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Figures de la coupure: Une étude de l’oeuvre fictionnelle de Charles Nodier

Lowe-Dupas, Hélène Marie, Ph.D.

The Ohio State University, 1993

Copyright ©1993 by Lowe-Dupas, Hélène Marie. Ail rights reserved.

UMI 300 N. Zeeb Rd. Ann Arbor, MI 48106

FIGURES DE LA COUPURE: UNE ETUDE DE L'OEUVRE FICTIONNELLE DE CHARLES NODIER

DISSERTATION

Presented in Partial Fulfillment of the Requirements for

the Degree Doctor of Philosophy in the Graduate

School of the Ohio State University

By

Hélène Marie Lowe-Dupas, D.E.S.C.A.F., M.A.

*****

The Ohio State University

1993

Dissertation Committee: Approved by

Micheline Besnard — Christiane Lauefer Charles D. Minahen Adviser Department of French and Italian Copyright by Hélène Lowe-Dupas 1993 Il ne manquoit plus à Breloque pour être investi des droits, privilèges, immunités et exemption de science qui sont attachés au doctorat que l/Approbatur du fameux docteur Abopacataxo, grand logarithmier de l'impénétrable consistoire de Brouillamini. (Charles Nodier, Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux)

Parole en archipel; découpée en la diversité de ses îles et ainsi faisant surgir la haute mer principale, cette immensité très ancienne et cet inconnu toujours à venir que seule nous désigne l'émergence des terres profondes, infiniment partagées. (Maurice Blanchot, L'Entretien infiniï VITA

November 8, 1962 Born - Paris, France

1984...... D.E.S.C.A.F., Ecole Supérieure de Commerce et d'Administration des Entreprises, Nantes, France

1985 M .A., Business Administration, The Ohio State University

1986 M.A., Romance Languages and Literatures, The Ohio SDtate University

1984-1987 and 1987-Present Graduate Teaching Assistant and Lecturer, Department of French and Italian, The Ohio State University

FIELD OF STUDY

Major Field: French and Italian Studies in French Literature of the Nineteenth Century TABLE OF CONTENTS

TABLE DES MATIERES

PAGE: VITA...... ii

ABREVIATIONS...... vi

INTRODUCTION...... 1

1. Place de Charles Nodier dans le inonde littéraire...... 1 2. Trouver/Rompre un fil conducteur...... 12 3. Coupure, discontinuité et fragments...... 21

CHAPITRE I - La naissance, coupure originelle. L'exemple de Moi-même...... 32

1. Texte de l'interrogation...... 36 2. La coupure originelle — la naissance..... 37 3. Questions d'apparences et.d'identité..... 49 4. La coupure comme pratique romanesque..... 55 5. Déjà la Révolution...... 63

CHAPITRE II - Révolution et guillotine...... 68

1. La guillotine — prise de position de Nodier...... 72 2. Les Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire...... 76 2.1. Mise en scène: du théâtre au fantasme...... 76 2.2. Le non-vu...... 87 3. Le non-dit. L'exemple de l'Histoire d'Hélène Gillet...... 92 4. Fragmentation textuelle: la coupure mise en abyme...... 98

iii CHAPITRE III - Séparation - Proscription...... 110

1. Coupure-Séparation...... 114 2. Face à la coupure, la nature-refuge...... 121 2.1. Nature maternelle...... 121 2.2. Nature romantique...... 123 3. Le romantisme noir...... 128 4. Jeux d'écriture et de lecture. Diverses formes de la fragmentation...... 137 4.1. Intertexte et paratexte...... 138 4.2. La mise en abyme...... 148 4.3. Symbolique ou sémiotique?...... 153

CHAPITRE IV - Identités fracturées...... 158

1. Division socio-politique...... 159 2. Mise en scène historico-romantico-noire d'un trouble du sujet tiraillé entre deux identités contraires (Jean Sbocrarï...... 162 2.1. Jean Sbogar/Lothario...... 162 2.2. Fragmentation géographique...... 168 3. Mise en scène historico-sentimentale d'un sujet divisé (Thérèse Aubertï...... 174 3.1. Identité politique et sociale..... 176 3.2. Nom et prénom...... 178 3.3. Masculin/féminin...... 183 4. Les coupures et la liaison - Le fragment et la musique...... 190 5. Identité textuelle...... 197

CHAPITRE V - Oppositions, contradictions: les visions nodiériennes de l'amour...... 203

1. Un discours sentimental...... 204 2. ... face à un discours libertin...... 206 3. Oppositions spatio-temporelles...... 215 4. Signification du libertinage (vrai ou faux)...... 218 5. La femme, l'inceste, la castration...... 227

CHAPITRE VI - Polyphonie...... 240

1. Polyphonie dans Le Dernier Banquet des Girondins...... 242 1.1. Multiplicité des voix et des genres...... 245 1.2. La voix de l'auteur...... 253 1.3. Le carnavalesque — des entailles loufoques dans un texte sérieux...... 258 1.3.1. Le rire...... 261 1.3.2. Les chansons...... 265 1.4. Intertextualité...... 268

iv 2. Polyphonie dans Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux...... 273 2.1. Narrateur ou narrateurs?...... 275 2.2. Mélange de genres et de textes 277 2.3. Plurilinguisme...... 281 2.4. Intertextualité: toute littérature est plagiat...... 286 2.5. Le rêve polyphonique...... 288

CONCLUSION...... 292

BIBLIOGRAPHIE...... 303

V ABREVIATIONS

Les abréviations utilisées renvoient aux ouvrages suivants de Charles Nodier:

C: Contes. Edition de P.-G. Castex, Paris: Garnier, 1961. JS: Jean Sboaar. Texte établi et présenté par J. Sgard et les étudiants du D.E.A. de Poétique de Grenoble, Paris: Champion, 1987. MLC: Mélanges de littérature et de critique. 1820. MM: Moi-même. Texte établi, présenté et annoté par Daniel Sangsue, Paris: Corti, 1985. N: Nouvelles suivies des fantaisies du dériseur sensé, nouvelle édition accompagnée de notes, Paris: Charpentier, 1865. O: Oeuvres de Charles Nodier (ou Oeuvres complètes1) , Paris: Renduel, 1832-1837, 12 volumes. Genève: Slatkine Reprints, 1968. P: Portraits de la révolution et de 1'empire. Préface, bibliographie, chronologie par Jean-Luc Steinmetz, Notes par Jean d'Hendecourt, Paris: Tallandier, 1988. R: Romans. Introduction de René Huyghe, Paris: Vialetay, 1972. R B : Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux. Préface d'Hubert Juin. Paris: Plasma, 1979. SEP: Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire. Paris: Levasseur, 1831. SJ: Souvenirs de jeunesse suivis de Mademoiselle de Marsan et de la Neuvaine de la Chandeleur, cinquième édition, Paris: Charpentier, 1850.

L'appellation Oeuvres ou Oeuvres complètes varie d'un tome à l'autre. INTRODUCTION

L'ampleur, la variété, l'ambiguïté et les

contradictions de l'oeuvre de Charles Nodier gênent souvent

la critique. Au coeur de cette matière abondante et parfois

fuyante, j'ai cherché une figure récurrente.

1. Place de Charles Nodier dans le monde littéraire

Il a tout étudié, depuis l'entomologie jusqu'à la langue basque. Il peut causer de plain pied avec M. Latreille et M. Guillaume de Humboldt, ce que ni vous ni moi ne pourrions faire... mais comme il a tracé son sillon dans tous les champs de l'intelligence, chacun le connaît par le côté qui le regarde. Et cependant son nom, répété de bouche en bouche, n'a pas aujourd'hui l'éclat qu'il devrait avoir. Il a touché à toutes les questions qui intéressent l'humanité. De l'art, il en a fait en profusion...1

Ainsi est posé le paradoxe Nodier que l'on pourrait résumer

en deux mots: grandeur et méconnaissance. Un siècle plus tard, la situation n'a guère changé:

Nulle oeuvre en apparence plus diverse et dispersée que celle de Nodier. Il est poète, romancier, conteur, mais aussi critique et philologue, historien et mémorialiste, curieux des

Gustave Planche, Portraits Littéraires. (Paris: Charpentier, 1848).

1 2

littératures anciennes et étrangères, passionné d'histoire naturelle, féru de théosophie, théoricien et militant à l'occasion. Sous des dehors nonchalants, il suit de près l'évolution de son temps, mais avec une indépendance d'esprit par laquelle il réagit contre elle avec beaucoup de hardiesse, et il est souvent très loin de ses contemporains alors même qu'il semble se conformer au goût du jour. Nous le lisons trop peu. On le tient généralement pour l'auteur de quelques récits fantaisistes, bons surtout pour la jeunesse. Rien de plus injuste. On ne saurait admirer Nerval, qui lui doit tant, sans lui restituer la place à laquelle il a droit. Tout dans son oeuvre mérite attention, et il réserve bien des surprises pour qui va au vif tant de sa pensée que de son art.2

Continuons de lire la critique:... écrivain "mineur" du XlXè siècle,3 "méconnu",4 "auteur à moitié oublié",5 "mauvais sujet" méprisé ou passé "sous silence",6 "a misunderstood author"7... Nodier a souvent été délaissé par les anthologies qui soit l'ignorent totalement, soit le

René Jasinski, A travers le XIXe siècle (Paris: Minard: 1975), 65.

Teresa Cortey, Le Rêve dans les contes de Charles Nodier (Washington, D.C.: University Press of America, 1977), vii.

Pierre-Georges Castex, in Nodier, Contes (Paris: Garnier, 1961), ix.

Mariette Held, Charles Nodier et le romantisme (Bienne: Les éditions du Chandelier, 1949), 9.

Marcel Schneider, La Littérature en france (Paris: Fayard, 1964), 84.

Richard Switzer, "Charles Nodier: A Re-Examination", French Review 28 (January 1955), 224. mentionnent, en passant, sans lui consacrer de chapitre.8

Pourtant, ses contemporains ont su reconnaître son importance: il fut élu à l'Académie française en 1833; il fréquentait, et a inspiré de nombreux écrivains "majeurs" de son siècle qui se rencontraient à son salon de l'Arsenal: citons Honoré de Balzac (qui dira de lui "il est toujours resté secondaire, quand il a quelquefois mérité la première place") ,9 (ami très proche, avec lequel il a

échangé une correspondance assez copieuse et qui, d'après de nombreux critiques dont Henri Bauer,10 Claudius Grillet,

Marie-Luise Schoenfeld, doit beaucoup à Nodier), Gérard de

Nerval (qui a lui-même proclamé sa dette envers Nodier, un de ses "tuteurs littéraires"11 — dette dont de nombreux critiques ont parlé, tels René Jasinski et Hubert Juin).. . et encore , Charles Augustin Sainte-

Beuve, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, ,

Alexandre Dumas... Et même si le "grand public" méconnaît

8 Citons Lagarde et Michard, XIXe siècle (Paris: Bordas, 1969) où Nodier n'est mentionné que pour son salon — et ce en quelques lignes, dans l'introduction concernant Victor Hugo (153); Adam, Lerminier et Morot-Sir, Littérature française, tome second (Paris: Larousse, 1972) qui consacrent moins d'une page à Nodier (35); ou enfin Muray, Le 19e siècle à travers les âges (Paris: Denoël, 1984) qui mentionne simplement le nom de Nodier, par deux fois (186 et 345).

9 Lettres à 1 'Etrangère II (Paris: Calmann-Lévy, 1842- 1844), 291.

10 Henri François Bauer, Les 'Ballades' de Victor Hugo (Paris: Les Presses modernes, 1935).

11 Gérard de Nerval, Oeuvres (Paris, 1958), V, 388. 4

encore souvent l'oeuvre de Nodier, la critique, en France ou

à l'étranger, le redécouvre depuis une trentaine d'années.

"De son poste discret Nodier préparait et annonçait la

littérature de l'avenir";12 pour Jasinski, il est un

"précurseur du surréalisme" (65); pour Christine Morrow, il

est précurseur de Virginia Woolf, James Stephens, Alain-

Fournier, Jean Giraudoux et Julien Greene; pour Jean Richer,

il est "aussi le précurseur d'Alfred Jarry". Et la liste

pourrait s'allonger, montrant l'importance de cet

"annonceur" trop longtemps négligé.

L'ampleur de l'oeuvre nodiérienne (en taille et en

variété) illustre également cette importance... tout en

rendant la tâche difficile aux chercheurs qui s'intéressent

à Nodier. En effet, aucune édition de ses oeuvres complètes

n'existe. Les Oeuvres de Charles Nodier, douze volumes

publiés entre 1832 et 1837 par Renduel (et réédités par

Slatkine en 1968), ont parfois reçu le titre d'"Oeuvres

complètes". Or, elles sont loin d'être intégrales; outre le

fait qu'elles ont été publiées entre 1832 et 1837, c'est-à- dire du vivant de l'auteur qui a écrit jusqu'à sa mort en

1844, ces oeuvres n'incluent pas tous les textes écrits par

Nodier avant les années 1830. De nombreux articles parus dans divers journaux et revues en sont absents, tout comme le sont des textes importants tels, par exemple, Moi-même.

Claude Mauriac, De la littérature à l'allitérature (Paris: Grasset, 1965), 242. ou encore Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, textes pourtant écrits respectivement en 1800 et 1828.

Cette appellation "Oeuvres complètes", erronée, est à l'image de la difficulté rencontrée lorsque l'on tente d'établir le corpus de Nodier. De nombreux textes apparaissent sous différents titres et/ou dans des recueils différents (c'est le cas de nombreux contes); si certains articles ont été regroupés (et/ou réédités), d'autres n'ont

été publiés que dans le journal ou la revue où ils avaient d'abord paru. Certains textes enfin, varient d'une édition à l'autre: citons Moi-même publié en 1985 par Daniel Sangsue

(Slatkine), qui offre une version complète et correcte du texte auparavant publié par Jean Larat (en 1921, éditions

Champion) mais pas dans son intégralité;13 citons les

Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la révolution et de l'empire, auxquelles diverses éditions ajoutent ou retranchent des textes (du vivant de Nodier, et après sa mort).

D'autres textes sont parfois attribués à Nodier sans que l'on sache toujours de façon certaine s'il en est l'auteur unique, le co-auteur ou simplement le traducteur, l'adaptateur ou l'éditeur (c'est le cas de la plupart des

13 Larat, à la fin de l'opuscule contenant Moi-même, avouait d'ailleurs avoir censuré le texte original: "Plus d'un passage pouvait faire hésiter un éditeur. Je n'ai fait cependant qu'une coupure, dans un chapitre où Nodier montrait trop manifestement que sa formation d'homme de bonne compagnie était aussi incomplète que celle d'écrivain..." (MM, 65) pièces de théâtre ou du texte pseudo-historique, Les

Philadelphes. Histoire des sociétés secrètes de 1/armée, ou

encore du recueil Infernaliana). Quant aux bibliographies,

la première (relativement) complète est celle établie par

Larat en 1923, qui a servi de base aux bibliographies ultérieures (cf. Bender, Bell, Schenck, Barrière, etc.).

Cependant, Larat n'hésitait pas à faire le tri lorsqu'il le

jugeait bon (voir Moi-même), et cette bibliographie semble

contenir plusieurs erreurs.14

Aux Etats-Unis, la tâche est plus difficile encore puisque certains textes — il s'agit essentiellement d'articles et de lettres— ne se trouvent que dans des dossiers Nodier à la bibliothèque de Besançon ou à la

Bibliothèque Nationale.15

Enfin, aucune des bibliographies critiques consacrées à

Nodier n'est exhaustive. Et, paradoxe (mais s'agissant de

Nodier, rien de moins étonnant), le nombre d'écrits consacrés à cet auteur "méconnu" est impressionnant.16

14 Elles seront notées par les auteurs de bibliographies ultérieures.

15 Pour les besoins de cette thèse, j'ai donc tenté de rassembler et j'ai lu tous les textes de Nodier à ma disposition aux Etats-Unis, documents qui figurent dans ma bibliographie. Cela représente la totalité des ouvrages (par opposition à articles, préfaces ou commentaires) de Nodier, y compris toute l'oeuvre fictionnelle.

La liste qui se trouve en annexe a été constituée au fur et à mesure de mes lectures et ne comprend que les ouvrages et articles que j'ai pu consulter. Devant le 7

Dans son article intitulé "The Présent State of Nodier

Studies",17 Laurence Porter récapitule les études consacrées à Nodier jusqu'en 1975 et suggère de nouvelles voies à explorer, jusque là non- (ou insuffisamment)

étudiées. Il montre que, malgré l'intérêt renouvelé pour

Nodier dans les années 1960, en particulier à la suite de la publication de la "biographie définitive" de Nodier par A.

Richard Oliver (Charles Nodier: Pilot of . 1964),

" [m]uch fundamental work remains to be done" (199). Il passe en revue l'état des études consacrées à la bibliographie, la correspondance, les journaux de voyage, les contes et les

éditions des oeuvres de Nodier; il mentionne les études sur le style, l'humour, les influences subies par Nodier, les

études des thèmes, images et motifs de son oeuvre, les interprétations d'ouvrages particuliers, et enfin les études abordant l'homme et l'oeuvre. Sa conclusion: toutes les catégories citées ci-dessus devraient faire l'objet de plus amples études. En particulier, aucune analyse extensive du style de Nodier n'a été publiée. Il reste beaucoup à écrire sur l'humour de Nodier, sur les images récurrentes dans son

nombre sans cesse croissant de sources trouvées, j'ai dû délibérément omettre certains articles ou ouvrages datés et dont l'intérêt pour cette thèse semblait minime ou nul. Sans être complète, cette bibliographie est pourtant très riche, surtout en ce qui concerne les écrits les plus récents.

French Literature Sériés 2, 1975. oeuvre, et ses oeuvres de fiction sont suffisamment riches pour mériter "considérable critical attention" (201).

Depuis la parution de cet article, certaines lacunes ont été comblées: plus de soixante articles ont paru dans différentes revues françaises et américaines (voir bibliographie), et quatre ouvrages collectifs ont été consacrés (plus ou moins entièrement) à Nodier autour du deuxième centenaire de sa naissance, 1980: la revue Europe.

614-615 (1980), A Rebours (1980), Charles Nodier. Colloque du deuxième centenaire (Besançon, 1981) et Lendemains

(1982). Plusieurs livres et thèses ont également été écrits, consacrés entièrement ou partiellement à Nodier.18

Citons les thèses de Teresa Cortey, Le rêve dans les contes de Charles Nodier — étude qui reste relativement superficielle; de Sister Clare Thérèse Brandon, Charles Nodier and Déviant Romanticism — les principaux textes étudiés sont Smarra. et Infernalia; de K. Dreaney, Lanauaqe of Dream/Dream of Lanquaae...: de M. Dubé, Rêve et réalité dans les contes de Nodier et d /Hoffmann: de Robert Ponterio Verbal Ironv in the Short Fiction of Charles Nodier: A Computer Assisted Studv — thèse limitée à quelques contes; de M. Pavicevic, Charles Nodier et le thème du ; d'H.U. York, Trouver une langue: Etude thématique de trois contes fantastiques — étude intéressante mais limitée là encore à quelques contes. Citons enfin les livres de Bryan G. Rogers, Charles Nodier et la tentation de la folie — texte qui comprend un chapitre intéressant sur le thème du labyrinthe dans les romans nodiériens; de Raymond Setbon, Libertés d'une écriture critique. Charles Nodier — livre qui traite des activités de critique de Nodier, surtout entre 1804 et 1829, mais qui ne s'occupe pas de la fiction; de Henri de Vaulchier, Charles Nodier et la lexicologie française — étude linguistique; de Didier Barrière, Nodier l'homme du livre... — étude consacrée aux rapports de la bibliophilie et de la littérature, s'appuyant essentiellement sur l'Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux: de Gisèle Picat-Guinoiseau, Nodier et le théâtre — qui comme son titre l'indique est entièrement Pourtant, malgré les écrits récents cités ci-dessus, il est frappant de constater, d'une part l'accent mis sur les contes,19 et d'autre part le mangue d'ouvrage global enveloppant l'ensemble des textes de Nodier. Certes, l'oeuvre de Nodier est d'une diversité immense: des poèmes aux contes, en passant par les nouvelles et les romans, des articles de critique littéraire aux articles de bibliophilie, en passant par ses commentaires politiques et historiques, des pièces de théâtre aux écrits de voyages, en passant par les dictionnaires et portraits, sans oublier les

consacré au théâtre; et les rééditions critiques de textes de Nodier: Correspondance croisée. éditée par Jacques-Rémi Dahan (correspondance de Nodier et Hugo, et articles de Nodier sur les oeuvres de Hugo); Une oeuvre méconnue de Charles Nodier. 'Faust' imité de Goethe, édité par Gisèle Picat-Guinoiseau; l'ouvrage de Michel Picard publié en 1992, Nodier. La Fée aux miettes: Lo u p v es-tu?: et enfin les deux récentes biographies, Fanfan- la-consoiration ou la vie aventureuse de Charles Nodier, de Jean Vartier, et Nodier. Le dériseur sensé, de Georges Zaragoza, publiée en 1992. Finalement, certains ouvrages récents consacrent un ou plusieurs chapitres à Nodier: L'Ironie romantique de René Bourgeois comprend un chapitre sur Nodier; dans Mimoloaicmes. Gérard Genette consacre un chapitre aux idées de Nodier sur l'origine des langues; Le Récit excentrique de Daniel Sangsue analyse en profondeur l'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux et Moi-même; Studies on Ambiquitv in the Fantastic Genre: Balzac. Blanchot. Nodier de Dorothy Kelly offre une excellente étude d'Inès de las Sierras; et Délires romantiques: Musset. Nodier. Gautier. Hugo de Pierre-André Rieben contient un chapitre sur Smarra.

Or, on peut se demander avec Marie-Luise Schoenfeld: "Is it conceivable that Nodier, during his leadership of the romantic cause, has attracted the intellectual elite merely by telling them sentimental fairy-tales?" (38) . Ne reconnaître en Nodier que l'auteur de contes, c'est ignorer son importance réelle en tant que penseur, précurseur et auteur de nouvelles et romans (entre autres). 10

ouvrages scientifiques et botaniques... Rarement auteur a

produit une oeuvre d'une telle diversité! Pourtant, même si

l'on divise cette oeuvre en sous-catégories, par exemple:

oeuvre fictionnelle, oeuvre scientifique et oeuvre critique,

des lacunes persistent. En ce qui concerne la fiction, alors

que les contes ont été beaucoup étudiés (ou plutôt certains

contes, à savoir surtout et avant tout La Fée aux miettes,

mais aussi Trilby. Smarra. et Inès de las Sierras, et enfin,

moins étudiés mais faisant l'objet de plusieurs articles,

L'Amour et le grimoire, ou Jean-Francois les bas-bleus, par

exemple), les romans, nouvelles, souvenirs (je reviendrai

plus tard sur l'ambiguïté de la terminologie utilisée et à

utiliser pour caractériser les écrits de Nodier) ont été

très nettement sous-étudiés. Parmi ces textes — que

j'appellerai les "non-contes", Jean Sbogar a été le moins

négligé (mais il reste pourtant beaucoup à dire et à étudier

dans ce "roman"); et, dans les vingt dernières années,

Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux a été

reconnu comme un texte de toute première importance et, par

conséquent, a récemment fait l'objet de bon nombre d'études

extrêmement intéressantes (citons celles de Daniel Sangsue,

Didier Barrière, Bernard Clavel, Simon Jeune, Albert Kies,

Catherine Nesci, Laurence Porter, Jean Richer — études qui,

à l'exception de celle de Richer, ont toutes été publiées depuis 1980). Il semble qu'avant cette date, la modernité de 11 l'oeuvre l'ait rendue inabordable pour beaucoup.20 Les thèmes souvent évoqués à propos de Nodier, et parfois analysés à travers plusieurs de ses textes (à défaut de son oeuvre complète), sont essentiellement le thème du sommeil et du rêve,21 le thème de la folie, de la recherche d'un paradis perdu ou de l'âge d'or.22 Ces thèmes, certes importants, ont dans une certaine mesure occulté une grande partie de l'oeuvre nodiérienne.

Signalons pourtant que ce roman est abordé dans certains ouvrages plus généraux, et en particulier en 1972 par Marie-Luise Schoenfeld.

Voir par exemple: Dr Benassis, "Charles Nodier ou l'onirique", Revue Thérapeutique des Alcaloïdes. 51 et 52 (1940, 1941); Teresa Cortey, Le Rêve dans les contes de Charles Nodier: Charles Dédeyan, "Charles Nodier annonciateur du rêve", Points et contrepoints. 62-63, (Décembre 1962); K. Dreaney, Lanauaae of Dream/Dream of Lanauaae: a Studv of the Logic of the Subjective Expérience in the Works of Charles Nodier (Boston University, 1977. Diss); M. Dubé, Rêve et réalité dans les contes de Nodier et d'Hoffmann (McGill University, Canada, 1980. Diss); A-M Hanyak, Nodier's Trilbv: a Search for the Idéal in a World of Dreams (University of Virginia, 1969. Diss); Dora Henriette Horchler, Dream and Realitv in the Works of Nodier (University of Pennsylvania, 1968. Diss.) ; William Mould, "Le rêve et le crime dans L'Auberge rouae de Balzac et La Fée aux miettes de Nodier", French Literature Sériés. 2, (1975); Laurence Porter, The Literarv Dream in French Romanticism (Détroit: Wayne State University Press, 1979); Jean Richer, "Le Rituel d'incubation dans 'La Neuvaine de la Chandeleur'", Lendemains. 1982; Bryan Rogers, "Le Monde onirique de Charles Nodier", French Studies in Southern Africa. 1978, et "Ecriture onirique dans 'Thérèse Aubert'", Lendemains. 1982.

Voir surtout les articles d'Anne-Marie Roux,"L'Age d'or dans l'oeuvre de Nodier. Une recherche du temps perdu à l'époque romantique." Romantisme 16 (1977): 20-33 et "Nodier et l'âge d'or. La quête de l'origine." Littérature 25 (février 1977): 100-113. 12

2. Trouver/Rompre un fil conducteur

Parmi les défauts/qualités (question de point de vue) de l'écriture nodiérienne, qui ont désemparé la critique,23 sa mouvance, son caractère insaisissable. Jean-Jacques Lucet disait à propos des Proscrits de Nodier: "[...] tout y est décousu; ce sont des traits jetés au hasard, et qui forment un ensemble assez bizarre. On lit avec intérêt, mais il est difficile de caractériser ce qu'on lit".24 Cette remarque pourrait s'appliquer à l'ensemble de l'oeuvre nodiérienne.

Or, contrairement à ce que pensait Lucet, il me semble que rien n'est dû au hasard — ce décousu, bizarre et intéressant, reproché à Nodier, correspond à une certaine approche artistique, et c'est justement ce qui en fait l'intérêt. Un autre contemporain de Nodier, Alfred de Vigny, disait, à propos des Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire:

Je ne suis pas content des Souvenirs de Nodier. Il gâte ce qu'il y a de bien dans les observations sur les hommes et les temps par des fables trop romanesques et trop composées et empesées.25

"De telles qualités (cet instinct d'une écriture fluente sans maniérisme, juste sans autorité, ce change de la forme) furent longtemps prises pour des défauts. La critique s'est montrée réticente à l'égard de l'écrivain" (Jean-Luc Steinmetz, "Le Veilleur de nuit" in Nodier, Contes. 40).

Jean-Jacques Lucet, "Les Proscrits par Charles Nodier" (in La Clef du Cabinet (des souverains) . 1958, 20 Prairial an 10/9. Juni 1802, 8).

Alfred de Vigny, Le Journal d'un poète, in Oeuvres complètes (Paris: Gallimard, 1948), II, 954. 13

Cette fois, c'est le mélange de vérité et de fiction qui lui

est reproché. Mérimée, successeur de Nodier à l'Académie

française, est d'accord avec Vigny: il ne cache pas, dans

son discours d'entrée,26 sa condescendance envers Nodier et

son irritation devant le mangue de rigueur historigue de

celui-ci:

Qu'il s'agisse de lui, gu'il s'agisse des autres, gu'importe à M. Nodier l'exactitude rigoureuse des faits. Pour lui tout est drame ou roman. Il cherche partout des traits et des couleurs. Un nom propre lui rappelle une idée, d'où bientôt jaillit une composition tout entière. Ce gu'il touche, il l'orne à plaisir. [...] Je ne sais d'ailleurs si toutes les fictions de l'homme de lettres furent volontaires, si en s'abandonnant à son imagination, il ne crut pas guelguefois consulter sa mémoire. [...] Souvent ses brillantes rêveries se confondirent à son insu avec les souvenirs les moins attachants des scènes du monde gu'il avait traversées. [...]

L'Histoire des sociétés secrètes de l'armée lui paraît un

"écrit, mélangé de fictions et de vérités". S'il avoue gue

le style de Nodier est réglé sur les meilleurs modèles, s'il

reconnaît gue certains de ses écrits (Souvenirs de jeunesse.

Mademoiselle de Marsan. La Fée aux miettes. Inès de las

Sierras, les Souvenirs de la Révolution et de 1'Empireï sont des "récits charmants", il ajoute aussitôt (et pour lui

c'est un reproche) gu'il est "difficile de [leur] trouver un

Ce discours est reproduit dans Mérimée, Portraits historiques et littéraires (Paris: Calmann-Lévy, mai 1868), 111-145. Les citations gui suivent en sont extraites. 14

nom; sous sa plume, en effet, le roman, l'histoire,

l'érudition, se transforment, se mêlent et se prêtent

mutuellement leurs ressources." C'est effectivement une

autre caractéristique de l'écriture nodiérienne — difficulté

de décider à quels genres littéraires appartiennent la

plupart des textes de Nodier. Les critiques, les éditeurs,

Nodier lui-même, utilisent tour à tour des appellations

diverses (roman, nouvelle, conte, récit historique) pour

désigner un même texte. De plus, à l'intérieur de l'oeuvre

entière, les défroques littéraires se suivent et se

chevauchent: textes romantiques (Les Proscrits. Le Peintre

de Saltzboura. Thérèse Aubert. Adèle. Souvenirs de

jeunesse), textes frénétiques (Jean Sboaar. Mademoiselle de

Marsan. Smarra), textes historiques (Souvenirs, épisodes et

portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de

l 'Empire) , textes ironiques (Moi-même. Histoire du roi de

Bohême et de ses sept châteaux. Le Dernier Chapitre de mon

roman. Hurlubleu. grand manifafa d'Hurlubière ou la perfectibilité) . textes fantastiques (Une heure ou la vision. Jean-François les bas-bleus. Histoire d'Hélène

Gillet. Inès de las Sierras)... Pourtant, en même temps, chaque texte échappe, souvent par plus d'un aspect, à la catégorie qui semble d'abord le comprendre. Parfois annoncé par l'auteur dans la préface ou l'introduction, le style

(fantastique ou autre) ne s'impose pas dans le texte même. A propos de Moi-même. Daniel Sangsue parle d'un texte "de 15

1 'entre-deux, il fait plus qu'osciller entre deux statuts

[autobiographie/roman]: il mélange les genres, les

entrechoque, en bouleverse la distinction."27 Or, cette

observation, tout comme celle de Lucet, pourrait s'appliquer

à n'importe quel texte de Nodier. Ses textes sont toujours

du domaine d'un certain entre-deux; ils sont mélanges,

amalgames de genres; autobiographie, histoire, fantasme,

rêve, délire sont tous des composantes de l'oeuvre

nodiérienne dans son ensemble, et de chaque texte en

particulier.

Devant cet état de fait, mon objectif est d'envisager

la prose fictionnelle de Nodier dans son ensemble et de

tenter d'y trouver un fil conducteur. Bien que m'appuyant au

départ sur toute la prose fictionnelle de Nodier, je mettrai

l'accent sur des textes jusqu'ici relativement délaissés et mon étude s'appuiera essentiellement sur les "non-contes".

Mais quelle approche sera adéquate pour aborder une oeuvre

si "bizarre", une oeuvre de "1'entre-deux"? Comment trouver un fil conducteur permettant de passer d'une oeuvre à

l'autre, alors que Nodier lui-même affirme;

Dans l'abandon d'une conversation qui erre d'objets en objets, ou d'un récit qui se développe librement au gré de la fantaisie, le fil imperceptible qui lie les idées a un usage tout opposé à celui du fil d'Ariane. Il sert à égarer agréablement la pensée dans une multitude de routes confuses, et non à lui faire retrouver le

Daniel Sangsue, "Introduction" à Moi-même (Paris: Corti, 1985), 21. 16

point oublié d'où elle est partie. Il faut le rompre et non le suivre pour sortir du labyrinthe. (Portraits. 230-1).

Il faut donc rompre le fil conducteur, le fil d'Ariane, si

l'on veut s'y retrouver. C'est que, chez Nodier, rien n'est

simple. La confusion de ses écrits, voulue ou non, leur

mouvance, témoignent d'un sujet en procès.

Dans son article intitulé "D'une identité l'autre. (Le

sujet du 'langage poétique')",28 Julia Kristeva retrace un

parcours épistémologique de l'histoire récente de la théorie

linguistique pour proposer une conception du sujet, avant de

montrer, dans une seconde partie, que tout "langage

poétique" est "une mise en procès quand il n'est pas une

destruction de l'identité du sens et du sujet parlant" (10).

C'est cette deuxième partie qui m'intéresse tout

particulièrement et qui me permettra d'aborder l'oeuvre

poétique (au sens large) de Nodier. (Je renvoie le lecteur à

cet article, pour de plus amples détails, ainsi qu'à la

Révolution du langage poétique.29 du même auteur).

Kristeva pose que le langage poétique contient un

hétérogène au sens et à la signification. En tant que

"langage", il contient des signes, une syntaxe, une fonction

nominative reflétant un sens, une signification de l'ego

transcendantal (c'est ce qu'elle appelle le symbolique).

28 In Tel Quel. 62, été 1975, 10-27.

29 Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique (Paris: Seuil, 1974). Mais en tant que "poétique", il renferme aussi l'hétérogène

(musique, rythme, rire, non-sens, répétitions, jeu) qui

échappe au symbolique (soit qu'il le précède, soit qu'il

l'évite ou le renie). C'est ce que Kristeva appelle le

sémiotique. Dans le langage poétique, le sémiotique existe

et n'est défini que par rapport au symbolique (sinon il n'y

aurait plus de langage), que son rapport au symbolique soit

de négation ou de surplus. Selon le type de discours, c'est

soit le symbolique qui domine (langage scientifique, légal),

soit le sémiotique (langage poétique où la syntaxe

disparaît, remplacée par les sons, voire le graphisme).

C'est le poétique, né de la confrontation entre l'élément

sémiotique et l'élément symbolique qui, conclut Kristeva,

révèle l'existence non pas d'un simple sujet parlant (ou

écrivant), mais d'un sujet en procès. Le procès est dans la

relation-opposition entre le sens et le non-sens, le

symbolique et le sémiotique, la langue et le rythme. Avant

d'illustrer sa théorie en prenant pour exemple l'écriture de

Céline (dans un autre article, elle s'appuie sur les textes

d'Artaud), Kristeva ajoute plusieurs observations

d'importance. Premièrement, le sémiotique est marque d'un processus pulsionnel, antérieur au symbolique, donc le

sémiotique traduit une dépendance vis-à-vis de la mère (à

rapprocher de la notion d'inceste) puisque c'est précisément

le refoulement de cette pulsion, du rapport continu à la mère, qui constitue le passage au symbolique (stade du miroir, du langage, identification au père, à l'ordre).

Deuxièmement, si la fonction sémiotique qui apparaît dans le

langage poétique montre une reprise du territoire maternel,

cela ne signifie pas pour autant que le sujet ait forclos la

fonction paternelle. Au contraire, cette fonction

(symbolique) est là, critiquée, attaquée, pervertie, soit

avec ses propres armes, soit avec les nouvelles armes d'un

sémiotique qui, dans le texte, a au moins autant

d'importance que le symbolique. Troisièmement, Kristeva

affirme que le sujet en procès du langage poétique risque de

tomber dans les deux abîmes que sont la psychose (où

l'arbitraire de la pulsion remplace toute légalité

symbolique) et le fétichisme (où 1'objectivâtion du

signifiant pur conduit à un formalisme extrême). Le langage

poétique est donc, par son ambivalence même, son équilibre

sans cesse recherché entre le symbolique et le sémiotique,

une façon (positive) d'échapper aux extrêmes, aux abîmes: le

langage poétique est là pour prévenir des passages à l'acte,

tout en étant une sorte de phénomène de discorde symbolique

et sociale. Le langage poétique traduit l'ébranlement de la

conscience transcendantale, il est la marque d'un sujet en procès. Si Kristeva attire l'attention sur ce sujet en procès et sur la nature du langage poétique, c'est parce qu'elle pense que tout discours analytique doit tenir compte précisément de ces "crises du sens, du sujet et de la structure" (Kristeva, "D'une identité l'autre", 11), parce 19

que ces crises sont: inhérentes à la fonction signifiante et

au fait social. Elle préconise donc une "théorie analytique

des systèmes et des pratiques signifiantes qui chercherait

dans le phénomène signifiant la crise ou le procès du sens

et du sujet plutôt que la cohérence ou l'identité d'une ou

d'une multiplicité de structures" (Kristeva, 11) .

C'est cette approche que j'ai choisie, voulant chercher

non pas la cohérence ou l'identité des textes de Nodier,

mais plutôt leur crise ou procès. S'il est vrai qu'il existe

un sujet parlant (Charles Nodier), si celui-ci a appartenu à

l'Académie française (institution du symbolique!), s'il a

écrit et publié des ouvrages scientifiques et des

dictionnaires, il ne faut pas oublier que son dictionnaire

le plus réussi était son Dictionnaire raisonné des

onomatopées francoises (1808) — or l'onomatopée, imitation phonétique de la chose dénommée, est du domaine du

sémiotique. La tension est toujours nette chez Nodier entre

le symbolique (écrits scientifiques, respect de la grammaire, opposition à la réforme de l'orthographe) et le

sémiotique (musique des mots, répétitions — voir l'Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, fragmentation du texte et de l'oeuvre, folie dans le récit et du récit). Je.„ me propose donc de montrer que, dans le discours nodiérien, le symbolique et le sémiotique sont toujours dans un

équilibre instable, et j'isole une crise à l'origine de son langage poétique: la coupure. Celle-ci, et son corollaire, le fragmentaire, s'instaure comme structure organisatrice d'un corpus qui, par sa taille, sa disparité et son manque de cohésion, a inquiété la critique, et souvent encore aujourd'hui, la met mal à l'aise. Je voudrais montrer comment on peut lire l'oeuvre de Nodier comme le champ d'une lutte entre le symbolique et le sémiotique, le paternel et le maternel, organisé autour d'une (ou plusieurs) coupure(s), fracture(s).

A partir de textes précis, je m'interrogerai donc sur la crise (ou les crises) des institutions sociales (famille ou gouvernement) qui provoquent la coupure et génèrent une fracture du sujet, de ce sujet en procès, lui-même générateur de ce langage poétique sémiotisé. Je voudrais analyser les diverses modalités de cette coupure, de cette fracture, et montrer comment elle structure les systèmes et pratiques signifiants nodiériens — le texte poétique, fragmentaire, qui en résulte, illustrant la position du sujet (en procès) du langage poétique nodiérien. Notons d'ailleurs que le procès du sujet est souvent présent, au sens propre (judiciaire), dans les textes de Nodier. Qu'il s'agisse des procès expéditifs de la Terreur (qui régulièrement mènent à la guillotine — et que l'on retrouve dans la plupart de ses textes), du procès de Michel dans La

Fée aux miettes, de celui d'Hélène Gillet (dans le texte du même nom) , le sujet (dans le sens de personnage textuel) est fort souvent en procès. Si le procès du sujet écrivant 21

(Nodier) se situe à un autre niveau (procès entre le

symbolique et le sémiotique), la présence de cet autre

procès me paraît néanmoins significative et révélatrice

d'une analogie. L'aboutissement quasi-systématique de ces

procès étant la guillotine (ou la hache), on voit dès lors

que la coupure est au centre du procès, dans tous les sens

du terme.

3. Coupure, discontinuité et fragments

Le Petit Robert offre plusieurs définitions éclairant

les multiples aspects de la coupure: "1. Blessure faite par

un instrument tranchant. 2. Ouverture (crevasse, fossé) qui

sépare, fait obstacle. 3. (Abstrait) Séparation nette,

brutale. 4. Suppression d'une partie d'un ouvrage, d'une

pièce de théâtre, d'un film. 5. Coupures de journaux:

articles découpés.1,30 et renvoie aux termes suivants (plus

ou moins synonymes): entaille, incision, brèche, fossé,

fracture, cassure, suppression, censure... Mon analyse de

l'oeuvre fictionnelle de Nodier s'organise en quelque sorte

autour de ces définitions de la coupure, et de sa valeur. La

coupure peut être fondatrice d'ordre symbolique (séparation

d'avec la mère, castration), ou génératrice de désordre

(lorsqu'elle devient excessive). Les premiers chapitres montreront la textualisation nodiérienne des "blessures

30 Je ne mentionne pas les sens extrêmement spécialisés de la coupure algébrique, de la coupure billet de banque, ni de la coupure de courant... faites par un instrument tranchant": la coupure (ombilicale)

première de la naissance; la guillotine, instrument

révolutionnaire qui inflige la coupure/blessure fatale. Les

deux chapitres suivants analyseront le thème de la

séparation, d'abord externe: divers fossés qui séparent les

êtres et qui font obstacle à leurs relations (en

particulier, la proscription); ensuite interne — la

fracturation de l'identité, au sein d'un seul personnage. Le

quatrième chapitre abordera la séparation nette, brutale,

l'opposition (contradiction) entre les tons de plusieurs

textes (autour du thème de l'amour et de la femme). Enfin le

dernier chapitre sera consacré à la polyphonie, discours

fragmentaire dans lequel des voix multiples s'entrecoupent

et s'entremêlent. Au travers des textes de Nodier, au

travers des chapitres de cette thèse, on rencontrera aussi

des figures des définitions numéros 4 et 5, citées ci-

dessus: on relèvera les suppressions, les lacunes de

nombreux textes de Nodier, les mots, scènes ou informations

coupées, auto-censurées; on notera les sous-textes

incorporés (telles les coupures de journaux, les extraits de

lettres ou de journal).

On verra également, au fur et à mesure de l'analyse des diverses modalités de la coupure chez Nodier, que le texte qui en résulte est souvent discontinu et fragmentaire dans sa forme. Le fragment est un corollaire direct de la (ou plutôt des) coupure(s): plus on coupe, plus on obtient de 23 fragments. Puisque cette idée de fragmentaire sera, d'une certaine façon, omniprésente dans le reste de cette étude, je voudrais, dans le cadre de cette introduction, préciser la notion de fragment, en montrer l'origine et les significations possibles. Le fragment est "1. Morceau d'une chose qui a été cassée, brisée [...] 2. Fia. Partie d'une oeuvre dont l'essentiel a été perdu ou n'a pas été composé.

[...] Partie extraite d'une oeuvre, d'un texte quelconque.

[...] — Passage. [...] Pièce, morceau isolé. [...] 3.

(Abstrait) Part, partie." La définition du Petit Robert, bien qu'introduisant des notions intéressantes (telles que la cassure, brisure, ou l'idée d'une oeuvre à venir), reste assez négative, et ne montre pas que le fragment peut être un choix délibéré. Or plusieurs auteurs allemands de la fin du dix-huitième et du début du dix-neuvième siècles, fondateurs du romantisme allemand, ont opté, volontairement, pour le fragment comme genre littéraire.31 Dans l'Athéneum.

Si le genre (du fragment) n'est pas totalement nouveau (voir en particulier les Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal ou les Maximes de La Rochefoucauld, sans parler de tous les "anciens" cités par Nodier, ou encore de Chamfort dont les Pensées, maximes et anecdotes ont mené Schlegel à la notion du fragment) , ce sont pourtant les romantiques allemands qui ont introduit le fragment comme forme systématique, indépendante et "complète". Les références aux romantiques allemands renvoient, pour Schlegel, à Rodolphe Gasché, "Foreword: Ideality in Fragmentation" (in , Philosophical Fragments. transi, by Peter Firschow, Minneapolis, Oxford: University of Minnesota Press, 1991) et pour , à Arthur Versluis, "Introduction" (in Novalis, Pollen and Fragments, transi, and introduced by Arthur Versluis, Grand Rapids: Phanes Press, 1989). revue qui ne paraîtra que de 1798 à. 1800 (au total, six

numéros) et dans laquelle se révèle le romantisme, les

frères Schlegel,32 leurs épouses et Novalis publient des

fragments littéraires, philosophiques, moraux. Pour eux, le

fragment n'est pas le morceau, incomplet, prélevé d'un tout,

mais plutôt un "propos déterminé et délibéré, assumant ou

transfigurant l'accidentel et l'involontaire de la

fragmentation" et qui "vise à la fragmentation pour elle-

même".33 Il devient, grâce à l'obstination de Friedriech

Schlegel, une sorte de manifeste de l'exigence romantique,

le moyen littéraire idéal permettant de fixer et communiquer

le flux inexorable des pensées. D'après Rodolphe Gasché, le

fragment schlégélien est né de la rencontre entre

l'inaptitude de Schlegel à développer ses idées et à

terminer ses projets innombrables d'une part, et la théorie

kantienne des idées transcendantales d'autre part. Gasché

soutient que la notion de fragmentation (chez Schlegel)

n'est pas exclusive de la notion d'intention et d'exposition

systématiques (tout fragment est en soi un système — miniature— complet), notion elle-même liée à la notion de

totalité — or, d'après Schlegel, tout système n'est qu'un

fragment. "To conclude, fragmentation constitutes the

Friedrich Schlegel remplira environ 180 cahiers de fragments !

Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand (Paris: Seuil, 1978), 60. 25

properly Romantic vision of the system. It conceives of the

absolute under the form of the individual, of totality as

being at the same time finite and plural" (Gasché, xiii).

Système, ici, signifie la production (auto-assemblage) du

tout, et contient donc à la fois les notions d'individualité

et de pluralité. Là où la vision des romantiques allemands

s'éloigne de celle des philosophes (tels Fichte ou Hegel),

c'est sur la notion que l'unification (de l'idée) est

nécessairement esthétique (et donc fragmentaire). Le

fragment romantique passe inévitablement par l'art; il

thématise une incomplétion qui est universelle et

essentielle, incomplétion qui est, en soi, un

accomplissement. Versluis soutient de son côté que les

fragments de Novalis sont des cristaux formés naturellement,

spontanément, qu'ils sont l'expression d'une vérité (qui se

rapproche des philosophies orientales, bouddhisme,

soufisme), et que leur thème central est l'unité. "Novalis, much like a Taoist painter, often chose this fragmentary

form deliberately — even to planning an unfinished poem to

end his unfinished novel— in order to allow the reader to

fill in the gaps, to leap the synapses within the work"

(Versluis, 20). Forme d'expression romantique alliant les notions d'individualité et de pluralité à celle de totalité, et ce dans un contexte esthétique, le fragment correspond, pourrait-on dire, à un état d'esprit. 26

De la notion allemande du fragment, je retiendrai

essentiellement la notion esthétique: mon intention n'est

pas une approche philosophique, mais textuelle

(narratologique) de l'oeuvre de Nodier. Je m'attacherai aux

textes concrets, montrant comment leur spécificité, leur

individualité textuelle (thématique et formelle) relève du

domaine du fragmentaire. De l'idée romantique allemande, je

retiendrai que la fragmentation, si elle implique une perte, un manque, revendique et assume ce manque; le fragment devient un mode positif de représentation du tout, totalité qui n'est atteignable que par l'oeuvre artistique (à la fois singulière et plurielle).

Nodier a écrit (ou du moins publié) peu de fragments purs, au sens allemand. Pourtant, deux exemples s'imposent: les "Tablettes de Lothario", au centre de Jean Sboaar (et sur lesquelles nous reviendrons dans le quatrième chapitre), véritables fragments littéraires à dominante politico- sociale, et les Miscellanées.34 sous-titrées Variétés de philosophie, d'histoire et de littérature. Ces dernières affirment, dès la première page (dès le premier fragment),

Les Miscellanées sont très proches des fragments à la Schlegel ou à la Novalis, quoique chaque "fragment" soit, dans l'ensemble, plus long que ceux des auteurs allemands. Elles furent d'abord publiées, en plusieurs livraisons, dans la Revue de Paris (le premier extrait parut en 1830 — le sous-titre incluait alors ces mots révélateurs: "extraites d'un livre qui ne paraîtra point") avant d'être rassemblées (par leur auteur et de son vivant) dans le cinquième volume des Oeuvres de Charles Nodier. 27

la conception du fragmentaire (sans que Nodier utilise le

terme) telle que je l'envisage ici. Se moquant du "gros

livre11 (italiques du texte) , "honnête parailélipipède [sic]

bien compacte [sic] de papier imprimé" (0, V, 4-5), Nodier

refuse de produire un tel ouvrage. Si le terme "gros"

indique ici la taille (volumineuse), il signifie aussi, à

mon sens, péjorativement, le manque de raffinement et de

finesse. Ce refus du gros livre, affirmé quoique non

théorisé, rejoint indéniablement la notion du fragmentaire

qui, lui, permet la finesse. Nodier motive son choix (refus

du livre) en montrant, tout d'abord, que les anciens

savaient à peine ce que c'est qu'un livre:

Pythagore, qui méditoit de belles lois et qui improvisoit de beaux vers, n'a jamais fait un livre. Démocrite, Epicure, Socrate et même Chrysippe, l'homme aux trois mille volumes, ont dicté d'innombrables chapitres: ils n'ont point fait de livres; car ils estimoient leurs pensées et leur temps à une plus haute valeur. [...] Athénée, AElien, Stobée, Valère-Maxime, Aulu- Gelle, Macrobe, Montaigne, La Motte-Levayer, Diderot, ont nettement tranché la question: ils n'ont laissé que des pages avec lesquelles il y a des milliers de livres à faire pour des milliers de générations de pédants. (0, V, 5-6)

Et il continue, affirmant son propre projet littéraire: il n'entreprendra jamais de 1ivre. "J'abandonnerois tout au plus aux derniers morceaux de papier blanc qui se détachent un à un de mes tablettes décousues quelques souvenirs, quelques impressions, quelques rêveries sans suite, jusqu'au jour où la mort viendra souffler, en riant, sur ces feuilles 28

fugitives, et les rendre avec moi aux éléments" (O, V, 6-7).

Le côté fragmentaire ("morceaux”, "décousues", "sans suite”,

"fugitives") est ici clairement annoncé. On le retrouve non

seulement dans les fragments "purs" que sont les tablettes

de Lothario et les Miscellanées. mais aussi dans toute

l'oeuvre de Nodier, où les romans (nouvelles ou autres)

relèvent du fragmentaire: jamais achevés (finissant sur une

incertitude, une ambiguïté), laissant parfois le lecteur

déçu, incluant de nombreuses contradictions, incorporant des

formes fragmentaires: dialogue, lettres, journaux. En tant

qu'oeuvre fragmentaire, c'est une oeuvre "romantique" dans

la mesure où elle n'est pas close, déterminée, fixe, sûre.

Et, en tant que juxtaposition de textes fragmentaires et

contradictoires, cette oeuvre contribue à faire de la

littérature non pas une réponse, mais une question. Blanchot

affirme que

l'art romantique qui concentre la vérité créatrice dans la liberté du sujet, forme aussi l'ambition d'un livre total, sorte de Bible en perpétuelle croissance qui ne représentera pas le réel mais le remplacera [... ] Mais ce roman total [...] seul Novalis l'entreprendra et — voici le trait remarquable— non seulement le laissera inachevé, mais pressentira que la seule manière de l'accomplir eût été d'inventer un art nouveau, celui du fragment [...] la recherche d'une forme nouvelle d'accomplissement qui mobilise — rende mobile— le tout en l'interrompant et par les divers modes de l'interruption. Cette exigence d'une parole fragmentaire, non pas pour gêner la communication, mais pour la rendre absolue. (Blanchot, 525)

Ce roman total (ce qu'il appelle "gros livre"), Nodier se refuse à le tenter, préférant une oeuvre plurielle, mobile, 29 aux voix sans cesse coupées, interrompues. Comme Novalis voyait en ses fragments "des semences littéraires",35

Nodier voit dans les siens des feuilles fugitives, qui seront rendues (par le souffle de la mort) aux éléments — fragments similaires donc aux "semences" dont parlait

Novalis.

Le fragment sera une forme bien souvent reprise, après

Nodier, dans la littérature moderne: Rimbaud, Char, Blanchot

(pour ne citer que quelques-uns des écrivains qui en feront un usage considérable). Dès lors, il aura toujours cette valeur positive que déjà on voit chez les romantiques allemands, et chez Nodier: refus d'enfermement, intermittence qui n'arrête pas le devenir, mais le provoque.

Dans sa Poétique du fragment. André Guyaux soutient que le fragment rimbaldien

ouvre la perspective d'une littérature où le fragmenté, l'inachevé, le clairsemé deviendront de véritables valeurs. Le fragment est donc aussi une forme idéologique. Valorisant le manque, il prétend à plus de vérité que la fable ou la maxime, auxquelles rien ne manque. Du premier destin, métaphysique, du fragment: n'être qu'une part et valoir plus qu'un tout, dérive son destin éthique: n'être pas démenti. D'autres fragments peuvent venir, ils ne contredisent pas. Chaque texte est dans la liberté de ses manques possibles. D'où le principe d'un recueil toujours et déjà inachevé, où l'on retrouve, avec son caractère négatif, la soustraction dont chaque texte avait eu raison. D'où la désarmante virginité d'une signification toujours à refaire et cette forme aux "bords déchiquetés" dont

Ses premiers fragments publiés étaient intitulés Grains de pollen. 30

Melville voulait qu'elle fût, en propre, celle de la vérité sans compromis.36

A propos de René Char, Maurice Blanchot écrit que le poème fragmenté est un "poème non pas inaccompli, mais ouvrant un autre mode d'accomplissement, celui qui est en jeu dans l'attente, dans le questionnement ou dans quelque affirmation irréductible à l'unité".37 Le fragment, continue Blanchot, contrairement à l'aphorisme, n'est ni fermé, ni borné; l'écriture fragmentaire accepte la disjonction ou la divergence comme centre infini à partir duquel, par la parole, un rapport doit s'établir. Liberté, rigueur, neutralité en sont les termes, et au lieu de promettre une totalité où le pour et le contre se réconcilient, ces termes cherchent à "nous rendre responsables de l'irréductible différence" (Blanchot, 454).

Je vois donc le fragmentaire chez Nodier, non pas comme fragment pur (à part les exceptions citées plus haut), mais comme forme textuelle qui tient du fragment, qui en a les caractéristiques et les conséquences: défini à partir de la coupure, de la fracture, comme une entité autosuffisante,

écriture de la liberté, de la tolérance, qui assume et revendique ses différences et disjonctions. Ce que les critiques ont reproché à Nodier, son désordre, son manque de

36 André Guyaux, Poétique du fragment (Langages, Neuchâtel: La Baconnière, 1985), 8-9.

37 Maurice Blanchot, "Parole de fragment" in L'Entretien infini (Paris: Gallimard, 1969), 452. 31 clôture, les manques et les mélanges de genre qui caractérisent ses textes, représentent précisément une ouverture (au sens positif). Même si la forme nodiérienne n'atteint pas à la perfection du fragment (si tant est qu'une telle perfection existe!), elle porte en elle-même

(grâce au fragmentaire) la discontinuité et la différence comme forme, elle est une étape entre les romantiques allemands et les écrivains modernes du XXe siècle. Je suggère que le lecteur garde à l'esprit cette notion du fragment, corollaire de la coupure, lors de la lecture des chapitres qui suivent. Je tiens également à préciser ici que c'est justement cet aspect (manque de continuité, d'homogénéité) qui fait l'intérêt, mais aussi la difficulté de la tâche. Mon projet est donc mis en péril par sa nature même, et je suis consciente de la nature mimétique, dans une certaine mesure, de mon travail. En voulant déblayer un terrain neuf et accidenté, une matière aussi riche que diverse et fragmentée, je m'interdis d'approfondir tous les aspects abordés, je me lance dans un travail fuyant, qui risque de nécessiter digressions, fragmentations et autres discontinuités. CHAPITRE I

La naissance, coupure originelle L'exemple de Moi-même38

Pour aborder l'oeuvre fictionnelle de Nodier, pour y chercher la notion de fragmentaire, quoi de plus pertinent que de commencer à l'origine et de s'attacher au premier texte littéraire de Nodier, Moi-même? Ce texte ne fut jamais publié du vivant de son auteur. Georges Gazier en publie des extraits en 19 0439 et Jean Larat publie le texte presque intégral en 1921.40 Choqué par un passage dans lequel

"Nodier manifestait trop manifestement que sa formation d'homme de bonne compagnie était encore aussi incomplète que celle d'écrivain",41 Larat n'hésite pas à censurer le texte, n'en donnant donc qu'une version tronquée (cette fragmentation du texte est ici bien sûr négative puisqu'elle

38 Les numéros de pages qui, dans ce chapitre, apparaissent entre parenthèses, renvoient à Moi-même. Texte établi, présenté et annoté par Daniel Sangsue (Paris: Corti, 1985).

39 Georges Gazier, "Un manuscrit autobiographique inédit de Charles Nodier", Mémoires de la Société d'émulation du Doubs. VIII, 1903-1904, 271-79.

40 Charles Nodier, Moi-même. Ouvrage inédit avec introduction sur le Roman Personnel par Jean Larat (Paris: Champion, 1921).

41 Moi-même, introduction de Jean Larat, 65.

32 33 ne vient pas du sujet créateur, mais est le résultat d'une censure extérieure). Outre cette coupure, la version de

Larat compte maintes lacunes et erreurs.42 Il faudra par conséquent attendre 1985, date à laquelle Daniel Sangsue

établit enfin une version complète (comprenant des variantes, y compris deux différentes versions de deux chapitres), pour que Moi-même soit publié intégralement.

Impossible, de par sa publication posthume, à dater de façon certaine, ce texte a pourtant dû être écrit entre 1799 et 1800. A l'intérieur du récit, Nodier donne lui-même plusieurs indications qui permettent de dater son manuscrit.

Par exemple, la remarque "Le douze juillet de l'an 1795...

Il y a maintenant quatre ans, un jour et cinq heures" (51) daterait cette partie du texte de juillet 1799. De plus, le narrateur (moi) d'une part affirme avoir dix-neuf ans passés, et d'autre part s'attribue la date de naissance exacte de Nodier: 29 avril 1780, ce qui confirmerait la fourchette temporelle 1799-1800. Enfin, au milieu de toutes les incertitudes et de tous les doutes dont il paraît souffrir, le narrateur affirme: "Ce qu'il y a de certain,

42 Voir les remarques de Daniel Sangsue dans son "Avant- propos": "[•••] en comparant cette édition [de Larat] au texte du manuscrit de Besançon, on constate qu'elle est très largement fautive. La leçon de Jean Larat est truffée de lacunes: mots et phrases entières oubliés, sauts du même au même, passage explicitement censuré. Elle ne respecte ni la ponctuation, ni les alinéas. Les erreurs de lecture et de transcription ne se comptent pas. Les nombres apparaissent systématiquement en chiffres alors qu'ils figurent en lettres dans le manuscrit, etc..." (9-10). c'est que j'ai écrit le chapitre douze avant le 18 brumaire

et le chapitre cinq après... " (90). Le 18 brumaire étant le

9 novembre 1799, date du coup d'état de Bonaparte, les

diverses indications temporelles se corroborent toutes

mutuellement. Plusieurs critiques s'accordent d'ailleurs sur

cette date: Edmund Bender dans sa bibliographie de Charles

Nodier note que Moi-même "date d'entre juillet et septembre

1799".43 Anne-Marie Roux, dans "Naissances, chiffres et

lettres, ou biographie, fiction et écriture chez Nodier",44

affirme que s'"il est difficile de dater avec exactitude cet

inédit [...] on ne peut manquer de le rapprocher d'un

pamphlet dirigé contre Nodier, publié en 1800" (59). Enfin,

Daniel Sangsue, dans son "Avant-propos" à Moi-même, déclare

que le texte fut "écrit par Nodier entre 1799 et 1800". Or à

cette date, les seuls textes rédigés par Nodier étaient

politiques (un Discours prononcé à la Société des Amis de la

Constitution de Besançon, le 22 décembre 1791 — qui sera

publié dans le Bulletin du Bibliophile en 1866, pages 429-

432, et un "Discours prononcé à la Société des Amis de la

Constitution, séante à Besançon", en 1792) ... ou biologiques (Dissertation sur l'usage des antennes dans les

43 Edmund Bender, Bibliographie: Charles Nodier. Bibliographie des Oeuvres, des Lettres et des Manuscrits de Charles Nodier, suivie d'une Bibliographie Choisie des Etudes sur Charles Nodier. 1840-1966 (Lafayette, Indiana: Purdue University Studies, 1969), 46.

