SALAN DU MÊME AUTEUR

AUX PRESSES DE LA CITÉ L'Escadron, roman, prix Claude Farrère 1985. La Dernière Rafale, roman. Le Sang des colons, roman, Grand Prix littéraire de Madagas- car 1989. Légion étrangère cavalerie, document, collection « Troupes de choc ». Spahis, document, collection « Troupes de choc », prix Poincaré 1987. La Légion en Indochine, album, collection « Troupes de choc ». ALAIN GANDY

SALAN

Perrin 8, rue Garancière La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41 d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1 de l'Article 40). Cette représentation ou reproduc- tion, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal. © Perrin, 1990. ISBN 2-262-00664-4 1962, Palais de justice

Un ciel de printemps, parfois hachuré d'ondées, essaie d'égayer les rues de Paris, malgré une circulation har- gneuse comme aux pires jours de l'hiver. Les visages des piétons sont aussi tendus que ceux des automobilistes, pour des raisons pourtant tout à fait étrangères aux embarras urbains. La capitale est quadrillée par les forces de l'ordre qui inondent les quartiers sensibles. En ce 15 mai 1962, le plus surveillé de tous est celui du palais de justice. L'île de la Cité tout entière n'est plus qu'une forteresse, aux mains des gardes mobiles et des agents des compagnies républicaines de sécurité. Sou- cieux d'éviter toute manifestation qui puisse déplaire à la présidence, le ministère de l'Intérieur, et à fortiori la préfecture de police, dont les fonctionnaires veulent éviter les reproches de mollesse, ont multiplié les effectifs de contrôle. Attentats et coups de main éventuels des com- mandos de l'OAS (Organisation armée secrète) sont redoutés aux abords du palais. Aussi des piquets d'hommes en uniformes de combat, armes approvision- nées au poing, font-ils fleurir laissez-passer, convocations officielles et citations à comparaître aux doigts de person- nages dont on n'eût pas imaginé qu'ils hanteraient les prétoires. Sans trop d'efforts, le service d'ordre contient la foule aux débouchés du pont Saint-Michel et du quai aux Fleurs. Les badauds commentent prudemment les arri- vées des généraux en grand pavois, des ténors de la poli- tique, ou de musulmans de grande tente, en burnous et Légion d'honneur, que dérobent imparfaitement à la vue les pare-brise de limousines pressées. En sa majesté hautaine et aujourd'hui menaçante, four- millant d'hommes d'armes, le palais referme ses colon- nades blanches comme des grilles infranchissables. Là- haut, au sommet du grand escalier extérieur, un deuxième barrage complète le tri des rares élus autorisés à assister aux audiences à venir. Le vol des robes noires des profes- sionnels de la justice, sur les larges marches claires, est déjà symbole de celui des oiseaux de deuil que redoute ou espère l'opinion publique. L'âpreté et la passion frémissent à travers toute la ; dans les rues de Paris comme dans toutes les bourgades qui ont eu, les années précé- dentes, à donner des fils à la guerre d'Algérie; dans les couloirs des ministères et de l'Élysée, encore bruyants des recommandations draconiennes faites aux magistrats, comme dans les casernes, où les cœurs et les esprits des militaires sont déchirés par des choix difficiles. Au-delà des frontières et des rivages, le monde entier est attentif au procès qui va s'ouvrir devant la Haute Cour militaire de justice, appelée à statuer sur le cas d'un soldat prestigieux ; il est accusé d'avoir inspiré, structuré et com- mandé l'Organisation de l'armée secrète. Révolte armée, faits de terrorisme, refus violent des choix du pouvoir légal concernant le sort de l'Algérie, incitations à la sédition, éliminations physiques d'agents ou de sympathisants des options gouvernementales : les charges retenues contre l'accusé par le ministère public comptent plusieurs pages. Dans tous les esprits, aucun doute, celui qui va paraître devant cette Haute Cour joue sa tête. D'autant qu'il n'est un secret pour personne que le chef de l'État a fait savoir au garde des Sceaux qu'il souhaite une condamnation à mort. Dans leurs robes semées de fourrures, de décorations et de crachats, dans leurs uniformes sanglés, les huit magis- trats civils et militaires qui encadrent leur président, M. Bornet, président de chambre à la Cour de cassation, sont assis sur l'estrade face à la foule. La tension et l'attention sont palpables, mais le silence règne, comme une respira- tion avant l'ouverture des hostilités. Une dernière fournée de gardes mobiles armés atteste d'ailleurs que les manifes- tations de l'assistance ne seront pas tolérées. Ceux qui sont là, y compris les journalistes de toutes nationalités qui couvrent l'événement, ont été sévèrement fouillés à l'entrée. Profitant des derniers instants de temps suspendu avant le lever du rideau, le public s'entraîne à reconnaître les acteurs. A droite du président Bornet siègent en ligne M. Hoppenot conseiller d'État, que la défense veut récuser car elle l'a cité comme témoin, deux généraux de corps d'armée de l'armée de terre, Jousse et Gilliot, et M. Cavellat, premier président d'une cour d'appel de province. A gauche du président, M. Pasteur Vallery-Radot, membre du Conseil national de l'ordre de la Légion d'honneur, le général d'armée aérienne Gelée, le vice-amiral Galleret, et M. Gagne, président à la Cour d'appel de Paris. Ces neuf hommes ont été désignés par les plus hautes instances de l'État, de la magistrature et de l'armée. Il est visible que ce n'est pour eux ni une sinécure ni un honneur, mais une mission difficile. Ils n'ont à gagner que des ennemis, chez les partisans de l'accusé s'ils le condamnent, chez les puissants du jour, s'ils lui laissent la vie. Ils ont des visages graves, pâles, tourmentés et secrets. Près du président Cavellat, occupant le flanc gauche du prétoire pour le public, se dresse la silhouette rouge du premier avocat général Gavalda, chargé de soutenir l'accu- sation et de requérir. C'est un jouteur très au fait des arguties de droit, cultivé et sans faiblesse. Pour lui, le problème est purement pénal, et il ne voudra pas prendre en compte les arguments politiques et sentimentaux invoqués par les défenseurs de l'Algérie française. Face à ce combattant décidé, que rehausse traditionnelle- ment la chaire du ministère public, s'alignent sur leur banc les quatre avocats de la défense, que l'accusé a choisis à la fois pour leurs qualités professionnelles et pour leur adhé- sion au parti de l'Algérie française dont il a été le porte- drapeau. Ce sont M Tixier-Vignancour, Le Coroller, Gou- termanoff et Menuet. Le cérémonial de l'entrée de la cour à peine achevé, dans les derniers raclements de chaises et quelques toux étouf- fées, la voix précise du président Bornet prononce la pre- mière réplique : — L'audience est ouverte. Gardes, introduisez l'accusé. Depuis la Libération et les grands procès des gouvernants de Vichy, aucune cour n'a eu à décider du sort d'un personnage public aussi important. A quel moment récent de sa vie l'orientation de son destin a-t-elle basculé ? L'assistance est d'abord surprise de voir vêtu d'un complet civil le général d'armée qui vient d'entrer calmement dans son box. Il offre à la salle tournée vers lui un visage pâle et tendu. Les joues plates, le menton carré, les yeux fixes sous des sourcils à peine froncés, les lèvres fines serrées, le front haut sous les mèches grises soigneusement peignées en arrière, tout indique la maîtrise de soi. Quels peuvent être, à cet instant où il se voit jeté pour sa foi dans la fosse aux lions, les sentiments d'un soldat célèbre, que sa trajectoire aurait pu mener au maréchalat de France ? Rien de ce qui peut agiter son cœur ne transparaît dans son regard. Ceux qui ne le connaissent pas pourraient croire y lire du mépris. Peut-être en éprouve-t-il pour quelques-uns de ceux qui siègent là ; mais d'autres parmi ses juges sont connus de lui de longue date. De toute façon, il a fait part de son intention à ses avocats : il a décidé qu'il ne répondrait à aucune question de la cour sur les faits qui lui sont reprochés. Depuis longtemps, on l'a surnommé « le mandarin » et « le sphinx ». Depuis longtemps, il a risqué sa vie. Ce procès de mai 1962 est sans doute son dernier combat de soldat. Il l'affrontera avec un calme de Romain. Les yeux toujours fixés sur les juges, il s'assied posément, sans s'apercevoir que ce geste libère tous ceux qui, dans l'assistance, se sont instinctivement levés à son entrée, par un vieux réflexe de respect. — Accusé, dit la voix froide du président Bornet, veuillez vous lever et décliner vos nom, prénoms, profession, domi- cile, âge. — Raoul, Albin, Louis Salan, ex-général d'armée des troupes coloniales, médaillé militaire, grand-croix de la Légion d'honneur, grand invalide de guerre, né le 10 juin 1899 à Roquecourbe, dans le . Il n'en dira pas plus ce jour-là, visiblement en retrait des discussions animées que ses avocats vont entretenir sur la composition de la cour et la liste des témoins cités à comparaître. Les débats se poursuivront encore pendant la première partie de l'audience du lendemain. Une dernière fois, le 16 mai 1962, l'accusé prendra la parole, d'une voix volontairement retenue, sans éclats ni effets, pour prononcer une longue déclaration, résumant à son sens l'histoire des événements qui l'ont mené devant ce tribunal, en dégageant ses mobiles et sa morale. — Je suis le chef de l'OAS, dira-t-il d'entrée. Ma responsa- bilité est donc entière. Je la revendique... Je ne suis pas un chef de bande, mais un général français représentant l'armée victorieuse, et non l'armée vaincue. Le ton ainsi donné, prouvant, comme le chantaient les « soldats perdus » qui l'avaient suivi, qu'il « ne regrettait rien », il va survoler l'évolution douloureuse de la guerre d'Algérie, apportant des justifications mordantes aux actions de son organisation. Sa conclusion sera tout empreinte de stoïcisme et de dignité : — Vous aurez à interroger vos consciences, mais, quelle que soit votre réponse, elle n'affectera pas mon honneur. Je ne dois de comptes qu'à ceux qui souffrent et meurent pour avoir cru en une parole reniée et à des engagements trahis. Désormais, je garderai le silence. Présent et muet pour la suite des audiences, Raoul Salan entame ce qui pourrait bien être la dernière étape de son existence. Une longue vie d'homme consacrée au métier des armes et au service souvent ingrat de son pays.

