Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

26 | 2013 Notes d’humour

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1965 ISSN : 2235-7688

Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2013 ISBN : ‎978-2-88474-295-5‎ ISSN : 1662-372X

Référence électronique Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013, « Notes d’humour » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 09 septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1965

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Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. 1

Existe-t-il un humour sonore ? Qu’il s’agisse de chansons comiques ou de formes théâtrales, la musique est souvent mêlée à des constructions humoristiques. Mais qu’apporte-t-elle au juste ? Ce volume propose des descriptions ethnographiques de différents cas d’humour sonore. Il aborde des répertoires, des pratiques musicales et des techniques d’une grande diversité géographique et culturelle. L’analyse porte sur les modalités propres au sonore et sur ses interactions avec d’autres registres expressifs comme le geste ou la danse. Quels sont les procédés utilisés dans le comique musical (parodie, caricatures, ironie, absurde, etc.) ? Comment les auditeurs les identifient-ils ? Comment l’humour apparaît-il (ou non) lorsque différentes cultures musicales se rencontrent ? Autant de pistes que ce volume explore afin de comprendre les différents processus impliqués dans le comique musical.

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SOMMAIRE

Dossier : Notes d’humour

Introduction. Constructions sociales de l’humour sonore Christine Guillebaud et Victor A. Stoichiţă

« Ah ! je ris de me voir si savant ! » Bernard Lortat-Jacob

(Sous)entendre le (sou)rire dans la musique de gamelan à Java centre Marc Benamou

Whoooze zat song. Un jeu sonore sur les musiques irréductibles François Picard

Les procédés comiques de l’imitation vocale des instruments dans le monde arabe Jean Lambert

Bruitage et sonorisation rituelle. Les régimes de l’humour au Kerala (Inde du Sud) Christine Guillebaud

Faut-il avoir des bolas pour faire une « vraie » murga ? Comique de genre et transgression dans le Carnaval de Montevideo (Uruguay) Clara Biermann

Survivre n’est pas toujours drôle… Les moppies, chansons comiques du Cap (Afrique du Sud) Denis-Constant Martin

Moqueries limousines. Chansons en pays rebelle Françoise Etay

Tainpane et kussügü. Le solennel et la parodie dans les musiques rituelles des Kuikuro du Haut-Xingu (Brésil) Tommaso Montagnani

Vous trouvez cela drôle ? Ironie et jeux relationnels dans une musique de fête en Roumanie Victor A. Stoichiţă

Des identités pour rire ? Sur une plaisanterie bavaro-mongole et la question du multiculturalisme dans l’Allemagne d’aujourd’hui Talia Bachir-Loopuyt

Postface. Rira bien qui rira le dernier. À propos de l’humour musical Michael Houseman

Entretien

Trois continents, une passion. Entretien avec Salwa El-Shawan Castelo-Branco Salwa El-Shawan Castelo-Branco, Estelle Amy de la Bretèque et Victor A. Stoichiţă

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Livres

Olivier TOURNY : Le Chant liturgique juif éthiopien. Analyse musicale d’une tradition orale Paris : Peeters, 2009 Anne Damon-Guillot

Aurélie HELMLINGER : Pan Jumbie. Mémoire sociale et musicale dans les steelbands (Trinidad et Tobago) Nanterre : Société d’ethnologie, 2012 Monique Desroches

Raymond AMMANN : Sounds of Secrets. Field Notes on Ritual Music and Musical Instruments on the Islands of Vanuatu Münster : LIT, Klang Kultur Studien/Sound Cultural Studies, 2012 Monika Stern

Elena MARTINEZ-JAQUET, dir. : Invocando a los espíritus. Instrumentos musicales de Indonesia y Oceanía en la colección Helena Folch Barcelona : Fundación La Fontana, 2011 Michel Plisson

Emmie te NIJENHUIS (recorded and edited in staff notation by) : Kīrtana. Traditional South Indian Devotional Songs. Compositions of Tyāgarāja, Muttusvāmi Dīkṣitar and Śyāma Śāstri Leiden and Boston : Brill, Coll. « Handbook of Oriental Studies », 2011 William Tallotte

Matthew RAHAIM : Musicking bodies. Gesture and voice in Hindustani music Middletown : Wesleyan University Press, 2012 Ingrid Le Gargasson

Henri LECOMTE : Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie Sampzon : Éditions Delatour France, 2012 Laurent Legrain

Jérôme CLER : Yayla. Musique et musiciens de village en Turquie méridionale Paris : Geuthner, 2011 Ariane Zevaco

Nicolas ÉLIAS : Lavta, Étude pour un Luth d’Istanbul Istanbul : Les Éditions Isis/IFEA collection Les Cahiers du Bosphore 2012 Ruben Tenenbaum

Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. Bandas, musique et fête dans un village maltais (Zabbar) Valetta : Fondation de alte, 2012 Luc Charles-Dominique

Antonello RICCI : Antropologia dell’ascolto a Mesoraca (1991-2011) Roma : Squilibri, 2012 Fulvia Caruso

Serena FACCI et Gabriella SANTINI : Chants d’Italie. Pour chanter ensemble de 8 à 14 ans Paris : Cité de la musique, 2012 Ignazio Macchiarella

Patrice COIRAULT : Chansons françaises de tradition orale. 1900 textes et mélodies collectés par Patrice Coirault Paris : BNF, 2013 Françoise Etay

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Jean-Nicolas DE SURMONT, dir. : « M’amie, faites-moi un bouquet… » Mélanges posthumes autour de l’œuvre de Conrad Laforte Montréal : Presses de l’Université Laval, Éditions Charlevoix, 2011 Sylvie Genest

Bob WHITE, coord. : Music and Globalization. Critical Encounters Bloomington : Indiana University Press, 2012 Marie-Christine Parent

Sara LE MENESTREL, coord. : Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations Paris : Éditions Hermann, 2012 Marie-Christine Parent

Laurent AUBERT, dir. : L’Air du temps. Musiques populaires dans le monde Éditions Apogée Marcello Sorce Keller

Leonardo D’AMICO : Filmare la musica Roma : Carocci Editore, 2012 Marcello Sorce Keller

CD

INDE. Le chant du Mohini Attam, danse classique du Kerala Fabrice Contri

BÉNIN. Musiques yoruba. Les Voix de la mémoire François Borel

COLOMBIE. Sixto Silgado « Paito » & Los Gaiteros de Punta Brava Michel Plisson

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Thèses

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Lorraine ROUBERTIE : La transmission du jazz en Afrique du Sud. Penser l’héritage d’un enseignement inégalitaire dans le contexte post-apartheid. L’exemple du Western Cape Thèse de doctorat en Musique et musicologie, soutenue à l’Université Paris 8 – Saint-Denis le 20 juin 2012

HAN You Mee : Le pansori, patrimoine coréen sous sa triple dimension littéraire, musicale et scénique : histoire, analyse et perspective Thèse de doctorat en Sciences humaines et Asie orientale, soutenue le 3 juillet 2012 à l’Université Paris Diderot-Paris VII

Marc VILLETELLE : Parcours de musiciens. Quotidien(s) sous tensions et rapports au politique à La Havane aujourd’hui Thèse de doctorat en Sociologie soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail

Marie HIRIGOYEN BIDART : Le chant basque monodique (1897-1990) : analyse musicologique comparée des sources écrites et musicales Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail

David NADEAU-BERNATCHEZ : La musique comme rapports aux temps : chroniques et diachroniques des musiques urbaines congolaises Thèse de doctorat en histoire et en anthropologie, soutenue le 4 octobre 2012 à l’Université Laval, Montréal

Juan PAULHIAC : Les (dés)accords de la champeta, musique, spectacle médiatique et politiques de réconciliation nationale en Colombie entre 1991 et 2011 Thèse de doctorat en ethnoscénologie, soutenue à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris Nord, le 29 octobre 2012, Université Paris 8

Damien VERRON : Des relations entre les structures musicales et les contextes sociaux dans un répertoire de « sessions » instrumentales irlandaises Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 octobre 2012 à l’Université Jean Monnet, Saint Etienne

Marie-France MIFUNE : Performance et construction identitaire. Une approche interdisciplinaire du culte du bwiti chez les Fang du Gabon Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 12 novembre 2012 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris

Ons BARNAT : Le studio d’enregistrement comme lieu d’expérimentation, outil créatif et vecteur d’internationalisation. Stonetree Records et la paranda garifuna en Amérique centrale Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 novembre 2012 à l’Université de Montréal.

Ahlam MRABET : Le naç. Une tradition musicale de Tataouine (Tunisie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne

Manuel ARCE SOTELO : Les wankas de Tarcuyo. Chants et rituels dans les Provinces Hautes de Cusco (Pérou) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 6 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre

Eckehard PISTRICK : Singing Nostalgia – Migration Culture and Creativity in South Albania Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à la Martin-Luther-Universität Halle- Wittenberg (cotutelle : Université Paris Ouest Nanterre– La Défense)

Jessica RODA : Vivre la musique judéo-espagnole en France. De la collecte à la patrimonialisation, l’artiste et la communauté Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne (cotutelle : Université de Montréal)

Luciano PEREIRA : Itinéraire du samba en France : des Batutas (1922) à Baden Powell (1964) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis le 14 décembre 2012

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Benjamin LAGARDE : Réunion maloya. La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa « musique traditionnelle » Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 13 décembre 2012 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme (Université Aix-Marseille)

Katell MORAND : Solitudes habitées. Le chant, le souvenir et le conflit chez les Amhara du Goğğam (Éthiopie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Séverine GABRY-THIENPONT : Anthropologie des musiques coptes en Égypte contemporaine. Tradition, identité, patrimonialisation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 janvier 2013 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Talia BACHIR-LOOPUYT : Une musique du monde faite en Allemagne ? Les compétitions creole et l’idéal d’une société plurielle dans l’Allemagne d’aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2013 à l’EHESS, Paris

Elina DJEBBARI : Le Ballet National du Mali : créer un patrimoine, construire une nation. Enjeux politiques, sociologiques et esthétiques d’un genre musico- chorégraphique, de l’indépendance du pays à aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 mars 2013 à l’EHESS, Paris

Jean DUVAL : Porteurs de pays à l’air libre : jeu et enjeux des pièces asymétriques dans la musique traditionnelle du Québec Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 23 mai 2013 à l’Université de Montréal

Publications reçues

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Christine Guillebaud et Victor A. Stoichiţă (dir.) Dossier : Notes d’humour

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Introduction. Constructions sociales de l’humour sonore1

Christine Guillebaud et Victor A. Stoichiţă

Questions de méthode

1 Si le malheur et l’incertitude ont été abondamment étudiés par les sciences humaines et sociales, la gaîté et l’amusement plus sont rarement au cœur des travaux en anthropologie2. Dans le champ ethnomusicologique, ceci se traduit par un déséquilibre dans les thèmes de recherche. Des études fines ont mis en lumière les liens de la musique avec les affects de la peine, du manque et de la nostalgie. Plus rares sont en revanche les travaux à avoir abordé de front sa propension à la légèreté. Les dimensions ludiques et potentiellement joyeuses de la musique figurent plus souvent dans les écrits scientifiques comme des banalités à déconstruire que comme de véritables objets d’étude. En interrogeant les liens entre humour et musique, les recherches réunies dans le présent volume se confrontent à plusieurs sortes de défis.

2 D’une part, il est toujours difficile de traquer l’humour par le raisonnement. Ce qui fait rire les uns ne fait pas rire les autres, on le sait. L’humour s’appuie sur l’attitude de celui qui le reçoit. Ce dernier doit être enclin à décrypter comme « humoristique » ce qu’il perçoit, en fonction du contenu, du lieu, de la situation, etc. Cette compétence à déceler l’humour se construit en fonction de son âge, de son appartenance sociale et culturelle, de ses références au monde et de ses expériences passées. Il partage celles-ci tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, et c’est de cette relation de partage que la connivence propre à l’humour est à même de surgir. L’anthropologie se doit d’en mettre à jour les multiples composantes, à l’aune des cas ethnographiques les plus diversifiés.

3 D’autre part, il règne une certaine indétermination dans les mots utilisés : humour, comique, trait d’esprit, ironie, satire ou parodie sont autant d’espèces que certains auteurs distinguent et que d’autres regroupent sous des principes communs. Bergson oppose par exemple humour et ironie comme deux formes inverses de la « satire ».

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Tantôt on énoncera ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est : en cela consiste l’ironie. Tantôt, au contraire, on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire que c’est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l’humour (Bergson 2011 : 129).

4 Cette opposition est retravaillée par Deleuze, qui fera de l’ironie un « art des principes, de la remontée vers les principes, et du renversement des principes », inverse là encore de l’humour, « art des conséquences et des descentes, des suspens et des chutes. » (Deleuze 1993 : 12).

5 Déconnectés du comique, les deux mots deviennent alors disponibles pour des usages philosophiques relativement abstraits, et c’est ainsi qu’Isabelle Stengers, par exemple, les emploie afin d’opposer deux régimes épistémiques des sciences modernes (Stengers 2000 : 66). Un autre exemple d’opposition, qui finit par défier le sens commun, est celle opérée par Freud dans son analyse du mot d’esprit : partageant avec Bergson le constat que le comique s’évanouit en présence d’affects pénibles, il lui oppose l’humour qui, lui, leur résisterait et en serait même peut-être une résultante (Freud 1930 : 384). Ces quelques exemples illustrent à quel point le type de phénomènes qui nous intéresse – et que nous appellerons malgré tout l’« humour » – fait l’objet de définitions variées, en fonction des critères qui semblent pertinents aux différents auteurs.

6 Une troisième difficulté tient au fait que les effets d’humour ont tendance à se dérober aussitôt qu’on cherche à les analyser. Chacun sait qu’une histoire drôle cesse de faire rire dès qu’on tente de l’expliquer à autrui. On peut alors s’interroger sur le traitement que toute objectivation de l’humour réserve à cette part manquante : comment déterminer si les procédés – décrits de manières souvent fort justes par les théories évoquées – sont bien ceux qui, au final, créent l’effet humoristique en tant que tel ? Ces difficultés d’analyse constituent autant de défis liés au thème de l’humour en général. Il en est d’autres, plus spécifiques, qui concernent les constructions sonores et les situations où elles se déploient.

Humour et sentiment

7 « Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion », écrivait Bergson, dès les premières pages de son ouvrage sur le comique (1re édition en 1900). Il ajoutait qu’on peut bien sûr rire d’une personne qui nous inspire de l’affection ou de la pitié. Seulement, pour en rire, il nous faut, disait-il, suspendre provisoirement ces sentiments que nous éprouvons à son égard. Pour rire du passant qui glisse sur une peau de banane, par exemple, il faut oublier qu’il s’est peut-être fracturé le fémur. Pour rire des aventures de Don Quichotte, il nous faut mettre à l’écart un instant la pitié que pourraient nous inspirer ses méprises, et les facéties parfois cruelles auxquelles le soumettent les personnages qu’il croise. Le principe d’opposition dégagé par Bergson est en fait plus large. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien d’actions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup d’entre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? le comique exige […] pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure (2011 : 36).

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8 Mais à quoi correspondrait ce type d’« intelligence pure » dans l’écoute musicale ? Quelles émotions au juste sont incompatibles avec le comique ? Et que reste-t-il de la musique durant une « anesthésie momentanée du cœur » ?

9 Freud – qui a lu Bergson – note lui aussi la divergence entre comique et sentiment, et analyse leur bifurcation de manière plus détaillée. L’un de ses exemples privilégiés est celui du condamné à mort que l’on mène à la potence un lundi, et qui s’exclame : « Voilà une semaine qui commence bien ! » (Freud 1930 : 370sq). C’est à ce genre d’énoncé que Freud réserve, on l’a vu, le terme « humour ». Il ne le considère pas comme un simple contraire du sentiment, mais comme une transaction par laquelle on s’épargne, écrit-il, « la dépense [psychique] nécessitée par le sentiment ». L’humour nous permet d’atteindre au plaisir en dépit des affects pénibles qui devraient le troubler ; il supplante l’évolution de ces affects, il se met à leur place. […] Le plaisir de l’humour naît alors […] aux dépens de ce déclenchement d’affect qui ne s’est pas produit (1930 : 384).

10 Bergson et Freud repéraient tous deux une relation problématique entre humour et émotions. La musique – à laquelle on impute parfois un lien particulier aux affects – permet-elle d’en dire quelque chose de plus ? Et inversement, peut-on mieux comprendre la musique à la lumière de cette relation ? Certains articles du présent volume permettent d’éclairer cette question (Martin, Guillebaud).

Surprise ou prévision ?

11 Une autre interrogation porte sur l’articulation entre surprise et prévisibilité. Bergson fait du mécanisme le ressort central du comique. Il en donne plusieurs exemples, comme celui-ci : Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court derrière la pensée et demande, lui aussi, à servir d’interprète. Soit ; mais qu’il s’astreigne alors à suivre la pensée dans le détail de ses évolutions. […] Mais voici qu’un certain mouvement du bras ou de la tête, toujours le même, me paraît revenir périodiquement. Si je le remarque, s’il suffit de me distraire, si je l’attends au passage et s’il arrive quand je l’attends, involontairement je rirai. Pourquoi ? Parce que j’ai maintenant devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique (Bergson 2011 : 57).

12 Mais alors, pourrait-on demander : pourquoi la musique n’est-elle pas plus souvent comique ? Au fond, elle est tout autant construite d’attentes, dont une bonne part se voient régulièrement remplies. Pourquoi une symphonie parvenant de façon tout à fait prévisible à sa cadence conclusive ne suscite-t-elle pas plus souvent l’hilarité ? Ou bien faut-il considérer la musique comme un cadre d’action particulier – « spécial » comme le rituel (Houseman 2012) ou comparable au jeu (Hamayon 2012), dans lequel les attentes concernant « la vie » et « l’automatisme » diffèrent de ce qu’elles sont au quotidien ?

Effets psychiques et relations sociales

13 L’humour – qu’il soit musical ou non – invite aussi à un balancement particulier entre des considérations d’ordre psychologique et social. Freud et Bergson illustrent bien

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cette complémentarité : là où le premier dissèque les rouages du plaisir induit par l’humour, le second entend saisir la fonction sociale du rire. Il voit ce dernier comme un « geste social » qui stigmatise certaines rigidités de comportement, une sorte une technique collective d’humiliation.

14 Le défi du présent volume est de parvenir à combiner ces deux types d’approches : comprendre l’humour sonore à la fois comme un effet, résultant de certains procédés, et comme un principe actif, apte à instaurer de nouvelles relations. C’est l’un des points sur lesquels revient la postface de Michael Houseman. Elle synthétise l’ensemble des articles du point de vue d’un anthropologue, spécialiste des modes de relation et d’engagement affectif dans les interactions rituelles, et par ailleurs fin connaisseur de l’anthropologie de la danse.

Humour sonore/humour musical/humour tout court ?

15 Un numéro récent de la revue Humoresques (Loriot & Roubet 2011) propose un état de l’art utile sur la place de l’humour musical dans les études sur l’humour en général. L’introduction présente un bon historique de la manière dont le comique musical a été abordé dans les traditions occidentales, depuis l’opéra comique du XVIIIe jusqu’aux approches sémiologiques du XXe siècle. Loriot et Roubet constatent que la définition de l’humour musical reste floue, parce que la plupart des théories existantes sont axées sur l’humour verbal. Ceci entraîne deux difficultés majeures.

16 D’une part, une tendance à réduire l’humour au texte. En se focalisant sur les paroles de la musique vocale, ou sur les seuls titres et indications portées sur les partitions, nombre de chercheurs n’abordent jamais le sonore proprement dit. L’enjeu serait de « concevoir un humour musical capable de faire rire antérieurement à et distinctement de toute verbalisation » (Loriot & Roubet 2011 : 7). Or en s’appuyant sur le langage, « le discours sur l’effet de l’humour […] découpe selon ses propres catégories un mode de perception qui n’est pas entièrement verbal » (ibid.). Partant aussi de ce constat, l’objectif du présent volume est d’identifier les principaux procédés humoristiques impliquant le sonore. Tous les articles l’abordent par des exemples empruntés à la musique vocale et instrumentale, certains prolongeant la réflexion vers les formes d’énonciation verbale (Guillebaud, Lambert, Stoichiță), ou vers des constructions sonores voisines du bruitage (Lambert). Certaines contributions analysent en outre comment les paramètres sonores, mélodiques, rythmiques, et formels interagissent entre eux (Benamou, Lortat-Jacob) ou bien comment ils s’allient avec d’autres registres expressifs, comme le théâtre ou la danse (Biermann, Guillebaud), pour créer des effets humoristiques.