44 In Charles Nodier. Collogue du deuxième centenaire. Besancon. Mai 1980 (Besançon: Annales littéraires de l'Université de Besançon. Les Belles-Lettres, 1981). 35

insectes, et sur l'organe de l /oule dans les mêmes animaux,

en 1798) .45 Moi-même serait donc, sans doute, le premier

ouvrage littéraire de Nodier. En tant que tel, ce texte a

une signification toute particulière: inaugural d'une oeuvre

considérable (Nodier écrira jusqu'à sa mort en 1844), Moi-

même est de toute première importance dans la mesure où les

grandes problématiques qui vont hanter l'écrivain s'y

annoncent, et où déjà un style fragmentaire s'affirme que

l'on pourra retrouver dans maints textes ultérieurs. Léonce

Pingaud parle, à propos de Moi-même, de "la préface générale

[des...] oeuvres" de Nodier46 ... tout en en faisant une

"fantaisie autobiographique", un "badinage";47 Daniel

Sangsue parle de "pages qui sont une voie royale pour entrer

dans l'oeuvre de Nodier" ("Avant-propos", 11). Or, bien

qu'il soit souvent cité par les spécialistes, ce texte court

(dans l'édition de Sangsue, soixante et onze pages sont

consacrées au texte lui-même) n'a pourtant fait l'objet que

de très peu d'articles ou d'études,48 sa publication

45 F.-M.-J. Luczot et Charles Nodier, Dissertation sur 1'usage des antennes dans les insectes, et sur 1'organe de l'ouïe dans les mêmes animaux (Besançon: Briot, 1798).

46 Léonce Pingaud, La Jeunesse de Charles Nodier (Paris: Champion, 1919), 58.

47 Léonce Pingaud, "Le 'moi' romantique de Charles Nodier d'après de récents documents", Revue d'Histoire littéraire de la France. 25, 1918, 187.

48 Notons cependant quelques textes critiques très intéressants à ce sujet: l'article d'Anne-Marie Roux, "Naissance, chiffres et lettres, ou Biographie, fiction et écriture chez Nodier." In Charles Nodier. Collogue du 36

tardive y étant peut-être pour quelque chose. Dans le cadre

d'une étude de l'ensemble des écrits fictionnels de Nodier,

l'étude de Moi-même. texte original et texte de l'origine, me paraît fondamentale dans la mesure où ce texte part de la

coupure originelle (celle du cordon ombilical) pour

introduire, selon un mode fragmentaire, des techniques narratives et des thèmes nodiériens typiques.

1. Texte de l'interrogation

Moi -même s'inscrit sous le signe de la question et de

l'incertitude. Les questions, extrêmement nombreuses dans l'ensemble du texte, ouvrent la plupart des quatorze chapitres: en effet tous, à l'exception des chapitres trois, quatre, douze et quatorze, débutent par une interrogation soit dans le titre, soit dans les deux premières phrases) :

"A qui?" (43), "pourquoi, premier chapitre?" (45), "Il pleut donc?" (51) , "Qu'en pensez-vous?" (59, chapitre précédemment intitulé "De qui parlerais-je?", 101), "[•••] que deviendraient cette petite brune aux yeux doux qui s'ennuye de son mari... cette grande femme au teint de lys [...] ?"

(63), "où? chez qui? quand? à quelle heure?" (67),

"Qu'arriva-t-il?" (73), "D'où veniez-vous?" (79), "Savez- vous bien ce que répondit à cela, ma belle voisine aux yeux

deuxième centenaire. Besancon. Mai 1980. Annales littéraires de l'Université de Besançon. Besançon: Les Belles-Lettres, 1981; l'introduction de Daniel Sangsue à Moi -Même et son chapitre consacré à Moi-même dans Le Récit excentrique (Paris: Corti, 1987). 37

bleus?" (83), "[...] et puis-je courir une chance moins

vraisemblable?" (91). Inutile de préciser que ces questions

restent, pour la plupart, sans réponse. L'incertitude est

présente au niveau de la forme: "roman qui n'en est pas un"

dit (contredit) le titre;49 l'incertitude existe au niveau

du fond, puisque l'emploi fréquent du futur montre un auteur

peu sûr encore de ce qu'il fait et qui souvent, au lieu

d'affirmer, tente d'extrapoler: "J'intitulerai mon ouvrage

quand il sera fini" (43), "Je verrai" (45, 46), "Je ferai

demain mon second chapitre, s'il pleut" (49), "Je crois

qu'il pleuvra" (52), "Il pleuvra peut-être demain" (53).

Nous sommes en présence d'un discours interrogatif et

précaire, dont l'auteur se cherche, incertain de son

identité, de son nom, et, malgré le titre, incertain de son

"moi".

2. La coupure originelle — la naissance

S'il est vrai que le texte est une remise en question du livre et des genres littéraires,50 une réflexion sur la

littérature, il ne faut cependant pas négliger ni minimiser

Nous rejoignons Daniel Sangsue qui affirme: "Il semble difficile de décider à quel genre littéraire appartient Moi-même. [•••] ("Introduction", 21). Discours autobiographique, autoportrait, pastiche, roman, anti­ roman, récit excentrique? Sangsue n'arrive pas à s'arrêter sur une catégorie qui contiendrait ce texte mouvant et indéfinissable.

Voir les analyses de Daniel Sangsue dans son "Introduction" à Moi-Même et dans Le Récit excentrique. le sujet plus évident et tout aussi central d'un texte qui

ne parle, si l'on y regarde bien, que d'accouplements et

d'engendrement. Le narrateur y raconte en effet ses

multiples aventures amoureuses, ses prouesses sexuelles,

allant de prostituées en femmes de dignitaires, en passant,

entre autres, par Sophie, Rozette, Marianne, (et repassant)

par Marie, et Elisabeth — sans compter les nombreuses femmes

qu'il ne nomme pas ... puisque toutes les femmes se

ressemblent:

Vous seriez bien attrapé si elle s'appelait Brigitte, Cunégonde ou Perpétue. Mais non. Elle s'appelait Rose, Justine, Eugénie, Hortense, Adélaïde, Elise, Rosalie, Marianne, Julie, Emilie, Victoire, Jenny, Claire, Dorothée, Gabrielle, Constance, Félicité, Blanche, Eléonor... (69)

Ce qui importe ce n'est pas le nom de la femme, des femmes,

c'est qu'il (le Moi narrateur) couche avec elles — j'ai

relevé le verbe "coucher" au moins dix fois dans le texte,

sous diverses formes. Le narrateur va de femmes en femmes,

"cocufi[ant]" (56) des proconsuls ou des généraux. L'acte

sexuel, bien que jamais officiellement décrit per se. est maintes fois évoqué: par des silences (vides) chargés de

sous-entendus (entre autres exemples, citons le chapitre

neuf où le vide de la page blanche est parsemé de signes de ponctuation évocateurs) ; par des sonorités explicites et

fragmentées: "Madame, voulez-vous que... crac" (70),

"ah!..." (74), "ah... ah... Cha... a... a... a... arles..."

(75) ; ou encore par des descriptions à peine camouflées: par exemple, feignant de décrire son entrée dans la chambre

d'une de ses maîtresses (la femme de son général), le

narrateur offre une description peu équivoque de l'acte

sexuel: "J'entre — elle recule — j'avance — elle s'arrête

— je la saisis — elle me repousse — je me retire — elle

me retient — ah !..." (74). Il est d'ailleurs étonnant que

Jean Larat, soucieux du bon ton du texte qu'il publiait en

1921, n'ait pas supprimé ce passage... ou le suivant, dans

lequel le narrateur décrit un voyage en fiacre avec un brune

mystérieuse: "La gaze de sa robe était fine... les cahots de

la voiture étaient violens... de secousse en secousse, les

choses prenaient un assez bon chemin." (80-81)...

Le récit n'est donc avant tout qu'une série de

rencontres sexuelles — sans que l'on puisse, pour autant,

réduire Moi-même à un texte gratuit et érotique. Au

contraire, Moi-même s'élève au-delà du simple libertinage:

si le narrateur va de femme en femme, c'est pour reproduire

la scène primitive, pour rejouer à l'infini l'acte reproducteur de ses propres parents, qui conduit à sa naissance, c'est-à-dire à la séparation première, à la crise

(coupure) de base. En effet, le texte marque clairement l'équivalence entre l'acte sexuel du narrateur et celui de ses parents: lorsqu'il (le narrateur) lui fit des avances, sa "belle voisine aux yeux bleus [...] répondit précisément comme [s]a mère a[vait] répondu à son amant neuf mois avant le 29 avril 1780" (83, je souligne). Le 29 avril 1780, c'est la date de naissance de Charles Nodier. Deux lectures (non exclusives) s'imposent alors: d'une part Nodier dévoile, dès son premier texte littéraire, un thème majeur qui fait partie des fantasmes originaires,51 celui de la "scène originaire: scène du rapport sexuel entre les parents, observée ou supposée d'après certains indices et fantasmée par l'enfant".52 Scène non seulement observée, fantasmée, mais ici mise en lettres, couchée sur le papier; scène non seulement supposée, mais ici mise en chiffres, datée pour

éliminer tout doute possible quant à sa teneur et à sa signification. Or dans cette scène, d'après Freud, c'est l'origine du sujet qui se voit figurée: les interrogations que j'ai relevées partout dans le texte symboliseraient donc l'interrogation du sujet sur ses origines.

D'autre part, et ceci est non moins important, la scène primitive est ici compliquée d'une équivalence douteuse

(importance du terme "comme" dans la citation ci-dessus).

Les amantes du narrateur (de Nodier?) sont assimilées à sa mère — inceste? Certainement, et le dialogue qui s'ensuit, volontairement équivoque, en inscrit la marque. Comme le fait remarquer Anne-Marie Roux: "Dès les premières répliques le système d'énonciation se dérègle. Qui est celle qui

51 J'utilise le terme dans son sens freudien, tel qu'il est défini par Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis dans l'article "Fantasmes originaires", in Vocabulaire de la psychanalyse (Paris: Presses universitaires de France, 1967).

Laplanche et Pontalis, 432. répond 'Laissez passer'? Est-ce celle qu'aime le héros ou

est-ce la voix de la mère qui effacerait celle de la belle

voisine?".53 De même, qui veut "passer"? L'amant (le père)

ou le fils (Charles)? Et si c'est le fils, l'ambiguïté

règne: s'agit-il d'un acte, traumatique certes, mais

naturel, le fils à sa naissance, nouveau-né venant au monde,

sortant de la mère, ou s'agit-il au contraire d'un acte

contre-nature, le fils "âgé de dix-neuf ans passés" (84)

pénétrant dans la mère? C'est indubitablement ce dernier,

l'adulte, que le narrateur décrit physiquement: "Yeux gris,

sourcils noirs, cheveux crépus (...] nez gros, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, épaules larges [...]

Taille de cinq pieds neuf pouces..." (84) — il n'a rien,

absolument rien, d'un bambin. Et si c'est véritablement

"[s]a mère" qui a dit "Oui, Monsieur", on a donc bien le

fils adulte qui veut faire un enfant à la mère. Et la mère qui consent. Inceste indéniable qui se lit dans le fantasme qu'est ce dialogue déréglé. On a donc un auteur/narrateur qui, sur le papier au moins, agit son complexe d'Oedipe,

éprouvant et consommant, à l'âge de 19 ans, un "désir sexuel pour le personnage [parent] de sexe opposé",54 alors que ce complexe aura dû être vécu "dans sa période d'acmé entre trois et cinq ans, lors de la phase phallique" et connaître

Anne-Marie Roux, "Naissance, chiffres...", 58.

Laplanche et Pontalis, "Complexe d'Oedipe" in Vocabulaire. 79. 42

peut-être "à la puberté une reviviscence" avant d'être

"surmonté avec plus ou moins de succès dans un type

particulier de choix d'objet" (Vocabulaire. 79-80). Le

Charles de Moi-même. à "dix-neuf ans passés" (84), n'a donc

toujours pas résolu son complexe d'Oedipe. Or pour Freud, le

complexe d'Oedipe et sa résolution jouent "un rôle

fondamental dans la structuration de la personnalité":55

l'incertitude quant à la personnalité du personnage,

l'indécision permanente du narrateur, son refus de prendre

une position catégorique peuvent être expliqués, entre

autres, par ce complexe non résolu. A la crise (traumatique)

de la naissance, s'ajoute celle du complexe d'Oedipe. Si

Nodier n'aborde jamais ouvertement le thème de l'inceste

dans ses textes de fiction,56 ce motif y est pourtant

présent, sous forme d'indices disséminés.57 Le thème est

ici d'autant plus important qu'il se trouve dans une scène

centrale du texte — centrale en ce qu'elle réunit toutes les

formes de création: la naissance de l'être humain, l'origine du sujet (et de ses problèmes et complexes), et la naissance du texte.

L'écriture en effet, déjà évoquée par les objets porteurs d'écriture que sont les "registres" (dans le titre

55 Laplanche et Pontalis, 80.

56 II le mentionne pourtant, explicitement, dans son texte "De l'amour et de son influence, comme sentiment, sur la société actuelle" (0, V).

57 Voir le cinquième chapitre. 43 du chapitre, 83) et le "passeport" (83 et 85), prend une place primordiale dans ce chapitre grâce à l'évocation du livre, produit fini, dans le livre en train de se faire

(Moi-même):

Si cela ne vous intéresse pas, fermez le livre, faites-le dorer sur la tranche, mettez-le dans votre bibliothèque à côté du fond du sac et ne le lisez plus. Mais, cela vous intéressera, car mon livre doit intéresser tout le monde. (85)

Le livre fait son apparition, objet physique d'abord, contenant (fermable, dorable, posable), mais aussi oeuvre digne d'intérêt, dont le contenu — écriture— transmet un message. Pour Daniel Sangsue,

le véritable 'sujet' de ce récit n'est autre que le livre. La question du moi est remplacée progressivement par celle du livre (publierai-je? ne publierai-je pas? Comment mon livre sera-t-il reçu?), pour aboutir à cette magnifique rature: Non, je ne me ferai pas imprimer!... Ou, si je mettais jamais un livre au jour... (ch. 13) .5B

L'analyse de Sangsue est intéressante, et l'équivalence entre la naissance du livre et la mise au monde est d'une importance notable. La "relation de paternité (mettre au jour) qui s'instaure avec ce livre non pas à venir, mais à naître",59 est claire pour cet auteur alors sans enfants.

Le livre remplace les enfants à naître — ou lui permet de

Daniel Sangsue, "Introduction", 18.

Sangsue, "Introduction", 18. 44

rejouer (en mieux?) la relation père-enfant dans laquelle

Nodier l'écrivain tenait le rôle du fils. Pourtant, il ne me

semble pas que le thème du livre remplace celui du moi,

thème à mon avis bien plus fort dans ce texte que Sangsue ne veut bien le reconnaître, thème central. Le problème de

l'écriture hante déjà l'auteur, mais son importance ne doit

pas occulter les autres questions que pose ce premier texte

littéraire.

En effet la question de l'écriture tourne ici toujours

autour de la question du moi et de son origine. L'écriture

est tout d'abord un moyen d'exprimer les problèmes du moi,

avant d'apparaître comme un remède (mais Nodier en est-il déjà conscient? N'oublions pas qu'il ne s'agit que des tous débuts littéraires de l'écrivain). Si l'auteur veut à tout prix que son livre plaise, s'il rêve de son succès

(quoiqu'il ne soit pas encore sûr de le faire imprimer), c'est parce qu'il veut s'affirmer, se faire reconnaître. Il veut, par l'écriture, rectifier l'erreur que constituèrent,

à son avis, sa conception et sa naissance:

Ce qu'il y a de certain, c'est que mon père eut tort de faire un enfant à ma mère, que ma mère eut tort de se laisser faire un enfant par mon père, et que j'eus tort de ne pas mourir en nourrice, parce que je m'ennuye en ce monde. (85)

Il faut lire ici bien plus que le malaise romantique: l'ennui du narrateur est clairement rattaché à son origine.

Si le narrateur est, dans ce texte, en train de re-jouer la scène initiale de sa propre procréation, s'il veut l'effacer

et la recommencer, s'auto-engendrant, physiquement ou

scripturalement, c'est parce que celle-ci lui pose problème.

L'auteur insiste, allant plus loin que la scène originaire:

il en tire les conséquences et les aboutissements. Ce n'est

certainement pas par hasard que le chiffre neuf, symbolique

de la procréation (c'est le nombre des mois de gestation et

toujours, dès qu'il apparaît, il oriente notre attention vers un fantasme de grossesse) apparaît fréquemment dans le

texte: "dix-neuf ans" (45, 84), "neuf mois" (83, 84), le

"neuf thermidor" (61), "neuf jours" (74, 75), "neuf pouces"

(deux fois à la page 84). D'ailleurs, le chapitre intitulé

"Le meilleur du livre" est... le chapitre neuf. Les termes

"rond" (53, 84), "gros/grosse" (56, 67, 68, 69, 84) abondent dans Moi-même: images de la grossesse; les variations sur le verbe naître "né/née/naquis" (56, 84, 85), le mot "enfant"

(48, 55, 69, 85) nous ramènent, systématiquement, à la naissance, à l'origine. Or l'origine de Charles Nodier était problématique.

En effet Charles ne fut pas toujours Nodier: il porta pendant des années, le nom de sa mère, Suzanne Paris, puisque son père, Antoine-Melchior Nodier, mettra onze ans à le reconnaître. Cette blessure, ce manque, cette absence du patronyme, se retrouvent clairement dans Moi-même. Tout d'abord, le narrateur s'appelle "moi" (ou "je") — substituant au nom le pronom, sans antécédent référentiel, 46 et l'affichant ostensiblement dans le titre du récit (Moi- même) , dans le titre du premier chapitre (MOI) et partout dans le texte, parfois en caractères simples, parfois souligné (en italiques dans le texte de l'édition Corti). Ce n'est qu'à la fin du chapitre huit que le nom, ou plutôt le prénom. du narrateur apparaît: "Je m'appelle Charles" (75).

Mais le narrateur (Nodier) s'il annonce finalement son pré­ nom, refuse toujours d'indiquer son patronyme:

Votre nom? Vous ne le saurez pas pour trois raisons. La première, c'est que je ne veux pas le dire, et celle-là est assez forte pour me dispenser des deux autres. Laissez passer Charle [sic] anonyme trois- étoiles, âgé de 19 ans passés... (84)

Le père lui a refusé pendant onze ans son nom: à son tour de maintenant rejeter, en réponse, le nom du père. Notons d'ailleurs que "le nom de Nodier ne figure pas écrit de sa main au-dessus du titre";60 notons aussi que, dans Moi- même. la première fois qu'il évoque son père, il lui refuse l'appellation de père et en fait, simplement, 1'"amant" de sa mère (83). Cette ambivalence par rapport au nom du père

(il souffre de son manque tout en rejetant le nom) est centrale dans l'oeuvre de Nodier et ce premier texte qu'est

Moi-même montre toute l'importance de ce nom qui affirme l'appartenance à un groupe, à une famille, à une lignée.

Daniel Sangsue, "Introduction" à Moi-même. 23, note 19. 47

Pour Charles enfant, pas de patronyme donc pas

d 'appartenance.

L'"Epître dédicatoire" (43) — qui n'en est pas une—

indiquait, déjà, une première difficulté à nommer (dans un

mode qui se veut sternien):

A qui? Si je dédie à un homme en place que la première révolution peut conduire à Synamari, on m'accusera d'avoir conspiré. Si je dédie à un auteur, il me dédiera le premier de ses ouvrages et je serai obligé de le lire. Si je dédie à un journaliste, il dira du bien de moi et je serai déshonoré... Non. Je ne ferai point d'épître dédicatoire (43)

Sous couvert de précautions (politiques ou autres), l'auteur

refuse la dédicace, c'est-à-dire l'inscription, en tête du

livre, d'un nom. Plus tard, les interventions d'un (ou

plusieurs) soi-disant auditeur(s)/lecteur(s) ou

personnage(s) — eux-mêmes jamais nommés— donnent au Moi-

narrateur l'occasion de disserter sur l'importance (ou manque d'importance) du nom. Chaque fois que l'interrupteur

réclame la nomination, l'auteur la refuse: à propos d'une

des maîtresses de Charles, l'interrupteur interroge: "Et on

l'appelait?..."(69). Le narrateur explique que son nom

importe peu, ajoutant: "elle s'appelait comm'il vous plaira.

Je n'en sais rien, moi. Est-ce qu'on dit comm' on

s'appelle?" (69). Oui, justement, on le dit dans toute

société, et la défense du narrateur est bien faible: réponse 48 vague, réponse-question qui cache mal le malaise devant l'acte nominatif. Ailleurs, au pronom interrogatif désignatif d'une personne, d'une identité, le narrateur feint parfois de répondre, mais sa réplique esquive toujours le nom: à la question "chez qui?", il répond "Chez quelqu'un" (67), à la question "Qui?", il rétorque "Un gros homme en habit marron" (67) . Le polylogue entre maîtresses

(mère) et narrateur (père), au onzième chapitre, ramène encore une fois à la problématique du nom: "Laissez passer...", dit l'un des personnages, "[...] Une réponse qui débute comm' un passeport." (83). Or qu'est-ce qu'un passeport si ce n'est un document officiel, porteur du nom

écrit, nécessaire à la survie en société et garant de l'identité?61 Tous ces exemples montrent clairement que

Nodier a du mal à accepter l'absence du nom du père, absence qui n'est guère comblée par les trois étoiles anonymes portées au registre d'état civil — et s'il souligne les omissions faites à son passeport ("on a oublié dans mon passeport que j'avais une petite cicatrice sur la lèvre et une petite lentille sous l'oeil gauche", 85), c'est pour cacher (ou pour mieux révéler) 1'"oubli" primordial, celui

Dans Thérèse Aubert. le passeport est aussi un document d'importance, garant de l'identité, qui reprend le thème du nom et avec lui de 1 ' identité problématique du personnage. Arrêté par un soldat républicain, le héros, Adolphe, est apostrophé : "Où est ton passe-port?" (R, 221). Or, Adolphe qui, dans le texte, tait (rejette) son patronyme, affirme ne point en avoir et s'invente une autre identité (féminine). 49

du nom du père. Lacune du nom, d'abord infligée, puis

revendiquée, entraînant donc une structure fragmentaire.

3. Questions d'apparences et d'identité

Ce problème du nom (que l'on retrouvera dans l'oeuvre

de Nodier) est lié à un problème d'identité. On sait que le patronyme joue à la fois un rôle métonymique: indicateur de

l'origine (entre autres socio-culturelle, géographique), et métaphorique: signifiant sécurisant parce que confirmant

l'appartenance à un groupe, lien avec toute une famille paternelle, ce qui, dans une société en pleine désintégration, pourrait permettre d'échapper à la dissociation. Or ici, pas de nom. Les personnages divisés que Nodier va créer, raconter dans ses textes à venir, sont annoncés déjà par ce "moi" sans nom, qui a "le caractère le plus intermittent, l'imagination la plus irrégulière...(62).

L'origine douteuse de l'auteur (absence de patronyme) semble se traduire par des personnages fictifs incertains de leur identité, que celle-ci soit politique, sociale ou sexuelle.

Le "moi" de Moi-même affiche cette incertitude dès le premier chapitre: à des questions portant sur son identité esthétique, religieuse et politique, le narrateur répond invariablement "Ni l'un ni l'autre" (45), incapable de se fixer dans une position ou dans une autre, fluctuant. En guise de conclusion (il s'agit du dernier chapitre), c'est en ces termes qu'il s'adresse au lecteur: 50

Rappelez-vous, cependant, s'il vous plaît, que je suis un assemblage de contradictions, que mon caractère est composé des élémens les plus hétérogènes, et que je ne me ressemble pas pendant dix minutes consécutives... (96)

Personnage caméléon parce qu'hétérogène, personnage fissuré

par son origine incertaine, personnage annonciateur de

l'oeuvre à venir.

Ce problème d'identité est décliné de plusieurs façons

dans l'oeuvre nodiérienne, l'une d'elles étant le thème du

masque et des apparences trompeuses. Déjà Moi-même introduit

ce thème qui va devenir récurrent. La variante au chapitre

six montre combien les apparences peuvent être trompeuses:

Pouvez-vous le nier? N'est-il pas vrai que vous êtes le peuple le plus confiant, le plus bête, le plus mystifiable des deux mondes? Vous prenez le masque pour la personne, l'apparence pour le fait et l'on vous fait croire tout ce qu'on veut. Cette belle dame au teint frais, à la gorge rebondie, aux cheveux bouclé, quel âge a-t-elle? — Vingt-cinq ans... Soulevez cette chevelure empruntée: ôtez dix fichus de dessous ce fichu. Passez l'éponge sur ces lys et sur ces roses... elle en a cinquante. (105)

Ici perruques, maquillage et fichus, ailleurs masques et obscurité, donnent naissance à des malentendus. Le chapitre dix en est une bonne illustration: au cours d'un spectacle le narrateur rencontre "une brune mystérieuse qui

[lui] paraît charmante, et qui a tort, certainement, d'ensevelir une partie de son beau visage dans un voile importun [qu'il] maudit depuis une heure" (81). Ce voile- masque l'empêche de voir le visage de cette inconnue — or la

jeune femme n'était pas si inconnue que cela puisque Charles

pense la reconnaître, plus tard, "à la faveur des

réverbères" (81). La jeune femme quant à elle, à cause de

l'obscurité (d'abord celle la salle de théâtre dans laquelle

se trouve le public, puis celle du fiacre),62 s'interroge

sans cesse sur l'identité du narrateur: elle croit d'abord

le reconnaître, mais "c'est lui" devient bientôt "est-ce

lui?" avant de se transformer en "ce n'est donc pas lui!..."

(80) — or un baiser du narrateur, suivi de gestes de plus en plus poussés, la font de nouveau hésiter: "Est-ce lui?",

avant de s'auto-convaincre avec un "c'est sans doute lui!"

et enfin de s'exclamer "Oh! c'est lui à coup sûr" (et pourtant, ce n'était pas lui...). La forme grammaticale est

ici révélatrice: tour à tour affirmative, interrogative et négative (et vice-versa), elle montre que ni le narrateur ni sa maîtresse ne savent vraiment à qui ils ont affaire — jamais pleinement sûrs de l'identité de leur partenaire, peut-être parce qu'ils sont incertains de leur propre identité — ou peut-être aussi parce qu'ils voudraient penser que l'identité importe peu.

Plus loin, ce n'est plus simplement un personnage du texte, mais le lecteur, que le narrateur prend au piège des apparences trompeuses:

62 Comme le fait remarquer Sangsue, la scène du fiacre est à rapprocher d'une scène quasi-identique dans Le Dernier Chapitre de mon roman. 52

En m'entendant parler de mes cheveux courts, de mon bonnet de maroquin et de mes démêlés avec la police, vous m'avez pris, sans doute, pour un de ces aimables élégans qui consacrent deux heures à l'arrangement de leur cravate et qui ne s'occupent tout le long du jour que de leur costume du lendemain. La circonstance de mon habit brun troué au coude a dérangé vos conjectures et vous ne savez qu'en penser maintenant!... Ni moi non plus... (96)

Si le lecteur s'est laissé prendre au piège des apparences, lorsque soudain les apparences deviennent contradictoires, il ne sait plus que penser, rejoignant en cela le narrateur qui, lui-même, avoue ne pas se connaître. Tiraillé entre des pôles divergents, incapable de choisir, incapable de combler ses fissures, le personnage n'a pas encore trouvé son identité à la fin de Moi-même et le texte s'achèvera sur un double trou symbolique: celui de l'habit (au coude) et celui des points de suspension.

Cette thématique des apparences trompeuses et des fausses identités est renforcée par l'apparence trompeuse du livre qu'est Moi-même; s'agit-il d'une autobiographie ou d'un roman? On pourrait répondre, avec le narrateur, "Ni l'un ni l'autre"... Texte impossible à identifier, à classer, comprenant lui-même des chapitres aux titres (à l'apparence) trompeurs (trompeuse): j'ai déjà noté que l'épître dédicatoire n'en était pas une, notons maintenant le titre du chapitre treize, "Le Moyen de parvenir", qui, trompant l'attente du lecteur, présente un écrivain on ne peut moins prisé ou parvenu. Incapable de s'afficher pour ce

qu'il est (mais l'auteur le sait-il lui-même?), le texte,

parce qu'il se cherche encore, est incapable de s'inscrire

dans une temporalité stable et fixe ("Or, c'était

précisément un dimanche à six heures du matin que j 'arrivai

au bois. Accablé de fatigues et de sommeil, je me couche

sous un chêne et je m'endors”. 57, je souligne). Cette

oscillation entre plusieurs temps grammaticaux s'inscrit en

reflet des événements racontés (rencontres amoureuses) qui,

eux-mêmes, dépendent du temps qu'il fera: "Eh! mon Dieu! voilà le bonheur d'un homme attaché à la direction d'un

nuage!" (53-54). "Pleuvra-t-il ou ne pleuvra-t-il pas?"

équivaut, ici, à "couchera-t-il ou ne couchera-t-il pas?", mais aussi à "écrira-t-il ou n'écrira-t-il pas?".

Finalement, c'est le récit lui-même, celui que nous lisons, qui oscille au centre de ces incertitudes temporelles et météorologiques. C'est la création même du texte qui dépend du temps: s'il avait fait mauvais, le texte aurait bien pu

être plus long (ou plus court).

En se proclamant "Moi-même" tout en signalant ses

"pastiches" (l'expression "crème aux pastiches", de Sangsue, fait écho à la "Crème aux pistaches" du chapitre 7), le livre revendique son origine incertaine, double et contradictoire: d'un côté moi-même, forme renforcée de moi, première personne du singulier, représentant la personne qui parle ou qui écrit, donc son originalité; de l'autre crème 54 de pastiches (au pluriel, c'est-à-dire mélange) d'auteurs du dix-huitième siècle (ou des siècles précédents) — il cite ses favoris: "Montaigne, Charron, Rabelais et Sterne" (48), et les textes qu'il conseille: "La Nouvelle Héloïse". "Les

Biioux indiscrets" (65) . Nodier affirme, dans Des types en littérature, que les écrivains de génie (ceux qui sont capable d'inventer des personnages qui deviennent des types, tels Don Quichotte, Pantagruel ou ) sont extrêmement rares. La plupart des écrivains doivent se contenter d'être traducteurs, copistes, ce qui "n'a rien d'ailleurs d'absolument humiliant en soi [...] Une traduction spirituelle, une imitation bien faite, un pastiche habile, pour n'être pas des oeuvres de génie, n'en sont pas moins des oeuvres de goût et de talent" (65). Nodier n'hésite donc pas (et n'hésitera pas) à montrer les textes et auteurs qui l'ont influencé, ne cherchant jamais à masquer ses pastiches. Notons aussi qu'à l'intérieur du mot "crème", on peut lire le mot "mère", qui rappelle la mère-amante du chapitre déjà mentionné, ou qui, peut-être, répond à l'absence du nom du père. L'identité grammaticale

(temporelle) et l'identité littéraire (formelle) incertaines répondent à une origine textuelle, sexuelle et familiale incertaine. 55

4. La coupure comme pratique romanesque

Parallèlement à ce personnage auquel on a retranché le

nom, personnage à l'identité fissurée et aux apparences

trompeuses, Moi-même est rempli de coupures qui, si elles ne

sont pas neuves (Nodier rend d'ailleurs hommage, en les

pastichant, à, entre autres, Sterne et Diderot), nuisent à

la lisibilité du texte qu'elles fragmentent. Le narrateur

est sans cesse interrompu par des lecteurs/auditeurs variés

qui lui posent des questions et/ou réclament des

éclaircissements. Ces coupures-digressions qui font perdre

le fil du texte, qui donnent l'occasion au narrateur de

disserter, par exemple, sur la religion ou la politique, ne

sont parfois que des interruptions temporaires après

lesquelles l'auteur reprend le fil de son texte, quelques

paragraphes ou quelques chapitres plus loin. Marie, par

exemple, apparue au chapitre deux, ré-apparaît aux chapitres

quatre puis six. C'est au onzième chapitre que la "voisine"

(elle-même fruit d'une digression) répond finalement à la question qui lui avait été posée au septième chapitre.

Parfois, au contraire, les coupures-digressions deviennent des coupures-omissions et l'auteur ne reprend jamais le fil de son texte interrompu. La fin du chapitre six en est un bon exemple. Le narrateur s'adresse à Elisabeth:

Là, ivre d'amour, enhardi par l'occasion... je volerais à tes pieds, dans tes bras, et... — Jamais ma fille ne lira cela, Monsieur. Pourquoi donc, Madame? 56

— - Pourquoi? Vous écrivez avec une licence inconcevable... et cette pauvre petite qui n'a jamais lu que des livres pieux, cela lui donnerait des idées [•••] (64-65)

Sur sa rencontre avec Elisabeth, le narrateur ne reviendra plus après cette interruption, et si le prénom d'Elisabeth est mentionné encore au chapitre douze, ce n'est que pour introduire d'autres femmes (87) . Entraîné dans une digression, le narrateur n'achèvera pas la phrase, et pas davantage l'histoire. Le lecteur restera sur sa faim, au bord du "trou" creusé dans le texte.

Ces digressions ne sont pas là par hasard et le narrateur (pour se défendre avant d'être accusé?) montre bien qu'il est conscient de leur présence: "D'ailleurs, vous m'avez déjà entraîné dans des digressions si froides, si plates, si ridicules que j'en rougis presque... (62); il fait même semblant de vouloir les combattre: "mais ne m'interrompez plus"... tout en étant tenté par elles: "car je laisserais là mon récit pour achever ma crème aux pistaches" (68).

Ce côté fragmentaire, découpé, qu'entraînent les digressions (dont les interruptions des lecteurs supposés donnent le prétexte) fait partie d'une poétique plus large de la fragmentation. Tout comme les noms de femmes étaient interchangeables, les chapitres sont interchangeables et peu importe leur ordre de composition, de publication ou de lecture. Dès le premier chapitre, l'auteur s'interroge 57

ouvertement sur l'ordre de composition de son livre:

"Pourquoi, premier chapitre? Il serait aussi bien partout

ailleurs." (45), avant d'écrire, quelques chapitres plus

loin:

Ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai écrit le chapitre douze avant le 18 brumaire et le chapitre cinq après... Ce qu'il y a de certain, c'est que vos chapitres sont dans un très mauvais ordre... C'est vrai, mais cela ne prouve rien... (90)

Le manuscrit de Moi-même comprend des variantes au chapitre

cinq et au chapitre six — or que le lecteur lise l'une ou

l'autre des versions, le texte se tient tout aussi bien (ou

mal): assemblage aléatoire de fragments que l'auteur veut

désordonnés, le livre perd son statut d'objet unitaire plein

et intégral.

Ce livre est, de plus, rempli de trous. J'ai parlé, déjà, de l'absence du nom, minant, creusant, sapant les

conventions romanesques. J'ai déjà mentionné le "trou" que constitue le chapitre neuf (comment peut-on être à la fois neuf et troué?), page blanche, vide de mots au centre du texte (aux signes de ponctuation près) . Et c'est la ponctuation qui, justement, creuse dans ce texte une autre

forme de trous: parmi les signes de ponctuation utilisés dans Moi-même. les points de suspension semblent faire l'objet d'une prédilection très nette de Nodier: j'en ai relevé plus de deux cents emplois dans ce court texte! 58

Nodier, dentellier avant Céline? Signes de l'inachèvement, de l'espace vide, du fragmentaire, trous à l'intérieur du texte, ces trois petits points annoncent-ils une vacuité... ou au contraire un sens supplémentaire? Analysons la place et la valeur des points de suspension dans Moi-même.63

Parfois Nodier utilise les points de suspension pour illustrer l'inachèvement. Interrompu par un auditeur

(lecteur), le narrateur ne peut finir sa phrase, comme dans l'exemple ci-dessous:

Messieurs et Mesdames.. Il y avait donc des dames? Pourquoi pas? Messieurs et Mesdames, quand Dieu créa ce bel univers... Le gros homme marron prenait les choses d'un peu haut... Cela est vrai, mais ne m'interrompez plus [...] (67-68)

Sans cesse dérangé, le narrateur a du mal à faire avancer l'histoire où s'accumulent alors les espaces vides, à remplir ou non. Parfois les phrases sont reprises, plus loin, parfois elles demeurent inachevées — il n'en reste pas moins que, lorsque le narrateur ne peut finir son récit, les points de suspension marquent l'espace vide qui est aussi l'espace du rêve, de l'imagination: le lecteur peut, à son gré, combler ces trous. Ou les laisser vacants.

Analyse à laquelle se livre Julia Kristeva à propos des derniers romans de Céline (D'un château l'autre. Nord et Rigodon) dans Pouvoirs de l'horreur. Essai sur 1'abjection (Paris: Seuil, 1980), en particulier pages 233-239. 59

Parfois encore les points de suspension marquent non

pas l'inachevé, mais au contraire la liaison (toutefois

vacuitaire) entre plusieurs fragments: les énonciations sont

complètes et enchaînées par les points de suspension qui

remplacent d'autres formes de ponctuation (tel par exemple,

le point final). En voici un exemple — le narrateur et la

femme du proconsul jouent la comédie:

Bouillant, hors de moi, je pris un baiser... cela n'était pas dans la pièce... je m'enhardis... je devins pressant... et cela n'était pas dans la pièce... il y avait là un lit, et il n'y avait pas de lit dans la pièce... mais, elle tomba... je tombai... le rideau tomba... (56).

Ici les propositions, quoique brèves, sont complètes, unités grammaticalement et sémantiquement achevées. Les points de suspension ne cachent donc pas une ellipse, un manque narratif dû à une interruption: ils ajoutent, au contraire, au texte. La fonction des points de suspension semble alors signifier que

si la structure syntaxique est normalement finie, 1'énonciation, elle, ne l'est pas; elle continue, se déplace, enchaîne d'autres propositions. Loin d'être un signe de lacune dans la proposition, les 'trois points' indiquent plutôt le débordement de la proposition dans une unité d'énonciation supérieure, celle du message que distinguent, formellement, le paragraphe, et, en lui, l'absence de majuscule au début de chaque nouvelle proposition suivant les 'trois points'.64

Kristeva, Pouvoirs. 233-234. Ce "débordement" de sens me semble ici jouer plusieurs

rôles. D/une part il fournit l'espace nécessaire à une sorte

d'illustration (mentale) de la proposition précédant les

trois points; d'autre part, il donne un rythme nouveau à la

phrase, au paragraphe, au texte — rythme du langage parlé,

haché, coupé, riche de pauses. Rythme d'un texte gui se

saccade à mesure que les pulsions du narrateur se

précipitent. Le côté rythmique est d'ailleurs nettement

renforcé par la répétition (à effet musical) — ici par

exemple de la proposition: "cela n'était pas dans la pièce"

(ou de sa variante: "il n'y avait pas... dans la pièce") et

du verbe "tomber".

Parfois encore les points de suspension servent à

exprimer une émotion: ils peuvent marquer l'hésitation, la

réflexion ("A quel propos aussi parler pendant ... une heure

[...]", 52), ou bien l'esprit qui vagabonde, le rêve ("J'y pensais le jour... j'en rêvais la nuit...", 55) ou encore

l'espoir ("Ne faites pas pleuvoir demain!...", 53) ou l'admiration ("une bouche de roses, et des dents!...", 55).

Ici les points de suspension (et les points d'exclamation qui parfois les accompagnent) indiquent clairement un sens supplémentaire: une intonation (celle du narrateur, s'il parlait) "porteuse à la fois d'affect et de position subjective" (Kristeva, 236). La phrase n'est plus seulement

énonciative et descriptive, mais aussi et surtout subjective. Par delà les mots, par delà le sens lexicalisé, 61

les points de suspension véhiculent une passion, un désir

gui entraînent le lecteur à l'intérieur du texte, l'invitant

tour à tour à partager les émotions du narrateur (ou à

réagir contre elles) et à rêver.

Trous, vides, répétitions, rythme ondulant, haché — on

se rapproche ici d'un langage archaïque où les sons, où la

musique des mots ont une valeur tout aussi importante que

leur sens lexical. Le signifiant prend alors valeur de

signifié, le signifiant donne naissance au signifié.

D'ailleurs, quelques mots-générateurs de récit — par leur

sonorité ou par associations d'idées— sont disséminés çà et

là dans Moi-même, montrant comment fonctionne ce langage archaïque fondé sur la sonorité et la musicalité, sur un jeu avec les mots. Dans le premier chapitre, par exemple, le narrateur semble passer d'un monde (le "beau") à l'autre (le

"mauvais") par le jeu sonore (ou graphique) : c'est parce que, dans le premier, il s'est "ennuyé" comme à une séance de l'Institut qu'il a choisi de se lancer dans le second, de devenir un pilier de tavernes, dans ces lieux où il s'est

"e n w r é " et a rencontré les filles de joie (48). C'est la proximité sonore, orthographique entre les deux participes passés qui semble permettre le passage d'une idée à une autre. Plus loin, une liste de jeunes filles semble être générée par la métaphore florale, tout autant, au moins, que par la réalité ou les souvenirs du narrateur: dans une seule page, Nodier passe de "cette grande blonde au teint fleuri" 62

à une jeune fille au nom de fleur "Rozette" puis à une autre

"au teint de lvs" qui donne envie "de répandre des roses sur

ces lvs-là" (lilas?) (87).

On voit donc déjà s'annoncer discrètement le pouvoir

générateur et ré-générateur des mots, du rythme, de la

musique textuelle. Certes il s'agit de personnages fissurés

et incertains qui évoluent dans un texte rempli de trous —

mais il s'agit aussi du pouvoir de cette écriture-couture

qui tente de combler (repriser) les trous. Si le narrateur

porte un "habit brun [...] troué au coude" (94), il arrive

pourtant, dès la page suivante et de son propre aveu, à

"coudre ensemble deux phrases bonnes ou mauvaises" (95).

Cette métaphore de 1'écriture-couture est le fil qui fait le

lien entre deux chapitres. Le trou est là, omniprésent,

figuré aussi par la lettre "0" centrale et béante — le

narrateur, le héros, le sujet, c'est "MOI"— ,65 symbolisant

l'absence du nom, le vide de l'origine — mais, de la lacune,

de la crise, l'écriture poétique naît, salvatrice, permettant soit de combler les trous (de pallier les manques), soit de les assimiler, de les incorporer, créant

Oh retrouve le "o" (lettre ou son) ou le "0" (zéro) et leur béance dans de nombreux textes de Nodier, soit dans le titre, soit dans le nom du personnage principal. Voir par exemple le 0 qui prend la première place dans le nom "Odin" (Maxime Odin, pseudonyme de Nodier, est le héros des Souvenirs de jeunesse), le "au" de Aubert. et le "o" d'Adolphe comme d'Antoinette, le "o" de mademoiselle de Marsan (alors que Nodier aurait pu dire Diane), le "o" de Sbogar, le double 'o" du Roi de Bohême, etc. 63

un mariage heureux de pleins et de vides — écriture

dentelle, écriture fragmentaire.

5. Déjà la Révolution

Enfin, Moi-même comprend un autre thème fondamental de

l'oeuvre, disséminé çà et là dans les fragments que sont les

chapitres: le thème de la Révolution, déjà omniprésent dans ce premier texte littéraire, Nodier annonçant l'importance de cette crise cette fois non seulement personnelle, mais aussi historique.

Comme le fait judicieusement remarquer Daniel

Sangsue,66 entre "les écrits autobiographiques du dix- huitième siècle et le texte de Nodier rMoi-même]. l'Histoire a fait son apparition; entre Rousseau et Nodier, la

Révolution prend place". Charles Nodier est né en 1780, et il a donc vécu à une époque riche de troubles politiques et sociaux, de changements définitifs. Ceux-ci l'ont irrémédiablement marqué et se manifestent dans ses récits.

Texte (chronologiquement) à la charnière de deux siècles séparés radicalement par la Révolution, Moi-même pouvait difficilement ignorer cette dernière. Sangsue, dans son introduction, écrit: "Ainsi le rapport à l'Histoire (la

Révolution comme une espèce de "trou noir" du récit) reste à envisager sérieusement" (37) . La Révolution se manifeste dès l'Epître dédicatoire" avec l'évocation de Synamari,

66 Daniel Sangsue, Le Récit excentrique. 218-219. 64

pénitencier politique utilisé à la suite du 18 fructidor;

elle réapparaît dans le premier chapitre, au milieu d'autres

interrogations apparemment antithétiques, " ou

chouan?" (refrain qui revient à la page 61 et aux pages 85-

86). Dans le troisième chapitre, la conquête féminine du

narrateur est définie par son mari, figure politique; elle

est "la femme du proconsul". Nodier insiste sur la fonction

politico-historique de ce dernier, "représentant [...]

Vingt-cinq millions de Français" (56), et fait allusion à

"l'événement heureux qui ravit aux proconsuls de 93 leurs

pouvoirs illimités" (56), mêlant efficacement le personnel à

l'historique, au politique. Ailleurs, il fait allusion à

"Barras" (71, député de la Montagne à la Convention qui,

après avoir aidé à la chute de Robespierre, fut à la tête de

l'Etat jusqu'au coup d'Etat du dix-huit brumaire) ou à la

"conspiration de Clichi [sic]" (93, conspiration menée par

un club réactionnaire très actif qui se développa après le

neuf thermidor) .67

Puis une récapitulation en dates (61-62) résume

l'importance de la Révolution pour Nodier. Cette série

chronologique est d'autant plus intéressante que sa forme

(suite de chiffres) est un exemple typique de style condensé, fragmenté: l'auteur résume des années d'histoire et des événements bouleversants en isolant quelques brefs

Les explications historiques proviennent des notes de l'édition de Sangsue. 65 chiffres (sans même mentionner les années) — "le quatorze juillet" (1789, prise de la Bastille), "le dix août" (1792, attaque contre les Tuileries, organisée par Danton), "le trente et un mai",68 "le 9 thermidor" (27 juillet 1794, exécution de Robespierre, fin de la Terreur), "le dix-huit fructidor" (4 septembre 1797, coup d'état). La Révolution est réduite à ses signes, condensation numérique, sémiologique (les chiffres étant les signes de la réalité).

Plus loin, le narrateur devance le reproche d'un auditeur/lecteur fictif ("Voici des changements bien rapides, direz-vous?"), répliquant: "Pas si rapides!..."

(88). Les changements en question font allusion à des changements amoureux, pourtant, ils évoquent aussi peut-être les changements politiques et sociaux qui se succèdent sans cesse et avec rapidité pendant les années 1789-1799 — rapprochement d'autant plus plausible que l'auteur/narrateur explique immédiatement après qu'il s'est "brouillé" avec la police. Allusion donc à une époque pleine de bouleversements, de changements, de revirements, de déstabilisations — c'est-à-dire à l'époque révolutionnaire et post-révolutionnaire. En faisant allusion à ses propres déboires avec la police ("la police a trouvé mauvais que je

68 La signification de cette date semble moins claire. Jean- François Fayard, dans La Justice révolutionnaire. Chronique de la Terreur (Paris: Laffont, 1987), cite, pour le trente-et-un mai 1793, "une nouvelle insurrection 'anti-brissotine' à Paris" et pour le 31 mai 1794, "Douze condamnés à mort pour 'propos' divers et dépassement du 'Maximum' ". 66

portasse des cheveux courts et un bonnet de maroquin...",

88, "la police a décerné contre moi un mandat d'arrêt et je

me suis sauvé...", 89), en cette période où le pouvoir passe

rapidement d'un camp à l'autre, Nodier évoque les

difficultés d'une époque où toute position, même apolitique,

risque de nuire: "Un démagogue me dénonce sourdement au

Censorat de la police. Il a vu à toutes les pages des

outrages aux républicains, des provocations à la royauté,

des indices de conspiration..." (92-93); où les écrivains ne

peuvent "rien écrire qui ne froisse un parti, qui ne choque

une opinion..." (92). Difficultés d'exister, difficultés de

choisir son camp politique,69 et difficultés d'être

écrivain, dans cette période de coupure historique qu'est la période révolutionnaire. C'est elle qui fera l'objet du

second chapitre.

Jean Richer affirme à propos de Nodier: ses "positions intellectuelles et politiques [...] n'ont cessé d'osciller et ne peuvent pas être ramenées à ses propres déclarations" ("Charles Nodier et la Révolution Française: Biographie, Fiction et Idéal" in Philosophies de la Révolution Française — Représentations et Interprétations. 1984, 116). De son côté, Hubert Juin écrit: "enfant, il est pour la Révolution; adolescent, il est frondeur; homme, il est dans l'opposition la plus confuse. Rien n'est incertain autant que son opinion en matière de politique" (Chroniques sentimentales. Paris: Mercure de France, 1962) , 124. Emile Montégut propose une explication plausible à ces contradictions et revirements politiques, suggérant que "les opinions de Nodier furent, à toutes les époques de sa vie, de sympathie ou d'antipathie plutôt que de raison et de logique" ("Esquisses littéraires — Charles Nodier, conteur et romancier", Revue des deux mondes. Llle année - troisième période, tome cinquante-et-unième, 1882, 491). Ce chapitre a mis en évidence un premier "événement

fondateur" de la personnalité de Nodier, une première crise

du sujet: sa naissance (coupure), problématique parce que

non légitimée avant des années, d'où une relation

ambivalente avec le Père. Crise de l'institution sociale

qu'est la famille, crise identitaire, qui se traduisent par

une fragmentation textuelle (chapitres interchangeables,

désordre temporel, histoires interrompues, multiplicité des

points de suspension). Autre élément fondateur, autre crise

annoncée dans ce premier texte: la relation de tout un peuple (et de Nodier en particulier) avec la Révolution,

crise de l'institution sociale qu'était la monarchie.

Relation non moins ambivalente. Quel rôle a joué la

Révolution pour Nodier? quelle place lui consacre-t-il dans ses écrits? et quelle en est la signification? Deux structures (la famille, la société française) en crise. En réponse, au lieu d'actes extrémistes violents (parricide, coup d'état), une écriture, un langage poétique, reflet d'un sujet parlant (Nodier) en procès, écriture thérapeutique.

Ecriture mélange où l'équilibre est toujours instable entre le symbolique et le sémiotique, où les paramètres varient d'un texte à l'autre, dans une constante et difficile recherche d'une harmonie, écriture fragmentaire. CHAPITRE II

Révolution et guillotine

"Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution; on en devenait tellement persuadé que l'on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête" (Nerval, "Préface", Filles du Feu)

"A l'en croire, Nodier a été si souvent guillotiné, qu'il n'est pas étonnant qu'il ait perdu un peu la tête." (Henri Heine)70

Coupure historique d'où s'origineront les temps modernes, coupure concrète, par la, guillotine, des corps jugés anti-révolutionnaires, la Révolution occupe une place privilégiée dans l'oeuvre de Charles Nodier.

Cité par Léonce pingaud dans "Le 'moi' romantique de Charles Nodier d'après de récents documents", Revue d'Histoire littéraire de la France. 25, 1918, 197.

68 69

La naissance de la démocratie. Il y a dans cette définition de la Révolution française un tel poids intellectuel que personne ne peut la refuser, partisans ou adversaires. Les premiers y trouvent leur baptême, les seconds en font la matière de leurs soupçons. Mais les deux camps y ont très tôt reconnu une liane de partage du temps oui les a séparés. L'Ancien Régime avait été l'inégalité des hommes et la monarchie absolue; sur le drapeau de 1789 étaient apparus les droits de l'homme et la souveraineté du peuple. C'est cette rupture qui exprime le plus profondément la nature à la fois philosophique et politique de la Révolution française; c'est elle qui lui donne la dignité d'une idée et le caractère d'un commencement; c'est d'elle qu'il faut encore partir pour comprendre l'événement, comme d'une énigme intacte après deux cents ans de travaux et de débats destinés à en percer le mystère.71 (mes italiques)

Ces mots introductifs du Dictionnaire critique de la

Révolution française mettent en lumière l'effet de coupure ou rupture de la Révolution: rupture entre deux ères, rupture entre deux camps, rupture entre deux règnes. Je montrerai dans ce chapitre comment cette rupture qu'est la

Révolution française a marqué les écrits de Nodier (que ceux-ci s'attachent ou non à elle, qu'ils l'évoquent directement ou non), et comment elle s'y traduit par des coupures au niveau thématique et au niveau stylistique — par une fragmentation de la forme et du fond.

Par Révolution j'entendrai la période qui va approximativement de 1789 à 1799, de la prise de la Bastille au coup d'état de Napoléon, période tumultueuse, violente,

François Furet, Mona Ozouf et collaborateurs, "Préface", Dictionnaire critique de la Révolution française (Paris: Flammarion, 1988). 70

qui allait changer fondamentalement la France. Nodier est

fils de la Révolution. Doublement. D'abord en tant que

citoyen français, parce que la "Révolution française

appartient à tous les citoyens: même ceux qui ne l'aiment

pas en sont les fils, car ils n'ont pas le choix" (ibid).

Mais aussi parce qu'il a grandi dans son giron: Nodier est

né en 1780. Il avait donc neuf ans au moment de la prise de

la Bastille, dix-neuf ans au moment du coup d'état de

Napoléon. Entre ces deux dates, toute une période de

formation de la personnalité (adolescence) se trouve au beau

milieu d'un champ de bataille révolutionnaire, d'une France

sens dessus dessous où régnent le désordre et la guillotine.

S'il vivait non pas dans la capitale, mais à Besançon, cela

ne signifie pas pour autant que Nodier était à l'abri des

événements. Il était, au contraire, aux premières loges (et c'est à dessein que je choisis ce terme théâtral) de la

Révolution provinciale, son père ayant été nommé Président du Tribunal révolutionnaire du Doubs (fonctions qu'il exercera de 1790 à 1791). Sur ses traces, le jeune Nodier

fut un révolutionnaire actif, reçu, en 1792, à la société jacobine des Amis de la Constitution. C'est dans le cadre de cette société qu'il prononça des discours politiques et patriotiques à l'âge de onze ans,72 de douze ans, de

Discours prononcé le 22 décembre 1791 — qui sera publié dans le Bulletin du Bibliophile en 1866, pages 429-432. 71 quatorze ans.73 De plus, il côtoya un bon nombre de personnages actifs dans la Révolution, en province

(Besançon, ) ou à Paris (lors de ses divers séjours dans la capitale en 1800, octobre 1801-automne 1802,

1803) ,7«

Il est donc logique que la Révolution et la coupure qu'elle représente soient présentes dans la plupart des

écrits de Nodier. J'étudierai ici la place de la guillotine, instrument privilégié et symbolique de la Révolution, et son influence sur Charles Nodier, ses personnages et son

écriture. Guillotine-coupure, instrument de fragmentation corporelle, censure-guillotine, instrument de fragmentation

Eloge de Bara et Viala.

Pour des détails biographiques concernant les activités révolutionnaires et rencontres politiques de Nodier, voir, entre autres, les ouvrages suivants : Léonce Pingaud, La Jeunesse de Nodier; Hubert Juin, Charles Nodier (Paris: Editions Pierre Seghers, 1970); Jean Vautier, Fanfan-La-Conspiration ou La vie aventureuse de Chajrles Nodier (Nancy, 1986) ou encore la dernière biographie, celle de Georges Zaragoza, Charles Nodier. Le dériseur sensé (Klincksieck, 1992) . Dans son article intitulé "Le 'moi' romantique de Charles Nodier d'après de récents documents", Léonce Pingaud résume l'enfance politisée de Nodier en ces termes: "après 1789 il devança de dix ans, d'un seul bond, tous les enfants de son âge et devint citoyen avant d'être homme. En 1790 on le trouve à la tête d'une députation de petits patriotes, accueillant, haranguant les représentants de Besançon à leur retour de la fête de la Fédération. En 1791, il est introduit, en dépit des règlements, à la Société populaire et il rédige là ses devoirs de collégien sous la forme de discours qui ont été non seulement prononcés, mai^ imprimés. Il devint ainsi, dans le champ clos d'un dut?, l'émule de Barra et de Viala, ces deux "martyrs" dont Robespierre et Barrère créèrent la légende. .. (186). 72

mentale, mais aussi guillotine qui, simultanément, joue le

rôle d'inspiratrice littéraire.

1. La guillotine — prise de position de Nodier

Dans des écrits où il est difficile de cerner la

position politique de Nodier, celui-ci adoptant un point de

vue mouvant, évoluant facilement d'un extrême à son opposé,

se faisant tour à tour défenseur des nobles émigrés et des

, il est une position que l'écrivain adopte

clairement et qu'il ne renie jamais: c'est sa position

contre la peine de mort, contre la guillotine meurtrière

qui, actionnée au nom du Roi ou au nom du peuple (c'est-à-

dire de la société, organisme régi de Lois visant à protéger

le groupe contre 1'altérité), révulse Nodier par son

caractère final. Proposée, conçue et recommandée par le

corps médical comme moyen humanitaire et rationnel de

décapitation,75 la guillotine est l'objet purificateur par

excellence, le moyen pour la société de se débarrasser de

ses "impuretés" — sujets qui en menacent l'ordre et la

stabilité. Or Nodier affiche une attitude peu ambiguë contre

l'ultime châtiment et n'hésite pas à prendre la plume pour

75 Daniel Arasse, dans The Guillotine and the Terror (The Penguin Press, 1989) rappelle que "the médical profession resolved upon the guillotine out of humanitarian considérations" (2, mes italiques). Cet aspect humanitaire de la guillotine devait être, à l'époque, suffisamment répandu pour que Théophile Gautier, en 1845, dans son Voyage pittoresque en Algérie (éd. par Madeleine Cottin, Genève/Paris: Droz, 1973, 229) parle de "la philanthropique guillotine"... 73

dénoncer ouvertement la peine de mort. Dans Jean Sboaarf il

écrit dès 1818: "— Tuer un homme dans le paroxysme d'une

passion, cela se comprend. Le faire tuer par un autre en

place publique, dans le calme d'une méditation sérieuse et

sous le prétexte d'un ministère honorable, cela ne se

comprend pas" (JS, 169). n écrit plusieurs articles dans Le

Drapeau blanc, en faveur de Monique saquet (jeune femme

accusée d'avoir empoisonné son mari et condamnée à mort,

malgré un manque flagrant de preuves) , et contre la peine de

mort qui lui est infligée, les 28 décembre 1820 et 10

février 1821.76 La prise de position de Nodier, à cette

époque, est d'autant plus remarquable que ce n'est qu'en

1826 (dans le Globe) et en 1826-1828, dans la Gazette des

Tribunaux que paraissent "plusieurs articles en faveur de l'abolition de la peine de mort".77 C'est que, si Nodier croit à la justice, il est néanmoins conscient des limites

Jacques-Rémi Dahan, dans "Une campagne contre la peine de mort en 1820 : Charles Nodier et l'affaire Monique Saquet" (Mélanges do littérature en hommage à Al bert Kies, Publication des Facultés Universitaires Saint- Louis, Bruxelles, 1985, 21-32) résume bien l'affaire Monique Saquet et la participation de Nodier dans l'affaire en question.