1 JEUNESSE ET APPRENTISSAGE 1899-1937

1 PREMIÈRES ANNÉES, PREMIÈRES ARMES

L'Agout est une rivière fantasque qui naît dans les monts de l'Espinouse, au nord du département de l'Hérault Empêchée par le Minervois, la montagne Noire et le pla- teau du Sidobre de déboucher au sud vers le Languedoc, elle commence à tracer sa route vers l'ouest, au fond de gorges pittoresques, pour rejoindre le Tarn à cent quatre- vingts kilomètres de là, dans les riches plaines de l'Albi- geois. Une dizaine de kilomètres avant de traverser la marchande cité provinciale de Castres, à la moitié de son cours, l'Agout se dégage enfin des montagnettes et des barres rocheuses qui lui ont donné vigueur et impatience. Un grand méandre lui permet d'éviter le dernier obstacle, butte couronnée par les restes d'un château chargé d'his- toire. En face, sur la rive basse, de l'autre côté d'un barrage où l'eau cascade et chante, s'allonge la bourgade de Roque- courbe, dont le nom suffit à dessiner la forme. Le site est partagé entre austérité et clarté. A l'ouest, l'entrée dans la plaine est lumineuse, marquée par les travaux agricoles et par un air de paisible bonheur de vivre. A l'est, la butte rocheuse s'empanache d'arbres som- bres qui masquent les ruines d'une ancienne citadelle réformée. Autrefois le pays a été déchiré par les guerres religieuses. En cette fin de XIX siècle, les excès de la foi sont depuis longtemps oubliés. Pourtant, les deux mille habitants de Roquecourbe se partagent encore entre réformés et catholi- ques. Chaque communauté entretient son cimetière et son lieu de culte, le temple au débouché d'un pont à arche qui enjambe la rivière, l'église un peu plus bas au départ de la route vers Castres, juste en face de la bascule de l'octroi. Peu à peu, au fil des années, la séparation entre les deux religions a épousé les frontières entre les classes de la société. Descendants des possédants de la montagne, les habitants de la rive est sont généralement protestants et aisés, de cette fortune terrienne qui s'amenuise lentement. Ils représentent une élite de fait, même s'ils s'intéressent assez peu à la vie politique locale. Les catholiques, majoritaires sur la rive ouest, sont plus actifs. Ils sont pour la plupart issus des journaliers qui mettaient en valeur les fermes étalées au début de la plaine. Ils ont dû travailler dur pour assurer leur autonomie. Les jeunes générations se sont souvent reconverties dans les métiers d'artisans. De petites industries de tissage et de bonneterie, qui utilisent la force de l'Agout, commencent à offrir du travail à une main d'œuvre en sérieuse augmenta- tion, car la natalité est généreuse dans la province. Depuis que la République a multiplié la bureaucratie, quelques jeunes gens se sont exilés dans l'administration. Tous reviennent pourtant passer leurs congés à Roquecourbe et se marient avec des filles du pays. C'est ce qu'a fait, en janvier 1898, Louis-Théophile, le dernier fils du boulanger Salan. Les Salan sont implantés de longue date au village. Sous le premier Empire, on trouve un Salan, presque notable, propriétaire du moulin à grains. Ce Jean-Baptiste était aisé et charitable. Chaque semaine, il alimentait gratuitement les pauvres de la commune répertoriés, en leur distribuant galettes et bouillie de maïs. Né en 1818, son fils Jean-Thomas a ajouté à l'aisance familiale en épousant Sophie Bertrac, héritière de la boulangerie de la grand-rue. Leurs ressources se sont cependant avérées juste suffisantes pour élever leurs onze enfants, que les parents voulaient instruire correctement et qui tous ont appris le français, le latin et la mathématique. L'aîné, Albin, aurait succédé au père à la mort de celui-ci s'il n'était revenu aveugle de la guerre de 1870. Médaillé militaire, il s'est acquis dans le bourg une réputation de vieux sage. Les enfants apprécient particulièrement ses histoires, qui font frémir et rêver. Quelques-uns de ses frères sont devenus prêtres, des sœurs se sont faites religieuses. Une autre, Helena, jolie fille que le village avait baptisée « la perle », a épousé un réfugié espagnol, chassé de son pays après la défaite des carlistes. Veuve maintenant, elle est partie élever son fils dans un village près de Tolède. Elle écrit quelquefois, car les Salan sont une famille unie. Louis-Théophile, le onzième enfant, ne pouvait espérer grand-chose de l'héritage du moulin et de la boulangerie. Garçon doué et studieux, il a passé avec succès le concours des surnuméraires des Contributions indirectes. Ses parents sont morts au moment où il devenait indépendant. L'admi- nistration l'a exilé à Lourdes, au bureau de l'octroi, mais il revient passer chaque congé à Roquecourbe. Il a vingt-neuf ans quand il se décide, sans doute peu rassuré, à demander au père Roucayrols la main de sa fille Emma, de dix ans sa cadette. Louis Roucayrols est une personnalité locale. Forgeron, il a travaillé dur; il a arrondi son bien en épousant l'héritière d'une petite ferme de Saint-Germier, hameau à trois kilomè- tres de là sur la route d'Albi. Haut en couleurs, le parler rocailleux, solide au labeur, généreux et fidèle à ses racines, il est apprécié de tout le village qui l'a élu conseiller municipal. Il sait bien que son Emma, jolie fille douce et douée, ne va pas faire un mariage d'argent avec ce petit fonctionnaire. Mais Louis Roucayrols a jugé le jeune Salan digne de sa fille. Et puis, lui et sa femme seront toujours là pour aider les débuts du jeune ménage ; pendant les congés, les jeunes gens viendront chez eux, puisque la pléthorique famille Salan est orpheline de ses anciens. Le mariage se fait. Emma va vivre à Lourdes avec son mari, et apprend à gérer efficacement les maigres finances d'un employé de l'État. Un an plus tard, au début du printemps, elle revient à Roquecourbe, enceinte pour la première fois. Traditionnellement, elle accouchera dans la petite maison de ses parents, à côté de la forge, à mi-chemin du temple et de l'église. Louis-Théophile Salan a tout juste le temps de revenir de son poste pour assister à la naissance de son aîné. Le 10 juin 1899, à neuf heures du matin, Emma met au monde un garçon solide, que les frères et sœurs Salan et Roucayrols viennent admirer toute la journée. Ce n'est que le lendemain que le jeune père ira déclarer à la mairie son fils Raoul Albin Louis. Son beau-frère Sylvain Roucayrols, serrurier, signe l'acte en tant que témoin. Ainsi, dès l'origine, la vie de Raoul Salan sera-t-elle placée sous le signe d'une vie familiale chaleureuse, au sein d'un clan soudé et attentif. Comme l'avait prévu grand-père Roucayrols, sa fille vient à chaque congé revoir son village natal. D'année en année, sa famille augmente, Raoul étant bientôt suivi d'un frère, Georges, et d'une sœur, Hélène. Les voyages ne sont d'ail- leurs ni trop longs ni trop onéreux pour venir à Roque- courbe; bienveillante en ce temps-là, l'administration n'envoie pas ses fonctionnaires servir aux quatre coins de France, s'ils ne le souhaitent pas. Ainsi Louis Salan fera toute sa carrière dans le Midi languedocien, à Alès après Lourdes, puis à Nîmes, où il terminera sa vie active au poste de directeur des octrois et des régies municipales, après avoir gravi avec application et sérieux tous les échelons de sa hiérarchie. A l'école primaire d'Alès, puis au lycée de Nîmes, Raoul se montre un garçon travailleur, qui ne cherche pas l'éclat mais assimile facilement les cours. Latin et mathématiques sont correctement suivis car son père et sa mère sont exigeants sur le chapitre du travail scolaire. En vacances même, l'oncle Albin, le vétéran de 1870, qui couve d'autant plus Raoul qu'il porte aussi son prénom, fait volontiers répéter à ses neveux les déclinaisons et les règles de trois, entre deux récits historiques de ses campagnes. Au village, on patoise encore de temps à autre, mais à la ville Emma tient à faire de ses enfants des esprits ouverts et modernes. Elle est attentive et aimante, stricte aussi, ne perdant aucune occasion de leur dispenser une solide éducation religieuse. Musicienne de goût, la voix juste, elle s'accom- pagne au piano de la vieille maison de Roquecourbe pour enseigner à la jeune classe les romances campagnardes de son enfance. Sa fille en héritera les dons artistiques et entrera bientôt au conservatoire de musique de Nîmes. Cette éducation, à la fois sévère et sensible, laissera toute sa vie à Raoul, le goût des bonheurs familiaux et le respect des gens sincères dans leur foi. Un des événements marquants de son enfance fut l'expul- sion des religieuses attachées à la cure de Roquecourbe. Le vieux curé, qui présidait aux rudiments de son catéchisme, avait barricadé la porte de son église, après la promulgation de la loi de séparation de l'Église et de l'État, en novembre 1906. Les gendarmes défoncèrent le portail à la hache; les bonnes sœurs furent chassées de chez elles. En pleurs comme la moitié catholique du village — il avait sept ans — Raoul conçut pour la première fois à ce spectacle ce qu'était l'injustice. Il comprit aussi le sens du mot « renégat », celui dont on qualifiait alors le petit père Combes, le promoteur de la loi de séparation, qui avait grandi à Roquecourbe; circonstance aggravante, il avait commencé au village, sous l'égide du curé, de solides études qui l'avaient amené à l'état ecclésiastique, avant de se défroquer et d'entrer en politi- que. Ces noirceurs sont heureusement exceptionnelles dans la vie des Salan. Les vacances sont surtout employées à fortifier la santé des enfants. La nourriture campagnarde leur donne des couleurs et des forces, qu'ils dépensent en galopades sur les pentes du Sidobre, en excursions aux ruines du château albigeois, et en baignades avec les cousins Roucayrols et Salan. Dans le bassin qui mousse de toute l'écume du barrage, Raoul et Georges se montrent excellents nageurs. Quoique citadins et parmi les plus jeunes de la troupe, ils ne sont jamais en retard pour les exercices physiques. Assez régulièrement la petite famille de Louis-Théophile va passer quelques semaines d'été en Espagne, chez la tante Hélène. Grandissant ainsi dans une ambiance familiale paisible, les enfants heureux n'ont pas d'histoire. Grâce aux lentes promotions de Louis, la situation maté- rielle des Salan de Nîmes s'améliore. En 1914, quand la guerre éclate, Raoul a quinze ans. Il est le seul homme de sa famille qui, si elle dure, aura la chance d'y participer. Son père, à quarante-cinq ans et chargé de trois enfants, n'est plus mobilisable. Son frère Georges est beaucoup trop jeune. Jusque-là, Raoul a