17 D’autre part, la musique est souvent moins claire que le langage dans son rapport au sens. Si humour il y a, il figure souvent comme une possibilité parmi d’autres, dans une polysémie bien plus large que celle des énoncés verbaux. La possibilité même de l’humour, dans un genre musical donné, peut être méconnue par certains auditeurs, alors qu’elle est évidente pour d’autres (voir dans ce volume les contributions de Lortat-Jacob, Benamou, Bachir-Loopuyt, Stoichiță).

18 Au vu de ces particularités, il nous semble utile : • de proposer des descriptions ethnographiques de différents cas d’humour sonore ; ceux-ci vont de formes rituelles à l’imitation ludique d’instruments de musique, en passant par les

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répertoires de chansons satiriques, les compétitions de carnaval ou encore les festivals de musiques du monde.

• de concentrer l’attention sur les modalités propres au sonore, en cherchant à mettre en valeur ses procédés et ses composantes formelles. • d’analyser les interactions entre le sonore et d’autres registres expressifs, comme le théâtre ou la danse, qui lui sont concomitants et souvent indissociables.

19 Pour ce faire, un blog audiovisuel a préalablement été ouvert sur le site de la Société française d’ethnomusicologie. Plusieurs ethnomusicologues y ont contribué, permettant ainsi d’identifier un certain nombre de cas exemplaires d’humour sonore. Certains de ces documents sont analysés de façon croisée dans les articles du présent volume, contribuant ainsi à placer la discussion à un niveau plus large que celui des spécificités locales.

20 Les trois contributions qui ouvrent ce volume analysent des procédés de l’humour musical. À partir d’exemples empruntés à la musique classique et aux chansons de variété occidentales, Bernard Lortat-Jacob traite des « plans » de référence du comique et des compétences nécessaires aux auditeurs pour les décrypter. Marc Benamou détaille quant à lui les procédés musicaux et les catégories vernaculaires de l’humour dans le jeu du gamelan javanais. En suivant une toute autre méthode, au moyen d’un montage audiovisuel, François Picard propose une mise en application pratique de quelques procédés de l’humour employés par les clowns et les concepteurs d’émissions radiophoniques.

21 Les deux contributions suivantes analysent des cas limites entre les modalités de la parole, du chant et du cri. Jean Lambert discute des imitations vocales d’instruments au Moyen-Orient, qu’il analyse au regard de l’opposition théologique entre langage et musique dans l’Islam. Christine Guillebaud questionne les modalités énonciatives de saynètes rituelles au Kerala. Elle analyse l’émergence du rire au croisement des formes musicales, dansées et théâtrales, et discute de son rôle de distanciation dans l’économie générale du rituel.

22 Les dimensions satiriques de l’humour sont abordées plus spécifiquement dans les trois articles suivants. En décrivant la performance d’un groupe féminin de murga dans le carnaval de Montevideo, Clara Biermann met en évidence la manière dont chant et chorégraphie créent des communautés de connivence autour des stéréotypes de genre dans la société uruguayenne. Denis-Constant Martin propose pour sa part de suivre les moppies, des formes musicales et théâtrales liées elles aussi au carnaval, en Afrique du Sud. Rejetant une interprétation dans les seuls termes de la subversion, l’auteur montre l’ambiguïté des sentiments et des intentions politiques qui animent ce genre. Françoise Étay adopte pour sa part une perspective historique, en suivant les évolutions des chansons satiriques en Limousin depuis la fin du XIXe siècle, en lien avec la tradition de résistance dans cette région.

23 L’ironie et la parodie sont traitées de manière plus spécifique dans les deux articles qui suivent. Tommaso Montagnani analyse un jeu de vols et d’imitations entre deux répertoires rituels chez les Kuikuro d’Amazonie, et montre comment ce procédé parodique constitue un canal de communication parallèle entre les hommes et les femmes. À partir des chansons manele, Victor A. Stoichiță discute les rouages cognitifs de l’ironie et ses effets performatifs sur les relations interpersonnelles durant les fêtes populaires de Roumanie.

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24 Talia Bachir-Loopuyt conclut cette série d’études par l’analyse d’un festival de musiques du monde en Allemagne. Elle pose ainsi frontalement la question de l’interculturalité de l’humour, en lien avec les identités multiples affichées par les participants.

25 Enfin, la postface de Michael Houseman synthétise l’ensemble des contributions en dégageant les principaux traits récurrents de l’humour musical. Elle tente ensuite de répondre à la question : y a-t-il un humour spécifiquement sonore ? Sa réponse négative s’accompagne d’une invitation à considérer la musique comme une voie originale pour renouveler les recherches sur l’humour en général. Si l’humour musical résulte simplement des procédés de l’humour tout court, la musique constitue un terrain idéal pour appréhender ceux-ci en dehors des modèles langagiers de la communication et de la signification.

BIBLIOGRAPHIE

BERGSON Henri, 2011, Le rire. Essai sur la signification du comique. Paris : Payot.

Collectif, 2013, « Rires », Terrain 2(61).

DELEUZE Gilles, 1993, Différence et répétition. Paris : Presses universitaires de France.

FREUD Sigmund, 1930, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Paris : Gallimard.

HAMAYON Roberte, 2012, Jouer. Etude anthropologique à partir d’exemple sibériens. Paris : La Découverte.

HOUSEMAN Michael, 2012, « Qu’est-ce qu’un rituel ? », in Le rouge est le noir. Essai sur le rituel. Toulouse : Presses Universitaires Mirail-Toulouse : 181-196.

LORIOT Charlotte & Anne ROUBET, dir., 2011, Humour et musique, Humoresques 32. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.

STENGERS Isabelle, 2000, The Invention of Modern Science. Minneapolis : University of Minnesota Press.

NOTES

1. La plupart des articles ici réunis sont issus d’un colloque organisé en 2012 à Eymoutiers par la Société Française d’Ethnomusicologie, société savante financée par la Ministère de la Culture. Nous remercions chaleureusement la SFE pour avoir soutenu ce projet ainsi que ses membres, en particulier Laurence Fayet et Françoise Etay, pour leur soutien logistique. 2. Voir récemment le numéro 61 de la revue Terrain consacré aux « Rires », qui paraît au moment où nous bouclons ce volume.

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AUTEURS

CHRISTINE GUILLEBAUD Christine GUILLEBAUD est chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (Univ. Paris Ouest Nanterre) et associée au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS, EHESS). Spécialiste des musiques et des danses en Inde du Sud, elle est l’auteur du livre Le chants des serpents. Musiciens itinérants du Kerala (2008), primé par l’Académie Charles Cros. Ses travaux ont porté sur les processus de création et de patrimonialisation, l’enracinement de projets politiques par le sensible, et la propriété intellectuelle (La Musique n’a pas d’auteur, 2010). En 2011, elle crée le collectif de recherche MILSON dédié à l’étude des environnements sonores quotidiens, domaine émergeant et foncièrement interdisciplinaire.

VICTOR A. STOICHIŢĂ

Victor A. STOICHIŢĂ est anthropologue spécialisé dans l’étude des interactions musicales. Il a travaillé sur les conceptions de la ruse chez les musiciens professionnels tsiganes de Roumanie (Fabricants d’émotion, 2008). Il s’est ensuite intéressé à des thèmes comme la virtuosité, la propriété intellectuelle, l’humour et l’ironie, et a par ailleurs publié en 2010 un manuel de chants tsiganes à vocation pédagogique (Chants Tsiganes de Roumanie, Cité de la Musique). Victor A. Stoichiță est actuellement chercheur au laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative du CNRS. Il a reçu en 2013 la médaille de bronze de cette institution.

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« Ah ! je ris de me voir si savant ! »

Bernard Lortat-Jacob

« Hyena Stomp » ou le rire musiqué

1 On ne peut parler d’humour musical sans se référer au fameux « Hyena Stomp » de Jelly Roll Morton1, datant de 1927.

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3 Il s’agit d’une charge tout à fait plaisante où, sous une forme cristallisée, la musique, la pratique performative, le but recherché et l’effet obtenu sont le rire – charge particulièrement lourde, mais esthétiquement réussie dans laquelle joie explosive et musique cohabitent en une construction temporelle swinguée. Le rire est musiqué et, à ce titre, il appelle un autre rire : celui de l’auditeur.

4 Mais on peut aussi rire de l’étrange confusion des genres qui caractérise « Hyena Stomp ». La musique double le rire autant que le rire double la musique. D’un côté, un réflexe physiologique, de l’autre un art de combiner les sons : il s’agit là, reconnaissons- le, d’une curieuse association dont le seul caractère insolite suffirait à faire rire. Et si, au bout du compte, le mariage entre les deux plans fonctionne, c’est surtout grâce à la syntaxe musicale : elle vient contraindre le geste physiologique et lui donne une régularité cyclique. Il s’agit d’une production contre nature, pourrait-on dire, aboutissant à une forme « en mille-feuilles » dans laquelle, comme dans le mille- feuilles, la pâte et la crème [le rire et la musique] sont distinctes, mais la crème prend le goût de la pâte, et la pâte le goût de la crème. La recette est bonne et, incontestablement, le gâteau excellent.

Problèmes de couples

5 L’idée semble aller de soi : le comique, l’humour ou encore, ce qu’on appelle l’esprit (au sens « avoir de l’esprit ») – bref, tout ce qui produit le rire – a besoin de deux plans pour

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fonctionner. Et si le rire implique cette mise en perspective, il en résulte qu’il ne peut exister un « répertoire » spécifique à l’humour musical et que deux plans au moins lui sont nécessaires : un plan « de référence », auquel s’oppose un plan « figuré », pour les appeler ainsi. Ou encore un plan « normal » et un plan « décalé » qui se répondent et/ ou se conjuguent localement et brièvement : juste le temps d’en rire, en somme.

6 L’existence de ces deux plans et leur accouplement donnent naissance au rire. Il s’agit là d’une condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante. Quant aux relations contractées entre les plans eux-mêmes, elles sont variables. Ainsi, la caricature, la grimace ou le grotesque impliquent un certain forçage du rapport des traits de la figure par rapport à la référence. Le gros y est toujours énorme, le raffiné nécessairement vulgaire, etc. On doit rire du grotesque alors que, bien entendu, on peut passer à côté d’un joli trait d’esprit dans lequel s’affrontent des ordres de sens s’offrant à diverses déclinaisons.

7 Qu’on pense à la fameuse « Pince à linge » parodiant la cinquième symphonie de Beethoven, dans laquelle les deux plans voient la juxtaposition de deux codes. Le premier, on le doit à Beethoven (sa symphonie date de 1807 et on put l’entendre pour la première fois à Vienne en 1808), le deuxième, recourant aux mots, est né de la tête de Francis Blanche (et Pierre Dac) à la fin des années cinquante. Au discours musical héroico-lyrique de Beethoven se superpose l’improbable biographie de l’inventeur de « La pince à linge », le célèbre Victor Opdebec.

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9 Deux plans, car Beethoven et Francis Blanche sont également impliqués – certes à des titres divers et en des temps différés. Mais l’un et l’autre sont nécessaires à l’effet comique.

10 Plusieurs espèces de comique se déclinent alors en fonction 1) de la nature des plans convoqués : le grotesque, on l’a dit, joue sur une re-figuration forcée, le comique- grivois convoque immanquablement une référence sexuelle, etc.2 ; 2) des relations qu’entretiennent ces deux plans. Car si la « bonne blague » implique des rapports contrastés, l’esprit (par exemple le « mot d’esprit ») privilégie par définition des rapports de sens subtils, qui s’offrent à la découverte. Et ce sont encore deux plans que rend nécessaires le jeu de mot, l’à-peu-près, le calembour ou le contrepet. À ceci près que ce large ensemble catégoriel tire ses ressources de la langue elle même, des associations ou inversions qu’elle permet. Exercice formel basé sur la structure phonique du signifiant (c’est lui l’embrayeur de sens), ces jeux de mots et de sons ont pour caractéristique commune d’être intraduisibles.

11 Ces deux plans présents dans toute forme de comique (c’est-à-dire non limitée aux simples jeux de formes phoniques évoqués ci-dessus) sont dénommés dans la langue française par une métaphore usuelle : c’est « le deuxième degré »3 – expression qui n’existe ni en italien, ni en anglais et qui illustre tout à fait notre propos.

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Endogène/exogène

12 Certains auront en mémoire les exemples étonnants des tule guyanais que Jean-Michel Beaudet nous fit découvrir il y a quelques décennies déjà.

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14 Leur son grave, bruité et « soufflé » évoque (ou peut évoquer) un bruit de pet. Acceptons qu’il s’agit d’un rire sacrilège et que seul l’auditeur occidental sensiblement prédisposé à la vulgarité (et non un Wayãpi occupé à danser) est susceptible d’entendre ces surprenantes musiques en les associant à un plan bien éloigné, scatologique et clairement exogène. On peut supposer que ce plan figuré (ou imaginé) est très distant des intentions musicales de départ [rappelons qu’il s’agit de danses rituelles].

15 Le traitement du flamenco, tel que le propose Manitas de la Bitas constitue un autre exemple d’exogénie scabreuse. Le pathétisme musical se voit doublé par un pathétisme érotique on ne peut plus explicite.

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17 Le gag repose sur la conjonction forcée et explicite de deux plans que l’esthétique – et tout autant la bonne éducation – tendent à considérer comme totalement disjoints : celui du cante jondo (expression d’un drame intime mis en scène par le chanteur lui- même) et l’art érotique. La conjonction entre extase musicale et orgasmique est encore renforcée par l’émission d’un « Olé » saluant la double performance de Manitas de La Bitas (puisque tel est le nom d’emprunt du chanteur). Et tandis que le même personnage mime pornographiquement les plaisirs de l’amour et les douleurs pathétiques d’une âme flamenca en souffrance, les plans de référence demeurent bien dans des rapports de stricte exogénie.

18 Exogènes encore – et nettement plus chastes – sont les sons du « growl » – « grognement » bien connus d’un Duke Ellington.

19 Ces « growls » font sourire – et pas forcément rire – en réintroduisant les cris et gloussements d’animaux de la jungle ou d’ailleurs, qui ne fréquentaient pas des lieux comme le Cotton Club de Harlem.

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21 D’autres cas sont plus subtils. Il en est ainsi de la discrépance, assez problématique, de la chanson « Le chanteur » exécutée par Daniel Balavoine, pur produit de la Variété française, dans laquelle – selon une ironie mieux contrôlée qu’on le croit – l’héroïsme et les succès à la fois projetés et auto-proclamés de l’interprète feraient attendre plutôt une voix de séducteur grave et bien assurée. Or, celle de Balavoine se cantonne dans un registre suraigu, irréel.

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23 La voix étant travestie – c’est en tout cas ainsi qu’on l’entend – la prouesse plutôt « machiste » devient intrigante, sinon douteuse. On notera que, malgré les apparences, on est ici dans un cas d’exogénie puisque la discrépance des plans concerne les mots et la musique. Certes tous deux sont associés dans la performance du chanteur, mais il y a bien coexistence de deux codes distincts.

24 Dans le même ordre d’idée, on pourra évoquer une autre chanson [de fait, la chanson semble un fonds inépuisable pour traiter l’argument qui nous occupe], il s’agit du « Mexicain basané », chanson « typique », comme on le disait à l’époque (années soixante), dont Marcel Amont s’était fait une spécialité.

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26 S’il ne s’agissait que d’une simple parodie, l’exemple ne nous intéresserait que modérément. Ce qui retient ici notre attention, c’est que certains aspects musicaux spécifiques se trouvent en totale divergence avec la logique textuelle (les mots de la chanson)4. Ainsi le groupe prépositionnel « en guise de », introduisant le substantif « parasol » introduit un curieux hiatus syntaxique qui s’opère via la musique. « En guise de » se voit répété une bonne demi-douzaine de fois et cette réitération casse à l’évidence la logique grammaticale et brouille le sens de la phrase. Comme si cela ne suffisait pas, le chanteur passe à ce moment en voix de fausset (il « huche »). La réitération syntaxique doublée par un travestissement de la voix conduit à faire entrer la chanson – sinon le chanteur lui-même – dans le registre du ridicule.

27 Ici encore on est dans une situation exogénique – comme pour le growl précédemment évoqué, mais d’une autre façon : la musique ne renvoie pas à elle-même pour l’enclenchement du rire (ou du sourire) ; elle ne renvoie pas non plus aux animaux de la jungle, mais au texte poétique qu’elle reconfigure à des fins de dérision.

28 Différent de ce point de vue est le système « endogénique » qui, lui, est strictement musical puisque, dans l’optique qui est la nôtre il y apparaît que les deux plans convoqués – dont on a dit qu’ils étaient nécessaires au comique ou au rire – sont strictement musicaux. Pour que l’opération endogénique fonctionne, un certain nombre de réquisits sont nécessaires. Il faut que les deux plans musicaux se répondent l’un à l’autre de façon suffisamment contrastée. En d’autres termes que deux musiques, ou deux façons de penser la musique, s’affrontent clairement. C’est ainsi que l’exécution étonnamment médiocre de la « Reine de la nuit », par Florence Foster Jenkins implique bien deux niveaux de réalité pour l’auditeur.

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30 La diva d’occasion fait rire parce qu’elle chante faux, chacun ayant en tête une certaine idée de l’air mozartien et de la justesse d’intonation requise. Le rire provient de cette tension entre ces deux plans.

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31 On développera plus loin un autre exemple de stricte endogénie à propos d’une symphonie de Haydn travestie par les génies facétieux d’Hoffnung et de Swann. Mais auparavant, il nous faut préciser qu’entre exogénie (cf. nos quatre premiers exemples choisis parmi tant d’autres) et endogénie, les cas intermédiaires sont nombreux. C’est le cas des très gros instruments produisant un petit son aigu. Il en résulte une certaine discordance. Et cette discordance – outre qu’elle peut intriguer l’acousticien – renvoie aussi une conception culturelle de la production du son qui, au grave, associe ordinairement le volume (dans les deux sens du mot) et à l’aigu, la maigreur. Or le même phénomène saura intriguer non seulement l’acousticien pour des raisons techniques, mais aussi tout un chacun pour des raisons morales (au sens ancien du terme) ; c’est ainsi que la voix suraiguë d’un homme corpulent, ou la voix très grave d’un homme de petite stature peuvent faire sourire du fait qu’elle contredit une norme intuitive telle que Hoffnung d’ailleurs la traduit dans l’un de ses fameux dessins (Fig. 1).

Fig. 1. Dessin d’Hoffnung

(© 1958 Gerard Hoffnung)

32 D’autres cas infiniment plus subtils existent bien entendu5, mais ce qu’il importe d’observer, à travers ces exemples, c’est que ce qui relève apparemment de l’évaluation intra-musicale (relevant de l’endogénie, selon notre terminologie) peut aussi impliquer un autre sens : celui de la vue. Cela revient à dire que dessiner les confins entre exogène et endogène ne peut se faire sans assigner des limites à l’extension du concept de musique. Ajoutons, sans prendre le temps de développer l’argument que l’endogénie ne représente pas nécessairement une catégorie stable. Il semble que l’exogénie soit toujours prête à l’infiltrer. Il est non seulement courant, mais encore pleinement autorisé, que l’autonomie esthétique d’une œuvre revendiquée par les formalistes et

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leurs émules soit mise à mal par des représentations complémentaires, personnelles ou autobiographiques que chacun est libre d’y greffer.

En contexte et hors contexte

33 Comme dans toutes les formes d’humour, l’humour musical est dépendant d’un contexte et s’enclenche à partir de lui. Le fou rire – si fréquent chez les toutes jeunes filles – constitue de ce point de vue un cas extrême : peu importe ce qui se dit ou ce qui se fait dans le fou rire. Celui-ci passe par une relation de connivence, à laquelle les protagonistes ne semblent trouver ni la raison ni le moyen de mettre fin ; tout sert à entretenir cette relation et, dans un geste quasi transique, les plans se confondant autant que les stimuli ; on ne sait plus très bien de quoi on rit.

34 En de telles circonstances, on peut rire de la musique comme de toute autre chose. Tout rire relève plus largement d’une pragmatique, ce qui n’interdit pas l’existence d’une « infra-pragmatique » [dite aussi « radicale »]. C’est ce niveau qu’interrogent Sperber et Gilson (2000) sur la langue et ses usages. Le but de ces auteurs est de comprendre quels sont les ressorts structurels et logiques de l’ironie (irony) ou, si l’on préfère, du « deuxième degré ». De fait, et comme le notent par ailleurs Gibbs et Colson (2007), cette ironie peut être textuelle ou contextuelle. Et bien entendu, elle peut être les deux à la fois.

