Sommets de légende Texte I Christophe dumarest _ photos I marc daviet pour alpes magazine

Traversée

dela chevau lachée fantastique Meije

Après le Cervin et la Dent du Géant*, le guide Christophe Dumarest nous convie à le suivre sur l’une des plus prestigieuses courses des Alpes, si ce n’est la plus belle. Longue et engagée, la traversée de la Meije hante les nuits de générations d’alpinistes.

60 * voir nos 146 et 147 d’Alpes magazine. Sommets de légende La traversée de la Meije _ Les alpages qui s’étendent du plateau Instants de plénitude au sommet d’Emparis jusqu’aux aiguilles d’Arves du Doigt de Dieu (3 973 m), qui marque tranchent avec l’ambiance minérale plus véritablement la fin de notre traversée. Le Je reste bluffé par la qualité du rocher, au sud, dont la Meije est la porte d’entrée refuge de l’Aigle et le glacier du Tabuchet (ci-dessous). sont juste en dessous (page précédente). la diversité et l’ingéniosité du tracé.

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approche en direction de la Meije est progressive, la météo, semble contrarié par l’annonce qu’il va elle commence peu avant Vizille, là où la Romanche, nous faire. Ses grimaces ne présagent rien de bon. Il venue du glacier de la Plate des Agneaux, dans le sait, en tant que gardien, mais aussi comme guide nord du massif des Écrins, retrouve son confluent de haute montagne, ce que peut signifier le rêve le Drac. La route suit à contre-courant le torrent sur de la traversée de la Meije, toujours considérée près de 80 km à travers les vallées très encaissées comme l’une des, si ce n’est LA plus belle course L’que le cours d’eau a profondément creusées au des Alpes. Cette chevauchée fantastique qui se fil du temps. Au-dessus du lac du Chambon, à fait d’ouest en est depuis le refuge du Promontoire la sortie de la combe de Malaval, le contraste jusqu’à l’emblématique cabane de l’Aigle reste une entre l’ambiance froide de ces vallées profondes référence. C’est une ascension longue, engagée et et l’arrivée à est saisissant. C’est le qui se mérite, dont l’horaire est estimé entre 8 et passage de l’ombre à la lumière, la découverte du 11 heures. Une grosse balade. climat méditerranéen de montagne, des pins, de Frédi sait aussi qu’au-delà de l’investissement d’une l’eau cristalline et la promesse des Hautes-Alpes nuit en refuge ou d’une course de guide, on ne se avec leurs 300 jours de soleil par an. Le village de retrouve pas au refuge du Promontoire par hasard, La Grave, encore davantage que le il faut y monter ! Pour accéder à la niche céleste qui le surplombe, est une porte, c’est l’entrée nord amarrée à la base de l’arête du même nom, il y a du massif des Écrins, la version minérale du paradis deux options : soit depuis la Bérarde et le vallon terrestre. Il est situé à la lisière de ces deux mondes, du Châtelleret en longeant le torrent des Étançons, et la géométrie du village révèle beaucoup de son soit depuis La Grave, par les téléphériques du caractère qui n’a pas changé depuis des années. glacier et la remontée esthétique des Enfetchores Ceux qui font le choix d’y vivre continuent de porter sous l’imposante face nord jusqu’à la brèche de en eux quelque chose que les autres n’ont pas. la Meije, notre choix du jour. Un mélange coloré, à l’image des forts contrastes du climat, fait de caractère et d’authenticité, de des stratégies tenues secrètes légèreté et d’une profondeur certainement en lien « La météo annoncée a un peu changé, il devrait avec la contemplation des cimes, hypnotisés par neiger 10 à 15 cm au-dessus de 3 500 m cette nuit. le regard grandiose mais implacable de la reine Réveil dans la grisaille, éclaircies, puis arrivée du mère, Sa Meijesté ! mauvais temps dès la fin de matinée avec des orages À la fin du repas, Frédi Meignan, le gardien du refuge parfois violents en début d’après-midi. Désolé, du Promontoire, m’extrait de mes rêveries, me sort c’est moins bon que prévu. » Silence contenu des méandres de la Romanche et me catapulte de dans le réfectoire, les chuchotements reprennent à voix basse comme si chacune des stratégies et Malgré la nuit et l’absence de soleil, des décisions évoquées par les cordées était nous sommes en pleine surchauffe ; le liquide top secret. Je regarde de refroidissement bouillonne ! Christian avec une fausse décontraction, l’air de dire « Détendons- La Grave au pied de la Meije. C’est l’heure de son nous, ça va bien se passer ! » Aujourd’hui dans le Au lever du jour traditionnel bulletin météo. Depuis le début de refuge, la moitié des téméraires sont autonomes, sur le glacier Carré, l’été, les conditions pour la traversée n’ont pas été les autres sont accompagnés de guides et parfois la lumière fait son au rendez-vous et les orages n’ont cessé d’éclairer de grands guides qui connaissent les Écrins et la apparition sur le le Grand Pic, sommet de la Meije. Demain, c’est Meije comme leur poche, à l’instar de Bruno Gardent couloir du Diable, qui sépare les massifs normalement la plus belle journée de la semaine, ou Jean-René Minelli qui sont là ce soir. Eux ne de la Roche Méane annoncée comme telle depuis plusieurs jours ; la semblent pas traumatisés par l’annonce de Frédi et de la Grande cabane est pleine à craquer… et attendent de voir le ciel demain matin. L’ami Ruine. Au fond, « Cling, cling, chut, un peu de silence ! Donc, Yan Giezendanner – le « routeur des cimes » –, le sommet de la barre des Écrins (4 102 m) météo pour demain… » Frédi, qui reçoit ses clients d’habitude plutôt optimiste dans ses prévisions s’éclaire aussi. comme des proches et leur offre quotidiennement alpines, me confirme par téléphone la météo

