus, il réhabilite

Septentrion. Jaargang 15 e honorablement la lutte des Gueux de Bois et de Mer dans la Flandre du XVI siècle. Cette monumentale chronique s'appuie certes sur des sources (pas toujours fiables) mais elle semble rédigée par des témoins oculaires issus du sein même du peuple qui luttait et souffrait, ce qui lui donne ce ton émouvant et prenant qui est si typique de l'écrivain Boon.

PAUL DE WISPELAERE

Docteur en philologie germanique. Professeur à l'U.I.A. - Universitaire Instelling Antwerpen. Ecrivain. Adresse: Moerhuizestraat 64, B-9990 Maldegem.

Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.

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Uit ‘De voorstad groeit’ door Louis Paul Boon

OOK in de voorstad is het leven onverschillig. Daar hebt ge nu de laatste straat van de stad, een rijkemensen-huis dat een beetje alleen staat, en de zot houdt met zeven ander huizekes op een root, schots en scheef, met hun rug tegen de vlakte, tegen de open wind van de stroom en de braakliggende gronden. Een man met een houten been staat te vertellen over een oorlog die ergens ver woedt, ergens veel te ver, zodat niemand zich dat eigenlijk aantrekt. Twee kasseileggers staan ernaar te luisteren en een jonge snotneus die niets te doen heeft dan op de bijgang te zitten met zijn rug tegen de muur, kijkt van het werk weg met een grimlach op zijn gezicht. Een vrouw staat in een open deur van die root huizekes, met een kleine aan haar rok. ‘Staat toch stil, Elieke,’ zegt ze, terwijl ze met heel haar gedacht aan die oorlogsvertelling hangt. Aan een poortje in de blinde muur van het rijkemensen-huis spelen kinderen met een draaiende schijf waarover een balleke wipt. Het balleke rolt op de kassei. Een snotter stampt een klein kind weg dat omvertuimelt. Het gevangeniskarreke rijdt voorbij en over dat kind zijn beentje. De vrouw gilt, Elieke schreit, de knapen kijken verdwaasd en verschrikt en peinzen al op straf en slagen. In de root vliegt een deurke open: Aai! ons Bernardeke, een vrouw stormt buiten en trekt woest aan haar ongekamde haren. Ze schreit en wil alle twee haar vuisten tegelijk in haar mond wringen. Een kasseilegger pakt Bernardeke op en draagt hem binnen. De man met zijn houten been vertelt altijd maar verder.

En ook het gevangeniskarreke rijdt verder. Er zitten drie jonge mannen in, die de hemelweet-wat uitgestoken hebben, maar het zal toch erg genoeg geweest zijn, want ze moeten dertig jaar van hun schoon leven gaan zitten. Ze rijden

Extrait de ‘La banlieue gagne’ par Louis Paul Boon Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.

EN banlieue aussi, la vie est indifférente. On y trouve maintenant la dernière rue de la ville, une maison de richards un tantinet isolée qui fait la nique à sept autres masures en file, bancales et de guingois, le dos à la plaine, face au vent libre du fleuve et aux terrains en friche. Un quidam à jambe de bois parle d'une guerre qui fait rage quelque part au loin, beaucoup trop loin, si loin que cela ne touche personne. Deux paveurs l'écoutent et un jeune morveux qui n'a rien d'autre à faire que d'être assis sur le trottoir, le dos au mur, détourne son regard du travail avec un ricanement. Une femme se tient dans une embrasure de cette rangée de masures, avec un petit dans les jupes. ‘Reste donc tranquille, ma petite Elise’, dit-elle, suspendue qu'elle est de toute sa pensée à ce récit de guerre. Au portillon du mur aveugle de la maison cossue, des enfants jouent avec un disque qui tourne et sur lequel virevolte une petite balle. La petite balle roule sur le pavé.

Septentrion. Jaargang 15 Un galopin bouscule un petit qui culbute. La charrette de la prison passe et écrase la jambe du moutard. La femme pousse un cri perçant, la petite Elise pleure, les gamins jettent des regards stupides et effarés et pensent déjà à la punition et aux coups. Dans l'enfilade, une petite porte s'ouvre brutalement: Aïe! notre petit Bernard, une femme se précipite dehors en s'arrachant la tignasse non peignée. Elle sanglote et veut s'enfoncer les deux poings en même temps dans la bouche. Un paveur ramasse le petit Bernard et le rentre. Le quidam à la jambe de bois continue sans désemparer son récit.

Et la charrette de la prison, elle aussi, continue son chemin. Elle transporte trois jeunes gaillards qui ont fabriqué Dieu sait quoi; ça doit pourtant être assez grave car ça va leur

Septentrion. Jaargang 15 7 een koer op, worden uit het karretje geduwd en de zware poort slaat achter hen dicht. Ze staan in een lange witte gang waar veel reglementen met punaiskes vastgestoken hangen. Een man in uniform rammelt met een bos sleutels, en twee andere geüniformeerden duwen hen onverschillig voort. Dat dichtslaan van de poort en het voorthobbelende karreke over de kassei, is het laatste dat ze van de wereld horen. Ze krijgen een nummer. En nu zijn we dood, peinzen ze. Al wat ze rond hen zien, zijn muren, hemelhoge muren met zware ankers er in, die een bruine roeststreep onder hen trekken. En hoeveel koeren ze overstappen en door hoeveel gangen ze gaan dat kan niemand onthouden, tot ze in een vierkant hol vallen, en een ijzeren deurke achter hen toeslaat. Al wat ze nu te doen hebben is de dagen tellen tot in der eeuwigheid. Een keer per dag gaat het deurke open om een kom water of een homp brood binnen te steken en daarmee basta. Geen mens die een woord zegt. Veertien dagen dat ze hun mond niet kunnen opendoen, tenware om tegen hun zelven over hun eendere angst te klappen, veertien dagen zonder licht of locht en zonder toebak. Ze leggen hun kop in hun handen en peinzen: nu zal ik gaan zot worden. En ge zoudt moeten zeggen dat daar iemand op gewacht heeft, want de deur gaat eindelijk open en iemand met een karabijn aan zijn schouder stampt hen buiten. Ze staan weer in die gewitte gang waar niets anders te zien is dan allemaal dezelfde ijzeren deurkes. Men snijdt hun haar af, rats tegen hun kop. Men past hun een kostumeke rood en wit gestreept, en een man met een karabijn roept achter hen: En avant. Het is het eerste woord in veertien lange dagen dat ze horen. En de eerste krijgt een stamp onder zijn broek dat hij voorover slaat tegen de grijze tichelen omdat hij zijn handen in zijn broekzakken wil steken. Hij bloedt een beetje aan zijn voorhoofd en begrijpt het niet. Ze komen over een binnenkoer waar de kilte van de dag door hun lichte kleren nijpt, en de wind die doet wapperen zodat het precies drie wit en rood gestreepte vlaggen zijn. Weer een gangske en dan zijn ze in een grote zaal met een galerij boven, waarover uniformen op hun

coûter trente ans de leur belle vie. Ils pénètrent dans une cour, on les pousse de la charrette et la lourde porte claque derrière eux. Les voilà dans un long couloir blanc punaisé de nombreux règlements. Un homme en uniforme fourrage dans un hérisson de clés et deux autres, avec indifférence, les poussent devant eux. Ce claquement de la porte et les cahots de la charrette sur le pavé sont les derniers bruits du monde qu'il leur soit donné d'entendre. On leur donne un numéro. Nous voilà morts, pensent-ils. Tout ce qu'ils voient autour d'eux, ce sont des murs, des murs à toucher le ciel, renforcés de lourdes ancres qui bavent une traînée de rouille brune. Combien de cours traversent-ils, combien de couloirs empruntentils? Impossible de s'en souvenir, jusqu'à ce qu'ils tombent dans un cul-de-basse-fosse carré et qu'une porte de fer claque derrière eux. Tout ce qu'ils ont à faire désormais, c'est compter les jours jusqu'à l'éternité. Une fois par jour, le guichet s'ouvre: on passe un bol d'eau et un quignon de pain et puis basta. Personne ne dit mot. Voilà quinze jours qu'ils ne peuvent ouvrir la bouche si ce n'est pour se causer à eux-mêmes de leur commune angoisse, quinze

Septentrion. Jaargang 15 jours sans lumière, sans air et sans tabac. Ils se prennent la tête dans les mains et pensent: voilà que je vais devenir fou. Et on devrait dire que quelqu'un s'attendait à ça, car voici qu'enfin la porte s'ouvre et qu'un personnage, la carabine sur l'épaule, les bouscule dehors. Les voilà à nouveau dans le couloir blanchi à la chaux où l'on ne voit rien qu'une enfilade de petites portes de fer, toutes identiques. On leur coupe les cheveux au ras du crâne. On leur ajuste un petit costume rayé de rouge et de blanc et un homme à carabine crie dans leur dos: En avant! C'est la première parole qu'ils aient entendue depuis quinze longs jours. Et le premier prend un coup de pied dans les fesses qui l'envoie tête en avant sur les carreaux gris, parce qu'il veut mettre les mains dans les poches de son pantalon. Il saigne un peu au front et ne comprend pas. Ils passent dans une cour intérieure où la fraîcheur du jour mord à travers leurs légers habits que le vent fait claquer comme des drapeaux à rayures blanches et

Septentrion. Jaargang 15 8 dood gemak rondstappen. Daar zitten er twee vertrouwelijk te klappen met hun kop dicht bijeen, vlak achter een machiengeweer. Ze moeten maar met hun vinger aan dat trekkerke komen om ik-weet-niet-hoeveel doden te hebben daar beneden in de zaal, waar veel ander geschoren koppen gebogen hangen over lange tafels op schragen. Ze plakken papieren zakken de godganse dag door, en geen een die een woord spreken mag. Ze tellen hun zakken, ieder de zijne, want ze moeten er juist achttienduizend hebben op een dag van tien uur werken, geen meer of geen minder. Af en toe steekt er een zijn vinger op en gaat subiet door met zijn werk. Boven op de galerij op een bord schrijven ze zijn nummer. Een luidspreker galmt eentonig zijn bevelen: Nummer honderdveertien verlaat de werkplaats. Nummer honderdveertien laat zijn zakken liggen, en spoedt zich naar de latrine. De drie nieuwe nemen hun plaats in achter de tafels, de luidspreker galmt zijn mekanieke bevelen, en als na meer dan een eeuwigheid de dag naar zijn einde loopt, gaat er een gong. De riemen van de machien ginder achter vallen stil, de zakken worden afgehaald en de gestreepten staan op twee roten in de dodelijke stilte van de hal. Eén twee, één twee, en ze gaan naar een andere zaal, in twee rijen, de een achter de andere, allemaal met hun gezicht naar de grond. En daar staan weer lange tafels op schragen, met houten kommen er op. Ieder krijgt een pollepel van een dampende, dikke brij. Ze staan nog altijd recht en markeren de pas lijk te veel gedrilde soldaten. En aai, er is er een te vroeg stil gevallen. Er komt iemand af met een onmensengezicht en een fluitje in zijn mond. En baf, hij heeft die sukkelaar een slag van zijn geweerkolf in het gezicht dat hij achterover slaat en blijft liggen. Een straalke bloed loopt uit zijn mond, over zijn magere kin. Niemand durft omzien, en als die onmens weer op zijn fluitje blaast, zetten ze zich neer, allemaal tegelijk. Op de maat van één twee, één twee, gaat de lepel van de kom naar de mond, van de mond naar de kom. Vanachter zitten de drie nieuwe, en helemaal de laatste zitten mannen met een gele pijl over hun mouw, dat zijn ter dood veroordeelden, maar aan hun aangezicht is niet meer te

et rouges. A nouveau un petit couloir et les voilà dans une grande salle dominée par une galerie que parcourent tout à leur aise des uniformes. Il y en a deux là qui se font des confidences en tête à tête, juste derrière une mitrailleuse. Il leur suffirait de porter le doigt à la détente pour avoir je ne sais combien de morts dans la salle du bas où beaucoup d'autres tondus se penchent sur de longues tables sur tréteaux. Toute la sainte journée, ils collent des sacs en papier et pas un ne peut dire un mot. Ils comptent leurs sacs, chacun les siens, car ils doivent en avoir très exactement dix huit mille par journée de travail de dix heures, pas un de plus ni de moins. De temps en temps, il y en a un qui lève le doigt et reprend aussitôt son travail. Là-haut dans la galerie, ils inscrivent son numéro sur un tableau. Un haut-parleur braille ses ordres d'une voix monotone: Le numéro cent quatorze quitte l'atelier. Le numéro cent quatorze plante là ses sacs et fonce aux latrines. Les trois nouveaux prennent leur place derrière les tables, le hautparleur braille ses ordres mécaniques et quand le jour, après plus d'une éternité, touche à sa fin, un gong retentit. Les courroies de la machine làderrière s'arrêtent, on emporte les sacs et les rayés se tiennent sur deux files dans

Septentrion. Jaargang 15 le silence de mort du hall. Une-deux, une-deux, et ils s'en vont vers une autre salle, sur deux rangs, l'un derrière l'autre, tous tête baissée. Et voilà à nouveau de longues tables sur tréteaux, chargées d'écuelles de bois. Chacun reçoit une louche d'une mixture épaisse et fumante. Ils sont toujours debout et marquent le pas comme des soldats trop bien dressés. Et aïe, il y en a un qui s'est arrêté trop tôt. Quelqu'un arrive avec un visage inhumain de brute et un sifflet dans la bouche. Et baf, il donne à ce malheureux un coup de crosse dans la figure qui le fait tomber à la renverse et rester étendu. Un filet de sang lui coule de la bouche sur le maigre menton. Personne n'ose se retourner et quand cette brute siffle à nouveau, ils s'assoient tous en même temps. Sur le rythme du une-deux, unedeux, la cuiller va de l'écuelle à la bouche, de la bouche à l'écuelle. A l'arrière les trois nouveaux sont assis et tout au fond, il y a des hommes qui portent une flèche jaune sur la manche, ce sont

Septentrion. Jaargang 15 9 zien dan een ander. Ook hun lepel gaat één twee, één twee, naar omhoog en omlaag. En als het waar is dat een mens zijn ziel draagt ergens tussen zijn voorhoofd en zijn kin, welk een gezicht zouden die dan moeten hebben?

Die kinderen met hun draaiende schijf en het wippend balleke kregen vaneigens ruzie. De schijf is van Mark, kleine Mark die in het oude rijkemensen-huis woont, door al de zalen en kamers gaat met zijn korte evenwichtige stapkes, nooit uit zijn lood te slaan is, nooit schreit en nooit benauwd is. Blijf nu bij mama zitten, Markske, dan zijt ge braaf en moet ik de boeman niet roepen. Kleine Mark begint te lachen op een grote-mensen-manier: als ge me een roulette koopt. En nu moet mama lachen. Ze zijn in Nice geweest, dat heeft hij daar gadegeslagen! Ze kopen hem een roulette, een houten dooske met een draaiend wiel en een rondwippend balleke. Hij gaat er mee de hof in, over een oude koer met plaveien waar mos groeit. Achter het poortje ligt de laatste straat, de zeven huizekes en de vlakte. Vuile kinderen met magere halskes en oudemensen-gezichten spelen er in het stof en het vuil. Ze komen naar zijn roulette zien en spelen er hun marbels op, dat balleke wipt toch zo aardig. Als ze allemaal hun marbels kwijt zijn, beseffen ze dat hij hen afgezet heeft en bedrogen. Daar staan ze nu te roepen en te dreigen. Hij springt binnen en slaat het poortje toe. Rap de grendel erop, en: stommeriken, roept hij. Jean die zich ook laten afzetten heeft schopt op het poortje. Smeerlap, roept hij en de anderen vallen aan het lopen. Wij gaan het zeggen, dat ge gevloekt hebt: Jean heeft gevloekt. Hij krijgt schrik, Jean, en durft het zijn zelven niet bekennen. Hij spuwt op de bijgang en steekt zijn handen in zijn broekzakken. Hij gaat zich neven die andere zetten op de bijgang, deze die van het werk weg ziet met een heimelijke grimlach rond zijn mond, en die Sander heet. Jean zegt niets, een hele tijd lang en Sander kan wel peinzen dat er nu traantjes in zijn ogen moeten hangen, maar de gremel gaat daarom van zijn gezicht niet weg. Hij heeft ons bedrogen, het is een dief, zegt Jean die voor de eerste keer zijn vertrouwen in de mensen voelt wankelen. En hij moet moeite doen om de ander niet te laten zien dat hij schreit. Tja,

les condamnés à mort, mais leur visage est aussi inexpressif que les autres. Leur cuiller aussi monte et descend au rythme du une-deux. Et s'il est vrai que l'homme porte son âme quelque part entre son front et son menton, quel visage devraient donc avoir ceux-là?

Les enfants au disque tournant et à la petite balle sauteuse se disputèrent, naturellement. Le disque appartient à Marc, le petit Marc qui habite la vieille maison cossue, qui traverse les salles et les chambres de ses petits pas mesurés, qui ne perd jamais le nord, qui ne pleure jamais et n'a jamais peur. Reste maintenant près de maman, petit Marc, ainsi tu seras sage et je ne devrai pas appeler le croquemitaine. Le petit Marc se met à rire comme une grande personne: si tu m'achètes une roulette. Et c'est à maman cette fois de rire. Ils sont allés à Nice, c'est là qu'il a vu cela! Ils lui achètent une roulette, une petite boîte de bois avec une roue qui tourne et une petite balle virevoltante.

Septentrion. Jaargang 15 Il l'emporte au jardin en traversant une vieille cour aux pavés moussus. La petite porte donne sur la dernière rue, les sept masures et la plaine. Des enfants sales aux cous décharnés et aux visages de vieux jouent dans la poussière et les ordures. Ils viennent regarder sa roulette et y jouer leurs billes, c'est que cette petite balle virevolte si gentiment. Quand ils ont tous perdu leurs billes, ils se rendent compte qu'il les a plumés et bernés. Et les voilà maintenant qui crient et menacent. Il rentre d'un bond et claque la petite porte. Vite, il tire le verrou et crie: bande d'idiots. Jean qui s'est également fait plumer donne des coups de pied à la petite porte. Salopard, crie-t-il, et les autres se mettent à courir. Nous allons le dire que tu as juré: Jean a juré. Il est pris de peur, Jean, et n'ose pas se l'avouer. Il crache sur le trottoir et met les mains dans les poches. Il va se placer près de cet autre sur le trottoir, celui qui détourne les yeux du travail avec aux lèvres un ricanement sournois et qui s'appelle Alex. Jean ne dit rien pendant tout un temps et Alex peut bien penser qu'il a maintenant les larmes aux yeux mais cela n'efface pas le ricanement de son visage. Il nous a roulés, c'est un voleur, dit Jean qui pour la première fois sent vaciller sa confiance dans

Septentrion. Jaargang 15 10 zegt Sander, een rijke besteelt altijd een arme, hoe zouden ze anders rijk worden? Waarom pakken ze hun dat dan weer niet af, vraagt Jean. Maar Sander schuift terug zijn heimelijke lach rond zijn lippen. Hij beziet Jean al niet meer en stapt binnen, in het derde van de zeven huizekes.

De drie in de gevangenis laten de dagen en de slagen over hen heengaan. Het karreke rijdt nog altijd. Ze zeggen dat Bernardeke zo slecht ligt. De kasseileggers zijn weg. Die kassei ligt daar nu te wachten naar een straat, naar huizen die godweet-wanneer komen zullen. Er is een hoop arduin, die voor de bijgangen bestemd is, blijven liggen. Daar spelen Jean en de andere snotters nu op. Kwestie van er weer een te moeten minken. Ja, het gaat er slecht mee, de dokter komt alle dagen over de dorpel, en ge ziet de druk effenaf in Bernardekes moeder haar ogen liggen. Als ze het maar niet in haar kop steekt. Elieke haar moeder, - de weef - zeggen ze, maar niemand weet of ze eigenlijk wel getrouwd geweest is, die zit er standvastig te helpen en te troosten, want de aardigste karakters hebben van tien negen het grootste hart. Ze past dat wildvreemd kind op en vergeet het hare dat alleen in huis zit. Let een beetje op de deur, zegt ze. Maar Elieke vaagt er aan, en trippelt stillekes weg met Mariake van neven hun deur. Als ge zo twee meiskes ziet gaan, al babbelend, wat heeft dat toch allemaal te bespreken? Maar ge zult het niet gauw weten, want als er iemand passeert, zwijgen ze. Met hun fijne en tere armkens ineengestrengeld gaan ze over het open veld en plukken bloemekes die tussen hopen afval groeien. Ze maken er een boukee van om thuis voor een lievevrouwke te zetten. En al spelend en babbelend komen ze aan het kasteelke van de Durwez' waar een vijver rondkronkelt met veel onkruid er in. Een beetje verder ligt een kreek, een inham van de stroom. Daar is het van God verlaten, geen mens die langs daar passeert, dan misschien eens een lijnvisser. Ze hebben al een hele boekee boterbloemen en koningin der weide. En als ze aan de poel komen, wil Mariake pisbloemen aftrekken. Elie zegt: die moogt ge voor geen heilige zetten. Mariake, die een stil bedeesd meiske is, draait haar kopke om. En waarom niet, vraagt ze stillekes. Ze zetten zich

les gens. Et il doit faire des efforts pour ne pas laisser voir à l'autre qu'il pleure. Ouais, dit Alex, le riche vole toujours le pauvre, autrement, comment deviendraient-ils riches? Pourquoi on ne le leur reprend pas alors, demande Jean. Mais le rire sournois d'Alex lui glisse à nouveau sur les lèvres. Il ne regarde déjà plus Jean et rentre dans la troisième des sept masures.

Les trois taulards laissent passer les jours et les coups. La charrette roule toujours. On dit que le petit Bernard est si mal en point. Les paveurs sont partis. Les pavés attendent maintenant une rue, des maisons qui viendront Dieu sait quand. On a laissé traîner un tas de pierres bleues destinées aux trottoirs. Jean et les autres morveux y jouent. Question de pouvoir à nouveau estropier quelqu'un. Oui, ça va mal, le docteur franchit le seuil tous les jours et on voit au fur et à mesure l'anxiété croître dans les yeux de la mère du petit Bernard. Pourvu qu'elle n'aille pas se fourrer ça dans la tête.

Septentrion. Jaargang 15 La mère de la petite Elise, ils l'appellent la veuve, mais personne ne sait si elle a effectivement été mariée, ne cesse d'aider et de consoler car les caractères les plus bizarres ont dans quatre-vingt-dix pour cent des cas le plus grand coeur. Elle veille cet enfant complètement étranger et oublie le sien qui est seul à la maison. Fais un peu attention à la porte, dit-elle. Mais la petite Elise s'en balance, et, trottinant, s'en va en catimini avec sa petite voisine Marie. Quand on voit aller ainsi deux fillettes qui bavardent, qu'est-ce qu'elles ont bien à se raconter? On n'est pas près de le savoir, car quand quelqu'un passe, elles se taisent. Leurs petits bras fluets et fragiles enlacés, elles vont à travers le terrain vague et cueillent les petites fleurs qui poussent entre les tas d'ordure. Elles en font un bouquet qu'elles placeront devant une petite madone à la maison. Et, tout en jouant et en babillant, elles arrivent au petit château des Durwez entouré d'un sinueux étang envahi de mauvaises herbes. Un peu plus loin, le fleuve forme une crique. C'est un coin perdu où personne ne passe si ce n'est quelque rare pêcheur à la ligne. Elles ont déjà tout un bouquet de boutons d'or et de reines des prés. Et quand elles arrivent à la mare, la petite Marie veut cueillir des fleurs de pissenlit. Elise

Septentrion. Jaargang 15 11 neer op de berm in het zonneke. Elieke met haar zwart haar in een calotje, en Mariake met haar geel haar in twee vlechtjes over haar rug. En ginder beneden in het water spelen de jongens, Jean en de anderen. Ze hebben zich vislijnen gemaakt van wijmen en fijne koordekes en in een beroeste pot gaan ze de viskes doen. Maar hun lijnen blijven aan de kant liggen. Ze pladderen in het water en grijpen de viskes met de handen, het zonneke glinstert op hun nat, bloot lijf. En Mariake ziet daar altijd heimelijk naar. Jaja, een stil waterke heeft een diepe grond. Te naaste week zal het hun weeral varen, want dan is de vakantie gedaan en gaan ze voor hun laatste jaar naar school. En wat dan? Met de blommekes voor hun gezicht en hun kopkes dicht tegeneen, vertellen ze hun geheimen. Er komt iemand op handen en voeten in het lommer van de berm afgekropen. Ze zien het niet en babbelen voort, straks weet er dus toch nog iemand wat ze vertellen. Het is Sander, hij ligt achter een struik en luistert. Ja, die valse gremel hangt weer rond zijn mond. En wat is het nu dat hem zo rusteloos voortjakkert om alles te zien en te horen, om zo geheimzinnig te doen en de mensen af te spionneren? Heel zeker maakt hij ongedachts lawijt, want ze verschieten, de twee meiskes, ze zwijgen en zien verschrikt rond. Hij staat op, lacht en gaat verder. De meiskes, die een beetje beschaamd hun kop in hun blommekes steken, beziet hij niet. Hij loopt het bergske af. Nu gaat hij heel zeker de jongens afloeren. Almeteens grijpt hij Jean vast en smijt hem in het water. En Jean die vergeten was dat hij moest spelen en van vreemde dingen zat te dromen op de graskant, maakt broebelkens onder het water. Als hij zijn kopke wil boven steken, duwt Sander. Straks verdrinkt hij nog, wat een heimelijke Judas is dat nu? Moet hij daarom zo oud geworden zijn? En waarom doet hij zulke dingen waar hij zelfs niet eens plezier in heeft? Hij laat Jean los en vloekt. Met zijn handen in zijn broekzakken en zijn ogen nors afgewend loopt hij weg. Jean komt boven gekrabbeld en begint al blauw te zien. Hij schreit en speelt zijn kleren aan. Hij valt aan het lopen recht naar huis. Misschien

dit: tu ne peux pas placer ça devant une sainte. La petite Marie, qui est une fillette calme et timide, tourne sa frimousse. Et pourquoi pas, demande-t-elle calmement. Elles s'assoient sur la berge au soleil. La petite Elise aux cheveux noirs pris dans une petite calotte et la petite Marie dont les cheveux jaunes tombent en deux petites tresses dans le dos. Et là-bas dans l'eau, les garçons, Jean et les autres, jouent. Ils ont fabriqué des cannes à pêche avec de l'osier et de la cordelette; leur bourriche est un pot rouillé. Mais leurs lignes restent sur la berge. Ils pataugent dans l'eau et prennent les petits poissons à la main, le soleil reluit sur leur corps mouillé et nu. Et la petite Marie ne cesse de regarder tout cela à la dérobée. Eh oui, il n'est pire eau que l'eau qui dort. La semaine prochaine, ça repart pour eux, car les vacances seront finies et ils iront à l'école pour la dernière année. Et après? Avec leurs fleurettes devant le visage et leurs petites têtes pressées l'une contre l'autre, elles se racontent leurs secrets. Quelqu'un vient à quatre pattes à l'ombre de la berge. Elles ne s'en aperçoivent pas et continuent à papoter, bientôt quelqu'un saura donc quand même ce qu'elles racontent. C'est Alex, il se cache derrière un buisson et écoute. Eh oui, ce rictus

Septentrion. Jaargang 15 sournois lui monte à nouveau aux lèvres. Qu'est-ce qui peut bien le pousser ainsi à tout voir et à tout entendre, à avoir des allures aussi secrètes et à espionner les gens? Il fait très certainement un bruit inopiné, car elles sursautent, les deux petites, elles se taisent et regardent avec effroi autour d'elles. Il se lève, rit et s'en va. Il ne regarde pas les fillettes qui, un peu honteuses, se cachent la tête dans leurs fleurs. Il dévale la pente. Maintenant il va très certainement espionner les gamins. Tout à coup, il saisit Jean et le jette à l'eau. Et Jean qui avait oublié qu'il devait jouer et, assis dans l'herbe, rêvait de choses étranges, glougloute sous l'eau. Lorsqu'il veut sortir la tête de l'eau, Alex le renfonce. Tout à l'heure, il va encore se noyer, quel sournois Judas est-ce là? C'est bien la peine d'avoir cet âge! Et pourquoi fait-il de ces choses qui ne lui procurent même pas de plaisir? Il lâche Jean et jure. Les mains dans les poches, détournant brusquement les yeux, il se sauve. Jean se débat et revient à la surface; il paraît déjà

Septentrion. Jaargang 15 12 dat hij zijn nood zal klagen aan zijn moeder: Sander heeft mij getreiterd. Barvoets en al schreiend passeert hij Elieke met haar bleek gezichteke en haar zwart haar. Hij draait zijn kop weg en kuist met zijn mouw rap zijn gezicht droog. Waarom is hij beschaamd? Wie weet dat, kinderen zijn zo aardig, maar naar huis loopt hij niet meer. Hij blijft op de vage terreinen rondslenteren al schoppend op een blikken pot. Wat is er met hem, dat hij met de andere jongens niet spelen kan en liever alleen is? Hij legt zich neer in het zand op zijn rug, al kijkend naar de meiwolken die van ginder over de stroom komen en nu naar de stad drijven. Hij ziet Elieke haar bleek gezichteke en er komt iets over hem dat heel goed trekt op verdriet, maar zo fijn dat ge er niet om schreien kunt.

Het laatste van de zeven huizekes is het rheumatiekste van allemaal. Het staat helemaal de regenkant op, en binnen loopt het zilt van de muren, geen wonder dat de mensen daar ziek zijn. Het meiske dat er woont heeft eerst haar moeder weten optrekken, nu zit ze met haar vader opgescheept die van zijn bed naar zijn zetel sloft en zijn hoofdkussen onder zijn arm altijd meepakt. Dat meiske heeft nu ook een leven: Iets lijkt een vogelke in zijn kooi. En toch ligt ze alle dagen te bidden opdat haar vader het nog een beetje zou mogen trekken. Ze is iets van een jaar of zestien dat nooit om zo te zeggen buiten geweest is. En iedere nacht en iedere dag met de angst op haar lijf loopt van alleen te zijn, helemaal alleen in een wereld die ze niet kent. En ze ligt naar het kruisbeeld te zien op de schouw met ogen zó groot: Heer, spaar hem, want wat zou ik nu alleen beginnen, ik die zo benauwd ben. 's Avonds gaat hij naar zijn bed. Ze heeft het eerst eens goed opgeschud. Het fleske met zijn medikamenten, een lepel, een glas water, het staat allemaal gereed en: slaap wel, pa, ik zal ook gaan komen. Ze staat nog een tijdeke aan de achterdeur. Met beetjes seffens komt de valavond ginder achter het kasteelke opgestoken. Een fabriekschouw aan de stroom rookt nog met een zachte pluim en een hond bast ieverans. De vrede en de onrust komen hand in hand afge-

bleu. Il pleure et enfile en vitesse ses habits. Il se met à courir tout droit chez lui. Peut-être va-t-il se plaindre à sa mère: Alex m'a embêté. Pieds nus et en pleurs, il dépasse Elise au petit visage pâle et aux cheveux noirs. Il détourne la tête et s'essuie le visage d'un revers de manche. Pourquoi est-il honteux? Qui sait? les enfants sont si bizarres mais il ne court plus vers la maison. Il reste à traîner sur les terrains vagues à shooter dans un pot en tôle. Qu'a-t-il donc qui l'empêche de jouer avec les autres garçons et lui fait préférer la solitude? Il se couche sur le dos dans le sable, fixant les nuages de mai qui viennent d'au-delà du fleuve et flottent vers la ville. Il voit le pâle petit visage d'Elise et voici que l'envahit un sentiment qui ressemble fort à du chagrin mais si exquis qu'il ne peut faire pleurer.

La dernière des sept masures est la plus lépreuse de toutes. Elle donne en plein sur le côté des pluies et à l'intérieur le salpêtre coule des murs: rien d'étonnant à ce que les habitants en soient malades. La fille qui y habite a d'abord vu sa mère mourir, la voilà maintenant avec son père sur les bras qui traîne ses pantoufles de son lit à son fauteuil en emportant toujours son oreiller sous le bras. Mais la fille aussi a une vie,

Septentrion. Jaargang 15 quelque chose comme celle d'un petit oiseau dans sa cage. Et pourtant elle prie tous les jours pour que son père tienne encore un peu. C'est une gamine de seize ans environ qui n'est pour ainsi dire jamais sortie de chez elle. Et chaque nuit et chaque jour, elle est hantée par l'angoisse d'être seule, toute seule dans un monde qu'elle ne connaît pas. Et elle est couchée et regarde, les yeux agrandis, le crucifix sur la cheminée: Seigneur, épargne-le, car qu'est-ce que je deviendrais seule, moi qui ai si peur. Le soir, il va au lit. Elle a d'abord bien battu matelas et couvertures. La fiole avec ses médicaments, une cuiller, un verre d'eau, tout est prêt; elle conclut: dors bien, papa, je ne vais pas tarder à venir moi aussi. Elle se tient encore quelque temps dans l'embrasure de la porte de derrière. Par à-coups, voilà que se déploie bientôt le crépuscule là-bas derrière le château. Une cheminée d'usine le long du fleuve lâche encore une douce écharpe de fumée et un chien aboie quelque part. La paix et l'inquiétude arrivent la main dans la main. L'épaule contre la

Septentrion. Jaargang 15 13 wandeld. Ze ligt tegen het open achterpoortje met haar schouder, en is vertederd en ontroerd. Almeteens staat er iemand neven haar. Van waar komt die? Het is Sander, weeral die, met zijn geheimzinnigheid. Verschiet niet, zegt hij, ik ben het maar. Hij staat dicht neven haar en kijkt ook naar de valavond en de schemering die alle dingen weemoedig maakt. En die iets doet zeggen wat ge u later beklaagt. Hij vertelt haar van zijn onrust, van iets dat in zijn borst ligt te knagen, en: zie, ik zou iemand moeten hebben die van mij houdt; moest ik weten dat er iemand is die mij geerne ziet, dan zou ik gerust zijn. Zijn ogen boren in haar gezicht en hij wringt zijn handen lijk een mens doen kan die vertwijfeld naar woorden zoekt om zijn gedachten te kunnen uitspreken. Haar ogen verdonkeren van angst en van iets anders dat lijk een wild paard op haar komt afgestormd. Het vogelke dat benauwd wordt als iemand zijn kooitje nadert. Straks zetten ze het nog open, straks rukken ze de tralies weg en moet het zijn vleugelkes openslaan en alleen in een donkere, vreemde wereld rondvliegen. Sander komt zo dicht neven haar dat ze zijn schouders en zijn knie voelt. Haar hert klopt wild en ze is onmachtig een stap te verzetten. Ware dat poortje niet achter haar rug, ze zakte heel zeker op de grond. Hij slaat een arm rond haar, zijn ogen zijn heel dicht tegen de hare: dat er iemand was die hem geerne zag. En hij grijpt haar in zijn armen. Hij kust haar en ze schreit stillekes. Ga nu weg, zegt ze, er moest ons eens iemand zien. En ze nijpt in zijn arm. Zo, dat is dus liefde. En ge moet altijd voor ons deur niet hangen, ik zal u geerne zien, maar niemand moet dat al weten, we moeten nog wachten. En ze gaat binnen, weeral met een last meer. Ze moet nu ook voor het kruisbeeld langer bidden. En bescherm ook mijn lief, amen, zegt ze, doet de bougie uit en gaat slapen. Hij, Sander, gaat in de schemer achter de huizekes voort, aan het hunne blijft hij staan met zijn rug tegen de muur en zijn gezicht naar de donkere locht. Die grijnslach, neen, die grimlach hangt daar terug. En zie, hij verstrakt, hij wordt hard en onnatuurlijk als een masker. Wat heb ik nu weeral uitgestoken, peinst hij.

porte de derrière ouverte, elle est attendrie et émue. Soudain, il y a quelqu'un à ses côtés. D'où sort-il celui-là? C'est Alex, une fois de plus, ce caractère de conspirateur. Ne sursaute pas, ditil, ce n'est que moi. Il se tient tout contre elle et regarde lui aussi le soir qui tombe et le crépuscule qui rend toutes choses nostalgiques. Et qui fait dire ce qu'on regrette ensuite. Il lui parle de son inquiétude, de quelque chose qui ne cesse de ronger dans sa poitrine et il ajoute: tu vois, j'aurais besoin de quelqu'un qui m'aime; si je pouvais savoir qu'il y a quelqu'un qui m'aime bien, je serais calmé. Ses yeux scrutent son visage et il se contorsionne les mains comme peut le faire quelqu'un qui cherche désespérément les mots qui traduiraient ses pensées. Ses yeux à elle s'assombrissent sous l'effet de l'angoisse et de quelque chose comme un cheval sauvage qui se ruerait sur elle. L'épouvante du petit oiseau quand quelqu'un approche de sa cage. Vous verrez qu'ils ne vont pas tarder à l'ouvrir, à arracher les barreaux et il lui faudra ouvrir les ailes et voleter tout seul dans le monde ténébreux et étranger. Alex la serre de si près qu'elle sent ses épaules et son genou. Son coeur bat la chamade et elle est incapable de faire un pas. Sans la porte dans son dos, elle s'effondrerait sans aucun doute. Il lui passe un bras autour des épaules, ses yeux sont tout contre les siens: s'il y avait quelqu'un qui l'aimait bien. Et il la prend dans ses

Septentrion. Jaargang 15 bras. Il l'embrasse et elle pleure tout doucement. Pars maintenant, dit-elle, quelqu'un pourrait nous voir. Et elle lui pince le bras. Ainsi, c'est donc ça l'amour. Et il ne faut pas toujours traîner devant notre porte, je t'aimerai bien mais personne ne doit encore le savoir, nous devons encore attendre un peu. Et elle rentre avec une charge de plus sur les épaules. Aussi doit-elle maintenant prier un peu plus longtemps devant le crucifix. Et protège aussi mon bon ami, amen, dit-elle, elle éteint la bougie et va se coucher. Lui, Alex, s'en va dans la pénombre derrière les masures; arrivé à la leur, il reste le dos au mur, le visage tourné vers les ténèbres. Ce rictus, non, ce ricanement lui erre à nouveau sur les lèvres. Et le voilà qui s'assombrit, il devient dur et inhumain comme un masque. Qu'est-ce que j'ai encore fabriqué, pense-t-il?

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Le Fauconnier et l'expressionnisme hollandais

NUL doute que, sans la venue d'Henri Le Fauconnier aux Pays-Bas, la peinture de l'école de Bergen aurait été tout autre. Le Fauconnier apportait avec lui l'influence de Cézanne et des cubistes de Montparnasse. Il eut à intégrer, en retour, celle de l'expressionnisme à l'image de ce que l'on avait constaté pendant la première guerre mondiale chez un certain nombre de peintres à Amsterdam et dans le petit village de peintres, tout proche, de Bergen. Le cubiste devint, aux Pays-Bas, un expressionniste. Ses homologues néerlandais firent se rencontrer Cézanne et Van Gogh. Cette rencontre a été, pour un grand nombre d'entre eux, particulièrement stimulante. Le Fauconnier, par contre, oublia de plus en plus les leçons du maître d'Aix et ainsi la pierre angulaire de son oeuvre qui s'était affirmée dans le milieu cubiste parisien. Pourquoi Le Fauconnier est-il venu aux Pays-Bas et a-t-il exercé une si grande influence? Henri Le Fauconnier (1881-1945) faisait partie d'un groupe de peintres qui, au début de ce siècle, s'engageaient dans les nouvelles voies de la peinture et voyaient en Cézanne leur maître. Ils se rencontraient régulièrement à la Closerie des Lilas ou au Dôme à Montparnasse. La plupart des peintres avaient subi l'influence de l'impressionnisme, du postimpressionnisme (ou pointillisme) et du fauvisme mais ils cherchaient des formes nouvelles pour maîtriser l'explosion de la couleur. Totalement indépendants de la recherche que Picasso, Braque et Gris menaient dans leurs ateliers du Bateau Lavoir à Montmartre, ils ont adopté eux aussi des formes qui sont entrées dans l'histoire de l'art sous le nom de ‘cubisme’. Fernand Léger, Jean Metzinger, Robert Delaunay, Albert Gleizes et Henri Le Fauconnier appartenaient à leur groupe. Il y eut même un peintre néerlandais pour prendre une place parmi eux, si modeste fûtelle. Son nom est Lodewijk Schelfhout (1881-1943). Il venait de Zandvoort. Enthousiasmé par la vie artistique foisonnante de Paris, il écrivit à son ami Conrad Kickert (1882-1965) de venir le rejoindre. Kickert se rendit donc à Paris et fit à Montparnasse la connaissance de Le Fauconnier. Cette rencontre eut de grands retentissements. Kickert, qui a joué un rôle important dans le monde de l'art à Amsterdam, par exemple comme créateur du Moderne Kunstkring (1910) qui suivait de très près les mouvements parisiens, a raconté plus tard comment il avait connu Le Fauconnier et comment ils s'étaient séparés. ‘Ce serait de l'ingratitude, racontait ensuite Kickert, de ne pas reconnaître les influences de jeunesse. Jusqu'en 1913, le Paris provocant m'avait emporté, bousculé, entraîné à la recherche de mon identité et je reconnais volontiers que l'influence de Le Fauconnier m'a été alors utile. Cela m'autorise d'autant mieux à parler de la mauvaise influence que j'ai eue sur lui après 1912. Tous les cubistes étaient naturellement des théoriciens convaincus, mais, parmi eux, Le Fauconnier défendait la théorie la plus saine jusqu'au jour où il a cédé à la tentation de se livrer à des spéculations esthétiques. Une vérité de La Palisse, comme “la peinture est un des arts plastiques”, est utile à entendre après les libertés prises avec les formes par les héritiers de l'impressionnisme et l'abandon de celles-ci par le fauvisme. Ses idées sur la discipline des formes, la mathématique des proportions (par exemple, l'intégration du nombre trois dans toute la composition. Considérons

Septentrion. Jaargang 15 une toile datant de 1912, Le lac d'Annecy: trois montagnes, trois bosquets d'arbres, trois fenêtres pointues d'une petite

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Henri Le Fauconnier, ‘Portrait du poète Pierre-Jean Jouve’, 1909.

église, trois angles et trois droites au premier plan), sa défense du style dans le dessin, sa conception analytique de la composition: créer des volumes à côté d'autres volumes, et, un volume doit être d'abord une transposition intellectuelle et, bien plus tard seulement, une imitation de la réalité; ce sont les lois éternelles de toute peinture au style très marqué. C'est pendant ces années-là que Le Fauconnier commença à m'interroger sur mes techniques de peinture au couteau, de glacis et de couleurs chaudes et progressivement la matière de sa peinture acquérait parfois de la densité, sa couleur était écrasante (parfois infidèle), sa technique

Henri Le Fauconnier, ‘Paysage avec tombereau’, 1911. ainsi que sa plastique - de plus en plus compliquées -, beaucoup trop recherchées. C'est en juillet 1914 que j'ai fait venir Le Fauconnier en Hollande. Il vint d'abord chez moi, à Veere, et lorsque la guerre éclata, il refusa de rentrer en France. Il est, alors, parti au plus vite à Amsterdam après que j'eus rompu toute relation avec lui’. Kickert, qui depuis cette rupture définitive n'avait plus une parole amicale pour son ami d'autrefois - il méprisait l'attitude de désertion de Le Fauconnier -, mit en doute son influence sur les peintres de Bergen. Ç'aurait été lui faire trop d'honneur. Kickert n'a jamais contesté

Septentrion. Jaargang 15 16 l'influence de Le Fauconnier en tant que cubiste. Il le nommait lui-même ‘un des plus importants, peut-être même le plus grand de son école et de sa génération’. Ce jugement doit être nuancé. Le rôle du cubiste Le Fauconnier ne doit sûrement pas être sous-estimé comme ce fut longtemps le cas en France (vraisemblablement en raison de sa désertion), mais on ne le sert pas en exagérant son importance. A l'exposition Les Cubistes de Bordeaux et de Paris en 1973, Le Fauconnier a été resitué dans son vrai rôle. Il était représenté par deux oeuvres: les portraits des poètes Pierre-Jean Jouve et Paul Castiaux, respectivement de 1909 et 1910. Le premier portrait figurait au Salon d'automne de 1909. Le critique Louis Vauxcelles à qui l'on devait déjà l'appellation ‘fauvisme’ le qualifia de ‘bizarreries cubiques’ donnant ainsi naissance au terme ‘cubisme’. Son influence à cette époque sur Gleizes est établie. Son action sur les peintres hollandais d'Amsterdam et de Bergen fut aussi progressivement reconnue. Dans son livre Le Cubisme, José Pierre ne l'affirme

1. Henri Le Fauconnier, ‘Zandvoort’, 1914. pas encore. Il admet cependant qu'il a eu un rôle positif aux Pays-Bas du fait qu'au même moment de nombreux peintres belges et néerlandais nourrissaient leur expressionnisme de souvenirs cubiques. Les historiens de l'art néerlandais ne s'interrogent plus depuis longtemps. Dans l'introduction au catalogue de l'exposition Gezicht op de Bergense School (Regard sur l'école de Bergen) tenue à Bergen en 1967 au Kunstenaarscentrum, le Professeur-Docteur Hans Jaffé fut très positif en écrivant que Le Fauconnier a eu une influence déterminante et durable sur le petit groupe de Bergen. Le cubiste parisien qui était considéré à Montparnasse comme un chef de file, était venu plusieurs fois à Amsterdam avant son installation aux Pays-Bas pour compléter avec des oeuvres des cubistes de Paris, en compagnie de Kickert, des expositions du Moderne Kunstkring. A l'occasion de la première présentation du Moderne Kunstkring, en 1911, au Stedelijk Museum, il rédigea l'introduction du catalogue qui peut être considérée comme une profession de foi qui influença nombre de peintres hollandais.

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2. Leo Gestel, ‘Portrait du poète J. Rensburg’, 1913.

Cet article de Le Fauconnier est intitulé La Sensibilité Moderne et le Tableau. Ce sont surtout les remarques sur Cézanne qui ont été significatives pour ses collègues néerlandais: ‘L'impressionnisme fut indéniablement la première et la plus importante innovation dans une suite de recherches qui aboutissent aujourd'hui à un concept nouveau de tableau. Le rôle initiateur de Cézanne fut d'ajouter aux soucis de l'impressionniste (soucis limités aux coloris) ceux, beaucoup plus importants, de l'ordonnance et de la construction. Il rêva, selon ses propes paroles, de faire de cet art un art qui rejoignît celui des Musées. Le génie très français de Cézanne le poussait de suite à ordonner, à condenser, pour lui donner plus d'ampleur, cette émotivité moderne, encore confuse chez ses contemporains’. Lors de l'exposition, on avait installé une salle d'honneur avec les oeuvres de Picasso, Braque et Le Fauconnier. Pourtant le cubisme a eu très peu d'échos aux Pays-Bas. Il a marqué pendant quelque temps Léo Gestel (1881-1941), Jan Sluijters (1881-1957), Piet Mondriaan

3. Leo Gestel, ‘Paysage à Majorque’, 1914.

(1872-1944), mais n'a pas pesé durablement sur leur évolution. Gestel lui doit bien une oeuvre majeure et la série de paysages peints pendant un séjour à Majorque en 1914. Ensuite il se reconnaîtra dans l'expressionnisme sombre et lourd qui est caractéristique de la peinture de l'école de Bergen. Pendant cette période, à Staphorst, Sluijters en vint à un expressionnisme plus violent qui traduit une influence allemande. Les artistes d'Amsterdam étaient bien informés de l'expressionnisme allemand Der Sturm à Berlin et Der Blaue Reiter à Münich grâce à une exposition que Herwarth

Septentrion. Jaargang 15 Walden avait organisée aux Pays-Bas. Les paysans et les paysannes déformés que Sluijters peignait à Staphorst marquèrent aussi les peintres flamands réfugiés aux Pays-Bas et qui avaient des contacts avec les peintres d'Amsterdam et de Bergen. Ce contact transparaît dans la peinture de Gustave de Smet (1877-1943) et Frits van den Berghe (1883-1939), par exemple. L'influence que Le Fauconnier a pu avoir sur les oeuvres flamandes créées pendant ces années de guerre n'est pas vérifiable. Mais elle

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Leo Gestel, ‘Ferme 'La Constance' à Bergen’, 1916. est très probable en raison de son amitié avec Gestel. Entre-temps, le Français avait abandonné le cubisme gris, auquel il avait adhéré dans son pays, pour l'expressionnisme tel qu'il était apparu à Amsterdam et à Bergen. L'exemple de Kickert a vraisemblablement été un élément important de ce revirement lorsqu'ils séjournaient, tous deux, encore à Paris et que, de là, ils partaient en Bretagne, à Ploumanach, pour peindre en extérieur. ‘Je me suis détourné, alors, du cubisme extrinsèque et manifeste’, reconnut, plus tard, Kickert. Le changement, chez Le Fauconnier, s'est fait dès son arrivée en Hollande. Là, il est devenu un expressionniste qui montrait l'importance de la

Jan Sluijters, ‘Dame en costume d'amazone’, 1914. forme et de la construction de la composition. Le Professeur-Docteur A.M. Hammacher caractérisait, ainsi, son oeuvre: ‘Sa palette sombre, sa façon de peindre rude et ample exprimaient une impétuosité, une violence qui était parfois brutale, parfois passionnante par l'audace et l'ardeur de son coloris sombre’. On peut retrouver de nombreux exemples de cet expressionnisme de Le Fauconnier qui, même après 1921, une fois rentré à Paris, a exercé une influence aux Pays-Bas, dans les collections de Boendermaker, Beffie et Regnault. En 1959, quelques musées néerlandais et parmi eux le Stedelijk Museum d'Amsterdam ont exposé son oeuvre jusqu'en 1923 avec des tableaux comme

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Jan Sluijters, ‘Famille paysanne à Staphorst’, 1916/1917. le triptyque Rêve des vagabonds, le portrait du poète Albert Verwey et divers paysages et natures mortes de sa période hollandaise qui contrastent beaucoup avec son oeuvre cubiste réalisée en France. Mais une vue d'ensemble de l'expressionnisme hollandais, en gardant à l'esprit la part importante de Le Fauconnier, pourrait presque mettre en évidence l'influence réciproque entre ce peintre français et les peintres qu'il a rencontrés aux Pays-Bas, comme Leo Gestel, Jan Sluijters, Dirk Filarski (1885-1964), Arnout Colnot (1887-1983), Piet (1885-1963) et Matthieu ((1886-1971) Wiegman et Piet van Wijngaerdt (1873-1964); ensemble ils ont laboré une peinture connue dans

Matthieu Wiegman, ‘Ferme dans le Gooi’, + 1919. l'histoire de la peinture néerlandaise sous le nom d'‘école de Bergen’. ED WINGEN

Critique d'art. Adresse: 2e Oosterparkstraat 269, NL-1092 BN Amsterdam. Traduit du néerlandais par Marie-Noëlle Fontenat.

Bibliographie:

Septentrion. Jaargang 15 - A.M. HAMMACHER, Stromingen en persoonlijkheden, schets van een halve eeuw schilderkunst in Nederland (1900-1950) (Courants et personnalités, esquisse d'un demi-siècle de peinture aux Pays-Bas 1900-1950), Amsterdam, 1955. - CONRAD KICKERT, Persoonlijke herinneringen (Souvenirs personnels), in Het Vaderland, 9 mai 1959. - JOSÉ PIERRE, Le Cubisme, Eds. Rencontre, Lausanne, 1966. - Le Fauconnier, catalogue de l'exposition du Stedelijk Museum d'Amsterdam, 1959.

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Anne Teresa de Keersmaeker ou la nouvelle danse en Flandre

EN 1983, quand elle connut un triomphe en Avignon, Anne Teresa de Keersmaeker avait vingt-trois ans. A peine trois années plus tôt, son nom avait figuré pour la première fois sur une affiche bruxelloise et la presse belge avait consacré quelque attention à son apparition sur la scène. Paris fit sa connaissance en 1983, à l'occasion des représentations de Fase au Centre Pompidou, et la revit en 1985 avec Rosas danst Rosas et avec Elena's aria au théâtre de la Ville, le temple de la danse contemporaine. Avec ces trois productions, elle a fait des tournées en Europe et aux Etats-Unis, tout en préparant Bartók / Aantekeningen pour mai 1986. John Perceval, un des plus grands critiques occidentaux, a écrit dans le Times du 13 février 1986, après avoir assisté à une représentation de Rosas danst Rosas à l'ITA Theatre à Londres: ‘Son grand mérite, c'est qu'elle a trouvé un véritable équivalent chorégraphique de la musique minimale. Sa solution, caractérisée par la sobriété, la retenue, le contrôle, n'est guère redevable au style swinguant, plus décontracté, de sa seule rivale sérieuse dans ce domaine, l'Américaine Lucinda Childs’. Il situe ainsi la jeune chorégraphe flamande au niveau et dans le contexte international où elle a conquis sa place en quelques années seulement: au sommet de la ‘minimal dance’, une tendance de la ‘post-modern dance’, propagée depuis les années 50 par Merce Cunningham comme réaction à la ‘modern dance’ de Martha Graham. Voilà pourquoi les organisateurs du festival Klapstuk de Louvain n'avaient pas tort d'inviter en 1983 à la fois la Merce Cunningham Dance Company, la compagnie Rosas d'Anne Teresa de Keersmaeker et d'autres représentants de la nouvelle danse. En 1985, Lucinda Childs était la vedette du Klapstuk suivant.

La chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker (o1960), fondatrice de la compagnie Rosas (Photo Herman Sorgeloos).

Si John Perceval considère l'Américaine, forte de ses vingt ans d'expérience, comme une ‘rivale’ de la jeune artiste flamande, c'est que cette dernière est devenue une valeur sur le plan professionnel. Anne Teresa de Keersmaeker, née en 1960 à Malines, a étudié de 1978 à 1980 à Bruxelles, à Mudra, un ‘Centre de perfectionnement et de recherche des interprètes e du spectacle’, créé en 1970 par Maurice Béjart. Plusieurs membres du Ballet du XX Siècle, dont les salles de répétition et les bureaux se trouvent dans le même immeuble, sont sortis de cette école. Anne Teresa a compris bien vite qu'elle n'était pas faite pour des compagnies comme celle de Béjart ou celle du Koninklijk Ballet van

Septentrion. Jaargang 15 Vlaanderen (Ballet royal de Flandre): ‘Avec mon physique et ma tournure d'esprit, je ne me voyais pas ballerine dans une grande compagnie.

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A l'automne 1980, Europalia, festival bisannuel bruxellois destiné à faire connaître la culture d'un pays européen, était consacré à la Belgique même, à l'occasion du cent cinquantenaire du royaume. C'est dans ce cadre que De Keersmaeker s'est fait connaître avec Asch, ‘un projet de théâtre dans lequel le jeu d'une danseuse et d'un acteur s'entrecroisent à partir d'une unité non narrative’. Avec Jean-Luc Breuer, elle y exprimait ‘l'étonnement assourdi d'une petite fille têtue et d'un grand aviateur blessé’. Dans Asch, expliquait un texte d'accompagnement, ‘on trébuche avec la plus grande précision possible’. L'oeuvre avait été conçue en fonction de l'espace du Nieuwe Workshop d'alors. Le spectacle n'a connu que quatre ou cinq représentations. La presse ainsi que le public se sentaient un peu dépaysés, mais l'essentiel, c'est qu'on avait entendu un nouveau son de cloche. L'année d'après, Anne Teresa a franchi plusieurs fois l'océan. Elle est allée suivre des cours à la School of Arts de la New York University et a figuré dans Jelly Bean Red, White and Blue de Mel Wong ainsi que dans la reconstruction de The Magnificent Cuckold de Meyerhold au musée Guggenheim. A New York, elle a rencontré des musiciens de Steve Reich, compositeur de musique minimale et répétitive. S'inspirant de compositions antérieures de cet artiste, elle a conçu Fase, four mouvements on the music of Steve Reich. En 1981, elle créa un de ces mouvements, un solo sur Violin Phase, dans la métropole américaine. C'est en collaboration avec Michèle Anne de Mey, également ancienne élève de Mudra, qu'Anne Teresa de Keersmaeker danse l'oeuvre complète au cours de l'année 1982 en Belgique, aux Pays-Bas, en France et au festival international Dance Umbrella à Londres. Au dire de John Perceval, Fase y a fait sensation. L'oeuvre de la jeune Flamande était considérée comme meilleure production du festival. Les quatre parties sont Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967) et Clapping Music (1972). Les dates entre parenthèses renvoient aux années où Reich a composé ces pièces, respectivement pour piano, synthétiseur, violon et battements des mains. Dans sa chorégraphie, De Keersmaeker a suivi la ‘Phase Shifting’, le

‘Fase, four mouvements on the music of Steve Reich’. Chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker. Avec Michèle Anne de Mey et Anne Teresa de Keersmaeker (Photo Jean Luc Tanghe).

‘Rosas danst Rosas’. Chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker. Avec Fumiyo Ikeda, Nadine Ganase, Roxane Huilmand et Anne Teresa de Keersmaeker (Photo Jean Luc Tanghe).

Septentrion. Jaargang 15 ‘Rosas danst Rosas’. Chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker. Sur la photo: Michèle Anne de Mey (Photo Jean Luc Tanghe).

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‘Elena's Aria’. Chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker. Avec: Michèle Anne de Mey, Fumiyo Ikeda, Nadine Ganase, Roxane Huilmand et Anne Teresa de Keersmaeker (Photo Herman Sorgeloos). déphasage qui caractérise cette musique: à l'instar des mélodies, les mouvements des deux danseuses passent progressivement du simultané à l'opposé. Les particularités de la ‘minimal dance’ caractériseront également son oeuvre suivante: ni récit, ni contenu psychologique ou notionnel, ni représentation descriptive. Rien que du mouvement pur avec un vocabulaire réduit au minimum, répétitif, d'une structure rigoureusement logique et mathématique. La force, voire la violence et la détermination qui marquent les mouvements de danse d'A.T. De Keersmaeker et qu'elle impose également à ses partenaires, font rejaillir une sorte d'engagement sur le spectateur, établissant une communication qui ne se situe point sur le plan cérébral. ‘Lucinda Childs me fascine’, disait Anne Teresa. ‘Son travail est structurellement magnifique, mais chez moi, il faut que ça sorte davantage des tripes’. Pour sa chorégraphie suivante, il lui fallait quatre interprètes. Avec Michèle Anne de Mey, Adriana Borriello et Fumiyo Ikeda, toutes formées à Mudra, elle a fondé alors la compagnie Rosas. Voilà pourquoi le programme s'appelait Rosas danst Rosas. La musique a été composée par Thierry de Mey et Peter Vermeersch pendant le processus de création. La première a eu lieu au festival Kaaitheater à Bruxelles. Durant trois quarts d'heure, les interprètes dansent en silence sur le sol nu. Ensuite il y a deux fois vingt minutes de danse avec accompagnement musical et quelques chaises comme accessoires. L'oeuvre se termine par une coda. ‘Avec Rosas, j'ai cherché (...) à sortir du côté “clean”, distancié du minimalisme américain’, a déclaré A.T. à Marcelle Michel dans Le Monde. Cette production lui a valu la notoriété internationale. Elle s'est fait applaudir non seulement en Avignon en 1983, mais également dans d'autres villes et à d'autres festivals, notamment en Suisse et en Italie. La première d'Elena's aria, en octobre 1984

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1. ‘Elena's Aria’. Chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker (Photo Herman Sorgeloos).

2. ‘Elena's Aria’. Sur la photo: Anne Teresa de Keersmaeker. au Koninklijke Vlaamse Schouwburg (Théâtre royal flamand) de Bruxelles, dans le cadre du Festival van Vlaanderen, a apporté une surprise. Ce n'était plus de la ‘minimal music’ pure: il y avait aussi des mélodies à succès d'avant-guerre, des textes dits par les danseuses elles-mêmes, des images projetées d'immeubles qui s'effondrent. La danse s'appuyait toujours sur un nombre restreint de figures permettant cependant de nombreuses variations à l'intérieur d'une structure voulue et conséquente. ‘Il s'agit d'une réflexion, d'une interrogation sur l'écriture chorégraphique, disait A.T. dans Le Monde (15 juin 1985: La détermination d'Anne Teresa De Keersmaeker). Depuis ce moment, l'avenir lui sourit. Les cinq danseuses de Rosas - si Adriana Boriello n'en fait plus partie, la troupe s'est renforcée de Roxane Huilmand et de Nadine Ganase - constituent une petite compagnie internationale qui fait le tour de la planète. De 1984 à nos jours, Fase, Rosas danst Rosas et Elena's aria ont connu en tout quelques centaines de représentations aussi bien en Europe qu'en Israël, au Mexique, aux Etats-Unis ou au Canada. Au mois de mai dernier, la nouvelle chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker, Bartók/Aantekeningen, a été créée à Bruxelles. Il s'agit d'une oeuvre pour quatre danseuses, inspirée du Quatuor no 4 de Béla Bartók. Par sa complexité structurelle comme par sa force expressive, cette musique, composée en 1928, constitue un défi chorégraphique de poids. Les ‘variations’ (Aantekeningen) d'A.T. de Keersmaeker sur les cinq mouvements de Bartók se présentent sous forme de séquences de danse et d'action, de fragments de récits, de projections d'images, et même d'autres sons et mélodies. Aux membres de la troupe de Rosas, un nouveau nom s'est ajouté, celui de Johanne Saunier. Bartók/Aantekeningen est une coproduction de SCHAAMTe asbl, du festival d'Eté de Seine-Maritime (France) en du Holland Festival. Dans son propre pays, les mérites d'A.T. De Keersmaeker sont désormais généralement reconnus. Depuis la fondation du Ballet van Vlaanderen en 1970, Rosas est la première compagnie professionnelle créée en Belgique. L'année dernière, A.T. a reçu le Zilveren CJP (Cultureel Jongeren Paspoort - Passeport culturel pour la jeunesse), un prix attribué à des artistes qui attirent particulièrement les jeunes. Anne Teresa a fait connaître la danse en Flandre, telle qu'elle s'est développée en Amérique

Septentrion. Jaargang 15 depuis Cunningham, tout en lui conférant un caractère personnel. Elle a suscité un nouvel intérêt chez le public comme chez les danseurs et contribué à l'éclosion de jeunes talents.

JEF DE ROECK Journaliste. Adresse: Tervuursevest 123, bus 20, B-3030 Leuven-Heverlee.

Traduit du néerlandais par Raoul Sinjan.

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‘Voici le pays où habitent les grandes personnes... N'aie pas peur. Tu ne dois pas encore y vivre’.

Annie M.G. Schmidt ou l'enfant à travers la grande dame

ANNIE M.G. Schmidt est née le 20 mai 1911 à Kapelle (Zélande). Son père était pasteur. Elle fréquenta les cours de l'école supérieure pour bibliothécaires, travailla ensuite comme assistante bibliothécaire à Amsterdam et plus tard comme directrice de la bibliothèque publique de Vlissingen. Quinze années de travail dans ce milieu et ses expériences vécues avec les enfants et leurs livres l'inciteront à écrire pour les plus jeunes. Et pourtant, elle débuta avec des textes destinés au cabaret journalistique du quotidien Het Parool, au service duquel elle était entrée au lendemain de la libération. Bien vite elle y fut remarquée par Wim Sonneveld et Wim Kan. Chaque semaine, elle écrivait dans Het Parool un poème destiné aux enfants et, sous le titre Impressies van een simpele ziel (Impressions d'une âme simple), une courte rubrique pour la page féminine. La force de son éloquence et son goût pour l'humour noir s'y manifestent déjà clairement. Avec Simon Carmiggelt elle sillonna, ces années-là, le pays entier, pour y donner des conférences humoristiques. A cette époque, les gens étaient assoiffés d'humour. Ce fut le même Carmiggelt qui la mit en contact avec la maison d'édition De Arbeiderspers, où parut en 1950 son premier recueil de poèmes: En wat dan nog (Et quoi encore?), un recueil plein d'anecdotes pour adultes, inspiré de textes allemands d'auteurs-compositeurs pour cabaret. Le recueil de poèmes pour enfants Het Fluitketeltje (La bouilloire à sifflet) suivit peu après. Contaminée par le virus, elle continua sur sa lancée: poèmes, contes et récits pour enfants, programmes radiophoniques et télévisés, comédies musicales ainsi que pièces de théâtre virent le jour. A ce jour, plus de 70 titres ont été édités. Elle s'est acquis une énorme popularité dans tous les domaines. Le recueil Het Fluitketeltje connut sa 19e édition en 1979. Ses livres pour enfants tels Pluk van de Petteflet (1971) et la collection Jip en Janneke (1953-1960) restent des bestsellers. Son oeuvre fut traduite dans plusieurs pays et de nombreux prix lui furent attribués. Les Pays-Bas lui ont décerné en 1964 leur premier prix de littérature enfantine et juvénile et l'Etat autrichien l'honora à son tour en 1968 en couronnant son livre Wiplala (1957). En 1981, elle reçut pour Otje (1980) le prix De Gouden Griffel(1). Annie M.G. Schmidt habite depuis 1972 le sud de la France car la santé de son mari exige un climat chaud.

‘Jouer à la poupée’ d'Annie M.G. Schmidt, écrivain au service de la radio et de la télévision

Le nom d'Annie M.G. Schmidt devint célèbre lorsqu'elle signa en 1952 le feuilleton radiophonique De Familie Doorsnee (La famille tout le monde), pour lequel les Pays-Bas entiers délaissaient leurs occupations. Il s'agissait d'une famille bourgeoise hollandaise dans laquelle les gens se reconnaissaient. Les auditeurs partageaient

Septentrion. Jaargang 15 vraiment la vie de la famille et lorsque le jeune couple du feuilleton attendit son premier bébé, la radio reçut, de tous les coins du pays, des articles de layette. Une des plus grandes qualités d'Annie M.G. Schmidt, c'est que chacun se reconnaît dans ce qu'elle fait. Elle n'a pas son pareil pour décrire la famille bourgeoise moyenne, caractérisée par des personnages inoubliables. L'influence de son enfance est évidente. Enfant de citadins, elle s'est toujours sentie exclue de la communauté villageoise zélandaise. De là, son envie d'être comme tout le monde; de là, sa continuelle recherche d'un commun dénominateur susceptible de rapprocher les hommes.

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Annie M.G. Schmidt (o1911).

Dans cette quête, elle se meut exclusivement dans son propre milieu, la classe bourgeoise vis-à-vis de laquelle elle éprouve une relation bivalente: tantôt d'amour, tantôt de haine. D'une part, il y a l'attendrissement, l'intimité et d'autre part, la moquerie, voire même le dégoût. Cette attitude se retrouve dans toute son oeuvre. Le recueil poétique Het hele schaap Veronica (Véronica, le mouton entier, 1960) en est le résumé. Elle saute également aux yeux dans la série télévisée Pension Hommeles (1957-1959) où le milieu familial traditionnel est remplacé par une pension, ce qui permet de faire intervenir toute une série de personnages étrangers à la famille. Schmidt appelle cette manière de traiter les personnages ‘Jouer à la poupée’. Les problèmes domestiques abordés et le langage pétillant de la série marquèrent un renouveau dans le domaine de la télévision aux Pays-Bas. Une autre série à grand succès fut Ja zuster, nee zuster (1966-1968). Destinée initialement aux enfants, elle réunit, à chaque épisode, un nombre croissant d'adultes autour du petit écran. Comme ce fut le cas pour les autres feuilletons, certaines de ses chansons devinrent numéro un au hit-parade, par exemple Mijn Opa (Mon grand-père). Le dernier feuilleton, Pleisterkade 17 (Quai 17), diffusé en 1976-1977 connut également les faveurs du public.

‘J'ai une sainte horreur des convenances’. Annie M.G. Schmidt, écrivain au service du théâtre et des comédies musicales

Lorsqu'Annie M.G. Schmidt peut écrire de la prose légère, elle se sent vraiment à l'aise. Elle-même se dit d'ailleurs auteur de chansons et poèmes; avant tout, soucieuse de métier, artisanale, consciente par là de ses limites. Elaborer une oeuvre dramatique complète ne lui convient guère. Dans ses meilleures comédies musicales, comme dans En nu naar bed (Et maintenant au lit, 1971), elle parvient à compenser ce manque par l'élément éblouissant qu'est le show. Elle donne le meilleur d'ellemême lorsqu'elle écrit une revue intime comme Met man en muis (Perdu corps et bien, 1968), un spectacle de cabaret éblouissant. Son point de départ est toujours le public et c'est pour elle une gageure, d'accrocher ce public et de faire en sorte qu'il continue à se passionner; il en va de même pour son travail télévisé. Ses comédies musicales abordent des sujets importants aux yeux du commun des mortels: la relativité du bonheur, l'amour, la carrière, telle la fable moderne En nu naar bed; la nature menacée dans la satire Wat een planeet (Quelle planète, 1973); l'avortement, l'homosexualité, les menaces de guerre, la crise économique dans Foxtrot (1977); l'euthanasie dans

Septentrion. Jaargang 15 Er valt een traan op de tompoes (Une larme sur le petit gâteau, 1979); les féministes et les prostituées dans leurs relations avec les hommes dans Madam (1981). Le succès d'Annie M.G. Schmidt est dû non seulement à l'originalité de ses thèmes mais également au langage subtil utilisé sur scène. Ses textes passent, ses chansons nous surprennent par l'originalité des rimes et elle badine avec ses nombreuses trouvailles. Continuelle-

Septentrion. Jaargang 15 26 ment attentive aux idées typiquement hollandaises ou au goût du jour, elle joue sur différents registres, passant de l'attendrissement à l'ironie, voire même au sarcasme qu'elle compense toujours par le rire. Ce qu'elle nous apporte en tout premier lieu, c'est de l'amusement et non un message. Caractéristique de ses dernières comédies musicales: l'accent qu'elle met sur l'élément show qu'elle veut pétillant, étourdissant. Sous l'influence de la télévision, elle fragmente ses pièces en scènes courtes mais précises qui se succèdent à un rythme accéléré de manière à constituer un théâtre total. Mais, sous-jacente au spectacle éblouissant, tressaille cependant souvent sa critique amère vis-à-vis de la société. Cela aussi est typique d'Annie M.G. Schmidt. Elle-même se considère d'ailleurs comme un tempérament à deux faces: d'un côté le spectacle éblouissant, le show, le rire, et d'un autre côté un pessimisme toujours sur la défensive, une attaque contre tout laxisme et toute hypocrisie, une lutte contre les convenances. Au fil des ans, elle est devenue plus cynique. Entre l'idylle bourgeoise, relativement conventionnelle, Heerlijk duurt het langst (Seul le sublime dure, 1967) et la danse volcanique dans Foxtrot (1977), il y a un monde de différences. Pour composer ses pièces, Annie M.G. Schmidt se base non seulement sur son public mais également sur les interprètes pour qui elle crée des rôles. C'est ainsi que toutes ses pièces se construisent autour d'un même noyau d'acteurs quasi immuable.

‘Je suis méchant, na!’, poèmes pour enfants

Selon les affirmations d'Annie M.G. Schmidt elle-même, son travail théâtral ressemble étroitement à ses livres pour enfants. Le public est identique. Petits et grands souhaitent

Pour ‘Pension Hommeles’ (1957-1959), Annie M.G. Schmidt reçut en 1959 le prix de télévision du ‘Prins Bernhardfonds’. s'amuser, être entraînés dans le monde de la fantaisie et dans les deux cas, il faut user d'un langage simple et direct. Lorsqu'elle écrit pour les plus jeunes, elle se met dans la peau d'un enfant de 8 à 9 ans et parvient par là à se solidariser avec l'enfant et à pénétrer son univers. C'est ici que réside essentiellement le renouveau apporté à la poésie enfantine. Les braves enfants innocents sont renversés par des petits diables qui veulent autre chose que jouer gentiment à la poupée:

Septentrion. Jaargang 15 En ik wil op de kanapee met hele vuile schoenen en ik wil aldoor gillen: NEE! en ik wil met de melkboer mee en dan het paardje zoenen en dat is alles wat ik wil en als ze kwaad zijn, zeg ik: ‘BIL’(2).

Sur le divan je veux jouer avec mes souliers très sales et ‘non-non’ sans arrêt crier et accompagner le laitier et embrasser son cheval et voilà tout ce que je veux et s'ils se fâchent, je dis: ‘ZUT’.

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Dans ses poèmes, elle partage avec l'enfant un sentiment ludique et ingénu. Elle cherche, en tout premier lieu, à détendre ses lecteurs jeunes ou vieux. La majeure partie de ses vers se compose, par conséquent, de récits fantasmagoriques et de poèmes sur les animaux dans lesquels l'humour se donne libre cours. Schmidt n'écrit plus comme jadis, ‘au sujet’ des enfants mais ‘pour’ les enfants. Son propre humour se fonde surtout sur l'exagération. C'est ainsi qu'elle nous met en garde contre le soleil dans Pas op voor de hitte (Attention à la chaleur) car ‘Juffrouw Scholten is vandaag gesmolten’, ‘Mademoiselle Pondue est aujourd'hui fondue’ (De Lapjeskat - La chatte portugaise, 1954) et Jankepiet, Jean qui pleure, pleure tellement qu'il se noie dans ses larmes (Iedereen heeft een staart - Tout le monde a une queue, 1959). Elle affectionne aussi les petits bonshommes bizarres et les dames comiques. Inoubliables sont notamment monsieur Van Zoeten qui, chaque samedi, se lave les pieds dans son aquarium (Het Fluitketeltje), et Tante Trui et Tante Toosje qui flottent sur leur canapé après une grande averse (Dit is de spin Sebastiaan - Voici l'araignée Sébastien, 1951). La poésie enfantine d'Annie M.G. Schmidt, très dynamique, apparaît comme un savant dosage de dramatique et de narration. Ses vers se prêtent merveilleusement bien à la déclamation. Voici ce qu'elle déclare à ce sujet: ‘Lorsque j'écris un poème pour enfants, je m'imagine le public et je récite le poème comme si j'étais moi-même sur scène’(3). La richesse des sons, l'usage de la langue parlée, le rythme souple, les rimes fluides, souvent originales, les fins de phrases ou de strophes inattendues rendent ses poèmes très expressifs. Ils ont d'ailleurs pratiquement tous été mis en musique.

Cinq humoristes de la plume. De gauche à droite, Willem Wittkampf, Annie M.G. Schmidt, Ferdinand Langen, Simon Carmiggelt et Eli Asser.

Démasquer, une seconde nature chez Annie M.G. Schmidt. Contes pour enfants

Dans son interview avec Joos Florquin, Annie M.G. Schmidt définit le thème majeur de son oeuvre comme une sorte d'anarchie, de révolte contre le monde adulte; elle y

Septentrion. Jaargang 15 parvient notamment en accentuant la spontanéité désarmante des enfants vis-à-vis de toute l'arrogance, de toute la forfanterie hélas si souvent présentes chez les adultes. Elle opte résolument pour l'enfant, lui parle d'égal à égal. Les adultes ne tiennent d'ailleurs jamais la première place dans ses livres ou alors c'est qu'ils sont ridiculisés. Son monde se peuple d'enfants débordants de vie qui aiment jouer et de gentils animaux; à l'arrière-plan de drôles de dames et de braves messieurs maladroits. Mais ici aussi on observe une évolution: elle dénonce de plus en plus certains agissements de notre société. Cet élément critique est par contre quasiment absent de ses

Septentrion. Jaargang 15 28 livres Jip et Janneke, tout comme le fantasmagorique que l'on retrouve plus tard dans son oeuvre. Jip et Janneke jouent à cache-cache, à l'agent de police, dramatisent des fables ou partent en vacances. A ce point de vue-là, ces livres ne sont pas très surprenants; ce qui l'est par contre, c'est le style direct. Il présente un choix subtil de mots, de dialogues vivants, de phrases brèves souvent humoristiques, sans toutefois chercher à moraliser. Résultat: les chapitres sont courts, se prêtent merveilleusement bien à la lecture à haute voix, une des qualités essentielles de tous les livres d'Annie M.G. Schmidt. Dans la série Abeltje l'extravagance reprend libre cours: Abeltje, le picolo du supermarché Knots, s'envole droit à travers le toit, à la découverte du monde, accompagné par sa voisine Laura Suikervliet, monsieur Jozias Tump, de l'entreprise ‘Anti-mites’, et mademoiselle Klaterhoen, professeur de chant. En 1957 paraît Wiplala, un petit bonhomme magicien, tellement malhabile qu'il s'empêtre régulièrement dans des situations burlesques. En 1964 paraît Heksen en zo (Sorcières et compères), le livre préféré de l'auteur. Elle y transforme, d'une manière originale, des contes célèbres: les sorcières roulent en voiture, le prince oublie sa princesse, les H.L.M. remplacent les châteaux. Dans un autre livre Minoes (1970) qu'elle aime tout autant, elle nous narre l'histoire d'une chatte, métamorphosée en demoiselle, tout en gardant certaines caractéristiques de son espèce. Dans son livre Pluk van de Petteflet (1971), elle fait allusion, d'une manière beaucoup plus tangible aux travers de notre société, surtout lorsqu'elle défend la nature; mais ici non plus le message ne l'emporte pas sur l'histoire, il se mêle au jeu étourdissant du langage, plein d'humour, de tension et de fantaisie. Dans son ouvrage Het fornuis moet weg (Dehors, le fourneau!, 1974), une fillette rêve de devenir charpentier et un petit garçon ‘homme de ménage’, projets que les adultes essayent de contrecarrer par tous les moyens. Dans Otje (1980), elle se moque du monde de la bureaucratie noyé dans la paperasserie: le père de Otje, colérique, ne trouve pas de travail comme cuisinier car il n'a pas de papiers; heureusement, les oiseaux viennent à son secours! Nouvelle occasion pour l'auteur de manifester sa fantaisie et son amour des animaux; autrement dit, les thèmes majeurs de l'oeuvre d'Annie Schmidt émergent une fois de plus.

JAN VAN COILLIE Licencié en philologie germanique. Assistant à la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Pensstraat 4, B-3000 Leuven.

Traduit du néerlandais par Paul Lecompte.

Photos:

Les illustrations sont empruntées à l'ouvrage Kijk Annie M.G. Schmidt. De schrijfster in beeld (Voilà Annie M.G. Schmidt. L'écrivain en images), Querido, Amsterdam, 1984.

Septentrion. Jaargang 15 Eindnoten:

(1) De Gouden Griffel (Le crayon d'ardoise en or) est le prix décerné, chaque année, au meilleur livre pour enfants, par l'Association de la propagande collective pour le livre néerlandais (CPNB). (2) Dernière strophe de Ik ben lekker stout (Je suis méchant, na!), poème du recueil portant le même titre, édité chez Querido, 1979 (réédition). (3) Interview avec Joos Florquin dans Ten huize van... 11, Davidsfonds, Leuven, 1975.

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Les relations historiques entre la Corée et les Pays-Bas

C'EST en 1627 qu'une poignée de Néerlandais atteignit pour la première fois la Corée. Partis de Taiwan pour le Japon, ils avaient essuyé une tempête qui les avait déroutés, et avaient envoyé une chaloupe faire de l'eau sur la côte coréenne. Trois d'entre eux, Dirk Gijsbertsz. et Jan Janse Weltevree, tous deux originaires de De Rijp (Hollande septentrionale) et Jan Pieterse Verbaest d'Amsterdam furent faits prisonniers; les autres réussirent à s'enfuir à bord de la chaloupe. Le trio fut expédié vers la capitale où Jan Janse Weltevree réussit même à devenir garde du corps du roi. Il

Représentation fantaisiste d'Hendrik Hamel et des siens dans leur exil de la province de Cholla-do. La maison n'a pas grand-chose de coréen! reçut un nom coréen, Pak Yon, et épousa une Coréenne qui lui donna un garçon et une fille. Ses deux compagnons d'infortune moururent en 1637 au cours de combats contre les Mandchous qui, sept ans plus tard, supplanteraient, en Chine, la dynastie Ming. Après 1656, on n'entend plus parler de Weltevree; il a donc habité au moins 39 ans en Corée. Cinglant lui aussi de Taiwan vers le Japon, le navire néerlandais De Sperwer fut également dérouté par une tempête et fit naufrage le 15 août 1653 sur la côte de Cheju-do (Quelpart), une vaste île située au sud du sud-ouest coréen. Des 64 hommes de l'équipage, 36 parvinrent à atteindre le rivage. La plupart des survivants moururent au cours des années suivantes; quinze finirent par rentrer dans leur patrie.

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Les aventures des naufragés furent consignées par le comptable du bord, Hendrik Hamel van Gorkum, dans son Journal qui parut en 1668 à Amsterdam et Rotterdam et connut depuis plusieurs traductions en français, en allemand et en anglais. Nous ne saurions nous dispenser ici d'évoquer brièvement les expériences que connurent les naufragés. La population de l'île leur fournit des vivres et les traite bien en général. Une semaine après leur arrivée, une délégation de quatre hommes est reçue par le préfet de Cheju-do. Ils lui font comprendre qu'ils veulent gagner le Japon où les Néerlandais possédaient alors une factorerie sur l'île de Dejima, située dans la baie de Nagasaki. Celui-ci ne peut toutefois les y autoriser, les lois de la Corée s'y opposant. Il envoie à la Cour un rapport sur l'arrivée des étrangers et demande des instructions. En attendant, le préfet invite souvent les naufragés et va même parfois jusqu'à organiser des fêtes pour les consoler de leur infortune. ‘Il eut si grand soin de nos malades, qu'on peut

Arrivée de Hamel et de fugitifs néerlandais à Nagasaki. dire que nous fûmes mieux reçus de cet Idolâtre que nous ne l'eussions été des Chrétiens.’ Le 29 octobre, le préfet mande Hamel, le maître-pilote et le second chirurgien: ils font la rencontre d'un homme à longue barbe rousse qui se révèle être le Jan Janse Weltevree déjà évoqué. ‘Aussi y avait-il sujet d'être surpris, & même de s'étonner, de voir qu'un homme de cinquante huit ans, comme était celui-ci, eût tellement oublié sa langue maternelle que nous eûmes au commencement bien de la peine à l'entendre; il est vrai qu'il ne lui fallut qu'un mois pour s'y remettre.’ Vers la fin de mai 1654, on convoque les Néerlandais à Séoul, où le roi les reçoit en audience et où ils ont la tristesse d'apprendre qu'ils ne peuvent en effet quitter le pays. Le roi leur marque toutefois sa bienveillance et les nomme gardes du corps. A peine deux ans plus tard, ils tombent en disgrâce et sont exilés dans la province de Cholla-do (au sud-ouest de la Corée). Ils doivent ce revers de fortune aux tentatives de certains des leurs d'entrer en contact avec une ambassade mandchoue venue de Chine et à la jalousie de certains hauts dignitaires.

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A l'été de 1666, après dix années de misère, Hamel et sept autres réussissent, contre une somme rondelette, à se procurer un bateau avec lequel ils font voile vers Dejima. En octobre de l'année suivante, les autorités japonaises les autorisent à gagner Batavia. Sur intervention des Japonais, les huit naufragés restants reçoivent la permission de quitter la Corée. Sept d'entre eux arrivent en septembre 1668 à Nagasaki; le huitième, Jan Claesz. van Dort, préféra rester en Corée. ‘Il s'y était marié et prétendait n'avoir plus sur le corps un poil qui ressemblât à un Chrétien ou à un Néerlandais.’

Le monument érigé en 1980 sur la côte sud de Chejudo à la mémoire des naufragés néerlandais du XVIIe siècle.

Un tiers environ du Journal de Hamel est consacré à la description de la Corée, de sa population et de sa culture; c'est le premier ouvrage européen sur ce pays dont auparavant l'Occident ne connaissait guère que l'existence. La grande précision qu'atteignent parfois les observations de Hamel, apparaît dans les remarques qu'il consacre à la langue et à l'écriture: ‘En ce qui concerne leur idiome, leur écriture et leur arithmétique, leur langue diffère de toutes les autres. Elle est très difficile à apprendre, parce qu'ils donnent plusieurs noms à une seule et même chose. Ils s'expriment très distinctement, surtout les notables et les doctes. Ils utilisent trois types d'écriture. Le premier type, qui est aussi le plus important, ressemble à

Septentrion. Jaargang 15 32 l'écriture des Chinois et des Japonais; il sert à l'impression de tous leurs livres ainsi que des écrits qui ont rapport avec l'état et le gouvernement. Le second est très rapide comme notre cursive; les notables et les gouverneurs l'emploient couramment pour rédiger des sentences ou pour annoter des requêtes ainsi que pour leur correspondance privée, vu que l'homme du peuple ne sait la lire. La troisième écriture, la plus simple, est utilisée par les femmes ou le commun. Elle est d'une acquisition très aisée mais elle leur permet d'écrire toutes choses et même des mots inconnus très simplement et mieux que les deux autres. Dans tous

Coréen rencontré par Von Siebold (Musée national d'ethnologie, Leyde). les cas on écrit au pinceau - avec beaucoup d'adresse et de célérité. Ils possèdent beaucoup d'ouvrages manuscrits ou imprimés venus des temps anciens et leur attribuent une telle valeur que c'est le frère du roi ou le prince héritier qui en a perpétuellement la garde. Les copies et les planches à imprimer sont conservées dans de nombreuses villes et places-fortes, ce qui leur permet de ne pas s'en trouver privés en cas d'incendie ou d'autre catastrophe.’ Les trois graphies sont l'écriture chinoise traditionnelle, la cursive chinoise abrégée et l'alphabet coréen inventé au milieu du quinzième siècle. Les Veritable Records (Chroniques authentiques) concernant les événements survenus sous le règne de la dynastie Yi (1392-1910) ont en effet été conservées en des lieux divers pour les raisons mentionnées par Hamel. Nous trouvons un bel exemple de conservation de planches gravées au monastère de Haein-sa à l'ouest de Taegu, où l'on stocke les 81.258 planches de bois qui ont servi à l'impression, entre 1237 et 1251, du canon bouddhique (Tripitaka). e Nous trouvons en outre une très intéressante information sur la Corée du XVII siècle dans Noord- en Oost-Tartaryen (Tartaries du Nord et de l'Est), ouvrage en deux tomes de la main de Nicolas Witsen qui, entre 1682 et 1705, fut treize fois maire d'Amsterdam et, en 1697-1698, maître ès constructions navales du tsar Pierre le Grand. Pour sa description de la Corée, Witsen fit usage, entre autres sources, d'informations orales fournies par Matthieu Eibokken, un des compagnons d'infortune de Hamel. Eibokken était le second chirurgien déjà évoqué, un personnage assez considérable à en juger par le compte rendu de Hamel. La relation de Eibokken apporte une foule de précieux compléments

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Le texte original du poème de Ko Ungyang, (Bibliothèque de l'Université de Leyde).

à l'ouvrage de Hamel; ce qui est particulièrement intéressant, c'est son glossaire de 143 mots coréens. Leur orthographe nous permet d'affirmer qu'Eibokken était capable de lire et d'écrire l'alphabet coréen. Le présent article a déjà parlé de la factorerie néerlandaise implantée dans l'île artificielle de Dejima où les Néerlandais furent de 1641 à 1854 les seuls Européens autorisés à faire du commerce avec le Japon. Entre 1823 et 1829, le Docteur Philipp Franz von Siebold, originaire de Würzburg, y remplissait la fonction de médecin au service des Néerlandais. C'était un grand savant qui enseigna la médecine occidentale à beaucoup de Japonais et qui, après son retour aux Pays-Bas, a beaucoup contribué par ses publications à faire connaître en Europe le Japon et ses voisins. Pendant son séjour à Dejima, eurent lieu de nouveaux contacts entre Néerlandais et Coréens; leur rencontre du 17 mars 1828 mérite une mention spéciale. Trois bateaux coréens montés par trentesix hommes originaires de la province de Cholla-do, avaient fait naufrage près des îles Gotô et de la côte occidentale de Kyûshû. On les avait amenés au comptoir commercial du prince féodal de Tsushima à Nagasaki, puisque ce seigneur avait la charge des relations entre la Corée et le Japon. A la date susdite, Von Siebold et son ami Carel Hubert de Villeneuve reçurent la permission d'y rencontrer six des naufragés. A cette occasion, on organisa un banquet où on échangea des cadeaux. Voici la traduction d'un poème chinois par un marchand coréen et donné à Von Siebold:

Sur les frontières et les capitales de ce monde je n'ai rien appris depuis ma naissance et mon adolescence. Les vents contraires nous ont jetés sur les côtes du Japon. Les interdits sont levés et nous voici arrivés dans cette jolie maison. Des gens venus de trois pays se sont rencontrés et se divertissent maintenant ensemble... C'est devenu une rencontre enchanteresse et qui donne ici le ton? Un talentueux Hollandais nous préside! Jamais je n'avais encore entendu parler de Hollande... Nous Coréens, nous Vous témoignons notre respect et nouons amitié avec Vous. Ecrit par Ko Ungyang, Coréen.

Par la suite Von Siebold et De Villeneuve rendirent encore quelques visites à leurs amis coréens; le premier nommé approfondit sa connaissance de l'écriture coréenne, sur laquelle il avait dès 1824 envoyé une communication au gouvernement des Indes

Septentrion. Jaargang 15 néerlandaises, cependant que De Villeneuve et le peintre japonais Kawahara Keiga réalisaient des portraits et autres documents graphiques. A l'intérêt de Von Siebold pour la Corée nous ne devons pas seulement la première communication scientifique sur la langue et l'écriture de ce pays mais aussi un aperçu de l'histoire coréenne.

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Chansonnette enfantine coréenne notée par un des amis coréens de Von Siebold (Bibliothèque de l'Université de Leyde). Le texte coréen (3e et 5e colonnes à partir de la droite) est écrit en alphabet coréen (‘han'gul’) et accompagné, à droite, par une transcription phonétique en japonais. Puis vient une traduction japonaise (6e et 7e colonnes à partir de la droite). Voici ce que dit la chansonnette: ‘En ce monde il n'y a rien de pis que l'araignée! Dévidant ses fils par l'arrière elle confectionne une grande toile pour empêtrer le papillon, qui visite si joyeusement les fleurs.’ Les caractères chinois (tout à fait à droite et près des dessins) signifient: chansonnette coréenne, fillette coréenne, femme coréenne et garçonnet coréen.

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Après la guerre russo-japonaise (1904-1905), la Corée était devenue un protectorat japonais dont Itô Hirobumi fut le premier résident-général. L'ouverture à La Haye en juin 1907 de la deuxième Conférence de la Paix parut à l'empereur coréen Kojong une occasion rêvée de plaider la cause coréenne devant un forum mondial. Le 20 avril, sans qu'il en filtrât rien - ce qui était une prouesse, compte tenu de l'omniprésence des agents japonais et de leurs créatures - il nomma trois Coréens ambassadeurs à

Naufragés coréens à Nagasaki près de l'échiquier ‘paduk’. la Conférence. Il s'agissait de l'ancien vicepremier ministre Yi Sangsol, de l'ancien juge à la haute cour de justice Yi Chun et de l'ancien secrétaire de l'ambassade coréenne à St-Petersburg, Yi Wijong. Flanqués de l'universitaire américain Homer B. Hulbert qui leur servait de conseiller, ils arrivèrent vers le 24 juin à La Haye. Comme la Russie et le Japon préparaient pour le mois suivant la conclusion d'un accord de partition de la Mandchourie en deux zones d'influence, le président de la conférence, le Russe Nelidov, refusa l'admission de la délégation coréenne à moins d'invitation par le gouvernement néerlandais. Mais ni le ministre

Septentrion. Jaargang 15 36 néerlandais des Affaires étrangères, ni les chefs des autres délégations n'étaient disposés à apporter leur concours aux Coréens. Leur argumentation était qu'en vertu du traité de protectorat de novembre 1905, c'était le Japon qui était en charge des relations extérieures de la Corée. Aussi la mission s'acheva-t-elle sur un fiasco. Le 19 juillet, les Japonais forcèrent l'empereur à abdiquer en faveur de son fils, le prince héritier, qui était un incapable. Cinq jours plus tard ce dernier ratifia un nouvel accord qui confiait également au résident-général le contrôle de l'administration intérieure de la Corée. Cette mesure transforma en fait l'annexion finale de la Corée par le Japon en août 1910 en une simple formalité. Yi Chun était décédé le 15 juillet à La Haye: l'échec de sa mission l'avait poussé à négliger complètement une santé déjà bien délabrée. On l'enterra dans le cimetière de Nieuw Eykenduynen

Peinture coréenne sur rouleau, donnée en cadeau à Von Siebold (Musée national d'ethnologie, Leyde). où sa tombe est devenue un lieu de pèlerinage pour tous les Coréens qui visitent les Pays-Bas - bien que ses cendres aient été transférées à Suyu-ri (Séoul) en 1963. Cet article ne saurait passer sous silence la participation des forces néerlandaises terrestres et navales à la Guerre de Corée (1951-1953). Près de 4 000 Néerlandais combattirent sur le front de Corée: 123 moururent au champ d'honneur, 645 furent blessés. Le 29 septembre 1975 a vu l'inauguration près de Hoengsong d'un magnifique monument en l'honneur du Détachement Néerlandais des Nations Unies. FRITS VOS Professeur en philologie et littérature japonaise et coréenne. Adresse: Hazenboslaan 5, NL-2341 SE Oegstgeest. Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.

Septentrion. Jaargang 15 Le monument à la gloire du Détachement Néerlandais des Nations Unies.

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Johannes Ockeghem (vers 1410-1497) Un compositeur flamand au service des rois de France

Nymphes des bois, déesses des fontaines, Chantres experts de toutes nations, Changez vos voix fort claires et haultaines En cris trenchans et lamentacions; Car Atropos, tres terrible satrape, A vostre Obgam atrapé en sa trape, Vray tresorier de musique et chef d'oeuvre; Grand dommage est que la terre le coeuvre. Acoultez vous d'habitz de doeuil, Josquin, Perchon, Brunel, Compère(1). Et pleurez grosses larmes de d'oeul; Perdu avés vostre bon pere.

C'EST dans ces vers que le poète Jean Molinet (vers 1435-1507) pleure le décès du e célèbre chanteur et compositeur flamand du XV siècle, Johannes Ockeghem (‘Obgam’) qui, après plus de 45 ans de services fidèles auprès de trois rois de France, mourut en 1497 à Tours, où il était trésorier à St-Martin. Le poème a été mis en musique d'une manière magistrale par Josquin Desprez (vers 1440-1521), le plus grand compositeur de la génération après Ockeghem. D'autres élégies rappellent la renommée exceptionnelle d'Ockeghem: dans une complainte de plus de 400 vers, Crétin lui rendit hommage en l'appelant ‘la perle de la musique’. Même Erasme joignit sa voix au cortège des lamentations dans une élégie écrite en latin:

Ergone conticuit Vox illa quaedam nobilis, Aurea vox Okegi?

(Est-elle réduite à jamais au silence, cette voix naguère si noble, la voix d'Ockeghem?) Bien d'autres honneurs furent rendus à Ockeghem, ce qui montre à quel point il était estimé: ainsi Jean Tinctoris, le théoricien célèbre, lui dédia un de ses traités, tandis qu'Isabelle d'Este, épouse de François de Mantoue fit graver, en 1505, une des compositions d'Ockeghem dans son studio. En outre, le nombre considérable de manuscrits dans lesquels les oeuvres d'Ockeghem furent retrouvées, attestent la renommée de ce compositeur d'une importance exceptionnelle. e Se trouvant au centre de la musique de la seconde moitié du XV siècle, Ockeghem appartient à la tradition des compositeurs des Pays-Bas qui, à l'époque bourguignonne, ont permis à la polyphonie de prendre un essor extraordinaire. Leurs chefs-d'oeuvre aussi bien de musique profane que religieuse non seulement ont résisté à l'épreuve du temps, mais jouissent même d'un regain d'intérêt aujourd'hui. Johannes Ockeghem est probablement originaire du village d'Ockeghem en Flandre orientale ou de Termonde, non loin de là. Son nom apparaît pour la première fois parmi les chantres dans les comptes de l'église Notre-Dame d'Anvers en l'an 1443. C'est probablement à la suite de contacts avec des musiciens de la Chapelle Bourguignonne qu'Ockeghem se mit au service de Charles Ier, duc de Bourbon (1446-1448). C'est sans doute de ces années que datent ses premiers rapports avec

Septentrion. Jaargang 15 la Cour française qu'il servira à partir de 1452 - époque à laquelle il fut recruté par Charles VII comme chapelain chantre - jusqu'à sa mort en 1497, ‘sans quelque ennuy en sa charge et office’, comme Crétin le nota. La considération exceptionnellement haute en laquelle la cour le tenait, se traduisit par le grand nombre de charges royales qui lui furent attribuées et surtout par sa nomination comme trésorier de l'abbaye St-Martin de Tours, où Charles VII faisait office de supérieur, du moins nominalement. Sous le règne de son successeur, Louis XI, Ockeghem fut nommé, en 1463, chanoine à

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Notre-Dame de Paris, et deux ans plus tard, il fut promu ‘maistre de la chapelle de chant du roi’. A l'exception d'un voyage diplomatique en Espagne en 1470 et d'une visite à Bruges et à Damme en 1473, Ockeghem séjourna probablement toujours en France (surtout à Paris et à Tours). La découverte récente (1970) d'une pièce d'archive parisienne a permis de dater avec précision le décès du compositeur: le 6 février 1497(2). Ockeghem ne doit certes pas sa renommée au nombre relativement réduit de ses compositions, mais bien plutôt à leur grande qualité. Il est l'auteur d'une quinzaine de messes (entre autres du plus ancien Requiem qui soit conservé), de huit motets latins et d'environ vingt chansons françaises. De nos jours encore, le nom d'Ockeghem évoque trop souvent celui d'un artiste qui, grâce à une exceptionnelle maîtrise technique, réussit des ‘prouesses de composition’. Cette vue étroite trouve son origine e au XVI siècle, quand les théoriciens de la musique se plaisaient à relever ce genre de morceaux de bravoure. Ainsi on aime citer la Missa cuiusvis toni, conçue pour pouvoir être exécutée dans n'importe quel mode. De même, on cite souvent la célèbre Missa prolationum, composée d'une série de canons extrêmement ingénieux, dans lesquels les voix chantent chacune dans une autre mesure. En écoutant ces oeuvres on constate d'emblée que cette science qui, à l'époque, faisait partie intégrante de tout art, ne nuisait en rien aux qualités lyriques et expressives de cette somptueuse et harmonieuse musique. Dans ses compositions musicales, Ockeghem continue en grande partie la tradition de ses prédécesseurs, tel Guillaume Dufay (vers 1400-1474). Ceux-ci avaient réussi à faire de la messe le genre par excellence de la musique polyphonique. En effet, en soudant les cinq parties de l'ordinaire de la messe (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei) par le

Signature de Johannes Ockeghem.

Septentrion. Jaargang 15 Johannes Ockeghem parmi ses chanteurs (Paris, Bibliothèque nationale, ms. fr. M 1537).

L'abbaye St-Martin de Tours où Ockeghem fut nommé trésorier en 1459 par Charles VII. Cette fonction, une des plus importantes et plus lucratives de France, consistait à conserver les reliques, la trésorerie et les chartes de la couronne.

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Johannes Ockeghem, ‘Missa L'homme armé’, ‘Kyrie’, voix supérieure et ténor (Rome, Bibl. Vaticana, Codex Chigi, C. VIII, 234). recours à une mélodie commune qui revient une ou plusieurs fois dans ces cinq parties, ils en ont fait une oeuvre ‘cyclique’ brillamment construite. C'est cette mélodie - le plus souvent empruntée à une chanson existante ou à un chant grégorien - qui donne son nom à la messe. Comme exemples d'oeuvres d'Ockeghem, citons la Missa L'homme armé - basée sur un chant guerrier populaire; la Missa Ecce Ancilla Domini - composée à partir d'une mélodie grégorienne - et les messes Ma Maîtresse et Fors seulement, dans lesquelles le compositeur utilise une ou deux voix de ses propres chansons. Ce principe de l'emprunt d'une mélodie est aussi partiellement appliqué à certains motets latins d'Ockeghem. Au répertoire des motets

‘Ergone conticuit’, élégie (‘Naenia’) sur le décès d'Ockeghem, d'après le texte de Desiderius Erasmus. Cette composition à quatre voix fut éditée à Anvers en 1547 par Tielman Susato, au nom de Johannes Lupi.

Septentrion. Jaargang 15 marials très populaires à l'époque, Ockeghem ajoute des morceaux brillants (Salve regina, Alma redemptoris mater). D'autres motets (Ave Maria, Intemerata Dei Mater) ne semblent pas s'inspirer de la mélodie grégorienne originelle. Le style de la musique religieuse d'Ockeghem est surtout caractérisé par ce qu'on pourrait appeler une approche plutôt ‘abstraite’ du texte: ce qui est l'essentiel, c'est la combinaison contrapuntique de lignes mélodiques fluides irrégulières qui semblent s'éteindre ‘infiniment’, créant ainsi une sorte d'ambiance mystique et surnaturelle qui fait penser à la devotio moderna et à l'Imitatio Christi de Thomas a Kempis. Grâce à l'empiètement de fragments distincts et au refus de césures fortes, il se crée un courant musical continu qui s'arrête uniquement

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Josquin Desprez, ‘Nymphes des bois’. Cette chanson magistrale est certainement la plus célèbre élégie sur le décès d'Ockeghem. Une voix de cette élégie exécute le texte et la musique de l'‘Introitus’ de la messe des morts grégorienne (‘Requiem aeternam’). En signe de deuil, toutes les notes sont écrites en noir (Florence, Bibl. Medicea-Laurenziana, ‘Medicicodex’, 1518).

à la mesure finale. Cette approche très personnelle d'Ockeghem contraste avec la production de beaucoup de ses contemporains. C'est dans les chansons françaises, qui contiennent plus d'une perle lyrique, qu'Ockeghem se rapproche le plus de la tradition en utilisant les procédés de ses prédécesseurs et contemporains. La plupart de ses compositions musicales se fondent sur des poèmes à ‘forme fixe’ héritée du Moyen Age, et de préférence sur le ‘rondeau’. Certaines sont des ‘bergerettes’. Il en est ainsi de la brillante Ma bouche rit et ma pensée pleure qui est certainement la chanson la mieux connue d'Ockeghem. Comme c'était courant à l'époque, la plus grande partie de la chanson est écrite pour trois voix, la voix supérieure dominant nettement la mélodie. A chaque vers correspond généralement une phrase mélodique bien délimitée, dans laquelle la déclamation syllabique et l'ornement mélodique de la syllabe s'équilibrent mutuellement. Quoique la plupart des poèmes se rattachent à la poésie courtoise, Ockeghem montre un certain intérêt pour la poésie populaire (Petite camusette) qui s'imposera dans la génération suivante, surtout à la cour de François Ier (avec des compositeurs de premier plan comme Jean Mouton et Antoine de Févin)(3). Face au frais lyrisme des chansons miniatures, les structures sonores abstraites souvent monumentales de la musique religieuse présentent un contraste frappant. A travers ces deux genres, la musique conserve néanmoins sa place dans l'ensemble des arts. Alors que la musique profane constitue la charmante musique de chambre qui sert de divertissement à la cour et à la noblesse, le monde musical mystique des grandes messes et des motets reflète l'ordre cosmique. A l'intérieur des ‘septem artes liberales’, l'‘ars musicae’ apparaît encore dans le quadrivium (avec l'aritmetica, la geometria et l'astronomia). Plus tard, la musique chercha à se rattacher aux arts du trivium (en particulier à la retorica).

Septentrion. Jaargang 15 Ockeghem peut être considéré comme un représentant typique du Moyen Age. On en trouve la preuve dans les vers de Nicolle le Vestu qui, dans un Chant royal dédié au compositeur en 1523, disent:

Okghem, très docte en art mathématique, Aritméticque, aussy geométrie, Astrologie et mesmement musique.

IGNACE BOSSUYT Docteur en musicologie. Chargé de cours à la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Lostraat 40, B-3041 Pellenberg.

Traduit du néerlandais par Jean-Pierre Roobrouck.

Eindnoten:

(1) Les quatre compositeurs de premier plan de la génération qui succéda à Ockeghem, notamment Josquin Desprez, Pierre de la Rue, Antoine Brumel et Loyset Compère. (2) Voir le catalogue de l'exposition Johannes Ockeghem en zijn tijd (Johannes Ockeghem et son temps), Termonde, 1970, pp. 279-280. (3) La musique profane complète d'Ockeghem a été enregistrée sur disque (Réf. L'oiseau-lyre D 254 DB).

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La rénovation urbaine aux Pays-Bas

C'EST vers 1973 - année de l'investiture du gouvernement dirigé par le socialiste Joop den Uyl - que les milieux politiques néerlandais ont commencé à porter un intérêt de plus en plus vif à la rénovation urbaine. Le secrétaire d'Etat en charge de ce secteur, Jan Schaefer, y a joué un rôle de premier plan, non seulement par l'ampleur de ses réalisations, mais surtout par son indomptable énergie. Son enthousiasme débordant a emporté l'adhésion du public. Commençons par quelques données statistiques. Aux Pays-Bas, on enregistre quelque cinq millions de logements, dont un tiers construits avant 1945, dits ‘logements d'avant-guerre’. Cent mille habitations nouvelles sont construites annuellement, tandis que douze mille sont démolies. Un peu plus de quarante pour cent des logements sont habités par les propriétaires. Soixante pour cent sont entre les mains de loueurs. Les sociétés de logements sociaux gèrent environ un million et demi d'habitations. En tant qu'organismes privés sans but lucratif, et soumises au contrôle des pouvoirs publics, elles peuvent faire appel à l'Etat pour obtenir une aide financière destinée à la construction d'immeubles neufs et à la réalisation de travaux de modernisation. La clientèle qu'elles visent est constituée de personnes qui, en raison de leurs revenus modiques ou par suite d'autres circonstances, sont en position de faiblesse sur le marché du logement. A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, les grands projets de démolition suscitèrent des protestations. Les gens n'acceptèrent plus qu'on les oblige à vider les lieux pour faire place soit à d'imposants immeubles de bureaux, soit à des autoroutes ou à des pénétrantes. ‘Participation’ et ‘voix au chapitre’ devinrent des mots clés. Des groupes d'habitants des vieux quartiers se mirent à discuter avec les responsables politiques de l'avenir de leur habitat. C'est en ces années qu'avec des hauts et des bas, une politique fut mise sur pied. L'action de l'échevin rotterdamois Jan van der Ploeg fut caractéristique à cet égard. Début 1975, il acheta dix-sept mille habitations et deux mille cinq cents immeubles commerciaux ou industriels appartenant à des propriétaires privés. L'éparpillement de la propriété privée dans les vieux quartiers lui semble l'obstacle principal à une approche dynamique. Soit dit en passant - sans approfondir la question - le problème de la propriété privée au niveau des logements ne sera jamais absent des discussions sur la rénovation urbaine. En ces années-là, les subventions allèrent principalement vers des communes qui proposaient des projets concrets, sans qu'il fût question de répartition plus ou moins objective en fonction de besoins réels. Pour chaque nouveau problème, on inventa pour ainsi dire une nouvelle réglementation en matière de subventions. Dans ce maquis on peut finalement en distinguer trois catégories. Il y a en premier lieu les subventions destinées à préparer la rénovation urbaine, par exemple en acquérant et en démolissant des taudis et des immeubles commerciaux ou industriels désaffectés; de 1977 à 1983, les communes reçurent quelque deux mille six cents millions de florins pour ces activités (± sept mille vingt millions de francs français ou quarante-six mille huit cents millions de francs belges). Il y a ensuite des subventions destinées à faciliter le processus de rénovation urbaine déjà engagé. C'est ainsi que des habitants perçoivent des allocations qui leur permettent de

Septentrion. Jaargang 15 42 s'accoutumer aux charges plus lourdes consécutives aux réhabilitations. La majeure partie des subventions est affectée à la réalisation de travaux d'amélioration. L'Etat établit annuellement des programmes fixant le nombre de logements à réhabiliter. Pour 1986, il y a un programme portant sur la rénovation de vingt-quatre mille habitations d'avant-guerre, parmi lesquelles vingt mille appartenant à des sociétés de logements sociaux. Enfin, il y a un programme de rénovation de trente-quatre mille habitations d'aprèsguerre, parmi lesquelles trente-deux mille appartenant à des sociétés de logements sociaux. La distinction entre habitations d'avantguerre et d'après-guerre est déterminante pour l'importance de l'aide financière publique. Le premier groupe reçoit le montant destiné à la rénovation sous forme de prêt, à quoi s'ajoute encore une somme destinée à combler l'écart entre les revenus locatifs et les charges fixes telles que les amortissements et les intérêts. Pour le second groupe, l'Etat octroie une subvention unique de l'ordre de dix mille florins (± vingtsept mille francs français ou cent quatre-vingt mille francs belges). Pour cette période initiale, deux points méritent encore d'être soulignés. Les pouvoirs publics et les habitants s'accordèrent sur le slogan

Démolition et reconstruction ont bouleversé de fond en comble le tracé des rues de ce quartier très peuplé (Rotterdam, Oud Westen - Vieux quartiers de l'ouest).

Les immeubles qui sont encore dans un état acceptable, sont gardés. Rénovation urbaine sur mesure (Rotterdam, Oud Westen - Vieux quartiers de l'ouest).

Bouwen voor de buurt (Construire pour le quartier), reconnaissant par là que la rénovation urbaine doit tenir compte des intérêts des personnes établies depuis des années dans le quartier. Cet état d'esprit aboutit aux subventions spéciales destinées à maintenir les loyers des logements nouveaux et rénovés à un niveau abordable. En 1976, à la veille de la chute du gouvernement Den Uyl, un projet de loi relatif à la

Septentrion. Jaargang 15 Passage au premier étage de l'ensemble immobilier situé Gerrit Strekmansteeg, 1979 (Rotterdam, Oud Westen - Vieux quartiers de l'ouest).

Septentrion. Jaargang 15 43 rénovation urbaine fut déposé à la Deuxième Chambre. Il entendait doter les communes de nouveaux moyens de combattre la dégradation de l'habitat et la taudisation. Il faudra attendre dix ans pour que la loi entre en vigueur, et encore dans une version très simplifiée. Au début des années quatre-vingt, on assiste à un revirement. Les communes s'offusquent de la conception de plus en plus centralisatrice de la rénovation urbaine. Pour réaliser des projets de modernisation, elles doivent engager des parties d'échec simultanées avec les différents départements qui gèrent les subventions: l'un accorde les fonds pour la création d'une maison de quartier, un autre pour les équipements de parking, un troisième pour une nouvelle école primaire, un quatrième pour la rénovation d'habitations. Vingt réglementations différentes génèrent un large fleuve de subventions d'à peu près un milliard de florins par an (± deux milliards sept cent millions de francs français ou dix-huit milliards de francs belges). N'en font pas partie les subventions destinées à l'amélioration, mais sur ce point, les communes disposent d'une plus grande liberté - fût-elle limitée - pour déterminer leur politique. La ventilation du budget de rénovation urbaine se fonde sur une clé de répartition objective tenant compte notamment de l'importance du parc de logements. Les quatre villes principales

Dans ce quartier, les habitants forment déjà depuis dix ans un groupe d'action qui milite pour la qualité de la vie et la rénovation urbaine (Rotterdam, Oud Westen - Vieux quartiers de l'ouest). disposent ensemble de quelque quarante pour cent du budget disponible. La loi sur la rénovation urbaine oblige les communes à faire annuellement rapport au ministre sur l'affectation des fonds. Elles doivent également élaborer une réglementation indiquant globalement les montants disponibles pour les différents aspects de leur politique de rénovation urbaine. Le ministre publie chaque année un plan pluriannuel de rénovation urbaine; le premier vit le jour en juin 1983. Les temps changent, notamment par suite de la détérioration des finances publiques. Dans les villes, on s'est rendu compte que la rénovation urbaine doit aller de pair avec la construction de nouveaux logements pour des personnes disposant de revenus plus élevés. Il convient de mettre un terme à l'exode urbain vers des zones rurales. Dans les centres et autour de ceux-ci, ainsi que dans des espaces libres disséminés en ville, on voit se réaliser des projets portant sur des logements à vendre ou des habitations à louer d'une catégorie plus chère. Une utilisation plus intensive du terrain caractérise ces projets de constructions nouvelles. La baisse des revenus et des allocations met à nouveau l'accent sur les charges d'habitation. Des habitants optent pour une exécution plus sobre de leur nouvelle habitation. Des opérations plus modestes, telles que des travaux

Septentrion. Jaargang 15 Des immeubles neufs dans une exécution sévère et sobre. Une tentative de comprimer les charges d'habitation (Rotterdam, Crooswijk).

Septentrion. Jaargang 15 44 d'entretien, l'emportent sur des projets de modernisation plus onéreux. La réparation d'un toit qui fuit ou le remplacement d'un châssis de fenêtre pourri n'entraîne pas de hausse de loyer. Les erreurs commises au cours des premières années apparaissent. Des communes et des sociétés de logements sociaux qui se sont lancées avec enthousiasme dans la rénovation urbaine se voient confrontées à des pertes et des déficits considérables. Le rythme de la modernisation laisse à désirer. Certains espoirs qui ont été éveillés ne se réalisent pas. Des actions au niveau du loyer de la part de locataires protestataires contribuent à affaiblir encore davantage la base financière. La décentralisation ne semble pas tout à fait correspondre aux espérances. Une enquête récente permet de conclure que les communes en ont ras-le-bol de toute la paperasserie occasionnée par cette législation et trouvent le budget nettement insuffisant. La situation actuelle, apparemment, se présente donc comme un tableau plutôt sombre. Mais il y a quelques lueurs d'espoir. Dans les milieux politiques, on s'accorde à reconnaître la nécessité de consentir un effort supplémentaire pour la rénovation urbaine dans les années à venir. Mais il y a des divergences de vue sur le point de savoir d'où doivent venir les moyens. Les chiffres sont clairs: assurer des conditions optimales à l'habitat nécessitera au

Isaac Hubertstraat, Crooswijk (Rotterdam). Projet réalisé vers 1980. moins quarante-quatre milliards de florins (± cent dix-huit milliards huit cent millions de francs français ou sept cent quatre-vingt-douze milliards de francs belges). C'est le secrétaire d'Etat au Logement qui, à la veille des élections pour la Deuxième Chambre au mois de mai 1986, a rendu public ce montant, avec l'espoir qu'il pourra s'y référer quand il s'agira de négocier l'affectation des moyens financiers de plus en plus réduits, lors de la constitution du nouveau gouvernement. La distinction entre la modernisation des logements d'avant-guerre et la rénovation de ceux d'après-guerre a fait son temps. Dans les années à venir, ce n'est pas l'année de construction, mais la qualité de l'habitation qui servira de critère pour fixer l'importance de l'aide financière. Cette innovation permettra d'établir un plan de sauvetage pour les immeubles-tours des années cinquante, dont la qualité est particulièrement douteuse. Telle sera la grande mission, tel sera le grand défi pour les dix années à venir.

ERIK PETER VAN HEEMST Collaborateur ‘politique’ de la fraction socialiste (PvdA) de la Deuxième Chambre. Membre des Etats provincaux de Hollande méridionale. Adresse: Goudsesingel 576, NL-3011 KS Rotterdam.

Septentrion. Jaargang 15 Traduit du néerlandais par Willy Devos.

Immeubles anciens et constructions neuves, vers 1982, aux environs du Goudserijweg (Rotterdam, Crooswijk). Grâce aux actions des habitants, l'église caractéristique n'a pas été démolie.

Septentrion. Jaargang 15 45

Le Latin mystique de Remy de Gourmont (1892) et son influence aux Pays-Bas

EN mars 1893, le professeur de théologie amstellodamois P.D. Chantepie de la Saussaye donna une série de conférences sur le thème ‘certitude et doute’ dans lesquelles il raillait ceux qui s'abandonnaient à une ambiance de ‘fin de siècle’. Pour lui, cette attitude dénotait quelque chose de faux et d'impur. De même l'intérêt pour toutes sortes de mystiques orientales et chrétiennes ne lui inspirait pas confiance non plus. Comme exemple il citait un passage d'un livre qui avait été remarqué dans les principaux cercles littéraires et artistiques des Pays-Bas, à savoir Le Latin mystique(1) de Remy de Gourmont (1892): ‘Seule, que l'on soit croyant ou non, seule la littérature mystique convient à notre immense fatigue’. Et La Saussaye de commenter: ‘Etre fatigué, terriblement fatigué, voilà ce que nombre de jeunes messieurs trouvent distingué, mais qu'en est-il du “don de la grâce”?’. Autant dire que La Saussaye considérait que le mysticisme de son temps n'était pas dénué d'artifice. Mais comment fut-il amené à parler du ‘don de la grâce’? Tout simplement par référence à la préface du Latin mystique qui avait été écrite par Joris-Karl Huysmans, l'auteur (également admiré par Gourmont) de l'ouvrage ‘décadent’ A rebours (1884) et de Là-Bas (1891), roman consacré au satanisme médiéval et moderne. Huysmans revint en juillet 1892 à l'Eglise catholique. Sa préface était inspirée par le catholicisme dans la mesure où la création d'une oeuvre mystique ne lui paraissait possible que si les artistes se laissaient mener par la grâce divine. Gourmont, qui était au fond un sceptique, ne partageait pas cet avis et après la conversion de Huysmans, il n'eut plus de contact avec lui. Pourtant la préface de Huysmans fut maintenue jusqu'à la troisième édition de 1895. En 1913, deux ans avant sa mort, Gourmont publia une nouvelle édition du Latin mystique, édition à laquelle il apporta des modifications intéressantes et remplaça la préface de Huysmans par une introduction de sa propre main. Remy de Gourmont était le critique le plus important du symbolisme. Ces dernières années, on commence de nouveau à s'intéresser à lui(2). C'est surtout son Livre des masques (1896; second livre, 1898), contenant des portraits bien frappés d'auteurs comme Maeterlinck, Huysmans, Bloy, Renard, Laforgue, etc. qui a gardé, aujourd'hui encore, tout son attrait. Le Latin mystique est une anthologie commentée de la poésie latine chrétienne de Commodien de Gaza (IIIe siècle) jusqu'à Thomas a Kempis, l'auteur de l'Imitation de Jésus Christ. Les textes latins sont accompagnés de traductions libres. Une attention particulière est accordée à la symbolique médiévale des plantes, animaux et pierres précieuses. Dans ce livre, Gourmont voulait avant tout montrer la valeur esthétique du latin postclassique qui était généralement considéré comme décadent à son époque. Symboliste, il était à la recherche de nouvelles formes d'expression. Il était attiré par ce qu'il appelait la ‘décomposition stylistique’ du bas latin et admirait, comme il le dit dans Sixtine (1890), ‘l'ingénue verdeur’ aussi bien que ‘l'ingénieux raffinement’ des écrivains de l'Eglise. Son livre porte la marque d'une tendance nettement opposée au classicisme; à travers le latin de Cicéron, il attaque indirectement le français classique qui ne lui offre plus assez de possibilités expressives. Il ne craint pas les déclarations extrêmes: la renaissance, il l'appelle ‘l'un des reculs les plus mémorables en l'histoire de la civilisation’.

Septentrion. Jaargang 15 46

‘Le Latin mystique’, 1re impression, 1892.

Dans l'édition de 1913, cette condamnation est remplacée par une constatation neutre. La renaissance y est nommée une période ‘... au cours de laquelle fut changée si extraordinairement l'orientation des esprits’. Gourmont fut inspiré par A rebours, dans lequel Huysmans décrit abondamment la bibliothèque du personnage principal, Des Esseintes. Pétrone et les auteurs latins chrétiens y prennent une place de

‘Le Latin mystique’, 2e impression de l'édition revue, 1922. choix. Huysmans commença par admirer le style des pères de l'Eglise et, plus tard, accepta aussi le contenu de leurs écrits. Gourmont n'alla pas aussi loin, bien que Le Latin mystique semble parfois écrit par un catholique, surtout quand le Verlaine de Sagesse est loué. Pour Gourmont, la foi était en fait une illusion, même s'il la considéra un certain temps comme l'illusion la plus acceptable.

Septentrion. Jaargang 15 47

On pouvait à l'époque commander Le Latin mystique par l'intermédiaire de la revue Mercure de France. Les premiers Néerlandais à passer commande furent le philologue et compositeur Alphonse Diepenbrock et l'écrivain Arij Prins qui était lié d'amitié avec Huysmans. Plus tard se joignirent à eux trois peintres: Willem Witsen, Richard Roland Holst et Jan Verkade. Autour des années 1891-1892, Verkade séjourna surtout à Paris et en Bretagne et il appartint au groupe des peintres Nabis. Il fut présent au dîner d'adieu de Gauguin la veille du départ de ce dernier pour Tahiti. Il eut aussi des contacts avec Charles Filiger qui avait réalisé la couverture du Latin mystique. Verkade se convertit au catholicisme fin août 1892, partit pour Florence, le livre de Gourmont en poche, et quelques années plus tard, il devint bénédictin à Beuron en Allemagne(3). Alphonse Diepenbrock (1862-1921), promu au doctorat avec une thèse sur Sénèque, était aussi l'auteur d'essais remarquables sur la littérature, l'art et la philosophie. Admirateur de Nietzsche, il combattait l'estime exagérée pour la philologie, en distinguant la ‘laide’ philologie de la ‘belle’. La dernière était à ses yeux représentée par Gourmont. Dans De Nieuwe Gids, la revue des novateurs, il publia en décembre 1892 un article très élogieux sur le livre de Gourmont et, on comprend pourquoi, en même temps sur A Rebours. Diepenbrock se réjouissait devant la renaissance de l'architecture, de la musique, de la peinture et de la mystique du Moyen Age et constatait avec satisfaction qu'on ne se contentait plus aux Pays-Bas de ‘l'esprit d'Erasme’ qui, à ses yeux, était devenu dénué d'esprit. Le nom d'Erasme symbolise ici (à tort ou à raison) la tradition rhétorique classique qui pour beaucoup était devenue synonyme de tout ce qui

Miniature par Charles Filiger sur la couverture du ‘Latin mystique’, Ire impression, 1892.