surtout appris à apprécier sa petite patrie provinciale. Il a été élevé dans un strict esprit religieux, et dans le respect des valeurs fonda- mentales, propre à ce début du XX siècle. Étant l'aîné, il s'est senti responsable de son frère et de sa sœur. Mais voilà que des récits venus du front, répandus dans les campagnes par les permissionnaires et les convalescents, envahissent son imagination. Il est pressé d'aller se battre, comme ses cousins plus âgés. Tout juste accepte-t-il le raisonnement affectueux de son père et de sa mère; puisqu'il est intellectuellement doué, pourquoi ne pas utiliser ces moyens pour servir le mieux possible ? Gaspiller les dons du Seigneur serait coupable. Cette démarche, devenue au fil des années une manière de réflexe, sera à la base de tous les choix que Raoul devra faire dans sa vie. Toujours, avant d'agir, il cherchera à se donner les moyens auxquels il pourra prétendre, afin d'être le plus efficace possible. Impatient, mais conscient du chemin à parcourir pour arriver à ses fins, il entre, dès l'obtention de son baccalauréat, en classe de préparation à l'École spéciale militaire. En juin 1917, à dix-huit ans tout juste, limite d'âge minimale pour les candidatures, il est reçu au concours d'entrée à Saint-Cyr dans la première moitié des admissibles, rang qui traduit à la fois ses capacités et son travail. Le 2 août, il signe un contrat d'engagement pour la durée de la guerre et rejoint l'École. Le jeune Méridional va voler de ses propres ailes, loin de son cocon natal. Depuis 1914, l'ambiance de Saint-Cyr a bien changé. Le temps des assauts en casoar et gants blancs n'est plus, ni le rythme d'une instruction laissant le temps aux exercices physiques, aux brimades ou à la culture des activités de tradition. « Ils s'instruisent pour vaincre », proclame la devise de l'école. En cette année sombre de 1917, cela signifie un resserrement de la discipline et des programmes. La formation a pour but de fournir rapidement aux corps de troupe de jeunes officiers capables de commander des sections au feu. Il sera bien temps, plus tard, quand le conflit sera terminé, d'améliorer la culture de ceux qui auront survécu. La durée du séjour des élèves est passée de deux ans à un an. Durant ses onze mois d'instruction, le jeune Salan se fait des amis parmi ses pairs ; le brillant Gasser, par exemple, dont la famille est riche et bien apparentée ; Cazin d'Honinc- tun, cavalier de caste et bûcheur par tempérament; ou Valluy, avec lequel Raoul se sent le plus d'affinités, et qui passe avec lui de longues soirées à supputer leurs chances de mener plus tard la vie aventureuse des soldats de l'Empire. Tous deux auront satisfaction. Leur classement de sortie leur permettra de demander à servir dans l'infanterie coloniale. Le 25 juillet 1918, la promotion « La Fayette », instruction terminée, est ventilée. L'aspirant Raoul Salan, dix-neuf ans, est affecté au 5 régiment d'infanterie coloniale, dont la base arrière est la caserne Seurin à Lyon. En temps de guerre, les formalités sont abrégées, les étapes administratives accélérées. Dès la première semaine d'août, après un passage rapide au centre d'instruction divisionnaire, l'aspirant Salan reçoit le commandement d'une section de la 1 1 compagnie, aux côtés d'un presque homonyne, le sous-lieutenant Salaun, déjà « ancien ». Le jeune aspirant profite de la période d'attente consentie à son régiment, dans un secteur calme de la Meuse, pour écouter ses aînés et apprendre à connaître ses hommes, de dix ans plus âgés que lui en moyenne. En septembre, la 11 compagnie du 5 RIC (Régiment d'Infanterie Coloniale) participe à la réduction du saillant allemand de Saint-Mihiel. La section Salan n'est pas direc- tement engagée. A peine est-elle, en flanc-garde d'une division américaine, contrainte à une longue marche d'ap- proche. Les pertes du régiment dans son ensemble sont d'une vingtaine de blessés presque tous par bombardement. Salan n'a pas eu à enlever ses hommes pour un assaut, ni à subir un feu direct de mousqueterie. Il n'en est pas moins ému par ce qu'il appelle « son premier contact avec le combat ». La solidité et le calme de ses coloniaux l'ont impressionné ; pour eux, cette marche n'était qu'une manœuvre supplémentaire dans le trop connu secteur de Verdun ; mais pour lui, marcher en tête de sa brève colonne l'a empli de fierté. En ce jour du 12 septembre 1918 qui restera sa vie durant celui d'une promesse définitive, il se sent lié à jamais au sort de « sa troupe ». Le 19 octobre, la 15 division d'infanterie coloniale quitte ses emplacements de deuxième échelon pour monter en première ligne, sur la rive gauche de la Meuse. La véritable épreuve du feu va commencer pour le boujadi. Il se fait vite à la fatigue de la marche au petit jour, au rythme des haltes horaires, aux objurgations des officiers supérieurs à cheval, aux ravitaillements fumants que la

1. Jeune inexpérimenté. corvée amène au galop des roulantes, aux grognements des hommes las. En avant, jusqu'à Verdun, puis au-delà de Verdun, qu'on déborde par l'ouest. La nuit est tombée après une longue journée de procession. Les fantassins continuent avec la tête vide et les pieds moulus, dans un défilé fantomatique, d'où montent parfois quelques couplets de chansons de soldats qui redonnent du nerf sur quelques centaines de mètres. Les chefs de section savent qu'ils vont relever un régiment américain sur la côte de l'Oie et du Mort-Homme. Si la progression est harassante pour ceux qui en ont déjà connu tant d'autres, que peut penser sous son casque ce jeune homme de dix-neuf ans, sinon se demander s'il se montrera digne de ses briscards ? Sinon aussi songer à la mort possible, tout à l'heure, après cette tranchée boueuse, ou parmi ces baliveaux déchiquetés ? « Le don de soi, ces hommes s'y sentent prédestinés, note- t-il. Cette génération est allée de toute son âme vers ceux qui lui ont enseigné la valeur du sacrifice. » La guerre ne dura que vingt-deux jours encore pour l'aspirant Raoul Salan, avant l'armistice qui arrêta les hostilités sur le front de France. Il eut cependant le temps de connaître la vie des tranchées de première ligne, dans la boue et sous des bombardements d'obus à gaz ; de tenter de nuit avec son bataillon de prendre pied sur la rive est de la Meuse et de refluer après l'échec de l'offensive; de gagner ensuite, bond par bond, sous couverture d'artillerie, entre Peuvillers et Damvillers, une ligne de crête battue par des mitrailleuses allemandes défendant la route de Montmédy à Verdun ; de tenir trente-six heures encore, accroché dans des trous boueux sur le talus conquis par sa section, sous de violents tirs de barrage ; de connaître les piétinements et les angoisses entraînés par deux reports d'un assaut que tout annonçait comme meurtrier; et de gagner sa première citation, à l'ordre de la division. Ce premier ruban, Raoul Salan, qu'on appellera plus tard le général le plus décoré de l'armée française, en restera toute sa vie plus fier que d'aucun autre. Quand les clairons sonnent le cessez-le-feu sur la route de Montmédy, le matin du 11 novembre 1918, et que la musique du régiment américain voisin se lance dans l'exécu- tion enthousiaste de la Marseillaise et du Star-Spangled Banner, Américains et coloniaux mêlés s'embrassent sur le théâtre de leur dernier combat commun. Des quarante-quatre hommes partis vers les premières lignes le 19 octobre avec l'aspirant Salan, il n'en reste que vingt-huit. « Pour moi, écrira-t-il cinquante ans plus tard, avoir eu l'honneur d'être sur la ligne de feu en novembre 1918 sera la plus grande fierté de ma vie. J'en garderai la marque profonde pendant toute mon existence de soldat. » La première année de paix retrouvée n'est pour le jeune homme qu'un aimable complément de sa formation mili- taire. Après le service en campagne, il apprend la vie de garnison, avec ses servitudes et ses agréments, en occupa- tion sur la berge du Rhin, d'abord, pendant quelques semaines, puis à Saint-Cyr. L'École spéciale militaire récu- père les survivants des quatre promotions instruites à la va-vite de 1914 à 1918, même si quelques-uns des plus anciens, ceux de la Croix du drapeau, ont parfois gagné au feu les galons de capitaine. Les rigueurs de la discipline ne sont pas pour ces revenants des combats, que l'on montre dans toutes les manifestations et les réjouissances offi- cielles. En grande tenue, ils sont à Versailles pour la signature du traité de paix entre les Alliés et l'Allemagne ; ils reçoivent Clemenceau et Mandel à l'école ; ils défilent en tête de la grande parade du 14 juillet 1919; ils organisent un des plus brillants triomphes de l'histoire saint-cyrienne. Raoul s'était engagé pour la durée de la guerre, deux ans plus tôt. La guerre est finie, mais il ne songe pas à retrouver la vie civile. La transformation de cet acte de circonstance en engagement définitif est quasi automatique pour les saint-cyriens, sauf en cas de refus notifié des intéressés. Le jeune Salan a goûté à la stricte mais exal- tante existence des hommes d'armes ; il a tiré un trait sur son enfance heureuse. Son père et sa mère, revus brièvement à Nîmes, sont fiers de leur aîné. Il a fait honneur à l'éducation qu'ils lui ont donnée. Ils l'encouragent à persévérer, même s'ils viennent d'éprouver un dur chagrin qui bouleverse aussi Raoul. En quelques jours, leur fille Hélène, la benjamine de la famille — dont les dons artistiques promettaient tant — est morte de la grippe espagnole. Enterrée à Nîmes, elle emporte avec elle les dernières vagues hésitations du Saint-Cyrien, vite repris par le service. Nommé enfin sous-lieutenant au début de septembre 1919, il rejoint le 5 colonial dans son quartier de Lyon, puis, quelques semaines plus tard, le Régiment d'Infanterie Colo- niale du Maroc, en occupation en Allemagne, à Landau. Cette désignation est une marque de l'estime accordée à un tout jeune officier. On n'affecte pas n'importe qui à ce régiment, le plus décoré de France avec le Régiment de marche de la Légion étrangère. Les cadres sont tous ou presque des anciens des combats qui ont fait la gloire du régiment et lui ont valu la double fourragère. Noté comme « très jeune officier, déjà aguerri, qui cherche à se perfec- tionner », il est évident que le sous-lieutenant Salan ronge son frein en occupation. Il pourrait se satisfaire de son environnement, mais il a le sentiment d'être Cendrillon dans ce corps de troupe princier. Il a choisi et obtenu la coloniale, pour aller servir quelque part dans un pays de l'Empire, et y rencontrer