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Si au fil des années le parcours a été largement sécurisé, dans certains passages, il est préférable de passer parmi les premiers, pour éviter les chutes de pierres.

Sur le glacier de la Modification artisanale Meije, la cordée sort du matériel... ou comment des Enfetchores. La brèche transformer un crampon est juste au-dessus automatique en semi- (en haut à gauche). automatique avec de la ficelle (ci-dessus) ! Au refuge du Promontoire, En équilibre précaire sur la promesse d’un bel le Cheval rouge, plusieurs accueil et d’une bonne fois chevauché, jamais assiette (en haut à droite). dompté (ci-contre).

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de Frédi. Moins serein que mes confrères, je me étant bouchés par les épaisseurs de sous-vêtements couche dans les nuages, rapidement mouillé par techniques et autres fourrures polaires. « Allons les ronflements de mes camarades de chambrée doucement, nous sommes pressés » et gare à la que je rêve de voir dévisser… de leur matelas ! déshydratation ; le dénivelé du refuge au Grand Réveil trop tôt ou nuit trop courte : « Debout les Pic est de presque 900 m et, du sommet jusqu’au guides, si vous aviez fait des études, vous ne seriez refuge de l’Aigle, c’est une deuxième course qui pas obligés de vous lever à c’t’heure-là ! » Nous nous attend. Pour l’instant, nous ne sommes échappons ce matin à cette sentence célèbre, qui qu’au pied du couloir Duhamel. Ce passage, dédié a dû faire sourire plus d’un guide ingénieur ou à , est la dédicace d’une vraie polytechnicien, et dont l’auteur est l’ancien gardien tentative avec Castelnau et Tournier en 1876. Il du refuge de l’Aigle et des Écrins, Jeannot Faure. fallut attendre l’année d’après, cette fois-ci sans Duhamel mais avec Pierre Gaspard, pour que le temps est compté Castelnau arrive au sommet de la « Magnifique Le ciel n’est ni nuageux ni complètement asymétrique ». Si au fil des années le parcours a dégagé, mais suffisamment clément pour créer été largement assaini, il est préférable dans ce une véritable émulation dans le refuge et mettre couloir de faire partie des premiers pour éviter l’ensemble des troupes en mouvement. La marche d’éventuelles chutes de pierres. d’approche entre la porte et le début de l’escalade Nous sommes à mi-chemin de notre parcours est assez rapide, environ 5 mètres et donc plus et progressons à contre-courant de la lumière ou moins 5 secondes, à peine le temps de faire qui semble vouloir nous rejoindre. La rencontre glisser dans l’œsophage le café et les quelques est imminente. Dans l’obscurité, encore plus tartines avalées à la sauvette. Tout le monde concentré qu’en plein jour, je reste bluffé par la sait qu’aujourd’hui, le temps sera compté et qualité du rocher, la diversité et l’ingéniosité du tracé. Nous sortons à peine des jupons de la reine Meije et déjà Aux dalles répondent les arêtes, les piliers, je retrouve tout ce qui pour moi représente l’essence même de la les névés, les dièdres et les éperons, avec pratique de la montagne : une prise de décision constante, une toujours le même effet de surprise. variété inégalée tout au long du parcours, mêlant tous les styles de progression à travers que les retardataires pourraient payer cher leurs la découverte d’une structure esthétique pleine atermoiements ou leurs erreurs d’itinéraire. de mystères. Aux dalles répondent les arêtes, les Christian est réactif et le départ se fait sur les piliers, les névés, les dièdres et les éperons, avec chapeaux de roue, dans une nuit d’encre direction toujours le même effet de surprise. le Grand Pic, même si là, ce ne sont pas les enjoliveurs qui raclent le bitume, mais les carres vigilance de tous les instants de nos chaussures qui prennent plus ou moins Partis côté sud, nous basculons tour à tour et d’angle en fonction des obstacles. Dès le début, la pour d’éphémères instants de part et d’autre de la progression se fait en corde tendue et déjà l’équipe muraille en une succession d’instants décousus, de batraciens phosphorescents semble s’agiter d’actions indépendantes les unes des autres, mais dans le passage du Crapaud, très certainement qui forment à la fin un ensemble d’une magnifique nommé en l’honneur du style caractéristique de cohérence. La traversée certains alpinistes. Les moteurs tournent à plein L’expérience des nombreuses courses partagées de la Meije serait régime. Christian, que je devance de quelques avec Christian aux quatre coins des Alpes a une tout autre mètres, encaisse sans sourciller la cadence que je cimenté une relation forte au sein de notre course sans les câbles lui impose et, malgré la nuit et l’absence de soleil, cordée. La confiance doit être réciproque dans qui contournent la première pointe nous sommes en pleine surchauffe. Le « liquide ces terrains où la progression simultanée impose Zsigmondy. de refroidissement » bouillonne, nos « radiateurs » une vigilance de chaque instant. Au-dessus de