était aride et scolaire. Du reste, Diepenbrock n'était pas aussi opposé au classicisme que Gourmont dans Le Latin mystique de 1892; Horace y est appelé ‘ce podagre égoïste et sournois’, mais Diepenbrock, qui est un latiniste plus fin que Gourmont et certainement que Huysmans, parle dans son article de la ‘mosaïque musicale des Odes d'Horace’. L'admiration de Diepenbrock pour Le Latin mystique s'étendit aux Litanies de la Rose que Gourmont avait publiées en mai 1892 dans la revue Mercure de France. Basées sur le retour régulier du verset ‘Fleur hypocrite, fleur du silence’, elles étaient de forme liturgique mais de contenu décadent et érotique, atmosphère indéniablement présente aussi dans Le Latin mystique. Mais l'enthousiasme de Diepenbrock pour Gourmont faiblit assez rapidement. Quand Gourmont publia son livre L'Idéalisme (1893), Diepenbrock le condamna en raison de l'individualisme extrême qui s'y manifestait. Si les protagonistes néerlandais du mouvement de Quatre-Vingt étaient encore de purs esthètes, le Nieuwe Gids, fondé en 1885, et auquel des

Septentrion. Jaargang 15 48

Alphonse Diepenbrock (1862-1921) vers 1890 (photo Willem Witsen). socialistes convaincus collaboraient dès 1890, s'intéressait déjà aux problèmes sociaux. Diepenbrock n'était pas socialiste, loin de là, mais il cherchait toujours plus intensément à s'approcher d'un art qui fût la respiration de la société et à rétablir ‘l'unité vitale’ que le Moyen Age aurait connue et dont l'art de Wagner constituait un autre témoignage. Pour Diepenbrock l'art était le soleil de sa vie. Son ami protestant, le juriste Andrew de Graaf(4) qui collabora aussi incidemment à des revues, craignait que Diepenbrock ne subordonnât le religieux à l'esthétique et refusa pour cette raison que celui-ci lui dédiât son article sur Le Latin mystique. De Graaf se défit à sa manière de l'individualisme des esthètes: il retourna aux les traditions du Réveil protestant et se consacra plus tard au travail social dans un contexte national et international. En 1893 parut dans De Nieuwe Gids un bref article sur Le Latin mystique, écrit par le catholique convaincu Frans Erens, qui connaissait personnellement plusieurs écrivains français(5). Il estimait que Gourmont cherchait par

Andrew de Graaf, jeune homme. son livre à stimuler ‘une renaissance de l'art chrétien’, mais ajoutait que celle-ci ne pouvait provenir que d'une piété vraie - point de vue qui rappelle la préface de Huysmans. L'historien J. Huizinga lut Le Latin mystique et Là-Bas de Huysmans quand il était étudiant à Groningue, comme il le raconte luimême dans une esquisse autobiographique (1943). Ces livres, dit-il, ont exercé ‘une grande influence non seulement sur ma préférence pour le latin postclassique, mais aussi sur ma formation littéraire en général’. Cela n'a rien de surprenant sous la plume de l'auteur du Déclin

Septentrion. Jaargang 15 du Moyen Age. Mais il se peut que même son Erasme (1924) n'ait pas échappé à cette influence. En témoignent non pas les objections connues de Huizinga contre certains traits du caractère d'Erasme, mais plutôt des remarques telles que: ‘tout ce qui était allégorie et symbolisme lui était au fond étranger et indifférent. La mystique ne l'a jamais attiré’. Ce sont précisément des choses auxquelles Huizinga était très sensible et ses paroles trahissent un certain désappointement. Ainsi, il dit un peu

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Johan Huizinga (1872-1945), étudiant. plus loin à propos de l'attitude d'Erasme vis-à-vis de l'Eglise: ‘En considérant ce glorieux monument de la civilisation chrétienne du Moyen Age, avec son essence mystique, sa sévère structure hiérarchique, sa symétrie magnifiquement formée, il ne voyait pour ainsi dire plus que la surcharge des détails extérieurs et des ornements’. Des adjectifs comme ‘glorieux’ sont révélateurs. Aussi ne faut-il pas s'étonner de lire au sujet du Manuel du chevalier chrétien d'Erasme qu'un autre livre ‘... continuerait à parler au monde bien plus longtemps et d'une manière plus insistante: l'Imitatio Christi de Thomas a Kempis’(6). ‘Le monde’ comprend sûrement aussi Huizinga lui-même. Même si d'aucuns, aussi bien en France qu'aux Pays-Bas, se sont demandé en se plaçant au point de vue religieux, dans quelle mesure Le Latin mystique était redevable à la mystique originelle, il n'empêche que le livre a contribué à susciter de la sympathie pour ‘le Moyen Age énorme et délicat’ comme Gourmont appelait cette période. Il empruntait ainsi les termes mêmes de Verlaine dans Sagesse, recueil que les Hollandais appréciaient le plus, si l'on en croit ce que le poète raconte dans ses Quinze jours en Hollande (1893). JOHANNES TRAPMAN

Docteur en théologie. Adresse: Kanaalweg 3-y, NL-2584 CC Den Haag.

Traduit du néerlandais par Jean-Pierre Roobrouck.

Adaptation fort raccourcie de Fin de siècle en katholicisme. ‘Le Latin mystique’ van Remy de Gourmont (1892) en zijn invloed in Nederland, in Kerkhistorische Studiën, Feestbundel uitgegeven t.g.v. het 80-jarig bestaan van het Kerkhistorisch Gezelschap S.S.S. (Etudes de l'Histoire de l'Eglise. Mélanges édités à l'occasion de la 80e année de l'existence de l'Association de l'Histoire de l'Eglise S.S.S.) (Leiden, 1982), pp. 87-101.

Septentrion. Jaargang 15 Eindnoten:

(1) Le Latin mystique. Les poètes de l'antiphonaire et la symbolique au moyen âge. Préface de J.K. Huysmans. Miniature de Filiger. Paris, 1892. Tirage 1ère impression: 220 exemplaires. La deuxième impression parut aussi en 1892, la troisième en 1895. Une édition sans préface de Huysmans et avec des modifications parut en 1913 et en 1922, avec un frontispice de Maurice Denis. (2) Voir p. ex. La Quinzaine littéraire 374 (1-15 juillet 1982). (3) Voir à propos de Verkade: Rudolf Bakker, Jan Verkade of: Een hollands drama in brieven (Jan Verkade ou: Un drame hollandais en lettres), dans Maatstaf (juillet 1981), pp. 32-74 (avec des illustrations). (4) D.A. de Graaf, qui a publié sur Rimbaud, était son fils. (5) Voir à propos de Erens Un Hollandais au Chat Noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883. Textes de Frans Erens choisis et traduits par Pierre Brachin avec la collaboration de P.-G. Castex pour les annotations (La Revue des Lettres Modernes, No 52-53, Vol. VII, 1er Trim. 1960). (6) J. Huizinga, Erasme, Trad. V. Bruncel, 4e éd. (Paris, 1955), pp. 171-172, 101.

Septentrion. Jaargang 15 50

Pol Mara, peintre poétique de la femme

LE peintre flamand Pol Mara passe tous les ans quatre mois en famille à Gordes, un village du Lubéron, à l'est d'Avignon. Toutefois, ce séjour estival ne constitue pas à proprement parler une période de vacances, car le peintre y travaille avec la même assiduité que l'hiver, dans son atelier d'Anvers. En 1963, il a fait construire une maison avec atelier au sommet d'une colline provençale. Pol Mara s'était rendu pour la première fois en Provence en 1960, quand, malade, il bénéficia d'un séjour de convalescence dans la maison de vacances que le musée néerlandais Kröller-Müller possède à Murs. La région le séduisit au point qu'il y retourna les années suivantes et y chercha un endroit pour construire une maison. Au cours de l'été 1962, il y réalisa sa Suite provençale, une série d'aquarelles qui constitue un point culminant dans son oeuvre. Pol Mara figure parmi le petit nombre de peintres flamands qui ont acquis de leur vivant une réputation internationale. Son oeuvre, quant à elle, témoigne également d'une ouverture d'esprit internationale. Ni du point de vue thématique ni pour ce qui est du style, on ne peut qualifier son oeuvre de typiquement flamande. Au Japon, on admirait le raffinement des parties graphiques de ses toiles, que l'on considérait comme s'apparentant aux procédés orientaux. Mais en Amérique aussi, où Mara exposa à plusieurs reprises, son oeuvre suscita intérêt et considération. Le souci du détail rappelle l'extrême précision des primitifs flamands, et sur ce point, bien sûr, l'oeuvre rejoint une tradition flamande. Mais Pol Mara se présente avant tout comme un peintre qui évoque l'atmosphère et l'état d'esprit de la culture citadine moderne, où les moyens de communication de masse jouent un rôle important. La femme en tant qu'être sensuel raffiné, en tant qu'apparition qui flatte les yeux, occupe une place centrale dans l'oeuvre de Mara. Il peint toujours des femmes jeunes, attrayantes, portant souvent quelque sous-vêtement et nimbées d'un brin d'érotisme, légèrement aguichantes, mais de manière telle qu'il ne choquera jamais l'esprit même le plus puritain. Ses jolies silhouettes féminines sophistiquées appartiennent à la famille des images auxquelles nous confrontent quotidiennement la télévision, les films ou les magazines illustrés. Mais contrairement à ces mass media, où ces images apparaissent souvent dépourvues de poésie, Mara

Pol Mara, ‘Spring Time’, dessin à l'encre de Chine, 51 × 46 cm, 1953. (Photo J. Feyaerts).

Septentrion. Jaargang 15 51 s'attache à leur conférer une expression poétique pure. En fait, Mara peint un monde idéalisé comportant exclusivement de jolies personnes qui, en outre, mènent une vie confortable, luxueuse et insouciante. Il est, en effet, le prototype de l'esthète. Cette attitude ne signifie aucunement qu'il soit aveugle aux malheurs et aux horreurs du monde ou qu'il nie ou truque la réalité. Dans ses tableaux et aquarelles, il utilise toujours des images qu'il emprunte à la réalité, mais très consciemment, son choix se porte exclusivement sur ce qui, par bonheur, subsiste encore de beau et d'esthétique dans le monde. A l'aide de ces images, il se construit un monde personnel où il fait bon vivre et où il peut continuer

Pol Mara, ‘Tourbillon pourpre’, peinture à l'huile, 900 × 1460 cm, 1958.

à rêver. C'est là sa façon de protester contre toute la laideur et de s'élever contre toute l'injustice du monde. Il est vrai qu'il n'est pas indispensable de montrer ce qui est laid pour manifester à quel point on le déteste. Mara démontre que l'on peut s'y prendre autrement. Et ceux qui lui reprochent de réaliser uniquement de belles images dépourvues de tout message n'ont rien compris à son oeuvre. Pol Mara naquit à Anvers, le 8 décembre 1920. Il y suivit les cours de l'académie, puis ceux de l'Institut supérieur des beaux-arts. Sa première exposition individuelle eut lieu à la galerie Iris d'Anvers, en 1952. A l'époque, il réalisait principalement des dessins à l'encre de Chine. Sauf pendant une courte période, l'élément

Pol Mara, ‘Lioux’, peinture à l'huile, 130 × 97 cm, 1962. (Photo H. Bruers).

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Pol Mara, ‘Pelliccia P.P.R.’, peinture à l'huile, 195 × 130 cm, 1973. (Photo H. Bruers). graphique demeura toujours un aspect dominant de ses tableaux. Dans ses premiers dessins, les figures humaines étaient à peine esquissées au moyen de quelques lignes. Puis vinrent de petites têtes rondes. Mara conçut un monde poétique, irréel, peuplé de figurines gesticulantes, représentées au moyen de petits traits ténus. Ainsi naissait un jeu capricieux de petites lignes tortueuses. Dans ses tableaux, ces figures deviennent des fillettes nues élancées, des femmes-enfants en réalité. Ces êtres éthérées à la peau couleur d'ivoire rappellent vaguement les figures d'Eve de Cranach le Vieux. Elles en ont notamment les petites têtes toutes rondes, les petits seins. Ces silhouettes étirées montrent un visage lunaire, où de petits arcs représentent les yeux et la bouche. Puis, progressivement, ces figurines

Pol Mara, ‘For a lonely day’, peinture à l'huile, 195 × 130 cm, 1982. (Photo M. Loobuyck).

Septentrion. Jaargang 15 dessinées perdent de leur importance au profit des couleurs. Les visages lunaires finissent par se dissoudre totalement dans les couleurs. En 1957, les éléments graphiques ont complètement disparu, et Mara a évolué vers un tachisme aux couleurs débridées. Ses tableaux et gouaches laissent libre cours à d'exubérantes explosions de couleur. Dans ces oeuvres abstraites et lyriques, Mara essaie surtout de mesurer la puissance d'expression des couleurs. Après les couleurs tendres de l'époque précédente, il s'épanouit pleinement dans de capricieuses taches coloriées qui s'entremêlent. Le mauve et le cramoisi prédominent, mais il les fait contraster avec le vert, l'outremer, le jaune et l'orange. Au moment où il atteint un point culminant

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Pol Mara, ‘Behind a blue gallery’, peinture à l'huile, 195 × 130 cm, 1982. (Photo M. Loobuyck). dans ce style, Mara abandonne cette technique, de manière assez abrupte, à la suite d'un voyage qu'il effectua dans les îles grecques au cours de l'été 1961. A cette période baroque succède, comme par réaction, une période caractérisée par la sobriété et que l'on pourrait presque qualifier de gréco-classique, où les tableaux et les aquarelles sont réalisés au moyen de bandes de couleur verticales. Les contrastes criants au niveau des couleurs ont cédé la place à des tons plus atténués, tandis que dans ses tableaux, Mara fait dialoguer des bandes noires ou brun foncé avec des surfaces de blanc cassé. Dans ses aquarelles, il recourt surtout au vert foncé et au brun. A partir de 1963, des éléments figuratifs - très modestes encore, au début - font de nouveau

Pol Mara, ‘Sève de jouvence’, aquarelle, 110 × 72 cm, 1982-1983.

Septentrion. Jaargang 15 leur apparition, d'abord un visage de femme, puis toute une silhouette féminine. Très vite, le nu aussi occupe une place importante. Mara évoluait dans un sens qui rejoignait le pop'art américain ainsi que le nouveau réalisme européen d'un Martial Raysse, par exemple. Mais il le faisait inconsciemment, car cette évolution se déroulait tout à fait dans la ligne de son devenir personnel. Avec ces oeuvres, Mara se rendit aux Etats-Unis, où il tint une exposition rétrospective Twelve Years of Pol Mara à la Mickelson Gallery de Washington, au mois de février 1964. Il se voit bientôt annexé en tant que représentant européen du pop'art américain, comme il ressort notamment de la grande exposition organisée en 1965 au Palais des beaux-arts de Bruxelles. Pourtant, il se situe exactement aux

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Pol Mara, ‘Pas d'oiseaux en cage’, crayon gras sur toile, 195 × 162 cm, 1981.

Pol Mara, ‘Passing a strange landscape’, huile/canevas, 100 × 100 cm, 1982. (Photo M. Loobuyck) antipodes du pop'art américain. La vulgarité, la violence, la perversité, que les Américains étalent parfois de manière choquante, lui répugnent. Au contraire, c'est un monde empreint de douceur et d'amour, où prévalent la beauté et la tendresse qu'il crée quant à lui. Entre-temps, la carrière internationale de Pol Mara semble amorcée pour de bon, et elle continuera de suivre une ligne montante. Ainsi, en 1967, il se voit décerner le Prix de l'art moderne du musée de Nagaoka pour les cinq tableaux qu'il avait présentés pour la neuvième biennale de Tokyo. En Belgique, une exposition à Charleroi, en 1971, lui vaut le Prix de la critique. En 1979, il est lauréat de la septième Biennale internationale des sports et des beauxarts de Barcelone. En 1982, sur commande de l'Université hébraïque de Jérusalem, il réalise un tableau monumental de douze mètres de large sur deux mètres et demi de haut, qui doit y orner une paroi. Sur le plan technique, Mara élargit sa gamme et renouvelle ses possibilités, notamment par l'application de la peinture double sur toile et sur la gaze métallique, qui fait qu'en passant devant ses tableaux, on acquiert toujours de nouvelles visions de l'oeuvre. Sa virtuosité technique ne cesse d'étonner. Fidèle à sa conception de la beauté, Pol Mara est en passe de devenir un phénomène de réputation mondiale.

WILLEM M. ROGGEMAN

Septentrion. Jaargang 15 Poète, directeur-adjoint du centre culturel de la communauté flamande à Amsterdam, De Brakke Grond.

Adresse: Sophialaan 8, NL-1213 XM Hilversum.

Traduit du néerlandais par Willy Devos.

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Chronique Sadi de Gorter Paris

IL Y A TRENTE ANS CES MOIS-CI paraissait un roman d'Albert Camus qu'il intitula La Chute. En quelques heures, en touriste pressé, Camus avait ‘fait’ Amsterdam, à pied, en bateau, en consommateur de bars interlopes, en journaliste-enquêteur, en photographe de situations et en collectionneur d'images. En 1978, dans Septentrion (1/78), Elly Jaffé-Freem a publié un passionnant article sur ‘La fonction d'Amsterdam dans La Chute de Camus’. Toutes les impressions, toutes les observations, tous les faits enregistrés par Camus à Amsterdam sous-tendent l'intrigue du roman et lui donnent cette atmosphère camusienne de vérité humaniste extraite tout entière d'incessantes confrontations. Lorsque les Nouvelles Littéraires m'ont demandé récemment pour le premier numéro de leur nouvelle formule mensuelle un article sur le célèbre écrivain français dans la capitale des Pays-Bas, j'ai pensé qu'il serait intéressant de rappeler - mais on ne me l'a pas demandé - pourquoi Camus était allé en Hollande. ‘Paradoxalement, écrit Roger Quilliot, alors que le jeune homme sans grandes ressources avait librement parcouru l'Europe, l'écrivain en pleine notoriété, après 1948, fuira les voyages qui peuplent généralement l'existence de ses pairs’. Pour les Pays-Bas, Camus allait faire une exception. Il y séjournera du 4 au 7 octobre 1954. Il avait été invité à La Haye pour une causerie à l'occasion du centenaire de l'Association des libraires haguenois. D'autres écrivains étrangers de renom, comme Arnold Toynbee, ont participé au cycle de manifestations organisées avec le plus grand soin. Ainsi, pour la conférence de Camus avait été retenue l'élégante Rolzaal (autrement dit l'ancienne Salle des Plaideurs de la Cour de Hollande) dans le Binnenhof (résidence

La ‘Ridderzaal’ ou Salle des Chevaliers construite pour le Comte de Hollande Floris V en 1280 environ. On en trouve la version miniaturisée à Madurodam, créée en 1952, à La Haye, ville lilliputienne plus vraie - mais plus petite - que nature. des comtes de Hollande, puis des Stathouders à l'époque des Provinces-Unies, aujourd'hui siège du Gouvernement et du Parlement. La Ridderzaal ou Salle des Chevaliers domine de sa silhouette élancée aux tourelles du Moyen Age la vaste place close au centre de la ville. Les organisateurs avaient obtenu ce cadre grandiose pour accueillir dignement Camus, mais il fallut in extremis troquer la Rolzaal pour la très austère église des Remonstrants afin de pouvoir héberger les auditeurs qui s'étaient fait inscrire en foule. L'auteur de L'Etranger avait choisi comme thème de son exposé un sujet qu'il allait développer dans quatre villes italiennes le mois suivant et reprendre à Stockholm lors de la remise du Prix Nobel de Littérature.

Septentrion. Jaargang 15 Pierre H. Dubois écrivit le lendemain dans son compte rendu du quotidien Het Vaderland que le discours de Camus sur ‘L'artiste et son temps’ avait été axé sur la responsabilité qui incombe à l'écrivain du fait qu'il ne peut plus se situer en dehors du temps: même son silence a un sens, car il recèle un choix. Le mot à la mode d'engagé lui paraissait insuffisant; il y substitua celui d'embarqué: on

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Bustes de maures sur la façade du 514 Herengracht. Camus prétend, par héros de ‘La Chute’ interposé, qu'il s'agit là de l'enseigne d'un marchand d'esclaves. Fantaisie de romancier qui lui permet de discourir sur l'esclavage dont chacun d'entre nous est, par intermittence, l'objet, sinon l'auteur. se trouve en pleine mer, il faut ramer de son mieux. Le mensonge de l'art pour l'art percute de plein fouet le mensonge du réalisme, cet autre formalisme. Sur trois colonnes, Pierre H. Dubois poursuit son analyse de la communication de Camus et il la qualifie de fascinante. Un autre journal de La Haye ne voit dans le discours de Camus qu'une polémique centrée sur un auditoire parisien qui n'avait pour les Haguenois qu'un médiocre intérêt théorique. Camus, lit-on, se livra à une attaque mordante contre l'esthétique des salons, la société de profit, les conceptions artistiques des communistes. Et le rédacteur d'ajouter qu'on ne peut dire que ses flèches atteignirent leur but, les libraires de La Haye et leur public ne manifestant en rien leur inquiétude face à ces lignes directrices édictées par Moscou en matière d'art, sans doute parce que les adeptes de cette médecine de l'âme se trouvent à Paris et peu ou prou à La Haye. Polémique gratuite, étant donné que, de l'avis général, Camus fit une profonde impression par sa passion intellectuelle et la maîtrise de son raisonnement. En fait, ‘supprimer une culture pour la remplacer par une nouvelle est exclu tout autant que d'arrêter sa respiration pour la reprendre plus tard’. Ayant rempli son contrat, Camus délaissa La Haye pour aller flaner à Amsterdam. Il prit même le temps d'aller vers les petits ports de pêche de Marken et Volendam. Sa visite eut lieu sous un vrai ciel de Hollande, chargé de pluie, de nuages pressés, de taches d'un bleu ruysdaelien. Un ‘ciel qui vit’. Rentré à son hôtel du Damrak, Camus soigne au genièvre une poussée de fièvre dans une pièce nue et propre, un Vermeer sans meubles, ni casseroles. ‘D'ailleurs, observe Camus, car on doit bien le confondre avec le héros de La Chute, dans ces lits hollandais si durs, avec des draps immaculés, on y meurt dans un linceul déjà embaumés de pureté’. Le lendemain, départ pour Paris. Dans les mois qui suivent, à petites touches, à l'aide de quelques accessoires climatiques, de quelques notes de géographie humaine et de psychologie populaire, il va peindre Amsterdam, un milieu, un site, une atmosphère, semblable à ces maîtres d'autrefois qui visualisent en atelier des données prises sur le vif, c'est-à-dire, dans le cas de notre auteur, à distance, à une époque, de surcroît, où commençait la guerre d'Algérie.

EN RÉDIGEANT L'ÉCHO QUI PRÉcède, je me suis demandé soudain si mes lecteurs ont lu La Chute ou l'un quelconque des nombreux livres d'Albert Camus. Je me plais à m'imaginer que je ne suis lu que par des lecteurs avertis. Mais qu'est-ce qu'un lecteur averti? Averti par qui? En France, depuis de nombreuses années, par une émission de télévision populaire: Apostrophes. Les jours qui suivent l'émission de Bernard Pivot, la vente des livres qui en ont fait l'objet monte en flèche. Parce qu'il s'agit

Septentrion. Jaargang 15 d'une excellente prise de contact avec des auteurs et leurs livres ou parce qu'il s'agit d'un bon spectacle télévisé? Les deux sans doute où chaque public trouve son compte. Je ne puis cependant passer sous silence l'anecdote suivante que je dois à ma fille aînée, qui est libraire. Un jour une cliente se présente au magasin et réclame un livre dont on a parlé à Apostrophes parmi cinq autres. Lequel? demande ma fille. Et le dialogue prend la tournure suivante: - Je ne me rappelle pas le nom de la romancière. - Dites-moi le titre du livre. - Je ne m'en souviens plus. - Donnez-moi quelques précisions sur l'histoire du roman. - A vrai dire, l'histoire était un peu embrouillée et c'est la raison pour laquelle je voudrais lire le livre. - Je n'ai pas pu voir l'émission hier soir, Madame, vous n'avez pas d'autres éléments d'information à me fournir? - Oh si, la dame avait une robe rouge.

POUR UNE RAISON QUE J'IGNORE le train qui quitte Amsterdam à sept heures du matin et arrive à Paris à treize heures, est composé de wagons allemands du Deutsche Bundesbahn. On trouve dans son compartiment un exemplaire du mensuel de la Compagnie intitulé Die schöne Welt. J'en commence immédiatement la lecture avant que d'autres ne s'en emparent. Je crois pourtant que cette fois il n'y a pas de concurrence à redouter. Je voyage en compagnie d'une mère de famille en jeans et de sa fille en jupe. Celle-ci a un visage intéressant orné malheureusement d'oreilles en bakélite reliées par un fil à la boîte noire d'un walkman. Le fond sonore qu'elle s'est octroyé ne l'empêche pas de faire des mots-croisés.

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La maman, dans un va-et-vient constant entre le couloir latéral et le ‘coupé’ - pour employer un batavisme qui fleure bon le vieux français -, fume des cigarettes blondes là où le règlement le lui permet. Du beau monde! comme dit à peu près le titre de la revue allemande. B.C.B.G. Ah! bienheureuse innovation que l'étiquette pictographique pour le

voyageur qui a horreur de la fumée des autres, cette haleine diabolique de l'animal civilisé. Rien n'a plus dérangé dans sa passion le fumeur invétéré que je fus de voir un proche voisin dans un lieu public replier son journal et l'employer à brasser l'air autour de son visage en mouvements saccadés du bras. - La fumée vous gêne-t-elle, Monsieur? - Rien qu'un peu! me répondit, amère, l'une des dernières victimes de mon incompressible tabagie. Un jour j'y ai mis fin pendant la rédaction d'un texte sur ‘Van Gogh au Pôle Nord’ (allusion au transport d'une exposition d'oeuvres de Vincent à Tokyo par la voie aérienne du pôle). Il était plus de minuit; je venais d'allumer une cigarette et constatai qu'une autre était fichée entre l'index et la médiane de ma main gauche alors qu'une troisième se consumait encore dans le cendrier gavé de mégots. Les extrêmes se touchent! Je décidai séance tenante d'affronter la situation inverse et de transformer le renoncement en passion. Depuis ce temps déjà confortablement lointain je voyage ‘non-fumeur’. J'oubliai la mère et la fille et me plongeai dans la lecture de la Schöne Welt. Je fus rapidement au bout de ma curiosité, mais je venais néanmoins d'apprendre que 110 pays du monde possèdent des chemins de fer dont la longueur totale avoisine 1,3 Millionen Kilometer. En somme, treize cents fois Paris-La Haye et retour. Je suis sur la bonne voie: deux fois par mois depuis cinquante ans; le compte y est à quelques rails près.

DANS LA TRADUCTION FRANçaise du roman de Hugo Claus Le chagrin des Belges (Het verdriet van België), on trouve d'abondants belgicismes dans les dialogues entre Flamands. Truffées en flamand d'archaïsmes, dialectismes et gallicismes, ces conversations devaient se distinguer du néerlandais classique et très pur dans lequel s'exprime l'écrivain. L'excellent traducteur Alain van Crugten explique le procédé dans la préface du livre. Doublée en français, la langue parlée des Flamands est particulièrement savoureuse. J'ai un faible pour les belgicismes qui existent aussi bien en néerlandais qu'en français. J'en connais un qui est parfaitement bilingue: tirer son plan et zijn plan trekken. Chose rare, ni dans sa version française, ni dans sa version néerlandaise, l'expression n'est comprise en France et en Hollande dans le sens que lui donnent les Belges: se débrouiller. On se moque - gentiment (?) - des belgicismes tant au Nord qu'au Sud. Et pourtant quel enrichissement des langues du Nord et du Sud! Les gens acceptent plus facilement un anglicisme qu'un archaïsme. Curieux état d'esprit. Le nouveau cheval de bataille qu'est la francophonie d'une part et la néerlandicité de l'autre, finira bien par sortir de l'ombre des expressions désuètes, voire des nouveautés régionales. Je viens de me distraire avec des ivoirismes attendrissants. En Côte d'Ivoire, on dit ‘chiffonner’ pour ‘engueuler’: J'en ai assez d'être chiffonné. On dit:

Septentrion. Jaargang 15 ‘être cinq cinq’ pour se sentir bien; ‘aller aux autos’ pour partir pour la France. Et pour inviter quelqu'un à se mettre à l'aise, on dit: ‘ambiancez-vous’. Je ne vous cacherai pas que je m'ambiance facilement dans une langue où Mèreke (à moins que ce ne soit Mononc' Armand) a ce cri du coeur, comme dans le Hugo Claus traduit: ‘Nom de bleu qu'est-ce que je peux être bête parfois’. Alors, mieux vaut dire des carabistouilles.

JE LIS DANS LA PAGE SCIENces et Enseignement du quotidien néerlandais NRC Handelsblad qu'un ordinateur puissant vient de battre le record du monde de précision dans le calcul de la valeur réelle de π. Vous savez, car nous avons tous retenu, ou presque, de nos années scolaires cette lettre grecque pi, que π est le ‘symbole du nombre qui représente le rapport constant entre la circonférence d'un cercle et son diamètre’. π est égal à 3,1416. Or, depuis l'école je ne me suis plus jamais drapé dans les plis de cette certitude. Bien qu'on puisse, me dit le journal, sur une modeste machine à calculer de poche serrer la vérité de plus près en obtenant le nombre de 3,1415925 et cela ‘suffit amplement pour tout usage minutieux’. Bon, mais le super-ordinateur canadien dont il s'agit a trouvé un chiffre qui complète le bon vieux 3,14 de 29.360.128 décimales. Il lui a fallu 28 heures pour arriver à ce résultat qui sera certainement battu puisqu'un challenger japonais vient déjà de relever le défi en se proposant d'atteindre 33 millions de décimales. Au fond, on ne sortira jamais de ce cercle vicieux car, fort heureusement, il est exclu de pouvoir un jour définir l'infini.

ON DIT QUE LE FRANçAIS CALcule mal et pourtant il adore les

Septentrion. Jaargang 15 58 chiffres. Il est tiré à quatre épingles, il se met sur son trente et un, il est Français à cent pour cent, il gagne (pas lui mais son voisin) des mille et des cents, il vous le donne en mille, il vous présente mille amitiés pour votre chère épouse, il annonce dix de der, il chasse un cerf dix cors (qui, entre nous, n'a atteint que l'âge de sept ans). Il parle du septième art, du cinq à sept, du onze de France, du quinze de France, du tiers provisionnel, du canon de soixantequinze, du 22 voilà les flics, de treize à la douzaine, de la semaine des quatre jeudis. Il vous donne rendez-vous dans huit ou quinze jours, ce que le Néerlandais traduit aussitôt par une semaine ou 14 jours. Et le nom des rues de Paris? Pas des chiffres comme à New York, non, de la poésie: impasse des deux anges, rue des deux avenues, rue des deux boules, impasse des deux cousins, place des deux gares, impasse des deux nèthes, rue des deux pavillons, rue des deux ponts, rue des deux portes, rue des deux soeurs. Poursuivons avec le 3: rue des trois bornes, des trois couronnes, des trois frères, des trois portes, des trois soeurs. Et le 4? Ben, voyons: il y a les rues du quatre septembre, des quatre fils, des quatre frères Peignot, des quatre frères Casadesus, des quatre vents. Il y a la rue des 5 diamants, des 7 arpents, du 8 mai 1945, les places du 11 novembre 1918 et du 18 juin 1940 ainsi que celle du 25 août 1944. Je connais encore la rue du 29 juillet. Et deux squares: le square Louis XIII et le square Louis... XVI.

L'ÉCHO PRÉCÉDENT M'A ÉVIDEMment mis d'autres chiffres en tête retenus le diable sait pourquoi. Ainsi, les Pays-Bas, pays d'élevage par excellence, enregistrent un excédent astronomique de 12 millions de mètres cubes de fumier dont on ne sait que faire, à moins d'en remplir toutes les baignoires d'Europe. Une situation à faire se retourner Cambronne dans sa tombe.

UN POT DE VIN POUR LES HÉRItiers, c'est la morale de l'histoire de ce Coréen du Sud qui, au cours d'une petite fête organisée par le directeur d'une entreprise de Séoul pour son personnel, se saoula à mort. Un tribunal de làbas estima que la famille avait droit à réparation du fait que l'homme avait été victime d'un accident du travail. Il y a de ces sentences qui confortent un chroniqueur.

À CHAQUE CONSULTATION ÉLECtorale se présentent aux Pays-Bas - comme dans la plupart des démocraties européennes - de forts contingents de candidats pour la députation. Ces femmes et ces hommes ont-ils choisi la voie politique pour devenir ministre, but suprême de leur ambition et de leurs efforts? Il se peut, mais la fonction est difficile à décrocher dans ce pays étant donné que depuis 1848, date à laquelle l'entière responsabilité ministérielle fut définie par la Constitution, seuls 400 Néerlandais environ ont exercé le pouvoir, soit en moyenne 2 citoyens par an. Sur une population forte aujourd'hui de 14,5 millions d'habitants, cela fait peu d'élus au loto sportif de la célébrité. Le poste envié de ministre des Affaires étrangères n'a connu au cours des 138 ans écoulés que 40 titulaires environ. Il est vrai que l'un d'entre eux fut ministre des Affaires étrangères pendant près de 19 ans (de 1952 à 1971)! D'un autre côté, en 1848, une personnalité éminente ne fut titulaire de ce portefeuille que pendant 2 mois à peine. A quelques mois des élections législatives de mai 1986, le ministre de l'Intérieur en exercice mourut à la tâche dans son

Septentrion. Jaargang 15 Avant l'ouverture de la campagne électorale en France, on trouvait sur les murs de Paris des affiches dans le genre de celle-ci. Lorsque s'ouvrit réellement cette fameuse campagne, des hommes et des femmes remplacèrent les enfants sur les placards de publicité. Et tous et toutes avaient une tête de mesure gouvernementale. bureau ministériel. En période électorale, le département de l'Intérieur joue un rôle essentiel. Pour remplacer en fin de législature le titulaire décédé, il fallait faire appel à une personnalité en vue du même parti. ‘On’ sonda les intentions du Commissaire de la Reine en Frise et celui-ci se déclara prêt à assumer les fonctions pour les deux mois à courir à la condition de réintégrer son poste de gouverneur de la province au terme de sa mission. Mais les Frisons ne voulurent rien savoir. Abandonner la province de Frise pour un fauteuil ministériel même pendant deux mois, il ne peut en être question. Pas besoin de revenir! Qu'on nomme immédiatement un autre Commissaire de la Reine! Par conséquent, l'actuel titulaire resta sagement à . Et les Etats provinciaux de Frise durent se féliciter de leur opposition. Si une telle situation s'était produite dans le Limbourg, déclara la personnalité dont il est question ici, les Etats provinciaux se seraient félicités de l'honneur fait à la province de pouvoir déléguer à La Haye un aussi haut représentant de la région. Comme on le voit, la décentralisation n'est pas une notion vaine aux Pays-Bas.

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Il n'est pas dans mes habitudes de faire de la politique, mais étant donné que nous sommes sur le terrain des élections, je ne puis passer sous silence la joie que j'éprouve d'avoir voté pour la première fois de ma vie. Les Néerlandais vivant hors des frontières néerlandaises ont pu participer au scrutin pour les législatives, et il en sera désormais ainsi tous les quatre ans. Du même coup, ils sont bien forcés de se pencher avec attention sur le programme des partis néerlandais en présence, du fait qu'ils ne participent pas - ne fût-ce qu'en spectateurs - à la campagne électorale. C'est à peine s'ils connaissent la tête des protagonistes, si familière désormais aux téléspectateurs. Par contre, les Néerlandais extra muros ne votent pas aux élections municipales puisqu'ils n'habitent pas dans une commune des Pays-Bas. Pour la première fois, en mars dernier, ce sont les étrangers domiciliés dans une commune néerlandaise depuis plus de cinq ans, et ‘assimilés au cadre de la vie nationale’ qui ont pu voter. J'étais précisément à Amsterdam lorsque le ministre-président Ruud Lubbers, démocrate-chrétien, s'est adressé à ces nouveaux électeurs, non pas pour militer en faveur de son parti, mais pour leur expliquer le sens de leur participation aux destinées de leur commune, de leur municipalité. Il l'a fait en arabe, en turc, en serbo-croate et en portugais. Le lendemain à La Haye, la télévision s'est exprimée en 9 langues pour informer la population d'immigrants qui allait y voter. Mais il y eut aussi en néerlandais des discussions entre immigrants et hommes politiques locaux. Que de problèmes: griefs, doléances, points d'interrogation. Mais aussi un dialogue franc et constructif, une sorte de mise au net de brouillons enfouis dans les tiroirs de l'incompréhension. J'ai été très impressionné par ces exercices d'éducation civique et je me suis demandé si la télévision n'était pas une sorte de baobab technique propice aux palabres accélérées. Environ 40% des immigrés (sur 300 000 autorisés à voter) se sont rendus aux urnes. Un Turc a été élu à Rotterdam. Si de telles élections s'étaient déroulées aux Pays-Bas e au XVIII siècle, un ouvrier de chantier naval aurait peut-être été élu à Zaandam sous le nom de Pierre Michaëlov. Cet immigrant avait de faux papiers car il s'appelait en réalité le tsar Pierre le Grand. En ces temps-là, l'empereur charpentier était en Hollande non pas un clandestin mais un travailleur incognito.

LORS DE LA VISITE QU'IL FIT AUX Pays-Bas au début de l'année, le premier ministre israélien Shimon Peres a prononcé un discours dans lequel il a bien entendu parlé des liens entre juifs et Néerlandais. Mais j'ai surtout retenu de son exposé un paragraphe qui a trait à son pays. Au début, il n'y avait pas seulement pénurie de terre et de richesses naturelles, il y avait aussi un manque d'eau. Les Russes, dit-il, ont leur Volga, les Egyptiens, leur Nil, les Américains, leur Mississippi, nous avons le Jourdain. ‘Je ne sais vraiment pas pourquoi on l'appelle une rivière. Lorsqu'on le contemple, on voit plus d'Histoire que d'eau’.

EN REGARDANT PAR LA FENÊtre ce matin de bonne heure, je vis qu'il pleuvait sur Paris. A grosses gouttes printanières. Je pensai au poète Cees Buddingh', dont j'avais appris la mort prématurée, parce qu'il avait écrit un recueil nommé Het houdt op met zachtjes regenen (La pluie cesse de tomber doucement). Curieux bonhomme que ce poète qui se fit connaître par de plaisants Gorgelrijmen, textuellement des rimes de

Septentrion. Jaargang 15 Cees Buddingh' (1919-1985). gorge, autrement dit des gargarismes rimés. Peu avant sa disparition, de nouvelles rimes du gosier virent le jour où l'on retrouvait sa ménagerie d'animaux imaginaires. Le surréalisme et le jazz soufflent à travers ses poèmes qui ont un côté informatif, comme dans son Ars poetica où il dit qu'on écrit les meilleurs poèmes en épluchant des pommes de terre.

FRANçOIS MITTERRAND EST UN président de la République ubiquiste. Non seulement au point de vue géographique; il l'est aussi sur le plan de la lecture. Comment fait-il pour être partout à la fois, recevoir une foule de gens, lire des dossiers, voir des films, écrire, être au courant. C'est le secret des hommes d'Etat. Ils inventent parfois la cinquième semaine de congés payés, mais ignorent le moyen de s'en servir. Dans les entretiens qu'il a eus avec Marguerite Duras et qui ont été publiés dans plusieurs numéros de l'hebdomadaire L'autre journal, Mitterrand dit: ‘Je lisais, il y a quinze jours, un petit livre très remarquable, paru au Seuil, une traduction du journal d'une petite juive hollandaise, Etty Hillesum, 1941-1943. Elle a écrit ce journal jusqu'au moment où elle a été déportée à Auschwitz - elle est morte trois mois après son arrestation. Un livre étonnant. Elle dit: la vraie souffrance, c'est celle que l'on redoute. Et

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Etty Hillesum (1914-1943). encore, elle était sans doute bien au-dessous de la réalité qu'elle a connue. Et elle la dépassait. C'est un livre surprenant de force morale, de joie de vivre... Dans les pires situations, elle dit: moi, je continue de trouver que vivre est un privilège merveilleux... je ne peux plus marcher sur le trottoir, mes amis ont été arrêtés, mon père et ma mère que sont-ils devenus... et, tiens, je viens de voir un géranium à la fenêtre, ça me suffit pour la journée. Et c'est sans chiqué, parce qu'elle ne devait pas penser que ça serait publié...’ Cette citation faite par le Président de la République témoigne avec force combien il est important de traduire, de traduire encore et toujours d'une langue dans une autre, et en l'occurence du néerlandais en français. Nous devons d'ailleurs cette excellente traduction à notre ami Philippe Noble, assistant de néerlandais à l'Université de Paris-Sorbonne et membre du comité de rédaction de Septentrion. Comment dit-on encore cocorico en néerlandais? O, très prosaïquement chant du coq. La version batave de ce chant est kukeleku, mais personne n'a l'idée de pousser ce cri de victoire. Un proverbe néerlandais très calviniste, j'en conviens, dit d'ailleurs De haan kraait het hardst op zijn eigen mesthoop, c'est-à-dire que le coq chante le plus fort sur son propre fumier. S'il m'est arrivé souvent dans ma vie de pousser un cocorico, eh bien! dans ma langue maternelle j'employais un gallicisme.

PUISQUE J'EN SUIS AUX CITAtions, je me permets d'extraire d'un livre de René Rougerie, l'éditeur par excellence de poésie en France, cette réflexion (dans La Fête des Anes ou la mise à mort du livre qu'il vient de publier sous son nom): Il faut que le poème bénéficie d'une présentation soignée mais sobre. Rejeter les recherches typographiques alors que l'artisan joue au créateur. Elles ont trop souvent desservi le poème et l'ont parfois même massacré. Il faut au contraire être au service du texte, se faire oublier. Le poème d'abord, rien que le poème. Mais qu'il respire dans la page. Il prend ainsi toute son importance, toute sa dimension. ‘Quand on lit la page autour du poème, écrit Jean-François Mathé’. Ce plaidoyer pour ‘la page imprimée, seulement poésie’ de l'écrivain-éditeur Rougerie trouve deci delà des résonnances de plus ou moins longue durée. Pour Rougerie, cela fait trente-cinq ans de lutte. L'enthousiasme n'a pas d'âge, car le gant est souvent relevé. J'ai sous les yeux l'exemple de deux recueils publiés par les Editions Marsyas à Amsterdam. Ils corroborent le souci de Rougerie. Guy Vandeputte qui anime cette entreprise de haute qualité permet lui aussi au lecteur de prendre connaissance de la page autour du poème.

EN ANALYSANT LES ÉLECTIONS qui ont eu lieu ces mois derniers aux Pays-Bas et en France, je me suis souvenu d'une phrase de René Massat préfaçant les nombreux

Septentrion. Jaargang 15 tomes des OEuvres complètes d'Alfred Jarry: ‘La plupart des hommes ne sont à l'aise que dans un bonheur soumis aux traditions et aux interdits’.

QUELQUES CITATIONS AU HAsard de mes lectures de la presse néerlandaise:

Rudy Kousbroek ‘Un interviewer n'est qu'un ventriloque corrompu’.

Peter Greenaway ‘Vermeer est un cinéaste né trop tôt’.

L. Bouma (président honoraire de l'Académie frisonne) ‘Je ne sais pas ce que c'est que la culture frisonne, mais si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer sur le champ’.

Gerard Reve ‘Je n'écris jamais rien sur des gens ordinaires. D'ailleurs, je n'en ai jamais rencontré’. du même ‘Il est étrange que je sois le seul alcoolique d'Europe qui ne boive pratiquement rien’.

Van Aggelen (peintre d'un des innombrables portraits de la reine Beatrix en robe d'apparat) ‘Mettre en couleur une fourrure d'hermine, c'est relever un défi’.

The Post ‘Chaque année de 1200 à 1300 automobiles tombent dans les canaux néerlandais. Pour la somme de 30 florins vous pouvez suivre en piscine un cours sur la façon de sortir indemne de votre véhicule lors d'une chute dans l'eau’.

Frans de Ruiter (ancien directeur du Festival de Hollande) ‘La vie néerlandaise tout entière est basée sur un système d'abonnements’.

NRC Handelsblad (titre d'article) ‘A la recherche de la vache aux oeufs d'or’.

Veluwepost (page d'information de la commune de Wageningen qui décrit en plusieurs langues le rôle d'un nouveau service municipal désireux de recueillir des données sur la situation culturelle des minorités sur son territoire). Voici le texte français:

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Mme X va ‘faire une investigation à la situation des minorités culturels en Wageningen. L'investigation sera usé à dresser une bonne prudence municipale à l'égard des minorités et si possible amender la situation des minorités (...) Pour obtenir une vision clairemente de la situation, des problèmes, et des désirs des touts minorités demeurant à Wageningen, autre groupes seron impliqués dans l'investigation’. Zondag (La Haye) ‘Le scénario de la prise en otage de Heineken se trouvait chez De Sleghte’ (un libraire de La Haye qui vendait comme tous ses confrères un livre de Richard Chutterbuck intitulé Kidnap & Ransom paru en 1978 dans lequel était décrite la méthode d'enlèvement suivie par les kidnappeurs du PDG de la célèbre brasserie). ‘Une partie de la rançon payée pour la libération du brasseur devrait revenir à l'auteur comme copyright’. Le NRC Handelsblad publie chaque jour en première page au bas de la première colonne les propos tenus par des globes terrestres installés dans des fauteuils. Une phrase percutante résume leurs préoccupations d'actualité. Ainsi, à propos précisément de Freddy Heineken, la France ayant refusé l'extradition de deux complices (présumés) de l'enlèvement pour des raisons de caractère juridique: ‘Merveilleux, disent les ravisseurs par mappemondes interposées, c'est le moment de prendre encore un Heineken’. L'euthanasie étant à l'ordre du jour aux Pays-Bas, les discussions politiques vont bon train. Les préoccupations familiales et médicales, spirituelles et humanitaires sont exposées en long et en large. Faut-il réglementer, légiférer, libéraliser, ignorer, interdire? Nos trois mappemondes réagissent à leur tour:

Euthanasie? Plutôt crever!

Leo Ross ‘Amsterdam est une bonne mère et j'ai dormi dans de nombreuses chambres de son coeur’. Joost van Kasteren ‘La poire de terre n'a jamais eu du succès en Europe sauf en France où l'on en cultive sur 9000 hectares’. Je n'avais jamais entendu parler de la poire de terre (aardpeer) mais trouvant le mot agréable à l'oreille, j'en recherchai la signification dans mon tout nouveau dictionnaire. Hélas! la traduction m'a refroidi. Cette fameuse poire de terre se dit en français: topinambour. Karel van het Reve (professeur de littérature russe) ‘Le grandpère de Tolstoï faisait laver son linge en Hollande; je trouve ça formidablement drôle’. Paul van Loon (sur la poésie de Luuk Gruwez et Herman de Coninck) ‘Une poésie qui récure les intestins’.

Septentrion. Jaargang 15 Leslie Fiedler (cité par Tom Lanoye) ‘Une enfance malheureuse est la mine d'or de l'écrivain’. Luc de Vos (sur l'apparence et la peur dans le naturalisme flamand) ‘Naître pour trembler’. Juan Goytisolo (romancier espagnol, lauréat du prix littéraire Europalia 1985) ‘Je suis castillan en Catalogne, francisé en Espagne, Espagnol en France, latino en Amérique du Nord, nesrani au Maroc et macaque partout. La langue seule est la vraie patrie’. Et, pour finir, une ‘citation’ en forme de billet de banque. Sur le nouveau billet de 250 florins représentant un phare, on lit au verso (qui est peut-être le recto) non pas comme on aurait pu s'y attendre: ‘seront punis ceux qui auront contrefait ou falsifié ce billet de banque’ mais cette simple annonce: ‘Droits d'auteur, Banque des Pays-Bas 1985’.

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Actualites Archéologie

Des archéologues néerlandais découvrent le tombeau de Maya

Le 8 février 1986, une équipe composée d'archéologues néerlandais et anglais découvrit le tombeau de Maya, ministre des Finances et des Travaux publics de Toutânkhamon. La sépulture de Toutânkhamon fut également construite sous la direction de Maya. On y a d'ailleurs trouvé une statue de Maya. Après la mort de Toutânkhamon, le prestige de Maya n'avait en rien perdu de son éclat. Il fut à l'apogée e de sa grandeur sous le règne d'Horemheb, grand stratège et dernier roi de la XVIII dynastie (de 1334 à 1306 av. J.-C.). Maya fit aussi édifier une sépulture pour le pharaon Horemheb. Il restaura de nombreux temples et tombeaux et contribua à l'édification du temple de Karnak. Voilà 12 ans déjà que les égyptologues du Rijksmuseum van Oudheden de Leyde (Musée national d'antiquités) s'acharnent à retrouver le tombeau de Maya. Ce musée possède quantité de sources importantes datant de cette période (environ 1300 av. J.C.). Il s'agit d'une collection de plus de 6 000 pièces acquise en Italie pour le compte du roi Guillaume Ier. La statue grandeur nature du couple Maya et Mérit constitue e l'une des pièces les plus remarquables de la collection. Au XIX siècle, le professeur allemand Karl Lepsius avait déjà entrepris des fouilles dans les environs de Saqqarah à quelques kilomètres du Caire. Il découvrit la tombe de Maya, en crayonna plusieurs esquisses, en dessina plusieurs

Statue de Maya, ministre des Finances et des Travaux publics de Toutânkhamon, et de son épouse Mérit. (Rijksmuseum van Oudheden, Leyde). cartes et en rapporta des reliefs. Au terme des recherches, le tombeau s'ensabla à nouveau. Une équipe de Leyde et de Grande-Bretagne s'est rendue en Egypte en 1975 afin de vérifier sur place les données du professeur Lepsius. Cependant, celles-ci ne s'avérèrent pas exactes. Il ne s'agissait pas de la tombe de Maya mais de celle d'Horemheb. Elle était inoccupée car Horemheb devint pharaon si bien qu'on lui construisit par la suite un tombeau de pharaon. Après 12 années de vaines recherches, on a découvert fortuitement le tombeau de Maya à la suite d'un autre, dédié à un officier. L'accès au tombeau, en fait il s'agit d'une crypte renfermant plusieurs sépultures, se situe à 16 mètres de profondeur.

Septentrion. Jaargang 15 L'intérêt de cette découverte ne réside pas tant dans les objets d'art que l'on se propose d'exhumer. Etant donné que Maya fut une notabilité de l'époque, on espère bien exhumer une série de reliefs riches en informations concernant de célèbres contemporains tels que Toutânkhamon et Horemheb. Tout porte à croire qu'il s'agit d'une découverte scientifique considérable. Reste encore le véritable travail archéologique. Ce n'est que d'ici 3 ou 4 ans que l'on s'apercevra si l'enthousiasme des égyptologues était justifié. Dirk van Assche (Tr. J. Hermans) Arts plastiques

‘De Rembrandt à Vermeer’: les peintres hollandais du Mauritshuis de La Haye au Grand Palais à Paris

‘Les bois sont tranquilles, les routes sûres; les bateaux vont et viennent au cours des canaux (...). Les enfants vont à l'école (...). Les saisons se renouvellent, on patine sur les eaux où l'on naviguait (...). C'est toujours le cours régulier des choses que rien ne dérange, (...) avec lesquelles on a tant de plaisir à composer de bons tableaux’. Cette description lyrique de la Hollande et de l'Ecole de peinture hollandaise est d'Eugène Fromentin, qui effectua un séjour à Amsterdam et à La Haye en 1875. A la suite de celuici, il écrivit son livre Les maîtres d'autrefois, qui fut publié pour la première fois en 1876 et qui demeure une lecture agréable. Le Mauritshuis qu'il visita à La Haye ne devait pas être bien

Septentrion. Jaargang 15 63 différent de ce qu'il est aujourd'hui ou sera après sa restauration en 1987. Il y avait bien entendu quelques petites différences. A cette époque, plusieurs pièces étaient pourvues d'un poêle en fonte. La Jeune fille à la perle de Vermeer - la Joconde du Nord - n'appartenait pas encore à la collection; elle allait être acquise en 1882 pour la somme dérisoire de 2,30 florins (± 6,2 FF; 41,5 FB), à la vente aux enchères Braam, par A. des Tombe qui légua le tableau au musée en 1903. Le Mauritshuis doit son nom à son édificateur, Johan Maurits van Nassau. Il reçut de son oncle, le prince Frederik Hendrik, stathouder des Provinces-Unies (1625-1647), la terre où se dresse le bâtiment, à proximité du Binnenhof - à l'endroit où se trouvait jadis le Stadhouderlijk Kwartier (Le pavillon du Stathouder: aujourd'hui aile ouest du Binnenhof). Cette construction ultramoderne pour l'époque fut bâtie en style classique de 1633 à 1644. Elle fut conçue pour servir d'habitation, ce qui explique l'absence de vastes pièces: le rez-de-chaussée et le premier étage ne comportent qu'une seule ‘salle’; il s'agit pour le reste de ‘cabinets’. Lorsque l'Etat des Pays-Bas acheta l'immeuble en 1820 pour y héberger (surtout) l'ancienne collection de tableaux des stathouders, c'était là une décision d'une portée e historique: dans l'intimité d'un hôtel du XVII siècle étaient exposées des peintures qui, généralement, avaient été conçues pour agrémenter ce genre de lieux aux espaces réduits. Au début, l'on ne se limitait pas aux oeuvres des maîtres du Siècle d'or. Sous l'impulsion du roi Guillaume Ier (ce n'est pas pour rien que le musée s'appelle Koninklijk Kabinet van Schilderijen Mauritshuis - Cabinet royal des peintures du Mauritshuis), des oeuvres contemporaines furent également acquises. Après la création d'un musée d'art moderne à Haarlem en 1838, cette politique fut modifiée: depuis lors, l'on peut exclusivement

1. Frans Hals, ‘L'enfant riant’, 29,5 cm diamètre, Mauritshuis, La Haye. y admirer des tableaux anciens dans une atmosphère appropriée. Le noyau de la collection est composé d'environ 150 peintures qui ont été e e rassemblées depuis le début du XVII et surtout durant le XVIII siècle par les stathouders. Mais pendant plus d'un siècle et demi, le musée a pu grandir et s'enrichir. Même aujourd'hui, il ne s'agit pas d'une grande collection: un petit millier d'oeuvres. Par ailleurs, elle ne prétend pas être ‘scientifique’ (je dirais presque que c'est heureux) dans la mesure où elle n'offre pas au visiteur un aperçu de l'évolution et des e ramifications de l'art pictural aux Pays-Bas pendant le XVII siècle. L'ensemble de la collection est un poème, chaque aspect de la peinture hollandaise du Siècle d'or en est une strophe. Le style ‘cru’ ou grossier (consistant à superposer des couches de peinture encore fraîche, avec une grande fluidité et au moyen d'un pinceau épais) est illustré par une petite tête de gamin riant de Frans Hals (ill. 1); la manière ‘soignée’ ou méticuleuse (la peinture est posée couche après couche de sorte que la surface

Septentrion. Jaargang 15 semble être d'émail), par un autoportrait du jeune Rembrandt. Le maniérisme est représenté par un petit tableau de Joachim Wttewael; le caravagisme par un chefd'oeuvre de Hendrik Terbrugghen et le classicisme par une superbe peinture de Jacob van Campen. Le Mauritshuis abrite des exemples parfaits de tous les genres picturaux: peinture d'histoire, paysages, natures mortes, portraits. Une soixantaine d'oeuvres magnifiques ont été sélectionnées pour l'exposition De Rembrandt à Vermeer qui se tient au Grand Palais à Paris depuis le 19 février et jusqu'au 30 juin 1986. Une telle exposition ne peut être organisée qu'à titre réellement exceptionnel: la plupart de ces peintures - qui font partie du patrimoine culturel des Pays-Bas - ne quittent le musée que dans les cas de nécessité absolue. Cette fois-ci, l'occasion en fut fournie par un heureux concours de circonstances: le Mauritshuis est actuellement en cours de restauration et S.M. la reine Beatrix ainsi que le Président de la République française François Mitterrand ont accepté de patronner cette entreprise. Le 18 février 1986, la souveraine néerlandaise a donc inauguré l'exposition en compagnie du Président français. C'est ainsi que l'on peut admirer aujourd'hui à Paris le tableau mondialement célèbre de Potter: Le Taureau (ill. 2). Fromentin portait déjà sur lui, au reste, un jugement nuancé: ‘Le Taureau n'a pas de prix. En l'estimant d'après la valeur actuelle des oeuvres de Paul Potter, personne ne doute que, mis en vente, il n'atteignît aux enchères de l'Europe un prix fabuleux. Est-ce donc un beau tableau? Nullement. Mérite-t-il l'importance qu'on y attache? Sans contredit’. La Vue de Delft de Vermeer y est également présente. A son

2. Paulus Potter, ‘Le Taureau’, 235×339 cm, 1674, Mauritshuis, La Haye.

Septentrion. Jaargang 15 64 sujet, Marcel Proust avait écrit en 1921: ‘Depuis que j'ai vu au musée de La Haye une Vue de Delft, j'ai su que j'avais vu le plus beau tableau du monde’. L'on comprendra dès lors que cette exposition remporte un grand succès. Elle accueille chaque jour plus de 4 000 visiteurs, soit l'affluence maximale permise au Grand Palais, et une deuxième édition du catalogue est en préparation (cet article est écrit à la fin du mois de mars). Comme cette exposition est un témoignage d'amitié que les Pays-Bas adressent à la France afin de souligner l'importance de leurs relations, il est mis l'accent dans l'une des introductions du catalogue sur les correspondances e et interactions entre peintres français et hollandais au XVII siècle. Il s'avère qu'à cette époque des contacts de nature diverse existèrent entre des artistes hollandais et français. Les Pays-Bas méridionaux furent certainement un trait d'union important entre la ‘Hollande’ et la France: une composition comme celle qui figure un panier d'osier rempli de fleurs ou de fruits et posé sur le bord d'une table fut probablement imaginée pour la première fois à Anvers (par Jan Bruegel?) et devint très populaire, de sorte qu'un peu plus tard elle fut représentée tant dans les Pays-Bas septentrionaux (notamment par la famille Bosschaert) qu'en France (entre autres par Louise Moillon). Une raison de plus pour les lecteurs de cette revue d'aller voir cette exposition s'ils visitent Paris un de ces jours. Beatrijs Brenninkmeyer-de Rooij (Tr. P. Grilli)

Le catalogue, qui compte 395 pages richement illustrées et pèse deux kilos, est en vente en France et aux Pays-Bas.

Cinquantenaire du musée Van Abbe

‘Que le calme y soit profond et que la lumière règne’ écrivait W. Visser en 1937, un an après avoir été nommé directeur du musée de la ville d'Eindhoven, le musée Van Abbe. Aujourd'hui, en cette année 1986 où le musée célèbre avec faste son jubilé, on constate que la lumière y est toujours souveraine. Mais que fort heureusement le calme l'a depuis longtemps déserté. S'il est un aspect caractéristique de l'évolution du musée qui puisse être déjà souligné, c'est bien le fait que les différents directeurs ont toujours exposé et acheté l'art qui leur était contemporain, avec toutes les tensions et contestations que cela implique. Visser excepté, E. de Wilde, J. Leering et R. Fuchs ont tous, l'un après l'autre, marqué de leur personnalité le devenir du musée. Les collections permanentes, mais également les expositions et autres activités muséographiques, étaient - et sont encore - remarquables par leur caractère international, leur variété et leur qualité. Curieusement, le premier directeur n'avait guère d'intérêt pour l'art de son époque. C'était d'autant plus étonnant que le souhait du fondateur du musée avait été de collectionner exclusivement l'art moderne néerlandais. Les fonds mis à disposition par H. van Abbe (manufacturier en tabac et collectionneur) furent employés par Visser pour acheter des oeuvres de sa collection privée. L'ensemble ne présentait que peu d'intérêt et même les dons ne purent changer le caractère désordonné de la collection. Aussi bien les expositions furent-elles sans rayonnement. Plus intéressantes

Septentrion. Jaargang 15 se révélèrent ses idées sur le fonctionnement du musée, notamment en ce qui concerne l'organisation de l'espace et les tâches éducatives. C'est surtout ce dernier point qui retint l'attention de E. de Wilde, nommé directeur en 1946. Il n'avait pas encore trente ans, et dès le début il se soucia beaucoup du développement de l'intérêt, à Eindhoven et dans le reste du pays, pour les ‘manifestations artistiques’. En 1951, une ordonnance décida que la nouvelle politique e d'acquisition serait orientée vers l'art international du XX siècle. Ayant vu ses moyens croître considérablement, De Wilde décida

Le musée municipal Van Abbe de Eindhoven. d'acquérir un certain nombre d'importantes oeuvres de pionniers, et, dans le même temps, de se consacrer dorénavant à l'art contemporain. Il se laissait guider dans son approche par les constantes de l'histoire de l'art. Les sentiments et les idées personnelles n'avaient aucun rôle à jouer en la matière. A De Wilde succéda en 1964 J. Leering, dont la volonté fut de suivre de près les manifestations les plus récentes de l'art plastique. Pas moins important fut son désir d'abattre - au figuré - l'enceinte du musée pour l'ouvrir au monde. Il se tourna surtout vers les formes d'une expression plus rationnelle ou même scientifique de l'art international. Outre des pièces de Van Doesburg, Moholy Nagy, Mondriaan et Lissitzky, des oeuvres d'artistes du mouvement Zero, du pop'art et du minimal-art furent également acquises sous sa direction. Et c'est ainsi qu'à son arrivée, R. Fuchs trouva à Eindhoven en février 1975, une collection d'une importance certaine. Il commença ses activités en définissant un projet tourné vers les artistes de sa propre génération. A l'inverse de son prédécesseur, il restaura (au figuré) le mur enfermant le musée car selon lui, le visiteur doit être mis en contact avec les oeuvres d'art et rien qu'avec elles. L'idée - que d'aucuns trouvent dépassée - selon laquelle le musée doit rendre l'art explicable ou du moins intelligible est en effet rejetée par Fuchs: il n'y a aucune raison pour que les visiteurs ne ‘travaillent’ pas dans un musée. Cette atti-

Septentrion. Jaargang 15 65 tude, liée au fait que Fuchs fit ses débuts dans les années soixantedix, explique qu'il ait notamment acheté de l'art conceptuel avec des oeuvres de Brouwn, Long et Kosuth pour ne citer qu'eux. Plus récemment, des artistes comme Penck, Kieffer, Richter et Immendorf font l'objet d'une attention suivie. Ce qui importe à Fuchs, c'est la vision personnelle d'un certain nombre d'artistes, présentée de préférence en repoussoir à d'autres de manière à faire jaillir les contrastes. Parce que l'actuel directeur du musée Van Abbe ne dispose pas toutefois d'un budget illimité, il choisit toujours des oeuvres qui ont une valeur intrinsèque. Il voit ses acquisitions comme des ‘pièces uniques’, des aiguillons pour le visiteur. Ses conceptions, très personnelles, sont dégagées de toute perspective historique, et en ce sens donc subjectives. Il se laisse guider par les artistes eux-mêmes, qui, selon lui, déterminent toujours les accents les plus importants d'une période. Cette relation permanente avec les artistes donne à sa politique d'acquisition et d'exposition, son unité. Cela explique également son affirmation selon laquelle ‘l'art doit déranger’. Une opinion qui est, on le voit, très différente de celle du premier directeur du musée d'Eindhoven. Mais c'est également cette même contradiction - si caractéristique du musée Van Abbe - qui en a fait ce qu'il est aujourd'hui: l'un des lieux d'art les plus importants d'Europe occidentale. Ainsi qu'il a été dit, le musée fête son cinquantième anniversaire de manière fastueuse. Pour la première fois au cours de son histoire sera exposée, du 14 juin au 9 novembre 1986, la totalité de la collection permanente. A l'occasion du jubilé, le musée a eu à sa disposition un immeuble voisin et a pu ainsi doubler sa surface d'exposition. Ainsi nous est offerte la chance d'avoir une bonne idée de la diversité des oeuvres acquises successivement par De Wilde, Leering et Fuchs, car plus de 1 500 pièces seront exposées. C'est une occasion rare de survoler plus de cinquante ans d'art néerlandais et international, saisis sous des angles de vue toujours différents. Rob Schoonen (Tr. S. Maris)

Musée Van Abbe, Bilderdijklaan 10; Musée Van Abbe ‘2’, Keizersgracht 13, NL-Eindhoven. Exposition de la collection permanente du 14 juin au 9 novembre 1986. Ouverture: du lundi au samedi de 10 à 17 heures, dimanches et jours de fête de 13 à 17 heures. A l'occasion du jubilé seront réunis dans une publication des entretiens avec De Wilde, Leering et Fuchs.

Marrie Bot

Lors d'une visite à Lourdes en 1975, la photographe néerlandaise Marrie Bot (o1946) fut tellement impressionnée par l'immense rassemblement des malades, par leur espoir de guérison miraculeuse, par la souffrance humaine et par les rites religieux, qu'elle se proposa de découvrir les lieux de pèlerinage fréquentés par les foules, en particulier ceux qui ont un caractère expiatoire. Ce projet photographique, réalisé entre 1976 et 1983, a débouché sur des expositions et sur l'édition d'un remarquable album de photos, Miserere, dont est parue également une édition française. Les 102

Septentrion. Jaargang 15 photos noir et blanc, reprises dans Miserere, représentent dix pèlerinages pénitentiels d'Europe: Espagne (3), France (1), Grèce (1), Irlande (2), Pologne (2), Portugal

[De DBNL is niet gemachtigd een illustratie uit het origineel hier weer te geven]

Couverture de ‘Miserere’ de Marrie Bot. Photo: ‘Pèlerinage de Fatima (Portugal)’.

(1). Dans un liminaire, Marrie Bot esquisse l'origine et le déroulement de chaque pèlerinage évoqué. Les images poignantes de Marrie Bot montrent à la fois une dévotion et une humiliation religieuse extrêmes. Celui qui les regarde ne peut rester indifférent au thème de la pénitence.

Isabel Devriendt

MARRIE BOT, Miserere, les grands pèlerinages de pénitence en Europe, M. Bot, Rotterdam, 1985, 27×28 cm, 132 p. Diffusion en France: European Book Service, B.P. 124, NL-1380 AC Weesp; en Belgique: M. Bot, B.P. 49, NL-3000 AA Rotterdam. Une sélection des photos du projet Miserere a été exposée à l'Institut néerlandais de Paris et dans la Galerie municipale du château d'Eau de Toulouse.

Réaménagement du musée Memling à Bruges

Pour la troisième fois en moins d'un siècle, la disposition des six tableaux de Hans Memling (né à Seligenstadt vers 1435-1440 et mort à Bruges en 1494) dans les murs de l'hôpital historique Saint-Jean a été complètement remaniée. Ce réaménagement semble le meilleur possible. Au cours des prochaines années d'autres mesures devront suivre pour faire de l'infirmerie ogivale un musée digne de ce nom. En tout cas, la réorganisation de l'espace disponible s'annonce très prometteuse avec le retour ‘in situ’ du Retable de saint Jean Baptiste et de saint Jean l'Evangéliste (1479), plus connu sous le nom de Mariage mystique de sainte Catherine, et de la Châsse de sainte Ursule (1489) dans l'église attenante à l'hôpital. Le choix d'y adjoindre les quatre petits tableaux du même maître allait de soi, car depuis que la Révolution française les a rassemblés, ils forment une unité spirituelle qu'il ne faut plus briser. Les deux petits triptyques, L'adoration des Mages (1479) peint à la demande du Frère Jean Floreins et La déploration du Christ (1480) commandé par le Frère Adrien Reins n'ont à vrai dire jamais quitté leur lieu d'origine. Les deux autres tableaux, l'énigmatique portrait de femme dit de la Sibylla

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Hans Memling, ‘Châsse de sainte Ursule’, 87×33×91 cm, 1489, musée Memling, Bruges.

Sambetha depuis le seizième siècle et le diptyque intimiste Notre Dame et Martin van Nieuwenhove (1487), provenant tous deux de l'ancien hôpital Saint-Julien, appartiennent depuis près de deux siècles au même patrimoine. La rénovation mise à part, les responsables et le conservateur du musée sont confrontés à une situation tout à fait comparable à celle de l'Hôtel-Dieu et du musée de Beaune. Pendant la période bourguignonne, les deux fondations ont fait l'aquisition de chefsd'oeuvre incomparables. A Bruges, ces achats ont été réalisés en moins de dix ans par quatre commandes remarquables du même hôpital, deux commandes officielles et deux commandes privées au maître brugeois qui, semble-t-il, n'avait pas à craindre la concurrence pour ce genre de travail. A Beaune, le fondateur de l'Hôtel-Dieu, le Chancelier Rolin représenté dans le tableau de Jan van Eyck de La Madone qui porte son nom au Louvre, a fait peindre entre 1443 et 1446 le poignant Retable du Jugement dernier par Rogier van der Weyden à Bruxelles. C'est en particulier chez ce maître que Hans Memling, la gloire de Saint-Jean, a fait son apprentissage avant de venir s'établir à Bruges. Gaby Gyselen (Tr. M.N. Fontenat)

Adresse du musée Memling: Mariastraat, B-8000 Bruges, tél. (050) 33 25 62.

Samuel Jessurun de Mesquita

En 1944, après la déportation à Auschwitz de Samuel Jessurun de Mesquita, quelques amis fidèles ont, à l'insu les uns des autres, essayé de sauver son oeuvre. Ils ont emporté de sa maison mise sous scellés par les occupants autant de dessins et de gravures que possible. A l'heure actuelle (une quarantaine d'années plus tard), presque tout le contenu de l'atelier du dessinateur, graveur et décorateur a pu être reconstitué. L'oeuvre de Mesquita est conservée dans un certain nombre de collections publiques et privées. Samuel Jessurun de Mesquita, né en 1868 à Amsterdam de parents juifs-portugais, a pu se développer comme artiste dans une période où la vie artistique bouillonnait e de nouvelles idées. Les Pays-Bas de la fin du XIX siècle ont connu, comme d'autres pays, l'épanouissement de l'art nouveau. En même temps apparaissait le mouvement de l'art industriel produisant une nouvelle génération d'artistes qui ont donné aux objets d'usage quotidien une forme moderne et adaptée à leur fonction. C'est aussi la période de la revalorisation de différentes techniques de gravure promues moyen d'expression direct au lieu de servir uniquement à reproduire d'autres oeuvres.

Septentrion. Jaargang 15 Après sa formation dans un bureau d'architecture, puis dans une école d'art industriel et une école de dessin, Mesquita a travaillé comme artiste décorateur. Il créait des patrons à reproduire répétitivement et ‘batikait’ des étoffes ou les imprimait avec des morceaux de bois. En dépit de sa maîtrise dans l'art décoratif, c'est plutôt par ses dessins et gravures qu'il est resté célèbre jusqu'à nos jours. Aussi a-t-il considéré à un certain moment son ‘art appliqué’ comme un chapitre à part et achevé de son oeuvre. Mesquita a toujours expérimenté diverses techniques de gravures et de dessin dont il voulait exploiter toutes les possibilités. Il

S.J. de Mesquita, ‘Portrait de l'artiste’, 24,1×38,6 cm, 1917. existe de sa main une collection considérable d'eaux-fortes, de gravures sur bois, de lithographies et de dessins. Dans la plupart de ses gravures, Mesquita représentait, avec une précision minutieuse, des personnes, animaux, objets et paysages - tous empruntés à son environnement direct. Ses oeuvres dites ‘sensitivistes’ (dessins, aquarelles, fusains, lithographies, ...) s'opposent nettement aux gravures stylisées, aussi bien par leur forme que par leur contenu. Elles constituent des esquisses bizarres, parfois caricaturales, des divers avatars de l'homme perçus par l'oeil critique, imaginatif et très personnel de Mesquita. Lui-même a considéré ces représentations comme des improvisations produites par son ‘alter ego’. Les oeuvres sensitivistes sont devenues la part la plus importante de son oeuvre. Quand la guerre éclata, il abandonna la gravure, mais continua à faire des dessins sensitivistes sur chaque petit bout de papier qui lui tombait sous la main. On pourrait dire que ces dessins l'ont aidé à supporter son angoisse et sa solitude, jusqu'à ce qu'il trouvât la mort à Auschwitz. Isabel Devriendt

Bibliographie:

E.M. ARIËNS KAPPERS, S. Jessurun de Mesquita, Meulenhoff/Landshoff, Amsterdam, 76 p.

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‘L'art flamand’

Grâce au Fonds Mercator d'Anvers, un prestigieux livre d'art a été publié sous le titre: L'art flamand des origines à nos jours. Peinture, architecture, sculpture, arts appliqués. Ce titre ne semble pas très adapté à un aperçu actuel de l'histoire de l'art, étant donné que nous commençons à comprendre que, pour les grandes périodes de notre passé, le concept ‘flamand’ limite par trop leur approche. Si, dans le cas qui nous occupe, on parle quand même de ‘culture flamande’, cela est dû au promoteur de cette initiative: l'exécutif flamand ou gouvernement flamand mis en place après les élections législatives du 8 novembre 1981, conformément à la loi du 8 août 1980 portant réforme des institutions belges. On peut supposer que ce premier conseil (1981-1985), sous la présidence de monsieur Gaston Geens, s'était fait un devoir de faire paraître cet ouvrage. Dans l'introduction, Herman Liebaers qui dirige l'importante équipe de rédaction, insiste sur le fait que, dans d'autres langues, le terme ‘flamand’ est synonyme, en tant que concept culturel, de label de qualité et couvre le plus souvent... les Pays-Bas méridionaux dans leur ensemble. Les articles qui suivent retracent l'évolution des arts plastiques dans les Pays-Bas du Sud, du Moyen Age à une période actuelle pas très récente du reste. Précédés d'une note sur l'évolution historique, les quatre chapitres suivants traitent, en articles consécutifs, des divers domaines des arts plastiques: architecture, sculpture, peinture, art du vitrail, miniature, gravure, mobilier, tapisserie et arts textiles, arts du métal, céramique, instruments de musique. Chaque chapitre comporte à son tour une introduction à l'époque en question suivie d'articles sur les diverses disciplines artistiques, écrits par un spécialiste en la matière. C'est en cela que réside la valeur de cet ouvrage: on ne pourrait

Couverture du livre ‘L'art flamand des origines à nos jours’. Reproduction: Hans Memling, ‘Triptyque de Saint Jean’, 1479, détail. imaginer un meilleur choix de collaborateurs. Aussi est-il regrettable de ne pas y trouver un appareil de notes et une bibliographie, ce qui, vu la valeur des collaborateurs, aurait fait de ce livre un excellent manuel. L'art flamand possède de riches illustrations et me paraît un cadeau tout à fait indiqué: de bon goût à offrir et agréable à recevoir. Paul Huvenne (Tr. Ch. Gerniers)

L'art flamand des origines à nos jours. Sous la direction de Herman Liebaers, Valentin Vermeersch, Leon Voet, Frans Baudouin et Robert

Septentrion. Jaargang 15 Hoozee, Fonds Mercator, Anvers, 1985, 590 p. (Titre original: Vlaamse kunst van oorsprong tot heden.)

Ballet

Le ‘Scapino Ballet’ a quarante ans

En novembre 1985, le Scapino Ballet célébra ses quarante années d'existence par une série d'activités qui illustrèrent la façon dont cette compagnie réalise son objectif, à savoir mettre la jeunesse en contact avec la danse. Il y eut des programmes de démonstration, des projets journaliers, des représentations dans les écoles et, point culminant de cette effervescence, une représentation officielle d'anniversaire à laquelle assistèrent S.M. la reine Beatrix ainsi que de nombreuses personnalités du monde de la danse. Le Scapino Ballet est le plus ancien corps de ballet des Pays-Bas. Il fut créé en 1945 par quelques artistes enthousiastes emmenés par Hans Snoek, la spirituelle danseuse/chorégraphe, qui assuma la direction artistique du Scapino jusqu'en 1970. Ce nom de Scapino fut choisi parmi ceux des célèbres personnages de la Commedia dell'arte et la compagnie compta jusqu'en 1972 un ‘Scapino’, qui présentait au très jeune public les oeuvres programmées et qui jouait fréquemment aussi un rôle actif dans les ballets. Il établissait un lien solide entre les enfants et ce qui se passait sur la scène, et répondait aux innombrables lettres que lui envoyaient les jeunes de tous les coins du pays. Les ballets narratifs ont toujours été la clef de voûte du répertoire, surtout au cours des vingtcinq premières années, lorsque la danse était encore une discipline artistique peu connue et peu appréciée aux Pays-Bas. En dépit de ressources financières extrêmement faibles, totalement inexistantes au début, Hans Snoek parvint à convaincre, grâce à son inventivité perpétuelle, un grand nombre de compositeurs, auteurs et décorateurs néerlandais de travailler pour le Scapino; différents chorégraphes qui ont acquis aujourd'hui la notoriété, tels Hans van Manen, ont fait leurs débuts dans ce ballet pour la jeunesse. Pendant la période où Snoek dirigeait la troupe, Jan Rebel en était le créateur le plus important. Ses ballets, souvent inspirés de contes de fée tels que La princesse sur le pois, La petite marchande d'allumettes ou La dame de Stavoren, se caractérisaient par un style de figures au rythme harmonieux, des personnages clairement typés et un sens de la mise en scène théâtrale. Toutefois d'autres chorégraphes

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‘L'Orgue de Barbarie’ par le Scapino Ballet dans la chorégraphie de Nils Christe. comme Hans Snoek elle-même, Karel Poons, Walter Gore et Lucas Hoving ont aussi oeuvré régulièrement pour le Scapino. Lorsque Hans Snoek abandonna la direction de la troupe en 1970, la relève fut assurée par Armando Navarro et Aart Verstegen. Ce dernier se retira en 1977 et Navarro assuma seul la direction artistique, poste qu'il occupe encore aujourd'hui. Le changement de gestion entraîna une évolution: le personnage de Scapino disparut et des ballets plus abstraits firent leur entrée dans le répertoire, de même que des versions réalisées par Navarro des oeuvres célèbres dont la représentation réclame une soirée entière: Coppélia, Cendrillon et Cassenoisettes. Ce sont surtout Hans van Manen, Nils Christe et Charles Czarny qui, avec leurs ballets greffés sur le mouvement pur, réussirent à exciter l'imagination des enfants d'une façon réellement prodigieuse. Certes leurs créations se fondent sur la technique classique, mais ils utilisent aussi d'autres styles chorégraphiques qui confèrent à l'ensemble une tonalité très actuelle. Les danseurs du Scapino sont appelés à satisfaire des exigences très particulières; la virtuosité technique est en effet rarement estimée à sa juste valeur par la jeunesse et ce public est souvent beaucoup plus bruyant qu'une salle remplie d'adultes. Comme la plupart des représentations sont données pendant les heures de classe, ils doivent monter sur scène le matin et l'après-midi, une cadence de deux spectacles par jour représentant la routine normale. Depuis 1968, le Scapino possède des troupes de démonstration qui organisent des petits programmes dans les écoles, tantôt pour introduire la ‘grande’ représentation, tantôt pour montrer aux enfants les différents styles de danse. Il existe en outre une section pédagogique dont le but est d'amener les enfants et les enseignants à pratiquer activement la danse et de les initier au plaisir du théâtre. Le Scapino compte actuellement une quarantaine de danseurs et reçoit des subsides de l'Etat, des provinces et des communes. Il se rend dans les endroits les plus retirés du pays et s'est déjà produit de nombreuses fois à l'étranger. L'objectif du Scapino est demeuré le même; lui donner des formes nouvelles dans l'avenir sera et restera pour lui un défi. Ine Rietstap (Tr. P. Grilli) Cinéma

‘De aanslag’ (L'attentat), film de Fons Rademakers

Septentrion. Jaargang 15 Le film De aanslag (L'attentat) a connu, ces derniers mois, un énorme succès aux Pays-Bas. Il a été créé par Fons Rademakers, régisseur néerlandais des plus ambitieux, à partir du roman du même nom dont l'auteur, Harry Mulisch, jouit d'une grande popularité aux Pays-Bas. Le film est avant tout conçu comme le récit d'une histoire dont l'arrièreplan méditatif se penche sur les structures complexes de la vie humaine. Ou mieux encore, ces structures semblent plus compliquées qu'elles ne le sont réellement. Souvent la réalité s'avère plus simple et plus transparente qu'au premier abord. C'est aussi le cas de De aanslag tant sous sa forme littéraire que dans sa version filmée où cette caractéristique est encore plus accentuée. L'histoire se passe en partie durant les dernières années de la guerre, en partie assez longtemps après. Un élément central relie les deux époques: une épuisante quête spirituelle et physique de la vérité dans certains événements du passé. Ces événements ont pour acteur principal Anton Steenwijk, jeune garçon de 15 ans à la fin de la guerre et adulte dans les années qui suivent. Durant son adolescence, Anton a vu les Allemands exécuter son père, sa mère et son frère. Ces meurtres étaient une mesure de représailles pour l'attentat commis devant la maison des voisins des Steenwijk sur la personne d'un policier qui collaborait avec l'ennemi. Les voisins apeurés avaient déposé le cadavre sur le seuil de la demeure des Steenwijk pour protéger la vie de clandestins terrés ailleurs. Non contents de fusiller toute la famille à l'exception d'Anton, les Allemands mettent le feu à leur maison. Le jeune garçon est arrêté et emprisonné avec une résistante blessée. Ce fait s'avérera crucial pour Anton. En effet, dans sa

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Fons Rademakers donne ses instructions à Derek de Lint qui joue le rôle d'Anton adulte. recherche de la vérité, l'adulte qu'il sera devenu apprendra que cette femme a été impliquée dans l'attentat qui a entraîné la mort de sa famille. Ces renseignements lui viennent d'un compagnon de résistance de cette femme, qui l'a aidée à tuer le policier. Bien que torturé par des sentiments contradictoires, ce résistant continue à assumer son acte. La découverte de ce secret ne soulage pas l'adulte Anton. L'unique solution qui lui est offerte aussi bien du point de vue mental que du point de vue social est d'accepter l'irréparable. En s'appuyant sur le scénario fouillé de Gerard Soeteman, Rademakers n'a pas conçu son film comme ‘un film de guerre’ sans plus. Non qu'il ait négligé les tensions de la guerre et de la résistance; au contraire, il les a situées dans le cadre insignifiant mais combien réel de la vie de tous les jours. Ainsi les Steenwijk ont été menés au poteau d'exécution après une soirée tout à fait banale consacrée aux jeux de société. Rademakers a filmé cette scène sous la forme d'un ‘understatement’, ce qui rend ces images encore plus poignantes. Il ne s'agit plus ici de tort ou de raison mais tout simplement de la destinée involontaire mais inéluctable d'un homme et de tous ceux qui sont liés à ce destin: la solitude avec les autres. Les talents du cinéaste Rademakers trouvent ici leur pleine expression. D. Ouwendijk (Tr. Ch. Gerniers)

Le 12e Festival international du cinéma de Flandre

Ce qui est aujourd'hui le méritoire Festival du cinéma de Flandre naquit en 1974 sous des dehors modestes. Dès le début, les organisateurs tentèrent de toucher un large public. C'est pourquoi y sont intégrés quelques films commerciaux de qualité qui servent aussi de promotion pour les productions plus cinéphiles. Cinq sections furent donc créées: les avant-premières, le Grand Festival qui présente des films inédits, la rétrospective, la production belge et, last but not least, la mise au concours d'un thème donné. Le 12e Festival international du cinéma (qui se déroula à Gand du 4 au 15 octobre 1985) était placé sous le signe de la relation entre ‘la musique et le film’. Le président du jury chargé d'arbitrer le concours, était le cinéaste flamand André Delvaux. En hommage à son oeuvre, on reprit, dans la centaine de films présentés, sa dernière composition, Babel Opera (1985), drame musical semi-documentaire que Delvaux qualifie de rêverie méditative et qui traite des répétitions et de la préparation de l'opéra Don Giovanni au Théâtre royal de la Monnaie. Les prix furent attribués, pour la piste sonore, à Détective, le film surprenant de Jean-Luc Godard; pour le meilleur film musical, à Stop Making Sense (1985), une oeuvre de Jonathan Demme qui porte à l'écran les prestations des Talking Heads;

Septentrion. Jaargang 15 pour le meilleur documentaire musical, à Il Bacio di Tosca de Daniel Schmid (Suisse, 1984). Depuis 1981, le Festival s'intéresse aussi, dans la rubrique Belgisch Filmvenster (Vitrine du cinéma belge), aux nouveautés néerlandophones et francophones de notre pays. Une initiative à encourager dans un pays où la production nationale occupe une position marginale. L'oeuvre la plus remarquée fut le film Dust de Marion Hänsel qui décrocha à Venise le Lion d'argent. Le Festival fut d'ailleurs rehaussé par la présence à Gand des interprètes principaux Trevor Hovard et Jane Birkin. Dust est une coproduction franco-belge, financée entre autres par les communautés française et flamande. D'origine francophone, Marion Hänsel (oAnvers, 1949) débuta dans le monde du théâtre bruxellois. En 1982, elle fit ses premières armes dans le cinéma avec Le Lit. Son second film, Dust, est une oeuvre en anglais, stylée et d'une profonde psychologie. Il retrace dans un langage très sobre, l'histoire d'une jeune femme brimée par son père et qui décide finalement de se venger. L'action, bien que tournée en Andalousie, se situe en Afrique du Sud, et est une adaptation de In The Heart of The Country de J.M. Coetzee: les pénibles relations entre Noirs et Blancs conduisent à un dénouement dramatique. La prise de vue de Walter vanden Ende, tout comme la prestation de T. Howard et de J. Birkin sont pour une grande part dans le succès que connaît cette production internationale. Autre film intéressant dont la première eut lieu dans le cadre du Festival, le documentaire dramatique Permeke de Henri Storck et Patrick Conrad. Le spectateur y fait connaissance avec la vie et l'oeuvre de l'expressionniste flamand Constant Permeke (1886-1952) à travers l'histoire fictive de

Ilse Uitterlinden et Paul Steenbergen dans le documentaire dramatique ‘Permeke’ de Henri Storck et Patrick Conrad.

Septentrion. Jaargang 15 70 la photographe Anna (Ilse Uitterlinden). Ayant découvert au Musée d'art moderne d'Ostende cinq toiles du peintre, celle-ci se met à la recherche de la signification de ces tableaux qui la fascinent. En tant que film artistique, Permeke est passionnant de par sa présentation originale. Le monde populaire de l'expressionniste, filmé par le documentariste renommé qu'est Henri Storck, s'oppose au milieu mondain et surréel de l'histoire, mis en images par le poète et cinéaste maniériste Patrick Conrad. Le Festival se pencha aussi, et avec raison, sur les films d'animation flamands. C'est ainsi que furent présentées les récentes productions du Belgisch Animatiefilmcentrum (B.A.C. - Centre belge du film d'animation). Parmi les six films d'animation que le Centre a produits entre 1983 et 1985, quatre ont déjà été couronnés: De lentevogels van Oleander (Les oiseaux du printemps d'Oléandre) (Suzanne Maes) a décroché le premier prix à Odense (Danemark), Kosmogenie (Jacques Lemaire) et Same Player (Stef Viaene) furent couronnés à Bruxelles et dernièrement Kubiek (Cubique) (Pierre Leterme) obtint à Espinho (Portugal) le Grand Prix et le prix de la Presse. Le Festival nous permit aussi de connaître le dessin animé qui fut quatre fois récompensé à Annecy: Een Griekse tragedie (Une tragédie grecque) de Nicole van Goethem (voir Annecy 85: quadruple succès pour un film d'animation flamand dans Septentrion, 15e année, no 1, 1986, p. 71). Le succès de ce 12e Festival international du cinéma (presque 35 000 spectateurs) doit encourager les organisateurs à persévérer dans la même voie: programmer des films de qualité en première européenne tout en ne perdant pas de vue la production nationale, ce qui est tout à leur honneur. Wim de Poorter (Tr. Ch. Gerniers) Echanges

‘De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français 1986’

La onzième livraison des annales De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français (1986), qui vient de paraître, comprend treize articles originaux suivis de deux rubriques permanentes. Le volume s'ouvre sur une étude du rôle historique et actuel des universités de Douai et de Lille en tant que centres intellectuels des Pays-Bas Français. Parmi les articles qui abordent un phénomène actuel, citons l'analyse des causes et des conséquences de la crise qui frappe les chantiers navals de Dunkerque; l'étude - à partir de registres de mariages - des relations sociales à la frontière franco-flamande; l'évocation des rayons et des ombres de Villeneuve d'Ascq, la ville nouvelle située aux confins de Lille et qui est surtout connue pour son Université et son Musée d'art moderne; une esquisse de l'évolution des salles de cinéma dans le Nord de la France entre 1946 et 1979; et enfin le bilan de la recherche scientifique dans le Nord-Pas-de-Calais. Les essais d'intérêt historique repris dans ce volume traitent de Jan van Waasten (1065-1130), évêque de Thérouanne qui a introduit la réforme grégorienne en Flandre; des cinq frères Regnart de Douai, musiciens de premier plan qui vécurent dans la

Septentrion. Jaargang 15 e seconde moitié du XVI siècle; des Monts de Piété dans les Pays-Bas Français au cours de la période 1624-1790; de l'intérêt que les périodiques de langue néerlandaise portèrent jusqu'en 1918 aux Pays-Bas Français, et de l'attitude antisémite des journalistes de La Croix du Nord à l'époque de l'affaire Dreyfus. Signalons encore deux articles consacrés à des personnalités politiques. L'un évoque la carrière politique de Maurice Schumann dans le Nord, laquelle est indissolublement liée au Mouvement républicain populaire, l'autre esquisse

le portrait du socialiste Augustin Laurent qui a joué un rôle important dans la vie politique locale, régionale et nationale et qui a été maire de Lille de 1955 à 1973. Le recueil se termine, comme à l'accoutumée, par le lexique, consacré cette fois-ci à la langue écrite du Westhoek français et par la bibliographie commentée de vingt-neuf publications relatives aux Pays-Bas Français et parues en 1985. Les annales De Franse Nederlanden/Les Pays-Bas Français se proposent d'informer de manière scientifique sur les divers aspects actuels et historiques de la région du Nord-Pas-de-Calais et sur ses relations avec la Flandre belge et les Pays-Bas. Les essais rassemblés dans les annales sont rédigés par des spécialistes de France, de Belgique et des Pays-Bas et ont trait aux domaines culturel, politique, religieux, socioéconomique, etc. Les articles, qui sont d'une haute tenue, sont aussi d'une lecture agréable. Les annales sont conçues comme une publication bilingue. Les articles sont écrits dans la langue de l'auteur et suivis d'un résumé dans l'autre langue. Isabel Devriendt

De Franse Nederlanden/Les Pays-Bas Français 1986, annales éditées par la fondation flamando-néerlandaise Stichting Ons Erfdeel vzw, Rekkem, 1986, 256 p.

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Enseignement

Analphabétisme et ‘belles paroles’

A partir de 1986, le niveau de l'enseignement néerlandais de base (ex-enseignement primaire) fera l'objet de sondages périodiques qui doivent fournir, après un certain laps de temps, une vue plus claire des exigences minimales auxquelles un élève de sixième doit satisfaire en matière de lecture et d'écriture. Ces sondages seront effectués par le Centre pour la recherche sur l'enseignement de l'Université d'Amsterdam. Un rapport-préambule de ce Centre révèle en effet des résultats alarmants: 7% des élèves de sixième ne semblent quasiment pas à même de lire un texte tiré d'un manuel scolaire. Plus grave encore ce qu'il en ressort à propos de l'écriture de la langue néerlandaise: 51% des élèves de sixième écrivent mal ou avec hésitation. Il est remarquable de voir que les écoles largement fréquentées par des enfants d'ouvriers sont à peine plus mal placées que les écoles plutôt fréquentées par des élèves issus de ce que l'on appelle les ‘milieux plus favorisés’. Il est également apparu que les performances linguistiques des écoliers étrangers n'étaient pas en dessous du niveau général constaté. Les enquêteurs qualifient les enfants qui, à l'âge de 11-12 ans, ne savent pour ainsi dire pas lire, d'‘analphabètes fonctionnels’. Hors de l'école, ces élèves ne réussissent pas à s'en tirer face aux écriteaux des magasins ou aux imprimés qui arrivent chez eux. Le large groupe de ceux qui écrivent mal ou de façon hésitante n'est pas en mesure de mettre sur papier un simple message. Ils ne sont pas davantage capables de prendre note d'une simple information donnée oralement par un enseignant. Le gouvernement néerlandais, qui affecte à l'enquête en 1986 une enveloppe d'un million de florins (± 18 millions de FB ou 2,7 millions de FF), ne peut guère prendre de mesures contre les écoles qui se distinguent par leur nombre élevé d'‘analphabètes fonctionnels’. En effet, si la constitution néerlandaise garantit la liberté de l'enseignement, elle ne peut exercer aucune influence sur la matière de l'enseignement. Par ailleurs, les résultats déjà rassemblés révèlent que la facilité de parole de ceux qui écrivent et lisent mal ne laisse guère à désirer. Les jeunes Néerlandais semblent disposer souvent d'un ‘flux de bouche’ qui étonne les adultes. Ils tiennent leur place au crachoir, comme on dit. Mais devant un livre ou un écrit, ils ne semblent guère apprécier les ‘belles paroles’. Jan Verdonck (Tr. C. Secrétan)

Un tronc commun d'enseignement pour tous

Aux Pays-Bas, le projet d'envoyer directement tous les enfants âgés de douze ans après l'école primaire dans une ‘école moyenne’ a été pendant des années discuté plus par les politiciens que par les spécialistes de l'enseignement. Les élèves de cette école suivraient la même formation pendant trois ans sans distinction de maturité, d'aptitudes et de motivations et c'est seulement ensuite qu'ils feraient un choix définitif entre un enseignement long ou un enseignement professionnel. L'idée d'une ‘école

Septentrion. Jaargang 15 moyenne’ avait déjà ses défenseurs dans les milieux syndicaux et dans le PvdA (Parti du travail). Aussi est-ce le ministre socialiste de l'Enseignement, Jos van Kemenade qui, dès 1973, mit en place une commission pour étudier les possibilités de créer une ‘école moyenne’. On n'a jamais dépassé le stade de quelques expériences modestes et d'un débat annuel à la Chambre portant sur le budget de l'éducation. La discussion autour de l'‘école moyenne’ s'est close lorsqu'en février 1986 le Wetenschappelijke Raad voor het Regeringsbeleid (WRR, conseil scientifique pour la politique gouvernementale), qui fait autorité, a soumis des recommandations ambitieuses au cabinet Lubbers concernant un tronc commun d'enseignement de base pour les 12 à 16 ans. La pierre angulaire de celui-ci est que tous les élèves entre 12 et 15 ou 16 ans dans toutes les écoles reçoivent le même enseignement constitué de 14 matières pour ensuite choisir entre l'enseignement long ou un métier. Le WRR veut ainsi améliorer sensiblement la qualité de l'enseignement néerlandais. Si le projet aboutit, les écoliers qui auront suivi cette formation de base seront ‘prêts’ pour la société de demain et seront aptes à choisir une voie dans la poursuite de leurs études. Telle est la conviction du haut collège scientifique qui est d'ailleurs le principal organe consultatif dont dispose le gouvernement de La Haye. Si le gouvernement reprend ces propositions, les 14 matières enseignées seront les suivantes: néerlandais, anglais, une deuxième langue vivante, mathématiques, biologie, physique, communication, histoire, géographie, économie, technologie, arts plastiques, musique et éducation physique. 80% du temps scolaire doit être consacré à ces matières. Les heures encore disponibles peuvent être consacrées à d'autres matières au choix. Dans ce cas, le WRR conseillerait vivement de donner la priorité à une troisième langue vivante. Le projet stipule aussi que dans toutes les écoles, le tronc commun ferait l'objet d'un enseignement à deux niveaux pour éviter qu'une coupure ne s'instaure entre des écoles à haut niveau et d'autres à un niveau moins élevé. Les élèves qui ne pourraient pas atteindre le niveau prévu en trois ans devraient selon le WRR pouvoir suivre une quatrième année de tronc commun. Ces recommandations faisant l'objet d'un volumineux rapport ont été le sujet le plus discuté de ces derniers mois dans les milieux enseignants et ailleurs. On applaudit le fait qu'après plus de

Septentrion. Jaargang 15 72 dix ans de débat sur les structures de l'enseignement, le contenu de celui-ci passe au premier plan. Le premier ministre Lubbers s'est exprimé de façon extrêmement positive (et favorable au WRR et à ses partenaires): ‘le rôle des Pays-Bas dans la division internationale du travail évolue vers une production très élaborée et de pointe. Cette évolution exige une élévation du niveau d'enseignement pour tous les élèves et doit se concrétiser dans un tronc commun d'enseignement qui s'étende sur une période d'enseignement commun plus longue qu'actuellement’. Le ministre de l'Enseignement Deetman soulignait que les recommandations du WRR peuvent jeter les bases d'un large consensus social sur la nécessité d'un tronc commun. L'enthousiasme des anciens défenseurs de l'‘école moyenne’ à l'égard du plan du WRR n'étonnera personne. Seule la disparition possible du Gymnasium (lycée classique) suscite quelques inquiétudes. Nul doute que cette forme d'enseignement ne fasse encore l'objet d'âpres discussions lorsque, comme il est probable, la formation de base viendra en temps utile à l'ordre du jour du Parlement. Il est certain de toute façon que le sujet est d'actualité maintenant que les élections du 21 mai dernier ont ouvert les négociations pour la formation d'un nouveau gouvernement. Jan Verdonck (Tr. M.N. Fontenat) Histoire

Huguenots à Groningue

La Révocation de l'édit de Nantes, le 17 octobre 1685, est un événement qui a laissé des traces profondes, tant dans la vie personnelle de ceux qui furent empêchés par cette décision de vivre leurs convictions religieuses que dans la vie de la société dont ils faisaient partie. Il s'en est suivi le développement d'un fort courant de réfugiés qui dirigea vers les Sept Provinces-Unies une masse de 50 000 à 70 000 personnes. On a consacré beaucoup d'attention - et, naturellement, pas seulement dans le pays d'origine des huguenots - à la commémoration de cet épisode dramatique de l'histoire de France. Aux Pays-Bas également, celle-ci n'est pas passée sous silence, ainsi qu'en témoignent les nombreux articles parus dans les quotidiens et journaux d'opinion, les programmes de radio et de télévision, sans oublier les livres qui ont vu le jour dans le cadre de cette commémoration. En raison de son caractère particulièrement intéressant, je voudrais attirer l'attention sur l'une de ces publications, issue d'une recherche menée par un certain nombre d'historiens de Groningue sur les réfugiés français qui, entre 1680 et 1720, allèrent s'établir dans la ville de Groningue. Cette étude a reçu une préface du Commissaire de la Reine pour la province de Groningue, Monsieur H.J.L. Vonhoff qui y souligne le rôle de refuge que les Pays-Bas ont joué à plusieurs reprises au cours des siècles. Le collectif des auteurs explique ensuite les mobiles qui furent à l'origine de cette recherche; ces motivations apparaissent étroitement liées au problème actuel des réfugiés. Après le chapitre d'introduction, pour lequel on obtint le concours du Professeur F.R.J. Knetsch, professeur d'histoire ecclésiastique à l'Université de Groningue, suit le compte rendu de leurs recherches. Celles-ci font clairement ressortir le lien étroit

Septentrion. Jaargang 15 entre le déclin économique de Groningue, aux alentours de 1680, et la venue des Huguenots dans cette ville. Faisant miroiter la promesse de privilèges, le gouvernement de la ville essaya de persuader ceux qui étaient artisans de venir s'établir à Groningue; on espérait que leur venue donnerait une impulsion à l'industrie locale qui dépérissait. C'est dans ce contexte qu'un marchand de soie, originaire de Tours, Jean Briot, fonda une industrie de la soierie qui, en fin de compte, ne se révéla pas viable. Même dans le secteur des cafés et des restaurants de l'époque, les Huguenots ne rechignaient pas à l'ouvrage, un certain nombre d'entre eux surent se faire un nom en tant qu'exploitants de cabaret. Les officiers réfugiés, ainsi que les troupes qui étaient sous leurs ordres (partiellement constituées de réfugiés sans moyen d'existence) tenaient une place à part. Les onze pasteurs, assignés à la province de Groningue, formaient une société particulièrement relevée. En conclusion, l'étude analyse comment s'est déroulé le processus d'intégration des Huguenots et l'influence qu'ils exercèrent sur la société de Groningue. Marten Heida (Tr. C. Secrétan)

M. BAKKER, e.a., Hugenoten in (avec un résumé en français), Wolters-Noordhoff/Bouma's Boekhuis, 1985, 218 p.

Un beau roman historique

Pour beaucoup de francophones, il n'existe qu'une seule révolution ‘vraie’, une seule en tout cas qui ait pu brandir la bannière des libertés: celle de 1789. C'est e compréhensible, car ni la révolution anglaise du XVII siècle ni celle des Pays-Bas un siècle plus tôt, n'ont eu de répercussions européennes aussi vastes. Cependant, la mutation politique et sociale qui eut lieu dans l'ancien ‘Cercle de Bourgogne’, à partir des années 1560, constitua bel et bien un phénomène révolutionnaire au plein sens du mot, puisqu'il y eut un ‘avant’ et un ‘après’, un ‘ancien régime’ renversé pour faire place à un ‘nouveau’. Il est vrai que les Néerlandais n'aiment pas toujours considérer cette époque comme révolutionnaire. Ils préfèrent le terme ‘guerre de 80 ans’. Une guerre - et avec cela une guerre gagnée! - ne faitelle pas plus respectable qu'un bouleversement qui détruit l'ordre existant, sous la poussée d'un vaste mouvement populaire? C'est

Septentrion. Jaargang 15 73 ce que semblent penser nos manuels. Il n'empêche que les ‘Gueux’ et leurs descendants ont pu transformer une révolte, souvent aveugle à ses débuts, en création d'idées et de structures politiques encore inédites. N'oublions pas que la république des Sept Provinces-Unies constituait alors une nouveauté presque totale: seule Venise et les cantons suisses avaient un statut républicain à cette époque. Et l'acte de naissance de ce nouvel Etat indépendant, l'Abjuration du Roi d'Espagne, contient en toutes lettres le principe de la souveraineté du peuple vis-à-vis du souverain. Mais avant que ce nouveau régime ait pu s'établir, que de luttes, de fanatismes de part et d'autre! Que de haines et de cruautés! Pour que les Pays-Bas libérés puissent devenir une ‘arx libertatis’, fallait-il vraiment ces scènes barbares d'iconoclasme? Fallait-il que la ‘Résistance’ orangiste massacre des religieux? Surtout, fallait-il qu' avec le Nord et le Sud, deux entités politiques se constituent, avec des colorations ecclésiales opposées? Fallaitil enfin que l'essor grandiose d'Amsterdam se paye de la chute d'Anvers? Voilà des considérations historiques qui nous viennent en lisant le très beau livre de Viviane Dumont, Ruelle du Paradis, qui a comme sous-titre: La Vie, l'Amour, la Guerre au 16e Siècle. Sous-titre, en effet, qui a son importance, car il nous fait comprendre qu'il ne s'agit pas, ici, d'un traité historique mais d'un vrai roman, qui se lit justement... ‘comme un roman’. Certes, l'auteur a bien étudié la société qu'elle évoque, mais ce qui importe pour elle, c'est le sort individuel de ses personnages, qu'ils soient catholiques ou réformés, riches ou pauvres, jeunes ou âgés. Style agréablement vivant, récit sans cesse passionnant, psychologies convaincantes: c'est plus qu'il n'en faut pour une réussite littéraire. Viviane Dumont ne cède pas à la tentation de l'archiviste. Elle domine son sujet mais ne sort à aucun moment ses fiches. Elle a vécu son époque et on la sent ‘dans la peau’ de ses contemporains d'alors. Aucun anachronisme flagrant, sauf un, où elle mentionne Saint-Petersbourg. Ce qui nous plaît dans ce roman, c'est qu'on n'y trouve aucune vision exotique. Pour l'auteur, ce passé anversois est sien. C'est là qu'elle a ses propres racines. C'est là qu'elle connaît la mentalité des gens et lorsqu'elle cite des expressions ou des noms en néerlandais, son orthographe est toujours correcte. Détail à signaler parce qu'il n'est pas si fréquent, dans la littérature francophone. En conclusion, un livre à ne pas manquer pour tous ceux qui veulent tenter le plongeon dans cette époque tumultueuse et féconde. Et puis, Viviane Dumont sait conter! H. Brugmans

e VIVIANE DUMONT, Ruelle du Paradis, la Vie, l'Amour, la Guerre au 16 Siècle, Didier Hatier, Bruxelles, 255 p.

Linguistique

Notre langage changeant

Septentrion. Jaargang 15 Sous le titre significatif Onze veranderende taal (Notre langage changeant) est paru un livre qui nous introduit dans le domaine des variations et changements linguistiques. Cette étude traite d'intéressants sujets de sociolinguistique, cette branche de la linguistique qui étudie les relations entre le langage et l'utilisation du langage, d'une part, et les structures et processus sociaux, d'autre part. Elle a été réalisée par Jo Daan, Kas Deprez, Roeland van Hout et Jan Stroop, qui tous les quatre ont fait leurs preuves dans le domaine de la recherche sociolinguistique et de la géographie linguistique. Seuls des scientifiques maîtrisant bien cette matière et sachant bien formuler, sont capables d'écrire un ouvrage qui permette de faire connaissance de manière aussi intelligible, claire et attrayante avec des phénomènes de variations et de changements linguistiques en néerlandais. Pas plus que d'autres langues, en effet, le néerlandais ne constitue un produit unique: il connaît nombre de variétés et d'applications qui diffèrent en fonction de la situation régionale, sociale et ethnique dans laquelle on y recourt. Le livre compte quatre chapitres: 1. Qu'appelle-t-on variétés linguistiques? 2. Comment fonctionnent les variétés linguistiques? 3. Comment fonctionnent les variétés linguistiques et l'ethnicité? 4. De quelle manière étudie-t-on les variétés linguistiques? Chaque chapitre se clôt par une liste de littérature recommandée. Une bibliographie, une justification des illustrations et une table des matières complètent cette étude. Le premier chapitre, écrit par Daan, constitue une introduction générale et présente les différentes sortes de variations linguistiques. Par variétés linguistiques, l'auteur entend différentes catégories de langage humain: langage standard, dialectes, sociolectes (variétés linguistiques caractéristiques d'un groupe social déterminé de la société), langage technique et autres langages aux règles non établies. Daan commente ensuite de manière concise, précise et concrète, les variétés linguistiques régionales et sociales, pour conclure son exposé en présentant brièvement la naissance de langages standard. Il va de soi que l'attention de l'auteur s'oriente plus particulièrement vers le néerlandais. Au deuxième chapitre, Van Hout part de l'importance que revêtent le locuteur et le destinataire, l'auditeur, lors du transfert d'information. Dans ce contexte, il s'attarde notamment sur les phénomènes d'accommodation linguistique (le destinateur s'adapte aux connaissances linguistiques du destinataire) et de divergence (le sujet parlant accentue et ampli-

Septentrion. Jaargang 15 74 fie les divergences linguistiques). Contrairement aux abeilles, par exemple, l'homme en principe, est à même de modifier son langage, de l'adapter, mais il peut, tout autant, refuser de l'adapter. En effet, un locuteur ne se borne pas à transmettre uniquement des informations; dans une conversation, il détermine aussi son attitude à l'égard du destinataire. Le locuteur ne peut exprimer sa relation avec l'auditeur que s'il maîtrise différents ‘styles’. - Dans son exposé liminaire, Daan résume les principaux éléments qui déterminent le style par la formule: ‘Qui dit quoi à qui, à quel sujet et où’ -. Van Hout consacre dès lors beaucoup d'attention aux options des locuteurs pour le dialecte ou le langage standard. Ces choix dépendent de la situation de communication. L'auteur commente également l'influence de l'âge, du sexe, de la classe sociale et du lieu d'origine sur le langage utilisé par le locuteur. Tout comme Van Hout, le sociolinguiste flamand Deprez examine, au troisième chapitre, le fonctionnement social des variations linguistiques. Il se limite à trois minorités autochtones dans le domaine linguistique néerlandais: les Frisons, les Flamands et les habitants du Surinam, trois groupes qui ont le néerlandais comme langue officielle. Il approfondit ce problème pour ce qui est de la Flandre, de Bruxelles et du néerlandais qui se parle en Belgique. Dans son intéressant exposé, Deprez formule des observations piquantes dont certains milieux, probablement, ne lui sauront pas gré. J'en retiens une: ‘On reconnaît la plupart des Flamands au fait qu'ils parlent un néerlandais incorrect. Sur ce point, il est impossible de se tromper: le Flamand moyen parle le néerlandais beaucoup moins bien que le Néerlandais moyen’ (pp. 126-127). Deprez explique évidemment cet état de choses par l'histoire, qui, sur ce plan, s'est avérée nettement plus défavorable aux Flamands qu'elle ne le fut pour les Néerlandais. Au dernier chapitre, Stroop donne un aperçu des méthodes de recherche courantes, en accordant une attention particulière à la sociologie corrélationnelle et à la géographie linguistique. Ce chapitre passionnera aussi bien ceux qu'attire la recherche dans le domaine des variations linguistiques que le profane intéressé. Onze veranderende taal est une publication informative et stimulante, aux illustrations fonctionnelles, et accessible à un large public, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites. Anton Claessens (Tr. W. Devos)

JO DAAN, KAS DEPREZ, ROELAND VAN HOUT, JAN STROOP, Onze veranderende taal. Utrecht/Anvers, 1985, Aula 757, 199 p.

Littérature

1986, année Felix Timmermans

Le 28 janvier 1947, Felix Timmermans, auteur, dessinateur et peintre flamand, décédé à l'âge de soixante ans, fut enterré au cimetière de Kloosterheide, à Lierre, dans la froide indifférence d'un hiver rigoureux et des suites de la deuxième guerre mondiale.

Septentrion. Jaargang 15 En effet, les dernières années de la vie de Timmermans furent assombries par la maladie et la mésestime. Le 5 juillet 1986, il y aura cent ans que Leopold Maximiliaan Felix Timmermans, treizième enfant de Gommaar, un enjoué commerçant en dentelles, et de la mélancolique Angelina van Nueten, vit le jour dans la joyeuse ville de Lierre, ‘ou trois Nètes serpentantes forment un noeud d'argent’. Ce centenaire sert de prétexte à l'organisation d'un vaste éventail d'activités. Dommage que ‘Fé’ - comme il se plaisait à s'appeler - ne puisse plus être de la partie. S'il avait pu, il y a quelques mois, voir couvrir sa tombe de fleurs en présence de centaines d'amis et d'admirateurs et de représentants de l'administration municipale, il se serait rendu

Felix Timmermans (1886-1947). compte que les temps ont changé, et cela lui aurait réchauffé le coeur. On prépare l'émission d'un timbre-poste à l'effigie de Felix Timmermans. Le film réalisé par Roland Verhavert en 1975 d'après le roman Pallieter est remis en circulation. Une statue représentant ce héros populaire a été inaugurée. Des professeurs et des spécialistes donnent des conférences sur la vie et l'oeuvre - traduite en quelque vingt-cinq langues - de Timmermans, en se rappelant que l'auteur a dû en faire très souvent pour gagner sa vie, tant dans le domaine linguistique néerlandais qu'à l'étranger, plus spécialement en Allemagne, où il connut un succès considérable grâce à l'intérêt que lui témoignait le directeur de la maison d'édition Insel-Verlag. Des expositions sont consacrées à ses manuscrits littéraires et à son oeuvre graphique (aquarelles, peintures à l'huile, etc.), intimement liés. Non content d'illustrer pratiquement tous ses livres, Timmermans dessinait beaucoup, par exemple dans le train, lors de ses tournées de conférences, qui le conduisaient jusqu'en Pologne et en Hongrie. Pour lui, écrire, c'était ‘aller à confesse’, et dessiner, c'était ‘recevoir la communion’. En d'autres termes, l'écriture était, pour lui aussi, un véritable labeur: récrire et raturer, toujours recommencer; le dessin était une véritable détente. Mais en cette année de com-

Septentrion. Jaargang 15 75 mémoration, c'est avant tout l'oeuvre variée et éclectique de Felix Timmermans qui mérite de retenir notre attention. Ma préférence va à Het kindeken Jezus in Vlaanderen (1917; L'enfant Jésus en Flandre, traduit par Neel Doff, 1925). A l'approche de Noël, je fais toujours cadeau d'un fragment de ce texte à mes étudiant(e)s, dans l'espoir de contrebalancer quelque peu tout l'éclat de lumière, de luxe et de consommation qui entoure la commémoration de la naissance du Christ. Puis, il y a le récit Ik zag Cecilia komen (Je vis venir Cécilia, 1938) sur Cécilia qui vient au bord de l'eau, des fleurs dans les cheveux et dans les mains. Et aussi les histoires de Pieter Brueghel (1928; traduction française de Nelly Weinstein, 1938) et d'Adriaan Brouwer (1948), qui, à la veille de sa mort, n'avait comme unique souhait que de pouvoir s'éteindre en tenant la main de son Isabelle chérie... Ne l'oublions pas, Timmermans est notre écrivain-peintre: son style est très caractéristique, directement reconnaissable, très fécond en images nées d'une déferlante sensualité. Chez lui aussi, comme chez ses modèles des seizième et dix-septième siècles, la réalité plus profonde, et souvent tragique, se dissimule derrière les apparences anecdotiques hautes en couleur. Enfin, il y a, évidemment, les deux romans généralement reconnus comme des chefs-d'oeuvre. Pallieter (1916; traduction française de Bob Claessens, 1923) est un hymne triomphal à la vie et à la nature, avec lequel l'auteur attira l'attention dans les années sombres de la première guerre mondiale, d'abord aux Pays-Bas, où le livre parut sous forme de feuilleton dans la revue De Nieuwe Gids (Le nouveau guide). Boerenpsalm (1935; Psaume paysan, traduit par Betty Colin, 1942) constitue une ode à l'homme symbolisé dans la figure de Wortel (Racine), qui, grâce à sa foi naïve et simple, à son humour populaire empreint de sens de la relativité et à son indéfectible amour de la terre et de la famille, parvient à surmonter les difficultés variées auxquelles il a à faire face en tant que paysan, mari et père. Felix Timmermans a, certes, conquis d'un seul coup la célébrité avec son livre consacré à Pallieter, ce bon vivant qui met la nature et l'homme au-dessus des valeurs commerciales et matérielles qui pervertissent tout. Je lui préfère cependant le livre émouvant qu'est Psaume paysan, parce que le personnage poignant qu'est le paysan Racine me permet de m'approcher davantage de l'être exceptionnel que fut cet auteur modeste, familial et d'une piété profonde. Timmermans ne fut-il pas le chantre de saint François dans De harp van Sint-Franciscus (1932; La harpe de saint François, traduit par Camille Melloy, 1935), le premier président de l'association des Scriptores Catholici (écrivains catholiques) et le poète d'Adagio (1947), recueil de lyrisme religieux qui témoigne - après la poésie du prêtre et poète Guido Gezelle - d'une grande intériorité existentielle? Luc Decorte (Tr. W. Devos)

Slauerhoff, un poète encore et toujours fascinant

Le 5 octobre 1936, à la clinique Villa Carla de Hilversum, s'éteignait, à l'âge de 38 ans, le médecin et poète néerlandais Jan Jacob Slauerhoff. Il y a donc de cela un demi-siècle, et s'il n'existe aujourd'hui aucun projet de commémoration, il y aurait pourtant tout lieu d'y songer. On attribue à Slauerhoff une place importante dans la littérature contemporaine, tout d'abord en tant que poète, mais aussi et de plus en plus en tant que prosateur. C'est en outre un personnage: un poète maudit, un

Septentrion. Jaargang 15 romantique, un vagabond parcourant le monde, un être tragique, rebours et miné par la maladie, qui continue ou commence à fasciner bon nombre de passionnés des lettres. Le formidable

Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936). regain d'intérêt pour cet auteur, après un relâchement pendant les années cinquante et soixante, et la poursuite de nombreuses réimpressions et publications témoignent de l'intérêt qu'on lui porte aujourd'hui. Ses oeuvres complètes, réunies en sept volumes, parurent entre 1940 et 1954, suivis en 1958 d'un huitième tome rassemblant des critiques littéraires. Par ailleurs, l'éditeur K. Lekkerkerker publia en 1957 le Dagboek (Journal) de Slauerhoff. Plus tard, l'ensemble de sa poésie ainsi que l'ensemble de sa prose seront réédités plusieurs fois sur papier bible, cependant que les romans et les recueils de poèmes publiés séparément seront réimprimés régulièrement. L'intérêt qu'on a vu renaître et se perpétuer au cours de ces dix dernières années a permis en outre de découvrir certains textes. Ainsi parut en 1981 un recueil de récits de voyage où l'on trouve réunies pour la première fois les esquisses journalistiques de Slauerhoff. Deux ans plus tard parurent les écrits de sa période estudiantine. En outre, plusieurs autres ouvrages littéraires furent publiés, des séries d'interviews, des mémoires, des considérations sur sa poésie, des lettres ainsi que des monographies le concernant. La dernière publication - et la seule scientifique à ce jour - s'intitule Het China van Slauerhoff (la Chine de Slauerhoff) et fait partie de la série documentaire Achter het Boek

Septentrion. Jaargang 15 76 du Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum (Musée des lettres et Centre de documentation néerlandais). Cette publication contient tout ce qui reste des notes prises par l'écrivain en vue de ce que l'on peut appeller ses romans ‘Cameron’, autrement dit les livres dont l'action se déroule en Chine, Het Verboden Rijk (Le royaume interdit) et Het Leven op Aarde (La vie sur terre). Elle comporte également toutes les ébauches de Slauerhoff dont on ait connaissance aujourd'hui, et par conséquent, celles du troisième volume dont la version définitive n'a jamais été rédigée par l'auteur. L'établissement des textes et les annotations sont l'oeuvre du Professeur W. Blok et de K. Lekkerkerker, depuis 1937 de spécialiste par excellence de Slauerhoff, dont il gère le fonds. Signalons que M. Lekkerkerker, fort curieusement, n'a jamais publié l'apparat critique des Verzamelde Werken. Il l'avait pourtant rédigé, mais l'éditeur ne lui donna pas la possibilité de le faire paraître, ce dont on peut rétrospectivement se féliciter. En effet, M. Lekkerkerker déclara lors d'une interview qu'il avait pu se consacrer depuis entièrement à l'oeuvre de Slauerhoff, et, ajouta-t-il, ‘Je découvris alors tant de manuscrits et de lettres - plus de six cents, je crois - fournissant une telle quantité d'éléments nouveaux que je ne pouvais plus assumer l'édition parue, car je me rendais compte qu'elle était à refaire complètement, qu'il fallait produire un tout “nouveau” Slauerhoff’. Entre-temps, divers éditeurs ont publié la majeure partie de ces nouveaux manuscrits, et les erreurs ont été corrigées dans de nombreuses annotations. Cependant, il est clair qu'un ‘nouveau’ Slauerhoff doit voir le jour. Son oeuvre, cinquante ans après sa mort, est tombée dans le domaine public, et n'importe qui peut la réimprimer à sa guise. Aussi est-il urgent de faire paraître une édition critique définitive. Pierre H. Dubois (Tr. I. Rosselin)

Le bénéfice de ‘droits d'emprunt’ enfin accordé aux écrivains

A l'exception d'un petit nombre d'auteurs favoris du public, les écrivains néerlandais et flamands n'ont jamais pu vivre de leur plume. Lorsqu'un auteur ne vit que de ses livres, il perçoit des droits d'auteur dont la modestie reflète généralement celle du tirage. Une bonne partie de ses lecteurs empruntent ses livres dans les bibliothèques, ce qui ne lui rapporte rien. Grâce à une lutte longue et acharnée, cette situation va dorénavant changer aux Pays-Bas. En attendant la mise en place d'une réglementation légale, les écrivains et les éditeurs peuvent demander, depuis le début de 1986, une indemnité qui les dédommagera de l'emprunt de leurs ouvrages dans une bibliothèque publique. Les livres doivent toutefois comporter au moins 32 pages, à moins qu'il ne s'agisse de poésie ou de musique (le nombre de pages peut alors être inférieur), et le texte doit être rédigé en néerlandais ou en frison. L'auteur (ou encore le correcteur, le traducteur, le compositeur, le photographe ou l'illustrateur) doit être de nationalité néerlandaise ou habiter les Pays-Bas. Ces conditions s'appliquent également à l'éditeur. Ces mesures concernent tous les livres pour lesquels une indemnité est demandée. En attendant la réglementation légale, les mesures actuelles sont temporaires. On ne connaît pas encore le montant des indemnités, ni les méthodes de calcul sans aucun

Septentrion. Jaargang 15 doute compliquées ni les clefs de répartition qui seront adoptées. Il est néanmoins prévu de commencer les paiements dès cette année. Justice est enfin faite, même si la plupart des auteurs n'en deviendront pas riches pour autant! Pierre H. Dubois (Tr. I. Rosselin)

Louis Couperus (1863-1923), dessiné par H.J. Haverman.