35 En évoquant la question du « biplan » dont je parlais plus haut, ces mêmes auteurs soulignent que chacun des plans convoqués doit avoir sa propre cohérence pour que la mise en rapport soit efficace – cf. la notion de « Bicoherence » traitée dans le chapitre 23 de l’opus cité (p. 531 et sq). Et il faut en outre qu’un plan de cohérence au moins se rompe brutalement et si possible par surprise ; un « blitz » illogique dans la logique d’ensemble est nécessaire pour enclencher l’effet comique et le rire6. Soulignons, pour filer la métaphore de notre premier paragraphe (lorsque nous parlions de « Hyena Stomp ») que la structure d’énonciation n’est plus ici « en mille-feuilles ». Certes, il y a bien un feuilletage, mais chaque feuillet, au sein de chaque plan, conserve solidement son autonomie.

36 Pour comprendre cela, il nous faut retourner à notre fameuse « Pince à linge » due à la collaboration de Beethoven et de Francis Blanche. Elle est d’essence parodique, et pour que le réflexe comique surgisse, il faut que la cinquième de Beethoven soit vraiment la cinquième de Beethoven, et que le texte ait aussi sa propre logique. Absurde ce texte ? Certes, mais logique tout de même. Quelques rapprochements entre les deux plans sont localement tentés par Francis Blanche. C’est le cas notamment lorsque les Quatre Barbus attaquent (si je puis dire) le deuxième mouvement élégiaque7 suivant l’instruction de Beethoven : Andante con moto8. Par là même, Francis Blanche nous montre qu’il a l’art de « sceller les unions qui déplaisent aux familles », pour reprendre l’expression de F. T. Vischer, cité par Freud dans son fameux Mot d’esprit (1905).

Le rire musical 1) : Jean-Jacques Goldman

37 Il nous reste maintenant à aborder l’humour endogène dans un certain nombre de situations où « la musique renvoie à la musique », sans l’intercession de codes qui lui seraient externes.

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38 Le premier exemple est tiré – une fois encore – de la Variété française. Il s’agit d’une chanson de Jean-Jacques Goldman, datant du début des années quatre-vingt et dont on se souvient peut-être.

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40 À propos de cette chanson, une recette retiendra notre attention. Elle intervient à 3 ‘ et, comme par hasard, au moment où de la fumée fait son apparition dans le vidéo-clip. La chanson, jusque là en ré mineur passe, après un solo de violon très fumeux lui aussi, en mi mineur – une modulation à la seconde supérieure, créant une espèce de paroxysme. Le procédé est connu depuis plusieurs décennies déjà ; il s’est répandu surtout dans la Variété française après la Guerre. Dans les années soixante, tous les arrangeurs professionnels, directeurs artistiques et chefs d’orchestre fréquentant les célèbres studios Polydor de la rue des Dames à Paris, connaissaient bien cette modulation éclatante de vulgarité. Ils en riaient déjà beaucoup et lui donnaient même un nom : la « ioupette ». Ils riaient en fait de la ficelle qu’ils savaient fabriquer et dont ils connaissaient l’usage et les effets9. Mais ceux à qui elle s’adressait (et à qui elle s’adresse encore) devaient seulement s’en émouvoir. Le rire était réservé aux initiés connaissant l’attrait d’une « ioupette » bien faite, susceptible de conjoindre par surprise et sur un bref instant deux plans de tonalité.

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42 Chose étonnante : cette modulation diatonique est très fréquente et même systématique dans le chant a tenore sarde. En Sardaigne, on l’aime, on la chérit, on l’attend… mais on n’en rit jamais (sauf si elle n’est pas réussie, bien entendu). Elle relève d’un art classique10 et, encore aujourd’hui, tous les chœurs a tenore la pratiquent et même les plus jeunes chanteurs ne s’en lassent pas, ainsi qu’en témoigne un enregistrement récent d’un jeune groupe natif de Loculi (Baroni).

43 De fait, la modulation crée pour les Sardes un moment de diversion par rapport à un énoncé de base (traggiu) ; elle est là pour donner du lustre au chant. Celle de Goldman (et de tant d’autres du même genre), repose sur le même principe : elle est, elle aussi, diatonique. Et si elle fait rire, c’est parce qu’elle convoque beaucoup de choses déjà entendues qui réduisent la chanson aux vulgaires recettes qui la constitue. Une hypothèse alors se dessine : les experts se réjouissent-ils d’un moment musical ou seulement des recettes qu’ils y décèlent ? N’y entendent-ils pas surtout leur propre compétence à identifier ce qu’ils ont l’avantage de connaître et de maîtriser11 ? Cette question mérite d’être approfondie. Elle va l’être à propos de l’exemple suivant.

Le rire musical 2) : Haydn et Hoffnung ou les surprises de « La Surprise »

44 Parmi les nombreuses « blagues musicales » d’Hoffnung on retiendra une version de la symphonie 94 de Haydn, dénommée « La Surprise » écrite en 1791 (comme par hasard l’année de la mort de Mozart). Dans une nouvelle facétie et pour la

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« reprise améliorée » de cette symphonie, Hoffnung s’associa au cours des années 1950 à un auteur-compositeur alors en vogue, répondant au doux nom proustien de Swann (son prénom est Donald, ce qui – admettons-le – est un peu moins proustien !).

45 Surprenante, cette symphonie l’était, du vœu et de l’écriture de Haydn lui-même. D’entrée de jeu, ce cas nous intéresse puisque le compositeur viennois, grand maître du classicisme, eut l’idée de transgresser lui-même les règles dont il était par ailleurs le promoteur zélé. C’est ainsi que « La Surprise » est parsemée d’incongruités. Elles apparaissent clairement dans le deuxième mouvement « Andante », dont la Fig. 2 présente un extrait correspondant aux 48 premières mesures (jusqu’à la modulation en mineur).

46 Le thème – très « andante » en effet – est exposé deux fois par les cordes. L’harmonie est tout à fait classique et le « voicing » bien équilibré. Mais à la fin de la deuxième reprise intervient un « tutti » orchestral très violent sur un accord de sol [celui de la tonalité] créant une rupture stylistique totalement inattendue et, dirions-nous, loufoque. Cette intervention est d’une grande brutalité, assurée par le tutti orchestral, par tous les vents et la timbale. Elle est notée « fortissimo » par Haydn. La surprise est bien là. L’auditeur sursaute, même s’il ne rit pas forcément.

Fig. 2. Haydn, symphonie opus 94 : « La Surprise » [free score edition obtenue via Internet]

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47 Tels sont les genres d’ingrédients qui rendent la symphonie « La Surprise » surprenante en effet. D’autres sont utilisés par la suite. L’espace manque pour les détailler. De fait, il n’est possible de percevoir les anomalies volontaires de cette partition que si l’on a une connaissance vague d’une bonne partie des quatre-vingt treize symphonies précédentes. Là encore, le rire est pour les initiés, et les amateurs confirmés : « La

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Surprise » fait de l’effet d’abord parce qu’elle implique une norme acquise – un plan de référence, en somme.

48 Or, dans les années cinquante, Donald Swann et Gerard Hoffnung (instigateur inspiré du Hoffnung Festival) se sont plu à prendre au pied de la lettre les facéties du compositeur autrichien et même d’aller au-delà de ses intentions. Pour avoir une idée de la transformation effectuée sur l’œuvre première, il convient de se référer à l’enregistrement historique de « La Surprise » telle qu’elle fut jouée au Royal Festival Hall de Londres, le 13 novembre 1956.

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50 Suivons donc le curieux récit symphonique proposé à nos oreilles. Les 30 premières secondes se passent sans anomalie, et l’orchestre joue plutôt bien. L’accord brutal – SOL majeur de la tonalité de base – intervient à 0’31 du début. Le fortissimo est extraordinairement puissant. Peut-être est-il accompagné d’une action scénique des musiciens de l’orchestre (l’image manque pour le savoir) ? Peut-être tombent-ils de leur chaise ? Toujours est-il que ce moment est suivi d’une véritable explosion de rire de la part du public.

51 Reprise du thème, toujours en SOL12 et, à la mesure 34 [1’14] : échappée en doubles- croches des cordes qui, en théorie et selon la partition de Haydn, devraient jouer toujours en SOL. Mais Swann propose une altération sévère du texte et fait jouer les violons (et aussi les violoncelles semble-t-il) en LAb, comme si la tonalité, par magie, s’était soulevée d’un demi-ton. La partie alors s’engage entre une faction de l’orchestre qui veut rester fidèle à la tonalité d’origine, et une autre, conduite apparemment par les Vents, qui souhaite engager la pièce un demi-ton plus haut. L’opération est répétée et le rire des auditeurs augmente13. On assiste à un combat musical dont on se demande qui va l’emporter. En montant à son tour d’un demi-ton, à 1’36, l’orchestre semble déclarer forfait : il se soumet en effet aux violons en acceptant la nouvelle tonalité qu’ils proposent (LAb). Sans doute s’agit-il de sauver la face et de faire en sorte que, à la façon d’une machine autonome, la symphonie puisse achever son parcours. Mais alors – nouvelle surprise ! – les violons factieux poursuivent leur ascension : ils montent de nouveau d’un demi-ton et, à 1’40, attaquent leur petite phrase sur un mi bécarre, imposant en théorie un accompagnement en LA majeur.

52 Cependant, le reste de l’orchestre, cette fois-ci ne se laisse pas faire, et tout le monde joue en LAb (contre les instructions de Haydn toutefois) pendant quelques secondes jusqu’à ce que l’orchestre, par une pirouette mélodique habile (à 2’00), impose de nouveau la tonalité de départ (SOL). Le conflit a été réglé par la ruse… et grâce aussi à une bonne maîtrise de l’harmonie tonale.

53 On s’en tiendra à l’analyse de ce court extrait. En terme d’agentivité, la symphonie semble animée par d’obscurs acteurs qui entrent en conflit les uns avec les autres et dont ils doivent à tout prix se sortir pour que l’œuvre aille à son terme. Mais, au-delà de cette observation, il semble que personne ne rie de la même façon dans cette version doublement provocatrice de la symphonie de Haydn : il reste assez évident qu’on n’en apprécie le sel qu’à partir de ses propres compétences de l’art classique. C’est ainsi que si la modulation opérée par les violons fait rire, c’est d’abord parce que le choix de tonalité de Swann et de Hoffnung est particulièrement scabreux. Une altération

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chromatique de cette nature est totalement exclue de l’art classique. Et si – comme on peut en faire l’expérience directe en se mettant au piano – les violons avaient entrepris de monter d’une quarte, cela aurait surpris, certes, mais on n’aurait pas ri, car les enchaînements par quarte sont les plus communes du monde. Une tierce inférieure eût été également possible : on serait entré dans le relatif mineur, ce qui se fait couramment, et même presque obligatoirement, dans la « forme sonate » (qui, de fait, concerne la symphonie autant que la sonate).

Fig. 3. Synopsis des accidents successifs de la symphonie « La Surprise » de Haydn, version Swann-Hoffnung, 1956.

À gauche la chronologie stricte des événements musicaux ; à droite l’interprétation qu’on peut en donner en termes d’agentivité et le combat des deux factions : « 1ers Violons », responsables de la dissidence, contre « Orchestre ».

54 L’œuvre se poursuit : tantôt Swann, tantôt Haydn lui-même posent des intrigues qui réjouissent l’auditeur avisé du fait de leurs illogismes de carrure ou d’harmonie. Parfois le piège est facile à identifier : ainsi la petite « pirouette » à 2’20 du début, très XIXe siècle et cependant bien viennoise, ou la valse « allegra » apparaissant à la troisième minute. Elles sont dues à Swann. Mais il est des moments beaucoup plus subtils, comme par exemple la reprise du thème en mineur à 2’07, voulue par Haydn, qui peut relever du plan de référence (elle était commune à l’époque du maître viennois) ou tout autant du plan figuré (elle est, à sa façon aussi vulgaire que la « ioupette » dont je parlais plus haut). Elle se situe entre le premier et le deuxième degré, dirions-nous. La même ambivalence se trouve dans le déluge contrapunctique qui s’engage à 2’24, lequel est de la main de Haydn, mais qui est traité sur un mode très exagéré par nos arrangeurs germano-britanniques. On peut en rire ou s’en irriter et c’est bien, in fine, notre compétence de musicien qui est mise à l’épreuve.

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55 En définitive, il apparaît que les plans de décalage dont Haydn et nos compositeurs- arrangeurs sont les maîtres déclarés servent surtout à évaluer la maîtrise de cette compétence. Le rire est alors une affaire de grammaire qui offre quantité de ressources pour parler juste (et musiquer juste) et qui, comme l’avait écrit Bobby Lapointe, ouvre d’infinies perspectives pour commettre des fautes.

Le sens tordu [conclusion en forme d’ouverture]

56 En résumé, il semble qu’on puisse distinguer les « rires francs » dans lesquels les plans de cohérence et l’irruption d’incongruité ont toute leur évidence, et les rires moins certains, peu exportables de contextes spécifiques14 et réclamant des registres de compétence plus complexes. C’est le cas du dernier exemple par lequel Hoffnung nous apprend que le rire a le sérieux pour point d’accroche et mobilise pleinement notre compétence musicale ; car si on ne connaît pas les finesses de l’harmonie tonale, on ne comprend pas grand chose à la confrontation explosive de tonalités incompatibles – et on n’en rit pas du tout.

57 Pour toute chose, on le sait, il faut des règles ou, à tout le moins, des régularités : celles concernant la musique sont particulièrement implicites, et c’est bien en cela qu’elles constituent un objet de recherche particulièrement fascinant. Mais si la règle est si importante dans les affaires humaines, c’est aussi parce qu’elle permet de nombreuses formes de transgression. Dès lors qu’elle permet de produire des énoncés grammaticalement ou stylistiquement corrects, elle ouvre aussi de larges champs d’ambivalence. Et quand bien même cette ambivalence viendrait à manquer, il existe encore un immense potentiel d’interprétations de la règle – en théorie illimité.

58 De ce point de vue, la musique, constitue un cas un peu particulier. Le fait qu’elle entretienne avec le sens des rapports imprécis et polymorphes rend plus problématique le jeu entre observance et inobservance de la règle ; les ambivalences sémantiques sont, en musique, nettement moins tranchées que pour la langue et sollicitent des interprétations nécessairement complexes.

59 De ce point de vue, l’opus de Haydn/Swann/Hoffnung constitue une exception. La symphonie « La Surprise » s’annonce comme « surprenante ». De fait, par son titre même, elle annonce des anomalies [alias « fautes »] qu’elle suggère de détecter. Elle provoque l’expertise. Or, par définition, l’expert a horreur du flou ; il pratique surtout le verdict (ce qui ne revient pas à dire que son herméneutique soit indiscutable). La symphonie joue explicitement sur la transgression en nous invitant au jeu bien connu de : « Cherchez l’erreur » – un jeu auquel l’auditeur lambda n’est pas très habitué à vrai dire. Car, sauf dans les cas de franches parodies dont nous parlions plus haut, la musique investit le champ de la variation admise bien plus souvent que celui de l’exclusion bouffonne.

60 Cela ne veut pas dire qu’on attende de la musique académisme et complète fidélité aux règles (elle ennuie vite dans ce cas). Il semble bien, au contraire, qu’on attend d’elle qu’elle torde les règles et les sons « dans tous les sens ». La musique « se joue », en effet, et ne se prive pas d’exploiter des espaces dans lesquels le sens, à travers les sons produits, est objet de ré-invention ou de ré-interprétation. Dans ce contrôle du hasard, les franges [les bordures du sens et les sons décalés15] ne sont jamais accessoires : elles constituent autant d’espaces neufs à occuper.

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61 Or cette exploration de la marge – là où précisément peuvent faire irruption des plans concurrents – offre la possibilité d’ouvrir la porte au deuxième degré. La déviation du sens (et le rire qui peut en découler) serait alors à la fois au cœur de la musique et au cœur du sens lui-même. L’esprit (au sens « d’avoir de l’esprit ») serait tout entier contenu dans « l’exacerbation » qu’on peut faire subir à une structure, quelle qu’elle soit ; de jouer sur tous les dédoublements possibles et, comme je l’ai dit, sur plusieurs plans à la fois. De sorte que cet « esprit », et les décalages qu’il rend possible pourraient bien être – plus encore que le bon sens – « la chose du monde la mieux partagée ».

62 Une telle conception fondée sur la mise à distance se raccorde assez bien au concept d’irony défendu par Linda Hutcheon. Mais elle pourrait aussi se rattacher à la théorie de Charles Keil investigant le champ complexe des « Participatory Discrepancies » (1987) – un décalage impliquant la participation. Keil n’affirme-t-il pas que, pour mobiliser les gens et acquérir une « valeur sociale », la musique doit être « out of time » and « out of tune », sur les marges en somme. Le deuxième degré, le décalage, l’ironie et la discrépance relèveraient alors d’une même intention. Ils auraient en commun de caractériser l’intelligence humaine dans ce qu’elle a de plus sophistiqué, autant que l’art musical dans ce qu’il a de plus accompli.

BIBLIOGRAPHIE

FREUD Sigmund, 1930 [1905] , Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient, traduction française. Paris : Gallimard.

GIBBS Raymond W. & Herbert L. COLSTON, 2007, Irony in Language and Thought. Hillsdale (N.J.) : Lawrence Erlbaum Associates.

HUTCHEON Linda, 1994, Irony’s edge, The Theory and Politics of Irony. London : Routledge.

KEIL Charles, 1987, « Participatory Discrepancies and the Power of Music ». Cultural Anthropology, II/3 : 275-283.

SPERBER Dan & Deirdre WILSON, 1981, « On verbal irony ». Radical Pragmatics, Cole P. edit. London/New York : Academic Press inc. : 295-315.

STOICHITĂ Victor A., 2008, Fabricants d’émotion. Ruse et malice dans un village tsigane en Roumanie. Paris : Société d’ethnologie.

NOTES

1. La partie vocale en forme de rire est due à Jelly Roll lui-même. Les musiciens, nombreux et pas du tout maladroits, sont Hayes Alvis (tuba), Bill Benford (tuba), Tommy Benford (drums), Wallace Bishop (drums), Lee Blair (banjo), Garvin Bushell (clarinet, sax alto), Leslie Corley (banjo), Baby Dodds (drums), Johnny Dodds (clarinet), Johnny Dunn (cornet), Stump Evans (sax alto), Geechie Fields (trombone), Herb Fleming (trombone), Andrew Hilaire (drums), Harry Hull (tuba), George Mitchell (cornet), John Mitchell (banjo).

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2. Liste indicative et nullement exhaustive : s’y ajoutent entre autre, la parodie et le pastiche, très usuels et d’espèce fondamentalement exogène ; l’humour, qui a pour particularité d’assigner une place au sujet (variable d’ailleurs selon les types d’humour), la raillerie est volontiers « méchante », la moquerie l’est moins et ne provoque pas nécessairement le rire. S’ajoutent à ce premier inventaire des comiques spécialisés : outre le grivois ou le polisson déjà évoqués, le burlesque, le loufoque (impliquant l’excès), la satire (plus littéraire et à destination publique), la comédie (impliquant des instances spécialisées), la farce, la facétie (plus spontanée), etc. Le concept d’ironie tel que l’utilisent Sperber et Gilson – dont je parlerai plus avant – occupe une place particulière : elle est abordée par ces auteurs en tant que processus et non en tant que catégorie conceptuelle et lexicale. 3. Ce concept de « degré » (qu’on considèrera ici comme synonyme de « plan »), semble avoir posé un problème aux japonais : dans les années cinquante, et à l’initiative d’un traducteur zélé, Le degré zéro de l’écriture de Roland Barthes avait en un premier temps donné lieu à un joli contresens, et présenté sous le titre : « Du gel dans la littérature » [ !] – communication orale d’Isabelle Py-Balibar. 4. Le texte dit : « Un mexicain basané est étendu sur le sol, son sombrero sur le nez en guise de parasol ». Certes, ces vers ne sont pas un joyau de la poésie française, mais là n’est pas le problème. 5. En Sardaigne précisément, on se montre en général attentif aux rapports d’adéquation entre le « son » et la personne. Tout se passe comme si façons de chanter, aspect physique et comportement de la personne s’accomodaient mal de discontinuités flagrantes. 6. Citons un exemple tiré de Gibbs et Colson (op. cit. : 531) relatant un bref fait divers plutôt rigolo : « Des pompiers du Nevada mettent le feu à leur maison en faisant la cuisine ». La cohérence des deux plans énonciatifs n’est pas à mettre en cause : Les pompiers sont censés éteindre le feu en effet. Par ailleurs (sur un autre plan), ils font eux-mêmes leur cuisine, ce qui reste parfaitement plausible ; les deux plans sémantiques sont donc bien en place pour que la rupture intervienne. De fait, elle surgit lorsqu’on comprend que les pompiers deviennent la cause de ce dont ils sont censés conjurer les effets. Et dès lors qu’on les imagine avec leur impressionnant équipement, leurs casques, leur bravoure ; ils se transforment soudain en ménagères maladroites. On peut aussi penser que la netteté de la rupture est décisive dans l’enclenchement du rire qui, comme le dit le français, existe sous forme d’un « éclat ». 7. Entre les deux mouvements, il y a donc changement de plan, sinon de rapport entre les plans : alors que, conformément à ce que semble indiquer la musique, le premier mouvement évoquait le travail héroïque de Victor Opdebec, tout entier attelé à sa remarquable invention, le deuxième mouvement, élégiaque chez Beethoven, appelle une poésie bucolique : « Dans les champs, près de chez son père, le linge blanc dans la brise légère, semblait lui dire avec le vent », etc. 8. On se plaira à noter que l’indication « Andante con moto » est une redondance, et même un pléonasme, car on voit mal comment on peut se déplacer [andare] sans « se mouvoir ». 9. D’ailleurs, dans un clip vidéo de cette même chanson, le chanteur esquisse un sourire très appuyé en introduisant à la guitare la note fondamentale de la nouvelle tonalité , à 3’10 du début. 10. Cf. CD Polyphonies de Sardaigne, 1re édit. 33 tours, 1981 ; réédition CD augmentée 1991, enregistrements de B. Lortat-Jacob, CNRS/Musée de l’Homme, le Chant du Monde, LDX 274760. 11. Ce transfert d’agentivité est un peu à l’instar de celui qui est en œuvre lors de la distribution des prix de fin d’année. On y récompense les élèves alors que ce sont surtout les professeurs qui, en ce jour, voient célébrer leurs propres savoirs, savoir-faire et compétences. 12. Pour être plus précis, la mélodie part du do et explore surtout le quatrième degré d’une gamme de sol. Mais l’ambivalence entre les deux tonalités voisines SOL et DO ne dure pas. Elle est d’ailleurs trop commune pour réellement surprendre.