Yves Gohin, "Les réalités du crime et de la justice pour Victor Hugo avant 1829", in Victor Hugo, Oeuvres complètes (Paris: Le club français du livre, 1967), XVI. L'étude de Frank Paul Bowman, "The Intertextuality of Victor Hugo's Le ramier Joqr d'un condamné" (in Festschrift for Jean alter. à paraître) passe également en revue de façon détaillée les textes publiés à cette époque en faveur de la peine de mort ou s'y opposant. 74

de cette dernière: la justice peut retirer les droits et

libertés qu'elle a donnés à l'homme. Or elle

ne lui a pas donné la vie naturelle; ici finit son pouvoir [...] Les condamnations capitales sont donc un abus monstrueux de la force, un attentat qui crie vengeance sur toutes les législations, une infraction sacrilège au plus universel des principes simplement humains et des commandements religieux: Tu ne seras point homicide.” (0, V, 29- 30)

Les condamnations à mort, quel que soit le parti qui les

prononce, 1'horrifient:

Tout le monde sait à quoi s'en tenir maintenant sur ces boucheries légales qu'on appelle oeuvres de justice, et qui ne sont chez les peuples en révolution que des oeuvres de vengeance. Les opinions dangereuses pour la société ne se répriment point par des supplices: ce sont les bonnes institutions et les bonnes lois qui en arrêtent les progrès [...] La mort juridique n'a jamais prouvé, en théorie politique, non plus qu'en théorie philosophique ou religieuse, que l'absurde cruauté de ceux qui l'infligent. (P, 228)

S'il loue le peuple illyrien, dans un texte intitulé

'Touché", c'est entre autres et surtout parce que ce peuple

"a refusé, avec une intrépidité à toute épreuve, de recevoir de notre perfectibilité philanthropique l'invention de la guillotine" (P, 241-2). Il reprend là une idée exprimée avec un humour grinçant dans ses "Préliminaires" à Jean Sboaar

(postérieurs au texte principal, puisqu'ils datent de 1832): le brigand n'a pu être exécuté "dans le sang" puisque 75

le cérémonial coquet de nos codes philanthropiques exigeait un appareil inconnu dans le pays. Il fallut donc que Jean Sbogar se résignât à implorer dans son cachot le jour de délivrance où un charpentier de la ville des Argonautes parviendrait à élever sur des tréteaux deux longs poteaux parallèles, et où le taillandier carniolain consentirait à y ajuster un couteau propre à couper une tête d'homme. Les essais furent si gauches et si malheureux, qu'ils forcèrent probablement les hommes d'Etat à désespérer de la civilisation de l'Illyrie. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous la quittâmes quelques mois après, avec peu de confiance dans la perfectibilité des nations conquises. Nous ne lui avions pas même laissé la guillotine! (JS, 66-7)

Charles Nodier, jeune témoin de la Révolution, a vécu

le régime de la Terreur: j'ai déjà noté que son père fut président du tribunal criminel du Département du Doubs de

1790 à 1791; en 1793, il fut envoyé (pour étudier le grec) auprès d'Euloge Schneider, personnage sinistre de la

Terreur, approvisionnant la guillotine avant d'en être lui- même la victime. L'écrivain a indubitablement côtoyé la guillotine et des personnes qui l'alimentaient, et il a été affecté (au sens psychanalytique) par celle qui, tout comme la liberté, l'égalité ou la fraternité (et hélas, bien plus concrètement), allait en devenir l'une des images clés.

L'image de la guillotine aperçue par Nodier tout jeune, impressionnable,78 habite l'ensemble de ses écrits — quoiqu'elle ne soit, pudiquement (effet d'une censure plus

Georges Zaragoza affirme dans sa biographie (21-23) que, le 9 septembre 1793, Charles fut envoyé par son père à Ornans pour assister à une exécution capitale, dans un but pédagogique... 76

ou moins inconsciente?), que rarement nommée. Il évoque

cette force coupante, non seulement dans ses réflexions

littéraires et philosophiques, les Miscellanées. mais aussi dans son oeuvre pseudo-historique et dans son oeuvre

fictionnelle. Souvent occultée, présente en filigrane, souvent signifiée par des métaphores, des gestes ou des périphrases, la guillotine est là, encore et toujours, dans les contes, dans les romans, dans les souvenirs, dans les nouvelles. Elle est "cette faux terrible de la révolution qui n'épargne pas ses enfants",79 elle est "l'instrument permanent de la mort".80

2. Les Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire.

2.1. Mise en scène: du théâtre au fantasme

Nodier, s'il choisit d'écrire cette Révolution, cette infâme guillotine, les met, simultanément, à distance. Cette mise à distance prend la forme d'une mise en scène dans les textes réunis sous le titre Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire

(abrégés ci-dessous en Souvenirs, épisodes). Si le théâtre a servi de moyen d'éducation et de communication, transmettant les informations révolutionnaires à ceux qui ne savaient pas

79 Charles Nodier, Thérèse Aubert. in Romans (Paris: Vialetay, 1972), 214.

80 Charles Nodier, Souvenirsf épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire (Paris: Alphonse Levasseur, 1851), 37. 77

lire, informant les Parisiens des événements des campagnes,

et les campagnards de l'évolution de la situation parisienne,81 on assiste ici à un phénomène inverse: la

théâtralité permet de dé-réaliser (donc d'affaiblir) l'image de la violence révolutionnaire. Une image fondamentale

(présentée sous forme de vignettes, fragments), celle du théâtre, se dégage déjà des préliminaires à ces textes:

Nodier parle des "passions11 mais aussi des "acteurs" (SEP, x) de la Révolution — Révolution qu'il compare, d'ailleurs,

à un "drame nouveau" (SEP, xij). Dans tous les Souvenirs.

épisodes, on peut lire l'analogie Révolution/théâtre, soulignée souvent par le vocabulaire théâtral: "Je ne devois rentrer comme spectateur dans ce drame affreux qu'à sa péripétie" (SEP. 25). "Il y eut alors deux spectacles qui pouvoient partager à titres égaux l'attention de l'observateur, ce théâtre où se dénouoit le drame de Brurapt, et cette tribune où il alloit se juger" (SEP. 32). Dans "De

Robespierre le Jeune et de la Terreur", le narrateur affirme: "Il n'y avoit point de spectateur froid dans ce grand drame [...] La tragédie couroit les rues" (SEP. 43-4), ou encore: "Après cette avant-scène indispensable, nous allons ouvrir les grilles de la vieille église des Capucins"

(SEP. 49); plus loin encore, la société populaire est comparée à une "scène inquiétante" (SEP. 51). Dans les

Voir Marc Eli Blanchard, Saint-Just et cie. La Révolution et les mots (Paris: Nizet, 1980). 78

"Sociétés populaires", il mentionne ses camarades de

collège, "spectateurs non moins attentifs que [lui] de ces drames populaires qui se renouveloient tous les jours" (§£g,

97). Dans la "Réaction thermidorienne", le narrateur paris d ,Hun étrange, un épouvantable spectacle" (SEP. 260).

Ailleurs, il affirme:

Il y a une demi-heure que la toile est levée, et que je vous montre à plaisir les moindres rouages de mes machines, sans vous cacher une trappe, sans vous faire tort d'une ficelle: représentations sans exemple où tout le monde est dans le secret de la tragédie, excepté les personnages. Il n'y a pas de combinaison dramatique, depuis les meilleures pages d'Anne Radcliffe aux meilleures scènes du mélodrame, qui puisse tenir à une pareille abnégation d'artifice. (SEP. II, 127)

L'assimilation Histoire-Théâtre n'est peut-être jamais aussi clairement énoncée par Nodier que dans "Le Général Malet":

Et puis qu'est-ce qu'une conspiration quand elle n'a pas remué le monde, et quelle [sic] ne lègue pas un nouvel ordre de chose aux siècles à venir? Un mauvais drame sans plan et sans dénouement; une représentation imparfaite arrêtée à la première scène, parce que les acteurs ne savoient pas leur rôle, ou que le public rebuté n'a pas voulu attendre la fin, et qui ne mérite pas même les honneurs de la parodie. (SEP. II, 254-5)

Même métaphore dans "Les Carbonari": "Il y a dans la mise en scène de ce grand drame politique des ressorts dont son succès peut dépendre une autre fois, et qu'il seroit dangereux de ravir à l'adresse du machiniste et au talent «je l'acteur" (SEP, II, 315-6). 79

Les scènes et personnages judiciaires se prêtent tout particulièrement à la théâtralisation. L'avocat, Réal,

racontant à son auditoire des épisodes de la Révolution fait

figure d'acteur puisqu'il était, lui-même, "un des principaux personnages des scènes qu'il racontait" (P, 195).

Quant aux aventures racontées, elles appartiennent à un genre à part: "C'était du grave, du grandiose, du terrible.

Tous les acteurs imposants de la Révolution y jouaient leur rôle, depuis les tribuns sanguinaires qu'avait faits la populace, jusqu'à l'immortel empereur qu'avaient fait les soldats" (P, 195). Les "acteurs immédiats de la tragédie se prenaient au Comité révolutionnaire qui se prenait à Carrier par la voix de Réal" (P, 205) ; et si des monstres y sont parfois acquittés, c'est parce que l'illusion théâtrale

1'emporte:

Si l'on a égard à la mauvaise nature des hommes qui furent mis en oeuvre dans cette scène, on n'y verra, selon toute apparence, qu'une adroite combinaison théâtrale; mais il faut convenir, quoi qu'il en soit, que l'avocat y fut merveilleusement servi par le poète. C'est la machine qui opéra le dénouement. (P, 213)

Les "acteurs" de la Révolution et de ses suites mouvementées sont toujours décrits physiquement: Nodier donne à voir à ses lecteurs, et fournit maints détails physiques. Les indications de taille, couleur des cheveux, teint, expression du visage... sont d'inestimables 80

indications scéniques,82 tout comme le sont les descriptions détaillées des costumes.83 Ces détails précis

(incluant jusqu'à la couleur, le degré d'usure) sont à double tranchant: d'un côté ils réalisent les récits de

Nodier (voir "l'effet de réel" de Barthes)de l'autre

(et c'est ici, à mon avis, leur rôle essentiel) ils ajoutent au côté théâtral, ils indiquent le côté cérémonial. En insistant sur le décor, sur le costume des personnages,

Les descriptions physiques détaillées, pouvant facilement passer pour les informations précises données par un metteur en scène à ses acteurs, sont extrêmement nombreuses dans les Souvenirs et portraits. "Bernard étoit un homme de cinq pieds neuf pouces, d'une cinquantaine d'années, dont la taille étoit droite et très-menue, le port roide et assuré, la physionomie d'une imperturbable austérité, que n'avoit jamais égayé un sourire. Ses yeux étoient ardens, ses sourcils noirs, son teint bilieux et bronzé, sa maigreur effrayante. Il avoit le parler bref et sévère, sans élégance et sans chaleur, mais non pas sans je ne sais quelle autorité menaçante qui résultoit de tout l'ensemble de sa redoutable personne." (SEP. 45-46). D'autres exemples se trouvent aux pages 52, 92, 169, 273 du tome I ou aux pages 103, 217, 229, 260 du tome II, ou encore aux pages 87 et 106 de l'édition de Steinmetz.

Voir, entre autres, les pages 106, 175, 246 du tome I, ou les pages 109 et 240 de l'édition de Steinmetz. "Qui n'a pas vu Mercier, avec son grand chapeau d'un noir équivoque et fatigué, son habit gris de perle un peu étriqué, sa longue veste antique, chamarrée d'une broderie aux paillettes ternies, relevées de quelques petits grains de verroterie de couleur, son jabot d'une semaine, largement saupoudré de tabac d'Espagne, et son lorgnon en sautoir?" (SEP. II, 265-266).

Roland Barthes, "L'effet de réel", in Ecriture et réalité (Collection Points. Paris: Seuil, 1982). 81

"acteurs", sur le travestissement85 qui fonde le paraître

(par-être) , Nodier place les événements et les personnages

dans sa mise-en-scène personnelle. Par le biais du théâtre,

l'auteur passe de l'Histoire à son histoire. C'est sa vision

qu'il nous offre (fragmentée, théâtrale) d'une période en

crise. Outre les faits déformés, les écarts qu'il se permet

avec la réalité, c'est dans cet effort de théâtralisation

que se lit l'acte créateur de Nodier. Dans "Les émigrés en

1799", après avoir décrit sa chambre en détails, il donne

des conseils précis concernant la mise en scène potentielle

de son texte:

Si jamais on transporte ma chambre sur la scène, dans une de ces compositions à la mode dont tout le monde peut devenir le héros à son tour, je supplie le décorateur de ne pas oublier que son intérieur étoit à demi tapissé d'un papier gris de perles, fort boursouflé et fort poudreux, zébré de larges bandes bleu de roi, escortées de petites bandes bleues jumelles. On ne saurait être assez ponctuel dans des matières de cette importance. (SEP. 201-202)

Si le spectacle n'est pas déjà fait, il est donc à faire.86

"Qu'est-ce qu'un caractère politique? Un habit à la mode du temps jeté sur des pauvres automates que le jeu des circonstances fait mouvoir; une carmagnole de 1793 qu'on retourne, qu'on reteint, à laquelle on attache des basques, sur laquelle on brode des palmes ou des étoiles, dont on répare le délabrement, dont on rajeunit la vétusté sous la bigarrure des rubans et la splendeur des crachats, sauf à troquer un jour ou l'autre tout cet oripeau de friperie contre la première amulette venue, au choix de la populace [...]" (P, 196)

C'est cette même idée qui apparaît dans "Le Général Malet". L'histoire de Malet serait, selon le narrateur, un excellent canevas de pièce de théâtre : "Il arrivera 82

Mais pourquoi cette coupure automatique d /avec la réalité, pourquoi cette mise-en-scène incessante (faite ou à faire) des événements et personnages révolutionnaires? Pourquoi des

écrits qui se veulent historiques deviennent-ils scénarios?

Plusieurs explications me paraissent possibles, qui ne sont pas exclusives.

Tout d'abord cette mise-en-scène, ce côté spectaculaire et ludique de la Révolution et de ses suites, ne sont pas sans évoquer l'attitude des enfants qui, devant l'objet de leur peur, se donnent du courage, se réconfortent en un faisant "une histoire" inventée, une construction de l'imagination. D'ailleurs n'est-ce pas ce que Nodier exprime lorsqu'il affirme dans "Réal":

C'est que pour lui [l'enfant] tous les faits sont des spectacles et toutes les illusions des réalités; c'est que l'expérience n'a pas encore soufflé devant son prisme un nuage terne et grossier; c'est qu'il n'a jamais soulevé le rideau de la comédie et démêlé l'artifice des misérables machines qui l'éblouissent de fausses merveilles. Mon erreur s'est évanouie comme s'évanouit la sienne, lorsque j'ai vu de près les peuples et les rois et le monde; mais je me suis hâté de la ressaisir, aussitôt que j'ai pu connaître qu'elle valait mieux que la vérité. J'ai nourri, j'ai caressé le prestige qui m'avait du moins agréablement trompé, et je me suis conservé enfant

un jour peut-être où le génie de Malet, ressuscité par une muse nationale, apparaît sur notre théâtre pour dévouer la tyrannie à l'exécration des siècles. Que le poète n'hésite pas alors à secouer les lisières de la tragédie de collège et d'académie; qu'il ne craigne pas, comme Voltaire, de placer la noble image de Porcie à côté de celle de Brutus; et si quelque chose encore manque à son inspiration, ce ne sera pas le modèle." (SEP, II, 248) . 83

par dédain d'être homme. Voilà le secret de ma mémoire et de mes livres." (P, 199)

Nodier, je l'ai dit, n'était qu'un enfant aux débuts de la Révolution. De cet état, Nodier a donc voulu profiter, faisant, par un mécanisme de défense, de l'horreur réelle, un spectacle, un jeu, une simple mise-en-scène, adoptant délibérément une attitude enfantine pour lutter contre l'horreur de la vérité.

Mais une autre hypothèse est possible. Dans leur

Vocabulaire de la psychanalyse. Laplanche et Pontalis, définissent le mot fantasme en ces termes: "Scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l'accomplissement d'un désir, et en dernier ressort, d'un désir inconscient" (152). Si le fantasme repose sur le scénario, on peut lire dans l'incessante mise-en-scène des

Souvenirs. épisodes. la réactivation détaillée d'un fantasme. Cela signifierait que la Révolution, sa violence et sa guillotine horrifient, mais en même temps, fascinent

Nodier. Pourquoi la répétition de l'horreur (même si ce n'est qu'à demi-mots, même si la scène est entendue et non pas vue), si elle n'exerce pas une certaine fascination?

Nodier éprouverait-il un certain plaisir masochiste devant la guillotine? ou peut-être plus exactement dans la répétition textuelle de la guillotine (avec toutes les omissions, censures, déviations sensorielles — voir plus 84

loin), dans son écriture? "Le masochisme de base n'est ni

matériel ni moral. Il est formel, uniquement formel" affirme

Gilles Deleuze.87 Ce qui fait jouir l'auteur ici, c'est la

performance formalisante, l'écriture d'une mise en scène,

d'un cérémonial autour de la guillotine. La mise en scène de

la jouissance se fait jouissance de la mise en scène.88

Mais ce jeu, cette mise en scène, représentent sans doute

aussi un jeu avec le fantasme de la castration. La

guillotine qui décapite, c'est le symbole, ne l'oublions

pas, de la castration. Ce jeu textuel, ce déguisement, cette

théâtralité permettent de lire les Souvenirs. épisodes comme

l'écriture d'un fantasme, plus que comme un texte

historique, répétitif de la réalité. Nodier d'ailleurs

insiste, dans son texte entier, sur le caractère subjectif,

émotionnel de ces écrits: dès le titre ("souvenirs"); dans

sa dédicace ("C'est l'oeuvre d'un homme sincère, mais

impressionnable, dont les impressions ne sont pas toujours

d'accord avec les vôtres" in "A M. Laffitte"); dans les

préliminaires et l'épilogue: témoin direct, il ne peut

offrir que sa vision, nécessairement limitée, partiale donc partielle, des événements. Traducteur, analyste de

l'histoire, il ne peut fournir que son interprétation,

87 Gilles Deleuze, "Introduction" à Sacher Masoch, La Vénus à la fourrure (Paris: Minuit, 1967), 66.

88 Je renvoie ici à l'analyse du roman décadent de Huysmans, A Rebours. faite par Micheline Besnard-Coursodon, dans un article intitulé : "A Rebours, le corps parlé", Revue des Sciences Humaines. 56. 85 résultat de sa personnalité, de son éducation, de son système de pensée. Tout est impression donc (re)- construction d'un sujet. Le texte des Souvenirs, épisodes serait donc substitutif, subjectivement re-constructif de la

(d'une) réalité; en fait, il serait la scène d'un théâtre gigantesque où se jouent les fantasmes d'une génération, d'un auteur. Dans un texte où il n'est pas d'espace qui ne soit perçu comme une scène de théâtre, comme un décor, où il n'est pas d'homme qui ne soit décrit comme un personnage de théâtre, tout est perception d'un sujet spectateur, metteur- en-scène potentiel.

Devant ce texte complexe et ambivalent, marqué de théâtralité, une troisième hypothèse se présente. Face à une société en déroute, de laquelle les référents fondamentaux ont disparu (ordre, Roi), Nodier construit, artificialise, théâtralise, cherchant à produire l'illusion d'une réalité plus stable, parce que contrôlable par lui

(scripturalement) . Le fantasme, par ce qu'il comporte de formalisation, de fixité dans le scénario, de ritualisation, structure le réel. Le simulacre théâtral permet à l'écrivain de stabiliser le monde désormais réduit à des signes, de combattre la mort. "Assurant l'éternité du pouvoir de l'esprit sur les choses, la sémiotique rassure", dit

Françoise Gaillard.89 Mais, simultanément, l'auteur cherche

"De l'antiphysis à la pseudophysis (L'exemple d'A Rebours)". 78. par ce geste même de reproduction artificielle, à éliminer

la réalité: "Par un phénomène de dénégation assez

compréhensible, le rejet du réel ne peut se faire que par sa

réduplication consciemment truquée. Comme si, de l'obsédante

présence d'une réalité que l'on veut fuir, on ne pouvait se

défaire que par une reproduction décalée".90 Par la mise en

scène répétée de l'acte traumatique (la coupure — et de tout

ce qu'elle symbolise), Nodier tente peut-être bien d'annuler

le réel, de l'exorciser. En utilisant à outrance le

vocabulaire du théâtre, Nodier souligne les marques de

l'artificiel (s'opposant à l'illusion réaliste). Ce qui se

donne à lire, dans les écrits de Nodier, outre la crise d'un

sujet, c'est la représentation, dans son imaginaire, d'une

crise de la société, d'une crise des valeurs. Au moment où

l'Histoire pèse comme une menace de mort, la mise-en-scène

théâtrale offre la rassurante stabilité de ses codes. Le

spectre de la guillotine s'éloigne dans l'écriture. En

écrivant l'Histoire, son H(h)istoire, en en répétant

l'horreur, Nodier se soustrait à son pouvoir implacable, il

vit dans sa littérature, dans ses rêves, dans son monde de

1'entre-deux, théâtre ni tout-à-fait réel, ni tout-à-fait

faux. En effet, dans ses écrits historiques, jamais Nodier

n'échappe complètement à la réalité, jamais il n'atteint la

pure jouissance sémiotique, parce que jamais il n'arrive à

90 Françoise Gaillard, "A Rebours ou l'inversion des signes" in Colloque de Nantes. L'Esprit de décadence (Paris: Minard, 1980), I, 131. 87

se trouver dans un univers totalement faux, totalement

déréalisé. Pas plus qu'il n'arrive à se trouver dans un

univers totalement vrai.

2.2. Le non-vu

Au milieu de ce théâtre fantasmatique se dresse la

guillotine. La scène de 1'échafaud semble poursuivre

l'auteur qui ne peut s'en dégager et qui écrit dans ses

textes, fictionnels ou non, sa hantise. Nodier a du mal à

regarder l'opération de la guillotine en marche (ou de

l'outil quelconque utilisé pour exécuter la "mort

juridique"). Il tente continuellement de se détourner de la vision horrible qu'est la guillotine en action, et, dans ses textes au moins, il semble y parvenir. Dans ses textes pseudo-historiques sur la Révolution et l'Empire, Nodier occulte le spectacle de la guillotine. Comme le fait justement remarquer René Bourgeois,91 dans les Souvenirs.

épisodes, le narrateur semble ne jamais voir directement la guillotine en action:

René Bourgeois, L'Ironie romantique. Spectacle et jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval (Grenoble: Presses Universitaires de Grenoble, 1974). Bourgeois consacre un chapitre entier à Nodier ("Charles Nodier ou les charmes de Clio", 173-218), chapitre auquel je renvoie le lecteur. Mon analyse des écrits révolutionnaires pseudo­ historique est très proche de celle de Bourgeois (qui relève lui aussi le côté théâtral des tableaux historiques nodiériens) . Plutôt qu'un fantasme, Bourgeois lit, dans cette mise en scène de la guillotine, une manifestation de l'ironie romantique. 88

Attiré par le spectacle et le refusant parce que la mort des autres est aussi, dans une certaine mesure, la sienne, Nodier invente une nouvelle manière d'être témoin. Il s'agit pour lui d'échapper à la fascination du regard [...] non pas seulement de voir sans être vu, mais plus subtilement encore de voir sans voir. (Bourgeois, 180)

Les exemples de spectacles (exécutions) manqué(e)s sont trop nombreux (en fait, jamais le narrateur ne se décrit assistant directement, par la vue, à une décapitation) pour

être un fruit du hasard. Soit le personnage évite, volontairement, de regarder 1'échafaud, soit il en est empêché par des conditions extérieures. Dans "Schneider", il arrive après coup:

on venoit de décapiter une pauvre femme de quatre- vingts ans [...] l'exécuteur relevoit le couteau sanglant dont la permanence menaçante n'auroit été concédée alors pour aucun des autres privilèges que la liberté. Le tambour roula, et je m'enfuyois (SEP. 21).

Arrivé après une exécution, il s'enfuit avant la suivante.

Partout, toujours, la scène de l'exécution échappe au regard narrateur: soit elle est entendue (cri de la victime,92

Dans les "Suites d'un mandat d'arrêt", le narrateur multiplie ses efforts pour éviter de voir la guillotine: il tente d'obtenir une autre chambre (la sienne fait face à la place où "l'échafaud était dressé, le fer était suspendu; il ne manquait là que le sacrificateur et la victime pour accomplir une oeuvre d'anthropophage, au nom de la société la plus civilisée de la terre. Je m'enfuis vers la Tourelle, et je demandai une autre chambre. Il n'y en avait point. Je tournai le dos à la fenêtre, et je m'assis. P, 160), il tourne délibérément le dos à la fenêtre... mais: "Au même instant j'entendis un grand cri, un cri de résignation désespérée. Un des valets de 89 coup de feu,93 ou commentaires des spectateurs) ,94 soit elle est résumée quelques pages plus loin, sous la forme d'un article de journal (l'horreur étant annihilée par la condensation journalistique) Chaque fois que le narrateur est sur le point d'assister à une exécution, il y a une séparation physique, un fossé, un barrage entre le narrateur et la scène fatale (les paupières qui se ferment

l'homme de sang avait fortement noué ses doigts dans les cheveux raides et touffus qui se hérissaient au front de Pancrace, et la fatale bascule avait trahi sa résistance. Il était tombé sous le couteau, et le couteau tombait sur lui" (£, 163).

"Quelques moments après, je sortis de ma stupeur. Une explosion m'avait averti qu'il était mort" (P, 97).

Lorsque Schneider est exposé à la guillotine, le narrateur ne voit pas directement la scène: "Comme j'étois à un point trop éloigné du lieu de la scène pour en saisir tous les détails, et que ces détails se traduisoient en allemand dans la conversation de la foule, je n'emportai aucune idée distincte de l'événement." (SEP. 37). Double distanciation puisque la langue même des commentaires est étrangère.

Lisant "le Journal du soir des frères Chaianeau11. il note: "Mes yeux tombèrent du premier abord sur un paragraphe trop propre à me faire oublier tout le reste. C'étoit le récit fort rapide de l'exécution de mes camarades" (SEP. II, 175-176) . Dans Mademoiselle de Marsan. c'est la lecture à haute voix (double distanciation donc puisque, non seulement il n'assiste pas à l'exécution, mais encore il n'en lit pas directement le récit, il l'entend) du post-scriptum d'un article qui lui apprend la mort de son camarade Solbioski: "Ce matin 13 juillet, à dix-heures et demie précises, au bout de la pointe Saint-André, le traître Joseph Solbiesky [sic] a été fusillé en présence d'une population innombrable; ce misérable a montré quelque courage." (Souvenirs, 318). sur l'oeil, la foule cachant 1'échafaud, le relief,96 le

regard détourné). "Des exécutions pareilles avaient lieu

tous les jours à une portée de pistolet du quartier général.

Je fus presque témoin, le surlendemain, de celle du général

Eisenberg et de son état-major" (P, 97, je souligne). Le mot

clef est ici le mot "presque": le narrateur voit presque...

mais pas tout à fait. Il voit les préparatifs, il remarque

les résultats, mais n'assiste jamais à la scène intégrale:

au dernier moment, le corps échappe toujours à la vue du

narrateur, il est coupé, censuré, évacué de la scène, au

profit du son (cri, coup de feu, commentaire), ou de la mise

en texte (article de journal). Fragments d'une scène dont

l'essentiel est toujours éliminé. Ne pas voir pour ne pas

savoir. Ne pas savoir l'atroce vérité de la société, du père

castrateur, meurtrier. Cette peur de la coupure, ce refus de

la voir, c'est donc aussi une peur de la castration.

Mais le non-voir est souvent pire encore que le voir

puisque l'imagination se déchaîne alors: par exemple, au

lieu de voir (vision atroce, mais unique) la guillotine

décapiter Schneider, le narrateur imagine maintes fois le

couteau tombant sur sa tête. Gêné par sa petite taille (il

n'avait alors que onze ans), il ne peut voir l'échafaud, il

suit néanmoins le "spectacle" grâce aux réactions de la

foule:

96 II explique, par exemple, que la "disposition des lieux [lui] avait épargné jusqu'alors la vue de cet abominable appareil" (P, 98). 91

[...] les exclamations se succédèrent et s/interrompirent avec des intermittences effrayantes. C'étoient des cris menaçans, et puis une attente silencieuse, et puis des applaudissements éclatans; et à chaque fois, je croyois que sa tête tomboit, et je m'élevois sur mes pieds pour chercher le sommet de l'appareil de mort, et m'assurer que le couteau étoit encore suspendu” (SEP. 39).

Répétition (mentale) de l'acte atroce, répétition horrible

mais fascinante qui se joue dans l'imagination du jeune

homme. Ne pas voir pour mieux imaginer?

C'est que, face aux victimes, le narrateur a un côté

voyeur, et que son attitude est ambivalente. On peut y lire

une horreur/peur de voir, mais aussi, simultanément, un

vouloir voir, jamais satisfait. Voir, d'accord, mais sans

être vu, en restant à l'abri. Apercevant Schneider, en route

vers la guillotine, il s'exclame "Heureusement je pense

qu'il ne me vit pas" (SEP. 38). Lorsqu'il reconnaît en

Pancrace un homme qu'il avait rencontré quelque six ou sept

ans auparavant, malgré son horreur de 1'échafaud, la scène

l'attire, irrémédiablement, et il regarde avec attention,

avouant: "Une curiosité invincible m'entraînait à m'assurer

par mes yeux que cet homme de malédiction était le même que

j'avais vu dans la forêt" (P, 162-163). Pourtant lorsque son

regard croise celui de la victime, le narrateur détourne les yeux: "il attacha ses yeux de mon côté pour y chercher un passage, [...] et je crus qu'il me regardait, je [sic] tombai d'épouvante sur ma chaise, j'y restai immobile et comme lié dans les angoisses d'un mauvais songe" (P, 163). Plus forte encore que la peur de voir semble être la peur

d'être vu en train de voir. Mais que cache cette volonté de

voir sans être vu, si ce n'est une honte? Or s'il y a honte,

n'est-ce pas parce qu'il y avait, dans l'acte de regarder,

un certain plaisir qui justifierait la censure? La censure

est une "fonction qui tend à interdire aux désirs

inconscients et aux formations qui en dérivent l'accès au

système préconscient-conscient"97 (je souligne). La notion

de censure va donc de pair, tout comme la notion de

voyeurisme, avec la notion de désir, de plaisir. Si Nodier

censure systématiquement la guillotine (qu'il s'agisse de

l'objet en action, ou, comme on le verra ci-dessous, du

terme), c'est que celle-ci exerce une fascination. Coupure-

censure (omettre la scène, omettre le mot), qui reproduit en

son principe — et en un jeu de miroir (sur la lame?)— la guillotine. Fragmentation mentale. Nettoyage par le vide.

3. Le non-dit. L'exemple de l'Histoire d'Hélène Gillet

Cette guillotine est également au centre de l'Histoire d'Hélène Gillet. Le choix de ce texte pourrait surprendre à plus d'un titre et mérite donc une explication. En effet, l'Histoire d'Hélène Gillet fut publiée (et rien ne semble indiquer que sa rédaction fut antérieure à cette date) en

1832, c'est-à-dire des années après la Révolution française, et un an après la publication des Souvenirs. épisodes. De

97 Laplanche et Pontalis, 62. 93

plus les événements racontés dans Histoire d/Hélène Gillet

se passent non pas en 1789 ou dans les années suivantes,

mais plusieurs siècles auparavant, en 1626. Pourtant ce

texte me paraît fondamental dans une analyse de la

Révolution, de ses effets et de sa place dans l'oeuvre de

Nodier, parce que la guillotine en est une figure

centrale... bien qu'en 1626, la guillotine ne soit pas

encore d'usage en France. La coupure de la guillotine est

ici déplacée, à tous les niveaux, mais néanmoins

omniprésente.

Ce conte reprend un fait divers véritable du XVIIe

siècle, et en fait une histoire "fantastique vraie" permettant à Nodier de critiquer, plus ou moins directement, un fait divers de 1820 (les deux événements, bien qu'à deux

siècles d'intervalle, concernant la condamnation à mort d'une jeune femme dont la culpabilité n'avait pas été prouvée).98 Le temps écoulé (deux siècles !) n'a rien

Castex, dans son édition des Contes. affirme que l'Histoire d'Hélène cillet confirme la position prise par Nodier lors de son intervention "en faveur de Monique Saquet, condamnée pour infanticide [...]" (348). Or Monique Saquet avait été accusée, non pas d'infanticide, mais "d'avoir empoisonné [•••] un mari sombre, atrabilaire [••.]" (Charles Nodier, Le Drapeau blanc, jeudi 28 décembre 1820, N. 363, 3). Néanmoins, les similarités entre Monique et Hélène sont frappantes. Il n'est que de reprendre les termes de Nodier parlant de ces deux jeunes femmes de 21 ou 22 ans : Monique "une jeune femme [••.] connue dans tout le pays qu'elle habitait par la douceur de ses moeurs, la sévérité de sa conduite, son exactitude dans la pratique des vertus domestiques, sociales et religieuses, encore plus que par sa beauté" (Le Drapeau blanc) ou Hélène "une fille [... ] qu'on adorait pour sa beauté, qu'on admirait pour son 94

changé: de la hache, on est passé à la guillotine; simple

modification technique pour une même coupure. Déçu par ses

contemporains, Nodier se retourne, violemment, contre les

révolutionnaires (de 1789, mais aussi, on est en 1832, de

juillet 1830) qui, ayant supprimé toutes les institutions

n'en ont gardé qu'une, la pire de toutes:

Oh ! vous êtes de grands faiseurs de révolutions ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les institutions morales et politiques de la société ! Vous avez fait des révolutions contre toutes les lois ! Vous en avez fait contre les pensées les plus intimes de l'âme, contre ses affections, contre ses croyances, contre sa foi ! Vous en avez fait contre les trônes, contre les autels, contre les monuments, contre les pierres, contre l'inanimé, contre la mort, contre le tombeau et la poussière des aïeux ! Vous n'avez point fait de révolution contre 1'échafaud, car jamais un sentiment d'homme n'a prévalu, jamais une émotion d'homme n'a palpité dans vos révolutions de sauvages ! Et vous parlez de vos lumières ! et vous ne craignez pas de vous proposer pour modèles d'une civilisation perfectionnée ! Oserai-je vous demander où elle est votre civilisation ? Serait- ce par hasard cette stryge hideuse qui aiguise un triangle de fer pour couper des têtes ? — Allez, vous êtes des barbares ! (Ç, 347)

Le réquisitoire de Nodier est sans ambiguïté, et son respect pour la vie humaine est tel, qu'il conclut: "Il ne

faut tuer personne. Il ne faut pas tuer ceux qui tuent. Il ne faut pas tuer le bourreau! Les lois d'homicide, il faut les tuer !..." (£, 347-348).

esprit et pour ses grâces, qu'on respectait pour sa piété et pour ses vertus" (Contes. 333). Enfin et surtout, Nodier relève, dans les deux cas, le manque de preuves qui, pourtant, n'empêchera pas la condamnation à mort. Mais, ce qui est, ici, fascinant, outre ces

protestations contre la peine de mort, c'est le passage, par

le biais de la guillotine, d'un phénomène de répression à

une création esthétique, littéraire, nouvelle, moderne dans

sa forme.99 Que ce soit dans ce texte particulier ou dans

l'ensemble du corpus nodiérien, la coupure que représente la

guillotine se traduit par une coupure au niveau textuel.

D'une part, coupure par rapport à un genre littéraire

antérieur — plus que le romantisme de l'auteur, ce qui m'intéresse ici, c'est la destruction du roman, sa modernité; et d'autre part, coupure comme pratique

textuelle.

Où est le moderne dans Histoire d'Hélène Gillet? Le

texte de Nodier, en apparence simple et anodin est pourtant puissant, efficace et moderne dans sa forme. J'y vois un texte du déplacement, et ce, à tous les niveaux. Déplacement du lecteur tout d'abord; le texte apostrophe son lecteur, s'adressant à un "vous" qu'il entraîne dans son récit.

Nodier invite les lecteurs (auditeurs) à former un cercle autour du feu: "[...] mettez vos chaises en rond" (Ç, 332), avant de les prévenir du caractère cru et choquant de l'histoire qu'il va raconter. Mais cet "avertissement" ne

99 Ce thème a déjà été abordé dans un article (à paraître) qui rapproche l'Histoire d'Hélène Gillet du Dernier -jour d'un condamné de Victor Hugo. Voir Hélène Lowe-Dupas, "Innommable guillotine : la peine de mort dans Dernier i our d'un condamné et Histoire d'Hélène Gillet", Nineteenth-Centurv French Studies. 23 (3/4), Spring/Summer 1995. sert qu'à mieux allécher les lecteurs... Ceux-ci prennent

place, auditeurs-spectateurs-voyeurs, comme ceux qui

s'agglutineront autour de 1'"enceinte composée de planches

et de pieux pour servir de barrière à la foule" (£, 340) qui

entoure 1'échafaud. Et à la fin, nous, lecteurs, ne pouvons

échapper à l'apostrophe véhémente de l'auteur. C'est nous,

lecteurs-auditeurs-voyeurs qui, d'abord gentiment invités à

nous asseoir au coin du feu, avons été aspirés dans et par

l'histoire, pris en flagrant délit de voyeurisme, avant

d'être attaqués et traités de barbares. Si, lecteurs

français d'aujourd'hui, nous échappons, de justesse, à

l'invective (la peine de mort a été, en France, abolie en

1981), lecteurs américains, nous sommes toujours concernés,

toujours "barbares". C'est ce déplacement qui est

intéressant, par lequel le lecteur-auditeur change de statut

et devient, en une vingtaine de pages, actant du texte et de

l'histoire. Nous lecteurs, sommes, tour à tour, avalés par

le texte et rejetés par lui, avec dégoût. Et l'effet obtenu est infiniment plus percutant que si Nodier avait placé son apostrophe contre la barbarie de la peine de mort dans un semi-hors-texte, préface ou postface.

Un autre déplacement s'opère, du titre au sujet textuel. Histoire d'Hélène Gillet dit le titre. Or, d'Hélène on ne sait rien ou presque. Jeune fille vertueuse et religieuse — soit. Mais rarement personnage a eu aussi peu de substance. Plus encore que dans les Nouveaux Romans, il y a ici, je crois, "mort du personnage" — même si pourtant

ici, et contrairement aux personnages féminins de Nodier qui

d'habitude ont tendance à mourir facilement, le personnage

(d'Hélène) survit... Dans ce texte, Nodier dénomme à

outrance: tous, du bourreau à l'avocat, du chirurgien qui

soignera Hélène aux religieuses qui accueillent sa mère et

prient pour elle, quelle que soit la petitesse de leur rôle,

sont affublés de leurs noms et prénoms complets. Or de tous

ces personnages, qui est le héros? ou, à défaut, qui est le

personnage principal? Hélène? Le bourreau lui-même a plus de

présence et éveille (presque) plus de sympathie chez le

lecteur! La mère d'Hélène qui refuse de l'abandonner? Soeur

Françoise du Saint-Esprit, la religieuse voyante qui affirme

qu'Hélène survivra?... Non, le personnage principal, c'est

le non-dit (coupé du texte), l'innommable: c'est la

guillotine, omniprésente dans ce texte où pas une fois le

nom de la chose n'est écrit. Spectacle occulté dans les

Souvenirs, épisodes, terme tu dans Histoire d'Hélène Gillet:

deux variantes pour un même effet de censure. Le principal

fragment, le morceau central du puzzle, la guillotine, manque — mais personne n'est dupe et cette absence a, dans

les textes de Nodier, un effet multiplicateur de puissance

évocatoire.

Enfin, déplacement-renversement. Effets spectaculaires et spéculaires. L'échafaud est un théâtre et nombreux sont

les spectateurs. L'auteur insiste clairement sur le côté 98

spectaculaire, théâtral de la punition, usant d'ailleurs

lui-même des mots "scène", "théâtre", "spectateurs".100 Et

le renversement s'effectue, implacablement: le bourreau,

trop sensible pour mener sa tâche à bien, n'arrive pas à

exécuter Hélène. Les spectateurs, outrés, décident de

prendre les choses en main et se retournent contre le

bourreau et sa femme qu'ils exécutent: on aboutit donc à une

situation totalement renversée où les spectateurs deviennent

acteurs (bourreaux), les acteurs (le bourreau et la

bourrelle), victimes, et la victime (Hélène) spectatrice.

Châtiment-spectacle, mort-spectacle. Spectacle renversé.101

4. Fragmentation textuelle: la coupure mise en abyme

Qu'il s'agisse des textes de fiction ou de textes

pseudo-historiques, la coupure de la guillotine devient

coupure scripturale. La fragmentation est une façon, pour

Nodier, de transgresser les lois du texte: en réponse à la

A rapprocher de la théâtralité de la Révolution et de ses suites dans les écrits pseudo-historiques de Nodier.

Cette notion de spectacle renversé apparaît à plusieurs reprises. Dans les Suites d'un mandat d /arrêt, le narrateur, allongé dans l'obscurité, assiste à un spectacle rituel, pseudo-religieux, mené par une folle, quand soudain celle-ci l'aperçoit et le fait entrer dans son spectacle : elle le prend pour un démon et tente de l'exorciser. Dans Lucrèce et Jeannette, le narrateur assiste à une représentation théâtrale quand il est reconnu par l'une des actrices de la pièce. Celle-ci chuchote à une autre actrice les mésaventures amoureuses du spectateur et les deux femmes deviennent spectatrices, observant notre narrateur-spectateur devenu, sans le vouloir, acteur (voir chapitre cinq). 99

crise révolutionnaire, à la coupure de la guillotine, il

duplique, textuellement, le travail du couperet. L'Histoire

d'Hélène Gillet est entaillée du texte pénal, judiciaire

(langage symbolique), non assimilé parce que non assimilable par le conte, autre par définition. Nodier restitue le texte pénal en en replaçant des fragments, intacts (phrases

entières, paragraphes complets), dont la situation entre guillemets et l'orthographe différente (ancienne) soulignent

1'altérité. Ce sont les lettres de pardon "qui relevaient

Hélène de son infamie, et qui la restituaient en bonne renommée" (Ç, 345); c'est, surtout, le plaidoyer de maître

Charles Fevret dont Nodier reproduit pas moins de vingt lignes, sans y rien changer:

Quel prodige en nos jours qu'une fille de cet âge ait colleté la mort corps à corps, qu'elle ait lutté avec cette puissante géante dans le parc de ses plus sanglantes exécutions, dans le champ mesme de son Morimont! et pour tout dire en peu de mots, qu'armée de la seule confiance qu'elle avait en Dieu, elle ait surmonté l'ignominie, la peur, l'exécuteur, le glaive, la corde, le ciseau, l'estouffement et la mort! Après ce funeste trophée, que luy reste-t-il, sinon d'entonner glorieusement ce cantique qu'elle prendra doresnavant à sa part: Exaltetur Dominus meus, quoniam suoerexaltavit misericordia iudicium. Que peut-elle faire, sinon d'apprendre, pour esternel mémorial de son salut, le tableau votif de ses misères dans le sanctuaire de ce temple de la justice? [...] (Ç, 345-346).

Or, ce discours pénal (lui même entaillé d'un discours latin) coupant brutalement le texte de Nodier, c'est une représentation de l'autorité, sous toutes ses formes, représentation de la Loi, du Père, du Roi. Roi qui détient

le pouvoir d'arrêter la machine. Louis XIII, dans un moment

de largesse, en l'honneur des noces de sa soeur et de

Charles 1er, fera grâce à Hélène Gillet. Pourtant,

l'attention du lecteur est attirée sur la disparité immense

entre le condamné et le Roi, c'est-à-dire 1 'Autre. Le luxe

royal, la richesse, sont mis en relief, faisant mieux

ressortir l'horreur de la condamnation à mort. "Ce qui la

fait pourtant exister, cette vérité de l'horreur [...],

c'est sa confrontation avec l'autre terme — le puissant, le

riche, le redouté: 'On est deux'".102 Et cette

confrontation, Nodier n'hésite pas à la montrer: pendant

l'exécution (manquée) d'Hélène, pendant que la bourrelle

s'acharnait sur elle à coups de ciseaux, "le roi et sa cour coulaient des jours d'allégresse et de festivité" (£, 346), célébrant les noces d'Henriette-Marie, soeur du roi de

France et de Charles 1er d'Angleterre. Horreur née du contraste. Mais Nodier, qui aime les coïncidences, fait aussi remarquer que le roi Charles 1er (d'Angleterre), beau-

frère du roi (de France), paiera cette allégresse puisque, vingt-quatre ans plus tard, c'est sa tête à lui "qui tombait

à Whitehall sous une hache plus assurée que celle de Simon

Grandjean" (Ç, 346). Renversement donc encore puisque

Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. 168-169. 101

1 'Autre (le roi, le riche, le puissant), devient à son tour,

la victime.103

Mais outre les fragments du discours pénal, insérés

tels quels dans le récit nodiérien, d'autres fragments,

d'autres textes sont aussi à lire entre les lignes de

Nodier. Revenons au point de départ. Nodier prévient très

vite ses lecteurs qu'il va leur raconter une "histoire

vraie" (Ç, 331) — or, celle-ci ayant eu lieu au dix-septième

siècle, Nodier aurait difficilement pu en être le témoin: il

a donc appris cette histoire quelque part, ailleurs, auprès

d'un autre conteur... qui lui-même l'avait apprise de

quelqu'un d'autre. Toute une chaîne narrative est ici mise

en branle: Nodier explique qu'il tient l'histoire "d'un des

hommes les plus instruits de l'époque où nous vivons" (£,

331, il s'agit de Gabriel Peignot) qui, lui-même, "en a

puisé les documents dans le Xle tome du vieux Mercure

francois de Richer et Renaudot, dans la Vie de 1'abbesse de

Notre-Dame du Tart. madame Courcelle de Pourlans, et dans

les manuscrits authentiques de la chambre des comptes et de

la mairie de Dijon" (Ç, 331). L'auteur second, ami de

Nodier, Gabriel Peignot, a donc lu plusieurs textes, en a

D'après Jean Richer ("Charles Nodier et la Révolution Française: Biographie, Fiction et Idéal" in Philosophies de la Révolution française. Représentations et interprétations. 1984), Nodier considérait que l'exécution de Charles 1er d'Angleterre est une "préfiguration et [une...] répétition générale de la Révolution française, avec le procès et la mort de Louis XVI" (113). 102

prélevé des fragments qu'il a réunis dans un texte lui-même

repris par Nodier. Les frontières entre les divers textes ne

sont pas aussi nettes que celles du discours pénal, qui

étaient soulignées. Au contraire, les frontières s'effacent

entre un texte et l'autre, l'auteur final, Nodier, tentant

de mettre bout à bout, sans marqueurs textuels (guillemets,

italiques), une variété de fragments pour créer son propre

texte, illustrant sa haine de la peine de mort. C'est un

texte polyphonique et fragmentaire donc, qui s'élève en

réponse à la guillotine monologique, tout en en dupliquant

l'effet de coupure.

Les Souvenirs. épisodes. eux aussi sous le signe de la

coupure (guillotine), du fragment, résulteront d'un

assemblage, sans véritables transitions, de fragments

(vignettes: souvenirs, épisodes ou portraits), de préface et postface. Les Souvenirs. épisodes furent publiés en 1831

chez Levasseur, après avoir paru, sous forme fragmentaire, en feuilleton, dans la Revue de Paris depuis deux ans. Ils paraissent à nouveau dans l'édition (qui se veut complète) de Renduel, en 1833, dans les tomes 7 et 8. A cette édition,

Nodier a ajouté Le Dernier Banquet des Girondins et il en a soustrait Les Emigrés en 1799. texte qui devient Thérèse et complète les Souvenirs de jeunesse. De plus Nodier a changé quelques titres (Robespierre l'aîné devient, par exemple,

Montagne) et a modifié l'ordre de leur impression. En 1841, paraissent chez Magen et Comon, les Nouveaux souvenirs et 103 portraits, comprenant Charlotte Corday. Saint-Just et

Pichearu. Suites d /un mandat d /arrêt. Pichearu. Réal. textes gui seront reproduits dans le tome 9 de l'édition Renduel.

L'édition de Charpentier, en 1850 (c'est-à-dire après la mort de Nodier), intitulée Souvenirs et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire (noter la soustraction — coupure— du mot "épisodes"), comprend douze nouveaux chapitres, qui, selon Jean d'Hendecourt, n'ont pas leur place dans ce volume parce qu'ils portent sur des points d'érudition et de critique littéraire ayant peu à voir avec la visée historique de Nodier.104 Cette édition change à nouveau l'ordre des chapitres. Enfin, une édition récente, préparée par Jean-Luc Steinmetz, reprend, dans l'ordre, les textes de l'édition Renduel (tomes 7, 8 et 9) auxquels Steinmetz ajoute les Philadelnhes. texte dont la rédaction ne peut être indubitablement attribuée entièrement

à Nodier.105 Ces multiples éditions, ajoutant, enlevant, déplaçant, re-baptisant les divers chapitres montrent

Voir Jean d'Hendecourt, "Avertissement à l'édition", in Portraits. 49-54.

Bien que l'auteur affirme, dans une lettre à son ami Weiss, ne pas être responsable de plus d'un cinquième de ce texte, Hendecourt pense que Nodier "a volontairement minimisé sa participation et qu'à l'inverse son rôle fut déterminant" dans la rédaction de l'ouvrage" (Portraits. 53) . 104 clairement le côté fragmentaire de ces écrits dont les chapitres semblent interchangeables.106

J'ai noté, dans l'introduction, le malaise de la critique lors de la parution de ce texte inclassable que sont les Souvenirs et portraits. Dans les "Préliminaires" qui font suite à sa dédicace, Nodier lui-même insiste sur le côté fragmentaire de son texte: "Pour expliquer le livre que voici, il convient de dire d'abord qu'il n'offre que les débris d'un livre" (SEP, ix). Plus loin, il évoque la publication de plusieurs textes dans des revues: "Quelques fragments d'essai en sont livrés depuis trois ans au public"

(SEP, xxv), ou encore parle de ses "petites narrations"

(SEP, xxviij), indiquant l'aspect pluriel, décomposé, des deux volumes. Dans "Les Prisons de Paris", il reconnaît avoir promis "plus de traits que de portraits, et plus d'anecdotes que d'histoires" (SEP. II, 34). Il parle de

"fragment" (P, 74 et 103), ou encore de "quelques feuilles fugitives" (P, 103).107 Son style est celui des "écrivains qui font de l'histoire par lambeaux, qui l'assortissent de

Léonce Pingaud, à propos de ce texte, écrit : il s'agit d'une "suite d'épisodes sans lien les uns avec les autres, qui font entrevoir l'auteur à certains moments de ses longues années d'apprentissage. Ce ne sont point des mémoires au sens classique de ce mot, mais des fragments dont le narrateur fixe à son gré les dates initiale et finale et où il affiche tantôt par prétention, tantôt par dissimulation volontaire, son dédain de la chronologie" (196).

Il emploie, comme nous l'avons vu dans l'introduction, le même terme, dans Miscellanées (0, V, 6-7). 105

petites pièces de marqueterie ou de mosaïque, qui négligent

le tout pour les parties et l'ensemble pour les détails" (P,

236). Dans "Le Colonel Oudet", il met, bout à bout, des

extraits de lettres, de fragments, "de rares lambeaux" qu'il

restitue entre guillemets (SEP. II, 281-4) et qu'il appelle

"Les fragments de la correspondance d'Oudet" (SEP, II, 284).

Nodier est conscient du côté décousu de ses écrits, de

ses écarts, de ses digressions: il les souligne, à la façon

de Sterne, "C'est une autre question. Il faut d'abord

épuiser celle-ci, car je ne me dissimule pas que ce chapitre

finira comme une préface." (SEP. II, 252). Parfois, il tente

de justifier ces ralentissements textuels: "il faut

l'expliquer par quelques faits singuliers dont

l'éclaircissement a manqué jusqu'ici à l'histoire morale des

prisons" (SEP. II, 118), ou encore "mais avant d'aller plus

loin, je dois déclarer que [...]" (SEP. II, 119) — nombreuses sont les formules de ralentissement, prétextes à des évasions temporelles, à des commentaires a fortiori.

"Les Prisons de Paris" tranchent par leur longueur: le texte s'étend sur environ deux cents pages et est divisé en trois parties qui ne se ressemblent guère. Sous prétexte de raconter ses séjours en prison (en réalité sans doute bien plus courts qu'ils ne paraissent l'être dans ce texte),

Nodier mêle le personnel à l'historique, n'hésitant ni à exagérer, ni à mentir. De nombreux critiques ont relevé des incompatibilités de dates, l'une des plus célèbres étant sa 106

prétendue rencontre avec le marquis de Sade — dont les dates

de séjour à Sainte-Pélagie ne coïncident pas avec celles du

séjour de Nodier. Mais, ce qui est intéressant, c'est ce

mélange d'Histoire nationale et d'histoire personnelle, qui

a pour résultat un mélange de style: aux vignettes

historiques, quasi-encyclopédiques (voir par exemple les

dernières pages où il raconte la fin de ses amis de prison),

s'ajoutent des passages pleins d'émotion, de rêves, de

descriptions pittoresques, d'effets d'ombres et de lumières,

le tout mêlé de commentaires socio-politiques postérieurs

aux événements relatés.

Digressions, fragments, mélanges, en fait, tout est

voulu, rien n'est dû au hasard — il explique, dans "Réal":

Si j'avais annoncé, au début de ce long chapitre, une Notice biographique sur M. Réal, on m'accuserait avec raison de m'être inutilement engagé dans des digressions interminables auxquelles mon sujet principal se renoue à peine; mais j'ai de vieille date accoutumé mes lecteurs à voir mon sujet principal dans mes digressions elles-mêmes. Le titre de Souvenirs explique tout. C'est ainsi, en effet, que les souvenirs se présentent à la mémoire, irréguliers, capricieux, divers, sans ordre, sans méthode et presque sans dessein, comme les perceptions du sommeil; et si les miens avaient eu quelquefois le faible attrait qui captive l'attention, c'est à ce défaut de plan et de combinaison qu'ils en seraient redevables. (P, 230)

L'épilogue confirme ce que le lecteur a remarqué tout

au long des Souvenirs, épisodes — et qui souvent l'a irrité:

Nodier y reprend l'idée de fragment, affirmant que ces pages ne constituent pas un tout, mais plutôt une partie d'un 107

texte plus grand: "Ces pages, extraites d'un long journal de

ma vie" (SEP. II, 321); il utilise encore, lui-même le terme

"fragments" (SEP. II, 323 et 327). Le morcellement de la

langue, la rupture, la brisure, la coupure de tout continuum

instaurent une esthétique de l'hétérogène qui, déjà

exploitée par les humoristes anglais, deviendra celle des

décadents de la fin du dix-neuvième siècle. Marqué par la

Révolution et son horreur, Nodier se doit de trouver une

écriture qui reflète les événements traumatiques:

Si la révolution est un état exceptionnel dans les formes de la société, la littérature qui s'est développée avec elle sera un état exceptionnel dans les formes de l'esprit humain. Emporté par le torrent qui l'apporta, elle ne laissera point de vestiges. C'est l'opinion générale, et le nom seul de la littérature révolutionnaire paroît impliquer un horrible contre-sens aux yeux des entrepreneurs brevetés de la critique; mais, de cette prétendue exception, il est sorti une forme nouvelle de la société, et par conséquent, si je ne me trompe, une forme nouvelle de littérature. [...] La révolution est donc le commencement d'une double ère littéraire et sociale qu'il faut absolument reconnoître en dépit de toutes les préventions de parti (SEP. 114-115).

Le texte est donc fragmenté car les récits individuels qui

composent les Souvenirs, épisodes sont constitués à partir

de bribes de souvenirs, de fragments d'impressions et/ou

d'extraits de textes ou de récits; parce que la littérature,

touchée par la Révolution, ne peut pas se permettre de ne pas évoluer. La Révolution décapite, morcelle — et les textes de Nodier reflètent, plus ou moins inconsciemment, 108

cette activité de coupure et de morcellement. Comme les

romantiques, "tout mutilés [...] des tortures de la

révolution",108 il transpose la mutilation au niveau du

texte — qui sert alors, en quelque sorte, de remède.

Quelle est donc la valeur de la peine de mort, en

l'occurrence la guillotine, symbole de la Révolution, comme

sujet textuel pour Charles Nodier? Guillotine-coupure

représentant une révolte contre la littérature classique,

contre le Père (au sens propre comme au sens

psychanalytique), contre la Loi. Guillotine tranchante,

destructrice, anéantissante, mais aussi guillotine source de

renouvellement littéraire, créatrice d'un texte fragmenté,

d'une sorte de mosaïque réunissant les fragments d'autres textes. Guillotine qui hante l'écrivain. Mais guillotine

innommable.

Guillotine non dite dans Histoire d'Hélène Gillet. dans

Thérèse Aubert. et dans de nombreux récits nodiériens,

innommable "stryge hideuse qui aiguise un triangle de

fer"(Ç, 347), guillotine invisible dans les Souvenirs.

épisodes, mais qui pourtant fait écrire et rythme les textes, de sa coupure. S'il ne nomme pas toujours l'innommable, s'il ne décrit pas toujours ce qu'il ne veut pas voir, Nodier le fait sentir, qui traverse ses textes de

Charles Nodier, "De quelques logomachies classiques", in La Muse française (Paris: E. Cornely, avril 1824), 200. 109 son tranchant, qui les fragmente. "Dans le inonde cassé de l'histoire révolutionnaire ou post-révolutionnaire, le discours suivi, la parole stable, l'oeuvre épanouie ne sont plus possibles: c'est ce qu'admettra la forme des Soirées de

Saint-Pétersbourg où le dialogue, l'opposition entre les interlocuteurs prennent acte de la cassure historique, l'intègrent au livre et, dans une certaine mesure, en font même le sujet de celui-ci".109 Cette remarque de Patrick

Besnier, à propos de Joseph de Maistre, s'applique parfaitement à l'oeuvre de Nodier: les chapitres qui suivent montreront comment les textes de Nodier intègrent cette cassure/coupure de la Révolution/guillotine.