‘La force des ténèbres’, de Louis Couperus

Quatre romans de Louis Couperus (1863-1923), rejeton d'une famille aristocratique de La Haye, esthète décadent et écrivain ‘fin de siècle’ réputé, avaient à ce jour été traduits en français. Et pourtant, le lecteur français n'avait guère de chances de pouvoir se former une idée précise de ce romancier néerlandais qui n'a rien de mineur: la dispersion des dates de parution est en effet éloquente: Majesté a été publié en 1898, Paix universelle en 1899, Le cheval ailé en 1923 et Vieilles gens et choses qui passent en 1971. Traduit par Selinde Margueron, voici à présent un cinquième roman: La force des ténèbres, paru en 1900 sous le titre néerlandais De stille kracht. La préface de Philippe Noble, loin d'être un luxe inutile, nous éclaire fort judicieusement sur la personnalité de l'auteur et ébauche, tout aussi à propos, le cadre dans lequel se déroule l'action: l'Indonésie à l'époque de sa colonisation ou, comme on l'appelait alors, les Indes orientales néerlandaises. C'est en Indonésie d'ailleurs, plus précisément à Java, que fut écrit, entre octobre 1899 et février 1900, De stille kracht, au moment où, à la faveur d'un long séjour, l'auteur et sa femme, Elisabeth Baud, redécouvrent ensemble le pays de leur enfance. Auparavant, Couperus y avait terminé tambour battant Langs

Septentrion. Jaargang 15 77 lijnen van geleidelijkheid (Par voies de progressivité), roman assez féministe par endroits et dont l'action se passe en Italie. D'aucuns ont attribué cette activité débordante au désir de l'auteur de se lancer le plus tôt possible dans la composition de ce qu'il devait appeler lui-même ‘mon roman indien issu des milieux de l'administration coloniale’. Il est probable toutefois que des problèmes d'argent n'ont pas été totalement étrangers à cette brusque fougue créatrice, le séjour dans l'île s'étant avéré beaucoup plus coûteux que ne l'avaient prévu les Couperus. Sans la présence de sa famille à Java, Couperus n'aurait sans doute jamais pu écrire De stille kracht. En effet, celle-ci lui fournit quantité de renseignements indispensables tant sur le fonctionnement de l'administration coloniale que sur certains phénomènes paranormaux (auxquels renvoie d'ailleurs le titre du livre et qui, à en croire de nombreux témoins dignes de foi, ne doivent rien à la fantaisie des Javanais). De plus, certains membres de sa famille ont même servi de modèles aux personnages du roman. De tels emprunts auraient pu aboutir à un banal roman à clé. Grâce au génie littéraire de l'auteur, nous voilà, au contraire, en présence d'une oeuvre remarquable. Un demi-siècle avant que la décolonisation n'entraîne la rupture définitive, le roman nous montre, de façon prémonitoire, comment la haine secrète de l'Indonésien finira par avoir raison d'un colonisateur qui, bien que persuadé d'accomplir consciencieusement son satané devoir, n'a jamais réussi à comprendre. A vrai dire, la prude Hollande de l'époque s'offusqua moins de la description peu flatteuse du régime colonial que de la liberté avec laquelle le romancier abordait des sujets jusqu'alors tabous, tels que l'érotisme et la sexualité. Il n'y eut pas jusqu'à Lodewijk van Deyssel lui-même, critique redouté et, du reste, ardent défenseur du naturalisme, qui ne s'étonnât du franc-parler d'un Couperus se complaisant à détailler sans gêne les fesses et le basventre de Madame Van Oudijck, une des protagonistes de son roman. Tout observateur un tant soit peu informé sur l'évolution des moeurs aux Pays-Bas sait pertinemment qu'aujourd'hui, de telles réactions feraient plutôt sourire. De retour en Europe, Couperus décide de s'établir à Nice, avenue Saint-Maurice. Le premier roman qu'il y écrira s'intitulera Babel, bientôt suivi de la série De boeken der kleine zielen (Les livres des petites âmes) (1901-1903), une de ses oeuvres majeures, conçue, entre autres, en vue d'éponger les lourdes dettes que lui avait values l'aménagement de sa demeure niçoise. ‘Ecrire, l'unique activité dont je sois capable’, devait-il s'excuser un jour. Aveu sincère ou fausse modestie? Quoi qu'il en soit, comme le soulignait F.L. Bastet dans la postface d'une récente réédition de De stille kracht, voilà une activité dans laquelle il sut s'illustrer avec éclat. Jan Deloof (Tr. U. Dewaele)

LOUIS COUPERUS, La force des ténèbres, traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Philippe Noble. Ed. du Sorbier, Paris, 1986, 304 p.

Le prix interprovincial des Lettres

Septentrion. Jaargang 15 Gwij Mandelinck (o1937) ne nous a donné jusqu'à ce jour que trois recueils: Het oogbad (L'oeillère, 1971), De wijzers bij elkaar (Les aiguilles se rejoignent, 1974) et De droefheid is in handbereik (La tristesse est à portée de main, 1981). En tout une soixantaine de poèmes. Cela témoigne de la gravité et du sens critique qu'il manifeste dans sa pratique de la poésie et c'est à cette même exigence qu'il devra de ne pas produire d'oeuvre plus abondante. Jamais en effet il ne s'abandonne à la confession lyrique. Bien que sa poésie prenne source dans l'expérience et les impressions personnelles, elle dépasse d'emblée les limites de l'individu, et donne ainsi aux choses quotidiennes une dimension

Gwij Mandelinck (o1937). presque mythique. C'est précisément parce qu'il a su renouveler des thèmes anciens, que sa poésie a trouvé jusqu'à ce jour tant d'écho, et qu'elle fut à plusieurs reprises couronnée. Sur le plan thématique et humain, une évolution nette se fait jour. La référence vague au ‘nous’ du premier recueil, est remplacée et concrétisée dans le second par les thèmes de la mère, du père, de la femme et des enfants, qui forment avec le ‘je’ un microcosme autonome. Dans De droefheid is in handbereik, pour lequel l'auteur se vit remettre le 25 avril 1986, le prix interprovincial flamand des Lettres 1985, il n'apparaît plus qu'une figure unique et abstraite: ‘elle’. Le poète projette en celle-ci l'image de l'homme avec son élan vital jamais assouvi mais également avec la conscience croissante de la relativité de toute aspiration humaine. Le travail de la langue suit pas à pas cette progression. Alors que dans le premier recueil l'exubérante métaphore joue un rôle moins fonctionnel qu'ornemental et que dans le second l'écriture gagne en sobriété, l'image se cristallise davantage encore dans la dernière oeuvre, et se charge d'une signification universelle. Gwij Mandelinck a approfondi sa conception de la vie en la transposant dans une figure particulière: ‘elle’, une femme. Elle est, de la vie et de la mort, l'invitée. Jamais il n'avait encore mon-

Septentrion. Jaargang 15 78 tré la vie avec une telle intensité, mais jamais non plus le jeu n'avait été si concrètement réglé par la mort. L'angoisse et l'inquiétude existentielle qui se pressent de plus en plus au premier plan de l'oeuvre, font partie intégrante de la vision du poète. Et parce qu'elle traduit également l'inquiétude de notre époque, chacun de nous peut s'y reconnaître. La puissance de cette poésie émane d'une force créatrice qui résulte de l'étonnante rencontre d'impressions visuelles avec les archétypes inconscients de l'expérience et qui exploite à plein l'expressivité du langage populaire. En outre, la poésie de Mandelinck ne renie à aucun moment le rapport avec la vie. C'est en premier lieu grâce à son authenticité qu'elle a pris une place importante dans l'éventail de la poésie contemporaine de langue néerlandaise. Rudolf van de Perre (Tr. S. Macris)

‘La poésie francophone de Belgique 1804-1884’

Les auteurs de cette anthologie estiment qu'à chaque génération le bilan d'une poésie nationale a besoin d'être refait. Les sensibilités ont changé, qui font surgir des poèmes inaperçus autrefois, qui font sombrer des poèmes dont la renommée nous semble surfaite. Pour ce premier volume, Liliane Wouters, poétesse et dramaturge, et Alain Bosquet, poète et romancier, se sont limités aux auteurs nés entre 1804 et 1884, soit à un corpus d'environ deux cents recueils. L'originalité de leur choix réside dans le désir d'exhaustivité: ils prétendent donner, pour la période délimitée, à peu près tous les poèmes qui méritent d'être lus! Résistent à ce tri sévère seize poètes, dont deux doivent se contenter de deux textes. Sur les seize retenus, la moitié peut être dite, avec plus ou moins de raison, d'origine flamande. Et sur l'ensemble de cette anthologie de 350 pages, ces poètes flamands remplissent à peu près les deux tiers. Les choix n'ont rien de surprenant: on y rencontre entre autres Emile Verhaeren (pp. 13-78), Georges Rodenbach (pp. 79-122), Max Elskamp (pp. 145-204), Maurice Maeterlinck (pp. 205-223) et Franz Hellens (pp. 309-321). De chaque poète est brossé un rapide portrait, le présentant honnêtement, avec ses qualités et ses défauts. Signalons que ces notices ne font jamais état de l'ascendance flamande ou wallonne des poètes traités: c'est que les auteurs ont estimé à juste titre que dans une anthologie qui se veut éclectique seule la valeur esthétique doit intervenir. Une considération analogue explique sans doute pourquoi l'on a opté pour la version définitive des poèmes et non pour l'originale: dans un florilège, l'évolution éventuelle des poèmes n'est pas pertinente. En revanche, les auteurs ont respecté grosso modo l'ordre chronologique de la parution des poèmes, de sorte que, pour Verhaeren par exemple, le lecteur peut suivre les pérégrinations du poète à travers ses diverses thématiques et esthétiques. Outre ces seize poètes auxquels nous venons de faire allusion, on en trouve encore une douzaine cités pour mémoire (pp. 329-345). Ces poètes, tels un Emile van Arenbergh ou une Marie Gevers, sont représentés par un seul poème qui a pu jouer un rôle anecdotique. On pourra toujours estimer que tel poème y figure à tort et que tel autre aurait dû être retenu (tel le fameux Aux Flamandes de Verhaeren). Mais c'est une considération bien vaine, chaque amateur de poésie faisant évidemment sa propre anthologie. Le

Septentrion. Jaargang 15 seul regret, mineur, que nous ayons, c'est que les auteurs ont négligé de mentionner les recueils où ils ont cueilli leurs poèmes. Si un amateur de poésie tombe en arrêt devant tel ou tel poème, n'essayera-t-il pas de retrouver le recueil, d'y situer le poème en question, d'en voir les prolongements dans d'autres? C'est peutêtre là une lacune à combler dans les volumes à venir? Vic Nachtergaele

La poésie francophone de Belgique 1804-1884, anthologie réalisée par Liliane Wouters et Alain Bosquet, Editions Traces, Bruxelles, 1985, 359 p.

Médias

‘IJsbreker’, une revue pour jeunes

IJsbreker (brise-glace) est un nouveau magazine en langue néerlandaise destiné aux jeunes francophones qui s'intéressent à la culture des Pays-Bas et de la Flandre d'aujourd'hui et qui veulent en savoir plus. La revue offre, par année scolaire, 5 numéros de 16 pages chacun. Les numéros, très variés, présentent un sommaire identique. Signalons d'abord les articles d'information sur les événements, organisations ou institutions d'intérêt international qui sont ou ont été d'actualité, tels que Greenpeace, la comète de Halley, Amnesty International, etc. On y évoque également des sujets flamands ou néerlandais comme la courte vie du journal 24 uur et l'organisation flamande Taxi stop. Chaque numéro de IJsbreker propose une interview, le plus souvent d'une personnalité flamande ou néerlandaise, tels l'écrivain flamand Hugo Claus et le dessinateur-créateur de Nero, Marc Sleen. La rubrique Uitgeperst (pressuré) rassemble toutes sortes de nouvelles et d'échos brièvement expliqués. L'information fournie par IJsbreker est empruntée à des articles de journaux réécrits par des spécialistes à l'intention d'élèves du secondaire qui ont déjà suivi quelques années de néerlandais. De plus, chaque texte est suivi d'un petit lexique où sont traduits ou expliqués les mots nouveaux et difficiles. Chaque numéro se termine par des exercices autocorrectifs qui se rapportent directement aux articles et qui font assimiler le vocabulaire nouvellement appris. Les articles couvrent

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Couverture d'un numéro de la première année de la revue ‘IJsbreker’. une seule page et les interviews n'en dépassent jamais deux, ce qui incite évidemment à les lire. Le souci de rendre agréable et facile la lecture dans une langue étrangère se manifeste partout dans la revue. Ainsi, chaque numéro fournit quatre pages de bande dessinée. IJsbreker peut à la fois fournir matière à un cours et former un complément des leçons de néerlandais. Isabel Devriendt

Pour tout renseignement ou abonnement: M.F. Caluwé, Uitgeverij J. van In, Grote Markt 39, B-2500 Lier, tél.: (03) 480 55 11.

Milieu

La guerre de lisiers aura-t-elle lieu?

Le voyageur qui, ces jours-ci, parcourt les Pays-Bas, apercevra, en de nombreux endroits, des panneaux portant des inscriptions telles que ‘de landbouw wordt ziek van deze landbouwpolitiek’ (l'actuelle politique agricole rend l'agriculture malade). Cette campagne de sensibilisation prolonge en quelque sorte les importantes manifestations récemment organisées un peu partout dans le pays par les agriculteurs soucieux de clamer bien haut leur mécontentement. Les raisons profondes du malaise paysan (tant aux Pays-Bas que dans les autres pays de la CEE) sont suffisamment connues: depuis des années, l'agriculture européenne se voit confrontée à l'épineux problème de la surproduction et des prix trop bas. Aussi les responsables de la politique agricole commune se trouvent-ils acculés à l'impérieuse nécessité de réduire les excédents, tout en garantissant des prix susceptibles d'assurer aux agriculteurs un revenu décent. Or, bien qu'elle absorbe, à elle seule, les trois quarts des dépenses budgétaires de la Communauté, cette politique agricole ne s'est guère montrée efficace jusqu'ici. Pas plus que leurs collègues européens, les paysans néerlandais n'échappent évidemment aux difficultés qu'on vient d'évoquer. Toutefois, grands éleveurs de bovins, ils sont, de plus, durement touchés par la taxe ‘spéciale’ frappant les excédents laitiers.

Septentrion. Jaargang 15 Comme si tous ces sujets de mécontentement ne suffisaient pas, un autre, tout récent celui-là, est venu gonfler encore un peu plus l'effervescence qu'on observe actuellement dans les milieux agricoles néerlandais: le projet de loi relatif aux lisiers élaboré conjointement par les ministres de l'Agriculture et de l'Environnement, et dont l'entrée en vigueur est prévue pour le 1er janvier 1987. Le texte du projet comporte une série de dispositions inspirées par des préoccupations essentiellement écologiques. La production annuelle de lisiers s'élève, aux Pays-Bas, à quelque quatre-vingt-dix millions de tonnes. L'épandage de cette énorme quantité porte doublement atteinte au milieu. Tout d'abord, il y a le problème de l'azote ammoniacal, élément constitutif des lisiers en grande partie responsable des pluies acides et, d'une façon plus générale, de l'acidification du milieu, entraînant les conséquences désastreuses que l'on sait. En second lieu, les lisiers contiennent des quantités assez importantes de phosphates et de nitrates. En cas de fumaison excessive, ceux-ci risquent non seulement d'épuiser les sols mais aussi de contaminer, par lixiviation et infiltration, la nappe phréatique et, par voie de conséquence, l'eau potable elle-même. Diverses analyses ont démontré qu'en de nombreux endroits (y compris en Flandre), l'eau potable contient effectivement trop de nitrates. La loi sur les lisiers comporte toute une série de mesures visant à régler les problèmes que soulève leur utilisation. Elle fixe la quantité maximale de lisier (autrement dit, des phosphates et des nitrates) qu'on est autorisé à épandre par hectare et interdit formellement tout épandage en période hivernale. En outre, les lisiers ne pourront plus être épandus par arrosage (la manière traditionnelle). Désormais ils devront être, pour ainsi dire, injectés dans le sol. Enfin, et ce n'est pas là la moins sévère des dispositions, les agriculteurs qui produiront un volume de lisiers proportionnellement supérieur à la surface totale des terres dont ils disposent, seront soumis à un impôt spécial. Les élevages intensifs de bétail et de volailles, très développés dans certaines régions des Pays-Bas, se verront présenter une facture plutôt salée. L'interdiction d'épandage en hiver signifie pour la quasi-totalité des éleveurs des frais supplémentaires puisque cela les contraindra à doter leurs exploitations de grandes fosses en vue du stockage des lisiers. Les diverses dispositions contenues dans la loi sur les lisiers entreront progressivement en vigueur et donneront lieu à des contrôles de plus en plus sévères. Les ministres concernés espèrent en arriver ainsi, vers l'an 2000, à un règlement acceptable au plan écologique sans pour autant heurter de front les intérêts légitimes des agriculteurs. On aurait mauvaise grâce à suspecter de si louables intentions ministérielles. Toutefois, il faut reconnaître que, pour

Septentrion. Jaargang 15 80 l'heure, la grogne paysanne n'est pas sans fondement. Ces dernières années, toutes les instances intéressées - producteurs et distributeurs de produits agricoles, l'industrie de transformation, les banques, les gouvernements et jusqu'à leurs propres organisations syndicales - n'ont cessé d'inciter les agriculteurs à accroître leur production, à mettre en oeuvre des techniques plus performantes et à faire des investissements considérables. Depuis lors, ceux-ci ont pu mesurer l'ampleur des risques et des inconvénients économiques que la réalisation de tels objectifs implique inévitablement. A présent, les voilà, de plus, confrontés (comme le seront demain sans doute aussi leurs collègues européens) à des problèmes et à des réglementations de caractère strictement écologique. Une fois encore, ni leurs bailleurs de fonds ni leurs fournisseurs ni leurs clients ne les y ont préparés. Ils devront pourtant s'y faire. Car, qu'on le veuille ou non, il semble désormais acquis qu'à l'avenir, les responsables de l'Europe verte seront bien obligés de prendre en compte les contraintes que leur impose la sauvegarde du milieu, quelque justifiée que puisse paraître, par ailleurs, la clameur paysanne. Pieter Leroy (Tr. U. Dewaele) Musique

L'oeuvre complète de

A première vue, l'oeuvre de Matthijs Vermeulen (1888-1967) ne paraît pas bien riche: sept symphonies, un peu de musique symphonique de théâtre, six chants, deux sonates pour violoncelle, une sonate pour violon, un trio à cordes et un quatuor à cordes. Pourtant, son oeuvre, que la Fondation Donemus a récemment enregistrée sur 4 doubles albums (Composers' Voice 8384/1-4), revêt une importance particulière. Elle se trouve tout à fait à part des

Matthijs Vermeulen (1888-1967). compositions de l'époque (trois années avant et trois années après 1920). Tout comme Charles Ives aux Etats-Unis, Vermeulen ne fut presque jamais joué dans le monde musical néerlandais. C'était un pionnier qui ne se laissait pas enfermer dans telle ou telle catégorie. De plus, essayiste talentueux, il n'épargnait rien ni personne, ce qui n'était pas pour favoriser sa carrière. , le chef d'orchestre du Concertgebouworkest, lui conseilla de suivre des cours auprès de son assistant Cornelis Dopper. L'oeuvre la plus connue de Dopper, la Ciaconna Gotica, créée en même temps que la Deuxième Symphonie de Vermeulen (la Première s'inspire encore de Mahler mais la Deuxième est tout à fait originale), fut enregistrée sur disque et Mengelberg

Septentrion. Jaargang 15 la joua même avec le New York Philarmonic. Une composition sage, pour ne pas dire banale. On n'ose penser à ce qui serait arrivé si Mengelberg s'était donné autant de peine pour l'oeuvre symphonique de Vermeulen! La musique que Vermeulen composa à cette époque paraît aussi radicale et nouvelle que celle de Schönberg et de Varèse. Qui sait si elle n'entraîna pas le désenclavement de la vie musicale néerlandaise. Naturellement toutes ces suppositions après coup sont vaines. En 1967, Bernard Haitink dirigea la Septième (et dernière) Symphonie mais le compositeur était déjà atteint de surdité et il mourut d'ailleurs quelques mois plus tard. Matthijs Vermeulen a dû attendre 36 ans avant d'entendre pour la première fois sa volcanique Deuxième Symphonie et un demi-siècle pour l'exécution de la Première. Il travaille donc dans le vide complet sans pouvoir confronter ses nouvelles acquisitions à la réalité de la musique. Une gageure dans le cas d'une musique aussi complexe. Son point de départ était toujours une qualité mélodique dispersée à tous vents: un entrecroisement de voix qui s'épanouissent librement, sans être emprisonnées par des barres de mesure et qui jouissent souvent aussi d'une grande indépendance rythmique. Extatique à l'extrême, bâtie en forme de grandes arcades, monumentale et puissante, son oeuvre allie la tonalité flottante française à la libre atonalité allemande; française dans sa résonance, elle reste très éthique et apparentée à Mahler et à Schönberg dans sa démarche. Sous-jacent dans sa musique se cache l'espoir d'un avenir meilleur auquel Vermeulen croyait ferme malgré toutes les oppositions qu'il rencontra. Peutêtre est-ce là le côté le plus admirable de son oeuvre, le témoignage d'un élan d'optimisme unique en son genre. Ernst Vermeulen (Tr. Ch. Gerniers)

Armand Preud'homme (1904-1986)

Le 7 février 1986, Armand Preud'homme est décédé à Anvers au terme d'une longue maladie. Il était un des compositeurs les plus populaires que la Flandre ait jamais connus et, plus d'une fois, on le célébra comme le digne successeur d'Emiel Hullebroeck (1878-1965). Armand Preud'homme naquit le 21 février 1904 à Peer dans le Limbourg. Son père, directeur d'école et organiste, lui transmit son amour pour la musique. Il étudia tout d'abord à l'Académie limbourgeoise d'orgue, entre autres, chez Arthur Meulemans, et

Septentrion. Jaargang 15 81 ensuite, sous la direction de J. Van Nuffel, F. Peeters et M. de Jong à l'Institut Lemmens de Malines où il obtint en 1927 son diplôme d'orgue. Peu après, il fut nommé organiste de l'église décanale Saint-Amand de Geel et professeur de musique au conservatoire communal. En 1943, il devint directeur de l'Académie de musique de Mortsel-Anvers, mais il fut démis de ses fonctions après la guerre. Brisé par cette expérience amère et sans ressources, il travailla durant une dizaine d'années comme voyageur de commerce, éleveur de poulets et organiste dans des cinémas et des tavernes. De 1957 à 1968, il fut professeur de musique à l'Institut technique des Religieuses Ursulines à Hasselt. Armand Preud'homme était un homme modeste dont le sourire légèrement ironique rayonnait de chaleur humaine. Malgré ses nombreux succès, sa vie ne fut pas toujours rose. Son profond attachement au pays flamand lui valut d'amères désillusions. Il souffrait aussi du peu d'intérêt que les media montraient pour les chants flamands et de l'incompréhension de la jeune génération devant les messages que véhiculaient ses chansons. Bien qu'il ait composé quelques messes et d'autres chants religieux, il a surtout marqué la chanson de société. Il écrivit plus de 400 mélodies pour toutes sortes de circonstances et de mouvements: airs de marche, chants patriotiques, chansons guerrières, mélodies plus intimes, etc. Nombre d'entre elles connurent une grande popularité; certaines, comme Kempenland (Pays campinois, 1938) sur un texte de Jozef Simons, sont devenues de véritables hymnes nationaux pour le peuple flamand. D'autres airs célèbres sont: Heimwee doet ons hart verlangen (La nostalgie fait soupirer notre coeur), Voor outer en heerd (Pour l'autel et le foyer), Als de brem bloeit (Quand fleurit le genêt) et surtout le chant de Noël Susa Nina dont la renommée a dépassé nos frontières. Ils

Armand Preud'homme (1904-1986). se caractérisent par une mélodie harmonieuse et spontanée, facile à chanter, et par un rythme entraînant adapté au texte dans un esprit romantique. Armand Preud'homme composa aussi une dizaine d'oeuvres lyriques - Hallo, Chérie; Bengel (Galopin) - parmi lesquelles l'opérette Op de pur'pren Heide (Sur la lande pourpre - plus de 600 représentations, entre autres à l'Opéra royal de Flandre) est un chef-d'oeuvre du genre. La musique d'Armand Preud'-homme est sans nul doute liée à son époque. Tout le mérite du compositeur a consisté à introduire au bon moment des chansons qui reflétaient les désirs et les besoins d'une société aimant la musique et attachée au terroir flamand. Il a composé pour les jeunes et les adultes de sa génération un répertoire de chants qui réveillaient tant leurs instincts guerriers et leurs aspirations communautaires que leur dévotion et leur amour pour la nature. Peu de compositeurs ont joui d'une telle popularité. La jeune génération nourrit d'autres idéaux; la musique d'Armand Preud'homme ne répond plus aux nouvelles conceptions des mouvements

Septentrion. Jaargang 15 de choristes et de chansons populaires; l'industrie moderne de la musique ne peut s'enrichir en produisant son oeuvre. Et pourtant, il arrive qu'une chanson de ce compositeur patriotique par excellence enflamme le public et soit reprise avec enthousiasme par les jeunes et les vieux. Une chanson populaire réussie ne disparaît pas du jour au lendemain. Armand Preud'homme ne vit pas uniquement dans le souvenir. Hugo Heughebaert (Tr. Ch. Gerniers)

Orgues anciens aux Pays-Bas

Parmi les problèmes les plus ardus soulevés par la sauvegarde de nos patrimoines culturels et artistiques figure sans conteste celui que pose la restauration d'orgues anciens. La plupart de ces instruments ayant été plus d'une fois modifiés et ‘adaptés’ au cours des siècles, la question qui revient immanquablement sur le tapis est de savoir à quelle période il faut remonter et quelle ‘version’ il convient de restaurer. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que chaque restauration ne reflète le plus souvent qu'une solution de compromis. En raison toutefois de la qualité exceptionnelle des orgues construits à l'époque baroque (et pour autant que certaines ‘interventions’ e dites ‘progressistes’, en vogue au XIX siècle, n'aient pas causé d'irréparables e e dommages) on se réfère le plus possible à ces XVII et XVIII siècles au cours desquels l'instrument se hisse incontestablement au faîte de sa splendeur. Que de telles tâches, toutes délicates qu'elles puissent être, aboutissent parfois à des résultats assez remarquables, voilà ce que prouvent, entre autres, les orgues restaurés de l'église Martini de Groningue et de l'église wallonne d'Amsterdam dont les timbres magnifiques, récemment immortalisés dans deux disques exceptionnels, illustrent une fois encore l'irremplaçable spécificité de la palette sonore de chaque orgue historique. Confronté à un instrument presque irrémédiablement mutilé en raison des e e nombreuses altérations subies aux XIX et XX siècles, Cor Edskes, le restaurateur de l'orgue de Groningue (un des plus anciens des Pays-Bas, datant

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L'orgue de l'église Martini de Groningue.

e de la première moitié du XV siècle), s'est efforcé d'en reproduire la version des années 1740. C'est effectivement vers cette époque qu'après avoir été remanié par des spécialistes éminents (tels que les Schnitger de Hambourg et Albertus Hinsz), l'orgue s'épanouit dans toute la magnificence de ses 47 jeux, exploités par trois claviers et un pédalier libre. Depuis peu, un disque nous permet de nous convaincre nousmêmes de l'indéniable réussite de cette restauration. Il nous propose un répertoire éblouissant d'oeuvres du e XVIII siècle interprétées par Wim van Beek, organiste attitré de l'église Martini, dans une registration parfaitement défendable (mais, hélas, non mentionnée sur la pochette). Les compositions de Georg Böhm, Nicolas Bruhns, J.S. Bach et J.G. Walther se prêtent merveilleusement à la mise en évidence de l'extraordinaire profusion sonore de l'orgue restauré (référence: DS MK 001, en vente chez la Hervormde Gemeente à Groningue). Un autre orgue ancien, celui de l'église wallonne d'Amsterdam, que les organistes néerlandais Gustav Leonhardt et Ton Koopman avaient déjà révélé aux mélomanes pour y vaoir enregistré des oeuvres de J.S. Bach, vient de connaître, lui aussi, un regain d'actualité. Construit en 1680, l'orgue devait subir d'importantes modifications avant d'être entièrement rénové il y a 250 ans par l'Allemand Christian Müller (1690-1763), très connu aux Pays-Bas pour ses factures d'orgues, notamment à Haarlem (église Saint-Bavon), Alkmaar, Beverwijk et Leeuwarden. Les changements intervenus au e XIX siècle n'ayant guère affecté l'essentiel du travail de Müller, la restauration, effectuée entre 1960 et 1965, a été beaucoup moins substantielle que celle à laquelle il a fallu soumettre l'orgue de l'église Martini de Groningue. Les festivités, organisées à l'occasion du 250e anniversaire de l'orgue rénové ont donné lieu à la parution d'un disque comportant des oeuvres de Dietrich Buxtehude et de J.S. Bach, superbement interprétées par Jacques van Oortmerssen, l'actuel titulaire de l'orgue (référence: Vista VRS 1984, en vente chez la Waalse Kerk, O.Z. Achterburgwal 159, Amsterdam). Que les magnifiques orgues anciens néerlandais jouissent d'une réputation exceptionnelle ressort, entre autres, de l'intérêt qu'ils soulèvent en France. L'année passée, Marie-Claire Alain donna en l'église Martini de Groningue quelques récitals très remarqués devant un public particulièrement nombreux. Elle y enregistra également des oeuvres de Bach pour la maison de disques Erato. Le jeune organiste français, Bernard Foccroulle, choisissait lui aussi, pour son intégrale des oeuvres de J.S. Bach, un instrument néerlandais absolument remarquable: l'orgue de la Nieuwe

Septentrion. Jaargang 15 e Kerk d'Amsterdam, datant du XVII siècle et depuis peu restauré (référence: Ricercar 026-027 - hélas, une fois encore la pochette omet de mentionner la registration jugée indispensable par tout amateur d'orgue). Nous ne savons pas dans quelle mesure les Pays-Bas choient d'un amour exemplaire leurs orgues anciens. Toujours est-il que ce pays possède une série d'instruments extrêmement précieux qui suscitent à juste titre l'admiration et l'enthousiasme de tous. Espérons donc qu'à l'avenir, les Néerlandais sauront préserver leur bonne réputation en la matière. Ignace Bossuyt (Tr. U. Dewaele) Néerlandistique

Le Certificat de néerlandais langue étrangère: son rôle et sa signification

Sous la responsabilité de la Nederlandse Taalunie (Union linguistique néerlandaise), le comité Certificaat Nederlands als vreemde taal (Certificat de néerlandais langue étrangère) a organisé, la semaine du 7 mai 1986, l'examen annuel pour l'obtention du Certificat dans environ 131 institutions réparties à travers 24 pays. Cet examen comporte quatre épreuves distinctes destinées à évaluer les aptitudes linguistiques (compréhension écrite, compréhension orale, expression écrite et expression orale) à trois niveaux: niveau élémentaire, niveau moyen et niveau avancé. Cette année marque la dixième session de l'examen au niveau élémentaire, la septième au niveau moyen et la troisième au niveau avancé. L'Université François-Rabelais à Tours a accueilli les candidats au Certificat pour la première fois en mai 1981. Depuis cette date, l'intérêt pour le Certificat n'a cessé d'augmenter. En mai 1985, le nombre de candidats (44) a atteint 25% du nombre d'étudiants en néerlandais (180). La Faculté Libre de Lille (Université catholique) a ouvert ses portes aux candidats à cet examen pour la première fois en mai 1985. La participation des étudiants s'élevait à environ 33% (18). En 1986, 19 étudiants se sont inscrits, soit 50% des étudiants de néerlandais. Cet intérêt spectaculaire démontre qu'il est aujourd'hui impossible de dissocier l'existence du Certificat de l'enseignement de la langue néerlandaise dans le monde.

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Il est important que les étudiants puissent mettre à l'épreuve leur connaissance du néerlandais en dehors des examens habituels dans le cadre de leurs études. En outre, le caractère international du Certificat confère à la langue néerlandaise une autre dimension, ce qui lui sera sans aucun doute profitable. Dans le cas des établissements de Lille et des environs (Nord et Flandre française), la proximité de la Flandre belge et des Pays-Bas ainsi que l'héritage culturel et historique commun expliquent en grande partie l'intérêt témoigné au néerlandais et au Certificat. L'année dernière et cette année, des étudiants ont choisi le néerlandais, à Tours comme à la Faculté Libre de Lille, parce qu'ils pouvaient passer en mai l'examen du Certificat. Il est donc clair que cet examen incite un certain nombre d'étudiants à apprendre cette langue. Dans les secteurs du tourisme et de l'hôtellerie, la connaissance du néerlandais et la présentation du Certificat (ou d'une des épreuves validées) se sont révélées un atout supplémentaire dans la recherche d'un emploi. Il existe enfin un autre facteur important, l'effet psychologique. Les étudiants peuvent ajouter à leur curriculum vitae le Certificat ou l'attestation de réussite à l'une des épreuves, témoignant ainsi d'esprit d'initiative et d'une volonté d'élargir le champ de leurs études et de leurs possibilités. Cette attitude suscitera sans aucun doute une impression favorable. On ne peut que se féliciter de l'existence du Certificat de néerlandais langue étrangère ainsi que de la progression constante de l'intérêt qu'on lui porte. Par ailleurs, en mai 1986, les belges germanophones et francophones ont eu le loisir de participer aux différentes épreuves, ce qui ne peut que stimuler l'intérêt pour le néerlandais en Belgique et reflète une certaine largeur de vues. Bie van Vlierden (Tr. I. Rosselin) Philosophie

Les sociétés philosophiques en Flandre

Toute discipline scientifique aime être confrontée au public. Les savants font connaître leurs recherches dans des revues et les exposent lors de congrès où ils rencontrent leurs confrères. Ceci vaut également pour la philosophie. Bien que la plupart des pays européens aient leur association philosophique qui dépasse les murs étroits des petits cénacles des différentes universités ou hautes institutions, la Flandre, quant à elle, ne dispose d'aucune organisation qui joue ce rôle de carrefour. Il existe, il est vrai, une. ‘Société Belge de Philosophie’ mais il s'agit là d'une initiative francophone, ouverte - en principe - à tous les licenciés en philosophie du pays. L'association connaît donc une structure unitaire mais en pratique rares sont les philosophes flamands qui assistent aux réunions. L'absence d'une société philosophique inter-universitaire n'empêche pas que certaines associations connaissent une vie florissante. Ainsi la société Leuvens Wijsgerig Gezelschap (Société philosophique de Louvain) s'impose-t-elle à notre attention. Ses membres se recrutent parmi les diplômés de l'Université de Louvain, mais les philosophes issus d'autres institutions sont également les bienvenus et peuvent

Septentrion. Jaargang 15 même devenir membres du comité de direction. Annuellement, en avril ou mai, la société se réunit pour un week-end et propose trois conférences portant sur un thème particulier. Les plus importants philosophes du continent européen y ont déjà pris la parole et ont pu évaluer les résultats de leurs recherches en discutant avec leurs collègues. Nous avons ainsi pu assister aux conférences impressionnantes de Eric Weil, Emmanuel Levinas, Alphonse de Waelhens, Claude Lefort, Jacques Derrida, Umberto Eco et de beaucoup

Samuel IJsseling, président de la société philosophique ‘Leuvens Wijsgerig Gezelschap’ et rédacteur en chef de la revue ‘Tijdschrift voor Filosofie’. d'autres. Tous surent captiver et marquer leur public. C'est d'ailleurs grâce aux journées de conférences tenues à Louvain en mai 1963 que nous avons pu faire plus ample connaissance avec Totalité et Infini, un ouvrage du philosophe franco-juif Emmanuel Levinas, qui ouvre des voies nouvelles. L'actuel président de cette ‘Société philosophique’ est le Hollandais Samuel IJsseling, grand spécialiste de Heidegger (Kardinaal Mercierplein 2, B-3000 Leuven). En qualité de rédacteur en chef de la prestigieuse revue Tijdschrift voor Filosofie, il veille à ce que toutes les conférences intéressantes de la société soient publiées. D'autres universités et centres proposent, eux aussi, à intervalles réguliers, des conférences publiques. Ils ne connaissent malheureusement pas le même rayonnement que la société louvaniste. Il faut dire qu'ils se sont parfois imposé un corset idéologique, ainsi l'Association de philosophie et de sciences morales des anciens étudiants de l'Université d'Etat de Gand qui inscrit clairement dans ses statues la libre-pensée. D'autres associations, quant à elles, se concentrent autour de personnes,

Septentrion. Jaargang 15 84 telle Kritiek, Genootschap voor fenomenologie en Kritiek (Critique, association de phénoménologie et critique) qui se fonde presque exclusivement sur la personne, il est vrai inspiratrice, du professeur Rudolf Boehm, qui enseigne la phénoménologie à Gand. Une société analogue, plutôt fermée, existe également à Bruxelles et gravite autour de la personne du professeur émérite, Leopold Flam. Cette société, De Vlaamse Vereniging voor Wijsbegeerte (Société flamande de philosophie), édite également la revue Aurora. A Bruxelles travaille également l'association De Vlaamse Kring voor Esthetica (Association flamande d'esthétique), née au sein de l'Université libre de Bruxelles. Après quelques maigres années, l'association propose, pour l'avenir proche, toutes sortes d'initiatives. A Anvers existe, dans le cadre des facultés universitaires Saint-Ignace, de manière plutôt informelle, un cercle philosophique qui aborde toutes sortes de problèmes. Un cercle du même genre se retrouve également à Courtrai au niveau des candidatures universitaires. Hormis les associations nées au sein des institutions universitaires citées, on ne trouve plus d'autres associations philosophiques florissantes dans le pays. Une comparaison entre la Flandre et les Pays-Bas s'avère ici très négative. Une seule exception toutefois: De Gentse Kultuurvereniging (Société culturelle de Gand, Kortrijksepoortstraat 254, B-9000 Gent), qui présente des conférences à contenu philosophique pour un large public qui ne se laisse pas rebuter par le niveau relativement élevé des sujets abordés. Chaque saison hivernale voit des philosophes belges et hollandais venir y tenir quelque six conférences qui invitent le public à des discussions passionnantes. Gageons qu'une telle initiative incitera un jour d'autres à imiter cette louable démarche. Jacques de Visscher (Tr. P. Lecompte) Politique

La Cour d'arbitrage

Le 1er octobre 1986, la Cour d'arbitrage existera depuis deux ans. Force est de constater que le monde politique belge s'est très vite accommodé de cette nouvelle institution, que d'aucuns qualifient de clé de voûte de la réforme de l'Etat d'août 1980. Ce succès est dû principalement aux douze juges de la Cour d'arbitrage, qui ont su conférer, avec fermeté, une forme et un contenu à cette institution nouvelle, qui représente l'autorité juridique suprême du pays. En 1980, la Constitution belge dota la Flandre et la Wallonie du statut de Région. Bruxelles attend toujours une forme de régionalisation appropriée. Les compétences des Conseils culturels, devenus Conseils communautaires, furent élargies. En plus de la culture au sens strict du terme, les Communautés assumeront dorénavant la responsabilité du bien-être de l'individu par le biais des matières dites personnalisables. Les Régions, de leur côté, s'occupent surtout desdites matières localisables, telles l'aménagement du territoire et le logement, mais aussi de l'économie et de l'emploi. Les Régions et Communautés promulguent des décrets, c'est-à-dire des lois régionales et communautaires, qui s'appliquent exclusivement au territoire des Régions et Communautés respectives.

Septentrion. Jaargang 15 Ces décrets sont mis sur le même pied que les lois votées par le Parlement national. Il n'y a donc pas de hiérarchie entre les lois adoptées par les différentes assemblées législatives belges, ce qui constitue une forme de fédéralisme assez unique. Toutefois, il y a une seule condition importante: ces différents législateurs doivent s'occuper exclusivement des matières pour lesquelles ils sont compétents. Et c'est là, précisément, où le bât blesse: les compétences de ces différents législateurs n'ont pas été délimitées avec toute la clarté requise en 1980. Mais même si tel eût été le cas, tout le monde se fût rendu compte qu'il fallait une institution où l'on pût vérifier en toute quiétude, loin des manigances politiques, si l'un des législateurs n'avait pas excédé ses compétences. C'est pour cette raison que la Court d'arbitrage fut solennellement installée le 1er octobre 1984. La Cour d'arbitrage se compose de douze juges, six néerlandophones et six francophones, chaque groupe étant subdivisé en trois juristes professionnels et trois ex-personnalités du monde politique. Le tout provenant des partis politiques en raison de leur importance. Les douze sages - parmi lesquels une femme - ont le pouvoir d'annuler tout ou une partie des lois nationales ou des décrets, c'est-à-dire d'affirmer que des lois ou des décrets n'existent plus, voire qu'ils n'ont jamais existé, ce qui peut entraîner des conséquences considérables sur le plan de la sécurité juridique. Motif de l'annulation: le législateur - qu'il soit national, régional ou communautaire - a outrepassé ses compétences. La Cour d'arbitrage n'est donc pas une Cour constitutionnelle: elle ne juge pas de la conformité d'une loi ou d'un décret avec la Constitution. En Belgique, c'est au législateur même d'apprécier ce dernier point. Avant que la Cour d'arbitrage pût entamer sa mission - les préparatifs se prolongèrent pendant près de cinq ans -, un ordre du jour déjà particulièrement chargé attendait les douze sages belges. Ce fut dès lors avec une attention plus que particulière que l'on attendit les premiers arrêts. Etaitil encore possible de parvenir quelque part à un consensus flamando-wallon sur des conflits à forte charge communautaire? La formule même d'une Cour mixte, réunissant des juges et des politiques nommés suivant les critères caractéristiques de l'échiquier politique belge, ne semblait guère crédible... Pourtant, l'in-

Septentrion. Jaargang 15 85 stitution fonctionne. La Cour d'arbitrage examine les dossiers avec une certaine diligence. Les arrêts, parfois, ne manquent pas d'étonner, mais, jusqu'à présent, ils sont acceptés, fût-ce parfois à contrecoeur. Le blocage de la Cour d'arbitrage sur un problème d'ordre communautaire signifierait rien de moins que la faillite de la réforme de l'Etat si laborieusement acquise, avec la conviction qu'une nouvelle réforme de l'Etat nécessiterait, à son tour, une Cour d'arbitrage... sans quoi la cohabitation des deux Communautés au sein de la Belgique s'avérerait totalement impossible. Marc Platel (Tr. W. Devos)

Le quarantième anniversaire du Parti du travail néerlandais

Les Pays-Bas, pays agricole par excellence, ne se sont véritablement industrialisés qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale. En généralisant quelque peu, on pourrait dire que le socialisme - né à la fin du sièrcle dernier parmi les ouvriers agricoles de la Frise - n'y a jamais été marqué, à proprement parler, par la lutte des classes qui le caractérisait dans des pays dotés d'un prolétariat industriel. Les socialistes néerlandais n'accédèrent au gouvernement qu'en 1939, notamment sous la menace de la deuxième guerre mondiale, qui commença en mai 1940 pour les Pays-Bas. En effet, les partis confessionnels disposaient toujours d'une majorité absolue. Les socialistes préféraient la préservation de leur idéal à la participation à un gouvernement ‘bourgeois’ qui nécessiterait des concessions attentatoires à ‘l'idéal sacré’. Le Sociaal-Democratische Arbeiderspartij (SDAP - Parti social-démocrate ouvrier), créé en 1894, s'inspirait du modèle allemand. Le grand leader en était le Frison . D'emblée, le parti s'est efforcé de contrecarrer la constitution de partis politiques sur une base confessionnelle,

Pieter Jelles Troelstra (1860-1930). tendance qui s'affirmait de plus en plus à ce momentlà. Par contre-coup, la menace socialiste, en réalité, a contribué à renforcer le compartimentage idéologique, de sorte que le socialisme, à son tour, devint une entité socio-idéologique au même titre que les autres composantes du système. Pendant la seconde guerre mondiale, alors que l'occupant allemand avait réuni des dirigeants politiques de toutes tendances notamment dans des camps pour otages, l'idée d'un dépassement du compartimentage idéologique a été abordée sur le plan théorique. Après la guerre, elle fut immédiatement concrétisée dans la création, le 9 février 1946, d'un Partij van de Arbeid (PvdA - Parti du travail), composé de l'ancien SDAP, d'une fraction importante de la Vrijzinnig-Democratische Bond (VDB - Fédération démocratique de la librepensée) sociale-progressiste et de quelques

Septentrion. Jaargang 15 membres - le plus souvent jeunes - issus de groupements catholiques et protestants. Principalement sous l'influence des chrétiens, l'accent fut mis sur un socialisme personnaliste. Le philosophe attitré du parti, en ces premières années de l'aprèsguerre, était le pasteur W. Banning. Le nouveau parti socialiste - qu'on se gardait, au début, de présenter explicitement comme tel - coupait ainsi formellement le lien avec le syndicat socialiste

Willem Drees (o1886).

Nederlands Verbond van Vakverenigingen (NVV - Fédération de syndicats néerlandais) et avec l'institut de radiodiffusion socialiste Vereniging van Arbeiders Radio Amateurs (VARA - Société d'ouvriers radio-amateurs). Au lieu de chanter l'Internationale, on chantait un nouvel hymne du parti sur un texte du poète et spécialiste de la littérature Garmt Stuiveling. Le 1er mai ne pouvait plus être célébré officiellement, surtout pas s'il tombait un dimanche. Toutes ces préoccupations devaient donner le sentiment aux chrétiens encore hésitants et susceptibles que le PvdA affichait un caractère bel et bien multiconfessionnel. A l'intention des catholiques, des protestants et des humanistes, des groupes de travail furent créés qui devaient approfondir la relation - très importante aux yeux des Néerlandais - entre conception philosophique ou foi et prise de position politique. Aux premières élections législatives d'après-guerre, il apparut toutefois que l'idée du décloisonnement n'intéressait guère une population néerlandaise aspirant plus au relèvement du pays qu'à un véritable renouveau. Le PvdA n'enregistra que 25,6 p.c. des voix contre 53,4 p.c. pour les partis confessionnels d'avantguerre. Il mit sur pied une coalition avec le Katholieke Volkspartij (KVP - Parti populaire catholique), qui représentait quelque 30 p.c. de l'électorat. Cette coalition

Septentrion. Jaargang 15 86 catholiques-rouges, dirigée par , ancien SDAP déjà âgé, joua un rôle capital dans la reconstruction relativement rapide des Pays-Bas et contribua à accréditer l'image du PvdA. C'est notamment en raison de cette coalition que sur le plan international, le PvdA manifestait ouvertement une orientation résolument atlantiste, qu'il approuvait la coopération apportée aux troupes des Nations Unies dans la guerre de Corée, qu'il se montrait favorable à la Communauté européenne de défense et à l'OTAN, et consentait même à des opérations de police limitées à l'encontre des combattants de la liberté dans l'ancienne colonie néerlandaise, l'actuelle Indonésie. Lors du putch de Prague, en 1948, le PvdA se distança très nettement des communistes - au point que le célèbre hautboïste H. Stotijn, qui était communiste, ne pouvait se produire devant les micros de radio VARA. Le mandement de 1954 des évêques néerlandais, qui voulait conjurer les catholiques de ne pas rompre l'unité sur le plan politique, produisit l'effet inverse et contribua à forcer la véritable percée du PvdA. La politique traditionaliste menée par le PvdA entre 1945 et 1960 suscita de fortes oppositions parmi les jeunes, qui, groupés en 1966 dans le mouvement Nieuw Links (Nouvelle gauche), rejetèrent le modèle d'harmonie mis en place et prônèrent la polarisation. Leur influence au sein du parti devint telle qu'en 1969, on décida de ne plus former de coalition avec le KVP, ce qui eut pour effet, pendant toute une période, de mettre le PvdA hors jeu lors de la formation de gouvernements. Cette prise de position, et plus généralement l'influence de la Nouvelle gauche conduisirent à une scission en 1970. D'éminents socialistes tels que Willem Drees senior quittèrent le parti et créèrent les Democratisch-Socialisten '70 (DS'70 - Sociaux-démocrates '70). En 1957, le Pacifistisch-Socialistische Partij (PSP-Parti

J.M. den Uyl (o1919). socialiste-pacifiste) s'était constitué qui réunissait des opposants à la politique du PvdA en matière d'armement nucléaire, jugée trop alignée sur l'OTAN. Au début des années soixantedix, les positions de la Nouvelle gauche furent déterminantes pour la ligne politique du PvdA, qui y puisait une conscience de soi nettement plus profilée, formulée théoriquement, concrétisée et incarnée par Joop den Uyl. Le parti prit un véritable envol et dépassa en importance les trois partis confessionnels, qui, pour remédier à leur recul, se réunirent au sein d'une formation de coopération Christen-Democratisch Appel (CDA - Appel démocratechrétien). De 1973 à 1977, Joop den Uyl dirigea un gouvernement appuyé par le PvdA, les Democraten '66 et le Politieke Partij Radikalen (Parti radical); en 1981-1982, le PvdA siégeait au gouvernement présidé par le CDA , que soutenaient le CDA ainsi que les Democraten '66. C'est avec l'assurance d'un parti sûr de lui que le PvdA a commémoré ses quarante ans d'existence. Il est frappant que, maintenant que la pensée confessionnelle est en

Septentrion. Jaargang 15 régression, le parti connaît plus de succès au sein de la communauté évangélique, notamment en raison de son opposition radicale à l'installation de missiles de croisière sur le territoire néerlandais ainsi que de sa défense des moins favorisés de notre société. La question se pose, cependant, de savoir si cette prise de position radicale - renforcée par les grands congrès de parti - ne bloquera pas la constitution de coalitions, indispensable dans la vie politique néerlandaise. Kees Middelhoff (Tr. W. Devos) Religion

Albert Dondeyne: philosophe et témoin de la foi

Avec le décès de Monseigneur Albert Dondeyne en 1985 disparaît l'une des figures les plus marquantes du monde universitaire de Louvain et de l'église belge tout entière. Il était reconnu comme un esprit brillant, un professeur de grande influence, un journaliste fécond, un prêtre engagé et évangélique et un homme modeste et bienveillant dans la vie de tous les jours. Albert Dondeyne (né à Lo en Flandre occidentale en 1901) entreprit des études de philosophie et de théologie à Louvain et à Bruges. De 1928 à 1933, il enseigna la théologie dogmatique au Grand Séminaire de Bruges. A dater de 1933, il enseigna la métaphysique, la théodicée et la philosophie scholastique à Louvain (à l'Institut supérieur de philosophie et à la Faculté de théologie). De 1961 à 1964, il fut doyen de la Faculté de théologie et de 1965 à 1971 président de l'Institut supérieur de philosophie. De sa bibliographie complète nous ne reprendrons que les principales publications, d'ailleurs traduites en plusieurs langues: Foi chrétienne et Pensée contemporaine (1951) et La foi écoute le monde (1964). A l'occasion de son départ en retraite en 1971, un recueil de textes de ses amis, collègues et anciens étudiants parut sous le titre: Miscellanea Albert Dondeyne (Duculot, Gembloux, 1974), un ensemble remarquable d'écrits à propos de la philosophie sacrée.

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Le terrain de Dondeyne recouvre aussi bien le domaine de la théologie que celui de la philosophie. Son intérêt n'était d'ailleurs pas purement théorique. Ses études critiques restaient toujours centrées sur la pratique de la vie et de la foi, sans que cette attitude nuise pour autant au niveau académique et à la valeur scientifique de ses pensées et de ses paroles. La sagesse engendrée par la vie et l'approfondissement de la foi lui importaient plus que des spéculations abstraites et désincarnées. ‘Mieux que personne il parvenait à cerner un problème et à l'analyser à l'aide de quelques concépts fondamentaux qui reviennent sans cesse, tels l'historicité, la matérialité, le don et l'abandon. Ses conceptions, qui se basaient sur une connaissance approfondie de la tradition, il était capable de les exprimer d'une façon particulièrement claire avec des mots fort simples’, c'est ainsi que parlait de lui le professeur Herman Servotte dans son homélie lors des obsèques. Le dialogue Eglise-monde, homme-société se trouve au centre de l'oeuvre de Dondeyne. D'où l'intérêt qu'il portait aux problèmes de société, à la tolérance, à l'oecuménisme, à la mission culturelle de la chrétienté. Son influence ne fut d'ailleurs pas négligeable en ce qui concerne la rédaction du chapitre concernant la culture dans le document conciliaire Gaudium et Spes, à propos des rapports Eglise-monde. Par ses conférences et ses écrits, Dondeyne a grandement contribué à traduire les valeurs chrétiennes séculaires, auxquelles il était fort attaché, dans un contexte culturel contemporain. Sa force résidait surtout dans son engagement intellectuel vivifiant en faveur de l'Eglise et de la culture chrétienne, qui lui gagnait les coeurs, plus que dans son originalité scientifique. Il n'a fondé ni école philosophique ni théologique, aucun -is- me n'est accolé à son nom, non plus qu'aucune tendance, mais il montrait à ses étudiants et à ses

Albert Dondeyne (1901-1985). auditeurs comment penser sainement. ‘Ce que vous nous avez appris, ce n'est pas un ensemble de positions philosophiques; mais vous nous avez montré ce que philosopher veut dire’, ainsi parlait le professeur André Wylleman dans un hommage à Albert Dondeyne, à l'occasion de ses adieux à l'université. Le professeur Dondeyne se sentait tout particulièrement concerné par le pastorat en milieu ouvrier et l'apostolat laïc. En 1933, jeune professeur, avec le professeur P. Sobry, K. Devriendt et d'autres, il fonda à Louvain le Hoogstudentenverbond voor Katholieke Actie (Union estudiantine d'Action catholique) et la revue Universitas. Pendant de nombreuses années, le professeur Dondeyne fut le penseur et ‘l'âme’ de ce mouvement étudiant et de cette revue. Un cercle fort étendu d'étudiants et d'anciens de l'université se forma autour de Dondeyne; influencés par lui, ils se préoccupaient

Septentrion. Jaargang 15 intensément des problèmes sociaux urgents et des tâches que pouvait remplir la chrétienté à cette époque. Nombre de ceux qui occupèrent par la suite des postes élevés au sein de la vie politique, sociale ou culturelle, en Flandre comme en Wallonie, et à qui des responsabilités de premier ordre furent confiées, doivent beaucoup au talentueux et ardent professeur. Il n'est pas jusqu'à ceux qui furent déçus par l'attitude de Dondeyne à l'époque de la scission de l'université de Louvain (il était unitaire et belgiciste) qui ne l'apprécient néanmoins pour son engagement sur le plan social et sa probité intellectuelle. Ses amis de l'ancien Universitas lui prouvèrent leur reconnaissance en publiant un Mémorial In dienst van geloof en wereld. Albert Dondeyne 1901-1985 (Acco, Leuven-Amersfoort, 175 p.). L'Eglise et le monde se doivent de reconnaître la part qu'a prise cet érudit dans l'approfondissement de la foi et la promotion de la culture. Herman-Emiel Mertens (Tr. B. Hendrickx).

Titus Brandsma, un philosophe dans la résistance

Quelques milliers de Néerlandais s'étaient réunis, le 3 novembre 1985, dans la basilique Saint-Pierre de Rome, pour y célébrer la béatification par le pape Jean Paul II de leur compatriote Titus Brandsma. Brandsma (1881-1942) était un fils de paysan, né en Frise, et dont les vrais prénoms étaient Anno Sjoerd. Il entra dans l'ordre des Carmes où il prit le nom de Titus, nom également porté par quelques-uns de ses parents. Une quarantaine de ceux-ci assistaient à la cérémonie. Ils entendirent le pape, dans une homélie prononcée en néerlandais, affirmer que le père Brandsma avait suivi le commandement de l'amour ‘jusque dans ses conséquences extrêmes’. Ces ‘conséquences extrêmes’, ce fut sa mort dans le camp de concentration allemand de Dachau, où il gisait depuis plusieurs jours sans connaissance à la suite de tortures, quand on lui administra l'injection fatale. Pour quelles raisons, les nazis avaientils transféré Titus Brandsma à Dachau? L'aversion du Carme pour l'idéologie national-socialiste en fut la cause principale. Aversion qu'il manifesta publiquement bien avant la seconde guerre mondiale. En tant que professeur à l'Université catholique

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Titus Brandsma (1881-1942). de Nimègue (après son ordination, Brandsma avait étudié à Rome où il avait obtenu un doctorat en philosophie), il attirait, durant ses cours, l'attention de ses auditeurs sur les aspects pernicieux du national-socialisme. Il affirmait ses opinions, avec plus d'insistance encore, dans son rôle de conseiller spirituel du Katholieke Journalistenvereniging (Organisation des journalistes catholiques). Il n'est donc pas étonnant qu'en 1935 il ait été porté sur la ‘liste noire’ des Allemands. Il n'en continua pas moins, même après le 10 mai 1940, à critiquer sévèrement, par la parole et par l'écrit, les nazis et les mesures qu'ils prenaient dans les Pays-Bas occupés. La cause immédiate de son arrestation, le 20 janvier 1942, fut les visites qu'il rendait aux rédactions des journaux catholiques paraissant aux Pays-Bas. A cette époque, Brandsma prenait personnellement contact avec les rédacteurs en chef en question pour leur enjoindre de ne pas publier d'annonces du NSB (Nationaal-Socialistische Beweging - Mouvement national-socialiste) bien que la publication de ces annonces fût rendue obligatoire par le Departement van Volksvoorlichting en Kunst (Département de l'instruction civile et de l'art) à La Haye. Après son arrestation, survenue dans son monastère, commença pour lui un long calvaire qui, cinq mois durant, le mena dans différentes prisons néerlandaises et allemandes pour aboutir à Dachau. Par la suite ses codétenus témoignèrent de son attitude de pardon envers ses geôliers et ses tortionnaires, attitude inspirée par le commandement de l'amour. Les prises de position politiques de Brandsma jouèrent également un rôle au cours des enquêtes préalables à sa béatification, lesquelles durèrent plus de trente ans. Cette ‘distinction’ ecclésiastique posthume n'est en principe accordée qu'à ceux qui ont pratiqué une religion ‘vierge de toute souillure politique’. Au nom de cette exigence, les autorités romaines ont, pendant longtemps, opposé une fin de non recevoir à la demande, soutenue par beaucoup aux Pays-Bas, d'accorder au père Brandsma l'honneur qu'il méritait. Le Vatican ne céda que grâce à une prise de position de 34 cardinaux et de 600 évêques en faveur de la demande. Ce qui avait été considéré comme ‘politique’ n'était en réalité, Rome dut enfin en convenir, qu'une lutte incessante contre l'inhumanité et pour une attitude personnelle et collective plus humaine devant la vie. Jan Verdonck (Tr. F. Corbex-Buvens) Sciences

Beverwijk, centre spécialisé en greffes de peau

Septentrion. Jaargang 15 Au débouché du canal de la mer du Nord qui sert d'accès à Amsterdam, on peut voir les hauts fourneaux d'IJmuiden. Sous les fumées de l'usine sidérurgique se dresse l'hôpital de la Croix-Rouge de Beverwijk, spécialisé dans le traitement des brûlures. Rares sont ceux, aux Pays-Bas, qui établissent entre les deux une corrélation. Autrefois, on avait coutume d'y amener, entre autres, des ouvriers victimes de brûlures dues aux projections d'acier en fusion. Devant la fréquence de tels accidents, les médecins ont fini par se spécialiser dans le traitement des brûlures. Maintenant, on vient du monde entier à Beverwijk pour y étudier les procédés de guérison mis en oeuvre et particulièrement les greffes cutanées. La peau n'a pas seulement une fonction protectrice, elle empêche également la perte en protides et en liquides organiques. Même lorsque l'étendue de la brûlure n'atteint que 10% de la surface corporelle, elle met en péril des organes tels que les reins ou les voies respiratoires. A Beverwijk, on faisait jadis appel à une thérapeutique traditionnelle. Mais bientôt on décida de recourir au prélèvement sur la partie saine du corps d'un greffon de peau et à son implantation sur la partie lésée. (Pareille méthode était déjà en usage aux Pays-Bas pour le remplacement d'une peau gelée). A mesure que le centre spécialisé de Beverwijk étendait sa renommée, le nombre d'admissions augmentait et on prit la décision de stocker les greffons de peau provenant de donneurs. A Beverwijk fut mis au point une sorte de rabot électrique pour prélever la peau sur un cadavre. Une soixantaine de donneurs, par adjonction d'un codicille, se sont fait connaître dans le pays, nombre trop restreint pour répondre aux besoins. C'est toutefois à Beverwijk que la plus importante banque de peau du monde a été organisée. C'est ainsi qu'il a fallu résoudre, entre autres, le problème de la conservation des greffons. Au début, on gardait la peau dans un composé d'azote à -180° C, procédé plutôt aléatoire. Ces dernières années, on utilise une solution de glycérol à 100%, l'avantage de cette dernière méthode étant de garantir une meilleure régénération. A Beverwijk s'est développée en outre une méthode qui consiste à étirer et à perforer les lambeaux de peau d'un donneur, cette ‘résille’ étant ensuite suturée sur la ou les plaies cutanées. Des recherches sont actuellement en cours, en collaboration avec l'Akademisch Ziekenhuis (le C.H.U.) de Leyde, sur les techniques de culture de peau: un fragment de peau, prélevé par exem-

Septentrion. Jaargang 15 89 ple sur le lobe d'une oreille, est placé dans une espèce de serre afin d'en accélérer la croissance. En même temps, de sérieux efforts sont déployés pour réaliser une peau produite par biosynthèse. Dans le but d'assurer le processus de guérison, un isolement total s'avère indispensable; ainsi pour réduire à néant tout risque d'infection, on y a conçu un milieu stérile sophistiqué, considéré dans le monde médical comme unique en son genre. De ce fait, l'hôpital de Beverwijk s'est transformé en laboratoire de chirurgie plastique spécialisée; il s'est créée conjointement une équipe d'experts en physiothérapie, car de toute évidence, le traitement physiothérapique des parties du corps recouvertes d'une nouvelle peau, encore peu résistante, est extrêmement ardu. Chaque année, aux Pays-Bas, deux cents personnes succombent aux suites de leurs brûlures. Quatre mille brûlés sont hospitalisés, dont deux mille cinq cents enfants. Plus de 65% des brûlures sont dues à des accidents domestiques, 20% à des accidents du travail et 15% à des accidents de la circulation. En marge de ces statistiques: une seconde d'inattention au cours de travaux domestiques peut entraîner, outre les blessures corporelles, des séquelles psychologiques durables, combattues, elles aussi, à Beverwijk par des spécialistes. Kees Middelhoff (Tr. J. Deleye)

Des plantes aux propriétés disponibles sur commande

Jusqu'il y a quelques années, il n'existait qu'une seule méthode pour doter des espèces végétales de nouvelles propriétés. L'hybridation patiente de souches présentant des caractéristiques différentes engendra notamment des plantes nutritives aux propriétés tout à fait autres que celles de la plante originelle. C'est ainsi que toutes nos céréales proviennent en réalité de l'herbe. L'hybridation

Professeur J. Schell permit de récolter de nombreux succès. La Révolution verte en Inde fut accomplie grâce à du riz dont la qualité avait été considérablement améliorée à la suite d'un croisement. Cependant, les résultats d'une telle fusion sont toujours aléatoires. Il est impossible de prévoir si les propriétés souhaitées seront assimilées de façon définitive. En outre, cette technique ne peut être appliquée qu'à des végétaux (ou, dans le domaine de l'élevage, à des animaux) qui sont très apparentés. Ainsi, l'hybridation est par exemple exclue entre des pommes de terre et des pommes. Or, les propriétés des plantes (et de tous les organismes vivants) sont déterminées par le patrimoine héréditaire inscrit dans chaque cellule. Celuici est une sorte de livre de recettes pour toutes les substances qu'une plante doit synthétiser afin de rester en vie et qui lui confèrent ses propriétés spécifiques. Il y a quelque quinze ans, des savants jetèrent

Septentrion. Jaargang 15 les fondements d'une nouvelle branche de la biologie, qui s'est développée depuis de manière fulgurante: le ‘génie génétique’ ou les ‘manipulations génétiques’. Ces techniques consistent à greffer une ou plusieurs ‘recettes’ (ou caractères héréditaires) sur le patrimoine génétique déjà naturellement présent dans la plante. Dans le jargon des biotechnologues, une telle ‘recette’ porte le nom de ‘gène’, d'où l'expression ‘manipulations génétiques’. Les professeurs Schell et

Professeur M. Van Montagu

Van Montagu de l'Université de Gand ont accompli un travail de pionnier dans le domaine des manipulations génétiques sur les plantes, un champ d'investigation encore totalement inexploré il y a quelques années. Ces deux professeurs ont créé une société, afin de rechercher des applications pratiques de leurs méthodes. En 1985, cette firme - appelée Plant Genetic Systems ou PGS - annonça que ses chercheurs avaient doté un plant de tabac d'une nouvelle propriété permettant à celui-ci de se défendre par lui-même contre des insectes nuisibles. Ce gène nouveau, greffé par PGS, est la ‘recette’ d'une substance chimique qui donne aux feuilles de la plante un goût exécrable pour les insectes, qui laissent désormais celle-ci en paix. Le plant de tabac de la PGS a donc assimilé ainsi une substance insectifuge, ce qui permettra de restreindre l'emploi des insecticides classiques. Ceci représente une économie, mais aussi une protection pour l'homme étant donné que les insecticides peuvent également s'avérer très dangereux pour lui. Songez seulement à la catastrophe de Bhopal en Inde. La PGS, l'Université de Gand ainsi qu'un nombre croissant d'autres scientifiques mènent actuellement des recherches intensives en vue de découvrir d'autres types intéressants de manipulations génétiques réalisables sur des plantes. Herman Henderickx (Tr. P. Grilli)

Septentrion. Jaargang 15 90

Le Gutenberg des aveugles: technologie de pointe et braille à Louvain

‘C'est la machine la plus performante et la plus économique mise au point à ce jour’, dit le professeur François de la Katholieke Universiteit Leuven au sujet de sa presse à imprimer Braille. Celle-ci est la fierté du projet Braille dont il a la direction. La presse Braille pèse 150 kilos et imprime une page en trois secondes. Elle existe depuis quatre ans et a entamé une carrière internationale. Il y en a cinq en Belgique et trois en France: une à Paris, une à Lille et une à Angers. En peu de temps, ces machines ont provoqué une véritable révolution en permettant aux aveugles d'avoir accès à un nombre considérablement accru de livres et à un champ beaucoup plus étendu d'informations. La presse compose des livres, des revues - déjà cinq pour la seule ville de Louvain -, un indicateur de chemins de fer à l'usage des nonvoyants et des cours destinés à des étudiants universitaires. De la sorte, l'offre de textes en écriture Braille a enregistré une croissance spectaculaire. Jusqu'ici le braille était pour ainsi dire écrit. C'était une activité manuelle, donc à très fort coefficient de main-d'oeuvre, un véritable travail de bénédictin. C'est pourquoi les bibliothèques Braille étaient la plupart du temps très mal garnies. Dès lors, la machine du professeur François a provoqué une révolution qui, pour les aveugles, est comparable à l'invention de l'imprimerie. Mais, de même que Gutenberg n'était pas un génie isolé à son époque, de même existe d'autres experts qui, en différents endroits du globe, ont mis au point des appareils similaires. Les Allemands ont leur propre presse Braille, les Norvégiens également et l'on vient encore d'en fabriquer une récemment aux Etats-Unis. Toutefois, selon le professeur François, la nôtre surclasse la concurrence en raison de son rapport qualité/prix.

Prof. Guido François (o1936).

Néanmoins, il ne pense pas que l'une de ses machines soit jamais vendue dans les pays qui possèdent eux-mêmes une presse Braille. Dans ce domaine, constate-t-il, il est clair que les lois du chauvinisme l'emportent sur celles de la libre concurrence. Jusqu'ici seule la France a donc marqué de l'intérêt. Cependant le travail de recherche effectué à Louvain a le vent en poupe. Durant ces dernières années, plusieurs étudiants en sciences appliquées ont obtenu leur diplôme d'ingénieur, après avoir suivi les cours du professeur François, en déposant des mémoires consacrés à l'écriture Braille et aux technologies nouvelles. ‘Les scientifiques ne doivent pas s'enfermer dans leur tour d'ivoire’, déclare le professeur, ‘j'entends pour ma part réaliser des travaux qui aient une utilité sociale’. Son ambition finale est de mettre à la portée des handicapés de la vue toutes les informations possibles. L'année passée, la presse de Louvain a imprimé à elle seule 150 000 feuilles de texte en alphabet Braille. La production augmente rapidement, notamment parce que la demande des organisations d'aide aux non-voyants croît sans cesse.

Septentrion. Jaargang 15 Il ressort des congrès scientifiques internationaux que Louvain, après dix années de dur labeur, se trouve à la pointe du progrès, non seulement grâce à la presse Braille mais aussi grâce à deux autres inventions: le système de traitement de textes pour aveugles et le copieur Braille. La machine de traitement de textes n'est pas non plus une exclusivité lovaniste. En Allemagne de l'Ouest, on en a mis une au point qui est entièrement automatique et qui coûte dix millions de francs belges. Le système conçu à Louvain est semi-automatique (il doit être alimenté par un opérateur) mais, par comparaison, il est très bon marché: 60 000 francs belges (9 000 francs français). Cet appareil est idéal pour réaliser des copies Braille d'ouvrages normalement imprimés. Il donne au texte introduit une nouvelle mise en page ainsi qu'une nouvelle pagination, et il assemble quatre cents caractères par seconde. La finalité du copieur Braille est de reproduire les textes Braille existants. Tout s'est accéléré depuis l'apparition du personal computer. Depuis lors, cinq années se sont écoulées et trois générations d'ordinateurs se sont succédé. Un nombre croissant de spécialistes défriche le champ d'application de ces instruments de plus en plus sophistiqués dont la fonction est de promouvoir l'écriture Braille. Dans ce contexte, Louvain joue un rôle de pionnier et renoue par la même occasion avec sa vocation originelle: mettre le savoir au service des nécessiteux. Jef Lambrecht (Tr. P. Grilli) Société

Aux Pays-Bas, le patient obtient le droit à la parole

‘La plus grande honnêteté est voisine de la pire cruauté’, cette devise de feu le professeur Jongkees qui a formé un bon nombre des généralistes néerlandais encore en activité, date d'une époque où la majorité des patients partageaient l'avis qu'‘il vaut mieux se fier au docteur’. Bien que, dans la relation médecin - malade, la notion de ‘participation’ soit en train de s'imposer, le patient néerlandais n'a jusqu'à

Septentrion. Jaargang 15 91 présent aucun droit légal à l'information médicale. Cela changera bientôt car la loi concernant le traitement médical (Wet inzake Medische Behandeling) réglementera le droit à la communication des dossiers médicaux. Anticipant sur cette réglementation juridique, le Gemeenschappelijke Medische Dienst (GMD - Service médical collectif) a décidé d'ouvrir, à partir du 1 janvier 1986, le million de dossiers d'assurés sociaux qu'il gère (pensez entre autres à la loi sur l'incapacité de travail). Le GMD (groupement de 17 associations d'entreprises pour la mise en oeuvre de la sécurité sociale) garantit à toute personne le droit de regard sur les données la concernant dont il dispose. Il est à remarquer que l'organisation des médecins généralistes s'est opposée, et s'oppose encore, à cette mesure. Elle soutient l'idée que le patient peut subir des dommages psychiques et/ou physiques du fait de la prise de connaissance de son dossier et que par conséquent un médecin doit avoir le droit de refuser de dire la vérité à son patient. (Par ailleurs, les médecins se sont librement engagés à ne se communiquer mutuellement les dossiers qu'avec l'accord des patients.) Le GMD respecte la réserve exprimée par l'organisation des médecins soucieuse d'éviter de nuire aux patients, mais - dit le GMD - si quelqu'un veut user de son droit de regard, il doit en assumer la responsabilité et supporter les conséquences de la confrontation avec les données ainsi révélées. L'attitude prudente des médecins s'inspire essentiellement du fait que la terminologie médicale informe le médecin de façon nuancée sur la maladie ce qui n'est pas forcément le cas pour le patient. On cite comme exemple qu'‘une structure mentale de type hystérique’ signifie tout autre chose pour le médecin en dehors de la psychiatrie. Pour des patients mentalement fragiles cela peut être dangereux. Bref, l'organisation des médecins ne veut pas accepter inconditionnellement le droit de regard; elle exige un droit de veto pour ses adhérents. Il ne sera pas facile de traduire par une loi la double responsabilité des médecins: d'une part l'obligation d'être franc et de traiter le patient en adulte; d'autre part le devoir de faire - ou d'éviter! - tout ce que commande le bien-être du malade. C'est ce dilemme que le législateur devra résoudre pour qu'un droit ressenti comme naturel soit inscrit dans la loi. Kees Middelhoff (Tr. F. Corbex - Buvens) Théâtre

Le ‘Arkprijs voor het Vrije Woord’ pour Tone Brulin

Le Arkprijs voor het Vrije Woord (prix de l'Arche de la Parole Libre) a été déceré à l'auteur dramatique Tone Brulin. Le jury a déclaré unanimement qu'il couronnait ‘l'inspirateur de l'idée de liberté dans l'art théâtral. Tone Brulin a abordé les thèmes de la puissance et de l'impuissance sous une forme renouvelée. C'est en écrivain, metteur en scène, acteur, mais aussi en créateur de décors et de costumes qu'il a développé son art total. Grâce à son Théâtre du tiers monde, il a en outre démontré que le théâtre possède un langage universel’. C'est la 36e fois que ce prix est décerné, la récompense est purement honorifique. La remise du prix, le 7 mai 1986, est donc un geste symbolique. Le nom du lauréat est gravé sur le socle de l'Arche, statue

Septentrion. Jaargang 15 d'argent qui est la propriété de la Stichting Arkcomité van het Vrije Woord (Fondation du Comité de l'Arche de la Parole Libre) et qui est conservée aux Archives et Musée de la vie culturelle flamande à Anvers. C'est probablement à l'occasion du dixième anniversaire de sa compagnie de théâtre Tiedrie que cette distinction échut à Brulin. Sinon, il n'y a aucune raison apparente pour que cela ait lieu cette année. Le jury a voulu de toute évidence témoigner son estime

Tone Brulin (o1926). pour l'oeuvre tout entière de l'artiste: voilà pourquoi il parle d' ‘art total’. En effet, Brulin a souvent assumé les diverses fonctions dont est constituée une représentation théâtrale: celle d'auteur, de metteur en scène, de décorateur, voire d'interprète. Tone Brulin (o1926) fit ses débuts comme auteur dramatique avant 1950; plusieurs de ses pièces ont été jouées à l'étranger, notamment Les Chiens (1960) et Maintenant que le village n'existe plus (1955). Il avait déjà publié une vingtaine de textes dramatiques lorsqu'à la fin des années soixante il opta pour le théâtre ‘alittéraire’, manifestement sous l'influence d'Artaud, de Grotowski et du Living Theatre, entre autres. L'année dernière il s'est remis à écrire, mais n'a pour le moment publié aucun texte nouveau. Entre 1956 et 1975, il parcourut une grande partie du globe, visitant tous les continents. En 1975, il fonda avec l'actrice malaise Siti Fauziah la compagnie Tiedrie (Théâtre du tiers monde en Europe). Ces dix dernières années, il a témoigné dans une douzaine de productions ‘d'une conception globale du monde, fondée sur l'universalité des liens qui unissent tous les hommes, quelles que soient leurs opinions’. Des tournées ont été organisées en Europe, Asie et Amérique centrale. En Europe même, la compagnie a collaboré avec des immigrés. Chaque minorité, selon Bru-

Septentrion. Jaargang 15 92 lin, appartient au tiers monde. Il plaide pour plus de justice et de tolérance dans une société sans capitalisme ni discrimination. Les opprimés peuvent assurer au mieux leur défense en la prenant en main eux-mêmes, fidèles à leur identité propre. Ennemi de toute forme de radicalisme, il aspire à un monde nouveau et libre. Celuici doit prendre naissance au coeur de l'homme lui-même. Jef De Roeck (Tr. J. Deleye)

La ‘Kleine Komedie’ fête son bicentenaire

Le théâtre le plus ancien d'Amsterdam - et à quelques exceptions près le plus ancien des Pays-Bas - a un passé français. Parmi les premiers auteurs qui y furent joués se trouvent Racine, Molière et Corneille, et l'un des premiers visiteurs de marque ne fut autre que Napoléon. Cet automne, la Kleine Komedie (la petite comédie) fête son bicentenaire, mais la langue française ne s'y fait plus qu'exceptionnellement entendre. e A la fin du XVIII siècle, une quarantaine d'Amstellodamiens fortunés avancèrent 10 000 florins (± 27 000 FF, 180 000 FB) pour qu'au bord de l'Amstel s'édifiât un petit théâtre où l'on montrerait les dernières nouveautés parisiennes. Le français était alors la langue des milieux aisés; parler le français était pour les Hollandais la marque d'une éducation parfaite et de bonnes manières. Par ailleurs, adhérer au Collège dramatique et lyrique sous la devise Delectat et Erudit était considéré comme un honneur et offrait une excellente excuse pour témoigner publiquement de la culture que l'on portait en soi. Mais il y avait un problème: les acteurs, responsables du Stadsschouwburg, le principal théâtre de la ville, ne cédaient pas volontiers la place à des collègues français. De sorte que l'on ne vit que rarement des pièces françaises à Amsterdam. Il fallait donc un théâtre à part - et on l'obtint, situé à l'endroit où se tenait autrefois le négoce des pois. L'inauguration du ‘Théâtre Français sur l'Erwtenmarkt’ eut lieu en 1786. Charles Delainval et Pierre François Fleurimond en assuraient la direction. Le succès fut grand.

La ‘Kleine Komedie’.

Mais cela ne pouvait durer longtemps. Au cours de l'hiver 1794, l'armée française - force d'occupation pour les uns, libératrice pour les autres - envahit les Pays-Bas. Et quand en 1813 les Français furent chassés d'Amsterdam, la suprématie culturelle de la France prit fin. Les événements récents constituaient pour beaucoup une entrave à la liberté des plaisirs esthétiques. De 1820 à 1853, non moins de vingt directions différentes essayèrent de maintenir le petit théâtre français en vie. Quand cela se fut avéré impossible, le bâtiment reçut une tout autre destination. Lors d'une vente

Septentrion. Jaargang 15 publique, il fut acheté par une église écossaise qui le transforma en église de mission. Au début de ce siècle, l'immeuble changea à nouveau de propriétaire; sous le nom de ‘Salvatori’ (dédié au Sauveur) il devint le siège de la Nederlandse Vereniging voor Israël (Association néerlandaise en faveur d'Israël). Au cours de la seconde guerre mondiale, le bâtiment se trouva vide et la banque voisine, l'Amsterdamsche , autorisa son personnel à garer ses bicyclettes à l'endroit même où se trouvaient auparavant les fauteuils du public. Ce n'est qu'en 1947 que l'acteur néerlandais Pierre Périn réussit à rendre au bâtiment sa fonction de théâtre. Et comme il le destinait à la présentation de comédies et d'autres pièces populaires, il l'appela Kleine Komedie. Malgré un succès changeant il parvint à se maintenir. Son portrait et celui de sa femme ornent toujours le hall de réception. L'année dernière, quand sa veuve décéda, le cortège funèbre rendit, à sa demande expresse, une dernière brève visite au théâtre qu'elle avait dirigé durant tant d'années. Grâce à beaucoup de bonnes volontés et au prix de peu d'argent, la Kleine Komedie fut rafraîchie ces dernières années car les négligences subies l'avaient laissée en piteux état. Entretemps, le théâtre a repris vie. Le nouveau directeur, René Penders, monte souvent des spectacles surprenants - des productions devenues trop importantes pour le théâtre marginal et pas (encore) assez grandes pour des salles de plus de 500 places. Ainsi opère-t-il le contact entre un public d'origines et d'âges divers et des initiatives qui sans cela resteraient confinées à l'intérieur d'un circuit fermé et restreint. Penders espère pouvoir procéder à une rénovation complète cet été quand les portes seront fermées. Priorité sera donnée aux fauteuils, rouges comme il se doit, mais tout à fait usés. Leur habillage, les revêtements et tapisseries doivent être renouvelés pour que cet automne la salle retrouve l'air de fête qu'elle avait il y a 200 ans. Henk van Gelder (Tr. F. Corbex-Buvens)

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Actuelles

Amsterdam a fait effectuer une enquête sur le rôle économique des artistes professionnels de la ville. L'étude a été faite pour l'année 1983 et traite de presque toutes les formes d'art, des espaces d'exposition et de représentation ainsi que des producteurs et des intermédiaires. Le film, la vidéo et la littérature ne sont pas abordés dans l'étude. Les résultats, qui viennent d'être publiés, sont révélateurs. Le secteur artistique d'Amsterdam emploie au total 12 430 personnes. Fournissant 6% des emplois, l'art constitue le 8e employeur, plus important que l'édition et la publicité, d'égale importance que les entreprises liées aux activités portuaires et que le secteur de l'hôtellerie, de la restauration et des cafés. Traduit en chiffres d'affaires générés, le rôle économique du secteur de l'art équivaut à plus d'un milliard de florins. Des comparaisons révèlent que l'art est relativement plus important pour Amsterdam que pour New York. A New York, l'art ne fournit que 1,7% des emplois (Amsterdam 6%); son chiffre d'affaires à New York n'atteint que 1% contre quelque 5% à Amsterdam. Meer dan een miljard, plus d'un milliard, tel est le titre du rapport qu'on peut se procurer auprès de la ‘Stichting voor Economisch Onderzoek der Universiteit van Amsterdam’, Numéro d'appel 177, NL-1000 RA Amsterdam. ● Au cours de l'été 1986, la ville de Gand constitue la Mecque de l'art contemporain. Du 21 juin au 21 septembre, on y organise un événement original, intitulé Chambres d'amis: cinquante et un artistes du monde entier (11 nationalités) exposent, chacun dans une des cinquante et une maisons gantoises choisies au préalable, une oeuvre réalisée de concert avec leur hôte dans une pièce ou une partie de l'habitation. Dans le même temps, l'abbaye Saint-Pierre héberge Initiatief 86. Il s'agit de trois expositions d'artistes belges, réalisées par trois spécialistes étrangers. Parmi ces derniers, on note Jean-Hubert Martin, conservateur des musées nationaux de France. Ces deux initiatives émanent du Museum van Hedendaagse Kunst, Musée de l'art contemporain, Citadelpark, B-9000 Gent. Tél. (091) 21 17 03. ● Durant le premier semestre de 1986 ont eu lieu à Paris plusieurs manifestations consacrées aux Pays-Bas. Parmi celles-ci, l'exposition au Grand Palais d'une partie de la collection du Mauritshuis. En outre, les Pays-Bas ont assumé, du 1er janvier au 30 juin, la présidence tournante du conseil européen. Autant de raisons pour Le Monde de publier, le jeudi 20 février 1986, un dossier de 6 pages intitulé Les Pays-Bas à Paris qui fournit une image moderne et actuelle du pays. Y sont repris des articles très divers sur ‘le nouveau style’ de la reine Beatrix, sur la situation économique, sur la jeunesse néerlandaise (les enfants des provos) et, évidemment, sur les trésors du Mauritshuis. On y lit également deux interviews, l'une du premier ministre Ruud Lubbers, l'autre du ministre du Commerce extérieur M. Blokestein, ainsi qu'un article de l'ambassadeur des Pays-Bas, Jhr. Maximilien Vegelin van Claerbergen. ● Les présidents des Académies des sciences française et néerlandaise ont signé en février 1986 un accord de collaboration. L'entente prévoit une Conférence Huygens annuelle qui se tiendra en France. Les Pays-Bas de leur côté organiseront chaque

Septentrion. Jaargang 15 année une Descartesspreekbeurt. Les conférences seront assurées par des scientifiques éminents. L'accord prévoit également l'échange d'informations et de publications, ainsi que l'organisation sur demande de colloques et de recherches conjoints. ● La cinémathèque française de Paris a accueilli, du 11 mars au 8 avril 1986, vingt-quatre films néerlandais. Au programme de ce Panorama du cinéma néerlandais étaient inscrits Terre d'Espagne (1937), le classique de Joris Ivens, Le maître et le géant de Johan van der Keuken, des films de fiction proprement dits comme Le rêve de Pieter Verhoeff et Pervola de Orlow Seunke - deux films importants de l'hiver dernier - ainsi que l'oeuvre la plus célèbre de Paul Verhoeven, Le quatrième homme (1983). Le cinéma néerlandais a été présenté également en province, sous le titre Sept films dans sept villes. A Strasbourg, qui a inauguré le cycle, la semaine cinématographique a été organisée, du 9 au 16 avril 1986, par la salle de cinéma Alpha, en collaboration avec l'Institut de Néerlandais de l'Université de Strasbourg et l'Association Néerlandaise de Strasbourg et ses environs. Le film Pastorale 1944 y fut projeté en avantpremière. ● Alors que le Siècle d'or hollandais est très connu, le siècle qui le précède (1500-1600) a toujours moins retenu l'attention. Ce turbulent ‘siècle de l'iconoclasme aux Pays-Bas septentrionaux’ fera l'objet d'une grande manifestation organisée en automne 1986 dans 7 musées néerlandais. Les diverses expositions donneront une image

intéressante des événements et évolutions politiques, économiques et culturels qui e furent à la base de l'essor du XVII siècle. Jusqu'à présent, le programme se présente comme suit:

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- Amsterdams Historisch Museum: Le goût de l'élite. Les marchands e amstellodamois et leur culture au XVI siècle. - Gemeentearchief Amsterdam: Les temps turbulents. Amsterdam au siècle de l'iconoclasme. - Rijksmuseum Amsterdam: L'art aux Pays-Bas septentrionaux avant l'iconoclasme (1525-1580). - Musée national Meermanno-Westreenianum, La Haye: Les livres et l'art e typographique aux Pays-Bas septentrionaux du XVI siècle. - Musée Frans Hals, Haarlem: Des estampes éducatives. L'art graphique de Maerten van Heemskerck (1498-1574). - Musée Boymans-Van Beuningen, Rotterdam: Le mobilier d'une veuve de e meunier. Objets d'usage courant d'un inventaire de biens du XVI siècle. - Musée national ‘Catharijneconvent’: Calotins et hérétiques sous Philippe II.

Les expositions seront ouvertes de septembre à novembre 1986. ● A l'occasion de la venue à Saint-Quentin de deux grands artistes de la musique baroque néerlandaise, Frans Brüggen et Gustav Leonhardt, l'Association ‘Les amis de la basilique de Saint-Quentin’ a organisé, du 6 mars au 16 mars 1986, une Semaine hollandaise. Parmi les manifestations, retenons l'exposition à l'Espace Saint-Jacques de l'oeuvre de deux peintres hollandais d'aujourd'hui: Thijs Willemse (o1939) qui habite Paris depuis 1975 et qui y a fondé l'Association Arothèque et Josum J. Walstra (o1935), fondateur et directeur de la galerie De Blauwe Hand à Haringen. ● Sous le titre Six plasticiens contemporains des Pays-Bas, le Musée d'art moderne de Villeneuve d'Ascq a présenté, du 4 avril au 1er juin 1986, l'oeuvre récente de deux sculpteurs, Niek Kemps (o1952) et Henk Visch (o1950) et de quatre peintres, Ansuya Blom (o1956), René van den Broek (o1952), René Daniels (o1950) et Marlene Dumas (o1953). Ces jeunes artistes, qui développent chacun leur propre démarche, rencontrent dans leur pays une reconnaissance croissante et s'intègrent dans le circuit international. L'exposition ne se proposait pas de rendre compte de la totalité de la création artistique aux Pays-Bas; elle a néanmoins indiqué la diversité des courants qui s'y présentent à l'heure actuelle.

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[Nummer 3]

Le chaos apparent dans l'oeuvre de Multatuli

C'EST à partir d'un certain nombre de contradictions dramatiques qu'on peut le mieux esquisser un portrait de l'écrivain Multatuli. Il y a pour commencer sa popularité qui ne cesse de croître, alors même que les principaux thèmes de son oeuvre sont en grande partie dépassés. Cette étrange contradiction ne peut s'expliquer que par la virtuosité avec laquelle Multatuli a traité ses sujets. L'attitude ambiguë de l'écrivain à l'égard de la religion constitue un second paradoxe. Dans le temps où Dekker exerce sa verve contre les dogmes de l'église, il identifie de plus en plus son propre chemin de croix avec la mission du Christ. Cet écartèlement, cette dualité face à la foi, Multatuli les exprime avec le plus d'acuité dans cette fameuse Prière du sceptique (Het gebed van den onwetende) qui fut sur tant de lèvres et qui s'achève sur un vers qui ramasse cette attitude dualiste en un raccourci saisissant: - Le père se tait... O, Dieu, il n'y a pas de Dieu!(1) Et on peut relever bien d'autres contradictions dans l'oeuvre de Multatuli. Ainsi ses vues politiques nous paraissent-elles en même temps extrêmement progressistes à plus d'un égard, et pourtant il n'attendait le salut du peuple opprimé que d'une sorte de despotisme éclairé, des pleins pouvoirs d'un gouvernement rempli de sollicitude. De même, sa vie durant, l'auteur crut qu'il n'y avait en fait qu'une seule parade aux erreurs du pouvoir néerlandais dans les colonies: on devait lui conférer à lui-même des pouvoirs absolus et le proclamer empereur de l'Insulinde. Tout bien considéré, l'oeuvre de Multatuli étale un singulier chaos, une incohérence apparemment dénuée de tout message central qui lui donnerait orientation ou signification. Pourtant il est facile de s'assurer que ce manque d'esprit de système et de cohérence ne repose que sur des apparences, pour peu qu'on creuse un peu les idées de l'auteur. Et quelle partie de son oeuvre se prêterait mieux à ce que nous y portions la loupe, si ce n'est les recueils d'Idées dans lesquels l'auteur a jeté ses intuitions sous la forme brute et dépouillée de leur surgissement. ‘Mes Ideën sont le “Times” de mon âme’ proclame en effet l'Idée 34(2): aussi feronsnous bien de rechercher dans cette partie de l'oeuvre les liaisons thématiques souhaitées. Dans une lettre publiée par lui et adressée à son éditeur et compagnon en libre pensée, D'Ablaing, Multatuli annonce sous quelle forme il entend dorénavant s'exprimer. Il dit que son oeuvre s'appellera désormais ‘Ideën’ et qu'elle comportera ‘des récites, des contes, des histoires, des paraboles, des remarques, des souvenirs, des romans, des prévisions, des informations, des paradoxes...’(3) Il s'agit ici très nettement d'un programme qui impose l'incohérence. Le besoin typiquement romantique de rejet des contraintes, voire de chaos dans la forme, découlait chez Douwes Dekker d'un conflit particulièrement symptomatique de son tempérament littéraire. Au fil des années, il s'était mis à vomir toutes les exigences formelles que l'oeuvre littéraire semblait requérir. Il ne voulait en aucune façon être un “littérateur” car - ce sont les termes mêmes de Droogstoppel, son ennemi juré du Havelaar -‘Ce sont des mensonges qui constituent l'essentiel des poèmes et des romans’.(4) Il va de soi qu'on ne saurait assimiler sans plus les vues personnelles de

Septentrion. Jaargang 15 Multatuli aux tartufferies qu'il prête à Droogstoppel, mais ses annotations jointes par la suite au roman révèlent clairement qu'il approuve Droogstoppel quand ce dernier s'en prend au caractère mensonger des belles lettres. Et les réserves de Droogstoppel

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Multatuli, pseudonyme de Eduard Douwes Dekker (1820-1887). s'expriment de surcroît avec une verve fort comique: ‘Je n'ai rien contre les vers en eux-mêmes. Qu'on veuille mettre les mots en rang, très bien. Mais qu'on ne dise pas ce qui n'est pas vrai. “Ils sont chez eux Et il pleut.” D'accord, s'ils sont vraiment chez eux et s'il pleut vraiment. Mais, s'il ne pleut pas? Moi qui ne mets pas mes mots en rang, je puis avancer: “Ils sont chez eux, et il neige”. Mais le faiseur de vers est lié à la pluie. Lui, il a besoin qu'il pleuve; sinon, ils ne peuvent pas être chez eux. Ou bien, il triche. Il doit changer soit le temps soit le lieu où ils sont, en sorte que l'une des deux affirmations est mensongère’.(5) Mais il n'y a pas que la poésie, hélas, poursuit Droogstoppel, qui habitue les gens au mensonge. Au théâtre, c'est presque pis encore: ‘Même quand ces gens du théâtre veulent représenter la misère, leur manière est toujours fausse. Exemple: une jeune fille, dont le père a fait faillite, travaille pour subvenir aux besoins de la famille. Très bien! La voilà donc assise, occupée à coudre, à tricoter ou à broder. Mais comptez les points qu'elle fait pendant la durée de l'acte. Elle parle, soupire, va à la fenêtre, et

L'adversaire de Multatuli dans ‘L'Affaire de Lebak’: le regent Natta Nagara. c'est tout. La famille qui peut vivre de ce labeur a de bien maigres besoins. Une fille pareille est, évidemment, une héroïne, elle a jeté quelques séducteurs au bas de l'escalier, et elle ne cesse de s'écrier: “Oh! ma mère... Oh! ma mère...” Elle personnifie donc la vertu. Qu'est-ce que cette vertu, qui a besoin de toute une année pour tricoter une paire de bas de laine?’.(6a)

Septentrion. Jaargang 15 En romantique pur sang, Multatuli cherchait avant tout à rendre la vérité comme il la voyait, sans entrave aucune. Et c'étaient surtout les exigences littéraires de rythme et de rime qui devaient l'embarrasser dans sa démarche. Mais ce qui le gênait aussi, c'était la nécessité de draper élégamment la réalité pour continuer à passionner, par d'émouvantes fictions, un public imbécile. Multatuli refuse de se conformer à ce type d'exigences des différents genres littéraires. Son premier roman, le Havelaar est d'une construction complexe et fort singulière pour l'époque avec ses divers narrateurs qui ne cessent de se couper la parole. Dans son drame à succès Vorstenschool, il affecte de traiter le récit avec une telle désinvolture qu'aucun spectateur n'y a jamais rien compris sans une étude fouillée du programme. Mais Dekker ne s'est vraiment senti libéré définitivement de toutes les pesantes contrain-

Septentrion. Jaargang 15 4 tes formelles qu'après avoir découvert la forme la plus informelle qui soit: ces Ideeën délibérément chaotiques et éparses, où il pouvait s'exprimer sans entraves. Il s'agit la plupart du temps de courtes notes spontanées jetées sur le papier comme elles lui viennent et qui de ce fait reflètent, avec le moins de filtrage possible, son monde intérieur. Pleinement conformes au principe annoncé à son éditeur, ces 1282 idées, notées au fil de quinze années, diffèrent énormément quant à leur longueur, leur genre et leur contenu. On y trouve bon nombre d'aphorismes concis devenus célèbres depuis, comme ceux-ci: - La noblesse et l'honneur commencent audessus du nombril. (90) - Que sont devenus ces charmants enfants? (74) - Qui est satisfait de son travail devrait trouver des motifs d'insatisfaction dans cette satisfaction même. (61) - Prier est une tentative criminelle d'inciter la nature au désordre. (163) - Un cavalier tomba de son cheval. Depuis, celui qui tombe d'un cheval s'appelle cavalier. (98) Mais on y trouve aussi des nouvelles et récits de plusieurs pages et les Ideën comportent même, répartis sous une bonne centaine de numéros, le roman inachevé de Dekker, Woutertje Pieterse et son drame en vers Vorstenschool. On y trouve une sorte de ‘proverbes’ d'allure très générale, et des paraboles, comme celles du Christ, dont le lecteur est censé tirer lui-même la leçon, mais on y rencontre aussi bon nombre d'attaques personnelles, indissociables de l'époque, contre des hommes publics ou des collègues écrivains, coupables d'avoir contrarié Dekker ou du moins d'avoir négligé d'oeuvrer pour la réhabilitation de Max Havelaar. On trouve dans les Ideën de violentes bouffées d'anarchisme, par exemple: - Aucun individu ne serait considéré comme innocent, s'il se permettait ce que l'Etat se permet. (326) Il y décoche au christianisme de magnifiques pointes qui ont ébranlé dans leurs certitudes plus d'un de ses contemporains; ainsi: - Deux gamins tombèrent à l'eau. L'un fut sauvé, ‘par la bonté de Dieu.’. L'autre se noya. Par la mechanceté de Dieu? (347) Bien des incohérences et des disparates résultent, nous l'avons vu, d'un effort conscient pour se libérer des règles de l'art; mais il n'y a pas que cela. Le contenu, contrasté, fécond en coq-à-l'âne, des ‘Idées’ reflète aussi la mobilité d'un esprit où le sublime se mêlait inextricablement au prosaïque. Mais ce défaut de cohérence était intentionnel pour une autre raison encore! Dekker espérait inciter ainsi le lecteur à lire avec plus d'attention, à partir lui-même en quête de ce monde d'idées bariolé et en particulier à découvrir lui-même les rapports entre les Idées. Il le dit explicitement dans des numéros comme le 123 et le 35: - Je ne comprends pas l'Idée N. - Les as-tu toutes lues! - Non. - En ce cas, tu ne peux pas comprendre l'Idée N. (123) As-tu bien lu l'Idée, non pas celle que j'ai

Septentrion. Jaargang 15 notée en N... Mais celle que je n'ai pas notée sur le blanc entre N et N plus un? (35) Mais la raison essentielle de ce désordre apparent des Idées est au fond que l'écrivain redoutait qu'on n'échafaudât à partir de ses écrits une doctrine cohérente, un système clos où ses disciples croiraient puiser la vérité éternelle. La principale leçon de Multatuli est en effet le détachement des systèmes, le scepticisme devant tous les prédicateurs de la Véritéavec-un-grand-V; en un mot, le doute méthodique qui s'exprime d'emblée dans l'Idée no 1, liminaire de la longue série: - Peut-être rien n'est-il tout à fait vrai, et même pas cette vérité-ci (1). Et il ne cesse de revenir sur ce refus du système, par exemple dans l'Idée suivante: - Je propose des suggestions et non des règles. (46) Et dans celle-ci: - Celui qui m'imite en quelque chose est souvent mon ennemi, la plupart du temps un fâcheux et toujours un sot. (51)

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Ou cette autre: - L'adhésion à une opinion ‘parce que je l'ai formulée moi-même’ m'avertit clairement que je l'ai mal formulée. (53) En ce sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un certain système, un fil conducteur court à travers les Idées. Ce n'est toutefois pas le fil conducteur essentiel. Dekker avait reçu de ses parents une éducation rigoriste. Et cette éducation a certainement insufflé un profond sentiment religieux à l'enfant qu'il était; quand Dekker par la suite repasse en mémoire sa jeunesse, il en témoigne nettement lui-même en une belle prose rythmée qui n'a presque rien perdu dans la récente traduction de Jacques Fermaut: ‘Un peu de poésie, O Dieu, toi qui n'es que par elle et qui n'a rien à faire que de la poésie. Sinécure éternelle d'un doux farniente! Lèvetoi, Dieu-néant, tâche de te hausser au niveau du Yaweh de ma bible infantile. Tout là-haut, tu siégeais au trône de nuées, respirant l'épouvante et l'ennui éternel. Qu'importe! car ta vie n'avait rien de figé: jalousie ou courroux et quelquefois caprice d'antique dieu grincheux, saoulé de solitude. Personne que toi-même - néfaste compagnie. De là ta lassitude. N'empêche! si revêche, hélas, que tu parusses, j'éprouvais devant toi révérence et terreur - que sais-je encore, j'éprouvais quelque chose, grondé par la matrone outrée de mes questions: “L'as-tu connu sans barbe?” et “Fut-il jamais jeune?” Me voilà grand, hélas, plus grand que la matrone d'antan. Et ta barbe pour moi c'est toujours une énigme, tout comme toi-même. Mais dans ce temps, je vous comprenais, je vivais avec vous et je vivais en vous et en toute bonne foi je croyais que toi aussi, tu vivais en moi’. (361) Nous pouvons suivre avec assez de précision

Battavus Droogstoppel, dessin de G. van Raemdonck. l'évolution de ce sentiment religieux, si vivant dans sa jeunesse. En 1859 paraît la première oeuvre imprimée de Multatuli: il s'agit d'un récit en forme de parabole, ce que l'on appelle sa Profession de foi, paru dans De dageraad(6b), l'organe du mouvement des librespenseurs athées. Dans cette parabole, tout tourne encore clairement autour d'un personnage paternel qui, quoique parti de la maison, nourrit les meilleures intentions à l'égard de ses enfants et espère qu'ils suivront son exemple, même en son absence. Mais deux ans plus tard, Multatuli publie sa célèbre Prière du sceptique où il exprime sa conviction qu'il est blasphématoire de croire en un dieu qui accorderait

Septentrion. Jaargang 15 des privilèges à tel enfant plus qu'à tel autre tout en ne se révélant pas également à chacun:

Ce que certains prétendent comprendre de ce Dieu Ne sert à rien pour moi... Je ne le comprends pas! et je demande Pourquoi il se montra à tant de gens, et pas à moi? Le père aimerait-il un enfant plus qu'un autre? Aussi longtemps qu'il restera caché à un seul homme, Aussi longtemps il sera sacrilège de croire en lui.

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Maison natale de Multatuli à Amsterdam.

L'enfant qui appelle en vain son père n'agit pas mal. Le père qui laisse son enfant pleurer en vain, est bien cruel. Plus belle est la croyance: ‘il n'y a pas de père’ Que de le penser sourd à la prière de son enfant.

Puis, en 1862, quand il travaille au premier recueil d'Idées, sa conviction agnostique s'est cristallisée. Il pense alors que dans le système des lois naturelles qui régissent la réalité, il ne reste pas de place pour un dieu qui serait condamné à l'inactivité. Et il conclut: - La nécessité est Dieu. Je ne puis en dire plus, au sujet de Dieu. Et j'en suis désolé. (32) Comme néo-Kantien, il constate que nous ne pouvons rien savoir de ce qui existerait en dehors de la matière. Aussi ne devons-nous pas en parler. Pour le ‘méta-physique’ - ce qui existerait en dehors de la nature - il imagine un terme nouveau, dépréciatif: buiten-issig (ce qui est dehors), un mot qui est resté dans notre langue avec la signification de bizarre, d'extravagant. Néanmoins, le plus étonnant, c'est que l'érosion progressive de ses convictions religieuses n'a en rien entamé son sentiment religieux. Mais ce sentiment s'est attaché maintenant à une entité nouvelle: la nature qu'il conçoit étroitement déterminée et qu'il se met à écrire souvent avec une majuscule. Sa nouvelle foi s'adresse à la Nécessité naturelle, et il est frappant qu'il projette sur cette nature toute la charge positive et colorée d'éthique, naguère liée à son concept de dieu: ce vieux monsieur barbu et bonasse qui trônait dans sa jeunesse sur les nuages. Et nous pouvons à présent constater que tout ce qu'il a noté au cours de ce dernier quart de siècle de sa vie, dans les sept volumes d'idées, témoigne de sa foi en la bonté de la nature qui obéit sagement, bien que machinalement à ses propres lois et maintient ainsi la machine de l'univers dans le droit chemin. Voilà la cohérence cachée derrière la façade de rejet-des-doctrines et de désordre: ce qui est naturel est bon, et ce qui s'oppose à la nature est mauvais. Il ne cesse de propager cette idée fondamentale sur des tons, avec des styles et sous des formes toujours différents.

Septentrion. Jaargang 15 Sans cesse, il administre des volées de bois vert à ceux qui ne se résolvent pas à s'incliner devant la Nature, telle qu'elle se trouve fonctionner en pleine rectitude. Dès que quelqu'un essaie d'y changer quelque chose, cela débouche sur l'anti-nature, sur la folie ou la laideur. Ecoutez donc l'Idée 137: - Avez-vous déjà vu un chien bossu? Moi jamais. Eh bien! ça peut se voir. Prenez une nichée de chiots qui aient le malheur d'être bien conformés. Enfilez-leur des corsets de préférence un peu rigides et étroits et regardez bien si la Nature ne vous obéira pas promptement et si elle ne vous donnera pas du tordu là où, dans sa stupidité, avant votre intervention, elle

Septentrion. Jaargang 15 7 croyait pouvoir se satisfaire d'une bonne conformation. Et il exprime sa conviction que tout le monde, même sans le savoir, croit en son dieu de la Nécessité naturelle, témoin l'Idée 176, où il cite un avis de décès: - ‘Aujourd'hui, notre dernier-né est décédé. Bien que profondément affligés, nous souhaitons nous résigner. Nous courbons l'échine sous la main de Dieu...’ Et Multatuli ajoute: Je vous assure que moi je me résigne toujours à la volonté de mon dieu, que je courbe toujours l'échine sous la volonté de mon dieu et que j'irais loin pour voir quelqu'un qui ne plierait pas l'échine devant la nécessité, qui ne se résignerait pas à sa volonté. Jamais je n'ai lu dans les journaux, qui sont si riches en pieux épanchements: ‘Notre bébé est mort mais les choses n'en resteront pas là’. Ce dualisme de la Nature (le bien) et de l'antinature (le mal) nous le retrouvons sur une foule de terrains dans l'oeuvre de Multatuli. Pour commencer: Sont bons les gens qui se laissent mener par les impulsions qui surgissent en eux naturellement; agissent mal ceux qui s'en tiennent (envers et contre tout) aux règles prescrites. Nous venons de le voir, Multatuli étend même ce principe à la forme de ses ouvrages et même à l'orthographe dont il rejetait les règles fort complexes alors en vigueur; les officiels ne le suivront sur ce terrain qu'un demisiècle plus tard. Dans cette dialectique de nature et d'antinature s'inscrivait aussi sa vision de la nature humaine: les enfants sont gentils et innocents, les adultes se révèlent corrompus par les convenances auxquelles ils se sont conformés. C'est pour eux qu'il forge les mots de ‘kappellui’ (sots) ou de ‘droogstoppels’ (âmes racornies). Aux yeux de Multatuli, se pare de teintes

Maison mortuaire de Multatuli à Nieder-Ingelheim (République fédérale d'Allemagne). tout aussi positives cet appétit naturel de savoir dont le penchant habite tous les hommes, mais il déclare une fois encore mauvais le dogmatisme et le conformisme qui étouffent cette soif naturelle d'apprendre. Multatuli ne cesse de se glorifier d'avoir peu de connaissance mais d'être dévoré par la soif de connaître. Avec lui, instituteurs et professeurs ne sont pas à la fête. Il hait la stérile manie de classement des instituteurs, qui asservit et stérilise la réalité; voici comment il formule cela dans l'Idée 41: - Je m'efforce d'écrire un hollandais vivant. Mais je suis allé à l'école. Rien d'étonnant donc à ce que Multatuli ait opté sa vie durant pour le ‘dilettantisme’ e au sens que le XIX donnait à ce mot: le fait de se consacrer corps et âme à l'étude libre(8); rien d'étonnant non plus à ce qu'il se déchaînât contre tous ceux qui s'estimaient spécialistes en quelque domaine. Il leur assène même une volumineuse publication séparée: Duizend en enige hoofdstukken over specialiteiten (Mille et quelques chapitres sur des spécialités).(9) Tous ces spécialistes seraient superflus à ses yeux si

Septentrion. Jaargang 15 l'on prenait conseil de la Nature: dans l'Idée 341, il résume ainsi ses griefs contre eux:

Septentrion. Jaargang 15 8

Vue sur Lebak.

- Qu'adviendrait-il des instituteurs si nous écrivions carrément comme parlent les honnêtes gens? Qu'adviendrait-il des militaires si nous voulions comprendre que le plus petit peuple est plus puissant que la plus grande armée? Qu'adviendrait-il des avocats si nous avions des l'égislateurs qui fussent en état d'exprimer clairement leurs pensées? Qu'adviendrait-il des pasteurs si nous comprenions qu'il revient à chacun de chercer luimême sa religion dans son propre coeur? - Et ces pensées débouchent sur une éthique humanitaire et libératrice; Multatuli conclut en effet: - Et enfin qu'adviendrait-il des professeurs de bonnes moeurs, si nous savions retrouver celles-ci dans la libre Nature? Et c'est là en effet la conviction la plus profonde de Multatuli. L'homme sera bon s'il obéit à ses penchants naturels. Dekker pensait que la nature humaine était agencée de telle sorte et si subtilement mise en oeuvre par la Nature qu'il nous suffisait d'agir spontanément pour faire toujours, automatiquement, le bon choix. Par Nature, nous trouvons savoureux ce qui est

Septentrion. Jaargang 15 9 bon pour nous. Donc, la saveur agréable est un signe que quelque chose est bénéfique pour notre corps. Les habitudes alimentaires néfastes sont les conséquences des errements (antinaturels) de la culture culinaire. Et ce que l'homme trouve agréable à faire, à condition d'agir spontanément, ne saurait manquer d'être sage. C'est en ce sens qu'il nous crie à chaque page: ‘jouissance est signe de vertu’. Une devise que les ‘droogstoppels’ lui plaquent sur le dos comme si elle était une incitation à faire triompher coûte que coûte nos plus vils appétits. Mais voici comment Multatuli présente lui-même la chose avec cette verve entraînante qui n'appartient qu'à lui: - (...) cette doctrine de la Nécessité est désolante, pensez-vous? Non, non et mille fois non. Cette Nécessité stupide, inconsciente d'elle même, toute puissante et ignorante, est un Dieu d'Amour qui vous donne davantage qu'un Dieu personnel ne peut le faire. La nécessité est identique pour tous. C'est plus qu'on n'en peut dire de tout autre Dieu. La Nécessité est toujours égale à elle-même. Jamais elle n'a rendu deux plus deux égal à cinq pour embêter quelqu'un. On peut compter sur elle. Là où nous croyons qu'elle nous trahit, c'est à nous que la faute incombe. Ce qui est, doit être. C'est a nous - et voilà très précisément la volonté de Dieu - C'est à nous d'être prudents, de rester en éveil et de nous garder du mal... A nous d'observer, de réfléchir, d'appliquer... A nous de vouloir et de travailler... A nous d'oeuvrer à notre développement... A nous de trouver plaisir à tout cela... en un mot: A nous d'être vertueux, car le plaisir - ainsi compris - est vertu.(10) Et, sa vie durant, Multatuli n'a cessé de tirer de cette éthique les conséquences extrêmes qui le mirent continuellement en conflit avec les moralistes de son temps. Ce n'est pas seulement dans l'affaire Lebak qu'il agit selon les règles personnelles de sa morale naturelle; il considérait aussi l'attirance sexuelle comme une donnée naturelle à laquelle on pouvait obéir en toute liberté si les deux partenaires s'y sentaient appelés; il considérait tous les préceptes bibliques sur ce sujet comme des essais de saucisonner un chiot dans un corset, avec toutes les déformations qui s'en suivent. C'est peut-être là, ce qui garde sa valeur inspiratrice permanente à l'oeuvre de Dekker, laquelle à mes yeux n'est qu'un grand acte de foi en la moralité de l'homme naturel, sauvé de la corruption. Une foi qui peut se résumer dans cette frappante formule multatulienne qui orne aussi sa tombe: - La vocation de l'homme est d'être homme.(11)

HANS VAN DEN BERGH Professeur. Adresse: Lomanstraat 10, NL-1075 RA Amsterdam. (7)

Eindnoten:

Septentrion. Jaargang 15 (1) Je donne ici les endroits où l'on peut le plus facilement consulter l'oeuvre de Multatuli, c'est-à-dire les OEuvres complètes, parues à partir de 1950 à Amsterdam (van Oorschot). Het gebed van den Onwetende se trouve dans le premier volume, pages 475-477 (VW I, p. 475 etc.). (2) VW II, p. 316. (3) VW II, p. 261. (4) VW I, p. 15. (5) VW I, p. 17. (6a) VW I, p. 18. (6b) VW I, p. 9. (8) VW IV, p. 316 etc. (9) VW V, p. 481 etc. (10) VW II, p. 393. (11) VW V, p. 635. (7) VW I, pp. 475-477.

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Portrait de Maria Sibylla Merian avant sa mort par J. Houbraken, Musée de l'Etat, Amsterdam.

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Maria Sibylla Merian (1647-1717)

MARIA Sibylla fut une artiste spécialisée dans la peinture des fleurs, activité qui contribua à l'orienter progressivement vers l'observation de la vie des insectes. Cette évolution lui valut une grande réputation dans le domaine des sciences naturelles, et il est évident que la reproduction parfaite de ses observations y fut pour beaucoup. Ses rapports avec la culture française étaient doubles. Dans sa jeunesse, l'art des architectes jardinistes français donnait le ton. Elle devait une large part de ses commandes à l'intérêt que ses donneurs d'ordre portaient à cette architecture des jardins et aux fleurs que l'on y cultivait. Plus tard dans sa vie, elle s'intéressa aux idées du piétiste français Jean de Labadie. Cet épisode de sa vie serait à l'origine de son ouvrage le plus célèbre: Metamorphosis insectorum surinamensium. Maria Sibylla était la fille d'un père tout aussi réputé, le graveur Matthias Merian, originaire de Bâle, qui dirigeait la maison d'édition Merian à Francfort-sur-le-Main. Elle était l'unique enfant survivant de son deuxième mariage. Matthias Merian mourut trois ans après sa naissance. En 1651, la veuve Mérian épousa en secondes noces Jakob Marrell, veuf nanti, peintre de fleurs et marchand d'objets d'art qui avait reçu sa formation dans l'atelier de Jean Davidsz. de Heem à Utrecht. Ayant découvert bien vite le talent de sa jeune bellefille, Marrell l'incita à s'orienter vers la peinture des fleurs. En dehors de l'intérêt que lui portait l'architecture des jardins, la fleur - comme en témoigne l'école picturale flamando-utrechtoise - retenait depuis longtemps l'attention aussi bien du peintre que de la brodeuse. La fabrication de livres de fleurs en tant que modèles pour les brodeuses a fait la fortune de maint graveur. Du point de vue économique, le choix que Marrell avait fait pour sa belle-fille était bien réfléchi. C'est dans son atelier aussi que fleurirait ultérieurement l'amour de Maria Sibylla pour l'un de ses compagnons, Johannes Andreas Graff, qui venait de rentrer d'Italie après un séjour de trois ans et qu'elle épouserait en 1665. Pendant trois ans, le couple resta encore fidèle à l'atelier de Marrell. Puis, ils déménagèrent, avec leur première fille, vers Neurenberg, la ville natale de Graff. La peinture des fleurs y était hautement cotée. Nombre de citoyens, à l'instar des familles de la noblesse, avaient fait aménager de somptueux jardins à la française. La fleur aussi était un objet d'ornementation très apprécié, et la nécessité d'apprendre à faire des aquarelles et de la broderie apporta à Maria Sibylla un nombre considérable d'élèves bien payantes, sa Jungfern-Kompanie, sa compagnie de jeunes filles, comme elle les désignerait par la suite dans sa correspondance.

Le livre des fleurs

C'est à ces nombreuses élèves aussi que nous devons sa première publication, une série de douze gravures représentant des fleurs. Florum Fasciculus Primus quem Maria Sibylla Graffin Matthaei Meriani, Senioris Filia, depinxit aerique incidist, Joh. Andreas Graff

Septentrion. Jaargang 15 excudit Noribergae A. 1675 lisons-nous sur la page de titre. Suivant en cela ce qui se faisait toujours à Francfort, elle augmenta par la suite cette édition limitée. Le Neues Blumenbuch (Nouveau livre des fleurs),

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Emblème de la maison d'édition Merian à Francfort, qui en 1655 était sous la direction de Caspar Merian.

A Neurenberg, Clusius faisait fleurir la première tulipe en Europe. Maria Sibylla Merian, Aquarelle sur parchemin, 329 × 237 mm, collection du Musée de l'Etat. qui fut publié en 1680, constitue de nos jours un objet rare; il n'en existe plus que quatre exemplaires de par le monde.

Le livre des chenilles

Le choix d'une orientation scientifique revêtit une importance nettement plus insigne pour la postérité. A ce sujet, Sandart nous fournit un certain nombre d'observations caractéristiques.(1) Maria Sibylla accompagna ses dessins des chenilles et des papillons et des plantes dont ils se nourissaient de textes circonstanciés, où elle rapportait exclusivement ses propres ‘expériences’ d'observations et ne copiait donc personne. Elle ne se limitait pas à une observation unique mais précédait à plusieurs observations jusqu'à ce que la ‘règle’ se dégageât. Elle aimait beaucoup ce genre d'activités et tenait un journal, qui se trouve actuellement à Léningrad et qui fut publié en fac-similé en 1976. Maria Sibylla a observé pas moins de vingt espèces différentes de papillons. Pour chaque étude, elle réalisa une aquarelle sur du parchemin, puis fit la plaque d'aquafortiste. L'aquarelle servait de modèle pour le travail de coloriage des eaux-fortes. Elle fit imprimer les textes qui accompagnaient les gravures, et le tout

Septentrion. Jaargang 15 devint une édition du couple Graff-Merian. Ainsi parut en 1679 le premier tome de Der Raupen wunderbare Verwandlung und sonderbare Blumennahrung (De l'étonnante métamorphose des chenilles et de leur curieuse manière de se nourrir de fleurs), que suivit un deuxième tome en 1683. Le troisième tome ne fut plus publié de son vivant. Après sa mort, la dernière de ses filles a naître à Neurenberg le ferait publier à Amsterdam en 1717.

La mort de Marrell

Lorsque Marrell mourut en 1681 et que Maria Sibylla se tourna vers la maison parentale

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Deux pages du livre des chenilles.

- où la situation nécessitait davantage sa présence du fait que le magasin d'objets d'art était grevé de dettes, que compensait uniquement une réserve considérable d'oeuvres d'art de haute qualité -, il apparut que le couple Graff-Merian ne s'entendait pas bien. Maria Sibylla s'installa définitivement chez sa mère, à Francfort. L'influence de son frère aîné Casper, qui s'était associé en 1677 avec la veuve d'un éditeur d'Amsterdam, où il avait aussi rejoint la communauté piétiste dirigée par Jean de Labadie, doit avoir été déterminante.

Les labadistes

Jean de Labadie (1610-1674) était un prêtre formé à l'école des jésuites mais suspecté d'adhérer aux jansénistes. Il quitta l'ordre et se fit prédicateur. C'était un obsédé de la foi que son exclusivisme contraignit à s'exiler aux Pays-Bas, où ses collègues pasteurs de l'Eglise wallonne(2) ne le laissèrent pas tranquille non plus. Il quitta Middelburg pour Amsterdam, qu'il quitta ensuite, pour s'établir, avec la communauté qui s'y était constituée, à Herford, en Allemagne, lieu de séjour proposé par Elisabeth van de Palts. Il mourut à Altona.

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Dessins de ‘Metamorphosis insectorum surinamensium’. Reproductions d'exemplaires non coloriés de la bibliothèque Artis.

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Jean de Labadie (1610-1674).

Vivant dans le respect des règles extrêmement rigoureuses de simplicité et d'humilité - une sorte de christianisme primitif -, sa communauté retourna vers la République et s'installa en Frise, où l'on mettait à sa disposition le manoir de Walthastate, à Wiewerd, entre Sneek et Leeuwarden(3). Casper et Maria Sibylla étaient-ils des fanatiques? La lecture des commentaires de Maria Sibylla sur ses observations, qui sont dépourvues de toute exagération ou de toute référence à l'inspiration religieuse, incite plutôt à croire le contraire. Ils ne firent que suivre l'esprit du temps, qui allait à l'encontre des règles de la foi par trop cérébrales et aspirait à une vie religieuse davantage fondée sur le coeur et le sentiment. Dans la communauté de Labadie - dirigée maintenant par Pierre Yvon -, où l'intérêt de l'individu était subordonné à celui de la collectivité, on allait, conformément aux règles de l'initiateur, jusqu'à considérer comme nuls des mariages où les deux partenaires ne concevaient pas la foi de cette manière-là. Il n'est pas exclu que Maria Sibylla y ait vu un moyen de parvenir à la dissolution de son mariage. Elle arriva en Frise en 1685, accompagnée de sa mère et de ses filles, et y resterait pendant six ans. Casper et sa mère y moururent.

Déclin de la communauté labadiste

La figure stimulatrice de Labadie ayant disparu dès avant l'épisode frison, le séjour de Maria Sibylla se situe dans la période de déclin de la communauté. La colonisation du Surinam, que lui permit Van Aerssen, se solda par un échec. Le doute commença à surgir quant à l'exactitude des règles de vie conçues par Labadie. L'admission de membres moins nantis fit de l'austérité prônée une pauvreté amère. Maria Sibylla et ses deux filles quittèrent Walthastate en 1691 et s'établirent à Amsterdam. Sa réputation l'y avait précédée: les milieux de chercheurs et de collectionneurs l'accueillirent à bras ouverts.

Septentrion. Jaargang 15 Le Surinam

La fille aînée de Maria Sibylla épousa bientôt un homme d'affaires ex-labadiste, qu'elle accompagna au Surinam. Tout ce qu'elle avait vu et entendu sur la richesse de la vie des insectes dans ce pays latino-américain, pendant les six ans de son séjour en Frise, suscita chez Maria Sibylla le désir de s'y rendre elle-même pour s'adonner à des observations. Elle effectua la traversée avec sa fille cadette en 1699. Pour de pures raisons de santé, elle ne revint à Amsterdam qu'en 1701, riche de vastes expériences et d'une collection imposante.