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13. La montée en puissance du rire bénéficie de cette répétition. Il s’agit d’un procédé qui n’est pas propre à la musique. Le comique dit « de répétition » inviterait à d’autres développements qu’on ne peut aborder ici. 14. Dans l’ordre contextuel, on n’a pas évoqué ici le fait que la symphonie de Haydn/Hoffnung convoquait non seulement un orchestre anglais de renom (peut-être la Philharmonia), mais aussi un public de festivaliers élégants rassemblés au Royal Hall pour y entendre des pitreries. De fait, les Anglais semblent particulièrement doués pour jouer sur ces rapports de classes. Il n’est pas sûr que « La Surprise » ainsi jouée marche aussi bien à la Salle Pleyel à Paris. 15. Attention : contrepèterie !

RÉSUMÉS

Fondé sur une douzaine d’exemples accessibles en ligne, l’article se compose de deux parties. La première, générale, montre que le comique – qu’il soit ou non musical – naît souvent de la juxtaposition de deux plans de sens : un plan « normal », dirions-nous, et un plan « décalé ». Le champ « décalé » peut être exogène par rapport au champ normal (par exemple dans la parodie) ou au contraire endogène. Le cas analysé – la symphonie « La Surprise » de Haydn – relève de la deuxième espèce. L’opérateur comique a recours à la musique elle-même pour arriver à ses fins ; le texte musical attendu [c’est-à-dire « normal »] est volontairement distordu. Il l’est en outre doublement : par Haydn lui-même qui, en son temps, s’amusa à « surprendre » un auditoire d’experts et, beaucoup plus tard, par deux compositeurs-interprètes – Swann et Hoffnung – qui, à Londres dans les années cinquante, proposèrent de « La Surprise » une version plus déroutante encore. Dans leur version, l’œuvre devient alors une étonnante joute où plan « normal » et plan « décalé » se confrontent sans cesse et où, en définitive, l’auditeur rit à proportion de sa connaissance des procédés grammaticaux et anti-grammaticaux qui lui sont proposés. L’article s’achève par une brève interrogation sur la notion de décalage (« discrepancy »), supposé essentiel à l’esprit, à l’humour… et tout autant à la (bonne) musique.

AUTEUR

BERNARD LORTAT-JACOB Bernard LORTAT-JACOB est Directeur de recherche honoraire au CNRS, spécialiste des musiques méditerranéennes qu’il approche à partir d’une pratique approfondie du terrain. Il a été président fondateur de la Société Française d’Ethnomusicologie et, pendant longtemps, responsable du Laboratoire d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme (actuellement CREM, rattaché à l’Université de Paris Ouest). Il a publié de nombreux disques et articles, ainsi qu’une dizaine de livres dépassant souvent le cadre de la simple monographie.

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(Sous)entendre le (sou)rire dans la musique de gamelan à Java centre

Marc Benamou

1 L’humour, dans la musique de gamelan javanaise, s’avère un vaste sujet : on pourrait dire même qu’il se situe au cœur de l’esthétique musicale, du moins dans la région de Solo1. Le plus grand plaisir des meilleurs musiciens est de se lancer des défis musicaux lors d’une séance, dans l’intention de voir jusqu’où la créativité collective peut bien mener. L’humour, avec son côté déroutant, témoigne, peut-être plus que tous les autres sentiments musicaux2, de ce délice partagé qui émane de l’échange d’idées musicales en temps réel.

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3 Selon R. Anderson Sutton (1997), qui, jusque-là, y a consacré l’unique étude musicologique, l’humour dans la musique de gamelan consisterait surtout à transgresser les normes établies. Et certes, bien des exemples manifestent cet élément de surprise ou d’incongruité qui fait sourire, sinon rire. Il y aurait sans doute quelques exceptions ici et là : le timbre de voix propre aux clowns, la citation de styles appartenant à un autre, ou encore l’imitation instrumentale de mots humoristiques3. Mais au lieu d’établir ici une liste exhaustive des situations musicales dans lesquelles on parle d’humour à Java centre, je restreindrai l’analyse à quelques exemples précis, tout en m’appuyant sur le discours des musiciens eux-mêmes.

L’humour dans le monde des arts traditionnels à Java

4 Ce n’est pas seulement dans le domaine de la musique que l’humour s’impose comme trait quasi omniprésent à Java. Dans le théâtre d’ombres (le wayang), par exemple – y compris dans un épisode de caractère tragique (comme le récit des derniers jours d’un grand héros) – il existe des séquences de clowns ; et même pendant les scènes les plus poignantes, le marionnettiste (dhalang) introduit souvent un brin d’humour dans le

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dialogue, juste au moment où le drame risque d’emporter le public4. Il n’est pas exclu non plus de rire discrètement au cours d’une causerie avec son voisin, lors d’un enterrement. Et, dans certaines cérémonies qui se déroulent en grande pompe au palais royal de Solo, apparaissent encore de nos jours, à la tête des défilés qui mènent les gamelans sacrés de la cour intérieure à la Grande Mosquée, deux hommes (quatre, autrefois), vêtus de pagnes brahmaniques, le torse et les bras nus enduits de cendres – ayant donc de fortes ressemblances avec les prêtres hindous – aux traits franchement clownesques : ce sont les canthangbalung5.

Fig. 1. Deux canthangbalung lors de la procession garebeg, le 11 avril, 2006.

Photo de l’auteur.

5 Au temps de Paku Buwana X (r. 1893-1939), les canthangbalung avaient deux autres fonctions principales, à part celle de mener les processions appelées garebeg, pour laquelle on les classifiait parmi les brahmana (prêtres). Ils faisaient partie, en deuxième lieu, des abdi dalem niyågå (les musiciens au service du roi). Dans ce rôle, ils étaient chargés de danser pour le roi lorsqu’il entrait à l’intérieur du palais aux sons du gamelan, ainsi que de fournir les keplok-alok pendant les ballets srimpi. Ces longues danses entièrement chorégraphiées, ultraraffinées et langoureuses, exécutées par quatre jeunes femmes de la cour, comptent parmi les plus anciennes et les plus sacrées de Java. La musique qui les accompagne consiste principalement en de lentes mélodies mélismatiques, chantées à l’unisson par un chœur de femmes (de nos jours avec l’addition d’un chœur d’hommes à l’octave inférieure). Dans cette atmosphère raréfiée, il paraît donc assez saugrenu d’entendre des hurlements un peu rustres alternant avec de forts battements de mains isolés. Ce sont les keplok-alok, qui avaient pour but de faire rire le roi6. Troisièmement, ces curieux personnages assuraient la fonction de bouffons

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(abdi dalem kridhaståmå), au grand plaisir des nobles, même si leurs plaisanteries contenaient parfois quelques critiques de l’ordre social.

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Fig. 2. Dessin, dans le style du théâtre d’ombres, de Semar et deux de ses fils suivant le héros Arjunå et sa femme Sri Kandhi (Kats 1984 [1923] : 327).

7 Les canthangbalung trouvent leur analogue féminin dans les édan-édanan. Ces « danses de folles », que l’on considère comme l’élément essentiel de toute cérémonie nuptiale de la famille royale à Solo, sont exécutées par deux danseuses du palais qui imitent les mouvements des aliénées, accompagnées des sons du gamelan, dans l’intention d’amuser l’assistance. Les édan-édanan auraient de multiples fonctions, selon l’interprétation : le lien avec le surnaturel, l’accomplissement d’un vœu (cf. la moribajassa des peuples Mandé), la simple expression de joie, ou les vestiges d’un ancien culte de fécondité (Nugroho 1998).

8 L’agencement du drôle et du sérieux – voire du sacré – que l’on trouve chez les canthangbalung et les édan-édanan, est particulièrement caractéristique de la culture javanaise. Il ne s’agit pas ici de se moquer de ce qui est vénérable, mais plutôt de reconnaître l’élément comique au sein du sacré, et du sacré dans le comique. L’un des personnages qui suscitent le plus de respect dans le théâtre d’ombres est aussi parmi ceux qui suscitent le plus de rires : c’est le clown Semar, l’humble serviteur et fidèle confident du héros, et le père de trois autres clowns.

9 Ces quatre clowns masculins (il y a également deux clowns féminins qui apparaissent plus tôt dans la soirée) égaient le drame, surtout au moment le plus spirituel de tous, où le héros médite dans la forêt. Non seulement le père a-t-il un aspect nettement villageois – Semar est gros et laid, plutôt hermaphrodite, avec une forte tendance à lâcher des vents n’importe où et n’importe quand – mais on dit qu’il est en réalité un

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dieu déchu, le seigneur Ismåyå, c’est-à-dire le frère ainé de Bathårå Guru (qui est une adaptation locale de Shiva), que tous les dieux vouvoient. Pour certains, cet être d’une grande sagesse, à la fois vénérable et ridicule, représenterait le peuple javanais7.

Le comique dans la musique de caractère sérieux

10 Il ne sera donc guère surprenant d’apprendre que dans les morceaux pour gamelan les plus sobres, les plus dignes, on trouve souvent de petits points de gaieté. On peut citer ici trois exemples dont le premier est tiré d’un morceau pour gamelan de caractère plutôt imposant ou morne8 – surtout au début – mais qui a néanmoins des moments d’allégresse, même dans la première moitié, qui est la partie la plus calme, la plus grave, quelle que soit la pièce. Lors d’une conversation en 1992 (en indonésien mêlé de javanais) avec deux musiciens solonais, l’un d’eux, Wignyosaputro (1927-2003), nous a chanté un passage de ce morceau, Elå-Elå Kalibeber, en indiquant verbalement les changements d’affect9.

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13 Mais, selon les musiciens, Elå-Elå Kalibeber contient une remarquable panoplie d’émotions, qui se reconnaissent, dans la mélodie-charpente (balungan10 ), surtout au niveau du rythme : notons ici que le passage que Wignyosaputro identifie comme gecul (comique) se situe exactement là où le rythme devient plus rapide, avec une petite syncope, alors que dans la partie dite regu ou wibåwå (grave, imposant) le rythme ralentit et devient régulier.

Fig. 3. Wignyosaputro chante Elå-Elå (transcription de l’auteur).

14 Notre deuxième exemple est tiré du gendhing bonang Babar Layar, qui est beaucoup plus uniforme, affectivement, que le précédent. Les gendhing bonang sont des morceaux pour gamelan soran – c’est-à-dire, avec seulement les instruments « bruyants » de l’ensemble, tous faits de bronze ou de peaux – dont les cycles de gongs11 sont extrêmement longs, ce qui leur confère une grande majesté. La pièce Babar Layar est particulièrement imposante : elle est composée en mode pélog limå (le plus sérieux et le

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plus grave en tessiture des modes en pélog)12, et sur un cycle de 128 temps. Mais tout au début le balungan procède par demi-temps, ce qui s’appelle balungan ngadhal ou balungan kadhalan (mélodie-charpente qui marche « au pas de lézard »). Pour mieux comprendre ce qui suit, il faut savoir que les grands morceaux contiennent deux parties principales : la première, de caractère calme, s’appelle mérong ; la deuxième, plus animée, s’appelle inggah ou minggah. Selon Wignyosaputro, le passage en question serait comique, même si Babar Layar ne l’est en général pas du tout. Voici, donc, un extrait de la conversation citée plus haut : Wignyosaputro : Les compositeurs de musique de gamelan, normalement, ne restent pas sur le même ton – ils ne font pas des morceaux qui sont khidmat [recueillis] du début à la fin. Donc si le mérong [première partie] est khidmat, on fera de l’inggah [seconde partie] quelque chose d’un peu plus kenceng [tendu, dur, rapide]. L’ effet, c’est comme si on parlait de la « chose » [le membre masculin] : ça c’est flasque, [tandis que] ça, là, c’est dur [petits rires]. Normalement c’est comme ça dans la plupart des cas. Marc : Est-ce qu’il y a des minggah qui sont recueillis (khidmat) ?… Wignyosaputro : Oui, il y en a, mais pas dans les gendh – normalement, c’est dans les gendhing bonang. Dans les gendhing bonang on peut le ressentir rien que dans le balungan, n’est-ce pas ? Dans les battements du balungan :

Hein, ça a l’air… [le compositeur] a pu lui donner cet air comique [même] dans un gendhing bonang, sans partie vocale. Marc : Donc, il y a du comique dans… comment ? Babar Layar ?13 Wignyosaputro : Ben, oui ! C’est comme ça tout au début, n’est-ce pas ? Suhartå : Oui, mais ça va dépendre de celui qui « goûte » la musique. Wignyosaputro : Exactement ! C’est comme je disais tout à l’heure : ça dépend du « goûteur ». Ça c’est Babar Layar [que je chantais], n’est-ce pas ? Hein, ça commence comme ça. Ça s’appelle balungan kadhalan.

15 Notre troisième exemple, qui a surgi également dans cette même conversation, provient d’un autre morceau de caractère sobre, alors qu’on le joue dans le mode mélodique pélog barang, qui, la plupart du temps, est plutôt enjoué. J’avais posé une question sur les qualités musicales des pièces qui suscitent un sentiment wibåwå (magistral, puissant) : Suhartå : il me semble, qu’il s’agisse de morceaux regu [imposants], wibåwå [magistrals, puissants], ou khidmat [calmes, recueillis], on n’y mettra pas beaucoup d’ornements – ça restera tout simple – même si ça monte dans l’aigu. C’est pas trop… Wignyosaputro : Là où il y a des ornements, ils vont soutenir le sentiment regu. Il peut y avoir de petits ornements, des notes dans l’aigu, de petits effets comiques (gecul) – mais « comique » non pas dans le sens de drôle (lucu), de comique- humoristique. Par exemple, dans [la pièce] Pramugari il y a un passage comique, mais ça ne nuit pas du tout [au sentiment regu].

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Ici c’est ngadhal [procédant par demi-temps], n’est-ce pas ? Mais c’est seulement un ornement. Dans les dessins de batik, ça s’appelle sanggit – une transition pour relier un motif au suivant.

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Le rythme comme signe du comique

20 Il y a trois thèmes à souligner dans ces exemples. En premier lieu, ce qui suscite l’effet comique est surtout un rythme où le temps se subdivise par deux ou quatre, et donc qui donne une impression de hâte. Cela dit, ce n’est pas le seul moyen de créer cet effet. Mais le rythme est certainement un outil fondamental pour évoquer tel ou tel sentiment : dans la pièce Elå-Elå Kalibeber, un morceau particulièrement volage, chaque changement d’affect est marqué par un changement de densité rythmique dans le balungan.

21 Sans doute, l’association entre le comique et la rapidité n’est-elle pas spécifique au cas javanais (pensons, par exemple, aux films projetés à une vitesse accélérée). Mais c’est néanmoins une caractéristique particulièrement marquée dans la culture javanaise, exemplifiant à souhait le dicton d’Emerson « rien n’est plus vulgaire que la hâte ». Rentrant en France ou aux Etats-Unis après un long séjour à Java, j’ai moi-même été frappé par les mouvements précipités des piétons qui m’apparaissaient comme ridicules. De même, dans le théâtre d’ombres, les personnages louables (c’est-à-dire, raffinés) se déplacent et parlent lentement, alors que ceux qui sont plutôt risibles ont, le plus souvent, des mouvements brusques et la parole excitée.

Le gecul : synonymes et traductions

22 Le deuxième thème que soulèvent ces exemples est celui de la terminologie. Dans le but de comprendre comment les musiciens javanais conçoivent leur musique, il est utile non seulement d’étudier les termes qu’ils emploient, mais aussi la structure de leur lexique. Ainsi nous pouvons avoir une idée des catégories à travers lesquelles ils perçoivent la musique, mais aussi des associations et des connotations qu’ont les termes employés.

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23 Comme on l’aura deviné, le terme de base pour « comique » dans ce contexte est gecul, qui signifie aussi « espiègle, impertinent, badin, enjoué ». Un autre mot, d’un sens plus restreint – c’est à dire plus impertinent que comique – avec des connotations encore plus machos, est ngglécé. Le terme lucu, « drôle », ne s’applique pas souvent à la musique en elle même, mais s’emploie couramment en parlant d’un dhalang (marionnettiste) qui joue, entre autres, avec les conventions musicales à des fins humoristiques. En outre, il existe toute une série d’adjectifs liés à des genres comiques théâtraux-musicaux, tels le badutan, le guyon, et le dagelan14, spectacles mettant en scène un acteur comique masculin (ou une paire d’acteurs, normalement un homme et une femme), qui raconte des blagues et chante de façon humoristique, accompagné d’un gamelan [voir ex. 1 : Les voix de Basijo et de Suparmi]. On pourrait compter le mot gojègan, « juste pour blaguer », dans la même série d’adjectifs qui ne veulent pas dire « drôle » ou « comique » en soi, mais qui sont souvent liés à gecul dans le discours des musiciens (Benamou 2010 : 75, 78) : bérag : exubérant, joyeux, gai, animé, chahuteur, allègre ; gambirå (gembira, en indonésien) : joyeux, heureux, réjoui, plein d’entrain ; sigrak : agile, adroit, rapide, d’apparence fraîche ou pleine d’entrain.

24 Tous ces termes ont un rapport avec l’exubérance : sur le continuum des affects qui va du solennel au tapageur (Benamou 2010 : 69-74), le comique se situe, dans la classification des musiciens, presque toujours du côté animé : si l’humour musical à Java a souvent son côté moqueur15, il n’en surgit pas moins dans une atmosphère de bonheur partagé.

Entre le risible et le comique : la mécompréhension interculturelle

25 Pour revenir à nos trois exemples, il y a une troisième réflexion à faire concernant le rire en tant que tel. Rappelons la remarque de Wignyosaputro concernant les « petits effets comiques – mais non pas dans le sens de drôle » : à l’intérieur d’un morceau de caractère sérieux, lorsqu’on joue ou entend un passage gecul, cela ne donne pas envie de rire, mais plutôt de sourire.

26 Le rire ne serait donc pas l’indice du comique. Il est évident que, dans la vie de tous les jours, on peut rire pour maintes raisons. Mais il s’agit ici de comparer les réactions que l’on peut avoir à la musique. On pourrait croire que, dans ce contexte, quand la musique fait rire, c’est parce qu’elle est drôle et, inversement, pour savoir si la musique est drôle, on observe un auditeur informé pour voir s’il rit ou non. L’exemple de Wignyosaputro démontre que ce n’est pas toujours le cas : un effet comique (gecul) n’est pas toujours risible. Or, comme nous le fait remarquer Kendall Walton, on n’a pas besoin de rire – ou même de trouver quelque chose drôle – pour reconnaître que c’est drôle : il se peut qu’on soit de mauvaise humeur ou fatigué, ou qu’on ait trop entendu la même blague, ou que l’on trouve une plaisanterie de mauvais goût (Walton 1993 : 33, 35).

