Lakhdhar Bouragaa
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2 LAKHDHAR BOURAGAA LES HOMMES DE MOKORNO 3 4 INTRODUCTION " Je suis né le 1er novembre 1954, sous un chêne, dans le maquis ". Depuis que j'ai rejoint l'ALN, en 1956, j'ai pris l'habitude de donner cette réponse quand on m'interrogeait sur mes origines. Je le faisais par néces- sité, par conviction, un peu par jeu aussi. Mais avec le temps, ce qui était une boutade est devenu une évidence. Car pour moi, comme pour plusieurs générations, la guerre de libération ne fut pas seulement le début d'une nouvelle vie, d'une nouvelle époque, mais un acte de naissance, un acte fondateur de ce que nous sommes, de ce que nous devions être, ce que nous n'aurions jamais du cessé d'être : des hommes libres, des Algériens vivant librement dans un pays libre. Je considère que j'au eu une chance immense, comme toute une généra- tion, celle qui est arrivée à la force de l'âge au moment où le pays se bat- tait pour son existence et avait besoin de toutes ses potentialités. J'ai par- ticipé, comme des millions d'autres, à une épopée, celle de la libération. Je n'ai pas eu droit à la récompense suprême, la chahada, le martyr, mais j'ai connu la fraternité, le sacrifice, le courage, j'ai assisté à des drames et à des épopées, à des actes d'une fabuleuse signification. J'ai connu des hommes exceptionnels, je les ai côtoyés, j'ai eu l'honneur d'être leur ami, leur confi- dent, leur compagnon. J'ai eu à subir des accrochages en compagnie d'un homme qui était plus qu'un mythe, Si M'Hamed Bougara, j'ai fait face aux épreuves en compagnie d'un géant, Si Mohamed Bounaama, j'ai côtoyé Si Salah Zaamoun dans les moments fastes et dans le drame. J'ai connu plus tard l'injustice, j'ai subi la soif du pouvoir. J'ai vécu les aff- res de la prison, j'ai assisté à la mort de nombreux espoirs, à la destruc- tion de nos rêves. J'ai vu des compagnons se déchirer, des hommes céder à la tentation du pouvoir, des honneurs et de l'argent. J'ai assisté, impuis- sant, à un spectacle qui m'a révolté, et j'ai tenté de m'y opposer, pour subir des actes que je ne pouvais imaginer dans une Algérie libre. Mais ceci n'ef- face pas l'œuvre accomplie par ces hommes que j'ai côtoyés pendant six ans au sein de l'Armée de Libération Nationale. Certains nous ont façon- nés, d'autres ont eu tellement d'influence sur nous que nous leur devons plus que la vie, la liberté. Fellahs et intellectuels, ouvriers et chômeurs, 5 riches et pauvres, hommes et femmes, jeunes et vieux, ils ont participé à l'œuvre de libération. Pour eux, rejoindre l'ALN n'était pas un acte de courage, mais une évidence : on ne peut vive que libre. La mort, la cha- hada, n'était pas une menace, mais la récompense suprême. Devant tous ces hommes, je m'incline. A la mémoire de ceux qui sont partis, et en hommage à ceux qui ont été leurs compagnons, je dédie ce livre. 6 PREMIÈRE PARTIE L’ÉPOPÉE 7 8 Les hommes de Mokorno L’apprentissage I-L’APPRENTISSAGE Douar, gourbi, le nidham, Cheïkh Tayeb Djoughlali, el colone, le colon. Ces mots ont habité mon enfance, comme celle de millions d'en- fants Algériens de ma génération. Mon douar, c'est Ouled Tourki. Il ne pouvait même pas prétendre à l'appellation de douar. C'était une succes- sion de gourbis disséminés au gré de la nature, des habitations en toub, cette terre séchée qui constituait le seul matériau disponible. Oued Tourki se trouve près d'El-Omaria, ex-Champelain, dans une vaste succession de vallées et montagnes à l'ouest de Médéa, sur le flanc sud des Monts de Chréa. C'était une région accidentée, très boisée, natu- rellement propice à l'établissement de maquis. Une solide tradition de révolte dominait d'ailleurs dans cette région, et nombreux sont les hom- mes recherchés qui s'y réfugiaient bien avant la guerre de libération. Didouche Mourad en faisait partie. J'y suis né le 15 mars en 1933, d'un père, fellah, à la santé solide, qui lui permettra de vivre jusqu'à 92 ans, et d'une mère issue d'une famille voisine. Mon père était analphabète, mais il essaya de s'occuper de mon éducation. Il participa, à sa manière, à la guerre culturelle dès cette époque. A Ouled Tourki, l'école coranique et l'école française se faisaient face. Ecole est, là aussi, un bien grand mot. L'école coranique était un gourbi où se rassemblaient les élèves autour d'un taleb, pour apprendre le Coran. L'école française se limitait à une seule classe, construite au lendemain de la seconde guerre mondiale. Une rivalité féroce opposait les deux écoles. Pour mon père, il était hors de question d'envoyer ses enfants à l'école française. Le seul enseignant de l'école française, Abdelaziz, était le fils d'un notable, un bachadel de Berrouaghia. Il portait une chéchia Stamboul, cette tunique rouge de forme conique héritée des Turcs. Le port de la chéchia était un indice qui ne trompait pas : l'enseignant était l'un des nôt- res, malgré ce savoir, étranger, qu'il dispensait. Il a d'ailleurs été assassiné par l'armée coloniale pendant la guerre de libération. 