Metamorphosis insectorum surinamensium

De retour à Amsterdam, et en dépit de ses difficultés de santé, Maria Sibylla composa son ouvrage principal, intitulé Metamorphosis insectorum surinamensium (De la métamorphose des insectes du Surinam):

Septentrion. Jaargang 15 16

‘Cet ouvrage se compose de soixante plaques de cuivre, représentant plus de quatrevingt-dix observations de chenilles et de vers, de leur métamorphose et changement de couleur et de forme. Toutes ces bestioles sont placées sur les plantes, fleurs et fruits qui leur servaient de nourriture. Y est jointe la génération d'araignées, de fourmis, de reptiles, de lézards, de curieux crapauds et grenouilles des Indes occidentales, tous observés et peints par moi d'après nature en Amérique, à l'exception de quelques-uns que j'y ai ajoutés d'après le témoignage des Indiens’. Dans cet ouvrage, Maria Sibylla témoigne de sa modestie en mentionnant les noms des grands savants de la République. Elle n'hésite pas non plus à souligner l'aide apportée par Casper Commelin: ‘(...) les noms latins et autres ont été ajoutés en bas par monsieur Casparus Commelin M:D: Horti Medici Botanicus, et par l'Acad. Caesaro-Leopoldinae Collega...’ Dans les pages écrites, l'impersonnalité de ses textes est frappante, une fois de plus. Nous y trouvons rarement une référence aux conditions dans lesquelles elle dut effectuer son travail de chercheur. C'était une vie plutôt rude, avec des accès de fièvre qui revenaient tout le temps. Contrairement à ce qui était le cas des planteurs, elle observait rigoureusement les règles d'hygiène élémentaires. Nous trouvons un exemple de l'insertion des connaissances et de l'expérience des Indiens dans la description de l'habitude qui consistait à enduire la tête du fruit vert du tabroura: ‘(..) car quand on court nu-tête, certaines espèces de bestioles éjectent leur semence, qui tombe sur la tête, donne naissance à de petits vers qui causent des chatouillements désagréables, et ils les tuent et chassent au moyen de ce jus’.

Le tabroura (Copyright Walburg Pers, Zutphen).

Un autre aspect caractéristique de la vie des insectes, qui serait pendant de longues années un point de discussion entre les savants, apporte une fois de plus une preuve de l'objectivité avec laquelle elle rapporte ses expériences, bien que dans le cas suivant, l'observation eût lieu après un véhément accès de fièvre jaune: ‘Les Indiens m'apportèrent à un moment donné une grande quantité de ces portelanterne (avant que je sache qu'ils étaient lumineux la nuit), que je mis dans une grande boîte en bois; la nuit, ils firent un bruit tel que nous nous éveillâmes, angoissés, sortîmes du lit et allumâmes un cierge, ne sachant pas ce qu'était le bruit dans la maison; nous nous rendîmes vite compte que c'était dans la boîte, que nous ouvrîmes avec stupéfaction mais jetâmes avec plus d'effarement encore par terre, puisqu'au

Septentrion. Jaargang 15 moment de l'ouvrir, il en sortit comme une flamme, autant de flammes que de bestioles,

Septentrion. Jaargang 15 17

Grenadier, les diverses stades des porte-lanterne. En bas: les premières années des porte-lanterne, les coléoptères. En haut: les porte-lanterne, mâle et femelle, représentés en vol et assis (Copyright Walburg Pers, Zutphen). mais retrouvant notre calme, nous les réunîmes à nouveau et nous nous étonnâmes de la luminosité de ces bestioles’. Même au 19e siècle, des chercheurs ont encore contesté cette ‘expérience’. Ce ne fut que plus tard que l'on a confirmé cette observation.

L'exécution

Cette fois-ci, Maria Sibylla fit réaliser ses gravures à partir de ses aquarelles. Trois éminents artisans exécutèrent le travail: Pieter Sluijter, Joseph Mulder et Daniel Stoopendael. Quand tout fut terminé et que l'ouvrage eut reçu quantité de louanges, Maria Sibylla se prit à rêver d'un deuxième voyage au Surinam. Sa santé de plus en plus chancelante l'en empêcha. Elle était admirée mais pauvre et pourvoyait à son entretien grâce aux revenus provenant de ses ouvrages et en donnant des leçons de dessin et de peinture. Avec une énergie difficile à imaginer, elle réussit en outre à préparer une édition hollandaise des deux tomes déjà parus de son livre sur les chenilles. Elle fut frappée de paralysie avant que la préparation du troisième tome ne fût achevée. Ses filles en menèrent l'édition à terme. Maria Sibylla mourut en 1717. Elle fut enterrée certes dans une tombe individuelle mais dans le cimetière des pauvres. Ses ouvrages sont conservés comme de précieuses reliques. FREEK VAN WEL Adresse: Klaverweide 3, NL-2272 VV Voorburg. Traduit du néerlandais par Willy Devos.

OEuvres de Merian traduites en français:

Histoire des insectes de l'Europe..., Amsterdam, Jean Frédéric Bernard, 1730.

Septentrion. Jaargang 15 Histoire générale des insectes du Surinam et de toute l'Europe... Tome second: Des plantes de l'Europe. Paris, L.C. Desnos, 1771 (textes en latin et en français). Histoire des insectes de l'Amérique. Mariae Sibyllae Merian, Hagae Comitum, Apud Petrum Grosse, 1726.

Sources:

STULDREHER-NIENHUIS, Verborgen paradijzen (Paradis cachés), Arnhem, 1942. GERHARD NEBEL, Maria Sibylla Merian, Metamorphosis insectorum surinamensium, Hamburg, 1964. ELISABETH RÜCKER, Maria Sibylla Merian 1647-1717, Ihr Wirken in Deutschland und Holland, Nachbarn 24, Bonn, 1982. MARIA SIBYLLA MERIAN, Metamorphosis insectorum surnamensium, Zutphen, Walburg Pers, 1982, (néerlandais/anglais).

Eindnoten:

(1) Joachim von Sandart, Teutschen Academie der Edlen Bau-, Bild-, und Mahlerey Künste, Neurenberg/Frankfurt, 1675. (2) Pasteurs wallons: prédécesseurs des communautés de langue française dans la République, le plus souvent des religieux exilés de France et des Pays-Bas méridionaux, reconnus en tant qu'Eglise indépendante ayant son propre synode. Ces communautés étaient assez importantes par suite de l'arrivée en masse de coreligionnaires victimes des persécutions surtout après la révocation de l'Edit de Nantes. Progressivement, ils se sont complètement néerlandisés. Leur somptueuse bibliothèque a été transférée à Amsterdam à une époque plus récente. (3) Grâce aux trois soeurs Van Aerssen van Sommelsdijck, membres de la communauté et gérantes du considérable patrimoine familial, après le décès de leur frère Cornelis, gouverneur copropriétaire de la colonie du Surinam.

Septentrion. Jaargang 15 18

Aspects du jeune théâtre en Flandre

De l'apprentissage à la réflexion

EN 1972, le monde du théâtre flamand était mis en émoi par un spectacle qui allait acquérir une notoriété internationale et qui, considéré avec le recul du temps, représenta le point culminant des années soixante-dix. Charles Cornette et Hilde Uitterlinden, deux comédiens mécontents du KNS (Koninklijke Nederlandse Schouwburg, Antwerpen - Théâtre royal néerlandais d'Anvers), montèrent alors Mistero Buffo en collaboration avec d'autres acteurs et le metteur en scène italien Arturo Corso. Cette production revêtit une importance considérable à deux égards surtout. Primo: en tant que manifestation explicite d'opposition à la culture bourgeoise traditionnelle. Secundo: en tant qu'explosion de joie ludique au théâtre. Mistero Buffo était redevable de ces deux aspects à mai '68. Sur la base de textes signés par Dario Fo, Mistero Buffo fut conçu comme un mystère moderne où le corps du récit biblique est considéré du point de vue du jongleur fantaisiste, l'homme de théâtre marginal du Moyen Age. De la sorte, Mistero Buffo montrait en réalité le statut précaire des petites gens sous l'angle du divertissement. C'était d'emblée un appel à substituer l'action et la révolution sociale à la résignation ‘médiévale’. Il s'agit là d'une aspiration qui demeure essentielle dans la dramaturgie du Kollektief Internationale Nieuwe Scène (Collectif Nouvelle scène internationale), le groupe enfanté par Mistero Buffo. Représentant une culture de lutte anticapitaliste, Mistero Buffo n'est bien sûr qu'un élément dans le contexte beaucoup plus large dudit ‘théâtre de formation’. Ce concept fait référence au théâtre à vocation didactique portant un regard critique sur la société, qui occupa jusqu'à la fin des années soixante-dix une place importante dans l'univers dramatique flamand. Ce genre exerça surtout son influence dans les milieux théàtraux non officiels, mais également - même si l'intention pédagogique y était moins manifeste - dans le théâtre de répertoire. En outre, il eut d'emblée un effet positif sur la dramaturgie flamande. Il serait naturellement absurde de prétendre que le ‘théâtre de formation’, même au sens le plus large, est le seul produit des années soixante-dix. L'on est cependant en droit de le considérer - du point de vue historique - comme le phénomène théâtral flamand le plus important de la période 1968-1978. Ce genre rayonnant illustre par ailleurs de façon marquante le maintien général d'un style de jeu naturaliste essentiellement traditionnel (caractérisé par une emprise reconnaissable de la psychologie, et assorti d'une symbolique figurative) que la plus jeune génération théâtrale a résolument abandonné. Ces dernières années ont vu en effet oeuvrer de jeunes dramaturges dont le théâtre tend à montrer que cette forme de communication ouverte et ‘aisée’ n'est pas aussi évidente qu'il y paraît. Réflexion et intériorisation ont souvent abouti à un style personnel qui débouche sur un nouveau code dramatique et qui cherche différents modes d'expression.

Le théâtre non verbal

Septentrion. Jaargang 15 La crise du théâtre littéraire est un phénomène international. A cet égard, la croissance sauvage que connaissent le théâtre de mouvement, la danse, le mime et le théâtre expressif est significative. Aucun festival d'art dramatique qui se respecte n'ignore un phénomène tel que la danse post-moderne. Dans le domaine du ballet, notre ambassadrice la plus impor-

Septentrion. Jaargang 15 19 tante est sans nul doute Anne Teresa de Keersmaeker (o1960) qui, notamment dans Rosas danst Rosas (Rosas danse Rosas), identifie et recompose de façon très personnelle nos gestes quotidiens avec froideur et dureté. Régulièrement apparaissent des comédiens qui créent une nouvelle compagnie en exploitant l'expérience qu'ils ont acquise pendant un stage de plusieurs années à Paris, dans les écoles de mime de Jacques Lecoq ou d'Etienne Decroux, ou au cours d'une formation suivie au théâtre de mouvement dirigé par Pierre Friloux et Françoise Gédanken. Et il est surtout un certain nombre de jeunes dramaturges qui de par leur formation sont en réalité des ‘artistes plastiques’ et qui viennent par exemple au théâtre en passant par le ‘performance-art’ et l'exécution de prestations spontanées. Parmi eux, on trouve Jan Fabre (o1958). Le groupe Radeis (dissous en 1984), qui, avec beaucoup d'esprit, remit le gag en honneur au théâtre, se composait d'un acteur, d'un sculpteurdécorateur, d'un céramiste et d'un technicien. Dans une période de crise économique, le théâtre non verbal est du reste un produit astucieux sur le marché des créations dramatiques. L'expression corporelle est universelle et n'est donc pas prisonnière d'un domaine linguistique donné. Dans certaines productions, le langage verbal demeure volontiers réduit à une collection de citations françaises, allemandes et anglaises: elles font office de signaux spatiaux, à côté de tant d'autres. Le ‘livret’ de la pièce de Fabre Het is teater zoals te verwachten

‘Rosas danst Rosas’. Chorégraphie par et avec Anne Teresa De Keersmaeker. (Photo Jean Luc Tanghe).

‘Kwartet’ (Quarte) de Heiner Müller, dans une mise en scène de Sam Bogaerts. Arlette Weygers et Johan Van Assche interprètent les quatre personnages principaux des ‘Liaisons dangereuses’ de Choderlos de Laclos.

Septentrion. Jaargang 15 20

Du théâtre dans un ancien laboratoire universitaire de chimie: ‘Koning Oidipous, een queeste’ (Le Roi Oedipe, une quête). Mise en scène et décor de Paul Peyskens. (Photo Leopold Oosterlynck). en te voorzien was (C'est du théâtre comme on pouvait s'y attendre et le prévoir), une représentation réclamant huit heures d'horloge, comprend trois pages.

Le ‘texte’ par opposition au ‘langage théâtral’

Le théâtre non verbal ne représente bien entendu qu'un segment. Si l'on trace un profil du jeune théâtre flamand, on constate néanmoins qu'il ne s'inspire que très rarement du répertoire flamand disponible. Il ne joue pratiquement jamais des oeuvres de Hugo Claus, Walter van den Broeck, René Verheezen, Luk Van Brussel, Rudy Geldhof... Ces auteurs sont réservés au théâtre de répertoire. En revanche, il recourt volontiers - en ce qui concerne le répertoire littéraire contemporain - à des dramaturges allemands: Botho Strauss (Le Parc, notamment dans une mise en scène remarquée de Sam Bogaerts), Thomas Brasch et, dans une très large proportion, Heiner Müller. Pour ce qui regarde surtout ces

Dans ‘Medea’ d'Euripide, Lucas De Bruycker (du théâtre ‘Controverse’) combine le langage archaïque avec celui de tous les jours. Pose et engagement personnel du personnage. deux derniers, il s'agit la plupart du temps de textes très inhabituels à la scène: peu de dialogues mais plutôt un conglomérat de fragments poétiques, d'images et de récits. L'on a souvent l'impression que l'écrit sert en premier lieu de champ d'inspiration ouvert sur lequel le metteur en scène peut arranger librement son propre

Septentrion. Jaargang 15 potager. Il est d'ailleurs caractéristique de ce contexte que le ‘moulin à paroles’ qu'est Thomas Bernhard est transféré si fréquemment dans le théâtre ‘officiel’. Le théâtre flamand des années quatre-vingt est avant tout un théâtre de jeunes metteurs en scène qui, chacun à sa manière, se sont mis en quête d'un nouveau langage théâtral. D'aucuns ont tenté de définir le travail de cette génération au moyen du terme Nieuwe Estetiek (Nouvelle esthétique). Pareille étiquette ne constitue évidemment qu'une approche imprécise, mais elle a en tout cas le mérite de faire comprendre que les novateurs du théâtre sont moins préoccupés par la question fondamentale du rôle du théâtre

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Le ‘King Lear’ (Roi Lear) de Jan Decorte: pas de tragédie relevée, mais du réalisme à la mesure humaine. (Photo Herman Sorgeloos). au sein de la société que par la recherche d'un code formel interne qui leur convienne mieux.

Les classiques et la nouvelle esthétique

Dans cette démarche, le texte a surtout été associé dans une large mesure à l'expérience formelle proprement dite. Ceci est peut-être le mieux illustré dans les représentations où des textes classiques sont soumis à l'action du scalpel. De façon surprenante, cela se produit d'ailleurs fréquemment. Et c'est l'écart entre le ‘contenu textuel’ classique de l'auteur et l'‘approche littéraire’ personnelle matérialisée par l'entremise du comédien qui constitue le nouveau ‘contenu dramatique’. L'on perçoit en général une aversion ostensible pour toute façon de jouer crûment réaliste. La diction, la prosodie et la mimique se détachent du mot, s'y superposent à la perpendiculaire, le renversent..., mais de la sorte elles placent justement le texte à contre-jour et le mettent en question. D'entrée de jeu, le public est confronté à un nouveau décodage. A cet égard, un metteur en scène comme Jan Decorte (o1950) se consacre beaucoup à une ‘close-reading’ de Shakespeare (Cymbeline, Le Roi Lear), Goethe (Tasso) ou Hebbel (Maria Magdalena). Ceci vaut également pour Mark Vankerkhove (o1960) qui refuse par exemple de jouer Mademoiselle Julie de Strindberg selon un plan préétabli mais en tâte le texte ligne après ligne afin de découvrir les traits de génie et les faiblesses qu'il recèle. Dans l'alliance paradoxale qui unit le respect du texte et sa mutilation se manifeste précisément un des réflexes critiques du jeune théâtre. Il apparaîtra dès lors que l'‘analyse textuelle’ est, davantage que le ‘texte’, le véritable sujet de la pièce. L'immixtion croissante du ‘dramaturge’ dans le processus scénique n'y est certainement pas étrangère. Si ce dialogue inhabituel avec des oeuvres classiques est au premier chef un moyen pour le jeune metteur en scène de pétrir sa propre pâte théâtrale, il arrive à celui-ci d'apporter également, de par son style personnel, une contribution à l'histoire du théâtre. Il s'agit en fait très souvent de pièces moins connues, devenues ‘inutilisables’, qui sont arrachées à l'oubli et rendues de nouveau ‘intéressantes’. Quelque passionnante que soit cette quête, il faut bien admettre qu'elle a rarement abouti à de vrais chefs-d'oeuvre. L'on est très enclin à penser que ce genre de mise en scène cherche quelquefois de façon par trop simpliste sa raison d'être dans

Septentrion. Jaargang 15 l'exploitation parasitaire de monuments vieillis ou non. Le danger que présente ce ‘théâtre de dramaturges’ est double. Primo: le dramaturge-metteur en scène surestime souvent l'efficacité de ses interventions textuelles théoriques lorsque celles-ci sont

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Ivo Van Hove défait ‘El Principe Constante’ de Calderon de la Barca de son texte et de son histoire. Ce qui en reste forme une succession tragi-comique d'émotions: ‘Wonderen der Mensheid’ (Les merveilles de l'humanité). livrées au public. Secundo: le manque d'équilibre parfois flagrant entre le travail du metteur en scène et celui du comédien a pour effet que certains ‘caprices’ du premier ne sont pas toujours suffisamment assimilés par le second ni traduits en véritable jeu d'acteur.

La poétisation de l'action

Tout cela devient peut-être encore plus évident si l'on ne prend plus le texte existant comme point de départ. En effet, de façon sans cesse plus diversifiée, des oeuvres classiques ‘donnent lieu’ en outre à la création de nouveaux produits théâtraux. Le résultat final n'offre pratiquement plus aucun trait commun avec le modèle original, car le dramaturgemetteur en scène ne l'a pas adapté mais consommé. Il ne nous propose pas (sa vision de) la pièce, mais ce qu'il a retenu de sa lecture, ce que celle-ci lui a apporté: des idées, des images, des émotions. Jan Decorte, Paul Peyskens (o1953), Ivo Van Hove (o1959), etc. partent effectivement de l'oeuvre de Goethe, Hölderlin, Shakespeare, Tchekhov ou Calderon, mais ils se servent plutôt de ces maîtres comme autant de prétextes

‘Der Tor und der Tod’ (Le fou et la mort) de Hugo von Hofmannsthal, interprété par ‘Arca’ dans le Musée d'art contemporain de Gand, avec à l'arrière plan le bas-relief de J. Lambeaux ‘De menselijke driften’ (Les passions humaines). L'espace comme univers dramatique. (Photo Kristin Daels). pour faire du théâtre. Leurs considérations analytiques engendrent finalement des productions tout à fait autonomes. Le ‘texte’, pour autant qu'il soit encore présent, a été glané de ci de là mais il naît fréquemment aussi de l'improvisation. Il évolue alors parallèlement au processus scénique; il n'est pas une prémisse. Lorsque le texte est mis en position d'infériorité, Jan Decorte parle de ‘poétisation de l'action’. Il tente essentiellement de lui donner corps par le biais de ce qu'il appelle ‘une esthétisation de la pauvreté’. Cette notion de ‘pauvreté’ apparue dans la vie

Septentrion. Jaargang 15 théâtrale des années quatre-vingt peut signifier une foule de choses à la fois. Elle renvoie par exemple aux ressources financières insuffisantes dont certains disposent en Flandre pour essayer de produire un théâtre novateur. Elle pourrait suggérer une critique de la stérilité affectant le produit scénique final. Mais elle fait en même temps référence à un climat théâtral qui est indissociable du climat social. On en perçoit des indices.

La culture de la pauvreté

Dans une période de basse conjoncture, l'homme est gagné par l'incertitude, il n'est pas

Septentrion. Jaargang 15 23 bien dans sa peau. Au théâtre, cette insatisfaction profonde agit visiblement comme un stimulus puissant qui déclenche un réflexe artistique. Le monde de l'art dramatique flamand est effectivement en effervescence. Actuellement, en région flamande, on entreprend des projets théâtraux en affichant une audace et une ténacité plus grandes qu'aux Pays-Bas. La génération de dramaturges des années quatre-vingt est néanmoins une génération ‘douce’ qui, à de nombreux égards, a été laminée. Elle ne se livre pas à la contestation en hurlant des slogans, mais en créant des formes novatrices. Les normes professionnelles existantes sont foulées aux pieds. On joue par exemple ‘maladroitement’ dans un décor souvent ‘laid’ et inachevé, où règnent le carton, le plastique, les tubes au néon, la vidéo et quelques objets qui apparaissent en gros plan. Les acteurs se comportent comme des collégiens qui cultivent leur maladresse. Comme s'ils ne savaient que faire de la parole qui s'articule dans leur bouche, des bras et des jambes qui se rattachent à leur tronc et des vêtements qui recouvrent leur corps. Si la manière dont ils donnent au texte sa ‘véritable’ matérialité dans l'espace se justifie sans doute pour des raisons dramatiques, elle n'en conserve pas moins son caractère provocateur. Nombre de metteurs en scène refusent par exemple de travailler avec des comédiens professionnels, c'est-à-dire ‘déformés’ par leurs études, afin d'éviter de la sorte toute forme d'intégrité théâtrale.

Les attitudes du personnage moderne

J'ai le sentiment que le personnage de théâtre moderne se conduit souvent comme un poseur et manifeste alors une série d'attitudes qui sont autant de stratégies possibles afin de survivre dans son (et notre) petit monde. L'une d'entre elles est la naïveté. Elle est exprimée avec le plus de force chez Arne Sierens (o1959). C'est une forme innocente du désir de s'enfuir, la quête d'une douce évasion d'un monde à la face duquel on lance un ‘je m'en fous’. Un peu comme si on allait s'asseoir dans un coin pour agrandir un petit bout de ce monde et se bercer mélancoliquement dans le giron mélodramatique du récit.

Septentrion. Jaargang 15 ‘Nora, een poppenhuis’ (Nora, une maison de poupée) de Ibsen, dans une mise en scène de Pol Dehert: slapstick du désespoir, brutal et ludique à la fois.

Une autre attitude est l'agression physique comme moyen de se défouler. Le personnage moderne est moins caractère que tempérament, moins entité que réactions fragmentées. Dans l'interprétation, la corporalité prime la psychologie. Ceci est un élément d'une tendance marquée à la visualisation qui apparaît par exemple très clairement chez Pol Dehert (o1951). Dans la plupart de ses mises en scène, le jeu conventionnel accompagnant le texte est remplacé par une action physique sur le texte ou une réaction à celui-ci. Les personnages ne savent souvent

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Jan Fabre, ‘De macht der theaterlijke dwaasheden’ (Le pouvoir des folies théâtrales). Tension entre ‘jouer (la comédie)’ et ‘agir’, entre ‘faire semblant’ et ‘faire’. (Photo P.T. Sellitto / VZW Projekt 3). que faire d'eux-mêmes, de leurs émotions, de leurs désirs. Ceci se traduit par le fait qu'ils ne peuvent s'empêcher de se toucher sans cesse. Ils s'exaspèrent ainsi mutuellement. Mais cela ne leur permet pas de se défaire de leur sentiment de solitude. La profonde Insatisfaction dont se berce passablement le personnage moyen revêt des formes de maussaderie et de rancoeur insolente. Elle ressemble en outre à une espèce de sensation fin de siècle (à la mode). Une impression moderne de décadence. On en décèle même des traces dans le théâtre de répertoire où, à l'affiche, des noms tels que Mirbeau, Jarry, Schwob, Laforgue, Schnitzler, Hofmannsthal, etc. donnent des tonalités fin de siècle analogues. Mais au-delà de ce flottement entre sentimentalité et agressivité règnent un goût évident pour la parodie, un cynisme poussé à l'extrême et, surtout, une forte dose d'ironie dirigée contre soi-même. Ce sont là des moyens d'échapper à la surcharge d'un navire culturel qui sombre une fois de plus.

Vers une nouvelle synthèse?

L'intensité et l'authenticité avec lesquelles Ivo Van Hove fait quelquefois interpréter des ‘émotions’ à ses comédiens et qui amènent le personnage à passer de l'état de ‘poseur’ à celui d'‘acteur’ rapprochent ce dramaturge de Jan Fabre. Parmi les jeunes metteurs en scène, Jan Fabre (voir Septentrion, no2, 1985, pp. 90-91) est le seul dont le travail procure dans toute son ampleur une véritable jouissance. Lorsqu'en 1982 fut créée sa pièce devenue célèbre Het is teater zoals te verwachten en te voorzien was, dix années s'étaient exactement écoulées depuis Mistero Buffo: elle ne lui était bien sûr pas du tout comparable, mais elle représentait également une nouvelle fête du théâtre, et son retentissement demeure très sensible dans certains aspects de la pratique théâtrale récente. Ce jeune adepte du ‘performance-art’, qui exige surtout un travail considérable de ses comédiens, parvient à nouer des liens presque magiques avec le spectateur. Son oeuvre croît dans la zone de tension qui sépare la théâtralité (faire semblant) de la réalité (faire). Il est déconcertant de voir comment acteurs et actrices sont confrontés sur la scène, sous l'effet d'une stylisation esthétisante et sous la contrainte d'une rythmicité répétitive, au réalisme franc de leurs actes et à la décharge émotionnelle de ceux-ci: ici, maintenant et dans leur chair. L'oeuvre de Fabre n'indique qu'une seule direction, mais je crois que la pratique du jeune théâtre en Flandre a progressé suffisamment pour s'engager peu à peu dans la voie d'une nouvelle synthèse. C'est une tâche qu'elle se doit d'accomplir et qui du reste a déjà été entamée ici et là. Cette synthèse devra aspirer à un équilibre renouvelé

Septentrion. Jaargang 15 entre le texte, le comédien et le metteur en scène. Et elle produira, en mettant à profit les plus récentes expériences formelles, un théâtre contemporain qui fascinera.

FRED SIX Licencié en philologie germanique. Critique de théâtre. Adresse: Roggelaan 68, B-8500 Kortrijk.

Traduit du néerlandais par Patrick Grilli.

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Un pionnier de l'avant-garde en Flandre: Paul van Ostaijen

DANS un paysage poétique jusqu'alors essentiellement agreste, où Guido Gezelle avait adoré son Dieu en célébrant les fleurs et les saisons et où Karel van de Woestijne s'abandonnait encore aux délectations automnales d'un incurable déchirement, le jeune Van Ostaijen (né à Anvers en 1896) planta d'emblée le décor de la grande ville moderne. Non pas celle dont son aîné, le poète d'expression française Emile Verhaeren, avait subi l'envoûtement tragique et les ‘forces tumultueuses’ dans un mélange de haine et de passion que l'on retrouverait chez de nombreux expressionnistes allemands, mais la ville de tous les jours, en sa quotidienneté multiple entourant les flâneries, les amours, le travail et les loisirs d'un citadin heureux de l'être. La guerre demeure étrangement absente de son premier recueil poétique, Music-hall (1916), où, par le truchement de ses aventures sentimentales et de ses impressions fugaces, le dandy se donne en spectacle à lui-même, à moins qu'il ne se fonde en quelque collectivité fortuite et éphémère réunie dans la rue, au café ou au music-hall. Déjà s'amorce dans ces premiers vers, qui rappellent l'‘unanimisme’ français, une mise en question du langage poétique traditionnel puisqu'on y voit peu à peu disparaître les raffinements et les évanescences du symbolisme, au profit d'une langue plus directe et d'un vers libre, souple et bref, dont le dynamisme épouse des sujets résolument modernes. Une prise de conscience des réalités politiques et sociales fait bientôt de Van Ostaijen un militant du Mouvement flamand et un pacifiste convaincu. Le message de fraternité universelle et le discours rhétorique et imagé de son deuxième recueil, Het Sienjaal (Le signal, 1918) se rapprochent de l'expressionnisme à tendance humanitaire que propagent à ce moment des revues d'avant-garde allemandes comme Die Aktion et Die Weissen Blätter, dont on peut s'étonner que l'occupant ait toléré l'importation en Belgique. L'autodidacte Van Ostaijen lisait beaucoup et passionnément, communiquant instantanément les impressions de ses lectures à ses amis et, sous forme d'articles, aux périodiques auxquels très tôt il se mit à collaborer, tels De Goedendag (la masse d'armes) et De Stroom (le fleuve). L'intérêt qu'il portait à l'art et à la littérature de son époque devint rapidement une ferveur de prosélyte. Avec une énergie d'autant plus combattive que les milieux intellectuels auxquels il s'adressait - pour ne pas parler des autres - restaient pour la plupart d'une inertie conservatrice à toute épreuve, Van Ostaijen prit fait et cause pour l'avant-garde internationale et pour ceux qui s'y rattachaient en Flandre, parfois d'ailleurs sous son influence. C'est avec feu qu'il défendit l'art moderne en général et celui de ses amis en particulier: le sculpteur Oscar Jespers et les peintres Floris Jespers (frère du précédent) et Paul Joostens, auxquels s'ajouteraient bientôt l'Allemand Heinrich Campendonk et d'autres encore, qui ne se révèleraient qu'après la guerre. Etayées par une assimilation rapide mais sélective des théories futuristes, cubistes et expressionnistes, ses critiques à la fois intransigeantes et stimulantes s'étendirent bientôt de la peinture à la littérature, néerlandaise surtout (Marsman, Burssens, Gilliams, Gijsen, Van de Woestijne), mais aussi allemande (Werfel, Stramm) et française (Jacob, Cendrars, Cocteau, Claudel,

Septentrion. Jaargang 15 Norge, Seuphor et non le moins Apollinaire, dont j'ai dans cette même revue, en 1979, souligné l'influence). Nombreux sont les poètes et les

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Paul van Ostaijen, enfant. artistes - Van Gogh, Ensor, Else Lasker-Schüler, Francis Jammes, Walt Whitman - auxquels il rend hommage ou dédie des vers du Signal, qui peut être considéré comme son livre le plus heureux et le plus optimiste: se portant vers tout ce qu'il y a de jeune, de beau et de généreux dans le monde, il y proclame son espoir en une révolution pacifiste qui, jaillissant des consciences transfigurées, doit conquérir la terre entière dans un esprit de tolérance et d'amour. Ses rêves s'écroulent lorsque, ayant fui après l'armistice les conséquences possibles de son ‘activisme’, il assiste à Berlin à l'écrasement de la révolte spartakiste et au rétablissement de l'ordre bourgeois. Sans ressources, ayant quitté son poste d'employé à l'hôtel de ville d'Anvers, il ne peut compter que sur les

Paul van Ostaijen, soldat (1922). rentrées de sa compagne d'éxil et le soutien précaire de quelques amis. Ce sont les années les plus dures de son existence. Elles se traduisent par une sorte de volte-face lyrique, car au lieu de chanter l'humanité et la passion de vivre, Van Ostaijen

Septentrion. Jaargang 15 entreprend à présent une oeuvre d'autodestruction et de satire sociale, selon un processus analogue à celui qui fait succéder à l'expressionnisme humanitaire le brutal désenchantement de la ‘neue Sachlichkeit’ et la dérision dadaïste. Il va mener de pair l'élaboration de deux recueils poétiques, De Feesten van Angst en Pijn (les Fêtes d'angoisse et de douleur, publication posthume), et Bezette Stad (Ville occupée, 1921) et la rédaction d'une série de narrations grotesques. Ces proses prennent généralement pour cibles la société capitaliste, ses institutions,

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E. du Perron et Paul van Ostaijen dans l'atelier du peintre flamand Jozef Peeters, 1925. ses coutumes, ses préjugés et ses représentants, que l'auteur se plaît à plonger dans les situations les plus absurdes et les intrigues les plus échevelées, au point que plus d'une fois c'est le principe même du récit, de l'écriture et de la communication qui se voit mis en cause. La narration dévie, part à la dérive, se constitue une logique propre qui n'a plus rien de commun avec le vécu empirique, ou fait place à une digression qui prolifère et annule bientôt l'intrigue. Textes-pièges que ceux-là, et doublement subversifs par leur objet et leur essence même. Il continuera d'en publier après son retour en Belgique. Quant à la poésie, elle se voit réduite, non au silence, mais au cri. La syntaxe et la prosodie courantes font place aux mots jetés en vrac sur la page, dans tous les sens et toutes les dimensions. Ce n'est pas ici la constellation mallarméenne, ni la joyeuse accumulation des ‘mots en liberté’ futuristes, ni le calligramme d'Apollinaire, ni le montage dadaïste, ni même la ‘concentration’ chère à Stramm, le poète allemand préféré de Van Ostaijen, mais c'est tout cela à la fois, déchiré en lambeaux et emporté par une rage de négation et de désespoir. Dans l'atmosphère de cauchemar des Fêtes d'angoisse et de douleur, le poète démantèle systématiquement son propre moi fait d'illusions, de souvenirs et d'oripeaux divers auxquels il substitue la nudité totale, sèche, d'un commencement presque dépourvu de tout espoir. Ville occupée constitue en quelque sorte le pendant de cette entreprise de dépossession et de déconstruction, mais cette fois dans le monde extérieur, célébré naguère avec tant de fougue. Pourtant, sous l'apparence chaotique, ici des scènes de guerre et d'occupation, là d'une autoflagellation entrecoupée de prières sacrilèges et de danses barbares au bord du suicide, se poursuit une ascèse dont le but ultime est la ‘désindividualisation’, tant dans le domaine

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Paul van Ostaijen et Jozef Peeters à l'occasion de la fondation de la revue ‘De Driehoek’ en 1925. psychique, subjectif et collectif, que dans celui de l'expression poétique. Seul le rejet de l'individualisme, valeur bourgeoise par excellence d'après Van Ostaijen, qui l'identifie à l'égoïsme, peut dorénavant faire entrevoir - de très, très loin - la possibilité d'une véritable révolution, lorsque les hommes ‘en auront soupé d'en avoir soupé’. Seule une expression artistique désindividualisée sera capable, par la simplicité et la force expressive de ses moyens - formes, couleurs, mots - d'assurer une réelle communion humaine dans l'oeuvre, jaillie de l'intuition du subconscient que le poète considère comme le domaine privilégié de l'intersubjectivité, et donc comme le champ de rencontre idéal. Il ne s'agira plus dorénavant pour Van Ostaijen de ‘communiquer’ de manière discursive des pensées ou des émotions individuelles, mais de créer un art ‘autonome’ issu directement d'une ‘nécessité intérieure’ comme l'exigent Kandinsky et les collaborateurs de la revue Der Sturm, un art ‘pur’, ne faisant appel qu'à ses moyens spécifiques d'expression et conçu à la fois comme improvisation ludique et comme chant profond et magique, proche de l'extase mystique auquel bientôt l'abbé Bremond comparera, lui aussi, la poésie. L'originalité de la poétique de Van Ostaijen, qui doit beaucoup aux théories artistiques de Kandinsky et à la ‘Wortkunst’ de la revue Der Sturm, semble consister surtout en une tentative de concilier une forme simple, évidente, avec l'expression du subconscient que viseront d'une toute autre manière les surréalistes. Alors que ceux-ci donnent, en principe, libre cours à une écriture automatique, Van Ostaijen, voulant conférer au verbe, une fois surgi du subconscient, un maximum de résonance et d'intensité expressive, fait intervenir dans la composition la capacité sélective de la raison. Il entend ainsi créer un ‘objet lyrique’ dont la facture parfaite, concentrée et désindividualisée, demande de la part de chaque lecteur une re-création dynamique où les mots revivifiés permettent sur les choses un regard neuf. Ce n'est pas par hasard qu'un de ses écrits théoriques les plus importants s'intitule Gebruiksaanwijzing der Lyriek (Mode d'emploi de la poésie). Rentré en Belgique en 1921, Van Ostaijen repart faire son service militaire en Allemagne occupée, puis s'établit à Anvers où il est employé dans une librairie. En 1926, il ouvrira à Bruxelles, avec Geert van Bruaene, une galerie d'art qui fera long

Septentrion. Jaargang 15 feu. Dans son évolution poétique vers ce qu'il appelle l'expressionnisme ‘organique’, il n'est guère suivi du public, car c'est surtout l'expressionnisme humanitaire de son propre Signal qui continue à faire école en Flandre: après Wies Moens, s'y sont ralliés pendant un certain temps Gaston Burssens, Victor J. Brunclair, Marnix Gijsen, Karel van den Oever, Achilles Mussche, et d'autres encore. Il se retrouve donc à peu près seul à tenter de nouvelles expériences formelles, à côté de Burssens qui l'a bientôt rejoint. Le poème le plus représentatif de cette dernière phase créatrice semble bien Melopee, que Van Ostaijen lui-même cite plus d'une fois en

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Paul van Ostaijen vers 1926. exemple dans ses écrits et ses conférences. Le point de départ en est une phrase ‘prémisse’, qui fait l'objet d'une série de variations musicales et de glissements rythmiques. Ceux-ci sont freinés à un moment donné par un contrechant, avant de se multiplier en une fin ouverte en forme d'interrogation. L'émotion personnelle - en l'occurrence un sentiment de fatigue résignée devant l'existence - n'est pas exprimée directement, mais par le truchement d'un équivalent sonore et plastique. Van Ostaijen à cette époque n'obéit pourtant pas toujours au principe de ‘désindividualisation’: l'amour, la mort, la force tranquille des arbres, la fragilité du bonheur, le spectacle d'une mesquinerie humaine, peuvent lui arracher une confidence, un cri ou un sarcasme, mais il a tôt fait de dćanter ceux-ci par la mélodie et le rythme, sans désamorcer pour autant leur puissance de choc, bien au contraire! Conscient d'ouvrir la voie en Flandre à une nouvelle forme de poésie où la ‘sonorité’ du mot élémentaire et sa force de suggestion magique et ludique jouent un rôle de tout premier plan, Van Ostaijen se proposait de publier ses nouveaux poèmes sous le titre de Het Eerste Boek van Schmoll (Le premier livre de Schmoll), ironiquement emprunté à une célèbre méthode de piano pour petits débutants. Il mourut de tuberculose en 1928 à Miavoye-Anthée, sans avoir mis ce projet à exécution. C'est à Burssens que revient l'honneur d'avoir, le premier, publié sous forme de recueil ces joyaux intraduisibles que sont les derniers vers de son ami, et d'avoir, en outre, par sa propre production poétique, assuré la continuité de la première avant-garde, par-delà la réaction conservatrice des années trente et de la deuxième guerre mondiale, jusqu'à l'apparition, en 1949, de la génération de Tijd en Mens (Temps et hommes). Les Claus, les Walravens, les van de Kerckhove et d'autres ‘expérimentaux’ reprirent alors, dans le voisinage de Cobra et en tenant compte de l'héritage surréaliste, l'exploration des profondeurs du langage. PAUL HADERMANN Professeur à l'université de Bruxelles. Adresse: Drève des Châtaigniers 2, B-1488 Bousval.

Note.

Les oeuvres complètes de Paul van Ostaijen ont été publiées par G. Borgers. Paul van Ostaijen, Verzameld Werk, 4. vol., Anvers-La Haye-Amsterdam, De Sikkel-Van Oorschot, 1952-1956; 2e édition, remaniée: La Haye-Anvers, Bert Bakker-Daamen-De Vries-Brouwers pour les trois premiers tomes, Amsterdam, Bert Bakker pour le

Septentrion. Jaargang 15 quatrième, 1963-1977. Les monographies les plus récentes sur Van Ostaijen sont: P. Hadermann, De Kringen naar binnen. De dichterlijke wereld van Paul van Ostaijen, Anvers, Ontwikkeling, 1965; P. de Vree et H.F. Jespers, Paul van Ostaijen, Bruges-Anvers, De Galge, 1967; E.M. Beekman, Homeopathy of the Absurd. The Grotesque in Paul van Ostaijens Creative Prose, La Haye, M. Nijhoff, 1970; P. Hadermann, Het vuur in de Verte. Paul van Ostaijens Kunstopvattingen in het licht van de Europese avant-garde, Anvers, Ontwikkeling, 1970, 1973 (2); G. Borgers, Paul van Ostaijen. Een documentatie, 2 vol., La Haye, Bert Bakker, 1977. - Une présentation en langue française, accompagnée de traductions, à été écrite par E. Schoonhoven, Paul van Ostaijen. Introduction à sa poétique, Anvers, Editions des Cahiers 333, 1951. Signalons, en français également, un numéro spécial sur Paul van Ostaijen de la revue Espaces, Documents XXe siècles, 3-4, 1974, ainsi que la plaquette: Paul van Ostaijen, Poèmes, traduits par Henry Fagne, Bruxelles. Henry Fagne, s.d.

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[Gedichten - Poèmes]

Uit: ‘De feesten van angst en pijn’.

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Paul van Ostaijen

Masques pour Paul Joostens

A peine le blanc ô le blanc novembre a-t-il encore la force d'enfanter de pauvres maisons flot blanc neige du sang d'accouchée Les enfants sont bleu pâle et rouge est leur visage larmes sourdes de la nuit On a lavé les nouveaux-nés dans des sanglots de neige La lumière c'est la lune qui l'a donnée elle en rit encore stupidement

Dans l'après-midi de novembre meurent des enfants sont déposés dans de fragiles cercueils blancs le soleil donne pour rien la lumière des pauvres qui sied à ces funérailles risibles les pauvres maisons s'enterrent sans hâte une à une Quand toutes ont disparu il fait déjà noir à cinq 5 heures Dans la nuit de novembre on fête le sabbat Sabbat de tous ces petits enfants blancs Des squelettes craquent et cassent la craie Ils ont déposé leur ombre chétive sur les maisons Les squelettes des blancs ô si blancs enfants portent de grands MASQUES ROUGES rient et font signe rient et font signe à travers les pâles rayons de la lune

une silencieuse fécondation est tombée sur la neige blanche les petits enfants portent le masque d'un vieux siècle leur naissance fut sans bruit et de même leur danse sur les vagues de la ville lumineuse cadence phosphorescente leurs pas sont blancs sur la neige blanche et la lumière est bleue tous sont ivres et culbutent d'un toit sur l'autre la tête en bas quand l'un d'eux saigne c'est blanc quand l'un d'eux pleure aussi mais tous continuent à dansoter L'un qui devint mère a étouffé sa vie pleurante dans la neige Le suivant planta un couteau brûlant dans l'oeil paternel qui rebondit sur le toit d'un blanc dément mais le père sourit d'un meurtre si burlesque Le dernier de la bande traîne par les pieds le Christ qui devra expier nu sur la neige Alors les petits enfants se mettent à rire prennent de la morphine et jouent au baccara en attendant que leur blancheur de neige disparaisse dans la neige d'une blancheur d'enfant

Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

Septentrion. Jaargang 15 Septentrion. Jaargang 15 32

Paul van Ostaijen

Nachtelike optocht

Taptoe oe oe taptoe stapt al maar toe zwart van de nacht dat dik drukt de stijve straat breekt licht logge lucht en muziekgeschetter Licht van de laaiende lansen laaiende stap van de lichtende lansen lansen van laaiende licht dansende licht van de laaiende lansen dansend laaien van de lichtende lansen laaiende lansedans Lansgekletter muziekgeschetter lichtende kadans laaiende lansen laaiende kadans van lichtende lansen lichtend lucht kadans en dans van laaiende lansen kadans van laaiende lansedans kadans van dans Lichtende lampen laaiende lampen licht van laaiende lampen dans van laaiende lampen kadans van lichtende lampen kadans van laaiende lampen dans van de lucht in waaiende lampen waaiende dans van de lucht in laaiende lampen laaiende kadans in de waaiende lampedans kadans van lampedans licht van lampen Lansgekletter muziekgeschetter geschetter van klare klarinetten helder gekletter van klare klarinetten helder gekletter klarinettegeschetter Stappen op straat stappen breken de straat stramme stappen breken de straat horizontaal vertikaal vooral diagonaal lampen lichten kadans klare klarinetten dansen in de lansedans klarinetten lampen en lansedans transparant Taptoe oe oe taptoe

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Paul van Ostaijen

Cortège nocturne

Couvre-feu couvre couvre couvre-feu marche et marche et bouge noir de la nuit où s'enlise raide la rue soudain la lumière déchire l'air épais tambours et trompettes Clarté des lances ardentes cadence ardente des lances claires lances d'ardente clarté dansante clarté de lances ardentes dansante ardeur des lances claires ardente danse de lances Des lances cliquètent tambours et trompettes claire cadence lances ardentes cadence ardente de lances claires claires dans l'air la cadence et la danse des lances ardentes cadence de la danse ardente des lances cadence de la danse Lampes claires lampes ardentes clarté de lampes ardentes danse de lampes ardentes cadence de lampes claires cadence de lampes ardentes danse du vent dans les lampes balancées danse balancée du vent dans les lampes ardentes ardente cadence dans la danse balancée des lampes cadence de danse de lampes clarté des lampes Des lances cliquètent tambours et trompettes éclatent les claires clarinettes gai cliquetis des claires clarinettes gai cliquetis éclats des clarinettes Des pas dans la rue des pas fracassent la rue des pas raides fracassent la rue horizontales verticales surtout diagonales lampes clartés cadence les claires clarinettes dansent parmi les lances clarinettes lampes et danse des lances transparence Couvre-feu couvre couvre couvre-feu Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

Septentrion. Jaargang 15 34

Paul van Ostaijen

Melopee voor Gaston Burssens

Onder de maan schuift de lange rivier Over de lange rivier schuift moede de maan Onder de maan op de lange rivier schuift de kano naar zee

Langs het hoogriet langs de laagwei schuift de kano naar zee schuift met de schuivende maan de kano naar zee Zo zijn ze gezellen naar zee de kano de maan en de man Waarom schuiven de maan en de man getweeën gedwee naar de zee

Jong landschap

Zo staan beiden bijna roerloos in de weide het meisje dat loodrecht aan een touw des hemels hangt legt hare lange hand op de lange rechte lijn der geit die aan haar dunne poten de aarde averechts draagt Tegen haar wit en zwart geruite schort houdt het meisje dat ik Ursula noem - in 't spelevaren met mijn eenzaamheid - een klaproos hoog

Er zijn geen woorden die zo sierlik zijn als ringen in zeboehorens en tijdgetaand zoals een zeboehuid - hun waarde bloot naar binnen schokken Zulke woorden las ik gaarne tot een garve voor het meisje met de geit

Over randen van mijn handen tasten mijn handen naar mijn andere handen onophoudelik

Septentrion. Jaargang 15 35

Paul van Ostaijen

Mélopée pour Gaston Burssens

Sous la lune glisse la longue rivière Sur la longue rivière glisse lasse la lune Sous la lune sur la longue rivière le canot glisse vers la mer

Le long des hauts roseaux le long des prairies basses le canot glisse vers la mer glisse vers la mer avec la lune qui glisse Ainsi vont-ils ensemble vers la mer le canot la lune et l'homme Pourquoi la lune et l'homme glissent-ils dociles tous deux vers la mer

Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

Paysage jeune

Tous deux sont presque immobiles dans la prairie la fillette pend verticale à une corde du ciel elle pose sa longue main sur la longue ligne droite de la chèvre dont les pattes minces portent la terre à l'envers Devant son tablier à carreaux blancs et noirs la fillette que j'appelle Ursule - dans mes croisières de solitaire - tient un coquelicot

Il n'y a pas de mots dont la beauté égale celle des anneaux dans les cornes du zébu ou qui, tannés du temps comme peaux de zébu - vous subjuguent de leur sens mis à nu De tels mots j'aimerais en faire une gerbe pour la fillette à la chèvre

Au-delà de mes mains tâtonnantes mes mains cherchent mes autres mains sans répit

Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

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Paul van Ostaijen

Zeer kleine speeldoos

Amarillis hier is in een zeepbel Iris hang de bel aan een ring en de ring aan je neus Amarillis Schud je 't hoofd speelt het licht in de bel met Iris Schud je fel breekt de bel Amarillis Waar is Iris Iris is hier geweest Amarillis aan een ring en de ring aan jouw neus Wijsneus Amarillis

Toute petite boîte à musique

Amaryllis voici dans une bulle Iris suspends la bulle à un anneau et puis l'anneau à ton nez Amaryllis Si tu secoues la tête la lumière joue avec Iris dans la bulle Si tu secoues très fort la bulle éclate Amaryllis Où est Iris Iris était là Amaryllis à l'anneau et l'anneau à ton nez

Septentrion. Jaargang 15 Tu l'as voulu Amaryllis

Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

Zelfmoord des zeemans

De zeeman hij hoort de stem der Loreley hij ziet op zijn horloge en springt het water in

Suicide du matelot

Le matelot entend la voix de la Loreley regarde sa montre et se jette à l'eau

Traduit du néerlandais par Paul Hadermann.

Septentrion. Jaargang 15 37

Paris, école et source d'inspiration pour artistes néerlandais

‘IL y a beaucoup de choses à voir ici; par exemple Delacroix, pour ne nommer qu'un seul maître. A Anvers, j'ignorais tout des impressionnistes; je les ai vus maintenant, et quoique ne faisant pas partie de leur groupe, j'ai, néanmoins, admiré certaines peintures impressionnistes: Degas, un nu; Claude Monet, un paysage. Quant à mes propres exécutions, je n'avais pas les moyens de payer des modèles, sinon je me serais entièrement voué à peindre la figure. Mais j'ai peint un série d'études de couleur, simplement des fleurs, des coquelicots rouges, des bleuets et des myosotis, des roses blanches et roses, des chrysanthèmes jaunes, cherchant à faire contraster le bleu avec l'orange, le rouge avec le vert, le jaune avec le violet; des tons cassés et neutres pour concilier les oppositions extrêmes. Une tentative pour rendre des couleurs intenses et non une harmonie en gris’. C'est ainsi que Vincent van Gogh (1853-1890) exprime ses impressions recueillies pendant son séjour à Paris (de mars 1886 à février 1888). Il travaillait à l'atelier de Fernand Cormon, fréquenté entre autres par Gauguin et Toulouse-Lautrec, ainsi que par Emile Bernard avec qui il se lia d'amitié. A Paris, il s'essaya au divisionnisme, procédé utilisant de petits points de couleurs pures, et c'est dans ce style qu'un certain nombre de toiles virent le jour, toutes témoignant d'une riche palette: le portrait du marchand de couleurs ‘Le Père Tanguy’, le portrait d'Agostina Segatori, propriétaire du café ‘Le Tambourin’ sur le boulevard de Clichy où Vincent et ses amis exposaient parfois leurs oeuvres, les paysages peints en plein air à Asnières, près de Paris. Van Gogh y peignit également l'extérieur et l'intérieur du café ‘De la Sirène’. Ce n'est pourtant pas chez Cormon qu'il s'ouvrit à la couleur. Il fut même assez déçu des quatre mois passés dans l'atelier

Vincent van Gogh, ‘Agostina Segatori dans le café “Le Tambourin”’, Musée national Vincent van Gogh, Amsterdam.

Septentrion. Jaargang 15 Vincent van Gogh, ‘Intérieur du restaurant “De la Sirène”’, Musée national Kröller-Müller, Otterlo.

Septentrion. Jaargang 15 38 de Cormon. ‘Je n'ai pas trouvé cela aussi utile que j'avais espéré’, reconnut Van Gogh. Par contre, il évoquait la ville de Paris en termes plus élogieux: ‘Il n'y a qu'un Paris, pour difficile que soit la vie ici, et si même cela devait s'aggraver, devenir plus difficile, l'air français rend l'esprit lucide, fait du bien, beaucoup de bien’. Si pendant sa période parisienne, Van Gogh se laissa influencer par l'impressionnisme et le pointillisme, Piet Mondriaan (1872-1944), quant à lui, subit à Paris l'envoûtement du cubisme. Il débarqua à Paris en 1911, s'installa dans un immeuble rue du Départ, où déjà deux peintres hollandais, Conrad Kickert et Louis Schelfhout, avaient leur atelier. Kickert le mit en rapport avec les cubistes de Montparnasse, mais l'examen des oeuvres conçues pendant cette période révèle un Mondriaan plus proche du cubisme de Braque et de Picasso, qui, tous deux, travaillaient à Montmartre. En 1913, année où Mondriaan présenta quelques toiles au 29e Salon des Indépendants, Guillaume Apollinaire nota cette influence. Il écrit: ‘Le cubisme très abstrait de Mondrian - c'est un Hollandais (on doit pas se montrer trop surpris de ce que le cubisme ait fait son entrée au Musée d'Amsterdam alors qu'ici on se moque des jeunes peintres, là-bas les oeuvres de Georges Braque, Picasso etc. sont exposées à côté de Rembrandt) - Mondrian tout en s'inspirant du cubisme n'imite pourtant pas les cubistes. Il me semble qu'il est influencé par Picasso mais sa personnalité reste exclusivement la sienne propre. Ses arbres et son portrait d'une femme montrent un intellectualisme très sensitif. Cette forme de cubisme me semble prendre une direction différente de celle de Braque et de Picasso...’. Apollinaire avait vu juste. Mondriaan exécute ces années-là son tableau Nature morte au pot de gingembre, des paysages,

Piet Mondriaan, ‘Nature morte au pot de gingembre II’, 1911-1912, Musée municipal de La Haye.

Piet Mondriaan, ‘Autoportrait’, 1918, Musée municipal de La Haye.

Septentrion. Jaargang 15 39

Atelier de Piet Mondriaan à Paris, 1926. des arbres et un nu, ramenant la réalité à sa plus grande simplicité, un autoportrait caractéristique ainsi que la célèbre série des compositions, parmi lesquelles les ovales avec l'inscription KUB et la série des plus et moins. Le début des hostillités en 1914 le rappelle aux Pays-Bas. Revenu à Paris en 1919 à son ancien domicile, il y demeurera jusqu'en 1936 et s'installera, la même année, au 278 boulevard Raspail. Durant cette deuxième période parisienne, il élabore la théorie esthétique du néo-plasticisme, qui avait pris forme alors qu'il était encore aux Pays-Bas. Mondriaan évolue dans un cercle international d'artistes et d'admirateurs, aux mêmes affinités d'esprit, dont Kandinsky, Michel Seuphor, le couple anglais Ben Nicholson et Barbara Hepworth. Il participe à l'exposition Du cubisme à une renaissance plastique organisée par Léonce Rosenberg, qui en 1920 avait publié le livre Le Néo-Plasticisme, écrit par Mondriaan, ainsi qu'à celle du groupe De Stijl (Le style) dans la même galerie. Mondriaan était l'un des protagonistes de ce groupe international réuni autour du périodique, du même nom, fondé et rédigé par Theo van Doesburg. Suite à des divergences avec ce dernier, il se retire pour s'intégrer, cinq ans plus tard au groupement ‘Cercle et Carré’, fondé par Torres Garcia et Seuphor, puis, l'année suivante, à l'association ‘Abstraction-Création’, créée par Auguste Herbin et le belge Georges Vantongerloo. Mondriaan émigre à Londres vers la fin de l'année 1938, s'embarque pour New York deux ans plus tard et y mourra en 1944. Nonobstant le rôle notable qu'il a joué lors de cette deuxième période parisienne, son oeuvre ne souleva en France qu'un intérêt très limité. Ce n'est que récemment que le Musée moderne de Paris acquit une toile importante de ce pionnier de l'art abstrait. Le centre artistique de Paris, tel qu'il a existé jusqu'à la seconde guerre mondiale, a exercé une forte attraction sur nombre d'artistes à l'étranger, notamment aux Pays-Bas. La capitale française était souvent perçue comme une source d'inspiration à cause des maîtres du Louvre et des académies privées, où de célèbres artistes français dispensaient un enseignement. Mais le climat artistique constituait aussi un stimulant à l'imagination. Pour certains comme Johan Barthold Jongkind (1819-1891) et Van Gogh, Paris marquait une étape vers le midi, alors que pour d'autres, c'était une ville pour la vie, ainsi Kees van Dongen (1877-1968) qui s'acquit une renommée, d'abord comme fauve puis comme portraitiste du beau-monde. Pour d'autres encore, Paris était synonyme d'école. Ils s'y rendaient dès leur prime jeunesse et y demeuraient plus ou moins longtemps. De retour dans leur pays, ils tiraient profit des leçons qu'ils y avaient reçues et des exemples dont ils s'étaient imprégnés. Il est certes impossible d'en dresser une liste exhaustive, mais cinq d'entre eux (dont deux femmes), trois peintres et deux sculpteurs, tous de la même génération, méritent une attention

Septentrion. Jaargang 15 particulière. Il s'agit de Charlotte van Pallandt (o1898), Jeanne Bieruma Oosting (o1898), Wim Oepts (o1904), Otto B. de Kat (o1907) et Han Wezelaar (1901-1984). Charlotte van Pallandt séjourna plusieurs fois à Paris au début de sa carrière. La première fois, en 1926-1927, elle suivit l'enseignement

Septentrion. Jaargang 15 40 d'André Lhote rue d'Odessa. Elle se familiarise avec ses leçons de composition, mais, à la longue, elle craint de trop subir son influence. D'ailleurs son désir n'est-il pas de sculpter? Rentrée aux Pays-Bas, elle optera pour cet art. Son ancien professeur, qui reçoit d'elle quelques photos de son oeuvre, lui écrit: ‘...vos photos m'ont fait grand plaisir. J'ai aimé la pureté de vos stylisations et votre désir de style, rendu évident par votre technique tout à fait conforme à votre esthétique. Voilà un progrès du sculpteur sur le peintre. En peinture, vous m'avez toujours paru hésiter entre plusieurs techniques alors qu'il aurait fallu vous décider (au moins provisoirement) pour une en rapport avec vos préférences sensibles... La seule objection que je pourrais faire à votre stylisation c'est qu'elle est invariablement ronde, en oeuf. Or, si l'on considère les combinaisons des formes naturelles qui nous sont fournies par les feuilles, les coquillages, les fossiles, on trouve des angles, des spirales, des plans hélicoïdaux, etc. Se conformer à ces formes simples, c'est s'enrichir. Les statuettes de Tanagra offrent un choix indépassable de ces combinaisons’. En 1935, Charlotte van Pallandt refait un bref séjour à Paris et suit alors les cours chez Charles Despiau à l'Académie scandinave, rue Jules Chaplain. Et quand deux ans plus tard, accompagnée d'une amie, elle y retourne pour une plus longue durée, elle suit l'enseignement de Charles Malfray à l'Académie Ranson. L'enseignement de ce sculpteur a eu une influence déterminante sur le déroulement de sa carrière artistique. Il lui inculqua l'art statuaire, le sens de l'ordonnance. Sa statue Josepha (1939), exécutée en bronze et en granite, qui représente une tête de négresse, nous en fournit la preuve. Pendant ses années d'apprentissage à Paris, Charlotte van Pallandt a surtout réalisé des

Charlotte van Pallandt, ‘Josepha’, bronze et granite, 1939.

Septentrion. Jaargang 15 Charlotte van Pallandt, ‘Nu debout’, bronze.

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Jeanne Bieruma Oosting, ‘Paysage à Clamart’, huile, 1936. portraits. Peu avant son retour forcé aux Pays-Bas, suite aux événements de 1939, elle rend visite à l'octogénaire Maillol, dont le jour de réception est le dimanche. Elle soumet au grand sculpteur des photos de son travail et reçoit de lui le conseil suivant: ‘Pour faire une statue, on part d'après le triangle, ou le carré ou le rond. Il faut beaucoup faire de très bons dessins, faire d'abord une petite sculpture. Quand le côté monumental sera bien établi, faire en grand’. Née au contact du modèle français, toutefois non dénuée d'une marque personnelle, l'oeuvre de Charlotte van Pallandt occupe une place à part dans la sculpture néerlandaise. Sa Reine Wilhelmina sculptée dans la pierre, monument qui se dresse à Rotterdam, mais qui sera bientôt visible à La Haye, la rendit célèbre. C'est sur les conseils de Charlotte van Pallandt que Jeanne Bieruma Oosting se rendit à Paris et y passa plus de dix ans. Elle trouva son bonheur dans ‘l'atelier 17’ de Stanley William Hayter. Chez le célèbre pionnier et rénovateur de l'art graphique, surtout en ce qui concerne les possibilités techniques, elle apprit les ficelles du métier, qui ont abouti, notamment dans ses eaux-fortes, à des résultats surprenants. Bien qu'elle fréquentât également l'Académie Lhote, sa période d'apprentissage chez Hayter fut pour elle une aventure intense. Pendant sa période parisienne, Jeanne Oosting réalisa quelques séries et albums de dessins graphiques en noir et blanc qui constituent le point culminant de son oeuvre. Certains d'entre eux sont directement inspirés des Fleurs du mal de Baudelaire et des fables de la Fontaine. Jeanne Oosting exécuta également des lithographies, des eauxfortes et des gravures sur cuivre, sans délaisser toutefois la peinture. Elle peignit des portraits, dont quelques autoportraits impressionnants, le portrait du sculpteur Moissy Kogan, des paysages, des natures mortes et il n'y a point de doute que son oeuvre ait été inspirée par le modèle français, surtout par celui de Cézanne, Matisse, Braque, mais aussi Picasso. Son oeuvre plus tardive non plus ne se soustrait pas à cette influence, sans que pour autant il ne soit fait violence à son propre style. Han Wezelaar se rendit à Paris en 1924 et y demeura, lui aussi, une dizaine d'années. Il travailla dans l'atelier de la Grande-Chaumière où il fit la connaissance de Giacometti, et des heures durant il arpentait le Louvre. Grâce à son engouement pour les expressionnistes, les Flamands surtout, il rencontre Zadkine et devient

Septentrion. Jaargang 15 42 son élève. Accompagné de Johan Polet, qui lui rendit visite à Paris en 1928, il alla voir Brancusi. ‘J'admirai beaucoup son oeuvre, car, quoique abstraite, elle exprimait l'intensité d'une vie intérieure. Brancusi me fit alors remarquer “Ici on dit que je suis un abstrait, mais je suis un réaliste profond”’. Deux ans plus tard, à Arcueil, il rencontre le sculpteur danois Adam Fischer; celui-ci l'emmena chez Maillol. Il reconnut chez tous les deux sa propre vision intime. ‘Il faut faire blond’ lui rappela Fischer. C'est ce que faisait Wezelaar. Les sculptures créées à Paris portent déjà la marque du réalisme intime et réfléchi, qui caractérise l'oeuvre de ce sculpteur réservé. Lorsqu'en 1933, il exposa au Salon des Tuileries une petite femme assise et une baigneuse, Pierre Courthion écrivit: ‘Son monument en plâtre doré, quoique réduit à des proportions lilliputiennes est d'une bonne plasticité. C'est une femme assise sur une pierre, un sujet ingrat. Eh bien, le sculpteur s'en est admirablement tiré pour balancer ses volumes, les situer dans l'espace, faire jouer le vide autour de sa statuette, laquelle réussit à faire oublier ses proportions minuscules...’. Et à propos de la baigneuse, il ajouta: ‘Ce bronze a une belle allure: jamais ce fruit de la matière solide qu'est la sculpture n'a été plus sagement surveillé. On pense à la réflexion de Poussin: ‘Avec le temps et la paille mûriront les nèfles’. C'est à Paris que Wezelaar réalisa le portrait typique du peintre Gérard Hordijk, puis il s'en retourna aux Pays-Bas pour aller étudier chez le professeur Jan Bronner à l'Académie nationale. Après son stage il devint un sculpteur estimé. Willem Oepts demeure à Paris depuis 1938. Il s'était déjà rendu une première fois à Paris trois ans auparavant afin de suivre l'enseignement d'Othon Friesz. Ce fauve lui fit découvrir

Han Wezelaar, ‘Arlequin’, 1940.

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Wim Oepts, ‘Chemin’, 1952. la couleur et la peinture française, imprimant ainsi à son oeuvre une orientation nouvelle. A Amsterdam, sa ville natale, il passait pour un réaliste représentant les faits de la vie quotidienne, non seulement dans sa peinture, mais aussi dans sa sculpture sur bois et ses dessins. De ce réalisme expressif se dégageait un ton poétique, qui à Paris, et plus tard, lorsque Oepts découvrit le paysage du Midi, allait fixer définitivement sa palette qui ne cessait de s'éclaircir. Il parvint à combiner, d'une manière originale, le fauvisme et le cubisme dans ses paysages et ses marines. Otto B. de Kat est également arrivé à une telle synthèse tout en restant plus proche de son modèle français, surtout l'intimiste Vuillard et le jeune Bonnard, mais aussi le fauve Marquet et le cubiste Braque. En 1928, alors encore tout jeune, de Kat se rendit à Paris. Il ne tarda pas à être subjugué par les tableaux impressionnistes qu'il découvrit dans les musées, puis finit par subir l'influence du cubisme. Une nature morte

Otto B. de Kat, ‘Nature morte avec cafetière’, 1972. sur une chaise, datant de 1929, montre déjà qu'il aspirait à une synthèse de la forme et de la couleur, mais ce n'est que plus tard, une fois qu'il eut acquis un pied-à-terre en Auvergne, qu'elle s'accomplit dans ses paysages, natures mortes et intérieurs. Quand en 1972, il fut mis fin à sa carrière d'enseignant à l'Académie nationale d'Amsterdam, son oeuvre connut alors une libération qui a culminé, il y a peu de temps, dans quelques natures mortes, dont l'une au titre éloquent: Hommage à Braque.

ED WINGEN Critique d'art. Adresse: 2e Oosterparkstraat 269, NL-1092 BN Amsterdam.

Traduit du néerlandais par Jacques Deleye.

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Ferdinand Bordewijk: sinistre mais obsédant

ENTREPRISE en 1982, l'édition des OEuvres Complètes de Ferdinand Bordewijk (1884-1965), qui doit comprendre onze volumes dont six ont déjà paru, permettra d'appréhender pour la première fois dans toute son ampleur et sa diversité la personnalité d'un écrivain aux multiples facettes, exceptionnel et bizarre. Certes, les historiens de la littérature néerlandaise le comptent parmi les auteurs les plus importants du siècle, et de son vivant on le mettait volontiers sur le même pied que Simon Vestdijk (1898-1971); néanmoins son oeuvre a toujours été très discutée par la critique et n'est que très partiellement connue. Tout d'abord, il s'avérait impossible d'avoir prise sur l'homme Bordewijk: avocat, il considérait sa production littéraire comme un passetemps, un délassement, et refusait très logiquement d'admettre que la personne de l'auteur pût présenter quelque intérêt pour l'interprétation de l'oeuvre: dans ses interviews, il prenait soigneusement ses distances et parlait à la troisième personne de ‘Bordewijk’ ou de ‘l'auteur’. Mais de surcroît, cette oeuvre, caractérisée par un ton entièrement personnel, ne pouvait être assimilée sans réserves ni problèmes à aucun courant, aucune orientation ou tradition artistique connue. Elle alliait en effet, d'une part, un ‘élément fantastique’ monstrueux, ‘orienté vers le pathologique’ (V.E. van Vriesland) avec un bon sens typiquement hollandais, porté à constater froidement les faits, et montrait d'autre part une prédilection marquée pour l'évocation de la réalité dans une atmosphère éthérée, irréelle: combinaison absolument unique dans la littérature néerlandaise. Cela explique d'ailleurs l'absence totale d'écho rencontrée par ses premières oeuvres en prose, au demeurant assez tardives, les trois recueils de Fantastische vertellingen (Récits fantastiques) publiés en 1919, 1923 et 1924; il s'agissait d'un genre peu pratiqué jusque là aux Pays-Bas. En revanche, on a signalé très tôt les liens entre cette oeuvre et la peinture surréaliste, celle en particulier de Carel Willink, ainsi qu'une certaine parenté avec Jérôme Bosch - ce que l'auteur devait reprendre plus tard à son compte et formuler en ces termes dans un entretien avec Nol Gregoor: ‘au fond, c'est une certaine réalité, fondue dans une atmosphère particulière, insolite, peut-être un peu glaciale, souvent sinistre mais obsédante aussi’. Bordewijk devait connaître un grand succès au début des années trente avec trois brefs romans au style très ramassé, prégnant, incisif. Le premier de ces récits surtout, Blokken (Blocs, 1931), texte fort et lapidaire mettant en scène ‘l'échec d'un Etat-providence’ et faisant la satire du totalitarisme, révélait ‘soudain’ en Bordewijk un écrivain moderniste et expérimental, tirant la leçon formelle des principes du cubisme et du constructivisme. Outre Knorrende beesten (Bêtes grondantes, 1933), dont le thème central est la menace que représente pour l'homme le développement de la technologie - symbolisée ici par l'automobile - c'est surtout Bint (1934), récit consacré à l'excès de discipline dans l'enseignement, qui devait lui apporter le succès. Bordewijk y exposait pour la première fois, et avec force, sa théorie selon laquelle une contrainte et une discipline de fer peuvent remodeler l'individu et faire de lui un homme nouveau, dur, volontaire, et ‘par conséquent’ apte à la réussite sociale. Contrainte et autodiscipline, avec pour pendant ou pour stimulant la peur - une peur à vaincre - forment également les ressorts des protagonistes de l'oeuvre la plus célèbre de Bordewijk, Karakter (Caractère, 1938); venant

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Ferdinand Bordewijk (1884-1965). après Rood paleis (Palais rouge, 1936), évocation de l'atmosphère de la ‘belle époque’ située dans une maison de passe, c'était son premier roman ‘néo-classique’ de plus longue haleine. Ce ‘roman d'un fils et d'un père’, ainsi que l'indique le sous-titre, est avant tout une étude de caractère, l'analyse d'un affrontement entre deux personnalités d'une force exceptionnelle, en fait deux individus de stature surhumaine. Le jeune Katadreuffe, fils naturel de Dreverhaven, un huissier présenté comme un monstre redoutable, engage lui-même, à différentes phases de sa vie, la confrontation avec ce père inhumain. Mais en contrecarrant cruellement la carrière de son fils, Dreverhaven lui a fourni précisément le levier psychologique nécessaire à son édification. Le fils est le plus fort, mais il sort de cette épreuve psychiquement marqué et appauvri: il a sacrifié à sa carrière aussi bien l'amour que l'amitié. Le choc de deux pôles opposés, la confrontation sans pitié et le besoin d'affirmation des individus dans la société, ayant pour ressort l'élan de l'amour ou de la haine, et stimulés par une peur contenue mais sous-jacente, - tels sont restés les ingrédients caractéristiques des romans ultérieurs de Bordewijk, Apollyon (1941), Eiken van Dodona (Chênes de Dodone, 1946) et Noorderlicht (Lumière du nord, 1948), à cette nuance près, que le choc, après Apollyon, est amorti et que l'affrontement débouche sur la résignation. En dépit de la diversité des problèmes sociaux et individuels abordés dans cette oeuvre, il s'en dégage ainsi une communauté de message ou de ‘thèse’ que l'auteur a définie lui-

Septentrion. Jaargang 15 46 même en ces termes dans une lettre du 26 mars 1946 à Victor E. van Vriesland: ‘un vice ou l'exagération d'une vertu, même si en eux-mêmes ils ne laissent pas d'en imposer, conduisent finalement l'individu à sa perte’. Dans l'optique de Bordewijk, l'homme est donc un être complexe, et si un de ses instincts l'entraîne, il risque assez vite de perdre son équilibre et d'évoluer vers la monstruosité. Vision plutôt noire en effet, servie en outre avec beaucoup de force et de justesse par une symbolique expressive de l'espace - Bordewijk montre une prédilection marquée pour les lieux menaçants, mystérieux, pour une atmosphère lugubre, hallucinante - et par une métaphorique animale qui saute aux yeux. Nombre de ses personnages ont, jusque dans leur nom, des traits ‘animaux’ poussés au grotesque. Certains personnages de Bint et de Karakter (surtout les figures de second plan) sont même caractérisés de façon lapidaire par les attributs des rapaces, ainsi qu'il ressort des épithètes récurrentes qui leur sont appliquées et des cris d'animaux qu'ils émettent. Le père de Katadreuffe est qualifié de ‘molosse’; l'un de ses hommes de main est présenté comme une bête de somme à la gueule béante. La même thématique, illustrée par des motifs distincts, se retrouve dans les recueils de nouvelles de Bordewijk, dont les plus connus sont De wingerdrank (Le pampre, 1937), Bij gaslicht (A la lumière du gaz, 1947), Het eiberschild (L'écu à la cigogne, 1949), et Vertellingen van generzijds (Récits de l'autre côté, 1950). Ce qui frappe dans les oeuvres de la dernière période, romans ou nouvelles, c'est que l'auteur y fait une plus grande place aux grands problèmes humains et qu'avec l'âge il met au premier plan, à côté de cette résignation nouvellement conquise (ceci surtout depuis De doopvont - Les fonts baptismaux, 1952), la préoccupation de la mort: on peut le constater dans Tijding van ver (Message lointain, 1961) et De Golbertons (Les Golberton, 1965); ce faisant, l'écrivain reprend une source d'inspiration déjà présente dans Rood paleis. Une seule fois dans son oeuvre (mais il s'agit d'une exception remarquable), Bordewijk a mis en scène un mariage heureux: dans Bloesemtak (Rameau fleuri, 1955). Quant au reste, cette oeuvre impressionnante, imposante, est dominée dans son ensemble par une vision de l'homme et du monde rude, âpre et sombre: c'est un univers plein de luttes et de menaces où le bonheur individuel n'a pour ainsi dire pas sa place et où l'homme est marqué par sa déchéance. ANNE MARIE MUSSCHOOT Docteur en philologie germanique, chargée d'enseignement à la faculté de lettres et philosophie de la Rijksuniversiteit Gent. Adresse: Martelaarslaan 313, bus 2, B-9000 Gent.

Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Bibliographie:

Les OEuvres Complètes (Verzameld Werk) de Ferdinand Bordewijk sont éditées par Nijgh & Van Ditmar, La Haye, sous la direction de Pierre H. Dubois et Harry Scholten, avec la collaboration de Mme N. Funke-Bordewijk. Sur Bordewijk, on consultera: VICTOR E. VAN VRIESLAND, F. Bordewijk, Een inleiding tot en een keuze uit zijn werk (Introduction à son oeuvre et anthologie), Anvers, 1949.

Septentrion. Jaargang 15 IDEM, in Onderzoek en Vertoog (Enquête et exposé), I, Amsterdam, 1954. SIMON VESTDIJK, in Muiterij tegen het etmaal (Mutinerie contre les vingt-quatre heures), I, La Haye, 1947. PIERRE H. DUBOIS, Over F. Bordewijk (A propos de F.B.), Rotterdam, 1953. TH. GOVAART, Het geclausuleerde beest (La bête soumise à restrictions), Hilversum-Amsterdam, 1962. Nouvelle édition revue sous le titre Meesterschap over het monster (Le monstre maîtrisé), La Haye, 1981. MICHEL DUPUIS, F. Bordewijk, Nimègue-Bruges, 1980. Série Grote Ontmoetingen, no 50. NOL GREGOOR, Gesprekken met F. Bordewijk (Entretiens avec F.B.), La Haye, 1983.

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Uit ‘Karakter’ door Ferdinand Bordewijk

HET huis leek zeer stil. Dikte van oude muren en vloeren dempte geluid van andere bewoners. Straatgerucht drong nauwelijks binnen door de acht ramen, vijf van voren, drie opzij, afgedekt met dubbele gordijnen, vaal en zwaar. Doch niet dit viel hem op. Het kantoor zèlf was zo stil. Dit enorme onderscheid met het bedrijvige van zijn eigen kantoor onderging hij onmiddellijk, al raakte het ook eerst bij het herdenken tot zijn bewustzijn. Heel zijn aandacht was gekluisterd door de man die daar zat. Hij had hem vaak gezien en nooit goed opgenomen. Hij herkende de hoed en de jas meer dan de gelaatstrekken. Nu zag hij als door een vergrootglas verduidelijkt, want in het hoge schemerende vertrek zat de man in fel licht. In een hoek een kolomkachel, groot als voor een stationswachtkamer, nooit gepotlood, rood van roest, wat vage kantoormeubels hier en daar, dossiers, kantoorboeken, een copieerpers, een schrijfmachine, maar vooral het bureau-ministre, eens mooi geweest, en het borstbeeld van de man fel verlicht. Zoals soms in een donkere hoek van een museum een enkel licht afstraalt op een schilderij, zoals een juweel in het schijnsel van een afgedekte lamp opduikt uit een vitrine, - zo dook het borstbeeld op uit het tonig kamerdonker. Want een hanglamp met groene kap stortte het licht er loodrecht op neer. Hij zat daar als het ware uitnodigend tot geweldpleging op zijn persoon. Mes of kogel

Extrait de ‘Caractère’ par ferdinand Bordewijk Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

(Le jeune Katadreuffe, élevé par sa mère, a débuté dans la vie en gérant un bureau de tabac. Il a rapidement fait faillite mais a été déclaré insolvable. Il a alors été engagé comme commis dans un cabinet d'avocats. Il y fait merveille, mais, au moment où il commence à mieux gagner sa vie, la banque auprès de laquelle il avait autrefois emprunté pour s'établir représente sa créance. Or cette banque est dominée par Dreverhaven, le père de Katadreuffe. Ce dernier, espérant obtenir un moratoire, se rend pour la première fois aux bureaux de son père.)

LA maison semblait très silencieuse. L'épaisseur des vieux murs et des planchers étouffait le bruit d'autres habitants. Le vacarme de la rue pénétrait à peine par les huit fenêtres, cinq en façade et trois de côté, revêtues de doubles rideaux, lourds et ternes. Pourtant ce n'était pas cela qui le frappait. Ce silence émanait du bureau lui-même. Il avait ressenti immédiatement cet énorme contraste avec l'animation du cabinet où lui-même travaillait, bien que cette différence n'eût atteint sa conscience qu'à la réflexion. Toute son attention était captivée par l'homme qui se tenait là. Il l'avait souvent vu, sans jamais l'observer. Il reconnaissait le chapeau et le manteau plus que les traits du visage. Il le voyait à présent aussi nettement qu'à la loupe, car dans la pénombre de la haute pièce l'homme était assis en pleine lumière. Dans un coin, un poêle droit assez grand pour une salle d'attente de gare, jamais passé au noir, rouge de rouille, çà et là un vague mobilier de bureau, des dossiers, des livres de

Septentrion. Jaargang 15 comptes, une presse à copier, une machine à écrire, mais surtout le bureau-ministre, autrefois beau, et le buste de l'homme, violemment éclairé. De même que, dans un musée, une lumière unique rayonne sur un tableau, de même qu'un joyau émerge d'une vitrine sous le faisceau d'une lampe masquée, - de même le buste surgissait de l'ombre uniforme de la pièce. Un plafonnier à abat-jour vert déversait en effet sa lumière verticalement sur lui. Il était assis là, invitant pour ainsi dire

Septentrion. Jaargang 15 48 van een tot razernij gebrachte debiteur kon dit doel onmogelijk missen. De zoon stond stil en keek naar de oude. Hij zag de logge kwabbige kop op de borst. De ogen lagen nog precies in de slagschaduw van de hoedrand, maar ze waren gesloten, hun ijzeren blik stak niet tweevoudig uit het donker. De kwabbige wangen vol grijze stoppels, zo kort geknipt dat het leek of hij zijn baard pas liet staan, een zilveren waas omvatte zijn onderste gelaatshelft, de zinnelijke bovenlip was op dezelfde wijze niet besnord, maar bestoppeld. De harige handen rustig gevouwen op de buik, de man kon slapen. Hij kon ook verzonken zijn in gebed, of in een duivelse godslastering. De ogen gingen open, de blik priemde. ‘En?’ vroeg de stem. Katadreuffe begreep in de overgevoeligheid van zijn nervositeit dit woord ogenblikkelijk. Het legde een brug over het hiaat in een gesprek dat reeds zolang aan de gang was. Geen begroeting van een nieuwe verschijning, van een nooit toegesproken zoon. Als de natuurlijkste zaak ter wereld een verbindingswoord, dat beduidde: we zijn hier nog altijd samen. Eén woord, twee letters, - alles. En de verbijsterende onverwachtheid van dit woord, hier, thans, uit deze mond, het ongerijmde overrompelde, sloeg een seconde de jongeman uit zijn evenwicht. Maar ook wist hij nu plotseling dat de oude hem kende, nog vóórdat de stem had vervolgd: ‘Jacob Willem, kom je betalen?’ Hij had gemeend dat wanneer hij zich persoonlijk bij zijn vader vervoegde alles zou terecht komen. Hij had zich geen andere voorstelling gemaakt dan deze dat een vader een zoon tenslotte toch niet deed failleren. En nu, opeens, zag hij het tegendeel. Belachelijk, krankzinnig, als een idioot, als een zuigeling had hij gedacht dat die man zich zou laten vermurwen. Ieder woord was hier verspild. Voor de vader bestond slechts een schuldenaar. Hij scheen thans ongeduldig te worden. ‘Wat kom je hier doen? Betalen? Afdoen? Hoofdsom, rente en kosten?... “Zij” heeft je niet gestuurd, dat hoef je me niet te zeggen, dat begrijp ik uit mezelf donders goed, dat is niks voor “haar”.’

aux voies de fait sur sa personne. Le couteau ou la balle d'un débiteur rendu fou furieux n'eût pu en aucun cas manquer cette cible. Le fils s'arrêta et regarda le vieux. Il voyait la tête massive, à bajoues, reposer sur la poitrine. Les yeux étaient juste à la limite de l'ombre portée des bords du chapeau, mais ils étaient fermés, leur double regard d'acier ne perçait pas l'obscurité. Les bajoues couvertes de piquants gris, coupés si court que la barbe semblait toute nouvelle, un voile argenté enserrait tout le bas de son visage et, de la même manière, la lèvre supérieure au dessin sensuel n'était pas moustachue, mais surmontée de piquants. Les mains velues paisiblement croisées sur le ventre, l'homme pouvait dormir. Il pouvait aussi être abîmé en prière, ou perdu dans un blasphème diabolique. Les yeux s'ouvrirent, le regard vrilla. ‘Alors?’ demanda la voix.

Septentrion. Jaargang 15 Dans l'hypersensibilité de ses nerfs, Katadreuffe comprit ce mot immédiatement. Il jetait un pont sur un hiatus, dans une conversation engagée depuis si longtemps. Point de salut pour l'apparition d'une figure nouvelle, d'un fils à qui l'on n'avait jamais adressé la parole. Comme la chose la plus naturelle du monde, un adverbe qui signifiait: nous sommes toujours ensemble. Un mot, quelques lettres, - tout. Et la stupéfiante imprévisibilité de ce mot, ici, à ce moment, tombant de cette bouche, son incongruité prirent le jeune homme au dépourvu, le désarçonnèrent un instant. Mais il comprenait aussi, tout à coup, que le vieux le connaissait, avant même que la voix eût poursuivi: ‘Jacob Willem, tu viens me payer?’ Il avait cru qu'il lui suffirait de paraître en personne devant son père pour tout arranger. Il n'avait pu se représenter la situation que sous cet angle: un père ne mettait tout de même pas son fils en faillite! Et voilà que, soudain, il s'apercevait du contraire. Ridiculement, follement, comme un imbécile, comme un nouveauné, il s'était figuré que cet homme se laisserait attendrir. Ici, toute parole était inutile. Pour le père, il n'y avait qu'un débiteur. Il donnait à présent des signes d'impatience. ‘Que viens-tu faire ici? Payer? T'acquitter? Capital, intérêts et dépens...? Ce n'est pas “elle” qui t'envoie, tu n'as pas besoin de me le

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‘Zij’, ‘haar’. Ook deze sprak aldus van zijn moeder. En het legde eensklaps een band, hij voelde dat ondanks alles die man zijn vader was, hij kon dat niet beredeneren, hij onderging de stem van hetzelfde bloed. Deze man zou altijd zijn vader zijn, hij zou in zijn gedachten en zijn woorden nooit anders dan zijn vader wezen, hij was altijd zijn vader geweest. Maar toen ook rees zijn woede uit de duisternis van zijn bloed tot volle hoogte. Want het ontzag, de angst zelfs voor de vader heeft grenzen. In de uiterste gevallen haat het kind of heeft lief. ‘Betalen? Betalen?’ stotterde hij wit ziedend. Zijn benen trilden, zijn handen steunden op het blad van de lessenaar, maar niettemin trilden zijn polsen zichtbaar, en ook zijn stem had hij niet meer onder controle. ‘Betalen?... Het is een eeuwige schande wat u me aandoet, geld geven op afzettersvoorwaarden, dan maar failliet, en dan, net als ik even voor mijn toekomst kan gaan werken, opnieuw failliet... Hoe is het godsterwereld mogelijk dat een vader een zoon zo iets wil aandoen...! Ze hebben me voor u gewaarschuwd, De Gankelaar zei: “Je bent gek als je gaat, je krijgt niks gedaan...” Ik heb het niet willen geloven, want ik dacht: De Gankelaar weet niet dat het mijn vader is... Maar een onmens bent u, al bent u honderdmaal mijn vader, nee, juist omdat u mijn vader bent.’ ‘Hoor eens,’, zei de oude ongeduldig, ‘er is hier geen sprake van vader en zoon. Als ik de president van de Hoge Raad in mijn klauwen krijg dan gaat zijn huis ook aan de paal. Wat verbeeld je je wel, dat ik voor jou een uitzondering maak? Je bent een debiteur. Als je niet betaalt heb ik je niet nodig.’ Of hij alleen was ging hij een memorandum schrijven, met langzaam, zwaar, cyclopisch schrift, in pikzwarte inkt. En daarmede bracht hij de ander compleet tot razernij. ‘Onmens, beul, een ploert bent u,’ gilde Katadreuffe. En dan begon hij van alles door elkaar te schreeuwen, over zijn moeder, zijn bastaardschap, zijn faillissement, en altijd weer zijn faillissement. Dreverhaven hoorde niet. ‘Luistert u? Luistert u?’ schreeuwde hij; zijn stem sloeg weer over naar een gil.

dire, je vois ça d'ici, ce n'est pas ‘son’ genre.’ ‘Elle’... Lui aussi parlait ainsi de sa mère. Du coup, cela créait un lien, il sentait qu'en dépit de tout cet homme était son père, il était incapable de l'expliquer rationnellement, il subissait la voix du sang. Cet homme serait toujours son père, dans ses pensées et ses paroles il ne serait jamais rien d'autre que son père, il avait toujours été son père. Mais des ténèbres de son sang, sa colère se leva de toute sa hauteur. Car le respect, la crainte même du père ont des limites. Dans les cas extrêmes, l'enfant hait, ou aime. ‘Payer? Payer?’ bredouilla-t-il, bouillant d'une fureur blanche. Ses jambes tremblaient, ses poignets tremblaient visiblement malgré les mains appuyées au plateau du pupitre, et sa voix elle aussi échappait à son contrôle. ‘Payer?... C'est une honte ineffaçable, ce que vous me faites subir: prêter de l'argent à des conditions usuraires, me mener à la faillite et puis, juste au moment où je commence à pouvoir assurer mon avenir, nouvelle faillite... Ce n'est pas Dieu possible,

Septentrion. Jaargang 15 qu'un père veuille traiter son fils de la sorte! On m'avait mis en garde contre vous, De Gankelaar(1) m'avait dit: “Tu es fou d'y aller, tu n'obtiendras rien.” Je n'ai pas voulu le croire, je pensais: “De Gankelaar ignore que c'est mon père...” Mais vous êtes un monstre, quand bien même vous seriez cent fois mon père - ou plutôt, justement parce que vous l'êtes.’ ‘Ecoute’, fit le vieux avec impatience, ‘ici je ne connais ni père ni fils. Si le président de la Cour de Cassation tombe entre mes griffes, sa maison y passera comme celle d'un autre. Qu'est-ce tu t'imagines? Que je vais faire une exception pour toi? Tu es un débiteur. Si tu ne paies pas, je n'ai que faire de toi ici.’ Comme s'il eût été seul, il se mit à rédiger un mémoire, d'une écriture lente, appuyée, cyclopéenne, à l'encre noire comme charbon. Ce qui mit l'autre au comble de la rage. ‘Monstre, bourreau, crapule!’ glapit Katadreuffe. Et il se mit à crier toutes sortes de choses confuses, parlant de sa mère, de sa bâtardise, de sa faillite - encore et toujours cette faillite. Dreverhaven n'entendait pas. ‘Vous m'écoutez? Vous m'écoutez?’ cria-t-il; de nouveau, sa voix virait au hurlement.

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Meende de oude dat hij te ver ging? Dat het tot daden zou komen? Hij rommelde wat opzij in een lade, zijn handen waren verborgen bezig, er was een geklikklak van staal, dan keek hij op en hij sprak, maar hield zijn ene hand verborgen. ‘Een ander had ik allang bij zijn kraag gepakt. Omdat je mijn zoon bent wil ik dat niet doen, tenminste nu nog niet. Er is nog één middel om van me los te komen. Ik stel je schuld met de rente en de kosten op vijfhonderd gulden, dat komt ongeveer uit met de werkelijkheid. Maar let nu goed op. Je hebt me een afzetter genoemd. Ik zal het zijn. Je krijgt geen cent van me, maar je tekent een schuldbekentenis van achthonderd gulden, de rente is twaalf procent, hoor je?, twaalf procent, en je lost me af met vierhonderd gulden per jaar, hoor je goed?, vierhonderd gulden per jaar.’ Toen werd Katadreuffe kalm en helder, hij zag door zich heen als door kristal, hij was de kristalkijker van zijn eigen toekomst. ‘O zo,’ zei hij grimmig, ‘is dàt uw bedoeling. Een handige zet, dat moet ik zeggen. Me nu opnieuw lenen om me later des te beter te kunnen worgen. Maar ik bedank voor uw menslievendheid, daar heb ik al genoeg van geleerd, meer dan genoeg.’ De oude zei, als was hij met geen woord tegengesproken: ‘En je geeft me natuurlijk een cessie op je salaris... En wanneer mijn voorstel je niet bevalt, alsjeblieft!’ Over het bureau, naar de jongen toe, schoof hij een groot geopend dolkmes. Zijn oog schitterde nu plotseling van nieuwsgierigheid. Katadreuffe nam het werktuiglijk, toen eensklaps begreep hij, en blind van razernij stiet hij het met zijn volle kracht in het tafelblad. ‘Daar! Een ploert bent u, een ploert!’ Als een dolleman stormde hij het huis uit. Met een magistrale kalmte trok de vader het mes uit het hout. Het kon tegen een stoot, het was ongeschonden.

Uit: FERDINAND BORDEWIJK, Verzameld Werk I, Uitgeverij Nijgh & Van Ditmar, 's-Gravenhage, 1982, pp. 440-444.

Le vieux pensa-t-il qu'il allait trop loin? Qu'on allait en venir aux mains? Il se détourna pour fouiller dans un tiroir, ses mains s'affairaient en cachette, il y eut un cliquetis d'acier, puis il releva les yeux et se mit à parler, dissimulant toujours une de ses mains. ‘Un autre que toi, je l'aurais depuis longtemps saisi au collet. Mais comme tu es mon fils je ne veux pas le faire, du moins pas encore. Il te reste un moyen de m'échapper. Je fixe ta dette, intérêts et frais compris, à cinq cents florins, ce qui correspond à peu près à la réalité. Mais écoute-moi bien. Tu m'as traité d'usurier. Je vais te donner raison. Tu n'auras pas un sou de moi, mais tu vas me signer une reconnaissance de dette de huit cents florins, à intérêts de douze pour cent, tu entends? douze pour cent, avec remboursement du capital en deux versements de quatre cents florins par an, tu entends? quatre cents florins par an.’ Katadreuffe retrouva son calme et sa clarté d'esprit, il voyait en lui-même comme dans du cristal, la boule de cristal de son propre avenir.

Septentrion. Jaargang 15 ‘Tiens donc’, fit-il avec hargne, ‘voilà ce que vous vouliez. Le coup est habile, je dois dire. Me faire un nouveau prêt maintenant pour pouvoir m'étrangler d'autant mieux plus tard. Mais vous pouvez garder votre philanthropie, merci bien, la leçon m'a suffi, elle était plus que suffisante.’ Comme s'il n'avait pas essuyé un seul mot de contradiction, le vieux dit: ‘Et bien entendu, tu me donnes une cession de ton salaire... Et si ma proposition ne te plaît pas, je t'en prie!’ Sur le bureau, il fit glisser vers le garçon un grand couteau à cran d'arrêt, ouvert. Son oeil étincelait soudain de curiosité. Katadreuffe le saisit machinalement, puis il comprit d'un coup et, pris d'une fureur aveugle, le planta de toutes ses forces dans le plateau du bureau. ‘Tenez! Une crapule, voilà ce que vous êtes, une crapule!’ Il sortit de la maison en trombe, comme un fou. Avec un calme magistral, le père dégagea le couteau du bois. C'était du solide, il était intact.

Eindnoten:

(1) Avocat et protecteur de Katadreuffe.

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L'urbanisme ancien en Flandre. L'exemple de Malines

L'IMPORTANCE historique et le développement de Malines s'expliquent par sa situation géographique favorable sur les bords de la Dyle et les avantages économiques et stratégiques qui en découlent. La rivière divise le centre de la ville en deux parties qui se sont développées indépendamment l'une de l'autre mais ont fini par se rejoindre progressivement, donnant ainsi naissance à ce qui devait être un jour la capitale des Pays-Bas (ill. 1). Sur la rive droite, au nord, s'étend la ville basse, construite sur des alluvionnements de la rivière et par conséquent sillonnée de nombreux cours d'eau qui rendaient autrefois cette portion de territoire marécageuse et pratiquement inaccessible. Les principaux cours d'eau, le Melaan, le Heergracht et le Vrouwvliet, étaient en fait de petits affluents de la Dyle. Pour assainir ce terrain et le rendre habitable, on a creusé au fil des temps d'autres petits canaux: le Koolvliet, le Vleeshouwersvliet et le Nieuwe Melaan. Ils contribuaient au drainage, servaient d'égouts, fournissant également à l'industrie l'eau et les voies de communication nécessaires. Au sud, sur la rive gauche, se trouve la ville haute, où l'on peut situer le noyau urbain le plus ancien. Plus élevée, cette partie de la ville était plus facile à défendre et moins exposée aux risques d'inondation. Les origines de la cité et ses premiers développements nous demeurent inconnus. La plupart des historiens s'accordent à situer sur la rive gauche, à l'emplacement de l'actuel Korenmarkt (marché au Blé) un castrum romain, site fortifié de forme semi-circulaire, au carrefour de deux grandes voies romaines, la voie Bavay-Breda et celle qui reliait Tongres aux rives de l'Escaut. Ces voies devaient servir de base à l'extension ultérieure du réseau urbain de Malines. Avec la Dyle pour principal cours e e d'eau, cet emplacement vit croître aux VII et VIII siècles une ‘ville franche’ à caractère commercial. Elle était probablement entourée d'une palissade de bois avec fossé, coupée de trois portes. Le réseau urbain présente aujourd'hui encore un plan régulier en damier, signe de grande ancienneté. e Les invasions normandes du IX siècle plongèrent la région dans un chaos social, politique et économique. Divers groupes de population se réunirent pour se protéger. C'est vraisemblablement au cours de cette période que la rive droite s'urbanisa à son tour. La fusion des différents noyaux pré-urbains et la présence des cours d'eau ont donné à cette partie de la ville un plan plus irrégulier, un tracé de rues parfois capricieux. e e Le XI et le XII siècle virent les deux noyaux urbains du nord et du sud se rejoindre en s'étendant le long d'un axe de communication rectiligne préexistant, formé par le Steenweg (la Chaussée) et l'IJzerenleen. Grâce à l'obtention du droit d'entrepôt(1) pour le poisson, le sel et l'avoine (1259), et à l'essor de la draperie, Malines a connu une e e période d'expansion au XIII et au XIV siècles. La prospérité économique s'est accompagnée d'un accroissement de la population et de la construction de nouveaux quartiers. De nouvelles paroisses apparurent et la ville reçut une nouvelle enceinte e e à la fin du XIII siècle et au début du XIV siècle; elle comportait une douve et un mur percé de douze portes flanquées de tours (ill. 2). Malines prit alors cet aspect caractéristique de petite ville fortifiée et ceinte de fossés, avec un plan

Septentrion. Jaargang 15 radioconcentrique ajouré de places et de marchés qui s'est conservé jusqu'à nos jours. En bordure de la Grote Markt (Grand-Place) où se rejoignent les artères principales, on vit apparaître de nouveaux bâtiments publics (ill. 3): la Lakenhal

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1. Plan de la ville par Braun et Hogenberg, 1580. (Photo M.L.Z.).

e 2. La ‘Nieuwe Brusselpoort’ (nouvelle porte de Bruxelles), aquarelle de J.B. de Noter, XIX siècle. (Photo M.L.Z.).

3. La Grand-Place. (Photo Stadsdienst Monumentenzorg).

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4. Le marché aux Poissons et le Pont-Haut. (Photo M.L.Z.). ou halle aux Draps (1311-1326), le Beyaert ou Carillon (1383) et le Schepenhuis ou la Maison des Echevins (1374). Deux ponts sur la Dyle datent également de cette e époque: le Hoogbrug (Pont-Haut) construit à la fin du XIII siècle (ill. 4), et le Fonteinbrug ou pont de la Fontaine (1371). Des actes communaux de 1311 font déjà état de l'existence de rues pavées. Presque toutes les maisons d'habitation étaient en bois, et couvertes de toits de chaume. Le long des artères principales, la division caractéristique en parcelles très étroites, due à l'exiguïté du terrain à bâtir intra muros, s'est conservée en maints endroits. Après l'incendie de 1342 la municipalité prit des mesures tendant à limiter les risques de destruction par le feu: les maisons devaient désormais recevoir un crépi de plâtre et, à partir de 1348, on interdit les couvertures de chaume dans l'enceinte de la ville. Bien que sa prospérité économique fût sur son déclin, Malines atteignit sous les Bourguignons et les Habsbourg l'apogée de son rayonnement extérieur. Capitale juridique des Pays-Bas et même, au temps de Marguerite d'Autriche (1507-1530), capitale politique, Malines devint le séjour des détenteurs du pouvoir civil et religieux. Carrefour culturel de premier plan, la cour prônait l'humanisme et encourageait l'introduction du style renaissant. Cette période se caractérise par une activité intense dans le domaine de la construction, avec des lignées de maîtres d'oeuvre prestigieux comme les Keldermans. Demeures patriciennes, béguinages et refuges d'abbayes rehaussent dès lors le paysage urbain. Puis vint une période de lent déclin, aggravé encore par les troubles religieux du e XVI siècle. Pour des raisons de sécurité, le Grand Béguinage et plusieurs ordres monastiques s'établirent dans l'enceinte des murs. Le Grand Béguinage fut implanté, au prix de certains réaménagements, dans un secteur déjà urbanisé. A l'abri de ses murs, c'était désormais une véritable petite ville dans la ville, au plan asymétrique et ‘organique’ (ill. 5). Après la démolition des portes du béguinage en 1798, ce quartier fut peu à peu réintégré à l'ensemble de la ville. Toujours pour des raisons de sécurité, les remparts furent renforcés de bastions e au cours du XVII siècle. Le régime autrichien devait apporter une paix relative et une certaine prospérité économique, stimulée par les rapports extérieurs. La Leuvensesteenweg (chaussée de Louvain) fut tracée en 1729, et en 1750 Marie-Thérèse donnait son accord au creusement du Canal de Louvain, passant au sud-ouest de la ville. Le jubilé de Saint-Rombaut, en 1775, fut une date importante dans l'évolution du paysage urbain, car à cette occasion on devait rénover de nombreuses façades anciennes (ill. 6). La municipalité avait même prévu des primes pour la démolition de façades de bois. On construisit également à l'époque quelques grandes maisons bourgeoises et des hôtels

Septentrion. Jaargang 15 à la française; il s'agissait généralement de remaniements de noyaux anciens. Dans le cadre de la politique de réformes de Joseph II, on commença à démanteler des fortifications de la ville en abattant les ouvrages avancés des portes; les cimetières entourant les églises paroissiales situées intra muros furent supprimés et transformés en places publiques.

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Au temps de la République française, la suppression des institutions religieuses et des corporations entraîna la vente comme bien national et la démolition de nombreux monuments. D'autres se virent attribuer une nouvelle fonction, tel le couvent des frères mineurs transformé en caserne. Dans nombre de cas, ces changements de destination ont profondément marqué les édifices, mais ont en même temps contribué à les sauvegarder. e Au début du XIX siècle il existait encore un net contraste entre le Malines campagnard qui s'étendait extra muros avec ses petits noyaux d'habitat rural, et le Malines intra muros, noyau urbain multifonctionnel resserré entre les remparts médiévaux qui subsistaient à l'époque; différents quartiers s'y distinguaient par leur caractère spécifique (notamment les quartiers commerçants concentrés autour des divers ‘marchés’). Ils étaient coupés sporadiquement d'espaces non bâtis, - entre autres les grands jardins des couvents et les terrains bordant le mur d'enceinte. Remparts et portes furent abattus sous Napoléon. Ils furent remplacés par les fameuses ‘barrières d'octroi’, elles-mêmes supprimées à partir de 1860. La ville s'entoura dès lors progressivement d'une ceinture verte, avec de larges avenues bordées peu à peu de maisons bourgeoises. Après la révolution de 1830 et la brève crise économique qui s'ensuivit - marquée par le recul de la navigation fluviale et du travail du cuir - commença la phase d'industrialisation. L'industrie du meuble, la chaiserie en particulier, connut une grande expansion. Les entreprises artisanales, brasseries notamment, se multiplièrent le long de la Dyle. Placé depuis 1835 à l' intersection des principales voies du réseau ferré belge, Malines fut choisi pour siège de l'atelier central des chemins de fer (ill. 7). Cette nouvelle fonction entraîna la construction de grands ateliers et d'usines métallurgiques. L'importance croissante de Malines comme centre industriel a tout naturellement laissé sa marque dans l'évolution sociale et urbanistique de la cité. Les espaces encore libres à l'intérieur de la ville furent progressivement bâtis, et dans les quartiers ouvriers on alla même jusqu'à construire sur les parcelles

e 5. Le Grand Béguinage, dessin à la plume du XVIII siècle. (Photo M.L.Z.).

Septentrion. Jaargang 15 6. Demande de permis de construire au Befferstraat 5 en 1773. (Photo M.L.Z.).

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7. La place du Roi Albert. Vue panoramique sur la première gare par A. Ditzler. (Photo M.L.Z.). situées derrière les maisons. Ainsi naquirent les ‘fortins’ ou courées. Tout autour de la ville, le long des grandes voies d'accès, se développa une urbanisation tentaculaire en ruban. Plus importante fut la construction, entreprise en 1836, d'un quartier entièrement nouveau et situé hors de la vieille ville, au sud des boulevards marquant l'emplacement des anciens remparts: il s'agit du quartier de la gare, qui relie celle-ci au centre historique. Il présente un plan classique en patte d'oie. On y trouve de luxueuses maisons bourgeoises, avec une forte concentration de professions libérales et de commerces de meubles; des activités de secteur tertiaire se groupent aux abords de la gare. C'est à la même époque que se situent quelques modifications de la structure urbaine: prolongation de la Groenstraat (rue aux Herbes) et de la Huidevettersstraat (rue des Tanneurs), élargissement de la Muntstraat (rue de la Monnaie) et percement de la Louisastraat (rue Louise). Les centres commerciaux se déplacent alors progressivement vers les rues situées au sud de la Grand-Place, en direction de la gare. Non moins caractéristiques de l'esprit de cette époque, divers projets de construction remplissent des fonctions non seulement économiques, mais aussi culturelles et sociales: citons en particulier l'hôpital Notre-Dame (1854-1857) (ill. 8), des écoles souvent implantées à l'emplacement d'anciens couvents, une halle aux Légumes (1870) et une halle aux Viandes (1881); ces deux derniers édifices recourent aux styles ‘néo’ en usage à l'époque et mêlent des matériaux nouveaux tels que le verre et le fer à l'éclectisme du temps. Vers le début du siècle, l'aspect de la ville subit d'importants changements dûs à l'exécution de grands travaux d'assainissement: on aménagea deux écluses sur la Dyle et l'on creusa un canal de dérivation pour limiter les risques d'inondation; pour la même raison - et aussi pour des motifs d'hygiène - les canaux secondaires furent voûtés, ce qui permit de créer des artères plus larges (en particulier le Melaan) et d'aménager de nouveaux terrains (entre autres dans la Varkensstraat, la rue aux Porcs) au profit de l'extension industrielle - de la brasserie notamment. Malines a beaucoup souffert des bombardements de la première guerre mondiale. L'IJzerenleen en particulier fut presque entièrement détruit. En établissant les plans de reconstruction, on a voulu tenir compte avant tout des problèmes nouveaux que posait la circulation routière: on songeait à élargir des rues comme la Geitestraat (rue de la Chèvre) et la Blauwhondstraat (rue du Chien Bleu), à établir un nouveau tracé d'alignement et une liaison directe Melaan-Bruul par la Begijnenstraat (rue des Béguines) et l'IJzerenleen. Des difficultés financières firent obstacle à la réalisation de ces

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8. La façade et le plan des bâtiments de l'hôpital Notre-Dame de l'architecte Ch. Drossaert jr., 1854. (Photo M.L.Z.). projets, et la reconstruction proprement dite se borna à une architecture ‘de façades’ à tendances ‘historisantes’. Les habitations provisoires qui surgirent un peu partout à la fin de la première guerre suggérèrent à certains l'idée de créer des quartiers d'habitations individuelles sous forme de logements sociaux et de citésjardins; c'est ainsi qu'apparurent dans les années vingt, entourant la structure concentrique de la vieille ville, les premiers quartiers de villas résidentielles et de logements sociaux basés sur les principes et les plans (très simplifiés) de cités-jardins. Ils devaient continuer à s'étendre après la seconde guerre. Les dernières décennies ont été caractérisées par l'extension des fonctions commerciales, éducatives et régionales au détriment de l'habitat proprement dit. Des complexes de grande envergure ont été implantés à l'emplacement de bâtiments historiques: ainsi le centre culturel a-t-il remplacé l'ancien couvent des frères mineurs, et un centre commercial l'ancienne halle aux Légumes. L'aggravation des problèmes de circulation a imposé la création d'une nouvelle infrastructure routière extra muros, comprenant l'autoroute E 10 à l'ouest de la ville et reliée à celle-ci par deux bretelles d'accès nord et sud, aboutissant l'une et l'autre au boulevard périphérique aménagé à l'emplacement des anciennes promenades qui entouraient le centre de la ville. La structure essentielle du centre historique proprement dit est cependant demeurée inchangée. Les anciens ‘marchés’ ont été convertis en parkings. Conformément aux tendances actuelles, on s'efforce désormais de stimuler et de recréer l'habitat en ville (cf. zones de rénovation sociale), de réhabiliter les rues et les places présentant un caractère ancien typique et de réintégrer les complexes historiques délaissés en leur assignant des fonctions appropriées.

HILDE KENNES Collaboratrice à l' ‘Inventaris Bouwkundig Erfgoed’, (Inventaire du patrimoine architectonique). Adresse: Tervuursesteenweg 752, B-2959 Zemst-Elewijt.

Septentrion. Jaargang 15 Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

Bibliographie:

La matière de cet article a été fournie par l'introduction historique et géographique de Bouwen door de eeuwen heen. Mechelen. Historische binnenstad. Deel 9 n. (Bâtir au fil des siècles. Malines. Le centre historique. Tome 9 n.). Edition du ministère de la Communauté flamande, Direction de l'Aménagement du territoire et de l'environnement. Monuments et Sites. (Publication: mars 1984).

Eindnoten:

(1) Droit d'entrepôt: au Moyen Age, droit détenu par certaines villes d'exiger que les marchandises en transit y soient déchargées et proposées à la vente. Le même privilège pouvait s'exercer à l'égard des produits agricoles originaires des environs, qui devaient être obligatoirement vendus au marché de la ville.

Septentrion. Jaargang 15 57

Le marxisme et la revue ‘De Nieuwe Tijd’

Septentrion a déjà mis l'accent sur la naissance des partis politiques e o néerlandais au XIX siècle par des études de J.J. Vis (n 1, 1974, pp. 5-13) et de Elida K. Wessel-Tuinstra (no2, 1980, pp. 5-16) ainsi que sur l'origine du socialisme et de l'anarchisme aux Pays-Bas par des études de A.L. Constandse (no3, 1977, pp. 30-40/no1, 1980, pp. 26-35/no2, 1983, pp. 3-9) et de M. van der Goes van Naters (no1, 1983, pp. 44-47). Elle publie maintenant deux articles de Ger Harmsen, dont le premier paraît ci-dessous, sur la place du marxisme dans le mouvement ouvrier et les scissions qui marquèrent son évolution.

LE mouvement ouvrier socialiste aux Pays-Bas est né plus tard que dans les pays voisins, Belgique, France ou Allemagne. La raison de ce retard est évidente. Après le ‘Siècle d'or’ du capitalisme commercial hollandais, de nombreux marchands, fortune faite, estimèrent qu'il était plus commode et plus prudent d'investir son argent dans des actions financières à l'étranger. Ils vivaient ainsi de leurs rentes et leurs anciens ouvriers, devenus chômeurs, dépendaient maintenant de la charité des Eglises, charité alimentée par les rentiers. Cette pratique de la distribution d'aumônes par les instances cléricales servit admirablement la dévotion. Cette peinture de la société du dixhuitième siècle pourrait paraître simpliste, cependant une telle situation se prolongera fort avant dans le dix-neuvième. Ce n'est que dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle que le négoce et l'industrie se mirent à nouveau à prospérer. La ville d'Amsterdam et surtout celle de Rotterdam allaient connaître une époque florissante. Les ports connurent une expansion énorme et en quelques décennies la population augmenta de centaines de milliers d'habitants; on peut deviner toutes les conséquences sociales qui s'en suivirent. Une classe ouvrière, au sens moderne du terme, vit le jour. L'industrie lourde, quant à elle, se faisait attendre tandis que l'industrie légère se développait un peu partout à travers le pays. Les fortunes issues du négoce et les capitaux coloniaux dominèrent encore longtemps le marché et de nombreuses industries en sont nées. Tout ceci a déterminé et le caractère de la classe ouvrière aux Pays-Bas et le caractère du mouvement socialiste qui fait, timidement il est vrai, parler de lui vers 1870. Le pouvoir des grandes Eglises et le poids de l'organisation syndicale confessionnelle qui débute vers les années 1900, sont et resteront bien plus grands que dans les pays voisins. Tandis qu'à l'étranger les organisations syndicales socialistes sont beaucoup plus puissantes que les organisations syndicales confessionnelles, aux Pays-Bas les deux tendances comptent environ le même nombre de membres. Face à la chrétienté confessionnelle, assise des autorités et de la classe possédante, le socialisme chrétien ne représente qu'une faible minorité. La première Ligue social-démocrate, érigée vers 1880, recrute initialement ses membres parmi les ouvriers des grandes villes - Amsterdam, Rotterdam, La Haye - mais, dès 1890, sa zone de recrutement se déplace vers le nord du pays, la Frise et Groningue, régions essentiellement rurales. L'importation de blé américain bon marché et le manque de réaction du gouvernement central qui n'envisage aucune mesure occasionneront une crise agricole profonde qui durera longtemps. La grande

Septentrion. Jaargang 15 masse des tourbiers et des ouvriers agricoles se ralliera à l'idéal socialiste qui anime les artisans des villes provinciales du nord, soutenus dans leur action par des propagandistes de l'ouest du pays. Le premier social-démocrate à être élu au Parlement en 1888, malgré le système électoral censitaire, était issu d'une circonscription électorale située en Frise. Cet homme politique, le

Septentrion. Jaargang 15 58 pasteur luthérien Ferdinand Domela Nieuwenhuis, qui tourna le dos à son Eglise en 1879, prit la défense des ouvriers dans son journal Recht voor Allen (Droit pour tous). Convaincu par le forgeron Willem Ansing d'Amsterdam, Nieuwenhuis rallia la cause du socialisme. Bien vite, il deviendra le leader incontesté du jeune parti et le prophète de la nouvelle croyance socialiste. La Ligue social-démocrate était dominée par les ouvriers manuels car très peu d'intellectuels s'y associèrent. Bien que la Ligue s'inspirât sur le marxisme, il est difficile d'y découvrir une pensée quelque peu scientifique. Il faut voir dans ce socialisme une réaction violente, tant morale qu'émotive, contre le capitalisme inhumain et les conditions misérables dans lesquelles vivaient les travailleurs, plutôt que comme une certitude scientifique fondée sur une vision précise de la société en mutation. Ces premiers socialistes vivaient dans l'attente d'une révolution imminente. Déçus par le rejet unanime de toutes les propositions introduites par l'unique parlementaire socialiste, déçus parce que le droit de vote universel se faisait attendre, et bouleversés par l'énorme misère, surtout dans le nord du pays, de nombreux membres du parti optèrent pour l'anarchisme; même Nieuwenhuis se laissa entraîner dans cette direction. Une minorité, composée de quelques intellectuels - parmi lesquels l'avocat frison, P.J. Troelstra, et quelques ouvriers propagandistes, dont Willem Vliegen, typographe de Maastricht - quitta la Ligue social-démocrate et créa, en 1894, le Sociaal-Democratische Arbeiders Partij (SDAP - Parti social-démocrate ouvrier). Ce nouveau parti voulait, manifestement, épuiser toutes les possibilités offertes par la voie démocratique parlementaire afin de propager le socialisme et d'exiger des réformes sociales - une législation ouvrière

Ferdinand Domela Nieuwenhuis (1846-1919).

- quoique très peu de membres du parti crussent pouvoir briser l'opposition de la classe possédante sans passer par une révolution violente. La période florissante du capitalisme fit que le SDAP connut, dès que le droit de vote fut élargi, un assez grand succès parlementaire. La lutte syndicale quotidienne progressait de même. Tout cela agrandit l'abîme entre l'ancien et le nouveau parti aussi bien dans le domaine politique que théorique. Nieuwenhuis ne se contentait pas seulement d'être un leader politique, il prétendait être également un théoricien. Sa correspondance témoigne de ses contacts personnels avec Marx et Engels. Il résume en néerlandais le premier tome de Das Kapital sous le titre Kapitaal en Arbeid et le fait éditer en 1881. Marx loua cette initiative mais il ressort des notes trouvées dans l'exemplaire qu'il reçut en hommage - ses origines néerlandaises lui permirent de lire l'ouvrage sans problème - que Nieuwenhuis n'avait pas tout saisi.

Septentrion. Jaargang 15 Si Marx avait jugé l'ouvrage avec bienveillance, les intellectuels du SDAP par contre l'éreintèrent impitoyablement. Jeunes et téméraires, ils n'épargnèrent pas leur ancien maître. Peut-être étaient-ils trop rationnels pour estimer à sa juste valeur la signification politique et surtout morale qui s'en dégageait. Mais il s'avère exact que l'ancien mouvement n'a rien

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Pieter Jelles Troelstra (1860-1930). apporté - ou si peu - au marxisme en tant que théorie et méthode de recherche scientifique. Le nouveau mouvement, quant à lui, attira des intellectuels et des artistes. Parmi ces intellectuels, on retrouve Troelstra et H. van Kol, un ingénieur de Delft bien connu auprès des socialistes flamands et qui sera plus tard le spécialiste des questions coloniales. Dans cet article, nous nous intéressons aux intellectuels qui s'occupèrent principalement de la théorie, c'est-à-dire

Willem Hubert Vliegen (1862-1947).

à ceux qui étaient chargés de confronter la politique du parti avec les principes marxistes. Ce sont ces derniers qui fournirent au jeune parti du SDAP un organe théorique propre. Comme le jeune parti ne pouvait se permettre financièrement d'éditer la revue De Nieuwe Tijd, Sociaaldemokratisch Maandschrift (Le temps nouveau, mensuel de la démocratie sociale), ce furent quelques intellectuels qui, de 1896 à 1921, non seulement y collaborèrent gratuitement mais de plus fournirent euxmêmes l'argent nécessaire dans la mesure où ils n'avaient pu le collecter auprès des rares membres aisés du parti. Ce caractère privé de l'entreprise suscita parfois de vives réactions lors des réunions du parti, surtout chez certains dirigeants comme Troelstra qui se sentait parfois personnellement visé dans certains articles et critiques du Nieuwe Tijd. Et c'est pourtant ce caractère privé de la publication qui explique aussi sa longue existence ininterrompue. Qui sont les rédacteurs? Tout d'abord Frank van der Goes, homme de lettres du mouvement littéraire De Beweging van Tachtig (Le mouvement de Quatre-Vingt), qui, en réaction au ton trop moralisateur de la poésie du dixneuvième siècle, défendit dans la revue De Nieuwe Gids (Le nouveau guide) l'idée de ‘l'art pour l'art’. Cependant, aux Pays-Bas, le naturalisme et le symbolisme s'interpénétraient d'une

Septentrion. Jaargang 15 manière étrange et les poètes et écrivains ne s'en tenaient pas uniquement à l'expression des sentiments ou à la description exacte de la vie quotidienne. Toute critique sociale immanente devint bien vite une critique explicite. Frank van der Goes ne fut pas le seul à être infidèle à l'idée de ‘l'art pour l'art’ lorsqu'il opta pour le mouvement socialiste. Herman Gorter et Henriette Roland Holst, deux autres poètes, issus du même mouvement littéraire, s'associèrent

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Frank van der Goes (1859-1939). dès 1896 au SDAP et collaborèrent très vite à la rédaction de la revue De Nieuwe Tijd. Au fil des années, le nombre de rédacteurs augmenta et il n'y eut que peu de changements. Nous retrouvons tout d'abord Herman Heyermans, le grand auteur de pièces de théâtre, qui parvint à émouvoir une large couche de la classe ouvrière et qui édita en premier lieu la revue De Jonge Gids (Le jeune guide); ensuite le subtil historien Pieter Wiedijk, mieux connu sous le nom de J. Saks, et encore F.M. Wibaut, un homme d'affaires fortuné qui sera plus tard échevin de la ville d'Amsterdam. La revue ne jurait que par le marxisme de Die Neue Zeit, comme son nom l'indique d'ailleurs. Pour trancher les points litigieux, on ne se référait qu'à Karl Kautsky, considéré comme la grande autorité. A l'intérieur de la ‘Deuxième Internationale’ appelée aussi ‘Internationale socialiste’ (1889-1914), ce marxisme de De Nieuwe Tijd était désigné sous le nom de ‘marxisme de l'école hollandaise’. Les personnages les plus célèbres à l'étranger furent H. Roland Holst, H. Gorter et l'astronome Anton Pannekoek, de la ville de Leyde. Ce dernier rejoignit très tôt l'Allemagne pour y enseigner à l'école des cadres socialistes et ce, à la demande du parti allemand. Lorsque les autorités du pays lui rendirent cette tâche impossible, il continua à résider

Herman Gorter (1864-1927). en Allemagne et à publier dans diverses revues socialistes tout en écrivant toujours pour De Nieuwe Tijd. Roland Holst, Gorter et Pannekoek doivent leur renommée internationale au rôle actif qu'ils ont joué dans les discussions importantes relatives à la critique révisionniste du marxisme, à l'analyse et à la signification des grèves de masse, et à l'étude de la philosophie même du marxisme. Plusieurs de leurs écrits parurent en langue allemande: le fascicule de Gorter intitulé Historisch materialisme (Le matérialisme historique) sortit même en russe. La soi-disant ‘école hollandaise’

Septentrion. Jaargang 15 ne formait cependant, ni sur le plan théorique ni sur le plan politique, un groupe homogène. Que peut-on dire du marxisme prôné par De Nieuwe Tijd? Une seule observation s'impose aussi bien à propos de ce qui unissait les différents rédacteurs et collaborateurs que de ce qui les différenciait. Pour commencer, ils connaissaient bien mieux les écrits de Kautsky que ceux de Marx. La seule exception fut J. Saks. Pannekoek, par exemple, admettait qu'il n'avait jamais lu Das Kapital en entier. En second lieu, la plupart d'entre eux avaient subi l'influence du mouvement social anglais de William Morris, Walter Crane et surtout des ‘Fabians’, une association d'intellectuels socialistes, créée à Londres en 1883-1884. Saks dira

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Henriette Roland Holst-Van der Schalk (1869-1952).

J. Saks, pseudonyme de Pieter Wiedijk (1867-1938). plus tard: ‘Nous étions tous des marxistes convaincus mais pour le quart si ce n'est la moitié des “Fabians”; tous nous étions influencés par l'esprit du socialisme anglais quoique nous ne jurions que par le socialisme allemand’. Ensuite, ils étaient tous des inconditionnels du darwinisme. Plus encore que Kautsky, ils en arrivèrent à fondre dans un seul creuset les idées de Darwin et celles de Marx. Nombreux furent les écrits qui traitaient des rapports entre le darwinisme et le marxisme. Le rôle et l'influence de Hegel sur Marx n'apparaissent dans aucun texte et semblent être ignorés. Enfin, ils estimaient que le marxisme, considéré par eux comme une science sociologique, nécessitait un complément philosophique. Non seulement ils rejetèrent la philosophie de Kant, mais ils s'inspirèrent du socialiste allemand Joseph Dietzgen, un autodidacte, qui développa à sa façon - sans jamais avoir entendu parler de Hegel - une philosophie dialectique. Gorter traduisit son oeuvre, Pannekoek en rédigea l'introduction pour l'édition allemande et Roland Holst y consacra même tout un livre également publié en allemand. Quels étaient les points de divergence? Quoique la revue De Nieuwe Tijd fût aux mains de marxistes orthodoxes, il y eut également des collaborateurs qui prirent la défense d'Eduard Bernstein, le père du révisionnisme. Voici ce que dit du révisionnisme Willem Vliegen: ‘Son mérite principal réside en ce qu'il est entièrement, de par son essence même et de par sa forme, marxiste’. Selon lui, on ne pouvait suivre les marxistes orthodoxes sans s'éloigner de la base même de la réalité sociale. Celui qui voulait rester vraiment marxiste devait, sur base de nouveaux faits, revoir la théorie. Mais les marxistes orthodoxes, eux-mêmes, ne formaient pas un bloc uni. Dans la querelle scolaire

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Florentius Marinus Wibaut (1859-1936). sur le point de savoir si l'enseignement chrétien devait être, oui ou non, subventionné, Gorter et Pannekoek affichaient une opinion diamétralement opposée. Pannekoek préconisait les subventions pour éviter que la lutte religieuse ne remplaçât la lutte sociale. La controverse entre les marxistes extrémistes et les modérés (parmi ceux-ci les révisionnistes) devint tellement virulente qu'une scission du parti social-démocrate s'avèra inévitable. L'exclusion, en 1909 - volontaire ou involontaire - de marxistes irréconciliables divisa définitivement le parti en deux clans. Gorter, Pannekoek et Saks optèrent pour un nouveau parti, tandis que Van der Goes, Roland Holst et Wibaut défendaient l'ancien. Seul De Nieuwe Tijd parvint à réunir les deux camps, et ce uniquement grâce au caractère strictement privé de la revue, comme on l'a déjà dit précédemment. C'est seulement en 1916 que le SDAP institua son organe

Anton Pannekoek (1873-1960). théorique propre sous le nom De Socialistische Gids (Le guide socialiste). Dès lors, seuls les membres, très peu nombreux, du nouveau parti, continuèrent à se rallier autour de De Nieuwe Tijd. Les années de la première guerre mondiale et la révolution russe et allemande insufflèrent à cette revue un nouvel élan politique grâce auquel elle regroupa une autre génération composée principalement de jeunes intellectuels. Ce sujet sera abordé dans un prochain article et nous y parlerons aussi d'une nouvelle polémique qui, sous l'impulsion de Pannekoek et de Gorter, divisa le camp marxiste pour la troisième fois.