l'aventure exaltante. Les règlements d'une troupe en occupation s'accommodent mal d'initiatives indi- viduelles. Et puis, si la fréquentation permanente de héros chargés de gloire est enrichissante, elle a aussi de quoi frustrer un débutant, ambitieux de faire ses preuves ou, à tout le moins, avide d'actions risquées dont ses anciens sont justement un peu las. Il a retrouvé à Landau un de ses camarades de promotion, sous-lieutenant comme lui, Robert Darcy. Les deux jeunes gens ont rapidement compris que, ainsi encasernés, ils avaient peu de chances de satisfaire leurs aspirations. Justement, les mess commencent à s'animer quand arrivent des nouvelles du Levant, où l'on se bat. Une note de service demande des volontaires pour ce théâtre d'opérations; Salan et Darcy se portent volontaires. Fin mai 1920, ils sont désignés pour servir au Moyen-Orient. La Société des Nations, qui vient de naître, a placé sous mandat français toutes les terres de la grande Syrie arra- chées aux Turcs. Elles regroupent les Etats de Damas et d'Alep. Bénéficiant du soutien pour le moins moral de la diplomatie anglaise, qui avait cru le Levant chasse gardée britannique, un parti du peuple qui rêve d'une grande Syrie musulmane utilise tous les moyens pour combattre le mandat français. L'arrière-pays hachémite, aux confins de l'Euphrate, taille régulièrement des croupières à la mission militaire française de Deirez-Zor. Les Druzes sont quasi- ment en rébellion ouverte. Victorieuse sur le front occidental et sur celui des Balkans, l'armée française n'en est pas moins exsangue. Les détache- ments constitués pour le Liban et la Syrie y arrivent avec des idées tactiques héritées des récents combats ; elles sont peu adaptées au terrain et au mode de guerre qui les attendent. Les autres unités, qui ont déjà mené la campagne contre les Turcs, et qui connaissent le pays et l'adversaire d'aujourd'hui, autrefois rival ou allié, sont à bout de souffle. Pour l'heure, la politique militaire française est celle des hérissons, plus ou moins équipés en armement lourd; « tenons d'abord sur nos positions avant de rassembler les moyens d'offensives de nettoyage ». Le seul avantage techni- que est la présence d'une aviation légère, fort utile dans la recherche des renseignements sur les concentrations enne- mies et dans le soutien de postes isolés. Le sous-lieutenant Salan débarque à Beyrouth le 18 juin 1920. C'est la première fois qu'il met le pied hors d'Europe. C'est un joli voyage-cadeau pour son vingt et unième anniversaire. Il est tout de suite sensible au dépaysement et à la magie des vieilles pierres chargées de souvenirs histori- ques. De Baalbek sous le soleil levant au Krak des Chevaliers devant Homs, il suit l'épopée des chrétiens qui avaient conquis un royaume en terre infidèle. Il a, ce jour-là, une pensée pour le vieux château en ruine qui dominait le village de son enfance, lui aussi forteresse des combattants de la foi. Descendant la vallée riche et boisée de l'Oronte, bordée de crêtes sombres et bientôt d'un long plateau de sable et de cailloux, le chemin de fer emporte les renforts vers le nord. Destination, le camp de Katma, au nord d'Alep. La ville est poussiéreuse, étouffante en ce début d'été, comme pour marquer que la portion touristique du voyage est terminée. Katma est un camp de toile lépreux et saturé, qui sert de centre de tri aux troupes françaises du Nord. Pressé par ses tâches multiples, le chef de camp reçoit ses cadres de renfort : — Vous ne resterez pas longtemps parmi nous, installez- vous au mieux. Pour le sous-lieutenant Salan, le mieux est un lit de camp fait de deux caisses de bois. Il passe là trois jours, à circuler d'une tente à l'autre pour nouer des contacts, à se documen- ter sur le pays et se renseigner sur son avenir immédiat. Il est vite fixé. Le chef de camp ventile ses pensionnaires au gré des besoins. D'une section du RICM (Régiment d'Infanterie Coloniale du Maroc) en Allemagne, voilà Raoul Salan passé au commandement d'un poste de cent cinquante tirailleurs sénégalais, loin dans le nord, à la frontière turque. Le poste de Radjou n'est même pas installé dans un village. Il marque seulement une ancienne halte sur la ligne de chemin de fer Bagdad-Constantinople, construite par les Allemands pour leurs alliés. En face du périmètre hérissé de barbelés, de l'autre côté de la voie ferrée où ne passe plus aucun train, un fortin turc vide d'occupants se désagrège lentement au soleil. Le paysage de rocaille, gris et jaune, est totalement vide. Pas de végétation, pas de vie apparente. On a prévenu le nouveau chef de poste des conditions d'exis- tence : — Tu verras une colonne de ravitaillement t'arriver chaque trimestre, si la chance est avec toi, lui a dit pour l'encourager l'officier qu'il relève, miné par la fièvre. Toutes les nuits, attends-toi à être houspillé par les fusils de quelques salopards de la frontière. Ils ne poussent pas vraiment leurs attaques, mais tu devras ouvrir l'œil. Le nouveau patron prend le rythme de sa nouvelle vie. Il a vite compris qu'il ne peut compter que sur lui-même ; pas d'adjoint, pas de médecin. Les jours se passent à démonter les pierres de la caserne turque pour renforcer les maigres baraques du poste, et à charrier, jusqu'aux défenses, les traverses de bois d'un dépôt qui date de la construction de la voie ferrée. Les nuits sont splendides, étoilées et fraîches, mais sou- vent animées par le sifflement des balles. Salan fait riposter copieusement ses mitrailleuses, autant pour soutenir le moral de ses tirailleurs que pour faire taire les invisibles auteurs de ces harcèlements. Il doit être perpétuellement en éveil, pour diriger les travaux du poste, surveiller le paysage inanimé, écouter les bruits de la nuit, contrôler les passages, et administrer la quinine, seul médicament de sa pharma- cie ; il apprend à connaître, individuellement, chacun de ses hommes. Les Sénégalais sont des gens fidèles et robustes d'apparence, mais ce sont des enfants fragiles moralement qui ont besoin d'être paternellement menés, soutenus, encouragés, compris. La venue des convois trimestriels accorde deux ou trois jours de repos et de richesse à la garnison, qui a ainsi le loisir de dormir, de manger des vivres frais, et, pour le sous- lieutenant, de lire son courrier. Le reste du temps, ni distraction ni lecture, l'esprit est libre, tout entier orienté vers la réflexion. Si Raoul Salan avait été un expansif, son commandement à Radjou l'aurait habitué à se replier sur lui-même; il l'a, en tout cas, fortifié dans l'exercice de la méditation et dans l'appréciation de ses subordonnés. En neuf mois de « solitude du chef », il aura appris ce qu'est la vie intérieure et ce que doit être la cohésion d'une troupe. Enfin, en mai 1921, le convoi lui amène un remplaçant. Il a vite fait de passer ses consignes, dans les termes mêmes où il les a reçues. Apprendre qu'il est désigné pour une colonne mobile lui donne des ailes. Le général Gouraud, haut-commissaire au Levant, dont on murmure qu'il pourrait bientôt être remplacé par le général Weygand, estime que ses troupes ont assez supporté, stati- quement et stoïquement, les harcèlements et les attaques des Bédouins, des Turcs théoriquement en paix, des Ira- quiens du désert, et, sur la face libanaise, des séides du parti du peuple. Gouraud est un chef énergique formé à l'école des conquêtes impériales. Voilà vingt et un ans, il capturait Samory, mettant fin à la campagne du Soudan. Il a été l'adjoint de Lyautey au Maroc en 1912. Il a brillamment commandé durant la dernière guerre sur le front d'Orient et sur le front de Champagne. Sa silhouette de manchot barbu est légendaire. Il a décidé que c'en était assez de subir et a choisi de débloquer en force la place de Deirez-Zor. La mission militaire qui y est installée, à plus de trois cents kilomètres à l'est d'Alep, sur la rive droite de l'Eu- phrate, a connu depuis dix-huit mois des jours difficiles, enfermée dans ses défenses. L'infanterie de la colonne mobile de dégagement sera constituée par un bataillon de marche du 17 régiment de tirailleurs sénégalais. Pour Salan, enragé par ses trois trimestres de méditations soli- taires et d'enfermement à Radjou, s'entendre désigner au poste d'adjoint du commandant du bataillon de marche signifie aventures, opérations de guerre et grands espaces. Les jeunes officiers de l'époque, et Salan en particulier, ont lu Péguy et surtout Psichari. Ils ont rêvé sur l'envoûte- ment du désert. Et quel désert que celui qui s'ouvre entre l'Euphrate et le Tigre, le Djézireh dont le nom évoque les campagnes d'Alexandre le Grand ! Le bonheur de Salan est complet en arrivant à Alep, quand il y retrouve son cher Darcy, volontaire pour la colonne. Retardés par leur préparation et par les rigueurs d'un été- fournaise les Sénégalais ne quittent Alep, à pied, que le 23 septembre 1921. Ils marcheront pendant dix-neuf jours avant d'atteindre leur objectif. Dix-neuf jours de géhenne. Les Africains résistent mal à la soif, et la piste fait longuement désirer ses points d'eau, quand ils ne sont pas à sec. Les mirages démoralisent; la chaleur sèche brûle les poumons. Les cadres européens, sujets au même épuisement, doivent payer doublement de leur personne pour veiller durant les bivouacs, hâtivement dressés au carré, pour arracher leur troupe à la torpeur, encourager les défaillants, relever ceux qui s'abandonnent. Flancs-gardes ou ouvertures de la piste volent du sommeil ; les courses sur les pitons dénudés, cuits comme des plaques de four, achèvent de miner les résis- tances. Conscient des souffrances physiques de ses tirail- leurs, le sous-lieutenant Salan apprend « sur le tas » l'abné- gation et les vertus de l'exemple. Aussi goûte-t-il comme tous l'accueil que leur fait la garnison dégagée de Deirez- Zor, l'exubérante végétation de l'oasis, la fraîcheur d'un verre de raki sous les palmes. L'aventure leur a fait sentir la relativité de la magie du désert. Reste à connaître l'exaltation du combat. Dix jours après son arrivée, le bataillon traverse l'Euphrate. La colonne de secours va battre l'estrade sur la rive est, pour achever d'aérer le terrain d'aviation de Deirez-Zor, sur lequel l'ennemi a incendié quelques aéronefs. Assez rapidement, l'affaire tourne mal. Le commande- ment s'est montré particulièrement léger dans la recherche de renseignements sur l'ennemi et l'évaluation de ses forces. Tout le dispositif français tombe dans une embuscade tendue à Accham, le 24 octobre 1921. L'avant-garde des spahis est tronçonnée pendant que les Sénégalais sont