Patrick Besnier, "Le Dernier Mot (Maistre, Ballanche, Nodier)", in Rivista di Letterature moderne e comparate. Vol. XXXIX, Fas. 3, Ju-set 86, 236. CHAPITRE III

Séparation - Proscription

Architecture littéraire, littérature architecturale, le Gothique semble éluder toute classification de genre ou de catégorie. Période de rupture, période charnière, préromantisme? La critique hésite à caractériser un mouvement en ce qu'il met en cause les frontières mêmes de la création artistique. (Liliane Abensour, Françoise Charras, "Le Choix du noir")

La fonction historique essentielle du roman noir nous apparait ainsi d'accompagner à la manière d'un symptôme immédiat, avant même tout ébranlement politique, les premiers craquements d'une croûte figée depuis deux siècles. (Julien Gracq, Préférences)

Après avoir montré l'entaille, la blessure fatale,

infligée par l'instrument (concret) de décapitation,

(symbolique) de castration et (abstrait) de fragmentation textuelle, j'aborderai ici une autre figure de la coupure,

110 111 celle de la séparation. Séparer, "Faire cesser (une chose) d'être avec une autre; faire cesser (plusieurs choses) d'être ensemble" (Petit Robert). Les êtres séparés (donc incapables de former un tout), êtres fragmentaires tant qu'ils ne seront pas réunis ("deux êtres prédestinés à se chérir" qui ne parviendront pas à "confondre toute leur existence", R, 26, "cette autre moitié de moi-même, dont le sort injuste m'a séparé!", R, 46) peuplent l'oeuvre de

Nodier. Le héros (ou personnage) semble toujours coupé du reste du monde, exclu, quelle que soit la forme de la séparation. Il s'agit parfois (et souvent les exclusions sont multiples à l'intérieur du même texte, voire du même personnage) d'une exclusion de l'Histoire (raisons politiques liées à la Révolution et à ses suites, dont je donne des exemples dans ce chapitre), d'une exclusion de l'histoire amoureuse (soit par la femme aimée qui rejette, soit par la famille ou l'entourage qui, pour des raisons sociales, religieuses ou autres, veut empêcher l'union de deux jeunes gens, soit enfin par le sort qui fait mourir l'être aimé)110 et/ou enfin d'une exclusion de la société

(différence, folie du héros nodiérien).111 Ce thème de la

110 Inutile de donner des exemples de séparation amoureuse — sous peine de citer la quasi-totalité des ouvrages de Nodier.

111 Le "fou" vit alors dans un endroit désolé, à l'écart de la civilisation (par exemple Baptiste dans Baptiste Montauban. ou 1'idiotï. à moins qu'il ne soit enfermé dans une institution, comme Michel dans La Fée aux miettes. 112 séparation (exil, proscription, mort) est résumé, dans Les

Proscrits. par la métaphore de l'île sauvage (chapitre 5):

"J'ai cherché souvent à me représenter un homme, jeté par la tempête sur les bords d'une île sauvage et séparé de tous les autres, sans espérance de les revoir." (N, 18). Victime de la solitude, de mirages, "Il pleure aussi, mais ses pleurs tombent dans la poussière. — Il est seul!" (N, 19).

Malade, assoiffé, il meurt finalement, seul. Cet homme

"séparé", "seul", c'est la figure de l'exclu, du proscrit nodiérien, fragment de l'humanité, qui, isolé, est sans espoir de survie. Le héros est souvent également exclu de la narration (soit qu'il se retire, à la fin du texte, dans un couvent ou monastère, soit qu'il meure ou disparaisse, sans laisser de traces. Parallèlement (et/ou simultanément) à cette exclusion thématique, Nodier procède fréquemment à une exclusion formelle, lorsqu'un nouveau narrateur (et avec lui un nouveau genre littéraire) supplante le narrateur premier.112

C'est cette séparation (et surtout la proscription) que je me propose d'étudier dans ce chapitre, en dégageant, au- delà du thème, les conséquences stylistiques et formelles de cette forme de coupure dans plusieurs textes. Je

112 Dans Adèle, roman épistolaire, les lettres de Gaston de Gérmancé cèdent la dernière page à une lettre écrite par son valet; dans Thérèse. ce n'est pas le "je" narrateur qui a le dernier mot, mais une courte lettre (sans doute posthume) écrite par un de ses amis; dans Mademoiselle de Marsan, c'est un article de journal qui conclut la nouvelle, remplaçant là encore le "je" narrateur. 113 m'attacherai particulièrement aux Proscrits (1802)113 et au

Peintre de Saltzbourq (1803), où la séparation est dite dans des textes romantiques et gothiques.114 L'intrigue de ces deux textes est assez simple. Dans Les Proscrits, le narrateur, un jeune homme de vingt ans, a quitté sa "chère patrie", proscrit (bien que le lecteur ne sache pas vraiment sous le coup de quelle force politique), et il se retrouve dans des montagnes. Il y rencontre un jeune homme de vingt- cinq ans, Frantz, apparemment blessé (rendu fou) par un chagrin d'amour, et les deux jeunes hommes deviennent instantanément amis, frères. Le narrateur s'installe alors dans la chaumière que Frantz partage avec sa mère. Il rencontre ensuite Stella, proscrite elle aussi, et tombe amoureux d'elle — mais il apprend bientôt que leur amour est impossible puisqu'elle est mariée. Elle meurt peu après, et le malheur du narrateur s'adoucit finalement, grâce à son espoir de la revoir (dans un autre monde). Dans Le Peintre de Saltzbourq. le narrateur, Charles Munster, écrit son

Cet ouvrage connut à l'époque un certain succès. A Paris, on reconnaît Nodier comme "l'auteur des Proscrits", à Besançon, vingt-quatre exemplaires sont vendus en un quart d'heure chez Deis. Voir Georges Zaragoza, Charles Nodier. Le dériseur sensé. Biographie (Klincksieck, 1992), 84.

Il ne faut pas oublier que d'après Sade, le "roman noir" serait une conséquence directe de la Terreur révolutionnaire. Voir Liliane Abensour, Françoise Charras, "Le Choix du noir", in Romantisme noir (L'Herne, 1978) 34. On peut donc voir dans les évocations morbides du Peintre de Saltzbourq. par exemple, un écho de l'atmosphère de la Terreur. journal. Revenant d'exil (un exil dû à la proscription), il

apprend que la femme qu'il aimait, Eulalie, ne l'a pas

attendu et s'est mariée avec un autre, M. Spronck. Dégoûté

de l'amour et de la vie, il se perd dans ses souvenirs, se

lamente sur son sort. Quand il rencontre M. Spronck, il est

surpris de ne pas le détester. Ce dernier, comprenant qu'il

a séparé deux amants (il croyait Charles mort), tombe malade

et se laisse mourir, pensant ainsi permettre la réunion de

Charles et d'Eulalie. Mais une union due à la mort de

Spronck est impensable: Eulalie entre en religion et

Charles, en route pour un monastère où il pense rejoindre

son ami Guillaume, se noie.

1. Coupure-séparation.

Dans Les Proscrits, la première cause de la séparation

des personnages (chronologiquement et par ordre

d'importance, puisque c'est elle que souligne le titre) est

la proscription. Le titre du deuxième chapitre répète déjà

le thème important annoncé par le titre de l'ouvrage:

"Proscription et solitude". Le narrateur gagne "la montagne"

à l'âge de vingt ans: "les dernières fleurs s'étoient

épanouies aux derniers rayons du mois de mai, et je laissois

la chère patrie. Ce génie funèbre qui planoit sur la France

épouvantée, enveloppoit dans ses immenses proscriptions toutes les époques de bonheur: la jeunesse et le printemps"

(N, 9). Il insiste sur l'ampleur (numérique) de la proscription: "Je n /étois point une victime illustre, et mon nom se perdoit dans la foule des proscrits" (N, 11). La notion de proscription est d'une telle importance qu'elle caractérise les personnages avant toute autre distinction:

Marthe (l'amie de Stella), en voyant pour la première fois le narrateur, dit tout bas: "Proscrit, peut-être", et il répond, tout simplement, "Oui, proscrit"(N, 23). Fin des présentations. Le nom n'a pas même été prononcé, son importance et sa signification étant négligeables à côté de celles de la proscription. Le narrateur du Peintre de

Saltzbourg. quant à lui, est "Banni de la Bavière comme un misérable factieux" (R, 18); Adolphe dans Thérèse Aubert (R,

213) a "perdu [s]on père dans 1'émigration [alors que sa] mère a péri dans une maison de détention pour les suspects";

Gaston, dans Adèle, a souffert les "calamités de la révolution, les dangers de la proscription et de la guerre"

(R, 280). Dans Séraphine. le narrateur accompagne un ami

(noble) de son père qui doit quitter la ville puisqu'"Il arriva une loi terrible, de je ne sais plus quel jour de floréal, qui exilait les nobles des villes de guerre" (SJ.

14). Dans Thérèse (d'abord intitulé Les Emigrés en 1799ï, le narrateur retrouve, dans les "prisons d'état" une foule d'"émigrés prisonniers" (SJ, 59-60).

Proscription, exil. Si l'horreur de Nodier pour la proscription n'atteint pas son horreur de la guillotine (ce qui est normal, la guillotine étant un objet concret qui, une fois, activé, ne laisse pas d'espoir), c'est cependant

l'une des activités révolutionnaires et post­

révolutionnaires que Nodier déplore le plus. Nodier a en

horreur la proscription parce qu'elle est, dans la mesure où

elle interdit la libre circulation, une forme

d'emprisonnement. Quel que soit le parti politique au

pouvoir depuis la Révolution (pendant la Terreur ou plus

tard), les citoyens français sont proscrits, expulsés, soit

directement, par arrêté gouvernemental, soit indirectement

(ils s'exilent par réaction d'honneur ou de fidélité, ou par

peur de représailles). Avant 1792, 1'émigration fut surtout

aristocratique, les nobles partant d'abord volontairement

pour manifester leur hostilité à la Révolution, puis par

crainte du système qui s'installait peu à peu, leur fuite

étant la seule façon d'assurer leur survie. Après 1792,

1 'émigration se modifia et fut souvent forcée: ce furent

surtout les autres classes sociales qui fuyaient face aux

événements (insurrections, réactions terroristes, invasions

étrangères) — par exemple les Girondins et leurs amis partirent en juin et juillet 93 par peur des représailles après la révolte fédéraliste; à la suite de l'avancée de l'armée autrichienne dans le Bas-Rhin, des paysans s'exilèrent en masse; en 1792, c'était le clergé qui devait quitter la France ou être déporté. Le coup d'état du 18 fructidor (5 septembre 1797) fut le signal d'un nouveau train de mesures de "salut public" où la déportation en 117

Guyane remplaça 1'échafaud. Ensuite, 1'émigration se ralentit et Bonaparte (premier consul) se montra favorable au retour des émigrés: le 26 avril 1802, une amnistie générale des émigrés fut décrétée.115

Nodier déplore toute forme de proscription (directe ou indirecte), comme le montrent les nombreux proscrits

(personnages sympathiques) qui peuplent ses livres. Si l'éditeur de 1865 voit dans Les Proscrits "une oeuvre d'opposition politique à Bonaparte" (N, 8), la condamnation de Nodier me paraît plus générale. D'ailleurs, la proscription de Stella semble être de la première vague — bien antérieure à l'arrivée au pouvoir de Bonaparte: "Je suis née d'une famille noble qui honora ses titres par ses vertus; elle fut proscrite" (N, 41), ce qui signifierait qu'elle aurait pu rentrer en France, sous le consulat. Bien que les causes des proscriptions des personnages nodiériens soient souvent vagues et historiquement imprécises, il faut néanmoins lire ici plus que le thème romantique du poète

Ces détails historiques sont tirés du Dictionnaire de la Révolution). Les première mesures contre les émigrés furent prises en 1792: la loi du 6 août 1791 (annulée le mois suivant) était assez indulgente; celle du 9 novembre 1791 beaucoup plus sévère (elle condamnait à mort les émigrés qui ne seraient pas rentrés en France à la fin de l'année — mais un veto royal empêcha alors l'application de cette loi). Le 8 avril 1792, l'Assemblée législative vota la confiscation des biens des émigrés. Les biens furent ensuite vendus, et en octobre, les émigrés furent "bannis à perpétuité" et condamnés à mort. Le 28 mars 1793, la Terreur codifia, en les aggravant, les lois contre les émigrés: ils étaient privés de leurs biens et passibles de la peine de mort s'ils rentraient en France. 118 exilé, isolé, parce qu'incompris des autres hommes — la notion d'exclusion politique et physique est ici d ' importance.116

La coupure de la proscription est souvent le point de départ narratif. Dans Les Proscrits, elle a deux conséquences, apparemment inverses: la première est négative

— le narrateur, désolé d'être proscrit, se lamente sur sa condition. Mais c'est aussi le déplacement géographique consécutif à la proscription qui lui fait rencontrer la femme aimée, d'où un résultat positif (avant du moins que l'histoire amoureuse ne tourne à son désavantage). Dans Le

Peintre de Saltzboura. c'est à cause de sa proscription que le narrateur a perdu la femme aimée. Il en veut à ceux qu'il croyait ses "frères" et qui l'ont vendu, qui l'ont "envoyé dans un exil lointain" (R, 49) et qui ont donc permis son malheur amoureux (dominante négative). Dans Thérèse Aubert. toutes les actions du personnage principal (Adolphe) découlent de sa proscription (mélange de conséquences positives et négatives).

Mais, outre les raisons politiques qui les coupent de leur patrie et de leur famille, les personnages sont

également victimes d'autres formes de séparation. Frantz vit isolé dans la montagne, séparé du reste du monde parce qu'il

D'ailleurs, Nodier lui-même, à la suite d'une ode anti­ bonapartiste, La Napoléone. fut arrêté en 1803. Après sa remise en liberté, on lui enjoignit de quitter la capitale. est fou (bien que sa folie ne soit, textuellement, guère caractérisée, elle est cependant indiquée par le titre du chapitre où il fait son apparition: "Le fou de Sainte-

Marie").117 Frantz a été (et c'est semble-t-il la cause de sa folie) séparé de la femme qu'il aimait et qui lui a été infidèle. Stella, séparée de son mari par les événements politiques, est ensuite séparée du narrateur, malgré leur amour, à cause justement de ce mariage antérieur. Enfin, la mort, séparation suprême, isole les personnages: Stella a perdu son père pendant son enfance, puis sa mère meurt pendant leur proscription, et finalement, c'est le narrateur qui perd tout à tour Stella et Frantz, dans la mort.

Séparation enfin du narrateur et de son texte, puisque c'est une voix différente qui finit le texte, bien que le lecteur ne sache pas avec certitude si le narrateur est mort ou simplement disparu. Dans Le Peintre de Saltzboura. c'est volontairement (mais à la suite d'événements malheureux) que les personnages se séparent du reste du monde: Guillaume se retire dans un monastère, Spronck se laisse mourir, Eulalie entre en religion ("séparée du monde par une barrière qu'il n'est plus possible de franchir quand on l'a fermée derrière soi", R, 59) et Charles décide de rejoindre Guillaume au monastère de Donnawert.

C'est une des lacunes du texte qui ne développe pas suffisamment ce personnage: sans le titre du chapitre, le lecteur ne pourrait deviner la folie de Frantz. Peu importe qui a exclu, séparé les personnages:

Bonaparte, l'institution du mariage ("une institution fondée

par le caprice, sanctionnée par le préjugé et maintenue par

l'habitude? De quel droit ce lien despotique asserviroit-il

l'avenir au présent?", N, 39), la loi, la Terreur ("des

monstres ont épouvanté la patrie de leur audace et de leurs

forfaits: ils ont dévasté les temples, ils ont égorgé la

fille dans les bras de son père, l'époux sur le sein de son

épouse bien-aimée; ils ont fait de notre terre natale le

patrimoine des bourreaux, et ils l'ont fertilisée avec les

cadavres de nos parents...; ils t'ont bannie, ô Stella!", N,

35), l'institution religieuse (Dieu le père!) qui, devant la

possibilité du suicide de Charles Munster décida de ne pas

"accorder à l'étranger la sépulture catholique; [...] dans

le doute qui restoit sur la nature de sa mort, elle

craindroit de transgresser ses devoirs, en entourant le

cercueil de cet infortuné des pompes de la religion." (R,

62) — la raison de la coupure, de la séparation est toujours

une figure disciplinaire, associée au père malfaisant,

castrateur. Si le père ou les figures paternelles sont ici

absents, ce sont précisément ces fonctions disciplinaires,

associées au paternel, qui le représentent symboliquement.

Et le narrateur, fuyant le Père (qui le chasse), va se

réfugier auprès de la Mère-Nature soudain accueillante: "il me sembla que la nature étoit un immense domaine, dont

j'avois été longtemps banni et que je venois de reconquérir" 121

(N, 12). Retour aux sources, retour à la nature, retour à la mère. Retour total à la mère, puisqu'il y a même re­ naissance, par le biais de l'amour: "mon âme s'ouvroit à l'amour, et, sans doute, c'est naître encore une fois" (N,

22). Proscrit par le Père malfaisant, le narrateur retourne

à l'enfance, à la naissance (nouvelle naissance pour effacer l'ancienne?, pour se retrouver, intimement, dans/près de la mère? on pourrait ici évoquer encore les thèmes d'inceste — voir Moi-même).

2. Face à la coupure, la nature-refuge

2.1. Nature maternelle

La nature a deux valeurs primordiales dans ce texte.

C'est d'abord une figure de la mère, une force bienfaitrice qui adoucit la proscription et s'oppose aux forces de la

Terreur: "elle a fourni abondamment à tous nos besoins: elle a placé sur les arbres le fruit qui nous nourrit et qui nous désaltère; elle nous a donné la laine des animaux pour nous vêtir, l'ombre des bois pour nous préserver des feux du soleil [...]" (N, 14). C'est auprès de cette nature-mère nourricière que le narrateur cherche refuge quand tout est au plus mal: "J'errois autour de sa demeure sans autre nourriture que les fruits sauvages de l'automne, sans autre lit que la terre humide" (N, 42). Cette nature bienveillante va de pair avec une évocation positive de la mère qui, exceptionnellement, joue ici un rôle relativement important. 122

L'oeuvre de Nodier est, en effet, vide de figures

maternelles, à tel point qu'Hubert Juin a pu écrire: "Il y a

quelque chose d'étrange dans l'absence de Suzanne Paris

[mère de Nodier] au travers de l'oeuvre de son fils. Elle ne

paraît jamais. Il y a, souveraine et tronquée, la figure du

père, puis un blanc, un trou, une absence: c'est elle".118

Mais dans Les Proscrits justement, on voit la mère: c'est

avant tout de la mère de Frantz qu'il s'agit, qui devient

une mère d'adoption pour le narrateur. Cette femme, cette

mère, est peinte de façon très positive. Elle exprime "une

tendre inquiétude" à l'égard de son fils (N, 15), avant de

"sourire tendrement" (N, 17) au narrateur. Ce "doux

épanchement des affections les plus pures" (N, 16), le

"sourire" et la "noble candeur" (N, 17) de cette femme

comblent le narrateur. Les caresses de Frantz et de sa mère

l'émeuvent à tel point qu'il aimerait lui aussi reposer sa

"tête sur le sein de [s]a mère!..." (N, 16). On assiste

alors à une sorte de fusion (dans l'esprit du narrateur)

entre le personnage de la mère de Frantz et la mère du

narrateur: "le caractère de la bonté étoit empreint dans sa

physionomie d'une manière si respectable, que le sentiment

que sa vue fit naître en moi se confondit, sans que j'y

pensasse, avec le souvenir de ma mère" (N, 16). Ce n'est

plus la mère de l'un ou de l'autre, c'est la Mère avec un M majuscule, la Mère allégorisée, la mère bienfaisante,

118 Hubert Juin, Charles Nodier (Paris: Seghers, 1970), 36. 123

aimante, nourricière et protectrice dont l'ombre plane sur

la nouvelle (prenant successivement la forme de la Nature,

de la mère de Frantz/mère du narrateur, ou encore de la mère

de Stella, qui, malgré sa mort, fait fortement sentir sa

présence — et qui matériellement est proche, puisqu'enterrée

dans un bosquet du voisinage). Cette image de la mère-

refuge, mère bienfaisante, s'oppose à une image paternelle

dure, séparatrice. Proscrit par les forces paternelles, le

personnage se réfugie dans le maternel.

2.2. Nature romantique

Simultanément, la nature est une figure du romantisme:

toujours en accord avec les émotions du héros, la nature

doit son importance textuelle à ce qu'elle est perçue par le

narrateur/personnage. C'est la nature vue par les yeux du personnage, sentie par son coeur. Le calme de la campagne montagnarde lui convient: "on n'entendoit d'autre bruit que

le frémissement de la bruyère, et ce calme vaste et profond

étoit en harmonie avec mon coeur" (N, 11). Les bruits de la nature sont intégrés, intériorisés: le murmure du ruisseau voisin "entretenoit dans mon âme une langueur délicieuse"

(N, 12); "C'étoit une nuit poétique... Le sapin agité par le vent, l'eau qui tomboit des rochers élevés, la tourterelle qui pleuroit dans les feuillages, tout parloit de Stella"

(N, 25-6). Réciproquement, le narrateur s'attend à ce que ses émotions influencent la nature: "Ma félicité étoit si 124 complète, que son expansion auroit dû remplir toute la nature!" (N, 13) ou encore: "je prononçai doucement son nom, et je crus que toute la nature l'avoit entendu!" (N, 26),

"Je regardois Stella; son âme sembloit associée au vaste concert d'amour qui saluoit le crépuscule; et je ne compris pas si c'étoit ce tableau ravissant qui l'embellissoit encore à mes yeux, ou si c'étoit elle qui embellissoit ainsi la nature." (N, 34). La nature et l'homme romantique sont tellement proches qu'on ne sait plus lequel/laquelle a une emprise sur l'autre: il s'agit tout simplement d'une immense symbiose, d'un profond accord entre les êtres et la Nature:

"Il y avait une grande tempête dans mon sein comme dans la nature" (N, 37). Ou encore ce passage (réminiscent, ou précurseur? — les deux datent de 1802— de René):

L'orage recommençoit en effet: une lumière subite brilloit quelquefois sur le précipice; un aquilon impétueux siffloit dans les bruyères et faisoit flotter mes cheveux, une pluie froide ruisseloit sur mon visage et traversoit mes vêtements; mais cela me faisoit du bien. Mon imagination se reposoit de ses tempêtes dans celles de la montagne, et mon trouble s'adoucissoit à être ainsi partagé par la nature. (N, 38)119

Comment ne pas rapprocher cet extrait du célèbre passage de René? : "Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie!" Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon coeur. La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle 125

Nature-mère-refuge, nature romantique. Avec Les

Proscrits, avec Le Peintre de Saltzboura. Nodier continue l'oeuvre déjà commencée dans Moi-même, mais cette fois, de façon plus sérieuse (et sans libertinage): c'est le Moi qui occupe, une fois de plus, la première place, c'est le romantisme qui se manifeste dès 1802, l'année où

Chateaubriand publie son Génie du christianisme, qui contient René. Le fait que Les Proscrits et le texte de

Chateaubriand paraissent la même année ne révèle pas seulement une coïncidence de date, mais indique plutôt un

état d'esprit qui se répand. Si le romantisme n'existait pas encore dans la France de l'époque,120 et si le préromantisme (si tant est qu'il y eut un préromantisme121

vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon coeur, que j'aurais la puissance de créer des mondes".

Bien que la date de la fin du mouvement romantique — 1843, avec l'échec des Buraraves de Victor Hugo— soit mieux définie que celle de ses débuts, la plupart des critiques s'accordent pour faire de 1820 la date marquant, avec la publication des Méditations poétiques de Lamartine, les débuts "officiels" du romantisme.

René Couty, dans Dix-neuvième sièclef t. 1, 1800-1851 (Paris: Bordas, 1988), soutient que, qu'il s'agisse d'un préromantisme ou plutôt d'un post- ou néoclassicisme, il y eut indéniablement un mouvement qui, sans avoir de véritables doctrines, introduisit de façon assez systématique des thèmes annonciateurs du romantisme : la nuit, la solitude, le moi, les ruines. . • André Monglond affirme que les préromantiques furent tous des "romantiques sans le savoir", Béatrice Didier que le préromantisme "est le romantisme même, qui justement, ne s'est pas encore constitué en doctrine" (cités par Couty, 44). Certains textes de Nodier appartiennent incontestablement à ce mouvement préromantique (puisque leur date les empêche d'être "romantiques"). 126

— avec Madame de Staël, Etienne Pivert Senancour, René de

Chateaubriand, ) n'en était qu'à ses

débuts, à l'étranger, des écrivains avaient déjà publié des

textes qui allaient produire une forte impression sur

Nodier. Dans le texte même des Proscrits. la description de

la bibliothèque du jeune Frantz offre un résumé des intérêts

et admirations littéraires du Nodier de l'époque:

Le premier des livres, la Bible, y avoit le premier rang; près d'elle y étoit placé le Messie de Klopstock: c'étoit le poème de la religion à côté de ses annales; plus bas je distinguai Montaigne, qui est le philosophe du coeur humain, entre Shakespeare qui en est le peintre, et Richardson qui en est l'historien; Rousseau, Sterne et un petit nombre d'autres venoient ensuite. (N, 20-21)

Et puis, à part, dans "une boîte d'ébène", "enveloppé dans

un crêpe", Werther. qui, au milieu de ces livres peu

nombreux et choisis avec soin, a le statut privilégié

d'"ami" (N, 21). Une bibliothèque dont les ouvrages de prédilection ont trait au coeur, à l'introspection, au moi.

Une bibliothèque d'inspiration romantique.122

Dans une lettre à son ami Weiss, Nodier décrit sa propre bibliothèque, alors qu'il vient de s'installer à Giromagny (où il écrit Les Proscritsî : "J'ai fixé dans le mur trois petites tablettes où sont mes livres; tu sais que j'en ai apporté fort peu. J'ai mis sur la première trois ou quatre volumes de Shakespeare, Montaigne et le Généra Plantarnm. de Linné. Sur la seconde, il y a quelques vies de Plutarque, le voyage d'Espagne, par M. Delangle et le Messie, de Klopstock. Enfin, j'ai réuni sur la dernière le Nouveau Testament, les psaumes de David et Robinson Crusoë. Je ne te parle point de Werther, parce que je le porte toujours avec moi." in Correspondance inédite de Charles Nodier. 1796-1844 Face à la coupure de la guillotine, face à la

proscription, l'auteur trouve refuge dans le romantisme,

tout comme son personnage trouvait refuge dans la Nature.

Inspiration romantique donc, dans un temps où le rapport du

sujet avec le monde a changé et où le sujet cherche ou

affirme son identité, et "tente de se lire dans le monde qui

l'entoure" (Couty, 53). A une époque de rupture sociale,

l'être tente de se définir. Face à la coupure

révolutionnaire, l'introspection devient possibilité de

refuge à l'intérieur de soi. Par conséquent, les thèmes

romantiques abondent dans ces textes de la séparation:

contemplation de la nature (et de ses bienfaits maternels);

tourment de 1 'ailleurs et du passé: dès les premières lignes des Proscrits. le narrateur explique qu'il va écrire le

"souvenir des douleurs passées", Charles dans Le Peintre de saltzboura s'exclame: "Encore un douloureux souvenir!" (R,

27); christianisme (avec la présence concrète de la Bible, dans les deux textes), qui attire d'autant plus le(s) narrateur(s) que la religion est alors, elle aussi, proscrite, et à laquelle deux chapitres des Proscrits sont consacrés ("La prière du soir" et "Elle est immortelle"); mélancolie: Nodier présente Frantz, l'un des personnages des

Proscrits. comme une figure de la mélancolie — "c'étoit le caractère de la mélancolie qui gémit sur un tombeau" (N,

13), et il précise qu'il s'adresse non pas aux hommes

(Paris: Estignard, 1877), 3. Etranges ressemblances... 128 heureux, aux femmes jolies, mais à ceux qui sont susceptibles de le comprendre, aux âmes sensibles victimes de leurs passions; quant au narrateur du Peintre de

Saltzboura et à M. Spronck, ils se ressemblent par "cette empreinte de mélancolie, ce caractère touchant d'une âme qui nourrit des peines cachées" (R, 25).

C'est donc le caractère, l'âme, le coeur, le "moi", les

émotions, les sentiments qui importent. Ce n'est pas par hasard que les textes romantiques de Nodier sont tous écrits

à la première personne: qu'il s'agisse d'un texte personnel

(mémoires ou journal), introspectif, où le narrateur, plein d'émotions (les nombreux points d'exclamation en font foi) va parler de son moi, ou qu'il s'agisse d'une conclusion/postface rédigée par un "je" autre que le narrateur principal, ou encore qu'il s'agisse (dans Les

Proscrits) d'une dédicace et d'une préface, elle aussi à la première personne (celle de l'auteur réel), on ne trouve pas de narrateur omniscient, objectif, mais au contraire, toujours, l'expression d'une subjectivité.

3. Le romantisme noir

Mais ce romantisme (à la Chateaubriand), romantisme refuge face à la proscription, tourne, déjà dans Les

Proscrits, et plus nettement dans Le Peintre de Saltzboura. au romantisme noir. Nouvelle coupure littéraire, cette fois 129 par rapport au romantisme "simple",123 par une perception funeste de la nature, et par le biais du rêve et de sa narration incohérente, évoluant vers le morbide. Dans Les

Proscrits. la nature était bienveillante, mais le côté

"noir" pénètre le texte par l'entremise de 1'onirisme. Une analyse des rêves montre une évolution du positif au néfaste. Le premier songe du narrateur est une sorte de rêve

éveillé, suscité par la lecture: après avoir découvert

Werther. le narrateur veut aimer et il imagine la femme aimée. Cette "illusion enchanteresse" va peu à peu donner naissance à la réalité (d'abord positive):

Chaque minute me révéloit d'autres sensations, m'apprenoit d'autres plaisirs; mon imagination rapide s'égaroit dans ses brillantes espérances et me berçoit de ses heureuses chimères. Déjà, ce n'étoit plus un rêve... Je voyois la femme adorée qui alloit doubler mon existence... Je la peignois des plus vives couleurs... Je me plaisois à réunir en elle tous les attraits de la jeunesse et de la beauté, ornés par l'expression de la vertu [...] Jé m'approchai, et je pus saisir jusqu'au désordre piquant de sa chevelure [...] Elle lisoit [...] Non! ce n'étoit plus un rêve... je l'ai vue [...1 (N, 22-3)124

En quelques lignes, le texte passe de la réalité (le narrateur lisant Werther) à la fiction (rêve de la jeune

Chez Nodier, le romantisme que j'appelle simple (à la Chateaubriand), précède le romantisme noir. Si l'on considère l'histoire littéraire, l'ordre est inversé puisque le romantisme noir s'est développé dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Cette description n'est pas sans rappeler Rousseau qui explique sa conception de Julie et de Claire dans La Nouvelle Héloise. 130 femme idéale) à la réalité (la jeune femme apparait telle qu'il se l'est imaginée), sans que le lecteur puisse isoler l'instant précis où le rêve devient réalité. La logique n'a plus sa place ici. Mais le rêve, encore plaisant et générateur de bonheur, tourne bientôt au cauchemar et au morbide:

Je rêvai que j'étois entouré d'images de mort, et que je marchois avec difficulté à travers des amas d'ossements. Une torche funèbre, portée au-devant de moi par une puissance invisible, éclairoit de sa flamme lugubre les horreurs de mon passage. Au bout de ce sentier mortuaire, j'aperçus Stella vêtue de la robe transparente des fantômes; j'étendis mes bras vers elle, et je ne saisis qu'un nuage. (N, 43)

Là-encore le rêve est générateur de vérité, le cauchemar est prémonitoire de la réalité, entrevue dès le réveil, et la réalité, heureuse à l'issue dupremier rêve, tourne au noir: un "flambeau fatal" descendant la colline, "la cloche de

Sainte-Marie" qui sonne (le glas) (N, 43). Les faits confirment la prémonition: "Une fosse de plus... une fosse nouvellement creusée! Meurtriers! qu'avez-vous fait de

Stella?" (N, 44) . Après la certitude (Stella est morte), le cauchemar devient plus morbide encore:

Je la voyois dans son drap funéraire, avancer un pied desséché sur la fosse et tomber contre la terre qui retentissoit de sa chute. Quelquefois il me sembloit qu'un songe cruel nous avoit trompé et que Stella n'étoit point morte. Je l'entendois frapper contre les ais de la bière et pousser une plainte étouffée. Je soulevois la pierre qui pesoit sur elle. Je brisois sa hideuse prison, et je 1 'enveloppois de mes bras pour réchauffer sur 131

mon coeur son coeur déjà froid. Alors, le souffle violent des orages nous enlevoit, ainsi réunis, dans les airs nous poussoit, frissonnants, sur des mers glacées, ou nous tenoit suspendus sur le cratère bouillonnant des volcans, au milieu d'une lave brûlante, et nous précipitoit de tempête en tempête dans la profondeur des abîmes. (N, 44-5)

Dans Le peintre de Saltzboura. la nature est beaucoup

plus complexe que dans Les Proscrits. Nature romantique

toujours, parce que perçue par le narrateur, mais nature

dont le côté bienveillant est menacé. De mère nourricière,

de force protectrice, la nature est devenue (dans l'esprit

du narrateur) imparfaite, déficiente: "Pourquoi la nature

que je trouvois toute belle s'est-elle décolorée avant le

temps?" (R, 23). A vingt-trois ans, désabusé, Charles a vu

"qu'il n'y avoit qu'affliction dans la nature" (R, 26) et

que le seul refuge possible, c'est la mort: "voici venir la mort, colère et inattendue, qui vous étreint de ses bras

inflexibles, et qui vous endort tout entier dans le silence du tombeau!..." (R, 27). Chaque description de la nature, qui commence sur un ton positif, est soudain assombrie par une vision morbide:

Le murmure des petits flots, le mugissement éloigné des ondes, et le frissonnement des peupliers émus par le vent, s'harmonisent avec une douceur inexprimable je ne sais quelle langueur, quel trouble délicieux qu'on aime à entretenir. (R, 32)

... Mais soudain, que voit le narrateur dans ce paysage charmant? Un convoi funèbre! Plus loin, il ne peut se 132

contenter de l'image d'une nature (d'abord) paisible: "De

cet endroit, la vue s'étend sur une immense vallée qui se

creuse et se déploie avec grâce entre les revers des forêts,

et dont l'aspect riant et calme enchante le coeur [...]" (B,

42) et mentionne bientôt, parmi les cabanes des paysans,

"les tourelles d'un château gothique" (R, 42), qui semble

d'abord inoffensif... jusqu'à ce que le narrateur s'écrie:

Qui m'empêche de donner à ce château des habitants et des mystères? de gémir sur le sort d'une épouse opprimée, qui se meurt dans ses souterrains,125 et d'évoquer sur ces tours les vieilles ombres de leurs anciens possesseurs?" (R, 43)

Le gothique et sa complexité font irruption dans la simplicité calme de la nature; ils introduisent une coupure brutale, une discontinuité de ton. De la nature, le narrateur ne retient bientôt plus que l'horreur, le morbide:

"mon âme [...] épia les secrets des ténèbres, et les joies silencieuses de la solitude; elle s'égara dans les demeures de la mort, et sous les gémissements de l'aquilon; elle aima les ruines, l'obscurité, les abîmes, — tout ce que la nature a de terreurs"126 (R, 5) ; des saisons, il n'aime plus que l'hiver où l'on "n'entend que le cri de la branche morte qui se rompt", où l'on ne voit que "quelques sapins [qui]

125 On retrouvera le thème de la femme mourante dans les souterrains dans Jean Sboaar et dans Mademoiselle de Marsan.

126 Le terme terreur/Terreur montre l'équivalence entre la situation politique et le roman noir (appelé aussi parfois, roman terrifiant). 133

dessinent çà et là, contre la neige des montagnes, leurs

obélisques foncés, comme autant de monuments dédiés à la

mémoire des morts..." (R, 51). Les tempêtes, purement

romantiques dans Les Proscrits, sont ici terrifiantes, et

associées à la mort:

Cependant des éclairs fréquents parcouroient l'atmosphère, et ouvroient dans les nuages déchirés d'éclatantes avenues et de vastes portiques de feu. La foudre glissoit sous les voûtes de la nuit, comme une épée flamboyante; et, à sa lueur passagère, on voyait quelquefois des ombres sinistres se balancer sur le vallon, semblables à ces esprits de vengeance qui sont envoyés sur les ailes de la tempête, pour effrayer les enfants des hommes. Les vents frémissoient dans les forêts, ou grondoient dans les abîmes; et leurs voix impétueuses se confondoient, dans les profondeurs de la montagne, avec les sons graves du tocsin [...]" (R, 21-22)

Et, comme dans Les Proscrits, le narrateur est bientôt en proie à des rêves morbides: cette fois, c'est son père qui lui apparaît:

une main froide s'imprima pesamment sur mon coeur; un fantôme se courba vers moi, en me nommant de sa voix grêle; et je sentis que le souffle de sa bouche m'avoit glacé. Je me détournai, et je pensai voir mon père, — non tel qu'il me paroissoit jadis, — mais d'une forme vague et sombre, pâle, défiguré, l'oeil enfoncé, la prunelle sanglante, et les cheveux épars comme un petit nuage. (R, 52-53)

Nodier atteint là au romantisme noir, au "territoire noir de l'imaginaire enfin recouvré: le monstrueux, le contre-nature, l'irrationnel peuvent dès lors s'exprimer 134 dans l'affreux de l'ambivalence et de la dualité".127 Cet engouement le roman "noir" s'explique, en grande partie, par le choc de la Révolution:

Le fonds national, l'imagination, même en ce qu'elle a de plus fou, ne pouvait plus suffir aux besoins des âmes, aux besoins d'une génération issue de la tourmente révolutionnaire, et qui avait grandi au bruit du tocsin ou du canon sous une perpétuelle menace de mort. En fait d'émotions elle avait le droit d'être blasée et de se montrer difficile, il lui fallait des raffinements dans 1 ' atroce.128

En France, la floraison du roman noir coïncide plus ou moins avec la Révolution. Soit l'intrigue du roman noir se situe à l'époque révolutionnaire, soit elle se situe à une autre

époque (souvent antérieure), mais dont les horreurs

(massacres, tortures, mise à mort) ne manqueront pas de rappeler à l'esprit du lecteur les atrocités

Liliane Abensour, Françoise Charras, "Le choix du noir", fart, cit), I .

André Le Breton, Balzac (Paris: Colin, 1905), 56. Cette explication est d'ailleurs à rapprocher de ce que dit Nodier lui-même, à propos du mélodrame, genre lié au noir et qui souvent le parodie: " Qu'eût été le mélodrame en France avant l'invasion des nouvelles doctrines politiques, avant les grands événements qui ont exalté l'imagination du peuple, avant les scènes terribles qui ont exercé ses passions, sa sensibilité, son courage, et qui lui ont fait un pénible besoin d'émotions et d'alarmes, de pitié et de terreur? Sous Louis XIV, un pareil spectacle, placé tout-à-fait hors de l'ensemble des sentimens habituels, n'auroit excité qu'un étonnement douloureux, suivi d'un prompt dégoût. Cela étoit dans l'ordre. Aujourd'hui, le mélodrame est indispensable." fML C . II, 329-330). 135 révolutionnaires. Marqué par la Révolution, l'auteur transpose l'horreur et la mort dans ses textes terrifiants.

Dans Les Proscrits, le rêve idéalisé du début (Stella) devient un cauchemar morbide et grotesque. L'espace gothique noir (souvent marqué par les ruines d'un monastère ou d'un château) n'est pas loin: on le verra surgir dans Jean Sbogar ou Mademoiselle de Marsan (château, ruines, souterrains). Il apparaît déjà clairement dans Le Peintre de Saltzbourg où

Charles Munster129 désire "revoir ce monastère abandonné, où [il a] recueilli jadis de touchantes inspirations, dans le silence des cloîtres" (R, 22), où il se promène "parmi ses ruines confuses et ses bâtiments délabrés" (R, 22), où il observe un "château gothique" (R, 42) et "un clocher, noirci par un incendie" (R, 44). Monastère, château: c'est toujours un espace clos (reminiscent, dans une certaine mesure des prisons révolutionnaires), mystérieux et inquiétant (comme l'avenir), de préférence en ruines (comme la société).

Des spectres se dessinent (dans les rêves et dans la réalité), un espace ambivalent, incertain, s'ouvre. Le narrateur des Proscrits, un an après la mort de Stella, installé avec Frantz et sa mère, dans la chaumière de

On peut jouer avec le nom du personnage. Faut-il lire dans "Munster" le terme anglais, "monster" . monstre? ou le terme allemand "Münster". qui signifie cathédrale, église abbatiale? L'une comme l'autre de ces interprétations s'inscrit parfaitement dans la notion de romantisme noir et de gothique. Stella, retourne à sa chambre, laissée intacte: "quelquefois

je pense encore l'y voir" (N, 48). Femme morte, femme-

fantôme. Ce rapprochement, classique chez Nodier, de la

femme (l'amour) et de la mort130 n'est pas sans rappeler le

titre de l'ouvrage de Mario Praz: La Chair, la mort, le

diable: Romantisme noir.131 Si le diable ne semble pas

encore présent dans cette union de la chair et de la

mort,132 le fantôme l'est, indéniablement. Fantôme de

Stella. Fantôme du narrateur, errant sur la fausse

conclusion qu'est la lettre du Solitaire des Vosges (elle ne

conclut rien et le lecteur ne sait ce qu'il est advenu du

narrateur peut-être mort, peut-être pas). Un espace ambigu a

été créé, fait de lacunes, de cauchemars et de questions

sans réponses, entraînant un texte romantique au-delà du

romantisme, vers l'étrange et le morbide. Dans le gothique,

"la mort est en même temps dite et niée, comme en un royaume de morts-vivants [...] La mort, quittant le domaine de l'au- delà, se fait plus concrète et plus terrifiante et

l'impossibilité de tracer des limites immobilise l'homme

Voir Adèle ou Thérèse Aubert, voir les femmes des Souvenirs de jeunesse qui meurent systématiquement, voir la corporalité de la mort de Séraphine ou de Thérèse Aubert.

Mario Praz, The Romantic Aqonv. 2nd Edition (London: Oxford University Press, 1963).

Si le "diable" n'est pas présent dans ces textes, on le trouve néanmoins dans d'autres textes nodiériens : Infernalia et L'Amour et le grimoire. 137 dans le lieu redoutable, effrayant de la non- contradiction".133 Avec l'irruption du romantisme noir,

Nodier dérange le lecteur qu'il laisse dans un espace littéraire ambigu, dans une zone "fantôme" et fragmentaire.

Il y a dans le roman noir l'aspect historique et politique

(Révolution, Terreur), mais aussi une figure du problème fondamental du rapport à la mère. Le romantisme devient noir lorsque la nature revêt les oripeaux (encore à la mode) du gothique. C'est aussi une figure de la coupure, coupure

(castration, mort) imposée à celui qui tend à trop s'approcher du maternel. La fusion avec la nature (la mère) aboutit à la mort.

4. Jeux d'écriture et de lecture. Diverses formes de la fragmentation.

Le texte des Proscrits. dès les premiers mots, aborde le problème de l'écriture: "J'écrirai!". (Pourquoi ce futur?

Pourquoi pas "j'écris" puisque, après tout, s'il n'écrivait pas, nous ne le lirions point?). L'écriture est d'abord présentée comme un acte thérapeutique (pour éviter peut-être la psychose dont Frantz a été victime — Kristeva, je l'ai mentionné dans l'introduction, voit dans la création poétique, une méthode d'évitement de la psychose): le narrateur écrit pour adoucir sa solitude au contact de ses souvenirs, et non pas pour la postérité, "pour la

Liliane Abensour, Françoise Charras, VII-VIII. 138 réputation" (N, 7)... bien qu'il précise, immédiatement après, à qui s'adressent ses écrits ("âmes sensibles [...],

N, 8). Ecriture et lecture sont donc associées dès le premier chapitre, mises déjà au premier plan.

4.1. Intertexte et paratexte

Jeux de l'écriture, 1 'intertexte134 et le paratexte135 ont ici d'une importance primordiale. Les personnages lettrés (nous avons déjà décrit la bibliothèque de Frantz; quant à Charles, il lit , Klopstock, la

Bible, et bien sûr, Werther), calquent leur vie, leur comportement, sur leurs lectures, ils se réfèrent à elles avant ou après leurs actions. Dans Les Proscrits. Stella, lorsqu'elle avoue qu'elle est déjà mariée, se réfère à la

Bible (au passage sur la femme adultère) pour savoir si elle sera pardonnée (N, 41). Mais l'intertexte le plus important est sans doute Les Souffrances du jeune Werther, ouvrage doublement présent dans Les Proscrits et dans Le Peintre de

Pour les notions d'intertexte et intertextualité, je renvoie à Michael Riffaterre: "perception par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie" ("La trace de l'intertexte" in La Pensée, octobre 1980) ou à Gérard Genette: "relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes", in Palimpsestes. La littérature au second degré (Paris: Seuil, 1982).

Voir Gérard Genette: "titre, sous-titre, intertitres; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc; notes marginales, infrapaginales, terminales; épigraphes; illustrations; prière d'insérer [...] qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire [..•]" (9)- 139

Saltzbourq. en tant que source d'inspiration littéraire, mais aussi en tant qu'objet (livre lu et relu par les personnages de Nodier: Frantz, Stella et les narrateurs des deux textes). Dans Les Proscrits, la première rencontre du narrateur et de Stella répète la rencontre de Werther et

Charlotte — d'ailleurs, Stella est en train de lire Werther. et le livre s'ouvre, précisément, "à l'endroit où Werther voit Charlotte pour la première fois" (N, 24). Mise en abyme. Dans Werther. lors de la première rencontre de

Werther et Charlotte, c'était Klopstock que Charlotte avait invoqué, car sa poésie traduisait parfaitement l'émotion du moment. Dans Le Peintre de Saltzbourq. on retrouve plusieurs situations tirées de Werther: tout comme Charlotte avait

épousé Albert pour satisfaire au dernier voeu de sa mère mourante, Eulalie épouse Spronck pour obéir à "l'expression

[de la] volonté irrésistible [qui] s'arrêta sur ses [de sa mère] lèvres mourantes" (R, 25). Après son exil, de retour sur les lieux de ses rencontres heureuses avec Eulalie,

Charles ne retrouve qu'un paysage désolé: "mes petits arbres abattus par la cognée, et la terre jonchée de leurs branches!" (R, 46) — or Werther qui revenait après une assez longue absence s'était aperçu avec désespoir que les noyers sous lesquels il s'asseyait avec Charlotte avaient été abattus. Charles rencontre un jeune homme qui devient son ami: Guillaume — or, Guillaume est aussi le prénom de l'ami de Werther. Charles s'identifie tellement à "[s]on cher Werther" qu'il voudrait maintenant creuser sa propre tombe,

là où il voulait creuser celle de Werther: "Là même, j'avois

autrefois résolu de consacrer à mon cher Werther une fosse

couverte d'herbe ondoyante, comme il l'a souvent désirée; et

aujourd'hui j'ai senti une secrète envie d'y creuser bientôt

la mienne." (R, 46). C'est par des formes de coupure (la

coupe des arbres, la séparation ultime qu'est la mort), que

les textes se rejoignent et se confondent. C'est aussi par

leur structure narrative fragmentaire: la parole est

arrachée, ravie au narrateur qui se voit supplanté; dans

Werther la narration à la première personne s'arrêtait pour

laisser, à la fin, la parole — la plume— à l'éditeur qui,

s'adressant au lecteur, finissait l'histoire de Werther, tout comme le narrateur des Proscrits, tout comme Charles se voient supplantés par une autre instance narrative.

Cette conclusion, dans laquelle le narrateur est supplanté, fait partie d'un paratexte, plus complexe, plus important ici que dans Werther et qui entraîne le texte au- delà d'un romantisme à la Chateaubriand, dans un domaine où l'on peut déjà voir l'ironie s'imposer. En effet, le texte même des Proscrits. outre ses allusions à d'autres textes, déborde, pour ainsi dire, ajoutant des fragments textuels autour des fragments du texte principal (mémoires ou journal). Au début, entre le titre (lui aussi source de problèmes et d'incertitude — problème déjà/encore de la 141

fonction nominative!)136 et le premier chapitre: une

dédicace et une préface (qui tranche, à côté du ton du texte

"principal"). A la fin, après le "Chapitre XXIII et

dernier", précisément (contradictoirement) intitulé

"Conclusion", un autre texte, rajouté: "Lettre d'un

solitaire des Vosges à l'éditeur des Proscrits". Textes non

linéaires, discontinus et polyphoniques puisque plusieurs

voix se font entendre successivement (ou simultanément) dans

ces textes, pré-textes et post-textes: dans Les Proscrits,

ce sont le critique et l'auteur, dont le dialogue sert de préface, le "je" narrateur de l'histoire principale

(extrêmement romantique), puis le "solitaire des Vosges" dont la lettre (au ton moralisateur)137 conclut le texte

Nodier voulait intituler son livre Stella quand il apprit que le titre avait déjà été utilisé par un autre auteur. Le texte parut donc en 1802 sous le nom Les Proscrits, au grand désarroi de Nodier qui se plaint dans sa correspondance de ne pouvoir utiliser Stella: "mon imprimeur vient de m'observer qu'il y avait déjà un roman intitulé de cette manière et cette nouvelle a été aussi fatale pour mes entrailles de père que le fut pour M. Shandy celle de la maladresse de cet éventré de vicaire qui baptisa son fils du nom de Tristram, au lieu de celui de Trismégiste. " (in Correspondance inédite. 13). Le texte fut re-publié en 1808 et 1820 sous le titre, qui est une sorte de compromis: Stella ou les Proscrits. A ma connaissance, nul critique ne mentionne l'auteur de l'ouvrage prédécesseur, intitulé Stella. Il pourrait s'agir d'une pièce de Goethe, publiée en 1775 (mais ce n'est pas un roman!): Stella, in Goethe, Théâtre. éd. La Pléiade (Paris: Gallimard, 1942).

"Si vous pensez que cet écrit puisse être bon à quelque chose, si vous croyez que les malheurs d'un proscrit de vingt ans feront couler quelques pleurs, que ses sentiments trouveront quelques amis, que l'image de ses remords empêchera quelques égarements, n'hésitez pas [à le publier]" IN, 53). 142

(sans le clore). Dans Le Peintre de Saltzbourq. ce sont le narrateur, la personne qui écrit la conclusion et les auteurs des textes inclus dans le journal ou ajoutés à lui

(la romance et le chant).

La préface des Proscrits. assez courte pour que je puisse me permettre de la reproduire ici, est un parfait exemple de dialogisme, tranchant avec le ton du texte principal. Par l'implicite référence à Sterne, 1'intertexte s'immisce dans le paratexte:

— Votre ouvrage n'aura pas le suffrage des gens de goûts. — J'en ai peur. — Vous avez cherché à être neuf.— Cela est vrai. — Et vous n'avez été que bizarre.— Cela est possible. — On a trouvé votre style inégal.— Les passions le sont aussi. — Et semé de répétitions.— La langue du coeur n'est pas riche. — Votre héros s'efforce de ressembler à Werther.— Il y a tâché quelquefois. — Votre Stella ne ressemble à personne.— C'est pour cela que je lui consacre un monument. — On a vu votre fou partout.— Il y a tant de malheureux. — Enfin, vos caractères sont mal choisis.— Je ne choisissois pas. — Vos incidens mal inventés.— Je n'inventois rien. — Et vous avez fait un mauvais roman.— Ce n'est point un roman. (N, 6)

Que peut-on y lire? Un rapport avec Moi-même, un certain manque de confiance en soi. Nodier, à vingt-deux ans, n'a pas encore fait ses preuves en tant qu'écrivain. Il a peur des critiques, et décide donc de devancer leurs reproches et 143 d'y répondre avant même qu'ils ne soient formulés.138 Le critique de la préface ne lui fait, effectivement, aucun compliment. Pourtant ses remarques sont justes et Nodier veut montrer que tout est voulu dans son texte: tout ce que la "vieille école" (classique), bornée (typographiquement par les tirets), trouvera détestable, est justement ce que l'auteur a délibérément recherché — un texte (pré­ romantique) cherchant la nouveauté (sans avoir peur d'atteindre le bizarre), la vérité (même si elle nuit au style), et peignant avant tout les passions. Cette préface est presque un "art poétique"! Et la forme même de cette déclaration, dialogique, éclaire déjà sur le style de l'auteur et sa modernité.139

La postface est une sorte de répétition lorsque le solitaire des Vosges écrit : "Je conviens qu'on devroit supporter un style inégal et incorrect dans un livre qui n'est qu'une effusion rapide de sensibilité, et où les mots viennent représenter les sensations, sans que l'auteur se soit fort occupé de leur choix et de leur arrangement. J'avoue qu'il étoit impossible de ne pas laisser échapper beaucoup de répétitions et de tournures semblables, dans un ouvrage où toutes les idées naissent d'un seul sentiment dans des circonstances à peu près pareilles. Je sais qu'il y a bien des choses qui nous paroissent bizarres, extravagantes et gigantesques, qui nous seroient peut-être venues dans la même situation, et qu'il n'est point étonnant qu'il y ait du dérangement dans l'expression toutes les fois qu'il y a du désordre dans la pensée." (P, 52-53).

La première publication de Mademoiselle de Marsan, en trois épisodes dans la Revue de Paris. reprend ce procédé. Cette fois, c'est un épilogue qui, après chacun des deux premiers épisodes, fait dialoguer l'auteur et son critique à venir, sur un ton ironique. Je reprends cette notion de polyphonie en détails dans le dernier Le "roman" des Proscrits (appellation que Nodier lui-

même utilise dans sa correspondance avec Weiss pour désigner

ce texte, mais qu'il refuse dans sa préface au texte) est

une juxtaposition de fragments, entourés de fragments. Il

s'agissait (le lecteur l'apprend dans la postface) des mémoires du narrateur, ou plutôt d'une partie seulement de ces mémoires. Résultat: un récit fragmenté, divisé en 23 chapitres numérotés et titrés, tous courts (allant d'une demi-page à trois pages), parfois interchangeables

(chapitres descriptifs). Le texte laisse des zones d'ombre, d'incertitude — d'où la pâleur de certains personnages, tel

Frantz qui, présenté comme un personnage important, comme l'âme soeur du narrateur, disparaît presque lorsque Stella paraît.140 Si le lecteur ne peut manquer d'être imprégné de l'atmosphère romantique du livre, il risque, s'il cherche avant tout la logique et la justification narrative, de sentir certaines insuffisances. Or ces lacunes ne sont pas là par hasard, et la postface attire l'attention sur cette notion de fragments et de manques: l'éditeur aurait cherché

à se procurer "les fragments" (terme qui apparaît à la page

49 et deux fois à la page 53) des mémoires du narrateur. Si ces mémoires sont lacunaires, c'est parce qu'ils ont été

chapitre.

140 Peut-être Frantz n'est-il là que pour mettre en abyme, à l'envers, la situation de Stella et du narrateur. Lui a aimé et a été trompé par la femme aimée, tout comme Stella, en aimant le narrateur, trompe son époux éloigné. soumis à une forme de coupure, à une sorte d'épuration, de

censure a posteriori: "il [le narrateur] brûla tout ce que

j'avois plus spécialement condamné; après quoi il me donna

le reste" (N, 50). Tout ce qui était un peu osé, pour la

religion et pour la morale, a donc été supprimé (invitant

donc le lecteur à lire, entre les lignes, l'interdit, le

censuré). Le solitaire des Vosges continue d'expliquer qu'il

y avait une "espèce de fil de suture qui lioit le récit de

tous les incidents, et dont l'absence a laissé, entre les

fragments tels qu'ils sont aujourd'hui, un vide qui nuit à

la marche et à l'intérêt de l'ouvrage" (N, 53). Hais le

verbe nuire est sans doute mal à propos puisque l'auteur de

la lettre s'empresse d'ajouter: "Entreprendra-t-on de

remplir ces intervalles? Je ne pense pas que le cri de la

nature soit facile à imiter, et j'avouerai que je craindrois

qu'on ne suppléât à ces lacunes que par une insipide marqueterie." (N, 53). Le souhait est donc clair: laisser

ces fragments à leur état de fragment, de peur d'en détruire

la teneur. Ecriture de l'émotion (et non pas de la raison), morceaux (chapitres) mis bout à bout, mais laissant, à

dessein, de vastes zones d'ombre, zones de l'inter-dit, du

refoulé (dans un phénomène textuel équivalent à

l'occultation visuelle ou nominative de la guillotine).

Fragments qui s'affirment fragments, et qui en tant que tels, se suffisent et forment un tout. 146

Le texte des Proscrits n'est pas clos, puisque la

conclusion qu'est la lettre du solitaire des Vosges apporte

plus de questions que de certitudes quant au narrateur. Il

s'agit donc d'un texte qui n'en finit pas, mais qui s'achève

dans l'ambiguïté. Le solitaire des Vosges explique que le

narrateur "disparut" (N, 50) et que "le bruit se répandit

dans tout le village qu'on avoit aperçu son corps sur une

petite île" (N, 51). Se serait-il suicidé? Les hypothèses

s'avèrent infondées puisque, quelques semaines plus tard,

les vêtements du suicidé, retrouvés, montrent qu'il

s'agissait d'une autre personne. Plus tard, on "avoit arrêté un émigré dans la montagne, et [...] ce malheureux n'étoit plus" (N, 51). Si tous, devant la description de cet homme,

faite par un témoin de sa mort, se sont écriés: "C'est lui!"

(N, 52), rien n'est, cependant, certain, puisque son nom véritable est inconnu, et la première erreur voulant faire du suicidé le narrateur, en introduisant le doute dans l'esprit du lecteur, implique que les apparences sont trompeuses. Ce personnage-narrateur disparaissant sans vraiment laisser de traces dé-stabilise l'effet réaliste, crée une zone floue, ambiguë. Histoire sans fin, qui s'achève sur un doute, sur un vide, à l'image de la structure fragmentaire du texte. Les fragments que sont les chapitres du texte sont encadrés de portes ouvertes, enfermés dans ce qui n'est point clos. C'est d'après Guyaux, une des spécificités du fragment, et c'est ce qui, 147 précisément, fait du fragment un phénomène "affirmatif dans

ses moindres interrogations".141 Les pré- et post-textes

qui font semblant d'enclore le texte principal de Nodier

créent un espace ouvert où la contradiction, la négation, la critique sont impossibles parce que le texte s'impose, justement, par ses trous, ses interrogations, sa

fragmentation et son ambiguïté.

Le Peintre de Saltzbourq présente une structure similaire. Cette fois il s'agit non pas de mémoires, mais d'un journal, tenu par Charles Munster. En qualité de journal, le texte est, par définition fragmentaire: ce journal s'étend sur deux mois, court fragment d'une vie, et de plus, Charles n'écrit pas tous les jours, laissant donc des lacunes dans son texte. Le journal s'achève sur une ambiguïté ("et le sentiment de ma vie est demeuré suspendu",

R, 56) et est suivi d'une conclusion qui n'en est pas une, dans laquelle une autre personne (l'éditeur? le lecteur ne sait pas cette fois de qui il s'agit) prend la parole, et dans laquelle le "je" de Charles devient "il". Le narrataire apprend que Charles Munster, en route pour le monastère, s'est noyé dans le Danube débordant. S'agit-il d'un accident ou d'un suicide? Le mystère reste entier. Le corps par contre est retrouvé et, si les moines lui refusent la sépulture catholique (Charles est proscrit, rejeté jusque dans la mort), il sera enseveli par son ami Guillaume qui

141 Guyaux, Poétique du fragment. 9. 148

lui creuse alors une fosse142. Celle-ci sera pourtant bientôt, entraînée par le Danube, grossi par la pluie,

envahissant, comparé à une "mer presque immobile" (R, 61).

Retour à la mer. A la mère? La nature, ici beaucoup plus violente et morbide que dans Les Proscrits, absorbe

finalement le narrateur en son sein. La mer, "cette

immensité très ancienne et cet inconnu toujours à venir que

seule nous désigne l'émergence des terres profondes,

infiniment partagées",143 devient une force dévoreuse. Elle

fait disparaître le sujet, elle arrête l'écriture.

4.2. La mise en abyme

Dans Le Peintre de Saltzbourq. une autre forme de la discontinuité apparaît, elle aussi introductrice de distanciation et d'ironie: la mise en abyme, "fragment qui entretient avec l'oeuvre qui l'inclut un rapport de similitude".144 Les mises en abyme sont nombreuses dans ce

L'image de la fosse revient souvent chez Nodier, trou dans lequel sont ensevelis soit des corps (celui de l'écrivain, ou celui de la mère — dans Les Proscrits par exemple), soit des textes qui en émergent (voir Thérèse Aubert dont le manuscrit aurait été déterré).