GER HARMSEN Professeur de philosophie sociale et de sociologie historique à la Rijksuniversiteit Groningen.

Septentrion. Jaargang 15 Adresse: Ds Veenweg 59, NL-8456 HS De Knipe.

Traduit du néerlandais par Paul Lecompte.

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Chronique Sadi de Gorter Paris

IL A BIEN FALLU M'Y METTRE après avoir longtemps hésité. Je ne doutais pas que j'allais au devant d'un travail de Titan, mais qu'y faire? Depuis des années, je cherchais la meilleure solution. Bref, c'est fait. Maintenant il faut passer aux actes. J'ai pris la ferme résolution de constituer un fichier pour les livres de ma bibliothèque. Je ne pouvais me résoudre à l'euthanasie, encore que ma bibliothèque eût physiquement cessé de vivre. Quand il n'y a plus de places vacantes dans les rayonnages et que l'on se voit contraint de poser les livres n'importe où, d'abord en rangée de deux, l'un devant l'autre, puis à plat sur les plus petits formats, ensuite sur les ‘plages’ des fenêtres, sur et sous la table de travail, en piles contre les murs, on constate tristement que l'on n'a plus de bibliothèque du tout. Abondance de biens nuit. Donc il faut vendre les livres qu'on ne lira plus jamais. Je n'ai pu m'y résoudre, n'aimant pas brader mon passé. Créer de l'espace en déménageant? C'est vite dit et d'ailleurs je ne veux pas m'effacer devant ma bibliothèque, je veux l'incorporer dans ma vie quotidienne. Ne restait qu'à trouver le ‘système’. La martingale

La bibliothèque du Collège Canisius à Nimègue en 1912, une martingale pour gagner au jeu du classement idéal. pour gagner au jeu du classement parfait. Le plus simple est le fichier par ordre alphabétique des auteurs. Simple? quand vous avez une bibliothèque composée de poésie, de romans, d'essais, d'histoire, d'anthologies, de catalogues, de numéros spéciaux de revues? Bien sûr, la méthode doit être mise au point pour affronter vos problèmes. Les bibliothèques publiques que je fréquente assidûment ont trouvé elles la solution malgré des millions d'entrées. Plus j'y réfléchissais, plus je comprenais que mon problème n'était pas le fichier, mais la place. Je revenais à la case départ. Faut-il ranger les livres selon leur format et régler l'espace disponible en conséquence? Le classement par ordre de taille a l'immense avantage d'éviter les contraintes imposées par l'écartement des rayonnages. Il faut donc numéroter les ouvrages au dos mais sur certains livres précieux je ne neux pas porter d'inscriptions. Et les catalogues de six pages à classer également? Mon embarras me faisait penser à la réunion que j'eus naguère avec des représentants de la police et des pompiers de Paris à l'Institut Néerlandais, pour étudier de concert les problèmes de la sécurité des oeuvres d'art qui y

Septentrion. Jaargang 15 64 sont entreposées. ‘Pour éviter les vols, disait l'honorable représentant de la police, il faut attacher les tableaux de telle sorte qu'ils soient littéralement scellés dans les murs’. ‘Holà, répondait l'honorable représentant des pompiers, vous allez vouer les tableaux à leur perte en cas d'incendie’. ‘Bon, rétorquait l'expert de la police, tentons d'entraver de notre mieux la fuite d'un éventuel voleur en l'obligeant à ouvrir les portes en les tirant à soi, ce qui le forcera à lâcher momentanément sa proie’. ‘Même problème en cas de sinistre, remarquait obligeamment le pompier, il faut au contraire pouvoir ouvrir une porte en la poussant si nécessaire du pied’. Bref, il n'y avait pas de solution universelle et fort de cette homérique empoignade d'antan, je me mis à improviser en prenant cependant comme point de départ l'ordre alphabétique, tous genres, tous formats confondus. Les inconvénients m'apparurent aussitôt, car je mélangeais les livres écrits en français et ceux en néerlandais, anglais et allemand, les traductions d'une langue dans une autre tandis que j'écartelais un auteur russe dont j'avais une version néerlandaise sous le nom de Poeskin et une version française sous le nom de Pouchkine. Tant pis, je me suis mis à l'oeuvre avec entrain. Les résultats ne se dégageront pas tout de suite de mes efforts; aux livres que j'ai provisoirement accumulés dans tous les coins s'ajoute le désordre fabuleux des fiches qui jonchent ma table de travail. Alors voilà: pour faire de la place par terre, je viens de tasser les livres dans les rayonnages et j'ai pyramidé les fiches déjà préparées. Au moins j'aurai des mois d'été tranquilles.

JE NE SUIS PAS LE SEUL À ME préoccuper de trouver de la place pour bien ‘fonctionner’. J'en veux pour preuve les travaux entrepris dans ma rue où une fois de plus on vient de défoncer le macadam. Cette fois-ci il faut renouveler les câbles d'électricité de la Régie Autonome des Transports Parisiens. L'an dernier, on avait éventré la rue pour le Chauffage Urbain. Il en avait été ainsi les années précédentes où successivement (par ordre alphabétique?) la Compagnie des Eaux, le Gaz de France, les PTT avaient fouillé les entrailles de la chaussée. Dans les courts intervalles où il ne se passait rien, on asphaltait. Pendant un certain temps le goudron permettait de faire le relevé en noir des tranchées refermées. L'incurie des pouvoirs publics fait, sur le pas de la porte, le sujet des conversations. Pourquoi ne pas ouvrir la rue une fois pour toutes et faire passer dans une même tranchée tous les cables, tuyaux, fils, conduits, égouts dont la ville a besoin? O sagesse populaire! Une vaste fermetureéclair par-dessus les viscères de la capitale. Pour avoir une ville nette et des trottoirs très vingtième siècle. Notre impatience a quelque chose d'irrévérencieux envers des générations d'ancêtres. Il suffit de songer que les travaux de construction de la cathédrale d'Utrecht ont duré 250 ans.

MENA LOOPUYT EST UNE FEMme-peintre de mes amies à qui je ne puis rien refuser car elle a un caractère de cochon et un talent de lionne. Elle fut peintre du dimanche avant de devenir peintre de semaine. L'amateurisme continua à fleurir dans ses oeuvres de professionnelle et je la comparais à... Ingres. On ne peut trouver dans l'histoire de la peinture d'oeuvres plus opposées, de talents plus contradictoires, de tempéraments plus incompatibles, d'inspiration plus antagoniste, de finalités plus disparates. L'immense bonhomme

Septentrion. Jaargang 15 Mena Loopuyt. qu'est Ingres peint sans imagination: il copie les grandes figures du passé, il plagie les modèles vivants à force de décalquer les lignes bien en chair de ses personnages. Tout au contraire, Mena Loopuyt déborde d'imagination au point d'en oublier qu'il existait une peinture avant elle et de surcroît elle crée des modèles inexistants. Ingres, intellectuel et fanatique de la beauté plastique, génie du dessin, face à Loopuyt qui nie la fonction du dessin tant elle déambule sur les chemins de la liberté, quelle aberration de les associer en quelques phrases. C'est qu'Ingres est le type même du conservateur en art et sa psychologie est méditerranéenne alors que Loopuyt qui a passé sa vie en France est, en bonne Hollandaise de Dordrecht, méditerranéenne de vocation et cherche à dépasser un conservatisme psychologique d'excellente souche théologique. Cette copine de plus de quatre-vingts ans me téléphone un dimanche matin de juin, me dit qu'elle va, comme chaque année, passer l'été à Cliousclat dans la Drôme, et qu'elle aimerait que j'écrive un texte sur elle pour un recueil de reproductions de ses tableaux à paraître aux Pays-Bas. ‘Fais ça pour moi en deux langues, tu veux bien?’ Avant de raccrocher, elle prend le temps de dire encore: ‘C'est urgent’.

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Dessin de Mena Loopuyt.

Je n'avais pas accepté formellement, mais je me trouvais dans la situation du gars à qui un camarade demande de lui donner un coup de main pour accrocher une petite armoire de toilette audessus d'un lavabo: un accord tacite, une preuve d'amitié. Comme je pouvais m'y attendre, je fis l'introduction et - vanzelfsprekend - dans les deux langues. Aimant cette peinture sans prétention mais pleine d'enseignements, je n'eus aucun mal à écrire mon petit chef-d'oeuvre, quoique, à mon très vif regret, je ne me crus pas autorisé à mentionner le nom d'Ingres, bien que - comme le disait si éloquemment Nicolas de Staël: ‘C'est la main qui donne la dimension’.

A TOUS CEUX QUI PRÔNENT UNE culture européenne, sommet de l'édifice européen, j'ai toujours rétorqué qu'une culture européenne marquerait la fin du génie européen, constitué par l'addition des spécificités régionales et non par la soustraction de nos diversités en vue d'obtenir un dénominateur commun. Enduire d'un vernis unitaire une Europe homogénéisée et pasteurisée, c'est emprunter le plus court chemin vers la disparition de l'idée même d'une Europe fédérale. Je combattrai toujours toute action en faveur de la ‘création’ d'une culture européenne, qui déboucherait inévitablement sur un unilinguisme européen. Je résume: une culture européenne, non, une Europe culturelle, oui, trois fois oui. Je suis conforté dans mon voeu en lisant ce que mon ami Jean Lescure dit d'André Malraux auquel il consacre un album pour le compte de la Bibliothèque de la Pléïade chez Gallimard. Choisie et commentée par Lescure, cette iconographie - une fois n'est pas coutume -tire l'essentiel de son intérêt du texte qui l'accompagne. Et ce texte s'étale sur plus de 300 pages, les photos et documents ne semblant être là que pour honorer le titre ‘d'album’. La vie et l'oeuvre de ce personnage hors du commun et haut en couleurs offre à chaque instant des vues panoramiques sur de beaux paysages intellectuels, artistiques, moraux. Lescure emprunte à L'Homme et la culture

Le poète Jean Lescure dont l'oeuvre est divisé en de nombreux compartiments - poésie, essais, traductions, études sur le philosophe Gaston Bachelard, les peintres Bazaine, Lapicque, etc. - vient

Septentrion. Jaargang 15 d'ajouter un André Malraux à la liste impressionnante de ses travaux. Ancien directeur du théâtre des Nations, il a crée l'Association des cinémas d'art et d'essai. artistique de Malraux cette définition que je fais mienne avec d'autant plus d'empressement que j'avais pensé la même chose, mais mal formulé au cours d'un congrès au Luxembourg en 1975. ‘L'art en Europe, dit Malraux, n'est pas un héritage, c'est un système de volonté et l'Europe ne sera pas un héritage mais volonté ou mort.’ Jean Lescure rappelle dans ses commentaires sur la vie de Malraux que c'est un écrivain néerlandais qui lui fut le plus proche. Eddy du Perron avait son âge et Malraux lui dédie La condition humaine. Du Perron qui est surtout connu par un roman autobiographique Het land van herkomst, traduit en français par Philippe Noble sous le titre Le pays d'origine, avait fait don à Malraux d'une île dans le Pacifique. Il n'y alla jamais. ‘Le Pacifique. Des îles. Par là il y a une île appelée Balé-Kambang que m'a donnée Eddy du Perron. Il est mort à l'entrée des Allemands en Hollande. Il tenait toute politique pour non avenue et l'Histoire aussi je crois. C'était mon meilleur ami.’ Solennel hommage d'un écrivain qui en quelques mots sait émouvoir jusqu'aux plus endurcis. J'ai connu un homme politique néerlandais qui connaissait par coeur le discours prononcé par Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Lescure rappelle qu'un autre écrivain néerlandais a été lié d'amitié avec Malraux, l'auteur d'un roman célèbre Zuyderzee: Jef Last. Pendant la guerre d'Espagne, Malraux apprend que Jef Last est menacé. Il va le chercher et le colle d'autorité dans un avion pour la France. Jef Last dira: Il m'a sauvé la vie. C'est dans la peinture hollandaise que Malraux trouve sujet aux réparties les plus percutantes. Les pages des Voix du Silence en

Septentrion. Jaargang 15 66 pullulent. Je cite au hasard: ‘La Hollande n'inventait pas de poser un poisson sur un plat, mais de n'en plus faire la nourriture des apôtres’. ‘Avec Frans Hals commence la rivalité du peintre et du modèle.’ ‘Le protestantisme de Rembrandt n'est pas un catholicisme plus ou moins rationalisé’. ‘En 1670 Hals et Rembrandt sont morts, et une ère avec eux. Vermeer vivant, et qui leur succède comme l'art moderne au romantisme, en ouvre une autre. On s'en apercevra deux cents ans plus tard’. Enfin, cette dernière citation sur Van Gogh: ‘Bientôt Van Gogh va peindre. A la représentation du monde succède son annexion’.

ASSIS DEVANT MA MACHINE À écrire depuis des heures, je viens de relever la tête. Manque d'imagination? Non, mal au dos. Nous sommes le 20 mai, jour anniversaire de la naissance de Gerrit Achterberg, poète génial s'il en fut, qui prit à bras le corps la langue néerlandaise, la pressa comme un citron et égoutta cette sève vive dans des vers grisants:

Ma mère est un vendredi matin blafard Elle doit faire la chambre, que vole la poussière,

Le sportif aux pantoufles à crampons pendant le Mundial (caricature de Claude Serre).

Préparer le diner après avoir lavé par terre Et rassembler les restes du repas d'hier soir

Quel âge aurait eu Achterberg aujourd'hui? Plus de quatre-vingts ans me semble-t-il. C'est inimaginable, lui qui mourut en pleine maturité avant la soixantaine. Il en va de la bonne poésie comme de la bonne cuisine: elle tue, s'il faut en croire Pierre Magnan qui écrit ‘quand dans la maison d'un couple mal assorti vous sentez de bonnes odeurs de cuisine, ne vous interdisez pas de croire que la femme est en train de tuer l'homme’. C'est dit sans ambages dans son roman Les courriers de la mort.

LE MOT ‘PRIVATISATION’ EXISte depuis une vingtaine d'années. Il va sans dire qu'il est issu, comme c'est presque toujours le cas, d'un verbe, privatiser, qui n'est guère plus ancien. On commence généralement dans la langue journalistique par définir l'action (dans le cas présent ‘transférer au secteur privé’) avant de dériver un substantif du verbe. A l'inverse de privatiser, le français connaît le verbe nationaliser dont la naissance remonte à la première moitié du siècle dernier. Le vocabulaire est le meilleur support de l'Histoire. Dans mon Van Dale bilingue, j'ai trouvé publiciser, dans le sens de

Septentrion. Jaargang 15 transférer au secteur privé, mais ce n'est que dans ce dictionnaire que j'ai rencontré ce verbe. Bref, on privatise tandis que l'individu est plutôt étatisé. Je suis même pourvu depuis quelques mois d'un numéro de contribuable néerlandais destiné à m'accompagner ma vie durant. Je l'ai recherché pour écrire cet écho, hélas! en vain. Il aurait été simple de le tatouer sur le bras et on aurait sans doute proposé cette méthode si des événements tragiques encore présents dans les esprits n'avaient rendu odieux et impraticables pour longtemps de tels procédés honteux. J'avais fait un mauvais jeu de mots sur le nom du directeur des Editions Bernard Grasset. Il était le neveu et le filleul du fondateur et il s'appelait Bernard Privat. Il avait ‘privatisé’ la maison d'édition sans changer un iota à la politique de celle-ci. Est-ce que la privatisation d'une chaîne publique de télévision en France donnera sept jours sur sept du génie aux collaborateurs de la station? Quelques créations télévisées valables par an représentent déjà une bonne récolte. Shakespeare aurait-il eu du génie à jet continu s'il avait été pendant trente ans producteur à la BBC?

IL Y A QUELQUES ANNÉES, LE journal Le Monde avait consacré aux Pays-Bas ‘prospères et tolérants’ de nombreuses pages spéciales. L'écrivain et journaliste néerlandais Rudi Kousbroek y avait écrit que ‘fondés par un prince taciturne les Pays-Bas n'ont jamais appris à parler’. Excusez la maldonne historique, commune d'ailleurs à beaucoup de gens: le prince d'Orange n'était pas un ‘taiseux’, bien au contraire, il était un causeur s'exprimant avec

Septentrion. Jaargang 15 67 aisance et seuls ses célèbres silences diplomatiques lui ont valu le surnom de taciturne. L'idée formulée par Kousbroek, partagée par nombre de Néerlandais, que la Hollande ne sait pas parler est controuvée par l'église, la radio, la télévision. D'ailleurs dans le même numéro de ce journal, ma compatriote Marlène Tuininga attire l'attention sur ‘le goût légendaire des chrétiens néerlandais pour les discussions et les débats’. Nul doute que l'audio-visuel a été amplement mis au service de nos millions de théologiens, croyants, agnostiques, athées, pacifistes, atlantistes, utopistes, politiques. En Hollande, c'est le silence qui est l'exception.

IL Y A QUARANTE ANS CETTE année que furent négociés par la voie diplomatique des accords culturels entre la France et la Belgique, entre la France et les Pays-Bas ainsi qu'entre la Belgique et les Pays-Bas. A temps nouveaux, instruments nouveaux. Au lendemain de la dernière guerre, nos hommes d'Etat estimèrent à juste raison qu'il fallait recréer de toutes pièces et sans retard des relations culturelles entre les trois pays que je viens de nommer et qui, traditionnellement, entretenaient des rapports étroits et variés dans le domaine des arts et des sciences. Etrange destin que celui de Nations ingambes auxquelles il était urgent de faire don de béquilles pour leur réapprendre à marcher. Les années d'occupation avaient ensablé les voies naturelles des échanges, entravé la circulation des idées, supprimé la libre confrontation des travaux de l'esprit. Il fallait ouvrir les écluses pour évacuer les eaux croupies, rétablir le dialogue des artistes et des savants à travers les frontières. L'impulsion donnée par les accords culturels a été payante. La création de bourses d'études s'est révélée importante pour la formation de nos jeunes spécialistes, la mise sur pied de manifestations artistiques a répondu à l'attente des promoteurs. Finalement, après des années d'exercice, on doit constater que la vraie victoire remportée grâce aux accords culturels réside dans le fait qu'ils sont devenus à peu près inutiles, le courant séculaire des échanges ayant repris ses droits. Demeurent des sous-commissions spécialisées qui animent des opérations bilatérales, par exemple sur le terrain de l'enseignement technique, mais ces activités officielles se font au coup par coup et ne sont d'aucune manière déterminantes pour une politique culturelle harmonieuse et concertée des pays dont il s'agit. Est-ce la faiblesse ou au contraire la force des démocraties de pouvoir se passer des Instruments qu'elles ont elles-mêmes forgés? Depuis 1946, les trois pays ont signé chacun pour son compte avec des pays tiers des dizaines et des dizaines d'accords culturels. Y a-t-il eu pour autant un soupçon d'accession des hommes à la culture d'autrui? Les pays tiers que je viens d'évoquer sont aussi des pays du tiers-monde. Face à eux, il est essentiel de ne pas ‘exporter’ nos propres contradictions. Mais au fait! existe-t-il un accord culturel entre les provinces d'Anvers et de Liège? Si ce n'est bienveillamment par l'intermédiaire de Septentrion, revue de culture néerlandaise en langue française?

LE PROFESSEUR NÉERLANDAIS Henri Baudet donne actuellement des cours sur l'histoire des créations et inventions industrielles à l'Ecole supérieure de technologie de Delft. Un vaste sujet qui dans les temps modernes traite aussi bien de la pénicilline que du stylobille sans oublier, du moins je le suppose, la lampe Pigeon et la lame Gillette. Dans une récente interview, questionné sur les enseignements éventuels de

Septentrion. Jaargang 15 l'histoire, Henri Baudet fit cette jolie observation: les économistes ont tendance à ne voir que les similitudes, les historiens voient surtout les différences.

LES DINERS EN VILLE VOUS offrent assez souvent la surprise de rencontres passionnantes... surtout quand on ne se fait guère d'illusions sur les convives réunis par la maîtresse de maison. J'ai maintes fois fait la connaissance d'un voisin de table plein de verve, heureux de vous faire bénéficier de son érudition et des finesses de son esprit. Si par inadvertance on le retrouve à quelque temps de là, c'est généralement la consternation: il n'avait qu'un programme à l'affiche pour tout répertoire. Je pensais à cette situation en lisant dans Les mémoires d'un homme de couleurs de Charles Sorlier un numéro de table savoureux. Il faut préciser que Charles Sorlier, gamin de Paris livré tôt au pavé de la capitale où un monde interlope de souteneurs, de prostituées, de clochards lui a tenu lieu d'université, est entré en 1948 dans l'atelier de lithographie de Mourlot, rue Delambre, un haut lieu de couleurs. Pendant trente-cinq ans, il fut le lithographe attitré de Matisse, Dufy, Léger, Chagall, Picasso et cent autres. Avec truculence, il raconte dans ses Mémoires sa vie de Titi parisien. Il nous avoue qu'il eut souvent le plaisir au cours de diners avec des gens du monde s'interrogeant sur sa vaste culture de répondre: ‘Vous savez, je n'ai aucun mérite, j'étais prédestiné car ma grand-mère était concierge et mon grand-père balayeur’. Immanquablement, écrit Sorlier, tous ces gens s'esclaffaient: ‘Ce Charles, comme il est drôle!’ Et pourtant il disait vrai. L'anecdote m'a ravi et m'a

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Le poète néerlandais Adriaan Roland Holst (1888-1976) (portrait de A.C. Willink). remis en mémoire un fait que m'avait raconté le poète Adriaan Roland Holst et que je m'étais par la suite attribué indûment lorsqu'on commença à parler de mon action à l'Institut Néerlandais dans les journaux. Un jour, alors qu'il était déjà très connu, il s'était trouvé mêlé à un groupe d'intellectuels où l'on parlait de lui. Il faut préciser que c'était avant l'irruption de la télévision dans notre vie quotidienne. Il écoutait non sans plaisir les mots élogieux prodigués à son égard quand soudain l'un des participants à la conversation lui demanda à brûlepourpoint s'il connaissait Roland Holst. ‘Je le connais mal, répondit notre poète, mais je le fréquente assidûment’, ce qui lui attira aussitôt cette réplique: ‘Tiens, tiens! vous aussi?’

DANS UN SONDAGE RÉCENT SUR les causes de l'irritation du public dans la société d'aujourd'hui, 40% des Néerlandais interrogés ont répondu que ce qui les irrite le plus c'est... la publicité télévisée pour les produits de lessive.

J'ÉTAIS À HAARLEM LE JOUR OÙ j'appris par le quotidien Haarlems Dagblad, qui en est à sa centième année d'existence, la disparition de et de Jean Genet. Le journal consacrait à la nouvelle la première colonne de sa première page. L'article sur Simone était un produit de la rédaction et continuait dans le corps du journal. Celui sur Jean Genet, nouvelle apprise tardivement, était un condensé de dépêches d'agences. Malgré la tristesse que me procurait l'événement, j'ai souri en lisant les titres donnés aux deux papiers: ‘Simone de Beauvoir overleden’ et ‘Jean Genet gestorven’ que, pour respecter la nuance, je traduirais par: ‘Décès de Simone de Beauvoir’ et ‘Mort de Jean Genet’. Dans ces libellés, il y avait je ne sais quoi de sartrien.

IL Y A LES SUPER-DOUÉS ET IL Y a ceux qui ne savent jamais rien. Les bons et gentils maris font généralement partie de cette dernière catégorie. Aux yeux de leurs épouses, s'entend! Et puis il y a les lecteurs de journaux qui vous font instantanément profiter de leur savoir tout frais. J'appartiens à ces gens-là. Le numéro d'avril 1986 du Courrier de l'UNESCO me donne l'occasion de vous en fournir une nouvelle fois la preuve. Je lis régulièrement la version néerlandaise de ce mensuel mais vous avez le choix entre 32 langues. Le numéro dont il s'agit était consacré ce mois-là à la Planète de l'eau, laquelle est, ni plus ni moins, la nôtre, celle qui est jusqu'à preuve du contraire la seule de cette catégorie. S'il y avait

Septentrion. Jaargang 15 Arnemuiden, maisons au bord de l'eau, pyramides océanes sous le soleil couchant. de l'eau ailleurs de par le vaste cosmos, il y aurait là aussi des êtres vivants. Et nous aurions déjà fait connaissance et échangé des correspondants de presse. Et le Courrier de l'UNESCO aurait doublé ou triplé le nombre de ses éditions. Déjà sur notre terre existent 3 000 langues. Trois mille! Quelques milliers de plus, ça ne fait aucune différence. A condition que chacun lise, écrive et parle le néerlandais! Bref, ce qui m'a frappé dans cette étude sur la Planète de l'Eau ce n'est évidemment pas que les mers de notre monde occupent plus d'espace que la terre ferme; nous le savions depuis longtemps. L'étrange dans cette affaire, c'est qu'il y a une similitude frappante entre les océans et le liquide présent dans le corps humain. En gros, 70% de la superficie de la terre sont constitués d'eau de mer et 70% du corps humain sont à l'état de fluide. Ce n'est pas nouveau, mais j'ignorais totalement que la composition de ces liquidescelle de la mer et celle de notre anatomie - est pratiquement identique. On dénombre dans les deux cas 57 éléments différents qui vont, en ordre décroissant du chlore à l'or, en passant par le soufre, l'argon, l'iode, le titane, pour ne citer que des termes connus. En somme, le monde et nous, c'est kifkif. Je suppose que si j'envoyais à un laboratoire d'analyses médicales un tube d'eau de mer teintée en rouge on y découvrirait trop d'unités d'antistreptolysines et trop peu de grammes de fibrine, mais le malade que je suis n'aura pas à s'inquiéter aussi longtemps que le potassium ne dépasse pas la dose traditionnelle qui peut osciller entre 165 et 215 mg, soit 4,2 à 5,5 unités S.I. Si on m'ôte le liquide du corps, je retourne aux 30% de terre de notre globe. Je rejoins ainsi l'histoire de l'humanité. Si je bénéficie d'un bon piston, mon

Septentrion. Jaargang 15 69 petit amas de terre, de cendre, de poussière sera à nouveau humidifié à point et je ressurgerai parmi vous dans quelques millions d'années.

HIER SOIR, À UNE TABLE AMIE, écrivains et diplomates étaient face à face. La discussion portait sur la compréhension entre les hommes avant et après l'épisode biblique de la tour de Babel. En d'autres termes, faut-il une langue universelle ou la confusion dans la disparité? Une multitude de langues est-elle facteur d'enrichissement culturel ou gaspillage de valeurs? On était loin par conséquent de l'orgueil des Babyloniens d'une part, et de la tactique ‘diviser pour régner’ de Dieu le Père, de l'autre. J'observais, tout imprégné encore de ma lecture sur La planète de l'eau quelques jours auparavant, avec une vive joie, la montée des vagues allant à l'assaut des convictions établies car elle prouvait que l'homme n'agissait pas autrement que la mer assiégeant des falaises. Nos 70% réciproques étaient dignes de leur réputation.

DANS LES JEUX TÉLÉVISÉS - CES ‘quiz’ dont raffolent paraît-il nos contemporains -l'animateur pose des questions dont il est seul à connaître la réponse. D'où son air satisfait-prétentieux-infatué quand le compétiteur donne sa langue au chat. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le candidat éliminé ne demande jamais à brûle-pourpoint au meneur de jeu si Mathusalem a vécu 830 ou 880 ans.

J'AI TOUJOURS ENTENDU DIRE qu'en 1927 à l'occasion du centenaire de la naissance de Charles de Coster il y eut à Ixelles où il mourut en 1879 à l'âge de 52 ans une commémoration officielle ou l'inauguration d'un monument à sa mémoire. L'écrivain de Belgique dont les Flamands d'abord et le monde entier ensuite lurent

Charles de Coster. avec délectation la légende de Tijl Uylenspiegel ajoutait cette annéelà un grain de sel posthume aux facéties de ses héros romanesques. L'affaire est trop belle pour ne pas être vraie. On m'a raconté qu'un ministre belge a prononcé à cette cérémonie un discours éblouissant sur le célèbre écrivain, vantant ses mérites dans des termes choisis qui firent les délices de la nombreuse assistance, éblouie par le savoir, la justesse de ton et la qualité morale du discours ministériel. Les larmes aux yeux la veuve, la fille ou la petite nièce de l'écrivain dit au ministre à l'issue de la manifestation combien elle avait admiré son intervention, la hauteur de ses vues, l'incomparable connaissance de l'oeuvre, la virtuosité de son analyse, son enthousiasme pour le style de Charles de Coster. Modeste, très modeste, Monsieur le Ministre aurait répondu qu'il lui eût été facile d'être plus éloquent encore s'il avait connu le flamand, mais il avait dû se contenter de lire la version française. Patatras! Second écroulement des murailles de Jéricho: Charles de Coster est un écrivain français de Belgique, diaboliquement français car il écrivit même en français e du XVI siècle des Légendes flamandes et son Uylenspiegel est rédigé en une savoureuse langue archaïque française.

Septentrion. Jaargang 15 LE GUIDE 1986 DES MUSÉES DE la Communauté flamande de Belgique, d'Oostende à Maaseik, énumère 367 établissements dans 200 communes, musées qui ne sont pas, loin s'en faut, voués exclusivement à l'art, quoiqu'ils illustrent les aspects les plus divers de la culture et de la nature (physique et morale) de la Flandre. On fait ainsi connaissance aussi bien avec ‘L'Escaut, de la source à l'embouchure’, qu'avec Rubens, qu'avec les dentelles, qu'avec l'histoire de Gand du Moyen Âge à la révolution française. Un petit ouvrage unique, de prix modique, qu'il faut rapprocher du guide des musées néerlandais édité aux Pays-Bas et qui comporte la description de 483 établissements du même genre, englobant les arts plastiques, les instruments de musique, la typographie et la culture des bulbes à fleurs. La néerlandicité dispose par conséquent de 850 musées et cette belle moyenne des plats pays donne la mesure de la fertilité de leur sol aussi bien en nourritures spirituelles et artistiques qu'en nourritures terrestres.

DANS UN QUARTIER DE LA Haye existe une Association de volontaires qui font faire la promenade quotidienne des chiens de personnes handicapées, de malades, de vieillards, de gens en vacances. J'ai vu construire dans cette même ville une maison de retraite pour chiens du troisième âge.

LE MOT HOLLANDAIS ‘COLbert’ désigne une veste sans pans, c'est-à-dire un veston pour hommes. Un colbertkostuum est un complet-veston. Qui a donné à ce vêtement courant le nom du grand homme d'Etat français? Est-ce parce qu'il était fils d'un marchand de drap? Aujourd'hui, on écrit plus couramment kolbert. Autres particularités franco-bataves: un directoire est une culotte et des souliers appelés Molière sont connus en France sous le nom de Richelieu.

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Actualites Architecture

Le Corbusier et les Pays-Bas

L'expérience nous apprend que les architectes s'insurgent volontiers contre quiconque se hasarde à se livrer, de vive voix ou par écrit, à des réflexions critiques sur l'architecture, relevant, estiment-ils, de leur compétence exclusive. N'en déplaise à des gens comme J.G. Wattjes, ingénieur, critique d'architecture et professeur à Delft (Hollande méridionale) qui, à l'occasion d'une polémique avec Le Corbusier, s'était indigné du ton agressif adopté par ce dernier dans ses écrits. ‘Le baratin intarissable dont l'architecture fait actuellement l'objet semble caractéristique de notre époque (...). Ne nous jugez pas à nos actes (nos réalisations) mais à nos paroles (nos écrits théoriques)’. Et Wattjes rapprochait à Le Corbusier son attitude ‘immorale’, n'hésitant pas à le reléguer dans la catégorie des architectes bavards et bonimenteurs (cf. Het Bouwbedrijf (La construction), 1926-1927). Loin d'être l'imposteur fustigé par Wattjes, l'architecte francosuisse Charles Edouard Jeanneret (1887-1965), alias Le Corbusier, fut, en réalité, ce qu'il était convenu d'appeler à l'époque un ‘Uomo universale’. Lui-même se faisait passer assez curieusement pour ‘homme de lettres’ comme en fait foi, vers 1931, sa carte d'identité. C'est qu'à ses nombreuses réalisations architectoniques s'ajoutait, en effet, une activité débordante de conférencier et d'auteur (à son actif, une cinquantaine de livres et une bonne centaine d'articles). Cela lui valut, de son vivant, une célébrité qui, au-delà de sa disparition, s'est prolongée intacte jusqu'à ce jour. Génie contesté, il réussissait néanmoins à promouvoir son image de marque, mettant habilement en lumière sa personnalité et son oeuvre, à grand renfort de trouvailles et de figures de style flamboyantes et antinomiques. A telle enseigne que ni l'histoire de l'architecture en général, ni celle des Pays-Bas en particulier, ne pourraient se permettre de passer son nom sous silence. Le centenaire de la naissance de Le Corbusier que l'on commémorera en 1987, suscitera sans aucun doute une pléthore de publications, expositions et éloges académiques, avec, pour couronner le tout, une prestigieuse rétrospective prévue à l'automne 1987, au Centre Pompidou à Paris. L'exposition Le Corbusier et les Pays-Bas, organisée fin 1985 - début 1986 à Haarlem au musée Frans Hals, constituait en quelque sorte le coup d'envoi de l'année commémorative 1987. A cette occasion fut édité un catalogue, objet de la présente chronique. La réponse à la question de savoir quelle fut la signification de cet architecte mondialement célèbre pour l'architecture néerlandaise, forme le thème central de l'ouvrage. Quels éléments constitutifs de sa personne, de son action et de son oeuvre lui procurèrent la gloire? A partir de quel moment fut-il réellement ‘suivi’ par ses collègues néerlandais et comment cette adhésion évolua-t-elle? Dans la première partie, R. Mens, spécialiste de l'histoire de l'architecture, passe en revue les moments clés jalonnant les trente premières années de la carrière de cet architecte-entrepreneur hors pair. Suit une étude chronologique - abondamment illustrée - des documents

Septentrion. Jaargang 15 proposés, à savoir les commentaires consacrés, dès 1920, à Le Corbusier dans les revues spécialisées de langue néerlandaise, de même que dans les archives et correspondances d'architectes. Se fondant sur une série d'interviews, B. Lootsma examine, dans un article, dans quelle mesure Le Corbusier - l'antiacadémique ‘pur-sang’ - marqua de son empreinte la formation dispensée aux futurs architectes. Le troisième chapitre n'est en fait qu'un catalogue d'images réunies par J. Bosman. Celles-ci nous permettent de nous faire une idée des ressemblances et des différences entre les projets de Le Corbusier et ceux élaborés par ses collègues néerlandais, au cours de la période 1920-1925. Comme on pouvait s'y attendre, ‘La courbe s'étend de l'imitation la plus servile jusqu'à la distanciation la plus radicale’ (p. 65). Le Corbusier publia, en 1932, un article sur les Pays-Bas, intitulé Voyage d'hiver... Hollande (traduit intégralement dans le catalogue). Il y parle de ‘ces fromages ronds’ qu'il trouve ‘stupides’. ‘Quelle perfection, mais aussi quelle incommunicabilité vis-à-vis d'autres objets. 1:1 n'est pas une véritable proportion, à moins que ce ne soit la proportion de l'immobilité. 1:1½ ou 1:3, voilà quelque chose qui bouge, dont se dégage une direction, un cours, un mouvement. Quelque chose qui trahit une certaine sympathie pour la déviance’ (pp. 85-86).

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Comme nous l'avons souligné plus haut, Le Corbusier fut sans conteste un homme universel. L'ennui, c'est qu'à l'image du fameux ‘fromager hollandais’, il se croyait un peu trop vite et trop souvent autorisé à pontifier sur tout! Sieg Vlaeminck (Tr. U. Dewaele)

R. MENS, B. LOOTSMA, J. BOSMAN, Le Corbusier en Nederland, Kwadraat, Utrecht, 1985, 160 p.

Arts plastiques

Chambres d'amis

Que la ville de Gand ait coutume de chouchouter les artistes, voilà ce qu'Albrecht Dürer avait déjà pu constater, à son profit, en 1520. Partant de l'idée: ‘A Gand, il y a toujours une chambre de libre pour Albrecht Dürer’, Jan Hoet, conservateur du Musée d'Art Contemporain à Gand, conçut le dessein d'inviter cinquante artistes de réputation internationale à créer une oeuvre d'art dans autant de maisons gantoises, gracieusement mises à leur disposition par les habitants. L'ensemble du projet fut baptisé Chambres d'amis. Sans chercher à faire fi des fonctions spécifiques du Musée d'Art Contemporain, les organisateurs de Chambres d'amis se sont attachés à montrer que l'art actuel peut également fonctionner dans une ambiance et un espace privés. Dans le même temps, la collaboration enthousiaste entre le musée et les habitants précités a largement contribué à légitimer la vocation particulière d'un musée d'art contemporain érigé dans l'enceinte d'une ville historique telle que Gand. Le musée assure la continuité historique d'une tradition artistique englobant aussi bien les Primitifs flamands que les expressionnistes de l'école de Lathem. Cette même continuité historique se reflète peut-être le plus fidèlement dans l'architecture et l'évolution urbanistique d'une ville qu'à l'occasion de Chambres d'amis les visiteurs ont la faculté

Septentrion. Jaargang 15 Joseph Kosuth: Chambre Vereecke, Coupure 90. d'apprendre à mieux connaître. Les propriétaires accueillants n'habitent pas tous les maisons cossues alignées le long de la Coupure. Certains occupent des logements ouvriers situés dans les quartiers plus industrialisés du port. Le visiteur peut ainsi s'initier aux divers aspects de telle ou telle forme d'habitat. Que la nature même de l'exposition ait profondément marqué les créations des artistes participants, quoi de plus positif? Toutefois, il n'y a pas que le choix de ses espaces d'accueil qui confère à l'exposition son caractère exceptionnel. Celui-ci est dû avant tout au fait que les habitants eux-mêmes furent témoins d'un processus artistiques auquel, involontairement et sans s'en rendre compte, ils avaient été en quelque sorte associés. Tout cela a résulté dans une exposition de très haut niveau dont l'accessibilité plus large qu'à l'accoutumée n'a causé aucun préjudice à la qualité des oeuvres présentées. Afin de mettre en relief la fonction spécifique d'un musée, en rupture totale avec le caractère privé du logement individuel, le Musée d'Art Contemporain expose sa propre collection qui comprend également des oeuvres d'artistes participant à Chambres d'amis. Au total, le visiteur se voit offrir un excellent aperçu des divers courants artistiques, tels qu'ils se sont manifestés au cours des dernières décennies. Vu le caractère spécifique de l'exposition, on a surtout fait appel à des artistes tridimensionnels, au grand dam de l'énorme production picturale de ces dernières années, presque complètement éclipsée. A part l'arte povera, la mythologie individuelle, l'art conceptuel et le minimal art (principaux piliers sur lesquels s'est édi-

Septentrion. Jaargang 15 72 fiée la collection gantoise), on s'est également intéressé à un certain nombre de jeunes artistes dont l'oeuvre est exposée pour la première fois en Belgique. Lieven van den Abeele (Tr. U. Dewaele)

Renseignements: Museum van Hedendaagse Kunst (Musée d'Art Contemporain), Citadelpark, B-9000 Gent. Téléphone (091) 21 17 03.

Les collections d'art des entreprises néerlandaises

En constituant des collections d'art, un nombre croissant d'entreprises néerlandaises semblent suivre l'exemple de l'industrie américaine. Selon certains, cela est établi. ‘Au fil du temps s'est développée la philosophie industrielle suivante, inspirée des pratiques économiques en vigueur aux Etats-Unis. Une firme saine qui ne connaît pas de problèmes sociaux se doit de destiner chaque année une partie de son profit à des sociétés de bienfaisance ainsi qu'à des écoles, et d'en consacrer une autre à l'art et à la culture’. L'homme qui expose cette théorie est le directeur de Rietschoten & Houwens, une des douze entreprises qui participèrent l'an dernier à une exposition de collections d'art, qui se tint dans l'usine du groupe Turmac (cigarettes) à Zeevenaar. Elle était organisée à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la collection Peter Stuyvesant, dénommée ainsi d'après la marque la plus vendue par cette compagnie. La collection Stuyvesant est l'une des plus anciennes des Pays-Bas et sa naissance n'est en rien liée à l'exemple américain, puisqu'elle résulte de préoccupations sociales de la direction. Alexander Orlow, le directeur, voulait rendre son usine plus vivable. D'abord, tout fut peint en teintes claires - les machines revêtirent une robe vert de mer -, mais très vite, le changement fut absorbé dans le (terne) déroulement de la production journalière et eut tôt fait de susciter l'indifférence. Orlow fit alors aménager de grands panneaux au-dessus des machines et invita treize jeunes artistes à composer une peinture destinée à orner ceux-ci. C'était le début d'une collection qui compte aujourd'hui plus de sept cents oeuvres d'une qualité impressionnante, qui seraient dignes d'être conservées dans des musées et parmi lesquelles on trouve des tableaux de tout un éventail d'artistes européens majeurs. Et aujourd'hui encore chez Turmac, l'on acquiert des objets d'art pour lutter contre la monotonie du travail. L'initiative de Turmac fut seulement imitée par d'autres sociétés dans les années soixante-dix. Ce qui importe avant tout pour celles-ci, c'est également d'embellir le lieu de travail. Cela détermine en partie le style des collections. Les grands formats de la Stuyvesant, destinés à agrémenter les locaux d'une usine, sont une exception. La plupart des collections ont été constituées en vue de décorer des espaces de bureaux et des halls d'accueil. L'arrière-plan représentatif impose une autre restriction: l'on ne sera pas tenté d'acheter des oeuvres audacieuses et expérimentales, ni des tableaux

Septentrion. Jaargang 15 L'art au-dessus des machines aux usines Turmac. Exposition ‘Kunstwerk (art et travail), onze entreprises invitées à la célébration du 25e anniversaire de la “Peter Stuyvesant Stichting”’.

à tonalité sombre ou scènes sanglantes. Certaines entreprises importantes telles que la Amro (Amsterdam-Rotterdam)-bank (qui, avec sept mille oeuvres d'art, possède la plus grande collection des Pays-Bas, suivie de la Nederlandse Middenstandsbank qui en compte trois mille) emploient un expert chargé de l'enrichissement de ce patrimoine artistique. Ces collections attestent une plus grande audace que celles où le choix des oeuvres est laissé aux membres du personnel. Bien que la constante appréciation de l'art moderne puisse être un motif d'acquisition, aucune compagnie n'est sensible à ce phénomène. Il n'existe pas (encore) aux Pays-Bas de sociétés qui spéculent sur leurs objets d'art. Cela dit, l'on ne constitue pas de telles collections par pur idéal: les objectifs visés sont l'acquisition de biens et la décoration. Un intérêt préférentiel est porté à l'art néerlandais. Toutefois, plus la firme présente un caractère international, plus la collection sera internationale. De manière générale, l'on peut aussi

Septentrion. Jaargang 15 73 déduire de sa collection le style progressiste ou non d'une entreprise de même que sa bonne ou mauvaise santé financière. La chaîne de magasins De Bijenkorf (La ruche), qui achetait déjà de l'art moderne dans les années quarante, n'en acquiert plus depuis qu'elle est confrontée à des difficultés pécuniaires. Des dizaines de sociétés néerlandaises collectionnent des objets d'art, mais les facilités fiscales ne sont pas telles - les possibilités de défalcation sont réduites - que les entreprises achètent ce genre de biens en quantité massive comme aux Etats-Unis. Beaucoup d'oeuvres d'art font aussi leur apparition dans les sociétés privées par l'entremise de la Stichting Kunst en Bedrijf (Fondation art et industrie), créée voici trente-six ans. Il s'agit dans ce cas la plupart du temps de commandes uniques. La Fondation a une spécialité: elle sert de pont entre la création artistique et la construction de bâtiments nouveaux, elle établit une liaison entre l'art et l'archtitecture. Le règlement d'un pour cent, une disposition en vigueur aux Pays-Bas selon laquelle un pour cent du budget total destiné à la construction (des bâtiments de l'Etat) doit être consacré à l'art, influe sur cette fonction médiatrice de la fondation. Les municipalités et certaines firmes appliquent (volontairement) un règlement similaire. En 1985, achats et commandes par l'intermédiaire de la Stichting Kunst en Bedrijf représentaient un montant de onze millions de florins. Mais les sommes dépensées par les compagnies qui constituent des collections de façon autonome ne sont pas connues. A ce sujet-là, les entreprises ne fournissent aucune information. Il est néanmoins établi que les achats du secteur privé jouent (encore) un rôle minime sur le marché de l'art aux Pays-Bas. Erik Beenker (Tr. P. Grilli)

Flandre et Italie

Après sa défaite à Bulgnéville (1431), René d'Anjou fut, durant un certain temps, le prisonnier de Philippe le Bon. La rencontre, à cette époque, avec le peintre Jan van Eyck et son oeuvre impressionna fortement René d'Anjou, poète et peintre lui-même. Son séjour à Dijon le mit en contact avec la vie artistique bourguignonne. Ces impressions multiples ont inspiré, par après, la politique culturelle du prince français lorsqu'il régna sur Naples. C'est ainsi que bien souvent, d'une manière totalement inattendue, des ponts ont été jetés dans l'histoire culturelle et sociale des peuples. Les chemins de la créativité font songer au pollen agglutiné autour des pattes de l'abeille laborieuse. Il s'agit tantôt d'un prince infortuné ou d'un collectionneur italien, tantôt d'un mecène, issu de la noblesse, aidant un jeune peintre à s'introduire dans le Nord. De tels événements ont favorisé la fécondation de la vie artistique du Sud, vie sur laquelle se sont greffées, dans la seconde moitié du XVe siècle, tant d'influences flamandes. Le professeur, Madame dr. Liana Castelfranchi Vegas, qui enseigne l'histoire de l'art à Vérone, analyse en détail ce phénomène dans son livre Flandre et Italie Primitifs flamands et Renaissance italienne. Ce livre est édité simultanément en quatre langues - dont le français - par le Fonds Mercator et inaugure la série Flandria extra muros. Naples, où le style flamand fut introduit aussi bien par René d'Anjou que par Antonello da Messina, fut donc la première tête de pont de la culture flamande en

Septentrion. Jaargang 15 territoire italien. L'auteur en étudie la répercussion sur l'école locale et elle le fait également pour Urbino, Venise, Florence et la Lombardie. Il n'est pas toujours possible de déterminer avec certitude les zones d'influence. Elles sont parfois déformées par des éléments espagnols ou provençaux. En son temps, la critique d'art, dr. Marguerite Roques, de nationalité française, a traité, d'une manière fouillée, du même problème dans son livre Les Apports néerlandais dans la peinture du Sud-Est de la France (XIVe, XVe et XVIe siècles). Pour résumer, nous pouvons dire que les peintres flamands du XVe siècle furent confrontés, en Italie, avec un autre type de peinture de haut niveau. Les Flamands analysaient la réalité jusque dans le moindre détail, là où les Italiens étaient préoccupés par l'espace et les formes qu'ils cherchaient à synthétiser. Le professeur Castelfranchi Vegas commente à l'aide de nombreuses photos, très soignées, les multiples symptômes de l'influence flamande, même les plus voilés et les plus ‘naturalisés’. Elle a dû se baser pour cette étude sur ce qu'elle appelle elle-même les traîtres voies de l'iconographie comparative. Grâce à la finesse de l'investigation et à sa persuasive solidité, le résultat de ses recherches pénètre jusqu'au coeur même de la créativité. Gaby Gyselen (Tr. P. Lecompte)

LIANA CASTELFRANCHI VEGAS, Flandre et Italie. Primitifs flamands et Renaissance italienne, Fonds Mercator, Anvers, 1984, 327 p., 187 ill. dont 85 en couleur.

Hubert Goltzius et Bruges

Hubert Goltzius (1526-1583), humaniste, mais aussi peintre, numismate, graveur et imprimeur, vécut à l'époque turbulente de la Réforme. Au cours de ses voyages dans divers pays européens, il eut des contacts avec des savants, artistes et imprimeurs de premier plan. L'imprimerie brugeoise, à l'époque de la Renaissance, connut son apogée avec les réalisations de Goltzius. Ses recherches et publications dans le domaine de la numismatique le rendirent internationalement célèbre. Après avoir reçu une formation de peintre chez Lambert Lombard à Liège, H. Goltzius se rendit à Anvers, où il s'établit comme peintre et marchand d'objets d'art. Ses amis, parmi lesquels il convient de citer surtout le cartographe Abraham Ortelius,

Septentrion. Jaargang 15 74

Portrait de Hubert Goltzius gravé par Ph. Galle d'après un tableau d'A. Moro datant de 1573-1574. l'incitèrent à visiter les cabinets de médailles anversois pour y copier des monnaies et commencer une classification. Dans le même but, il entreprit en 1556 un voyage à travers les Pays-Bas de l'époque et la Rhénanie. Le résultat de ces recherches fut publié chez G. Coppens van Diest à Anvers. Cet ouvrage, qui contenait la biographie des empereurs romains accompagnée de leur portrait, parut entre 1557 et 1560 en latin, en italien, en allemand, en français et en espagnol. A Bruges, Marcus Laurinus était la figure centrale de l'humanisme pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Comme il désirait incorporer des monnaies et des textes épigraphiques dans un ouvrage historique sur l'Antiquité, qu'il projetait d'écrire vers 1557, il invita Goltzius à collaborer avec lui. Pour étoffer sa documentation, Goltzius entreprit, aux frais de Laurinus, un voyage d'étude en Allemagne, en Suisse, en Italie et en France. Afin de pouvoir veiller à la qualité de leurs publications, le même M. Laurinus fonda une imprimerie, dont Goltzius devint le gestionnaire. Le premier ouvrage parut en 1563 et le dernier en 1576. Entre ces deux dates, l'Officina Goltziana imprima dix-neuf ouvrages, dont un ne fut pas achevé. Les plus importants sont quatre livres in-folio consacrés à l'histoire romaine et grecque et abondamment illustrés de gravures. Chaque volume contient une bonne centaine de planches reproduisant chacune une douzaine de monnaies. Ces quatre livres, qui constituent une source importante de matériel iconographique basé sur des vestiges authentiques de l'Antiquité, furent tirés à un millier d'exemplaires. C'est sans doute à cause de leur grande valeur numismatique et des soins apportés à leur édition qu'on en retrouve encore des dizaines dans diverses collections publiques et privées. A partir de 1563, M. Laurinus mit son imprimerie privée à la disposition de ses amis humanistes de Bruges. Ainsi l'Officina Goltziana publia des ouvrages de Jacobus Raevardus (Reyvaert), spécialiste en droit romain et professeur à l'université de Douai de 1565 à 1567, de D. Lampsonius, de J. Pelsers, de D. Erasmus et de P. Léopard, directeur d'une école latine à Hondschote. Le fameux procès de Toulouse de 1560, noté par le greffier J. de Coras et réédité plusieurs fois en France au cours du XVIe siècle, parut chez Goltzius dans une édition française et une édition néerlandaise. Comme il interrompit soudain ses activités d'imprimeur en 1566 et quitta Bruges, on peut supposer que Goltzius avait des sympathies protestantes. Cette hypothèse est corroborée par ses relations amicales avec Marcus Gheeraerts. Après la mort de Hubert Goltzius en 1583, ses publications furent rééditées plusieurs fois et pourvues de commentaires. Ces rééditions furent réalisées au cours du XVIIe siècle par les plus grands imprimeurs anversois: J. de Bie en 1617-1620, B. Moretus (continuateur de l'Officina Plantiniana) en 1644-1645, H. Verdussen en 1708. Afin de rendre les

Septentrion. Jaargang 15 ouvrages plus attrayants encore, B. Moretus demanda au grand peintre baroque P.P. Rubens d'en créer les frontispices, qu'il fit graver par C. Galle. Pour plusieurs raisons, Hubertus Goltzius resta cependant une figure relativement peu connue. Ses activités d'imprimeur s'étendirent sur une période d'une dizaine e d'années seulement. Il travailla à Bruges, qui fut au milieu du XVI siècle nettement moins importante qu'Anvers, non seulement en tant que métropole commerçante mais aussi en tant que ville d'art. Ses sympathies protestantes lui valurent certaines difficultés. Et finalement, ses ouvrages les plus importants, dont les coûts de production étaient très élevés, ne furent achetés que par un groupe restreint d'humanistes et de numismates. Et pourtant les livres réalisés par son atelier témoignent d'une maîtrise exceptionelle et peuvent, tant pour les illustrations que pour la typographie, soutenir la comparaison avec les plus belles éditions de Chr. e Plantin, le plus grand imprimeur des Pays-Bas au XVI siècle. Willy Leloup

(Tr. R. Sinjan) Cinéma

‘Pervola’, le dernier film d'Orlow Seunke

Le toujours juvénile Orlow Seunke s'est taillé une place bien à lui dans le cinéma des Pays-Bas. Depuis son film réalisé en 1974, Jaakko Morttala, il a déjà à son actif treize films, courts, moyens et longs métrages. Tout ceci semble en contradiction avec ses déclarations au journal Film en TV maker auquel il annonçait qu'il réaliserait un film tous les trois ans. Mais lorsqu'on regarde la liste des films réellement importants dans l'oeuvre de Seunke, cela se révèle tout à fait exact. Parmi eux - mis à part Jaakko Morttala (que l'on considère comme le premier film de Seunke) - une pochade qui croque à merveille la clownerie native du célèbre fantaisiste néerlandais Freek de

Septentrion. Jaargang 15 75

Jonge: De code van Neerlands hoop (Le code de l'espérance des Pays-Bas); De smaak van water (Le goût de l'eau), gratifié en 1982 d'un lion d'or à Venise (un film caractéristique de la véhémente dramaturgie de l'image chez Seunke, associée à celle du jeu des acteurs qui ne l'est pas moins) et enfin Pervola, Sporen in de sneeuw (Pervola, Traces dans la neige) sorti fin 1985, exactement trois ans après De smaak van water. Un vrai Seunke. Ce qui signifie un film où les attitudes, les rôles, les pensées et les sentiments des personnages mis en scène dans le film prennent une tournure dramatique au moyen d'un langage de l'image d'une implacable efficacité. Dans ce domaine, Seunke dispose d'une maîtrise personnelle qui (comme cela se produit toujours dans le cas d'une perfection absolue) n'hésite pas à laisser passer quelques faiblesses dans la mise en forme et l'actualisation du drame total. Le personnage le plus important dans le film n'est pas un être humain mais la nature sous la forme d'un désert de neige hostile. Ce désert ne vit pas, mais impose son incontournable existence: froid, oppressant, il fige toute vie accidentelle qui ose s'y manifester. Une confrontation inégale où l'humain est par avance condamné à échouer, à moins qu'il ne soit déjà involontairement réduit à une sorte de nullité et accepté comme tel par l'individu qui le porte en lui. C'est précisément ce qui arrive dans Pervola. L'histoire (au rôle minime dans le film) est à peu près celleci. Un personnage vague, celui du père, homme d'affaires comblé, cesse son activité de courtage et s'installe avec une amie plus jeune que lui dans un petit village, Pervola, situé à la pointe nord de la Norvège. Le père a cédé son affaire à son fils Hein et entend bien que celui-ci partage les bénéfices avec son frère Simon, mais Hein fait croire à son frère, un artiste homosexuel de troisième rang, que son père l'a abandonné.

Simon (Gerard Thoolen) et Hein (Bram van der Vugt) dans le désert de neige.

Ainsi les bénéfices opulents du courtage profitent-ils dans leur intégralité à Hein. Un jour, un télégramme arrive chez Hein lui annonçant que son père est mourant dans le nord de la Norvège. Après de nombreuses hésitations, Hein informe Simon. Simon réagit d'abord avec agacement mais, se souvenant de la tendresse de son père dans le passé, décide de partir malgré tout en compagnie de son frère Hein. Les deux frères arrivent trop tard; si Hein a bien trouvé son père respirant encore, lorsque Simon entre, le père est mort. Simon semble être le plus atteint et veut absolument transférer la dépouille mortelle du lieu du décès. Hein, qui se comporte comme un malotru arrogant, a égaré les documents qui prouvent qu'il a, contre la volonté du père, frustré Simon de la part qui lui revenait dans ‘l'affaire’. Il craint que Simon ne découvre la vérité et décide de l'accompagner. C'est un voyage épuisant et macabre, presque au-delà des frontières d'une existence marginale. Au-delà même, dans certaines séquences du film (par exemple lorsque Hein est attaqué par des loups en

Septentrion. Jaargang 15 furie). C'est à ces moments-là que la nature entre en scène sous la forme d'un désert de neige impitoyablement purificateur. Hein, le fonceur sans scrupule, drapé dans son arrogance, le supplice de la neige le réduit à l'état d'une épave misérable sans âme tandis que Simon dont l'âme a plus de fraîcheur en vient à sympathiser véritablement avec cette étendue de neige polaire froide comme l'acier. La Vérité entre les deux frères - d'un côté l'imposteur arrogant, de l'autre l'opprimé patient et quelque peu naïf - change de visage. Seunke nous donne parfois l'impression qu'il a voulu filmer à deux niveaux différents: d'une part au niveau de la métamorphose d'une réalité acceptable en un monde cauchemardesque dominé par le blanc impitoyable de la neige et de la glace et dans lequel un imposteur tel que Hein doit inévitablement périr. Pour Simon, d'autre part, le cinéaste use d'un style de variétés, laissant libre cours à une imagination qui fait peu à peu place à l'apprentissage de la combativité de ce même désert de neige. Dans les deux cas, l'image de la dureté éternelle - humaine aussi bien qu'extrahumaine - est dramatisée avec une irréprochable maîtrise.

D. Ouwendijk

(Trad. M.-N. Fontenat) Echanges

La correspondance André Gide-Jef Last

Les rapports épistolaires entre le moraliste français et l'écrivain néerlandais font l'objet d'une ex-

Septentrion. Jaargang 15 76 cellente édition présentée et commentée avec le plus grand soin par C.J. Greshoff(1). Elle nous est précieuse pour approfondir l'état d'esprit dans lequel André Gide a vécu lorsqu'il écrivit son mémorable Retour de l'URSS et en particulier pour reconstituer les événements politiques qui ont secoué l'existence de l'écrivain à une époque cruciale de l'histoire de l'Europe. De toute manière, les lettres échangées avec Jef Last sont un volet indispensable de l'abondante correspondance de l'écrivain français. Kees Greshoff a organisé sa présentation comme s'il s'était agi de construire le schéma d'un roman. Il est vrai que l'histoire de cet échange de correspondance mérite quelque attention car elle est fort mouvementée. D'emblée, le commentateur - qui écrit dans un français remarquable - nous informe que pendant l'occupation allemande, la police perquisitionna au domicile de Jef Last en Hollande et ses archives furent saisies. Ainsi disparurent les lettres qu'André Gide lui avait adressées entre 1934 et 1938. Jef Last avait déjà dû en égarer quelquesunes de son propre fait. Il voyageait beaucoup, il déménageait souvent et on le savait négligent ou du moins distrait. Plus tard, Jef Last céda les droits de publication des lettres qui avaient survécu (période 1938-1950) à l'éditeur néerlandais A.A.M. Stols(2) en vue de leur éventuelle parution en librairie. Stols, grand amateur de lettres françaises et gidien convaincu, prépara l'édition avec le plus grand soin, faisant dactylographier les lettres de Gide et sur ces copies ‘il indiqua scrupuleusement, nous apprend Greshoff, les ajouts, les ratures et les corrections, ainsi que les dimensions, la couleur et la qualité du papier à lettres’. Bien lui en a pris. Après la mort de son mari, Madame Stols résolut de vendre les lettres de Gide, mais pendant son voyage à Paris on lui vola son sac à main contenant les originaux. Greshoff

Jef Last (1898-1972) portrait du peintre P.A. Begeer. se trouvait donc placé devant un problème complexe: reconstituer l'échange de correspondance entre les deux écrivains d'octobre 1934 à mars 1938 avec les seules lettres de Last et travailler sur la correspondance ultérieure à partir des copies établies par Stols. Il s'acquitta de sa tâche avec brio, réussissant le tour de force d'adopter la forme narrative, truffée des meilleures lettres de Last, pour raconter les premières années de l'amitié des deux hommes: et faisant coïncider les questions et les réponses dans la deuxième partie, grâce à 60 lettres de Gide et aux principaux extraits d'un peu plus de 70 lettres de Last. Si l'amitié des deux hommes ne s'est jamais démentie, la première période fut particulièrement importante car il convient de le préciser, ils firent connaissance sur le chemin de Moscou. Greshoff note: ‘Il est curieux que deux écrivains qui étaient si bien faits pour ne pas se comprendre se soient liés d'amitié’. La longue histoire de

Septentrion. Jaargang 15 leurs relations affectueuses est mise en pleine lumière dans ces 188 lettres échangées. Malgré ce que nous savons quant aux lacunes de cette correspondance, nous retirons de la lecture du livre de Greshoff l'impression que notre savoir est complet et notre curiosité assouvie. Particulièrement émouvantes sont les lettres du 3 juin 1945 de Last à Gide et de ce dernier à Last datée du 16 août de la même année. Ils viennent de se retrouver après 4 ans de silence forcé et en quelques mots Last explique que dans l'illégalité le même ange gardien qui l'avait si bien protégé pendant la guerre d'Espagne semble avoir veillé sur lui. Il invite Gide à l'accompagner en Chine. Dans sa longue réponse, Gide propose à son ami de le rejoindre plutôt en Egypte, ‘et de l'Egypte tu pourrais gagner la Chine: c'est tout près!’ Bref, le lien est rétabli. Il durera jusqu'à la mort de Gide que Jef Last apprend en Indonésie où il avait reçu une dernière lettre dans laquelle son ami avouait: ‘Ah! n'était l'âge et la fatigue, combien volontiers j'irais te retrouver làbas’. Pour le lecteur français, Kees Greshoff(3) décrit excellemment la personnalité de Jef Last - évidemment moins connue - un écrivain turbulent, impétueux, toujours au combat pour un monde meilleur et qui trouva néanmoins le temps d'écrire quelque 80 ouvrages, romans essais, poèmes et une vingtaine de traductions du russe, du chinois, de l'anglais et du français, dont une douzaine de livres d'André Gide.

Sadi de Gorter

Eindnoten:

(1) ANDRÉ GIDE - JEF LAST: Correspondance 1934-1950, édition établie, présentée et annotée par C.J. Greshoff. Presses universitaires de Lyon, 86, rue Pasteur, 69007 Lyon. Un volume, 192 pages, 98 francs français. (2) Sur l'éditeur Stols, consulter l'excellente étude publiée dans Septentrion par G.W. Ovink ‘A la mémoire de l'éditeur A.A.M. Stols (1900-1973)’; 1974, no 3, pp. 57-70. (3) Le professeur C.J. Greshoff qui enseignait la littérature française à l'université du Cap est l'auteur d'essais et de poésies dans la langue de sa discipline. Il est le fils de l'écrivain néerlandais Jan Greshoff (1888-1971).

Economie

Présence de la Flandre au symposium économique mondial de Davos

L'EMF-symposium de renommée mondiale qui se tient dans la ville suisse de Davos rassemble

Septentrion. Jaargang 15 77 tous les ans une élite de quelque cinq cents chefs d'entreprise et de gouvernement du monde industrialisé. A l'origine, le sigle EMF signifiait European Management Forum, mais peu à peu l'affluence internationale provenant de plus de 50 pays industrialisés a conduit à lui donner le sens de Economie-Monde-Foundation. Du 30 janvier au 6 février 1986, Davos a donc à nouveau été le centre international de rencontre du monde industriel et politique de la planète. Le président-fondateur d'Economisch Wereld Forum (Forum économique mondial), le professeur Klaus Schwab, a fait de cette rencontre très sélecte - dont la participation n'a rien de bon marché - un lieu où l'on peut pressentir et évaluer les glissements et les changements qui affecteront les stratégies économiques et financières mondiales. Pour la première fois, on y a invité dix délégations régionales originaires de régions caractérisées par un environnement politique propice à des initiatives dynamiques de la part de la libre entreprise et riches en entreprises essentiellement actives dans le secteur des technologies nouvelles. Six régions ont répondu positivement à cette invitation: la Bavière, la Catalogne, Genève, Osaka, le Texas et la Flandre. Gaston Geens, le président du gouvernement de la Communauté flamande conduisait la délégation flamande de chefs d'entreprise. Cette délégation rassemblait quelques géants comme la Bell Telephone, Philips-Belgique, Ford, Bekaert et Sidmar, et des jeunes entreprises d'innovation technologique comme OIP-optics de Gand (optique électronique à fibres optiques), Picanol d'Ypres (métiers à tisser automatiques), Metallo-Chimic de Beerse (le plus grand retraiteur du monde de déchets de cuivre et d'étain), Chicago Metallic Continental de Wijnegem (constructions métalliques légères) et Barco Industries de Courtrai (écrans de télévision et moniteurs d'ordinateurs, systèmes

Gaston Geens, président du gouvernement de la Communauté flamande. de surveillance pour la production textile).

Flanders Technology: image de marque

La réputation de Technology, célèbre dans le monde entier par son logo à poignée de mains ‘technologique’ entre un robot et un homme, a sans aucun doute contribué à l'image de marque flamande au cours de ce symposium. Le chefs d'entreprise flamands étaient en général satisfaits de leur participation à l'EMF-symposium à cause des nombreuses et faciles possibilités de contact de haut niveau qu'il offrait. Après la réunion annuelle de la banque mondiale IMF, le symposium de Davos connaît la plus grande concentration mondiale d'éminentes

Septentrion. Jaargang 15 personnalités du monde politique et industriel en un lieu aussi exigu et en laps de temps aussi limité. En outre, l'analyse de l'information récoltée sur les problèmes généraux de l'économie industrielle est d'un intérêt stratégique évident pour les chefs d'entreprise. Dans un séminaire spécial consacré à la Flandre et ouvert à des hôtes étrangers, M. le ministre Geens a commenté les ‘larges possibilités d'investissement qui s'offrent au coeur de l'Europe’. La Flandre assure 70 pour cent des exportations belges. En Flandre, le montant des exportations par habitant est le plus haut du monde. La Flandre dispose d'unique selling propositions, d'atouts uniques pour attirer les investissements étrangers, ‘entre autres, la plus haute concentration d'intérêts étrangers d'Europe, le plus grand accroissement de productivité du monde, la plus grande concentration de ports de mer, d'autoroutes et de voies ferrées du monde, une situation privilégiée au coeur de l'Europe, la présence du Marché commun et de l'OTAN, la plus grande concentration de quadrilingues du Marché commun, un haut niveau de recherche et de compétence technologique et un pouvoir d'achat élevé de la population qui fait de la Flandre un marché test intéressant’. Bien entendu, cette présentation de la Flandre a été clôturée par une réception où les hommes d'affaires présents ont été invités à la dégustation d'un choix de bières flamandes et d'endives. Tous les participants reçurent en même temps dans leur chambre d'hôtel une grande serviette de bain frappée de l'emblème de Flanders technology, offerte par le groupe textile flamand Santens. La capacité d'absorption de la Flandre a toujours été d'une ampleur légendaire... Quoi qu'il en soit, il reste encore fort à faire pour ‘vendre’ la Flandre comme un des secteurs les plus dynamiques du monde. Davos est une carte de visite... Godfried van de Perre

(Tr. J. Fermaut) Histoire

Pourquoi les Belges ont fondé New York

La chute d'Anvers, enlevée en 1585 par les troupes espagnoles, porta le coup de grâce à l'une des plus grandes puissances d'Europe: le pays à grande densité de popu-

Septentrion. Jaargang 15 78 lation situé entre le Rhin et la mer du Nord. Nulle part ailleurs, il n'y avait une telle concentration de villes; nulle part ailleurs, la bourgeoisie n'avait obtenu si tôt voix au chapitre dans l'administration de la cité. Les villes libres des Pays-Bas étaient des centres d'activité économique, de communication aussi bien avec l'hinterland qu'avec les comptoirs d'outre-mer, et, partant, des centres de civilisation. Sous les ducs de Bourgogne, Bruges était devenu une ville mondiale, et sous Charles Quint, les Pays-Bas méridionaux furent le coeur d'un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Charles Quint régnait en empereur sur de vastes parties d'Europe centrale et occidentale ainsi que du nouveau continent que Mercator, de Rupelmonde, appellerait en 1541, pour la première fois, l'Amérique. En 1555, Charles Quint renonça à son trône. La partie occidentale de l'empire, c'est-à-dire l'Espagne, les Pays-Bas et le Nouveau Monde, fut attribuée à son fils Philippe. Mais Philippe II n'était pas flamand comme son père. Il résidait à Madrid. Ce choix ainsi que l'arrivée en quantités toujours croissantes de richesses d'Amérique eurent pour effet de déplacer le centre de gravité vers l'Espagne. Les grands voyages d'exploration avaient été le résultat du courageux travail scientifique des savants de la Renaissance qui avaient bravé les foudres de Rome. Mais le fruit de leur triomphe bénéficia au plus catholique des souverains de l'époque: Philippe, un ascète rigoureux et orthodoxe redoutant les conséquences de la pensée libre, qui, sur le plan religieux, se traduisaient par le refus public de la vraie foi et, sur le plan politique, par le rejet de l'autorité centrale. Cette révolution ‘athée’ se déroula précisément dans ses Pays-Bas puissants et fiers. Philippe la combattit par tous les moyens mais n'obtint que des succès

Sceau de la ville de New York en 1626. partiels. Il fallut vingt ans de bûchers, de répression et de guerre avant que ses éminents stratèges, Albe et Farnèse ne réussissent à remettre au pas les Pays-Bas méridionaux rebelles. Dans les provinces du nord, les troupes espagnoles s'enlisèrent dans les marécages. Au cours de ces années, la population des provinces septentrionales doubla par suite de l'arrivée d'émigrés du Sud. Ces émigrés des provinces riches jetèrent les bases de l'indépendance de la future république néerlandaise, dont ils constituèrent l'épine dorsale économique et militaire. Mais ils ne bénéficiaient pas pleinement des droits politiques. Ils désiraient évidemment rentrer chez eux et voir leurs villes libérées. Et d'emblée le décalage voire l'opposition par rapport à la population autochtone des Provinces septentrionales furent très marqués. Willem Usselinckx, le défenseur le plus ardent des émigrés du Sud écrit: ‘Avant que les Brabançons, les Flamands et les Wallons n'introduisissent le commerce dans le Nord, les Hollandais parvenaient à peine à entretenir leurs digues’. Tout au long

Septentrion. Jaargang 15 de sa vie, Usselinckx, fils d'un négociant en épices anversois, prôna la poursuite de la lutte contre les Espagnols, qui devait aboutir à la libération de la patrie occupée. Usselinckx avait passé plusieurs années de sa jeunesse aux Açores, qu'on appelait à l'époque ‘Les Iles flamandes’. Il y avait vu les galions espagnols chargés de l'or provenant des trésors indiens. A partir de 1600, il prôna la création de colonies dans le Nouveau Monde, stratégie visant à couper l'Espagne de ses ressources économiques. Pour concrétiser ses projets, il fonda, en 1606, la West Indische Compagnie, Compagnie des Indes occidentales. Mais en 1609, les Provinces unies septentrionales conclurent la trêve de Douze Ans avec l'Espagne, laquelle renonça à toute revendication territoriale à l'égard de la jeune république. Les hommes politiques du Nord et leur leader, le grand pensionnaire avocat gouvernemental Johan van Oldenbarnevelt, ne voyaient aucun salut dans une confrontation continue avec l'Espagne. Constatant l'expansion de leurs villes, ils préféraient préserver les perspectives économiques favorables. Dans cette optique, la libération du Sud n'était pas souhaitable. Elle ne pourrait que contribuer à mettre fin prématurément au Siècle d'or qui s'ouvrait. Le Nord, en effet, était florissant parce que le Sud stagnait. Oldenbarnevelt, dès lors, n'accorda pas d'autorisation à la Compagnie des Indes occidentales. Celle-ci fut toutefois accordée immédiatement après la fin de la trêve, Oldenbarnevelt ayant été exécuté entre-temps. Trois ans après, en 1624, trente-deux colons s'embarquèrent pour s'installer à l'embouchure découverte par Hudson en 1609. L'expédition de Hudson avait davantage rentenu l'attention des savants flamands Van Meteren, Plancius et Hondius que celle de ses commanditaires londoniens. Les premiers colons envoyés par la compagnie étaient en majorité des Wallons, note le Néerlandais Wassenaar dans sa chronique de l'an 1624. Huit d'entre eux restèrent dans l'île de Manhattan. Les autres poursuivirent vers l'amont et fondèrent Albany, capitale de l'Etat de New York. Les trente-deux étaient originaires principalement du Hainaut

Septentrion. Jaargang 15 79 et de l'actuelle Flandre française. Leurs noms figurent aussi sur une pétition qu'ils avaient adressée depuis Leyde, en 1621, au gouvernement britannique afin d'obtenir l'autorisation de s'installer en Virginie. Les Wallons avaient, alors, rejeté les conditions formulées par les Britanniques. Plusieurs navires chargés d'émigrants des Pays-Bas méridionaux leur succéderaient encore. Ils fondèrent les premiers établissements à Brooklyn: Walenbocht et Gowanus - nom latin d'Ohain, village du Brabant wallon d'où était originaire le premier gouverneur du territoire. Pierre Minuit arriva à Manhattan en 1626. Premier administrateur, il apporta aussi le sceau destiné à la nouvelle province: Sigillum Novi Belgii, le sceau de la Nouvelle-Belgique. En septembre 1626, Minuit acheta Manhattan aux Indiens en échange de biens d'une valeur de vingt-quatre dollars. Trois ans plus tard, il fit construire un navire de guerre, réputé à l'époque le plus grand au monde. Minuit avait un Wallon comme secrétaire, et quand le premier pasteur fut arrivé à Manhattan en 1628, il célébra le service selon le rite wallon. Les méridionaux, tant wallons que flamands, demeurèrent prédominants dans la colonie, même après le départ de Minuit en 1632. Les frictions avec les administrateurs hollandais qui succédèrent à Minuit sont là pour le prouver, mais la guerre avec l'Espagne, qui était de la compètence de la Compagnie des Indes occidentales, perdit de son importance, aussi bien aux Pays-Bas que dans la colonie d'outre-mer. C'est ce qui incita Usselinckx à émigrer vers la Suède à la fin des années 1620 pour y fonder une nouvelle compagnie. Pierre Minuit le suivit. En 1638, il fonda la Nouvelle Suède, l'actuelle Delaware. L'épisode Usselinckx et Minuit, s'il sonne la vingt-quatrième heure pour les Pays-Bas méridionaux, annonce aussi l'aurore d'un nouvel empire. Jef Lambrecht (Tr. W. Devos) Littérature

Paris commémore Conrad Busken Huet

A l'occasion du centenaire de la mort de Conrad Busken Huet une plaque commémorative a été apposée le 11 juin dernier sur la façade de la maison de la rue de l'Université à Paris portant le numéro 107 où l'écrivain néerlandais a vécu la dernière année de sa vie. Cérémonie simple et émouvante: Conrad Busken Huet est le seul écrivain néerlandais dont le nom est est désormais gravé dans la pierre de la capitale, au vu et au su de chacun. Avant lui, seuls des peintres ont connu cette marque du souvenir: Jongkind au boulevard du Montparnasse, Van Gogh dans le haut de la rue Lepic et Conrad Kickert dans la rue Boissonade. Il est évident que cette catégorie d'artistes est abondamment représentée en France: de 1900 à 1940 Adriaan Venema en a dénombré environ 400(1). Moins nombreux, les écrivains néerlandais qui ont vécu ou vivent en France nécessiteraient néanmoins une bonne dose de marbre s'il fallait marquer de cette façon leur présence immobilière. Grâce à la Société des lettres néerlandaises et à l'Association France-Hollande, le souvenir de celui qui, selon l'expression de Johannes Tielrooy ‘vivait par la pensée

Septentrion. Jaargang 15 en compagnie de Sainte-Beuve, Renan et Taine’ se perpétuera tout au moins dans le septième arrondissement de Paris. Sur la plaque le passant lira:

Conrad Busken Huet Ecrivain néerlandais auteur du Pays de Rembrandt mourut dans cette maison le 1er mai 1886

En vérité, l'histoire littéraire n'a pas attendu l'événement que je viens de relater pour faire connaissance de Busken Huet. Ainsi a-t-on pu lire dans La Gazette illustrée du 7 juillet 1883 un portrait de l'éminent littérateur.

Conrad Busken Huet (1826-1886).

Relevons quelques passages de cet article: M. Conrad Busken Huet ‘naquit à La Haye en 1826, fit d'excellentes études au lycée de cette ville et suivit ensuite les cours de la fameuse université de Leyde. Après un voyage à Genève où il compléta ses connaissances théologiques, il prit ses grades et fut reçu pasteur wallon’. Quelques années plus tard, ne pouvant résister au vif penchant qui l'entraînait vers la littérature, il donna sa démission et débuta dans le journalisme. Il collabora successivement à la revue la plus importante de la Hollande, Le Guide - quelque chose comme notre Revue des Deux Mondes -et au Journal de Haarlem où ses articles littéraires furent très remarqués’(2). ‘A cette époque M. Busken Huet partit pour les Indes et s'établit à Batavia. Là, il fonda une feuille qui prit une grande extension sous le nom de Journal Général des Indes Néerlandaises(3). En 1876, il revint en Europe et se fixa définitivement à Paris’. ‘Les oeuvres de M. Busken Huet, publiées en librairie sont considérables. Nous citerons parmi les principales: Esquisses et Récits, Lidewyde, roman de moeurs hollandaises, De Naples à Amsterdam, relations de voyage, Vieux Romans, études critiques, Paris et ses environs, le plus répandu et le plus populaire de ses ouvrages qui, nous l'espérons, se-

Septentrion. Jaargang 15 80 un jour traduit en français, et curtout les Fantaisies littéraires qui ne trouvent leur équivalent que dans les Causeries du Lundi de Sainte-Beuve et où il étudie tour à tour les auteurs hollandais, français et allemands’(4).

Sadi de Gorter

Eindnoten:

(1) ADRIAAN VENEMA, Nederlandse Schilders in Parijs, 1900-1940, Ed. Het Wereldvenster, 1980, Baarn. (2) Le Guide: De Gids, revue mensuelle qui célébrera en 1987 le 150e anniversaire de sa fondation. (3) Algemeen Dagblad van Nederlandsch Indië. (4) Le lecteur français lira avec intérêt l'ouvrage consacré à Conrad Busken Huet et la littérature française par Johannes Tielrooy paru en 1923 aux Editions de la Librairie ancienne Edouard Champion Paris. Un volume de 300 pages. L'auteur y passe en revue l'oeuvre critique de Busken Huet sur la quasi totalité des grands écrivains français de Rabelais à Théophile Gautier, de Montaigne à Edmond About, de Racine à George Sand.

André Demedts octogénaire

Le 8 août 1986, André Demedts a atteint l'âge de quatrevingts ans. En Flandre, son nom a pris valeur de concept, non seulement du fait de son oeuvre d'écrivain mais aussi par suite de son activité de promoteur et de vecteur de culture. Né dans la ferme ancestrale De Elsbos à Sint-Baafs-Vijve (Flandre Occidentale), où il travailla de ses mains jusqu'en 1937, il fut saisi très jeune par la conviction qu'il n'avait pas le droit de rester insensible devant l'injustice sociale et qu'il se devait d'apporter sa contribution à l'émancipation progressive du peuple flamand. De 1937 à 1949, il fut professeur dans l'enseignement secondaire, puis directeur de la B.R.T., station de Flandre Occidentale, poste qu'il occupa jusqu'à son départ en retraite en 1971. Parallèlement, il déploya une activité infatigable, poursuivie jusqu'à ce jour, remplissant sa vie de tâches sociales, culturelles et littéraires, avec un zèle et une ardeur inlassables au service de son peuple. Il publia plus de soixante-dix ouvrages: poésie, romans, recueils de nouvelles, ouvrages pour

André Demedts (o1906).

Septentrion. Jaargang 15 la jeunesse, théâtre, essais, monographies et anthologies. En outre, critique et essayiste, il écrivit des centaines de chroniques et d'articles pour d'innombrables recueils, revues et périodiques. Il est difficile de situer l'écrivain André Demedts dans une école ou dans un courant. Ses débuts poétiques respirent l'expressionnisme humanitaire, ses premiers récits se rattachent à la ‘nouvelle objectivité’ qui déterminait le climat littéraire des années 30. Pour lui, la littérature est par essence ‘éclaircissement de la destinée’. Il s'ensuit que son oeuvre ne possède pas seulement un caractère subjectif affirmé, mais qu'elle révèle également une grande unité interne. Il faudrait en fait la lire tout entière comme un ensemble cohérent qui transcende tous les genres. On retrouve le même message aussi bien dans ses créations que dans sa critique. Sa poésie a la valeur d'un journal intime et s'articule naturellement davantage sur le vécu personnel. La prose lui offre la possibilité d'exposer une problématique donnée, de l'envisager et de l'éclairer à partir d'attitudes et d'angles de vue différents. Le thème central de son oeuvre est sans conteste la problématique du bonheur. On peut toutefois y déceler une nette évolution, parallèle au devenir de ses romans et récits. Jusqu'à la trilogie Kringloop om het geluk (Ronde autour du bonheur) comprise, qu'il acheva en 1951, ses protagonistes, dans leur difficile conquête de la vie, peuvent encore être identifiés à l'auteur lui-même. Dans les romans ultérieurs, le processus d'identification réside davantage dans l'univers idéel dont les héros de ses romans se font les interprêtes. L'oeuvre de Demedts évolue vers un spiritualisme déclaré, du fait de la croissante portée métaphysique de sa thématique tournée vers les questions fondamentales de la foi, de la souffrance et du sacrifice. Dans les romans historiques et sociaux de ces dernières années, cette thématique s'enrichit encore d'une dimension sociale basée sur le christianisme évangélique. André Demedts est convaincu que l'humanité progresse lentement vers une graduelle spiritualisation, même si celle-ci peut encore durer des siècles. Cependant son oeuvre est en même temps réquisitoire et plaidoyer. Réquisitoire contre l'injustice (sociale), plaidoyer pour la dignité humaine. Parmi ses romans les plus importants, on peut citer De levenden en de doden (Les vivants et les morts - 1959) et la tétralogie De eer van ons volk (l'honneur de notre peuple - 1973-1978). C'est aussi parce que sa vision pénétrante de l'existence est portée par une grande puissance émotionnelle et une authenticité bien souvent poignante que son oeuvre occupe une place particulière dans la littérature néerlandaise contemporaine.

Rudolf van de Perre

(Tr. J. Fermaut)

La Flandre de Marguerite Yourcenar

Quand un philologue des Pays-Bas rédige une étude en langue française sur Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, l'entreprise prend valeur d'événement dans le cadre aux contours illimités de la présente revue. Si de surcroît cette étude révèle que son auteur, Camille van Woerkum, est un authentique lecteur, on se prend d'intérêt pour le point de

Septentrion. Jaargang 15 81 vue de cet ‘observateur extérieur’ sur une oeuvre aussi universaliste que régionaliste mais dénuée de tout esprit particulariste. Archives du Nord est en effet davantage qu'une chronique de la famille Cleenewerck de Crayencour, à laquelle la Flandre française ne sert que de décor. Dans La Flandre française dans Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, Camille van Woerkum montre comment objectivité historique et subjectivité romanesque se mêlent intimement. Toutefois, c'est bien la compétence historique de l'écrivain qui frappe le plus: avec la minutie d'un archiviste et dans un style presque neutre, elle situe les heurs et malheurs de ses ancêtres dans leur contexte historique. Mais la subjectivité romanesque s'exprime dans sa façon de distiller, à partir de l'histoire de la Flandre française des valeurs a-temporelles et d'exprimer, en touches subtiles, son attitude vis-à-vis du groupe social flamand. A l'intérieur de ses conceptions universalistes, le microcosme de Flandre française est un miroir du monde. Le paysage et ses habitants prennent valeur de symbole dès qu'ils sont menacés dans leur intégrité. A ce propos, Van Woerkum parle de ‘mythèmes’: la nature est profanée par la violence guerrière et par le développement industriel; le groupe social flamand se révolte contre l'oppression, ce qui lui inspire un puissant sentiment de solidarité pour lequel la langue flamande joue à plein un rôle de lien. Le mérite essentiel de Van Woerkum est d'avoir discerné la subtilité avec laquelle Marguerite Yourcenar exprime son attitude face à la réalité de la Flandre française. Son analyse détaillée prouve à l'évidence que l'auteur prend parti pour le groupe social flamand parce que l'identité de ce groupe n'est pas respectée. Elle rejette l'attitude de dénigrement avec laquelle L'Etat impose sa culture. Non, Van Woerkum ne verse pas dans le ‘wishful thinking’ ni

Marguerite Yourcenar (o1903). (Photo B. de Grendel). ne fait en rien violence à la dimension universelle de l'oeuvre. Il est bien trop familier de l'idéologie de l'écrivain, telle qu'elle transparaît dans toute son oeuvre. Parallèlement, il s'est approprié l'histoire de la région et propose une bibliographie fiable. Autant de raisons qui, jointes à la finesse de la lecture, font de Van Woerkum un excellent guide de la Flandre yourcenarienne.

Dirk Verbeke

(Tr. J. Fermaut)

C. VAN WOERKUM, La Flandre française dans Archives du Nord de Marguerite Yourcenar. Thèse pour l'obtention du C.A.P.E.S. catholique,

Septentrion. Jaargang 15 Tilburg (Pays-Bas), 1985. (En vente chez Westhoek Editions, 23, rue Vauban, F-59140 Dunkerque).

La littérature est faite d'auteurs et d'éditeurs

On ne saurait bien évidemment discourir sur la littérature sans mentionner les auteurs. Seulement, ceux-ci n'excellent qu'à travers leurs livres qui, à leur tour, n'existeraient pas ou sombreraient certainement dans l'oubli sans cette gent curieuse que sont les éditeurs. Il y en a de toutes sortes, les uns commerçants ou idéalistes, les autres esthètes ou artisans habiles. Rares pourtant sont ceux qui s'allient à la littérature par une affinité toute personnelle; deux d'entre eux jouiront prochainement d'une attention particulière. Il s'agit tout d'abord de G.A. van Oorschot, éditeur amstellodamois dont on vient de fêter le 75e anniversaire. Au mois de novembre, il recevra à l'Université de Tilburg un doctorat honoris causa ès lettres, distinction rarissime pour un éditeur néerlandais. Le choix de cette université catholique surprend, d'autant plus que van Oorschot ne s'est jamais senti très proche du catholicisme, étant selon ses dires socialiste depuis sa cinquième année et ‘multatulien’ dès le berceau. Il faut dire que la faculté des lettres de Tilburg s'occupe avant tout des aspects matériels de la littérature, et, qui plus est, les mérites de van Oorschot pour les lettres néerlandaises sont tellement éminents et personnels qu'on n'aurait pu penser à personne d'autre. Il a non seulement imprimé toute une génération d'auteurs contemporains importants comme Hermans et Reve, mais il a aussi construit sa renommée en éditant des classiques néerlandais comme Multatuli, Leopold, J.I. den Haan, Heijermans, Der Mouw, Emants, Van Oudshoorn, Van Nijlen, Roland Holst, Nijhoff, P.N. van Eyck, Ter Braak, Du Perron etc., publiés très souvent en belles éditions sur papier bible. Enfin nous retenons dans le domaine de la littérature étrangère sa fameuse Bibliothèque russe, incluant presque e tous les classiques russes du XIX siècle, et aussi sa dernière prouesse, une édition sur papier bible en dix volumes des OEuvres complètes de Belle de Zuylen. Sans conteste, c'est un vrai monument de l'édition qu'on va célébrer là. Bien que la qualité esthétique des éditions de van Oorschot soit remarquable, la perfection formelle caractérise encore davantage les produits de la génération précédente qui fut celle de A.A.M. Stols (1900-1973). Celui-ci fera également l'objet au mois de novembre d'une exposition à l'Institut néerlandais à Paris. Stols est à situer parmi ces artistes qui ont ranimé l'art typographique aux Pays-Bas. Il est non seulement connu par des éditions à tirage restreint de poètes et d'essayistes néerlandais, mais

Septentrion. Jaargang 15 82 aussi à travers des publications internationales allant de Shakespeare et de Louise Labé jusqu'à Gide, Valéry et Larbaud dont il était d'ailleurs l'ami intime. Ses activités furent nombreuses et variées. Ainsi il termina sa carrière comme professeur de typographie à l'université de Mexique, où il fut en outre l'attache culturel des Pays-Bas. La bibliographie de sa fébrile activité d'éditeur n'est pas encore achevée. A l'occasion de l'exposition, on publiera également la correspondance intégrale entre Stols et Valery Larbaud.

Le monde de Vestdijk

Au lieu d'une bibliographie, on rédigera un compendium des personnages de l'oeuvre gigantesque de Simon Vestdijk, dont l'oeuvre romanesque a paru chez Nijgh & Van Ditmar et de la Bezige Bij dans une édition en 52 volumes qui fut achevée l'année dernière. Or, devant ce monde imaginaire d'une ampleur balzacienne et peuplé de miliers de personnages, même les lecteurs les plus avertis, dont le nombre est toujours croissant et qui se sont constitués en club, se sentent un peu perdus. C'est pourquoi les éditeurs ont décidé d'ajouter aux romans un volume supplémentaire intitulé Qui est qui chez Vestdijk; il paraîtra au cours de l'arrière-saison et occupera une place tout à fait unique dans la littérature néerlandaise.

Le Symposium International des auteurs de livres pour la jeunesse

Pour finir, il faut encore signaler le Symposium international d'auteurs et d'éditeurs européens de livres pour la jeunesse qui aura lieu au mois de septembre à Oosterbeek tout près d'Arnhem avec le concours du ministre de la culture (WVC), des Fondations Jan Campert et les Lettres néerlandaises, et de l'Association des Gens de lettres (VVL). Les participants néerlandais et étrangers ont l'intention d'y réfléchir à l'échelle européenne sur l'avenir du livre pour enfants dans un monde dominé par l'audio-visuel, l'informatique

G.A. van Oorschot (o1911). et l'électronique. Une telle réflexion est utile afin de préserver chez l'enfant le goût de la lecture, elle s'impose même puisque sans lecteurs, pas d'auteurs et a fortiori pas d'éditeurs...

Pierre H. Dubois

(Tr. K. Geldof)

Septentrion. Jaargang 15 Branlebas dans le monde de l'édition en Flandre

Dans notre pays, il est bien rare qu'un événement survenu dans le monde littéraire arrive à occuper la une des journaux pendant des jours voire des semaines. Mais ce qui semblait naguère encore quasiment impossible vient quand même de se produire. Au milieu du mois d'avril, on apprit que Julien Weverbergh était démis de ses fonctions de directeur des éditions Manteau. Son licenciement, ‘soudainement’ décidé par la multinationale néerlandaise Elsevier dont Manteau-Anvers (précédemment Manteau-Bruxelles) fait partie, ne passa pas inaperçu. Il fut aussitôt évident pour chacun qu'un nouvel épisode bien embrouillé allait s'ajouter à l'histoire des prestigieuses éditions Manteau - histoire qui, effectivement, comme le faisait remarquer un journal néerlandais, tient fort du vaudeville. Tout ce remue-ménage concerne le personnage contesté de Weverbergh lui-même, qui, jeune critique et polémiste à l'époque, a joué un rôle de premier plan dans la ‘stencilrevolutie’ (révolution du stencil) des années ‘60’ et s'avéra aussi par la suite ne pas détester la polémique. L'affaire est donc très délicate -nous nous en tenons ici aux faits. En 1968, la maison d'édition qui porte le nom de sa fondatrice, Angèle Manteau, fêta en grande pompe ses trente années d'existence. Son fonds comprenait déjà alors des éditions monumentales, comme les oeuvres complètes de Karel van de Woestijne, August Vermeylen et Herman Teirlinck (auxquelles vinrent s'ajouter dans les années ‘70’ celles de Cyriel Buysse). On demanda à Weverbergh d'élargir le fonds en y faisant entrer les oeuvres expérimentales, ce qu'il fit en lançant la collection ‘Vijfde meridiaan’ (Cinquième méridien). Madame Manteau elle-même devint, à compter du 1er janvier 1971, directrice littéraire de la société d'édition Elsevier-Sequoia, fonction reprise en 1978 par l'écrivain néerlandais Wim Hazeu. En 1983, Hazeu fonda à Anvers une nouvelle maison d'édition, , du nom du célèbre écrivain e mystique du XIII siècle. Hadewijch est affiliée au groupe Combo, une fédération de 16 éditeurs néerlandais indépendants. Madame Manteau, après avoir rempli les fonctions de conseiller chez Hadewijch, a depuis regagné le groupe Elsevier (1985). Et nous en venons au grand cataclysme: le licenciement de Weverbergh ne fut pas seulement suivi de remous et de réactions inquiètes (même dans les journaux néerlandais), mais aussi de bruyantes protestations (Pen-Club, Vereniging van Vlaamse Letterkundigen (Association des hommes de lettres flamands); à les en croire, cette décision mettait en péril le fonds littéraire flamand de Manteau. Réaction de Weverbergh: il consulte ‘ses’ auteurs et fonde une nouvelle maison d'édition, Houtekiet, du nom du célèbre roman de Gerard Walschap, éminence grise de la littérature flamande. Dans cette première phase, il y a trois auteurs qui ne suivent pas Weverbergh: les auteurs dits de ‘best-sellers’, Ward Ruyslinck, Jos Vandeloo et Jef Geeraerts, restent chez Man-

Septentrion. Jaargang 15 83 teau. Ultérieurement suivent encore d'autres glissements. La rumeur du ‘démantèlement’ du fonds littéraire Manteau fait entretemps l'objet d'un démenti: le prosaïste et essayiste de Flandre Occidentale Lionel Deflo (46 ans), rédacteur en chef de la revue Kreatief, succède à Weverbergh. Est-ce là un dénouement provisoire ou une nouvelle phase d'une histoire sans fin? L'avenir nous le dira. Une seule chose est certaine: beaucoup d'auteurs flamands ne savent plus très bien dans quel port ils jetteront l'ancre. Car entretemps, les éditions anversoises De Standaard ont également déposé leur bilan, cédant leur fonds littéraire à une autre maison d'édition récemment créée dans la région d'Anvers, Den Gulden Engel (L'Ange d'or).

Dietsche Warande en Belfort

Cet été, à Anvers, les Archives et Musée de la vie culturelle flamande (Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven) présentaient un exposition intitulée Wandelend in de Warande (Musardant dans la garenne). Sous le même titre parut une chronique bourrée d'informations, composée sous la direction de Piet van Bouchaute. Elle évoque l'histoire de la revue Dietsche Warande, fondée en 1855 par J.A. Alberdingk Thijm, mais transférée en 1886 - il y a cent ans - dans les Pays-Bas du Sud sous la rédaction de Paul Alberdingk, frère du fondateur et professeur à l'Université de Louvain. Sous l'impulsion de Maria Belpaire, qui avait déjà rassemblé les forces des flamingants catholiques dans la société secrète Eigen Leven - la Dietsche Warande fusionna en 1900 avec Het Belfort (qui paraissait depuis 1886 à Gand), après quoi la Dietsche Warande en Belfort s'éleva, sous la direction de Jules Persyn, d'August van Cauwelaert et d'Albert Westerlinck, au rang de revue au profil bien typé. Son fondateur, Thijm, mettait déjà l'accent sur la tolérance et l'indépendance. Ses dirigeants ultérieurs défendirent également le respect de cette ligne faite de ‘largeur d'esprit catholique romaine’ (Van Cauwelaert), ferme dans ses principes. C'est surtout sous la direction d'Albert Westerlinck, prêtre-professeur, poète et critique (secrétaire de rédaction de 1945 à 1969, il fut ensuite rédacteur en chef jusqu'à sa mort survenue en 1984) qu'on s'attacha à extirper ‘un cléricalisme étroit’ et que le plaidoyer en faveur d'un humanisme chrétien, fondé sur l'ouverture et le respect de la liberté spirituelle, connut en Flandre un large écho.

Anne Marie Musschoot

(Tr. J. Fermaut)

Paul Snoek, l'insaisissable

Fils de fabricant textile, Edmond Schietekat, né le 17 décembre 1933 à Saint-Nicolas-Waes (Flandre orientale), est un élève moyen plutôt turbulent, un brin anarchiste, grand amateur de faune aquatique. Le prêtre et poète Anton van Wilderode, dans l'avant-dernière classe des humanités gréco-latines, éveille en lui une vocation littéraire. Le poète Adriaan de Roover l'initie aux poètes ‘expérimentaux atonaux’

Septentrion. Jaargang 15 néerlandais de la ‘génération des années cinquante’. Schietekat opte résolument pour le modernisme, lit avec voracité, s'imbibe de surréalisme, absorbe et assimile prodigieusement, se délimite un territoire poétique. Il entend conquérir sa place parmi l'avantgarde en Flandre - où le devance et trône, déjà, l'enfant prodigue Hugo Claus,... qui lui servira de rival et de repoussoir - et sera cofondateur en 1955, de la revue Gard-Sivik. En 1954, il décroche avec mention la première candidature de droit à l'Université d'Etat de Gand - les deux années suivantes, formation littéraire et picturale autodidacte, vie estudiantine et contacts artistiques prédomineront - et publie le recueil de poèmes Archipel sous le pseudonyme de Paul Snoek - nom masculinisé de sa mère. Cinq recueils campent le poète hyperindividualiste exprimant le dégoût existentialiste de l'époque, la solitude dans un monde absurde et banal plein d'ennui et de contrainte, le désir de retour à une nature primitive, un univers extrahumain, un vitalisme marqué et une ironie fantastique. L'imagination débordante provoque des associations d'images polysémiques captées dans des rapports originaux entre les mots, dans un langage nouveau, finalité même de cette poésie. Snoek débute comme peintre de style Cobra, effectue son service militaire auprès des Forces belges en Allemagne, à Soest et à Cologne, où il fréquente les peintres Paul Werth et Ernst Wilhelm Nay et approfondit la littérature dada. En 1958, il se révèle un vendeur charmeur et spectaculaire à l'usine paternelle, tout en vivant une période de bohème artistique et de vitalisme expansif à Anvers. De heilige gedichten (Les poèmes sacrés, 1959) achève la maturation romantique du poète en combinant, sur le ton sérieux, grotesque ou antipoétique, un règlement de compte cynique avec les valeurs traditionnelles, des intentions alchimiques sur le plan du langage et l'annonce d'une ouverture sur un monde plus vaste. Hercules (1960) présage la renaissance, la force du poète qui, au moyen de mots-symboles, interprète la vérité cachée de la beauté, prend conscience de son génie poétique. Touchant au secret de la créativité et de la pureté cosmique, le poète inaugure une acceptation positive de la vie. Les affaires prospèrent, Snoek se marie. Richelieu (1961) est le cri de bonheur, de pouvoir, de luxe, d'amour, de glorification de soi, dans une mystique de langage à consonance métaphysique. Snoek devient père de fils jumeaux. Nostradamus (1963) est le chant triomphal, prophétique et visionnaire de la poésie hermétique. Des images pluridimensionnelles, allant jusqu'au bout des mots clés: ‘eau, ombre, lumière, obscurité, or, luxe, vérité, lointain, espace, terre, boire, porter,

Septentrion. Jaargang 15 84

Paul Snoek (1933-1981). devenir’, esquissent une symbolique propre, une prélogique païenne, une foi cosmique. Le poète s'érige en personnage mythique. Avec ces trois recueils très structurés, Snoek se sait au faîte de son art, de la maîtrise de toutes les ressources de la langue, de sa virtuosité qui frôle le maniérisme. En 1966, Snoek quitte l'entreprise familiale, s'engage complètement dans une société de pieux de fondation, s'installe sur le littoral. Une fille naît. Le rêve de faire fortune - obsessionnel, pour, justement, vivre comme un demi-dieu - échouera. De zwarte muze (La muse noire, 1967) traduit la retombée dans le vide métaphysique: la vision poétique s'effrite, le poète exècre son ego envahissant. Ce recueil lui vaut le Prix triennal d'Etat pour la poésie. Dans Gedrichten (Roèmes, 1971; le titre combine les mots gedicht, poème, et gedrocht, monstre) et Frankenstein (1973), désireux de renouveau et de simplification, Snoek, sur le ton satirique, détruit son image poétique et, dans des antipoèmes d'actualités, confronte l'homme avec la détérioration de sa civilisation et s'affirme face à la contestation ambiante. Welkom in mijn onderwereld (Bienvenue dans mes enfers, 1978) et Schildersverdriet (posthume - Saxifrage/Désespoir des peintres, 1982) renouent avec De zwarte muze, sur un ton plus humain et tragique, marqué par l'adversité, tout en conservant parintermittences la virtuosité acquise. En 1972, Snoek se met à peindre des tableaux ‘infraréalistes’ où prédominent fantaisie poétique et coloris; par la suite, il fabriquera même des ‘Snoekquariums’ combinant peinture et collages d'objets. En 1975, il fait table rase, quitte son épouse, est mis à la porte de l'entreprise; divorce et remariage en 1976. Il se fait agent de relations publiques, rédacteur publicitaire, antiquaire, vendeur des meubles chez les Arabes - l'allusion à Rimbaud est inévitable -, mais la réalité chaque fois contrecarre les rêves. Il se remet à la prose, pratiquée occasionnellement; un roman sur l'époque de bohème est mal accueilli. Ces échecs doivent avoir rempli d'amertume cet être fantasque et insaisissable, qui parvenait de moins en moins à surmonter les contradictions de sa personnalité qui l'écartelaient entre les extrêmes - du charme le plus tendre à l'esbroufe et à la provocation effrontée (ah! ces interviews!) -, comme en témoignent d'innombrables qualificatifs que lui appliquent ses amis et intimes. Certains des derniers vers de Paul Snoek sont étrangement prémonitoires. Le 19 octobre 1981, il se tue au volant de son Alfa Romeo noire flambant neuve en s'écrasant contre un camion-grue sur une route provinciale..., accomplissant ainsi sa prophétie de 1959: ‘Mourir au volant d'une voiture de sport bleu clair, voilà la mort la plus belle’. Il s'était mis en colère, bien sûr, parce qu'il devait attendre trop longtemps une Alfa Romeo bleue... A la stupéfaction de beaucoup, mais apparemment selon ses propres désirs, ses funérailles ont lieu à l'église.

Septentrion. Jaargang 15 Du 16 janvier au 28 février 1986, le Palais des beaux-arts de Bruxelles a consacré à Paul Snoek une exposition documentaire. Le mystère de l'homme, volontiers poseur, demeure entier. Son champ poétique a beau sembler limité, ses meilleurs poèmes conservent toute leur magie.

Willy Devos

PAUL SNOEK, Verzamelde gedichten (Poésies complètes), Manteau, Antwerpen / Amsterdam, 1982, 782 p.; Verzameld scheppend proza (Proses complètes), idem, 1984, 644 p. Les deux volumes sont établis par Herwig Leus. HERWIG LEUX, Ik ben steeds op doorreis. De wonderlijke avonturen van Paul Snoek in Vlaanderen, in Rusland en overal elders ter wereld (Je suis toujours de passage. Les aventures singulières de Paul Snoek en Flandre, en Russie et partout ailleurs au monde), Manteau, Antwerpen, 1983, 281 p. Paul Snoek & Co, catalogue de l'exposition, Paleis vzw, Brussel, 1986, 88 p.

Média

La presse néerlandaise face au phénomène nazi

Monsieur Klaus Gerth vient d'obtenir son doctorat de troisième cycle avec une thèse consacrée à La grande presse quotidienne néerlandaise face à la politique hitlérienne. Cette importante étude, qui se veut ‘Présentation historique et analyse critique des commentaires suscités dans la presse néerlandaise par l'avènement du nazisme’, comprend 796 pages, annexes comprises. L'auteur y expose, pour commencer, les similitudes et les différences entre les situations historiques de l'Allemagne et des Pays-Bas. Il réussit à présenter avec clarté les traits spécifiques qui caractérisent la société néerlandaise de l'Entredeux-guerres et à évoquer les cloisons étanches qui séparent les quatre grandes familles spirituelles dites ‘zuilen’ ou ‘colonnes’. C'est en fonction de cette quadripartition si particulière aux Pays-Bas que le chercheur a sélectionné les quotidiens à dépouiller: Het Algemeen Handelsblad (libéral), De Standaard (calviniste), De Tijd (catholique), Vooruit (socialiste). Afin de compléter le tableau, l'auteur a ajouté à son corpus le quotidien communiste De Tribune et Volk en Vaderland, l'hebdomadaire des nazis néerlandais, qui ne disposaient pas d'un quotidien à leurs débuts.

Septentrion. Jaargang 15 85

Face au phénomène nazi, la presse néerlandaise a eu, grosso modo, un mouvement quasi unanime de rejet. Il est toutefois intéressant de constater qu'ici ou là des ‘ponts idéologiques’ ont été jetés et qu'il y a eu, comme le dit M. Gerth, ‘des cheminements d'idées permettant d'effectuer la liaison entre les familles de pensée néerlandaises en principe hostiles au nazisme et l'adversaire ou concurrent nazi’. Il montre que cela a pu se produire, surtout en 1933, à l'occasion d'événements d'actualité qui aux Pays-Bas furent jugés de méme nature et de même importance que ce qui se passait alors en Allemagne. Bien des Néerlandais ont pu croire que leur pays allait, voire devait, évoluer d'un point de vue politique et social, dans un sens comparable à celui de l'Allemagne. Cependant, conclut M. Gerth, la presse néerlandaise a très largement assuré sa mission d'information et d'éveil des consciences et ‘elle démontre, en l'occurrence, pour la première fois, qu'elle allait effectivement devenir l'une des partenaires essentielles de la démocratie dans les formes nouvelles de dialogue que cette dernière allait construire en Europe à l'ère de la communication de masse’. Belle conclusion, révélatrice de l'esprit européen de l'auteur, chargé de mission près l'Académie de Lille, spécialiste de l'enseignement bilingue, lui-même trilingue parfait (français, allemand, néerlandais), aptitudes qui ont dû profiter à son étude. Elle mérite l'intérêt de tous les néerlandisants, historiens ou non.

Aart van Zoest Milieu

Politique flamande en matière de déchets

Il y a quelques années encore, force était de constater qu'aucune véritable politique en matière de déchets n'était menée en Flandre (et en Belgique d'une façon générale). Il existait bien diverses réglementations concernant les ordures ménagères ou les déchets toxiques, par exemple, mais aucune action systématique n'avait été entreprise. Vers le milieu des années soixante-dix, la nécessité d'une véritable politique en la matière commença à se faire sentir avec de plus en plus d'acuité: d'un côté, les entreprises réclamaient des facilités accrues pour l'évacuation et le traitement des déchets industriels, de l'autre, les écologistes s'élevaient contre le nombre croissant des décharges et militaient en faveur d'une politique préventive, favorable au recyclage des déchets. Le résultat ne se fit pas attendre. L'absence de politique en la matière, les divergences d'opinion ou encore les conflits d'intérêts furent bien souvent à l'origine d'incidents plus ou moins graves, amenant plus d'une fois les instances européennes à fustiger l'attitude trop laxiste de la Belgique. A partir de 1975 cependant, les projets et les propositions favorables à une véritable politique écologique se multiplièrent. La question des déchets était enfin à l'ordre du jour dans les milieux politiques. Il fallut néanmoins attendre cinq ans avant de voir ces divers projets prendre forme législative et administrative. Des discussions interminables sur la régionalisation retardèrent en effet cette transformation. Finalement, les réformes institutionnelles belges (8 et 9 août 1980) permirent aux régions d'acquérir une certaine autonomie dans le domaine de l'assainissement.

Septentrion. Jaargang 15 Désormais, la Flandre pouvait pratiquement mener sa propre politique en matière de déchets. Moins d'un an plus tard, le Conseil flamand(1) approuva le ‘décret sur la gestion des déchets’ (2 juillet 1981), qui confiait l'élaboration et l'exécution de la politique en question à un nouvel organisme officiel: l'OVAM (Société publique flamande des déchets). Une telle politique devait être menée sur plusieurs fronts. L'OVAM devait prendre des mesures sévères pour empêcher toutes sortes de pratiques illégales, qu'il s'agît du trafic, du transport ou du déversement des déchets. Il fallait agir au plus vite. L'OVAM n'avait-elle pas recensé 455 décharges dont plus des deux tiers étaient illégales? Détail symptomatique et désolant: plus de la moitié de ces décharges non autorisées étaient contrôlées par... des communes! Il fallait donc assainir la situation coûte que coûte. C'est ainsi que fut mis en place un nouveau régime d'autorisations, assorti de conditions plus sévères, d'une déclaration obligatoire et d'une surveillance plus étroite. L'OVAM devait également élaborer un plan d'action général en matière de déchets qui inspirât la politique dans ce domaine au cours des cinq années à venir. Enfin, il fut décidé que la production de certains déchets serait soumise à une taxation particulière. Cette dernière mesure doit encore être mise à exécution. L'année passée, l'OVAM a présenté son projet de plan, afin qu'il soit examiné et discuté par toutes les parties concernées. Depuis lors, les critiques n'ont pas manqué. Les communes appréhendent la perte de leurs habitudes. Les entreprises redoutent la multiplication des démarches administratives et l'augmentation des coûts. Quant aux écologistes, ils estiment que le plan est singulièrement insuffisant en ce qui concerne le recyclage des déchets et la prévention de cette source de pollution. Enfin, il y a tout lieu de se demander si les moyens financiers prévus (4,2 milliards de francs belges - ± 630 millions de FF - tout de même!) seront suffisants. L'assainissement des zones les plus polluées (dont la décharge de Hooge Maey à Anvers, très critiquée) exigera sans doute à lui seul quelque deux à trois milliards. Une telle dépense pour l'assainissement ne rend que plus pertinente la question de la prévention. Quelle que soit la façon

Septentrion. Jaargang 15 86 d'envisager la situation, le plan proposé n'est qu'un premier pas timide en direction d'une véritable politique. Les auteurs du projet, les fonctionnaires de l'OVAM, en sont bien conscients. Le plan ne correspond guère à une planification digne de ce nom. En raison du chaos qui régnait auparavant, il n'a pu dépasser le stade d'un inventaire général des problèmes relatifs aux déchets en Flandre. Ce qui constitue certes une condition sine qua non, mais encore bien insuffisante pour assurer le succès d'une politique efficace en matière de déchets.

Pieter Leroy

(Tr. J.-Ph. Riby)

Eindnoten:

(1) A la fois conseil de la région flamande et conseil de la communauté néerlandophone (voir Septentrion, no 3, 1980, pp. 73-77).

Musique

Le Festival de Hollande présente de la musique moderne française

Voila déjà bien des années que le Festival de Hollande propose des sujets thématiques comme ‘la voix humaine’, ‘musique américaine’, etc. Un thème vient même d'être étalé sur deux ans, à savoir ‘la France aux Pays-Bas’; en 1985, l'accent était mis sur les ‘Influences dans le passé’; en 1986, c'étaient les ‘Développements contemporains’ qui étaient à l'ordre du jour. Les compositeurs qui, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, donnèrent corps à la nouvelle musique en continuant et en développant la musique rigoureusement structurée d'Anton Webern (avec comme mot d'ordre: unité jusque dans les couches les plus profondes, tous les éléments, tels la hauteur, la durée, la puissance et le timbre s'impliquant les uns les autres) y tenaient la vedette: il s'agit bien sûr de Jean Barraqué et de Pierre Boulez. Barraqué, qu'André Hodeir appelle le plus grand génie après Beethoven, mais qui continue à être un des avant-gardistes les moins joués, montra, au premier concert de l'Ensemble Asko, un Concert pour clarinette, vibraphone et 18 instruments d'une inaccessible rigueur, que l'auditeur se met peu à peu à broder, si l'on peut dire, sur la sombre et profonde splendeur des instruments à vent. La Séquence pour voix et instruments de Barraqué (texte de Nietzsche, bien qu'Hermann Broch fût son favori) est plus parlante, d'un lyrisme plus souple. L'austère et énigmatique Barraqué, qui composa peu, écrivit encore une sonate pour piano, qui avec les trois sonates de Pierre Boulez peut être comptée au nombre des oeuvres les plus importantes que l'on ait écrites pour cet instrument. Il est vrai qu'elles sont aussi inaccessibles que celles du Beethoven de la vieillesse!

Septentrion. Jaargang 15 Au regard de personnages héroïques comme Barraqué et Boulez, tous les autres ne pouvaient que pâlir. Il en fut du reste de même pour la présentation de l'avant-garde italienne qui constituait le deuxième thème du Festival de Hollande. Des 50 compositions de 30 compositeurs italiens, ce furent à nouveau celles de l'octogénaire (81 ans) Giacinto Scelsi (d'une orientalité intemporelle) et du presque sexagénaire (59 ans) Franco Donatoni (d'une implacable rigueur dans la mise en oeuvre de conceptions de fer; le résultat final intéresse moins Donatoni) qui convainquirent le plus. Toutefois, je n'aurais pas voulu manquer une oeuvre comme La variation ajoutée de Gilbert Amy (successeur de Boulez au Domaine Musical de Paris et fondateur du Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio-France). A partir d'une bande magnétique résonnent de pseudo-xylophones, de pseudo-cymbales et de pseudocloches auxquels le petit orchestre superpose sa ‘variation ajoutée’. Les sons de l'enregistrement ont été calculés par l'ordinateur VAX 11/780 suivant les programmes dits Cmusic et Chant. Vive la technologie, la fascination de l'avant-garde française! Une fascination qui s'applique aussi aux sommets du spectre sonore, aux variations de timbre. L'avantgarde italienne de l'austère école de Donatoni est plus compassée et pointilleuse; elle se concentre sur la relecture d'un ensemble compact de notes sans cesse répétées avec des sonorités différentes. Cela présente encore la puissance de Barraqué et de Boulez des débuts. Les Français, dont Tristan Murail (Désintégrations, à nouveau pour bande magnétique et instruments) offrit un exemple marquant, sont un peu prolixes, un peu chaotiques. Mais rarement grossiers, souvent d'une juste délicatesse et d'une extrême sensibilité sonore. Les oeuvres d'Amy et de Murail furent exécutées impeccablement mais avec une grande froideur par l'Ensemble Intercontemporain, fondé en 1976 par Boulez à l'initiative du ministre de la culture de l'époque, Michel Guy, et composé de 30 musiciens de diverses nationalités. Il travaille régulièrement avec d'importants compositeurs comme Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen et Mauricio Kagel

Ernst Vermeulen

(Tr. J. Fermaut)

Herman Roelstraete sur disque

Peu avant sa mort en mars 1985 à l'âge de cinquante-neuf ans, Herman Roelstraete a pu voir paraître deux disques de ses compositions. Le premier disque nous présente sur une face Exodus (chorale, cor, cuivres, vibraphone, timbales, piano et orgue) et sur l'autre Sonatines pour orgue opus 66 et opus 142. Le deuxième disque, quant à lui, est intitulé Zang en dans uit Vlaanderen (Chants et danses populaires de Flandre) et nous propose des danses folkloriques traditionnelles ainsi que cinq arrangements de chants populaires destinés aux chorales. Le premier disque a vu le jour grâce à la fondation De Gulden Sporen-Stichting voor de promotie van de kunst, le deuxième est une réalisation du

Septentrion. Jaargang 15 87

Herman Roelstraete (1925-1985). (Photo A. Vandeghinste). groupe Volkskunstgroep Die Boose d'Izegem. Il s'agit donc de deux initiatives purement privées, d'un travail culturel intéressant et la boutade ‘Un trente-trois tours vaut plus qu'une statue’ peut se vérifier ici. De telles initiatives privées mettent cependant en évidence les lacunes des grandes maisons de disques et hélas aussi celles des instances officielles. Herman Roelstraete pouvait se prévaloir d'une carrière musicale bien remplie. Après ses études au Lemmensinstituut et aux conservatoires de Bruxelles et de Gand, il fut nommé directeur de l'académie de musique d'Izegem (1950-1977). Dès 1969 et ce jusqu'en 1982, il assura les cours d'harmonie pratique au conservatoire de Bruxelles. Parallèlement à ces occupations, il déploya une activité d'organiste, de musicologue et surtout de chef de différentes chorales (entre autres, de la Kortrijks Gemengd Koor - la chorale mixte de Courtrai); il dirigea aussi des chorales ou orchestres invités par la B.R.T. et encore le Westvlaams Orkest (l'orchestre de Flandre occidentale) ainsi que l'Orchestre symphonique de Liège. Depuis 1977, jusqu'à sa mort, il présida aux destinées de la chorale de chambre Musica Flandrorum qui a déjà participé deux fois au Festival de Wallonie. Herman Roelstraete est également l'auteur de quelque 160 compositions: de nombreux chants, des oeuvres chorales, des compositions pour orgue, de la musique de chambre, des oeuvres symphoniques, des oratorios... Son cheminement fut le suivant: d'une pensée expressionniste coulée dans une forme néo-classique, il glissa vers une introspection méditative, voire élégiaque, baignant dans une atmosphère postromantique. Les deux disques expriment la gratitude de certains chorals qui veulent ainsi mettre en valeur le travail dont Herman Roelstraete a fait preuve ces dernières années et ce pour le plus grand bien des chorales flamandes. Ils sont également la reconnaissance de la qualité intrinsèque de ses compositions qui procurent, à chaque audition, un intense plaisir esthétique. Exodus est un adieu souvent poignant du compositeur à son fidèle compagnon, le déclamateur Antoon Vanderplaetse. Un magnifique solo pour cor, issu d'un ensemble pour cuivres et chants chorals de style néo-Palestrina, invite à la méditation sur le thème du requiem: lamentations pour la perte d'un ami certes, mais aussi exaltation à la béatitude. Les sonatines pour orgue, quant à elles, constituent cinq miniatures d'un style méditatif, à associer la plupart du temps au chant choral ou grégorien. Herman Roelstraete les a interprétées lui-même avec enthousiasme et maestria.

Hendrik Willaert

(Tr. P. Lecompte)

Septentrion. Jaargang 15 Exodus-Orgelsonatines peut être obtenu chez Ars Vocalis, Liebaertlaan 26, B-8500 Kortrijk; le disque Zang en dans uit Vlaanderen chez Die Boose, Neerhofstraat 53, B-8700 Izegem.

Néerlandistiques

Le néerlandais en Europe

Que représente exactement la ‘néerlandicité’ en Europe? Le 16e colloque de l'Association internationale pour le développement de la communication interculturelle (AIMAV), organisé à Paris, du 25 au 28 mai 1986, sur le thème ‘Le néerlandais en Europe’ a apporté de nombreux éléments de réponse à cette question, en soulignant à la fois la vitalité indiscutable des études néerlandaises et le rôle éminent du néerlandais dans la construction européenne. Cette rencontre, au cours de laquelle un véritable débat s'est instauré entre le public et les intervenants a réuni près de 100 participants venus de différents pays et, surtout, des horizons les plus divers. L'accueil réservé aux participants par l'Institut Néerlandais et par S.E. Jhr. M. Vegelin van Claerbergen, ambassadeur des Pays-Bas à Paris, a beaucoup contribué à la convivialité de cette rencontre. Le travail en ateliers, les deux derniers jours, s'est révélé particulièrement fructueux. Les thèmes retenus pour ce colloque concernaient le néerlandais sous ses aspects pédagogiques, soci-culturels, politiques et linguistiques. Dès l'abord, force a été de reconnaître que le néerlandais a toujours été sensible aux influences extérieures, sans jamais s'imposer véritablement à l'étranger, de sorte que cette langue est restée bien méconnue en dehors de l'aire néerlandophone proprement dite. A cela s'ajoutent les particularités linguistiques des Pays-Bas et de la Flandre qui occultent encore la perception d'une langue unique et sont source de nombreux malentendus. Maintes raisons pourtant militent en faveur du néerlandais. L'emploi de cette langue dans le cadre des Communautés européennes contribue réellement à valoriser l'idée européenne. Il va de soi qu'une meilleure diffusion du néerlandais permet de mieux faire connaître les Pays-Bas et la Flandre tout en favorisant les échanges culturels, politiques et commerciaux. Au sein même de l'aire néerlandophone, le désir de mieux posséder le néerlandais est manifeste. Comment communiquer avec efficacité si le néerlandais n'est pas parfaitement maîtrisé? Aussi les efforts pédagogiques et didactiques sont-ils nombreux. La nécessité de disposer d'une terminologie précise et uni-

Septentrion. Jaargang 15 88 forme - en Belgique et aux Pays-Bas - est ressentie de façon de plus en plus nette. Du point de vue de la politique linguistique, le soutien de l'enseignement du néerlandais à l'étranger, les échanges culturels, et surtout une meilleure information sur la langue et la culture néerlandaises s'arèrent nécessaires. En conclusion, ce colloque a eu le grand mérite de présenter le néerlandais dans toute sa complexité. Il a permis aux participants de mesurer l'effort qui est nécessaire afin d'encourager la coordination des travaux pédagogiques ou terminologiques ainsi que le développement des échanges d'information. Des propositions concrètes ont pu être formulées. Il appartient désormais à l'AIMAV, puis aux autorités compétentes et à tous les organismes chargés de promouvoir ou d'enseigner la langue et la culture néerlandaises de donner l'écho le plus large possible aux conclusions de ce colloque.