durement attaqués sur leur flanc droit. Engagé au milieu de la matinée, le combat en retraite des deux éléments est tout de suite meurtrier. Cloués au sol, dans la poussière et la chaleur, les tirailleurs assaillis à bout portant doivent se dégager à l'arme blanche, assaut après assaut. Parmi les survivants qui réussiront à rejoindre Deirez-Zor en fin d'après-midi, un noyau de Sénégalais entoure le sous- lieutenant Salan qui les a arrachés au massacre. Il s'écroule à bout de forces, couvert de sang. Il se réveillera dans la nuit à l'hôpital d'Alep où l'a évacué un avion léger. Grièvement atteint à l'épaule droite, artère axillaire sectionnée, il a été opéré d'urgence. Le médecin confie son diagnostic au général Gouraud, accouru au chevet de ses blessés : — Celui-là, s'il ne meurt pas, m'étonnerait qu'on lui sauve le bras, bougonne-t-il. Au mieux, il restera raide. Sur son lit qui flotte encore, le blessé à peine conscient tente de sourire en entendant la phrase réglementaire que prononce avec émotion le général commandant en chef : — Sous-lieutenant Raoul Salan, au nom du président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de la Légion d'hon- neur. Un mois plus tard, le bras droit paralysé suivant les pronostics du major d'Alep, Salan, promu lieutenant, fait partie d'un convoi sanitaire destiné à l'hôpital maritime de Toulon. Les bâtiments de Sainte-Anne sont un luxe pour qui vient de passer dix-huit mois dans les pires conditions d'inconfort. Le blessé réfléchit sur son expérience au Levant et surtout sur la façon dont elle s'est achevée. Se souvenant de l'ordre d'opérations qui a jeté sa colonne dans le piège d'Accham, il en maudit une fois de plus les approximations et se promet, s'il accède un jour à un commandement responsable, d'être toujours renseigné avant d'agir. Mais n'est-ce pas un vœu pieux ? Pourra-t-il continuer à servir sous l'uniforme ? Le 25 janvier 1922, le médecin-chef de l'hôpital Sainte- Anne lui accorde un congé de convalescence de longue durée. — Continuez à soigner cette cicatrice et retapez-vous, jeune homme. Nous verrons dans six mois ce que nous pourrons faire pour ce bras. Rentrez chez vous. A Nîmes, la famille de Louis Salan fait fête à son aîné. A peine ces Méridionaux enjoués et toniques reconnaissent-ils « le fils » dans ce garçon que les épreuves ont rendu presque taciturne. Le regard profond et creusé, Raoul est infiniment heureux de retrouver les siens mais n'extériorise plus sa joie comme autrefois. L'adolescent insouciant est devenu un officier des troupes coloniales. A vingt-deux ans passés, quand on a vécu ce qu'il a connu depuis quatre ans, retrouver son enfance aide à mesurer le chemin parcouru. A Roquecourbe, où il est venu respirer l'air de l'Agout chez les Roucayrols, c'est un petit garçon, Gérard Laval, fils d'une sœur de sa mère, qui notera d'un mot, inconsciem- ment subtil, le changement survenu chez ce cousin qui en impose avec son bras raide et son ruban rouge : — Eh bé ! Raoul, tu n'as même plus l'accent ! 2 LA NAISSANCE DU « MANDARIN »

Toutes les carrières d'officiers des troupes coloniales sont ponctuées par des séjours en métropole entre les temps de services aux colonies. La santé des intéressés, soumis outre- mer à des conditions de vie souvent difficiles et parfois dangereuses, exige ces retours. La formation continue, qui doit être celle des cadres d'une armée moderne, réclame aussi que les officiers dévoués à leurs tâches locales, au point de perdre de vue les habitudes et les techniques des corps de troupe, reviennent prendre un bain d'orthodoxie. Depuis que ces relèves fonctionnent, elles ont coïncidé souventSalan au avecretour des du congésLevant. de convalescence, comme pour Fin octobre 1922, après une visite médicale à Sainte-Anne, la Faculté décide qu'après tout le bras droit du jeune lieutenant est récupérable. Une rééducation au Val-de-Grâce à Paris devrait lui rendre une partie de ses moyens. Il est hospitalisé au Val, mais le traitement qui lui est prescrit lui assure assez de temps libre pour que l'état-major ne le laisse pas au repos complet. Le lieutenant Salan est affecté, pour ordre, c'est-à-dire pour la bonne forme admi- nistrative, au 23 régiment d'infanterie coloniale, à Paris même. Le chef de corps ne donne pas de commandement à ce semi-invalide ; il lui demande tout de même d'effectuer un service minimum, quelques permanences, quelques représentations à des cérémonies, quelques préparations d'inspections. Salan profite de ces loisirs pour retrouver plusieurs de ses camarades de classe, qui sont inscrits en faculté à Paris, ou qui ont choisi de faire carrière outre-mer en passant par l'École coloniale. Lui-même, un instant déçu par la lenteur des progrès de sa rééducation, se demande s'il ne devrait pas envisager de quitter l'armée et de se présenter au concours d'administrateur adjoint des services civils. Il se sent irré- médiablement attiré vers les pays lointains, et plus particu- lièrement vers l'Extrême-Orient. Ce n'est pas un hasard. Le 23 RIC, cantonné à la caserne des Lourcines, boulevard de Port-Royal, est très fourni en officiers âgés qui ont accompli une grande part de leurs services en Indochine. Ils sont heureux de rencontrer chez un jeune camarade autant d'attention pour écouter leurs histoires. Ils racontent les mœurs de ces populations atta- chantes et travailleuses, la réserve et même le mystère de leur caractère, la finesse des lettrés, l'humour stoïque des petites gens, la poésie des paysages, la grandeur d'une tâche à peine ébauchée. Raoul Salan se met inconsciemment en symbiose avec ces peuples lointains. Il lit beaucoup d'ou- vrages sur l'Indochine, Lyautey, Gallieni, les récits de la conquête, des thèses d'ethnologues, des études sur les bouddhismes, des aventures de missionnaires. Peu à peu, il se persuade que son destin s'accomplira là-bas. Si l'armée ne l'y envoie pas, il partira dans la peau d'un administra- teur. L'armée n'entend pas lâcher un lieutenant de valeur, maintenant totalement remis sur pied. Le Journal officiel du 2 janvier 1924 désigne le lieutenant Raoul Salan au tour de départ pour l'Indochine. Un bref voyage dans le Midi lui permet d'embrasser les siens avant de boucler ses cantines. Le 10 mars, il embarque sur le Compiègne. Destination : Saigon. L'homme qui arrive pour la première fois en Indochine est un peu comme un fiancé qui aurait beaucoup entendu parler de sa belle avant de la rencontrer en chair et en os. La première véritable entrevue peut décider de toute une vie. Pour Raoul Salan, tout est à la mesure de ses espoirs, sauf peut-être Saigon, où il ne fait qu'une courte escale, et qu'il juge au premier abord une ville trop plate et trop humide. Il avait trouvé le voyage enchanteur, et les escales, notamment à Ceylan et à Penang, paradisiaques. Il est comblé quand il apprend qu'il est affecté au Tonkin. Chaque détail de son approche finale va maintenant s'inscrire dans sa mémoire : l'enveloppe officielle reçue à Haiphong qui l'envoie dans le Nord ; la traversée de Hanoi ; son arrivée à Bac-Ninh, au 3 régiment de tirailleurs tonkinois. Pour la première fois, il fait connaissance, autrement que par les livres de souvenirs, avec « le personnage » qui avait polarisé ses rêves de saint-cyrien, l'officier-seigneur rayonnant sur son fief. Le colonel Roussel, commandant le régiment, et son officier adjoint, le capitaine d'Ornano, l'impressionnent autant que le séduit l'atmosphère qui règne au mess des légionnaires à Dap-Cau où il est reçu. Il y découvre la camaraderie profonde qui unit les deux armes bâtisseuses d'empire et se promet d'en être un thuriféraire. Les dernières étapes du voyage le mènent par le train à Lang-Son, puis, par la route coloniale n° 4, à Cao Bang, via That Ké et Dong Ké. Sur la zone frontière règne un de ces printemps délicats qui donnent des airs accueillants aux paysages tourmentés des calcaires couverts de jungle. Les postes traversés sont animés, les garnisons semblent actives et contentes de leur sort, les autochtones des villages, souriants. A Cao Bang, le nouvel arrivant est presque au bout de ses découvertes. Il se présente au commandant Caries, son chef de bataillon. Achevant de vivre une bonne fois ses fantasmes, il va dormir à l'hôtel chinois, qui loge traditionnellement les visiteurs du commandant. Mainte- nant que le touriste est satisfait, le lieutenant va se mettre sérieusement au travail. Dès le lendemain, il rejoint son terminus, le poste de Nguyen-Binh, à cinquante kilomètres de Cao Bang dans les calcaires. Pour ce faire, il a dû voyager dans la voiture d'un commerçant chinois, preuve que l'armée française n'est pas une armée de sybarites et que la bonne entente règne entre administrés et administrateurs. Le capitaine Garin commande la 9 compagnie et remplit les fonctions de délégué administratif, l'équivalent d'un sous-préfet. Il accueille avec intérêt son nouvel adjoint. C'est un moment important dans la carrière d'un officier colonial que celui où il se trouve confronté pour la première fois avec un pays inconnu, une population mystérieuse, une tâche administrative jamais effectuée ; pour la première fois aussi, avec des sous-officiers qui guettent les erreurs de jeunesse et une troupe indigène dont il ignore les réactions, les qualités et les faiblesses. Sur tous ces observateurs, l'impression que produit le lieutenant Salan est favorable. Physiquement, il est de taille moyenne, svelte et suffisam- ment élancé pour paraître quelques centimètres de plus. Il se tient très droit, le dos plat et la démarche souple, réservant sa raideur aux accès de timidité devant le photo- graphe. Visiblement, il est en état de résister aux fatigues des tournées de brousse. Il n'est pas beau parleur, répond plus facilement en courtes phrases que par longues périodes, sauf s'il est en terrain de connaissance et en confiance avec son interlocuteur et son sujet. Mais quelle que soit la conversation, il possède le don de paraître s'intéresser à ce qui est dit. Son visage allongé, au nez droit à peine un peu fort, au-dessus d'une lèvre supérieure haute (maintenant rasée après la vague moustache, portée pour se vieillir, de l'époque de Saint-Cyr au débarquement au Levant) perd alors son impassibilité un peu rêveuse. Magie d'un regard curieux, vif et brillant. Soulignés par l'arc proéminent des sourcils bruns et fournis, les yeux questionneurs, dans les orbites profondes, donnent la mesure d'un feu intérieur, en contradiction avec l'apparence flegmatique du personnage. Le capitaine Garin ne s'y trompe pas; son