Voir la citation de Maurice Blanchot, en exergue à cette thèse.

Les références théoriques à la mise en abyme renvoient à Lucien Dàllenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abvme (Paris: Seuil, 1977), 51. La mise en abyme est présente dans d'autres textes de Nodier, par exemple dans Smarra. pastiche de L'Ane d'or d'Apulée (texte que Dàllenbach lui-même donne en exemple de roman qui, sans sa mise en abyme constitutive, ne fonctionnerait pas) ; ou dans Mademoiselle de Marsan où une peinture met en abyme 149 texte: j'ai déjà noté les similitudes avec Werther qui sont une forme simplifiée de mise en abyme (la scène des arbres abattus étant, par exemple, la répétition, d'un texte à l'autre, d'un décor révélateur); mais, sans avoir recours à l'intertexte, on trouve à l'intérieur du texte plusieurs histoires qui le reflètent.

La première mise en abyme est énonciative: Charles

Nodier écrit une histoire dans laquelle Charles Munster

écrit (dans son journal) une histoire — l'homonymie du prénom est ici transparente.145 Cet embrayeur onomastique est renforcé par la fonction artistique des deux (Nodier, auteur; Munster, peintre — mais en proie à des difficultés créatrices, et en train d'écrire).

La seconde mise en abyme est une vieille romance qu'Eulalie avait l'habitude de chanter à Charles et dont le rapport avec la situation de Charles et d'Eulalie est

évident (quoique les rôles soient inversés):

Claire et Paulin avec simplesse couloient leurs jours, et voyoient fleurir leur jeunesse et leurs amours. Rien ne pouvoit en apparence les désunir [...]

les déboires de Diane de Marsan.

Tout comme Nodier utilisera, souvent, le nom de Maxime Odin (anagramme de Nodier) pour désigner le narrateur d'un bon nombre de ses oeuvres (Souvenirs de jeunesse. Mademoiselle de Marsan. La Quinzaine de la Chandeleur. L'Amour et le grimoire. Smarra). A noter aussi: Odin est la forme Scandinave de Wotan, dieu germanique de la fureur et de l'écriture. 150

Le père de Paulin cependant lui enjoint de partir

(proscription) et les deux amants se séparent en se jurant fidélité. Mais Paulin est jeune,

Claire est bien loin! Rose est jolie! Un trait l'atteint. Le temps fuit. Le serment s'oublie, L'amour s'éteint.

La romance est une mise en abyme-pivot, "rétro-prospective.

Charnière entre un déjà et un pas encore" (Dàllenbach, 89), elle entraîne le lecteur à présumer ce qu'elle résume.

Puisque cette première partie de la romance reflète la situation de Charles (personnage équivalent à Claire, trompée par son amant) et Eulalie (personnage équivalent à

Paulin, infidèle et parjure), le lecteur apprend donc avec effroi que Claire "va mourir" avant de ré-apparaître, fantôme ensanglanté, à Paulin qui en meurt... Or la fin du texte de Nodier diffère. C'est Spronck (l'équivalent de Rose qui, elle, apparemment, survivait) qui va mourir le premier.

Et si Charles périt lui aussi, les derniers mots du texte sont: "Eulalie existe; elle a maintenant vingt-huit ans" (R,

62) — la parjure survit. La mise en abyme est donc trompeuse

(tout comme l'était l'analogie intertextuelle: si Spronck ressemblait vraiment à l'Albert de Werther. il ne se sacrifierait pas pour permettre l'union de Charles et d'Eulalie).

Troisième mise en abyme, une "note" ajoutée à la fin du texte: "Le suicidé et les pèlerins, imité du chant de 151

Schwartzbourg" qui joue le rôle de mise en abyme terminale,

répétition de ce qui est déjà su. Semi-homonymie du nom de

lieu: Saltzbourg/Schwartzbourg.146 De faible motivation

narrative (le lecteur sait déjà ce qui s'est passé), ce genre de mise en abyme offre, selon Dàllenbach, un point d'orgue, élargissant l'histoire au mythe. Le chant est un dialogue entre un ermite et un (puis des) pèlerin(s),

évoquant la fin (le suicide) d'un jeune étranger dont la jeunesse paraissait si prometteuse. Le chant semble donc confirmer l'hypothèse du suicide de Charles, et invoque le pardon de Dieu. Mais, si la fin de la romance différait de la fin du texte, pourquoi n'en serait-il pas de même ici? La confirmation du suicide ne confirme peut-être rien, et peut-

être s'agissait-il tout simplement d'un accident. Ce texte qui fait figure de mise en abyme terminale pourrait tout aussi bien ne pas refléter l'histoire principale.

Parallèlement à la diégèse principale, on remarque une mise en abyme de la diégèse accessoire. Charles, qui assiste aux funérailles de Cordélia, apprend l'histoire de la jeune morte: Guillaume et Cordélia s'aimaient, mais Cordélia, pensant leur amour interdit (en raison de leurs différences sociales) tombe malade. Lorsque les parents comprennent la situation et donnent leur bénédiction, on s'apprête à célébrer les noces des deux jeunes gens. Hélas, la maladie

146 Notons aussi que le terme Schwartzbourg contient "schwartz", le noir qui va de pair avec le romantisme noir du texte. 152

de Cordélia est trop avancée et elle meurt. Ici, pas de

parjure — et apparemment pas de rapport avec Eulalie et

Charles. Mais le rapport analogique cette fois concerne

Spronck et une femme qu'il a aimée et vu mourir. Spronck

identifie totalement Cordélia à cette femme (non nommée dans

le texte) qu'il a déjà aimée.

Quelle est la fonction de ces multiples mises en abyme?

D'une part, elles introduisent la discontinuité, elles

fragmentent l'intrigue principale sans cesse interrompue par

ces intrigues (ou textes) accessoires. En tant que

contractions du récit, ces histoires dans l'histoire

perturbent le déroulement narratif successif, y introduisant

une sorte d'anachronie. D'autre part, elles distancient le

lecteur du texte. Puisque les récits mis en abyme

s'affichent "récits”, productions textuelles (romance ou

chant), le texte (Le Peintre de Saltzbourq) s'affirme texte grâce à elle. La romance irréalise au profit d'un signifié

inépuisable la teneur du récit. Enfin, ces mises en abyme génèrent l'ambiguïté (suffisamment analogues pour suggérer

l'identité, les "histoires dans l'histoire" offrent pourtant des contrastes majeurs avec l'histoire principale) .

Histoires qui se réfléchissent et qui font réfléchir le lecteur au système de production textuelle, aux problèmes d'apparences fausses, et qui permettent un certain recul par rapport au roman sentimental. En définitive, et c'est, semble-t-il, l'une de leur fonction principale ici, les 153

mises en abyme du texte, vraies ou fausses, ne servent pas à

renforcer l'efficacité narrative, mais au contraire à

1'ébranler, à fissurer (fragmenter) l'intrigue, introduisant

vertige et doute dans l'esprit du lecteur.

4.3. Symbolique ou sémiotique?

Si l'auteur, comme il l'affirme dans sa préface aux

Proscrits, cherche la modernité, la nouveauté (quitte à

atteindre le bizarre), c'est que le langage ''classique” est

insuffisant. A l'intérieur des Proscrits déjà, Nodier montre

cette insuffisance du langage. Le regard remplace la parole

inadéquate: "Je ne sais pas si les idées de Frantz

s'exerçoient sur les mêmes raisonnements, mais son âme

comprenoit la mienne; et, au même instant, nous faisions

tous les deux un mouvement involontaire l'un vers l'autre

pour nous embrasser” (N, 14), ou: "mais il y a des regards

qui ont une signification plus étendue que tous les mots de

nos langues imparfaites, et Frantz m'avoit compris” (N, 15)

ou encore "Elle me sourit tendrement, et s'appuya sur moi

pour retourner à la chaumière" (N, 17): pas de paroles, mais

un geste (ou plusieurs), qui servent de réponse. Parfois

encore, c'est la musique qui remplace (en mieux) les

paroles: "Elle s'approcha de sa harpe et elle en tira des

sons touchants qui apaisèrent le tumulte de mes sentiments

et qui firent succéder à cette frénésie pénible une émotion profonde" (N, 27-8) — ou mieux encore, le silence chargé de 154

sens: "et quand elle eut quitté sa harpe, j'écoutois encore"

(N, 28). C'est que le langage qui "aura le suffrage des gens

de goût", qui n'essaiera pas d'être "neuf" ou "bizarre", et

dont le "style" sera "égal" et dépourvu de "répétitions"

(pour reprendre les termes de la préface) — ce langage est

désormais dépassé, inadéquat, incapable de traduire les

passions et tourments du moi romantique. C'est un "langage"

plus primitif (gestes, musique, silence...) qui s'impose et

qui, face au morcellement de la coupure, tend à la fusion.

Ce langage vrai, de la fusion, de l'émotion, est un

langage musical, n'ayant peur ni de la répétition ni du

silence. Un texte fragmentaire où répétitions et lacunes ont

leur place, harmonieusement, s'en dégage. Les répétitions,

nombreuses, sont voulues (voir la préface et la postface qui

les soulignent), et infantilisent, dans une certaine mesure,

sémiotisent le langage. La phrase parlée se fait courte,

souvent dénuée de verbe, simplifiée au maximum, et répétée

(la répétition se remarque d'autant plus que les dialogues

sont extrêmement limités): "Plus de repos, plus de bonheur"

(N, 13 et 14); "Jamais" (deux fois page 14); "beaucoup souffert" (deux fois pages 15); "J'ai un frère" (N, 15 et

17); "Je lirai ton Werther" (deux fois à la page 21);

"proscrit" (seul ou intégré dans une phrase courte: dans le titre, deux fois dans le chapitre 7 et une fois au début du chapitre 8); "Croyez-vous que la femme adultère trouvera grâce devant Dieu?" (deux fois page 41). La nature s'en 155

mêle, ajoutant des effets d'écho: "quand l'écho répète sa

voix, il croit les [parents, amis] avoir entendus" (N, 19),

"et quand l'écho répéta cette imprécation comme un

gémissement lugubre, un frisson d'épouvante glaça mon sang"

(N, 29). Répétition pas toujours plaisante, mais entraînant

toujours une réaction, une émotion, un sentiment. Répétition

inhérente à ce langage.

Rappelant en cela le texte de Moi-même. Les Proscrits

frappe également par l'abondance des points de suspension.

Je n'en referai pas ici l'analyse, me contentant de rappeler

le caractère éminemment sémiotique de leur usage. Les dialogues surtout sont ici composés de phrases interrompues, avec points de suspension lourds de sous-entendus:

"L'amour!..." (N, 15), "— Werther aussi, dis-je, — L'ami des malheureux, dit Stella...", (N, 24): les personnages se comprennent à demi-mots. Les points de suspension et les ellipses sont ici chargés de sens, complétant efficacement le langage symbolique — et les êtres romantiques comprennent toujours la signification de ces silences. Exemple de dialogue fragmentaire, où les points de suspension sont parfois sous-entendus, parfois imprimés: "-Souvent, dit

Stella. -Tous les jours, répondis-je. -Bientôt, reprit-elle.

-Oh! Demain..." (H, 25). Langage à la syntaxe tronquée, langage parlé, naturel, qui, en se simplifiant à l'extrême, revient vers ses sources: langage sémiotisé. Le langage

(symbolique) du père séparateur, du père qui proscrit est 156

donc à son tour rejeté, proscrit (en réponse à la séparation

et à la proscription d'origine), supplanté par les valeurs

maternelles — Nature-Mère-Sémiotique.

Un thème cher à Nodier, une modalité de la coupure, la

séparation des êtres, est repris symboliquement par

l'écriture qui s'en joue sous diverses formes de

fragmentation textuelle: textes (chanson, romance ou

intrigue) mis en abyme, paratexte qui ne cesse de croître

(dédicaces, pré- ou postface), intertexte (reprises,

adaptations, imitations — Goethe, Rousseau, Sterne...); et même, fortement sémiotisés: répétitions, musique, silence.

Tous ces jeux d'écriture créent une architecture textuelle

alambiquée — qui duplique (même si c'est inconsciemment) la

structure de l'architecture gothique. Impossible bien sûr de

qualifier Le Peintre de Saltzbourq ou Les Proscrits de

"romans noirs (gothiques)" purs (je l'ai dit, je le répète,

les textes de Nodier ne sont jamais des "purs" quoi que ce

soit, parvenant toujours à échapper à toute catégorisation).

Mais les caractéristiques gothiques y sont nombreuses (et donc sans doute intentionnelles).147 On y retrouve le héros maudit (proscrit), l'artiste maudit (Charles Munster n'arrive plus à peindre, le héros des Proscrits affirme qu'il écrira mais meurt — ou du moins disparaît— peu

Je renvoie, pour les caractéristiques qui suivent, à l'article déjà cité, "Le choix du noir". 157 après).148 On y retrouve le thème de l'isolement

(conséquence directe de la proscription) . On y retrouve l'incertitude (née de contradictions), l'interrogation (du lecteur, et à laquelle l'auteur ne répond jamais complètement) et un certain trouble. On y retrouve l'univers onirique, parfois prémonitoire, souvent vacillant et menaçant. On y retrouve "ce phénomène de fusion ou de confusion par lequel se constituent ces figures bicéphales, sortes de monstres littéraires en qui [...] le public ne sait plus distinguer le créateur de sa créature", comme

Frankenstein149 (où commencent et où finissent les affinités entre Charles Nodier et ses héros narrateurs?). On y retrouve la séparation ultime, la mort — et des fantômes.

Dans cet espace littéraire ambigu, on retrouvera aussi les figures doubles, mettant en évidence les contradictions de la société (comme Robin des bois). Ces créatures doubles, qui intériorisent la séparation, et qui sont issues, dans une certaine mesure, du roman gothique, font l'objet du chapitre suivant.

Ce héros damné, aux gestes et sentiments démesurés, en proie au paroxysme de la souffrance, c'est celui que décrit Mario Praz.

Liliane Abensour, Françoise Charras, III. CHAPITRE IV

Identités fracturées

La coupure de la naissance, la coupure de la guillotine, sont des crises, des traumatismes qui se traduisent souvent par des personnages nodiériens à l'identité fracturée. Nodier semble se plaire à mettre en scène des "personnages où l'être ne coïncide pas avec le paraître",150 des personnages-doubles (voire triples!) et donc générateurs d'ambiguïté. Qu'il s'agisse de figures pseudo-historiques (Hyppolyte Bonin ou le Général Foy par exemple), de créations fictives (tels Jean Sbogar/Lothario,

Adolphe/Antoinette ou la Fée aux miettes/Belkiss), ou encore d'une fragmentation du narrateur/auteur en plusieurs entités

(Théodore, Breloque, Pic), l'être fragmenté, l'être aux multiples visages apparaît fréquemment dans l'imaginaire nodiérien, révélant une scission problématique de la personnalité. Dans ce chapitre, j'étudierai deux exemples frappants de personnages divisés, socialement ou sexuellement, incapables de réunir les deux moitiés

150 Philippe Hamon, "Un discours contraint" in Littérature et réalité (Paris: Seuil, 1962), 157. La coïncidence de l'être et du paraître du personnage est notée par Hamon comme l'un des traits de la clôture du discours réaliste.

158 159

fragmentaires de leur être, incapables de trouver une

identité satisfaisante. Des personnages souvent issus du

roman noir (Jean Sbogar évolue dans un décor gothique), des

personnages maudits et/ou proscrits, qui installent la

révolte au sein de la société, et peut-être aussi, au sein

de la littérature.

1. Division socio-politique

La question idéologique apparaissait déjà dans Moi-même

où, dès le premier chapitre, à la question (fictive) d'un

homme politique lui demandant s'il était jacobin ou chouan,

le narrateur répondait: "Ni l'un ni l'autre" (MM, 45).

L'expression, répétée presque textuellement ("ni jacobin ni chouan", MM, 61, "je ne suis pas chouan, et [...] je ne suis pas jacobin", MM, 85-86) plusieurs fois dans le texte, montrait dès le premier texte littéraire l'importance de la situation politique et des difficultés de choix qu'elle pose au personnage. En effet, l'idéologie est directement liée à l'identité, comme l'explique Philippe Malrieu dans son article intitulé "Identité: des notions au concept":

L'individu ne devient sujet, et personne, c'est-à- dire acteur (constructeur, responsable de ses engagements et entreprises) que dans le cadre d'un système de représentations/valeurs, auquel certes il s'assujettit, et peu ou prou s'aliène, mais qui en même temps donne un sens à ses conduites. [...L'individu] trouve dans cette aliénation historique [idéologique] de quoi dire "je". [...] 160

Il a trouvé son identité: au sein de son aliénation. 151

Si le narrateur de Moi-même refuse d'adhérer à une idéologie, ne s'affirmant "ni jacobin ni chouan", si Jean

Sbogar se veut à la fois brigand et prince, si Adolphe se veut royaliste tout en ayant des sympathies nombreuses chez les républicains, cela reflète sans doute les hésitations idéologiques de Nodier lui-même face à la coupure de la

Révolution, à l'effondrement des structures sociales.

Nodier, je l'ai dit, a toujours eu du mal à choisir son camp, s'enflammant tour à tour pour des causes opposées: d'abord jacobin (voir ses premiers discours et écrits politiques révolutionnaires à tendance jacobine), puis parodiant les clubs jacobins avant d'abandonner finalement la politique. Jean-Luc Steinmetz explique que, 1

durant les années qui vont de la Convention à la fin de l'Empire, il s'y adonne avec ferveur [à la politique], jouant plus qu'il n'est permis à la "conspiration", sans pour autant rester fidèle dans ses choix. Du moins retiendra-t-il que la littérature est liée à la société, thème cher aux Idéologues, et que dans une période aussi troublée, elle ne peut produire que des textes sombres et violents, marqués par la cruauté ou l'instabilité du régime, et portant en eux, comme un inexpugnable refoulé, le traumatisme de la Révolution (je souligne).152

Philippe Malrieu, "Identité : des notions au concept", La Pensée. 226, mars-avril 1982, 26.

Jean-Luc Steinmetz, "Le Veilleur de nuit" in Charles Nodier, Smarra. Trilbv et autres contes (Paris: Garnier- Flammarion, 1980), 24. 161

Daniel Couty, quant à lui, n'hésite pas à parler, à propos

de Charles Nodier, de "ce curieux républicain royaliste" (I,

111). Cette définition ambiguë, oxymorique, caractérise

efficacement Nodier qui, déçu par la société contemporaine

cherche vainement une position politique juste,

satisfaisante. Cette coupure, cette séparation d'avec la

société, parfois voulue, parfois subie, se retrouve alors

chez la plupart des "héros" nodiériens. Comment choisir une

idéologie lorsque le sujet collectif est en procès, lorsque

la société elle-même se cherche, rejetant le père (elle a

guillotiné le Roi) pour le ré-instaurer sous une forme barbare (jugements sommaires des tribunaux

révolutionnaires), se faisant castratrice et anéantissante

(guillotine)? Nodier refuse d'adhérer à une idéologie exclusive, de condamner qui que ce soit sur la seule teneur de ses idées politiques. Il explique, dans ses Miscellanées. son horreur de l'intolérance et des camps trop tranchés:

J'ai entendu dire cent fois: "Cet homme est bon, sensible, généreux. Je n'hésiterois pas à lui confier ma bourse, ma maison, mon secret, ma fille; mais il ne pense pas comme moi, et je le tue." Je conçois qu'il ne pense pas corne toi, car s'il pensoit comme toi, l'exemple de deux ménechmes comme vous deux seroit unique dans le monde intellectuel. Mais écoute! Il n'est pas que tu n'aies entendu parler de l'optique. Tu dois savoir qu'un verre concave ou convexe change la dimension des choses [...] Eh bien! il n'existe pas un homme qui n'ait un de ces verres magiques devant un de ces yeux de l'intelligence qui portent la pensée à 1'âme [... ] J 'admets que tu sois né avec une vue nette [... mais ce n'est pas] une raison suffisante pour tuer le myope qui ne 162

voit que de près, ou le presbyte qui ne voit que de loin. (O, V, 27-29)

On peut voir, dans ce parti-pris, une forme d'indécision.

J'y vois une tolérance et une ouverture d'esprit. Mais c'est

ce refus même de trancher, cette difficulté à concilier des

élans que la société juge contraires, qui, précisément,

conduira ses personnages déchirés à leur malheur.

2. Mise en scène historico-romantico-noire d'un trouble du sujet tiraillé entre deux identités contraires (Jean Sbogar).

2.1. Jean Sbogar/Lothario

Roman paru en 1818 (mais ébauché en 1812, affirme

Nodier dans ses "préliminaires", JS, 57), réédité, adapté,

transposé, Jean Sboaar a connu, à l'époque de Nodier un

grand succès. Les critiques du vingtième siècle mettront

plus de temps à l'apprécier, et c'est Jean Sgard (affinité

onomastique?) qui, le premier, dans son introduction au

texte, affirme, sans hésitations, sa valeur: "L'oeuvre est

visiblement de premier plan: parfaitement écrite, dans une

prose poétique dont on ne voit pas l'équivalent, et composée

avec une étonnante maîtrise, elle est riche de perspectives,

de mystère, elle vibre de toutes sortes de résonances

internes, elle étonne et donne à rêver." (JS, 11).

Dans ce texte, la double identité problématique se traduit par une présence physique double puisque le héros mène une double vie: à la fois Jean Sbogar et Lothario, deux 163

êtres apparemment opposés, il n'est pourtant jamais, ni sous

l'un ni sous l'autre de ses masques, un personnage

clairement défini. Jean Sbogar est un brigand qui dirige les

Frères du bien commun. C'est ainsi que s'étoit nommée d'abord, avant de se mettre au-dessus de toutes les convenances et de violer toutes les lois, la troupe sanguinaire de Jean Sbogar. [...] La renommée lui donnoit des formes colossales et terribles, on prétendait que des bataillons effrayés avaient reculé à son seul aspect [...] Le vulgaire le faisoit petit-fils du fameux brigand Sociviska [...] on s'accordoit à avouer qu'il étoit intrépide et impitoyable [...] on l'appeloit le vieux Sbogar, quoique personne ne sût quel nombre d'années avoit passé sur sa tête (JS, 78- 79) .

Image incertaine donc, puisque personne ne l'a vu qui pourrait le décrire au public. L'imaginaire populaire lui façonne alors une "identité", une personnalité, un physique

à la mesure de ses actions, de ses exploits (qui eux sont connus, vus, garantis dans une certaine mesure). Or cette image mythique de Jean Sbogar n'a rien à voir avec la réalité de sa personne — ou devrais-je dire de l'autre de ses personae, Lothario, pas même au niveau du physique. A

Venise, en effet, il est bien différent: Lothario, jeune aristocrate à la limite du dandy est

un jeune homme de la plus belle figure, qui paroît de temps en temps à Venise avec le train d'un prince, et qui semble pourtant n'avoir cherché l'habitation d'une grande ville que pour trouver l'occasion de répandre des libéralités plus abondantes parmi les pauvres, car il fréquente peu la société, et on ne lui a presque point connu d'habitudes et d'amitiés particulières ni en hommes ni en femmes. Il visite quelquefois une famille malheureuse pour lui porter un secours; passionné pour les arts, qu'il cultive avec succès, il 164

recherche quelquefois la conversation de ceux qui les exercent [...] il est, pour une classe immense, un objet de reconnaissance, d'affection, et pour ainsi dire, de culte. [Agé de v]ingt-cinq ou vingt-six ans tout au plus [...] il est très blond et délicat, quoique plus adroit et plus robuste que les hommes les plus fortement constitués [...] (Jü, 110-112)153

Les deux personnages semblent avoir peu en commun (l'un serait vieux et l'autre jeune, l'un aurait des formes colossales alors que l'autre est avant tout blond et délicat) — si ce n'est le mystère qui les enveloppe. Le premier, Jean Sbogar, est décrit par un narrateur omniscient

(pour une fois, on s'éloigne du "je" narrateur) qui, ainsi qu'en témoignent les expressions introduisant et ponctuant la description, répète ce que lui-même a pu lire ou entendre dire à propos du brigand: "Un bruit s'était répandu", "La

Une telle dichotomie du personnage n'est pas unique chez Nodier. Je mentionnerai aussi Hippolyte Bonin, dans Suites d'un mandat d'arrêt, type même de l'homme "à deux faces": c'était "un homme de trente à trente-deux ans, qui, vu par derrière [...] paraissait en avoir soixante et davantage à la courbure de son corps fatigué, dont le buste se repliait en demi-cerceau sur deux jambes arquées et tratelantes. En face, quand l'énergie du plaisir ou de la colère lui permettait de reprendre la perpendiculaire et l'allure d'un homme, c'était tout autre chose : un joli garçon de bonne maison déguisé en rustre. [,.I]1 ne sortait jamais, dans les grandes occasions, sans porter le frac soigné du petit-maître de campagne sous le sarrau du paysan (SEP. II, 113).

Ce personnage caméléon, qui tient "d'Abélino ou de Jean Sbogar au petit pied" (SEP. II, 113), profite de sa capacité de changer d'identité pour se tirer toujours d'affaires. Son identité douteuse et multiple, symbolisée par la superposition de ses vêtements, fait que son identité véritable (s'il en a une) échappe à tous, y compris au narrateur, et peut-être à lui-même. 165

renommée lui donnait", "On prétendait que", "on s'accordait

à avouer [que]". Quant au second, Lothario, il est décrit

par un serviteur des Alberti, Matteo, qui, lui-même n'a

acquis ses connaissances que par "le bruit public" (JS,

110). Sa description reflète elle aussi l'incertitude,

traduite au niveau du vocabulaire: les mots "presque",

"quelquefois" empêchent de tirer des conclusions

définitives, les expressions verbales telles "semble", "à ce

qu'on assure", "dit-on", "il parut", et les nombreux

conditionnels confirment la vague indécision qui entoure

Lothario. L'un comme l'autre sont des êtres réputés, mais

que personne ne connaît vraiment. Personnage(s)

incernable(s), fuyant(s). Personnage(s) impossible(s) à

définir avant qu'eux-mêmes (lui-même) ne se définisse(nt).

Les deux identités s'opposent totalement par leurs classes

sociales: prince ou brigand de grands chemins...154 Mais

s'il est vrai que l'on pourrait rapprocher Sbogar du brigand

généreux mythique, il n'en est pas moins vrai, comme le montre Jean-Claude Rioux,155 que les actions du héros,

qu'il s'agisse de brigandage ou de générosité, sont

quasiment absentes du texte et qu'elles sont limitées à un

154 Notons que Nodier reprend ici un mythe datant d'Amadis de Gaule, qui s'est épanoui à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle (Robin des bois), et qui continuera au XXe siècle (avec entre autres Arsène Lupin).

155 "Les Tablettes de Jean Sbogar ou le voleur et la révolution", in Charles Nodier. Colloque du deuxième centenaire. Besancon. Mai 1980 (Besançon: Les Belles Lettres, 1981), 113-132. 166

dit (la rumeur publique) ou à un écrit (les tablettes de

Lothario, sur lesquelles il jette ses pensées

fragmentaires).

La dichotomie du héros est présente à tous les niveaux:

déchiré entre un idéal pur et généreux et des moyens

violents d'y parvenir, Sbogar/Lothario n'est à l'aise ni

dans l'une, ni dans l'autre de ses personnalités. Amoureux

d'Antonia, il ne peut l'aimer à cause de son côté noir (de

ses actions sbogariennes) indigne de la jeune femme. Il est

pris dans un cercle vicieux, son amour est voué à l'échec, à

cause de sa double personnalité. Pour une fois, ce n'est pas

une force externe (Histoire, famille, religion) qui sépare

les amoureux, mais une contradiction interne. Ce déchirement

se retrouve jusque dans son approche de la religion: il veut

croire, n'arrive pourtant pas à croire, et se retrouve face

au "néant”.

Lothario lui-même offre une explication possible à cette ambiguïté du personnage. L'homme est double, dit-il, parce qu'il a appartenu à deux états différents: le premier,

l'âge d'or, est encore en lui, quelque part: "et chaque fois qu'une grande commotion politique fait pencher vers son état naturel la balance de la société, il s'y précipite avec une

incroyable ardeur, parce que telle est la tendance de son organisation qui le ramène toujours d'une autorité irrésistible à la jouissance la plus complète de liberté qu'il puisse se procurer" (JS, 148). Sbogar serait donc une 1 6 7

tentative de retour à l'âge d'or (époque primitive, pré­

sociale, antérieure à "l'invention des lettres", 0, V, 276)

alors que Lothario serait l'homme socialisé (âge moderne).

Le personnage double représente une intériorisation de la

rupture qui permet d'opposer les valeurs positives de l'Age

d'or et celles, négatives, des temps civilisés. Tentative

problématique bien sûr: Sbogar échoue, parce qu'il a recours

à la violence, et finit, victime lui-même de la violence.

Rioux affirme que Nodier démythifie le mythe du brigand

généreux puisque le héros échoue doublement (historiquement

et personnellement). Il s'interroge donc sur la portée

politique du texte, suggérant que, malgré les "tablettes" au

contenu subversif, Nodier fait preuve d'un "conservatisme

prudent" dans Jean Sboaar (en faisant échouer son héros et

en ne montrant pas ses actions subversives, Rioux, 128)).

Peut-être, mais n'oublions pas que ce texte a inquiété

l'ordre établi.156 L'auteur adopte-t-il les idées de son héros? ou veut-il au contraire montrer leur folie, par

l'échec du héros? Impossible de savoir, et c'est cela justement qui est la principale caractéristique du texte: cette ambivalence jamais résolue, qu'elle soit au niveau du

Nodier devait aller, en 1817, en Russie (il fut question d'un poste de bibliothécaire à Odessa, et d'un poste d'enseignement dans un lycée russe). Or, alors que Nodier et sa famille étaient prêts à partir, le gouvernement russe, à la lecture de Jean Sboaar. revint sur sa décision d'embaucher Nodier, inquiet du caractère subversif de l'oeuvre. 168

personnage, amplifiée par la séparation géographique, ou au

niveau idéologique; ambivalence qui perturbe, qui dérange et

qui est, en soi, une certaine forme d'engagement. En effet,

il me semble que Nodier opte, systématiquement, pour la

mouvance, l'ambivalence, le flou, l'ambigu (politiquement ou

textuellement). C'est pour lui une forme d'engagement:

lutter contre les positions trop nettes (et donc

intolérantes), contre l'enfermement, contre les textes et

les esprits bornés.

2. 2. Fragmentation géographique

A la fragmentation de la personnalité correspond une

fragmentation spatiale. Jean Sgard dans "Charles Nodier et:

la poésie des lagunes" montre cette opposition des lieux,

entre Venise et Trieste, et fait très justement remarquer que l'amour interdit d'Antonia et de Jean Sbogar n'a d'espoir que "dans un espace ambigu [...] Ils ne peuvent s'unir que par l'intermédiaire de la nuit, du vent, de l'enlisement, dans une sorte de torpeur fascinante" (11).

Mais si Jean Sgard insiste sur la lagune et ses sables mouvants, comme reflet d'un état d'âme romantique, je voudrai plutôt revenir sur cette opposition géographique, en tant qu'elle duplique l'opposition Sbogar/Lothario, en tant que mise en abyme géographique de la scission de l'identité du héros. Les deux figures, Jean Sbogar et Lothario, sont assimilées à des lieux. Jean Sbogar est une figure de Trieste: au delà des "derniers mâts du port, au-dessus des

toits du Lazaret, une partie de la montagne qui est

infiniment plus obscure que les autres, qui les domine de

beaucoup et dont l'aspect gigantesque et ténébreux inspire

le respect et la terreur; c'est le cap de Duino [avec le]

château qui en occupe le faîte — Trieste, ville du

romantisme noir, où la figure du château menaçant se

dessine. Lieu dont les "beautés naturelles" (JS, 97)

s'opposent au luxe artificiel de Venise, et dont l'aspect

"gigantesque et ténébreux" rappelle les "formes colossales

et terribles" de Sbogar. Lothario, lui, est une figure de

Venise: "cette ville opulente et magnifique" dans laquelle

on trouve "le luxe et les arts" venus du monde entier (JS,

97), ville sophistiquée, à l'image du "délicat" Lothario.

Délimitations géographiques claires, indiquant au personnage son rôle, son masque. Les indications (et les descriptions) géographiques réfléchissent l'organisation même de l'oeuvre et des personnages. Les quatre premiers chapitres se passent

à Trieste et dans ses environs. C'est là qu'on entend parler de Jean Sbogar et de sa bande de brigands; c'est là qu'il apparaît à Antonia, bien que non nommé (ce n'est qu'au quinzième chapitre que le narrateur reconnaît officiellement, et a posteriori, que "ce redoutable amant qui lui avait si mystérieusement apparu au Farnedo [...]

était Jean Sbogar lui-même", JS, 189). Le cinquième chapitre est un chapitre charnière, celui du voyage de Trieste à 170

Venise où un moine inconnu (Sbogar/Lothario déguisé — troisième identité donc!) et au visage caché accompagne les voyageuses. Les chapitres six à treize se déroulent à

Venise. Un portrait de Lothario est peint, par le domestique

Matteo (chapitre six), sorte de pendant au portrait de

Sbogar (chapitre deux). Venise est le domaine de Lothario, et si l'existence de Jean Sbogar n'y est pas inconnue, il n'y est pourtant pas une menace:

Le nom de Jean Sbogar était parvenu à Venise comme celui d'un homme dangereux et redoutable; mais il n'y avait jamais donné d'alarmes, parce que sa troupe, trop peu nombreuse pour tenter un coup de main sur une grande ville, ne portait guère les ravages que la renommée lui reprochait que dans quelques villages de la terre ferme auxquels les habitants des lagunes étaient aussi étrangers que s'ils en avaient été séparés par des mers immenses. (JS, 142-143)

Les espaces clairement distincts (Trieste, Venise) ont des frontières qui se veulent parfaitement imperméables. Sbogar

(l'homme de Trieste) est donc exclu de Venise, et les chapitres vénitiens sont, au contraire, remplis du personnage de Lothario. Après son portrait annonciateur (par

Matteo) au chapitre six, il fait, dès le chapitre suivant, son apparition, en personne. C'est son départ de Venise, au chapitre treize, qui motivera celui d'Antonia et de sa soeur, et donc leur retour à Trieste (tout comme, la peur de

Sbogar avait motivé leur départ pour Venise) — et simultanément un déplacement géographique de l'action. Le texte fluctue donc, à cause de Sbogar/Lothario, suivant 171 le(s) personnage(s) dans ses/leurs pérégrinations, passant d'un lieu à un autre, reflétant dans sa dichotomie géographique la dichotomie du personnage principal.

Il existe cependant des territoires de 1'entre-deux, des "no-man's lands" dans lesquels le personnage, quel qu'il soit (Sbogar ou Lothario), échappe dans une certaine mesure

à son image et, bien qu'il ne parvienne à concilier ses oppositions, c'est dans ces lieux qu'il se révèle le plus et qu'il est le plus près de vivre, positivement, son amour pour Antonia. Ce "no man's land", près de Trieste, c'est le bosquet, le Farnedo, charmant mais propice à la solitude.

Près de Venise, c'est le Lido, île à la position limite, ambiguë, entre les lagunes et la mer:

Cependant, de tous les lieux où ils aimaient à se retrouver, il n'en était aucun qui leur offrit plus de charmes qu'une île étroite et allongée, que les habitants de Venise appellent le Lido. ou le rivage, parce qu'elle termine en effet les lagunes du côté de la grande mer, et qu'elle est comme leur limite. La nature semble avoir imprimé à ce lieu un caractère particulier de tristesse et de solennité, qui ne réveille que des sentiments tendres, qui n'excite que des idées graves et rêveuses. Du côté seulement où il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de petites maisons simples, mais pittoresques. [...] De là, Venise se développe aux yeux dans toute sa magnificence; le canal, couvert de gondoles, présente dans sa vaste étendue l'image d'un fleuve immense, qui baigne le pied du palais ducal et les degrés de Saint-Marc. Une pensée amère serre le coeur quand on distingue au- dessous de ces dômes majestueux les murs noircis par le temps de l'inquisition d'Etat, et quand on essaye de compter à part soi les innombrables victimes [...] En remontant vers la crête du Lido, on se sent attiré par l'aspect d'un bosquet de chênes qui en occupe toute la partie la plus 172

élevée, qui s'étend en rideau de verdure au-dessus du paysage, ou qui s'y divise çà et là en groupes frais et ombreux. On croirait, au premier abord, que cet endroit, favorable à la volupté, ne renferme d'autres mystères que ceux du plaisir; il est consacré aux mystères de la mort. Un grand nombre de tombes éparses, chargées de caractères singuliers et inintelligibles pour la plupart des promeneurs, semblent annoncer la dernière demeure d'un peuple effacé de la terre [...] (JS, 136-137)

Territoire entre Venise d'une part (ville remplie de signes:

"Enfin Venise commença à se dessiner sur l'horizon, comme

une découpure d'une couleur sombre, avec ses dômes, ses

édifices, et une forêt de mâts de vaisseaux", socialisée,

organisée, symbolique) et la mer d'autre part, espace libre

et infini. Territoire de 1'entre-deux, où le calme touche à

la mélancolie, et où la mort a sa place.

Il existe enfin une autre catégorie spatiale: les

territoires de passage, dans lesquels les personnages sont, par définition, en mouvement. L'auteur crée donc de mini

"récits de voyage", très brefs, mais dont l'importance narrative est radicale. Le chapitre treize est un reflet

(asymétrique) du chapitre cinq: les similarités, comme les différences, sont importantes. Dans le chapitre cinq,

Antonia et Lucile se déplaçaient en voiture, de Trieste à

Venise. Au chapitre treize, elles font le chemin inverse, cette fois en bateau. Lors des deux voyages, elles sont attaquées par la bande de Sbogar. Mais le résultat de l'attaque diffère puisque Sbogar lui-même était là (déguisé en moine), lors du premier voyage, pour sauver Antonia. Au 173

treizième chapitre, fuyant Antonia pour ne pas 1 'attirer

dans son destin tragique et fatal, il devient, par son

absence même, la source (cause) de sa fin tragique: ne

sachant à qui ils ont affaire, les brigands après avoir tué

sa soeur, enlèvent Antonia et l'emmènent au château de

Duino. La volonté de Lothario/Sbogar se traduit donc par des

actes qui ont pour résultat l'effet précis qu'il cherchait à

tout prix à éviter.

Les chapitres suivants (14 à 16) se déroulent au

château de Duino. Retour à des chapitres statiques. Retour

de Jean Sbogar (on est près de Trieste). or ce château,

c'est l'espace gothique, noir, bâtiment aux ••créneaux"

découpés (fragmentés) et qui passe pour avoir inspiré à

Dante son enfer (JS, 76), "habité tour à tour par des chefs de parti et par des voleurs" (JS, 76), impressionnant par

ses "voûtes", ses "vastes galeries, les escaliers immenses,

les salles gothiques" (Jg, 180)...

Le dernier chapitre, le chapitre 17, s'éloigne volontairement des espaces précédents: "Les prisonniers furent envoyés à Mantoue pour y être jugés, on préféra cette ville assez éloignée à toute autre, parce qu'elle les mettait hors de portée et des tentatives de leurs complices, et que son heureuse position militaire la défendait d'un coup de main" (£S, 198). Et aussi, surtout, parce que, pour respecter la géographie narrative, il faut un terrain neutre, ni Venise, ni Trieste, pour conclure. C'est dans ce territoire neutre que le choc final aura lieu: le personnage

est toujours déchiré entre deux personnalités mais la fusion

des deux doit se faire finalement. Reconnu, nommé par

Antonia qui crie son nom: "Lothario!", le héros, par amour

pour elle, clame son autre identité: "Jean Sbogar!".

Comprenant que 1'objet de son amour était le brigand,

Antonia s'effondre, morte. En voulant la protéger,

Sbogar/Lothario l'a, en quelque sorte, tuée. Il ne lui reste

plus qu'à mourir, et c'est donc lui qui donne le signal à

ses exécuteurs. Cette ambivalence insurmontable d'un homme déchiré entre l'âge d'or et l'âge moderne, est donc mise en

abyme par la dichotomie spatiale (géographique et textuelle). Ailleurs, c'est au niveau non seulement social, mais aussi et surtout sexuel, que se traduit l'ambivalence du sujet.

3. Mise en scène historico-sentimentale d'un sujet divisé (Thérèse Aubert).

Thérèse Aubert. nouvelle écrite en 1819, met en scène, sous forme de narration à la première personne, un jeune aristocrate, Adolphe, évoluant dans la France post­ révolutionnaire. Pour échapper aux républicains qui le poursuivent, il se déguise en jeune paysanne et devient

"Antoinette". C'est sous cette défroque féminine qu'il

évolue durant le reste de la nouvelle. Il est embauché comme

"demoiselle" de compagnie de Thérèse Aubert, la fille d'un riche fermier, et il tombe immédiatement amoureux d'elle. 175

Auprès de la jeune femme, il passe des jours idylliques dans

un lieu campagnard idéalisé, qui n #est pas sans évoquer une

certaine vision de l'âge d'or.157 Mais cette situation

paradisiaque ne durera pas: même si Adolphe veut que le

temps s'arrête, même s'il veut oublier la situation

politique, l'histoire continue de se jouer pendant qu'il

s'est réfugié à la ferme de Sancy. Les suites de la

Révolution ne peuvent rester lointaines et leurs échos viennent troubler son bonheur. Il devra alors quitter

Thérèse et ce lieu idéal pour vaquer à d'autres affaires.

Lorsqu'il revient la voir, c'est qu'elle est mourante — et

sa mort qui survient peu après détruit dans une large mesure

le charme de l'endroit. Après la mort de celle qu'il aimait,

Adolphe décide donc de partir et de rendre les armes devant

l'armée républicaine: il ré-enfile son uniforme de soldat royaliste et se dirige, lui-aussi, vers sa propre mort...

Sous cette histoire romanesque que certains critiques ont trouvée trop invraisemblable,158 et que la plupart ont ignorée, il m'a semblé particulièrement intéressant, au-delà des questions de vraisemblance, d'étudier la présence d'un sujet éclaté, un sujet qui, comme Jean Sbogar/Lothario, est

Là description du lieu rappelle dans une certaine mesure celle du Monténégro dans Jean Sboaar. Pour une analyse plus poussée de Nodier et l'âge d'or, je renvoie le lecteur aux articles d'Anne-Marie Roux.

Citons en particulier Albert Kies, "Deux oeuvres méconnues de Charles Nodier: Thérèse Aubert et Amélie" . Les Lettres romanes. Tome XXVI (3), 1972. 176

fragmenté, déchiré entre des pôles divergents. Un sujet en

quête d'identité, ou, en d'autres termes, les avatars d'un

"sujet en procès".

3.1. Identité politique et sociale

Dans Thérèse Aubert. la Révolution est beaucoup plus

qu'un décor temporel puisqu'elle motive les décisions et

actions des personnages, mais aussi leurs problèmes

d'identité. Adolphe ne sait qu'en penser. Elle le

déstabilise, indubitablement. Incertain de son identité, il

évolue dans une époque elle-même en quête d'identité

politique et sociale. Au lendemain de la Révolution —

l'histoire commence en été 1794— les personnages de la

nouvelle, comme de nombreux Français de l'époque, ne savent plus très bien à quel camp ils appartiennent. Les sympathies du narrateur — de l'auteur?— vont aux aristocrates (dont

Adolphe fait partie), aux soldats royalistes (Mondyon,

Forestier) et autres sympathisants à la cause aristocrate

(Madame T...). Pourtant, ses sympathies vont aussi aux révolutionnaires, aux républicains (qui 1'hébergent et le sauvent — Jeannette et les Aubert) . A période confuse, valeurs confuses où les "bons" d'un jour deviennent les

"méchants" du lendemain et où le narrateur s'interroge sur le bien-fondé d'"une guerre inutile et sanglante" (R, 249).

Ses "compagnons de malheur" (E, 215), officiers de l'armée royale qui "l'embrassèrent en frères" (R, 215) partagent ses "sentiments... [sa] fortune [et sa] destinée" (R, 215).

Leurs origines sociales, par contre, diffèrent puisque si

l'un est Chevalier (donc noble, comme lui), l'autre est fils

de cordonnier (c'est-à-dire ouvrier, artisan). Ses anciens

professeurs, alors amis de son père, ont depuis embrassé le

parti de la Révolution — et sont pourtant ensuite envoyés à

1'échafaud. L'époque poursuit donc tout aussi sauvagement

ceux qui étaient pour la Révolution que ceux qui étaient

contre elle: il n'y a plus ni blanc ni noir, et le narrateur découvre le gris, la "nuance" (R, 222). Aubert, par exemple, est dans le camp des républicains (mais la meilleure amie de sa fille, Henriette, est une noble, fidèle à la cause noble) et, lui-même, modéré, ne garde son rôle actif que pour adoucir la violence de certains républicains fanatiques;

Aubert sera d'ailleurs arrêté sans savoir vraiment ce qu'on lui reproche.

Cette ambivalence idéologique, omniprésente, en réponse

à l'effondrement de la structure politique et sociale se trouve ici redoublée par un problème d'identité du personnage et par un ébranlement de la fonction symbolique.

Et le symbole de cet effondrement, la guillotine (dont l'ombre plane sur le texte, bien qu'elle ne soit jamais nommée) offre une "structure" de remplacement: structure de la coupure, présente au niveau du vocabulaire (les termes

"briser" ou "débris" reviennent maintes fois, et le verbe

"couper" ou des équivalents tels "déchirer", "cueillir", 178

"rompre", "diviser" rythment la nouvelle), et des images

très fortes de décapitation.

3.2. Nom et prénom

Mais si le héros-narrateur n'arrive pas à trouver son

identité politique, il est en proie à une crise d'identité

plus fondamentale encore, puisqu'il a des difficultés à se

reconnaître, à s'annoncer en tant qu'individu porteur d'un

nom, d'un héritage familial et onomastique. Le lecteur

assiste en effet, dans Thérèse Aubert. à une activité de

sape de l'activité de nomination (paternelle et symbolique),

et corollairement, à une lutte contre le Nom du Père.

L'auteur choisit, sciemment, systématiquement et de façon ostentatoire d'aller à 1'encontre de la fonction nominative.

Adolphe tait son nom: il ne sera pour le lecteur qu'Adolphe

"de S...". Le nom de famille (le nom du père) est délibérément omis: face à Thérèse Aubert (personnage qui a donné à la nouvelle son titre), le héros est sans patronyme.

Cependant, plutôt que d'une absence motivée du nom (à l'époque de la Terreur, il serait plausible qu'un aristocrate cache son identité et voyage "incognito"), il semble s'agir d'un reiet du nom du père puisque, en choisissant de conserver la particule qui signifie sa noblesse, Adolphe en dit assez pour se perdre; de plus, il ne protège nul parent en taisant son nom puisqu'il est "sans famille et sans nom" (R, 248) . On est donc en présence d'un sujet-fils, rejetant la loi et le Nom du Père. Mais Adolphe

n'est pas le seul à être sans nom — et si, pour certains,

l'absence de patronyme ne choque pas (c'est le cas de

Jeannette), pour d'autres, elle est soulignée par le

marqueur textuel qu'est l'initiale: en majuscule, et suivie

de points de suspension. Ces points de suspension (dont la

signification est différente de celle des trois petits

points qui déjà rythmaient Moi-même) expriment la lacune, le

manque dans la personnalité des personnages, et,

simultanément, créent des trous dans le texte.159 La

première bienfaitrice d'Adolphe, par exemple, s'appelle

"Madame T...", l'amie de Thérèse est "Henriette de F...".

Jusqu'au village dont Adolphe (Antoinette) se prétend

originaire: il s'agit de "P...". Le nom du père, le nom de

l'origine sont ici systématiquement rejetés. Ce rejet du nom du père peut aussi être expliqué, sans avoir recours à

l'histoire personnelle, à la lumière de la situation historique et sociale. La Révolution a amené "une cassure, une rupture dans la chaîne du modèle mimétique" affirme

Béatrice Didier.160 Le père symbolique (le roi) est mort et

159 Même si, dans une certaine mesure, l'initiale majuscule suivie de points de suspension correspond à une convention littéraire de l'époque, sa valeur lacunaire n'est reste pas moins valable. De plus, le traitement des noms varie d'un texte à l'autre : Nodier utilise parfois des noms entiers, parfois seulement des initiales.

160 Béatrice Didier, "La Notion de personnage dans le roman à la première personne au lendemain de la Révolution : René et Atala", in Personnage et histoire littéraire. Actes du colloque de Toulouse. 16/18 mai 1990. Textes 180

l'individu n'a plus à (ne peut plus) se référer aux anciens

modèles. Cette coupure du personnage par rapport au système

social et familial se lit dans l'absence du nom de famille.

Ce refus de filiation montre qu'il n'y a pas de lien

possible entre cette nouvelle génération et la génération

précédente.161 Mais ce rejet est pourtant, aussi,

ambivalent puisque Nodier a, parallèlement, surchargé son

texte de symboles paternels. Jules Aubert, par exemple,

signifie la paternité.

Je voudrais situer maintenant, dans le texte,

l'apparition d'Aubert. La première partie du texte culmine

et s'achève par un premier changement d'identité: le héros- narrateur pour échapper aux soldats républicains, se réfugie chez une jeune paysanne, Jeannette. Profitant de ses traits

féminins et espérant ainsi garder la vie sauve, il endosse

les habits de la jeune femme. Arrêté par un soldat qui lui demande de "se faire connoître" (R, 221) , le héros qui n'a point de passeport — signe de son identité— s'invente alors une (nouvelle) identité "Je suis la fille du Meunier de

P..." (R, 221). Intéressante définition où il ne donne ni nom, ni prénom mais se définit par rapport à un père (le meunier de P...). Père fictif sans doute, mais néanmoins

recueillis et présentés par Pierre Glaudes et Yves Reuter (Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, 1991).

161 Notons aussi que la filiation de Jean Sbogar était incertaine : "Le vulgaire le faisoit petit-fils du fameux brigand Sociviska" (JS, 78-9) — remarquons que ce lien familial, sans doute faux, saute la génération du père. père. C'est à ce moment qu'apparaît le juge Aubert (présent

lors de cette vérification d'identité) et auquel on demande

d'identifier la "jeune fille" puisque, coïncidence, il est,

lui aussi, de ce même village. Ce qu'il fait, généreusement:

"C'est donc toi, pauvre Antoinette!" (R, 222). Or le

personnage d'Aubert est une figure à surconnotations

paternelles: président d'un tribunal comme l'était le (vrai)

père de Nodier; père de Thérèse; "père" d'adoption

d'Antoinette à qui il dit: "Ma Thérèse [...] t'aimera en

soeur" (R, 223) ; beau-père souhaité d'Adolphe qui ne rêve

que de s'unir à Thérèse; "père-loi", de par sa fonction

législative officielle, et parce que ses désirs seront

suivis à la lettre par Adolphe ("Cependant l'intention de

son père étoit une loi", R, 243, ou plus loin "son père lui-

même qui a sur moi l'autorité la plus sacrée [...]", R,

258). Et Aubert (le père) va le baptiser, lui donnant le

(nouveau) prénom d'Antoinette. Notons au passage que ce

nouveau nom est directement dérivé du nom du père (réel) de

Nodier: Antoine-Melchior Nodier...162 Et Adolphe n'est pas

seul à changer de nom puisque Jules Aubert deviendra, lors

d'une seconde édition, "Pierre" Aubert — De Pierre à Père,

il n'y a pas loin.

Or ce père est d'autant plus symbolique qu'il est détenteur du langage comme élément structurel du récit.

Notons d'ailleurs que l'héroïne de Jean Sboaar. Antonia, était déjà une féminisation du nom du père. C'est sa parole, orale, qui permet à Adolphe de garder la vie sauve (sans Adolphe, il n'y aurait pas d'histoire) et qui lui permet d'assumer son travestissement en paysanne.

Mais Aubert contrôle aussi le langage écrit: dans le courant du récit, il rédige trois lettres (deux sont adressées à sa fille, la troisième à Antoinette) qui vont décider du sort d'Adolphe et le mettre en situation: la première lettre l'envoie auprès de Thérèse, la deuxième l'en fait partir, et la troisième lui enjoint de retourner auprès de Thérèse.

C'est donc la parole du père qui fait aller et venir

Adolphe. Mais, si Adolphe, actant, obéit religieusement au père, Adolphe, scripteur, a une attitude plus ambivalente et le rejette plus ou moins directement.

N'oublions pas que Nodier fut un enfant illégitime, né de parents non mariés, et que son père mettra des années à le reconnaître, à lui donner son nom. N'oublions pas non plus que, si Nodier admirait son père, il a été choqué par la guillotine — et que Nodier-père envoyait des victimes à

1'échafaud. On comprend mieux peut-être alors cette ambivalence face au père. Deux crises, l'une historique, la

Révolution française, l'autre personnelle, la situation familiale de Nodier enfant, se complètent et se rejoignent

(dans la figure du père), expliquant cette atteinte au discours symbolique qu'on peut lire dans Thérèse Aubert. 183

3.3. Masculin/féminin

Autre niveau d'instabilité, autre fragmentation de la personnalité: sape des structures sexuelles, et accessoirement, présence de l'inceste. L'usage du corps et des genres, dans cette nouvelle, montre une scission entre un corps pulsionnel (sémiotisant), hétérogène à la signification, et cette signification, elle-même fondée sur l'interdit (de l'inceste), sur le signe...163 La quête d'une identité sociale est d'autant plus complexe pour

Adolphe qu'elle se double d'une incertitude quant à l'identité sexuelle. Mais le passage du masculin au féminin

(et vice-versa) existe à tous les niveaux: titre féminin

(Thérèse) mais accolé à "Aubert", nom du père, masculin.

Héros-narrateur masculin (Adolphe) mais dont la masculinité est tempérée d'une part par l'absence du nom du père, d'autre part et surtout par son travestissement en femme

(Antoinette). L'ambiguïté sexuelle d'Adolphe précède d'ailleurs le travestissement. Si le héros-narrateur apparaît, dans une première partie, sous les traits d'un jeune homme, il n'est guère masculin:

Ma petite taille, mes yeux bleus, la couleur un peu ardente de mes cheveux bouclés, la fraîcheur d'un teint animé que je tiens de ma mère et qui caractérise nos Alsaciennes, me donnoit, à mon grand regret, quelque chose de féminin et de timide qui m'avoit souvent exposé, sur mon passage, aux soupçons et aux railleries des voyageurs mal élevés. "En vérité, dit Mondyon avec

Voir Kristeva, "D'une identité l'autre", 21-22. 184

un ton de gaieté expansive qui ne l'abandonnoit jamais, nous aurons peine à persuader au général que ce nouveau camarade ne soit pas une jeune fille déguisée. — Je le détromperai de cette erreur, lui répondis-je, sur le premier champ de bataille où il y aura du sang à répandre pour le service du roi. (R, 215-216)

En fait, de la virilité soldatesque, Adolphe ne semble posséder que l'uniforme, c'est-à-dire un déguisement fourni par la bonne dame T... Des "cinq ou six actions d'éclat" (R,

218) qu'il s'attribue, le lecteur ne sait rien. Au contraire, dans les batailles qu'il décrit, son rôle ne semble guère actif (il n'est que de noter les verbes passifs soit dans leur sens soit dans leur forme): il a "reçu plusieurs blessures" (R, 218), puis perdu son cheval, et son

épée "fut rompue près de la garde, dès le commencement de l'affaire" (R, 218). Au seul moment où il montre de

Ces hommes voulant affirmer une virilité contredite par des traits féminins reviennent plusieurs fois dans les textes de Nodier. Jean Sbogar avait déjà un côté féminin, ainsi que le montrait "Sa main blanche et douce comme celle d'une jeune fille" (JS, 99) . Les termes de la description du général Foy dans Souvenirs, épisodes sont suffisamment proches de ceux utilisés pour décrire Adolphe pour qu'on les mentionne ici: "Il avait déjà [... ] cet air de tête vif et impérieux dont tout le monde se souvient [...]. Le reste de ses traits était loin de porter encore cette empreinte sévère que leur ont donné depuis la méditation, la fatigue et la maladie. Ses formes potelées et un peu féminines, son embonpoint frais et fleuri, sa bouche vermeille et ses joues rosées relevaient même, par un contraste frappant, la fierté de son regard. Il aurait pu se déguiser en femme chez Lyomède, mais il n'aurait pas été besoin de lui montrer un glaive pour lui faire trahir son sexe." (SEP. 20) 185

l'ardeur, il est renversé "mourant sur un monceau de morts"

(R, 218). Le lendemain, il s'enfuit devant les républicains

et se cache chez Jeannette. Or, le seul élément viril qui

lui reste, le "chapeau" (lui-même objet faisant déjà partie

de son déguisement) "étoit resté sur les morts" (R, 219).

Voilà donc notre héros sans cheval, sans épée et sans

chapeau! Ajoutez ses cheveux "qui étoient très-longs, [et]

tomboient épars sur [s]es épaules" (g, 219), sa petite

taille et son teint de jeune fille, et le tour est joué: "La

blonde est sa jeune soeur" déclare le soldat républicain en

le (la) voyant auprès de Jeannette... Dès lors, Adolphe va

endosser son identité de femme: il emprunte "deux habits

complets" (R, 220) à Jeannette, et affirme: "malgré la

nouveauté du travestissement, il ne me coûta que quelques minutes; mon costume était simple mais propre; mes cheveux

étoient relevés avec un peu d'art [...]" (R, 220).

Description d'un déguisement dans lequel Adolphe semble bien plus à l'aise que dans ses habits militaires. D'ailleurs,

lorsque, vers le milieu du texte, Adolphe révèle son

identité véritable (masculine) à Thérèse, et à elle seule, cela complique leurs relations, Thérèse ne sachant plus très bien comment se comporter en sa présence. Finalement, même s'il semble heureux en tant qu'Antoinette, le "héros" ne peut plus supporter sa situation ambiguë: deux personnalités sexuellement et socialement opposées déchirent le personnage entre deux pôles irréconciliables — et irréconciliés dans le 186

cadre de la nouvelle. Une étude attentive des pronoms

personnels choisis par le narrateur indique ce conflit

intérieur. En effet, l'acte de parole est un des principaux

facteurs d'identité individuelle:

La relation à 1'Autre [...] en s'inscrivant dans lé langage va se trouver organisée dans des cadres propices à la constitution de l'identité individuelle. L'enfant en effet trouve dans la langue, non seulement l'occasion de découper dans le monde perçu l'identité des objets qui y sont désignés par des mots [...], mais encore la possibilité de "marquer" . souligner, sa différence avec l'interlocuteur (moi, je/toi, tu) [...] (Malrieux, 16)

Or en accentuant sa dissociation constitutive (distinction

entre le "je" locuteur — représentant Antoinette?— et

Adolphe, auquel il s'adresse à la deuxième personne), le

héros-narrateur de Thérèse Aubert montre comment il est

éclaté, déchiré entre ses différentes personae:

Mondyon est mort dis-je en mordant la terre; mon père est mort! ma malheureuse mère, que j'ai à peine embrassée, est morte avant le temps, morte dans un cachot... Tout ce que j'ai aimé dévoué à l'échafaud... sacrifié aux absurdes rêveries de quelques forcenés... et j'ai des habits de femme! 0 Adolphe! vous avez des habits de femme, et vous ne manquez pas cependant des vêtements et des armes d'un homme! tout cela est à votre disposition, et vous portez des habits de femme, et vous croyez jouir de votre force et de votre raison! ah! cette pauvre créature, cette femme privée de sens [Henriette], qui vient de vous parler, qui vous mépriseroit si elle savoit qu'un soldat est caché sous les habits de la servante de ferme, Henriette est mille fois plus homme que vous: s'il lui restoit, comme à vous, un morceau de fer qui pût donner la mort, elle vengeroit Mondyon et ne pleureroit pas inutilement sur des 187

malheurs qu'à votre place elle auroit dû partager. (R, 257-258)

Adolphe s'aperçoit donc de sa lâcheté — tout en s'en

distanciant linguistiquement, passant du "je" au "vous",

faisant d'Adolphe une personne distincte, endossant (tout en

la rejetant!) l'identité d'Antoinette. Plus loin, il réitère

cette distanciation, parlant de lui-même à la troisième

personne, lors d'une conversation avec Thérèse: "Tu n'aimes

plus ton Adolphe [...] puisque tu ne veux plus le voir?" (R,

260). Difficile identité d'un sujet éclaté en plusieurs

personnes grammaticales.165 Identité sexuelle mal vécue?