J.-Ph. Riby

(Association pour le développement des études néerlandaises, Paris)

Philosophie

L'école internationale de philosophie à Amersfoort

Il n'est avancé nulle part que la philosophie serait le monopole des universités où les jeunes ou quelques vocations tardives étudieraient la philosophie d'une manière professionnelle en tant que discipline bien délimitée. Il va de soi qu'une formation académique n'est pas à dédaigner et que l'obligation qu'elle comporte d'écrire un mémoire de séminaire ou de licence voire une thèse de doctorat, représente toujours le meilleur (mais non l'unique) remède contre l'amateurisme par trop expéditif de certains autodidactes bien intentionnés. Malheureusement les universités n'offrent pas ou si peu de possibilités de recyclage dans le domaine philosophique.

L'école internationale de philosophie (Internationale School voor Wijsbegeerte, ISVW) à Amersfoort.

En outre, les écoles supérieures ne sont pas toujours un exemple d'accueil hospitalier. Des exigences bureaucratiques, des rapports hiérarchiques et des questions de prestige enlèvent bien de la spontanéité à l'exercice de leur mission. Une philosophie non-professionnelle qui reste authentiquement et valablement philosophique et qui parvienne en outre à toucher un large public, répondra toujours aux souhaits de beaucoup. Certaines associations organisent dans ce but des cycles

Septentrion. Jaargang 15 de conférences, d'autres comblent la lacune par la publication d'une revue ouverte à tous, avec des articles qui ne s'adressent pas en premier lieu aux collègues spécialisés. Dans cet ordre d'idées, une brillante initiative fut prise aux Pays-Bas en 1916, à savoir la création à Amersfoort de l'Internationale School voor Wijsbegeerte (ISVW - l'école internationale de philosophie). Le but était et est encore d'amorcer, hors des enceintes parfois bien élevées des universités, une confrontation ouverte entre les différentes conceptions de l'homme, de la société et du monde. Parmi les promoteurs, nous retrouvons le philosophe Bierens de Haan, le mathématicien L.E.J. Brouwer et le célèbre écrivain (également neurologue) Frederik van Eeden. De nos jours, l'école connaît toujours un bel essor. Le but initial est resté très actuel et par le passé les responsables ont toujours veillé à ce que les activités de l'ISVW contribuent effectivement à la diffusion de la philosophie. Si l'on parcourt les noms des conférenciers ou des professeurs attachés à l'école, on rencontre de nombreuses personnalités éminentes du monde de la pensée: Martin Buber, Martin Heidegger, Paul Tillich, Karl Mannheim, Carl Gustav Jung, Jean Piaget, Ernst Cassirer, Ernst Bloch et beaucoup d'autres. Les représentants les plus significatifs de la pensée néerlandaise ainsi que quelques philosophes belges y ont également tenu régulièrement des conférences. Un autre objectif est d'atteindre une large audience, auprès de non-spécialistes. Le ‘commun’, s'il existe, ne se rend pas facilement à tel ou tel cours ou conférence organisé(e) par et à l'école. Situation peut-être inévitable, vu la nature propre de la

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Paul Wouters, directeur de l'ISVW à Amersfoort. finalité même de l'école. C'est aussi l'avis de Paul Wouters, directeur depuis quelques années de l'ISVW. Ce nouveau directeur, un Flamand (Lier, o1950), explo re une nouvelle voie. L'ISVW est, par son passé, une institution typiquement hollandaise, restée longtemps inconnue en Flandre. S'il est vrai que certains philosophes belges ont facilement trouvé le chemin d'Amersfoort, il est tout aussi vrai que rares furent les rencontres entre le Nord et le Sud, de sorte que les philosophes des deux pays se connaissent mal. Paul Wouters veut y remédier et rêve de congrès où les philosophes du Nord et du Sud pourraient vraiment se rencontrer, discuter et débattre. L'ISVW fête cette année son soixante-dixième anniversaire. De nouvelles initiatives seront mises en oeuvre afin de continuer à faire prospérer la vie philosophique à Amersfoort. Cette perspective a toutefois quelque chose de problématique car l'école, elle aussi, est touchée par les mesures budgétaires prises un peu à l'aveuglette. Espérons que de nombreuses personnes intéressées trouveront le chemin de l'ISVW, Dodeweg 8, NL-3832 RD Leusden. Nous aimerions pour terminer attirer votre attention sur la publication prochaine d'une édition commémorative, réalisée par la maison d'édition Boom (Amsterdam). Jaques de Visscher (Tr. P. Lecompte) Politique

Les démocrates-chrétiens vainqueurs des élections

Les élections législatives aux Pays-Bas ont été remportées par le CDA, parti du centre démocratechrétien. Mais la grosse surprise causée par ce scrutin, c'est qu'il a fait de ce parti la formation politique la plus importante du pays. Dans les sondages, le PvdA - parti social-démocrate - de Joop den Uyl apparaissait comme un favori unanime, après qu'il eut marqué pendant quatre années son opposition aux économies drastiques du gouvernement Lubbers, qui avaient surtout porté une atteinte sérieuse aux intérêts du groupe relativement important des allocataires. Dès lors, il est vraisemblable que l'actuelle coalition de centre droit, formée par le CDA et le VVD (parti libéral) et orchestrée par le démocrate-chrétien Ruud Lubbers, survivra à ellemême. Le CDA assumera dans le nouveau gouvernement un rôle encore plus important que dans le précédent. En effet, les résultats électoraux ont considérablement modifié les rapports de force. Les gains du CDA ont été proportionnels au recul de la famille libérale. Les suffrages exprimés indiquent une mutation des démocrates-chrétiens sur l'échiquier politique néerlandais. Sous la conduite de Lubbers, le parti a

Septentrion. Jaargang 15 indéniablement opéré un glissement vers la droite. La nébulosité traditionnelle qui caractérisait le CDA - de même, du reste, que les trois formations chrétiennes indépendantes desquelles il est issu - s'est dissipée. Le profil politique du parti s'est marqué plus nettement. Et cela lui a conféré un plus grand pouvoir de séduction aux yeux de l'électorat. Avant cette consultation, le nombre des sympathisants du parti démocrate-chrétien était en régression constante. Aujourd'hui, une enquête révèle que cette formation a bénéficié pour la première fois du soutien d'électeurs qui n'appartiennent pas aux

Ruud Lubbers (o1939). milieux chrétiens traditionnels. En outre, un grand nombre de jeunes se sont prononcés en faveur de la plate-forme démocrate-chrétienne. En tant que parti centriste, le CDA s'est véritablement ancré dans la vie politique néerlandaise. Les analyses des politologues fondées sur un effritement et un vieillissement du centrisme démocrate-chrétien paraissent obsolètes. Cette stabilisation du CDA est essentiellement l'oeuvre de l'actuel Premier ministre Ruud Lubbers. Lors de la campagne électorale, il a su donner constamment l'image d'un homme qui s'élève au-dessus des querelles partisanes. Les électeurs ont su, quant à eux, apprécier d'une part le courage et le dynamisme du chef du gouvernement lorsqu'il a entrepris de comprimer le déficit budgétaire accru et d'autre part la reprise économique qu'à engendrée son action. Les libéraux et leur chef de file Ed Nijpels ne purent opposer à cela que leur soutien parlementaire. Ils furent tourmentés par une grande désunion dans leurs rangs et par quelques affaires concernant des personnalités du parti, qui portèrent préjudice à la réputation de la famille libérale. Dans ce contexte, le seul véritable adversaire de Lubbers était le président du PvdA, Joop den Uyl. Si les sociaux-démocrates gagnèrent quelques sièges, leur manque de mobilité semble les avoir privés d'un gain plus substantiel. Le parti avait considéré son opposition à

Septentrion. Jaargang 15 90 l'implantation des missiles de croisière comme un point non négociable, après que la décision en sa faveur eut été prise, au terme d'un martyre de plusieurs années, par la coalition au pouvoir sous la forme d'un traité spécial conclu avec les Etats-Unis. Il est amusant de noter que ce sont précisément les socialistes qui, en 1979, avaient déclaré avec insistance qu'une telle décision devait faire l'objet d'un traité particulier. Lorsque celui-ci fut signé au printemps, il parut être un obstacle de taille à compromettre toute coopération future entre sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens au au cours d'une nouvelle législature. Au moment où le CDA se montrait déjà peu enclin à s'allier au PvdA, il put de surcroît alléguer le traité qu'il était tenu de respecter. Les sociaux-démocrates s'attachent actuellement à élaborer une stratégie nouvelle, dont le principal objectif sera d'obtenir un soutien plus marqué de la part des catégories socio-professionnelles aux revenus moyens. En réalité, le parti a été victime de la stratégie de polarisation qu'il a suivie jusqu'ici. Elle lui a certes permis de gagner quelques sièges supplémentaires, mais pas d'accéder au gouvernement. De sa propre initiative, Joop den Uyl s'est effacé à l'arrière de l'hémicycle parlemetaire pour céder sa place à Wim Kok, ancien dirigeant syndical. On attend de lui qu'il soit à même de rénover le PvdA et de renouveler son électorat.

Paul van Velthoven

(Tr. P. Grilli)

Août 1980: une réforme dépassée

Août 1980: le monde politique belge pousse un soupir de soulagement. On s'était enfin mis d'accord sur le nouveau ‘modèle de société’ pour régler le différend entre Francophones et Flamands. L'euphorie, hélas, n'a guère duré. C'était pourtant vraiment nouveau: les régions et les communautés disposaient enfin de leur propre cadre juridique, de leur propre gouvernement qui pouvait promulguer, ô miracle, de vrais lois, chacun, bien sûr, pour son propre territoire et les matières de sa compétence. Bref, les néerlandophones, les francophones et les germanophones, - les Bruxellois devaient, quant à eux, patienter encore un peu -, pouvaient désormais aller vraiment leur propre chemin. On a cru pendant un temps qu'on avait désamorcé la bombe communautaire. Il existait, il est vrai, un cas Happart, quelques rixes entre Flamands et Wallons, mais cela faisait partie du folklore belge. La grande agitation communautaire s'était apaisée. On déchanta bien vite: le nouveau ‘modèle de coexistence entre Flamands et Wallons ne représentait pas grand chose. On s'aperçut bien vite qu'il y avait plus de semblant que de réalité, que toutes ces institutions n'avaient que peu à faire et surtout qu'elles n'avaient pas les moyens d'agir. Une telle façade ne tient pas longtemps. Le grand public n'est pas dupe. Il se rend bien compte qu'on a actuellement besoin de neuf excellences pour ne faire guère plus que ce que réalisaient trois secrétaires d'Etat il y a dix ans. Résultat: six ans après la réforme d'Etat, acquise avec beaucoup de peine en août 1980, tous ressentent le besoin urgent d'engager de nouveaux pourparlers afin de refondre ce ‘modèle de société’ déjà bien compliqué. Constatation frappante: la conviction gagne qu'une bonne réforme de l'Etat ne peut que s'avérer bénéfique pour

Septentrion. Jaargang 15 l'assainissement de l'économie et des finances de l'Etat. Tous acceptent maintenant que l'un ne peut se faire sans l'autre. Un retour en arrière est impossible, on ne peut revenir à la Belgique d'avant août 1980. La solution: aller de l'avant, accorder aux régions une autonomie plus réelle et de vrais compétences en leur procurant des moyens réels et suffisants. S'il est vrai qu'août 1980 ne fut pas le grand succès, on se doit s'admettre que le mécanisme déclenché ne peut être arrêté. Monsieur Tout-le-Monde s'est accoutumé à l'idée de l'existence d'un gouvernement flamand et d'un gouvernement wallon. S'il est vrai qu'il n'est pas très au courant de ce que ces gouvernements réalisent ou de ce qu'ils ont à faire, il sait pertinemment qu'ils existent. Il perçoit également que son pays est un pays à deux vitesses avec un nord plus rapide, un sud un peu plus lent. Il sait que les liens qui lient les communautés les entravent, et que tout est possible si chacune a la faculté de suivre son propre chemin. On constate quotidiennement que les deux communautés divergent de plus en plus et de plus en plus vite. C'est ainsi que, vis-à-vis des économies imposées au secteur de l'enseignement, les enseignants catholiques francophones ont réagi avec plus de ténacité et d'âpreté. De même pour les conflits sociaux: le nord réagit autrement que le sud. La tension monte car dans un proche avenir on assistera à la relève des autorités syndicales et patronales. Ces sommités, portées à l'unitarisme national, prennent dans quelques mois une retraite méritée ou non. Leurs successeurs parviendront-ils encore à trouver un compromis social national? On craint (ou on espère) que non. Dans la négative, le semblant de fédéralisme d'août 1980 se muera bien vite en un véritable fédéralisme: une nouvelle société naîtra pour les Flamands et les Wallons.

Marc Platel

(Tr. P. Lecompte) Sciences

Le Centre Interuniversitaire de Microélectronique de Louvain (I.M.E.C.)

Le 19 juin 1986, a eu lieu près de Louvain l'inauguration des locaux hypermodernes du Centre Interuniversitaire de Microélectro-

Septentrion. Jaargang 15 91 nique (Interuniversitair Micro Electronica Centrum - I.M.E.C.). La réalisation de ce Centre s'inscrit tout à fait dans la politique menée par le président du Gouvernement Flamand, Gaston Geens, dont l'ambition est d'amener la Flandre au niveau mondial en ce qui concerne la recherche et la mise en oeuvre des technologies nouvelles. Cet objectif a déjà donné lieu à bon nombre d'initiatives. La plus connue est naturellement Flanders' Technology, la célèbre foire bisannuelle, qui connaîtra sa troisième édition début 87 et pour laquelle on réalise en ce moment à Gand d'importants travaux d'infrastructure. On a également fondé à Oudenaarde la société NV Mietec qui réalise des contacteurs électroniques intégrés. L'entreprise emploie quelque 290 salariés et sa production représentera cette année un millard de francs belges, c'est-à-dire environ 150 millions de francs français. Enfin, voici donc l'I.M.E.C. qui entame définitivement sa mission de recherche scientifique et de formation. Cet organisme a nécessité un investissement de quelque 2,5 milliards de francs belges, soit 400 millions de francs français, fournis pour un sixième par le Fonds Européen de Développement Régional et pour le reste par le Gouvernement flamand. L'I.M.E.C. emploie d'ores et déjà 230 spécialistes de haut niveau dirigés par le Professeur R. van Overstraeten. L'objectif est d'une part la mise au point de nouveaux systèmes et de techniques neuves et d'autre part la formation de personnels spécialisés pour l'industrie. Il vaut la peine de noter que l'I.M.E.C. est né de la collaboration de diverses universités, de l'industrie et des pouvoirs publics. Pour la région qui entoure Louvain, l'implantation de l'I.M.E.C. constitue un stimulant de taille pour l'emploi: on espère en effet que l'I.M.E.C. attirera aussi quelques entreprises nouvelles.

Dirk van Assche

(Tr. J. Fermaut) Société

Les chômeurs de longue durée sont bien comptés aux Pays-Bas mais ils ne comptent plus

En avril 1986, à peine le ministère néerlandais des Affaires Sociales avait-il rendu public la baisse du nombre des chômeurs de 750.000 à 725.000, qu'on s'avisa que pour plus de la moitié de l'armée des chercheurs de travail, il était absolument inutile de figurer sur les rôles d'une agence pour l'emploi. Le directeur du Bureau Central de Plan (CPB) De Ridder reconnut en effet que les 400.000 chômeurs de longue durée ne sont plus comptabilisés pour mesurer la tension sur le marché de l'emploi. Pourquoi? ‘Tout simplement, on ne veut plus de ces gens pour un travail’. Selon De Ridder, ils n'ont aucune expérience professionnelle ou n'ont pas reçu de formation correcte. Et il ajoutait: ‘Si nous ne faisons rien, ce groupe ne cessera pas de grossir’. Voilà impitoyablement décrit le sort des gens qui ont été licenciés ou ont perdu leur emploi au cours de ces dernières années sans pouvoir retrouver du travail. Ils doivent se contenter de modestes allocations, insuffisantes pour pouvoir vivre décemment. Plus d'un est inexorablement voué au dénuement. Il faut songer en outre qu'il s'agit essentiellement de gens qui ont dépassé les 35 ans. Pour les jeunes, comme

Septentrion. Jaargang 15 ceux qui quittent lécole, on lance encore des projets qui peuvent déboucher sur un métier stable. Mais les plans gouvernementaux de lutte contre le chômage qui frappe ceux qui sont un peu plus âgés ne comportent guère plus que des ‘encouragements’ aux employeurs à engager des chômeurs de longue durée. Tout semble indiquer que le monde politique ait définitivement fait une croix sur les 400.000 ‘sans avenir’. Déjà lors des élections de l'automne, les différents partis ne leur ont pas accordé dans leurs programmes l'attention spéciale qu'ils requièrent. Et on ne les mentionne pas non plus dans les futurs accords de gouvernement entre les chrétiens-démocrates (CDA) et les libéraux (VVD). Seul le CPB, en dépit du désespoir qui transparaissait dans les paroles de son directeur, ose lancer la recommandation de créer à l'avenir un grand nombre de nouveaux emplois et d'élaborer un large plan de formation. Il s'agit là sur le papier d'un conseil bien intentionné, mais pour l'instant personne n'ose espérer que cet avis sera effectivement suivi d'effet. Il y a bien trop de plans d'épargne budgétaire prioritaires à tout prix pour que la chose soit envisageable. La triste conclusion s'impose avec une certitude quasi-absolue: il y a au moins 400.000 Neérlandais qui n'occuperont plus jamais de fonction dans le processus de production. Pour l'instant, on les compte soigneusement. Mais compteront-ils jamais?

Jan Verdonck

(Tr. J. Fermaut)

Problèmes démographiques aux Pays-Bas

Ces derniers temps, bien qu'ayant la densité de population la plus élevée d'Europe, les Pays-Bas se préoccupent de plus en plus de l'évolution de leur démographie dans les années à venir. Il est vrai que prévoir a toujours été une des vertus - et quelquefois même un vice! - de la société néerlandaise. On ne vit pas trois à quatre mètres en dessous du niveau de la mer sans se faire quelque souci..., et les Néerlandais ont volontiers recours à la devise: ‘Pomper ou se noyer’. Actuellement, l'inquiétude quant à l'avenir est liée à la diminution de l'accroissement de la population. Par ailleurs, selon les critères européens, les Pays-Bas peuvent toujours se féliciter d'une pyramide démographique assez jeune. Jusque vers le milieu des années soixante, en effet, le chiffre des naissances y dépassait con-

Septentrion. Jaargang 15 92 sidérablement celui de la plupart des autres pays européens. Une comparaison des Pays-Bas avec la Belgique permet de constater qu'avant 1940, la population néerlandaise (8 millions) était numériquement inférieure à la population belge (9 millions), alors qu'aujourd'hui - soit près de cinquante ans après -, les Pays-Bas comptent 14.530.000 habitants et la Belgique un peu moins de 10 millions. Cette croissance démographique de la population néerlandaise est due à l'excédent considérable des naissances de la première année après la guerre (voir statistique), explosion démographique qu'avaient également connue en 1920 les pays qui venaient de sortir de la première guerre mondiale. La population néerlandaise semble s'être lancée dans la nouvelle période de paix avec des espoirs démesurés. Cette poussée démographique, à son tour, s'est répercutée sur le nombre des naissances vingt à vingt-cinq ans après 1946. C'est ce qui explique pourquoi les Pays-Bas constituent toujours une nation encore jeune au niveau européen à l'heure actuelle. Toutefois, le chiffre annuel des naissances a tellement baissé qu'en 1973, le niveau de fertilité en dessous duquel on finira par connaître une décroissance de la population a été franchi. La première vague de naissances a abouti, dans les années 1950-1960, à une forte émigration notamment vers le Canada, la Nouvelle-Zélande, etc. En la stimulant, le gouvernement menait pour la première fois - fûtce indirectement - une politique démographique, politique devant laquelle on se montre très hésitant, y compris de nos jours. L'explosion démographique d'après guerre aboutit également à l'industrialisation des Pays-Bas demeurés agricoles jusqu'en 1945. A son tour, cette industrialisation tardive nécessitait des travailleurs étrangers. Sur le plan numérique - 500.000 -, les deux groupes se compensent, avec cette correction qu'aussi bien chez les émigrés provenant des Pays-Bas que chez les travailleurs étrangers immigrés, le nombre de naissances est supérieur à la moyenne actuelle, plutôt peu élevée, aux Pays-Bas. Actuellement, la femme étrangère met au monde deux fois et demie plus d'enfants que sa consoeur néerlandaise. La société néerlandaise étant fortement organisée, le gouvernement a fait procéder à des études démographiques au début des années quatre-vingt. Les premières conclusions ont trait aux allocations sociales. Prenons aussi, par exemple, les pensions de retraite, assez élevées aux Pays-Bas, dont le paiement repose sur des cotisations qu'apportent de moins en moins un nombre toujours décroissant de jeunes actifs. En outre, l'espérance de vie s'avère particulièrement élevée aux Pays-Bas: annuellement, le taux de décès est de 8,3 sur mille Néerlandais, alors que la moyenne est de 11 sur mille Européens. On peut objecter que les dépenses publiques destinées à l'enseignement pour un nombre de jeunes décroissant d'année en année baisseront - en l'an 2000, 25 p.c. de moins qu'en 1981; pour les allocations familiales, en l'an 2030, deux tiers des dépenses de 1981 -mais ces économies ne compenseront pas les dépenses consenties par les pouvoirs publics pour les personnes âgées. On estime, en effet, qu'en l'an 2030, ces dépenses représenteront le double du montant payé en 1981, notamment du fait que les frais des soins infirmiers et médicaux pour personnes âgées s'accroîtront considérablement. De plus, il y a les conséquences sur le plan du logement, qui constitue toujours un problème aux Pays-Bas. Actuellement, le jeune Néerlandais a droit à son propre logement dès l'âge de dixhuit ans. Par ailleurs, conséquence ou non de la multiplication

Septentrion. Jaargang 15 des divorces, le nombre de familles à parent unique s'accroît considérablement. On a calculé que le parc de logements augmentera de 5,2 millions en 1983 à 6, 4 millions en 2015. En raison de ce ‘déverdissement’ continu de la population, le gouvernement multiplie les scénarios. Il a promis à la Deuxième Chambre de déposer tous les deux ans un rapport politique, comme ce fut le cas dans les années cinquante, quand la population néerlandaise s'accroissait à un rythme nettement plus rapide que les autres populations d'Europe. Mais nous constatons aujourd'hui, par exemple, que des écoles et des églises construites il y a à peine un quart de siècle doivent être démolies. Des villes satellites construites dans les polders du lac de l'Yssel connaissent une expansion largement inférieure à ce qui avait été escompté, avec toutes les conséquences qui en résultent, par exemple au niveau de l'aménagement de voies ferrées coûteuses en direction de ces villes. L'évolution du comportement des humains est difficile à prévoir, même et surtout dans un pays où concevoir des projets pour l'avenir est devenu comme une seconde nature...

Kees Middelhoff

(Tr. W. Devos)

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[Nummer 4]

Hugo Claus Lauréat du Prix des Lettres Néerlandaises

Le 14 novembre 1986, l'écrivain flamand Hugo Claus reçut au Palais Royal à La Haye, des mains de Sa Majesté la Reine Beatrix, le ‘Prix des Lettres Néerlandaises’ (Photo Marc Cels).

LE Prix des Lettres Néerlandaises (Prijs der Nederlandse Letteren) revient cette année à Hugo Claus. Ce prix, qui constitue la plus haute distinction littéraire de la néerlandophonie, a été institué en 1956; on le décerne tous les trois ans, alternativement à un Néerlandais et à un Flamand. Il échoit donc cette fois au Flamand Hugo Claus (né à Bruges le 5 avril 1929) dont il couronne l'ensemble de l'oeuvre. L'événement mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Les marques d'intérêt et de considération n'ont jamais manqué à Claus: il faut dire que l'importance de son oeuvre pour la littérature néerlandaise et même dans le contexte plus large de la littérature moderniste occidentale, est tout à fait évidente. Dès sa première oeuvre en prose, De Metsiers (1950), inspirée par William

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Karel Appel et Hugo Claus à l'époque du mouvement Cobra.

Faulkner, traduite par Elly Overzier et Jean Raine sous le titre de La chasse aux canards (Paris, Fasquelle, 1953), on a considéré Claus comme un enfant prodige - réputation confirmée cinq ans plus tard par le profond renouvellement qu'apportaient à deux autres genres ses De Oostakkerse gedichten (Poèmes d'Oostakker, qui ne sont pas intégralement traduits en français) et son drame Een bruid in de morgen traduit par Maddy Buysse (Andréa ou La Fiancée du Matin, Paris, Fasquelle, 1956). Auparavant, le second roman de Claus, De hondsdagen, était lui aussi paru en français, également dans une traduction de Maddy Buysse, à qui revient l'honneur d'avoir fait connaître au public français une bonne partie de l'oeuvre de Claus. En 1956, Andréa connut le succès à Paris dans une mise en scène de Sacha Pitoëff, qui interprétait également le rôle du père. L'oeuvre fit les gros titres dans la presse, bien que le caractère délicat du sujet et l'audace voire la brutalité de l'expression - les amours incestueuses d'un frère et de sa soeur en constituent le thème central - eussent choqué une partie du public parisien de l'époque. Quoi qu'il en soit: Andréa se vit décerner le prix Lugné-Poë. Claus avait alors 27 ans. Il est remarquable que l'importance si évidente de l'oeuvre de Claus soit difficile à saisir en quelques mots ou en quelques phrases simples: l'enfant prodige s'est mué en magicien, l'autodidacte s'est mis à faire étalage d'une érudition, d'une lecture et d'une diversité impressionnantes. D'ailleurs, l'élément le plus caractéristique de cette oeuvre monumentale (qui compte déjà plus de 80 titres) est peut-être bien sa diversité. Claus pratique presque tous les genres avec une égale virtuosité: il est poète, romancier, dramaturge et scénariste, traducteur et adaptateur mais aussi réalisateur de films et de pièces de théâtre, critique (auteur en particulier d'essais sur Karel Appel et L.P. Boon) et... peintre: à Paris où il résida de 1950 à 1953, il faisait partie du groupe Cobra (avec K. Appel et P. Alechinsky). En outre il montre une prédilection manifeste pour l'éclectisme et le mélange des genres. Si l'on pouvait déceler un système dans tout ce foisonnement, en ce cas il s'agirait précisément d'un refus de tout système: hétérogénéité et mobilité, expérimentation et renouvellement sont les leitmotive qui ont continuellement jeté Claus sur de nouveaux chemins. Comme le disait le critique flamand Jan Walravens: au fil des années il est devenu de plus en plus évident que Claus ‘qui a tout lu, qui a roulé sa bosse partout, qui a exercé tous les métiers et pratiqué tous les arts (...) écrit toutes ses oeuvres avec un coeur vibrant, fébrile, avide d'un paradis’. Toutefois, la critique est unanime à reconnaître que l'oeuvre la plus marquante de Claus se situe dans le domaine de la poésie. L'ampleur et la complexité de sa poésie et la stupéfiante virtuosité verbale qu'il y étale en font un des poètes les plus importants de son temps. Dans sa préface à Poèmes, une anthologie traduite par Maddy Buysse (Bruxelles, Editions des artistes; Paris, Mercure de France, 1965), Gaëtan Picon

Septentrion. Jaargang 15 notait avec juste raison: ‘Si le plus doué des écrivains flamands d'aujourd'hui, Hugo Claus, a reçu tous les dons: ceux du narrateur, du dramaturge, et même du peintre, c'est dans la poésie - par sa poésie - qu'ils trouvent leur ordre, leur source, leurs clef’. Claus débuta par des épanchements lyriques assez traditionnels, mais ne tarda pas à rencontrer à Paris des surréalistes français et des poètes expérimentaux néerlandais et à se frotter de culture internationale, dans l'oeuvre d'auteurs comme T.S. Eliot, S. Beckett ou Ezra Pound. Ce dernier lui apprit à composer de longs poèmes et cycles, ainsi qu'à pratiquer l'art érudit des citations et des allusions.

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Les Oostakkerse gedichten furent une libération pour toute la poésie néerlandaise: il y découvrit la technique des associations mais aussi et surtout un amour animal qu'il y magnifie tout en s'en distanciant. Les recueils suivants gagnent en objectivité et intègrent également dans leur thématique une critique sociale et politique (entre autres au sujet de Cuba) ainsi qu'une problématique existentielle générale. Ce n'est pas seulement dans sa poésie, mais également dans son oeuvre théâtrale que Claus pratique tous les registres que la langue lui offre, du sublime au trivial (souvent mêlés), de la sereine poésie au réalisme agressif et brutal. Thyestes, inspiré de Sénèque, nous en présente un éloquent exemple. La pièce fut jouée en 1967 à Paris, en langue néerlandaise; cette même année encore paraissait sa traduction française par Maddy Buysse (Gallimard). Toutefois, le public parisien ne marqua guère de considération aux cruautés sénéquiennes, transposées dans l'ambiance du théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud - le ‘second père’ et inspirateur d'Hugo Claus. Thyeste n'est qu'une de ses nombreuses adaptations de pièces classiques. Mais Claus a aussi écrit des pièces naturalistes contemporaines dont Suiker (Sucre, 1958) et Vrijdag (Vendredi, traduit par Jean Sigrid, Bruxelles, éditions Complexe, 1975) constituent les sommets incontestés. Claus maîtrise, comme nul autre dramaturge néerlandais, le dialogue souple et saisissant de vérité. Si Claus s'est montré le plus productif en tant que dramaturge, c'est dans le genre narratif qu'il a écrit ce qu'on peut considérer provisoirement comme son chef-d'oeuvre. Déjà avec De verwondering (1962; traduit par Maddy Buysse, (L'étonnement, Bruxelles, éditions Complexe, 1977), Claus usait d'un éblouissant lacis de références mythiques, médiévales et modernes pour évoquer sa vision de l'individu impuissant au sein d'un monde chaotique. La prose de Claus est expérimentale, sans concessions toutefois aux excès du nouveau roman, inaccessibles à

La page de titre du ‘Chagrin des Belges’ de Hugo Claus, traduit en français par Alain van Crugten (Paris, Julliard, 1985). bien des gens. Ces qualités se retrouvent à un degré éminent dans l'authentique magnus opus que constitue Het verdriet van België (1985), traduit par Alain van Crugten (Le chagrin des Belges, Paris, Julliard), une oeuvre qui se présente comme

Septentrion. Jaargang 15 une chronique familiale et un roman d'apprentissage de la vie mais qui par la multiplicité de ses niveaux de lecture et sa foisonnante richesse brosse une fresque large et exhaustive de la collaboration en Flandre au cours des années 1939-1947. Oui vraiment, Hugo Claus, l'auteur le plus couronné de la néerlandophonie, en est bien le plus polymorphe.

ANNE MARIE MUSSCHOOT Chargée d'enseignement à l'Université d'Etat dé Gand. Adresse: Martelaarslaan 313, bus 2, B-9000 Gent.

Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.

Septentrion. Jaargang 15 5

Hugo Claus

Ik schrijf je neer

Mijn vrouw, mijn heidens altaar, Dat ik met vingers van licht bespeel en streel, Mijn jonge bos dat ik doorwinter, Mijn zenuwziek, onkuis en teder teken, Ik schrijf je adem en je lichaam neer Op gelijnd muziekpapier.

En tegen je oor beloof ik je splinternieuwe horoscopen En maak je weer voor wereldreizen klaar En voor een oponthoud in een of ander Oostenrijk.

Maar bij goden en bij sterrebeelden Wordt het eeuwig geluk ook dodelijk vermoeid, En ik heb geen huis, ik heb geen bed, Ik heb niet eens verjaardagsbloemen voor je over.

Ik schrijf je neer op papier Terwijl je als een boomgaard in juli zwelt en bloeit.

Uit: ‘Gedichten 1948-1963’, De Bezige Bij, Amsterdam, 1965.

Hugo Claus Traduit du néerlandais par Maddy Buysse.

Je t'inscris

Ma femme, mon autel païen, Dont je joue avec des doigts de lumière et que je caresse,

Mon jeune bois où j'hiverne, Mon signe impudique et tendre, neurasthénique, J'inscris ton souffle et ton corps Sur les lignes d'une partition.

Et je te promets à l'oreille des horoscopes flambant neufs

Et te prépare à d'autres tours du monde Et à une escale en quelque Autriche.

Mais, près des dieux et des constellations, Le bonheur éternel aussi se lasse mortellement Et je n'ai pas de maison, je n'ai pas de lit, Même pas de fleurs pour ta fête.

Je t'inscris sur du papier Tandis que, comme un verger, tu enfles et fleuris.

Extrait de ‘Création’, tome 3, nouvelle série, 1983.

Septentrion. Jaargang 15 Septentrion. Jaargang 15 6

Hugo Claus

Hoe het weer was daar in het land zonder jou? Eerst daalde er nevel over de betonnen bergen.

Toen hing de zon als grondmist over het paarlemoeren zand.

Toen bewoog de lucht en werd klam als je oksels.

Het uitzicht? Niets dan het licht van je blik op mij gericht.

Een weerlicht sloeg mijn tanden dicht.

En alom steeg de geur van de grote dieren die niet bestaan

tenzij in het gesuis van je oor, in het geritsel van je haren.

Zo was het weer daar zonder jou. Je was de luchtdruk en de dauw en de sneeuw in mijn schedel.

Uit: ‘Almanak. 366 knittelverzen’, De Bezige Bij, Amsterdam, 1982.

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Hugo Claus Traduit du néerlandais par Maddy Buysse.

Quel temps faisait-il là-bas, dans ce pays sans toi? D'abord le brouillard descendit sur les montagnes de béton.

Puis le soleil en suspens, tel une brume à fleur de terre, baigna le sable nacré.

Puis le ciel bougea et devint humide comme tes aisselles.

La vue? Rien que la lumière de ton regard fixé sur moi.

Et un éclair me serra les dents.

De toutes parts montait l'odeur de grandes bêtes qui n'existent pas

si ce n'est dans le bruissement de ton oreille, dans le froissement de tes cheveux.

Voilà le temps qu'il faisait là-bas sans toi. Tu étais la pression atmosphérique et la rosée et la neige dans mon crâne.

Extrait de ‘Création’, tome 3, Nouvelle Série, 1983.

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Bien fugitif, l'‘effet-Tchernobyl’: le nucléaire néerlandais repart quand même!

‘COMBIEN de centrales nucléaires auronsnous en l'an 2000? J'ai tout lieu de penser qu'il en viendra bien quelques-unes, nouvelles, bien entendu. Du reste avons-nous vraiment le choix? L'alternative est inéluctable: ou nous les construisons nous-mêmes ou nous nous résignons à dépendre plus encore des Belges et des Français. Le docteur Ad Lansink (CDA) et le professeur docteur Reinier Braams (VVD) se reprennent déjà à ne plus faire grand mystère de leur foi en un avenir requérant l'énergie nucléaire. Bien sûr, les principaux porte-parole en matière énergétique des deux partis de gouvernement ne peuvent pas encore, si vite après Tchernobyl, se laisser aller à des déclarations enthousiastes. Mais on peut manifestement d'ores et déjà faire preuve de moins de circonspection qu'au lendemain d'une catastrophe qui a traumatisé le monde entier - ‘après tout, c'est bien pour une revue étrangère, n'est-ce pas?’ -.

Voyons les choses de plus près.

Tchernobyl. Pour les partisans de l'énergie nucléaire aux Pays-Bas, la catastrophe ukrainienne dont l'ampleur ramenait à l'état d'incident la quasi-catastrophe de Harrisburg, était décidément bien fâcheuse. Après des années de controverse, d'actions violentes autour des deux centrales existantes (Dodewaard, 60 mégawatts et Borssele, 480 mégawatts) et un large débat national sur la politique énergétique, débat qui engloutit la coquette somme de 35 millions de florins (c'est-à-dire plus de 87 millions et demi de francs français), dans ces Pays-Bas qui ne se sentent guère de sympathie pour l'énergie nucléaire, le public semblait enfir mûr pour accepter la présentation de nouveaux plans de construction.

Avec ses 480 mégawatts, la centrale nucléaire de Borssele est la plus grande des Pays-Bas. Tout comme la centrale de Dodewaard (60 mégawatts), Borssele subira un examen de sécurité supplémentaire à la suite de Tchernobyl.

Lansink, ce Monsieur qui se montre bien moins modéré à l'étranger que chez lui, estimait jouable, à grand renfort de temps et d'énergie, d'amener en quatre ans sa propre formation démocrate-chrétienne d'un ‘pas encore’ réticent à un ‘peut-être bien’ prometteur; quant au parti libéral, le VVD, il avait d'emblée fait moins de difficultés à envisager le recours à la fission nucléaire.

Septentrion. Jaargang 15 Aussi était-ce un ministre issu de ses rangs, Van Aardenne, qui proposa, début 85, la construction d'au moins deux centrales nucléaires, pour faire face à un déficit énergétique de quelque 8.000 mégawatts qui s'annonce pour 1995. Le CDA et le VVD donnèrent presque instantanément leur accord, après quoi la discussion se borna au site de construction des nouvelles venues, dans ces Pays-Bas exigus et sur-

Septentrion. Jaargang 15 9 peuplés. Le débat parlementaire aurait lieu début mai 1986, juste avant les élections législatives qui redonneraient la majorité absolue à la coalition CDA/VVD, emmenée par le ministre-président CDA Ruud Lubbers. Mais au petit jour du samedi 26 avril, survenait, dans le réacteur no 4 du complexe nucléaire de Tchernobyl, à quelque cent kilomètres au nord de Kiev, une catastrophe dont les radiations tant réelles que politiques se feraient sentir jusqu'aux confins de l'Europe Occidentale.

Ajournement

La panique, qui n'épargna ni le monde politique ni l'administration néerlandaise, fut complète. Au sein de l'opposition, le PvdA (socialiste), profita de la catastrophe pour souligner la justesse de ses vues - il convient de rappeler que, sous le mandat présidentiel de Den Uyl, ce parti, lui-même partisan naguère de la construction de nouvelles centrales, avait fini, sous la pression des milieux écologistes, par en devenir un adversaire acharné -. Lubbers hésitait. Au sommet de Tokyo, début mai, et peu après, devant un groupe d'entrepreneurs américains, il s'était encore déclaré partisan de la construction de nouvelles centrales nucléaires, mais, dans la semaine qui suivit, lui aussi se montra acquis à l'idée d'un ajournement. Les élections imminentes, qui, selon Lubbers, seraient une affaire entre luimême et le leader PvdA Den Uyl, semblaient n'être pas étrangères à ce revirement. Van Aardenne, en qualité de ministre responsable, fut forcé de lui emboîter le pas sous la pression de son propre parti et surtout sous celle de son collègue et camarade de parti Winsemius (Environnement), ce qu'il fit tout à fait à contrecoeur. Braams, qui avant Tchernobyl était un fervent partisan de Van Aardenne, déclare maintenant: ‘Pour moi, Tchernobyl a été un véritable lavage de cerveau. Ma confiance dans la possibilité de maîtriser un jour l'énergie nucléaire n'est pas ébranlée.; par contre ma confiance dans le niveau actuel de la technique l'est très sérieusement. Je comprends maintenant qu'il nous faut parvenir à un niveau de sécurité plus élevé. Et que nous devons recommencer

Les centrales nucléaires néerlandaises sont équipées de plusieurs systèmes de sécurité. Voici une des unités de secours de la centrale de Borssele, qui garantit le refroidissement, lorsque le réacteur ne fonctionne plus lui-même.

à convaincre le public des avantages de l'énergie nucléaire. Mais je me rends bien compte en même temps qu'il s'agit là d'un processus qui prendra des années’.

Septentrion. Jaargang 15 Lansink quant à lui affirme: ‘Ce qu'il faut faire dans le court terme est évident. D'abord se livrer au niveau national et international à une évaluation de la catastrophe de Tchernobyl. Il faudra bien ensuite en revenir à une vue rationnelle des choses. Sitôt la catastrophe, je me suis moi aussi écrié: quel drame que cette catastrophe! Mais si je laisse parler ma raison, je dis: il est naturellement impossible que tous les arguments qui militaient en faveur de l'énergie nucléaire se soient soudain évanouis avec cette catastrophe, de même que les nuisances liées à l'emploi du charbon. Les arguments qu'on lui oppose ont seulement acquis plus de poids désormais’. Braams en tombe tout à fait d'accord. Selon lui, il est très important que dans un cadre européen on accorde plus d'attention à la sécurité, même s'agissant des centrales de pays voisins. ‘Car même si nous ne faisions rien aux Pays-Bas, nous avons encore les centrales de Belgique et de la République Fédérale. Elles sont parfois toutes proches, à Doel par exemple’. A condition que cette information reste à usage externe, le porte-parole du VVD en matière énergétique consent à ajouter que pour

Septentrion. Jaargang 15 10

Depuis Tchernobyl, les politiciens néerlandais insistent de plus en plus sur une approche européenne du problème énergétique, ce qui s'explique par la présence de centrales nucléaires tout près de la frontière des Pays-Bas, comme par exemple le complexe nucléaire belge à Doel. sa part il ne verrait aucun inconvénient à ce que les Pays-Bas donnassent le bon exemple, et qu'à cette fin il va lui-même proposer à sa formation d'annuler la décision du cabinet de mettre en chantier des centrales atteignant une puissance de 1300 mégawatts: ‘Un potentiel de 600 mégawatts me paraît suffisant pour l'instant’. Mais pour Lansink cela équivaut exactement à précipiter un peu le programme de construction de centrales thermiques au charbon qui doit de toute façon être mis en oeuvre. ‘Mais ce que l'on ne peut certainement pas faire, en dépit de la gravité de ce qui s'est passé à Tchernobyl, c'est bourrer le pays de centrales à charbon’. Des centrales au charbon, et en consteller le pays - c'est aussi la dernière des options pour l'ingénieur Bill Wemmers (54). Depuis 1980, ce représentant de l'industrie nucléaire canadienne, l'Atomic Energy of Canada Limited (AECL), s'évertue à convaincre politiciens et capitaines d'industrie néerlandais des avantages commerciaux et techniques (en ce qui concerne la sécurité) du réacteur canadien à eau lourde. Sans grandes chances de succès semblait-il au départ, car des firmes occidentales comme Asea (Suède), et surtout Kraftwerk Union (Allemagne Occidentale), Framatome (France) et Westinghouse (Etats-Unis) paraissaient bien mieux placées. Mais, juste avant Tchernobyl, le vent était en train de tourner. La très large participation de l'industrie néerlandaise à la construction (allant jusqu'à 80%) et la prétention des Canadiens que leur type de réacteur excluait totalement le risque de ‘syndrome chinois’ (c'est-à-dire d'accident où le coeur du réacteur subirait une fusion complète jusqu'à percer le radier de l'enceinte de confinement en béton) commençaient à porter leurs fruits. Des parlementaires et des représentants des principales firmes concernées visitèrent quelques-unes des 28 centrales construites par l'AECL et revinrent enthousiastes. ‘En ce sens, constate donc Wemmers avec un solide réalisme, Tchernobyl nous aura été bénéfique. Nous ne savions pas si, normalement, nous étions portés sur la “liste des suppliants” qu'on devait présenter à la mi-mai. Nous pouvons utiliser le ralentissement provoqué par Tchernobyl pour intensifier notre forcing et pour souligner une fois encore auprès des décideurs néerlandais la philosophie de base des Canadiens qui consiste à travailler en toute sécurité et économie à partir du tout début’. AECL sauvera-t-il ainsi la mise? C'est une autre affaire, car il est certain que les autres concepteurs de centrales nucléaires ne sont pas

Septentrion. Jaargang 15 L'ingénieur Bill Wemmers (AECL.) espère que l'industrie nucléaire canadienne profitera de Tchernobyl lorsqu'il s'agira de construire au moins deux nouvelles centrales nucléaires aux Pays-Bas.

Septentrion. Jaargang 15 11 du genre à baisser les bras. A la Haye, Hervé Bouché, le nouvel attaché de presse de l'ambassade de France proclame que Tchernobyl n'a rien changé pour Framatome: ‘Il va de soi que nous ne voulons pas faire pression à partir de Paris sur les décideurs néerlandais. Mais notre offre tient toujours, et Framatome est toujours candidat’.

Sombres perspectives

Comment se présentera le paysage néerlandais de l'an 2000 - ne comportera-t-il que les seules silhouettes des dômes des deux réacteurs existants, ou ces oeufs sur le plat se multiplieront-ils dans la plaine hollandaise? - les réponses des partisans locaux de l'atome et des étrangers concernés concordent étrangement. Le principal porte-parole de l'opposition en matière énergétique, le dr. Kees Zijlstra (PvdA), demeure optimiste, mais si le CDA et le VVD, après 1990, voient une fois encore reconduire leur majorité, les horizons s'obscurcissent. ‘Il y a d'ores et déjà assez de signes qui autorisent une saine méfiance. Le cabinet a simplement gelé sa décision de principe de construire de nouvelles centrales nucléaires, il ne l'a pas annulée. Le CDA en le VVD n'ont pas adapté leurs programmes électoraux à l'après-Tchernobyl. Mais il y a un indice plus inquiétant encore peut-être: dans un rayon de vingt kilomètres autour des sites possibles des nouvelles centrales, il est pour l'instant interdit de procéder à des aménagements qui pourraient gêner leur implantation’. Zijlstra oublie encore un quatrième signe tout aussi important: le passage du protocole d'accord de gouvernement conclu entre le CDA et le VVD pour servir d'assise au deuxième cabinet Lubbers: ce document plaide pour la poursuite des recherches en vue de parvenir à un type de réacteur qui présenterait une fiabilité inhérente: on est en train de mettre au point aux Etats-Unis et au Canada ce type de réacteur, complètement piloté par ordinateur, conçu pour exclure totalement l'erreur humaine. Les milieux écologistes néerlandais suivent cette ‘innovation’ avec le plus grand intérêt,

Les partis de gouvernement, le CDA et le VVD, s'intéressent actuellement au réacteur ‘à fiabilité inhérente’. Les Canadiens prétendent que dans leurs réacteurs, comme celui de Pickering à Ontario, le ‘syndrome chinois’ est absolument exclu. ne fût-ce que, selon le dr. Lucas Reijnders (Nature et Environnement), parce que le réacteur à fiabilité interne semble un choix très logique pour des Pays-Bas exigus et très peuplés. ‘Le seul problème, selon Reijnders, qui est également membre du Conseil Général des Energies, organisme habilité à donner des avis au gouvernement, c'est qu'il faudra

Septentrion. Jaargang 15 bien dix ans pour que les prototypes qui en sont encore au stade de la planche à dessin passent à celui de la commercialisation. Et il y a tout lieu de se demander si les formations qui siègent au gouvernement ont l'intention de patienter aussi longtemps’. Et d'ajouter, le sourire aux lèvres: ‘Pour l'instant, la peur règne toujours, mais pour combien de temps encore? Beaucoup dépendra aussi de la stratégie du Ministère des Affaires Economiques. Si on y cesse consciemment de développer la gazéification du charbon et qu'on s'écrie dans deux ans: nous sommes dans l'impasse, il nous faut absolument recourir à l'énergie nucléaire, on verra surgir des tiroirs les anciens plans de construction. Et les Pays-Bas se verront malgré tout doter de leurs centrales nucléaires’. FRANS BOOGAARD

Rédacteur politique. Adresse: Spuistraat 71, NL-2511 BC Den Haag. Traduit du néerlandais par J. Fermaut.

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De Gautier à Claudel Visiteurs français au Musée de La Haye

‘ON connaît suffisamment les grands maîtres de l'école hollandaise. Ne serait-ce pas l'esprit de commerce qui a rétréci la tête de ces hommes merveilleux? Quelque habiles qu'aient été les peintres hollandais, ils se sont rarement élevés à la pureté du goût et à la grandeur des idées et du caractère’. Ces lignes du Voyage en Hollande de Diderot donnent la mesure des préjugés du ‘goût’ français à l'égard de l'art hollandais. Née e e dès le XVII siècle, cette représentation dépréciative subsista tout au long du XIX siècle à travers l'enseignement officiel. La Hollande apparaît radicalement étrangère aux grands objectifs idéalistes de l'esthétique officielle de l'Ecole et des Salons. Elle constitue avec l'Espagne, un contremodèle des bonnes pratiques italianisantes. Néanmoins, en dépit des doctes, les amateurs collectionnaient les tableaux hollandais et laissaient aux Musées et aux commandes officielles le soin de faire survivre les grands genres de la tradition académiste. Bien mieux, tout au long du siècle, si l'on déplore quasi rituellement la médiocrité des peintures historiques, c'est pour s'affliger plus encore de l'invasion irrépressible des ‘petits genres’: portraits, paysages, scènes de genre, natures mortes. La condamnation de cette dégénérescence de l'Idéal fut vaine et ce qui se perçut bien vite fut le désir de justifier et d'évaluer ces pratiques nouvelles par la connaissance de leurs modèles passés. D'accord en cela avec l'académisme, la pratique des petits genres cherchait sa dignité du côté de l'héritage. Or cet héritage ne pouvait qu'être l'héritage hollandais soustrait à l'infériorité que lui assignait la tradition académiste et promu comme Valeur de référence. Le voyage en Hollande, les textes qu'il suscite, vont avoir pour fonction de diffuser la connaissance de nouveaux modèles d'interprétation de la novation et de formulation de la qualité esthétique. La visite au Musée de La Haye est exemplaire de cette transformation profonde du goût français qui rendit les lignes écrites naguère par Diderot étonnantes, voire ridicules. Deux oeuvres bien connues, alors et aujourd'hui, peuvent donner un exemple pertinent des réajustements idéologiques qui s'opérèrent alors: le Taureau de Potter et la Leçon d'anatomie du docteur Tulp de Rembrandt. Théophile Gautier, qui visita La Haye en 1859, n'aime guère la toile de Potter. Il juge cruellement le taureau copié sur une bête empaillée alors que les moutons, eux, vont bêler et sont ‘à tondre’. Trop de convention d'une part, trop de réalisme de l'autre, deux façons de manquer le délicat équilibre qui constituerait l'Idéal. Ce jugement d'un amateur éclairé est proche de celui de Thoré. Thoré, qui découvrit Vermeer, et fut l'un des premiers à parler des tableaux de La Haye après les avoir effectivement vus, ironise sur l'opinion locale qui voudrait que le tableau surpasse ‘tout ce que Raphaël a pu faire’. Pour lui, ‘le portrait d'un gros boeuf ruminant, pendu contre le mur d'une salle, est inacceptable en peinture’. Enorme faute de goût que de peindre des animaux dans leurs proportions naturelles et transgression d'une règle fondamentale de l'académisme qui détermine le format d'un tableau par la dignité morale de ses figures. Un grand format ne devrait convenir qu'à un sujet humain, seul le corps de l'homme pouvant exprimer la spiritualité nécessaire à l'Idéal.

Septentrion. Jaargang 15 Ces jugements négatifs, en 1869 Eugène Montégut les renverse en justifiant précisément le grand format par l'assignation à la toile d'une signification symbolique supérieure. Le Taureau représente moins un animal que la tradi-

Septentrion. Jaargang 15 13 tion terrienne de la Hollande, une gloire autre que celle de la tradition héroïque des ‘histoires’ et une gloire qui vaut mieux. Au demeurant, l'‘idylle’ hollandaise qui joint la modernité à la tradition antique, sait aussi donner aux vertus démocratiques de la terre hollandaise une dignité tout aristocratique: ‘ces bêtes sont royales. Quelle fierté marque la tête

Potter, ‘Le Taureau’ de ce taureau, infant ou dauphin de l'étable! Quel orgueil indomptable se lit dans ses yeux farouches’. Le trivial se trouve ainsi racheté par l'investissement de la représentation par une idéologie à la fois moderne et nostalgique très caractéristique de cet âge de la ‘fin des terroirs’ qui entend néanmoins réactiver les vertus de la tradition rurale contre l'industrialisation et l'urbanisation. La réhabilitation de la toile de Potter peut être rapprochée des conflits d'interprétations qui environnent la toile de Rembrandt. Ce sont au demeurant les mêmes critiques qui sont en

Septentrion. Jaargang 15 14 cause même si leur distribution entre les deux camps diffère. Le temps n'est pas encore venu où le nom seul de Rembrandt suffira à interdire l'expression de toute réserve. Dans la hiérarchie des génies de la peinture, Rembrandt n'occupe que la dernière place et ce n'est sans doute que le secret d'une écriture intime qui autorise Delacroix à risquer dans son Journal cette prophétie

Rembrandt, ‘La leçon d'anatomie du docteur Tulp’. provocante: ‘Peut-être découvrira-t-on que Rembrandt est un beaucoup plus grand peintre que Raphaël’ (1851). Gauthier n'aime guère le ‘réaliste de La Haye’ et lui préfère ‘le visionnaire d'Amsterdam’. Contre la Leçon, on préfère la Ronde. Les Goncourt notent en 1861: ‘le seul Rembrandt compréhensible pour le bourgeois’. Quant à Eugène Fromentin dont Les Maîtres d'autrefois publiés en 1869 furent un des livres majeurs de la critique d'art du temps, il juge la toile trop organisée autour d'un effet de lumière pour autoriser l'horreur choquante d'une dis-

Septentrion. Jaargang 15 15 section. L'habileté du peintre exhibant celle de l'anatomiste tue l'émotion élevée, la méditation morale et métaphysique sur la Mort qui auraient dû racheter un tel sujet. Ces réserves coexistent en fait avec de significatives appréciations prenant là encore à rebours les principes mêmes qui fondaient le rejet. Thoré voit précisément dans la perte du pathos moral que déplorait Fromentin la possibilité de voir la toile comme un manifeste éclatant de l'avènement de la Science. Opposés quant à la signification et à la valeur du Taureau, Thoré et Montégut cette fois s'accordent. Montégut fait de cette oeuvre de jeunesse ‘le dernier mot du génie de Rembrandt’. Il y découvre le visage fermé, dur, intrépide, sceptique de la science moderne confrontée aux mystères de la vie et de la mort. La Leçon d'anatomie devient le manifeste pictural du ‘positivisme moderne’ délivré des angoisses religieuses. Devenue à nouveau une allégorie utile aux idéologies de la bourgeoisie contemporaine, la toile de Rembrandt se trouve, pour des motifs qu'on jugera aisément peu adéquats - mais ce sont là des écarts historiques pertinents -, réévaluée et portée au pinacle contre l'indifférence des esthètes. Nostalgie moderne des terroirs ou avènement de la médecine, le Musée de La e Haye renvoie au spectateur du XIX siècle ses propres préoccupations sous le mode valorisant, éternisant de l'Art, opération qu'aucun musée italien n'aurait pu réaliser. La différence constituant la particularité hollandaise change ainsi de signe, l'inférieur devient supérieur. La découverte de Vermeer permet de retrouver des critères d'appréciation qui sont plus proches des nôtres. Thoré ‘invente’ la Vue de Delft en 1842, lors de sa première visite à La Haye. Il garde ‘le souvenir ineffaçable d'un peintre inconnu en France’. Néanmoins l'émerveillement ne va pas sans conscience d'une perturbation profonde suscitée par le peintre, ‘un artiste bizarre’, qui manie la pâte comme Rembrandt en faisant jouer la lumière comme Pieter de Hooch. En 1859, Thoré écrit encore qu'on dirait ‘qu'il a voulu bâtir sa ville avec une truelle’. Dangereuse insistance du métier artisanal dans le ‘faire’ de l'artiste, ce genre d'observation est en général dépréciateur. N'était qu'ici cette matérialité ne s'accompagne de la plus miraculeuse luminosité. Bien avant l'impressionnisme, Vermeer suscite la perplexité critique par la production de l'effet lumineux dans la visibilité de la matière picturale, ceci contre la tradition du métier lisse, du fini dont la Hollande précisément avait, aux yeux de l'Ecole, le mérite particulier. Cette tension entre la matière et l'illusion lumineuse qu'elle produit va obséder l'oeil des voyageurs français, Maxime du Camp, Goncourt, Gautier encore, qui décrivit ainsi le tableau désormais célèbre: ‘C'est une vue d'une ville de Hollande quelconque: des murs de briques rouges, des arbres, une arche de pont, des toits de maisons que dépasse un clocher ou un beffroi, un canal (...) C'est un motif traité mille fois, mais non de cette manière abrupte, empâtée et puissante; Van Meer (sic) n'a pas le léché de l'école hollandaise. Il peint au premier coup avec une force, une justesse et une intimité de ton incroyable’. Vermeer s'isole en fait et rejoint ainsi l'autre grand solitaire de la Hollande, Rembrandt, inévitablement Hollandais et pourtant, au gré de la critique française, étranger à la Hollande. Non qu'il s'agisse ici de la légende biographique, mais bien de cette conjonction surprenante de la matière et de la lumière. Quand André Fontainas eut l'occasion de voir

Septentrion. Jaargang 15 16 l'Homère dictant ses vers qui en 1898 n'appartenait pas encore au Mauritshuis, il vit bien entendu le sujet, l'aveugle, ses haillons et aussi les ‘yeux ouverts sur la seule intérieure clarté’. Mais au-delà de l'attendu illustratif, Fontainas voit la couleur jaune, dédoublant le tableau, matérielle lourdement et cependant immatérialisée jusqu'à la musique: ‘une phrase musicale

Jan Vermeer, ‘Vue de Delft’, 1661. triomphe, se développe, se disperse entre tous ces ors successifs (...) se reploie, glisse, se perd ou se reforme telle qu'elle en était d'abord issue, et glorieuse’. C'est par cela que Vermeer et Rembrandt s'isolent en initiant les amateurs à une pratique picturale jusque là méconnue et que la plus active modernité est précisément en cette fin de siècle en train de réinventer. Une tradition critique s'inaugure qui va accréditer l'existence, en fait imaginaire et dans

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Jan Vermeer, ‘La fille à la perle’, 1665. l'écriture de Proust utilement imaginaire, du ‘petit pan de mur jaune’ qui est moins l'image d'un mur qu'un précieux empâtement offert à l'oeil comme détaché de toute représentation, détail en fait autonome, objet de couleur sans référent proposé pour le plaisir qu'il peut justement y avoir à contempler un simple objet de couleur. Fait de boues et de lumières, mêlant, comme l'écrit Elie Faure en 1920, ‘la turquoise et la perle, aux eaux sales et aux vieux murs’, le mystère de Vermeer comme celui de Rembrandt suscite les fantasmes de l'exotisme. Thoré percevait dans la lumière du peintre ‘le désir d'aller voir la couleur du temps au Japon ou à Java’ et dans La jeune fille au turban ‘fantastique et pâle comme sous un rayon de lune’, une étrangeté toute romantique. Bien plus tard, Jean-Louis Vaudoyer, dans l'hésitation d'une couleur entre l'azur et le thé, croit reconnaître le sourire des ‘filles de Java’. Comme si le lointain empire colonial néerlandais creusait de mystère la banalité du calme paysage matinal de Delft. Le mystère exotique est néanmoins trop simplement pittoresque pour Paul Claudel, attentif quant à lui aux portes qui rythment le déploiement horizontal de la ville qu'on dirait photographiée. Depuis Gautier, on redisait que la miraculeuse précision de la représentation semblait anticiper sur la photographie. Il appartenait à Claudel de dépasser cette dangereuse fascination réaliste en observant comment la merveille d'une géométrie représentative s'ouvrait de ces portes dont celle, centrale, qui introduisait à l'invisible. Ainsi, la Vue de Delft retrouvait l'art hollandais tel que le constitue Claudel: absorbant son spectateur pour l'introduire dans le précaire, dans le mystère même de l'instant que capte la photographie, instant à la fois irrémédiablement perdu et présenté indéfiniment, la photographie en tant qu'elle serait aussi une ‘reprise miraculeuse sur le périmé’. La porte centrale ouverte sur l'invisible s'ouvre sur le Temps qui est le déséquilibre inhérent à toute chose et qui est l'objet même de l'art hollandais. La calme Vue de Delft introduirait ainsi moins à l'inconnu des lointains qu'à l'immédiateté de la saisie des choses par le Temps. Peut-être moins une vérité d'âme que celle du corps, Proust n'écrit que cela, du corps fait et défait à chaque instant vivant. Telle serait avec Claudel l'infirmation radicale trouvée au Musée de La Haye des e lignes dédaigneuses du philosophe du XVIII siècle.

Septentrion. Jaargang 15 J.P. GUILLERM

Professeur titulaire de littérature générale à l'Université de Lille III Adresse: 675, rue Louis Marga Louvil, F-59830 Cysoing.

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Les Archives et Musée de la vie culturelle flamande

DÉPÔT central des archives culturelles de la Flandre (relevant administrativement de la seule ville d'Anvers), l'AMVC (Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven -Archives et Musée de la vie culturelle flamande) dont on a commémoré le cinquantenaire en 1983, fonctionne, en plus, comme musée et centre de documentation.

Historique et profil de collection

La succession de l'écrivain Hendrik Conscience (1812-1883), achetée par la ville d'Anvers en 1899, forme le fonds initial de l'AMVC, auquel se sont ajoutées les acquisitions ultérieures. Très vite, l'idée germa d'y joindre une exposition permanente et d'héberger le tout dans un musée, projet qui n'aboutit qu'en 1933 avec la création du Museum der Vlaamsche Letterkunde (Musée de la littérature flamande). En raison sans doute de sa position prépondérante en Flandre au cours des années où celle-ci prit conscience d'elle-même, le choix d'Anvers comme ville d'accueil du nouveau musée ne fut guère contesté. En revanche, la dénomination initiale fut loin de recueillir tous les suffrages. Le futur diplomate et écrivain Marnix Gijsen (1899-1984), par exemple, à l'époque de la création du musée membre de la commission ad hoc, se prononçait déjà en faveur de la notion de Vlaamsch Cultuurleven (Vie culturelle flamande). Plutôt littéraire à l'origine, la collection devait par la suite s'étendre à d'autres aspects de la vie culturelle. Installé dans l'hôtel De Beukelaer, somptueuse demeure e de négociant, édifiée au XIX siècle dans la Minderbroedersrui (Canal des Récollets), le jeune musée fut endommagé en décembre 1944 par une fusée V1. Quoique la majeure partie de la collection fût restée intacte, il se vit contraint de fermer ses portes. Dans l'attente de la reconstruction, on se consacra à la collecte de documents et à leur recensement. Adoptée à partir de 1945, la nouvelle dénomination Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven rend mieux compte du profil élargi de la collection. Elle recouvre la totalité de l'actuel champ d'investigation, à savoir la vie culturelle flamande, prise dans l'acception la plus large du terme, telle qu'elle se manifeste à partir de 1750 tant dans la littérature que dans le théâtre, les arts plastiques,

Septentrion. Jaargang 15 Marnix Gijsen par Albert van Dijck, huile sur toile, 1927. (Photo Wim van Goethem - ‘Het Laatste Nieuws’ / Collection AMVC).

Septentrion. Jaargang 15 19 la musique, le cinéma et les activités du Mouvement flamand. Le champ d'activités est donc beaucoup plus large que celui de l'équivalent néerlandais de l'AMVC, le Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum (Musée des lettres et Centre de documentation néerlandais), de création beaucoup plus récente puisque fondé à La Haye en 1953, et qui, lui, ne collectionne que des documents se rapportant à la seule littérature néerlandaise(1). C'est ainsi que le chercheur français sera agréablement surpris de découvrir, dans les fonds d'auteurs flamands, des lettres de Gabriel Marcel, François Mauriac, Jacques Maritain, Léon Blum, André Gide, Frédéric Mistral, Eric Satie et Darius Milhaud, de même que quantité de documents d'archives provenant d'écrivains flamands de langue française tels que Frans Hellens, Georges Rodenbach, Emile Verhaeren, Georges Eekhoud, Max Elskamp, Roger Avermate, ou de revues telles que Ça ira.

Lettre de Frédéric Mistral à Pol de Mont datant de 1902. (Photo AMVC).

Fonctionnement

L'AMVC se caractérise avant tout par sa fonction muséologique. L'exposition permanente 200 jaar cultuurleven in Vlaanderen (200 ans de vie culturelle flamande), qui occupe le rez-de-chaussée et le premier étage du musée, fut remodelée entre 1979 et 1983 conformément aux principes didactiques contemporains qui cherchent avant tout à privilégier la compréhension globale du passé au détriment de l'histoire purement anecdotique. Au moyen de panneaux informatifs et de tables comparatives fixant les grandes lignes de l'histoire culturelle (tant de la Flandre et de la Belgique que des pays environnants), on ébauche le cadre dans lequel les divers courants culturels ont pris naissance et où s'incrit, en filigrane, l'histoire du Mouvement flamand. Autre nouveauté: l'introduction de l'audio-visuel. Des montages de diapositives et des bandes vidéo font désormais partie intégrante de l'exposition permanente. Quatre brochures explicatives, remplaçant

Septentrion. Jaargang 15 Lettre de Ivan Goll à André de Ridder datant de 1924. (Photo AMVC).

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Lettre de Emile Verhaeren à August Vermeylen datant de 1911. (Photo AMVC). le traditionnel catalogue des documents exposés, sont mises à la disposition des visiteurs. La fonction muséologique assignée à l'AMVC implique aussi l'organisation d'expositions temporaires consacrées à tel ou tel thème ou à telle ou telle personnalité et, à l'occasion de celles-ci, la publication de catalogues ou de chroniques. Pour ce qui est du fonctionnement de l'AMVC en tant qu'institution de dépôt, deux grandes fonctions sont à distinguer: l'une concerne les archives, l'autre la documentation. La fonction d'archives consiste dans l'acquisition et le recensement des collections particulières. Celles-ci comprennent environ 500 000 lettres, 100 000 manuscrits, 300 000 documents imprimés, 60 000 photos, et 30 000 affiches. A cela s'ajoutent des médailles, pièces de monnaie, certificats, diplômes, partitions, textes de chansons, faire-part de décès, enregistrements sonores et vidéo, programmes, ustensiles, statues, dessins et tableaux. Les artefacts ne sont incorporés dans ces collections qu'en vertu de leur seule valeur documentaire, indépendamment de tout critère esthétique. Sur ce point, les normes retenues par l'AMVC se distinguent nettement de celles adoptées par un musée de beaux-arts: la valeur historico-culturelle l'emporte sur la valeur purement esthétique. La fonction documentaire de l'AMVC consiste à réunir et à répertorier des documents contemporains en vue de compléter les diverses collections. C'est ainsi qu'on rassemble des coupures de presse, provenant de tous les journaux flamands et de quelques journaux de langue française et qu'on dépouille un certain nombre de revues. Les archives sont surtout consultées par des chercheurs, étudiants, chargés de cours, publicistes, qui viennent y chercher des données susceptibles d'alimenter leurs travaux. A ce propos, il convient de signaler que la consultation de certains documents confidentiels, tels que des lettres et manuscrits, est soumise à certaines conditions. Les lycéens et le grand public intéressé utilisent l'AMVC comme centre de documentation. Dans la mesure du possible, des photocopies des documents d'archives sont fournies à la demande des intéressés et, sous des conditions clairement stipulées, des prêts sont accordés au profit d'expositions reconnues d'intérêt scientifique. Au fil des ans, un certain nombre d'associations ont été créées au sein même ou sous les auspices de l'institution en vue d'assouplir l'accès aux collections et d'en favoriser ainsi une étude plus approfondie. A titre d'exemples, citons: - le Centrum voor de Studie van het Vlaamse Cultuurleven v.z.w. (Centre d'études de la vie culturelle flamande a.s.b.l.) chargé de missions de recherches

Septentrion. Jaargang 15 et de recensements, actuellement occupé à préparer la publication de la correspondance relative à la revue fin-desiècle Van Nu en Straks (De maintenant et de tout à l'heure), correspondance dont la majeure partie se trouve réunie à l'AMVC. - le Nationaal Centrum voor Jeugdliteratuur (Centre national de la littérature pour jeunes). - les archives C. Huysmans, F. van Cauwelaert et L. Craeybeckx, anciens maires d'Anvers, qui ont joué, tous les trois, un rôle important dans la vie politique et culturelle nationale.

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L'exposition permanente ‘200 jaar cultuurleven in Vlaanderen’ (200 ans de vie culturelle flamande). Vue du département consacré aux années 20. (Photo AMVC).

- le Theaterarchief en documentatiecentrum (Archives et centre de documentation du théâtre). - l'Archief en Documentatiecentrum voor het Vlaams Nationalisme (Archives et Centre de documentation du nationalisme flamand).

Par ailleurs, l'AMVC constitue le siège d'un certain nombre d'associations: la Vereniging van Vlaamse Letterkundigen (Association des écrivains flamands), la Vereniging van Vlaamse Toneelauteurs (Association des auteurs de théâtre flamands), la Robert Roemans-Stichting (Fondation Robert Roemans), la Paul van Ostaijen-Genootschap (Société Paul van Ostaijen). Depuis 1982, l'AMVC publie sa propre collection dans laquelle paraissent des études, des inventaires portant sur des parties spécifiques du patrimoine ainsi que les catalogues rédigés à l'occasion d'expositions temporaires etc. Il faut signaler, en outre, le Klapper op het bezit (Registre des collections), véritable clé permettant de se faire une idée de la richesse des collections conservées à l'AMVC. Le Klapper contient le nom de toutes les personnes, institutions, associations, revues et matières sur lesquelles l'AMVC a rassemblé de la documentation. Il renseigne aussi sur la nature des matériaux d'archives et de documentation mais ne fournit pas d'indications quant à leur ampleur.

Le département où sont traités les nombreux documents d'archives. (Photo Wim van Goethem - ‘Het Laatste Nieuws’).

Il ne constitue donc pas à proprement parler un inventaire. Depuis cette année-ci, un projet est en cours d'exécution visant à informatiser le Klapper et à répertorier la totalité des lettres déposées à l'AMVC. La consultation pourra se faire au moyen d'un micro-ordinateur (8 bit, 64 K) équipé d'unité à disque Winchester de 20 Mégabyte. L'ordinateur constitue d'ailleurs le seul moyen permettant à l'AMVC de venir à bout de l'énorme masse de papiers qui ne cesse de se gonfler au fil des ans. Ceci nous amène a une conclusion quelque peu paradoxale: la

Septentrion. Jaargang 15 sauvegarde et l'exploration efficaces du passé passent nécessairement par la mise en oeuvre des technologies les plus avancées. ROGER RENNENBERG

Conservateur adjoint de l'Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven. Adresse: Prosper de Witstraat 27, B-2100 Deurne. Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.

Eindnoten:

(1) Voir Le Musée des Lettres et Centre de Documentation néerlandais, in Septentrion, 13e année, no 3, 1984, pp. 57-64.

Adresse de l'AMVC: Minderbroedersstraat 22, B-2000 Antwerpen. La salle de lecture du département des archives est ouverte tous les jours ouvrables de 8 h 30 à 16 h 30, le samedi de 8 h 30 à 12 h 30, le dimanche de 9 h 30 à 12 h. Les demandes doivent être déposées les jours ouvrables avant 12 h. Le musée est ouvert tous les jours (sauf le lundi) de 10 h à 17 h.

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Arthur van Schendel et l'idéalisme moderne

ON constate ces dernières années aux Pays-Bas un regain d'intérêt pour un auteur qui menaçait de devenir un ‘monument national’, avec tout ce que cette expression implique de figé et de cliché. Alors qu'il paraissait atteint de sclérose et confiné dans un rôle d'auteur scolaire, Arthur van Schendel (1874-1946) semble tout à coup revivre. Meulenhoff entreprend la publication de ses oeuvres complètes (1976-1978), tandis que paraissent successivement une étude sur sa vision sociale (1980) et une ébauche de biographie (1983). Et nous passons sous silence les rééditions d'oeuvres séparées, les éditions destinées à l'enseignement et les articles de revues. Au printemps 1983, le Musée historique d'Amsterdam consacra une exposition à Arthur van Schendel et ses amis. A cette occasion, on organisa deux manifestations littéraires, l'une à La Haye, l'autre à Amsterdam, avec exposés sur la vie et l'oeuvre, interview et film sur l'auteur. Mais qui est cet écrivain, peu connu en France et dans la partie francophone de la Belgique? Peu connu et pour cause, car trois de ses romans à peine ont paru en traduction française, d'abord Een zwerver verliefd (1904) en 1923 (Le vagabond amoureux, Labor, Bruxelles), puis De grauwe vogels (1937) en 1939 (Les oiseaux gris, Plon, Paris). La traduction d'un de ses plus beaux romans, De waterman (1933), L'homme de l'eau, est publiée en 1984 chez Gallimard; nous en reproduisons un extrait dans les pages qui suivent. Et pourtant, Arthur van Schendel a vécu quelques années à Bellevue (Seine-et-Oise), à l'époque où ses enfants étudiaient à la Sorbonne. C'était autour de 1930; sa fille y étudiait les lettres italiennes et son fils, qui allait devenir plus tard et pour de longues années directeur du Rijksmuseum à Amsterdam, y faisait des études d'histoire de l'art. Van Schendel alliait d'ailleurs de façon assez remarquable le caractère national hollandais et le cosmopolitisme. Est-ce là la raison pour laquelle sa candidature fut proposée pour le prix Nobel de littérature en 1938? Une note de l'essayiste néerlandais de renom Menno ter Braak (1902-1940) le suggère. La critique littéraire et, à sa suite, les manuels scolaires présentent toujours Van Schendel comme un des plus grands prosateurs néerlandais qui, de surcroît, aurait admirablement évoqué la mentalité hollandaise. Et ce n'est sans doute pas faux, bien qu'il faille ajouter immédiatement qu'il a situé certains de ses romans et la plupart de ses nouvelles hors des Pays-Bas et que, même lorsque son personnage est ‘typiquement’ hollandais (mais qu'est-ce à dire?), il s'agit pour lui de tout autre chose que de la description du caractère national. Il n'y a aucune commune mesure entre sa problématique et le réalisme des romans régionalistes. Le cosmopolitisme apparaît déjà dans sa vie. Né à Batavia, la capitale des Indes néerlandaises où son père était lieutenant-colonel de l'armée, il vient aux Pays-Bas à l'âge de cinq ans. Il y déménage maintes fois pendant sa jeunesse: on le retrouve à Haarlem (apparemment sa ville préférée), à La Haye, à Amsterdam, à Apeldoorn. Entre 1896 et 1899, il enseigne le français en Angleterre. A partir de 1920, il partage sa vie entre l'Italie et les Pays-Bas. L'hiver, il séjourne le plus souvent à Sestri Levante, dont le climat est bénéfique pour la santé de son épouse; il passe l'été à Ede, en Gueldre, souvent après s'être arrêté à Bruxelles, où vivent ses amis Jan Greshoff (1888-1971) et Jan van Nijlen (1884-1965). Ajoutons à ce ‘panorama géographique’

Septentrion. Jaargang 15 de la vie de Van Schendel ses voyages en Forêt Noire, en Espagne, en Palestine, à Lourdes, son séjour pro-

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Arthur van Schendel (1874-1946).

longé à Bellevue et ses nombreux déplacements à l'intérieur de l'Italie et des Pays-Bas. Ce grand voyageur n'est cependant pas un homme ‘du monde’. Il ne fréquente guère les écrivains de sa génération, sinon une poignée dont il apprécie l'amitié. Il est discret et réservé, timide et solitaire, s'extériorisant peu. Il se tient à l'écart du monde politique, tout en manifestant beaucoup d'intérêt pour la chose publique. Sa ‘biographie intérieure’ est dès lors beaucoup plus intéressante que ce qu'on entend communément par biographie; celle-là, c'est son oeuvre qui nous la révèle. Lui-même affirmait d'ailleurs que l'oeuvre d'un écrivain est plus importante que sa vie et que quiconque veut connaître la personne doit le faire à travers l'oeuvre. Quelles sont, du reste, les sources extratextuelles que nous possédons à son sujet? Elles ne sont pas nombreuses. Les photos nous montrent un homme grand, distingué, une tête qui impressionne par la chevelure blanche un peu folle et le regard intense et profond. Détail pittoresque: la pipe qui l'accompagne presque partout et qui accentue, à nos yeux, le côté méditatif de la personne. Nous le voyons seul, avec sa famille ou ses bons amis, la plupart écrivains ou peintres néerlandais avec qui, par ailleurs, la correspondance a été conservée. Mais Van Schendel ne s'y livre guère. Même dans son oeuvre, il se dévoile peu. Il n'a écrit qu'un seul texte habituellement considéré comme autobiographique, à savoir Fratilamur (1928), au titre énigmatique.

Septentrion. Jaargang 15 D'un article paru dans la revue Literatuur(1), il ressort toutefois que l'essentiel dans ce texte n'est pas l'élément autobiographique, mais bien la problématique poétique de l'auteur, qui se joue précisément autour de la relation entre la réalité et l'imaginaire. En s'appuyant aussi bien sur la littérature secondaire que sur ses oeuvres, qui remplissent huit volumes dans l'édition de Meulenhoff, il est cependant possible de dégager les traits saillants de sa personnalité. Arthur van Schendel est un taciturne, un homme de peu de mots; il ne cherche pas à éblouir, à séduire ou à convaincre; en cela, il

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était très peu méridional et contrastait sans doute avec les pêcheurs italiens qu'il côtoyait. Il semblait totalement accaparé par son monde intérieur mystérieux, auquel personne, sinon peut-être ses lecteurs, n'avait accès. C'est ainsi que, même au milieu d'une marmaille piaillant sur la plage autour de lui, il pouvait s'abstraire de cette réalité, et, physiquement présent dans sa chaise longue, être mentalement à mille lieues de la vie qui s'y déroulait. C'est curieusement sur les plages italiennes ensoleillées qu'il écrit ses livres les plus sombres dont l'action se passe souvent dans une Hollande pluvieuse. Il y avait apparemment en lui une force intérieure qui l'isolait entièrement, qui l'immunisait contre le monde extérieur. Les héros de ses romans sont de la même veine: ils parlent peu (les dialogues sont rares dans son oeuvre), ils vont leur chemin sans se soucier du qu'en-dira-t-on, suivant avec une obstination qui fait leur force la voie que leur trace leur conscience. Ce chemin, qui s'écarte de celui du commun des mortels, n'est pas sans embûches, mais, animés par une foi inébranlable en la vie, ils supportent les déceptions et les peines en silence. Cette sobriété se manifeste bien sûr essentiellement dans le style de l'auteur. Van Schendel dit beaucoup en peu de mots; la lecture de ses textes est dès lors souvent poignante et nécessite de fréquents arrêts, tant la tension est forte. Les moments les plus dramatiques sont rendus de manière allusive en fin de chapitre ou, simplement mentionnés laconiquement, à la façon d'une chronique, en début de chapitre. Et n'est-il pas vrai que les moments les plus tragiques de l'existence, de même d'ailleurs que les plus beaux, sont indicibles? On ne peut que les suggérer par une image, une atmosphère ou ... un silence. La critique a employé à propos de sa prose les termes ‘suggestion d'atmosphère’, ‘réserve aristocratique’. Cette prose est aussi synthétique; Van Schendel avait une aversion pour le style impressionniste et analytique de la plupart des romans néerlandais de la fin du siècle passé. Il n'est pas non plus un adepte de l'art pour l'art; la beauté de la forme est chez lui subordonnée à l'idée, de portée infiniment plus

Arthur van Schendel dans sa chaise longue à la plage en Italie. générale. Ses romans racontent le plus souvent la vie d'un personnage depuis sa naissance jusqu'à sa mort, et pourtant, ils dépassent rarement les 150 pages. C'est que cette vie est construite autour d'une idée-maîtresse, d'un fil conducteur dont il nous montre, non tous les méandres, mais uniquement les moments-charnières. Le reste est sans importance et peut aisément être complété par le lecteur. Il s'agit donc pour le lecteur de ‘sentir’ beaucoup de choses, implicitement présentes mais non exprimées. Van Schendel et ses personnages sont des êtres extrêmement sensibles, chez qui l'irrationnel et l'intuitif l'emportent, au point qu'ils sont traités d'originaux ou de fous par le commun. C'est une force occulte qui pousse le jeune Maarten Rossaart vers l'eau où se déroulera toute sa vie, jusqu'à la mort (De

Septentrion. Jaargang 15 Waterman, 1933 - L'homme de l'eau, 1984). C'est sans la moindre expérience que Jacob Brouwer va diriger avec une maîtrise qui force le respect de ses compagnons une frégate, à laquelle il s'attache, comme à une femme qu'on aime, et qui va donner tout son sens à sa vie (Het fregatschip Johanna Maria, 1930 - La frégate Johanna Maria). Dans un autre roman (De wereld een dansfeest, 1938 - Le monde une fête de la danse), un personnage est né avec le sens

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Arthur van Schendel au travail. du rythme tandis que sa compagne s'acharnera toute sa vie à trouver ce rythme qui la rendra digne de lui. Vraiment con-naître, au sens étymologique du terme, n'est pas l'apanage de tout un chacun! Il ne faudrait pas toutefois en déduire que nous avons affaire ici à une littérature fantaisiste ou fantastique où l'imaginaire se donne libre cours, même si une petite partie de l'oeuvre appartient à la veine fantastique. Dans les grands romans, ceux des années 30, appelés aussi ‘romans hollandais’, l'imagination est tenue en bride. Le texte est le fruit d'un travail sur la réalité, d'une transposition imaginaire de cette réalité. Van Schendel ne veut pas nous décrire une réalité, mais bien plutôt la pénétrer, la ‘com-prendre’, s'en faire une représentation et nous la transmettre sous forme d'images. Tout comme Albert Verwey (1865-1937), nous pourrions dire que Van Schendel ‘pense en images’; sa réflexion se traduit dans l'imaginaire. De sorte que son héros n'est pas le portrait fidèle d'un ‘étant’, mais l'évocation de ‘l'être de l'étant’. Van Schendel doit être situé - et cela a été reconnu dès la publication de son premier roman en 1896 - dans le mouvement idéaliste qui, à la fin du siècle, s'inscrit en faux contre les prétentions scientifiques du positivisme. Van Schendel conteste l'hégémonie de la pensée discursive et prétend la transcender par une instance supra-rationnelle, à savoir l'imagination créatrice, qui se sert certes du sensible, dans ce cas l'image, mais pour révéler une réalité d'un autre ordre. On peut, dans ce sens, parler aussi de symbolisme, dans la mesure où le récit illumine, tel l'iconostase des églises orthodoxes, le monde caché du Divin, pris ici dans son sens métaphorique, le Divin étant pour Van Schendel la Totalité mystérieuse dans laquelle nous sommes intégrés, l'Idée, la cause première de toute existence, la Vie dans son insondable dynamique. Notons au passage que Van Schendel a écrit une biographie du poète symboliste Verlaine. L'imagination symbolique transcende la réalité empirique, la dépouille de son caractère fonctionnel et utilitaire et la métamorphose en un bien idéel, à la poursuite duquel toute une vie mérite d'être consacrée, même si cette quête peut paraître ‘économiquement’ vaine. Ainsi voyons-nous Brouwer personnaliser une frégate vouée à la destruction et n'avoir de cesse d'en acquérir la propriété, nécessairement vaine, Kasper Valk idéaliser la terre dont il prend soin comme d'un trésor (De grauwe vogels, 1937 - Les oiseaux gris, 1939), Rossaart aimer l'eau de façon inconditionnelle, Daniel Walewijn élever la danse au rang d'absolu et s'y livrer tout entier (De wereld een dansfeest). Voilà autant de ‘rêves’ qui laissent les autres... rêveurs, eux qui n'ont en vue que la rentabilité du réel et non sa charge affective. D'où le conflit présent dans tous les romans entre le héros en quête d'une valeur idéelle et la société fonctionnant suivant un code de vie préétabli. Ce conflit se termine de façon apparemment tragique pour le héros, qui succombe pour n'avoir pas respecté les

Septentrion. Jaargang 15 normes sociales, érigées pour assurer la permanence et la survie de l'individu. Mais la chute n'est qu'apparente, car, en fait, dans la conscience du héros, la chute n'est pas le symptôme d'un échec, mais

Septentrion. Jaargang 15 26 bien au contraire la condition même de l'émergence vers la plénitude de l'Etre. Il est écrit dans l'Evangile: celui qui perd sa vie la sauvera; nous pouvons appliquer cette formule aux héros de Van Schendel, étant entendu que la Vie doit être ici dissociée d'un Dieu personnel et prise comme valeur absolue, immanente. La plupart des romans présentent une structure cyclique, le contexte final étant identique au contexte initial. Après les multiples péripéties qui ont éloigné Brouwer de sa ville natale, c'est ici qu'il amarre à la fin de sa vie sa frégate; c'est l'eau, au début du roman, qui confronte pour la première fois Rossaart au mystère de la mort, c'est à ce mystère qu'à la fin du roman Rossaart participe par sa mort dans l'eau. Ce mouvement cyclique traduit symboliquement la dialectique de l'Idée: celle-ci, essentiellement une et immatérielle, actualise sa dynamique dans le monde phénoménal, qui est par sa matérialité et sa diversité l'antithèse de l'Idée, tout en en partageant l'essence, puisque c'est en elle qu'il prend racine. Toute la vie du héros, de la naissance à la mort, est ainsi déterminée par une force mystérieuse, que Van Heerikhuizen, auteur d'une étude sur Van Schendel, appelle à tort le destin, et qui le pousse perpétuellement à se transcender, à devenir, selon l'expression de Nietzsche, ‘ce qu'il est’ essentiellement, c'est-à-dire l'Idée. Celle-ci étant opposée à la matière, on comprend que les notions de profit, d'intérêt, de rentabilité, de pragmatisme, de productivité, de rationalisation, d'efficacité sont étrangères aux héros Van Schendeliens. Le bien-être du corps, les besoins physiques, par exemple la sexualité, occupent une place dérisoire. De prestige social, il n'en est pas question. Ce qui compte exclusivement, c'est la réalisation du ‘moi’, l'épanouissement maximal du ‘don’ reçu de la Vie, quelles qu'en soient les implications sociales. C'est cette soumission, non pas subie comme destinée (cf. Van Heerikhuizen), mais ratifiée par la conscience et dès lors transformée en volonté, qui pousse le héros à l'action, sans considération des normes sociales, qui réglementent cette activité. C'est sur ce point que le héros se heurte à la société. Il en retient les valeurs (le travail, l'épargne, le sens de l'initiative, l'amour, la générosité) mais en refuse les normes. Il travaille, mais aussi bien le dimanche qu'en semaine, si cela est nécessaire; il fait le bien et aime son prochain, mais ne fréquente pas l'église. Certains prétendent, à la suite de Van Heerikhuizen, que leur rêve n'est qu'un alibi pour masquer leur impuissance. Nous dirons plutôt qu'ils jouent un rôle essentiel et positif en s'affirmant comme la conscience de la société, à laquelle ils rappellent la priorité des valeurs, c'est-à-dire des buts à atteindre, sur les normes, qui ne sont que des moyens arbitraires de les réaliser. Cette vision du monde s'explique dans le contexte de l'entre-deux-guerres marqué par la crainte de la massification, de la culture de masse telle qu'elle se développe aux Etats-Unis. L'Europe veut défendre son humanisme personnaliste et s'opposer à l'‘American way of life’, caractérisé par la recherche de l'argent, du confort et de la rentabilité. Au taylorisme qui tue la personnalité, Huizinga oppose l'homo ludens et Van Schendel ‘de dansende burger’, ‘le bourgeois dansant’, le jeu ou l'idéal gratuit contre le réel, le pragmatique et l'utilitaire.

SONJA VANDERLINDEN Docteur en philologie germanique. Chargée de cours à l'Université catholique de Louvain. Adresse: Invalidenlaan 177/12, B-1160 Brussel/Bruxelles.

Septentrion. Jaargang 15 Bibliographie:

Nous nous contentons de citer trois études: F.W. VAN HEERIKHUIZEN, Het werk van Arthur van Schendel. Achtergronden, karakter, ontwikkeling (L'oeuvre d'Arthur van Schendel. Arrière-fonds, caractère, évolution), Meulenhoff, Amsterdam, 1961. S. VANDERLINDEN, De dansende burger. A. van Schendels sociale visie (Le bourgeois dansant. La vision sociale d'A. van Schendel), Nauwelaerts, Louvain, 1980. CH. VERGEER, Arthur van Schendel, BZZTôH, La Haye, 1983. Pour un premier contact avec l'auteur, nous renvoyons aux monographies écrites par J. NOE pour les collections Ontmoetingen (1961) et Grote Ontmoetingen (1980).

Photos:

Les photos proviennent des archives du Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum (Musée des lettres et Centre de documentation néerlandais) de La Haye.

Eindnoten:

(1) W.J. VAN DEN AKKER, Gedachten of gedaanten. Arthur van Schendels ‘Fratilamur’ en de literaire context (Pensées ou Formes. Fratilamur d'Arthur van Schendel et le contexte littéraire), dans Literatuur, 1re année, no2, mars-avril 1984, pp. 65-71.

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Uit ‘De Waterman’ door Arthur van Schendel

ZIJN vrouw zat in de kleine voorkamer bij de kaars, zij stond op en liet hem in de keuken, waar zij het brood op de tafel zette. Zij vroeg niet waar hij geweest was met de schuit, zoals zij gewoonlijk deed, hij zag dat zij de ogen neergeslagen hield. Er was verandering in haar, maar hij wist niet wat het was. Telkens wilde hij iets zeggen, maar hij kon niets bedenken, dan keek hij haar maar aan. En zij zweeg, en zij at langzaam, hij kon wel zien dat het haar niet smaakte. Toen de tafel afgeruimd was nam zij het breiwerk weer. Zo zaten zij al de tijd dat de torenklok tweemaal het volle uur sloeg. Hij stond op en ineens wist hij wat hij zeggen wilde: of er niets op te vinden was dat zij weer samen konden zijn, want het ging zo niet, zij werd oud en hem werd het soms te veel altijd alleen te varen. Maar hij stond zonder een woord te zeggen terwijl zij een stuk koek voor hem inpakte. Dag vrouw-dag Rossaart, dat was het enige dat zij zeiden toen zij elkaar de hand gaven aan de voordeur. Het was nog niet donker, boven de steeg zag hij nog licht aan de hemel. In de straten liep bijna niemand meer. En op het veer de Merwede overstekend keek hij naar de toren die hoog boven de daken stond. Hoewel het lang zomer bleef, droog en warm, begon hij meer last te krijgen van de stramheid in de benen die hij moeilijk bewegen kon. Half oktober begon het te regenen en het hield aan wekenlang zodat al vroeg het water hoog kwam aan het peil. Met de nattigheid keerden de pijnen terug, hij moest voor Workum weer enige dagen werkeloos liggen in de roef. Er waren er die het een straf zouden noemen dat hij hier alleen lag, oud en gebrekkig, maar hij wist dat het aardse huis waar hij in woonde immers bouwvallig moest worden eer hij het verliet, daar kon geen mensenhand aan veranderen. Maar hij dacht aan haar, hoe zij

Extrait de ‘L'homme de l'eau’ par Arthur van Schendel Traduit du néerlandais par Selinde Margueron.

SA femme était assise dans la petite pièce du devant, près de la chandelle; elle se leva et le conduisit dans la cuisine où elle mit le pain sur la table. Elle ne demanda pas où il avait été avec son bateau, comme elle le faisait d'ordinaire, et il vit qu'elle gardait les yeux baissés. Il s'était opéré un changement en elle, mais il ne savait pas quoi. A tout moment il eut envie de dire quelque chose, mais il ne trouvait rien et se contentait de la regarder. Elle se taisait; elle mangeait lentement et il voyait bien que c'était à contrecoeur. Lorsque la table fut débarrassée, elle reprit son tricot. Ils restèrent ainsi le temps que l'horloge sonne deux fois l'heure entière. Il se leva et soudain il sut ce qu'il voulait dire: n'y aurait-il pas moyen de s'arranger pour vivre de nouveau ensemble, car ça n'allait plus comme ça: elle, elle vieillissait et il y avait des moments où lui, il n'en pouvait plus de naviguer toujours tout seul. Mais il resta là debout, sans prononcer une parole, tandis qu'elle lui emballait un morceau de pain d'épice. ‘Au revoir, femme. Au revoir, Rossaart.’ Ce furent les seules paroles qu'ils se dirent en se serrant la main devant la porte. La nuit n'était pas encore tout à fait tombée et au-dessus de la ruelle il vit encore une clarté dans le ciel. Dans la rue il ne circulait

Septentrion. Jaargang 15 presque plus personne. En traversant la Merwede par le bac, il regarda le clocher qui dominait les toits. Bien que l'été se prolongeât longtemps, sec et chaud, il se mit à souffrir plus de la raideur de ses jambes, qu'il ne remuait plus qu'avec peine. Vers la mi-octobre la pluie commença à tomber et cela continua pendant des semaines, de sorte que le niveau de l'eau ne tarda pas à monter. Avec l'humidité ses douleurs reprirent; devant Worcum il dut rester quelques jours désoeuvré dans la cabine. Certains auraient pu dire que c'était un châtiment pour lui d'être

Septentrion. Jaargang 15 28 het maken zou, want ook zij was oud en eenzaam. Toen hij weer op de been was ging hij brood kopen, de hond had in die dagen niet genoeg gehad. Daarna maakte hij los om naar de overkant te varen, hij was er in lang niet geweest en het zou makkelijker zijn de schuit voor Gorkum te leggen. Het werd al donker, maar er zou wat licht zijn van de maan, ofschoon de lucht dik zat van regen of sneeuw. Hij kwam langzaam voort met weinig wind en bij de lantaarn van de plaat begonnen de eerste vlokken neer te komen. Hij maakte vast en wachtte in de roef tot hij de klok negen had horen slaan, want het was zaterdag en dan kwam zij laat van haar werk. Hij riep de hond om mee te gaan. Het was stil in de straten, misschien door het gure weer, er viel regen en sneeuw dooreen. Voor het huisje gekomen zag hij aan het licht achter het gordijn dat zij al thuis was. Maar de deur was gesloten. Hij klopte en wachtte, en na een poos klopte hij nogmaals. Hij bukte om door de kier van het gordijn te kijken, hij zag de kaars die op het tafeltje bij het bed stond. Hij klopte nog eens. Aan twee huisjes tegenover werden vensters geopend, buurvrouwen keken naar buiten. Zij spraken niet hard, maar hij hoorde dat de ene zeide: Dat is die Waterman, om nog bij een dode aan te kloppen. De hond, die aan zijn voeten stond, schudde zich de sneeuw van de haren. Rossaart dacht: Nu begrijp ik het, al net zo alleen in de wereld. - Hij keek nog eens door de kier, maar hij zag alleen de kaars. Toen ging hij en zijn voetstappen klonken. Er was geen mens aan de kade toen hij losmaakte en het zeil hees. Hij wist dat het koud was en dat zijn hand wel stijf moest zijn, maar het roer luisterde willig. Hij zou maar met de

étendu là, vieux et infirme, mais lui il savait que sa demeure terrestre devait se délabrer avant qu'il ne la quittât, aucune puissance humaine ne pouvait rien changer à cela. Mais il pensait à Marie, se demandant comment elle allait, car elle aussi se faisait vieille et solitaire. Lorsqu'il fut remis, il alla acheter du pain, car le chien n'avait pas eu à manger ces jourslà. Puis il repoussa son bateau du quai pour se rendre sur la rive opposée: il y avait longtemps qu'il n'était pas allé la voir et ce serait plus simple de mettre le bateau devant Gorcum. La nuit venait de tomber, mais elle serait claire grâce à la lune, bien que le ciel fût chargé de pluie ou de neige. Il avançait lentement par vent faible, et près du fanal qui signalait le banc de sable les premiers flocons se mirent à tomber. Il amarra et attendit dans la cabine que l'horloge sonnât neuf heures, car c'était samedi et alors elle rentrait toujours plus tard de son travail. Il appela le chien pour qu'il l'accompagne. Les rues étaient désertes, peut-être à cause du mauvais temps, car il tombait un mélange de pluie et de neige. Arrivé devant la petite maison, il vit à la lumière derrière le rideau qu'elle était déjà rentrée, mais la porte était fermée. Il frappa et attendit; au bout d'un moment il frappa encore. Il se pencha pour regarder à travers la fente des rideaux et vit la chandelle placée sur la table de nuit. Il frappa encore une fois. Dans deux petites maisons, en face, des voisines ouvrirent leur fenêtre et regardèrent dans la rue. Elles ne parlaient pas fort, mais il entendit l'une d'elles qui disait: ‘C'est bien là encore une de ces idées du Waterman que d'aller frapper chez une morte!’ Le

Septentrion. Jaargang 15 chien, à ses pieds, secoua la neige de ses poils. Rossaart pensa: ‘Je le vois maintenant, elle aussi, seule au monde.’ Il regarda encore une fois par la fente, mais ne vit que la chandelle. Puis il s'en alla et ses pas résonnèrent dans la rue.

Septentrion. Jaargang 15 29 stroom varen, want hier had hij niets te doen. Ter hoogte van de oude Schans aan de bocht, met het licht van Sleeuwijk schuin tegenover, blafte de hond. Rossaart dacht dat hij iets zag en keek rond, maar het was te donker, hij kon alleen het zeil onderscheiden tegen de lucht. Plotseling begon de hond woedend te blaffen, zonder ophouden, met de kop buiten boord gestrekt. Even liep hij brommend heen en weer, maar bij de mast begon hij weer feller. Rossaart hoorde een plons. Hij richtte zich op, hij sprong in het water, terwijl hij sprong bedacht hij dat hij het zeil had moeten laten zakken. Maar hij moest nu het dier zien te krijgen en met een paar slagen had hij het bij de nek. Het zeil was ook niet veraf, hij zwom erheen en greep de schuit vast aan het lage boord. Toen hief hij de hond uit het water en wierp hem op het dek. Voor hemzelf was het niet makkelijk aan boord te komen, want de schoen gleed telkens af. En terwijl hij zich vasthield met de ene hand voelde hij hoe de moeheid uit de benen ging, het water deed hem goed. En de hand liet los. De schuit ging langzaam voort op de donkere rivier met de hond die blafte. De volgende dag werd zij ergens in het riet gevonden, oud en besneeuwd, dat was de schuit van die man die lang op de Merwede had gevaren.

Uit: ARTHUR VAN SCHENDEL, Verzameld werk, deel 4, Orion, Brugge, pp. 312-314.

Il n'y avait personne sur le quai lorsqu'il largua l'amarre et hissa la voile. Il savait qu'il faisait froid et que sa main allait être engourdie, mais le gouvernail était docile. Il descendrait le courant puisqu'ici dans la ville il n'avait plus rien à faire. A la hauteur du vieux rempart, dans le coude, le fanal de Sleeuwijk étant presque en face, le chien aboya. Rossaart pensa qu'il voyait quelque chose et examina les alentours, mais il faisait trop noir et il ne pouvait distinguer que la grand-voile qui se découpait sur le ciel. Tout à coup le chien se mit à aboyer furieusement, sans discontinuer, la tête pardessus bord. Il courut un moment çà et là en grondant, mais près du mât ses aboiements redoublèrent. Rossaart entendit un plouf. Il se dressa, sauta dans l'eau et, tout en sautant, il pensa qu'il aurait dû amener la voile. Mais maintenant il fallait attraper la bête et en quelques brasses il la saisit par la peau du cou. La voile n'était pas encore bien loin; il la rejoignit à la nage et saisit le bateau par le creux du bord. Puis il souleva le chien hors de l'eau et le jeta sur le pont. Pour lui-même ce ne fut pas facile de monter parce que sa chaussure glissait à tous les coups. Tandis qu'il se cramponnait d'une main, il sentit la fatigue abandonner ses jambes; l'eau lui faisait du bien. La main lâcha prise. Le bateau continua lentement son chemin sur le sombre fleuve avec le chien qui aboyait. Le lendemain on le trouva quelque part dans les roseaux... vétuste et couvert de neige... c'était là le bateau qui avait pendant si longtemps navigué sur la Merwede.

Extrait de: ARTHUR VAN SCHENDEL, L'homme de l'eau, Gallimard, Paris, 1984, pp. 207-210.

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José Vermeersch: un artiste insaisissable

La peau est sensible et le corps a été diligemment assemblé de couches d'argile qui semblent nées les unes des autres.

CHAQUE fois que je me mets à écrire sur José Vermeersch un peu plus qu'un compte rendu d'exposition, je suis pris d'angoisse. Je me sens comme un nain devant un géant, comme un ignare face à un magicien. Car cet homme est insaisissable, sa conquête des techniques artistiques ne s'arrête pas et le comble est que le seul domaine où il était censé ne pas avoir réussi s'avère être celui où il a été précurseur, peut-être bien sans s'en aviser vraiment lui-même: la peinture.

L'homme et son chien. A l'aide de diverses sortes d'argile, Vermeersch tente de s'approcher de la réalité du textile.

Ce qui différencie José Vermeersch de la plupart des autres artistes, c'est que chez beaucoup d'entre eux, on peut se rendre compte de la manière dont ils ont évolué; on sent comment ils maîtrisent de plus en plus le trait ou la peinture ou encore la création d'un langage formel bien à eux. On se sent confronté à un lent apprentissage. On a l'impression de voir clair, de pouvoir les décrire, les encercler, les encadrer. Ce n'est pas le cas de José Vermeersch. Bien entendu, comme tout le monde, il a connu

Septentrion. Jaargang 15 31 des années d'études. Il a été quelque temps tributaire de ses maîtres, de Walter Vaes à l'Institut supérieur d'Anvers et puis un peu plus tard, c'est-à-dire après la guerre, de Constant Permeke. Mais après cette formation de peintre, il a pris son sort en mains. A un certain moment, il s'est passé quelque chose d'étrange, d'exceptionnel, de très rare et qui semble se répéter constamment dans sa vie d'artiste: l'intrusion d'une créativité presque spontanée, alliée à une perspicacité technique étonnante et à un besoin de recherche davantage tourné vers l'introspection que vers l'exploration. Cette inventivité dans le domaine de la terre cuite n'est pas tombée du ciel bien entendu; mais il est de fait que les uns possèdent des dons innés refusés à d'autres. Sans aucun doute, le peintre a pu commencer à développer ses talents de céramiste lorsqu'avec ses frères, il a monté en 1954 - alors qu'il avait 32 ans - une affaire de fabrication et d'installation de cheminées à bois, de dalles et de carreaux. Les affaires marchaient bien, mais le besoin de créer l'habitait toujours. Heureusement! Au début des années soixante, il a fini par construire un atelier avec un grand four à bois. Quelques années plus tard, il était un céramiste étonnamment habile, béni des dieux. En effet, José Vermeersch est tout le contraire d'un artiste qui élabore l'essentiel de sa carrière à partir de ses études. Nous l'avons déjà dit: il puise en lui-même et comme certains privilégiés il trouve la nourriture nécessaire à son inspiration inlassable dans le monde qui l'entoure, avec lequel il communie pleinement: les campagnards, les animaux et la nature en général. Ne croyez pas au dithyrambe de ma part. Tous ceux qui le connaissent tant soit peu s'étonnent du naturel de ses connaissances, de sa soif d'en savoir plus et mieux sans tomber pour autant dans l'étude livresque. Il sait les choses; la terre les lui apprend, celle qu'il pétrit et celle qu'il interroge, celle où poussent les plantes et où vivent les animaux, celle qui se prête à être ventre pour qu'y soient cuites ses statues, four en plein air où ont été placées des dizaines de céramiques, terre qui accueille le feu comme dans une cérémonie initiatique et qui ensuite sur un signal du maître et gardien

Il arrive que la passion déforme un peu plus les apparitions humaines.

Septentrion. Jaargang 15 Les têtes parlent, mais elles incarnent en même temps un besoin de représenter et d'illustrer un acquis et un patrimoine, fussent-ils encore ceux d'un seul homme.

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Certaines têtes surprennent par leur morphologie classique et universelle.

Soudain apparaît une abstraction étonnante. des sortilèges s'ouvre sur une armée de personnages qui, debout ou couchés, attendent la lumière du jour, tel ce tombeau chinois qui s'est ouvert sur un corps de garde pétrifié depuis des siècles. Deux fois, José Vermeersch a fait un four en plein air, c'est-à-dire dans un champ et dans son jardin. Le petit démon qui a veillé comme dans un mythe sur la cuisson trône maintenant dans la maison du maître. Voilà en gros Vermeersch. Tout le reste est anecdote ou verbiage. Dès que l'un de ses personnages peints a incarné la conscience d'une liberté créatrice, l'artiste a en quelque sorte tourné le dos à la ‘culture’, à une certaine forme de culture qui fige au lieu de nourrir, qui racornit au lieu d'épanouir. Ce personnage qui tourne le dos à la culture ou à tout ce qui est artificiel en elle n'est pas une manière imagée de ma part de décrire le moment décisif où José Vermeersch s'est affirmé à lui-même d'abord et puis aux autres, mais c'est une réalité. Admettons que cette réalité n'ait pas été reconnue d'emblée par le public. Rares ont été ceux qui ont manifesté quelque admiration voire quelque intérêt à ce bonhomme aux gestes triomphants et qui est en quelque sorte le prototype de toute cette tribu d'hommes, de femmes et de chiens qui peuplent son univers. Le livre le plus récent qu'on lui ait consacré reproduit quatre toiles(1). Ce sont les seules que Vermeersch ait vendues avant de s'imposer comme céramiste ou sculpteur. Les personnages qui figurent sur ces toiles expriment la sensation de liberté qu'a éprouvée l'artiste à un certain moment. Cette sensation a peu à peu submergé sa conscience, atteignant aujourd'hui son apogée ou du moins un point culminant dans sa participation à la

Septentrion. Jaargang 15 Biennale de Venise 1984: toute la presse internationale écrite, parlée ou télévisée l'a salué comme la révélation de cette Biennale. Quand on parle d'un artiste, on se sent obligé d'établir clairement les phases de son évolution. Celle qui nous intéresse particulièrement est celle qu'il appelait jadis sa période de libération ou de liberté. Elle suit celle de sa jeunesse, celle des études, celle de la crise. Elle se poursuit depuis quelques dizaines d'années. Un jour, il reviendra à quelqu'un de la périodiser.

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Puis l'artiste crée un tissu composé de plusieurs argiles et cherche à s'approcher de la réalité.

Est-ce une évolution ou un besoin momentané d'épurer comme dans un rythme cyclique?

Elle a débuté par les peintures et les premières céramiques un peu lourdes et quelque peu anecdotiques. Elle a connu un premier sommet avec ses grands personnages majestueux que nous avons tendance à appeler esthétiques puisqu'ils illustrent le triomphe de la création, la beauté du corps humain, la richesse de la matière. Déjà à cette époque-là, on s'est étonné de la maîtrise technique de Vermeersch qui construit ses personnages à partir des pieds. Après la beauté esthétique, est venue celle du for intérieur; l'énigme s'est installée, le temps a montré ses griffes, la vérité de la gent humaine a fini par buriner les corps, nus d'abord, peints parfois, habillés de cheveux ou d'ornements. Puis ces hommes, ces femmes, ces enfants portés d'abord sur les épaules puis devenus silencieux ont eu un compagnon, un chien, debout sur ses quatre pattes frêles ou assis, émouvant, vrai, éloquent, étonné, inimitable quoique imité. Plus tard encore est venu l'âge du bronze. Les êtres sont devenus trapus, la plupart du moins, car d'autres se sont redressés, fiers de leur corps marqué. Ensuite, Vermeersch a mélangé toutes sortes d'argiles, pour que la peau soit encore plus éloquente ou pour créer l'illusion de vêtements. Des groupes se sont formés, certains parlaient, d'autres écoutaient. Tout était dans l'attitude et la position du corps. Lors d'une exposition consacrée à la technique du raku, on a pu constater, devant de petites statuettes pâles et des fragments de corps éminemment fragiles et d'une expressivité étonnante, combien il était passé maître dans cette technique ancienne et raffinée. Et tout cela continue, il cherche et trouve de nouvelles expressions, une autre peau, un autre raffinement. La terre lui obéit, elle fleurit sous ses doigts, elle se fait objet,

Septentrion. Jaargang 15 bijou, personnage, joie et peine, animal, éclat soulevé d'une sensibilité extrême. Et jamais on ne sent que l'oeuvre est fabriquée; elle est née. HUGO BRUTIN

Licencié en philologie romane. Professeur et critique d'art. Adresse: Groentemarkt 5, B-8400 Oostende.

Eindnoten:

(1) HEINZ SPIELMANN, DORIS H. KUYKEN-SCHNEIDER, FRANS BOENDERS, José Vermeersch, Elsevier, Brussel, 1985, 144 p., 100 ill. (Texte en néerlandais, Résumés en français, en anglais et en allemand).

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Les surréalistes d'Utrecht et leurs témoins venus d'ailleurs

LE message surréaliste rencontre un écho privilégié à Utrecht au début des années trente. Nous y avons attaché de l'importance dans notre étude sur La diffusion du surréalisme dans les pays néerlandophones, dans la mesure où il apparaissait comme le seul exemple d'un surréalisme indiscutable confirmé par une activité collective. Pour éviter toute contestation, nous proposons, plutôt qu'un groupe, d'évoquer une ‘nébuleuse’ d'activités plastiques complices, dont les acteurs sont Willem van Leusden (1886-1974), Willem Bartele Wagenaar (o1907) et Johannes Hendrikus Moesman (o1909), rejoints entre autres par Gerrit van 't Net (o1910) et Louis Frederik Wijmans (o1905) et nous rapprochons ici à l'appui de notre conviction une donnée objective et deux témoignages. Point de repère irréfutable, une exposition de ‘surréalistes hollandais’, selon les termes de l'invitation, se tient à Paris en juillet 1933 à la galerie de La Grande Masse. On n'en trouve guère de mention du côté de la Hollande, elle n'a pas laissé de traces dans la mémoire du surréalisme en France. Son organisateur, Wagenaar, a échoué dans ses approches du groupe de Breton, bien qu'il nous ait dit ‘avoir signalé cette entreprise aux surréalistes parisiens’. Les indices de son existence sont d'autant plus ténus que, dépendant de l'Association des élèves des Beaux-Arts, la galerie d'exposition n'a eu qu'une vie éphémère de six mois, l'accrochage des Hollandais précède de peu sa fermeture. Dans les archives de Moesman figure une lettre du Consul des Pays-Bas qui réclame à Wagenaar le solde du loyer de la salle, impayé car aucune toile n'a été vendue... Pourtant 42 oeuvres ont été réunies, dont des feuillets ronéotés donnent les titres en français: 16 numéros pour Wagenaar, 14 pour Van Leusden,

Galerie de La Grande Masse, 10bis, rue de Seine (état actuel).

10 pour Moesman et un seul pour Wijmans et Terpstra. L'absence de Van 't Net se comprend car il vient de quitter Utrecht pour Amsterdam. En répertoriant la production de Moesman et de Van Leusden sur trois ans, on estime qu'elle doit y figurer presqu'au complet et qu'il s'agit d'une mobilisation générale. La présence de P. Terpstra, recrue de circonstance est un geste d'allégeance aux conceptions de Breton puisqu'on fait appel à ‘l'oeil à l'état sauvage’ d'un pensionnaire d'asile d'aliénés. La manifestation

Septentrion. Jaargang 15 a été signalée dans la presse parisienne par Beaux-Arts où J.G. Gros lui consacre un paragraphe rapide, plutôt dénué d'humour, en la plaçant sous le signe du surréalisme

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Extrait de ‘Beaux-Arts’, 14 juillet 1933.

‘comme on l'entend dans leur pays’. A son avis, Wagenaar est peu doué, Wijmans et Terpstra trop naïfs pour être surréalistes; Van Leusden et Moesman s'en sortent à peine mieux. Cette exposition tient de l'acte manqué de la part de Wagenaar et Moesman nous a dit qu'il n'aurait pas imaginé se déplacer pour la voir, pourtant c'est un moment fugitif d'unanimité des peintres d'Utrecht, peu après gagnés par le désenchantement, la stérilité, l'occultation... Le premier à témoigner du surréalisme de deux participants est le Dr. H. Lewandowski. Son intérêt pour eux a été relevé par Juffermans dans un livre sur la vie artistique à Utrecht. Il cite l'article de 1935 où Lewandowski s'écrie ‘ici, dans la ville des foires commerciales, de la direction des chemins de fer et des sablés au beurre, une école surréaliste!’ et d'ajouter, paraphrasant Schiller, ‘comme je les comprenais ces romantiques...-seid umschlungen-Surréalistes!’. Dans le livre que nous avons vu entre les mains de Moesman et de Wagenaar, Beschavings- en zedengeschiedenis van Nederland (Histoire de la civilisation et des moeurs des Pays-Bas, 1933), Lewandowski consacre

Le livre de Lewandowski et de Van Dranen, Enum, Amsterdam, 1933. un chapitre à ‘l'art érotique contemporain’. Il y parle beaucoup du surréalisme, on lui reprocherait seulement de ne pas délimiter nettement la frontière entre Moesman et Wagenaar et les tenants du réalisme magique, Pyke Koch (o1901) et Carel Willink (1900-1983). Il réserve toutefois aux artistes de la nébuleuse l'expression ‘nouveau surréalisme hollandais’ et, soulignant leur facture réaliste, regrette que la représentation audacieuse du nu voie son impact érotique neutralisé par l'introduction

Septentrion. Jaargang 15 d'éléments incohérents. Si Lewandowski ignore Van Leusden, son appréciation sur Moesman et Wagenaar, dont il est l'ami, prend du relief pour qui connaît son parcours. Né à Kassel en 1896, il s'expatrie à Utrecht en 1923, après sa thèse de littérature, et y ouvre une librairie (de même, Wagenaar ouvrira sa boutique Nord vers 1927). Il envoie à Freud en 1926 un manuscrit sur le problème sexuel dans la littérature et l'art modernes et participe dans les années suivantes aux Congrès internationaux de sexologie. Fils spirituel de Magnus Hirschfeld, il se dit fondateur de la section hollandaise de sa Ligue mondiale pour la réforme sexuelle.

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Hirschfeld, créateur du musée de sexologie de Berlin, défenseur des homosexuels, brûlé en effigie par les nazis après son exil en 1930, est une douteuse référence pour le surréalisme... car c'est l'abominable Optimus Cerf-Mayer du roman de Crevel Etes-vous fous? (1929), au grand déplaisir de leur ami commun Klaus Mann! Dans sa période hollandaise, Lewandowski écrit articles de journaux, livres et traductions dans sa spécialité; sous la pression des circonstances, il part à Paris en 1937, il y vit de la philatélie et fait l'objet en 1939 d'un premier internement comme sujet allemand. Libéré à Noël, il est vite réincarcéré jusqu'à l'armistice (séquence répétitive surprenante, mais c'est celle que connaît Max Ernst au même moment!). Il se replie sur Lyon et passe en Suisse en 1942 le jour de l'invasion de la zone libre... pour y être interné aussitôt. Fixé à Genève après la guerre il continue à écrire, sur Gauguin et sur les aspects ethno-historiques des moeurs sexuelles. On lui doit un des ‘Enfers’, domaine allemand (1962), de la Bibliothèque Internationale d'Erotologie de Pauvert, où il n'est plus question de surréalisme. Même si son départ d'Allemagne était précoce, Lewandowski s'est prévalu d'appartenir à l'‘Emigration de l'étranger’, ce qui vaut encore plus pour notre deuxième témoin. Heinz Horn (né à Berlin en 1909) a pris le pseudonyme de Wolfgang Cordan dès sa fuite à Paris en 1933: encore étudiant, il avait écrit un article antinazi. Il y publie L'Allemagne sans masque préfacée par Gide, avant de se fixer à Amsterdam où paraît son roman De Wijzen van Zion (Les sages de Sion, 1934). Il fonde avec des Hollandais la revue Het Fundament (Le Fondement) qui, grâce à lui, accueille la littérature d'exil. C. de Back a étudié sa participation à cette publication,

Les Docteurs Hirschfeld et Lewandowski au Congrès mondial pour la réforme sexuelle, Brünn, 1932 (repr. in Enum et Pauvert). dont il se met en retrait en 1937. C'est un polémiste socialisant et l'entreprise de Het Fundament peut être comparée à celle de Die Sammlung de K. Mann, dont il a rappelé l'amitié qui les rapprochait. Cordan traduit des romans, écrit essais et poèmes, dans lesquels on a sous-estimé la part du surréalisme. Pourtant son article Het surrealisme als revolutionaire kunstvorm (Le surréalisme, forme d'art révolutionnaire) est repris peu après dans son Essai over het surrealisme met een beschouwing over het werk van Willem Van Leusden (Essai sur le surréalisme avec une dissertation sur l'oeuvre de Willem Van Leusden, 1935, 250 exemplaires). Il est très averti des positions des surréalistes parisiens, cite Breton, Aragon, communiste, et

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Deux reproductions du livre de Lewandowski (1933). W. Wagenaar, ‘De verloving’ et J. Moesman, ‘Ontmoeting’.

L'‘Essai’ de Cordan, Contact, Amsterdam, 1935. s'appuie surtout sur Crevel dont la démonstration sur Dali ou l'anti-obscurantisme (1931) lui permet d'interpréter le surréalisme angoissé de Van Leusden. Cordan a dû être converti au surréalisme lors de son passage à Paris, au contact de membres du groupe. Nous avons retrouvé son Essai over het surréalisme dédicacé ‘à Paul Eluard fraternellement’, peut-être l'exemplaire entrevu dans Minotaure (1937) pour illustrer Le surréalisme autour du monde... Son amitié avec Crevel, rappelée dans Het Fundament, s'exprime après le suicide de ce dernier dans un poème ‘épitaphe’ en allemand intitulé La Mort difficile, où passe un souffle romantique. Crevel cité jusque là parmi les collaborateurs de la revue semble remplacé par Klaus Mann; on appréhende entre Cordan, Crevel et ce dernier une amitié triangulaire, peut-être compétitive. La crise de surréalisme de Cordan ne dépasse pas 1935 et, à la fin de sa période hollandaise, il noue d'autres amitiés: Willink illustre ses poèmes de l'Occupation et il est hébergé en situation illégale chez A. Roland Holst. On a signalé un épisode insolite de sa vie, son incorporation dans l'armée allemande sous le nom de Heinz Horn, sans que sa qualité d'émigré antinazi ait été découverte: son activité en Hollande entre 1941 et 1945 nous fait situer cette parenthèse juste avant la guerre, au moment de son poème Soldat in besetzen Stadt (Prag). En reprenant des études à Zurich après guerre, Cordan fixe son intérêt sur la mythologie, d'abord dans le domaine méditerranéen. Son dernier personnage s'affirme à son installation au

Septentrion. Jaargang 15 Mexique en 1955: Professeur d'Université, spécialiste des écritures mayas, il meurt en mission au Guatémala en 1966. Entre Lewandowski et Cordan les points de comparaison sont nombreux. Témoins plus ou moins avertis, leur intérêt pour le surréalisme

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Dédicace d'un exemplaire de l'‘Essai’, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

Une contribution non identifiée au ‘Surréalisme autour du monde’ dans ‘Minotaure’, 10, 1937 (détail). est passager. Leurs textes déterminants sont datés pour Lewandowski d'Utrecht octobre 1933 et pour Cordan de Maarssen février 1935, ce qui les rapproche et suggère que Cordan devait être l'hôte de Van Leusden. Est-ce la raison de son choix et de son ignorance de ceux qui oeuvrent dans le même sens, Wagenaar le manager de la nébuleuse et Moesman qui s'imposera par la qualité et la continuité de son engagement surréaliste? Ceux-là avaient seuls retenu l'attention de Lewandowski et les destins croisés des deux émigrés font qu'ils ont choisi des champions différents. Témoins oubliés... Interrogés sur Cordan, seul Willink se rappelait de lui, il n'éveillait pas de souvenir pour Moesman ni Wagenaar. Qui sait si l'unité de l'exposition de La Grande Masse ne masquait pas un clivage entre le maître Van Leusden et les élèves qui l'avaient converti au surréalisme? Il leur manquait aussi un théoricien, un poète, et les témoins venus du pays voisin ne pouvaient leur en tenir lieu. Notre enquête évoque des lignes de vie qui se recoupent à un moment et dans un lieu privilégiés, des rencontres et des incompatibilités hypothétiques, une trame du temps à laquelle l'historien essaie de rendre une cohérence perdue déjà dans la mémoire des contemporains.

Septentrion. Jaargang 15 JOSÉ VOVELLE Maître de conférences d'histoire de l'art contemporain à l'Université de Paris I. Adresse: 43, rue du Moulin Vert, F-75014 Paris.

Bibliographie sélectionnée:

C. DE BACK, Die Zeitschrift ‘Het Fundament’ und die deutsche Exilliteratur, in Amsterdammer Beiträge zur neuerer Germanistik Band, 6, 1977, pp. 182-213. J. JUFFERMANS, Met stille trom, Bruna, Utrecht, 1976. W. SCHRAMM-ITZEHOE, Im Malstrom der Zeit (eine Darstellung des Dichterischen Lebenwerkes von Lee Van Dowski), J.G. Bläschke, Darmstadt, 1967. J. VOVELLE, La Diffusion du surréalisme dans les pays néerlandophones 1920-1950, Thèse de Doctorat d'Etat, Paris 1984.