adjoint est certainement du genre méridional actif, et en même temps très porté aux choses de l'esprit. Ce que personne ne pourrait pourtant prédire, c'est la remarquable symbiose qui va s'opérer entre l'Indochine multiforme et ce jeune officier, pur produit d'une éducation provinciale française. Fils de Roquecourbe, catholique et issu d'un bon milieu populaire français, il se sent très proche de ces campagnards indus- trieux, et équilibrés. Un peu animistes, surtout bouddhistes, ils montrent quotidiennement une philosophie de la vie qui le séduit. Il note, pour sa propre édification, ce qu'il apprend de leurs qualités et de leurs défauts : « Annamite, écrit-il, simple, agile, très adroit, intelligence très alerte ; s'adapte très vite, observateur, psychologue, cherche à s'instruire. Culte de la famille. Discret dans son comportement. Dureté de cœur, égoïste, orgueilleux, joueur. A tendance à réclamer facilement. Bien qu'il soit discipliné, il faut le tenir. » La plupart de ces qualités et, peut-être bien, quelques-uns de ces défauts peuvent être des marques de son propre caractère, encore qu'il ne puisse être soupçonné de dureté de cœur ni de tendances à la récrimination. Ce séjour d'initiation s'enrichit de la découverte qu'il fait dans la bibliothèque du poste, de l'ouvrage Trois colonnes au Tonkin, écrit par Gallieni. Il en fait sa Bible au cours des quelques mois passés à Nguyen-Binh et y puise de quoi se forger une doctrine d'action et des principes de vie. Le site de Nguyen-Binh est triple. Sur une croupe déboisée se groupent les bâtiments en dur du poste militaire. Le lieutenant y a une chambre monastique, attenante au cercle, lui-même abondamment décoré à la mode tonkinoise, de soieries peintes ou brodées, de trophées de chasse et de meubles simples. Un peu en dessous, à mi-pente, un village militaire rassemble les cases des tirailleurs mariés, dont les enfants gais et malins séduisent facilement l'ancien vacan- cier des rives de l'Agout. Salan est chargé, entre autres fonctions, de superviser le directeur annamite des écoles de la bourgade, avec lequel il noue d'excellents rapports. Le village civil se ramasse au pied des installations militaires, au fond de la vallée. C'est un long triangle de cases et de boutiques alignées, dont un côté borde la route de Cao Bang. Un marché couvert et un bâtiment administratif à véranda et à étage sont les seuls baraquements solides avec un immeuble de « comparti- ments », du style répandu dans tous les pays asiatiques dotés de quartiers chinois. Les autres habitations sont des constructions en matériaux locaux, où grouille une popula- tion vite familière avec le nouveau « monsieur lieutenant ». Il passe rarement ses journées au poste. Le capitaine l'a plus particulièrement chargé du recrutement de personnel pour les mines d'étain situées dans le district. Cette tâche demande de connaître le travail proposé aux éventuels mineurs, une prospection sérieuse de la main-d'œuvre dis- ponible dans les villages, des dons de persuasion pour l'embauche. Salan estime qu'il serait pratique de discuter avec ses recrues sans interprète. Il apprend donc l'annamite avec le directeur d'école, qui ajoute aux cours de langue de longues conférences initiatrices sur les mœurs, les légendes, l'histoire de sa race. En quelques mois, le district n'a plus beaucoup de secrets pour l 'adjoint du capitaine Garin qui note son second de façon élogieuse ; il y a d'autant plus de mérite qu'il se doute bien qu'il ne gardera pas cet oiseau rare, dans des fonctions sans initiative. Pour meubler les longues soirées de l'hiver qui commence, le lieutenant rédige une étude sur l'Histoire de l'Indochine française jusqu'à la fin de la conquête. Ce n'est qu'une compilation, mais sa lecture prouve un sens des détails qui trahit le pointilleux, et un sens du raccourci qui est la marque d'un esprit de synthèse. Au cours d'une de ces soirées, le capitaine Garin tend à Salan un télégramme venu de Hanoi. « De Génésuper à lieutenant Raoul Salan ; stop ; faire connaître si volontaire pour poste délégué administratif Muong Sing, Nord-. Stop et fin. » La réponse est quasi immédiate : oui. Comment croire qu'un jeune loup, dévoreur de responsabilités à assumer, pourrait hésiter entre des fonctions d'adjoint, si attachantes soient-elles, et la charge de chef qu'on lui offre ? Le poste proposé ne jouit pourtant pas d'une flatteuse réputation sanitaire ; la carte le relègue dans les montagnes proches des frontières de Chine et de Birmanie, dans l'extrême nord- ouest de l'Indochine. Garin ayant eu l'élégance d'appuyer le volontariat de son second, la désignation officielle ne tarde pas. Le 14 décem- bre 1924, après huit mois de classes exceptionnellement studieuses, Raoul Salan salue ses amis de Nguyen-Binh et reprend la route vers Cao Bang, Lang-Son et Hanoi. Le trajet qui l'attend pour rejoindre sa nouvelle affecta- tion promet tant d'aventures que n'importe quel jeune homme en serait enthousiasmé. Dans cette Indochine où la présence française s'est éten- due depuis à peine trente ans, une simple mutation peut encore prendre des airs d'expédition. Au passage à Hanoi, Salan s'est entendu préciser que sa nouvelle affectation le met en situation « hors cadre ». Délégué administratif de Muong Sing, il ne dépendra que du résident supérieur au Laos et du chef de la province du Haut-Mekong. Plus aucune hiérarchie militaire au-dessus de lui, ce qui n'est pas pour déplaire à un disciple de Gallieni. Quittant Hanoi le 21 décembre 1924, chargé de tous les impedimenta que de bonnes âmes lui ont conseillé de se procurer au Tonkin : « On manque absolument de tout au Nord-Laos! », il emprunte d'abord le train jusqu'à Vinh, limite sud du delta tonkinois sur la côte d'Annam. La deuxième étape prévoit la traversée de la Cordillère annamitique jusqu'à Thakhek, sur le Mekong. Deux cents kilomètres de piste, qui grimpe à deux mille mètres d'alti- tude avant de dégringoler en pleine jungle à travers un enchevêtrement de pics aigus couverts d'une végétation foisonnante. A Vinh, Salan déniche une voiture de louage, dont il partage l'inconfort avec deux civils français particu- lièrement taciturnes. Ce n'est qu'après une nuit de halte au bungalow de Napé, suspendu au plus haut de l'itinéraire, que les compagnons de route du lieutenant avouent leurs préoccupations. Inspecteurs de la Sûreté, ils vont à Vien- tiane, capitale administrative du Laos, protéger le gouver- neur général Merlin, résident de France, qu'un révolution- naire annamite nommé Nguyên Ai Quôc vient de rater dans un attentat à la bombe, au cours d'un récent voyage en Chine. Étrange clin d'œil du destin qui apprend à Raoul Salan l'existence de celui qui deviendra pour longtemps son ennemi majeur sous le nom d'Hô Chi Minh. Le soir de Noël, les voyageurs arrivent au Mekong. Désormais, les transports sont uniquement fluviaux. De jour en jour d'ailleurs, la civilisation des machines laisse la place au vieil ordre des choses. Après trois jours de chaloupe jusqu'à Vientiane, dans une ambiance animée de coche d'eau, surchargé d'hommes, d'animaux et de colis variés, le programme prévoit une longue remontée du fleuve en pirogue sans moteur. Apparemment, le calendrier compte peu. Le résident au Laos accueille son nouveau subordonné dans la bonne humeur. Vientiane, petite capitale retirée, est en effervescence à cause de l'arrivée prochaine du gouver- neur Merlin. — Passez quelque temps avec nous, dit le résident au lieutenant Salan. Vous aurez la possibilité de rencontrer ici toutes les personnalités du royaume. Outre les administrateurs civils venus du fond de leur province, le nouveau délégué de Muong Sing est présenté au roi Sisavang Vong, descendu de sa capitale royale de Luang Prabang au-devant du gouverneur. Le roi retient même le lieutenant à déjeuner, avec une simplicité qui enchante le jeune homme, rappelé aux récits mythiques des coloniaux de la conquête. Le résident avait raison. Cette quinzaine permet à Salan de nouer des amitiés avec les princes de la maison royale, Pethsarat, de caractère aventureux, et Sou- vanna Phouma, diplomate promis à une grande carrière politique. Il est aussi reçu par le colon le plus important du pays, monsieur Allard, qui le parraine et le pilote comme un invité de marque. Il faut admirer l'aisance avec laquelle le fils d'un petit fonctionnaire de France évolue dans ce milieu de hauts personnages de la hiérarchie coloniale ou d'affaires. Tous sont sensibles à la qualité de sa curiosité et à la vivacité de son intelligence. Et les liens noués à cette occasion resteront solides au cours des années. Passé les festivités, le voyage reprend, en pirogues comme prévu. Ce sont des embarcations non pontées, d'un mètre de large sur dix de long, manœuvrées à la perche ; la navigation pleine de pièges les secoue souvent, quand les rapides n'obligent pas les équipages et le passager à haler le bateau. La progression vers l'amont est lente, au rythme de la nature. Dans une immobilité prudente, le lieutenant lit beaucoup, et apprend le laotien avec ses piroguiers. Il admire l'extraordinaire densité de la végétation qui noie les berges du fleuve, goûte l'accompagnement pittoresque des troupes de gibbons ; il achète quelque poulet pour l'étape du soir, au pied d'un village perdu, en écoutant ses bateliers chanter des complaintes gaillardes, qu'il comprend de mieux en mieux. Rien ne montre mieux l'isolement du lieutenant français lié à son minuscule convoi de quatre pirogues laotiennes que la durée de cette remontée patiente du fleuve ; trente jours quasi hors du temps pour s'enfoncer vers le nord de quatre cents kilomètres et atteindre enfin Luang Prabang. Aucune limite territoriale visible n'a marqué le passage du Sud au Nord-Laos. Pourtant, alors que les provinces du Sud et Vientiane sont administrées comme des colonies, le royaume de Luang Prabang est un protectorat. Maintenant qu'il comprend à peu près le laotien, Raoul Salan est tout à fait enthousiasmé par ce qu'il découvre du Laos et de son peuple. L'autorité royale est un gage d'équilibre ; le roi est vénéré par ses sujets, eux-mêmes très religieux et très tolérants. Mesurés, pacifiques, les Laotiens ont des dons artistiques évidents, sensibles dans leur architecture, leur urbanisme, leurs réalisations florales, leurs poèmes et leurs chants. Sans parler des danses dont les jeunes filles, à la fois séduisantes et réservées, font des démonstrations de grâce et de raffinement. Après ses trente jours d'immobilité forcée, le futur délégué administratif d'un poste perdu