Homosexualité sous-jacente? Impossible de savoir exactement

ce qu'il en est, mais qu'importe! L'ambiguïté est là, au

centre du texte, jamais résolue. Elle déstabilise la carrure

du personnage, ébranle la notion de héros, nuit à la

lisibilité du texte. S'agit-il d'Adolphe, être masculin et

aristocrate, ou bien d'Antoinette, être féminin qui

appartient au tiers-état? L'instant de cette lutte du personnage entre un "je", un "vous" et un "il" qui ne devraient faire qu'un, c'est aussi l'instant d'une prise de conscience de l'impossibilité de sa double vie, et la dernière page de la nouvelle présente un nouveau et dernier

Ce substitut de la troisième personne à la première personne n'est d'ailleurs pas nouveau et Nodier l'emploie, dans Les Proscrits par exemple: "Mais va-t'en, ajouta Stella. Va-t'en pour toujours, c'est la dernière prière de Stella, le dernier voeu de ton amante!" (N, 42) . 188

changement d'identité (retour à son identité première)

symbolisé par le déshabillage/rhabillage: "je me dirigeai

vers un endroit écarté de la forêt voisine; je m'y

dépouillai des habits de Jeannette; je repris mon uniforme,

et je suivis au hasard la première route qui s'offrit à moi"

(R, 274). Dès lors, Adolphe se dirige vers sa mort: il se

livre à l'armée révolutionnaire, qui après l'avoir arrêté va

sans aucun doute l'exécuter. Pour lui, il n'y a pas d'autre

issue possible: tiraillé entre ses deux identités

contraires, incapable de trouver une position qui le

satisfasse, il ne voit de solution que dans l'annihilation

de son être.

Mais l'emprise du féminin dans l'économie même du texte

ne s'arrête pas là. Outre un héros efféminé (Adolphe-héros

féminisé), il s'agit d'un monde rempli de femmes. Bien que

les mères soient ici absentes, comme dans presque toute la

littérature de Nodier (la mère d'Adolphe est morte et il

ignore jusqu'à l'emplacement de sa tombe, la mère de Thérèse est elle aussi décédée, et sa grand-mère est "infirme et malade", R, 222, c'est-à-dire quasi-inexistante) elles sont

ici remplacées par nombre de figures de femmes (qui souvent, sauvent la vie de notre héros): Madame T..., Jeannette,

Thérèse et Henriette, l'amie de Thérèse. Là encore, il y a ambiguïté. On ne peut pas ne pas remarquer les suffixes diminutifs de tous ces prénoms (noms) de femme: le "-ette" d'Antoinette, Jeannette, Henriette, ou le ,,T"/"thé" 189

équivalent, de Thérèse et Madame T... Si le suffixe

diminutif de ces noms en accentue le féminin, il n'en reste

pas moins que tous (à l'exception de Thérèse) sont

directement dérivés de noms d'hommes (Monsieur, Jean, Henri,

Antoine). Là encore, masculin-féminin accolés,

indissociables dans l'imaginaire de l'auteur. Mais ce

suffixe diminutif exprime peut-être, aussi, le côté fille,

ou "petite mère"? Ou le côté soeur?...

Fille ou soeur? J'ai déjà relevé la remarque de

Jules/Pierre Aubert affirmant que Thérèse aimerait

Antoinette comme une soeur. Or, en grec, Adolphe (et Nodier,

érudit, ne pouvait l'ignorer)166 c'est le frère (adelphos) .

Alors Adolphe et Thérèse frère et soeur amants? Les paroles

de Thérèse mourante semblent aller dans ce sens: "Tu peux

même m'embrasser une fois comme ta soeur et ton épouse" (R,

271). Soeur-épouse. L'inceste s'inscrit en filigrane,

suggéré aussi par la cécité. En effet, annoncé tôt dans le

texte par la présence de la grand-mère Aubert, presque

aveugle, ce thème revient en force lors de la description

des derniers jours de Thérèse. Celle-ci, se mourant de la petite vérole, perd la vue et Nodier n'épargne pas les détails: "Elle [...] saisit mes doigts, les porta vers

l'orbite de ses yeux et les appuya dans sa profondeur. Il

étoit vide." (R, 260). L'abject pointe, et Adolphe a du mal

166 D'ailleurs, dès le début de la nouvelle, il mentionne (est-ce par hasard?) son "professeur de grec" (R, 214) — et donc indirectement sa connaissance de la langue. 190

à ne pas sursauter d'horreur. Quant à la conversation qui s'ensuit entre Thérèse et Adolphe/Antoinette (Thérèse aveugle serait guidée partout par Adolphe) elle évoque très fortement Oedipe et Antigone. Or l'interdit de l'inceste, on le sait, est à la base de notre structure sociale, du symbolique.167 En introduisant une notion incestueuse,

Nodier sape donc encore le symbolique.

4. Les coupures et la liaison. Le fragment et la musique

Dans les deux textes étudiés dans ce chapitre, deux forces s'opposent: une force de fragmentation (qui va de pair avec la fragmentation foncière de l'identité des personnages); et une force musicale, poétique, qui pourrait réduire la fragmentation en ayant sur l'oeuvre un effet de lien.

Le symbole nodiérien de la coupure, la guillotine est présent en préface, en sub-texte ou en images dans les deux textes. Même si la guillotine n'est pas mentionnée dans Jean

Sbocrar (l'Illyrie n'a pas adopté cette forme de punition capitale), Nodier disserte, dans la préface, sur son horreur. La première apparition de Lothario, dans un miroir,

évoque l'image de la guillotine (prémonitoire de sa fin, bien que ce ne soit pas avec la guillotine qu'on exécutera

Sbogar):

C'est aussi, d'après Nodier, la marque de la fin de l'Age d'or (O, V, 125). 191

Lothario s'était approché de son siège, et comme ce siège étoit monté sur l'estrade où étoit placé l'instrument, sa tête pâle et immobile s'élevoit seule au-dessus du cachemire rouge d'Antonia. Les cheveux en désordre de ce jeune homme mystérieux, la fixité morne de son oeil triste et sévère, la contemplation pénible dans laquelle il paroissoit plongé, le mouvement convulsif de ce pli bizarre et tortueux que le malheur sans doute avoit gravé sur son front tout concouroit à donner à cet aspect quelque chose d'effrayant. (R, 129)

Le texte de Thérèse Aubert. quant à lui, s'ouvre par le

supplice d'anciens maîtres d'Adolphe (amis de son père) et

s'achève lorsque le "héros" se met en route vers sa fin

(sous-entendue, la guillotine). Entre ces guillotines

d'ouverture et de clôture, les images de décapitation se

succèdent: c'est Henriette qui mime le mouvement du couperet

("puis elle leva la main et la laissa retomber le long de

son cou avec un éclat de rire affreux", R, 257), c'est le

rêve prémonitoire de Thérèse dans lequel les têtes d'Adolphe

et de Mondyon "ne paroissoient plus appartenir à [leur]

corps, et [...] ne s'y rattachoient que par je ne sais

quelle ligne sanglante" (R, 269). La coupure de la guillotine se traduit également par une fragmentation textuelle.

Dans Thérèse Aubert. l'éditeur qui aurait trouvé le manuscrit d'Adolphe (c'est-à-dire la nouvelle) explique, dans la préface, que le manuscrit "avoit été caché, sans autre précaution, sous une pierre du pavé; de sorte que le temps et l'humidité en ayant altéré plusieurs pages, il y restoit des lacunes que l'éditeur a été obligé de remplir" (R, 209). C'est encore une fois l'image sous-jacente de la fosse gui apparaît. Le manuscrit sort de la terre (de la mère et de la mort) et il en est marqué. Sa structure est donc (encore) lacunaire, fragmentaire. C'est que la marque de la coupure est encore là, partout: entailles, trous. Le lieu idyllique où Antoinette (Adolphe) partage la vie de

Thérèse s'appelle "la petite ferme de Sancy" (R, 224) — or, le nom de ce hameau qui n'abrite que "trois ou quatre maisons" (R, 225) évoque un autre Sancy, beaucoup plus connu: le puy de Sancy. Si le terme "puy" signifie une hauteur, une montagne, il est néanmoins difficile de ne pas l'associer à son homonyme, à son équivalent sonore qu'est le puits. Sancy, c'est aussi sans-cy, sans-ci — terme insistant sur la préposition privative. La symbolique du trou est donc présente, même dans cet endroit qui se voudrait parfait.

L'accumulation de la vacuité, de l'entaille est claire dans

Thérèse Aubert comme dans de nombreux autres textes de

Nodier, et elle produit, autour des trous, des fragments.

De même, la forme fragmentaire de Jean Sboaar est nette. Le texte est divisé en dix-sept chapitres courts, chacun précédé d'un ou plusieurs exergues (eux-mêmes fragments, réels ou fabriqués, issus d'autres oeuvres).

Ceux-ci indiquent leur origine de façon fragmentaire: Nodier donne soit le nom de l'auteur, soit le nom de l'oeuvre seulement. On peut y voir une sorte de jeu, l'auteur invitant son lecteur à se mettre en quête de la citation dans son oeuvre d'origine. Jeu d'autant plus ironique que beaucoup de ces citations sont fausses, inventées.

Généralement noires (d'ailleurs, les épigraphes sont une marque du romantisme noir),168 elles évoquent tour à tour la gloire, la douleur, l'injustice, la mort et la violence.

Elles remplacent les titres (seul le chapitre treize en a un, "Tablettes de Lothario"). Plus qu'un ornement, l'épigraphe est "un signe qu'il s'agit d'interpréter, de déchiffrer. Elle met en jeu plusieurs techniques de signification [...] le jeu des correspondances lexicales et l'allégorie" (Xavier Fandre, in JS, 26). "Elle ne sert pas seulement à illustrer ou à expliquer; elle inaugure aussi un jeu d'échos; elle convoque autour de cette oeuvre anonyme toute sorte de noms d'auteurs et d'oeuvres" (JS, 27).

Assemblage hétéroclite d'écrivains morts ou vivants, dont les points de vue se mêlent et se réfléchissent. Enfin, le refrain de la chanson morlaque, dont les bribes sont répétées (avec de légères variantes) tout au long du texte, offre des fragments musicaux. Mais c'est au centre du texte que se trouve le plus bel exemple de fragments: les tablettes de Lothario. Celles-ci renferment "une douzaine de pages éparses" (JS, 166) contenant des fragments textuels tracés "tantôt avec un crayon, tantôt avec une plume" (JS,

166) — symboles de la discontinuité, elles "offraient peu de

Liliane Abensour, Françoise Charras, "Le choix du noir", IX. 194

liaison entre elles" (JS, 167), si ce n'est leur inspiration

qualifiée de sauvagement misanthropique. Critiquant la

société, la politique, critiquant (ou implorant!) Dieu,

Sbogar a écrit des fragments, dont la longueur varie d'une

phrase à une demi-page, usant de la forme adoptée et

préconisée par Schlegel. Le contenu des tablettes offre des

reflets de ses pensées, de sa philosophie: "des images

singulières, des pensées rêveuses, des traits d'une énergie

sombre" (R, 174). Or ces fragments sbogariens ne dissipent

ni ne fixent les doutes de sa lectrice première (Antonia) —

c'est le narrateur qui en fait la remarque— ni de ses

lecteurs à venir (nous — les critiques n'arrivent pas à se

mettre d'accord, attribuant ou retirant les pensées de

Sbogar à Nodier). Ils dessinent, vaguement, les contours

d'une philosophie, mais par leurs contradictions internes et

par leur ouverture foncière, ils se refusent à toute

conclusion définitive.

En regard du fragment, la danse et la musique. Si, dans

Thérèse Aubert, le sémiotique se devine sous l'abondance du

féminin, il apparaît plus nettement encore autour de deux

personnages, Jeannette et Henriette, deux femmes émettrices

de signes pré- ou trans-symboliques. Adolphe retrouve

Jeannette (la paysanne dont il porte les vêtements) lors

d'une scène champêtre de rondes, de jeux et de chansons,

"innocentes joies de l'enfance" (R, 250) dont Adolphe 195

déplore avoir été privé. S'agit-il d'un personnage (auteur?)

passé trop tôt, et mal, au symbolique, à cause de la

Révolution qui l'a fait grandir trop vite? Une chose est

sûre, nous sommes là en plein langage sémiotisé: les

chansons font tressaillir son coeur, et pourtant, "ce

n'étoit rien en soi, ou plutôt cela seroit impossible à

exprimer [...]" (R* 251). Emotions impossibles à mettre en

langue. Pulsions non sémantisées qui précèdent et excèdent

le sens. Passage au symbolique difficile, voir impossible et

non souhaité. Quant à Henriette, la mort de son fiancé la

fait sombrer dans la folie, et Adolphe la retrouve "chantant

des refrains de romances, et riant par excès" (R, 256). Ces

rires, marquant le non-sens, ces paroles incompréhensibles

de la folie, ces chansons pleines d'émotions traduisent une

réactivation du refoulé pulsionnel. Sémiotique et symbolique

s'affrontent ici dans le procès du sujet.

Dans Jean Sbogarr l'emprise de la musique est plus

grande encore. L'ouvrage "se développe comme une ballade.

Dix-sept chapitres, comme autant de strophes, exposent les

épisodes lyriques ou héroïques de la légende du brigand. Le retour des mêmes paysages de chapitre en chapitre, ou de conteurs et chanteurs populaires qui, à intervalles réguliers, semblent commenter la belle histoire, la répartition des silences, des cris ou des coups de canon, la reprise du refrain sur la "fiancée de Jean Sbogar" en quatre endroits différents, autant de procédés qui rappellent la 196 ballade populaire".169 La musique donc, mais avant tout la musique ancienne, archaïque: retour aux sources. Si, à

Venise, le piano et la harpe ont leur place, c'est la

"guzla" qui est l'instrument principal du texte, primitif:

"une espèce de guitare, garnie d'une seule corde de crin, un archet grossier" dont on tire "un son rauque et monotone"

(JS, 81).

A la musique des fêtes vénitiennes, à la musique et aux danses folkloriques illyriennes,170 il faut ajouter la musique de la nature, de la mer: "un soupir éternel, le bruit doux des eaux qui meurent sur le sable" (JS, 72) ou encore "le frémissement de l'eau qui venait mourir devant

Antonia" (JS, 93).

Et puis la chanson morlaque, dont le refrain, chaque fois légèrement différent, ajoutant chaque fois une nuance plus forte et plus terrible (cruauté, malheur) montre qu'il n'y a pas d'issue possible: "C'est ainsi que tu sécherais, si tu croissais, jeune plante, dans les forêts qui sont soumises à la domination de Jean Sbogar" (JS, 82); "Si jamais tu croissais, jeune plante, dans les forêts soumises

à la domination de Jean Sbogar, du cruel Jean Sbogar" (JS,

169 Marie-Christine Delezaive, "La ballade illyrienne" (JS, 44).

170 Ces danses où on voyait "le berger istrien dans son habit flottant et léger, chargé de noeuds et de rubans, sous son large chapeau couronné de bouquets de fleurs, soulever en passant et remettre sur le gazon la jeune fille qui lui échappe, la tête voilée, sans avoir été reconnue [...]" (JS, 81). 197

86); "Malheur à toi, malheur à toi, si jamais tu croissais

dans les forêts qui sont soumises à la domination de Jean

Sbogar" (JS, 120). Ce refrain est à la fois symbole de la

coupure et de l'interruption (textuelle), et de la liaison.

Fragment171 d'une chanson plus longue, il est, en même

temps, un élément qui relie les événements, et qui ajoute,

par sa répétition, à la cohésion du texte. Il tient aussi,

simultanément, du symbolique (évoquant la puissance, la

domination) et du sémiotique (puisqu'il est musique,

répétition, et rappel d'un ordre primitif, chaotique — la

forêt rappelle la jungle). On voit que les notions de

fragmentation et de musique ne sont pas aussi opposées qu'on

aurait pu d'abord le croire. Ce fragment de refrain en est un excellent exemple: il interrompt, régulièrement, le texte

— mais en même temps, il est liaison parce que répétition

d'un déjà-dit. Fragment qui s'oppose à la musique? Ou peut-

être, plus exactement, fragment qui se fait musique (c'est-

à-dire musique primitive, scandée, rythmée — on se rapproche

encore du sémiotique).

5. Identité textuelle

Avant de conclure ce chapitre, il me reste à aborder une autre question d'identité: celle du texte. A quel genre appartiennent ces deux textes? (question que l'on pourrait

171 L'étymologie du mot "refrain" renvoie d'ailleurs au latin refranoere. forme populaire de refrinoere. c'est-à-dire "briser". 198

poser pour l'ensemble des textes de Nodier). S'agit-il de

nouvelles ou de romans? Si ce sont des romans, sont-ils

sentimentaux, noirs, historiques, romantiques? Nodier, dans

ses préfaces à Thérèse Aubert (il y en a deux, chacune

écrite pour une édition différente), souligne l'ambiguïté

constante du genre (dans tous les sens du terme) au niveau

narratif comme au niveau du narré. S'agit-il d'une

"nouvelle", d'une "fable", d'une "histoire"... ou d'un

"livre", d'un "drame", d'un "récit", d'un "roman"? Les

termes qualificateurs de texte, féminins ou masculins à tour de rôle, sont tous utilisés par l'auteur, dans les trois pages qui constituent les préfaces.

Dans Jean Sboaar. tout comme le héros se révolte contre

les hommes et les sociétés modernes (auxquelles il préfère

l'âge d'or, le Monténégro, monde utopique), le texte se révolte contre les genres et se fragmente: découpage en chapitres, fragments que sont les épigraphes et les tablettes... Si le genre semble ici plus net: il s'agit d'un

"roman" (R, 73), Nodier n'hésite pas à l'appeler aussi:

"bagatelle", "livre", "brochure en deux volumes", "bluette", et il se qualifie lui-même de "nouvellier". Mais, si le genre est mieux établi, cette fois, c'est la question d'originalité qui se pose: le livre parut d'abord anonymement et fut attribué à Benjamin Constant et à Madame

Krudener. Lorsque Nodier en revendiqua enfin la paternité

(après l'avoir refusée dans une lettre du 17 juillet adressée au Journal du Commerce 1818),172 on l'accusa, tour

à tour, d'avoir plagié Byron et son Corsaire, et un obscur

Zchocke et son Abelino. Dans ses "Préliminaires", il s'en défend, avec humour: "Si j'avois été Byron, j'aurois porté plainte. Byron, qui savoit le français précisément comme je sais l'anglois, ne se plaignit point. Il est mort sans avoir ouvert Jean Sbogar. ni les journaux où il en est question, et ce n'est pas de cela qu'il est mort" (R, 76); ou encore:

"Vous me direz que les voleurs ne savent pas toujours le nom des gens qu'ils volent; mais vous seriez peut-être aussi embarrassé que moi si on vous accusoit d'avoir volé Zchocke"

(g, 77) . Il oppose les grandes différences qui séparent son intrigue de celle de Zchocke (qu'il a, finalement et non sans mal, réussi à se procurer) , et conclut: "Enfin les deux actions se passent à Venise, où jamais on n'avoit eu l'idée de placer une autre action romanesque, et c'est, pour cette fois, comme si vous me preniez la main dans la poche de

Zchocke!" (R, 78). Il explique enfin que l'idée à l'origine du roman (et le nom du héros) venaient d'un fait divers dont il avait lu le compte-rendu par le greffier des assises de

Laybach en Carniole.173 Si Nodier a d'abord choisi

172 Lettre citée par R. Maixmer dans Charles Nodier et l'Illyrie (Paris: Didier, 1960), 47.

173 Les critiques ont rétabli la vérité (voir Maixner) : s'il y avait effectivement un Sbogar, brigand d'Illyrie, son histoire ne se rapproche que de façon très lointaine de celle de Nodier. Son prénom, d'ailleurs, n'était pas Jean (qui est le premier prénom officiel de Nodier...) mais Philippe, et il est peu probable que Nodier ait assisté 200 l'anonymat, c'est peut-être parce qu'il trouvait son livre

(et surtout les "Tablettes") subversif et qu'il ne voulait pas inquiéter le pouvoir en place (français, ou russe).174

Il n'avait sans doute pas pensé qu'il aurait ensuite du mal

à prouver sa paternité. Pourtant, même s'il se veut outragé devant les critiques qui ne veulent pas le reconnaître comme le véritable auteur de Jean Sbogar. il me semble (d'après ses préliminaires) que l'ambiguïté du nom de l'auteur l'amuse et se marie parfaitement à la notion de fragmentaire, d'ouverture et de mystère qu'il affectionnait.

Identité d'auteur problématique donc qui s'inscrit merveilleusement dans un chapitre sur les problèmes d'identité.

Impossible de classer les écrits nodiériens, impossible de les limiter à un genre ou à un style défini (Jean Sbogar. roman historique, roman noir?, Thérèse Aubert. roman historique ou sentimental?). Tout comme les personnages vacillent entre des tensions diverses, le texte vacille entre divers genres, refusant l'enfermement et la catégorisation.

à son jugement ou qu'il lui ait rendu visite après sa condamnation, comme il le laisse entendre sans ses "Préliminaires". Mais peu importe...

174 II avait, jeune, publié anonymement une ode anti­ napoléonienne, La Napoléone. qu'il revendiqua ensuite pour éviter une erreur judiciaire, puisque les autorités accusaient à tort d'autres personnes de l'avoir écrite. Là encore il y avait critique du gouvernement: Nodier est d'abord timoré, mais finit toujours par reconnaître ses créations (... comme son propre père!) 201

Ambivalence donc de sujets en question, incertains de

leur identité sexuelle, et/ou de leur identité politique et de leur identité tout court. Ambivalence face au nom du père, dont l'absence (à côté d'une surabondance de figures paternelles de remplacement: tribunaux, Jules Aubert, prêtre, dans Thérèse Aubert) révèle un problème de la relation au père. Ambivalence face à la femme. Femme soeur-

épouse. Femme salvatrice parfois, mais toujours impossible à atteindre et qui disparaît, dans la folie ou dans la mort.

Ambivalence enfin d'un genre et d'un style littéraires incertains, qui se traduit par une structure éclatée, morcelée (qu'il s'agisse du personnage ou du texte), dans laquelle on peut lire une atteinte au symbolique. Cette structure vient directement de la coupure historique, de la

Révolution:

Outre l'ordre du monde, la Révolution a brisé celui du langage. On quitte l'ère d'une assurance en une organisation juste du langage, et en sa transparence qui en faisait un lieu sûr de la vérité, pour le domaine de l'interprétation inachevable [...] Ce que perçoit Nodier, c'est que le langage même est à refonder. [... ] Il faut réinventer une langue qui restitue en des temps que Nodier considère comme ceux de la fin d'un cycle, la poésie des choses, de façon à la fois à "bercer l'agonie" du siècle, et à lui arracher un ultime "cri de vie".175

Jean Roudaut, "Nodier: la poésie ou la mort", Magazine littéraire 258, octobre 1988, 43. Ces recherches primitivistes sur la langue commencent très tôt pour Nodier:176 son Dictionnaire des onomatopées est publié en 1808; puis il entreprend une Théorie des langues primitives et une Théorie de 1/alphabet naturel (qui, apparemment, ne verront pas le jour). Il écrit les

Prolégomènes de 1'Archéologue puis, en 1834, publie ses

Notions élémentaires de linouistigue. Sa vision (et il est, ou devient, conscient de son caractère utopique) d'une langue primitive, mimologique, s'inscrit dans le cadre de son désir d'un retour à l'origine. La volonté de conter, l'envie d'une langue primitive, d'une structure textuelle organisée autour de la coupure mettent toutes en jeu "la relation fantasmatique du sujet à son origine".177

Sur Nodier linguiste, consulter l'article d'Henri de Vaulchier, "Nodier et Manzoni, positions sur le problème de la langue", in Studi di Grammatica italiana 10, 1981, 15-28 ; Genette, etc.

Anne-Marie Roux, "Nodier et l'âge d'or. La quête de l'origine", Littérature 25, février 77, 102. CHAPITRE V

Oppositions, contradictions: les visions nodiériennes de l'amour

"Les glandes lacrymales et les muscles zygomatiques appartiennent également au rire et au pleurer" (Nodier, SJ) •

La critique, guettant l'intention de Nodier, a souvent

été déroutée par des textes aux sens ou aux tons opposés,

par l'hiatus entre les déclarations des préfaces ou

introductions et la réalité des oeuvres. C'est cette

opposition d'une oeuvre à l'autre (ou à l'intérieur d'un même texte) que j'étudierai ici, en tant que figure de la

coupure, en tant que "séparation nette et brutale" (Petit

Robert). Pour ce chapitre, j'ai choisi d'analyser les

oppositions stylistiques et thématiques autour d'un même

sujet, l'un des plus importants de l'oeuvre nodiérienne —

l'amour. Séparation nette en effet, puisque l'attitude de

Nodier vis-à-vis des relations amoureuses et de la femme

révèle, au travers de son oeuvre, un déséquilibre marqué, une dissonance prononcée. D'un côté des textes libertins

203 204

mettent en scène des rencontres sexuelles multiples, de

l'autre des textes romantiques montrent la femme idéalisée,

et, par un mécanisme de coupure, excluent systématiquement

les rapports sexuels des partenaires (par le biais de la

maladie et/ou de la mort). Deux fragments opposés (mais

sont-ils pour autant inconciliables?) d'une conception de

l'amour et qui, on le verra dans ce chapitre, évoluent

autour d'une autre figure encore de la coupure — la

castration.

1. Un discours sentimental...

Les chapitres précédents ont déjà montré certains

rouages des textes sentimentaux, pré-romantiques ou

romantiques (des Proscrits à Jean Sboaar. en passant par,

entre autres, Le Peintre de Saltzboura ou Thérèse Aubert) .

Je parlerai ici surtout des quatre premiers Souvenirs de

jeunesse qui, par leur juxtaposition à Lucrèce et Jeannette

(le dernier d'un ensemble de cinq souvenirs), soulignent

l'opposition entre textes romanesques et textes libertins.

Les Souvenirs de jeunesse se présentent sous la forme de cinq récits qui mettent en scène un même personnage, Maxime

Odin, dans un ordre chronologique. Dans le premier, intitulé

Séraphine. un jeune Maxime de douze ans s'installe à la campagne avec un vieil ami de son père (noble en exil). Tous les deux sont des naturalistes passionnés qui ne se lassent d'analyser, de disséquer et d'empailler. Maxime rencontre 205 une jeune noble exilée, Séraphine, de deux ans son aînée, et tombe amoureux d'elle. Après quelques mois idylliques, le jeune Maxime doit se préparer à partir passer l'hiver dans la capitale. Quand il va faire ses adieux à son amie qu'il espère retrouver au printemps, il apprend qu'elle vient de succomber à la maladie. Il la revoit, mais elle est morte.

Les autres Souvenirs sont des variantes sur ce thème de l'amour impossible:178 Thérèse, qui déjà s'était mariée, secrètement, meurt avant lui; Clémentine, de qui il est séparé par des barrières sociales (qui révoltent la nature et la raison, mais pourtant dominent la société) se marie avec un autre puis meurt; Amélie est inaccessible, à cause

(semble-t-il) de leurs religions différentes, mais il parvient pourtant à l'épouser, et elle expire, avant qu'ils ne puissent consommer leur mariage. L'objet du désir, la femme, semble toujours inaccessible, presque toujours vouée

à la mort. Auto-censure de l'auteur qui refuse à son héros le droit de consommer le plaisir? La jeune fille est toujours pure, idéalisée, parée de toutes les vertus — donc inaccessible. La description de l'amour, dans Séraphine. s'oppose clairement aux textes libertins, le ton tranche:

[...] je m'étais fait une singulière opinion de l'amour [..]. deux époux qui s'étaient aimés

178 Hubert Juin souligne, à juste titre, la similarité de ces femmes: "Séraphine, Thérèse, Clémentine, Amélie, ces jeunes mortes qui ne sont, après tout, qu'une seule et même femme-enfant présentée sans relâche à Maxime Odin [...]" (Chroniques. 120). 206

enfants [... ] qui se trouvaient heureux de passer leur vie ensemble, et auquel le mariage accordait le délicieux privilège de prolonger le charme de cette douce intimité jusque dans les mystères de la nuit et la solitude du sommeil. J'admirais comment, de cette effusion de tendresse qui confondait en un seul deux êtres bien assortis, résultait l'existence d'un être nouveau, éclos sous des caresses et des baisers, fruit d'harmonie et d'amour. (SJ, 28)

Cette vision pure et innocente de l'amour évolue à mesure

que Maxime grandit:

Je savais, à n'en plus douter, que cette fièvre qu'elle avait allumée dans mon sang, c'était l'amour effréné, l'amour malade et furieux, une passion absurde, sans espérance et sans excuse, dont l'extravagance ne pouvait se mesurer qu'à ma misère. Je pleurai de rage et d'indignation contre moi-même; je craignis de devenir fou, et puis je le désirai. (SJ, 83)

Pourtant, il reste une constante: à chaque fois, un obstacle vient séparer les amants et l'union physique ne va jamais

au-delà du simple baiser. Pas de plaisir charnel. On est bien loin du libertinage. L'amour par contre est bien présent: "Les coeurs qui ont le plus aimé sont ceux qui ont

été peu ou mal aimés" affirme Nodier dans De l'amour et de son influence (0, V, 128). Parce qu'il est rejeté ou parce qu'on lui enlève la femme aimée, le héros romantique nodiérien connaît donc le summum du sentiment amoureux.

2. ... face à un discours libertin

Le libertin, d'après le Petit Robert, est celui "qui est déréglé dans ses moeurs, dans sa conduite, [et qui] 207

s'adonne sans retenue aux plaisirs charnels". J'ai déjà

noté, dans le premier chapitre, le ton libertin de Moi-même

(même si le texte s'élève au-delà du libertinage, puisqu'il

traduit un fantasme de l'origine). A ce texte on peut

ajouter (par leur proximité tant thématique que stylistique)

Le Dernier Chapitre de mon roman (1803) et Lucrèce et

Jeannette (1831), qui s'opposent à la plupart des textes

nodiériens basés sur une histoire d'amour.

Dans ces textes, le narrateur se place ostensiblement

dans une lignée d'auteurs libertins: après avoir, dans Moi-

même. passé ses "journées à table avec des libertins" (MM.

48), occupé à s'enivrer, il prétend "passer dans le monde

pour un libertin du bon ton" (D£, 67), croit maintenant

"posséder assez bien [s]on Marivaux, [s]on Crébillon fils et

[sjes Biioux indiscrets" (SJ. 181), et il énonce, dans

Lucrèce et Jeannette, sa volonté d'adopter "une méthode de

désordre, une inconduite systématique, un plan réglé d'irrégularité, une bonne manière de mal vivre" (SJ, 178).

On a vu comment, dans Moi-même. le narrateur allait de

femme en femme, n'ayant pas peur de consommer le fruit de ses nombreuses conquêtes, ni d'en informer le lecteur. Dans

Le Dernier Chapitre de mon roman, le narrateur parle

(écrit?) directement à un ami (qu'il appelle "mon cher") auquel il apprend son mariage. Retour (narratif) en arrière: il commence par raconter ses aventures amoureuses antérieures au mariage. Une Strasbourgeoise, jeune et belle, Aglaé de la Reinerie, après un séjour de plusieurs années à

Paris, revient à Strasbourg à l'âge de dix-neuf ans,

enrichie par la mort de son père: elle fait l'admiration de

la ville. Hélas notre narrateur est à ce moment-là absent de

Strasbourg, ce gui est d'autant plus dommage qu'on parlait

de l'unir à elle par les liens du mariage. Lorsqu'il est de

retour, il apprend qu'elle vient de retourner à Paris et il part donc à sa poursuite. En chemin, une suite d'incidents

et de quiproquos le font coucher, tour à tour, avec: une

jeune femme dont il partage la chambre d'auberge; une autre qui monte par erreur dans sa berline; une troisième dans la chambre de laquelle il entre (par la fenêtre) par erreur, pensant être chez quelqu'un d'autre; puis une femme en domino noir qu'il séduit au cours d'un bal masqué. Après cela, nouveau quiproquo: il est pris pour le second d'un homme qui vient d'être tué en duel, et obligé de se défendre, il tue son adversaire. Fuyant la scène, il trouve l'uniforme d'un docteur (perruque comprise) qu'il enfile par mesure de protection (camouflage) — or le vêtement était celui de la (première) victime du duel, un docteur, qui venait de se marier; son déguisement le fait passer pour le docteur en question et il doit donc aller consommer sa nuit de noces. Le lendemain matin, il s'enfuit et repart pour

Strasbourg. Entre temps, Aglaé s'est mariée, mais elle a perdu son mari presque immédiatement: "On convoqua les familles, on dressa le contrat, on paya mes dettes, je me 209

mariai, et tout le monde en parut ravi" (DÇ, 105)... Pendant

sa nuit de noces, il apprend, sa femme étant somniloque, que

les six jeunes femmes qu'il avait possédées n'étaient qu'une

seule et même femme, maintenant son épouse.

Enfin, dans Lucrèce et Jeannette, le libertinage

intrinsèque ressort d'autant plus qu'il vient immédiatement

après (chronologiquement et linéairement) les quatre

premiers Souvenirs de jeunesse, romanesques, sérieux et purs

de tous contacts sexuels, auxquels il s'oppose directement.

La disposition des textes (quatre récits sentimentaux,

peignant des héros innocents et limpides, suivis — donc

conclus— par un récit au ton léger et libertin) montre, à

mon avis, la volonté de l'auteur d'opposer des styles

contraires, de changer brutalement de perspective, et de

détruire, chez son lecteur, toute notion de certitude. La

coupure, le hiatus entre les textes sentimentaux et les

textes libertins ne sont jamais plus clairs qu'au sein de

cet ensemble que sont les Souvenirs de jeunesse. C'est dans

cette juxtaposition que réside la particularité de Nodier,

qui permet aux deux styles une confrontation directe, une

rupture soudaine. La continuité marquée (disposition matérielle des textes, même narrateur, chronologie, titres qui sont tous des prénoms féminins, commentaires, à l'intérieur du dernier texte, des épisodes qui précèdent)

éclate brutalement. Cette rupture de ton montre aussi la position ambiguë (inavouable?) de l'auteur qui préfère en 210

jouer. Dans Lucrèce et Jeannette, le narrateur, vieilli,

raconte à Eugénie (une de ses anciennes maîtresses)

l'histoire de ses amours.179 La première femme dont il est

amoureux, Alexandrine, se trompe de voiture (encore!)180 et

file avec un Anglais; la seconde, Justine, le trompe pour un

hussard de ses amis (avec lequel il s'est pourtant battu en

duel— encore!— pour défendre l'honneur de Justine). La

troisième est précisément Eugénie (c'est elle qui prend la

parole et raconte): elle l'abandonne pour un sot. Il décide

donc de traiter dorénavant les "affaires de coeur avec

l'insouciance qu'elles méritent" (SJ, 179). Il tombe

amoureux d'une actrice (Lucrèce) — mais celle-ci attrape la

petite vérole et en perd sa beauté et sa voix. Or, délaissée

par le narrateur, elle est capable de sauver la face: elle

épouse un riche bourgeois, et c'est Maxime qui est

ridiculisé. Désabusé, il se laisse entraîner par un ami au théâtre de marionnettes. La marionnettiste (Jeannette) est

jolie: il l'invite dans sa "garçonnière" — où elle lui raconte qu'elle est d'origine noble, qu'on a profité d'elle, et lui demande son aide et sa protection. Il joue les sauveteurs, mais on l'accuse d'enlèvement et il apprend que

Jeannette s'est moquée de lui. Là encore il est ridiculisé

179 L'essentiel du récit est consacré à ses aventures avec Jeannette et Lucrèce (ses aventures avec les trois autres femmes étant brièvement résumées) — d'où le titre.

180 Une scène très semblable se trouve déjà non seulement dans Le Dernier Chapitre de mon roman, comme nous venons de le mentionner, mais aussi dans Moi-même (MM. 80-81). 211

(on fait de son histoire un spectacle de marionnettes!) et

il part rencontrer sa promise, Henriette — mais celle-ci, au

courant de ses aventures ridicules, ne peut retenir son fou-

rire et il ne peut supporter son rire moqueur.

Le ton est délibérément libertin, et le narrateur

insiste toujours sur ce choix narratif: l'auteur, en

position de pouvoir, peut décider, à tout moment de changer

de genre ou de ton — or à tous les tons qui se présentent à

son esprit, il préfère le ton libertin. Qu'il s'agisse de

Lucrèce et Jeannette ou du Dernier Chapitre, il mentionne,

en plusieurs instances, les genres rejetés. Il ne fera pas

de romantisme noir, pas de mélodrame:

Je ne te promènerai point dans les souterrains d'Anne Radcliffe, à travers les cachots et les cimetières, et je n'enrichirai pas mon récit des sublimes conceptions de nos dramaturges des boulevards. Tu ne verras ici, ni bandits, ni spectres, ni tour du Nord; et tu me sauras gré d'y avoir ménagé, de mon mieux, l'effusion du sang dont je ne pouvois me passer. (DÇ, 8)

[...] il ne tient qu'à moi de me blesser légèrement, et de me faire transporter dans quelque château voisin qui sera habité par la plus jolie femme de toute la Champagne; sur ce fondement, tout léger qu'il paroisse, je puis construire à mon aise une intrigue des plus laborieusement compliquées [...] mais je me suis fait une loi de ne rien dire que de vrai; et au lieu de t'égarer dans les longs corridors de l'habitation romantique de ma dame châtelaine, il faut te résoudre à me suivre dans une ville [...]" (DÇ, 22-23, italiques du texte)

Il ne fera pas, non plus, de romantisme, puisqu'il tourne en dérision le romantisme allemand, et avec lui les écrits 212 werthériens de Nodier (Les Proscrits, qui datent de 1802, et

Le Peintre de Salztboura qui paraît l'année du Dernier

Chapitre de mon romani. Un personnage apparaît, en figure werthérienne, au bal masqué: "le chapeau rabattu, les bras croisés et l'air pensif" qui "s'égare tristement de groupe en groupe [...]. Il porte un pantalon jaune et un habit bleu de ciel, pour avoir une conformité de plus avec Werther, dont il a fait son héros" (DÇ, 52). Il calque sa vie entière sur celle de Werther, apprenant à dessiner, trouvant sa

Charlotte ... mais le scénario romantique de Goethe ne réussit pas ici et sa Charlotte cède à ses avances. Passant de Charlotte en Charlotte, le libertin déguisé a déjà fait trente-six conquêtes! L'ironie est à son comble lorsque les rouages narratifs sont mis à jour: Frantz, l'ami du narrateur, explique qu'il connaît tous ces détails puisque, portant aussi le prénom de Guillaume, il reçoit les lettres du pseudo-Werther qui lui raconte ses aventures...181 Il s'agit ici d'une véritable parodie, de la part du personnage

(et donc indirectement de Nodier qui crée le personnage), au sens du terme défini par Genette dans Palimpsestes .182 Même

181 Werther est un roman épistolaire (à sens unique) . Le héros écrit à son ami Guillaume.

182 Sa "fonction est de détourner la lettre d'un texte, et [elle] se donne donc pour contrainte compensatoire de la respecter au plus près" (Palimpsestes. 84). La parodie consiste "à appliquer, le plus littéralement possible, un texte noble singulier à une action (réelle) vulgaire fort différente de l'action d'origine, mais ayant cependant avec elle suffisamment d'analogie pour que l'application fût possible" (157). 213

ironie à l'égard du romantisme dans Lucrèce et Jeannette où

le narrateur, gui s'affiche libertin, envoie à sa

marionnettiste des "lettres frénétiques où [il]

enchérissait] sur les hyperboles, encore imparfaitement

naturalisées chez nous, des romanciers allemands" (SJ, 195),

et (cette fois il s'agit du mouvement romantique français

"officiel") où Eugénie explique au narrateur que, si elle

l'a abandonné, c'est parce qu'il était trop en avance sur

son temps:

vous ne viviez un peu à l'aise que dans la région des tempêtes. Vos serments étaient des blasphèmes, vos joies des frénésies, vos jalousies des convulsions. Songez cependant que les passions romantiques n'étaient pas encore inventées, et qu'il n'en était pas plus question dans les Contes moraux qu'à 1'Opéra-Comique. (SJ, 177)

L'auteur se défend aussi, bien sûr, d'écrire une oeuvre morale et affirme qu'il le fera ailleurs: "Je retournai à mon hôtel, et j'y arrivai avant le jour, tout en réfléchissant aux vicissitudes de la vie, et aux coups singuliers du sort. Tu verras cela dans mes oeuvres morales"

(DÇ, 46).

En attendant, le narrateur libertin n'a qu'un but en tête, ses conquêtes, et son style reflète cet objectif aux connotations guerrières. Le style libertin privilégie le vocabulaire militaire — voire en abuse, et ce, qu'il s'agisse du Dernier Chapitre de mon roman ou de Lucrèce et

Jeannette. Dans le premier texte, le narrateur raconte: "Un 214

étourdi auroit brusqué la circonstance, mais j'avois encore

trois heures de bonne guerre, et les préliminaires ont leur

prix. Je ne gagnai donc à cette escarmouche que quelques

pouces de terrain et une position avantageuse" (DÇ, 27), ou

encore:

Jamais on ne m'avoit opposé une résistance plus formelle [...] et j'étois bien décidé à vaincre le génie capricieux qui me disputoit avec tant d'opiniâtreté une victoire promise. Je l'avois d'ailleurs, trop chèrement achetée pour la céder sans combattre, et mon ardeur impétueuse brisa bientôt la barrière, quoiqu'un foible obstacle auquel j'avois moins droit de m'attendre qu'à tout autre vînt un peu retarder mes succès; mais cet obstacle incompréhensible rendit la défaite de mon adversaire plus précieuse, et centupla l'audace de mon attaque. (DÇ, 45)

Quant à Maxime, c'est en ces termes qu'il parle à Eugénie:

l'économie de mon plan de campagne ne laissait presque rien à désirer: j'avais combiné tous mes mouvements, choisi toutes mes positions, marqué d'un regard prévoyant mes campements, mes retranchements et mes forteresses. J'aurais dressé d'avance la carte de mes conquêtes, et je me voyais déjà suivi d'ovation en ovation par un long cortège de captives. (SJ, 180)

Un narrateur en pleine campagne... mais bien loin de la

"campagne" adorée des romantiques.

Nodier introduit également la dégradation d'action183

(déjà présente chez Molière par exemple, et reprise par

Diderot et Marivaux): 1'intrigue amoureuse principale est

L'expression est de Genette (Palimpsestes. 163 sq.) auquel je renvoie le lecteur. 215

parodiquement reflétée dans une intrigue correspondante

entre leurs valets. Ainsi le valet du narrateur raconte à

son tour ses amours. Comme son maître, victime de

l'obscurité et d'une suite de quiproquos, il va, cherchant à

retrouver son amante, de lit en lit, de femme en femme. Ce

mini-discours libertin est une sorte de mise en abyme du

texte principal, dont la fonction est ici de renforcer le

ton libertin.

3. Oppositions spatio-temporelles

S'ajoutant à l'opposition fondamentale, la reflétant à un autre niveau, et ce faisant, accentuant les oppositions

textuelles, sont les notions contraires de l'espace et du

temps dans les textes libertins d'une part, et les Souvenirs

de jeunesse d'autre part. Dans ces derniers, les scènes sont essentiellement des scènes d'extérieur, et la nature, joue un rôle prépondérant:

[...] je les connaissais toutes [les plantes] par leur nom, soit qu'elles s'arrondissent en ombelles tremblantes, soit qu'elles s'épanouissent en coupes ou retombassent en grelots, soit qu'elles émaillassent le gazon, comme de petites étoiles tombées du firmament. Les cheveux abandonnés au vent, je courais pour me convaincre de ma vie et de ma liberté; je perçais les buissons, je franchissais les fossés, j'escaladais les talus, je bondissais, je criais, je riais, je pleurais de joie, et puis je tombais d'une fatigue pleine de délices, je me roulais sur les pelouses élastiques et embaumées, je m'enivrais de leurs émanations, et, couché, j'embrassais l'horizon bleu d'un regard sans envie, en lui disant avec une conviction qui ne se retrouve jamais: "Tu n'es pas plus pur et plus paisible que moi!... (SJ, 24) 216

ou encore:

C'était une matinée de fête! il y avait des merveilles et des ravissements à tout ce que je voyais, à tout ce que j'entendais, à tout ce que je touchais. Je jouissais de tout comme si j'avais appris à exister, je remarquais tout comme si je m'étais trouvé des sens et une âme pour la première fois, les aspects, les bruits, les parfums, le miracle éternel de la création qui recommence tous les jours. (SJ, 99)

La nature (la mère) positive source de jouissance. Si

l'union charnelle avec la femme n'a pas lieu dans les textes

romanesques purs, l'union avec la nature pallie en quelque

sorte cette absence. Dans ces textes romantiques, comme

l'espace, le temps a une valeur fondamentale. Qu'il passe trop vite ("Le temps se passait trop vite, hélas! de mon côté en lutineries innocentes, du sien, en causeries tendres et sérieuses" SJ, 27) ou trop lentement ("Je crus qu'il n'en

finirait pas. Qu'il me parut long sans ses opérations, et que je maudis la maladresse et les lenteurs de la vieillesse!", SJ, 41), le temps est toujours lié à l'amour:

"Mon bonheur, je le possède! mon avenir, je l'emporte! Il ne manque rien à mes jours: ils sont pleins." (SJ, 98). Quand on aime, chaque minute compte, et l'éternité est une notion qui hante les textes romantiques: "La vie est courte, mais l'éternité est infinie!" rappelle Ferdinand à son ami Maxime

(SJ. 168) .

Par contraste, dans les romans libertins, tout va très vite, il y a beaucoup de mouvements (dans Le Dernier Chapitre de mon roman, le narrateur et sa promise vont de

Strasbourg à Paris, et vice-versa), mais le lecteur n'admire

pas la campagne parcourue, et les scènes principales

(sexuelles) se passent toujours dans des endroits clos où le

décor n'a aucune importance: chambre d'auberge, chaise de

poste, chambre, coin de jardin. Le conteur noie son auditeur

sous les détails numériques précisant l'heure ou la

distance: "D'abord, pour ne te laisser aucun doute sur mon

exactitude, tu sauras que je demeurai dix-huit heures en

route de Strasbourg à Chaumont" (ÇÇ, 13), "Il étoit dix heures" (DÇ, 14), "Minuit sonnoit" (DÇ, 19), "Labrie vint m'éveiller à quatre heures du matin" (DÇ, 21), "me voilà à une demi-lieue de Troyes, et à quatre pas de ma chaise" (PC.

22), "cela duroit depuis vingt minutes" (DÇ, 28), ou encore:

"A cinq heures du soir, j'arrivai à Paris, et je descendis à mon logement ordinaire, l'hôtel de Hambourg, rue de

Grenelle-Saint-Honoré, Nos. 69 et 70, vis-à-vis l'hôtel des

Fermes." (DÇ, 29). L'outrance réaliste est ici ironique

("car je suis très-déterminé à ne pas lui [l'attention]

épargner une circonstance, pour me conformer à la routine de nos romanciers modernes.", DÇ, 13), mais l'importance des valeurs romantiques (le temps qui passe et l'espace) est nulle.

Il en est de même dans Lucrèce et Jeannette où non seulement les distances sont abolies, mais le thème 218

romantique et le traitement lamartinien de la fuite du temps

sont parodiés:

Muse, suspends ton vol! je ne croyais pas, au train dont nous marchions, que nous aurions le bonheur de qagner de sitôt le département de l'Aube! Votre pégase doit avoir besoin de s'y reposer (SJ, 187)

ironise Eugénie. Et le narrateur passe d'une femme à l'autre

du jour au lendemain semble-t-il. Bien entendu, l'éternité

n'existe pas pour le libertin.

Ces deux groupes de textes semblent donc s'opposer par

les thèmes et le ton, par le traitement de l'amour, de

l'espace et du temps (de la durée). La coupure entre les

textes sentimentaux et les textes libertins se situe à tous

les niveaux spatio-temporels.

4. Signification du libertinage (vrai ou faux)

Quelles sont les implications du libertinage? Le

libertin, en quête de plaisirs charnels sans cesse renouvelés, sans égard pour la morale ou la religion, perpétue la structure de pouvoir de la société: pouvoir d'un homme/maître sur des femmes/esclaves consentantes. Mais le narrateur-personnage des textes libertins de Nodier est-il toujours en position de pouvoir? Dans Le Dernier Chapitre de mon roman, ce n'est pas un homme puissant qui impose sa volonté à des femmes, c'est, plus exactement, le hasard qui tient les rênes. De plus, on peut dire que, dans une certaine mesure, l'effet de libertinage s'auto-détruit à la

fin des textes. En effet, si le libertinage consiste à

séduire le plus de femmes possibles, le héros du Dernier

Chapitre de mon roman n'est libertin qu'en intention puisqu'il n'a, dans le texte, possédé qu'une seule femme. Il

n'a vraiment désobéi ni à la religion ni à la morale puisqu'il n'a couché qu'avec sa propre femme (même si c'était avant de recevoir les sacrements du mariage...). Il y a alors renversement de situation et donc de ton: libertin dans ses intentions, le narrateur fut (sans le savoir) moral dans ses actions. Cependant, il a pris plaisir à ses aventures, et le plaisir de les raconter est encore plus grand. C'est au niveau narratif en effet, que se trouve ici l'essentiel du libertinage.

Dans Lucrèce et Jeannette, si les aventures amoureuses sont nombreuses et le ton humoristique, l'homme est à chaque fois en position d'échec: abandonné par les trois premières femmes (Alexandrine, Justine et Eugénie), il est ridiculisé par les trois suivantes (ou à cause d'elles). Le renversement a lieu là aussi, lorsque le sujet (narrateur, spectateur) libertin devient, par deux fois, objet de la narration. La première fois, après son aventure malencontreuse avec Lucrèce, il est suffisamment aguerri pour retourner au spectacle (une tragédie) quand il remarque: 220

que la confidente profitait du loisir d'une inutile et mortelle tirade que débitait le jeune premier, pour chuchoter à l'oreille de la princesse un aparté malicieux qui n'avait vraisemblablement aucun rapport direct à la pièce, et qui n'était pas fait pour le public. Mon coeur se serra, et une sueur froide inonda mon front, car je croyais lire bien distinctement sur les lèvres insolentes de la duègne maudite l'histoire de Lucrèce et la mienne. En effet, l'oeil de la princesse décrivit lentement une longue parabole qui embrassa presque tout l'hémicycle de la salle, et qui finit par s'arrêter intrépidement sur moi comme le regard du basilic. Au même instant, les deux mégères furent saisies d'un accès de gaîté si expansif et si étourdissant, que le drame, qui était parvenu à l'endroit le plus pathétique, ne fit plus que se traîner, en chancelant jusqu'au dénoûment, à travers les éclats de rire. (SJ, 190- 192)

Le public, regardant le narrateur (devenu objet) et riant de lui, s'élargit encore la seconde fois, puisque de l'anecdote de son aventure avec Jeannette, on fit "une comédie pour les marionnettes, et comme la pièce n'était pas mauvaise dans son genre, je crois qu'elle est devenue classique; de sorte que je n'ai jamais osé mettre le pied chez Séraphin,184 dans la crainte où j'étais de l'y voir représenter." (SJ,

206). Les femmes se sont donc toutes jouées du narrateur. Il se veut libertin, mais ne parvient pas à maintenir son statut de sujet, à rester en position de pouvoir. Il est tour à tour jouet du hasard, objet rejeté, objet risible et

Peut-on dire que le personnage de Séraphin, associé au libertinage, s'oppose à celui de Séraphine, associée à la pureté sentimentale? 221

mis en scène, en un mot un pantin,185 une marionnette: bien

piètre libertin.

Mais le Petit Robert donne une autre définition (en

fait, antérieure à l'autre) au terme libertin: "Esprit fort,

libre penseur". Anne Marie Jaton explique que le libertinage

conserve de ses lointaines origines intellectuelles le sens de la révolte et du refus, et représente, paradoxalement, une des expériences possibles de la liberté [...] Le refus des préjugés et des règles de la morale, l'individualisme forcené qui caractérisent le libertin représentent en outre les premiers jalons d'un chemin qui risque de porter tôt ou tard à la remise en question de toute notion d'autorité.186

Face à l'incohérence de la société post-révolutionnaire

(lois, moeurs, morale, gouvernement), le libertinage peut

être une façon de lutter indirectement pour la liberté des

sens, il peut appartenir au combat contre les interdits et contre l'édifice social. Si le narrateur-personnage n'était qu'un faux libertin (au sens moderne), ne pourrait-on pas voir en Nodier un vrai libertin, un libre penseur? Et si le narrateur n'arrive pas à posséder de multiples femmes, l'auteur n'a-t-il pas, entre temps, possédé ses lecteurs?

Notons que le narrateur prévient, dès le début, du ton

"moral" de son histoire et enjoint le lecteur de lire

"Je ne me doutais guère alors que je n'étais moi-même dans vos mains qu'un pantin un peu plus industrieusement organisé, dont le fil..." (SJ, 192).

Anne Marie Jaton, "Libertinage féminin, libertinage dangereux" in Laclos et le libertinage (Paris: PUF, 1982), 152. 222

jusqu'au bout, sous peine de contresens. Il laisse donc

entendre que son récit ne sera peut-être pas aussi libertin

qu'il y paraît. Mais, en proclamant son ton moral, en

enjoignant le lecteur de lire jusqu'au bout, Nodier s'assure

aussi que le lecteur lira, justement, le libertinage.

Avertissement à double sens et à double résultat. Lisez, dit

Nodier, ce texte moral. Et le lecteur est piégé, quelles que

soient ses intentions: en quête d'un récit moral, il est

confronté à un héros aux intentions libertines; en quête d'un texte purement libertin, il apprend finalement que son héros a possédé bien peu de femmes.

Ce qui est frappant chez Nodier, c'est ce va-et-vient entre textes libertins et textes sérieux, entre le rire (ou sourire) et les larmes. S'agit-il d'une auto-critique? d'une

évolution d'un auteur qui renie ses oeuvres passées? Non, puisque l'auteur continue d'écrire des textes werthériens, aux élans romantiques, bien après Le Dernier Chapitre de mon roman. L'auto-critique, si elle existe, est située au sein même de chaque texte (ou d'un ensemble de textes réunis par

Nodier lui-même), et non pas d'un texte à l'autre (c'est-à- dire résultat d'un mûrissement obtenu avec le temps). La critique a noté cette différence de style. Hubert Juin est choqué du soudain changement de ton à l'intérieur des

Souvenirs de jeunesse:

On trouve, joint aux Souvenirs de jeunesse, un récit qui a la prétention de les terminer: Lucrèce et Jeannette. C'est l'ironie qui se fait jour, 223

comme si, au moment de publier les récits des amours malheureuses de Maxime, Nodier avait craint d'avoir trop avoué de ses secrets, d'avoir laissé paraître trop le visage de Lucie [sic] Franque, et de n'avoir pas assez marqué les droits de la fiction. C'est un mouvement qui paraît toujours et partout dans son oeuvre, et c'est en cela qu'il est proche de : il a toujours un mouvement de recul, et le marque. Rêvant, il se tourne contre son rêve, s'acharnant ainsi doublement sur lui-même. Cet esprit bucolique et charmant est démuni d'ironie, cela se sent. L'humour, chez lui, loin de masquer, accuse. Dans Lucrèce et Jeannette, il charge son héros: L'abbé Prévost ou'on lisait tant dans ma jeunesse, et oui n'avait pas, en vérité. 1'imagination badine, n'a jamais inventé un héros de roman plus malencontreux!... 187

S'il note, à juste titre, ce mouvement de recul fréquent chez Nodier, H. Juin choisit dès lors de rejeter, d'éliminer

Lucrèce et Jeannette. "Rien n'est plus convaincant que la biographie de Maxime Odin depuis Séranhine jusqu'à

Mademoiselle de Marsan (en exceptant Lucrèce et Jeannette, où l'humour voudrait paraître, mais ne fait que grincer)

r... 111 (Chroniques. 109). Mais ce faisant, il ignore les autres récits libertins présentés dans ce chapitre, il ignore l'ironie d'autres récits, telle, par exemple, l'Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux.188 il

Hubert Juin, Chroniques sentimentales (Paris: Mercure de France, 1962), 117-118.

Notons d'ailleurs qu'Hubert Juin se contredit affirmant que l'ironie se fait jour dans Lucrèce et Jeannette, avant de dire, quelques lignes plus bas, que Nodier est un être dénué d'ironie... D'autre part, il semble que quelque vingt-cinq ans plus tard, sa vision ait évolué: il qualifie l'Histoire du Roi de Bohême de chef-d'oeuvre dans sa préface à une réédition de Rêveries (Paris: Plasma, 1979). Il y affirme aussi, faisant l'éloge de 224 ignore, tout simplement, la volonté de l'auteur. Il refuse d'accepter que ces textes ne sont peut-être pas une erreur, une faute de style, mais au contraire une partie intégrante de l'oeuvre de Nodier, tout aussi importante que les textes romantiques.

Cette réaction (déception) souligne l'opposition fondamentale, l'ambivalence, les revirements de ton qui sont une caractéristique de l'oeuvre de Nodier. Le ton libertin n'est ni un défaut, ni une maladresse, il est simplement le résultat d'une des multiples facettes de la personnalité de

Nodier. On ne peut se permettre d'oublier, d'effacer mentalement, certains textes, parce qu'ils déparent. C'est cette variété, ce sont ces oppositions, ce sont ces fragments, divers et parfois contradictoires, c'est ce jeu textuel autour de la coupure, qui forment l'oeuvre nodiérienne et qui en font la spécificité et la richesse. On pourrait adopter une attitude inverse, et renier les textes romantiques189 — attitude tout aussi inacceptable, parce

Nodier: "à condition de tenir pour vertus, comme moi, cette façon de débridé qui, en disciple d'Alcofribas, le rendait attentif aux jupons et aux bouteilles..." ("Préface", HRB. 10)... Le libertinage semble dès lors lui apparaître sous un meilleur jour.

D'ailleurs, H. Juin prévoit cette réaction: "Le lecteur moderne se défendra mal d'un sentiment d'artifice qui est dans ces pages, d'une sensibilité hélas! tournée en sensiblerie, d'une littérature plus forte que la poésie. Cela est vrai. Il ne faut pas oublier cependant que le genre noir [...] est encore neuf en France, et que ces récits ont peu de maîtres (dans le pays), alors qu'ils auront beaucoup d'imitateurs. La sensibilité n'est pas faite encore à cette expression nouvelle. [...] La 225

qu'elle ne verrait pas que c'est précisément cette

juxtaposition d'oppositions qui caractérise l'oeuvre de

Nodier. Plutôt qu'une maladresse, j'y vois plutôt une

volonté de mouvance, un refus de l'enfermement et de la

catégorisation. Donc une volonté de liberté.