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Quelques auteurs de la ‘Littérature indo-néerlandaise’ d'après-guerre

C'EST seulement dans la période de l'aprèsguerre, quand les Indes Néerlandaises eurent cessé d'exister pour faire place à la Republik Indonésia, l'Indonésie contemporaine, que chez les rapatriés, chez ceux pour qui la colonie avait représenté la terre natale, le pays d'origine, chez ceux qui y avaient vécu et travaillé et qui y avaient subi l'occupation japonaise des années 1942-1945, se manifesta une réelle prise de conscience des relations avec les Indonésiens, le besoin aussi de formuler ce que l'expérience vécue là-bas avait signifié pour chacun individuellement, le besoin enfin de fouiller sa mémoire, de réconstruire le passé, d'analyser les événements. Il serait vain de passer en revue tous les romans, récits, journaux intimes, mémoires, parus en Hollande depuis 1945, et décrivant les enfances dans les tropiques, la vie coloniale d'antan, l'expérience des camps d'internement japonais, la période chaotique des efforts entrepris pour rétablir l'autorité néerlandaise dans l'archipel, les voyages nostalgiques, les sentiments contradictoires qu'inspire un retour temporaire, ‘touristique’, dans les endroits où jadis on se sentait chez soi, les réflexions sur la situation actuelle en Indonésie. Je serais obligée de me limiter à citer des noms, des titres, qui ne vous diraient rien. Je me bornerai donc à vous parler de quelques auteurs dont les oeuvres littéraires sont consacrées exclusivement aux aspects divers des relations entre Néerlandais, Indo-Néerlandais et Indonésiens. Parmi ces écrivains, Maria Dermoût est, à mon avis, l'auteur le plus profondément marqué par la nature, l'ambiance, la mentalité des Indes Orientales. Elle appartenait e à une famille établie dans l'île de Java depuis le début du XIX siècle. Son grand-père, son père y naquirent, elle-même y naquit en 1888, et y passa la

Maria Dermoût avec son mari (Musée littéraire, La Haye). plus grande partie de sa vie. Je déplore de ne pas disposer d'une bonne traduction française, qui rende fidèlement, sa prose mélodieuse, légèrement rythmée, avec souvent des répétitions de mots et de phrases sur le mode des conteurs indonésiens. Le conte était d'ailleurs son genre préféré. Même les histoires qui se déroulent (partiellement) aux Pays-Bas, ou qui ont pour sujet des épisodes de la vie coloniale des ‘blancs’, gardent ce ton légèrement archaïque, cette forme stylisée, qui lui sont particuliers. Ses textes sont comme baignés dans une lumière diffuse. Pour Maria Dermoût la réalité fut toujours un entrelacement immense, unissant les ‘dix mille

Septentrion. Jaargang 15 choses’ de l'existence. C'est le titre de son plus beau livre: De tienduizend dingen. Ce n'est pas un roman au sens habituel

Septentrion. Jaargang 15 40 du terme, mais plutôt une série de récits qui se situent tous dans une île des Moluques, autour du ‘Jardin Kleyntjes’, plantation d'épices gérée par une vieille dame qui y a passé toute sa vie. Parmi ces histoires, il y en a une, particulièrement saisissante, sur un botaniste européen, vieux garçon excentrique, qui vient chercher des espèces rares d'orchidées dans les montagnes de l'île. Il est accompagné d'un assistant javanais, issu de la haute aristocratie, un jeune homme réservé, timide, fier, qui oscille continuellement entre un sentiment de vrai respect, de vraie affection pour le vieux savant en tant que compagnon de voyage, et un sentiment de mépris, de haine parfois, pour le ‘blanc’. On est frappé par la sensibilité extraordinaire dont témoigne l'écrivain à l'égard des détails caractéristiques les plus infimes dans le comportement de Suprapto, le jeune homme. Dans l'oeuvre littéraire de Maria Dermoût, les éléments mystérieux qu'on attribue volontiers à l'Orient, sont incorporés subtilement dans la trame du récit, suggérés plutôt que formulés, et pour cette raison tout à fait crédibles, en ce sens que le lecteur subit la magie et entre dans le monde de l'auteur. Toute sa vie, Maria Dermoût a, comme elle disait, ‘noirci du papier’, noté des fragments d'histoire, des idées. Mais ce n'est qu'à l'âge de 63 ans qu'elle débuta officiellement, en 1951, dix ans avant sa mort. Le don de pénétrer les zones secrètes de l'interaction de races si différentes est aussi le propre de Beb Vuyk. Toutefois son approche est diamétralement opposée à celle de Maria Dermoût. Beb Vuyk est née à Rotterdam en 1905. Sa grand-mère paternelle était originaire de l'île de Madura, à l'est de Java. A 24 ans, Beb Vuyk se rendit aux Indes Orientales, et s'y maria avec un planteur indo-néerlandais. Juste

Portrait de Beb Vuyk (o1905) par Erika Visser, fusain, 50×36 cm, 1973, Musée littéraire, La Haye. avant la guerre, elle fit ses débuts d'écrivain avec un roman autobiographique Het laatste huis van de wereld (La dernière maison du monde), dans lequel elle a décrit la vie qu'elle menait avec son mari et ses enfants dans l'île lointaine de Buru, de nos jours tristement célèbre comme lieu d'exil des communistes bannis après le coup d'Etat militaire de 1966. Beb Vuyk excella dans des nouvelles qui évoquent l'ambiance trouble, lugubre des années de transition politique d'après-guerre, notamment dans Kalimantan (Bornéo), Sumatra, et la partie ouest de Java, où l'écrivain, qui avait alors choisi la nationalité indonésienne, remplit une fonction dans les services d'information.

Septentrion. Jaargang 15 Ayant depuis toujours pris fait et cause pour ceux qui prêchaient l'indépendance de l'Indonésie, Beb Vuyk a connu nombre de personnalités importantes dans le mouvement nationaliste d'avant-guerre, et, après 1948, de la jeune Republik Indonésia. Elle a enregistré courageusement, honnêtement, les tensions et les controverses entre Indonésiens de race, de

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Willem Walraven et famille. religion, d'éthnies différentes, divisés entre eux, malgré leur opposition commune aux Néerlandais, et parfois même enclins à se rallier à ces derniers plutôt qu'à des ennemis personnels. Sans complaisance, sans aucune trace de sentimentalisme ou de sensationnalisme, Beb Vuyk a brossé dans ses récits réunis sous le titre De wilde groene geur, (Verte senteur sauvage) les ‘portraits’ de cas complexes de trahison et de loyauté. Elle a également décrit dans un roman De eigen wereld en die andere (‘Deux mondes’) les problèmes différents de deux soeurs de sang mêlé pendant l'occupation japonaise: l'une choisit le côté indonésien de son être, et partage la vie de sa mère javanaise; l'autre choisit le côté paternel et tout ce que cela implique, c'est-à-dire: sa condition d'Eurasienne. Le style de Beb Vuyk est sobre et vigoureux, parfaitement adapté à ses sujets, qui sont toujours basés sur la réalité vécue, sur ses propres expériences. Elle est aussi l'auteur d'un gros livre de recettes indonésiennes, le meilleur et le plus complet jusqu'ici. Le tragique profond impliqué dans le proverbe anglais ‘East is east, and west is west, and never the twain shall meet’ (L'Orient est l'Orient, l'Occident l'Occident, et ils ne se rencontreront jamais), est illustré par le sort de Willem Walraven, dont l'oeuvre épistolaire a ajouté un accent particulièrement émouvant aux ‘Belles Lettres des Indes Néerlandaises’. Né en 1887 à Dirksland, dans la province de Zélande, Walraven a fui le milieu familial étroit et dur, et en 1915 s'est fait inscrire à l'armée coloniale comme soldat-télégraphiste. Aux Indes, les militaires de grades inférieurs vivaient alors en marge de la société européenne. Dans la petite ville de garnison, où il était stationné, Walraven fit la connaissance d'une jeune fille javanaise, serveuse dans un kiosque de rafraîchissements. Entre lui et cette Itih se dévéloppa une entente silencieuse. Son service militaire terminé, Walraven s'installa dans l'extrême-Est de l'île de Java; il y fit venir Itih. Elle vécut d'abord chez lui comme sa concubine, mais après la naissance d'un premier enfant, ils se marièrent. Désormais Itih ne fut plus acceptée par son milieu indonésien; quant à Walraven, il resta volontairement en marge du milieu européen, où on regardait son mariage avec une femme du petit peuple comme une mésalliance. Après 1920, un changement radical s'opéra dans le mode de vie des Néerlandais aux Indes. Une nouvelle génération de fonctionnaires, formée à l'université de Leyde, apportait des idées modernes sur le gouvernement, l'habitat, et les moeurs. Dorénavant les femmes accompagnaient leurs maris aux colonies, les célibataires faisaient venir leurs fiancées. La vieille institution du concubinat et du mariage mixte était désormais moins respectée. Ceci explique la position marginale du couple Walraven. Il resta toute sa vie à Java, nourissant sa famille grandissante de son travail de journaliste. Mais son pays natal lui manquait; il devint hargneux, morose, il se mit à boire. Dans les lettres qu'il a écrites à ses amis,

Septentrion. Jaargang 15 en particulier à un de ses neveux, il a trouvé des mots pour dire sa situation complexe, paradoxale: étroitement lié aux Indes par son mariage et ses enfants, mieux que personne en état de comprendre et d'interpréter les phénomènes typi-

Septentrion. Jaargang 15 42 quement indo-néerlandais, il se sentait pourtant foncièrement Européen, profondément convaincu de la supériorité de la culture européenne. En même temps, tous ses écrits témoignent de son amour et de son respect pour sa femme Itih, dont le caractère et les façons de réagir lui restèrent pourtant jusqu'au bout impénétrables. Walraven est mort en 1943 dans un camp d'internement japonais. Sa correspondance, ses chroniques littéraires et ses articles divers furent publiés dans les années 60. Le premier recueil fut rédigé par Rob Nieuwenhuys, qu'on pourrait appeler à bon droit la cheville ouvrière des ‘Belles Lettres indonéerlandaises’. Sous le nom de plume E. Breton de Nijs, il est l'auteur d'un roman Vergeelde portretten (‘Portraits jaunis’) sur une famille typiquement coloniale. Il a également publié des albums magnifiques contenant de vrais portraits jaunis et des centaines de photographies anciennes des Indes. Dans ce cadre, je ne saurais oublier Jan Boon (1911-1972), qui, sous les pseudonymes Tjali Robinson et Vincent Mahieu, a fait revivre le milieu modeste

Rob Nieuwenhuys (o1908). des petites gens de sang mêlé, vivant souvent dans les zones marginales entre les quartiers européens et les ‘kampongs’ de la population indonésienne. Il a brossé notamment des tableaux animés, hauts en couleur, de la vie des jeunes métis dans les rues de Batavia (Jakarta), avec leurs jeux, leur passion pour la chasse, leur jargon particulier, le ‘petjo’. Je ne ferai que signaler l'oeuvre de H.J. Friedericy (1900-1962). A partir de 1922, il a occupé divers postes de fonctionnaire dans l'Administration Coloniale (Binnenlands Bestuur), dans la grande île de Sulawesi [Célèbes]. Déjà il avait écrit son mémoire de maîtrise en Indologie sur le sujet ‘Les classes sociales chez les Buginais et les Macassars’. Il a étudié à fond les moeurs et l'histoire de ces peuples-là. Dans les années 50, il a publié deux romans et quelques nouvelles, qui se situent dans ce pays de tribus guerrières, avec leur système de castes prononcé. Friedericy a décrit notamment le rôle médiateur des fonctionnaires néerlandais, d'une part dans les tensions internes entre ‘Princes, pêcheurs, paysans’ et d'autre part

Septentrion. Jaargang 15 H.J. Friedericy (o1900-1962).

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Albert Alberts (o1911). entre la totalité de la population et les autorités indigènes qui coopéraient avec le gouvernement néerlandais. Friedericy possédait le don étonnant de s'identifier à ses personnages indonésiens: un prince Macassar, une femmechef de tribu, un vieil homme du pays, assistant et conseiller local du fonctionnaire hollandais. Friedericy a commencé à écrire dans une prison pendant l'occupation japonaise. Là il fit la connaissance d'un collègue plus jeune, Albert Alberts, qui s'intéressa beaucoup à ses histoires. Alberts révéla à son tour sa fascination pour les Indes quand, en 1953, il débuta avec un recueil, intitulée De eilanden (‘Les Iles’). Né à Haarlem en 1911, Alberts partit pour la colonie en 1939, et fut nommé contrôleur adjoint dans l'île de Madura. Contrairement à Friedericy, qui s'est efforcé avec succès de s'indentifier à la population, Alberts resta toujours un spectateur, émerveillé, étonné, parfois ahuri et effrayé vis-à-vis de gens et d'événements auxquels il ne comprénait rien. Son regard est à la fois lucide et ingénu, son esprit reste ouvert, il s'efforce de faire ce qu'on attend de lui, avec douceur et humour et une certaine modestie laconique qui le caractérise. Les récits du recueil ‘Les Iles’ font penser à de petits tableaux dits e ‘de genre’ sur des sujets exotiques, mais peints par un maître hollandais du XVII siècle, comme par exemple Saenredam, spécialiste d'intérieurs d'église, où tout baigne dans une lumière claire. Alberts a encore publié un livre de souvenirs, qu'on peut lire comme le complément documentaire de ce qui dans ‘Les Iles’ a été transformé par l'imagination. A l'exception de ces deux minces volumes, et un essai historique, Alberts n'a rien écrit sur le pays qu'il appelle ‘le paradis’. Si pourtant je l'inclus dans cette sélection d'auteurs que tout à l'heure j'ai dit avoir choisis parce que les Indes font le sujet exclusif de leurs oeuvres, c'est justement à cause de la limpidité, de la sobrieté, du caractère inimitablement ‘hollandais’ de son style, qui introduit un accent jamais enregistré auparavant dans les Belles Lettres indo-néerlandaises, soulignant l'étrangeté intrinsèque de cet archipel lointain qu'on s'imaginait connaître, cette ‘ceinture d'éméraudes’ qu'on s'imaginait posséder, ‘l'Insulinde’.

(Extrait d'une conférence faite dans le cadre d'une série, organisée par l'Institut Néerlandais de Paris, et l'Université Paris IV, et ayant pour thème le reflet des relations entre les Pays-Bas et l'Indonésie dans la littérature e e néerlandaise des XIX et XX siècles.)

HELLA S. HAASSE

Septentrion. Jaargang 15 Ecrivain. (née 1918, à Jakarta, Indonésie, auteur de romans et essais, entre autres: Oeroeg, l'histoire de l'amitié entre un jeune Hollandais et un garçon javanais, et Krassen op een rots (Le rocher égratigné), mémo d'un voyage dans l'île de Java). Adresse: 25, rue du Gué d'Orient, F-95470 St.-Witz.

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Josquin Desprez (vers 1440-1521), le Michel-Ange de la musique

‘HEINRICH Isaac a des rapports plus faciles avec ses collègues et compose plus rapidement. Certes, il est exact que Josquin écrit mieux, mais il ne le fait que quand cela lui chante; de surcroît, Josquin exige 200 ducats, alors qu'Isaac se contente de 120’. Ainsi s'exprime, dans une lettre de 1502, le secrétaire du duc de Ferrare, Ercole d'Este, en quête d'un compositeur pour sa chapelle palatine. Ces quelques lignes nous révèlent d'abord combien les diverses cours italiennes rivalisaient d'ardeur pour engager dans leur chapelle la fine fleur des ‘oltramontani’, ces fameux Néerlandais ‘d'au-delà des monts’. Elles nous présentent en outre le plus grand de sa génération, Josquin Desprez (vers 1440-1521), comme un homme pas si commode à vivre, une personnalité pleine d'assurance et consciente de sa valeur au point d'oser poser ses propres exigences - lesquelles d'ailleurs furent acceptées sans discussion par Ercole, en dépit de l'avis de son secrétaire.(1) En 1502, Josquin, déjà sexagénaire, avait derrière lui une vie richement remplie et couverte de gloire qu'il pouvait contempler avec un sentiment de satisfaction, quoiqu'on puisse se demander si une nature aussi inquiète et aussi peu casanière que cet individualiste se soit jamais vraiment montrée satisfaite d'ellemême, de son environnement et de l'organisation du monde alors en vigueur. Les grands seigneurs que servait Josquin, certes mécènes convaincus, étaient aussi bien souvent des tyrans cruels et sans moeurs, et le criant contraste entre la dure réalité et les idéaux de beauté de l'artiste ne lui aura certainement pas échappé. Josquin jugeait le temps venu de se retirer dans son pays natal, et en 1503, peut-être à l'occasion de l'apparition de la peste à Ferrare, il reprit le chemin du nord et retourna à Condésur-l'Escaut,

L'unique portrait conservé de Josquin Desprez. Gravure de l'‘Opus chronographicum de Petrus Opmeer (Anvers, 1611), d'après un portrait peint, disparu depuis. où il fut encore, 18 ans durant, attaché à l'Eglise Notre-Dame en qualité d'ecclésiastique. Il était né vers 1440 dans ces contrées (on ne sait toujours pas où exactement) et y reçut sans aucun doute sa formation musicale (à la collégiale de Saint-Quentin?). Musicien accompli, il gagna l'Italie, berceau de la Renaissance, où il commença par exercer pendant 13 ans (1459-1472) l'office de chantre à la cathédrale de Milan. Ensuite, en compagnie de compatriotes comme Loyset Compère, Johannes Martini et Gaspar van Weerbeke, il fut au service de Galeazzo Maria Sforza, duc de Milan, lequel fut toutefois assassiné en 1476. Puis (nous ne savons pas quand), il entra au

Septentrion. Jaargang 15 service du cardinal Ascanio Sforza, frère du duc, lequel résidait alors, entre autres, à Rome. Pendant les deux

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Louis XII (1462-1515), roi de France, avec qui Josquin a eu de bons contacts pendant un certain temps (Bronze d'un maître anonyme, ca. 1500, Londres, La Collection Wallace).

e dernières décennies du XV siècle, Josquin semble avoir surtout partagé son temps entre la chapelle d'Ascanio et celle du pape. Dans les années 1501-1503, Josquin entretint des contacts étroits avec la cour royale de France (Louis XII), sans qu'on puisse néanmoins dire avec certitude s'il y était officiellement attaché. Nous l'avons vu, il résida ensuite quelque temps à Ferrare. Sans risque d'exagération, on peut considérer Josquin comme le personnage-clé e e par excellence, à la charnière des XV et XVI siècles: il ferme après lui la porte d'un e XV siècle encore partiellement ancré dans le moyen-âge et ouvre tout grand le portail e qui donne accès à l'art glorieux de la Renaissance du XVI . Dans sa riche production, on trouve représentés tous les genres polyphoniques alors en usage: en bref, on y relève une vingtaine de messes, 6 fragments de

Andrea Sansovino, monument funèbre du cardinal Ascanio Sforza (†1505), chez qui Josquin a servi pendant quelque temps (Rome, S. Maria de Popolo).

Septentrion. Jaargang 15 46 messe, quelque 90 compositions qu'on peut ranger globalement dans le genre du motet, et quelque 70 oeuvres profanes, surtout des chansons françaises. De son vivant, ses oeuvres, que les compositeurs et les théoriciens considéraient comme des modèles idéaux, connurent une large diffusion à travers toute l'Europe Occidentale. A compter de 1501, l'imprimerie vint encore ajouter à la renommée de compositeur de Josquin. L'imprimeur vénitien Petrucci prit même le risque d'éditer coup sur coup trois recueils de ses messes (1502, 1505 et 1514). Ils furent rares les compositeurs de la première e moitié du XVI siècle à jouir du privilège de voir paraître des recueils réservés exclusivement à leurs propres oeuvres. Un florilège imprimé se vendait mieux, cela se comprend. Il a aussi quelque chose d'exceptionnel, le retentissement que son oeuvre continue à connaître longtemps après sa mort: en 1549, l'imprimeur parisien

Version pour quatre voix de la chanson populaire célèbre ‘L'homme armé’, qui a également servi de base à deux messes de Josquin (‘Canti B’, O. di Petrucci, Venise, 1502).

Pierre Attaingnant se promettait un bénéfice de l'édition d'un recueil de chansons françaises de Josquin; mais ce sont surtout les maisons allemandes qui tirèrent profit de la popularité de Josquin, qu'elles accrurent encore artificiellement en lui attribuant volontairement des dizaines d'oeuvres d'autres compositeurs! On peut condenser comme suit l'évolution musicale que Josquin connut au cours des 60 années de sa carrière de compositeur: parti de la tradition d'Ockeghem, où les différentes parties s'agençaient en un fluide contrepoint mélismatique qui ne se souciait pas spécifiquement d'une cohérence consciente entre la musique et le texte(2), Josquin évolue vers une écriture qui, usant de motifs d'orientation plus déclamatoire, s'articule tout entière autour du principe d'imitation. Dans le même temps, Josquin met en oeuvre un type de style contrasté qui alterne avec des fragments d'orientation plus homophone, avec des passages où l'imitation se donne libre cours (par exemple dans le célèbre motet Ave Maria... virgo serena). Il en résulte une structure d'un équilibre quasi parfait, qui constitue le reflet musical de la construction syntaxique du texte. Josquin réussit en même temps, surtout dans ses motets psalmiques ou bibliques de composition libre, à user d'une langue expressive qui est une parfaite réplique du contenu affectif du texte. Entre autres sommets de cet art, citons les ‘motets-complaintes’ Planxit autem David et Absalon fili mi. Les chansons dites Regretz, dont quelques-unes peuvent être associées au personnage de Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, peuvent également être rangées dans cette série d'oeuvres-complaintes (Mille regretz, Plus nulz regrets, Regretz sans fin). Mérite une mention spéciale, la grandiose ‘naenia’ pour la mort de Johannes Ockeghem, sur un texte de Jean Molinet

Septentrion. Jaargang 15 47 linet intitulé Nymphes des bois, où l'une des parties exécute le texte et la musique de l'Introït de la messe des morts (Requiem aeternum).(3) Beaucoup de messes sont dominées par la propension à accumuler les difficultés techniques: mais Josquin fait preuve d'une telle maîtrise à résoudre les problèmes qu'il s'est luimême imposés, que ces ingénieuses prouesses nuisent rarement à la qualité esthétique de la musique. Caractéristiques sont les nombreux canons qui se présentent sous les aspects divers du canon d'imitation, du canon rétrograde, du canon à inversion et du proportionnel (notamment dans les deux Messes de L'homme armé).(4) Un certain nombre de chansons présentent aussi des canons souvent presque impossibles à repérer tant ils sont adroitement tissés dans le contrepoint imitatif (Plaine de deuil). Josquin illustre nombre de motets et de messes d'un étourdissant chassé-croisé de toutes les ressources techniques du cantus-firmus (en particulier sous la forme de l'ostinato et du soggetto cavato).(5)

Marguerite d'Autriche (1480-1530), bronze du monument funèbre de Maximilien Ier dans la Hofkirche à Innsbruck. Certaines compositions, comme la chanson ‘Plus nulz regretz’, témoignent du contact entre Josquin et la cour de la gouvernante des Pays-Bas au cours des années 1508-1511.

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La chanson ‘Plus nulz regretz’ dans un recueil de chansons rédigé pour Marguerite d'Autriche. Cette collection se caractérise par des textes intensément mélancoliques (par exemple, les chansons dites ‘Regretz’) (Bruxelles, Bibliothèque nationale, Ms. 228).

Puissent les quelques jalons que nous avons placés ici contribuer à éclairer la multiplicité du talent du ‘Michel-Ange de la musique’, comme on l'a parfois appelé e au XVI siècle. Celui qui se donne la peine d'approfondir l'oeuvre inépuisable de ce grand maître va de surprise en surprise. Dans tous les genres, il a livré des spécimens d'une ‘ars perfecta’ musicale, que ce soit dans une simple et spirituelle bagatelle comme la piquante chanson italienne El grillo, ou dans un motet psalmique impressionnant de majesté comme le Miserere mei, Deus. Avec Adriaan Willaert (vers 1490-1562) et Roland de Lassus (1532-1594)(6), - les deux polyphonistes les e plus multiformes du XVI siècle, qui au bout du compte construisent sur les bases jetées par Josquin -, il appartient sans contredit aux figures de proue de la musique occidentale.(7) IGNACE BOSSUYT Docteur en musicologie. Chargé de cours à la Katholieke Universiteit Leuven. Adresse: Lostraat 40, B-3041 Pellenberg.

Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.

Eindnoten:

(1) Heinrich Isaac (vers 1450-1517) est l'un des importants contemporains de Josquin Desprez. Il travailla surtout à Florence et en Allemagne (au service de l'empereur Maximilien Ier). (2) cf. I. BOSSUYT, Johannes Ockeghem (ca. 1410-1497), compositeur flamand au service des rois de France, dans Septentrion, 15e année, 1986, p. 37. (3) Cf ibid., p. 200 (texte) et p. 203 (illustration). (4) Canon rétrograde: canon dans lequel une des parties exécute la mélodie de la fin au début; canon à inversion: canon dans lequel une des parties inverse les intervalles de la mélodie (les intervalles montants deviennent descendants, les intervalles descendants deviennent montants); canon

Septentrion. Jaargang 15 proportionnel: les différentes parties exécutent la même mélodie mais chacune selon une mesure différente. (5) Ostinato: motif court sans cesse repris; soggetto cavato: cantus firmus dont les notes sont tirées des voyelles d'un texte déterminé. L'exemple le plus célèbre est la messe de Josquin intitulée Hercules dux Ferrariae. Les voyelles de ces mots donnent la ‘mélodie’ re-ut (= do)-re-ut-re-fa-mi-re. La Messe a été composée en l'honneur d'Ercole Ier, duc de Ferrare. e (6) Cf. I. BOSSUYT, Le compositeur Roland de Lassus (1532-1594), dans Septentrion, 13 année, 1984, pp. 52-57, et du même, Adriaan Willaert (vers 1490-1562). Un compositeur flamand à Venise, dans Septentrion, 14e année, 1985, pp. 50-54. (7) Sur Josquin Desprez, H. OSTHOFF a fait paraître en allemand un ouvrage qui fait autorité (Josquin Desprez, deux tomes, Tutzing, 1962-1965). Pour une première prise de contact, nous conseillons chaudement, parmi la très abondante discographie déjà parue: Josquin Desprez. Motets et chansons, par l'Ensemble Hilliard, (Réflexe 1 C 067) 1984 (qui comporte notamment Ave Maria, Absalon fili mi, El grill', Mille regretz et Nymphes des bois).

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L'art flamand en Bretagne

e APRÈS la guerre de Succession au XIV siècle, opposant deux maisons rivales qui se disputaient le duché, la Bretagne connut une ère de prospérité. Grâce à une position maritime privilégiée mais également aux différents traités commerciaux scellés par le duc Jean V, la marine commerciale bretonne prit un essor prodigieux. Ainsi, à e partir du XV siècle, les célèbres caravelles voguaient vers le Nord à la conquête de débouchés, transportant pour le compte d'autrui, entre autres, du sel de la région de Guérande et de la baie de Bourgneuf, du vin bordelais ainsi que des toiles de Locronan et de Vitré. La destination principale des navires bretons était les bouches de l'Escaut, alors plaque tournante des activités commerciales en Europe. En 1457, à Sluis, avant-port de Bruges, 38% du nombre des bateaux étaient bretons. A la suite du déclin de Bruges e à la fin du XV siècle, dû essentiellement à l'ensablement du Zwin, et durant plusieurs décennies, Arnemuiden, dans l'île de Walcheren, devint leur port de prédilection. Entre le 1er octobre 1475 et la fin 1483, 85% des navires enregistrés

Caravelle sculptée sur l'église de Penmarc'h. arborent le pavillon breton; en 1533-1534, le trafic breton représente encore 80%, dont un tiers était armé à Penmarc'h. e Mais dès la fin du XV siècle, Anvers était devenu le premier marché mondial et un centre industriel des plus florissants, attirant par conséquent beaucoup d'étrangers. La métropole jouissait, en outre, d'une grande activité artistique. Peintres, architectes, sculpteurs et graveurs s'y côtoyaient. Des ateliers spécialisés dans la diffusion des gravures reproduisant les grands maîtres flamands virent le jour. Dans toute l'Europe circulaient certains thèmes ou motifs. La gravure a été la courroie de transmission de la sensibilité religieuse mais aussi des goûts artistiques, constituant une inspiration puissante pour le vitrail et la statuaire en Bretagne. Parmi les graveurs de grande réputation figurent Jacob Cornélis, Dirk Vellert, Joost de Negker et surtout Lucas de Leyde, leur chef de file. Notons que ces graveurs étaient en même temps d'excellents peintres-verriers. Anvers possédait également de féconds ateliers qui produisaient et exportaient des sculptures sur bois, notamment ces fameux retables à compartiments retraçant la vie des saints. Certaines archives ont signalé la présence de marchands flamands aux foires de Rennes ou de La Martyre. D'autres font état d'artistes, peintres, verriers ou sculpteurs qui sont venus s'installer en Bretagne, ou y travailler, surtout à Rennes et Tréguier. Signalons, à titre d'exemple, Jean de Diest ‘menuisier des imaiges’, dont le nom apparaît dans les comptes de la cathédrale de Tréguier. De plus, des retables, des

Septentrion. Jaargang 15 statues et surtout des gravures, celles-ci expédiées par tonneau, constituaient souvent une partie du fret de retour des navires bretons. Ainsi, il subsiste en Bretagne deux retables qui ont été importés des Flandres. La cathé-

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Un panneau du retable ‘Couronnement de Notre-Dame’ à Kerdévot.

La Cène à Pont-Croix.

e drale Saint-Pierre à Rennes renferme un retable du début du XVI siècle, en bois sculpté et doré, dont les dix tableaux illustrent la vie de la Vierge. Celui de Kerdévot, près de Quimper, en bois peint et doré, composé de six panneaux, daterait des environs de 1520. On a remarqué sur le sommet de la tête d'une dizaine de personnages une main coupée, estampille de l'école d'Anvers. Sur les armes de la ville figurent d'ailleurs deux mains coupées. Des ateliers surgirent çà et là, imitant les retables importés ou s'inspirant de gravures. A Pont-Croix, le retable de la Cène, fut exécuté d'après une gravure de Goltzius qui reproduisait le tableau de Pierre Coeck d'Alost. A Lampaul-Guimiliau, un des bas-reliefs latéraux du retable de saint Jean-Baptiste représente la Sainte-Famille et s'inspire d'une oeuvre du peintre flamand Barthélémy Spranger.

Bas-relief de la Sainte-Famille à Lampaul-Guimiliau.

Septentrion. Jaargang 15 Sur le galon brodé d'une robe dans la maîtresse-vitre de l'église de la Martyre, près de Landerneau, on découvre le monogramme de Joost de Negker. Celui-ci travaillait au service de l'empereur Maximilien à Augsbourg. Il s'agit selon toute vraisemblance d'une oeuvre importée; cela n'a rien d'étonnant puisque à la Martyre se tenait alors l'une des plus importantes foires de Bretagne, provoquant une affluence de marchands, mais aussi d'artistes étrangers. On y trafiquait toutes sortes de marchandises, y compris des objets d'art. A Duault, Côtes-du-Nord, le vitrail de la Dormition est une servile copie d'une gravure d'Adriaen Collaert reproduisant l'oeuvre de Jan van der Straet, alias Stradanus. L'apôtre, caricaturé et portant un binocle, est un personnage caractéristique de Stradanus. Les magnifiques vitraux de l'église Saint-Mathurin à Moncontour

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Vitrail représentant la crucifixion à La Martyre. portent également l'empreinte d'une influence nordique. Les fabriques du vitrail de Saint-Yves sont analogues à celles des gravures flamandes; le personnage de Sainte-Barbe dans le vitrail du même nom ressemble étrangement à un portrait dessiné par Lucas de Leyde. A Tréflévénez (Finistère), dans la Cène, la nourriture déposée devant chaque convive est figurée par une tache jaune, habitude iconographique propre à l'art des Flandres. Ainsi, l'influence flamande sur l'art du vitrail peut être perceptible grâce à un détail: à Gausson, ce

Vitrail de la Dormition à Duault. sont les perlages, à Lansalaun (Paule) les costumes, à Trémargat, la coiffure, à La Ferrière les figures des personnages. La présence de statues, certaines importées, d'autres taillées d'après des gravures, témoigne également des contacts fréquents avec les Flandres. L'Annonciation,

Septentrion. Jaargang 15 haut-relief de la chapelle Notre-Dame de Penhors en Pouldreuzic, nous présente un oratoire où se déroule l'entretien entre la Vierge et un ange et est quasiment calqué sur l'Annonciation du polyptique de l'Agneau Mystique de la cathédrale Saint-

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‘L'Annonciation’, haut-relief dans la chapelle Notre-Dame à Penhors.

Bavon à Gand. La Vierge de Pitié dans la chapelle du Carmel à Morlaix nous montre un Christ, allongé sur les genoux de sa mère, la tête rejetée en arrière, à l'instar du Christ de la Pietà de Roger van der Weyden. La coiffure de la Statue de sainte Barbe à Guengat offre des similitudes avec celle d'une femme dans le premier panneau du retable de Kerdévot. Une autre conséquence des relations commerciales entre ces deux régions serait l'introduction par Tréguier du premier matériel typographique venant des Flandres. En 1485, un seigneur implanta à Bréhan-Loudéac le premier atelier breton d'imprimerie. L'un des imprimeurs, Jean Brito, avait été citoyen de Bruges en 1455. En tout cas on a relevé certaines analogies entre les caractères qu'employaient les imprimeurs de Bréhan et ceux utilisés à Audenarde à la même époque. Toujours dans le même domaine, la bibliothèque de Vitré possède plusieurs ouvrages portant la marque de Plantin, célèbre imprimeur établi à Anvers. Ainsi par une coïncidence des deux phénomènes, d'une part l'essor de la marine bretonne, dont les richesses récoltées étaient le plus souvent destinées à la construction d'églises et à leur décoration, et, d'autre part, l'existence dans les anciens Pays-Bas de centres commerciaux et artistiques, l'art flamand a joué un

La statue de sainte Barbe à Guengat. rôle non négligeable dans l'évolution artistique de la Bretagne. e La fin du XVI siècle marque à la fois le déclin de la marine bretonne, insuffisamment armée pour affronter les nouvelles techniques commerciales et

Septentrion. Jaargang 15 financières, et la fermeture de l'Escaut, qui sonne le glas du port d'Anvers, et qui met fin à une longue période de contacts entre ces deux contrées. JACQUES DELEYE Professeur d'anglais à Saint-Brieuc. Adresse: rue de la Fontaine Auffray - B.P. 17, F-22520 Binic.

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Chronique Sadi de Gorter Paris

LE PRIX TRIENNAL DES LETTRES néerlandaises a été attribué en 1986 à Hugo Claus. Cette récompense fera plaisir aux nombreux lecteurs de langue française qui ont lu en traduction Le chagrin des Belges. L'auteur flamand est le onzième lauréat du prix décerné pour la première fois en 1956. Ses dix prédécesseurs, tous excellents romanciers et poètes de Flandre et des Pays-Bas, sont à peu près inconnus en France. La barrière linguistique y est pour quelque chose, c'est évident, mais elle n'explique pas tout. Un prix Nobel de littérature pour un auteur néerlandais la ferait sauter allégrement. Depuis cette année, cette distinction belgo-néerlandaise est décernée sous les auspices de l'Union linguistique, un traité signé en 1980 entre les deux pays qui consacre l'unité de la langue néerlandaise. Il est amusant de constater que les personnages du roman de Claus s'expriment dans une langue qui ne doit rien à la diplomatie.

DANS MA PREMIÈRE CHRONIQUE de cette année, j'avais consacré une grande place à l'oeuvre de la romancière Josepha Mendels, née en 1902, et j'avais mentionné que des thèmes comme l'émancipation de la femme, l'égalité des sexes, le droit à la différence, l'indépendance dans le métier, l'amour, la maternité lui étaient familiers. Or, on vient de lui attribuer le Prix Anna Bijns créé par un collectif de femmes écrivains pour honorer la voix féminine la plus authentique de la littérature néerlandaise d'aujourd'hui. Anna Bijns est une poétesse flamande du seizième siècle (1493-1575) qui naquit avant la Lyonnaise Louise Labbé et mourut après elle, mais dont les poèmes d'amour et de passion rivalisent en inspiration avec l'oeuvre de la Belle Cordière. Première lauréate du prix, Josepha Mendels vient de publier à quatre-vingt-quatre ans un nouveau livre chez l'éditeur Meulenhoff sous le titre de Joelika et autres nouvelles.

SUR LE REBORD DE LA FENÊTRE de la cuisine de mon appartement pousse, dans un pot de fleurs grand comme un dé à coudre, une tige bien fournie de persil. Je me sens coupable de cet acte d'anticivisme depuis que j'ai lu dans la presse que la Communauté Européenne a dû acheter pour 48 milliards de florins (environ 140 milliards de francs français!) ses propres excédents agricoles tout en payant le coût de leur conservation et en subventionnant les exportations non stockées. A la fin du mois de juillet 1986, la C.E.E. avait emmagasiné 1.360.000.000 de kilos de beurre. En paquets d'une demilivre, ces briques de beurre suffiraient sans doute à construire une maison de plusieurs étages. La pyramide de lait en poudre pourrait rivaliser avec certains monuments de l'antiquité. Nous Européens, nous disposons d'un milliard de kilos de réserves. Nous pourrions entourer cette montagne d'un lac de 260 millions de litres d'huile d'olives.

Septentrion. Jaargang 15 Des briques de beurre et des pyramides de lait en poudre.

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Les millions de tonnes de céréales dans les silos européens attendent des acquéreurs. Il nous faudra subventionner nos clients potentiels pour les pousser à acheter. Dans nos entrepôts frigorifiques sont entassés l'équivalent de plus de 3 milliards de biftecks de 200 grammes. Que faire? Chacun de nous le sait mieux que personne: distribuer à ceux qui n'ont rien. Cette distribution qui s'impose - on est bien d'accord làdessus - nous allons la payer au prix coûtant: il faut en effet plus d'un million de camions de dix tonnes pour véhiculer nos excédents et organiser des milliers de Paris-Dakar pour arriver à destination. Pauvres ministres de l'agriculture qui se plaignent que nos paysans sont les dindons de la farce.

A L'ENCONTRE DE CE QUI PRÉcède sachons qu'il y aurait pénurie de forêts si tous les individus qui écrivent voyaient leurs oeuvres publiées.

‘SEPTENTRION’ M'A DEMANDÉ de traduire en français une poignée de poèmes de Hendrik de Vries, poète, peintre et dessinateur, sans doute à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de l'artiste. J'ai hésité, car cet adolescent nonagénaire ne fait pas partie de mes lectures habituelles, mais comme le musée de Groningue consacre une exposition à son oeuvre plastique, je n'ai pas voulu refuser de transcrire en français quelques-uns de ses vers. Car ce peintre est un vrai poète; un extrait du catalogue m'en fournit la preuve. Interrogé sur ses débuts lointains, Hendrik de Vries répondit à son interviewer Dick Leutscher: ‘Enfant, on me fit entendre qu'un peintre qui avait envie de peindre une forêt devait aller vers cette forêt. J'ai trouvé ça idiot. Il sait tout de même bien comment c'est fait une forêt. En fermant les yeux, je voyais une forêt infiniment plus belle, et cette impression m'est toujours restée. Je n'ai jamais été enclin à imiter la réalité. Vers mes dix-sept ans, j'ai commencé à utiliser la peinture à l'huile. J'aurais pu prendre des leçons, mais je n'ai pas voulu. La technique ne m'a jamais préoccupé; j'étais entiché d'une chose et je m'y adonnais’. De tels propos de grand gamin ont fait basculer mon hésitation.

LA VIE ASSOCIATIVE NÉERLANdaise est l'une des formes tangibles que prend le besoin de la population d'être coude à coude. On croit que la vie moderne y a mis fin. Allons donc: sociétés, fondations, unions, mouvements, sectes, ateliers, fractions, groupements d'action, collectifs, chorales, ensembles de musique, amateurs d'innombrables sports, bandes de garnements, comités d'anciens lycéens, universitaires, etc. foisonnent. Le club né cette année a été baptisé d'un nom banal et souvent utilisé, le Club des Cent. Celui-ci s'est proposé un objectif d'optimisme. Il groupe ou entend grouper cent personnes entre 36 et 64 ans (dame! 36 + 64 = 100) qui se proposent de devenir centenaire et de tout faire pour atteindre cet âge. Comme à l'Académie française, on ne peut démissionner une fois élu. La cotisation est de cent florins, somme qui sera utilisée tous les dix ans pour activer le tonus du club. La mort prématurée met un terme à l'appartenance au club, cela va de soi. Les membres nomment un nouvel optimiste, à l'ancienneté sur la liste d'attente; du moins l'espèrent-ils.

Septentrion. Jaargang 15 Un membre interrogé par un journaliste a déclaré qu'il ambitionnait de dépasser les cent ans rien que pour voir la tête que ferait sa femme lorsqu'elle arriverait aussi à cet âge. Charité bien ordonnée... Bref, la bonne humeur semble de rigueur dans ce club élitaire d'immortels déraisonnables.

AU MOMENT MÊME OÙ LA RADIO diffusait la nouvelle qu'un nouvel acte de terrorisme venait d'être commis à Paris, je lisais dans les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand cette phrase de circonstance: ‘... Je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu'un terroriste...’

EST-CE QU'ON MANGE BIEN EN Hollande? m'a demandé ces joursci une de mes vagues relations parisiennes qui se proposait d'aller visiter les Pays-Bas aux vacances de Noël. Je lui ai dit que c'était la bonne saison pour faire ce voyage car la véritable cuisine hollandaise est composée de plats qui se mangent surtout en hiver. Dans les restaurants à l'enseigne Neerlands Dis on sert des spécialités du pays. ‘De plus, n'oubliez pas de déguster le rijsttafel indonésien, le bulgogi coréen, le steambowl de Singapour, la cuisine de Canton, les plats au curry de l'Inde, les sukiyaki, sushi, sashimi, tempura du Japon, les délices du Brésil, d'Argentine, d'Italie, de Turquie, de Yougoslavie, d'Israël, du Maroc, le waterzooi de Flandre. Et si vous avez encore faim, il vous suffira d'entrer dans un des innombrables restaurants qui portent un nom français: Les quatre canetons, La cave, Les pieds dans l'eau, Tête à tête, etc.’

CEUX QUI ME LISENT RÉGULIÈrement - dois-je les en féliciter? - savent que j'aime m'attarder sur le sens des mots qu'ils soient français ou néerlandais ou les deux à la fois. L'occasion m'est fournie aujourd'hui de revenir sur ce sujet par un court article paru dans la

Septentrion. Jaargang 15 56 revue des fonctionnaires du ministère des Affaires Etrangères. La traduction des vocables ne présente aucune difficulté et laisse intact l'aspect savoureux de la question. Il paraît qu'on utilisait traditionnellement l'appellation Ministère des Affaires Etrangères (Ministerie van Buitenlandse Zaken) quand on voulait désigner le Ministère proprement dit, c'est-à-dire la ‘maison mère’ à La Haye et seulement elle, tandis qu'on utilisait la dénomination Département des Affaires Etrangères (Departement van Buitenlandse Zaken) lorsqu'on entendait désigner l'ensemble des services, aussi bien ceux de La Haye que les postes à l'étranger. Or tout a changé depuis la revision de la Constitution en 1983. Celle-ci ignore les mots ‘départements ministériels’ et ne parle plus que de ‘Ministères’ de sorte que le Ministère des Affaires Etrangères est composé désormais des services de La Haye et des représentations diplomatiques à l'étranger, le Département (qui a la même signification qu'en français) n'étant plus qu'une partie du tout, c'est-à-dire la ‘maisonmère’. Cela paraît compliqué, mais au fond c'est très simple et de plus la terminologie utilisée est enfin judicieuse et sera respectée dans tous les actes et publications. Ironie de la mise en page, l'article dont il s'agit est paru dans un numéro qui n'avait pas encore fait sa mue et affirmait donc dans son titre le contraire de ce qu'il faisait connaître à ses lecteurs. J'ai attendu avec impatience le numéro suivant pour me gausser de mes confrères, mais les correcteurs avaient passé par là.

J'AI CONNU UN HOMME ADMIRAble du nom de Frederik Servaas Willems, originaire de Maastricht. Il est mort, il y a tout juste un quart de siècle cette année dans un accident d'automobile aux environs de Lille. Quelques mots dans la rubrique des tués de la route puis les journaux perdirent le souvenir de ce père dominicain, vicaire au Plateau d'Assy en Haute Savoie. A cette époque, les prêtres hollandais étaient un excellent ‘produit d'exportation’; rien qu'en France on en comptait un millier. Les temps ont bien changé. L'église du Plateau d'Assy, Notre-Dame de toute Grâce, au coeur des Alpes françaises, lourde en hiver d'une épaisse toiture de neige, haut-lieu de la foi dans le massif du Mont-Blanc, est un messager des arts de notre temps. Peintres et sculpteurs, céramistes et verriers, tapissiers et mosaïstes y ont laissé des traces de leur présence. L'architecte de Thonon, Novarina, avait construit au plateau une église vivante, une des rares églises modernes de France. Des artistes contemporains y ajoutèrent une atmosphère de méditation et une densité esthétique exemplaires. Mais aussi, quels artistes! Germaine Richier, Chagall, Lipchitz, Braque, Matisse, Bazaine, Brianchon, Rouault, Jean Lurçat, Fernand Léger, Pierre Bonnard. Et j'en oublie une douzaine si pas davantage. Le révérend père Servais Willems (Servaes), un des trois saints de glace, dans ce royaume des yeux menait une existence de ferveur religieuse et artistique. Quelques mois avant sa disparition il disait dans un sermon dont on a retrouvé le brouillon: ‘Je pense à ce voyageur attardé qui rejoint sa demeure encore lointaine. La fatigue et la nuit, le poids de la solitude peuvent le décourager. Voici qu'il aperçoit une lumière: c'est la lampe qui brille à son foyer; il la devine; elle est encore bien éloignée, mais elle luit; ainsi elle affirme une présence. Par elle, il peut se dire: ‘c'est là et ce sont eux. Nous aussi sommes guidés vers une maison qu'il nous faut rejoindre et, voyant luire cette lampe au bout de notre nuit, nous reconnaissons le signe d'une multiple présence. C'est Lui, notre Père qui nous attend; ce sont eux, nos chers

Septentrion. Jaargang 15 disparus qui ne nous ont pas quittés, mais précédés seulement, ceux qu'il est humain de pleurer, humain et divin de rejoindre dans l'espérance et la joie d'une rencontre sans fin’.

‘Etang de Leucate’, R.P. Servais Willems, encre de Chine sur papier d'écolier, novembre 1961.

Cet espoir s'est réalisé infiniment trop tôt pour l'anonyme Père Willems mais il ne disparut pas tout à fait. Il s'était aménagé au-dessus d'un garage face à l'église un petit atelier où il écrivait, dessinait, peignait, découpait des papiers et des chiffons, façonnait des formes avec des débris divers et les collait sur du carton. Au dos des délicieux assemblages, il notait des impressions, transcrivait un de ses poèmes ou quelque citation biblique. ‘Il gribouille, il barbouille, il chante, il se chante, il s'exprime’. Plume, crayon, pinceau, craie, ciseaux sont ses amis pendant ses rares heures de repos. Amateur inspiré, il est grisé par les découvertes de ses contemporains dont il répète sous forme condensée la manière et les motivations. Sa production est un cours illustré de l'histoire des arts d'aujourd'hui. Il passe du figuratif à l'abstrait, de l'expression directe au surréel indirect. Il interprète et affirme ses sentiments ou sa vision selon

Septentrion. Jaargang 15 57 l'heure, le temps, son état de santé, sa disponibilité au gré des sept sacrements de l'église catholique. Le besoin de peindre et de dessiner semblait être un devoir pour lui, sur n'importe quel support, souvent du papier imprimé au recto, mais il peignait aussi à travers un texte ou une photo, mettant à profit les jeux d'ombre et de lumière que l'encre d'imprimerie avait gracieusement mis à sa disposition. Des centaines de reproductions photographiques dans les journaux lui servirent de fond pour ses créations et il savait tirer savoureusement parti d'une paire de jambes d'un personnage pour servir d'ombre aux tours de Notre Dame de Paris... Après la mort du père Willems, j'ai pu fouiller dans son ‘atelier’ parmi les milliers de dessins qu'il avait laissés épars et dont l'existence n'était connue que de quelques fidèles. Dès l'âge de treize ans, Servais voulut être prêtre et sa jeune ferveur religieuse lui inspira de la musique de messe, des poèmes, des dessins. Plus tard, il mit en scène des sortes de spectacles son et lumière pour lesquels il avait fait les diapositives, la musique et le texte. L'âme attentive, l'esprit en éveil, il allait vers ceux qui avaient besoin de présence humaine autant que religieuse. A-t-il connu lui-même la déréliction? Accompagné d'une collaboratrice, j'avais fait le voyage vers le Plateau d'Assy où nous avons pu faire le tri dans ce fabuleux héritage de lignes, de formes et de couleurs dont j'exposai un échantillonnage à l'Institut Néerlandais de Paris du 27 septembre au 17 octobre 1963. Ces oeuvres si simples et si émouvantes furent vendues pour le grand bénéfice de son église et pour la joie de ceux qui ont ainsi participé à recueillir les cendres volontairement dispersées de l'esprit et du coeur d'un homme de piété, de bonté et de sensibilité. J'ai voulu vous faire partager mon émotion en ce vingt-cinquième anniversaire de la mort d'un vivant prêtre anonyme.

LES GOÛTS CHANGENT AU FIL des générations, c'est bien connu et c'est salutaire. Souvent, s'affrontent en un seul individu plusieurs générations, l'une brûlant ce que l'autre a adoré. Mon regretté ami Bernard de Hoog qui fut le premier secrétaire-général de l'Union linguistique néerlandaise allait prier dans les églises romanes et visiter les églises gothiques en touriste. J'aurais été heureux de pouvoir lui lire ce passage que j'ai trouvé dans un livre nommé Voyage pittoresque de Paris datant de 1778: ‘L'église Notre Dame de Paris, quoique d'une architecture gothique, a quelque chose de si hardi et de si délicat qu'elle a toujours été regardée comme une des plus belles du royaume’. Quoique d'une architecture gothique! Il y a de quoi être choqué, mais à la réflexion je connaissais la formule sous des formes diverses entendue souvent dans le même esprit mais sous une forme différente au cours de ma vie professionnelle: ‘quoique plat comme une figue le paysage hollandais n'est pas monotone’; ‘Quoiqu'abstrait, ce peintre est un véritable artiste’; ‘Bien qu'écrit en vers libres, ce poème a la résonance d'un sonnet classique’.

ETES-VOUS COMME MOI MILLIONnaire? Propriétaire d'une maison à deux étages? L'heureux possesseur d'un sac de pièces d'or? Le conducteur d'une automobile dernier cri? Vous a-t-on réservé des billets d'avion pour faire le tour du monde? Si vous n'entrez dans aucune de ces catégories, c'est que vous n'avez pas d'adresse connue,

Septentrion. Jaargang 15 pas de numéro de téléphone, pas de carte de paiement et qu'il ne vous est jamais passé par la tête l'idée de vous abonner à un hebdomadaire quelconque. Je dispose bien entendu de tout ce que je viens d'énumérer. Il ne se passe pas de semaine sans que la poste m'envoie le relevé de mes propriétés, des chèques de 500.000 francs, sans que le courrier ne vienne ajouter des pelletées de richesses à mes biens. C'est proprement fabuleux; je nage dans l'abondance. Et je rêve de la générosité de mes semblables qui me comblent de bienfaits à un rythme que j'ai du mal à suivre. Le dernier acte notarial que j'ai reçu date de ce matin. Il était accompagné d'une enveloppe fermée qui contenait un code et ce code devait correspondre à un modèle qu'on me communiquait aussi, lequel devait donner accès à une clef jointe sous cellophane. C'était d'une précision exemplaire, quasi mathématique: j'étais riche mais il y avait quelques formalités à accomplir comme coller une pastille dorée sur tel formulaire, mentionner la couleur de l'auto sur tel autre, et renvoyer le tout sous les huit jours pour bénéficier de 50 000 francs français supplémentaires et recevoir en outre un petit cadeau, une babiole, à choisir dans une liste jointe qui était un vrai cours d'électronique: calculatrice à mémoire, stylo-montre, réveil-matinradio, walkman, etc. Afin de régulariser la situation, il fallait adresser les bordereaux, c'est bien normal, à mon chaleureux débiteur. J'avais le choix entre deux enveloppes, l'une marquée NON dans un rouge agressif, l'autre comportant un OUI bleu tendre et prometteur. Comment refuser une telle largesse, d'autant plus qu'on m'avertissait gentiment: surtout n'envoyez pas d'argent.

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Mon nom s'étalant en toutes lettres sur les chèques, les actes de propriétés, les prospectus d'accompagnement et tous les documents personnalisés, je louai très fort les miracles de l'informatique. Et comme d'habitude, je fis

une croix sur mes trésors en jetant le tout au panier. Qu'à cela ne tienne. Imperturbablement mon courrier continue à s'enrichir de mes richesses. Depuis quelques années, on me harcèle même par bande dessinée. Ici plus de trésors, mais des adjurations signées Jacques Faizant. Il dialogue avec moi par bulles interposées, en 8 dessins dont je reproduis les 4 premiers, après avoir pris soin d'effacer le nom de la publication pour le remplacer par Septentrion.

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ENFANT, J'AI FAIT LE TOUR DES Pays-Bas en vélo avec mon cousin Eddy. Dans les sentiers des dunes, j'ai récolté un coup de soleil sur les cuisses qui m'empêchait de dormir la nuit sous notre tente commune. De Scheveningen à Leeuwarden, de Groningen à Maastricht, de Nijmegen à Amsterdam, nous avons accompli des centaines de kilomètres en un mois de vacances insouciantes. Je m'étais promis de devenir marchand de bicyclettes, mais je n'ai pas tenu parole. A l'époque, nous ne disposions pas des dix mille kilomètres de pistes cyclables dont se sont dotés les Pays-Bas, ni par conséquent des cartes si pratiques du réseau cyclotouristique. Mais nous avions déjà inventé avant la lettre des pinces pour fixer nos cartes routières sur le guidon. Nos vélos ne ressemblaient en rien au vélo de tourisme à dix vitesses que l'on peut louer aujourd'hui pour des excursions préprogrammées avec gîte et couvert au terme d'étapes courtes ou longues selon les possibilités physiques de chacun ou ses responsabilités familiales. Par contre, nous savions déjà que le vent souffle très souvent de sud/sud-ouest et qu'il était plus facile d'aller de Rotterdam au Helder que de faire le chemin en sens inverse. Le sens inverse, il était préférable de le parcourir dans l'est du pays pour profiter de la couverture boisée de ces régions lorsque le vent debout soufflait trop fort. Le soir à l'étape nous ne disposions ni de transistor ni de lecteur de cassettes; notre tambouille n'était pas pré-fabriquée. Mais nos jeux étaient ‘intellectuels’, c'est-à-dire qu'ils consistaient généralement à poser des questions de grammaire. Je me souviens très bien avoir demandé à Eddy quelles lettres étaient parfois muettes en français. Mon Dieu! pourquoi ne plus me souvenir de choses

Des bicyclettes de location dans l'île de Terschelling dans la mer des Wadden au nord-est des Pays-Bas (Photo Martin Kers). bien plus importantes? Mais Eddy répondait avec assurance: e, b, c, d, f, g, o, p, s, t, x. L'ordre m'est resté familier(1), comme aus, bei, mit, nach, von, zu en allemand, 't kofschip en néerlandais et autres astuces de mémorisation. Je me souviens entre autres des sons simples en français qui peuvent se prolonger comme, a, i, o, grâce à la phrase suivante: au casino le mâle abîme trône. Aux innocents, les mains pleines. Comme j'ai eu tort de ne pas devenir marchand de vélos. Il y a aujourd'hui en Hollande onze millions de bicyclettes pour quatorze millions d'habitants! Inutile de dire que cela se remarque. Il n'empêche qu'aux heures de pointe, il y a d'importants bouchons sur toutes les autoroutes, que les trains relient deux fois par heure la totalité des villes néerlandaises, que le Néerlandais pratique la marche à pied, adore le bateau, l'équitation, la natation et si la météo est propice le patinage. Avec leurs quatorze chaînes câblées de télévision, la pratique d'instruments de musique, l'abondance des chorales, et les tâches multiples auxquelles s'adonnent avec satisfaction cinq millions de ‘bénévoles’, avec la lecture des journaux quotidiens auxquels on s'abonne de

Septentrion. Jaargang 15 tradition, les Néerlandais ont du pain sur la planche. Alors comment trouvent-ils le temps de passer à plusieurs millions d'exemplaires leur temps libre à l'étranger?

‘S'IL SE PASSE QUELQUE CHOSE À Amsterdam, c'est qu'il se passe quelque chose sur le Dam (...) Le Dam est le thermomètre de la ville’. Je lisais ces mots dans un charmant ouvrage datant de 1968 écrit par Dick Couvée et intitulée ‘De Dam, l'histoire d'une place’. De Dam, de geschiedenis van een Plein. Il est notoire que chaque ville a sa Place et comme on ne prête qu'aux riches nombre de villes ont plusieurs Places. Mais le Dam, c'est Amsterdam. Il n'y a pas de Dam à Rotterdam, à Volendam, à Edam, à Zaandam puisque c'est la Place au coeur de la capitale. Elle s'étend devant le Palais royal qui fut Hôtel de Ville avant que Louis-Napoléon, roi de Hollande de par la grâce de son frère impérial, ne s'y installe. Le roi Louis promit de restituer le Palais à la Ville dès qu'une autre demeure royale eût été construite dans la capitale et, après la chute de l'Empire français, le prince

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La Place du Dam et le Palais royal, le plus vaste monument des Pays-Bas, conçu comme Hôtel de e Ville au XVII siècle par la riche bourgeoisie d'Amsterdam qui avait fait de la cité la métropole du commerce international. On avait demandé au célèbre architecte Jacob van Campen de construire une oeuvre monumentale en plein centre d'Amsterdam dans un style qui traduirait la puissance et la richesse de la ville au lendemain d'une guerre d'indépendance victorieuse contre l'Espagne, guerre qui avait duré quatre-vingts ans. Il est à remarquer - et la photo aérienne en fournit la preuve - que le Palais ne possède ni parc, ni jardin. De nos jours, elle fait toujours corps avec la capitale. d'Orange qui régna sous le nom de Guillaume 1er estima lui aussi qu'Amsterdam devait récupérer son Hôtel de Ville où s'était tenu le 29 juillet 1655 la première séance solennelle du Conseil municipal. De fil en aiguille, il fallut 127 ans pour trouver une solution au problème de la propriété du célèbre bâtiment. Finalement, en 1935, Amsterdam vendit son bien à l'Etat pour une somme rondelette, suffisamment importante pour construire une Mairie, moins somptueuse mais plus fonctionnelle. Au moment où j'écris ces lignes, la capitale n'a toujours pas d'hôtel de ville, mais elle possède en nue propriété la Place du Dam au centre du trafic urbain moderne, embouteillée comme le coeur de toutes les grandes villes. Sur le terre-plein devant le Palais royal quelques bancs et des tables en pierre sont fixés dans le sol. Le plateau des tables a l'aspect d'un damier sur lequel on peut jouer au jeu de dames (prononcez dam en néerlandais). La circulation ne dérange personne; d'ailleurs, Amsterdam se doit d'être mouvementé. Je lis avec délectation dans le livre de D.H. Couvée qu'en 1472 déjà les édiles d'Amsterdam avaient pris des mesures pour réglementer la circulation sur et vers le Dam, suivies peu après par l'établissement de sens uniques e dans les voies d'accès. Nous étions au XV siècle!

EN CETTE PÉRIODE DE NOËL, IL m'est agréable de vous faire lire la traduction par le père Willems d'un beau poème du grand poète néerlandais Anton van Duinkerken (1903-1968).

Silence De Noel

Le dernier bruit du soir dans la rue que j'écoutais s'est tu.

Le dernier cri d'oiseau sur l'eau qui pâlissait s'est tu.

Septentrion. Jaargang 15 Dans mon esprit chaque pensée et dans mon coeur chaque désir dans mon âme le doute si Dieu m'accompagnait ou me laissait s'est tu. Longtemps j'errais dans la nuit fraîche cherchant la source de mes chants. J'ai vu dormant dans une crèche un tout petit enfant et chaque chant s'est tu.

TOUTE ANTHOLOGIE AUSSI COMplète soit-elle représente nécessairement un parti-pris. Celui qui la compose sait d'avance quels auteurs il sacrifiera. Je suppose que sa réflexion et ses hésitations concernent les auteurs qu'il a retenus de prime abord. Un récent exemple en fournit une bonne illustration. L'éditeur Hubert Nyssen dont la maison ‘Actes Sud’, bien qu'établie à Arles, a pris une place de choix dans le monde littéraire parisien, vient de publier sous les auspices du Centre belge d'expression néerlandaise du PEN international un recueil de traductions par Albert Bontridder de la Poésie flamande d'aujourd'hui. Ces traductions sont d'une écriture alerte et interprètent bien l'inspiration, le souffle et le style des poètes retenus. Le lecteur a même droit à des traductions de poèmes du traducteur lui-même. A tout seigneur tout honneur, sans doute parce que Bontridder fut président du PEN club flamand et qu'il lui fallait au moins figurer à côté de Marcel Wauters, le président en exercice. Albert Bontridder m'accusera de

sainte méchanceté parmi les hommes pour m'exprimer comme la poétesse Annie Reniers, mais j'ai du mal à comprendre que paraissent dans une anthologie commentée par l'auteur des échantillons de sa propre production. Pourquoi lui, alors que manquent tant de poètes de valeur? Il est vrai que l'exemple illustre de Victor van Vriesland fait... jurisprudence. Mais Victor van Vriesland, qui fut président du PEN international, consacre à lui-

Septentrion. Jaargang 15 61 même dans les deux mille pages de son Spiegel van de Nederlandse poëzie door alle eeuwen (Miroir de la poésie néerlandaise à travers les siècles) un seul quatrain alors qu'il accorde à Garmt Stuiveling qui fut sa bête noire plus de cent vers. Albert Bontridder qui commente et traduit magistralement pourrait rétorquer qu'il n'a fait que traduire et commenter, mais que le choix ne lui appartient pas. Il aurait parfaitement raison, la sélection des textes ayant été confiée au poète Dirk Christiaens qui du même coup estime valoir trois pages. Il n'empêche que ce recueil est de grande importance pour le lecteur français qui distingue mal la profondeur, la variété et la présence ininterrompue de l'expression néerlandaise en Belgique. En vérité la ‘question politique’ a occulté le phénomène. Alors que, comme le dit Bontridder, ‘les écrivains et les poètes des Pays-Bas manifestent une autorité naturelle, une ouverture d'esprit sur le monde, un sens critique et souvent contestataire’(1), dus sans doute à une longue histoire nationale et une tradition séculaire d'esprit de liberté et de tolérance, la communauté flamande subissait à travers les siècles ‘une réduction culturelle systématique’ n'ayant jamais été maitresse de son destin. La vitalité de la Flandre d'aujourd'hui est bien mise en évidence dans l'avantpropos et le Bref survol de la poésie flamande de 1945 à 1985 qui révèlent en outre qu'Albert Bontridder est un auteur bilingue talentueux.

JE TERMINE CETTE CHRONIQUE sur un regret, regret que l'anecdote suivante n'ait pas eu mon pays pour cadre. J'emprunte l'histoire à la lettre culturelle de l'ambassade de Danemark à Paris. Notre appellation ‘septentrion’ m'y autorise, n'est-ce pas? Il s'agit d'un différend qui oppose les libraires et les opticiens danois. Les libraires ont un quasimonopole de la ventre des livres dans ce pays. Qui les en blâmera? Or, depuis quelque temps ils vendent également des lunettes moins chères que celles des opticiens car elles ne font pas l'objet d'une vérification de la vue au moment de l'achat. Le client regarde si elles sont adaptées à sa vision et il part heureux avec un livre sous le bras. Les opticiens ont vu rouge. Ils se sont adressés au Ministère de l'Industrie pour demander l'autorisation de vendre des livres. Pour appuyer leur requête, ils ont expliqué que leur but est de vendre des livres dont la typographie soit adaptée aux degrés de dioptrie. L'opticien fera une vérification de la vue de son client et jugera du genre de typographie qu'il a intérêt à lire pour ne pas se fatiguer la vue. Les libraires ont, paraît-il, beaucoup de succès avec la vente des lunettes toutes prêtes, mais les opticiens n'ont pas encore commencé la vente de livres adaptés à la vue.

Eindnoten:

(1) Si l'ordre est resté fixé dans ma mémoire, j'ai eu du mal à trouver des exemples pourtant élémentaires: somme, plomb, tronc, tétard, cerf, rang, taon, drap, tamis, vent, rou. (1) Bontridder m'absout donc d'avance.

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Actualites Architecture

Les revues d'architecture aux Pays-Bas

Les Nations-Unies ont proclamé 1987 ‘Année des sansabri’. Leur objectif est d'attirer l'attention sur les conditions d'habitat et d'existence dans le tiers-monde, surtout au sein des mégalopoles. Les Pays-Bas participent à la mise en oeuvre de cette année. Certaines revues néerlandaises d'architecture commencent d'ores et déjà à diffuser des informations sur cette initiative des Nations-Unies: il faut dire que la presse néerlandaise ne manque pas de revues spécialisées en la matière! Elle compte en tout sept grandes revues intégralement consacrées à l'architecture: Archis qui a succédé à la populaire Wonen / TABK; Plan; Forum, organe de l'association Architectura et Amicitia; Architectuur / Bouwen; De architekt; Boud, qui paraît en Frise; et enfin la plus récente, Wiederhall, dont le second numéro vient de paraître. Cette dernière publication procède essentiellement de la section architecture de l'Ecole Technique Supérieure d'Eindhoven où le Flamand Geert Bekaert enseigne la théorie et l'histoire de l'architecture; son approche se caractérise par une solide érudition. Mais les commentaires architecturaux offerts par ces revues ne se limitent pas à soutenir la réflexion qui précède la conception, bien souvent elles fournissent également une aide pratique aux décideurs. Les articles exposent des points de vue sur la construction, comparent différentes possibilités, traitent des problèmes des investisseurs et des administrateurs; elles abordent aussi d'autres sujets connexes: les problèmes de l'environnement, par exemple. Les revues néerlandaises d'architecture couvrent un très large panorama qui ne se limite pas aux frontières des Pays-Bas. Tous ceux qui portent un intérêt pratique ou théorique à l'architecture peuvent y trouver leur bonheur. Dirk van Assche

(Tr. J. Fermaut)

Archis, de Loghum Slaterus, Emmastraat 27, NL-3581 HN Utrecht. Plan, VUGA, Boîte Postale 16400, NL-2500 BK La Haye. Bouw, VUGA, Boîte Postale 16400, NL-2500 BK La Haye. Forum, Openbaar Kunstbezit (Patrimoine artistique public), Boîte postale 5294, NL-Weesp. Architectuur / Bouwen, Stam, Boîte postale 235, NL-2280 AE Rijswijk. Boud, Fryske Kulturried (Conseil culturel frison), Boîte postale 805, NL-8901 BP Leeuwarden. Wiederhall, Boîte postale 1923, NL-1007, AG Amsterdam.

Arts plastiques

Septentrion. Jaargang 15 Maîtres anversois de l'Hermitage à la Rubenshuis

Du 6 septembre au 5 octobre 1986, la Rubenshuis d'Anvers présentait une petite mais passionnante exposition consacrée aux ‘Maîtres anversois de l'Hermitage (Leningrad)’. Bien sûr, celle-ci nous rappelle aussitôt la prestigieuse exposition organisée l'année passée à Rotterdam, née elle aussi des liens d'amitié entre deux villes portuaires, mais à Anvers l'intention était résolument différente. Il ne s'agissait pas de donner une idée exhaustive de l'ample fonds flamand qui enrichit le Musée de l'Hermitage mais plutôt de tenter, par un choix judicieux dans ce pactole, d'apporter, dans une ambiance de fête, plus de faste encore à la vaste collection de la Rubenshuis. La sélection s'est limitée à quinze toiles pour cabinet. Le splendide paysage à l'arc-en-ciel de P.P. Rubens y occupe une place centrale. Les autres tableaux sont tous l'oeuvre de maîtres anversois, les uns un peu plus âgés, les autres un peu plus jeunes que le grand maître, mais tous ses contemporains, bon nombre d'entre eux ayant travaillé toute leur vie dans la cité scaldéenne. Le choix s'est porté de préférence sur des peintures éminemment représentatives de par leur qualité intrinsèque et leur bon état de conservation. Il s'agit souvent de signatures moins connues, quoiqu'on y rencontre aussi, à côté du nom de Rubens, ceux de Teniers et de Van Dyck. On y retrouve un certain nombre de peintres cités dans l'inventaire après décès de la maison de Rubens, lequel nous permet de nous faire une idée de sa collection personnelle, ainsi Adriaenssens, Van Uden, Snyders, de Momper. D'autres maîtres ne sont là que pour nous rappeler l'éclatante prospérité du centre artistique que fut Anvers dans la première moitié du XVIIe siècle. L'exposition tout entière souligne avec bonheur l'un des objectifs muséologiques essentiels de la Rubenshuis: l'évocation de Rubens dans son environnement artistique et culturel. Les petites toiles de Leningrad retrouvaient, pour un mois, dans la maison du maître, leur milieu pour ainsi dire

Septentrion. Jaargang 15 63

P.P. Rubens: ‘Paysage avec arc-en-ciel. naturel, ce qui les rendait sans aucun doute d'un abord plus aisé. La foule des visiteurs et les nombreuses louanges prouvent que le public paraît acquis à cette formule d'expositions plutôt modestes mais de qualité, qui s'intègrent aux collections existantes et se gardent bien de prendre leur place. Beaucoup ont vu dans l'exposition une occasion rêvée de visiter une fois encore la Rubenshuis. Un catalogue richement illustré et rédigé en langue néerlandaise présentait l'exposition; on peut se le procurer à l'adresse suivante: Rubenshuis, Wapper 9-11, B-2000 Anvers, contre une somme de 250 francs belges ou de 40 francs français. Paul Huvenne (Tr. J. Fermaut)

Monet en Hollande

Jusqu'au 4 janvier 1987 se tient au Rijksmuseum Vincent van Gogh à Amsterdam la rétrospective Monet en Hollande. Ayant déjà publié, en 1976, un long article sur le même sujet dans la revue Septentrion (1976/3, pp. 85-95), A.H. Huussen jr. se penche cette fois-ci, dans le catalogue de l'exposition, sur la situation politique française à l'époque du séjour de Monet aux Pays-Bas (juin-octobre 1871). Situation tendue à l'extrême (guerre prussienne en 1870, soulèvement de la Commune en 1871) qui finira par résoudre Monet à partir pour l'étranger. Après huit mois de séjour à Londres, il quitte l'Angleterre pour venir s'installer à Zaandam. La Hollande passait alors pour un pays tranquille, véritable havre de paix pour toute une pléiade d'artistes venus y vivre quelque temps: on pourrait citer,

Claude Monet: ‘Champs de tulipes et moulins à Rijnsburg.

Septentrion. Jaargang 15 entre autres, les noms de Manet, Corot, Signac et de M. Liebermann sans oublier celui de Victor Hugo qui s'y trouvait au même moment que Monet. Le peintre français devait se montrer extrêmement satisfait de son séjour à Zaandam. Il écrivit à son ami Pissarro, resté à Londres, que la Hollande était beaucoup plus belle qu'on ne le prétendait communément et qu'elle renfermait à coup sûr suffisamment de sujets de tableaux pour remplir à elle seule toute une vie d'artiste. Cependant, comme tous les autres Français séjournant alors aux Pays-Bas, Monet faisait l'objet d'une étroite surveillance de la part des autorités locales. Précaution qui prête à sourire si l'on en juge par un rapport de police gratifiant le peintre d'un comportement ‘au-dessus de tout soupçon’. En compagnie de ses amis français Havard et Lévy, il passe le plus clair de son temps à se promener et surtout à peindre. Vingttrois tableaux et quelques dessins ont vu le jour au cours de cette période. Accompagné de Lévy, il visite, également à la même époque, le Rijksmuseum à Amsterdam. Monet se rendit une deuxième

Septentrion. Jaargang 15 64 fois aux Pays-Bas, probablement en 1874 (on ignore la date exacte). Cette fois-ci, il passa deux mois à Amsterdam où il peignit une douzaine de tableaux. On le retrouve une troisième (et dernière) fois en Hollande en 1886. A l'invitation du diplomate français, M. d'Estournelles de Constant (futur prix Nobel de la paix), il séjourne à La Haye. Son hôte lui fait visiter à cette occasion les fameux champs de fleurs à bulbes. Quelque cinq tableaux rappellent ce bref séjour. L'exposition d'Amsterdam, organisée dans le cadre de la prestigieuse manifestation culturelle La France aux Pays-Bas, réunit vingt-quatre tableaux de Monet ainsi qu'un choix d'oeuvres importantes signées par des peintres français et néerlandais, représentatifs de la même époque. Dirk van Assche

(Tr. U. Dewaele)

L'Univers d'Hercules Seghers (Henry Bonnier)

Voilà plusieurs dizaines d'années que je fréquente Hercules Seghers. Pendant ce temps, j'ai sans doute beaucoup changé mais Seghers de même a changé. Il n'est plus le Seghers de mes vingt ans, le Seghers d'avant mes découvertes en art. Il a maintenant un demi-siècle de plus et ces cinquante dernières années comptent terriblement dans la vie d'un peintre mort en 1638. L'histoire de l'art retiendra que Seghers, de seize ans l'aîné de Rembrandt, a traversé avant lui les mêmes zones de turbulence, d'influence et d'initiation. Gillis van Coninxloo, aux paysages d'une sensibilité romantique, et Adam Elsheimer, à la perspicacité idyllique, ont laissé des traces dans l'apprentissage de son métier. Rien de plus naturel; Coninxloo, installé à Amsterdam vers 1600, a de très nombreux élèves réfugiés comme lui de Flandre qui savourent en pleine époque baroque et maniériste, le naturalisme à la Caravage dont Elsheimer subit aussi l'attrait: effets de lumière, contours capricieux, paysages tourmentés. Et le maître à penser la peinture qu'est Pieter Lastman, disciple du Caravage également, se distancie du maniérisme et élabore un système de représentation classique dans lequel allait puiser Rembrandt. Le divorce entre Flamands et Holandais est dû au premier chef à la façon dont ces derniers se sont libérés du maniérisme! Le schéma ne serait pas complet sans la présence d'Hercules Seghers. Il est en quelque sorte le point de convergence de tous les courants artistiques du temps. On voit d'où il vient, mais son génie propre estompe les réminiscences et ‘tranchant avec les habitudes de son siècle, Hercules Seghers peindra et gravera en solitaire. S'il fut un élève et même un disciple, il n'apprit la peinture et la gravure à personne’. Tel est le constat d'Henry Bonnier dans le livre qu'il vient de consacrer à L'Univers de Hercules Seghers dans la Collection Les Carnets de Dessins établie et dirigée par Henri Scrépel à Paris. Bonnier avait déjà fait paraître dans la même collection un très visionnaire et enrichissant Univers de Rembrandt. Que dire de Seghers? Ses tableaux et en particulier ses gravures, mieux conservées que ses peintures à l'huile disparues en grand nombre, symbolisent ce que la métaphysique nous apporte, ouvrent ou ferment les frontières aux tourments du

Septentrion. Jaargang 15 monde (même moderne) au gré de ses états d'âme, donnent à voir l'invisible et suggèrent l'homme dans des paysages d'arbres éteints, de rochers, de montagnes et d'horizons dramatiques. Un clocher sous un soleil à la Van Gogh (qui lui non plus n'a pas ‘connu’ Seghers), un village taillé dans le roc d'une pointe acérée, des nuages tracés comme une écriture, des mers aux vagues déracinées, des éléments naturels désincarnés: ‘le silence lui-même, dit Bonnier, est pétrifié’. Et il ajoute: ‘Seghers ou le règne minéral... Ainsi, par son truchement, le monde s'exprime en ses incertitudes immobiles. Une pierre n'est un caillou que dans la main d'un incroyant. Au contraire, si humble soit-elle, la pierre est la première manifestation du créé pour l'homme de foi, et celui-ci construit sa joie et sa ferveur degré après degré, en allant du minéral au végétal, puis à l'animal, avant de glorifier en Dieu le règne humain. Et c'est parce que Dieu a déserté l'univers de Seghers que ses paysages sont déshumanisés’. Déshumanisés? Nous sommes aujourd'hui à 450 ans de la mort d'Erasme et à 400 ans de l'ouragan des iconoclastes. On comprend de mieux en mieux pourquoi au cours de cet intervalle la ‘dynamique des événements’ dont parle Yves Cazaux dans la Naissance des Pays-Bas ait conduit le peuple hollandais vers une civilisation d'une ampleur exceptionnelle, une sorte d'Athènes de Périclès. Tout y était présent car tout était découverte: le monde, les mers, les sciences, les techniques, les arts. L'homme aussi restait à découvrir et les peintres ont inventé l'homme hollandais. D'autres ont inventé le paysage, d'autres encore la vie silencieuse des fruits, des fleurs, des livres, mais peintres et graveurs se sont, même parfois dans des scènes bibliques, écartés de l'indéchiffrable. Or, observe Bonnier, tout est désormais indéchiffrable. Moins pour les contemporains de Seghers que pour les siècles à venir: un Henry Havard, un Eugène Fromentin ignorent Seghers. Le dernier demi-siècle a été celui de la remise en cause des bases historiques sur lesquelles l'art s'est traditionnellement gravé. J'ai grandi avec le phénomène comme mes contemporains et Seghers a grandi avec nous. Encore fallait-il avec la compréhension que nous avons désormais du phénomène tenter de trouver une explication à son génie. Un génie qui ne cesse d'intriguer et d'émerveiller. Henry Bonnier a trouvé magistralement la voie en inventant une vérité, mais en motivant son Seghers face

Septentrion. Jaargang 15 65

à chaque tableau et chaque gravure de sa main. Il a pris ‘un artiste dont on ne sait à peu près rien’ face au destin d'un peuple et face à son oeuvre-de-survie. Les incertitudes ne peuvent arrêter le biographe qui dispose du recul de la pérennité d'un artiste de génie. Son oeuvre, estime Henry Bonnier, s'adresse à cette partie de nous qui n'appartient à aucun siècle: ‘si le regard des hommes change, leurs âmes, quant à elles, restent égales à elles-mêmes. C'est pourquoi, par-dessus le temps, l'oeuvre de Seghers nous touche tellement, nous émeut si fort, bien qu'elle n'ait pas choisi de plaire’. C'est tout l'art de plaire. Ce premier livre sur Hercules Seghers de la main d'un écrivain français met en lumière la curiosité d'Henry Bonnier, déjà affirmée par son livre sur Rembrandt, pour la vocation de la pensée et de la sensibilité gravées, mais évidemment aussi peintes, des artistes du Nord. Un maître livre. Sadi de Gorter

Mythologie et Maniérisme aux Pays-Bas (1570-1630)

Entre les périodes de la Renaissance et du Baroque il s'est développé en Italie un style remarquable par son jeu décoratif de mouvements et de contrastes: le Maniérisme. Au seizième siècle, nombreux furent les artistes des Pays-Bas à découvrir ce style au cours de leur classique voyage d'étude à Rome et dans les autres centres culturels italiens. Ils s'en sont imprégnés et l'ont diffusé par la suite. Andrée de Bosque, forte de sa familiarité avec cette époque, acquise entre autres dans son étude approfondie de l'artiste anversois Quentin Metzys, place son livre dans le cadre de ce milieu artistique et historique bien connu. Le Maniérisme est né à Florence avec Michel-Ange comme figure de proue. Rome en a hérité, Venise lui a apporté ses raffinements. Dans une troisième phase les artistes émigrés lui ont donné une dimension européenne aussi bien aux Pays-Bas mêmes qu'en France et en Allemagne. Il y eut même des extensions jusqu'en Espagne avec le Greco. Dès que l'on quitte la voie tracée et qu'on s'engage sur des routes secondaires à la recherche de talents moins connus, on est obligé d'analyser de très nombreuses oeuvres, même si on se limite aux tableaux mythologiques. Les biographies dont on dispose ne sont pas très fiables et ne concordent pas toujours entre elles. Une étude comparative bute sur toutes sortes de pièges car une toile peut s'avérer parfois être l'oeuvre de deux artistes différents. Andrée de Bosque a cependant réussi à reconstituer une mosaïque rassemblée avec patience, en indiquant, en plus des caractéristiques générales, d'innombrables traits et penchants typiques. L'appareil critique, notes, bibliographies et index, ainsi que les nombreuses reproductions, reflètent à merveille sa connaissance scientifique du sujet. Le livre se limite géographiquement aux Pays-Bas et aux thèmes spécifiquement mythologiques. Toutefois comme ces artistes bohèmes ont aussi travaillé à Prague ou à Fontainebleau, l'auteur évoque également ces villes d'une manière circonstanciée. ‘En 1530, appelés par François Ier à son retour des guerres d'Italie, les artistes italiens vinrent travailler à Fontainebleau et créer un décor éblouissant de fables mythologiques. Le roi adorait ce château et disait ‘qu'il allait chez soi’. La cour de Rodolphe II, de Habsbourg avec le Hradschin de Prague fut également un point de

Septentrion. Jaargang 15 cristallisation du Maniérisme grâce à ses réalisateurs italiens, flamands et allemands parmi lesquels on retrouve Bartolomeo Spranger et le bizarre Arcimboldo. Après un premier tour d'horizon, l'auteur a soumis ces artistes à une analyse plus fouillée. Elle a notamment enregistré leurs thèmes préférentiels sous forme d'une encyclopédie mythologique qui constitue la deuxième moitié du livre. On y découvre des préférences étranges. La représentation picturale du monde divin grécoromain a pu, grâce au Maniérisme, devenir un langage formel international qui a survécu jusque dans les emblèmes du dixneuvième siècle. On ne peut nier son rayonnement. Pour ce qui concerne Fontainebleau, par exemple, l'auteur constate, à juste titre, que ‘pendant trois quarts de siècle, Français, Italiens, Flamands, ont accumulé dans ce château royal un capital artistique d'une telle richesse qu'il allait encore nourrir les Poussin, les David, les Ingres’ (p. 105). Décider si ces fantaisies ont été, en outre, source d'un nouvel humanisme, dépend du contenu qu'on donne à ce terme. L'ouvrage cependant nous amène quasiment à affirmer que la mythologie a pu rester, à une époque aussi dramatique et aux yeux critiques et sévères de l'Eglise, la seule héritière acceptable et utile du classicisme païen. En d'autres termes, l'Inquisition en voulait surtout au premier péché capital et non au troisième. On est porté à le croire à la vue de ces toiles où des hommes lubriques et femmes sensuelles s'ébattent à coeur joie, habillés de leur symbole mythologique et de quelque rare textile. Et ceci tout simplement parce que les grands de ce monde, à l'exception du pape peut-être, loin du peuple et un peu étrangers à ce monde, raffolaient de ces histoires tolérées et qu'ils s'y étaient impliqués corps et âme. G. Gyselen

(Tr. Paul Lecompte)

A. DE BOSQUE, Mythologie et maniérisme aux Pays-Bas 1570-1630, Fonds Mercator, Anvers, 320 p., ca. 300 ill., 34×26 cm, 3.900 BF.

Roger Forissier et Amsterdam

Notre infatigable chroniqueur Sadi de Gorter consacre un très beau livre au peintre français Roger Forissier, né le 26 juin à Feurs (Loire). Il y retrace les années de jeunesse à Lyon: talent précoce, prédilection pour le dessin, apprentissage approfondi du

Septentrion. Jaargang 15 66

Forissier: ‘Lumière du soir dans le port d'Amsterdam’, 1978. métier, montée à Paris, études et premiers succès. Doté d'une ‘palette d'avant l'impressionnisme’ et manifestant la ‘volonté de transgresser les règles de la mode’, Forissier apporte un ‘témoignage vivant de la continuité en art’ dans une ‘intransigeante fidélité à la nature’. L'auteur s'attarde volontiers sur ‘l'exaltation du dépaysement’ et la ‘véritable fascination’ que Forissier subit en 1951-1952 en découvrant les Pays-Bas, et plus particulièrement Amsterdam. Peintre visiblement attiré par l'eau, ‘Il s'installe dans le silence de la lumière d'Amsterdam. Il jongle avec les gris multicolores, avec la brique brunâtre des façades et leur ombre bleuie par les eaux. Il note le contraste entre l'eau qui reflète et le ciel qui dissout le mât des navires et le clocher des églises, il répartit sur sa palette la rosée de l'aurore et le plafond menaçant du soir, il réduit la terre ferme à une ligne d'horizon, ourlet d'une eau tissée en fils d'acier. Forissier ne voit cependant pas une Hollande froide et humide, un Amstel paresseux dans un décor de quais sévères. Au contraire, la mélancolie de ses paysages de ville et de port, loin d'être accablante, dégage un sourire de complicité: voilà ta ville, Amsterdam, telle que je la vois, telle que je sais qu'elle est dans son écrin de lumière, offerte comme un être désiré. Forissier peint une atmosphère de canal, de quai, de port avec une autonomie du regard qui nous permet, à nous, spectateurs, d'accompagner le peintre dans son examen, de partager sa sensibilité, son émotion’. Amsterdam, souvent retrouvée, a ‘préfacé en quelque sorte l'oeuvre de Forissier, cette porte d'accès à la poésie du Nord’. D'autres horizons d'une douzaine de pays et, depuis 1981, le paysage sculptural de New York, avec ‘des échappées aux couleurs de Hollande, avec des contrastes à la Rembrandt’, ont ensuite enrichi l'oeuvre picturale considérable de ce paysagiste accompli. De Gorter évoque avec affinité et sympathie l'odyssée et la vision artistique de ce ‘peintre par essence traditionnel’ établi depuis vingt ans à Recloses, en forêt de Fontainebleau: ‘son témoignage attribue aux choses vues une densité spirituelle qui repose essentiellement sur le goût, la foi et le savoir. Religieusement, il colore l'existence des teintes du souvenir, la mémoire visuelle ayant besoin de la couleur pour imposer l'autonomie du regard’. L'ouvrage comporte également une biographie illustrée, un catalogue sommaire, 32 illustrations en couleurs et 20 en noir et blanc, dont une douzaine consacrée à Amsterdam. Willy Devos

SADI DE GORTER, Forissier, La Bibliothèque des Arts, Paris, 1986, 140 p., 25×26,5.

Septentrion. Jaargang 15 Echanges

Louvain: carrefour sino-européen

Aux yeux des Chinois, le pin vert de l'Himalaya est le symbole de l'amitié inaltérable et éternelle. Rien d'étonnant dès lors à ce que, le 9 septembre 1986, le premier ministre belge M. Wilfried Martens, assisté par M. Liu Shan, ambassadeur de Chine, M. Leo Tindemans, ministre belge des Relations extérieures, et M. Roger Dillemans, recteur de la Katholieke Universiteit Leuven, ait planté, dans la cour de l'antique collège d'Atrecht à Louvain, un tel pin, provenant des hautes montagnes de Chine. Ainsi fut inauguré, quinze ans après le rétablissement des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la Belgique, le China-Europa Instituut (institut sino-européen). Signalons d'emblée que l'institut ne s'intéressera pas uniquement aux sciences et à la culture. Une place non négligeable sera également réservée à l'économie. Ainsi, aux divers centres plutôt classiques (documentation, études et recherche, culture) s'ajoutera un centre de management, à la création duquel a largement contribué M. Bob Stouthuysen, un des ‘capitaines’ de l'industrie flamande. Le centre de management entend répondre aux besoins spécifiques de l'industrie chinoise, aujourd'hui en pleine mutation. Dans la phase actuelle de son développement, le centre de management est chargé de quatre missions. Premièrement, familiariser les chefs des grandes entreprises chinoises avec les théories

Septentrion. Jaargang 15 67 d'organisation et les méthodes de gestion occidentales. En second lieu, leur faire connaître les objectifs, les modes de fonctionnement et les potentialités socio-économiques de la Communauté économique européenne. Troisièmement, faire découvrir aux grands managers européens les caractéristiques propres des méthodes de gestion chinoises. Enfin, assurer divers services, tels que l'accueil d'hôtes chinois en Belgique, la traduction de textes en chinois et la traduction simultanée. Sous la houlette de Deng Xsiao Ping, la République populaire de Chine cherche à promouvoir dans les plus brefs délais l'essor économique du pays. Selon les responsables du China-Europa Instituut, la réalisation d'un tel objectif passe nécessairement par: 1. l'apport et l'utilisation optimale de capitaux, 2. l'introduction et l'application de technologies nouvelles, 3. la prise en charge de la formation initiale et continue des cadres dirigeants chinois exerçant des responsabilités dans toutes sortes d'établissements: entreprises, services publics, universités et écoles, centres de recherche et hôpitaux. En raison sans doute de sa connaissance pratique et approfondie de la Chine contemporaine, fruit de vingt-cinq ans de séjour et de travail dans le pays, M. Jerome J. Heyndrickx a été nommé directeur du China-Europa Instituut par les instances dirigeantes de l'université de Louvain. Celles-ci ont par ailleurs confié le poste de directeur adjoint à M. Marcel van Nieuwenborgh, depuis de longues années grand spécialiste, au journal De Standaard, des questions de la Chine et de l'Asie. Pour tous renseignements complémentaires, s'adresser au China-Europa Instituut, Atrechtcollege, Naamsestraat 63, bus 3, B-3000 Leuven. T. (016) 23 79 26. Télex: KULBIB 257 15.

Peter F. Anthonissen

(Tr. U. Dewaele) Economie

Le budget 1987 du second cabinet Lubbers

Le 16 décembre 1986, le deuxième cabinet Lubbers a présenté devant la Seconde Chambre des Etats Généraux (qui correspond à peu près à l'Assemblée Nationale française) son premier budget, portant sur l'année 1987. Dans leurs grandes lignes, les principales options étaient déjà fixées dans l'accord de gouvernement conclu cet été, après de longues négociations, entre les deux partis au pouvoir, le CDA des chrétiens-démocrates et le VVD des libéraux. La politique du premier cabinet Lubbers (1982-1986) se trouve ainsi reconduite. Le nouveau cabinet présente également, à peu de choses près, la même composition. Et Onno Ruding, le ministre des Finances resté en poste, a exigé de ses collègues, avant d'entrer dans le nouveau cabinet, des garanties quant à la poursuite de la résorption de l'important déficit budgétaire néerlandais. Le Premier Ministre, Monsieur Lubbers, voit dans la résorption de ce déficit budgétaire sans augmentation des contributions l'une des conditions du succès d'un des principaux objectifs de son gouvernement: la réduction du chômage,

Septentrion. Jaargang 15 particulièrement important aux Pays-Bas par rapport aux autres pays européens, son ambition étant de ramener le nombre des chômeurs, qui sont plus de 900 000 actuellement, à 500 000 en 1990. Toutefois, pour atteindre ce but, il faudra créer pas moins de 450 000 emplois, puisque 250 000 nouveaux demandeurs d'emploi se présenteront sur le marché néerlandais du travail dans les quatre années à venir. C'est là le résultat de l'évolution démographique néerlandaise, différente de celle des autres pays d'Europe. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, dans monta en flèche jusqu'à atteindre le double de sa valeur normale. En contrecoup, on vit apparaître vers la fin des années soixante un second baby-boom. Beaucoup de ces enfants quitteront l'école dans les quatre années à venir pour se présenter sur le marché de l'emploi. Lubbers a déclaré que si le gouvernement ne réussit pas à créer ces 450 000 emplois, cela signifiera la faillite de sa politique. Le déficit budgétaire gouvernemental ne doit pas seulement être réduit pour diminuer le poids croissant de la dette publique (qui s'enflera malgré tout des 230 milliards de florins actuels à 330 milliards en 1990), mais aussi pour donner plus de champ et de liberté de manoeuvre aux entreprises. Le nombre des fonctionnaires sera réduit, si bien que les nouveaux emplois devront être créés en totalité par les entreprises. Aussi est-il indispensable, selon Lubbers, que les bénéfices des entreprises restent suffisants. Au demeurant, le gouvernement échoue à réduire effectivement le déficit pour 1987. C'est qu'en 1987, les Pays-Bas, pays producteur de gaz naturel, ont été frappés de plein fouet par la baisse des prix pétroliers auxquels les prix du gaz sont liés. En outre les volumes de gaz exporté ont fortement baissé en 1987. Tout ceci a amputé de quelque 8% l'ensemble des recettes de l'Etat. Pour compenser ce manque à gagner, le gouvernement a élaboré un ambitieux programme de compressions budgétaires. Sa mise en oeuvre devra être poursuivie jusqu'en 1990, date à laquelle le découvert devrait être ramené à 5,25% du Produit Intérieur Brut. Le découvert atteint actuellement 7,9% du PIB et se maintiendra à ce niveau l'année prochaine. Quand, lors de la première crise pétrolière de 1974, la hausse du prix du gaz naturel eut accru considérablement les bénéfices de l'Etat, on augmenta les dépenses de l'Etat dans une proportion beaucoup plus considérable encore, ce qui eut pour effet de por-

Septentrion. Jaargang 15 68 ter le découvert en 1983 au niveau inquiétant de 10% du PIB. Le premier cabinet Lubbers a réussi à réduire ce découvert, mais l'endettement public néerlandais n'a pas cessé de croître depuis lors, ce qui fait du service de la dette publique le poste budgétaire le plus important. La nécessité d'autres mesures d'austérité, rendue plus urgente encore par la baisse catastrophique des revenus du gaz naturel, n'est pas contestée par le leader socialiste Wim Kok, même si l'opposition ne ménage pas ses critiques sur la manière dont on procéde aux économies. C. Berendsen

(Tr. J. Fermaut) Enseignement

Economies dans l'enseignement aux Pays-Bas

Les autorités belges tout comme leurs homologues néerlandaises sont confrontées en ce moment à une situation d'effervescence dans le secteur de l'enseignement. La raison: les économies. Aux Pays-Bas, le gouvernement Lubbers II (composé de démocrates-chrétiens et de libéraux), mis en place cet été, a prévu dans l'accord gouvernemental que sur le budget global de 170 milliards de florins (492,6 milliards de FF), un total de 18 milliards de florins doit être économisé en quatre ans. Primo, afin de réduire le déficit financier (de 8% à 5,25%) et secundo, parce que le cours international peu élevé du pétrole entraînera une baisse des profits tirés de l'exploitation du gaz naturel, de l'ordre de 10 milliards de florins. L'enseignement (±16% du budget global; à titre de comparaison, la défense représente 8%) devra dégager un milliard d'économies. Il va sans dire que toute économie suscite des protestations de la part des personnes concernées, mais le mécontentement actuel trouve principalement sa source dans le fait que le Premier ministre Ruud Lubbers et le Ministre de l'Education nationale avaient tous deux déclaré fermement avant les élections de mai dernier que l'enseignement serait épargné par les mesures d'austérité! Ces économies seront réalisées grâce à un relèvement de l'âge minimum d'entrée dans l'enseignement primaire, qui est passé de quatre ans à quatre ans et demi (en moyenne). Les jeunes parents ont en premier lieu marqué leur désaccord, parce que cette décision a été prise après qu'ils eurent déjà préparé leurs enfants de quatre ans à la première année d'école. En second lieu, parce que cela signifie que les jeunes enfants devront être gardés plus longtemps à la maison, étant donné que les Pays-Bas - qui ne se sont industrialisés que tardivement et qui se sont donc familiarisés assez tard avec le concept de ‘mères au travail’ - ne connaissent pas de véritable système de garderie bien organisé. La seconde coupe sombre sera effectuée par le biais d'une limitation du recours à l'enseignement spécial (écoles pour enfants à problèmes scolaires). Le Ministre de l'Education nationale, W.J. Deetman, a constaté que le nombre d'élèves fréquentant ces établissements avait plus que doublé au cours des dix dernières années. Il estime que les enseignant(e)s dirigent trop vite vers les écoles spéciales des élèves qui ne

Septentrion. Jaargang 15 peuvent pas suivre aisément dans une école primaire normale, afin d'épurer leurs classes des enfants qui entravent la progression des autres. (Un élève d'une école primaire coûte à l'Etat 4000 florins, alors qu'un élève d'une école spéciale lui coûte en moyenne 16 000 florins). Le personnel enseignant explique quant à lui cette croissance par l'augmentation du nombre des familles désunies et par les effets de ce phénomène sur les enfants. Ensuite, il y a cette disposition en vertu de laquelle le remplacement des enseignants doit s'effectuer au sein même du corps enseignant de l'école, ce qui exclut d'attirer du personnel extérieur. Toutes ces mesures accroîtront évidemment le nombre des chômeurs dans l'enseignement, qui s'élève déjà à 43 500 unités (soit plus de 6% du total des Néerlandais inscrits au chômage). Dans les milieux concernés, l'on trouve surtout à redire à l'ensemble de ces mesures, parce que le corps enseignant a déjà souffert à l'exès d'économies antérieures (la population moyenne des classes est passée à 27 élèves) et parce que le taux d'absentéisme pour cause de maladie parmi les enseignants est plus élevé que la moyenne nationale. Enfin, il faut parler des économies touchant l'enseignement universitaire. Celles-ci impliquent notamment que deux des trois cycles d'études en dentisterie doivent être supprimés! Le Ministre a pris cette résolution parce qu'il existe déjà actuellement une offre surabondante de dentistes, qui ne sera épuisée qu'au cours du siècle prochain. L'on peut s'étonner que l'insatisfaction n'aille pas se manifester par des grèves (qui, aux Pays-Bas, sont de toute façon rarement utilisées), mais par la distribution de pétitions, etc. En effet, les enseignants ne protestent pas parce que leurs intérêts sont en jeu, mais bien parce que c'est l'enseignement même des enfants qui est compromis. Au départ, les enseignants ont pu comprendre que - dans le programme global d'économies du gouvernement - le Ministre de l'Education nationale ait été contraint lui aussi de manier le ‘tranche-fromage’, mais à voir la façon dont il procède aujourd'hui, il semble qu'il ait échangé cet ustensile contre uńe hache! La question est maintenant de savoir si les deux composantes de la coalition, qui sont convenues du montant global d'un milliard, vont soutenir les projets du Ministre, étant donné qu'elles sont à

Septentrion. Jaargang 15 69 l'évidence sensibles malgré tout à l'émoi qui gagne les milieux de l'enseignement. Kees Middelhoff (Tr. P. Grilli) Histoire

‘Le siècle de l'iconoclasme’. Sept expositions aux Pays-Bas

Autour de l'exposition Kunst voor de Beeldenstorm. Noordnederlandse kunst 1525-1580 (‘L'art avant l'iconoclasme. L'art des Pays-Bas septentrionaux 1525-1580’ - Rijksmuseum d'Amsterdam), a été organisé un ensemble de six expositions sur les e Pays-Bas au XVI siècle. A Utrecht, le magnifique Rijksmuseum Het Catharijneconvent (musée de l'art et de la vie religieuse aux Pays-Bas du moyen âge à nos jours) a évoqué l'époque complexe du règne de Philippe II avec l'exposition Ketters en Papen onder Filips II (‘Hérétiques et papistes sous Philippe II’). Une partie importante de cette exposition était consacrée aux ‘spiritualistes’, disciples des David Joris, Hendrik Niclaes et autres Hendrik Jansen van Barrefelt, tenants d'une ecclésiologie mystique, rebelle à toute discipline ecclésiastique. Le mouvement n'était pas si marginal qu'on pourrait s'imaginer, mais, dans ces temps si troublés, la voix de la tolérance n'a pas connu grand succès. Dans le droit fil de cette même spiritualité, les ‘gravures instructives’ de Maarten van Heemskerck montrent une éthique humaniste chrétienne libérée de toute ‘église visible’. L'exposition d'une soixantaine de ces gravures

(à Haarlem, Musée Frans Hals) a été une initiative heureuse et c'est d'ailleurs l'une d'entre elles, l'eau forte Le danger de l'ambition humaine, représentant la chute de ceux qui se laissent attirer par les honneurs et le succès, qui a été choisie comme emblème commun des sept expositions. Un autre aspect de la diffusion des idées, la e typographie et la production des livres au XVI siècle a fait l'objet d'une merveilleuse exposition au Musée du Livre (Rijksmuseum Meermanno-Westreenianum) de La Haye. A Amsterdam encore, les archives communales (Gemeentearchief) et le Musée historique de la Ville (Amsterdam Historisch Museum) ont réalisé deux expositions. e L'une, Woelige Tijden (‘Des temps turbulents’) évoquait la ville au XVI siècle. l'autre, De smaak van de elite (‘Le goût de l'élite’) montrait la vie culturelle et matérielle de la bourgeoisie. Une initiative très originale, enfin, a été prise par le musée Boymans-Van Beuningen de Rotterdam qui présenta l'inventaire des biens de la veuve d'un meunier (Leiden, 1579). Tous les objets mentionnés dans l'inventaire ont été repérés dans la collection du musée et le catalogue contient, outre la description de chaque objet, onze études qui soulignent l'importance d'une telle source pour l'histoire des mentalités et l'histoire de la culture matérielle du peuple. Les organisateurs de l'exposition au Rijksmuseum à Amsterdam ont opté pour une exposition consacrée uniquement à l'art des Pays-Bas septentrionaux. Leur intention n'était pas d'isoler ces provinces du reste du complexe néerlando-bourguignon, ni de

Septentrion. Jaargang 15 suggérer que les provinces nordiques formaient déjà une entité distincte. On voulait seulement montrer et étudier ces objets d'art et ces maîtres du ‘Nord’ qui sont souvent restés au second plan. L'exposition d'Amsterdam a fait connaître l'oeuvre d'artistes peintres, de sculpteurs, de verriers qui ont été en contact avec l'Italie et la Renaissance,

Maarten van Heemskerck (1498-1574), ‘Ecolier’, 1531, Musée Boymans-Van Beuningen, Rotterdam. qui ont redécouvert l'Antiquité et qui ont créé un nouveau style sans désavouer ni trahir leurs propres traditions ‘nordiques’. Toutes ces expositions ont donné lieu à l'édition d'importants catalogues. Le texte des introductions au catalogue de l'exposition du Rijksmuseum d'Amsterdam est bilingue (Néerlandais-Anglais). Les autres catalogues sont en néerlandais. Gustaaf Janssens

Archives du Cabinet du roi de Hollande

En 1806, Napoléon érigea la République batave, établie en 1795, en royaume de Hollande au profit de son frère Louis. Comme celui-ci voulait se conduire en souverain indépendant, au mieux des intérêts de ses sujets et non en satellite de l'Empire, il fut sans cesse en conflit avec Napoléon. A la fin de 1809, Louis dut céder à l'Empire français le Brabant hollandais, la Zélande et la partie de la Gueldre qui s'étend au sud du Waal. Il abdiqua brusquement le 1er juillet 1810 et s'enfuit à l'étranger. Napoléon annexa aussitôt la Hollande à l'Empire, y envoya Lebrun comme son lieutenant général et fit expédier à Paris

Septentrion. Jaargang 15 70

Louis Bonaparte (1778-1846), portrait par Ch.H. Hodges, 1808. (Photo Iconografisch Bureau, La Haye). les archives du Cabinet de Louis. Les archives de la Secrétairerie par contre sont restées aux Pays-Bas. Aux Archives nationales de Paris est paru le premier inventaire plus développé des Archives du Cabinet de Louis Bonaparte roi de Hollande (1806-1810) et des documents concernant la Hollande ajoutés postérieurement. Cet inventaire est de la main de Mme S. de Dainville-Barbiche qui précise dans son introduction que ‘victimes en partie de la vengeance de Napoleon, menacées sous la Restauration, (ces archives sont) somme toute remarquablement préservées des manipulations et classements répétés, peutêtre parce que, comme le remarquait le rapport du Cabinet de l'Empereur le 30 juillet 1810, “sur vingt pièces il y en a quinze en hollandais”’. Ceci s'explique par le fait que les Français qui composaient le Cabinet au début du règne, furent successivement remplacés par des Hollandais et que le néerlandais y fut généralisé au début de 1808. Comme tous les patrimoines archivistiques, ‘les archives du Cabinet du roi Louis sont essentielles pour l'histoire politique, institutionnelle, économique, voire sociale de la période. (Elles permettent de) saisir la situation dramatique de la Hollande frappée dans ses intérêts économiques vitaux, désorientée par la Révolution et l'intrusion des Français. Le roi apparaît aussi, avec sa profonde humanité, son “rousseauisme”, son amour des Hollandais et ses faiblesses’. Tout comme Mme De Dainville-Barbiche, nous espérons que son inventaire, sans dispenser de recourir aux originaux, permettra ‘de ne recourir qu'avec succès’ aux archives qui sont à la fois une source de l'histoire des Pays-Bas, de la France et de l'étude des relations franco-néerlandaises. Isabel Devriendt

SÉGOLÈNE DE DAINVILLE-BARBICHE, Archives du Cabinet de Louis Bonaparte roi de Hollande (1806-1810). Inventaire des articles AF IV 1719 à 1832, Paris, Archives nationales (Documentation française, 124 rue Henri Barbusse, F-93308 Aubervilliers Cedex).

Littérature

Un grand historien de la littérature: W.A.P. Smit (1903-1986)

Septentrion. Jaargang 15 Septentrion, en principe, ne publie pas de notices nécrologiques. L'amitié dont m'honorait W.A.P. Smit m'incite cependant à évoquer ici - trop brièvement - sa mémoire. Droit au moral comme au physique, affable et réservé à la fois, exigeant pour lui-même comme pour les autres, Smit restera pour moi un des Néerlandais les plus distingués qu'il m'ait été donné de rencontrer. Quant à son oeuvre, elle lui assure une place durable parmi les historiens de la littérature. Titulaire d'une chaire à l'université d'Utrecht depuis 1946, il se spécialisa dans la littérature de la Renaissance.(1) En 1928, il avait consacré sa thèse au pasteur-poète du Siècle d'or, Jacobus Revius. Choix doublement symptomatique: et pour la foi calviniste, très profonde, du candidat et pour son goût de la poésie. Lui-même a composé, à ses heures de loisir, quelques recueils de vers. Il n'était donc nullement insensible au côté esthétique des choses. Ni non plus à l'aspect biographique: il lui arrivera d'écrire 250 pages sur un point énigmatique de la vie de Hooft. On trouve aussi à son actif des anthologies et des éditions de textes. Mais son attention se porta de plus en plus sur l'histoire des genres littéraires, ainsi qu'en témoignent, à côté d'innombrables articles, ses deux études capitales: Van Pascha tot Noah (4 vol., 1956-1962), où est analysée l'évolution de la notion de tragédie chez Vondel,(2) et Kalliope in de Nederlanden (2 vol., 1975-1983), c'est-à-dire l'histoire de l'épopée aux Pays-Bas. Ce sont là des travaux colossaux: l'un comporte environ 1500 pages au total, l'autre 1800, celles-ci de grand format et d'une typographie serrée. Or, malgré ces dimensions et en dépit de l'austérité du contenu, ils sont de bout en bout d'une lecture non seulement aisée, mais souvent captivante. Tous les détails nécessaires y sont, l'auteur prend son temps, mais il domine tellement son sujet que le lecteur ne perd jamais le fil. Même quand le fleuve décrit quelques méandres, la navigation est toujours exactement balisée. Smit a ainsi définitivement clarifié les idées en des domaines où régnaient avant lui l'à-peu-près et les conventions. Il faut ajouter que la nature même de ses recherches

W.A.P. Smit (1903-1986).

Septentrion. Jaargang 15 71 devait l'amener à regarder au-delà des frontières. Dans les années 1950, il crée l'Institut de littérature comparée d'Utrecht, et participe aux débuts de l'Association internationale de littérature comparée. En 1961, il prend l'initiative d'organiser dans son université le 3ième congrès de l'Association, qui représentait une innovation de par son thème, mettant en valeur les ‘littératures de diffusion non universelle’ dans le contexte international. Au jugement de M. Voisine, professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris III, ‘Smit fut au premier rang de ceux qui ont fait des Pays-Bas de l'après-guerre un actif foyer de développement et de renouvellement des études littéraires comparatistes’. Je tiens à dire encore, en terminant, qu'à chacune de mes visites annuelles Smit manifestait un vif intérêt pour la situation de la néerlandistique parisienne. Mon départ l'inquiéta. La suite, Dieu merci, devait pleinement le rassurer Pierre Brachin

Eindnoten:

(1) Pour les historiens de la littérature néerlandaise, la Renaissance se prolonge jusque vers 1660, date à partir de laquelle le classicisme français impose sa loi. (2) Un condensé en français de ce livre, augmenté d'une biographie du poète, a paru sous le titre: e W.A.P.SMIT et P. BRACHIN, Vondel (1587-1679), contribution à l'histoire de la tragédie au XVII siècle, Didier, Paris, 1964.

‘C'est bien d'être une femme, mais il vaut beaucoup mieux être un homme.’ Le prix Anna Bijns

Parmi les huit prix littéraires importants qui ont récompensé des romans et des essais en 1986 - le prix Multatuli, le prix Busken Huet, le Prix Constantijn Huygens, le prix Van der Hoogt, le prix Wijnaendts Francken, le prix Henriëtte de Beaufort, le prix Greshoff et le prix Bordewijk -, un seul a été octroyé à une femme: Renate Rubinstein (57 ans) reçut le prix Greshoff pour le meilleur essai avec son carnet de notes sur la maladie (sclérose en plaques) qui la menace, Nee heb je (Tu souffres de non). Se gardant

d'accuser les membres des jurys de ‘chauvinisme masculin’, mais tout de même indéniablement convaincues que les femmes de lettres néerlandaises sont l'objet d'une relative discrimination lors de l'attribution des récompenses officielles (un prix sur huit représente une proportion assez constante au cours de ces dernières années), trois jeunes femmes écrivains, Renate Dorrestein, Elly de Waard et Anja Meulenbelt, ainsi qu'une jeune éditrice, Caroline van Tuyll, ont pris l'initiative, l'année dernière, de créer un ‘pirx Fémina’ néerlandais. Ce prix, qui sera décerné tous les ans et qui récompensera toujours, successivement, une romancière, une essayiste et une poétesse, a reçu le nom de la première femme néerlandaise qui a pu vivre de sa plume: Anna

Septentrion. Jaargang 15 Bijns (1493-1575). La poétesse anversoise Anna Bijns, appelée aussi la ‘Sapho brabançonne’, était une adversaire féroce de Luther et de ses disciples. Quiconque s'absorbe dans son oeuvre s'étonnera qu'elle soit vénérée comme héroïne féministe quatre siècles plus tard: Bijns insistait dans ses ‘Refrains’ pour que soit décapité, noyé ou brûlé vif tout hérétique. Mais les créatrices de la Fondation Anna Bijns glorifient son ‘amour d'être humain pour l'être humain’ et le courage qu'elle montre en refusant de payer le prix de la liberté pour le confort du mariage ou du couvent. Les vers ironiques d'Anna Bijns sur le thème du mariage et de la prétendue supériorité des pères de famille (‘C'est bien d'être une femme, mais il vaut beaucoup mieux être un homme’) lui donnent apparemment, aux yeux des initiatrices, l'éclat nécessaire pour symboliser ‘la voix féminine dans les lettres’. Peut-être est-ce aussi la caricature e du XVI siècle, où Anna Bijns tire la langue (légende: ‘Anna Bijns nota’, en quelque sorte: ‘Gare à Anna Bijns!’, qui rendit attrayante l'idée d'utiliser son nom. Afin de pouvoir décerner à ‘la voix féminine’ un prix de 10 000 Fl (soit 180 000 FB ou 30 000 FF), une ‘soirée à bénéfice’ fut donnée en février au Concertgebouw d'Amsterdam. Celle-ci provoqua quelques émois dans la presse, étant donné que les hommes devaient acquitter un droit d'entrée plus élevé que les femmes. Motif invoqué par les organisatrices: le fait statistique que ‘les hommes ont en moyenne un revenu plus important que les femmes’. Le prix lui-même fut critiqué également en raison de la discrimination inutile qu'il instaure. Ce blâme ne fut pas désamorcé par la promesse incantatoire que les hommes pourraient aussi concourir pour ce prix ‘à condition qu'ils fassent entendre la voix féminine de façon convaincante dans leurs oeuvres’. Le jugement est toutefois exclusivement réservé à des femmes, auxquelles est confiée la tâche difficile de déterminer laquelle ou lequel des écrivains donne véritablement corps aux notions complexes de ‘canon féminin’ et de ‘voix féminine’ dans son livre. Les réactions à la présentation récente de la première lauréate, Josepha Mendels, sont cependant très positives, ce choix étant accueilli comme une réhabilitation justifiée d'une femme écrivain oubliée à tort. Josepha Mendels, aujourd'hui âgée de 84 ans, a écrit six romans, Rolien en Ralien (1947), Je wist het toch (Tu le savais pourtant..., 1948), Als wind en rook (Comme le vent et la fumée, 1950), Alles even gezond bij jou (Chez toi, tout respirait la santé, 1953), Heimwee naar Haarlem (Nostalgie d'Haarlem, 1958) et De speeltuin (Le jardin d'enfants, 1970), une pièce de théâtre et un petit nombre de récits. Très récemment a paru Joelika, ‘extraits sur la proximité de la mort’. L'auteur rédige actuellement ses mémoires. Lors de leur publication, les

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Josepha Mendels (o1902). romans de Mendels recueillirent peu de succès. Depuis 1980, année où la maison d'édition Meulenhoff racheta les droits à l'éditeur original, Querido, et commença à rééditer ses oeuvres, l'on note un léger regain d'intérêt. Comme écrivain, Josepha Mendels ne put vivre de sa plume (au contraire d'Anna Bijns!). Elle reçut une formation d'institutrice, mais alla s'installer à Paris en 1936, où elle travailla comme journaliste pour des quotidiens et des hebdomadaires néerlandais. Hormis pendant les années de guerre - en 1942 elle fuit les Allemands en raison de sa judaïcité, quitta la France et, passant par l'Espagne, gagna Londres où elle fut employée jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale comme ‘présentatrice’ à la section radio du service d'information et de diffusion du gouvernement -, Josepha Mendels a toujours vécu et travaillé à Paris. Elle y écrivit ses romans, mais elle y fit également (à l'âge de soixante-douze ans) ses débuts surprenants au théâtre dans la pièce avant-gardiste de Pierre Sala, Grenouille. Elle joua ensuite dans quelques films et séries télévisées. Pour avoir servi méritoirement la culture française, elle fut faite Chevalier dans l'ordre des palmes académiques en 1964. Aux Pays-Bas, la reconnaissance (littéraire), dont elle jouit, se limite à un prix (le prix Vijverberg), qui récompensa son troisième roman, Als wind en rook. Ses romans firent l'objet de très bonnes critiques de la part de chroniqueurs littéraires faisant autorité comme Simon Vestdijk et Jan Greshoff, mais pour les Pays-Bas puritains des années cinquante, les thèmes érotiques de Mendels étaient par trop provocateurs: ‘Ce livre met gravement en péril notre mode de pensée quotidien et notre moralité. Le lecteur est directement entraîné dans l'abîme de notre civilisation’. pouvait-on lire au sujet de son premier roman, Rolien en Ralien. Véritable ‘éducation sentimentale’ d'une jeune femme, ce livre porte les traces de l'influence de l'écrivain favori de Mendels: Colette. Le jury du prix Anna Bijns (destiné à récompenser l'ensemble d'une oeuvre) ne s'est certainement pas offusqué de l'immoralisme de Mendels, ni de la nonchalance un peu leste qui caractérise le style et la composition de ses romans. C'est la marque féminine qui a fait impression: ‘Un monde où le féminin est la règle et le masculin l'exception. Où les hommes, qu'ils soient gentils ou malveillants, sont essentiellement surprenants, étranges, autres. Les rôles sont donc inversés’. Le jeune écrivain A.F.Th. van der Heijden (34 ans) a eu une surprise agréable: en l'espace de vingt-quatre heures lui est parvenue deux fois la nouvelle qu'un prix littéraire important lui était attribué. Il s'avère en effet que le dernier livre de Van der Heijden, De gevarendriehoek (Le triangle des dangers, 1985) a été couronné à la fois par le jury du prix Bordewijk de La Haye (5 000 Fl, soit 90 000 FB ou 15 000 FF) et par celui du prix Multatuli d'Amsterdam (10 000 FL, soit 180 000 FB ou 30 000 FF). Pour ces deux jurys, la surprise était moins agréable. Leurs porte-parole

Septentrion. Jaargang 15 ont déclaré entre-temps qu'ils allaient se concerter en vue d'amorcer une meilleure coordination des prix littéraires. Auparavant déjà, les deux jurys avaient été embarrassés lorsqu'il était apparu, en 1984, que leurs prix respectifs

A.F.Th. van der Heijden (o1951). avaient été décernés au même livre: Machthebbers (Les puissants) d'Armando (pseudonyme de l'écrivain-peintre-téléaste Herman van Dodeweerd, né en 1929). Machthebbers est le produit de l'obsession du passé nazi qui hante l'esprit de son auteur: ce sont des bribes de conversations, des observations de l'attitude des nazis (pas seulement d'anciens nazis) devant l'histoire. Van der Heijden aussi est obsédé par le passé, mais chez lui il s'agit du sien. L'atmosphère oppressante de pauvreté ‘convenable’ qui règne dans le milieu ouvrier brabançon est une composante de sa trilogie ambitieuse, De tandeloze tijd (Le temps édenté). Cette trilogie n'est pas encore achevée, son auteur estimant devoir y consacrer quelque 1500 pages. De gevarendriehoek, le livre aujourd'hui doublement primé, constitue la deuxième partie de la trilogie, qui est précedée d'un prologue: De slag om de Blauwbrug (La bataille du Pont bleu, 1983). Sous les traits de son ‘working class hero’, Albert Egberts, Van der Heijden trace également le portrait de la génération désillusionnée et dépourvue d'idéal des années soixante-dix. Drame familial où il est beaucoup question d'inceste, d'alcoolisme, d'héroïnomanie, d'impuissance et de suicide, et qui est placé dans le contexte d'événements actuels tels que les ‘échauffourées du couronnement’ qui ont éclaté lors de la prestation de serment de la reine Béatrix en 1980, la trilogie de

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Van der Heijden a été acclamée en raison de sa virtuosité baroque. Quant à l'auteur, il considère aussi son ‘magnum opus’ comme un roman à thèse où sera exprimée ‘l'inertie fondamentale de l'homme’. Les parties achevées à ce jour ont été rééditées cinq fois chacune, ce qui représente un tirage estimé à 40 000 exemplaires. Le fait que les deux prix littéraires aient un effet positif sur les ventes constitue un phénomène nouveau aux Pays-Bas, déclare l'éditeur du livre, Ary Langbroek, de Querido. Jusqu'ici, les consécrations littéraires n'avaient exercé qu'une influence négligeable sur le public qui achète des livres. Diny Schouten

(Tr. P. Grilli)

Karel Jonckheere, octogénaire éclectique serein

Le 9 avril 1986, le poète flamand Karel Jonckheere, qui doit sa vocation poétique principalement au grand élégiaque Karel van de Woestijne, a fêté ses 80 ans. Son oeuvre poétique(1) se présente comme un témoignage autobiographique sous forme de confession lyrique, conçue essentiellement comme un complément à la vie dans le contexte d'une incessante quête de soi. La mer - il est né à Ostende -, la nature, les liens familiaux - plus particulièrement avec la mère -, la perte de la foi, la solitude, le mariage demeurant stérile, le désir de la continuité, en constituent les thèmes majeurs. La forme est généralement traditionnelle. Méfiant à l'égard de la sensibilité romantique, le poète cherche à contrôler ses sentiments et émotions par la sobriété dans l'expression de l'imperfection et de l'insatisfaction humaine, tout en préservant la tension poétique. Cette première période culmine dans le recueil De hondenwacht (1951 - Le quart de minuit), où le poète approfondit sa thématique, formule sa mélancolie essentielle et s'interroge sur son art. En 1946, Jonckheere quitte l'enseignement, devient inspecteur des bibliothèques publiques - il a toujours beaucoup oeuvré en faveur de la promotion du livre en Flandre. Nommé conseiller littéraire à l'Administration des arts et des lettres au département de l'Education nationale en 1958, il est chargé, en 1964, de la promotion de la traduction de la littérature flamande à l'étranger. A cet égard, en dépit des critiques que son action a pu susciter, il a fait oeuvre d'innovateur et préfiguré les relations culturelles internationales qui se sont développées et officialisées depuis. Vers 1950, Jonckheere refait sa vie. En 1951 naît un fils, frappé de cécité, auquel il se consacrera pleinement. Le poète aussi revit et se libère sur le plan formel: vers libres, associations de mots et d'images. Sa poésie se fait plus parlante. Cherchant à établir une harmonie entre individu et univers, le langage se fait plus concret et ciselé - les sens, les yeux surtout, jouent un rôle important - pour nommer et appréhender la réalité. La Roumanie fait office de symbole de tous les ailleurs. Au fond mélancolique fait contrepoids une ironie relativisante, qui permet de supporter une tristesse virile. La poésie l'aidant à abolir le temps, le poète adhère progressivement à la vie, qu'il se résigne à accepter positivement dans une sérénité patiemment acquise.(2) Ayant débuté par une pièce de théâtre, Jonckheere est l'auteur de nouvelles et de récits de voyage, a été très actif comme critique et essayiste, a composé plusieurs

Septentrion. Jaargang 15 anthologies. Il a consacré plusieurs ouvrages aux relations linguistico-culturelles flamandonéerlandaises, domaine dans lequel il a développé une activité intense. Il a réalisé de nombreuses traductions et, en les réécrivant, rendu accessibles au grand public nombre d'anciens chefs-d'oeuvre de la littérature flamande. Esprit caustique friand de paradoxes, il pratique volontiers l'aphorisme. Six volumes de mémoires et d'innombrables articles épars font, enfin, de ce maître de l'anecdote

Karel Jonckheere (o1906). un éminent chroniqueur de la vie culturelle flamande. Personnage énigmatique, espiègle, déconcertant, curieux de tout et doué d'une mémoire d'ordinateur, polyglotte habitant littéralement sa langue maternelle, qu'il manie de manière très ludique, improvisateur talentueux et causeur intarissable, mélancolique hyperactif d'une grande mobilité physique aussi bien que spirituelle, cet anticonformiste toujours sincère mais masqué a souvent provoqué les malentendus et controverses qui l'entourent. Flamand au flamingantisme discret mais opiniâtre, il a toujours, comme en se jouant, cherché à franchir des barrières et des frontières tant pour lui-même qu'en vue du développement culturel de son peuple. L'écrivain occupe une place quelque peu marginale, et le poète n'est certes pas toujours apprécié à sa juste valeur, mais cela aussi, Jonckheere l'aura relativisé depuis longtemps déjà, de sorte qu'il puisse dire: ‘Je préfère vivre mes vers que de devoir les écrire’. Willy Devos

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Karel Jonckheere. Traduit et préfacé par Henry Fagne, éditeur (Poètes néerlandais), Bruxelles, 1967. ROGER BODART, Karel Jonckheere. Présentation par Roger Bodart. Choix de textes traduits par Hugo Richter (version augmentée de l'édition de 1960), Seghers (Poètes d'aujourd'hui 171), 1968, 191 p. KAREL JONCKHEERE, Traduit du sang. Traduction de Jeanne Buytaert. Préface de Bert Decorte. La Renaissance du Livre, (Collection bilingue), Bruxelles, 1976, 130 p.