27 Mais peut-on, au contraire, rire sans trouver une musique drôle – ou même la reconnaitre en tant que telle ? En fait, nous en avons un bel exemple dans le fameux andhegan (solo vocal)16 de la pièce Budheng-Budheng. Vers la fin de ce long passage, la chanteuse prononce quelques mots non chantés mais plutôt parlés d’une façon très stylisée. À ce moment précis, les instrumentistes (exclusivement masculins, dans la

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plupart des cas), qui ont normalement gardé le silence jusque-là, produisent un vacarme qui, au minimum, consiste en un bruitage instrumental (le plus souvent fait par un ou deux musiciens qui tapent sur les résonateurs ou les lames en glissant d’un bout à l’autre). Très souvent, ce raffut est accompagné ou suivi d’éclats de rire.

28 Pour mieux saisir la discussion qui suit, je donne ici les paroles de tout le solo vocal, avec une traduction très approximative (le langage de ce passage est particulièrement ambigu – plutôt évocatoire que narratif). 1 Weruh manèh yèn weruhå, Comment saurais-[je] une chose pareille ! 2 Njupuk ala dudu, dudu dokokané, hé héiyé, hé héiyéiyéiyé, Et comment prendrais-[je] ce qui a été rangé par un autre ! 3 Ngalahenå bojoné sing wiring kuning, Oser posséder [mon] épouse à la peau dorée, 4 Rompyoh ala rompyoh, rompyoh sesinomé, hé héiyé, hé héiyéiyéiyé, Aux mèches pendantes, 5 Ngembang bakung rerikmané, Aux boucles en pétales de lis, 6 Ngudhup ala turi, turi gegodhègé, hé héiyé, hé héiyéiyéiyé, Aux accroche-cœurs en boutons de turi17 ! 7 [parlando : ] Kusumå gandané arum, Ah, qu’elle est parfumée, la fleur ! 8 [chanté : ] Nggèr anggèr atak arum-arum. « Fiston » [atak : mot sans signification] « parfumée »18 (traduit du javanais par l’auteur, avec l’aide de Rahayu Supanggah)

29 La partie qui nous concerne le plus commence à la fin de la ligne 6 (« hé héiyé ») et continue jusqu’au début de la ligne 8 (« nggèr anggèr », où le chant reprend, suivi par la réintroduction des instruments). Pour moi et, si j’ose dire, pour les autres étrangers qui jouent de cette musique19, ce moment nous paraît désopilant, non seulement à cause des réactions des instrumentistes, mais aussi parce que la voix de la chanteuse est tellement maniérée qu’elle nous semble intentionnellement comique. Cependant, deux grands musiciens javanais à qui j’ai posé la question (Rahayu Supanggah et Suhartå) ne ressentent pas le moindre relent d’humour dans ce passage – au point qu’ils ont trouvé la question absurde. Ils étaient d’accord, indépendamment, sur l’affect : séduisant, coquet, hyper-féminin. Supanggah a rajouté que les paroles n’expriment rien de drôle.

30 La qualité hyper-féminine de cet andhegan – intensifiée par les paroles – que j’avais trouvée si comique, justement, serait ce qui provoque et le désir et le rire chez les musiciens masculins javanais (présumés hétérosexuels), mais ce ne sont pas des « rires d’humour » (comme dirait Wignyosaputro), mais des ricanements affectueux ou des éclats de voix qui auraient pour but de dissiper la tension érotique accumulée. Dans ce sens, ce serait un cas particulier du « rire-soulagement » – le rire qui libère – dont parle Anne Souriau (2004 : 1235)20. Il est instructif, à cet égard, d’écouter quelques extraits de klenèngan21 (séances de musique de gamelan), enregistrés en situation à Solo, pour lesquels on a choisi Budheng-Budheng comme morceau dans le mode mélodique pélog nem22.

31 En premier lieu, l’exemple d’un klenèngan où prédominaient des musiciens du palais, donc relativement sobre. Tout se passe sans incident jusqu’au vers 7, « Kusumå gandané arum », auquel la réaction est plus ou moins comme je viens de la décrire – un peu de vacarme, quelques rires stylisés, et puis le gamelan reprend son train.

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35 Le deuxième exemple est encore plus retenu : après un andhegan très classique, comme dans le précédent, et un « Kusumå » bien dans les normes, on entend quelques cliquetis d’instruments, mais rien d’autre (aucune interjection vocale).

36 Dans le troisième exemple, en revanche, on entend une forte clameur, et puis c’est la grande rigolade ! Mais est-ce que ceux qui rient réagissent à la voix (et au comportement) de la chanteuse ou aux boutades du musicien Darsono (la voix masculine la plus manifeste) ?

37 Et pourquoi cette grande différence entre les deux derniers exemples, alors que la plupart des musiciens sont les mêmes ? Il est possible que, dans le dernier cas, il y eût une atmosphère de gaieté qui a duré toute la nuit pour des raisons qui n’ont peut-être rien à voir avec la musique. Mais il se peut aussi que cette différence soit due aux deux chanteuses en question. Elles ont à peu près le même âge, mais la première (Nyi Suyatmi) est nettement moins féminine que l’autre : elle aime bien porter le pantalon, et elle parle souvent aux hommes franchement, sans trop de façons ; alors que la deuxième (Nyi Yayuk) est parmi les femmes les plus coquettes que j’ai jamais rencontrées lors de mes quatre ans à Java, que ce soit dans sa façon de se vêtir, de se maquiller, de parler, de bouger… ou de chanter.

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Fig. 4. Nyi Suyatmi (au milieu) en 2006 lors d’un klenèngan Pujånggå Laras chez Rahayu Supanggah.

Photo de l’auteur.

Fig. 5. Nyi Yayuk (au milieu) en 2006 lors d’un klenèngan Pujånggå Laras chez Rahayu Supanggah.

Photo de Marie-Laure Frinzi.

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38 La réaction du public masculin avait peut-être un rapport avec le degré de séduction qu’il percevait dans le chant (y compris celle de Darsono, qui est proche de Yayuk, puisqu’il a longtemps enseigné la musique dans son village). Même si on ne rit pas parce qu’on trouve drôle ce qui vient de se passer musicalement, l’ambiance qui déclenche le rire est le résultat immédiat de ce qu’a chanté (ou déclamé) la chanteuse23.

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40 Dans un quatrième enregistrement de ce même passage tiré de Budheng-Budheng, le climat devient encore plus chaud, alors que la chanteuse (Sukèsi) n’est pas particulièrement coquette. Elle est d’une autre génération, toute jeune, et fait partie sans doute de celles qui « n’ont pas le cœur » (comme dirait Suhartå) de prononcer le « Kusumå » de façon séduisante, au point qu’elle ait voulu, semble-t-il, le supprimer carrément : après « gegodhègé » (vers 6), il y a une longue pause, puis elle passe directement à « Nggèr anggèr » (vers 8) ! Suite aux fortes protestations des musiciens, elle se résigne et revient au « Kusumå » (vers 7), mais vraiment sans entrain. Après quoi, réaction bruyante des musiciens, y compris un commentaire gecul du tambour, qui signale un coup de gong, comme pour conclure ; quelques petits échanges verbaux, puis Sukèsi reprend le chant avec « Nggèr anggèr » (vers 8) pour enchaîner ensuite avec le gamelan entier. Énormément de rigolade, dans cet exemple, qui avait commencé sur « rerikmané » (vers 5). L’intonation de Sukèsi avait progressivement baissé ; ce qui fait que, arrivée sur « mané » où elle essaya de chanter une variante dans laquelle elle devait sortir du mode mélodique en passant par des notes qui ne se trouvent pas sur le gendèr (un instrument pentatonique), elle perdit complètement le nord (ce qui peut arriver aux plus grandes chanteuses, surtout quand elles sont placées loin du gendèr). Grand esclaffement, y compris de Sukèsi elle-même. On est donc dans un « rire de dévaluation » (Souriau 2004 : 1234) qui continue, plus ou moins gentiment, jusqu’à la fin de l’andhegan. Pourtant, le jeu du tambour, inattendu, provoque un « rire de coïncidence formelle entre essences indépendantes » (Souriau 2004 : 1236), puisqu’il réunit deux tropes mutuellement exclusifs (« l’interruption » et « la fin »).

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42 Tel est l’humour, également, que l’on trouve dans un cinquième enregistrement de ce même passage. Là où Sukèsi s’était fourvoyée en sortant du mode mélodique, Yayuk réussit parfaitement. Donc rien de risible là-dedans. Mais le gendèr, qui prolonge souvent la phrase vocale en en imitant les dernières notes, sort aussi du mode – et de l’échelle, puisque la seule façon de produire la note 4 en pélog au gendèr est d’emprunter le 5 du gendèr sléndro (placé juste à côté) 24. Une certaine allégresse dans cet enregistrement est déclenchée en premier lieu par le jeu gecul du gendèr, mais elle est renforcée par la coquetterie relativement prononcée de la chanteuse, et donc par les railleries des autres musiciens. Il faut savoir que la note 4 introduite dans ce mode mélodique a souvent, par elle-même, un côté gecul ; mais, sans la boutade supplémentaire du gendèr, elle reste dans le registre du gecul « pas humoristique » de Wignyosaputro : on resterait, dans ce cas, plus proche du sourire que du rire.

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43 En résumé, parmi les réactions à ce passage – qui n’est pas comique du tout en soi- même – on peut trouver, selon les circonstances, des rires de soulagement ou des rires provoqués par l’humour musical à proprement parler. Mais cela dépend aussi, bien sûr, de l’auditeur. Mises à part les différences individuelles, nous avons observé un grand écart entre quatre groupes distincts, chacun avec ses propres tendances d’écoute envers cet andhegan : les vrais musiciens (seniman), le public javanais non-spécialiste, les amateurs occidentaux de musique de gamelan, et des étudiants américains pour qui cette musique est un langage complètement étranger (cf. la note 19). Comme disaient Suhartå et Wignyosaputro en discutant de l’élément gecul dans Babar Layar : tout dépend de celui qui « goûte » la musique.

Trouver l’équilibre : le comique au cœur de la créativité

44 À part le jeu de tambour du quatrième enregistrement, et celui du gendèr du cinquième, jusqu’ici tous nos exemples ont été plutôt exceptionnels. Avant de conclure, donc, il est important de mentionner un cas, enregistré sur le CD Gamelan de Solo disque 2 et décrit en plus de détail dans la notice (2006 : 19-20), qui relève du défi dont nous avons parlé tout au début, et qui est beaucoup plus représentatif de l’humour dans le contexte d’un klenèngan. Pendant l’exécution du morceau en question (Gambir Sawit), le joueur de tambour, Mujiono – un vrai farceur – n’arrêtait pas de donner des signaux pour des changements de tempo à des endroits inhabituels, ce qui a forcé les autres musiciens à se bousculer pour suivre ses directives. Les musiciens avaient trouvé cela si drôle que, une fois l’enregistrement terminé, l’un d’entre eux s’est esclaffé au point de se rouler par terre, les larmes aux yeux, tout en maudissant le joueur de tambour (voir le vidéo- clip en ligne, qui, malheureusement, ne montre que quelques petits rires discrets pendant l’enregistrement même).

45 Contrairement à ce qu’avance Sutton (1997), ce genre d’interaction est la norme pendant les klenèngan, du moins à Solo, sauf au début de la soirée, pendant lequel on joue des morceaux dits « classiques » (c’est-à-dire, imposants, difficiles, sérieux)25. Je ne nie pas que, très souvent, dans les échanges sociaux chez les Javanais, on essaie autant que possible d’éviter les tensions : on n’entend que très rarement des disputes entre amis ou entre époux, par exemple, et la courtoisie exige que l’on se borne aux sujets de conversations sur lesquels tout le monde peut se mettre d’accord. Dans un certain sens, on est tout le temps contraint par des règles, tant dans la musique que dans la vie quotidienne. Mais en revanche, on apprécie beaucoup l’excentricité, si cela ne fait de mal à personne. Et même les conversations les plus courtoises sont parsemées de mots d’esprit qui provoquent ce que les Souriau appelleraient des « rires conviviaux » (2004 : 1236).

46 On peut déceler cette tension entre régularité et transgression en comparant deux conversations avec le grand chanteur Sastro Tugiyo (1922-2002). Dans la première, on voit, hormis des restes d’attitudes féodales et une forte influence soufie, le désir que tout se passe simplement. ST : L’idéal c’est l’intégration des parties vocales avec celle des instruments, pour qu’elles soient complètement mélangées : ainsi il n’y aura pas de perte dans la qualité du rasa, aucune. Comme on dit, « les tendres soins entre kawulå (servant) et gusti (seigneur) ». Eh bien, tout est là ! Kawulå, c’est le petit peuple ; gusti c’est le roi ou le dieu. Voilà ! Il faut comprendre cet amalgame de kawulå et gusti. Kawulå, c’est nous ; gusti, c’est le dieu unique – et les deux peuvent se mélanger, hein ? C’est pas

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parce que je sais jouer de tous les instruments du gamelan que je dis ça – eh bien, non ! Je voulais simplement démontrer que l’idéal, c’est que tout puisse s’intégrer. N’est-ce pas ? MLB : Oui. ST : Sinon, le joueur de tambour, il va mener des tempos sens dessus dessous. Tantôt vous traînez – oh, là ! – tantôt vous êtes en avance… C’est pas bien, ça. Mais si chacun maîtrise toutes les parties de l’orchestre, c’est beaucoup mieux. Tous les talents fusionnent. Le tout s’écoute avec plaisir, [le morceau] s’épanouit parce que tous les musiciens entrent en harmonie… et puis, ils peuvent alors se lancer des blagues musicales (30 avril 1992).

Fig. 6. Instrumentistes à un klenèngan en 2006 chez Rahayu Supanggah.

Notez les microphones appartenant aux chercheurs étrangers, que l’on aperçoit au fond à droite. Photo de l’auteur.

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Fig. 7. Quelques invités à un klenèngan en 2006 chez Rahayu Supanggah (que l’on aperçoit au milieu du second plan, souriant).

Les étudiants de l’Institut National des Arts de Solo suivent leur partition de la mélodie-charpente. Photo de l’auteur.

47 Dans l’autre conversation (29 avril 1992), Sastro Tugiyo met l’accent sur l’importance de ne pas suivre les règles, justement. Il dit que, dans les morceaux légers, coquets, « il faut être très polisson » : il faut, en tant que musicien, y mettre de petites secousses (kejutan, grenjel) ; sinon, l’effet sera trop simple, trop fade. Mais il dit aussi qu’on n’osera jamais être espiègle sans que l’on maîtrise parfaitement le rythme, les formules mélodiques et l’intonation. Comme il l’a dit à la fin du premier extrait, c’est justement l’adhésion aux règles de base qui permet de surprendre en transgressant les normes.

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49 L’idéal ne se situe donc ni dans la régularité complète, ni dans l’anarchie, mais dans un équilibre entre les deux. Les clowns canthangbalung, qui ont le droit de dire et de faire un peu n’importe quoi, ne seraient pas drôles sans les contraintes de la vie de cour, et la vie de cour serait insupportable sans de tels provocateurs. Tout est relatif au contexte : l’humour est aussi indispensable à la fin d’une soirée musicale que l’est la sobriété au commencement. Ces deux éléments – l’équilibre et la relativité au contexte – définissent les valeurs éthiques les plus profondes à Java (Anderson 1965, Magnis Suseno 1988).

50 Le (sou)rire lors d’un klenèngan, vu dans son ensemble, répond à des besoins psychologiques et sociaux. Il est l’expression du bonheur qui résulte d’une interaction esthétique avec ses semblables, ce qui n’exclut pas des relations ludiques, voire agonistiques. Ce genre d’interaction est une façon majeure d’exercer son art, puisque

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cela demande une spontanéité seulement possible une fois qu’on a maîtrisé parfaitement les normes de jeu. Et c’est sans doute ce bonheur à la fois esthétique et convivial qui pousse les musiciens à se dévouer entièrement à la musique de gamelan, ce grand art qui les nourrit et donne sens à leurs vies.

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NOTES

1. Puisque je connais surtout la ville de Solo (qui s’appelle aussi Surakarta), c’est à elle que je pense d’abord lorsque j’emploie les mots Java et javanais. Mais il y a une autre précision à faire. Entre 1986, quand j’ai fait mon premier voyage à Java, et 2006, l’année de ma visite la plus récente, l’importance dans la vie courante de la musique de gamelan à fortement diminué. Ce que j’ai à dire sur la musique et la culture javanaises se borne au monde des arts traditionnels, et n’est pas forcément valable pour celui des musiques à base de guitares et de claviers, qui, n’empêche, dominent, de nos jours, l’environnement sonore à Java. Je voudrais saluer ici non seulement les conseils attentifs de Christine Guillebaud et de Victor Stoichiţă, mais aussi l’aide précieuse de Laurence Fayet et de Weston Miller. 2. Le mot sentiment ici est une traduction du mot javanais råså (rasa en Indonésien), aux sens multiples, qui se rejoignent dans une psychologie de la perception d’origine surtout bouddhique et soufie (Becker 1993, Benamou 2010). D’origine sanskrite, le mot peut signifier « goût (saveur), sensation, affect, ‘‘feeling’’, sentiment, effet esthétique, intuition, compréhension profonde, sens profond, faculté de perception intuitive ». 3. Quoique rare, il existe néanmoins une sorte de langage du tambour, par lequel le joueur peut transmettre des messages à l’usage exclusif des musiciens d’une troupe. Selon Minarno (communication personnelle 7 mai 1994), par exemple, si les hôtes d’une fête ont mal nourri les musiciens, le tambour peut imiter les sons de la phrase wis entèk (il n’en reste plus) pour marquer subtilement le mécontentement. On peut citer également l’emprunt par un instrument de mélodies d’interjections vocales (senggakan), dont les textes sont supprimés, par conséquent. Cela peut être drôle à cause de l’incongruité de la mélodie vocale qui surgit dans un contexte instrumental, mais aussi à cause des paroles tacites, qui sont parfois amusantes en elles-mêmes. 4. Brecht avait remarqué cette tendance de distanciation – qu’il appelait « aliénation » – dans le théâtre chinois (1964 [1936] : 91-9) et, plus généralement, asiatique, (1964 [1949] : 192). On peut également établir une comparaison avec le théâtre gréco-romain, comme l’a souligné Etienne Souriau : « le théâtre antique, du fait de ses origines et de son orientation rituelles, valorisait la comédie, et l’a maintenue organiquement liée à la tragédie » (2004 : 436). 5. La plupart de mes renseignements sur les canthangbalung proviennent de l’excellent ouvrage de Darsiti Soeratman sur la vie quotidienne au palais royal de Surakarta entre 1830 et 1939 (1989 : 144-8, 174-5). 6. La deuxième fonction (celle de musicien) des canthangbalung se confond donc avec la troisième (celle de bouffon). Le grand chanteur et musicien Sutarman (1920-2000) m’a confirmé oralement l’effet comique de ces cris et battements de main (24 juin 1992). 7. Des dizaines d’auteurs ont écrit sur les mystères ainsi que le symbolisme polyvalent du personnage de Semar. Pour des raisons d’économie, je n’en mentionne ici que trois : Kats 1923, Anderson 1965, et Magnis-Suseno 1988. 8. Selon quatre musiciens (Rahayu Supanggah, Wignyosaputro, Sutarman, et Mloyowidodo), cette pièce dégagerait un sentiment regu (majestueux, sérieux, calme, digne), wibåwå (imposant,