Libertinage/liberté donc d'une écriture. Au sexe, on

substitue le texte. D'ailleurs Nodier le dit partout dans

ses textes libertins: "Mon mariage est encore un roman" (PC.

8) affirme le narrateur du Dernier Chapitre de mon roman,

qui plus loin compare ses romans à des enfants (DÇ, 20) et

dont les personnages se comparent à des livres: "Il me tient

sous clef comme sa bibliothèque, dont il ne fait pas plus

d'usage", se plaint une femme à propos de son amant (Pc.

40). Le narrateur cherche à séduire ses lecteurs et il ne

faut pas critiquer ses techniques narratives ni leur

sécheresse car, écrit-il à son ami

encore une fois, je ne dis rien que d'utile, et tu touches aux grands événements. Il y a même de l'art à cacher sous ces formes minutieuses, des combinaisons graves et importantes. Le résultat en est plus piquant, le dénouement plus inattendu, la surprise plus vive; cela s'appelle ménager habilement l'intérêt. (DÇ, 14)

Intérêt sexuel ou textuel? Si le narrateur n'est, dans la

réalité sexuelle, guère libertin, il y réussit bien mieux au niveau de la réalité textuelle. Libre penseur, puissant, il

démesure qui est mise par Nodier dans les sentiments des personnages n'apparaît pas ainsi aux contemporains. [...]" (Chroniques. 111). 226

n'en fait qu'à sa guise, sans s'inquiéter des critiques: "Le

critique en pensera ce qu'il voudra, ma chère baronne; c'est

son affaire de critiquer; mais je suis, avec votre

permission, beaucoup plus au fait de mes aventures que lui-

même, quoiqu'il sache presque tout." (SJ, 183). La fonction

narrative est soulignée puisque, dans Le Dernier Chapitre de

mon roman, tout comme dans Lucrèce et Jeannette. Nodier met

en scène deux personnages, l'un narrateur, l'autre

narrataire (la technique est plus poussée dans Lucrèce et

Jeannette puisque cette fois, la narrataire a droit à la

parole, commente et critique, au fur et à mesure du récit).

Dans Le Dernier Chapitre de mon roman, je l'ai mentionné plus haut, Nodier donne également la parole au valet qui, à

son tour, raconte ses aventures sexuelles. Dans Lucrèce et

Jeannette, les (més)aventures de Maxime sont reprises et re­

racontées par les acteurs d'une pièce de théâtre ou par

l'auteur d'un spectacle de marionnette. C'est bien au niveau narratif que le libertinage a lieu. C'est du récit libre que naît le plaisir. L'acte sexuel, bien que clairement indiqué, n'est jamais décrit: c'est le fragment manquant du texte, la lacune — "Exerce-toi mon ami; voilà le moment de la lacune."

(PC. 21) affirme le narrateur, entre un "Ah!" d'anticipation et l'affirmation que son valet, Labrie, vint l'éveiller à quatre heures du matin. Plus loin il écrit:

Mes digressions ne m'écartent point de mon sujet, ou, tout au moins, je donne champ libre à l'imagination, qui peut aisément remplir de ses 227

conjectures les intervalles que laisse ma plume. Dirai-je que deux heures sonnoient quand nous nous assîmes sous ce berceau de charmille? Dirai-je qu'il est cinq heures maintenant, et tenterai-je d'esquisser?... Non: je vous l'ai déjà dit; je prétends à passer dans le monde pour un libertin du bon ton. (DÇ, 67)

Entre le "Ah!" et le réveil, entre "deux heures" et "cinq

heures", la lacune, résultat de la coupure (censure) de la

scène osée, du contact sexuel. C'est l'auteur libertin qui

joue avec son lecteur, qui dessine l'espace des intervalles

charnels, mais qui les coupe, qui les enlève et qui laisse

l'imagination continuer. Libertinage, liberté d'une

imagination, liberté d'une écriture.

5. La femme, l'inceste, la castration

Que le libertinage soit vrai ou faux, sexuel ou textuel, que les textes sentimentaux s'opposent ou non totalement aux textes libertins, il ne faut cependant pas perdre de vue qu'au centre de ces textes, quels qu'ils

soient, se trouve la femme. Je dis bien la femme, et non pas

les femmes puisque l'image de la femme est ici globale: "Je pense qu'elles se valent toutes" (SJ, 176) dit le narrateur dans Lucrèce et Jeannette (et cela n'a pas ici, valeur de compliment!). Dans Le Dernier Chapitre de mon roman. Nodier ne fait pas de différence et parle des "dames" comme d'un groupe homogène, un ensemble:

leurs défauts même sont charmants, et je crois que si elles étoient plus parfaites elles ne seroient 228

pas si aimables. Elles ont beau nous jouer, nous persécuter, nous trahir; il n'y a pas de perfidie qu'un baiser ne rachète, pas de chagrin dont un doux raccommodement n'embellisse le souvenir! (PC. 7)

Et le narrateur passe brusquement du "tu" (il parlait à son

ami-auditeur) à un "vous" (pluriel, global) représentant le

sexe féminin: "Je sais bien, moi, que vous êtes le chef- d'oeuvre de la création, l'ornement, le trésor de la vie;

j'aime votre esprit si délicat, votre coeur doué d'une

sensibilité si vive, et de temps en temps vos jolis caprices: je vous adore de bonne foi [..]" (DÇ, 7).

Si elle est peinte sous un jour plus positif, la femme est pourtant aussi "une" dans les textes sentimentaux.

Séraphine, Clémentine, Amélie ou Thérèse, c'est toujours la même femme, pure, idéalisée. "Nodier ne voit que la femme- enfant" affirme Hubert Juin dans ses Chroniques sentimentales (120). Mais c'est aussi, et surtout, la femme

inaccessible. Chez Nodier, si l'homme possède parfois la femme, ce n'est que par le regard (dans les premiers souvenirs de jeunesse par exemple)190 et Nodier souligne la précarité de la situation de spectateur: dans Lucrèce et

Jeannette, de spectateur il devient personnage de théâtre

(et devient celui qui est regardé). Qu'il s'agisse des

190 Sur 1 ' importance du regard et du statut de spectateur chez Nodier, voir, par exemple, Jean-Luc Steinmetz, "Aventures du regard (système de la représentation dans quelques contes)", in Le Champ d'écoute (Neuchâtel: Les éditions de la Baconnière, 1985); et René Bourgeois, L'Ironie romantique. 229 textes gui s'affichent libertins ou des textes romantiques

(ou pré-romantiques), la femme reste hors d'atteinte. On peut regarder mais non toucher, sous peine de se brûler.

Serait-ce parce que la femme tant regardée est la femme interdite: la mère (ou la fille ou la soeur, "variations sur l'interdit majeur")?191 L'analyse de Marthe Robert pourrait facilement s'appliquer au héros de la fiction nodiérienne:

Désirant 1 'Eternel féminin, non pas une femme en particulier; la communion mystique avec une image désincarnée, non l'union conclue ici-bas; et l'Amour plutôt que l'objet aimé, l'objet romantique quitte définitivement le chemin où l'adolescent du vieux Màrchen. réaliste en dépit d'une fantaisie débridée, lutte avec acharnement contre monstres et sortilèges pour obtenir la 'vraie fiancée'. [...] Il n'y a qu'une femme [...] mais aucune n'est une compagne possible, toutes pour finir sont également prohibées. [...] Elle est la même, en effet, [même que la mère] tout romantique le sait ou le pressent obscurément lorsqu'il confesse son besoin d'amour absolu et son impossibilité d'aimer. Ainsi l'enjeu de l'épreuve féerique n'est plus la femme de chair qu'il faut gagner sur une puissance virile rivale, mais la mère éternelle qui règne seule et ne se montre que sous des masques trompeurs, jusqu'au moment de la mort où elle ôte enfin le dernier.192

C'est le titre d'un essai de Bertrand d'Astorg, sous-titré "Littérature et inceste en Occident" (Paris: Gallimard, NRF, 1990).

Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman (Paris: Gallimard, collection Tel, 1992), 125-127. 230

La critique, depuis Jules Vodoz (qui a lu dans La Fée aux miettes l'écriture d'un désir incestueux),193 n'a cessé de

s'interroger sur les relations entre Nodier et sa fille,

Marie, dans le voile de mariage de laquelle il avait voulu

être enseveli.194 Mais, à ma connaissance, aucun critique n'a tenté une analyse systématique du thème de l'inceste dans les textes nodiériens. Nodier a-t-il ou non eu des

relations incestueuses avec sa fille (ou pourquoi pas avec

sa mère qu'il tait, dans ses oeuvres, avec obstination, ou encore avec sa soeur)? Qu'importe la réalité:195 une chose est sûre, l'inceste trouve une place dans son imaginaire. Au

fil des textes, on peut relever maints indices qui ramènent

Jules Vodoz, "La Fée aux miettes" Essai sur le rôle du subconscient dans l'oeuvre de Charles Nodier (Paris: Champion, 1925). Hubert Juin dit de Séraphine, dans ses Chroniques sentimentales: "C'est le premier visage de cette galerie de femmes qu'il dessinera pour nous, et sous le visage desquelles nous sommes conviés à découvrir les traits de la bien-aimée longuement rêvée, et soudainement incarnée — bien plus tard et tragiquement— en Marie Nodier, sa fille." (114)

A propos de l'enterrement de Nodier, Balzac écrit : "Je suis allé au cimetière. Il a été enseveli dans le voile de mariée de sa fille. Il l'avait demandé". (Lettres à l'Etranaère. 292)

Comme le dit Miriam Hamenachem, "Que Nodier soit opiomane ou épileptique, légitimiste ou idolâtre de sa fille, cela ne résout pas les problèmes posés par ses ouvrages; ces hypothèses peuvent être vraies ou fausses, mais elles ne contribuent d'une manière satisfaisante ni à la compréhension de ses écrits en tant que littérature, ni à l'enrichissement de notre sensibilité au cours de la lecture" (in Charles Nodier Essai sur l'imagination mythique. Paris: Nizet, 1972, 11). 231

à ce motif. J'ai déjà signalé l'ambiguïté du passage de Moi- même dans lequel le fils remplaçait, par analogie, le père dans les rapports sexuels avec la mère; j'ai déjà noté le thème de l'inceste adelphique dans Thérèse Aubert. Une étude systématique (dont je me contente ici de suggérer des lignes de recherche) pourrait y trouver les composantes du complexe d'Oedipe. "Dès l'époque homérique les points essentiels de la légende sont [..] déjà fixés: Oedipe est meurtrier de son père, et il épouse sa mère qui se pend après la révélation de son inceste."196 Avec Sophocle, le thème de l'aveuglement est ajouté au mythe: en apprenant qu'il a tué sa mère et épousé son père, Oedipe se crève les yeux avec les agrafes d'or des vêtements de Jocaste. Tous ces thèmes se retrouvent, même s'ils y sont dispersés, dans les oeuvres de Nodier — parricide, union avec la mère et aveuglement.

L'inceste a donc directement à voir avec la coupure — car, qu'elle soit symbolique (cécité) ou non, la punition de l'inceste, c'est, ne l'oublions pas, la castration.

L'inceste peut se lire dans La Fée aux miettes (je renvoie à l'étude de Vodoz) . Elle se lit dans Mademoiselle de Marsan où l'un des personnages importants est Mario

Cinci. La famille Cinci (Cenci) est un exemple historique et connu de famille incestueuse au destin tragique. Francesco, le père, violait sa fille Beatrix. Avec son frère et sa

Roland Derche, Quatre mvthes poétiques (Oedipe. Narcisse. Psyché. Lorelei) (Paris: SEDES, 1962), 10. 232 belle-mère, la victime de l'inceste se révolta et organisa le meurtre du père. Punie par la société, elle fut envoyée à l'échafaud.197 Ce n'est certainement pas un hasard qui a fait choisir les cinci — dont Mario serait l'ultime descendant— à Nodier. Mais, ce qui est frappant, c'est que, si Nodier évoque la malédiction qui pèse sur la famille, il ne parle que du parricide. L'essentiel, l'inceste (qui est à l'origine du parricide) reste non-dit: "— Vous n'êtes pas sans savoir, messieurs, le nom de la signora Lucrezia et de la signora Béatrice Cinci? — Oui, oui; nous connaissons cette histoire; mais elles sont mortes depuis plus de deux siècles" (SJ, 275) . Pourquoi afficher les Cinci et occulter l'inceste, si ce n'est parce qu'une certaine gêne entraîne la censure?

Dorothy Kelly, dans sa thèse, montre que l'inceste se lit aussi dans Tnfes de Las sierras:

Another element of Inès I's story repeats itself in that of her descendant: they both commit a crime, break a law, and undergo the resuiting punishment (this story of crime and punishment also "repeats" the Oedipal crime in a certain way) . Inès i is guilty of the crime of incest. and of ail the crimes which follow in its wake: Une des premières expéditions de Ghismondo eut pour objet de se procurer une compagne, et, semblable à l'infâme oiseau qui souille son nid, ce fut dans sa propre famille qu'il choisit sa propre victime. Quelques-uns disent cependant qu'Inès de Las Sierras, c'était là le nom de sa nièce,

Le thème sera repris par de nombreux auteurs : Shelley, , Artaud, etc. 233

souscrivit en secret à son enlèvement. (p. 669) The crime, like that of Oedipus, taints the remaining family and is spread to the rest of the nid. The Las Sierras family, under the curse of the incest crime, must flee to Mexico [...] The "tragic destiny" manifests itself even in the plight of Inès II's father, who is murdered (stabbed) by its rival, who marries Inès' stepmother, and who then tries to seduce his own stepdaughter, Inès; thus repeating the initial incest crime.198

L'inceste se lit dans les Souvenirs de jeunesse, en particulier dans Amélie dont le nom (titre) évoque indéniablement une autre Amélie, celle de Chateaubriand, soeur de René, symbole du désir incestueux. D'ailleurs,

Nodier fait dire à son héros, Maxime: "Ne crains rien,

Amélie! tu es ma soeur, tu es ma femme" (SJ, 172). Comme dans d'autres textes (en particulier dans Thérèse Aubert), les termes "soeur" et "femme" sont rapprochés, et leur proximité textuelle a valeur d'identité.

Anne-Marie Roux, qui s'intéresse au thème de l'âge d'or chez Nodier, relève plusieurs fois le motif incestueux.199

Elle fait remarquer que dans De l'amour et de son influence.

Nodier présente positivement les rapports incestueux, dernier vestige de cet âge béni:

Dorothy Jean Kelly, Studies on Ambicruitv in the Fantastic Genre: Balzac. Blanchot. Nodier. Dissertation (Yale University, May 1980), 201-203.

Je renvoie à l'article mentionné dans le premier chapitre, à propos de Moi-même. et à l'article sur Nodier et l'âge d'or. 234

La plus chaste des sympathies, celle qui fait passer le frère et la soeur du coin de l'âtre paternel dans le lit des époux, fut proscrite sous le nom d'inchaste ou d 'inceste car c'est la même parole; et cette révolution emporta tout ce qui restait de l'Age d'or. (O, V, 125, italiques du texte)

Anne-Marie Roux montre que pour Nodier le tabou de l'inceste est une erreur:

Quand le Paradis est évoqué, c'est pour regretter les amours primitives et incestueuses d'Adam et d'Eve. L'Age d'or [...] permet d'occulter le drame de l'éviction du Paradis, puisque Nodier établit une continuité entre Adam et ses descendants de "l'âge patriarcal" et situe la fin du bonheur à la naissance de la morale, à la découverte de l'inceste. Et si le Paradis garde quelque sens, c'est dans la métaphore du paradis des amours enfantines. [...]

Elle relève aussi la thématique de l'inceste dans la préface de La Neuvaine de la Chandeleur ("Les affections les plus ardentes continuent à se ressentir de la tendresse du frère et de la soeur").

Ou encore l'inceste se devine, par des fragments isolés du mythe oedipien. Le thème du parricide est clair: bien que les figures paternelles abondent dans l'oeuvre de Nodier, il s'agit, paradoxalement, rarement du père lui-même (mais plutôt d'un oncle, d'un père d'adoption ou d'un ami du père par exemple). Le père lui-même est souvent déjà mort — c'est-à-dire tué par l'auteur— lorsque l'histoire commence

(La Fée aux miettes. Thérèse Aubert. Le Peintre de

Anne-Marie Roux, "Nodier et l'âge d'or", 106. 235

Saltzboura. etc). Quant à la figure paternelle de

remplacement, elle est souvent tuée par l'auteur au cours du

texte (il n'est que de relire les Souvenirs. épisodes et

portraits pour servir à l'histoire de la révolution et de

1'empireï. Nodier tue donc le père d'entrée de jeu (héros

orphelin) ou en cours de texte.

La cécité, punition de l'inceste, forme de castration

(comme la décapitation), est encore plus remarquable par sa

fréquence et sa justification moins facile que celle de la

disparition du père (dont la mort, à l'époque de la

Révolution et de la Terreur, est somme toute, bien plausible). Si ce n'est pas le narrateur, c'est généralement

celle qu'il aime qui devient aveugle à la fin de la nouvelle. Thérèse Aubert, je l'ai dit plus haut, après avoir

attrapé la petite vérole, perdait la vue. Amélie, mourante,

se trouve soudain incapable de voir: "C'est que je ne te vois pas. Pourquoi ces lumières n'y sont-elles plus?" (SJ.

172). La myopie d'Antonia (dans Jean Sboaar) fait d'elle un personnage quasi-aveugle. Et puis il y a bien sûr, Les

Aveugles de Chamounv. dont l'histoire est insérée dans

Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, et qui

(comme son titre l'indique) met en scène un couple d'aveugles. La cécité s'inscrit donc dans l'oeuvre de

Nodier, en punition de l'amour interdit.

Il existe bien d'autres indices, parsemés dans l'oeuvre de Nodier, renvoyant (comme les indices d'une énigme) au 236 thème de l'inceste. L'inceste, façon pour Nodier d'annuler

(ou du moins d'essayer d'annuler) la coupure traumatisante

et première, celle du cordon ombilical? Ce thème s'inscrit tout à fait, en effet, dans le contexte du fragmentaire, puisque, d'après Claude Lévi-Strauss, comme l'énigme,

l'inceste rapproche des termes voués à être séparés:

Entre la solution de l'énigme et l'inceste, il existe une relation... interne et de raison, et c'est bien pourquoi des civilisations aussi différentes que celles de l'Antiquité classique et de l'Amérique indigène peuvent indépendamment les associer. Comme l'énigme résolue, l'inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés: le fils s'unit à la mère, le frère à la soeur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre sa question.20'

L'énigme (celle du Sphinx, à l'origine) a donc partie liée avec l'inceste. D'ailleurs Nodier la mentionne dans

Lucrèce et Jeannette: "Avez-vous lu 1'Oedipe de Ballanche?

N'avez-vous jamais vu celui d'Ingres? C'est tout un. Eh bien, madame, l'énigme était devinée! J'avais pénétré le

Sphinx. Elle m'était connue, la phrase talismanique; elles m'appartenaient, les paroles fées qui devaient dissoudre le charme!" (SJ, 185, mes italiques). Evidemment Maxime, qui croyait avoir dissout le charme, et donc pouvoir agir en libertin, n'avait rien résolu du tout et son entreprise libertine échoue, nous l'avons vu. Mais en introduisant le thème de l'énigme (quand bien même elle serait impossible à

Citation placée en exergue du livre d'Astorg cité plus haut. 237

résoudre), Nodier offre peut-être ici une clef de lecture:

il faudrait lire son oeuvre comme les fragments dispersés

d'une vaste énigme (dont l'inceste ne serait qu'une

facette). Quoi de plus approprié pour une oeuvre

énigmatique, une oeuvre inclassable, une oeuvre ambiguë dont

les oppositions, les dissonances et autres contradictions

internes désarment aujourd'hui encore la critique?

Avec l'inceste, la coupure prend aussi une valeur bien

précise (déjà mentionnée, rapidement, dans certains

chapitres) — c'est la castration. On a vu le jeu de Nodier

face à la guillotine: tour à tour représentée (mise en

scène) et évitée (non vue, non dite), on a vu ses nombreux

jeux avec la coupure textuelle, la fragmentation. L'écriture

de la coupure pourrait donc être la mise en texte d'un jeu

avec le fantasme de castration (castration qu'il doit

inconsciemment savoir méritée si l'on juge de l'omniprésence

du thème incestueux) . Laplanche et Pontalis affirment que

"le complexe de castration est en étroite relation avec le

complexe d'Oedipe et plus spécialement avec la fonction

interdictrice et normative de celui-ci" (Vocabulaire.. 75).

Ils précisent que ce fantasme de castration est retrouvé

sous divers symboles, que l'objet menacé peut être déplacé

(aveuglement, arrachement des dents), que l'acte peut être déformé (accident, syphilis, opération chirurgicale), Que

l'agent paternel peut trouver des substituts divers. Toutes

les formes de coupure (thématiques ou stylistiques) relevées dans la fiction de Nodier peuvent donc représenter ce

fantasme. L'angoisse de la castration se situe dans les

expériences de perte, de séparation d'avec un objet

(Vocabulaire. 76) — l'obsession de la séparation (séparation

classique des personnages nodiériens proscrits, rejetés)

représente cette angoisse de la perte de la mère, du sein

maternel. La perte de la vue, de la tête (au sens propre et

au sens figuré — folie) reviennent à ce fantasme de la perte

du pénis. Lorsque la fusion avec la mère a lieu, même si ce

n'est qu'au niveau fantasmatique, (fantasme originaire,

nature bienfaisante et bien aimée des textes romantiques, et

autres allusions à l'inceste), la punition/castration ne

tarde pas (maladie, aveuglement, rejet, séparation, décapitation, féminisation/démasculinisation, censure, coupure, vacuité s/textuelle).

Les textes qui parlent de la femme s'opposent donc nettement et s'organisent autour d'une coupure stylistique et thématique: d'un côté, les textes libertins, de l'autre, les textes sentimentaux. Mais ces récits qui semblent se contredire forment un tout (discontinu certes, mais, on l'aura compris, c'en est la spécificité), un immense patchwork, un kaléidoscope géant. Tous ces fragments ont pourtant en commun leur aura de mystère (et parfois, c'est la juxtaposition même de ces fragments opposés qui donne naissance, ou qui contribue, à l'ambivalence et au mystère), et la menace, sous-jacente, de la castration. Nodier joue avec ses textes, Nodier joue avec ses lecteurs, Nodier joue avec ses fantasmes, écrivant des énigmes, souvent sans solutions, cherchant avant tout à préserver sa liberté d'auteur. Libre-penseur, libre-auteur, libre-fantasmeur. CHAPITRE SIX

Polyphonie

"Les romans sont: les dialogues socratiques de notre temps. Dans cette forme libérale, la sagesse de la vie a fui la sagesse d'école" (Friedrich Schlegel, Fragments critiques)

"Trop de notes!" ( Joseph II)

Ultime (dans le cadre de cette étude) figure de la

coupure: les entailles discursives à l'intérieur d'un texte,

la polyphonie née d'un "récit" fait de récits pluriels qui

s'entrecoupent. Les oppositions que l'on trouve d'un texte à

l'autre (telle l'opposition du discours libertin et du

discours sentimental, étudiée au chapitre précédent) sont

déjà une forme de polyphonie puisque plusieurs voix

s'opposent et se répondent, au sein de l'oeuvre globale.

Mais, de façon semblable, à l'intérieur de chaque oeuvre

240 241

particulière et isolée, maints aspects de la polyphonie

émergent également, à commencer par le premier texte, Moi-

même. où le narrateur s'inventait des interlocuteurs avec

lesquels dialoguer. Au fil des chapitres, j'ai déjà relevé

certaines modalités de la polyphonie dans l'oeuvre de

Nodier: préface (ou postface) sous forme de dialogue entre

l'auteur et le critique (Les Proscrits. Mademoiselle de

Marsan); utilisation d'exergues contenant des extraits tirés

de — ou imitant— des auteurs appartenant à des siècles et à des pays divers fJean Sboaar ou Smarra); genres

intercalaires202 qui introduisent, à l'intérieur du texte principal des genres (et donc des voix) distincts (romance et chant dans Le Peintre de Saltzboura. article de journal dans Mademoiselle de Marsan)— et qui toujours renforcent le pluristylisme et la pluritonalité du texte; mais aussi dédoublement des personnages (Jean Sbogar/Lothario, ou

Adolphe/Thérèse) qui permettent de mieux dramatiser la contradiction intérieure et d'introduire un dialogisme au

Le terme "genres intercalaires" est utilisé par Bakhtine, à propos de la ménippée, pour désigner les genres (autres que le genre du texte principal qui les contient) intercalés à l'intérieur du texte: "nouvelles, lettres, discours d'orateurs, symposiums, etc. [•••] La distanciation entre la dernière position de l'auteur et les genres intercalaires varie selon leur degré d'objectivation et leur densité parodique. Les passages versifiés sont presque toujours présentés avec un certain humour." (Mikhail Bakhtine, La Poétique de Dostoievski. traduit du russe par Isabelle Kolitcheff. Présentation de Julia Kristeva. Paris: Seuil, 1970, 165). Bakhtine reprend l'étude de ces genres intercalaires dans Esthétique et théorie du roman (Paris: Gallimard, Collection Tel, 1991), 141 sq. sein d'un même individu. Les exemples sont nombreux.

Toutefois, c'est dans deux oeuvres de Nodier en particulier

que la polyphonie me semble atteindre son summum: Le Dernier

Bancruet des Girondins et L'Histoire du Roi de Bohême et de

ses sept châteaux. Ce sont ces textes que je vais aborder

dans ce dernier chapitre, montrant comment un discours

fragmenté en une multitude de voix littéraires peut enrichir

un discours poétique. Déjà les romantiques allemands

(Schlegel, Novalis) reconnaissaient l'importance, comme

instance fragmentaire, du dialogue, cette "chaîne ou [...]

couronne de fragments" (Ath. 77), déjà ils valorisaient

l'idée du dialogue platonicien, à savoir que l'échange de

pensées fragmentaires apporte la vérité.203 Je vais d'abord

étudier les fragments de textes juxtaposés en dialogues dans

un texte pseudo-historique, Le Dernier Banquet des

Girondins, puis je me pencherai sur un texte dont la

discontinuité est plus grande encore, L'Histoire du Roi de

Bohême et de ses sent châteaux, cherchant à montrer le

morcellement du texte, et du sujet parlant.

1. Polyphonie dans Le Dernier Banquet des Girondins

En 1833, alors qu'il est candidat à l'Académie

française, Charles Nodier fait paraître Le Dernier Banquet

203 La pluralité des voix se traduisait parfois chez eux par des écrits en commun, "car on ne parvient pas à la vérité par la voie solitaire de la démonstration (tournée en dérision par Ath. 82), mais par celle de l'échange, du mélange, de l'amitié" (Lacoue-Labarthe, 66) . des Girondins, qu'il ajoute à la réédition de ses deux volumes pseudo-historiques parus en 1829 et intitulés

Episodes, souvenirs et portraits pour servir à l'histoire de la révolution et de l'empire. Ce texte, qui, dans le volume, tranche par sa longueur (plus de deux cents pages dans l'édition Slatkine Reprints, dupliquant celle de Renduel,

1832-1837) et par son organisation nette (contrastant avec le manque d'organisation de la plupart des Episodes. souvenirs), raconte (met en scène) la dernière nuit de vingt-et-un députés girondins accusés de fédéralisme et condamnés à mort (la nuit du 30 au 31 octobre 1793), nuit pendant laquelle ceux-ci auraient fait, avant de passer à la guillotine, un dernier banquet. L'idée de ce banquet avait déjà été suggérée par Adolphe Thiers, dans son Histoire de la Révolution.204 elle sera plus tard reprise par Lamartine dans son Histoire des Girondins205. Le texte de Nodier se distingue, pourtant, des deux autres par son caractère fondamentalement polyphonique. Thiers ne consacre que quelques lignes au banquet;206 quant à Lamartine, il met en

204 Nodier reprend d'ailleurs en exergue à son texte la phrase de Thiers: "Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour à tour gais, sérieux, éloquens." (Thiers, Histoire de la Révolution française. V, Paris: Furne, 1838, 391).

205 Alfred de Lamartine, Histoire des Girondins. IV (Paris: Furne: 1858), 27-36

206 "Leur dernière nuit fut sublime. Vergniaud avait du poison, il le jeta pour mourir avec ses amis. Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour à tour gais, sérieux, éloquents. Brissot, Gensonné, étaient 244 scène un narrateur omniscient, et les personnages

(Girondins) ne s'expriment pratiquement jamais directement dans sa représentation du banquet. A l'opposé de ces textes linéaires, au style uni, celui de Nodier introduit une notion de discontinuité, un certain éclatement du discours qui joue ici un rôle tout à fait positif: il n'y a pas de troisième personne unifiant la confrontation des voix multiples, les discours sont réunis mais non pas identifiés, les oppositions (coupures, fossés) perdurent.

Face à la mort omniprésente — raison d'être du banquet, et donc du texte, qu'elle clôt, ombre planant aussi dans le texte et ses notes— Nodier répond par l'écriture dialogique, la polyphonie, et frôle parfois même le carnavalesque. Je montrerai que cette dimension permet, en regard de la mort imminente, l'espoir et la vie, à travers

1'écriture.

graves et réfléchis; Vergniaud parla de la liberté expirante avec les plus nobles regrets, et de la destinée humaine avec une éloquence entraînante. Ducos répéta des vers qu'il avait faits en prison, et tous ensemble chantèrent des hymnes à la France et à la liberté" lHistoire de la Révolution française. 162) . Nodier emprunte, presque mot pour mot, quelques tirades à Thiers (passage qui précède la citation ci-dessus et dont l'action se déroule non pas en prison mais au tribunal) et qu'il replace dans le cadre du banquet ("Mon frère, c'est moi qui te donne la mort!" dit Fonfrède à Ducos, paroles reprises par Nodier, 0, VII, 167, ou encore les paroles de Lasource: "Je meurs le jour où le peuple a perdu la raison; vous mourrez le jour où il l'aura recouvrée" — que l'on retrouve 0, VII, 91). 245

1.1. Multiplicité des voix et des genres

La polyphonie existe tout d'abord au niveau du (des)

genre(s) littéraire(s) choisi(s): Le Dernier Banquet des

Girondins est un texte à mi-chemin entre la prose et le

drame puisque se succèdent tour à tour des passages exposés

par un narrateur omniscient et des passages présentés à la

manière d'un texte de théâtre, le nom des personnages qui

prennent la parole se détachant (en majuscules) au milieu de

la page, au-dessus de leurs tirades. On retrouverait presque

(si le carnavalesque ne s'infiltrait pas) la tragédie

classique, puisque Nodier respecte les trois unités: de

temps (il précise lui-même, au début de son texte et dans

une "note historique", que l'action se déroule entre l'heure

du jugement — le trente octobre vers dix heures du soir, et

l'exécution qui s'achève à onze heures trente le lendemain matin), de lieu (la Conciergerie — et 1'échafaud qui n'en

est pas très loin), et d'action (il ne s'agit que du banquet, suivi de l'exécution des Girondins — en fait, le principal du texte étant la conversation, on pourrait presque parler d'absence d'action). A la manière des pièces de théâtre, une liste des personnages précède le texte proprement dit, chaque nom étant suivi d'une brève description (indiquant généralement fonctions et profession, ville d'origine et âge). Nodier lui-même, dans son "Au lecteur", appelle son texte une "alliance un peu adultère du drame et de l'histoire" (0, VII, 8). 246

A l'intérieur de cette forme hybride, le texte hésite

encore et l'auteur, semble-t-il, ne sait quelle voix

adopter: celle de l'historien, du philosophe, du religieux

ou du romancier (entre autres)? Nodier se veut historien, et

plus précisément, "historien du dernier jour" (0, VII, 19),

construisant un "travail historique studieusement fait, qui

annonce le ferme dessein d'être aussi vrai que possible" (0,

VII, 177-178). Il répète, dans son "Au lecteur" et dans ses

"Notes historiques", sa bonne foi; il explique son travail

de recherche:

Si la dernière nuit des GIRONDINS n'est pas celle que j'ai conçue, elle a dû étrangement lui ressembler. Elle lui ressembloit du moins dans tous les détails qui me sont parvenus, dans tous ceux qu'il n'est pas permis à histoire d'inventer, et que j'ai puisés avec soin aux sources les plus authentiques. (0, VII, 21)

Il n'hésite pas à citer ses sources: "Ces renseignements, et

tous ceux qui le concernent dans la suite de cet essai, m'ont été donnés il y a plus de vingt-cinq ans par madame

Magot, soeur de Le Hardy, femme d'un ancien et brave

capitaine d'infanterie, devenu receveur des contributions à

Saint-Ylie, près de Dole" (0, VII, 181). Vrai ou faux?

Qu'importe! Les sources détaillées sont néanmoins

impressionnantes et vraisemblabilisantes. "Tout ceci est exactement historique" (0, VII, 210) et "la plupart des témoins que j'ai consultés s'accordent à croire que [...]"

(0, VII, 222). D'ailleurs si le texte vient parfois à 247

manquer d'équilibre (romanesque) et de vraisemblance, c'est

justement, dit-il, parce qu'il se borne à répéter la

réalité: "Je me serois bien gardé de sacrifier une vérité de

fait aussi essentielle, à l'entente d'un plan et à l'effet

d'une opposition, dans un livre qui, en dernière analyse,

n'est fait que pour renseignement" (O, VII, 23). Histoire

avant tout. A la nuance près que Nodier n'y était pas, que

les principaux personnages sont tous morts le lendemain et

qu'il est difficile de faire le récit authentique d'une

telle scène. En fait, rien n'est moins sûr que la réalité

même de ce banquet. On verra ci-dessous que Nodier, en

regard de son souci affiché de véracité historique, n'hésite

pas à introduire des faits ou paroles antérieurs ou

postérieurs — par souci de véracité, justement, dit-il; mais

n'y a-t-il pas, dans ce simple déplacement des hommes, de

leurs actions et de leurs paroles, brèche de la réalité,

perversion de la vérité et donc fiction?

Certaines scènes, même si Nodier jure qu'elles

appartiennent à l'histoire, apportent du romanesque qui

tranche avec les discours philosophiques du symposium. La première irruption du "romanesque" concerne la brève

apparition d'une femme venue assister au retour du tribunal des Girondins accusés. Nodier s'en justifie dans une note:

Cet épisode d'un amour de prison a deux grands défauts; le premier, c'est d'être romanesque, prétention insupportable dans un travail historique [...]; le second, c'est d'être commun dans un genre où le commun est intolérable. Je ne 248

peux l'excuser qu'en attestant qu'il m'a été raconté plusieurs fois, avec des variantes de peu d'importance; il n'en falloit pas davantage pour m'imposer le devoir de le conserver, même sous la forme assez obscure que lui a laissée l'incertitude de mes enseignements. Sa brièveté lui méritera d'ailleurs quelque indulgence. Il n'occupe en tout qu'une page. (0, VII, 177-178)

Or, si l'apparition (et les réactions qu'elle suscite auprès

de certains Girondins) n'occupe qu'une page, son importance

croît avec la note qui lui est consacrée (presqu'une page

entière), et avec son dénouement (deux pages environ) vers

la fin du texte, lorsque la femme en question fait parvenir

"un bouquet de marguerites et d'immortelles" et un "billet"

(O, VII, 159-160) à Duchâtel qui part pour la guillotine.

Notons également que cet épisode romanesque permet

d'introduire un autre genre littéraire (intercalaire),

1'épistolaire, dans ce texte déjà hybride. Une autre voix

(écrite, la seule voix féminine) se joint donc à la

polyphonie du texte, lorsque Nodier imprime le contenu du billet:

POUR MONSIEUR DUCHATEL. Mon coeur a partagé votre amour, cher Duchâtel, et cependant je n'y ai pas expressément répondu, parce qu'il n'y avoit entre nous aucun rapprochement possible sur la terre. Aujourd'hui vous subissez votre arrêt, je reçois mon acte d'accusation, et vous ne me précédez que de quelques jours au lit nuptial. Allez m'attendre, mon ami. Mon coeur et ma main vous appartiennent dans l'éternité. Cécile. 249

Les deux autres exemples permettent d'introduire des

personnages subalternes (d'ailleurs nommés à part, au bas de

la liste des personnages): Jean-Baptiste Morand, domestique

de Duprat, auquel il fait des adieux touchants, et Pierre

Romont, ancien cent-suisse, qui s'est fait guichetier à la

Conciergerie dans le seul but de sauver la vie de Gensonné.

Là encore, Nodier souligne le côté romanesque mais insiste

sur la véracité absolue des événements (le seul doute de

l'auteur tient au nom exact de ces personnages). Quoiqu'il

en soit, ces personnages permettent d'inclure des saynètes, duos, qui interrompent et dérangent le rythme du symposium.

Leur fonction me semble multiple. D'une part la catégorie sociale plus basse, soulignée par l'auteur, permet une mésalliance de plus, rapprochant des classes opposées (c'est le propre du carnaval). D'autre part, ils introduisent textuellement un discours sentimental, romanesque (donc de divertissement) dans un texte autrement sérieux (la présence de ces sous-intrigues a donc un effet similaire à celui de l'épisode féminin mentionné ci-dessus). Enfin, on verra plus loin que l'épisode de Pierre Romont, en introduisant le thème du travestissement, augmente encore le côté carnavalesque.

La polyphonie est inhérente au sujet puisqu'il s'agit d'un banquet (au sens grec de symposium), où les dialogues/polylogues importent plus que la nourriture. Les 250

vingt personnages présents207 sont en situation d'égalité

(même s'ils discutent et remettent eux-mêmes en question la

teneur de ce terme)20® — égalité devant la mort, égalité

lorsqu'ils se jettent "dans les bras les uns des autres, et

cette fois-là, presque sans prédilection de parti ni

d'affection. Il n'y a rien qui rapproche et qui confonde

toutes les nuances d'opinion et d'intérêt comme la présence

de la mort. Ils avoient voulu l'égalité avec tant d'ardeur!

— L'égalité, c'étoit cela" (0, VII, 140). Egalité textuelle puisque, si celle-ci n'est pas atteinte chez Platon où la polyphonie est surtout didactique, mais où il est toujours

clair que c'est Socrate qui a raison et qui détient la vérité, Nodier présente ici, au contraire, "une multiplicité de voix 'équipollentes' à l'intérieur d'une seule oeuvre"

(définition de la polyphonie, donnée par Bakhtine,_69). Même

si certains personnages ont plus souvent que d'autres la parole (Vergniaud, par exemple, en sa qualité de Président), le lecteur n'a pas l'impression que certains ont tort alors que d'autres ont raison: des vues diverses sont offertes, sans que le narrateur ni l'auteur ne prononce de jugement de valeur. La subjectivité de l'auteur ne se lit pas à

L'un des Girondins s'étant déjà donné la mort, il n'en restait plus que vingt.

Vergniaud, sceptique, leur rappelle que "Procuste avoit un lit de fer à la mesure duquel il assujétissoit tous les voyageurs, en disloquant les plus petis, en mutilant les plus grands. Ce tyran croyoit comprendre fort bien l'égalité." (0, VII, 74). 251

l'intérieur de ce banquet (si ce n'est dans ses notes

historiques).

Le multilogisme se situe à plusieurs niveaux: il

existe, d'une part, sous forme de conversations entre les

personnages, et d'autre part sous forme de dialogue entre

les personnages et l'auteur. Si Vergniaud semble désabusé et

déçu par la Révolution, s'il est assez pessimiste quant à

l'avenir de la République et "l'intelligence bornée de

l'homme" (0, VII, 79), sa vision ne s'impose pas plus que

celle des autres Girondins. L'auteur nous présente les

diverses orientations, opinions, des Girondins assemblés: le

côté militaire (Viger, Duperret, qui auraient préféré agir à

coups d'épée, au lieu de s'enferrer dans d'interminables débats), le côté légal (Fonfrède), le côté monarchiste

(devant l'échec de la république mensongère: Ducos,

Duchâtel, Le Hardy), et même, (s'agit-il de sauver leur peau

ou d'une conviction véritable?) le côté montagnard

(Boileau). Les différences d'opinions et de voix sont cristallisées par une déclaration de Vergniaud: lorsque le débat est à la politique et que l'on discute la notion de

République, ce dernier offre une définition intrinsèquement polyphonique de la République (terme porteur de sens multiples), définition qui est, en quelque sorte, une mise en abyme des discussions des Girondins:

La république, messieurs! un gouvernement fédéral pour Buzot, une utopie d'économistes pour Condorcet, un mob turbulent et convulsionnaire 252

pour Thomas Payne, une grande exploitation agricole, industrielle et philanthropique pour Brissot, une immense Athènes renouvelée de Démosthène et de Plutarque pour Ducos; pour Saint- Just, un monde organisé comme la petite et grossière municipalité de Sparte, aux ilotes et aux rois près; une orgie perpétuelle et délirante pour le sybarite d'Arcis-sur-Aube209; une ample et somptueuse curée pour Chabot, une dictature pour Robespierre, une boucherie pour Marat: voilà ce que c'est que la république! c'est ce dé à plusieurs faces que les jongleurs font rouler sur un pivot rapide aux yeux de la multitude, et qui en reçoit autant de noms en tournant qu'il lui offre de côtés." (0, VII, 118)

Ce dé à plusieurs faces, c'est le symbole de la polyphonie.

Ni Nodier, ni Vergniaud ne propose une définition de la

République. Les voix multiples se font entendre, personne ne conclut. Texte aux voix multiples, texte ouvert.

Polyphonie aussi puisque, aux vingt voix des Girondins,

Nodier n'hésite pas à ajouter des paroles prononcées par les personnages présents certes, mais avant ce banquet

(détruisant ainsi subtilement l'unité de temps), mais aussi et surtout celles de célébrités révolutionnaires absentes, pour éviter que ne se perdent des tirades historiques

"immortelles"; ainsi Nodier emprunte (et c'est lui-même qui l'affirme dans ses notes, y rectifiant ainsi la véracité historique détruite dans le texte) des tirades à M. Réal

(notes 13 et 34), à Saint-Just (note 14), à Barbaroux (note

16), à Girey-Dupré (note 22). Voici la justification de

Nodier pour ces emprunts oratoires:

209 Danton. 253

En m'exposant au danger de faire parler des orateurs tels que ceux-ci d'une manière indigne d'eux, je n'ai rien négligé du moins pour recueillir et encadrer leurs plus belles paroles, toutes les fois que j'ai pu les lier au sujet. Ce genre de centon n'a rien de disgracieux, à mon avis, tant qu'il n'est pas postiche et forcé. (O, VII, 191)

ou encore: "Cette phrase est de Girey-Dupré [...]. je la donne ici à un autre, en vertu d'un privilège dont j'ai usé

souvent sans dissimuler cette licence, celui de m'emparer de

quelques belles paroles des absents, dans les occasions où elles ont pu se présenter naturellement à un de mes personnages" (o, VII, 193-194). Véracité ou mensonge? En reconnaissant (dans ses notes toutefois, non pas dans le texte même) le déplacement temporel et géographique, l'attribution des paroles de l'un à l'autre, Nodier veut

être vrai. Mais suffit-il, pour rétablir la vérité, d'avouer discrètement ces modifications et déplacements, d'expliquer leurs raisons d'être? "En général [mais donc, pas toujours?], et je ne saurois trop le répéter, il n'y a ici de mon invention que l'enchaînement logique des paroles, et j'ai cherché à le rendre aussi rationnel que possible" (O,

VII, 193). Définitions ambiguës de la réalité...

1. 2. La voix de l'auteur

La polyphonie se complique par la présence de l'auteur dans le texte, non seulement en tant que narrateur (plus ou moins) omniscient, mais aussi et surtout, qui se manifeste dans des notes aussi nombreuses que longues et qui constituent, à elles seules, un (hors) texte volumineux.210

Pourquoi ces notes? elles "ne sont pas écrites, comme cela se pratique ordinairement, pour grossir le volume" (0, VII,

206), dit-il. Il y précise, ainsi que je l'ai noté plus haut, ses intentions purement historiques, ainsi que les

écarts et incartades qu'il a osés avec la réalité. Il y ajoute des vignettes historiques, tentant, par leur biais, de s'immiscer dans le texte, de se donner un rôle d'acteur

(bien qu'il n'ait pas, bien sûr, assisté au Banquet). Ainsi, il raconte ses rencontres et relations personnelles avec des personnes évoquées par les Girondins, lors du fameux banquet

(mais qu'en sait-il? rien n'est moins sûr) — tel Cazotte auquel il consacre près de trois pages, sans rapport avec le

Banquet, mais qui lui permettent de s'y infiltrer ("Je me souviens d'avoir vu M. Cazotte, autant qu'on peut se souvenir de l'âge de huit à neuf ans. Il étoit l'ami de mon père, et les sujets familiers de sa conversation étoient propres à fixer les souvenirs des enfans", 0, VII, 197-

8) ;211 avec des personnes qui, descendant des Girondins, ou les ayant connus, lui ont parlé d'eux — tels Jacques-André

210 "Nous sommes ici dans une frange très indécise entre texte et paratexte" affirme Gérard Genette dans Seuils (Paris: Seuil, 1987), 301, à propos des notes ajoutées à un texte discursif. Par contre, lorsqu'elles s'ajoutent à un texte de fiction, les notes marquent "une rupture de régime énonciatif qui rend tout aussi légitime [leur] assignation au paratexte" (305).

211 Nodier a d'ailleurs consacré un conte à Cazotte. Emery ("J'ai eu le bonheur de lui entendre raconter,

quelques années auparavant, avec une éloquence naïve et

cependant pittoresque et colorée, une partie de ces détails

O, VII, 214) ou encore Saiffert ("qui n'est mort

qu'en 1809, et avec lequel j'ai eu les rapports que me permettoient mon âge, la bizarrerie de ses systèmes

0, VII, 215). Coupures subtiles (seul un numéro interrompt

le flot du texte et le lecteur pourrait, à la limite, ne pas consulter le (para)-texte auquel il renvoie), les notes lui permettent aussi de faire entendre sa voix, parallèle (même si elle est, typographiquement en retrait, en recul dans les notes) à celles des Girondins. Il parlera donc, à la première personne, de sa vision de la Révolution, de la

République. Sa note 15, série de vignettes racontant en une demi-page chacune, la vie, et surtout la mort, pour des raisons politiques, de huit personnages pris dans les rouages de la Révolution et de ses suites, se termine par un commentaire historico-politique:

Deux députés nommés plus hauts [..] sont morts aussi sous le couteau révolutionnaire. Une multitude d'autres, ou victimes ou fugitifs, échappent à ces rapides revues, déjà trop multipliées par rapport à la dimension de cet écrit. La catastrophe du 31 mai demanderoit à elle seule une longue biographie spéciale. (0, VII, 189)

Il indique ici, avec émotion, le fait de la multitude persécutée, exécutée ou proscrite, dont la situation lui fait horreur et qu'il ne peut oublier. C'est l'horreur de la 256

Terreur, horreur telle qu'elle est personnellement ressentie par Nodier, gui se lit dans les notes. La note 34, partant d'une information sur Camille Desmoulins, lui donne aussi l'occasion d'introduire sa vision, avec des points d'exclamation et un style qui ne dépareraient pas à l'intérieur du texte principal, dans la bouche d'un des convives (à ceci près que Nodier écrit presque 40 ans après, d'où une vision globale permise par le recul temporel):

Terrible histoire que celle d'un peuple où les accusateurs des GIRONDINS, où les persécuteurs proscrits pour INDULGENCE emportèrent à leur tour les regrets des gens de bien! Que dis-je! si nous savions à fond le secret du 9 thermidor, nous y verrions Robespierre lui-même poursuivi comme continuateur du système de Camille qu'il avoit sacrifié. Les assemblées politiques font des coups d'état contre une influence qui tend à s'agrandir, contre un pouvoir qui s'affermit. Elles n'en font point contre la terreur. Toutes les fois qu'un gouvernement tombe, on peut établir en principe infaillible qu'il a été modéré dans son système, ou ridiculement maladroit dans la manière d'en changer. (0, VII, 205)

Ailleurs (note 40), il parle d'une idée qui lui est chère, celle du côté cyclique des événements,212 offrant toujours

"C'est une chose instructive dans sa bizarrerie que le retour des circonstances analogues dans toutes les révolutions et cette instruction infaillible n'a cependant jamais profité ni aux peuples ni aux rois [... ] Tout le monde sait cela, et si la même occasion se présentoit mille fois, il arriveroit mille fois la même chose, parce qu'il n'y a point d'expérience, point de raisonnement qui puisse prévaloir dans une institution surannée contre l'instinct de suicide, contre la nécessité de mort qui l'entraîne à finir. Dans les positions extrêmes, on ne consulte ni l'observation, ni l'histoire, ni le sens commun. On consulte des courtisans qui se font passer pour capables, des intrigants qui se 257 une vision pessimiste, désabusée de l'Histoire et des politiciens. Mais, outre l'horreur, outre les déceptions et le pessimisme, l'espoir se lit, précisément, dans l'acte d'écriture que Nodier entreprend avec la rédaction du

Dernier Banquet des Girondins. Pourquoi écrire, s'il n'espère pas, éventuellement, donner une leçon historique, et éclairer peut-être les politiciens futurs? éviter justement que l'histoire ne se répète?

Fragmentaires par nature, les notes constituent un

"genre" "dont les manifestations sont par définition ponctuelles, morcelées, comme pulvérulentes, pour ne pas dire poussiéreuses".213 Ajouté à un texte de l'entre-deux

(entre théâtre et roman, entre histoire et fiction), ce discours auctorial qui, ici, s'affirme historique alors qu'il est souvent commentaire, ne dépare pas: à la fois texte et hors-texte, cet élément "passablement élusif et fuyant" (Genette, 314) illustre une indécision et une labilité textuelle. Outre leurs divers usages et motivations

(érudition, précisions, personnalisation...), les notes de ce texte ont aussi, me semble-t-il, une fonction de

"brouillage".214 Créatrices d'ambiguïté dans un texte à la forme déjà ambiguë, par leur longueur et leur fréquence,

donnent pour hommes d'état, et tout est perdu [...]" (O, VII, 212-213).

213 Genette, Seuils. 293.

214 Je renvoie le lecteur aux remarques de Patrick Besnier, à propos de Joseph de Maistre et de son usage des notes. 258

elles troublent, rompent la lecture linéaire, elles mettent

en question le texte, le découpent, l'orientent différemment

et mettent (volontairement) en péril l'intégrité et

l'équilibre du livre (Nodier, on l'a dit, voulait éviter, à

tout prix, le "gros livre"!).

1. 3. Le carnavalesque — des entailles loufoques dans un texte sérieux

La polyphonie tourne au carnavalesque lorsque le vin

rivalise avec le sang; lorsque le rire, même s'il est parfois jaune, éclate; lorsque l'humour, même s'il est

souvent noir, perce dans les dialogues. "Par sa nature, le

symposium est un genre purement carnavalesque" affirme

Bakhtine dans sa Poétique de Dostoïevski. (107). Même s'il n'y a pas, dans ce texte, de carnaval proprement dit (ni de bal masqué, forme directement dérivée du carnaval, et que l'on retrouve dans d'autres textes de Nodier),215 le

On les retrouve, entre autres, dans Moi-même. La Neuvaine de la Chandeleur et Le Dernier Chapitre de mon roman. Une citation de ce dernier texte montre combien la vision nodiérienne du bal masqué se rapproche de la définition bakhtinienne du carnavalesque: "Tout me plaît dans un bal masqué: c'est une fidèle image du monde; mais la vie semble s'y accélérer en raison de la multiplicité des événements: à l'imitation des saturnales, l'égalité, bannie du reste de la société, paroît s'y être réfugiée; et elle peut au moins, quelquefois chaque année, y revendiquer ses droits. On se confond, on se presse, on s'entretient; le langage de l'amitié familière vole dans toutes les bouches; la laideur peut se faire adorer à la faveur de l'esprit; la vérité peut se faire entendre sous la protection de la folie; et la leçon sévère qui eût ailleurs effarouché 1 'amour-propre, se fait accueillir au bal masqué. Là seulement il est permis de tout dire, là seulement la franchise est une chose commune, et le 259

banquet est pourtant fête, aux dires du narrateur, et,

s'apparente donc au carnaval: "cette fête sans exemple", ce

"jour de féerie et de délassement" (O, VII, 130). En cela,

le texte, qui pourrait être morbide, offre, par le biais des

entailles carnavalesques, l'espoir: "Il y a [...là] la

quintessence, le noyau profond du monde carnavalesque: le

pathos de la déchéance et du remplacement, de la mort et de

la renaissance. Le carnaval est la fête du temps destructeur

et régénérateur. C'est en quelque sorte son idée

essentielle" (Bakhtine, Poétique. 172, italiques du texte).

Comme au carnaval, les acteurs politiques sont quasi-

déguisés: l'ancien régime est un "spectre caduc et abruti

[...] vieillard obscène et fardé, tout chargé de turpitudes

et d'extravagances" (Q, VII, 114) alors que les

révolutionnaires sont des "enfants étourdis et mutins [...] heureux de traîner derrière [eux] les lambeaux de [leurs]

langes déchirés et de [leurs] lisières rompues" (O, VII,

115). D'ailleurs c'est un véritable déguisement (échange de vêtements) que propose le guichetier Pierre Romond à celui qui lui a auparavant sauvé la vie: "Vous allez prendre mes habits, jeter les vôtres [... dit] Pierre, en faisant sauter

les boutons de sa veste à force de se hâter" (O, VII, 146-

masque est ce talisman célèbre qui force la parole à devenir l'interprète de la pensée [...] Profitez de ce moment que la fierté dérobe à l'étiquette [...] En un mot, et je le prouverois par de bonnes raisons, le bal masqué est le chef d'oeuvre de toutes les institutions humaines, et la dernière institution de l'âge d'or" (PC. 46-48). 260

147). En changeant de vêtements, on change de statut social,

on échange, symboliquement, son rang (pouvoir contre

faiblesse). Ce changement de statut est complet lorsque les vieux rajeunissent: Sillery, le plus vieux Girondin affirme:

"Vous m'avez vu ce soir jeter ma béquille de podagre au milieu du parquet, en disant: "Je suis arrivé ici infirme et malade, mais votre jugement me rend toute l'énergie de ma jeunesse et de ma santé voici le plus beau jour de ma vie!"

(O, VII, 90-91).

Mais surtout, le texte lui-même est carnavalisé.

Bakhtine explique que la carnavalisation est "cette transposition du carnaval dans la littérature" (Bakhtine,

Poétique. 169) et il en étudie les moments et les particularités. Le Banquet répond bien à la définition du critique russe: tous les participants sont actifs (pas de dichotomie spectateurs/acteurs, nous avons vu que les vingt

Girondins étaient ici sur un plan d'égalité). Un contact libre et familier (facilité par le vin et la nourriture) s'établit entre les participants, quelles que soient les inégalités de classe sociale (avocats, négociants, prêtres, cultivateur, médecin) ou d'âge (de 27 à 57 ans) — l'accolade finale des Girondins en est sans doute un témoignage de plus. Le carnaval encourage les mésalliances ("Tout ce qui de la hiérarchisation fermait, séparait, dispersait, entre en contact et forme des alliances carnavalesques", Bakhtine,

Poétique. 171) entre le sacré et le profane ("Par le saint 261

Evangile! on ne termine pas autrement les guerres de parti",

0, VII, 103), entre le haut et le bas ("Un pont-neuf! je

croyois que tu aspirois à t'élever aux plus hautes régions

du parnasse à côté de Fabre et de Chénier, et tu te

rabaisses au-dessous du vol rampant de Laignelot jusqu'au badinage trivial de Pons de Verdun!", O, VII, 133), entre la

sagesse et la sottise (les plaisanteries qui suivent les

réflexions philosophiques — ou qui leur répondent).

1.3. 1. Le rire

Le rire est un élément essentiel du carnavalesque, qui

se rattache aux formes les plus antiques du rire rituel. Lié

"à la mort et à la renaissance, à l'acte de procréation et aux symboles de fécondité. [...] Dans l'acte du rire carnavalesque s'allient la mort et la renaissance, la négation (la raillerie) et l'affirmation (la joie). C'est un rire profondément universel, cosmogonique." (Bakhtine,

Poétique, 174-175). Il atteint les phénomènes au cours de leur transformation et signifie ainsi leur opposé: dans la mort, il signifie la vie. Dans le Dernier Banquet, le rire existe sous sa forme pure et sous sa forme réduite (sourire, plaisanteries). Le rire pur est comme une extension du personnage de Mainvielle: "Son rire naïf et inextinguible, comme celui d'un enfant heureux de peu de choses, avoit souvent troublé à la tribune le montagnard le plus intrépide; il avoit enrichi d'un accompagnement bizarre la basse solennelle de Danton et les glapissements féroces de

Marat" (Q, VII, 40-41). Ce rire, incongru à la tribune,

choquant par sa présence déplacée, va interrompre les

moments les plus sérieux du banquet, dès le début du

symposium: "Et Mainvielle rit" (0, VII, 59). Petite phrase

laconique (on sait déjà la puissance de ce rire) qui n'en a

pas moins de portée, et qui précède les mots de Vergniaud:

"La séance est ouverte" (0, VII, 60). Lorsque Mainvielle ne

rit pas, c'est qu'il parle du rire et/ou fait une plaisanterie: "Nous ne rirons pas plus jeunes, comme disoit ma pauvre mère, et il m'est avis que nous ne rirons pas plus vieux de beaucoup" (O, VII, 89). Rire dont l'omniprésence est telle que les moments solennels sont caractérisés

justement par 1'absence du rire de Mainvielle: "Leur émotion

[...] interrompit un moment jusqu'au rire inextinguible de

Mainvielle" (O, VII, 140) — mais ces moments d'absence ne durent pas longtemps: "Un instant à peine s'étoit écoulé que le vestibule retentit d'un grand éclat de rire" (O, VII,

141). Jusqu'à la fin, au moment où les autres Girondins

écrivent leurs dernières volontés, leurs ultimes lettres, et qu'il préfère jeter sur le papier des boutades déclamatoires, laissant échapper "un de ces éclats de rire frénétique auxquels les habitans de la Conciergerie reconnoissoient de loin le beau Mainvielle" (0, VII, 154), ou même devant la guillotine qui vient d'exécuter Sillery

(0, VII, 166). Il n'est pas le seul à rire: Vergniaud le 263

pessimiste rit parfois, même si c'est par intermittence:

"Vergniaud retombé dans ses préoccupations ordinaires ne

rioit que par intervalles, et quand un trait plaisant et

inattendu le rappeloit aux convenances d'un festin libre et

amical qui s'égaie en finissant" (O, VII, 127). Plus tard, devant 1 'échafaud, c'est "en riant" que Ducos répond à Viger

(0, VII, 159). Pour les personnes sérieuses de nature, une

forme réduite du rire, le sourire, suffit: "Leurs visages

étoient empreints d'une telle sérénité qu'il n'y avoit pas un de leurs traits qui ne semblât sourire" (O, VII, 127).