9 Les hommes de Mokorno L’apprentissage Un seul algérien, Salah Bensaad, a mis ses enfants à l'école française. Sa décision a provoqué une rupture avec sa famille, et notamment avec son frère, Ahmed, qui était responsable de la mosquée. Ahmed Bessad refusait l'école française. C'était pourtant un militant connu. Didouche Mourad s'est réfugié chez lui à la fin des années 40. La guerre des écoles connut son point culminant en 1948, après les célèbres élections de Naegelen, qui donnèrent lieu à une fraude massive. Des affrontements eurent lieu à El-Omaria. Il y eut mort d'homme. Le douar fut détruit, en représailles. La maison de Si Tayeb Djoughlali, prin- cipale figure du mouvement national à El-Omaria, fut rasée par un tank. C'était la première fois que nous voyions ce type d'engins. Après ces incidents, une violente polémique domina dans toute la région : faut-il laisser les enfants revenir à l'école française ? Une grande réunion fut organisée. Le non l'emporta. Tous les parents se plièrent à cette décision. Aucun enfant ne se rendait plus à l'école. L'enseignant qui y officiait ne voulait cependant pas partir. Il était là, tous les jours, attendant des enfants qui refusaient le savoir qu'il dispen- sait. Au bout de quelques jours, les enfants furent poussés à détériorer l'é- cole. Pour la plupart, c'était plutôt un jeu. Mais pisser dans les locaux de l'école française était aussi un signe de refus, de révolte. C'était une maniè- re de dire aux colons : nous refusons votre langue. L'enseignant, lassé, finit par partir. Mais après les élections de 1948 et les émeutes qui s'en suivirent, le village eut à affronter une autre menace, celles de militaires d'origine afri- caine envoyés sur place pour maintenir l'ordre. Ce qui était d'abord une curiosité, puis une peur, se transforma bientôt en terreur. Une rumeur se répandit, selon laquelle ces tirailleurs sénégalais et autres militaires venus de lointaines contrées africaines mangeaient les enfants. Bêtise ? Ignorance ? Racisme ? Peu importe. Tout le monde y croyait. Les mères étaient terrorisées. Plus aucun enfant n'était désormais autorisé à sortir, ni même à se rendre à la mosquée, qui était en même temps l'école cora- nique. Celle-ci fut fermée pendant près d'une année. Les élections de 1948 furent aussi, pour moi, l'occasion de voir Didouche Mourad. J'avais quinze ans, je n'avais aucune conscience de 10 Les hommes de Mokorno L’apprentissage l'envergure du personnage, mais il était là. Le Nidham, le PPA-MTLD, l'a- vait chargé de superviser les élections à El-Omaria. Après le vote, Didouche fut emmené à dos de mulet vers Médéa, d'où il devait se rendre à Alger, par bus. Mais là, il était attendu. La police colo- niale se doutait de la présence d'un dirigeant de premier plan. Reconnu, il fut empoigné par un homme de la police coloniale, à l'arrêt du bus, mais en se débattant, il réussit à se délester de sa kachabia pour s'enfuir. Il se retrouva dans une impasse, et fut de nouveau pris et emprisonné. La présence de Didouche avait été connue à cause d'un journal. Les hôtes de Didouche avaient envoyé un jeune homme, Benyoucef Bensaad, à Berrouaghia, pour acheter un journal. Il devait contacter un homme sur place, qui achèterait le journal et le lui remettrait. Mais arrivé à destina- tion, il n'a pas trouvé son correspondant. Ne sachant que faire, ni quel journal prendre, il a finalement décidé d'acheter plusieurs journaux dispo- nibles. La marchande, une gaouria évidemment, n'avait jamais vu un Algérien acheter autant de journaux. Elle fut prise de doute. Elle alerta aussitôt la police, qui fit suivre Benyoucef Bensaad jusqu'à El-Omaria. L'arrestation de Didouche, Si Tayeb Djoughlali, M'Hamed Ben M'Hel, une autre figure du PPA, a bouleversé la vie du village. Apparemment, l'administration coloniale reprenait le contrôle de la situation. En fait, c'é- tait un répit, un sursis.