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charismatique, puissant, ayant de l’ascendant sur), nyes (froid, morne, solitaire), nges (touchant, attendrissant, significatif), ou nglangut (mélancolique, lointain). 9. Le système de notation (dite « Kepatihan ») que j’utilise pour transcrire ce passage existe à Java depuis la fin du XIXe siècle, mais les musiciens javanais ne l’emploient couramment que depuis quelques décennies. Chaque chiffre correspond à un son de l’échelle, en ordre croissant. Un point au-dessus de la note indique l’octave supérieure ; un point au-dessous, l’octave inférieure. Des parenthèses ou des cercles marquent l’emplacement du coup du grand gong dans le cycle rythmique. Un point seul correspond à une prolongation de la note précédente. Les soulignements indiquent des mélismes dans la musique vocale ou des notes liées dans la musique de vièle ou de flûte. Les syllabes que Wignyosaputro chante sont tantôt une sorte de solmisation assez floue, tantôt (vers la fin) les sons du tambour (pour indiquer, ici, un changement dans le cadre rythmique). 10. Le terme balungan veut dire littéralement « ossature » ; il désigne approximativement la mélodie jouée par les saron (métallophones d’une octave joués avec une seule mailloche). Cette mélodie, normalement la seule à être notée, est relativement stable : elle est la seule qui soit jouée ensemble par plusieurs musiciens (à part celle des chœurs), et varie rarement au gré du musicien individuel. Pour de plus amples explications – et pour une diversité d’interprétations – se référer à Sumarsam 1984 [1975], Supanggah 1988, Perlman 2004, Ishida 2008 et Basset 2010. 11. On peut classer tous les morceaux du répertoire, entre autres, par la longueur et la structure de leurs cycles de gong. Dans le gamelan, certains instruments fonctionnent surtout comme marqueurs de temps ; le plus important est le grand gong, qui indique la fin du cycle (voir aussi la théorie de Basset 2010). 12. En simplifiant un peu, le pélog est l’une des deux échelles employées dans la musique de gamelan, avec sept sons par octave, dont cinq surgissent régulièrement dans chacun des trois modes mélodiques. L’autre échelle, le sléndro, est plus ou moins équipentatonique, avec trois modes, aussi. Les modes se distinguent surtout par leur tessiture, leur note finale, leurs formules caractéristiques et leurs effets affectifs. 13. Je reste sur cette dénomination, même si la première partie de ce que Wignyosaputro a chanté est une transposition de l’introduction au morceau Tukung : la partie qui nous concerne (la partie dite gecul) ne peut être rien d’autre que le début de Babar Layar (avec quelques petites modifications). Ce sont des pièces que l’on ne joue que rarement à Java, et ce musicien s’était spécialisé dans le chant et le jeu du siter (cithare à cordes pincées), qui ne figurent pas dans les gendhing bonang, ce qui expliquerait ce lapsus. 14. Les genres comiques bancak doyok et gårå-gårå, en revanche, ne s’emploient guère comme adjectifs pour décrire la musique. 15. Il n’est pas possible d’en parler plus longuement ici. On peut citer l’exemple du langage du tambour (cf. note 3). Sutton en donne un autre exemple, plus typique (1993 : 412-3). 16. Un andhegan est littéralement une « cessation » : tous les musiciens s’arrêtent en ralentissant, comme à la fin d’un morceau, mais la chanteuse continue toute seule, accompagnée uniquement de quelques notes improvisées sur le gendèr, un métallophone à deux mailloches qui, en ce cas, aide la chanteuse à rester au bon diapason. Après un certain nombre de phrases chantées en solo, les autres instrumentistes rejoignent la chanteuse petit à petit, et puis la pièce reprend son train. Le terme, par extension, s’applique au passage chanté en solo lui même, et non seulement au point d’arrêt. On pourrait donc le traduire par « interruption » ou « solo vocal ». 17. Turi : un arbre, Sesbania grandiflora, dont les boutons de fleurs, comestibles, ont un peu la forme d’une griffe féline. 18. Selon Supanggah, ces cinq mots ne sont pas liés syntaxiquement : ils n’ont qu’une valeur sonore (outre une ré-évocation du parfum floral). 19. Je précise bien qu’il s’agit ici de vrais amateurs, surtout ceux qui ont étudié la musique de gamelan sur place. Lorsque je demande à mes étudiants américains de deviner l’affect de ce

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passage, à partir d’un enregistrement fait en studio (donc, sans les réactions audibles des musiciens ou de l’auditoire), ils ont plutôt tendance à penser que la chanteuse exprime l’inquiétude ou même la colère. 20. Anne et Etienne Souriau (2004 : 1233-7) distinguent entre 1) le rire, fait physique ; 2) le rire de dévaluation (individuelle et sociale) ; 3) le rire de détente (rire-surprise, rire-soulagement) ; 4) le rire de coïncidence formelle entre essences indépendantes ; 5) le rire convivial (réaction collective) ; 6) le rire d’émerveillement (devant le beau) ; et 7) le rire de vitalité heureuse (sans objet extérieur). 21. Il faudra retenir ce mot, car il n’existe pas d’équivalent en français. Le plus souvent, un klenèngan se déroule chez un particulier pour une raison rituelle (un rite de passage, par exemple). L’hôte invitera et nourrira les musiciens, ainsi que ses proches. S’il n’a pas de gamelan chez lui, il en louera un. Les voisins et d’autres curieux seront les bienvenus, mais ne seront pas forcément conviés à manger, si l’espace est divisé en deux : l’intérieur, pour les invités, et l’extérieur, où se trouvent les non-invités. L’ambiance est souvent très décontractée, surtout vers la fin de la séance : les invités se parlent, mangent, boivent, jouent aux cartes, s’adressent aux musiciens, se lèvent à leur gré. Il existe aussi des klenèngan plus institutionnels (dans les palais, les statons de radio, les foyers des grands hôtels, aux conservatoires, etc.), souvent de caractère plus solennel. Normalement un klenèngan commence vers 20h pour se terminer vers minuit (mais il peut durer jusqu’au petit matin, si l’ambiance est bonne !). Parfois il a lieu pendant la journée. 22. Dans un klenèngan complet qui a lieu le soir, on jouera au moins un morceau dans chacun des six modes mélodiques, en alternant entre les échelles pélog et sléndro. Le mode nem dans l’échelle pélog contient des pièces caractérisées par une grande variété d’affects, mais au cours d’un klenèngan il marque, avec le mode sångå en sléndro, un stade intermédiaire entre les pièces sobres du début de la soirée et celles, vers la fin, qui sont plus gaies, plus enjouées. 23. L’érotisme comme instigateur ou précurseur du comique fonctionne également sur le long terme : selon Suhartå, tout musicien « qui n’est pas passé par là [l’expérience sexuelle] » sera incapable de faire ressortir un sentiment gecul (comique) – ou triste, d’ailleurs ! (1er avril 1991) 24. Ceci n’est possible que sur les gamelans où les deux échelles, sléndro et pélog, ont pour note commune le 6, ce qui est le cas la plupart du temps. 25. Vers 2005, on organisait des klenèngan à la résidence du compositeur et musicologue Rahayu Supanggah, qui étaient réservés aux plus grands musiciens de la région, et dans lesquels on jouait rarement un morceau sans de grands défauts. L’un des participants, Suraji, en était tout fier : il me dit que si la musique était souvent sur le point de se désagréger, c’était parce que les musiciens osaient prendre de grands risques en se lançant constamment des défis. On retrouve des histoires semblables dans le jazz, ainsi que les mêmes procédés d’humour musical (Berliner 1994 : 257-8, 378).

RÉSUMÉS

L’humour – ou, plus exactement, le comique – occupe une place fondamentale dans la musique de gamelan à Java. Non seulement le comique est souvent lié au sacré dans la culture javanaise, mais, dans la musique de gamelan, il témoigne de la créativité des musiciens. Si les procédés qu’emploient les musiciens à des fins humoristiques transgressent souvent les normes, il faut considérer ces transgressions comme nécessaires à l’équilibre entre l’ordre social et l’espièglerie, entre l’attendu et l’inattendu. Il convient, dans ce contexte, de distinguer entre le comique et le

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risible, car on peut citer des exemples de musiques qui suscitent le rire sans pour autant être drôles, et l’inverse. Il est essentiel, également, de porter attention non seulement aux réactions des musiciens, mais aussi d’écouter ce qu’ils disent de leur musique, car les apparences peuvent être trompeuses et l’humour musical est loin d’être universel.

AUTEUR

MARC BENAMOU Marc BENAMOU est professeur de musique à Earlham College (Richmond, Indiana), où, depuis 2001, il enseigne l’ethnomusicologie, l’histoire de la musique occidentale, et la pratique du gamelan et du chant javanais. En 2006, il a enregistré et commenté, avec l’aide du Dr Rahayu Supanggah, un coffret de quatre CDs, Gamelan de Solo : Le jeu des sentiments (Inédit), qui a reçu le Coup de cœur (Mémoires vivantes) de l’Académie Charles Cros. Des années de recherches à Java ont mené à la publication de plusieurs articles et du livre Rasa : Affect and Intuition in Javanese Musical Aesthetics (Oxford, 2010).

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Whoooze zat song. Un jeu sonore sur les musiques irréductibles

François Picard

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le texte qui suit se rapporte directement à un montage audiovisuel réalisé par l’auteur et disponible sur le document 1. Le lecteur est invité à consulter le document avant de lire la contribution. Dans cette dernière, l’auteur [auquel nous avons laissé carte blanche], décrit les procédés mis en œuvre et ses intentions sous-jacentes. Les éditeurs, Christine Guillebaud et Victor A. Stoichiţă

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 1 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2020

Présentation

2 Plutôt qu’un exposé savant de ce qu’est l’humour musical selon moi, ou « mon informateur », ou « les gens avec qui je vis et qu’en même temps je regarde », ou « mon terrain », le présent travail se veut un divertissement, une divagation, une fantaisie de voyageur autour d’un montage audio avec images [rien que l’inversion des plans, avec le son au premier plan et l’image en accompagnement, est – j’espère – un hommage à la musique] qui est premier et se suffit, espérons, à lui-même.

Apéro : musiques irréductibles

3 Par « musiques irréductibles », je désigne une globalité où l’instrument et sa musique, voire le musicien et la situation, le sens, la symbolique… forment un tout. Exemplaires, la guimbarde, l’arc musical, le chant diphonique, le didjeridu, formes déployées dans le

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temps. Du fait de leur limitation aux harmoniques de la note ou des quelques notes fondamentales, ces instruments portent une musique qui se déploie comme exposé de ces possibles, et ne peuvent interpréter des musiques pensées sur des instruments à plusieurs cordes, à touche lisse, à touches. Également les Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry (1963), Tremblement de Terre très doux de François Bayle (1978), l’Adagio für 3 Hörner in f Biamonti 643/Hess 297 de Ludwig van Beethoven (1815), Verklärte Nacht op. 4 d’Arnold Schoenberg (1899), les Récitations de Georges Aperghis (1978) : pas de réduction pour piano possible. À l’opposé, l’indécision de l’instrumentation, de la situation, dans Die Kunst der Fugue BWV 1080. On examinera si la réciproque, l’impossibilité de jouer ces musiques irréductibles sur d’autres instruments que ceux pour lesquels elles ont été conçues, est vérifiable. On opposera ainsi une pièce à la cithare qin 琴 à sa réduction (Guan shan yue 關山月), le jeu de gaita de Sayas à celui de Sixto Silgado « Paito », un sinawi à sa réduction, un honkyoku 本曲 par Watazumi Dōso 海童道祖 et le même par Yokoyama Katsuya 横山 勝 也 .

4 L’expression « musiques irréductibles » est rare, mais se trouve déjà employée par des musicologues, dans un article sur la voix ou les musiques actuelles, et bien naturellement par un spécialiste de Xenakis, compositeur irréductible. À partir de ses observations des phénomènes naturels, de certains aspects très particuliers de musiques non-occidentales, d’une totale identification à la pensée grecque et aux sonorités imaginaires de l’homme préhistorique, le compositeur aboutit à une musique irréductible à aucune autre (Solomos 2001 : 121). Or dans toute musique lyrique, c’est l’organe même du musicien qui se fait entendre, avec son intonation propre, son accent particulier, le frémissement unique et inconfondable de sa voix. Dans toute musique irréductible à aucune autre, au-delà de toute structure, de tout cadre, nous reconnaissons une physionomie, une manière d’être et de sentir, nous identifions un nouveau visage (Matter 1961 : 387). Pour parler de musiques actuelles, il faut savoir ce que signifie ce terme. Il désigne un ensemble de musiques irréductibles les unes aux autres, qui ne constitue pas un style particulier mais est relatif à cinq grandes familles : la chanson, le jazz et les musiques improvisées, les musiques traditionnelles et du monde, les musiques dites amplifiées et les musiques électroniques (Sauty 2005).

Whooooze zat song ? (le film), Synopsis

5 pour en finir avec le hoquet et Adela Peeva, Whose Is This Song ?

6 On aurait bien tort de continuer à lire sans avoir au préalable visionné et auditionné le film dont ce texte est l’annexe. Intitulé Whooooze zat song ?, il se présente comme un montage radiophonique, un Hörspiel, avec images fixes. Il développe un propos autour de personnages, dont plusieurs ethnomusicologues célèbres, de sujets musicaux tirés du répertoire de ceux-ci, et de thèmes qui s’entrecroisent : le hoquet comme phénomène respiratoire et comme procédé multivocal, l’identité d’un morceau quand on en change le contexte. Ce dernier thème est celui annoncé par un film qui a obtenu le prix Béla Bartók de la Société Française d’Ethnomusicologie au festival du film ethnographique de 2004 : Whose is this song ? d’Adela Peeva. Voici son résumé par Effie Tsangaridou, qui étudiait un phénomène similaire à Chypre entre Grecs, Turcs, Chypriotes grecs et Chypriotes turcs : La réalisatrice découvre qu’une chanson qui avait bercé son enfance et qu’elle croyait bulgare était également chantée en Grèce, en Macédoine, en Turquie, en Serbie, et en Bosnie. Elle sillonne alors tous ces pays en cherchant la véritable

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origine de ce chant, avec l’espoir que cette chanson pourrait servir de trait d’union entre ces peuples qui s’entredéchirent depuis toujours.

7 Ce à quoi je répliquai : « le problème c’est que la réalisatrice emploie des procédés journalistiques indignes d’un regard ethnologique, et qu’elle est tout à fait incompétente en matière de chanson, puisqu’elle confond avoir le même air et être la même chanson. »

8 On trouvera ci-dessous un bref synopsis temporel (en heures : minutes : secondes).

on nagra 00 : 00 : 00

Tukã, You Liyu, qin 00 : 00 : 26

Pourquoi ? on nagra 00 : 01 : 05

Pr Piccard 00 : 01 : 20

Grock 00 : 01 : 22

Tukã, clarinettes wayãpi 00 : 01 : 51

Beaudet France Inter 00 : 02 : 10

Tukã, Jeanne Roudet, fortepiano 00 : 02 : 57

Schaeffer Lecture pour tous 00 : 04 : 24

Tamanuwa percussions synthétiques 00 : 04 : 27

Tamanuwa clarinettes wayãpi 00 : 05 : 29

Rouget arcana 00 : 06 : 23

pourquoi 00 : 07 : 50

Rouget o ba o 00 : 08 : 10

la poésie 00 : 08 : 23

Arom la fanfare de Bangui 00 : 08 : 27

Toucan cuivres synthétiques 00 : 08 : 53

eci ameya (Arom) 00 : 09 : 56

Tukã, clarinettes wayãpi, You Liyu, rire 00 : 10 : 49

pourquoi ? 00 : 11 : 13

on nagra Piccard 00 : 13 : 24

Prof Piccard 00 : 12 : 01

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sans blague 00 : 12 : 07

Prof Piccard 00 : 12 : 09

Piccard épuisé 00 : 13 : 20

Avertissement en forme de prélude

9 1) Le danger de l’humour est qu’il peut blesser et se retourner ainsi contre son auteur, si le lieu d’où il est proféré paraît à celui qui le reçoit ou à celui qui en est le témoin, le spectateur, présenté comme exagérément élevé. Bref en une phrase : il faut éviter que l’humoriste paraisse se présenter comme supérieur à celui qu’il caricaturerait. On tomberait alors, horresco referens, dans l’ironie, qui est parole mensongère, et non apparition inattendue de la vérité : « Ironia, ut infinita et absoluta negativitas, est levissima et maxime exigua subjectivitatis significatio » (Kierkegaard 1841). Bref, en un mot, ce que l’autodérision tente de désamorcer, c’est la présomption d’arrogance.

10 2) L’humour a une vertu sociale ou n’existe pas. Il peut avoir aussi, et il doit à mon sens, avoir un pouvoir sociologique. Forcément, celui de qui émane l’humour pose la question du roi nu (« Men han har jo ikke noget på », Andersen 1837), de la légitimité du pouvoir, incarné par le sérieux ; cela pour le côté social. Et en même temps, l’humour offre la possibilité de se développer en leçon sociologique, en posant la question : « tkitwua » [t’es qui toi ?], « d’où parle le locuteur ? », interrogeant ainsi et désamorçant la possibilité de tenir un discours d’autorité [« ce que je dis est vrai car je suis dans la position de dire la vérité »]. Parole de bouffon (Starobinski 1967) qui dit la vérité et ne sait dire que celle-là, le bouffon se dévoile en mettant en question la question même de la vérité, du vrai, du bon, du juste, du vérifié, de l’approuvé par la communauté, mais le met en question car il le met en jeu, le fait jouer, le met au centre du jeu. Donc forcément, le bouffon, l’auguste [on ne le confondra provisoirement pas avec le clown, qui se pose justement face à l’auguste comme celui qui sait] doit se poser, forcément maquillé. C’est là aussi le fondement [au sens aussi où le bouffon est celui qui dit : « Sur le plus haut trône du monde (et surtout sur une chaire), on n’est jamais assis que sur son cul », Montaigne 1588 livre trois, chap. XIII] de cette exigence déjà posée d’autodérision.

11 3) Comme l’ont montré les rhétoriciens et les linguistes (Greimas 1966) qui ont développé le concept d’isotopie1, l’humour est toujours référentiel, il s’inscrit dans un cadre de références et au sein d’une communauté d’interconnaissance, et les ethnologues pour leur part, puis les sociologues et les linguistes, ont montré qu’en s’inscrivant dans une communauté, il la définissaient. Nous dirons donc : par la délectation commune est ainsi constituée la communauté des ethnomusicologues français qui rient en voyant Beaudet, Pierre Schaeffer, Rouget, Arom, tenir des propos décalés par le travail du montage.

12 4) Et pour finir, ultime avertissement, certes inutile car superfétatoire et incapable de susciter ni la compréhension ni l’excuse : parce que référentiel, l’humour se passe, comme la musique, d’explication, est intraduisible, mais, comme la musique, son mécanisme et ses procédés peuvent être décrits, analysés.

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Obligato 1 : Communication et obscurité

13 Lors de la préparation au CA musiques traditionnelles où j’étais participant observateur en tant que candidat (2009-2011), Michel Colleu, collecteur et animateur en position de formateur, comme nous étions en Bretagne bretonnante, eut cette phrase sublime : « je comprends le breton, mais je ne le parle pas », ce qui lui valut la répartie immédiate, non préparée : « moi, c’est l’inverse ». Il se trouve que le présent auteur, qui a été auguste au sein des Clowns Maclom, une troupe libertaire où les clowns étaient joués par des augustes, est désormais professeur des universités, et qu’il a une solide réputation d’obscurité, soigneusement entretenue : obscurité des références à tiroir, des allusions en langues plus étranges encore qu’étrangères, des private jokes, des double-sens dont seul le second apparaît (et encore ! pas toujours). Mes premiers étudiants, Michaël Cisinski, Monika Stern, avaient appris cette langue sans peine comme moi-même, étudiant, je lisais sans traduction le deleuze ou le barthes sans peine, et se repassaient Le picard sans peine en Assimil de poche. Il est vrai que le picard que je parle est à base de yiddish, langue que je parle mais ne comprends pas.

14 Il se trouve que le présent quasi vieillard [au sens chinois du terme] aux cheveux même pas grisonnants, mais à la moustache étrangement blanche, a été roux. D’où l’avertissement en guise de préface : A sandwich and a cup of coffee, and then off to violin-land, where all is sweetness and delicacy and harmony, and there are no red-headed clients to vex us with their conundrums. …en route pour le pays des violons, où tout est douceur, délicatesse et harmonie, où il n’y a pas de rouquins pour nous ennuyer avec des devinettes (Doyle 1891/2010 : 40).

15 Disons que l’auteur, François Picard, est roux, et qu’il ennuie avec des phrases à double sens, tous deux aussi hermétiques, et passons au sujet proprement dit de la leçon.

Sujet : « musiques irréductibles » et humour musical

16 L’analyse d’une prestation filmée de Grock ou de la Sequenza pour trombone de Luciano Berio montre l’étroitesse et la faiblesse de la part sonore de l’humour musical : un tabouret de piano trop bas, un archet qui pique le cul du voisin, c’est du comique du corps, de situation, mais pas de l’humour musical, sauf l’imitation de la voix, un glissando incongru.

17 Mais arriver à le théoriser d’un point de vue transculturel/ethnologique, c’est une autre paire de manches.

18 Nous poserons que l’humour musical cible de manière différente les « musiques irréductibles » et les autres : jouer l’Art de la fugue avec un ensemble de bigotphones n’a pas le même propos, la même envergure, que de jouer avec le même ensemble Verklärte Nacht ou Tremblement de Terre très doux.