Les plaisanteries (que Bakhtine classifie sous la rubrique de formes réduites du rire) se succèdent, éparses au milieu d'un texte autrement sérieux: ce sont les euphémismes (O, VII, 103) utilisés (ironiquement ici, et non par pudeur) pour parler d'horreurs et repris soit par les personnages du texte (Duperret): "ce que notre vénérable ami, M. Lamourette, appelle une chiquenaude sur le cou" (0,

VII, 102), soit par le narrateur: "ce triste séjour que

Fouquier-Tinville avoit appelé, avec le cynisme sanguinaire, mais pittoresque, de ce temps de malheur, l'antichambre de la guillotine" (O, VII, 111, italiques du texte) ou encore le "spectacle piquant d'un assassinat public commis au nom de la loi, par un égorgeur à brevet qui rentre ensuite paisiblement chez lui sous la protection de la justice, puis se lave les mains et déjeune avec sa femme" (O, VII, 162-

163). Ce sont aussi les plaisanteries ou jeux de mots, 264

souvent douteux, scabreux s'ils étaient prononcés par une

personne autre que les Girondins eux-mêmes, et qui touchent

toujours à la mort imminente et à ses caractéristiques

techniques. Ducos joue avec le jargon légal révolutionnaire,

affirmant: "Pendant que nous étions en veine de décrets, et

que nous en faisions à la journée, je regrette de n'avoir

pas proposé l'indivisibilité de la tête et des vertèbres"

(0, VII, 96). Toutes les plaisanteries tournent autour de la

guillotine qui les attend, implacable: Mainvielle, à une

phrase de Ducos, "Vergniaud aborde ici une grande question,

mais il ne l'a pas tranchée", répond par jeu de mots: "Tu es

bien pressé, Ducos! La guillotine la tranchera tout-à-

l'heurè!" (0, VII, 122). Plus loin, ce sont Duprat et

Mainvielle qui rivalisent:

DUPRAT. Nous serons alors plus capables de juger en connoissance de cause;... et maintenant, messieurs, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, nous n'avons pas la tête à nous. MAINVIELLE. Au lieu que tantôt, ce sera merveille! Nous voterons pour la première fois A TÊTE REPOSÉE. (0, VII, 126, majuscules du texte)

Mainvielle est indéniablement le plaisantin du groupe;

lorsque Duchâtel lui reproche de ne pas avoir "la tête mûre", il rétorque, impitoyablement: "Ah! sur ce point, vous me permettrez de vous contredire. Mûre s'il en fut jamais; 265 elle va tomber!" (O, VII, 132). Suzanne Langer216 explique que le comique est le rythme de l'auto-préservation, la vitalité représentée par un individu qui, l'espace d'un instant, remporte un triomphe. Face à la mort qui les attend, les Girondins signifient, par leurs plaisanteries, la vie invincible, l'élan vital encore possible, ne serait- ce qu'une dernière fois ("personal sense of life, or self- realization", Langer, 327). En introduisant, dans un contexte tragique (mouvement qui va de la naissance à la mort), des éléments comiques, Nodier rapproche des opposés et introduit alors un mouvement inverse, vital, qui va de la mort à la re-naissance.

1. 3. 2. Les chansons

Les chansons (si possible grivoises) ont elles aussi leur place dans ce texte à la forme ambiguë. Pour briser la tension qui se crée entre deux Girondins, Ducos improvise une "disgracieuse Odyssée" (ce sont ses propres termes), un

"plaisant pot-pourri [... à la] verve si comique" (ce sont les mots du narrateur) pour raconter l'arrestation d'un ami:

Un soir de cette automne, De Provins revenant... Quoi? sur l'air de la nonne Chanter mon accident?... Non, mon honneur m'ordonne D'être grave et touchant...

Suzanne Langer, Feeling and Form: A Theorv of Art (New York: Charles Scribner's Sons, 1953). 266

Nodier, s'il n'ose pas continuer la chanson dans le texte même, poursuit dans une note:

Je prenois le long du chemin Un âne pour un jacobin...

De frayeur perdant la tête Pendant ce conflit soudain, On me prit pour une bête, Et c'est mon plus grand chagrin.

Si j'ai l'air d'un pauvre diable, C'est que je suis député. Etc (O, VII, 210)

Le narrateur, dans le texte même, insiste sur les chansons:

L'enthousiasme des refrains a quelque chose de contagieux; les refrains couroient avec le punch; les chansons se succédoient, se croisoient, se perdoient les unes dans les autres, plus vives et plus turbulentes par leur confusion. C'étoit la boutade soldatesque pour Viger, la romance patoise du Comtat pour Duprat; pour presque tous, les beaux airs patriotiques de la révolution. (O, VII, 135)

Chansons à la fois polyphoniques (d'après leurs genres divers) et unifiantes (dans leur fonction carnavalesque), entraînant tous les personnages dans la musique, le rythme.

Plus loin, c'est la Marseillaise qui éclate, lorsque les

Girondins se dirigent, ensemble, vers 1'échafaud (et dont le narrateur reproduit une strophe entière).

Les dialogues souvent sérieux (à propos de politique, philosophie, religion) sont donc toujours interrompus d'une relativité joyeuse (rires, jeux de mots, chansons). C'est qu'ils naissent autour d'une abondance de nourriture et de vin et à un moment "seuil" (entre la vie et la mort). Le vin

est une sorte de lien qui permet de passer du côté

carnavalesque au côté sérieux (politique par exemple), et vice versa: "Je bois à tous, et à chacun d'eux [Girondins

proscrits] en particulier, dit Mainvielle en multipliant les

rougebords. — Je bois à leur avenir et à celui de la France,

dit Ducos. — Je bois à la République une, indivisible et

impérissable, dit Boileau" (0, VII, 72). L'atmosphère qui pourrait être tragique (ils sont, après tout, sur le point de passer à la guillotine) reste essentiellement gaie: "La plupart des autres, tout entiers au bonheur d'être encore une fois ensemble, s'y livroient avec cette verve d'enthousiasme, cette passion de jouir, et cet abandon de l'insouciance qui distinguent l'esprit françois entre tous les caractères nationaux" (Q, VII, 127). Il se trouve toujours quelqu'un pour éloigner le ton devenu trop grave:

"En vérité, c'est donner trop de temps aux pensées pénibles dans une soirée de plaisir et de gloire, où tous les coeurs ne demandent qu'à s'épancher en commun dans les délices du banquet! Elle marche, la nuit joyeuse, et nous n'avons encore ni bu ni chanté" (O, VII, 67) . Et si les convives n'effectuent pas eux-mêmes la transition, c'est le narrateur qui, quand la conversation semble trop sérieuse, quand une dispute semble prête à éclater, fait ré-apparaître le trivial, pour remettre les choses en place: "Vous persiflez, je crois, M. Ducos, s'écria Duperret en le regardant de 268

travers, et en froissant impatiemment sa serviette11 (O, VII,

102, mes italiques). "Ces persiflages héroïques, saillies

dignes de Socrate, où se complaisent les gens de coeur qui

savent mourir, circulèrent au milieu des éclats de rire avec

le punch qui remplissoit tous les verres" (O, VII, 126). Et

le texte passe, par le biais des coupures textuelles que

représentent la serviette ou les plaisanteries, du

philosophique au carnavalesque.

1.4. Intertextualité

La polyphonie résulte aussi de 1'intertexte présent

entre les lignes du Dernier Banquet des Girondins, surtout

représenté par deux autres célèbres banquets littéraires:

celui de Platon et celui de la Bible: la Cène.217 Ce sont d'ailleurs deux des trois pôles, philosophique et religieux

(le troisième étant le politique), entre lesquels oscille la conversation des Girondins. Sillery explique à ses amis qu'ils n'ont rien à craindre de la mort: "Cet incident de la vie qu'on appelle la mort mérite à peine d'être pris en considération, quand on a le bonheur d'y être convenablement disposé par la foi ou par la vertu" (O, VII, 96), par le

Christ ou par Socrate. Les deux textes de référence sont là, réunis dans cette phrase. Plusieurs prêtres girondins (qui

217 La Cène elle-même n'est pas longuement développée dans la Bible. L'image de la Cène en tant que dernier repas est pourtant présente par analogie évidente, et c'est la Bible en général qui est présente en intertexte, avec surtout les discussions concernant la vie éternelle. 269

ont toujours été prêtres ou qui sont récemment revenus à la

religion — Fauchet, Lasource— , et aussi deux abbés, Emery

et Lothringer, présents à la Conciergerie et qui apportent

leurs secours religieux aux Girondins qui les demandent)

prennent part au banquet (ou à ses suites). La conversation

aborde donc plusieurs fois des sujets religieux, et les

textes sacrés sont souvent cités, parfois indirectement,

parfois directement:

LASOURCE. Je me souviens que le sujet de ma dernière instruction au peuple fidèle de mon auditoire étoit le verset 22 du chapitre V de Saint Mathieu en son évangile: Celu! oui insultera son frère, ou oui lui adressera des paroles menaçantes, mérite d 7être condamné dans ]a conseil. Heureux qui a mieux profité que moi de cet enseignement! (O, VII, 90)

En regard de la fiiblg, puisque les deux textes vont bien sûr dialoguer, le Phédon évoqué soit directement, soit

indirectement par les personnages. Vergniaud décrit le lieu des âmes immortelles: "Ta pensée planera sur lui [ton fils] d'une région inaccessible aux honteuses terreurs de l'homme mortel, et ton génie enflammera le sien d'inspirations dignes de toi!"218 (O, VII, 122), et déclare plus loin:

"L'immortalité de l'âme est décidément la seule question qui

"Mais ceux qui sont trouvés avoir vécu dans la sainteté la plus irréprochable sont délivrés de ces lieux terrestres comme d'une prison, se rendent dans ce pur séjour qui est au-dessus de nous, et habitent cette terre fortunée" (Platon, PhéHon in Oeuvres. traduction nouvelle par A. Bastien, Paris: Garnier, 1880, 184) . 270

reste à l'ordre du jour" (O, VII, 123) — c'est la seule

question du Phédon. Les personnages évoquent parfois

directement Platon: la solution "est tracée par le

raisonnement pour le philosophe dans les écrits de Platon,

et la raison humaine ne s'élèvera jamais plus haut. Ce que

Platon m'a promis, au nom du grand architecte des mondes, je

vais le chercher" affirme Brissot (O, VII, 124) — ou ils

évoquent Dieu: "Elle est tracée par la foi, plus savante que

Platon, pour le chrétien plus riche en avenir que le philosophe. Ce que la foi m'a donné, au nom du Seigneur, je vais en prendre possession dans le ciel" rétorque Fauchet

(O, VII, 125). Le Banquet des Girondins, à mi-chemin entre

le banquet platonicien et la Bible. La question n'est jamais

résolue — il s'agit d'un dialogisme vrai où l'auteur n'impose pas sa vision. Deux discours, religieux et philosophique, coupent tour à tour le discours principal.

Mais si le texte affirme ses similitudes avec le

Phédon, il en affirme aussi sa différence essentielle:

Le plus sage des Grecs, au jugement des oracles, mourant parmi ses disciples pour la défense des libertés sacrées de la pensée, et s'amusant à aiguiser encore d'ingénieuses ironies, ne trouva que des pleurs pour réponse; mais ses élèves ne mouroient pas avec lui, et si cette faveur leur avoit été accordée, ils seroient morts sans doute en riant comme les Athéniens de la Gironde. (O, VII, 129-130)

— Socrate mourait seul, ses amis pleuraient. Les vingt

Girondins meurent ensemble, égaux (d'où une polyphonie 271

véritable) — ils en rient (d'où le carnavalesque).

D'ailleurs, dans une "note historique", Nodier explique

qu'il s'est parfois trouvé en position de "copier", de

moderniser le Phédon: or, cela a déjà été fait par Moïse

Mendelssohn,219 et Nodier s'éloigne donc volontairement du

(des) Phédon. Il opte pour une transition carnavalesque ("Le

punch qui remplissoit tous les verres". O, VII, 202,

italiques du texte), passant de la philosophie platonicienne

au manger et au boire: "Qu'aurois-je pu faire d'ailleurs

autre chose que de copier le Phédon de Platon avec celui de

Moïse Mendels-sohn, en assujettissant la magnifique

simplicité de leurs raisonnements à de certaines

combinaisons de style, modifiées selon l'éducation, l'esprit

et le naturel des personnages" (O, VII, 202). C'est cette différence essentielle (tous vont mourir ensemble) qui permet les rires et les plaisanteries, donc le carnavalesque.

Ce banquet entre la vie et la mort (donc sous le signe du changement) ne pouvait pas laisser la pensée se figer

Dans sa préface, l'auteur explique son but : "The following work is written in imitation of the Phaedon of Plato; but the author, rejecting the superficial and almost chimerical arguments of his model for the immortality of the soul, has recourse solely to the lights of the modems, and makes Socrates speak as a philosopher of the eighteenth century [...]" (Moses Mendelssohn, Phaedon: or. the Death of Socratesr translated from the German, London: Arno Press Inc (reprint of the J. Cooper 1789 édition, 1973, vii). 272

dans un sérieux monologique. Mais Nodier va plus loin que le

dialogue socratique, les plaisanteries sont plus grosses,

plus nombreuses, le rire plus bruyant, la polyphonie plus véritable (en l'absence de la personnalité écrasante d'un

Socrate). En fait, on peut dire que Le Dernier Banquet des

Girondins se situe quelque part entre le dialogue socratique

et la satyre ménippée (dont il n'a pas, cependant, les

fantasmagories les plus débridées ou le fantastique).220

Pour répondre aux perversions de la Terreur, pour

échapper à la terreur qu'elle entraîne, Nodier propose

l'évasion par/dans le texte — texte perverti, morcelé, multiplié, polyphonique. Texte né de la mort, et qui s'achève avec l'exécution des Girondins, mais texte qui pourtant fait revivre les morts et les textes anciens. Texte qui lutte contre l'horreur, par son côté carnavalesque, par son ironie distanciatrice. Et texte qui se veut espoir, leçon, Nodier pensant que l'histoire se répète, que les révolutions se ressemblent et qui tente donc, en en dénonçant les excès, d'empêcher une nouvelle Terreur. Si la guillotine (la mort) fait taire ("Cette fois la mort l'empêcha d'achever", O, VII, 165) — deux cents ans plus tard, nous entendons toujours les voix de ces Girondins. Par le miracle de son écriture polyphonique, Nodier renverse l'effet de la guillotine: de fatale, la coupure est devenue

Bakhtine développe en détails la notion de ménippée (voir Poétique. 159 sq.). 273

textuelle, enrichissante, multiplicatrice. Le carnavalesque

réussit son tour de passe-passe, un déplacement s'effectue de la vie à la mort à la vie.

2. Polyphonie dans Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux

Ce texte, paru en 1830, est construit sur et autour d'une lacune (on ne verra jamais le roi de Bohême), qu'il cherche à combler par une hypertextualité (digressions, mises en abyme etc). L'Histoire du Roi de Bohême, extrêmement moderne,221 est d'une complexité telle que son

étude requièrerait plus qu'un simple chapitre. Sous le signe de la coupure (de la discontinuité et de l'interruption, bien que, pour une fois, la guillotine, semble absente), ce récit a récemment fait l'objet d'un regain222 de popularité et nombreux sont les critiques qui, dans les douze dernières années, en ont donné d'excellentes études. Le caractère hautement polyphonique de ce texte ne me permettant néanmoins pas de totalement l'ignorer ici, je me contenterai donc de résumer ou citer les remarques récentes des critiques, lorsqu'elles auront un rapport avec le sujet de

221 Daniel Sangsue, dans son Récit excentrique, voit dans le texte nodiérien l'Hernani du roman.

Lors de sa parution, en 1830, il avait été fort apprécié par les intellectuels de l'époque — Nerval, Balzac, Musset, entre autres, et Hugo, qui fait alors à Nodier un poème: "Je l'ai lu ton beau poème,/Tes sept châteaux de Bohême!/C'est un legs rare et suprême [...]" (in Dernière Gerbe. 1902),. ce chapitre, ou d'en analyser l'aspect polyphonique lorsque celui-ci a été négligé par les critiques. Nodier lui-même, dans une lettre à Jean de Bry, écrit en 1829 qu'il s'agit d'un "énorme fatras polyglotte et polytechnique". La multiplicité des voix et des langues, des genres et techniques est déjà affirmée par l'auteur, avant même la parution du livre. Elle est notée par les critiques d'aujourd'hui: "cette Babel polyphonique" où "l'espace livresque se découd sur la pente carnavalesque de la langue.

Comme un jeu de dominos, il devient giratoire et plurivoque",223 ce récit où "il n'y a ni 'héros', ni

'histoire', tout au plus des voix qui se rattachent à des ombres de personnages",224 ce texte dans lequel "the conversation meanders through a chaos of énumérations and digressions",225 ce livre né du dialogue, "de la rencontre, de l'entente et de la connivence d'un écrivain de fantaisie et d'humour inquiets, d'un éditeur plus épris de ses livres que de ses gains et d'un artiste [...]".226

André Clavel, "Les bandelettes de la momie", Europe 614- 5, 1980, 87 et 81.

Simon Jeune, "Plus jeune qu'à sa naissance, Le Roi de Bohême a cent cinquante ans", Revue française d'histoire du livre 28, 1980, 506.

Laurence M. Porter, "The Stylistic Debate of Charles Nodier's Histoire du Roi de Bohême". Nineteenth-Centurv French Studies l, 1, November 1972, 22.

Simon Jeune, "Le roi de Bohême et ses sept châteaux: livre-objet et livre-ferment", in Colloque du deuxième centenaire (Besançon: Les Belles-Lettres, 1981), 200. 275

2. 1. Narrateur ou narrateurs?

Si le récit s7ouvre sur un je-narrateur ("Oui! quand je

n'aurois pour monture [...]", *)» celui-ci s'éclate, dès

la troisième page en une multiplicité de "je", en trois

voix: Théodore (l'imagination, le caprice, la fantaisie),

don Pic de Fanferluchio (la mémoire, pédant frotté

d'érudition et de nomenclatures) et Breloque (la raison

raisonnante, le dérlseur sensé).

Si le "je" d'un narrateur, qui porte le nom de Théodore, assure au récit le statut permanent d'un discours (au sens de Benvéniste), les interventions constantes de ses compagnons de voyage, Breloque et Don Pic de Fanferluchio, parasitent ce discours, ainsi que les multiples métadiscours de narrateurs seconds. Aussi ne sait- on pas toujours à qui attribuer telle réplique ou la longue diatribe d'un personnage n'apparaissant que l'espace d'un chapitre. Il arrive même que, par le jeu de la métalepse, des instances extradiégétiques (scripteur, chroniqueur, imprimeur!) fassent entendre leur voix dans ce grand brouhaha.227

Parmi les divers interlocuteurs (que Sangsue appelle

"narrateurs seconds") qui font entendre leur voix et contribuent au brouhaha: Victorine (qui s'exprime régulièrement), des personnes non-identifiées, et puis à la page 167 (et suivante), ceux qui ont (ou vont) participer aux opérations post-scriptuaires de ce livre (les "instances extradiégétiques"): le libraire, l'imprimeur, le pressier, le prote, la brocheuse, le censeur, le journaliste,

Daniel Sangsue, Le Récit excentrique. 232. 276

l'afficheur. Plus loin, ce sont même les "têtes à perruque"

(des objets, des mannequins) qui s'animent et prennent la parole (RB, 240). A la fin du texte, après la conclusion, après la table des matières, plusieurs notes ou commentaires, écrits à la première personne, par divers narrateurs: une note de l'imprimeur (RB, 392), une

"correction" anonyme (RB, 393-396 — s'agit-il de l'auteur, du narrateur, de l'éditeur, ou d'une autre personne?), une

"approbation" de Raminagrobis, "peseur expert des idées, traducteur patenté des paroles équivoques, despumateur juré des cogitations abstruses, exécuteur des basses-oeuvres et grand-prévôt littéraire de Tombouctou" (RB, 397). Tourbillon de narrateurs multiples.

En face de ces narrateurs innombrables, le livre ouvre l'espace du (ou plutôt des) narrataire(s): "Je ne vous dirai pas précisément comment votre carrossier l'appelleroit" (RB.

6) — qui est ce "vous"? le lecteur l'ignore (c'est peut-être d'ailleurs, lui), il est en tout cas différent de la femme à laquelle le narrateur s'adresse bientôt: "Madame, voulez- vous monter?" (RB, 8), ou de Fanny, qu'il tutoie: "Hier encore, Fanny, les yeux fixés sur cette petite mouche fauve qui domine ton sourcil noir [...]" (RB, 8). Parmi la multitude de narrataires, il faut noter les artistes contemporains (auquel non plus le narrateur, mais vraisemblablement l'auteur s'adresse directement puisqu'ils liront son livre): "Hélas! mon cher Victor [sans doute 277

Hugo], je n'ai pas ta plume d'or et ton encre aux mille couleurs; je n'ai pas, mon cher Tony [sans doute Johannot], la palette plus riche que l'arc-en-ciel où tu charges tes pinceaux" (EB, 13-14). Conversation incessante, bruyante, où les voix des émetteurs et celles des récepteurs se coupent, se croisent, s'emmêlent, se répondent et se mettent, mutuellement, en question.

2.2. Mélange de genres et de textes

"A ce mélange des voix correspond celui des genres, et il n'est pas facile pour le lecteur de s'adapter aux différents modes discursifs (récit, dialogue, 'dissertations', pastiche, page d'onomatopées, etc.) qui se succèdent impromptu." (Sangsue, 232). Parmi les genres non littéraires, citons les mathématiques qui font leur apparition, sous forme d'addition (RB, 20), les sciences physiques ("Farinacius observa le premier que l'air ambiant contenoit infiniment peu de calorique, et l'absence de ce véhicule lui avoit tellement exulcéré le derme, que vous n'auriez su distinguer s'il falloit y voir ambustion ou

érythême pernionculoïde [...]", RB, 162) ou dentaires ("Les

POLYODONTES, ou mâchoires à rangs de dents multiples [...],

R B . 273-274). Citons un autre genre, non littéraire, mais artistique: la gravure. A la multiplicité de voix, j'ajouterai en effet celle de dont cinquante vignettes ornent l'édition originale. Simon Jeune et Daniel Sangsue expliquent que c'est grâce à un nouveau procédé de

gravure sur bois que ces illustrations peuvent être

incorporées au texte. Ce progrès technique a ici une

signification importante, puisque Nodier en profite pour

positionner les gravures non pas sur des pages à part, ou en

fin ou début de page, mais à l'intérieur même du texte, à la manière des autres genres (littéraires) qu'il utilise: c'est donc à la fois une voix (un dessin) qui s'ajoute et se

superpose aux autres, mais c'est aussi une voix génératrice d'interruption, de fragmentation — parfois, les

illustrations coupent la page en deux, et avec elle, les mots qui la remplissent. A l'intérieur de la catégorie

"illustrations", on peut aussi parler de dialogisme puisqu'un trait sérieux, réaliste sert à illustrer

l'histoire des Aveugles de Chamouny et celle du Chien de

Brisquet, alors que le trait devient souvent grotesque et caricatural pour le texte principal. Simon Jeune évoque même la polyphonie du dessin lorsqu'il parle de 1'"étonnante variété de styles et de tons, passant du mondain au rustique, du familier au fantastique, du badin au burlesque, du sentimental au tragique" ("Livre-objet...", 200-201).

Autres genres intercalaires: la liste, qui vient de

Rabelais (RB, 64, 91-92, 100, 113-114, 157, 212-213 ou la liste d'insectes qui s'étend de la page 248 à la page 256!— je m'arrête ici, mais la liste des listes continue), l'article de journal (Eg, 65-66, 69-78), le théâtre (RB, 80- 279

84), l'invocation (RB, 204-206), le testament (ES, 339-342),

les vers (RB, 360). Enfin, la variété typographique

(différentes tailles des caractères, italiques, majuscules,

caractères gothiques, calligrammes, page imprimée à

l'envers) sont l'équivalent écrit de différentes voix ou

tonalités orales, et permettent au typographe de rivaliser

avec l'illustrateur.228

Côté intrigue, on sait qu'outre l'intrigue principale

(le voyage en Bohême, à la recherche du fameux Roi qu'on ne verra jamais), deux intrigues annexes (la première étant elle-même découpée en plusieurs segments) découpent le texte au milieu duquel elles s'intercalent: l'histoire des aveugles de Chamouny, et celle du chien de Brisquet — histoires auxquelles on pourrait d'ailleurs ajouter celle de la rencontre avec le juif errant (RB, 115-124). Non seulement ces textes interrompent le texte principal, mais

ils donnent aussi naissance à des discussions et commentaires dans l'histoire principale. Voix (genres) autres, elles entraînent d'autres dialogues entre Breloque,

Théodore et don Pic de Fanferluchio. Enfin, et surtout, en nous proposant une variété de genres, une variété de styles,

Nodier introduit des questions de relativité, de goût, sans jamais trancher. Il se trouve toujours quelqu'un (que ce soit Théodore, Breloque, don Pic ou encore Victorine) qui se

228 Gérard Blanchard, "Charles Nodier, l'homme-livre ou l 'histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux» , Impressions 18, August 1981, 20. moque d'un genre ou d'un style, ou qui le critique.

Pourtant, plus que d'une vision pessimiste et désabusée de la littérature (Balzac voyait dans l'Histoire du Roi de

Bohême un produit de "l'école du désenchantement"), j'y vois un jeu, j'y vois, avec Steinmetz, une parodie généralisée

"qui d'être parodique, opère une traversée du texte, rend l'écriture à ce qui la constitue et, sans la nier, montre ironiquement ce qui fait la littérature".229 La juxtaposition, 1'entrecoupement de genres opposés posent des problèmes esthétiques extrêmement intéressants. A l'intérieur du texte principal, les personnages (eux-mêmes fragments d'un seul être) racontent deux histoires: Théodore raconte les Aveugles de Chamouny, histoire sentimentale critiquée par Breloque qui propose, en opposition et comme modèle littéraire, un conte réaliste, le Chien de Brisquet.

Mais Nodier ne condamne rien — ou alors il condamne tout, ce qui revient au même— contrairement à ce que pensent certains critiques qui ont vu dans 1'"Histoire du chien de

Brisquet" un modèle prôné par Nodier. Cette histoire sobre et réaliste, en contrepoint de l'histoire sentimentale des aveugles de Chamouny "seems to establish rather definitely

Nodier's attitude toward eighteenth-century sentimentality" affirme Francis Barton;230 Nodier "en vient à se juger de

229 Jean-Luc Steinmetz, "Nodier ou la vertu du dérisoire", Quinzaine littéraire 322, Avril 1980, 13.

230 " and Charles Nodier", Modem Philoloqv. vol 14, no. 4, August 1916, 30. la façon la plus explicite et la plus sévère [...] Théodore,

humilié, se mord les lèvres: il a compris la leçon" confirme

Castex;231 Richer pense lui aussi que Nodier, avec les

Aveugles de Chamouny, en termine avec le werthérisme et que

le chien de Brisquet "marquait dans l'oeuvre de Nodier un

nouveau départ". Mais ni Breloque, ni Théodore, ni don Pic

de Fanferluchio ne triomphe. "Nodier refuses to close their debate" écrit à juste titre Porter ("The Stylistic

Debate..."). Celui qui a le dernier mot, c'est Raminagrobis,

l'arbitre qui, chez Rabelais (dans le Tiers Livre). ne dit ni oui ni non. Nodier refuse de trancher. Il juxtapose les genres, portant "au paroxysme l'interaction hostile de la narrativité avec l'argumentation, les différents modes discursifs ne cessent de s'y mettre en question et de s'interroger sur le langage".232

2^3. Plurilinguisme

Non content de multiplier les voix et les genres,

Nodier introduit dans son texte une variété de langues.

D'une part, il utilise tour à tour une langue châtiée ou familière, une langue technique ou scientifique face à une langue simple, un discours sentimental (les aveugles de

231 Pierre-Georges Castex, "Notice" in Contes de Nodier (Paris: Garnier, 1961), 465-466.

232 Catherine Nesci, "'Lettre mimologique'/'Lettres parasites': imitation et fiction chez Nodier", Les Genres de l'Hénaurme siècle. Michiaan Romance Studies IX, 1989, 98. 282

Chamouny), réaliste (le chien de Brisquet) ou ironique (le

texte principal), du patois ("je ne sçay quelle ville, sise

en je ne sçay quelle latitude; ains, si en croyez ces vieiles cy [...]" (Bfi» 221); et d'autre part, il introduit des langues étrangères qui se répondent, en un dialogue sans

frontières (anglais, italien, espagnol, latin...): parfois ce sont des mots étrangers qui entaillent le texte français

(RB. 15, 25, 105, etc), parfois ce sont des phrases entières: "Un cheval! un cheval! A horsel a horseî my Jdngdom for a horse/" (RB, 4, italiques et caractères plus petits, dans le texte). "O povero mi !" (RB. 17, italiques du texte) ou encore "Fructu capreolus volvitur aestiens croceo..." (40),

OU bien "DE LAS COSAS MAS SEGURAS, LA MAS SEGURA ES DUDAR"

(80), voire tout un paragraphe en latin (147). Ou encore un mélange complet:

Hic. Fredegarius; Illic. Gregorius Turonensis; Oui Ariosto; Ouà. Tasso; Ci, Mézeray; Ça, Daniel; And. Shakspeare himself. (RB. 314, italiques du texte).

En multipliant les langues, Nodier s'inscrit dans la lignée du roman humoristique233 et parodie pratiquement toutes les

Aux représentants de cette tendance, cités par Bakhtine (Esthétique et théorie du roman, chapitre intitulé "Le plurilinguisme dans le roman", 122-151): Fielding, Smollett, Sterne, Dickens, Thackeray, Hipel, Jean-Paul Richter, il faudrait ajouter le Nodier du Roi de Bohême. 283 couches du langage littéraire, parlé ou écrit de son temps

(ce qui inclut, ne l'oublions pas, une auto-parodie).

Mais une autre langue trouve sa place dans le texte, celle des onomatopées, qui occupe tout un chapitre:

Pif paf piaf patapan. Ouhiyns ouhiyns. Ebrohé broha broha. Ouhiyns ouhiyns. Hoé hu. Dia hurau. Tza tza tza. Cia cia cia. Vli vlan. Flic flac. Flaflafla. Tza za tza. Psi psi psi. Ouistle. Zou lou lou. Rlurlurlu. Ouistle. [...] (ES, 377)

Cette langue c'est "la langue consacrée, la poésie imitative et descriptive des prix décennaux, la faconde patentée des

Muses impériales" (379) — c'est elle qui détient l'effort le plus puissant de l'imagination créative. Et le narrateur, pour prouver la réalité de cette langue, traduit son passage onomatopéique:

Dès la première ligne, vous entendez piaffer les coursiers impatients, — Et après, écoutez; ils hennissent, ils frémissent, ils hennissent toujours! — Automédon (c'est le nom figuré du cocher), Automédon s'est élancé. Il les couvre du regard, il les avertit de la voix — le fouet s'est déployé, des lanières criantes brisent l'air. [...] (RB, 382)

S'il joue, s'il se moque partout dans ce texte, Nodier reprend pourtant ici une théorie qui lui est chère, celle du langage mimologique (le langage se serait constitué par imitation des bruits de la nature) .234 L'usage des

Je renvoie à Gérard Genette, "Onomatopoétique" in Mimoloaiques. Voyage en Cratvlie. Paris: Seuil, Collection Poétique, 1976. Dans ce chapitre Genette 284

allitérations et assonances que fait Nodier dans ce texte

confirme sa théorie: par exemple, sa longue liste d'insectes

est suivie d'une évocation musicale de leurs sons divers:

Hippobosques [...] que vous pouvez voir danser par un beau soir d'automne, chantant, sifflant, grisolant, murmurant, susurrant, sonnant, tonnant, barytonant, bourdonnant et fredonnant, dans un rayon du soleil. (EB, 257)

La langue onomatopéique a donc une certaine importance, une valeur poétique. C'est d'ailleurs le chapitre sur les

onomatopées qui permet d'aboutir au but du récit, à l'un des

sept châteaux du roi de Bohême (aboutissement qui n'en est pas un, n'oublions pas que c'est du Nodier, mais aboutissement tout de même). Or, cet engouement pour un

langage pur, pour un langage originel, renvoie clairement au

stade pré-linguistique, à la mère, au domaine sémiotique. Le

langage onomatopéique, dit Kristeva, contient cet

étudie les textes linguistiques de Nodier, entre autres, Notions élémentaires de linguistique, ou histoire abrégée de la parole et de l'écriture (0, XII), et Dictionnaire des onomatopées, préface de Henri Meschonnic, Mauvezin: Trans-Europ-Press, 1984. Voici un exemple "parlant" de la conception nodiérienne (onomatopéique) de la formation du langage: "je vous propose de venir chercher nos premiers enseignements près du berceau de l'enfant qui essaye la première consonne. Elle va bondir de sa bouche aux baisers d'une mère. Le bambin, le poupon, le marmot a trouvé les trois labiales; il bée, il baye, il balbutie, il bégaye, il babille, il blatère, il bêle, il bavarde, il braille, il boude, il bouque, il bougonne sur une babiole, sur une bagatelle, sur une billevisée, sur une bêtise, sur un bébé, sur un bonbon, sur un bobo, sur le bilboquet pendu à l'étalage du bimbelotier" (0, XII, 24) . 285

hétérogène qu'on décèle génétiquement dans les premières écholalies des enfants en tant que rythmes et intonations antérieurs aux premiers phonèmes, morphèmes, lexèmes et phrases; cet hétérogène qu'on retrouve réactivé en tant que rythmes, intonations, glossolalies dans le discours psychotique, servant comme support ultime du sujet parlant menacé par l'effondrement de la fonction signifiante; cet hétérogène à la signification opère à travers elle, malgré elle et en plus d'elle, pour produire dans le langage poétique les effets dits musicaux mais aussi de non-sens qui détruisent non seulement les croyances et les significations reçues mais, dans les expériences radicales, la syntaxe elle-même". ("D'une identité l'autre", 16)

Ces sons désordonnés, ces syllabes (apparemment) dénuées de sens sont du domaine de la "chôra: réceptacle (upodoxeion),

innommable, invraisemblable, bâtard, antérieur à la nomination, à l'Un, au père, et par conséquent connoté maternel" (ibid)• Catherine Nesci arrive à une conclusion similaire, en analysant l'épisode du juif errant:

Mais en même temps, l'écriture [...] mime l'irruption de l'imaginaire dans le symbolique. Car le cri de cette femme qu'on égorge [RB, 120] renvoie au fantasme de la scène originaire. Le pastiche apparaît ainsi comme un modèle intercalaire, 'entre ce qui est indicible, insondable, introuvable (lalanaue au sens lacanien) et ce qui est visible dans la réalité signifiante (mimésis d'une autre écriture). [Pierre Laurette, "A l'ombre du pastiche. La réécriture: automatisme et contingence", Texte 2 (1983) 123]. Afficher le visible pour inscrire l'innommable, faire allégeance au modèle tout en l'altérant et en déstabilisant le symbolique, telle est la stratégie hypertextuelle que met en oeuvre l'Histoire du Roi de Bohême. Il faut prendre au sérieux la façon dont l'Antéchrist définit son périple au héros-narrateur pétrifié: "Je sais, à vous voir, que nous suivons la même route..." (121). Le narrateur suit donc le même itinéraire d'exil que l'être maudit par 286

excellence, le rebut du inonde: il se dirige vers ce cri archaïque, cri emblématique d'une langue oubliée, maléfique, indéchiffrable — ou sémiotique au sens kristévien. (Nesci, 109)

Cette régression, Simon Jeune la voit aussi, à juste titre, dans l'évocation de la régression physique du manuscrit (par

le feu): dans les bibliothèques consumées par le feu, dans

le "manuscrit entr[ant] en communication immédiate avec la

flamme de la bougie et se consum[ant] jusqu'à l'angle presque imperceptible de sa partie inférieure [...]" (ES,

72) et dont il ne reste que l'essentiel, "vingt-deux petits

fragments brûlés par les bords" (RI, 95), Simon Jeune lit le

"phantasme de retour au sein maternel" (Jeune, 510, n. 11).

Et si la pantoufle qui fait l'objet de tant de discussions dans le texte est un symbole phallique, un fétiche, n'oublions pas que l'auteur décide d'en faire une babouche, bas-bouche — c'est-à-dire un objet toujours sexuel, mais beaucoup plus féminin, et évoquant l'oralité (et les premiers sons de l'enfant — voir plus haut ma note 33). En optant pour le mot "babouche", Nodier choisit le retour à l'origine, le retour au plaisir oral et glottique.

2.4. Intertextualité: toute littérature est plagiat

Nodier imite, s'inspire, pastiche, et chaque fois, loin de s'en cacher, cite ses sources. Le texte "se compose d'un ensemble d'échos intertextuels, de citations savantes qui le transforment en 'intermimotexte'" (Nesci, 101). C'est que, 2 8 7

pour lui, à part le premier écrivain (inconnu), tous les

écrivains s'inspirent les uns des autres:

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne — Qui fut plagiaire de Swift — Qui fut plagiaire de Wilkins — Qui fut plagiaire de Cyrano — Qui fut plagiaire de Rebou — Qui fut plagiaire de Guillaume des Autels — Qui fut plagiaire de Rabelais Qui fut plagiaire de Morus — Qui fut plagiaire d'Erasme — Qui fut plagiaire de Lucien — ou de Lucius de Patras — ou d'Apulée — car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir...

Vous voudriez, je le répète, que j'inventasse la forme et le fond d'un livre! le ciel me soit en aide! Condillac dit quelque part qu'il seroit plus aisé de créer un monde que de créer une idée. (Rg, 26-27)

Cette affirmation (impossibilité d'originalité

littéraire) 235 étant posée, son livre sera rempli de références, d'allusions, de pastiches, de citations d'oeuvres autres, qui se répondent au sein du livre nodiérien. L'effet est ici similaire à celui de 1'intertexte platonicien et biblique dans Le Dernier Banquet des

Girondins ... à la différence qu'ici l'intertextualité est multipliée à l'infini.

Car à cette intertextualité passée, il faut ajouter une intertextualité future: Nerval, Hugo, citeront le roi de

235 C'est cette même idée que résume Genette dans Palimpsestes (447) lorsqu'il affirme que "tout état rédactionnel fonctionne comme un hypertexte par rapport au précédent, et comme un hypotexte par rapport au suivant." 288

Bohême dans leurs écrits. Mais surtout, ce texte extrêmement

moderne pour son époque, inspirera (que leurs auteurs l'ait

lu ou non) maints textes à venir: André Clavel pense que

Nodier "avec tous ces jeux de langage, traverse son siècle

aux tout premiers plans, et le nôtre aussi. Du Docteur

Faustroll au Professeur Froeppel, des surréalistes à Joyce,

de Queneau à Desnos, c'est comme s'il avait pastiché à

l'avance cent cinquante ans de création poétique" (84).

Simon Jeune l'appelle "texte en liberté [...] extrêmement

moderne" (503) et fait de son auteur le précurseur de

Mallarmé, de Biaise Cendrars, de Jean Cocteau, d'Apollinaire

et de Claudel, de Proust et de Michel Leiris. Jean-Luc

Steinmetz voit dans ce texte, un univers pré-borgien (13) ;

il y voit aussi Ducasse (que Catherine Nesci y retrouve

aussi, avec entre autres, Proust).

2.5. Le rêve polyphonique

Les intrusions du rêve dans la réalité, de ses îlots

découpés qui dessinent "la haute mer principale" (Blanchot)

introduisent une autre dimension polyphonique, une autre

coupure. Le sommeil, on le sait, avait une importance

spéciale pour Nodier. Il croyait que l'esprit n'y restait pas inactif, et fut l'un des premiers auteurs français à

avoir intégré les rêves dans ses oeuvres. Dans l'Histoire du

Roi de Bohême et de ses sept châteaux, il explique le rêve et le présente, si l'on y regarde bien, comme un phénomène 289

dialogique en soi. Le passage de la veille au sommeil est

présenté comme une suite de questions:

Qu'est-ce qu'un institut? ...... Cela existe-t-il?...... Quelqu'un en a-t-il parlé?...... Y a-t-il un autre institut que celui de Tombouctou?......

Que fait-on d'un institut à Tombouctou?. [...] Là finit à peu près la première opération de l'esprit dans l'homme qui s'endort, vous voyez qu'elle est encore assez conforme à l'ordre de la dialectique. (RB, 226, mes italiques)

Nodier continue et explique que si lors du sommeil "votre

conversation avec vous-même est achevée", elle n'a, en fait,

que changé de forme: "L'objet de la discussion est devenu

actif et sujet. Le juge de la discussion est devenu passif

et témoin. La méditation trompée a fait place à un

spectacle. Un tableau animé se développe aux yeux de votre

imagination. [...] Voilà les localités connues, les personnages établis, les costumes déterminés comme dans un drame allemand" (RB, 227-228). L'esprit endormi animé de personnages, scène d'un drame: on est en pleine polyphonie de l'inconscient. Cette polyphonie devient musique

(n'oublions pas que c'est dans la musique que le terme polyphonie a son premier sens): "A peine ses doigts [du sommeil] ont fait vibrer une corde harmonieuse et fantastique, et le voilà déjà qui brode sur les notes majestueuses une grossière bacchanale ou un vaudeville grivois" — avant de devenir carnavalesque, parodique parce 290

que "les rêves étoient la parodie de la vie" (RB, 260) ,

"parce que le sommeil est bouffon" (RB, 261).

Une polyphonie intense, alliant les discours

entrecoupés de plusieurs narrataires et interlocuteurs, mêlant les styles, les genres et les langues, faisant parler des auteurs anciens et des auteurs à venir, introduisant dans la conversation folle la voix de têtes de perruques... et celle de l'inconscient. Le résultat: chaos, brouhaha, kaléidoscope (je reprends les termes utilisés par divers critiques). La polyphonie est brouillage. Parmi ce qu'il cherche à brouiller, à cacher dans ce tohu-bohu, il y a sans doute, entre autres, un fantasme du retour à la mère. Mais cette polyphonie est aussi jeu. L'auteur se distancie de son texte et nous invite à en faire autant, à nous interroger, ludiquement, sur l'écriture et la littérature. Par cette multiplicité de voix, de langues, de genres, de styles et de techniques, le texte s'enrichit et tente "d'échapper au sens uniforme".236 La polyphonie, qui juxtapose, superpose, découpe le texte, intercale des fragments, crée ce patchwork, ce kaléidoscope (Steinmetz a lui aussi choisi ce terme) que sont Le Dernier Banquet des Girondins et l'Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteauxr et elle permet au livre d'échapper à une linéarité limitative, de re-naître. Il n'y a pas de conclusion, de synthèse: la

236 Jèan-Luc Steinmetz, 13. polyphonie est "non-finie, indécidable."237 L'identité

idéologique du texte est brisée. Philippe Sollers dira: "De

même qu'il faut se tenir à une coupure entre science et

idéologie [...], il importe d'inscrire une autre coupure

entre idéologie et texte."238 C'est cette coupure que

réussit Nodier, refusant d'imposer une idéologie quelconque

(religieuse ou platonicienne, sentimentale ou réaliste).

Les textes que je viens de présenter sont discontinus,

fragmentaires, c'est-à-dire organisés autour de coupures multiples, coupures assumées, revendiquées par Nodier et qui, ici, ont une valeur extrêmement positive, permettant d'ouvrir les textes. La coupure négative de la guillotine est finalement intériorisée, ludiquement textualisée, et les

îlots littéraires qui en résultent font surgir la haute mer nodiérienne.

Je renvoie à l'introduction de Julia Kristeva à la Poétique de Dostoïevski de Bakhtine, "Une poétique ruinée" (5-27).

Sollers, "L'Ouest s'éloigne", in Promesse 23-24, 1968. CONCLUSION

Mon but était avant tout de m'attacher aux textes de

Nodier, à leur étude précise, sous un angle précis, celui de

la coupure. Je n'ai pas voulu "théoriser" Nodier, un auteur

qui revendiquait ses contradictions et son caractère évasif,

et il m'a paru plus approprié d'analyser ses textes autour

d'une figure sous-jacente et omniprésente. Au départ, une

constatation: la coupure et les multiples formes qu'elle

prend dans les textes de Nodier — entailles, discontinuité,

fragmentation, séparation, oppositions, morcellement. La

variété, autant thématique que stylistique, de ces formes

n'a fait que renforcer l'image d'un corpus fragmentaire,

fuyant, paradoxal, semblant souvent contradictoire, ou au

moins, s'engageant, s'échappant dans des directions

opposées. A l'arrivée, je voudrais résumer et proposer

quelques lectures possibles de cette oeuvre.

Une oeuvre découpée pour répondre à la coupure historique

La peine de mort, ce meurtre sacrificiel sans cesse

répété par la société, en toute impunité, marque paradoxalement l'effondrement de la société, de l'ordre, la défaillance de la Loi. En utilisant la guillotine (ou

292 293

d'autres méthodes comparables) la Loi semble transgresser

son propre fondement d'ordre: en réponse, Nodier transgresse

l'ordre écrit, bouleversant les normes acceptées en

fragmentant son texte et en laissant s'effondrer les

frontières entre réel et fantastique, rêve et réalité,

défiant les normes littéraires. Toutes les formes prises par

la coupure, de Moi-même au Roi de Bohême, et les nombreuses

autres révolutions présentes dans les écrits de Nodier,

s'inscrivent dans ce mouvement de défiance, dans cette

tentative de rivalité, de subversion. Ce que les décadents,

tels Huysmans, feront de la littérature: un outil dans leur

rébellion contre la Nature qui les a déçus, Nodier le fait

contre la Société, contre la Révolution qui l'a, de la même

façon, déçu. La réalité décevante, ce n'est pas ici la mère

nourricière-Nature, mais le père-Loi, la structure sociale.

Une oeuvre écrite, mais sous le signe de l'oralité

Une autre clé de lecture encore s'offre pour les écrits

nodiériens, expliquant leur discontinuité, leur

fragmentation. N'oublions pas que Nodier était apprécié,

avant tout, pour ses qualités de conteur, que c'est oralement qu'il brillait, lors des réunions littéraires de

l'Arsenal. C'est justement ce qu'il essaie de transposer dans ses écrits, l'oralité, ses méandres, son plan assez

lâche, ses digressions, ses coupures. Qu'il s'agisse des contes ou des écrits historiques, le scripteur attire 294

souvent l'attention du lecteur sur sa qualité de conteur,

invitant parfois même ses lecteurs à s'asseoir en rond, près

de la cheminée. D'ailleurs, André Guyaux rapproche les

notions de fragment et d'oralité:

Le fragment reconstruit en lui-même sa totalité défaite. Il n'est plus fragment de, mais fragment tout court, fragment entier, et tirant parti du paradoxe. Il confond l'actuel et l'éternel. Il restaure l'oralité perdue, profère au lieu de murmurer, se joue des genres absorbés: le récit, le tableau, la prière, la charade, le discours, etc." (Poétique du fragment. 9)

L'oralité, on le sait, se rapproche du maternel, du

sémiotique. En privilégiant l'oral (toutes les tentatives rythmiques, l'usage des assonances, allitérations ou onomatopées indiquent que le texte de Nodier est souvent à parler et à écouter plutôt qu'à lire), l'auteur traduit un fantasme du retour au sein maternel, un fantasme de l'origine — une autre forme de révolte contre le père.

Une oeuvre qui permet au sujet en procès d'échapper à la psychose

Texte du fragment, texte de 1'entre-deux (entre l'écrit et l'oral, entre le réel et le fantastique), texte- fantasme... Nombreuses sont les appellations que l'on pourrait donner aux textes de Nodier. Si la crise qu'a été la Révolution de 1789, si l'horreur de la guillotine constituent pour lui, indéniablement, un traumatisme (tout comme la coupure de la naissance et la bâtardise), si elles 295

empêchent la construction d'une identité individuelle ferme,

elles sont aussi, simultanément, des sources d'énergie que

Nodier canalise vers un acte positif — l'acte d'écriture.

C'est cet acte qui permet au locuteur (à l'écrivain) de se

reconstruire. Si les textes (et leurs personnages) sont

morcelés, s'ils ont de graves problèmes d'identité (et de

genre), on peut se demander si la mise-en-scène qu'est pour

lui la mise-en-texte n'aurait pas, pour son auteur, un effet

curatif, permettant à l'écrivain d'exorciser ses démons, de

consolider son identité vacillante en se parlant à soi-même

(et à ses lecteurs), en parlant de ses hantises, en les

identifiant et en les dénonçant.

Peut-on voir les écrits de Nodier sur la Révolution

qu'il a vécue de trop près, comme une écriture thérapeutique? comme une "analyse" avant la psychanalyse?

C'est ce que suggère Kristeva dans l'article déjà cité.

C'est ce que suggérait, déjà, Freud, lorsqu'il écrivait:

On s'aperçut que le domaine de l'imagination était une 'réserve' formée lors de la transition douloureuse du principe de plaisir au principe de réalité afin d'accorder un substitut à la satisfaction pulsionnelle que la vie impose d'abandonner. L'artiste, comme le névrosé, se retirait à l'écart de cette réalité insatisfaisante, dans ce monde de l'imagination, mais à la différence du névrosé il savait comment retrouver le chemin de la solide réalité. Ses oeuvres étaient un accomplissement imaginaire de ses désirs inconscients, tous comme les rêves, avec lesquels d'ailleurs elles avaient en commun d'être un compromis puisqu'elles devaient comme eux éviter d'affronter directement les forces du refoulement. Mais à l'inverse des productions asociales narcissiques du rêve, elles se 296

révélaient capables de provoquer la sympathie des autres, d'éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes désirs inconscients.239

Devant l'horreur de la Révolution, l'auteur produit de la culture, du symbolique ... ou du sémiotique (au sens kristévien) puisque ce symbolique est fortement perturbé.

Sous le signe du flou, des méandres, de la mouvance et du fragment, le texte de Nodier échappe à l'ordre, à la structure autoritaire (légale, paternelle, littéraire), il propose une renaissance du texte, tout en permettant à son auteur, à travers cette création, d'échapper à la psychose.

Le fantasme mis en texte, c'est à la fois le fantasme originaire et le fantasme de castration. La coupure que l'on lit partout chez Nodier, dans les thèmes comme dans la forme, répète, ludiquement, la coupure castratrice.

Une oeuvre de l'ironie romantique240

Cette ironie apparaît dans l'oeuvre de Nodier, qu'on lui applique les définitions de Bourgeois: "l'ironie romantique (...] se complaît dans la forme brisée, dans l'inachevé" (246) ou celle qu'en donne Monique Yaari, par

"son penchant à l'irrésolution, au relatif, au paradoxe, et

Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse (Paris: NRF, 1970).

Bourgeois place Nodier parmi les maîtres de "l'ironie romantique". 297 par sa faculté de mélanger le sérieux et le léger".241

Irrésolution de textes qui s'achèvent sur une coupure, une disparition (du narrateur, du personnage), sur un non-dit, paradoxe des tons qui s'entrechoquent, mélange des textes polyphoniques. L'ironie romantique (d'abord définie par les

Allemands) repose avant tout sur l'incongruité; elle serait un

"paradigme" à deux composantes imbriquées, "ironie philosophique" et "ironie artistique" [...]. Ajoutons qu'elle trouve son expression de préférence dans des oeuvres hybrides, à la fois "romantiques" et "ironiques", à la fois tragiques et comiques, de forme mal définie — mi-roman, mi- drame, mi-poème, mi-essai, ni tragédie, ni comédie, ni "romance", ni satire; car si c'est une façon spéciale de penser le monde, elle s'exprime dans un mode littéraire correspondant. (Yaari,_96- 97)

L'ironie romantique serait née de deux phénomènes: "la désagrégation des normes, l'absolu cédant place au relatif"

(Yaari, 96). La Révolution donc (et l'on sait que Nodier l'a vécue profondément et personnellement), bouleversant les normes, installant un système politique absurde où les critères changent du jour au lendemain, est sans aucun doute l'une des forces à l'origine de l'ironie romantique de

Nodier, de ses textes hybrides et incongrus (que lui-même en soit ou non conscient). En fait, toutes les figures de la coupure que j'ai étudiées dans les six chapitres qui

Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poétique. Vers une théorie de l'ironie moderne sur les traces de Gide dans Paludes (Birmingham: Summa Publications, 1988), 51. 298 précèdent, aboutissent à 1'ironie. Le romantisme noir, le gothique (remarqué dans plusieurs textes de Nodier)

conduisent à l'ironie, puisque, lorsque le texte devient jeu de construction, jeu de formes, une dimension ironique est

introduite:

Par un jeu de points de vue — qui n'est pas encore consciemment exploité et théorisé comme il le sera plus tard— , par l'encastrement des récits les uns dans les autres, les changements de perspective prêtent à l'oeuvre une dimension ironique qui lui est inhérente, même si elle ne semble pas toujours intentionnelle.242

Les textes polyphoniques, les symposiums, s'ils sont réussis, y débouchent aussi ("partout où l'on philosophe en dialogues parlés ou écrits, et non sur le mode rigoureusement systématique, il faut exiger et faire de l'ironie" dit Schlegel) ,243

L'attitude de Nodier aurait donc été la suivante: puisque tout en fin de compte lui échappait, puisque tout dans l'existence lui paraissait paradoxal et incongru, il a posé les questions et y a répondu (ou a évité d'y répondre) avec une attitude ambivalente, ironique, non-engagée (j'ai noté que son seul engagement clair et net était contre la peine de mort), avec un certain détachement et avec humour.

Liliane Abensour, Françoise Charras, "Le Choix du noir".

Fragment critique 42, in L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand. Présentée par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, avec la collaboration d'Anne-Marie Lang (Paris: Seuil, 1978), 85. 299

Esthétiquement parlant, l'ironie romantique se traduit par une mise en question de l'art. Or, presque toutes les préfaces de Nodier posent la question du vrai, du vraisemblable et de la fiction. Presque tous ses textes

évoquent les questions de plagiat, d'inspiration littéraire, de pastiche. En bon ironiste romantique, il s'interroge,

sans cesse, sur des questions de représentation, passant du réalisme au fantastique, mêlant sans pudeur l'un et l'autre et toutes les formes intermédiaires (en passant par le rêve, le spectacle, la folie). Par ses mises en abyme, ses jeux avec l'inter- et le para-textuel, Nodier joue avec l'oeuvre.244 Paratexte invitant le lecteur dans l'oeuvre, dialogisme, polyphonie, rupture d'illusion, passage soudain d'un genre à l'autre, intrusions de l'auteur, carnavalisation, pastiches, sternianisme, théâtralisation...

Pour la notion de jeu et ses rapports avec l'ironie romantique, voir Bourgeois, et aussi Genette: MMais le plaisir de l 'hypertexte est aussi un jeu. La porosité des cloisons entre les régimes tient surtout à la force de contagion, dans cet aspect de la production littéraire, du régime ludique. A la limite, aucune forme d'hypertextualité ne va sans une part de jeu, consubstantielle à la pratique du remploi de structures existantes [...] — le vrai jeu comporte toujours une part de perversion. De même, traiter et utiliser un (hypo) texte à des fins extérieures à son programme initial est une façon d'en jouer et de s'en jouer. La ludicité manifeste de la parodie ou du pastiche, par exemple, contamine donc les pratiques en principe moins purement ludiques du travestissement, de la charge, de la forgerie, de la transposition, et cette contamination fait une grande part de leur prix. Elle aussi, bien sûr, a ses degrés [...]. Il y a des hypertextes plus légers que d'autres" (Palimpsestes. 452) 300 ces techniques nodiériennes, outre qu'elles ont un effet

fragmentaire, traduisent la ludicité et s'inscrivent toutes dans le cadre de l'ironie romantique.245 Ce jeu avec le texte, c'est un jeu avec les fantasmes. A ce goût du jeu, j'ajouterai d'autres caractéristiques de Nodier, montrant qu'il se réclame toujours de l'enfance — son intégration, dans de nombreux textes, du théâtre de marionnettes, son goût pour les collections et les échanges de textes (la bibliophilie) .246

Finalement, cette citation de Monique Yaari me semble s'appliquer parfaitement à l'oeuvre de Nodier, produit de l'ironie romantique:

Du romantisme elle tient une certaine chaleur, l'enthousiasme, la dialectique, l'idéalisme, le transcendantalisme, le symbolisme comme vision du monde et comme "principe d'indirection". De l'ironie elle tient une certaine acidité et son détachement critique, la méfiance de l'idéalisme et de l'enthousiasme, le culte de l'incongru et du paradoxal, le jeu de l'apparence et de la réalité, enfin encore une fois, mais pour d'autres raisons, la dialectique, 1'"indirection", le potentiel de sa propre progression et régression infinie — qui lui permettent de se transcender elle-même. (Yaari, 101)

Voir techniques et thèmes de l'ironie romantique dans Yaari, 106.

J'ai, à dessein, négligé les contes de Nodier qui ont déjà fait l'objet de nombreuses études. Notons néanmoins ici qu'ils s'inscrivent pleinement dans l'ironie romantique (les contes constituent d'ailleurs un genre remis à la mode par les Allemands créateurs et théorisateurs de l'ironie romantique). 301

Une oeuvre du renouveau

Oeuvre née de la coupure, oeuvre fragmentaire, oeuvre chantant les louanges de l'oralité, oeuvre qui permet à son auteur d'échapper à la psychose, oeuvre à la fois romantique et ironique, oeuvre fantasme, l'oeuvre de Nodier (plagiaire de Swift... plagiaire de...) est avant tout une oeuvre de la renaissance, du renouveau. Le fragment a joué le rôle de germination que lui voyait Novalis:

La fragmentation n'est donc pas une dissémination [Au "sens" pris par ce mot chez J. Derrida — La Dissémination. Seuil, 1973— d'une dispersion stérile de la semence et du sémique en général, c'est-à-dire du signe et du sens], mais la dispersion qui convient à l'ensemencement et aux futures moissons. Le genre du fragment est le genre de la génération" (L'Absolu littéraire. 70)

Oeuvre patchwork, kaléidoscope, brouhaha, chaos — mais le chaos est aussi le signe des générations possibles, de la production, "et depuis Descartes c'est en reconstruisant le monde à partir d'un chaos primitif que le sujet donne la mesure de son savoir et de son pouvoir, c'est-à-dire tout simplement se constitue en sujet." (L'Absolu littéraire.

73) • Par le biais de la coupure, Nodier a su créer une 302 oeuvre gigantesque, moderne,247 à la fois fragment et totalité248, une oeuvre ouverte.

Si les canons artistiques ont parfois rejeté le style spécifique à cette ironie romantique, "la théorie et la critique plus récentes, répondant à une production accrue basée sur ces techniques, et à une mise en question sinon un renversement des canons et hiérarchie artistiques, réaffirment la validité des techniques "ouvertes", 'morcelées7, et tâtonnantes. Même si plus fuyantes, celles-ci semblent être devenues les seules possibles, sont de plus en plus acceptées par le public, et ont au contraire atteint 'les plus hauts sommets' d'un art qui parfois se confond avec l'anti-art. Or, c'est là une sorte de couronnement des théories de l'ironie romantique allemande, que Muecke avait reconnue comme la 'seule avenue ouverte à l'artiste moderne' (p. 159)." (Yaari, 99)

"En poésie également, toute totalité pourrait bien être fraction, et toute fraction à vrai dire totalité" (F. Schlegel, Ath. 14) BIBLIOGRAPHIE

1. Corpus

Note: La bibliographie ci-dessous recense les ouvrages (par opposition à articles, préfaces, etc.) écrits par Nodier et consultés pour cette thèse.

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2. Ouvrages et articles critiiaues sur Nodier

Note: Cette bibliographie comprend les ouvrages et articles consultés dans le cadre de cette thèse. Certaines références trouvées dans divers ouvrages et articles n'y figurent pas (travaux datés ou sans importance dans le cadre de ce travail).

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Cahiers du Sud. 304 (1950).

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Lendemains. 25-26 (1982).

Liens. Cahier mensuel des lettres et des arts. Publication du Club Français du Livre, 39 (1er août 1950) .

A Rebours, numéro spécial 12-13 (automne 1980).

Mélanges de littérature en hommage à Albert Kies. Textes réunis par Claudine Gothot-Mersch et Claude Pichois. Bruxelles: Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985. 324

4. Ouvrages et articles critiques et historiques consultés

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