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Les premières lueurs commencent à poindre au niveau du Dos-d’Âne, nous franchissons dans la foulée la dalle des Autrichiens, le pas du Chat, et prenons pied sur le glacier suspendu. Nous ne profitons que quelques instants de la douceur des rayons dorés jusqu’à la brèche du glacier Carré. Cette entaille marque l’arrivée du couloir en Z, l’itinéraire grandiose de la face nord de la Meije que je souhaite également faire découvrir un jour à Christian. Au premier plan, ce toboggan givré contraste avec le second qui s’étend au-delà de La Grave, du plateau d’Emparis aux aiguilles d’Arves.

le doigt de dieu, enfin ! Ce paysage sans neige tranche totalement avec l’environnement de haute montagne qui s’étale vers le sud avec son défilé de faces nord, dont certaines des plus belles du massif des Écrins. De la Meije jusqu’au Sirac, cette ligne du méridien des Écrins, que nous avions imaginée avec Aymeric Clouet en 2008, semble être une évidence. Comme sur une sangle tendue, en équilibre précaire sur le Cheval rouge, nous chevauchons un bout d’histoire. Près de 150 ans se sont écoulés depuis la première ascension de la Meije, en 1877, une bagatelle au plan géologique, un océan du point de vue du développement du matériel, des secours et des prévisions météo. Au sommet du Grand Pic (3 983 m), considéré comme le vrai sommet de la Meije, je continue de PUB scruter machinalement l’horizon, en attente d’un nuage noir menaçant qui ne semble pas venir. Autour de nous, le ciel se charge sérieusement, mais pour l’instant nous sommes préservés. Face à nous, le glacier du Tabuchet et l’emblématique refuge de l’Aigle paraissent à portée de piolet, pourtant la chevauchée qui nous attend est alpine. Notre saute-mouton céleste survole tour à tour la En haut du glacier la fameuse dalle Castelnau cotée sévèrement 3b, brèche Zsigmondy, le spectaculaire passage des du Tabuchet, l’ancien nous amorçons un virage marqué à gauche. Mais câbles verglacés qui viennent coiffer le couloir refuge de l’Aigle, dans la pénombre imprégnée d’une ambiance perché à 3 450 m Gravelotte, et le franchissement des Quatre Dents, a été déposé à encore humide des dernières précipitations, nous pour enfin parvenir au Doigt de Dieu. Deux rappels l’automne dernier. sommes plusieurs cordées à douter. Max Liotier, et une longue glissade progressive sur les névés Le nouveau devrait dans son ouvrage sur le métier de guide intitulé en sursis nous ramènent doucement à la surface. ouvrir ses portes en 2014. Celui qui va devant, fait allusion à ce passage à Qu’il est bon, ce palier de décompression où la fin des années 1960 : « L’éboulement qui s’est l’on redécouvre un cours d’eau ou un parterre produit au-dessus du glacier Carré, au pic du de fleurs comme après une longue absence ! Ces même nom vraisemblablement, s’est chargé de instants où l’on se délecte de rien, simplement diminuer la vire. Comment faire mesurer à nos heureux d’être en vie, comme si notre dernière clients l’étendue du dommage ? Il eût fallu qu’ils aventure nous rappelait que ce n’était pas un dû. eussent emprunté la vire avant sa destruction Un regard juste et neuf sur le vivant, mais aussi pour deviner l’ampleur du bombardement. » De sur la bière et les pizzas, dévorées face à la Meije temps en temps, la montagne bouge et chacun sans sommation ni modération par deux bandits espère que cela soit en son absence ! vagabonds fêtant la plus belle de leurs évasions.

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