s'accorde une petite semaine de détente en ville, d'ailleurs nécessaire à la réunion des moyens qui lui permettront de continuer son expédition. Il en profite, à son habitude, pour visiter tout ce qui peut l'être, les temples, les jardins, la montagne sacrée. Il est pris d'une véritable boulimie. Ce premier passage à Luang Prabang lui laissera un attachement très fort pour le Laos et les Laotiens. La troisième partie du voyage s'annonce comme plus sportive encore que la seconde. Elle se déroule toujours sur le grand fleuve, mais celui-ci est maintenant à la fois plus étroit et plus rapide. Les pirogues employées sont plus petites, donc encore plus inconfortables. Après le charme déployé de la capitale, retrouver la sauvagerie des berges de moins en moins pénétrables n'a rien de passionnant. La pénible remontée du Mekong occupant trente jours encore, le lieutenant commence à parler couramment la langue de ses piroguiers et à ne plus rien ignorer des mœurs des riverains. Le 22 mars 1925, plus de trois mois après son départ de Hanoi, ses pirogues touchent l'estacade de Houei Sai, chef- lieu de la province du Haut-Mekong, siège de l'administra- teur Lapeyronie qui va devenir son supérieur hiérarchique. En quelques jours, le nouveau délégué administratif de Muong Sing est mis au courant du travail qu'il aura à effectuer, des moyens — réduits — dont il disposera, et des libertés qui seront laissées à son initiative. Pour la dernière étape, il abandonne le cours du Mekong pour remonter celui d'un affluent fantasque et hargneux, la Nam Tha. En quinze jours et trois changements d'embarca- tion, les pirogues se faisant de plus en plus exiguës, on touche à la racine du dernier tronçon navigable, après quelques bains involontaires. Le poste de M. Salan n'est plus qu'à deux jours de cheval, à travers une suite ininterrompue de montagnes que la piste aborde de front, sans aucune espèce de souci de viabilité. Les chevaux sont d'une race locale, basse de garrot, au pied sûr et au trot éreintant. Les porteurs qui suivent à pied ne sont pas mieux lotis. C'est un convoi flapi qui touche enfin au but, le 15 avril 1925. Ainsi se termine le carnet de route d'un voyage de quatre mois, dans l'Indochine qui n'est encore qu'une étonnante juxtaposition de réalisations modernes et d'habitudes ancestrales. Pendant plus de trois ans, le lieutenant Salan va travailler avec passion à l'amélioration des conditions de vie des habitants de son territoire. Tous ses collaborateurs et subordonnés sont des autochtones, à l'exception du chef de la garde indigène. Les gens du cru ont parfaitement assimilé les coutumes bureaucratiques françaises, au point que le nouveau délégué doit souvent, les premiers temps, s'insur- ger contre les lenteurs et la paperasserie. M. Lapeyronie lui a donné une grande autonomie dans le cadre des directives générales ; il entend exercer son autorité directement et en référer le moins souvent possible à Houei Sai. Premier acte de cette prise en main, la lecture des archives. C'est une caractéristique maintenant très nette du caractère de Raoul Salan : ne pas se croire à priori posses- seur de toutes les solutions, étudier dans tous ses détails la situation existante, et, en particulier, prendre connaissance des idées que les prédécesseurs ont pu émettre pour y faire face. Le deuxième acte consiste à visiter son fief et à rencontrer ceux qui sont directement intéressés aux éventuelles réalisa- tions ou aux possibles changements de techniques. Reste enfin à étudier les moyens de parvenir à ses fins, matériaux, main-d'œuvre, transports, financement. Ensuite seulement, si des impossibilités matérielles se font jour, le chef local en référera à l'autorité supérieure, sans oublier de signaler et de chiffrer le cas échéant l'aide qu'il en attend. Muong Sing est une vaste agglomération construite en îlots géométriquement tracés, aux rues aérées, où la maison et les bureaux de la délégation sont au large. Mais peu de constructions sont encore en maçonnerie; les couvertures sont le plus souvent de paille ou de tôle. Le nouveau délégué fait au plus tôt surgir de terre, dans tous ses villages, des fours à briques et à chaux, des tuileries, qui lui permettront de modifier les toitures des bâtiments administratifs et du marché, de faire bâtir en dur des écoles, une infirmerie, les logements de quelques notables dont le Chao Muong, le représentant local du roi Sisavang Vong. Son voyage pour venir du chef-lieu lui a permis de mesurer de près combien les transports devaient être amé- liorés : la fatigue des porteurs, accablés de trop lourdes charges sur des pistes si difficiles, lui était apparue intoléra- ble. Il organise donc, avec l'aval et l'aide des riches proprié- taires, et notamment des Birmans, nombreux dans son bourg, un troupeau de chevaux de bât qui vont désormais constituer des caravanes sur toutes les voies de communica- tion dépendant de Muong Sing. D'ailleurs, ces pistes, et spécialement celle qui mène à la Nam Tha, liaison avec Houei Sai, sont beaucoup trop incertaines et obligent à des délais prohibitifs. Le lieutenant délégué décide qu'il construira une route directe de Muong Sing au chef-lieu, dès qu'il aura terminé les améliorations locales les plus urgentes. Entre autres, le forage de nom- breux puits, car, paradoxe de ce pays aux rivières abon- dantes et aux moussons torrentielles, les villages, construits sur les crêtes, manquent d'eau. Une telle somme de travaux a de quoi occuper les journées ; seul Européen avec son chef de la garde indigène, Salan doit avoir l'œil à tout. Pourtant, il sait utiliser ses déplacements perpétuels pour rencontrer sans cesse ses administrés. Parlant assez aisément le laotien, que tous ces habitants des montagnes connaissent — quelquefois moins bien que lui — il a des contacts aisés avec la population, des notables aux plus humbles des paysans ou des traqueurs de brousse. Ces problèmes de langage sont importants car les dialectes parlés dans ce Nord-Mekong sont variés et souvent assez éloignés de la langue mère : l'idiome propre à la race dominante est le lu, qui utilise des caractères différents de ceux du laotien officiel. Salan se propose de réfléchir à une solution, mais il le fait à sa manière. Il devra d'abord apprendre le lu et le youne, les deux langues vernaculaires de la région. Ses incessantes sorties en feront vite un spécialiste, qui se passera rapidement et définitivement d'interprète. L'étude permanente des coutumes l'a amené à remarquer le sens religieux très profond des Laotiens. Il n'a jusque-là sur le bouddhisme que les notions récoltées dans ses lectures ou au cours de brèves conversations. Désormais, il va fréquenter les bonzes de la pagode de Muong Sing, et en devenir peu à peu un intime. Au point, dira-t-on des décennies plus tard avec un faux apitoiement, d'être devenu lui-même bouddhiste! La vérité est que son caractère, amoureux de la mesure, est assez œcuménique pour appré- cier certains principes de la religion bouddhique, la sagesse, l'amour et le respect de la vie sous toutes ses formes. Sans cesser de rester fidèle au catholicisme de son enfance, il estime à son juste prix le mode de vie des bonzes, leur ascèse et la paix qui règne dans leur pagode. De plus en plus souvent, le soir, il se rend chez ses amis et les écoute psalmodier leurs interminables prières. Sans doute cette organisation de vie achève-t-elle de faire de lui, malgré son ouverture d'esprit, un être renfermé. Sa répugnance au bavardage va s'accentuer jusqu'à un goût du silence qu'au fil des années, seuls ses commensaux et sa famille ne taxeront pas de hauteur ou d'ennui, accoutumés qu'ils seront à le voir aisément sourire et se passionner. Ainsi quand il racontait tel ou tel de ses souvenirs de Muong Sing, comme ceux du tribunal civil que sa charge l'amenait à présider entre deux assesseurs laotiens. La seule fois où le délégué eut à prononcer une sentence de mort, le bourreau local, après que le jugement eut été confirmé par le gouver- neur général, eut tant de mal à trancher le col du condamné au coupe-coupe, que personne ne voulut croire qu'il s'était réellement fait la main sur les bananiers de la délégation. Trois ans d'un pareil régime de solitude sont une épreuve physique et morale. Le lieutenant Salan a bien choisi de prolonger une première fois son séjour, mais il a maintenant dépassé la tolérance en vigueur dans les troupes coloniales ; la direction réclame son retour à l'administration civile auprès de laquelle il est détaché. En juillet 1928, quand il quitte Muong Sing avec le sentiment de n'avoir pas achevé son œuvre, toute la population vient lui manifester son affection et sa peine. Les bonzes et les enfants, les paysans de la montagne, les femmes, les vieillards, les Birmans comme les Laotiens sont tous venus embrasser les mains de celui qui a tant fait pour eux. Le Chao Muong qui prononce le discours d'adieu précise que tout le monde a signé une pétition demandant le retour rapide de « monsieur le délé- gué et ami fraternel ». Mêmes regrets à Houei Sai, cette fois dans la bouche du chef de province, M. Lapeyronie, qui a transmis la pétition en l'appuyant de ses vœux officiels. Mêmes souhaits enfin à Luang Prabang, de la part du roi Sisavang-Vong qui reçoit le lieutenant avec ce mélange de pompe et de simplicité qui fait le charme de sa cour. Ces démonstrations de sympathie dépassent de beaucoup les habituels remerciements adressés aux partants. Cette fois la descente du Mekong sera aisée ; les pirogues ont été remplacées par un radeau couvert, que le courant emporte. A peine quatre jours de Houei Sai à Luang Prabang ; juste huit, jusqu'à Vientiane. Salan est reçu par le résident supérieur, qui affirme lui aussi demander sa réaf- fectation au Nord-Mekong. Le lieutenant commence à croire qu'il reverra finalement un jour ces gens et cette terre auxquels il s'est tant attaché. Depuis 1924, la vie en France métropolitaine s'est peu améliorée. Les luttes politiques et les malheureuses tenta- tives économiques et sociales du cartel des gauches y sont pour beaucoup. Revenu à la présidence du Conseil, Ray- mond Poincaré a tenté de redresser une situation difficile et vient de dévaluer le franc, en juin 1928. Mais rien d'autre n'intéresse Salan, débarquant à Mar- seille, que de regagner sa province et de revoir sa famille. Veuf, son père approche de la retraite dans la vieille maison de Nîmes. Georges va terminer ses études de médecine et s'installer à Nîmes lui aussi. Le colonial retrouve un peu de l'ambiance d'autrefois, mais, malgré