19 Après avoir joué Eci ameya à l’orgue à bouche, décalage sans ironie ni effet humoristique, nous nous sommes proposé de faire rire l’assemblée en jouant « Tamanuwa » de la suite Tuleâkâ aux clarinettes européennes (en fait, un ensemble de clarinettes à pression variable et à son unique incluses dans une boîte et connues sous les noms de « voix de la vache » ou « boîte à meuh »). Nous arriverons ainsi à la conclusion que la première est une composition pure alors que la seconde, irréductible,

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est indissociable de ses conditions d’exécution. Or, l’interprétation de la même « Tamanuwa » à l’orgue à bouche se révèle sans aucun effet comique. D’où la conclusion que tout cet échafaudage théorique ne vaut rien face à la puissance du son.

20 L’expérience montre donc par l’absurde l’inutilité du concept de « musique irréductible » : cette musique n’est pas qu’une sonorité pulsée, ou un jeu, mais une organisation de hauteurs et de durées, une musique pure. Hommage à Jarry (1896) !

Résumé valant traduction

21 La présente communication, sous forme d’un montage son accompagné d’images fixes, examine pourquoi l’écoute de l’enregistrement de la suite pour clarinettes wayãpi « Tamanuwa » fait rire et pose (en termes académiques « tente de montrer ») que ce n’est pas la suite de notes, mélodie et rythmes, qui fait rire, mais le timbre.

Thème 2 : « Whooooze zat song ? »

22 Pour montrer que ce n’est pas l’air tel qu’on peut le transcrire qui fait rire, mais la sonorité, on propose une expérience : faire jouer cette mélodie par d’autres instruments. On reconnaîtra sans difficulté ici, cul par dessus tête, le procédé classique de l’humour musical consistant à jouer la « Pathétique » au mirliton. Et l’auditeur sera obligé de conclure avec moi que ce n’est pas le renversement qui fait rire, mais bien, d’une manière que la théorie des genres (Genette 1986) a depuis l’antiquité grecque exposée, l’irruption du vulgaire dans le noble. L’irruption du noble dans le vulgaire, même si elle peut prêter à rire, n’est souvent qu’un ridicule involontaire, soit un tout autre phénomène que l’humour.

23 Le procédé de transposition une fois développé m’a amené à faire interpréter « la même pièce » par des instruments divers. Ceci a abouti à un phénomène qui n’est pas sans rappeler celui qui sert de thème au film Whose is this song ? d’Adela Peeva.

24 J’ai donc décidé que ce film démonstratif ultra-lourd et totalement faussé méritait d’être pris non pas comme base ni comme fil conducteur mais comme fausse trame, thème secondaire, et en ai fait un refrain (qui n’a rien d’un Leitmotiv, si ce n’est la lourdeur) : « Whooooze zat song ? »

Sujet musical 1 : « Tamanuwa » de la suite Tuleâkâ. Thème 1 : transcrire la musique

25 Le thème principal, « Tamanuwa », de la suite Tuleâkâ, faussement indiqué sous le titre du thème secondaire, est d’abord exposé en tant que partition. Il s’agit ici de la retranscription photographique, non pas du tout au sens voulu par Arom (Roten 2000 : 99-104), mais au sens de l’étude des sources : je cite d’abord non pas une transcription qui serait la mienne, mais celle proposée par l’ethnomusicologue même, Jean-Michel Beaudet, qui a publié « Tamanuwa » en tant qu’enregistrement audio, en tant que partition descriptive et en tant qu’objet d’étude (Beaudet 1988).

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Fig. 1. « Tamanuwa », transcription Beaudet (1998 : 102).

26 Il se trouve que l’évitement de la portée musicale et son emploi en tant que rudiment produit chez moi un effet particulier : j’y ressens au premier abord une erreur intellectuelle et un irrespect pour une musique dont on dénierait le caractère de musique digne d’être écrite. Cette impression est heureusement complètement détruite par le splendide travail de Jean-Michel Beaudet qui explique bien dans son livre, point à point, que la dimension des intervalles est un élément mobile dans cette musique jouée par des instruments éphémères faits de roseaux coupés sur le champ et non ajustés en hauteur selon des intervalles prédéterminés ni fixes. Mais l’impression demeure dès que l’image paraît sans tout le discours analytique et contextualisé, comme c’est le cas dans la publication en disque, et encore plus dans une compilation.

27 On l’entendra à 4 ‘ 27 « joué (mais pas interprété) par le logiciel Finale aux percussions : chaque ligne est assignée à un son de percussion différent, produisant ainsi une pure Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres, dans le langage de Webern), ce qui est l’interprétation (par le metteur en sons) la plus logique d’une notation qui refuse de noter les hauteurs. Bien évidemment cette musique de timbres est en rapport avec la musique concrète et la musique électronique. On entendra la version originale à 5 ‘ 29 «.

Sujet musical 2 : « Tukã » de la suite Moyutule

28 Après avoir annoncé les clarinettes wayãpi, je fais entendre la pièce « Tukã » de la suite Moyutule jouée, à partir de la transcription (quatre lignes, pas de clef), par You Li-yu à la cithare qin. Le décalage extrême est assuré d’emblée : autant les clarinettes tulé peuvent représenter les musiques non écrites sans théorie explicite, autant la cithare qin représente une tradition lettrée.

29 Je montre en même temps ma propre transcription, réalisée à partir de l’écoute de l’enregistrement (Beaudet in Zemp 1998 : CD 2 plage 20) et de la mesure des durées. J’utilise volontairement la portée, clef de sol, cinq lignes, qui, avant le XIXe siècle et même au-delà, indiquait des intervalles qui n’étaient pas tempérés égaux, et des hauteurs qui n’étaient pas assujetties à un diapason fixe et universel, qui n’existait d’ailleurs pas encore. Afin de montrer la relation avec les systèmes d’échelles pentatoniques, j’indique le diton (ou pycnon) sol-si par un dièse à la clef : l’ensemble des notes la mi sol si est une partition de l’échelle la-si [ré] mi sol (la) si, soit un ton de sol. La mise en page de la présentation met en évidence la forme (quatre phrases se terminant par une tenue), la structure (AA BB), avec un motif de fin similaire sol mi mi mi—.

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Fig. 2. « Tukã », transcription Beaudet (1998 : 112).

Fig. 3. « Tukã », transcription Picard.

30 On verra ici un usage de la transcription indispensable à une « musicologie numérique », terme proposée par Alice Tacaille, chercheuse et directrice de l’unité de recherche Patrimoines et Langages Musicaux, pour désigner ce qu’à Harvard on appelle Digital musicology, soit l’utilisation des moyens informatiques (logiciels, bases de données, data mining) au service de la musicologie historique, ou analytique, ou appliquée : la pièce qui figure dans l’album Les danses du monde (Beaudet in Zemp 1998 : 80-81) ne porte pas sur le disque de titre autre que « Guyane (Wayãpi) », il faut se référer au livret pour y lire qu’elle « est intitulée Tukã, « Le toucan », et fait partie de la suite « moyutule ». Pourtant, le codage sous forme de portée (avec derrière la portée, réalisée sur un logiciel de gravure musicale, la possibilité d’exporter en MIDI et en music xml) permet de mener des recherches et d’identifier assez aisément la transcription de Beaudet (lue en clef de sol troisième si le logiciel de recherche est réglé de manière trop sensible) et la mienne.

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Fig. 4. « Bransle de Chãpaigne », Gervaise 1550 fo xxviii

31 Après You Li-yu à la cithare qin (0’26»), on entendra Jeanne Roudet au fortepiano (2’58»), puis Gilbert Rouget à la voix et au tambour à fente (8’10»), des cuivres synthétiques alla Banda (8’53»), et enfin on l’écoutera en même temps que You Li-yu dans un enregistrement de Beaudet (10’49»). L’absence de clef, une partition sur quatre lignes, perturbent la lecture. Tandis que You Li-yu et Jeanne Roudet sont des interprètes de haute qualité, expérimentant pour moi une situation curieuse, les cuivres synthétiques ou l’effet de montage où Rouget semble jouer « Tukã » au tambour à fente n’expriment pas de sentiments. La situation va donc faire intervenir malgré moi non plus seulement l’auteur (de la blague : moi) et le récepteur (l’auditeur), mais l’interprète. Et la conclusion montrera que, contre toute attente, You Li-yu sort de son rôle mécanique pour agir en tant qu’être humain, et écouter la texture sonore des Wayãpi comme fait de culture, et commune humanité, qui ne saurait être réduite à son interprétation d’après une transcription. L’expérimentation montre que l’on devrait prendre soigneusement en compte les éléments contenus dans l’ensemble de la page de musique écrite, et non seulement les écritures solfégiques. L’histoire de la notation musicale, désormais anthropologie historique, histoire culturelle, et son corollaire l’interprétation musicalement informée, exigent désormais la prise en compte du contexte culturel, qui fait qu’une page de Gervaise qui comprend la mention « Bransle de Chãpaigne » ne peut être interprétée par un logiciel que si celui-ci « comprend » la mention écrite. On y verra d’ailleurs un bel exemple de musique de danse, aux parties synchronisées, avec battue isochrone, une musique en tous points mesurée, qui se passe fort bien de la barre de mesure.

Thème 3 : « On nagra »

32 En préparant ce montage audio, je me suis retrouvé dans des situations professionnelles qui ont été mon métier avant de devenir enseignant-chercheur : technicien son, compositeur de musique électroacoustique, producteur délégué radio,

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directeur artistique de publications phonographiques (supervisant donc à ce titre le montage). Inévitablement, les sous-thèmes ont surgi parce qu’ils sont les références au cœur de ces pratiques : notre instrument commun, l’enregistreur Nagra, les références communes : la musique électroacoustique et le roi du montage radiophonique, le sculpteur de sons par excellence, et incidemment celui qui a présenté Yann-Fañch Kemener, « son ami breton qui chante », à Henri Lecomte et moi-même quand nous produisions notre émission radiophonique hebdomadaire La Mémoire vive (France Musique, 1988-1990) : Yann Paranthoën. Je me tourne alors vers ma phonothèque, et je réécoute le sublime On nagra, publié en CD (Paranthoën 1987).

On nagra

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34 Le 27 mai 1931, le Professeur Auguste Piccard (à droite), accompagné de son assistant à l’université de Bruxelles, le jeune physicien suisse Paul Kipfer, s’envole pour la stratosphère dans son ballon baptisé FNRS, du nom du Fonds National de la Recherche Scientifique Belge qui a financé l’expérience2.

Personnage 1 : le professeur Piccard

35 Et dans cet On nagra, je redécouvre une personnalité dont je fais un personnage récurrent, le professeur Piccard père et fils, l’un qui a exploré les profondeurs et l’autre les hauteurs atmosphériques. Ce personnage récurrent, modèle du professeur Tournesol, ne joue pas dans le montage la fonction d’un thème, ni d’un sujet, mais de la coccinelle de Gotlib, la souris de Plantu : un lien de connivence entre auteur et lecteur. Le jeu devient plus ambigu à l’oral, puisque Piccard est homophone, quoique non homographe, de Picard.

Thème 4 : « le hoquet »

36 Comme l’on sait chez les ethnomusicologues français, le procédé consistant à répartir un air (qu’il soit monodie ou non) entre plusieurs instruments a été appelé par Simha Arom « hoquet ». De manière extrêmement habile, il se trouve que Jean-Michel Beaudet évite ce terme, fortement connoté comme faisant partie du vocabulaire de Simha Arom, tout en abordant en passant la question de la terminologie (Beaudet 1998 : 90). J’ai donc choisi de faire mon auguste en mettant les pieds dans le plat et en posant ici, de manière oblique et sous-jacente, la question de la nature du procédé et de sa qualification. Je tiens en effet que le prétendu « hoquet » n’est bien souvent qu’une répartition des notes de la mélodie entre plusieurs instruments, soit exactement ce que fait un xylophone, un piano, une flûte de Pan, un carillon, un orgue à bouche : rien qui en soi soit structurel, ni polyphonique au sens de plusieurs voix. J’en ai fait ailleurs et souvent la démonstration en jouant « Eci Ameya » à l’orgue à bouche. Il était tentant de se moquer gentiment au passage et sans insister sur l’appellation hoquet, d’autant plus que le hoquet est un phénomène physique proche du rire, comme l’ont relevé les physiologues du XIXe siècle (Adelon 1830 ; Rostan 1830).

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37 Le hoquet est un phénomène qui est désagréable pour celui qui en est atteint, et l’un des rares syndromes, avec le bégaiement, qui fasse rire les autres de celui qui en est affecté. D’où les expressions récurrentes et à double sens « pour en finir avec le hoquet ».

Personnage 2 : le clown Grock

38 Après le professeur Piccard, qui tient bien évidemment ici le rôle du clown blanc, vient naturellement l’auguste, et le plus grand des « clowns » musicaux, Grock (Adrian Wettach, 1880-1959). Comme les Piccard, il était Suisse, und dann ? il n’y a aucune allusion à cela dans mon propos. Le rapprochement par le montage des images transforme immédiatement la lunette de longue-vue du professeur Piccard en « clarinette », et l’image de Grock avec un saxophone soprano qu’il appelle lui-même « clarinette » renforce, plus par la définition organologique que par la sonorité, le rapport avec les clarinettes wayãpi, objets de la présentation. Une fois Grock choisi pour incarner le personnage du clown musicien, des références s’imposent : son célèbre gimmick « Pourkwa ? », et la référence (ésotérique et non explicitée) à Luciano Berio (à 11’13 «, le trombone imite pourkwa), qui a dédié sa Sequenza pour trombone à Grock, qui était son voisin quand il était enfant. Comme dirait Grock : « Sans blague ? »

39 Une soirée entière avec Grock (Boese 1931). « Le clown Grock (Adrian Wettach, 1880-1959) est considéré comme le plus grand clown musical du XXe siècle. Il a conquis, en 60 ans de music-hall mondial, en 6 langues et sur 24 instruments, des millions de spectateurs. Il a aussi composé beaucoup de mélodies. »

Personnage 3 : Jean-Michel Beaudet avec les Wayãpi

40 Premier ethnomusicologue par ordre d’apparition, Jean-Michel Beaudet, qui a consacré sa vie, sa recherche, des disques et des livres aux Wayãpi et à leurs ensembles (« orchestres ») de clarinettes idioglottes à chambre à vent externe et résonateur externe : un petit tuyau est placé à l’intérieur d’un gros. Chaque instrument, insufflé par un seul instrumentiste, ne produit qu’une note. Chaque élément de la mélodie (j’entends ici : suite d’objets sonores discrets et différenciés) est ainsi réparti entre un ou plusieurs instrumentistes ; on remarquera que la plupart des objets sonores ne sont produits que par une clarinette, d’autres par le jeu simultané de plusieurs, et que la fin (comme chez les Banda Linda) est constituée d’un cluster.

41 La chance me fournit la voix de Beaudet lui-même dans une interview décalée (non seulement par l’horaire, mais par la journaliste qui l’appelle familièrement « Michel » et s’extasie sur la capacité de l’ethnologue à séduire les femmes plutôt qu’à entendre les musiques comme ceux qui les produisent) : La Guyane avec les Indiens Wayampis Les Wayãpi ou Wayampi (anciennement appelés Oyampi) sont des musiciens et autres danseurs. Ils font partie d’une des six communautés amérindiennes de Guyane. Leur nombre est difficile à déterminer mais ils seraient entre 400 et 600 personnes en Guyane et autant au Brésil. On les pensait disparus mais ils sont bien présents auprès des «sounds systems» (Beaudet 2011).

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Thème 5 : Musique concrète, électronique, exotique

42 La mise en parallèle, ou en choc par l’humour et le montage, des thèmes de l’enregistrement, du son et de la sonorité, et des musiques non écrites amène assez naturellement, comme je le fais dans mon cours Entendre, transcrire, rendre compte, et comme l’attestent nombre de rencontres entre musicologues et musiciens, à la musique concrète, voire à l’acousmatique, l’art d’entendre avec les oreilles sans se laisser impressionner par ce que l’on voit. Les archives de l’INA fournissent un document qui combine tout cela : le numéro de La Revue musicale « Expériences musicales », sous-titré « Musiques concrète, électronique, exotique » par le Groupe de Recherches Musicales de la Radiodiffusion Télévision Française sous la direction de Pierre Schaeffer (1959) avec la collaboration de François[-Bernard] Mâche.

Personnage 4 : Pierre Schaeffer

43 Apparaît ainsi le personnage de Pierre Schaeffer dans un entretien télévisé avec Pierre Desgraupes (Lectures pour tous, 17/06/1959). Pierre Desgraupes, immédiatement après la réponse à « comment est née la musique concrète ? », demande « peut-on écrire la musique concrète », qui est un des thèmes du débat à propos des clarinettes (en raison de la variabilité des hauteurs des instruments d’une exécution à l’autre) et du hoquet (faut-il noter la ligne mélodique, ou les parties que jouent les interprètes ?). Schaeffer répond : C’est difficile, parce qu’il faut se souvenir que les musiciens n’écrivent de la musique que parce qu’il connaissent parfaitement non seulement les notes de la portée mais les instruments qui ont émis ces sons. Et les notes de la musique ne sont que des symboles [sic pour/signes/] qui rappellent que c’est un trombone ou que c’est une voix qui va jouer la note, et la note ne rend pas compte du son, la note est une espèce de signal opératoire (Schaeffer in Desgraupes 1959)

Personnage 5 : Gilbert Rouget

44 Les archives de l’INA nous fournissent un autre document : Gilbert Rouget lui-même en son laboratoire d’ethnomusicologie du musée de l’Homme, faisant une démonstration des rapports langue à tons/musique avec un tambour de bois à fente. Il choisit les syllabes O et Ba, qu’il est impossible pour un auguste de ne pas transformer en Haut et Bas, que l’on mettra sens dessus dessous ; un simple montage avec transposition permet à Rouget et son tambour à fente de jouer la mélodie wayãpi ; hommage aussi au précurseur qui, avec justement Pierre Schaeffer, tenta, en transformant un Nagra en monstre à plusieurs têtes, d’inventer la machine qui permette de dissocier changement de vitesse et changement de hauteur, dispositif aujourd’hui libre et gratuit grâce au numérique et aux logiciels libres.

Personnage 6 : Simha Arom

45 Le thème du hoquet et celui de la transposition d’un thème exotique en musique contemporaine ne pouvait manquer de faire apparaître Simha Arom, dont on connaît

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les travaux théoriques et l’utilisation qu’ont fait de ses transcriptions Steve Reich, Luciano Berio et György Ligeti (Segre Amar 2000). On l’entend, et on entend aussi en fond une version de Tukã dont on ne sait pas très bien si elle est jouée par la fanfare de Bangui ou par l’ensemble de trompes Ongo Trogode.

Contre-sujet musical 1 : « Eci ameya »

46 Le jeu collectif réparti entre tuyaux sonores produisant chacun une note se trouve chez plusieurs ensembles étudiés par de grandes références de l’ethnomusicologie française : Simha Arom et les trompes des Banda Linda, Hugo Zemp et les flûtes de Pan des ‘Are-‘Are, Jean-Michel Beaudet et les clarinettes des Wayãpi. On a choisi « Eci ameya » (à 9’56»), qui a fait l’objet d’une transcription et d’une analyse par Segre Amar (2000).

Vermú : musiques irréductibles

47 J’ai fait jouer l’une ou l’autre pièce des Wayãpi d’après des transcriptions détournées en partitions prescriptives. You Li-yu au qin, Jeanne Roudet au fortepiano, Finale aux percussions synthétiques puis aux cuivres synthétiques, Gilbert Rouget malgré lui à la voix et au tambour à fente. Après avoir fait jouer You Li-yu, je lui ai fait entendre l’enregistrement original et, de manière totalement inattendue (10’49» à 11’47»), elle a ri, mais pas de la musique, de mon projet ; elle conclut donc en jugeant cette musique irréductible :

48 You Li-yu – « [rire] c’est marrant, pourquoi ? et pourquoi vous cherchez à faire jouer cette mélodie avec tous les autres instruments ? Mais ce qui est intéressant c’est parce qu’il y a … comment dire ? le timbre qui a plein de relations de [à] la terre. C’est ça qui est intéressant, c’est pas intéressant de [faire] jouer par d’autres instruments. »

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Ensemble de clarinettes de Guyane, 1998 , « Guyane (Wayãpi) » [Tukã, « Le toucan », de la suite moyutule »], Hugo Zemp, ed., Les danses du monde, Le chant du monde, « CNRS Musée de l’Homme » CNR 5741107 CD 2 plage 20.

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YOU Li-yu, 2012, « Toucan », qin, prise de son François Picard, inédit.

NOTES

1. Une soirée chez la sous-préfète : « Les petits fours sont exquis, et les toilettes de ces dames admirables ». – « Je ne sais pas, je n’y suis pas encore allé ». 2.