Eindnoten:

(1) KAREL JONCKHEERE, Poëtische inventaris (Inventaire poétique), Paris-Manteau, Amsterdam-Brussel, 1973, 568 p., comprend les quatorze recueils parus entre 1933 et 1969. Deux recueils sont venus s'y ajouter en 1976 et en 1981. (2) De nombreux poèmes ont été traduits en français, dans des revues, des anthologies, et sous forme de livre: KAREL JONCKHEERE, Le quart de minuit. Poésie 1935-1960. Choix de poèmes traduits par Roger Bodart et Hugo Richter. Préface de Roger Bodart. Editions universitaires, Paris, 1960, 202 p.

Lettres flamandes

Encore Timmermans

Il a déjà été signalé, dans cette rubrique d'actualités, que 1986 est une année Felix Timmermans (voir 15e année, 1986, no2). Revenons-y un instant. Dans la masse d'activités organisées à la mémoire de l'homme qui peignait avec une plume et narrait avec un pinceau, nous voudrions faire connaître encore, de manière séparée, quelques publications particulières. La petite monographie sympathique, écrite par le célèbre journaliste du Standaard, Gaston Durnez, sur De Goede Fee (La bonne fée, éditions Grammens, Aktueel no15) connaissait déjà une deuxième édition après quelques mois. En Allemagne fédérale aussi, la popularité de Timmermans demeure intacte. Le 100e anniversaire de la naissance de l'écrivain y est célébré par une édition commémorative en 4 volumes (Insel Verlag). En Flandre même, la veille de l'anniversaire de Timmermans (le 4 juillet), est parue une luxueuse étude d'archives comportant un inventaire complet de toutes les pièces

Felix Timmermans (1886-1947).

Septentrion. Jaargang 15 d'archives, précédé d'une édition scientifique annotée des journaux intimes et des fragments de journaux intimes de l'auteur. Cette édition prestigieuse, intitulée Al mijn dagen (Ma vie durant), est l'oeuvre d'Ingrid van de Wijer, laquelle en a fait un livre-cadeau aux illustrations superbes, publié par la jeune maison d'édition Den Gulden Engel à Wommelgem (près d'Anvers).

Prix: Claus et De Coninck

A la fin de l'été, des prix importants ont été attribués. Le (grand) Prix des Lettres néerlandaises 1986 est allé au Flamand Hugo Claus - cet événement a déjà été commenté de façon circonstanciée dans une autre rubrique de cette revue. Le prix fut remis au lauréat par la reine Béatrix le 14 novembre 1986. Plus modeste, mais néanmoins très honorable, le prix Jan Campert a été octroyé par la Fondation Jan Campert (Pays-Bas) au livre du poète flamand Herman de Coninck (o1944), rédacteur à la Nieuw Wereld Tijdschrift (Nouvelle revue mondiale) depuis 1983: De hectaren van het geheugen (Les hectares de la mémoire). Quelques semaines auparavant, ce recueil avait obtenu le prix de la Poésie aux Journées de la Poésie flamande qui, à Deurle près de Gand, avaient pu renaître de leurs cendres. Fait notable: le couronnement de De Coninck coïncide avec la parution de la dixième édition de son premier texte, De lenige liefde (L'amour souple, 1969), ce qui témoigne de la popularité peu commune de cette poésie - du moins en Flandre, car aux Pays-Bas De Coninck était peu lu jusqu'ici. L'oeuvre récente de De Coninck exprime une thématique complexe d'une manière ludique et accessible, riche en trouvailles linguistiques surprenantes. Toutefois, le ton fondamental de ses vers est devenu assez pessimiste. Cette évolution s'est poursuivie dans De hectaren van het geheugen, qui est un texte à la fois plus sobre et moins intimiste. Ce

Hugo Claus (o1929).

Herman de Coninck (o1944). recueil est imprégné d'une mélancolie profonde, d'une attention scrupuleuse et d'une sensibilité aux petites choses simples. Pour De Coninck, la poésie est essentiellement une particularisation ou, comme l'énonce une des souples métaphores visuelles de son nouveau livre: ‘La poésie, c'est: dans une tourmente de neige / ne suivre des yeux

Septentrion. Jaargang 15 qu'un seul flocon’. Le sommet du recueil est constitué par le cycle ‘Eclats de verre sous le soleil’, inspiré par la mort de la mère du poète. Il s'agit d'une poésie âpre, voire dure, et cyniquement relativisante, où un poète vieillissant s'exprime, mûri par une confrontation désarmante avec la mort et la précarité de la vie, avec le néant et la vanité de toute chose.

L'Académie a 100 ans

La Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal- en Letterkunde (Académie royale de Langue

Septentrion. Jaargang 15 75 et de Littérature néerlandaises), siégeant à Gand, a célébré son 100e anniversaire le 15 octobre 1986 par une séance publique fastueuse. Lorsque la Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde (Académie royale flamande de Langue et de Littérature) fut fondée en 1886 (la nouvelle dénomination date de 1972), elle avait déjà derrière elle une longue genèse de plus de 50 ans. Depuis la révolution belge et la déclaration d'indépendance (1830), Jan B. David et Jan-Frans Willems, le ‘père du Mouvement flamand’, prônaient la création d'une Chambre de Langue flamande, une société qui devait réaliser l'unité orthographique désirée de manière pressante dans les Pays-Bas du Nord et du Sud. A cette fin fut alors fondée en 1836 à Bruxelles la Maetschappy tot bevordering der Nederduitsche Tael- en Letterkunde (Société pour la promotion de la Langue et de la Littérature bas-allemandes). A l'origine, l'on songea à une Académie qui serait reconnue dans le Nord comme dans le Sud, à l'instar de l'Académie française. L'idée avait germé lors des congrès néerlandais, qui étaient depuis 1849 un centre de rencontre entre Flamands et Néerlandais, et s'était concrétisée dans la Zuidnederlandsche Maatschappij van Taalkunde (Société de Langue des Pays-Bas du Sud), fondée en 1870 (c'est l'actuelle Koninklijke Zuidnederlandse Maatschappij voor Taal- en Letterkunde en Geschiedenis - Société royale de Langue, de Littérature et d'Histoire des Pays-Bas du Sud). Entre-temps, de nombreux Flamands avaient acquis également une plus grande liberté d'action au sein de l'Académie royale de Bruxelles, réorganisée en 1845. Les projets d'une académie reconnue au Nord comme au Sud se heurtèrent à divers écueils et échouèrent finalement en raison d'un avis négatif de l'Académie des Pays-Bas (du Nord). Lorsque fut fondée l'académie flamande, son champ d'action n'était pas encore délimité avec précision. Au départ, elle comptait 25 membres ordinaires - essentiellement des linguistes et quelques auteurs renommés - ainsi que plusieurs membres d'honneur étrangers et des membres correspondants (dont le nombre fut adapté quelquefois). L'académie avait été créée par un gouvernement catholique et des tensions entre libéraux et catholiques eurent comme conséquence que d'importantes personnalités libérales ne purent y siéger au début. A titre d'exemple, Max Rooses, Paul Fredericq et Jozef Vercoullie adhérèrent alors à l'Académie royale de Bruxelles. Mais l'on en vint rapidement à une collaboration avec les libéraux flamingants. La composition de l'académie a présenté jusqu'ici un caractère varié résultant de calculs précis. L'arrêté royal du 14 juillet 1930 a fixé le nombre des membres ordinaires à 30. Lorsque fut créée en 1938 à Bruxelles une Koninklijke Akademie van Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten (Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts), l'académie flamande limita ses activités à l'étude, à la pratique et à la promotion de la langue et de la littérature néerlandaises, et à l'étude et à la promotion de la vie intellectuelle flamande en général. L'académie est un organe consultatif du conseil culturel de la communauté culturelle néerlandaise et du gouvernement. Ses rapports et avis sont classés dans les Verslagen en Mededelingen (Rapports et Communiqués) et dans les Jaarboeken (Annales), qui paraissent tous les ans depuis 1886 (sauf pendant la période 1914-1918). L'académie dispose d'un certain nombre de fonds spéciaux qui lui permettent de décerner des prix. Elle organise également des concours et publie des essais couronnés ainsi que d'autres travaux scientifiques. Depuis 1947, elle chapeaute aussi un Nationaal Fonds voor de Letterkunde (Fonds national de Littérature) qui soutient de jeunes auteurs en leur octroyant des subsides et des primes, et qui acquiert des oeuvres et des revues

Septentrion. Jaargang 15 littéraires de qualité, afin de les diffuser à l'étranger. A l'occasion du centenaire de l'académie, une exposition est organisée à Gand (un catalogue a été publié) et une brochure rédigée par M. Hoebeke, secrétaire permanent, est parue. (Les informations relatives à l'histoire de l'académie sont fondées sur W. Rombauts, De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde (1886-1914). Haar geschiedenis en haar rol in het Vlaams cultuurleven. (L'Académie royale flamande de Langue et de Littérature (1886-1914). Son histoire et son rôle dans la vie culturelle flamande), 3 parties en 2 tomes: I (1979) et II-III (1981). Anne Marie Musschoot (Tr. P. Grilli)

Denise, un roman du poète Andreus

Denise, le roman de Hans Andreus (1926-1977), vient d'être réédité et il suscite un regain d'intérêt. Andreus doit surtout sa réputation à son oeuvre poétique importante et à ses dizaines d'excellents livres pour enfants. Les quatre récits autobiographiques qu'il a publiés sont moins connus. Il s'agit en premier lieu de la nouvelle Bezoek (Visite, 1960), où il dépeint une journée mémorable de l'époque où il habitait dans un sous-sol à Amsterdam. En deuxième lieu vient le roman Valentijn, publié lui aussi en 1960, où il nous présente une image satirique de la vie quotidienne à la rédaction de la revue littéraire Podium, dont Andreus a fait lui-même partie à partir de 1951. Ensuite, l'on trouve le roman Denise (1962) et enfin, la nouvelle Uit het jeugdige leven van Melchior Blovoet (La vie joyeuse de Melchior Blovoet), qui relate la jeunesse du poète. Ce dernier livre fut publié en 1986 à titre posthume, car Andreus est décédé en 1977 à l'âge de 51 ans. Le roman autobiographique est un genre curieux. Non seulement l'écrivain trouve la matière du récit dans sa propre vie, mais il

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Hans Andreus (1926-1977). veille aussi à ce que le lecteur ait conscience que le personnage principal et l'auteur sont plus ou moins identiques. Plus ou moins, car ce livre reste un roman et n'est pas une autobiographie pure. Ces particularités s'appliquent clairement à Denise. La narrateur du récit, le jeune poète Bert, se rend au début du livre à Paris ‘-cette ville par trop célèbre-’, où il s'installe chez un ami. Il y rencontre une jeune fille, Denise, et le triste déroulement de leur histoire d'amour constitue le sujet du roman. La vie d'Andreus transparaît ici de façon manifeste. En 1951, à l'âge de 25 ans, il quitta Amsterdam pour se rendre à Paris à l'invitation de son ami, le poète Simon Vinkenoog, qui travaillait au siège de l'U.N.E.S.C.O. Il est aisé de reconnaître Vinkenoog dans l'ami du récit et l'amie d'Andreus, Odile Liénard, une Parisienne dont il a fait la connaissance par l'entremise de Vinkenoog, a servi de modèle pour Denise. Lorsque Andreus, dans le quatrième chapitre, fait se promener son ‘alter ego’, Bert, à travers Paris, il lui fait imaginer, dans un flot de pensées libres, des prénoms que pourrait porter sa bienaimée, et celui d'Odile apparaît parmi eux. Le lecteur à qui les dédicaces des recueils Italië et De taal der dieren (Le langage des animaux) avaient rendu ce prénom familier, interprétera un tel détail comme un indice du caractère autobiographique du récit. Toutefois, le lecteur qui est entré dans le jeu de ce genre romanesque ne doit pas céder à la tentation d'assimiler simplement les personnages et les événements du roman à des personnes rencontrées ou des faits vécus par l'écrivain. L'aspect intéressant de ce genre littéraire est qu'il permet de montrer comment l'auteur interprète sa propre vie. Le thème central du roman est l'impossibilité d'un amour parfait dans un monde d'illusions. L'amour de Bert et Denise peut résister à diverses agressions de l'extérieur, d'amis et de membres de la famille de Denise, mais à la fin, lorsque le couple d'amoureux se trouve en Italie, Bert est envahi soudainement par une pulsion destructrice au moment où il prend Denise à partie. Il parvient de justesse à se maîtriser, mais cette crise s'avère finalement fatale à sa liaison avec Denise. C'est un thème qui est lié à la question dominante dans la poésie d'Andreus: celle de l'identité propre, le ‘qui suis-je?’. Denise est le roman d'un poète: ce n'est pas un récit solidement construit, mais écrit intuitivement dans un style presque tâtonnant. Dès lors, ce livre laisse une impression de spontanéité et d'insouciance, bien que sa genèse soit compliquée. Andreus en commença déjà la rédaction à Paris. Il s'intitulait alors Nicole. Paris, avec ses petits hôtels quelquefois interlopes, où se déroule la vie de bohème d'un groupe cosmopolite de jeunes artistes et d'étudiants durant la période de l'‘existentialisme’, est décrit de manière vivante dans le récit. Pendant son séjour en Italie avec Odile en 1953, il en écrivit une version française à Rome, qu'il tenta de faire publier chez

Septentrion. Jaargang 15 un éditeur parisien par l'entremise de Raymond Queneau. Ce projet échoua. A ce jour, seul un chapitre de cette version française, le quatrième, a été retrouvé. Le roman devait s'intituler en français: Le monde des apparences, un titre qui renvoie d'une manière très directe au thème central du livre. C'est en 1962 seulement qu'Andreus put achever son roman, après qu'il eut traversé une crise psychique qui correspond au chapitre final de Denise. Du point de vue de la technique narrative, l'on peut faire diverses critiques, mais ce petit roman n'en trace pas moins un portrait attachant d'êtres que l'antagonisme entre apparence et réalité menace de détruire. Jan van der Vegt (Tr. P. Gilli)

Prix ‘Diepzee’ attribué à l'écrivain H. Mulisch

Si l'auteur néerlandais Harry Mulisch ne jouit pas encore dans le monde francophone de la réputation que l'écrivain flamand Hugo Claus s'est acquise par son livre Le chagrin des Belges, il n'est pourtant pas un inconnu: en 1984, paraissait chez Calmann-Lévy une excellente traduction, par Philippe Noble, de son roman De Aanslag, sous le titre français L'Attentat. Dans ce livre, Harry Mulisch développe magistralement le thème de la responsabilité à partir d'une tragédie survenue durant la seconde guerre mondiale. Peu de temps après sa parution, Nicole Zand du journal Le Monde consacrait à ‘L'Attentat’ un compte rendu très favorable. Il y était dit entre autres: ‘un roman facile à lire, difficile à digérer, qui remâche inlassablement le passé avec une lucidité, une profondeur de pensée, une férocité à l'égard de soi-même souvent intolérables, mais un livre excitant pour l'esprit’. Mulisch, auteur d'une oeuvre impressionnante, n'est pas seulement un écrivain apprécié du monde littéraire. Les jeunes le lisent également volontiers: le 8 octobre 1986, on lui décernera le prix Diepzee (assorti d'une somme d'argent et d'un diplôme). La caractéristique de ce prix est que ce sont des élèves néerlandais âgés de 15 à 18 ans qui ont choisi le lauréat. Le roman de Mulisch L'Attentat a bondi, ces trois dernières années, en tête du hitparade des 100 livres préférés par les élèves des classes supérieures

Septentrion. Jaargang 15 77 des lycées. C'est pourquoi ce prix lui a été décerné. Diepzee, publication de Wolters-Noordhoff est une création réussie de l'éditeur Ronald Dietz. Il s'agit d'un magazine littéraire à thèmes destiné aux élèves du second cycle de l'enseignement secondaire néerlandais. Il compte plus de 20.000 abonnés. La rédaction de Diepzee a mené une enquête auprès de nombreux jeunes lecteurs. L'enquête bien diffusée au niveau national a suscité plus de 1400 réponses. Elle peut donc prétendre à un taux de représentativité raisonnable. La rédaction voulait connaître quelles étaient les oeuvres littéraires le plus souvent citées dans les listes des candidats aux examens, quels livres jouissaient de la plus haute estime auprès de ce public précis et quels étaient les écrivains les plus appréciés par les élèves et pourquoi. Mulisch a emporté la palme du meilleur écrivain. Sur la liste des 100 premiers livres, il était en tête, suivi en deuxième position par Yvonne Keuls, en troisième position ex aequo par Jan Wolkers et W.F. Hermans, en quatrième position par Maarten 't Hart et en cinquième position par Kees Van Kooten. Les auteurs flamands Ward Ruyslinck et Jos Vandeloo occupent respectivement la septième et la dixième place. Le roman le plus apprécié par les élèves est celui de W.F. Hermans, ‘De donkere kamer van Damokles’ (1958); ce livre est immédiatement suivi par L'Attentat de Harry Mulisch (1982). L'Attentat et le livre De donkere kamer van Damokles sont à la première et deuxième place au hit-parade des dix premiers livres les plus souvent cités. L'enquête de Diepzee nous permet de conclure que ce sont surtout les livres à suspense qui ont la préférence des jeunes lecteurs. L'élément déterminant de leur choix est le sujet du livre: le thème le plus porteur est la guerre, de même les ouvrages qui traitent des problèmes de l'école et de la puberté retiennent plus particulièrement l'attention de la jeunesse. L'adaptation à l'écran d'un roman, les recommandations des maîtres et surtout celles des camarades jouent un rôle important dans leur choix. Parents et critiques des hebdomadaires n'ont ici aucune influence. Le prix Diepzee continuera à être attribué tous les trois ans. L'enquête menée à l'occasion de l'attribution de ce prix jette un éclairage intéressant sur le comportement littéraire des jeunes lecteurs et sur l'évolution de celui-ci. Espérons qu'en dépit du boom de la civilisation de l'image beaucoup d'entre eux deviendront les futurs lecteurs assidus de livres de valeur. Anton Claessens (Tr. M.N. Fontenat)

L'Association Guido Gezelle a 25 ans

Parmi les cercles littéraires voués à l'étude - et parfois à la vénération - d'un seul auteur, le Guido-Gezellegenootschap est un des plus solidement établis. Aux Pays-Bas fleurissent les associations qui se consacrent à la mémoire de Bilderdijk, de Multatuli, de Frederik van Eeden, de Jacobus van Looy, de Vestdijk, d'Achterberg et de quelques autres; en Flandre, ce sont les ‘amis’ de Conscience, de Felix Timmermans, de Cyriel Buysse, d'Ernest Claes et surtout de Guido Gezelle qui font le plus parler d'eux. Le grand poète flamand du 19ième siècle, un des précurseurs de la poésie moderne néerlandaise, a sa maison natale, transformée en musée, dans la capitale de la Flandre Occidentale, que Georges Rodenbach appelait ‘Bruges-la-morte’, mais les littérateurs

Septentrion. Jaargang 15 et les savants qui s'occupent de l'édition critique et de l'étude de son oeuvre ont leur port d'attache à Anvers. Ils sont groupés dans le ‘Guido-Gezellegenootschap’, qui compte 24 membres, et autour du ‘Centrum voor Gezellestudie’, un centre de recherche au sein de l'Université

d'Anvers. Il existe une étroite coopération entre les deux, le ‘Genootschap’ éditant des annales depuis 1963, le ‘Centrum’ publiant une revue ‘Gezelliana’ depuis 1970. Le ‘Guido-Gezellegenootschap’ vient de fêter son 25ième anniversaire à Roulers, petite ville de la Flandre Occidentale où Gezelle (1830-1899) passa les années décisives de sa jeunesse en tant qu'élève et jeune professeur au Petit Séminaire diocésain. Ce fut en effet en novembre 1961 qu'eut lieu à Kapellen, près d'Anvers, la première réunion du ‘Genootschap’, à l'initiative d'un éditeur flamand, Albert J.M. Pelckmans. Celui-ci, admirateur de Gezelle depuis ses études secondaires au Petit Séminaire de Hoogstraten (prov. d'Anvers), avait pris pour modèle l'association allemande qui se vouait à l'étude de Goethe et qui, dans les années 30, fut présidée par l'éditeur allemand Anton Kippenberg, directeur de l'‘Insel-Verlag’ à Leipzig. Le chanoine Antoon Viaene, conservateur du Musée Guido Gezelle à Bruges, en fut le premier président; le littérateur Stijn Streuvels, neveu de Gezelle, fut revêtu du titre de président d'honneur. Dès le début, les Hollandais étaient bien représentés dans la jeune association, et ce fut l'un des leurs, l'historien de la littérature Gerard Knuvelder, qui en assuma la présidence de 1967 à

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1981. Outre la publication de la ‘Gezellekroniek’ annuelle, le ‘Genootschap’ organisa des colloques à Anvers (1974), Courtrai (1977). Bruges (1980), Anvers (1985) et, pour commémorer sa fondation il y a un quart de siècle, à Roulers, le 11 octobre 1986, sous le thème de ‘Gezelle et la musique’. Sous les auspices du ‘Genootschap’ paraissaient, au fil des ans, maintes études consacrées à Gezelle, dont deux thèses de doctorat présentées par des membres de l'association, le Flamand B.F. van Vlierden et le Hollandais J.J.M. Westenbroek; la publication la plus prestigieuse, entreprise par le ‘Centrum voor Gezellestudie’, et appuyée fortement par le ‘Guido-Gezellegenootschap’, est l'édition des oeuvres poétiques complètes (Verzameld dichtwerk) de Guido Gezelle en 8 volumes, dont six ont déjà vu le jour (1980-1985). Le rédacteur en chef de cette vaste entreprise est le professeur Jozef Boets, qui succéda au professeur R.F. Lissens à la direction du Centre; le professeur August Keersmaekers, l'actuel président du ‘Genootschap’, en est un des collaborateurs. C'est bien sûr De Nederlandsche Boekhandel, maison d'éditions dirigée par Albert Pelckmans de 1934 à 1973 et depuis lors par ses fils, qui est l'éditeur de cet admirable ouvrage, couronné à juste titre pour son aspect aussi sobre que somptueux - deux caractéristiques qui s'accordent parfaitement avec la nature parfois dépouillée et parfois exubérante de la poésie du grand lyrique flamand. Ludo Simons.

Poésie flamande d'aujourd'hui

De temps en temps, le Centre belge d'expression néerlandaise du P.E.N. Club international prend l'initiative louable de publier en traduction une petite anthologie poétique. Des opuscules bien à la main, au contenu souvent plein de surprises séduisantes. Je pense à Een morgenland, een avondland (Un orient, un occident), paru en 1978 et nous présentant 14 poètes catalans et 14 poètes flamands; ou à Hongaarse poëzie (Poésie hongroise), publié en 1983. C'est le plus souvent le poète Albert Bontridder qui met sa sensibilité au service du P.E.N. Club international, en réalisant les choix de textes et/ou leur traduction. Nous accueillons aujourd'hui un ouvrage similaire, mais publié cette fois par ‘Actes Sud’ d'Hubert Nyssen, (Arles, février 1986), et intitulé Poésie flamande d'aujourd'hui. Cette fois-ci, la sélection des textes a été confiée au poète Dirk Christiaens et au critique littéraire Hugo Bousset. Mais c'est de nouveau Albert Bontridder, qui joue l'essentiel du rôle de guide et d'interprète. En une dizaine de pages, il nous promène à travers le paysage poétique flamand, en ayant le grand mérite de ne pas accabler le lecteur sous un flot de noms et de dates. Ces informations détaillées nous sont données, par contre, en fin de volume, dans une note (bien faite à mon sens) concernant chaque poète représenté. La traduction française d'une quasi-centaine de poèmes de 35 auteurs constitue le centre de l'anthologie. Qui regarde ces deux chiffres remarque immédiatement que les grands noms ont dû céder de la place à des dieux mineurs, et que l'ouvrage Poésie flamande d'aujourd'hui constitue un panorama. C'est là une constatation et non un reproche: ce n'est pas un hasard si le titre ne comporte pas d'article. D'ailleurs, quiconque a jamais essayé de transposer de la poésie en une autre langue n'aura aucune difficulté à admettre ce que Bontridder écrit dans son avant-propos:

Septentrion. Jaargang 15 ‘Pour large qu'elle soit, une telle sélection ne peut être qu'incomplète, limitée par la force des choses aussi bien dans le temps que dans l'espace. Mais la responsabilité du traducteur sur ce point est peut-être engagée d'une manière plus profonde. Le passage d'une langue à l'autre situe son effort au niveau d'une confrontation redoutable entre l'auteur et son lecteur, entre le texte original et sa reproduction dans une conscience différente. Il en résulte nécessairement des tensions dans la compréhension, des glissements du sens, mais aussi des surprises, des clartés peutêtre, qui font tout le prix de cette tentative un peu désespérée que constitue toute traduction littéraire’. En outre, en ce qui concerne la sélection, et Bontridder en convient, le lecteur ne doit pas croire que le stock de poètes et de poèmes ait ainsi été épuisé. La tendance baroque aurait aussi bien pu être représentée par les écrits d'un Patrick Conrad, d'une Christine D'Haen ou d'un Willy Spillebeen. Les rangs féminins auraient pu être renforcés par Jo Gisekin par exemple et ceux des jeunes par un Joris Denoo ou un Dirk van Bastelaere. L'espace de ce joli recueil (le détail du ‘Paysage aux trois arbres’ de Rembrandt fait très bien sur la couverture) permet cependant d'effectuer un voyage de découverte étonnant à travers une poésie flamande contemporaine qui pousse dru. Poésie flamande d'aujourd'hui est éditée avec le soutien du Commissariat général pour les Relations culturelles internationales et de l'Exécutif de la Communauté flamande de Belgique. Jan Deloof. (Tr. V. Cuziol).

Poésie flamande d'aujourd'hui, présentée et traduite par ALBERT BONTRIDDER, PEN International, Actes Sud, Hubert Nyssen (éditeur), Passage du Méjan, F-13200 Arles, 176 p., ISBN 2-86869-063-7.

Médias

Humo a cinquante ans

Les affaires un peu louches, il les étale régulièrement en pleine lumière; les abus, surtout dans le secteur social, il les dénonce sans pitié. Derrière l'apparence et les mensonges, l'hebdomadaire cherche la réalité et la vérité. On ne

Septentrion. Jaargang 15 79 saurait le nier, Humo s'occupe intensément de ce journalisme dévoileur, à peine pratiqué en Flandre. En outre, Humo dispose d'excellents dessinateurs: Ever Meulen, qui sait raconter en stylisant, Joost Swarte, dont le style limpide excelle à rendre l'essence psychologique d'une situation, et surtout Kamagurka, dont les dessins absurdes et cyniques sont sans doute les plus populaires. Si, d'un point de vue graphique, Kamagurka semble le moins doué des trois, les légendes de ses dessins compensent largement cette infériorité. A travers son oeuvre absurde et cynique, Kamagurka exprime parfaitement l'atmosphère et l'esprit de Humo. Par son approche critique et progressiste, mêlée d'humour et d'absurdité, et par son style ludique, l'hebdomadaire attire aussi bien de jeunes chevelus que des notables rassis de plus de trente ans, et bien qu'on y évite tout intellectualisme, l'hebdomadaire figure parmi les lectures de beaucoup d'intellectuels. Humo, Hebdomadaire Indépendant pour la Radio et la Télévision, existe depuis un demi-siècle. En 1936, on parlait de Humoradio, la télévision n'étant pas encore inventée. Parmi les hebdomadaires de télévision flamands, Humo occupe une place toute particulière. En effet, il est le seul hebdomadaire de télévision à se vouloir critique et progressiste, tandis que les autres émanent du centre conservateur ou du centre-droite. De toute évidence, le succès de Humo n'est aucunement attribuable à la seule absence de concurrents du même bord! Son succès tient à sa formule rédactionnelle focalisée sur l'interview. Chaque numéro contient un ‘Humo sprak met’ (Humo s'est entretenu avec), une longue interview avec des personnalités belges ou étrangères qui font l'actualité du moment. De plus, les reportages, les articles sur la musique et les programmes de radio et de télévision se font, autant que possible, sous forme d'interviews. Celles-ci garantissent un style aisé, direct et moins ennuyeux, et elles donnent l'impression au lecteur d'assister à l'entretien. Elles s'offrent aussi à une lecture agréable, surtout si l'interviewer sait trouver le style adéquat pour rendre l'interview badine et primesautière. Humo consacre beaucoup de soins à la formulation de l'entretien. Humo, qui prend une position tout à fait indépendante, parle sans détour. Werner Duthoy. (Tr. K. Geldof).

Le roi est mort! Vive le roi!

Le 1er septembre 1986, la B.R.T. (Radio et télévision néerlandophones) a accueilli son nouveau directeur. L'Administrateur général Paul Vandenbussche est parti en retraite et Cas Goossens, secrétaire de Vandenbussche depuis 1977, lui a succédé, ce qui garantit la continuïté de la gestion. Vandenbussche, qui a dirigé la B.R.T. vingt-cinq années de suite et qui a toujours défendu l'autonomie et l'indépendance de la chaîne publique avec une franchise brutale, quitte l'entreprise au moment précis où elle se voit menacée de deux côtés. Il faut tout d'abord noter le financement boîteux de la B.R.T. Le 4 novembre 1986, lors d'une conférence de presse sur sa gestion, Goossens a déjà traité de ce problème, qu'il estime absolument prioritaire. Depuis quelques années déjà, la B.R.T. ne dispose plus des fonds nécessaires à une programmation digne de ce nom. La situation de la deuxième chaîne, lancée en 1977, est symptomatique. Cette chaîne, pourtant forte d'une décennie d'existence, n'émet plus rien en semaine après dix heures du soir, ni pendant les week-ends; et au cours des mois de juillet et d'août, il n'y a guère de programmes. De toute évidence, un

Septentrion. Jaargang 15 semiproduit ne retient pas le client, ce que confirment d'ailleurs les taux d'écoute: le nombre de spectateurs de la chaîne croît ou décroît en fonction de la durée des programmes. La B.R.T. reçoit de l'Exécutif flamand, responsable politique de la radio et télédiffusion

Cas Goossens (o1937). néerlandophone, une dotation annuelle qui, en 1985, ne s'est élevée qu'à 55,5% de la redevance effectivement perçue. Si la loi de 1930 sur les médias prévoyait de lui en octroyer 90% la loi actuelle se garde bien de fixer un pourcentage. L'Exécutif flamand, qui se plaint lui-même de la parcimonie du Gouvernement national, pourrait augmenter la dotation mais il ne porte pas non plus la B.R.T. dans son coeur... Depuis des années, certains milieux politiques critiquent sévèrement le traitement de l'information par la B.R.T. et plus précisément par le service du journal télévisé. A l'autonomie de la B.R.T., réglée par la loi de 1960, était liée l'exigence de l'objectivité la plus stricte. Or, certains politiciens déclarent haut et fort que la B.R.T. ne remplit plus cette condition depuis plusieurs années, et le lui font payer par des restrictions budgétaires. Goossens a nettement affirmé que la chaîne publique devait être autonome et indépendante, c'est-à-dire libre de toute immixtion de la part des syndicats, des partis politiques ou d'autres groupes de pression. Il entend par ‘objectivité’ impartialité et distanciation. A ce sujet, il se réfère à la BBC-World Service, qui pourrait servir d'exemple à la B.R.T.. Quoi qu'il en soit, nous espérons que Goossens entamera un dialogue serein avec le service du journal, ce qui ne s'est jamais avéré possible sous le ‘règne’ de son prédécesseur. Celui-ci avait

Septentrion. Jaargang 15 80 même conçu l'idée d'un service d'informations ‘alternatif et correcteur’ pour la deuxième chaîne, projet rejeté depuis. D'autre part, des efforts s'imposeront afin de remédier au manque de personnel du service concerné, qui impute à cette carence une bonne partie des critiques qu'il essuie. La deuxième menace pesant sur la B.R.T. est la fin imminente de son monopole de diffusion, par suite de l'introduction de la télévision commerciale. Celle-ci impliquerait évidemment l'apparition de la publicité télévisée - pratique toujours interdite par la loi belge. Or si la déclaration gouvernementale de 1981 annonçait la télévision commerciale, il n'en est toujours pas question en 1986. Certains obstacles au niveau de la législation ainsi que les hésitations du secteur privé, sceptique quant à la rentabilité de la télévision commerciale dans une aire linguistique assez réduite - hésitations qui se sont progressivement substituées à l'enthousiasme initial - en sont responsables. Dans ce contexte, Goossens insiste sur l'introduction immédiate de la publicité télévisée afin d'arrêter la fuite de revenus publicitaires vers l'étranger. A ce sujet, des chiffres sont déjà disponibles. Goossens propose de faire diffuser de la publicité par la B.R.T. tant qu'il n'existe pas de télévision commerciale et sans que la B.R.T. s'en arroge les revenus. Tout cela, bien entendu, à condition que la B.R.T. reçoive de la part du Gouvernement des moyens financiers suffisants. Ainsi les quotidiens et les hebdomadaires bénéficieraient d'une partie des revenus publicitaires, à titre de dédommagement pour le détournement des flux publicitaires. Une autre partie des revenus pourrait s'investir dans l'industrie télévisuelle flamande. Lorsque la télévision commerciale existera effectivement, la publicité, toujours selon Goossens, sera gerée par une institution flamande autonome. Comment tournera cette discussion, l'avenir nous le dira. En tout cas, l'Administrateur général ‘frais émoulu’ se voit d'emblée confronté avec de grands défis. Werner Duthoy. (Tr. K. Geldof).

S.O.S. Hebdomadaires aux Pays-Bas

Depuis quelque temps déjà, la situation pénible des hebdomadaires néerlandais amène certains à sonner l'alarme. Les nouvelles récentes sur le Vrij Nederland corroborent davantage encore ce sentiment de malaise. Au cours des six dernières années, cet hebdomadaire de gauche a vu son tirage baisser d'environ 20%, soit de 115.000 à 91.000 exemplaires, et l'apport publicitaire s'est même réduit de moitié. Or, le cas de VN est représentatif de l'ensemble de la presse d'opinion néerlandaise: le tirage total de tous les hebdomadaires d'opinion a diminué de 534.000 exemplaires en 1981 à 413.000 en 1985, tandis que dans le même laps de temps, la part de la publicité décroissait de 30%. Face à de tels symptômes, une réflexion poussée s'impose de toute urgence, d'autant plus que cette crise au fond ne date pas d'aujourd'hui: qu'il s'agisse d'autres hebdomadaires comme Elseviers Magazine, De Tijd, De Haagse Post ou De Groene Amsterdammer, tous ont récemment eu de sérieux problèmes, qui n'ont pas cessé de s'aggraver. Les causes de ce malaise sont multiples et varient d'un cas à l'autre. Il n'est toutefois pas impossible de déduire certaines constantes des nombreux diagnostics, qui ont récemment vu le jour. Comme facteurs essentiels, on retient surtout les modifications

Septentrion. Jaargang 15 de comportement du public, le nouvel essor des quotidiens, et l'incapacité des hebdomadaires eux-mêmes à répondre aux fluctuations du marché de l'information. Pour ce qui est du public, il faut d'emblée souligner l'impact ‘budgétaire’ de la crise économique mondiale sur le pouvoir d'achat: ceux qui achètent encore un hebdomadaire n'en achètent le plus souvent qu'un seul là où autrefois ils en achetaient deux, voire trois. D'autre part, le choix des lecteurs devient plus fluctuant et ne se limite que rarement à un seul hebdomadaire: tantôt on lit tel journal, tantôt tel autre, ce qui affecte évidemment le taux d'abonnés constants. Ceci s'avère plus grave encore pour les hebdomadaires qui dépendent dans une large mesure de la distribution en vente libre, comme c'est par exemple le cas du VN. Enfin, bon nombre des lecteurs modernes ne disposent même plus du temps nécessaire à la lecture exigeante d'un hebdomadaire d'opinion. De leur côté, les quotidiens ont su profiter de certains changements qui ont profondément modifié le paysage des médias. Plus la radio et la télé renforcent leur monopole dans la simple distribution des nouvelles, plus les quotidiens pratiquent un journalisme de recherche et plus ils se mettent à analyser l'actualité. Simultanément, ils se sont efforcés d'élargir de façon considérable l'éventail de sujets potentiels, tout en suivant de très près le goût du public. Ainsi les quotidiens réussissent-ils à entrer en concurrence avec la presse d'opinion, même dans ces domaines qui sont traditionnellement et ‘canoniquement’ réservés à celle-ci. En outre, le journal de tous les jours reste intéressant du point de vue publicitaire, vu son tirage toujours respectable. Quant aux hebdomadaires eux-mêmes, différentes constatations s'imposent. En premier lieu, ils n'attirent que difficilement des investissements publicitaires puisqu'il s'agit de publications à tirage relativement restreint; la crise actuelle ne fait donc qu'aggraver cette difficulté inhérente à la presse d'opinion. Deuxièmement, les journalistes ont trop souvent tendance à évaluer l'actualité des seuls Pays-Bas, provincialisme qui va à l'encontre de l'internationalisation progressive de l'informa-

Septentrion. Jaargang 15 81 tion d'une part et du goût du public d'autre part. Ensuite, certains ont aussi souligné le vieillissement relatif des rédactions respectives, empêchant l'injection tonifiante, pourtant indispensable, de jeunes journalistes. On pourrait faire une remarque analogue à propos du public: on constate que la moyenne d'âge des lecteurs de la presse d'opinion est plus élevée que celle des lecteurs des quotidiens, ce qui semble confirmer les différences en dynamisme et en flexibilité entre ces deux réseaux d'information. La crise étant devenue sensible, les éditeurs concernés se rendent compte de la gravité de la situation. On reste toutefois convaincu des atouts indiscutables du médium; seulement, il s'agit de trouver le juste milieu entre les exigences de qualité et celles du marché. Quoi qu'il en soit, négliger l'effet des facteurs que nous venons d'indiquer, équivaudrait à un suicide commercial: il faut agir, tout le monde en tombe d'accord... Koen Geldof. Musique

Le Théâtre de musique d'Amsterdam

La ville d'Amsterdam a enfin son Opéra. Le 23 septembre 1986, le nouvel et grandiose édifice a été inauguré en présence de la reine avec un opéra. Il constitue avec la nouvelle mairie, qui sera achevée l'année prochaine, un seul et grand complexe. Officiellement, ce nouveau bâtiment s'appelle ‘Muziektheater’ (Théâtre de musique), mais tout le monde parle de ‘Stopera’, contraction de ‘mairie’ (stadhuis) et d'‘opéra’ (opera), les adversaires, préférant y voir une dérivation du slogan ‘Non à l'opéra’ (Stop de opera). Ce bâtiment, qui a coûté 360 millions de florins (soit 6,5 milliards de francs belges ou encore 1 milliard de francs français) a rencontré beaucoup de contestation au cours de sa longue genèse.

Le nouveau ‘Théâtre de musique’ (Muziektheater) ou ‘Stopera’ à Amsterdam.

‘Une capitale ne peut se passer d'un grand Opéra’, telle fut l'idée de départ. Et c'est ainsi qu'on commença à faire des plans dès 1915; au cours des années trente, l'homme d'affaires Koopman lança le projet d'un gigantesque Opéra et, en 1956, l'architecte Bernard Bijvoet fut officiellement investi de sa mise au point qu'il a suivie de très près jusqu'à sa mort survenue en 1979. Chaque plan fut vivement contesté, le futur Opéra fut situé tantôt ici, tantôt ailleurs, et chaque fois les habitants du quartier où on pensait l'implanter s'insurgeaient contre cette décision. Certaines de ces protestations menèrent même à de véritables émeutes marquées d'affrontements avec la police.

Septentrion. Jaargang 15 Entre-temps à Amsterdam, on s'était mis à élaborer des plans pour une nouvelle mairie. En 1968, l'architecte viennois W. Holzbauer remporta le premier prix lors d'un concours international sur ce projet. Vint alors le choc pétrolier, dont aucun de ces plans ambitieux n'avait tenu compte. En attendant des temps plus propices, rien ne se passa. En 1979, Holzbauer eut toutefois l'idée de réunir l'Opéra et la mairie en un seul et même bâtiment. Bien que cette trouvaille ne fût pas tellement géniale, elle fut bien reçue par nos parcimonieux Hollandais. On finit par fondre les plans de Bijvoet-Holz-Dam pour l'opéra avec ceux de Holzbauer pour la mairie. Même devant une telle décision, la protestation ne s'est pas tout à fait éteinte. Selon certains, la dépense est scandaleuse, d'autres s'attaquent à l'architecture qu'ils estiment trop pompeuse, uniquement destinée à impressionner. Le soir de l'inauguration, on a bruyamment protesté et la reine a dû passer par l'entrée des artistes. Mais, l'Amstellodamois authentique ne commencerait à s'inquiéter vraiment que s'il n'y avait pas de rixes de ce genre... L'Opéra hébergera de façon permanente deux grandes troupes: le Ballet national et l'Opéra des Pays-Bas. Elles y disposeront d'une scène d'une largeur maximale de 21 mètres. La salle, dont l'éclairage informatisé est assuré par une quantité impressionnante de spots, compte mille six cents places. Amsterdam a enfin son prestigieux Opéra et dès 1987, c'est-à-dire lorsque la mairie entrera en service, la ‘Stopera’ sera complète. Dirk van Assche. (Tr. K. Geldof).

Jef Van Hoof, compositeur polyvalent

Le centième anniversaire de la naissance d'un compositeur représente, pour le monde de la musique, une occasion idéale, sinon unique, de remettre cet artiste à

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Jef Van Hoof (1886-1959). l'avant-plan. Tel fut le cas pour Jef Van Hoof, né à Anvers le 8 mai 1886 et dont la ville natale ne manqua pas de célébrer le centenaire. De son vivant déjà, Jef Van Hoof (1886-1956), flamand convaincu, était reconnu comme une personnalité remarquable, un artiste doué. Quoiqu'il dût, après les deux guerres mondiales, essuyer quelques déceptions amères, il reçut cependant, à différentes occasions, des marques d'estime et de considération. Il étudia au ‘Koninklijk Vlaams Muziekconservatorium’ à Anvers, où il subit surtout l'influence de Paul Gilson. Après avoir été organiste pendant quelques années, il fut nommé professeur d'harmonie à l'école des carillonneurs de Malines (1925) ainsi qu'au ‘Koninklijk Vlaams Muziekconservatorium’ (1936). Il succéda, en 1942, en tant que directeur dudit conservatoire, à Flor Alpaerts, nomination qui lui fut promptement retirée en 1944. Souvent pionnier, il fournit un travail méritoire en tant que dirigeant de chorales, chef du ‘ Koperensemble’ (fanfare anversoise) qu'il forma et en tant que fondateur et animateur des ‘Vlaamse Nationale Zangfeesten’ (Journées nationales flamandes de chants). A l'étranger, plusieurs de ses oeuvres religieuses furent exécutées à différentes reprises par la ‘Capella Carolina’ (Aken) sous la direction de TH. Rehmann. Plus d'une de ses compositions obtint des distinctions, notamment l'hymne guerrier ‘Groeninge’ (1909) qui le rendit aussitôt célèbre auprès d'un large public. Contrairement à d'autres compositeurs de sa génération, on ne doit pas, lors de cette commémoration, sortir Jef Van Hoof des oubliettes car avec Peter Benoit et Renaat Veremans il compte parmi les compositeurs les plus connus en Flandre. Quelques hymnes guerriers très réussis lui ont valu jusqu'à ce jour une très grande renommée. De ce fait, on le considère, souvent à tort d'ailleurs, comme une figure de proue du mouvement flamand. C'est là une vision par trop simpliste, trop unilatérale. Ses autres compositions, bien que tout aussi valables, ne sont hélas que trop rarement -voire jamais - exécutées. A côté de ses hymnes guerriers, Jef Van Hoof composa quelques partitions très originales pour carillon ainsi que pour fanfare; il rassembla pour ces instruments un répertoire bien spécifique. Sur les traces de son maître, Lodewijk Mortelmans, il écrivit également une centaine de chants, les uns plus évocateurs, d'autres d'une plus grande intensité intérieure, ou encore des chansons populaires d'une grande simplicité ou d'une naïveté fragile. Ses oeuvres pour choeurs sont des créations très individualisées, d'une écriture fort harmonieuse et expressive. Il a enrichi le répertoire de la musique sacrée de quelques motets de qualité, d'un splendide Te Deum et de quatre messes remarquables. Quoiqu'on ne puisse compter Jef Van Hoof parmi les dramaturges il composa cependant, trois opéras dont l'oeuvre campagnarde ‘Meivuur’ (Le feu du mois de mai) et le jeu de l'amour ‘Jonker Lichthart’ (Le Gentilhomme

Septentrion. Jaargang 15 Lichthart) d'une verve plus légère. Il nous laissa également quelques très belles pages de musique de chambre, notamment ‘Klein Kwartet’ (Petit Quatuor) et ‘Nietigheden’ (Bagatelles) pour quatuor à cordes, ainsi que la ‘Suite voor drie fagotten’ (Suite pour trois bassons). Durant sa dernière période créatrice - il avait alors déjà dépassé le cap de la cinquantaine - il écrivit encore six symphonies, dont la dernière resta inachevée. Elles se caractérisent par une mélodie très claire, construite, la plupart du temps, sur des motifs concis, lyriques, et par une orchestration colorée avec une partition pour cuivres très originale. S'il est vrai que Jef Van Hoof se sentait étroitement lié à son peuple et qu'il y puisa son inspiration et sa matière, il ne se figea pas cependant, dans un provincialisme étroit, mais réussit par contre à intégrer la spécificité flamande dans un langage universal et romantique. S'il est vrai aussi que sa manière d'écrire se démarquait de celles de ses contemporains par plus de conventionnalisme, il faut toutefois remarquer que ses meilleures pages excellent par une esthétique concise, un lyrisme spontané et une harmonie riche qui s'est colorée, au fil des ans, d'éléments modernes. C'est pourquoi il est grand temps d'accorder à cet artiste sous-estimé et mal connu à l'étranger l'hommage et l'attention qui lui reviennent de droit. Hugo Heughebaert. (Tr. P. Lecompte).

Saint François d'Assise, opéra d'Olivier Messiaen

Une bagatelle de 2 000 pages pour un opéra de 5 heures! Olivier Messiaen y travailla 8 ans, de 1975 à 1983: 8 partitions d'une difficulté inouïe pour une exécution en huit tableaux, exigeant un choeur de 150 chanteurs et un orchestre de 120 musiciens auxquels il convient d'ajouter 9 solistes, 3 spécialistes d'Ondes Martenot (celles-ci étant l'ancêtre du synthétiseur) et 5 percussionnistes-solistes. Le dimanche 28 septembre, L'Opus summun de Messiaen, bouquet épanoui des multiples floraisons de son oeuvre entière, résonnait triomphalement au Centre musical de Vredenburg: pour la circonstance, on avait dû évacuer le parterre et les musiciens occupaient même certaines loges! - et le samedi sui-

Septentrion. Jaargang 15 83 vant, la KRO (radio-télévision d'obédience catholique) dut réclamer un temps d'antenne supplémentaire car cet opéra exceptionnel tint une foule d'auditeurs rivés à leur poste jusqu'à deux heures du matin. Comment expliquer cette fascination du grand public pour un compositeur qui se veut résolument d'avant-garde? A la fin des années quarante et au début des années cinquante, Messiaen était le compositeur le plus novateur en matière d'individualisation de composantes comme le rythme, le timbre et la dynamique. C'étaient surtout ses trouvailles rythmiques qui passionnaient les jeunes. Des compositeurs comme Michel Fano et Karel Goeyvaerts, puis les Pierre Boulez (amené par Fano) et les Karlheinz Stockhausen (converti par Goeyvaerts) construisirent sur ces bases le sérialisme. Pourtant si c'est Messiaen qui lança tout le mouvement, il ne s'agissait pour lui que d'une aventure passagère. N'avait-il pas également tâté le premier de la musique électronique pour s'en détourner par la suite? En dépit de l'incroyable rigueur et de la virtuosité technique de la composition, sa musique continuait à flatter les sens, elle gardait (jusqu'à un certain point) son expressivité mélodique et sa quasi permanente propension à l'extase. Elle restait beaucoup plus accessible à la passion et à l'émotion que la plupart des oeuvres sérielles, généralement très retenues. C'est surtout dans l'usage qu'il fit des Ondes Martenot que Messiaen déploya cette sensualité typiquement française, viscéralement étrangère à la Deuxième Ecole de Vienne dont le sérialisme - très redevable également aux expérimentations de Messiaen - est un surgeon. Ce qui, davantage encore, fait de Messiaen un merle blanc, c'est sa prédilection pour les chants d'oiseaux: n'oublions pas qu'il est ornithologue de profession! Dans beaucoup de partitions, les oiseaux - intermédiaires entre le ciel et la terre comme se plaît à le dire Messiaen, connaisseur averti de la mystique - donnent en quelque sorte le ton. On les retrouve naturellement dans l'opéra consacré à Saint François d'Assise: la légende rapporte en effet qu'il prêchait aux oiseaux. Les solistes leur empruntent même le rythme et le timbre de leurs leitmotive. Le couronnement de l'oeuvre est un grand concert d'oiseaux, qui combine leurs rythmes les plus complexes. La plupart du temps, les instruments se règlent ou bien sur le groupe des xylophones (comprenant xylophones, xylorimbas, marimbas et vibraphones) ou bien sur le groupe des 22 bois. Pour rendre l'impression de désordre que donne un vrai concert d'oiseaux au crépuscule ou à l'aube, l'auteur a ajouté des instruments qui ont à jouer à leur propre rythme, indépendamment de l'ensemble. La rigueur s'allie à la liberté: voilà tout Messiaen! Il n'est pas rare que la rigueur serve à atteindre une plus grande souplesse, paradoxe typique de Messiaen. Des rythmes compliqués sauvent la musique d'une périodisation par trop prévisible: la liberté naît de la discipline. Cette discipline est la première exigence d'une bonne exécution de la musique de Messiaen. Eh bien!, elle n'a pas fait défaut: la quasi-totalité du ban et de l'arrière-ban des musiciens employés par la radio-télévision néerlandaise (choeurs et orchestres) a fourni, sous la direction de Kent Nagano une prestation sans égale. Si la représentation scénique donnée à Paris fut des plus décevantes - il faut dire qu'on ne voit pas comment on pourrait mettre en images un sujet mystique - la première exécution concertante intégrale fut un glorieux succès dont il est même

Septentrion. Jaargang 15 bien difficile de trouver un équivalent aux Pays-Bas, parmi toutes les manifestations musicales passées. Ernst Vermeulen (Tr. J. Fermaut)

Vic Nees, cinquantenaire

Cette année, nous fêtons le cinquantième anniversaire de Vic Nees, compositeur pour choeurs bien connu et promoteur du renouveau des chorales flamandes. Un hommage chaleureux et bien mérité lui a été réservé dans différents endroits. Vic Nees, fils du compositeur et carillonneur Staf Nees, est né à Malines le huit mars 1936. Il étudia au ‘Koninklijk Vlaams Muziekconservatorium’ à Anvers, noua des contacts - via Marcel Andries - avec le jeune mouvement allemand de musique chorale et fut proclamé à Hamburg, en 1964, lauréat du ‘Meisterkurs für Chorleitung’ sous la direction de Kurt Thomas. Producteur depuis 1961 à la B.R.T., il en dirige la chorale depuis 1970. Peu de musiciens, en Flandre, exercent une influence aussi profonde et ont un tel impact sur la vie musicale que Vic Nees: c'est une figure de proue et il a plus d'une corde à son arc. Inlassable, il s'efforce depuis de nombreuses années de propager la musique flamande. Dans les concerts, les programmes radiophoniques et les éditions musicales il réserve à l'oeuvre des compositeurs flamands d'hier et d'aujourd'hui la place qui lui revient. Par ses actes et ses paroles il veut faire découvrir notre patrimoine à un large public. La chorale de la B.R.T. est rapidement devenue, grâce à sa direction efficace et compétente, un ensemble professionnel d'une grande virtuosité et d'une grande maîtrise, à l'aise dans tous les genres et tous les styles. Le rajeunissement que connaît en Flandre la musique chorale pour amateurs lui doit beaucoup. Sa collaboration à différents cours, ses avis écoutés et surtout l'édition d'un répertoire pour chorales, adapté et de qualité, contribuent fortement à maintenir dans les chorales flamandes un excellent niveau. Vic Nees demeure cependant avant tout compositeur. Il a composé quelques oeuvres pour orgues et piano, une Sérénade pour

Septentrion. Jaargang 15 84

Vic Nees (o1936). orchestre à cordes, quelques cycles de chants très subtils (Requiem voor een kind; Op de keerkring; Ons derde land - Requiem pour un enfant; Aux Tropiques; Notre troisième pays) ainsi que quelque cinquante compositions essentiellement pour choeurs. Il a ainsi irréversiblement libéré la musique chorale flamande du joug de la tradition romantique et l'a réorientée par des techniques contemporaines et un langage strictement personnel vers des conceptions basées sur la Renaissance et le baroque primitif. Son oeuvre connaît, au point de vue stylistique, une évolution. On retrouve ainsi dans ses premières oeuvres (Mijn herder is de Heer; Aloeëtte Voghel Clein; Kleine Geestelijke Triptiek; Fünf Motetten - Le Seigneur est mon berger; Alouette petit oiselet; Petit triptyque spirituel, Cinq Motets) l'influence du style nouveau de la musique chorale allemande. Dès la cantate Rachel (1970) il composa une musique plus engagée et utilisa des techniques de choeurs actuelles: Mammon; Mattheus en de Rijkdom (saint Matthieu et la richesse); Als een duif op het dak (Tel un pigeon sur le toit) etc. Dans son oeuvre plus récente telle Magnificat, Tweeklank van aarde en water (Dialogue sonore de la terre et de l'eau), Veni Sancte Spiritus, il travaille d'une manière plus structurelle autour de petites cellules et tend vers ce qu'il est convenu d'appeler la ‘nouvelle simplicité’. Malgré l'évolution dont nous venons de parler, l'oeuvre de Vic Nees se caractérise par un certain nombre de constantes. Le compositeur attache une grande importance aux rapports entre les mots et le langage musical. A chaque page l'interprétation musicale du texte traité est aussi riche que surprenante. A chaque fois, Vic Nees cherche à interpréter ou à décrire d'une manière musicale le contenu, l'atmosphère et surtout la symbolique profonde des mots et du texte. Il parvient cependant, à l'opposé de la vision romantique, à combiner l'interprétation musicale du texte avec une esthétique pure, en même temps qu'originale. La forme mélodique et le rythme connaissent alors bien souvent un cours très personnel et divergent. Les sonorités aussi nous surprennent car elles sont tantôt délicates tantôt grinçantes; il en va de même pour son approche très directe et très concernée des voix. Les pages de musique chorale de Vic Nees excellent par ailleurs par leur style vocal et polyphonique et par leur construction solide quoique variée. Qu'il s'agisse de musique religieuse ou profane, d'une oeuvre ludique ou passionnée, chaque composition vocale de Vic Nees envoûte du début à la fin parce que très souvent elle est porteuse d'un message et que le compositeur parvient à faire passer ses sentiments d'une façon expressive, parfois même descriptive.

Septentrion. Jaargang 15 C'est à juste titre qu'on peut lui rendre hommage en Belgique et à l'étranger et reconnaître en lui le compositeur contemporain pour chorales le plus influent de Flandre. Hugo Heughebaert Tr. P. Lecompte) Néerlandistique

Le néerlandais et l'enseignement international dans l'Académie de Lille

Au carrefour des préoccupations

Les nouveautés dans le domaine de l'enseignement du néerlandais en France sont suffisamment rares pour que l'on s'interroge sur les motifs qui ont conduit l'Académie de Lille à associer cette langue et cette culture à l'opération un enseignement international et bilingue pour le Nord-Pas-de-Calais. La mise en oeuvre de ce projet depuis 1982 répond à des préoccupations régionales apparemment fort éloignées les unes des autres... et de la promotion du néerlandais en particulier. A l'origine de cette initiative, il y a, en premier lieu, des soucis d'ordre économique. En raison des mutations qui touchent ses activités traditionnelles - portuaires, charbon, acier, textile - le Nord-Pas-de-Calais se doit d'assurer sa reconversion en s'orientant vers de nouvelles filières et débouchés porteurs. Dans cette recherche, les décideurs régionaux trouvent sur leur passage les étapes obligées de tous les réajustements économiques actuels: utilisation accrue des technologies avancées, internationalisation des échanges, modification profonde des outils d'information et de communication. Cette évolution indispensable a, bien entendu, des implications fondamentales sur le mode de vie et de pensée des individus et groupes concernés. Se trouveront mieux à même de s'insérer dans ‘cette société de la matière grise’, du tertiaire et de l'informationnel ceux qui auront su développer leurs facultés d'écoute, d'adaptation, de conception et d'intervention interactive. En pensant aux générations montantes, le Nord-Pas-de-Calais s'est interrogé sur les moyens à mettre en place dans les formations initiales afin de pouvoir faire face à ce défi humain nouveau. En second lieu, un groupe

Septentrion. Jaargang 15 85 d'associations spécialisées(1), le Conseil Régional et le Rectorat de Lille ont estimé qu'il était possible de répondre à cette préoccupation d'origine économique en s'appuyant dans le domaine éducatif sur la position géographique exceptionnelle de la région, c'est-à-dire en misant sur les langues. Le Nord-Pas-de-Calais est, en effet, la seule Région qui puisse se prévaloir de la proximité immédiate de trois langues et cultures à forte connotation économique et culturelle. Le périmètre Lille, Londres, Amsterdam et Ruhr ne représente-t-il pas le bassin d'emploi et d'activités le plus important du monde? Enfin, cette volonté de marier l'économie et l'éducation dans les formations initiales n'est pas dénuée de fondement historique ni de préoccupations sociales et culturelles. En tant que carrefour d'accueil, le Nord-Pas-de-Calais connaît à la fois des concentrations migrantes originaires des pays du Sud (Maghreb, Italie, Espagne, Portugal,...) et des populations traditionnellement habituées à vivre l'interculturel et le multilinguisme. Et le Nord n'est-il pas la Flandre du midi, la distance de Calais à Douvres serait-elle davantage qu'un pas quotidiennement franchi? Certes, il y avait là matière à réflexion pour concevoir un projet éducatif donnant la priorité aux langues. Mais sous quelle forme et quelle place pouvait y prendre le néerlandais alors que l'on sait le sort généralement dévolu aux langues dites à diffusion restreinte?

Conforme aux acquis scientifiques

L'idée d'un enseignement international bilingue disséminé sur l'ensemble de la région dans un nombre croissant de classes maternelles et élémentaires s'est imposée aussitôt comme la seule solution tenant compte des derniers acquis scientifiques et du statut inégal des langues retenues: - sur le plan pédagogique, l'apprentissage présecondaire des langues s'avère efficace. Les tout jeunes apprennent mieux les langues étrangères que leurs aînés. Ils peuvent prétendre à un excellent degré de bilinguisme en fin de scolarité. La rencontre avec d'autres modes de pensée et façons de vivre ne les gêne pas. Elle accroît leurs facultés d'analyse et d'adaptation et stimule leur intelligence. - sur le plan social, les enfants défavorisés ou d'origine migrante y trouvent un mode d'expression nouveau favorisant leur insertion sociale, valorisant des langues et des cultures trop souvent dépréciées. De ce point de vue, cette forme d'enseignement participe à la lutte contre l'échec scolaire. - sur le plan professionnel, la connaissance des langues étrangères constitue un atout majeur de plus en plus indispensable et les jeunes qui ont appris très tôt d'autres langues s'habituent plus facilement à l'utilisation des langages mathématiques et informatiques. - sur le plan économique, la création d'une structure éducative unique en Europe constitue un pôle attrayant pour les décideurs chargés du choix de l'implantation de leur entreprise. - sur le plan de la politique des langues, la mise en place de l'enseignement de langues autres que l'anglais ou l'allemand dans les cycles préélementaires et primaires permet d'assurer un plus grand pluralisme des choix. Le néerlandais, l'italien, le portugais ou l'arabe ne se trouvent pas alors confrontés à la

Septentrion. Jaargang 15 concurrence des langues qui dominent les cycles secondaires français. Ils constituent dès lors un atout supplémentaire en même temps qu'un tremplin vers d'autres apprentissages.

Fortes de ces arguments, les autorités académiques lilloises ont sélectionné la commune de Wervicq-sud, une petite ville coupée par la frontière (linguistique) franco-belge, pour tenter de créer une section franco-néerlandophone dans l'école primaire Pasteur, le seul établissement public du côté français.

Le succès du néerlandais

Après diverses réunions avec la municipalité et une session de formation avec les instituteurs, une assemblée réunissant la totalité des parents wervicquois a été provoquée sur le thème de l'enseignement bilingue et le projet d'implantation d'une section franco-néerlandophone pour les élèves des classes de CP, CE1, et CE2. Au vu d'une bande vidéo présentant les résultats déjà obtenus dans les autres langues et villes concernées, la grande majorité des familles a accepté que l'expérience soit lancée à titre expérimental pour une durée de trois mois avec une enseignante belge rétribuée par les autorités belges et une enseignante néerlandaise détachée par le Ministre de l'Enseignement de La Haye. Au début de l'année 1986, il a pu être constaté que les 150 enfants qui participent actuellement à l'opération suivent avec enthousiasme les cours dispensés sous forme de chants, de jeux, de comptines et d'activités diverses. Tant en néerlandais qu'en français les résultats auxquels aboutissent les enseignants sont très encourageants. A telle enseigne que nombre d'instituteurs et de parents français ont demandé aux enseignants néerlandophones... d'organiser également des cours au profit des adultes. Quand l'ensemble de l'école sera impliqué dans cette opération (dans deux ans), 50 élèves parlant et écrivant le néerlandais sortiront chaque année de cet établissement pour entrer dans un collège où ils pourront parfaire leur formation initiale bilingue tout en amorçant en classe de 6e ou de 4e l'apprentissage d'une seconde langue vivante (anglais, allemand ou espagnol). D'ores et déjà le maire de la ville, qui a assisté aux festivités de la Saint-Nicolas organisées dans l'école, se réjouit de pouvoir engager à l'avenir des personnels en mesure de dialoguer en deux langues avec les Wervicquois néerlandophones habitant en Belgique.

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Perspectives

L'opération un enseignement international et bilingue pour le Nord-Pas-de-Calais s'étend progressivement telle une tache d'huile sur la région. Représentera-t-elle un tournant dans l'enseignement scolaire du néerlandais en France et, en particulier, dans l'Académie de Lille? Il est certainement trop tôt pour tirer des conclusions. De nombreux problèmes doivent encore être résolus. Il n'existe pas de manuels franco-néerlandais spécifiques à un enseignement bilingue de ce type. Les enseignants ont besoin d'approfondir leurs connaissances et leur formation grâce au soutien qui leur est assuré par l'Association Régionale pour l'Education Interculturelle des jeunes (A.R.P.E.I.J.), un organisme spécialement créé à cet effet par l'ensemble des autorités impliquées.(2) Un bilan de fin d'année devra très certainement être établi par chacun. Il n'est cependant pas douteux que cette formule d'enseignement du néerlandais recueille des avis et des réactions favorables de la part des décideurs comme de la part des spécialistes français et étrangers. Sachant qu'en Espagne, en Italie, en Union Soviétique et au Canada, des régions entières se sont lancées avec succès dans de telles initiatives, on peut espérer que l'opération du Nord-Pas-de-Calais permettra au néerlandais de se constituer à partir de quelques sections de ce type une épine dorsale bilingue franco-néerlandophone. Elle fait cruellement défaut dans une région où les traditions et les efforts conjugués des enseignants de néerlandais ont créé les conditions favorables à l'épanouissement de tels projets qui ouvrent les portes de l'avenir, vers une Europe des peuples. Klaus Gerth

Enseignement International?

- Le cursus comprend: a) un programme de 6 heures hebdomadaires dispensées dans la langue partenaire propre à la section par un enseignant originaire du pays concerné. b) Les programmes français sont aménagés pour tenir compte des 6 heures de langue et culture étrangères (21 heures au lieu de 27). - Les effectifs élèves comprennent en général de 25 à 50% d'élèves originaires du pays partenaire. Dans le cas du néerlandais, l'opération a été lancée dans une école frontalière. Les élèves d'origine belge pourront s'inscrire dès la rentrée de septembre 1986. - La scolarité est gratuite.

Faits et chiffres:

- 1 800 élèves concernés de la maternelle au CM2, soit 72 classes (septembre 1985). - 88 instituteurs dont 16 étrangers rétribués par l'Education Nationale et les pays partenaires.

Septentrion. Jaargang 15 - Langues: allemand, anglais, italien, néerlandais, portugais. - Villes: Beuvry (D), Calais (GB), Lille (GB), Roubaix (I et P), Tourcoing (I et P), Wervicq-Sud (NL). - Taux des réinscriptions depuis 3 ans: 95%.

Eindnoten:

(1) Le Comité d'Expansion de la Métropole Nord, Europe-Education, le centre mondial d'information sur l'Education bilingue. (2) Conseil Régional, Communauté Urbaine de Lille, municipalités, Rectorat, Associations de parents d'élèves, autorités étrangères partenaires (Portugal, Italie, Grande Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Allemagne fédérale).

Philosophie

Glossaire de la Pensée Critique

Initier un large public à la philosophie n'est pas tâche aisée. Nombreuses sont les personnes, qui, bien qu'intelligentes, trouvent le jargon philosophique ardu ou étranger à la réalité. Et pourtant, beaucoup ressentent le besoin de répondre aux questions qu'elles se posent sur la connaissance, le sens de la liberté, le bien et le mal, la finalité de la vie et la mort. Le philosophe de métier entend souvent poser la question suivante: que nous apporte aujourd'hui la philosophie? Cette interrogation en dissimule très souvent une autre: les philosophes peuvent-ils nous aider à résoudre nos problèmes? Et une autre encore: comment pouvons-nous appréhender la philosophie? Il n'est pas facile de répondre simplement à ces questions. On peut suggérer de lire quelques grands auteurs accessibles à tout un chacun tel Platon dont l'oeuvre est traduite en néerlandais et en français dans son intégralité. Toutefois, si ce conseil est bien accueilli, il est rarement suivi. La lecture de Platon peut pourtant procurer bien du plaisir et il n'est pas nécessaire d'avoir reçu une formation philosophique pour l'aborder. Le public désire une introduction aisée, un abrégé, une présentation pour les non-initiés. Il n'existe pas d'ouvrage répondant à ces besoins. Néanmoins les personnes qui s'intéressent à la philosophie peuvent avoir recours à certains moyens qui leur permettront de se familiariser à la fois avec quelques notions fondamentales et certains philosophes. Ces moyens ne constituent bien sûr qu'une étape initiale car l'expression de pensées existentielles n'a rien à voir avec les livres, elle naît plutôt d'une réflexion personnelle. Le Glossaire de la Pensée Critique, paru récemment, peut servir d'aide dans un premier temps. Il s'agit d'une publication à feuilles volantes (Samson, Alphen aan den Rijn/Brussel) présentant à un vaste public une centaine de philosophes, psychologues, historiens, théologiens, sociologues et politologues. Elle met toutefois l'accent sur la philosophie et constitue l'initiative la plus remarquable prise dans ce domaine ces dernières années. Elle vise à satisfaire le besoin d'une information vulgarisée, et cependant pointue, de ceux qui s'intéressent à la philosophie, et qui doivent, pour des raisons professionnelles, disposer d'une documentation fiable

Septentrion. Jaargang 15 exposant par exemple les pensées du physicien populaire Frank Capra, du philosophe Emmanuel Levinas ou du théologien Dorothee Sölle. C'est la première fois qu'un diteur néerlandais fait autant appel à la collaboration de spécialistes flamands. Un certain nombre de Flamands figurent également dans la liste des penseurs choisis: Leo Apostel, Ernest Mandel et Edward Schillebeeckx. Il font ainsi l'objet de monographies paraissant en série sous forme de dix livraisons, à raison de deux ou trois chaque année. Jacques de Visscher (Tr. V. Cuziol)

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Politique

Portrait de R.F.M. Lubbers

Octobre 1985: une foule massive réunie à La Haye dans une atmosphère tendue, protestation de l'ensemble des mouvements pacifistes contre la résolution prise par le gouvernement de donner son accord de principe - certes conditionnel - à l'implantation des missiles de croisière sur le sol néerlandais; remise, au même moment, d'une pétition populaire au succès énorme contre cette installation. Le Premier Ministre Lubbers est apparu sur le podium. Dans le vaste hall, l'on perçoit un mélange d'admiration - parce qu'il a osé se jeter dans la gueule du loup -, et de méfiance - parce qu'il fait étalage de son audace pour accroître sa popularité. Quoi qu'il en soit, il se trouvait là. On ne le laissa pratiquement jamais s'exprimer, mais avec intrépidité Lubbers poursuivit son discours, se montrant compréhensif à l'égard des contestataires tout en justifiant le point de vue adopté par le gouvernement. Après les élections de mai 1986, Ruud Lubbers (47 ans) est de nouveau à la tête d'une coalition démocratechrétienne et libérale. Pourra-t-il conserver, au cours de ce deuxième mandat, la popularité qu'il a acquise pendant son premier gouvernement? Il est de fait que ses partenaires libéraux voudront, après leur perte considérable en suffrages, redéfinir plus nettement leur image, de telle sorte que le groupe libéral, confronté actuellement au chaos, ne sera plus aussi accommodant qu'à l'époque de Lubbers I. En outre, la direction du Parti socialiste n'est plus entre les mains de Joop de Uyl, qui, à l'âge de 67 ans, est à l'automne de sa vie politique, mais entre celles du jeune leader syndical Wim Kok. De plus, l'opposition a été renforcée par , le dirigeant, encore jeune lui aussi, du mouvement politique qui a prudemment refait surface: Democraten '66. Ces deux opposants ont un look jeune, ce qui au cours de la législature précédente était à l'évidence le monopole de Ruud Lubbers, que l'on appelait parfois: le jonge elder statesman (le jeune vétéran de la politique). Il est aussi de fait que son intervention rassurante a abouti (surtout grâce à la télévision) à un gain de dix sièges pour le Parti démocrate-chrétien (CDA). En effet, ce gain s'explique uniquement par l'‘effet Lubbers’. ‘Cela m'intimide’, a confié Lubbers à l'épouse de son adversaire socialiste, Liesbeth den Uyl. Rudolf Frans Marie Lubbers est né en 1939 à Rotterdam (la ville industrieuse); il a suivi avec grand succès les cours de la section scientifique du célèbre Canisius-College (S.J.); il est ensuite allé étudier l'économie à l'Université de Rotterdam et en a été diplômé à l'âge de 22 ans avec la mention cum laude. Une carrière scientifique s'ouvrait à lui mais, en raison du décès prématuré de son père, Ruud a été appelé à prendre en charge l'entreprise familiale, les ateliers métallurgiques Hollandia. Comme jeune employeur, il a nourri un grand intérêt pour les problèmes sociaux. Il était surprenant de voir que, lorsqu'il fut sollicité en 1973 pour devenir Ministre des Affaires économiques au sein du cabinet du socialiste Joop den Uyl, le mouvement syndical le recommanda chaleureusement au formateur. Lubbers donnait alors l'impression d'être de gauche. Dans ce gouvernement, il n'était certes pas le Ministre le plus conciliant; il a quitté maintes fois le Conseil de Cabinet en claquant la porte, etc. Non pas parce qu'il s'opposait a priori au point de vue de ses partenaires socialistes, mais bien plutôt,

Septentrion. Jaargang 15 vraisemblablement, parce que le Premier ministre socialiste de l'époque, Joop den Uyl, et Lubbers sont tous deux des personnalités actives qui aiment travailler dur et s'occuper de tout. Cependant, Lubbers ne doit pas spécialement sa popularité à la fonction ministérielle qu'il a assumée dans l'ombre de Den Uyl, ni à l'activité

Ruud F.M. Lubbers (o1939). un peu vague qu'il a exercée ensuite à la tête du groupe démocrate-chrétien au Parlement; il la doit à son mandat de Premier ministre qu'il a rempli avec efficacité, alors qu'il était le plus jeune Premier ministre des Pays-Bas (1982). (Il est peut-être bon de faire observer ici que la notion de Premier ministre ou de Ministre-Président, telle qu'on la désigne le plus souvent aux Pays-Bas, n'était pas, naguère encore, un véritable concept politique. Le Premier ministre était plutôt considéré comme le Président (neutre) du Conseil des Ministres. Ce Président est devenu depuis le chef politique du gouvernement et de la nation, notamment en raison de son intervention hebdomadaire devant les caméras de télévision aussitôt après la réunion du Conseil des Ministres.) L'on sait de Lubbers qu'il téléphone à ses Ministres avec une grande régularité pour leur dire: ‘il n'y a rien de particulier, je voulais seulement vous parler’. Sa connaissance des dossiers traités par chaque Ministère est fabuleuse. En outre, si des problèmes surgissent dans un Département ou au sein du gouvernement, il ‘improvise’, selon un de ses Ministres, ‘dix solutions de rechange, mieux, il les imagine alors même que vous êtes assis à côté de lui!’ Les exemples ne manquent pas: prenez par exemple la question des missiles de

Septentrion. Jaargang 15 88 croisière et la législation en matière d'euthanasie. Diverses théories tentent d'expliquer le pourquoi de la popularité qu'il a acquise en dépit du fait que sa fortune personnelle est évaluée à plusieurs millions de florins - ce qui, dans l'esprit du Néerlandais moyen, suscite plutôt la méfiance que l'admiration! -, et qu'il a été mis en cause dans une affaire de fraude fiscale. L'effet Lubbers est sans nul doute lié à la manière rassurante dont il parvient à donner une allure de simplicité aux problèmes complexes et dont il fait partager son souci des affaires de l'Etat. Au reste, sa popularité a éveillé un sentiment de suspicion dans les rangs démocrates-chrétiens. L'on y craint en effet que Lubbers, fort de sa popularité nationale apparemment inaltérable, puisse dédaigner le groupe du CDA au Parlement. Le Parti démocrate-chrétien s'est engagé dans les élections en utilisant le slogan Laissez Lubbers terminer son boulot (concernant les économies, K.M.). C'est notamment ce slogan qui a poussé beaucoup de non-membres du Parti démocrate-chrétien à voter ou à rappeler à voter Lubbers par la voie des médias. Aujourd'hui que Lubbers II poursuit l'exécution de son programme d'économies (et qu'il ne fait donc pas encore profiter le citoyen de celles-ci!), la question se justifie de savoir si les électeurs voulaient cette politique d'austérité sévère et prolongée, lorsqu'ils donnèrent dix sièges supplémentaires à Lubbers en mai 1986, lui permettant ainsi de terminer effectivement son boulot! La popularité est une donnée précaire dans un pays où c'est plutôt la moyenne qui prédomine dans la société. Kees Middelhoff (Tr. P. Grilli)

Les Verts en Belgique

Il y a dix ans, ils n'existaient même pas. Il y a cinq ans, ils étaient déjà quatre députés à la Chambre des représentants. Aujourd'hui, on compte huit députés ‘verts’ au Parlement belge. Qui sont-ils, ces ‘Verts’? Incarnent-ils une nouvelle force politique en plein essor ou s'agit-il du énième feu de paille? Il est de fait que leur succès confronte en même temps les Verts belges avec la triste expérience que l'écart entre le rêve et la réalité est parfois considérable et que nombre d'écueils pratiques contribuent à l'agrandir encore... Les Verts flamands sont issus du mouvement Anders gaan leven (Vivons autrement), dont le sigle Agalev sert aujourd'hui de nom au nouveau parti politique. C'était un des nombreux groupements de défense de l'environnement - plutôt locaux, en général, et focalisant leur action sur des objectifs bien délimités - qui faisaient beaucoup parler d'eux au début des années soixante-dix. A l'époque, le gouvernement belge comptait parmi ses excellences un ministre de l'Environnement, et au niveau supranational on proclamait l'Année européenne de la protection de la nature. Bref, l'environnement préoccupait beaucoup les esprits, faisait la une des journaux et devenait un thème politique payant. Le jésuite et professeur anversois Luc Versteylen, principal animateur du groupement Agalev, ne songeait certainement pas à la politique, du moins pas à la politique partisane. Il envisageait surtout de réunir des personnes désireuses de réfléchir sur des thèmes tels que l'accueil, la responsabilité, la solidarité, des personnes désireuses de se distancier de ce qui est dénoncé comme une société pourrie par la

Septentrion. Jaargang 15 consommation, la concurrence et le besoin de se faire valoir. Cette réflexion va de pair avec toutes sortes d'actions, le plus souvent à caractère ludique, portant sur l'environnement. Ainsi, on a vu des ‘cyclistes verts’ peindre des pistes cyclables sur les routes, organiser des grèves de paiement dans les transports publics..., actions toujours symboliques, résolument non violentes et délibérément extra-parlementaires. La question de la participation aux élections législatives se posa pour la première fois en 1974. Le mouvement demeure encore en marge de la politique, mais on trouve des membres d'Agalev sur des ‘listes vertes’ réunissant des politiciens professionnels et des défenseurs de la bonne cause. Le résultat électoral est franchement décevant. Il convient de souligner qu'à ce moment-là, ce sont les oppositions entre la Flandre et la Wallonie qui dominent la politique belge. Les élections pour le Parlement européen de 1979 marquent une accélération: le nombre des suffrages permet la conquête de trois sièges au Parlement belge. Le feu s'était mis au vert, si l'on peut dire!... Lors des élections législatives suivantes, fin 1981, les Verts conquièrent d'emblée leur place au soleil, rue de la Loi, à Bruxelles: près de cinq pour cent des voix en Flandre, glissement électoral important très rarement constaté dans la vie politique belge. Quand les Belges retournent aux urnes fin 1985, d'aucuns espèrent, beaucoup pronostiquent ou redoutent une véritable percée des nouveaux venus. Le nombre de voix s'accroît considérablement, mais ce n'est pas le raz-de-marée.

A la belge

Le ‘phénomène vert’ en Belgique n'est certes pas une affaire exclusivement flamande. En région de langue française, toutefois, les Verts ne disposent pas d'une unanimité comparable à celle d'Agalev en Flandre. Ce qui s'y range sous la bannière du parti Ecolo est un vaste conglomérat de tendances, d'individus et de mouvements, avec tous les inconvénients qui en résultent au niveau de l'action commune. Au cours des derniers mois, il est apparu à plusieurs reprises, du reste, qu'Ecolo ne représente guère plus qu'une vague dénomination commune. Par ailleurs, dans d'autres pays européens où il existe des ‘partis verts’, le mouvement écologiste ne se caractérise pas

Septentrion. Jaargang 15 89 davantage par une grande unité: de l'extrême droite à l'extrême gauche en passant par le centre, toutes les tendances s'efforcent de s'y manifester. Le parti Agalev se penche sur la sécurité sociale, et on y entend des prises de position aussi bien ultra-progressistes que néolibérales. Quand le parti Ecolo peut tout de même s'offrir un sénateur coopté moyennant des accords avec d'autres partis, on n'hésite pas, bien que ce soit contraire à l'idée de démocratie directe, principe de base du mouvement. Lorsqu'Agalev et Ecolo doivent se prononcer sur la dépénalisation de l'avortement, il y a aussi bien des voix pour que des voix contre. Dans la question des missiles nucléaires, cependant, écologistes flamands et wallons retrouvent leur unanimité. Qu'on aborde la question linguistico-communautaire, et réapparaissent les difficultés. En principe, on reste sur la touche, mais un député Ecolo a néanmoins déposé une proposition de loi visant à rattacher la commune des Fourons à la Wallonie. On s'efforce de présenter le plus possible une image non d'un parti belge, mais d'un groupe qui entend se distancier des clivages flamando-wallons. Il n'empêche que lors des scrutins portant sur le dossier belge, les écologistes flamands s'opposent à leurs collègues francophones. Pourtant ils constituent un groupe politique unique autour d'un leader unique, ce qui, de nos jours, constitue bien une exception au Parlement belge. Etre Vert dans le cadre de la vie politique belge s'avère donc un exercice d'équilibre particulièrement difficile! Du côté flamand, au cours des derniers mois, les Verts se sont vu coller une étiquette d'extrême gauche. Le congrès qu'Agalev a consacré à l'économie, au printemps 1985, prônait notamment la socialisation des moyens de production. Même les socialistes flamands estimaient que c'etait un peu excessif... Entre-temps, Agalev et Ecolo éprouvent tous deux de sérieuses difficultés à trouver un équilibre entre mouvements et parti, entre mouvement et structure. Agalev ne compte même pas huit cents membres, mais il enregistre près d'un quart de million de votes en sa faveur! C'est loin d'être une position commode. Aussi bien en Flandre qu'en Wallonie, les Verts continuent à exercer leur attrait sur l'électeur, comme il ressort des sondages, qui démontrent aussi que le grand élan du début des années quatrevingts semble faiblir quelque peu. Les partis écologistes gardent leur électorat, mais celui-ci ne s'accroît guère. Ils seront déjà contents s'ils peuvent se maintenir à ce niveau. Leur rôle serait-il déjà terminé? Seules de nouvelles élections permettront de répondre à cette question avec un peu plus de certitude, pour autant qu'il puisse jamais être question de certitude en matière politique... Mark Platel (Tr. W. Devos)

Religion

Eglise et charité

La charité, héritage de la tradition chrétienne, donne lieu aujourd'hui à une controverse dans les églises néerlandaises. Tandis que certaines personnes dans la société s'opposent à ce que les instances ecclésiastiques fassent aux assistés des dons réguliers d'argent, une action de grande envergure s'est mise en branle dans le nord du pays

Septentrion. Jaargang 15 afin, précisément, de canaliser les fonds des églises vers le groupe encore important des nécessiteux. L'on assiste là à un curieux conflit qui requiert quelques éclaircissements. Les objections à l'assistance continuelle aux familles et aux isolés pauvres ont été soulevées par les femmes réunies au sein d'un ‘Steunpunt’ (‘Point d'appui’), dont l'unique moyen de subsistance est une allocation sociale, qu'elles vivent seules ou avec des enfants. Au mois d'août de cette année, ce Steunpunt a demandé à toutes les églises chrétiennes de supprimer les fonds spéciaux d'aide aux personnes ayant un revenu (trop) peu élevé. Au lieu de cela, les églises devraient militer en faveur d'une nette augmentation des allocations légales. Selon un rapport du groupe, les églises se sont occupées trop souvent et trop longtemps d'aider des individus et trop rarement de mettre en oeuvre des changements structurels dans la société. ‘Les églises doivent s'attaquer aux causes de la pauvreté’, dixit le Steunpunt. En fait, ces femmes s'opposent ouvertement au principal parti du gouvernement, le CDA (Christelijk Demokratisch Appel - Parti démocrate-chrétien). La raison en est que ce parti politique a exercé jusqu'il y a peu de fortes pressions sur les églises, afin qu'elles constituent des fonds permettant de lutter contre la ‘nouvelle pauvreté’ (née de l'accroissement considérable du nombre d'allocataires). C'est précisément parce que, dans beaucoup de cas, une allocation sociale ne garantit qu'un minimum de subsistance, que nombre d'instances ecclésiales locales, surtout protestantes, avaient créé des fonds d'aide. Ceci, malgré l'avis du Conseil des Eglises des Pays-Bas, qui considérait de tels fonds comme un ‘phénomène inquiétant’. La question est en effet de savoir si les églises doivent s'occuper du montant des allocations. Il s'agit là, avant tout, d'une question politique, même si les églises ne font que leur devoir en attirant l'attention du gouvernement et du parlement sur l'existence de la pauvreté dans la société. La Nederlandse hervormde Kerk (l'Eglise réformée des Pays-Bas), une communauté religieuse comptant quelque 3 millions de membres, adopte un point de vue plus ou moins opposé. Dans la province de Frise, le conseil de fabrique de cette église, qui est chargé de l'assistance aux pauvres, a fait savoir au mois d'août également qu'il est indispensable de consacrer plus d'argent aux nécessiteux, dont le nombre ne fait que croître. Le conseil cons-

Septentrion. Jaargang 15 90 tate que des fonds ecclésiaux beaucoup trop importants, destinés en réalité aux plus démunis, sont dépensés à d'autres fins (bâtiments, associations, etc.). Le conseil déclare sans ambages: ‘Affecter ces ressources à l'entretien de l'église, c'est voler les pauvres’. Par surcroît, il faut songer au fait que ce sont chaque année plusieurs millions de florins dont sont privés des gens qui en ont un besoin urgent. Dans leur note au ton très dur, les fabriciens de la province de Frise citent, à titre de comparaison, l'apôtre Judas qui fut accusé d'être un voleur des pauvres: ‘L'histoire de Judas Iscariote nous indique en quelle triste compagnie se trouve aujourd'hui l'Eglise réformée des Pays-Bas’. En effet, il est apparu que d'importantes sommes d'argent provenant d'oeuvres de charité protestantes tant nationales que provinciales et locales sont directement transférées dans d'autres caisses. Le conseil déclare luimême: ‘L'argent des pauvres n'est plus en sûreté dans la communauté ecclésiastique. Quelquefois, la caisse des miséreux est pillée en plein jour, et les pauvres se font souvent subtiliser leur épargne par des voies détournées’. Le blâme adressé par le conseil de Frise et son plaidoyer simultané en faveur d'un renforcement substantiel de l'aide apportée aux assistés sociaux ont fait sensation. Non seulement en raison des irrégularités financières qu'ils ont dévoilées, mais aussi parce qu'ils ont fait connaître l'indigence des isolés, des femmes divorcées avec enfants et d'autres personnes, contraints d'aller tendre la main auprès des services sociaux. Dans ces cas-là, le soutien des églises est absolument indispensable. Et cela ne dispense pas celles-ci, encore une fois, de l'obligation morale d'attirer l'attention des autorités civiles sur le dénuement de nombreux Néerlandais, victimes d'une politique des allocations qui a fait de la ‘nouvelle pauvreté’ un phénomène largement répandu. Jan Verdonck (Tr. P. Grilli) Science

Deuxième congrès mondial sur la guerre chimique et biologique à Gand

Depuis quelques années, des pays belligérants du golfe persique envoient régulièrement des soldats blessés à l'Université de Gand, parce qu'ils ont été victimes de l'utilisation d'armes chimiques et que le professeur Aubin Heyndrickx, de Gand, jouit d'une renommée mondiale dans ce domaine. Confronté à des cas de plus en plus nombreux de lésions causées par des armes chimiques, le professeur Heyndrickx a décidé voici deux ans d'organiser un congrès mondial afin de dénoncer ces crimes contre l'humanité au moyen des résultats de recherches et de rapports scientifiques. Le fait qu'un tel projet ait pris forme en Belgique est aussi lié à l'histoire. C'est dans ce pays que l'on fit pour la première fois usage d'armes chimiques: pendant la première guerre mondiale, au cours de l'interminable guerre des tranchées qui se livrait sur les rives de l'Yser. La Convention de Genève interdit alors l'utilisation de ces armes. ‘Ces règles internationales n'offraient aucune protection contre l'usage de telles armes’, dixit le professeur Heyndrickx lors de la séance d'ouverture du deuxième

Septentrion. Jaargang 15 congrès mondial sur la guerre chimique et biologique, qui se tint du 24 au 27 août 1986 à Gand. ‘Il incombe aux scientifiques appartenant aux disciplines les plus variées d'empêcher la prolifération de ces armes, de les identifier et de venir en aide aux personnes qui en ont été victimes’. Le professeur Heyndrickx et ses collaborateurs joignent depuis longtemps le geste à la parole. Au début de l'année, l'Hôpital universitaire de Gand a encore accueilli douze soldats iraniens qui présentaient les symptômes de l'intoxication par le gaz moutarde. Mais des recherches ont fait apparaître récemment que le cynisme des fabricants d'armes est sans limite. De plus en plus souvent, ceux-ci employent des moyens qui rendent leurs armes difficilement identifiables, ce qui complique la guérison des lésions et condamne à une mort presque certaine les soldats atteints. ‘C'est un combat inégal, mais depuis la première guerre mondiale la science a en tout état de cause gagné beaucoup de terrain et elle est mieux “armée” pour secourir les victimes’. Mais ce deuxième congrès mondial sur la guerre chimique et biologique a étendu cette problématique à tous les domaines de la pollution toxicologique. Durant le congrès, les participants ont été confrontés à la grande catastrophe naturelle du Cameroun, aux suites de l'accident désastreux de Tchernobyl et aux actes de terrorisme de plus en plus fréquents. Les catastrophes de Seveso en Italie et de Bhopal en Inde, ainsi que l'accroissement de la toxicomanie, ont été également au centre des débats. Certains groupes de travail ont même entrepris une recherche au sujet des explosifs utilisés lors des attentats terroristes. Dans leurs conclusions finales, les congressistes mettent l'accent sur les conséquences de ce genre de guerre pour la population civile qui, dans les foyers des hostilités, est toujours plus exposée aux effets des armes intoxicantes. Toutes les conventions internationales conclues en vue de résoudre ce problème sont de plus en plus foulées aux pieds. Tous les participants ont déclaré unanimement que ce deuxième congrès devait avoir une suite et qu'il fallait constamment, dans le cadre d'une action internationale, évaluer la situation et établir des rapports. Seul un congrès organisé dans un souci scientifique, étranger à toute querelle politique, peut affronter le cynisme de plus en plus grand des fabricants d'armes, des dirigeants politiques, des entrepreneurs irresponsables ou des terroristes. Paul Depondt (Tr. P. Grilli)

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Société

L'obligation de justifier son identité contestée avec virulence

‘C'en est fini de notre vie privée. Désormais, tout un chacun peut être considéré comme un délinquant potentiel’. L'une des propositions les plus singulières du deuxième gouvernement Lubbers a été l'instauration d'une obligation générale de justifier son identité. Il est très douteux que cette idée se concrétise, car elle s'est heurtée à une opposition particulièrement vive. Il est curieux que la coalition démocratechrétienne et libérale ait escamoté complètement ce sujet délicat lors de la campagne électorale. A voir les réactions qu'il sucite, elle a eu raison. Aucun des deux partis de la majorité n'osa, lorsque la question leur fut posée à l'occasion de la présentation du programme gouvernemental en juillet, revendiquer la paternité de cette proposition. Des mesures impliquant une atteinte à la vie privée se heurteront toujours à une désapprobation massive des Néerlandais. Le dernier recensement, organisé en 1972, fut un échec parce qu'une importante minorité refusa de remplir les formulaires très complets. Un projet de loi destiné à organiser un registre national des personnes physiques n'a toujours pas été adopté par le Parlement. Les objections à l'obligation générale de justifier son identité revêtent un caractère émotionnel marqué. Le maire d'une petite ville a déclaré qu'il ne pourrait plus jamais, si ce projet était voté, sortir à Amsterdam. Cette obligation est considérée comme une atteinte à la liberté individuelle. Nombre de ses farouches adversaires estiment que les autorités n'ont pas le droit de l'instaurer avant qu'un large débat collectif n'ait eu lieu à son sujet. Les critiques qu'elle suscite sont encore renforcées par l'intuition que la police peut disposer, grâce à l'ordinateur, de divers fichiers des pouvoirs publics. En effet, comme dans tous les autres pays, le citoyen est tenu de justifier son identité à maints organismes (publics) et celle-ci est donc inscrite dans leurs registres. L'obligation de justifier son identité à la police paraît être cependant la goutte d'eau qui fait déborder le vase et semble nous rapprocher un peu plus, aux yeux du citoyen inquiet, de l'Etat policier. La proposition gouvernementale ne mentionnait aucun document nouveau nécessaire à sa mise en oeuvre. Les documents existants comme le passeport et le permis de conduire furent jugés suffisants. Toutefois, l'on n'a pas pu s'empêcher de prononcer le mot haï de ‘Personalausweis’, le document que l'occupant allemand avait rendu obligatoire à cette fin pendant les années de guerre 1940-1943. Dès la Libération, cette forme d'identification personnelle fut supprimée. Si le gouvernement a fait cette proposition contestée, c'est principalement parce qu'il souhaite se donner un moyen de lutter plus efficacement contre la fraude, à un moment où celle-ci prend sans cesse de l'ampleur. Le gouvernement a estimé qu'une lutte efficace contre la fraude permettrait de récupérer deux milliards de florins, chiffre évidemment contesté par ses adversaires. Dès lors, seuls les milieux policiers se sont montrés disposés à débattre de cette proposition. Il est vrai que ceux-ci sont confrontés de plus en plus souvent à des personnes qui refusent de justifier leur identité. Les squatters peuvent très difficilement être appréhendés, car ils refusent systématiquement de décliner leur indentité.

Septentrion. Jaargang 15 Après avoir reçu de nombreuses critiques, le gouvernement a modéré ses propositions originelles. Seule l'identité des personnes soupçonnées d'une infraction ou d'un crime pourra être contrôlée. La question de savoir qui doit avoir sur lui une pièce d'identité reste d'ailleurs en suspens. Tout semble indiquer, du reste, que l'approche pragmatique dont se prévaut le gouvernement n'est pas de mise dans le domaine de la lutte contre la criminalité. Il est vraisemblable que la procédure d'enquête habituelle de la police ne changera pas beaucoup. Les Néerlandais tiennent trop à leur liberté. Paul van Velthoven (Tr. P. Grilli)

Drogue

Aux Pays-Bas, dans les éditoriaux de journaux les plus divers, l'on n'a pas manqué de s'indigner de la peine infligée par le Landesgericht (tribunal de grande instance) de Düsseldorf (R.F.A.) en août dernier au ressortissant néerlandais Harm Dost (38 ans) pour avoir vendu, aux Pays-Bas, du cannabis à de (jeunes?) citoyens ouest-allemands. L'officier du ministère public requit 14 ans d'emprisonnement et le juge condamna Dost à 10 ans. Cette indignation a surtout été provoquée par le montant de la peine et par le fait que Harm Dost, qui passait des vacances en Espagne à la fin du mois de décembre 1984, fut arrêté là-bas par la police espagnole et extradé non pas aux Pays-Bas, mais en République fédérale d'Allemagne. L'‘arrogance de la Justice allemande’ irrita d'autant plus les Néerlandais qu'elle prétendait ‘donner une leçon à la Justice néerlandaise en matière de répression de la toxicomanie’ (NRC/Handelsblad du 22 août 1986). Cette condamnation a incité différents médias à comparer la politique néerlandaise des stupéfiants manifestement ‘qualifiée de laxiste’ par les Allemands à la ‘sévérité teutonne dont ne pouvait manquer de faire preuve le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie’ (ibidem). Il convient de dire qu'à l'étranger la politique menée par les Pays-Bas en matière de stupéfiants est généralement considérée comme libérale à l'excès. Mais lorsque des experts étrangers viennent par exemple à Amsterdam (un des centres du trafic de la drogue et de la toxicomanie) pour

Septentrion. Jaargang 15 92 y étudier la situation, la suspicion ne tarde pas à se transformer en respect, voire en admiration. Lors du Congrès international sur la politique à suivre en matière de stupéfiants, qui s'est tenu en avril 1986, les participants ont également marqué un intérêt croissant pour l'approche néerlandaise, présentée à cette occasion. Récemment, le drs. M. Syes, attaché à la Fédération des Organismes chargés de la lutte contre l'alcoolisme et la toxicomanie à Bilthoven, a entrepris une étude, demandée par le Conseil de l'Europe, sur les résultats de la désintoxication forcée, pratiquée notamment en R.F.A. et en Suède. Il a été contraint de constater, à la lecture des statistiques, que ‘l'application de traitements forcés n'a pas entraîné une diminution sensible de la criminalié et des autres nuisances liées à la toxicomanie’. A la différence de la législation ouest-allemande, le droit néerlandais ne punit pas la possession de petites quantités de drogue. Aux Pays-Bas, la possession et l'infraction en vue de la possession ont été distinguées de façon très consciente. Les toxicomanes criminels sont punissables au même titre que les autres; les drogués sont punis dès l'instant où ils commettent des actes criminels. Cette attitude politique générale à l'égard des toxicomanes est systématiquement adoptée de manière conséquente, même si des voix se sont élevées dans l'opinion publique et au sein des organisations de policiers aux Pays-Bas en faveur de la désintoxication forcée, notamment au début du mois d'août 1986, après l'assassinat d'un agent de police par un drogué à Amsterdam. Aux Pays-Bas, l'on songe plutôt à mettre gratuitement des stupéfiants à la disposition de toxicomanes sélectionnés, afin de prévenir les infractions que ceux-ci pourraient commettre. Dans cette perspective, l'on ne sous-estime pas le risque qu'une telle mesure ait pour effet d'attirer les drogués, surtout de nationalité étrangère (de nouveau!). Au sujet de l'affaire Harm Dost, le Ministre néerlandais de la Justice fait des démarches auprès de son homologue allemand. Quant à Dost lui-même (Volkskrant du 4 septembre 1986), il se demandait dans sa cellule s'il allait introduire un recours en grâce ou bien demander de purger le restant de sa peine dans une prison néerlandaise. Il estime que le gouvernement néerlandais - auquel il reproche une extrême lâcheté -, ‘ne doit pas reconnaître le jugement prononcé en Allemagne et doit engager des négociations avec la Justice allemande, ne fûtce qu'au titre de ce refus’. Kees Middelhoff (Tr. P. Grilli) Technologie

Les travaux du Delta sont terminés

Le 1er février 1953 la Zélande fut touchée par une très forte tempête, qui brisa près de soixantedix digues. Cette catastrophe coûta la vie à quelque 1853 personnes. En 1958, la Première Chambre (le Sénat) approuva la Loi Delta, qui prévoyait de barrer les bras de mer au moyen d'énormes ouvrages hydrauliques et d'interdire à jamais pareille catastrophe. Le samedi 4 octobre 1986, ces travaux du Delta s'achevaient par l'entrée en service d'un énorme barrage antitempête.

Septentrion. Jaargang 15 Les travaux du Delta sont terminés!

Ce barrage antitempête est un des plus grands ouvrages hydrauliques du monde. Il se compose de 65 piliers gigantesques entre lesquels coulissent une série de vannes d'acier. L'ensemble du projet auquel ont travaillé plus de 12 000 personnes, a coûté environ 8 milliards de florins (145 milliards de FB ou 22,5 milliards de FF). Ce système de vannes permet de ne pas fermer de façon permanente l'Escaut Oriental. Une batterie de 386 ordinateurs calculent la position des différentes vannes. Chaque vanne, requiert les services de 6 ordinateurs. Trois calculent continuellement la position idéale de la vanne, les trois autres choisissent sa mise en oeuvre optimale et contrôlent les trois premiers. Par ce procédé ingénieux on espère ramener le risque d'une nouvelle catastrophe à une tous les 10 000 ans. Rien qu'à ce système d'ordinateurs on a travaillé plus de 4 ans et cela coûte plus de 17 millions de florins (206 millions de FB ou 32 millions de FF). Mais on a réalisé bien d'autres prouesses technologiques encore pour mener à bien la construction de ce barrage à piliers. L'une d'entre elles est le gigantesque navire-grue ‘Ostrea’ qui devait amener des piliers pesant quelques 18 000 tonnes à leur ultime destination. Ce navire, désormais inutile, se trouve maintenant ancré le long de la berge à côté d'un pilier surnuméraire, car au départ on en avait prévu 66.

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Les plans ont été changés plus d'une fois. A l'origine, on avait prévu une vraie digue qui aurait complètement fermé l'Escaut Oriental. Mais en 1974, on décida qu'il ne fallait pas seulement se soucier de la sécurité, mais également de l'environnement. On opta pour un barrage à piliers permettant le jeu presque normal des marées. On considère généralement cette solution comme un compromis politique entre les exigences de la sécurité et celles du milieu. Cela impliquait toutefois une augmentation sensible du coût par rapport au projet initial. Pour la Zélande, l'entrée en service de ce barrage antitempête signifie que cette province se trouve définitivement à l'abri des redoutables assauts de la Mer du Nord et que des catastrophes telles que celle de 1953 devraient appartenir au passé. De plus on espère que ces gigantesques ouvrages hydrauliques attireront un grand nombre de touristes. Que ceux-ci se mettent bien dans la tête qu'on ne peut leur montrer qu'un quart de ce cyclopéen ouvrage, car les trois quarts se trouvent sous l'eau. Dirk van Assche (Tr. L. Stelleman) Théâtre

Deux adaptations récentes d'OEdipe par Hugo Claus

Hugo Claus (oBruges, 1929), qui reçut pour son roman Het verdriet van België (titre français: Le chagrin des Belges) son sixième prix national de littérature, est un maître de la transposition et de l'adaptation du matériau narratif que nous a légué l'Antiquité. Toute son oeuvre, poèmes, romans ou pièces de théâtre, est pétrie de références aux figures, images et structures de la mythologie classique. Allusions voilées ou simple jeu parfois, le mythe fournit en de nombreux cas, et principalement dans son théâtre, la matière même de l'oeuvre. Claus ne s'embarrasse pas d'un pieux respect lorsqu'il aborde un mythe. On pourrait dire qu'il les ‘consomme’ dans son travail. Sa rencontre la plus récente avec le mythe grec concerne - de nouveau - OEdipe. Paul Claes, dans son excellente étude sur Hugo Claus et l'Antiquité(1), met très clairement en évidence comment l'axe central de l'oeuvre de celui-ci est constitué par le thème oedipien du meurtre et de l'inceste. En 1971 eut lieu à Rotterdam la première de sa version d'OEdipe. C'était une adaptation d'après Sénèque. En 1984, Claus remania sa propre pièce et lui donna le titre de Blindeman (L'aveugle). En néerlandais le mot ‘blindeman’ renvoie, entre autres allusions à celui qui porte le bandeau dans le jeu de colin-maillard. Et de ce fait cela devient une interprétation populaire du héros tragique qui, se découvrant luimême, se crève les yeux. Claus écrivit Blindeman pour le Nederlands Toneel Gent (NTG - Théâtre néerlandais de Gand), et réalisa également la mise en scène. Il situa la pièce en pays gantois et la fit naturellement jouer en dialecte, avec beaucoup de jeux de rimes grossiers et expressifs. En poussant la relativisation à l'extrême, il ridiculise d'une part le mythe, mais tente d'autre part de donner en même temps à l'histoire d'OEdipe une nouvelle dimension à la fois universelle et ancrée dans le monde contemporain. Bien qu'il n'ait pas tout à fait réussi à atteindre son but qui était de ‘faire de ce Blindeman l'OEdipe des années 80’, on peut cependant parler ici d'une mise en scène

Septentrion. Jaargang 15 digne de remarque. Mais il faut alors la voir comme un effort pour donner plus de relief à la version de 1971 et en renouveler l'imaginaire. Dans la première interprétation, le choeur était composé d'un groupe frappé par les premiers symptômes de la peste. Dans Blindeman, Claus a transposé cette image apocalyptique dans l'horreur d'un hiver post-nucléaire. Les

Julien Schoenaerts (OEdipe) dans ‘OEdipe à Colone’ adapté par Hugo Claus. dix personnages, contaminés et aux allures de spectre, escaladent une scène ressemblant à un hautrelief profondément entaillé: grisaille d'un amas de décombres anthracite, calciné par une explosion atomique et réduit à une structure pétrifiée, percée de crevasses. La gravité de la situation est cependant largement tournée en dérision, car chacun retombe dans sa propre petite histoire qui prend sur ce fond de chaos total des proportions ridicules, voire infantiles. Dans la première version déjà, l'histoire d'OEdipe se déroulait comme une sorte de cauchemar, repris continuellement par le choeur lui-même (le peuple) mû par son sentiment de culpabilité face au meurtre de Laïus, père d'OEdipe. Alors déjà Claus faisait raconter et jouer l'histoire d'OEdipe par le choeur. Le rôle de celui-ci s'est trouvé développé et approfondi dans Blindeman. Ce qui n'était qu'un simple procédé théâtral pour représenter de manière personnelle ce mythe, est devenu maintenant un élément constitutif de la pièce. La fable théâtrale elle-même s'est muée, et

Septentrion. Jaargang 15 94 de façon plus affirmée, en l'histoire d'un groupe de survivants d'une guerre nucléaire. Ceci implique qu'il se produise dans le même temps plus d'interférences entre la situation présente du choeur et sa représentation de l'aventure d'OEdipe. Claus n'a pas transformé fondamentalement sa conception d'OEdipe. La mutilation que le héros, qui découvre comment il a accompli les crimes qu'il voulait fuir, s'inflige à lui-même, trouve chez Claus son origine dans un nouvel aveuglement. Car OEdipe est victime d'un mauvais tour. De la part de son père tout d'abord, qui n'est pas mort de la main même de son fils, mais, fantôme hargneux, veut se venger sur cet enfant qu'il n'a jamais désiré. De la part de sa mère ensuite, qui haïssait son mari et, en toute connaissance de cause, épousait son fils. De la part du peuple enfin, qui ne peut - et avec une claire conscience également - que trouver du plaisir à la chute de ses rois. OEdipe qui, désespéré, s'arrache les yeux (dans la scène jouée), perd de plus dans Blindeman jusqu'à l'illusion de pouvoir sauver son peuple en se retirant, car le personnage qui joue OEdipe se nomme en réalité ‘Omer’ et... l'enfer nucléaire s'est déjà déchaîné. Comparé au Blindeman (OEdipe roi), l'adaptation que Claus a fait de l'OEdipe à Colone est d'un tout autre ordre: la facture est classique, et il n'y a pas d'interventions bouleversant la thématique. C'est une oeuvre dans laquelle c'est le verbe en premier lieu qui déploie toute sa puissance. L'Arca - Nationaal Eigentijds Teater (Arca - NET - Théâtre national contemporain) joua la pièce en l'abbaye St-Bavon de Gand, épicentre culturel dès le haut Moyen Age. OEdipe à Colone, écrit par Sophocle alors âgé de 90 ans, est en vérité une tragédie sans force, une oeuvre de déclin dépourvue de toute tension dramatique. Après avoir été banni de Thèbes, OEdipe, vieux et aveugle, arrive enfin, accompagné de sa fille Antigone, au lieu où, selon l'oracle, il doit mourir. L'achèvement du récit de la vie du héros n'est en fait plus guère que le rabâchage d'un grand mythe. Claus adapta la pièce pour deux acteurs, le rôle d'OEdipe étant destiné à Julien Schoenaerts. Schoenaerts qui vient de fêter ses soixante ans, est un des plus grands acteurs et diseurs de Flandre, c'est un Minetti flamand, un véritable monument. Son jeu, d'une grande économie de gestes, est plutôt statique mais son verbe d'autant plus expressif. Un subtil dosage des émotions de cet OEdipe ajoutent de l'impact aux mots prononcés pour la défense du héros, ces mots où percent la douleur, l'attendrissement ou l'imploration. Et même si Schoenaerts doit élever la voix dans l'espace immense de l'abbaye, la représentation laisse au spectateur un sentiment de retenue et d'intimité. Sa jeune partenaire, Aafke Bruining, incarne pour sa part six personnages différents. Réduire dans cette adaptation le nombre d'acteurs à deux implique nécessairement une redistribution des dialogues. Le travail de Claus n'a cependant pas conduit à une réduction de la matière. Ce fut au contraire l'occasion de faire disparaître la faiblesse structurelle de la tragédie et d'élaguer un texte profus. Le rythme apaisé qu'impose la succession des rôles joués par la même actrice et marqués par différents masques ressemblant à de blanches et sobres décorations de casques, crée de plus un déroulement linéaire, suscitant ainsi l'impression que le drame progresse essentiellement par son souffle épique. La traduction de Claus est belle, simple et limpide. Elle dégage un sentiment de noblesse, mais sans solennité. Le texte devient surtout ‘humain’ et respire une certaine sérénité que l'on retrouve d'ailleurs dans toute la démarche de l'auteur.

Septentrion. Jaargang 15 La transposition du mythe d'OEdipe en Blindeman a produit une pièce dont l'impact est fortement et principalement visuel. OEdipe à Colone puise au contraire son intensité dans la richesse d'une langue poétique atteignant presque au sacré. Ce sont là deux aspects de l'imagination créatrice de Hugo Claus. Fred Six (Tr. S. Macris)

Eindnoten:

(1) PAUL CLAES, De mot zit in de mythe (Le mythe mité), Amsterdam, De Bezige Bij, 1984.

Bibliographie des oeuvres néerlandaises parues en traduction française en 1985

BOUQUET. de rêves / Dromenboeket. Rassemblé par Frans Cornelis et Marie-Christine Ruys, Brussel, Koninklijke Sport- en Kultuurkring van het Gemeentekrediet van België, 1983, 29 p. BRUNA, DICK. En avant la musique! Paris, Nathan, 1985. 24 p. Avec ill. t.o.: Wij hebben een orkest. 1984. BRUNA, DICK. Il était un petit bateau... Paris, Nathan, 1985. 26 p. Avec ill. BRUNA, DICK. Le petit lapin à l'école. Paris, Nathan, 1985. 26 p. Avec ill.. t.o.: Nijntje op school. 1984. EEMANS, M. Peinture flamande: 15e-16e-17e s. / Vlaamse schilderkunst: 15de-16de-17de e. / Flämische Malerei: 15.-16.-17.-Jh. / Flemish painting: 15th-16th-17th c. / Pintura flamenca: s. 15-16-17. Bruxelles, Meddens, 1985. 135 p. Avec ill. FABRIQUE. de pipes en terre de Belgique et de Hollande de Vve. Blanc-Garin: catalogue de vente. Réédité avec introd. et nomenclature explicative par D.H. Duco. Trad. par P. Entzinger. Leiden, Pijpenkabinet, 1984. VII p., 35 p. Avec ill. t.o.: Fabrique de pipes en terre de Belgique et de Hollande de Vve. Blanc-Garin: fabrikantencatalogus. 1983.

Septentrion. Jaargang 15 95

GOEREE, IRINA VAN. La rose d'Agapia. Trad. par Jeanne Buytaert. Bruxelles, La renaissance du livre. 1984. 101 p. t.o.. De roos van Agapia. 1983. HADEWIJCH D'ANVERS. Amour est tout. Poèmes strophiques. Trad. du Moyen-Néerlandais par Rose van de Plas. Introd. par André Simonet. Paris, Tequi, 1984. 288 p. (Livre d'or des écrits mystiques). t.o.: Strofische gedichten. 1942. HEGGER, HERMAN J. Mère, je vous accuse. Velp, Stichting in de Rechte Straat; Gorinchem, Ed. Stichting Woord en Daad, 1984. 110 p. Avec ill. t.o.: Moeder, ik klaag u aan. HOFMEESTER, BART & DICK SELLENRAAD. Rijnmond: a photo-safari. Text by Kees Stiksma. Ed.: Dick van Koten. Transl. from the Dutch by Vertaalgroep Administratief Centrum Bergeijk. Ridderkerk, Kopub, 1984. 144 p. Avec ill. Avec un résumé de l'édition originale en français, anglais, allemand, espagnol, néerlandais. t.o.: Rijnmond: een foto-safari. 1984. JONG, MEINDERT DE. Les animaux de nos bois. Trad. par Nicole Halleux. Aartselaar, Chantecler, 1985. 31 p. Avec ill. t.o.: Dieren in het bos. 1984. JONG, MEINDERT DE. Les animaux de notre jardin. Trad. par Nicole Halleux. Aartselaar, Chantecler, 1985. 31 p. Avec ill. t.o.: Dieren in de tuin. 1984. LEYSEN, ANDRÉ. S'engager et puis voir: les crises sont des défis. Trad. par Jacques Dumont et Walter Vanstraelen. Paris / Gembloux, Duculot, 1984. 187 p. (Duculot perspectives). t.o.: Krisissen zijn uitdagingen: vrijmoedige overwegingen van een ondernemer. 1984. MULISCH, HARRY. Noces de pierre. Trad. par Maddy Buysse et Philippe Noble. Paris, Calmann-Lévy, 1985. 184 p. t.o.: Het stenen bruidsbed. 1959. MUSÉE KRÖLLER-MÜLLER. Rédigé par le personnel du musée. Trad. par Auke van der Woud. 2e éd. Haarlem, Enschedé, 1985. 159 p. Avec ill. (Musées néerlandais; 1). t.o.: Kröller-Müller Museum. 1981. NOOTEBOOM, CEES. Rituels. Trad. par Philippe Noble. Paris, Calmann-Lévy, 1985. 202 p. t.o.: Rituelen. 1980. NYS, JEF. Les Samsons. Grenoble, Glénat, 1985. 48 p. Avec ill. (Les aventures de Gil et Jo). t.o.: De Samsons. 1979. (Jommeke: 28). NYS, JEF.

Septentrion. Jaargang 15 Le tonneau volant. Grenoble, Glénat, 1985. 48 p. Avec ill. (Les aventures de Gil et Jo). t.o.: De vliegende ton. 1981. (Jommeke: 29). ORDRES, LES. et décorations aux Pays-Bas / Boekwerk onderscheidingen / Orders and awards of the Netherlands / Niederländische Orden und Ehrenzeichen. Red. C.H. Evers et al. Bussum, Special Interest Publicaties, 1985. 112 p. Avec ill. PERMIS. de séjour et relations. Société Néerlandaise pour l'Intégration de l'Homosexualité COC. Trad. par Lia van Diepen. Amsterdam, COC, 1985. 9 p. t.o.: Verblijfsvergunning en relatie(s). REMOORTERE, JULIEN VAN. Guide Ippa de la nature. Trad. par Pierre Herment. Antwerpen, Ippa, Tielt, Lannoo, 1985. 431 p. Avec ill. t.o.: Ippa's natuurgids. 1985. RIJK, LAMBERT MARIE DE. La philosophie au Moyen Age. Trad. par P. Swiggers. Leiden, Brill, 1985. X, 244 p. t.o.: Middeleeuwse wijsbegeerte, traditie en vernieuwing. 1981. ROGGEVEEN, LEONARD. Clodomir marie son coq. Trad. par Olivier Séchan. Paris, Hachette-Jeunesse, 1984. 150 p. Avec ill. t.o.: Daantje koopt kippen. 1973. RUYSBEEK, ERIK VAN. Cette joie t'appartient / Die vreugd behoort u toe. Choix de poèmes. Trad. du néerlandais par François Jacqmin et Emile Lauf. Introd. par Paul Gillaerts. Leuven, Leuvense Schrijversaktie, 1984, 134 p. (Leuvense cahiers; nr. 46) (Europese reeks). SCHENDEL, ARTHUR VAN. L'homme de l'eau. Trad. par S. Margueron. Paris, Gallimard, 1984. 209 p. (Du monde entier). t.o.: De waterman. 1933. SCHIPPER, MINEKE. Théâtre et société en Afrique. Trad. par Janine van Luyn; avec la collaboration de Soulé M. Issiaka Adissa. Dakar / Abidjan / Lomé, Nouvelles Editions Africaines. 1984. 170 p. t.o.: Toneel en maatschappij in Afrika. 1977. STORMS, GER. 100 jeux musicaux. Adapt. française de Christiane Leroux; trad. par Geneviève Schoen. Paris, Hachette; Luynes, Van de Velde. 1984. 94 p. Avec ill. t.o.: Muzikaal spelenboek. 1979. SWARTE, JOOST. Passi, messa! Traduit par Marie-Suzanne Verspoor. Paris, Futuropolis, 1985. 64 p. Vol. 2. t.o.: Niet zo, maar zo! 1985. VANDENBERGH, JEANINE. Nicolas. Trad. par Patrick Castelijns. Middelburg, Bombo, 1985. 20 p. Avec ill. t.o.: Klaas. 1984. VANDERSTEEN, WILLY.

Septentrion. Jaargang 15 Adorable Neigeblanche. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 54 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 188). Contient également: le coeur volant. t.o.: De snoezige Snowijt; Het vliegende hart. 1982. (Suske en Wiske: 188). VANDERSTEEN, WILLY. Amphoris d'Amphoria. Dessins et scénario de Paul Geerts. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 200). t.o.: Amoris van Amoras. 1984. (Suske en Wiske: 200). VANDERSTEEN, WILLY. Carpas, l'homme d'acier. Dessins

Septentrion. Jaargang 15 96 et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 8). t.o.: Karpax de stalen man. 1978. (De rode ridder: 82). VANDERSTEEN, WILLY. La dame des portes. Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 4) t.o.: De dame van de poorten. 1981. (De rode ridder: 96). VANDERSTEEN, WILLY. Les fugitifs. Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 7) t.o.: De vluchtelingen. 1978. (De rode ridder: 81). VANDERSTEEN, WILLY. Galador. Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 5). t.o.: Xanador. 1985. (De rode ridder: 94). VANDERSTEEN, WILLY. Gentil Lilleham. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 1987). t.o.: Lieve Lilleham. 1984. (Suske en Wiske: 198). VANDERSTEEN, WILLY. Hippus, l'hippocampe. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 56 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 193). Contient également: le petit monde des sortilèges. t.o.: Hippus het zeeveulen. Het verborgen volk. 1983. (Suske en Wiske: 193). VANDERSTEEN, WILLY. L'île du fond des temps. Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 3). t.o.: De Troglods. 1984. (De rode ridder: 107). VANDERSTEEN, WILLY. L'île inconnue. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1983. 32 p. Avec ill. (Bob et Bobette). t.o.: Het onbekende eiland. 1983. (Suske en Wiske). VANDERSTEEN, WILLY. Les joyeuses sorcières. Dessins et scénario de Paul Geerts, 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 195). t.o.: De hippe heksen. 1983. (Suske en Wiske: 195). VANDERSTEEN, WILLY. Le méchant machin. Dessins et scénario de Paul Geerts. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 201). t.o.: Het dreigende dinges. 1985. (Suske en Wiske: 201). VANDERSTEEN, WILLY. Le miroir sombre. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 58 p. Avec 11. (Bob et Bobette: 190). t.o.: De woelige wadden. 1982. (Suske en Wiske: 190). VANDERSTEEN, WILLY. Les ningas! Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 6). t.o.: Ninja! 1985. (De rode ridder: 111).

Septentrion. Jaargang 15 VANDERSTEEN, WILLY. Le petit frère de Bretagne. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 192). t.o.: Het Bretoense broertje. 1983. (Suske en Wiske: 192). VANDERSTEEN, WILLY. Le pigeon éploré. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 187). t.o.: De droevige duif. 1982. (Suske en Wiske: 187). VANDERSTEEN, WILLY. La plume d'oie magique. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 194). t.o.: De gouden ganzeveer. 1983. (Suske en Wiske: 194). VANDERSTEEN, WILLY. La sirène du Delta. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 197). t.o.: Het Delta-duel. (Suske en Wiske: 197). VANDERSTEEN, WILLY. Les Troglodytes. Dessins et scénario de Paul Geerts. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 58 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 189). t.o.: De Belhamel-bende. 1982. (Suske en Wiske: 189). VANDERSTEEN, WILLY. Les survivants. Dessins et scénario de Karel Biddeloo. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1984. 36 p. Avec ill. (Le chevalier rouge: 1). t.o.: De overlevenden. 1984. (De rode ridder: 108). VANDERSTEEN, WILLY. La vallée oubliée. 2e éd. Bruxelles / Anvers, Erasme, 1985. 54 p. Avec ill. (Bob et Bobette: 191). Contient également: Quel Coco, ce Tico. t.o.: De vergeten vallei. Toffe Tiko. 1982. (Suske en Wiske: 191). VERLEYEN, FRANS. La Flandre mon plat pays. Trad. par Pierre Herment. Tielt, Lannoo; Bruxelles, BRD, 1985. 255 p. Avec ill. t.o.: Vlaanderen vandaag. 1985. VERSCHOOR, DIET. La danse de l'arlequin. Trad. par Marie-Noëlle Fontenat. Paris, Editions Belfond; Montreal, Editions Edipresse, 1984. 193 p. t.o.: Schorrebloem. 1983. ZWINENBERG, A.J. Tu devrais savoir sur la terre: des réponses claires aux questions posées par les enfants. Trad. par Guy Lannoy. Aartselaar / Louvres, Chantecler, 1984. 68 p. Avec ill. t.o.: Dat zou je moeten weten over de aarde. 1984. E.I.E. ter Mate-Schmidt

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