son attachement senti- mental aux siens, ses expériences en Indochine l'empêchent de se passionner pour un univers qui lui paraît maintenant un peu terne, si facticement agité. A Roquecourbe, l'Agout semble bien mince et bien policé comparé au Mekong ou à la Nam Tha. Ses cousins et cousines sont heureux de le revoir, bien sûr, mais les soucis de l'âge adulte aidant, ils ne se trouvent plus grand-chose en commun avec Raoul, étrange- ment silencieux, qui n'a pas sans doute accompli les faits d'armes attendus d'un soldat, puisqu'il est toujours lieute- nant, comme à son retour de Syrie. Au moins, le séjour dans son Midi lui rendra-t-il meilleure mine. — Pauvre Raoul, constate le cousin Laval, qui se destine à l'Éducation nationale, il a le teint tout jaune et les yeux au fond des orbites. Quatre mois de congé et une affectation à Paris requin- quent celui qui pense toujours à ses lointains amis du Nord- Laos. Servant sous les ordres du colonel Bührer, à l'Inspection des troupes coloniales, sans doute le lieutenant Raoul Salan est-il introduit dans le Saint des Saints. Il n'a pourtant aucune évidente protection. Seule la qualité reconnue de ses services, partout où il a été affecté depuis sa sortie de Saint-Cyr, lui a valu d'être ainsi attaché à un organe de haut commandement. Peut-être aussi les élo- gieuses demandes des services civils des colonies, qui réclament son retour, ont-elles aidé à son affectation. Il est inscrit au tableau d'avancement de 1929 pour le grade de capitaine. Pour un lieutenant n'ayant que huit ans de grade, c'est, à cette époque, honorable, flatteur sans être exceptionnel. Il est cependant satisfait de voir son ardeur au travail ainsi reconnue, et son bonheur est com- plet quand est publié le tour de départ outre-mer des officiers de l'arme. Son nom y figure avec la mention : « Mis à la disposition de l'administration civile en situa- tion hors cadre, province du Haut-Mekong. » A peine se l'avoue-t-il, mais il se sent presque plus content à l'idée de revoir bientôt sa petite délégation de montagne, ses bonzes et son Chao Muong, qu'il ne l'était l'année précédente en se préparant à retrouver sa maison natale. « Son » Indochine est devenue sa deuxième patrie. Il ne lanternera pas en chemin. Le 2 août 1929, il quitte Marseille sur le Jamaïque, débarque le 1 septembre à Tourane, sans se soucier d'aller se présenter à l'état-major de Hanoi puisque son affectation a été prononcée par Paris. De telles désignations directes indisposent toujours les commandants territoriaux, qui souhaiteraient pouvoir disposer à leur gré de leurs subordonnés. Bah ! On retrou- vera bien un jour ce jeune Salan... En attendant, il est en deux jours à Savannakhet, et quatre jours plus tard à Vientiane. Des retrouvailles au pas de charge. Ce deuxième séjour va être pour Raoul Salan à la fois étonnamment conforme au premier et émaillé de nom- breuses surprises. La première est due à son ami le prince Tiao Pethsarat, qui s'est sérieusement penché sur le problème des trans- ports sur le Mekong. Il a suffi de monter de solides moteurs sur les pirogues pour transformer les conditions de voyage; six jours suffisent à accomplir la remontée jusqu'à Houei Sai, alors qu'il en fallait soixante, deux ans plus tôt ! La deuxième surprise est dans l'accueil de M. Lapeyronie, qui fait fête à son ancien délégué : — Mon cher Salan, dit-il, je vous laisse la boutique. Voilà des années que je ne suis pas rentré en France. Là-bas, mes enfants m'ignorent presque. J'avais besoin d'un congé, on me l'accorde. J'ai proposé votre nom pour assurer l'intérim de la province pendant mon absence, dès que j'ai appris votre retour. Je vous laisse les rênes. — Je ne suis que lieutenant, hésite Salan, et votre poste est normalement tenu par un administrateur assimilé au grade de colonel. — Vous savez bien que vous êtes ici hors cadre. Voici le câble qui vous nomme provisoirement commissaire du gouvernement pour la province du Haut-Mekong. Tout est en ordre. Vous me reverrez dans un an, s'il plaît à Dieu et à Bouddha. L'intérimaire s'installe donc à la résidence et prend son administration en main. Il connaît déjà tous les rouages et ne rencontre aucune difficulté majeure. Suivant son tempé- rament, il oriente son action sur l'amélioration des condi- tions de vie de la population, et d'abord de ses chers bonzes. Ceux de Houei Sai n'habitent qu'une pagode en mauvais état, qui aurait bien besoin de travaux. Voyant large et loin, le nouveau patron se met d'accord avec les bonzes, fait tailler dans la montagne de magnifiques tecks qui devien- dront de hautes colonnes, fait couler du béton pour les sceller. Tous les habitants participent à l'érection de la nouvelle pagode, dans une ferveur religieuse qui, comme toujours au Laos, se traduit par une ambiance de fête paisible. Le nouveau commissaire du gouvernement a d'entrée conquis les cœurs. Ces quelques semaines lui ont suffi pour retrouver tout son vocabulaire, en lao, en lu et en youne. Il en profite pour passer l'examen du brevet de langues, auquel il est reçu avec mention « bien ». A la fin janvier 1930, quand arrive le nouvel an local, il ne se sent plus du tout gêné par l 'importance de ses fonctions de chef de province. Il a redonné à l'artisanat local un coup de fouet, privilégiant les tissages, la vannerie et la fabrication des bijoux d'argent et en lui assurant des débouchés vers Luang Prabang. Comme toujours, il est allé inspecter ses voies de communication, conscient de la mauvaise réputation persistante, chez ses administrés, du portage éreintant sur les mauvaises pistes. Dans cette atmosphère paisible surgit la troisième sur- prise, un soir du début de février. C'est une mauvaise nouvelle, qui intéresse toute l'Indochine. « Garnison Yen Bai a agressé ses cadres européens. Stop. Des tués. Stop. Prenez urgence précautions. Stop. Cadenas- sez armes et mettez sous clef munitions. Stop et fin. » Ce télégramme chiffré n'annonce en fait que le dernier des graves incidents qui ont jalonné les vingt dernières années de l'histoire indochinoise. Tentative d'empoisonnement à Hanoi en 1908, bombe au Hanoi Hotel en 1913, désertion de la garnison de Thai Nguyen en 1918, puis de celle de Bac- Ninh en 1927 ont été les faits les plus saillants de cette opposition nationaliste. Cette fois, pourtant, l'assassinat de quatre officiers et sous-officiers européens semble coïncider avec une réunion en Chine de révolutionnaires marxistes. Ce « congrès de Canton », rassemblé en mai 1929, appelle carrément à la rébellion contre la France, prône les solutions les plus soviétiques et se réclame du manifeste anti-Français de Nguyên Ai Quôc. Depuis son voyage en compagnie des inspecteurs de la Sûreté commis à la protection de M. Merlin à la Noël 1924, Salan s'est documenté sur ce Nguyên Ai Quôc et s'est tenu au courant de l'évolution politique annamite. Il croit en particulier que le mouvement séditieux, qui gagne Thai Nguyen à nouveau puis Ben Thuy à la frontière tonkino- annamite en quelques semaines, n'aura pas de répercussion sur l'attitude des habitants de sa province. Certes, ses gardes indigènes sont annamites, mais ils sont tout à fait contrôlés par leurs épouses laotiennes, ou lu. Et la fidélité des Laotiens paraît à toute épreuve. Inutile donc de montrer son inquiétude, même si certaines précautions sont utiles. Il n'est pas mauvais, pour montrer sa confiance aux habitants de la montagne, d'aller faire une paisible tournée dans les délégations du Nord. Celle de Muong Sing a ainsi la joie de revoir son ancien administrateur qui arbore ses galons tout neufs de capitaine, reçus le 20 mars. La visite est d'autant plus chaleureuse que Salan promet de revenir bientôt en poste, quand il rendra sa province à M. Lapeyro- nie. C'est la première biographie du général Salan (1899-1984) qui, de la guerre de 14-18 à celle d'Algérie, et de sa condamnation à la réclusion perpétuelle, a vécu toutes les guerres et les déchirements de la France du XX siècle. Engagé volontaire à dix-huit ans, général à quarante-cinq ans, interlocuteur pri- vilégié de Hô Chi Minh en 1946, « maréchal » préféré de De Lattre, commandant en chef en Indochine, commandant en chef en Algérie, figure centrale des événements fondateurs de la V République, officier le plus décoré de l'armée française, il devient, à soixante-deux ans, le porte-drapeau de la rébellion de l'Algérie française, entre dans la clandestinité, resurgit le 20 avril 1962, menottes aux mains, et sera le héros marmoréen d'un des grands procès de l'Histoire. Ses admirateurs l'appellent le « maréchal oublié » et toute l'armée le surnommait le « mandarin ». Son nom, aujourd'hui, évoque surtout l'Algérie, le coup de bazooka qui le manqua en 1957, l'insurrection du 13 mai 1958, son appel à de Gaulle lancé du balcon du Forum, le putsch d'avril 1961, l'OAS dont il fut le chef, et enfin le procès dramatique au terme duquel ce général d'armée échappa à la peine de mort, à la grande fureur du général de Gaulle. Mais Salan avait vécu cinquante-neuf ans avant de devenir la figure centrale du drame algérien. En lisant le récit de sa vie, on découvre cet homme énigmatique, marqué par ses quatorze ans de séjour en Indochine et dont la rébellion après quarante-trois ans de légalisme républicain surprendra tout le monde. On s'aperçoit que, dès le grade de capitaine, Salan paraît indispensable à ses supérieurs et remplit des missions qui vont bien au-delà de ses fonctions offi- cielles. Son souci du renseignement, du secret, sa prudence, son habileté diplomatique, sa lucidité, alliés à des dons tactiques et stratégiques, manifestes dès 1944, et aussi sa neutralité politique font qu'on finit toujours par venir ou revenir à lui. En 1957, certains cénacles le considéraient curieusement comme un obstacle à l'Algérie française. Ainsi tentèrent-ils de supprimer celui qui allait paradoxalement en devenir le porte-drapeau. C'est dire la complexité et le parcours extraordinaire du général Salan.

Alain Gandy, après trente-six ans de vie militaire dans les réseaux de la France Libre, la cavalerie, les parachutistes et la Légion étrangère, après les campagnes de la Libération d'Indochine et d'Algérie, a choisi de rendre hommage par la plume aux soldats de tous grades qui ont défendu l'honneur des armes françaises. A publié notamment aux Presses de la Cité: le Sang des colons (roman, prix Madagascar de l'ADELF), la Légion en Indochine (coll. Troupes de choc, albums). Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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