RÉSUMÉS

Une question musicologique, celle de la définition de musiques irréductibles à l’exécution de leur transcription sur d’autres instruments qu’initialement, est traitée dans un petit film, inspiré de l’art du Hörspiel ou pièce radiophonique. Le présent écrit en fait le démontage.

AUTEUR

FRANÇOIS PICARD François PICARD est professeur d’ethnomusicologie à l’Université Paris-Sorbonne. Ses études de théâtre à Paris 8 Vincennes le mènent à travailler sous le chapiteau de Mme Fanny, puis d’Alexis Grüss (désormais Romanès) et surtout au sein des Clowns Macloma. Musicien, il a joué de la fanfare, de la musique médiévale et Renaissance, du jazz-rock, tout en pratiquant la composition électroacoustique, en particulier pour le théâtre. Il a gagné un moment sa vie en pratiquant le

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montage son. Suite à la rencontre de Tran Van Khê et avec les encouragements de Shi Kelong, il part pour la Chine et soutient une thèse sous la direction d’Iannis Xenakis. Il a été ensuite producteur délégué radio à Radio France (France Musique et France Culture) et a publié de nombreux enregistrements de terrain. Il pratique la cithare qin, la prise de son, une ethnomusicologie impliquée associée à une musicologie historiquement et culturellement informée, mais joue de la flûte xiao et de l’orgue à bouche sheng.

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Les procédés comiques de l’imitation vocale des instruments dans le monde arabe

Jean Lambert

1 En Occident, les imitations vocales d’instruments de musique sont monnaie courante. Elles étonnent et amusent par la fidélité avec laquelle elles reproduisent le timbre de chacun1. En Orient, ce genre n’avait jusqu’ici quasiment pas été documenté, il n’a acquis une certaine visibilité que depuis son apparition sur la Toile, à la fin des années 2000, notamment dans le monde arabe. Des sites multimédia comme YouTube nous mettent soudain en présence d’une grande quantité d’imitations qu’aucun ethnomusicologue n’aurait pu collecter à lui tout seul. Dès lors, il devient possible de s’intéresser aux effets humoristiques de l’imitation vocale des instruments. Quels sont les procédés utilisés ? Sont-ils les mêmes qu’ailleurs ? Ou bien ont-ils des spécificités culturelles ?

2 En dehors de l’influence du statut de la voix dans l’islam, lié à la révélation coranique – qui ne peut être traitée dans l’espace du présent article2 –, se pose la question du modèle esthétique des relations entre musique vocale et musique instrumentale dans les sociétés arabes. En effet, dans la théorie savante telle qu’elle avait été formulée au Moyen Âge, la musique n’était pas considérée comme pouvant signifier par elle-même, en dehors de sa relation avec le langage. Comme l’expliquait al-Fārābī (872-950), philosophe et théoricien de la musique : « Les notes engendrées par tous les instruments sont de qualité inférieure, si on les compare à celles de la voix. Elles ne peuvent donc servir qu’à enrichir la sonorité du chant, à l’amplifier, à l’embellir, à l’accompagner » (cité par Shiloah 1991 : 87)3. Cette esthétique hiérarchisant voix chantée et musique instrumentale a été définie, dans sa version arabe, comme « union de la musique et de la poésie » (Rouget 1990 [1980] : 427-428, 496)4. Par certains aspects, on peut la considérer comme une théorie vernaculaire de la monodie. J’en avais exposé une version locale au Yémen, qui se situait sur deux plans : d’une part, l’union de la poésie et de la musique, et d’autre part l’union de la voix et de l’instrument (Lambert 1997 : 126 et sq).

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3 Compte tenu de ce que nous connaissons de l’histoire de la musique arabe et de ses formes contemporaines, nous avons de bonnes raisons de penser que cette norme esthétique énoncée par al-Fārābī était aussi un reflet de l’état réel de la musique à l’époque : l’instrument devait se contenter d’« imiter » la voix, c’est-à-dire de paraphraser et de compléter sa courbe mélodique, en apportant, peut-être comme au Yémen aujourd’hui, des « réponses » (raddāt) qui répondaient avec vivacité à des « questions posées ». En tout état de cause, cette esthétique s’est pérennisée jusqu’à nos jours dans la musique arabe, plus que dans les musiques turque et iranienne, et elle a certainement freiné l’apparition d’une musique instrumentale indépendante5.

4 Dans ces conditions d’une esthétique culturellement contraignante, l’imitation d’un instrument par une voix ne peut pas être indifférente, car elle représente en quelque sorte l’inverse des instructions dominantes. On peut alors se demander quelles significations elle va prendre : ne suscitera-t-elle pas la gêne, la dérision ou, précisément, le rire ? Je commencerai cette réflexion par l’examen de quelques rares matériaux originaux collectés au Yémen dans les années 1980, puis de plusieurs documents recueillis sur internet. Certes, ces derniers ne peuvent remplacer une enquête ethnographique en bonne et due forme, mais ils ouvrent des pistes de comparaison.

Des parodies vocales dans les mariages au Yémen

5 Dans le contexte yéménite des années 1980, dans les fêtes de mariage à Sanaa (Lambert 1997 : 61), les chantres religieux avaient l’habitude de réaliser des intermèdes comiques à l’issue de chaque suite chantée, afin de détendre l’atmosphère (Lambert 2013). Parmi d’autres parodies, on trouve plusieurs imitations vocales de musique instrumentale. Chantre amateur, cultivateur de son état, Mohammed ‘Atiyya avait pour spécialité, comme d’autres de sa génération6, d’imiter de sa voix les airs de la fanfare militaire des Imams, souverains du Yémen, dont il faisait des pièces humoristiques appelées huwāh.

6 Ce qui était risible dans le modèle, c’est le rythme de marche binaire, la coordination martiale des instruments, ainsi que le timbre des cuivres, dont les Yéménites n’avaient pas l’habitude7. Cette parodie est drôle du fait que les sons de l’orchestre sont imités par des syllabes non lexicales8, qui en exagèrent les traits tout en rendant bien leur diversité : « bîri barâ biri bara biri bara-bir dalelay delelay bang bang ». La voix présente une particularité rare au Yémen : elle est marquée par une sorte de trémolo ou de jodel permanent qui est peut-être héritée d’une technique vocale turque.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 7 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2022

8 D’après les réactions du public, on voit que la performance a un effet hilarant et dynamisant : en guise de compliment, à côté des formules religieuses conventionnelles (ibid., Lambert 2013), un auditeur lance à ‘Atiya une formule humoristique faisant allusion aux syllabes non lexicales : « Qu’Il te “barabire”, le plus Clément de tous les Cléments ! » (‘A-ybarbarek Arham al-Rahīmīn). Cela provoque un éclat de rire général, car cette plaisanterie répondant du tac au tac participe de l’effet recherché de réjouissance et de « sociabilité festive » caractéristique de nombreuses sociétés villageoises ou communautaires (Cler 2010 : 127). Dans cette réaction de l’auditeur, le comique relève

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ici à la fois de deux mécanismes convergents : d’une part l’utilisation d’une formule syllabique dépourvue de sens pour fabriquer un verbe transitif qui acquiert ainsi un sens trivial à cause de son assonance et de sa position syntaxique ; d’autre part, le comique vient aussi de la juxtaposition de ce néologisme absurde avec Dieu, « Le plus Clément des Cléments », selon cette expression d’une foi intense et sincère, donc diamétralement opposée.

9 Un peu plus tard, un autre auditeur lui lance une apostrophe plus agressive, mais là aussi avec humour : « Qu’un démon t’emporte ! » (Jennī shellek !). Cette agressivité, même sublimée, ne doit pas nous étonner : la musique militaire de l’Imam du Yémen (1919-1962), qui avait été héritée de la musique militaire ottomane, produisait chez les Yéménites un effet d’étrangeté, dont l’inquiétude n’était pas absente, du fait même qu’elle n’était pas accompagnée de paroles9. Les récits oraux recueillis à Sanaa dans les années 1980 ne laissent aucun doute sur le fait que ces « airs » vocaux étaient une manière de se réapproprier une musique qui, bien que jouée par l’armée yéménite, lui était culturellement étrangère. Une anecdote illustre bien cette ambivalence : on raconte qu’un jour, dans les années 1930 à Sanaa, le hasard ayant mis en présence dans la rue la fanfare militaire et un cortège funéraire, Mohammed Zayd (personnage humoristique bien connu) se trouvant à la fin du cortège et devant la fanfare, s’était mis à faire des grands gestes de chef d’orchestre, comme s’il dirigeait cette dernière et qu’elle était destinée à rendre hommage au défunt ! Le comique provenait du fait que, dans cette culture, rien n’est plus opposé que la mort et la musique, surtout instrumentale (Lambert 2013, Annexe 1)10.

10 Dans un autre exemple11, le grand chantre religieux ‘Abdallah al-Hammāmī imite une pièce vocale syro-libanaise de type mawāl puis un joueur de ‘ūd, au moyen de syllabes non lexicales.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 11 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2022

12 Il commence par un récitatif sur les syllabes Yā layl, spécifiquement syro-libanaises, des paroles comiques interpellant deux auditeurs présents : « Ce Ghaylān et toi le Matarī ! Ghaylān, arrache sa moustache à Matarī ! » Puis il improvise sur un rythme bamb, également proche-oriental : « dum ba ga dang da’ sur ba ga dang da’ sur le Matarī ! ». Ces dernières syllabes non lexicales sont plus spécifiquement yéménites, assez semblables à celles utilisées par ‘Atiya. Les auditeurs reprennent en chœur (du moins les quelques paroles compréhensibles) tout en battant des mains et en s’esclaffant. Dans un premier temps, le récitatif attire l’attention par sa virtuosité vocale. Mais ce qui est vraiment drôle est l’alternance entre les syllabes non lexicales et les quelques paroles fragmentaires (la préposition « sur », introduisant une syntaxe au milieu d’un flot sonore non signifiant), qui font émerger un sens en creux, à partir du vide de sens de la mélodie elle-même, et dans lequel s’engouffre une interprétation de défi ludique.

13 Ce jeu entre le sens des paroles et le non-sens des syllabes non lexicales dans une musique à la fois vocale et instrumentale évoque une anecdote qui m’avait été racontée au Yémen par un musicien (à peu près à la même époque) pour m’expliquer pourquoi la clarinette double mizmār avait été interdite à Sanaa, ville aristocratique. Selon cet informateur, c’était que cet instrument « disait des insultes ». Et devant ma perplexité, il avait imité de la voix un mizmār et surtout son accompagnement rythmique au

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tambour, très expressif : « bum tak bum tak ! », tout en éructant les paroles que la clarinette double était supposée « dire » : « Maudit soit ton père ! Maudite soit ta mère ! » (Yil’an abūk, yil’an ummek !) (Lambert 1997 : 165-166). Quel paradoxe ! Alors que les sons de l’instrument étaient réputés sans signification, on plaquait sur eux des insultes, des paroles inconvenantes, ce qui nous faisait rire, évidemment ! Là encore, un sens en creux naissait du non-sens de la musique12, mais un sens influençable par les conventions – et leur transgression.

14 À propos de ces deux exemples yéménites, il nous faut nous interroger sur ce choix des syllabes non lexicales, et non de sons plus ressemblants. À l’époque où ces imitations de la musique militaire furent inventées au Yémen, au début du XXe siècle, une reproduction plus réaliste du son des instruments aurait-elle été concevable ? Ce n’est pas certain. D’une part, le modèle se présentait de manière globale, il s’agissait de tout un orchestre, on ne pouvait pas les imiter séparément. D’autre part, du fait que l’interdit de la musique instrumentale était encore très fort (le luth et la clarinette double avaient été proscrits par l’état théocratique de l’Imam, souverain du Yémen entre 1905 et 1962), reproduire fidèlement ces sons n’aurait-il pas été les reconnaître comme ordinaires ? La musique instrumentale privée de paroles chantées étant fortement contre-intuitive dans cette culture, et par ailleurs ces mélodies sonnant relativement étranges à des oreilles yéménites, par leur courbes, leurs échelles et leurs rythmes13, il fallait d’emblée qu’elles fassent l’objet d’une caricature. C’est ce que suggère également l’attitude des enfants dans les rues de Sanaa, au cours des années 1980, lorsqu’ils apercevaient un musicien marchant dans la rue avec son luth à la main : ils l’entouraient et imitaient à grands cris le son de l’instrument par des syllabes non lexicales tout en mimant le jeu des deux mains, ce qui était déshonorant pour le musicien14. Là aussi, l’imitation devait être d’emblée une moquerie, et ne pouvait que recourir à cette technique rabaissant le son instrumental à une parole dérisoire. En tout état de cause, il est aussi probable qu’une imitation réaliste, qui correspond à une sensibilité artistique occidentale et moderne, n’était tout simplement pas imaginable.

15 Pour Hammāmī, il y aussi une distance culturelle avec un modèle qui n’est pas yéménite. Une autre question se pose également : pourquoi ces syllabes et pas d’autres ? Chez ‘Atiya, le choix des consonnes occlusives /b, /d, /g, et roulées : /r, et de la diphtongue /ang, rend assez bien les sonorités d’une musique militaire que l’on imagine archaïque, avec des grosses caisses, des cymbales, mais sans trop de dureté. Ivan Fonagy notait à leur propos qu’elles expriment en général des sentiments ou des sensations plus douces que les occlusives sourdes (Fonagy 1983 : 91). On peut noter une différence avec les syllabes prononcées par mon ami musicien imitant le mizmār, où occlusives sourdes et sonores alternaient, coïncidant avec sa visée plus sardonique. Chez Hammāmī également, dominaient des occlusives sonores /b, /d, /g et roulée : /r. Faut-il mettre ce choix sur le compte d’une relative bienveillance dans ce qui n’était qu’une gentille galéjade improvisée ?

16 Mis à part les deux exemples yéménites ci-dessus, de telles imitations semblent avoir été, jusqu’à maintenant, très rares dans le monde arabe. Ceci m’a amené à examiner des pratiques d’imitation vocale telles qu’elles nous ont été livrées plus récemment par YouTube. J’ai choisi d’analyser quelques performances informelles réalisées par des musiciens amateurs d’Egypte, de Syrie, et accessoirement d’Arabie saoudite, imitant de la musique instrumentale tout en chantant des chansons traditionnelles ou à succès, et provoquant des réactions variées allant du sourire à la franche rigolade. Je m’interroge

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également sur la réception par le public arabe, souvent positive et même émerveillée, mais aussi parfois défavorable.

Une trompette vocale ?

17 Ce chanteur Egyptien est originaire du Sa‘īd, région du sud de l’Egypte dont les habitants sont connus pour leur rudesse. Ils sont l’objet de nombreuses blagues les tournant en dérision, mais ils savent aussi eux-mêmes retourner ces stéréotypes avec humour.

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19 Bien qu’il soit anonyme sur ce document, on apprend au détour d’un forum, qu’il s’appelle Sayyid Ghallāb Bāsha, ou « l’Oncle Sayyid » (‘Amm Sayyid) et, au détour d’un autre, qu’il aurait fait un « album ». Il est habillé comme les paysans, et chante dans la cour d’une modeste maison rurale. Dans une autre vidéo, il est filmé dans sa cuisine. Dans l’extrait vidéo choisi, l’oncle Sayyid chante et imite à la fois un instrument à vent dans une chanson reprise du répertoire de musique arabe des années 1960. Il s’accompagne d’un bidon en plastique de vingt litres comme instrument de percussion.

20 L’Oncle Sayyid produit ces sons en soufflant puissamment par la bouche et en laissant s’échapper l’air par les lèvres serrées, en les faisant vibrer. L’instrument imité est à l’évidence une trompette15, instrument introduit à la fin du XXe siècle dans les orchestres populaires urbains, notamment pour les processions de mariage (Puig 2010)16. Il convient de bien distinguer l’instrument que l’Oncle Sayyid imite, la trompette, de l’ensemble des répertoires qu’il interprète, quelle que soit leur instrumentation d’origine : à la fois des pièces « classiques modernes » comme celle présentée ici, habituellement accompagnées par un grand orchestre arabe, et des mawāl, pièces populaires en dialecte égyptien et à contenu satirique, habituellement accompagnée à la vièle rabbāba, ou par des instruments à vent traditionnels.

21 Cette chanson avait été interprétée par la chanteuse à succès Su’ād Muhammed, avec une formation orchestrale composée d’instruments arabes ainsi que plusieurs violons, et dans une version plus récente, accompagnée d’un synthétiseur17. Compte tenu des seules informations fournies par YouTube, il est difficile de dire de quelle version ‘Amm Sayyid s’est inspiré, ou s’il l’a reprise d’un trompettiste qui l’aurait interprétée avant lui. En tout état de cause, il n’en reprend qu’un fragment. On ne peut donc analyser ici que la réception, l’effet produit, par rapport aux modèles les plus connus. Mais même de ce point de vue restreint, il apparaît clairement que le contenu romantique des paroles ainsi que l’instrumentation sont tournés en dérision. Ici, c’est un campagnard qui se moque d’un genre de musique urbain, considéré comme classique, trop sérieux ou guindé, en particulier par ses paroles : Tu m’as manqué, autant que les étoiles du ciel Wahhashtinī ‘adad nugūm al-samā Tu m’as manqué, autant que les mots de la passion Wahhashtinī ‘adad kalām al-hawā Chaque jour [qu’ils sont répétés] Min kulli yowm [taraddad]

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22 Comme c’est le cas en Occident, en Egypte, la trompette est un instrument populaire, donc relativement trivial par rapport au répertoire imité. Comme pour les instruments à anches traditionnels au Yémen (Lambert 1997 : 181), il est probable que ce mode de production du son soit assimilé aux parties les plus « basses » du corps humain18. Selon cette hypothèse, par la simple magie du timbre, ‘Amm Sayyid fait de l’original à l’eau de rose de la chanson quelque chose de plus terre à terre.

23 Certains effets humoristiques sont aussi produits par l’intimité étroite entre la voix et « l’instrument », ce dernier intervenant d’abord par une longue ouverture, puis immédiatement après chaque passage chanté, la voix changeant alors instantanément et radicalement de timbre. Tantôt « l’instrument » remplace la voix, tantôt la voix répète le même mot au point de le vider de son sens : « yōm yōm yōm yōm ». Il y a un effet de crescendo produit à plusieurs reprises par le fait de raccourcir la longueur des parties chantées, et de les interrompre de plus en plus souvent par des courtes phrases « instrumentales » qui semblent répondre à la place de la voix, et même l’interrompre. Ce procédé humoristique peut être considéré comme une caricature de la dialectique « question/réponse » dans l’esthétique de l’union poético-musicale. Il produit un effet de contraste et de surprise, voire une sorte d’ubiquité, comme s’il y avait véritablement un ou plusieurs instruments accompagnant la voix. Comme pour la virtuosité d’un homme-orchestre, on se demande : « Mais comment fait-il tout ça ? ! »

24 Le romantisme et le classicisme des paroles sont également tournés en dérision par le timbre de la voix, dont le seul décalage de texture suffit à produire un effet comique. En effet, autant les voix de Su’ād Muhammed et de Nūr Muhannā sont lissées pour exprimer un certain romantisme, autant celle de ‘Amm Sayyid est rauque, probablement abrasée par la cigarette… C’est notamment lorsque sa voix entonne le second couplet, plus dramatique, qu’elle augmente sensiblement de volume, et que son caractère éraillé apparaît encore plus clairement : Viens, viens, que nous transformions le rêve en réalité Ta’ālā ta’ālā nkhellī l-hulm haqīqa Viens, viens ! Ta’ālā ta’ālā Viens, viens, pour que nous rattrapions le temps perdu Ta’ālā ta’ālā n’awwad kulli shī Viens, viens ! ». Ta’ālā ta’ālā

25 À ce décalage entre, d’une part, le contenu romantique et, d’autre part, le timbre de la voix et de l’« instrument », s’ajoute le style déglingué de ‘Amm Sayyid, les joues légèrement gonflées, l’instrument de percussion de récupération, la gouaille de l’homme du peuple, etc. Cependant, on peut se demander dans quelle mesure cette volonté d’effet comique est consciente chez ‘Amm Sayyid. En effet, il ne s’agit pas à proprement parler d’une caricature, ni de mauvais goût : il est notoire que ‘Amm Sayyid est un très bon chanteur, et qu’en dépouillant la chanson de tout son décorum orchestral sirupeux, typique d’un certain goût oriental, il la transcende pour en faire quelque chose d’assez épuré et puissant. Certains pourraient y voir des dissonances, mais ‘Amm Sayyid assume sa position en arborant son large sourire édenté, d’une manière de dire : « Voici ma version de cette chanson, que ça vous plaise ou non ! ». C’est également ce à quoi les auditeurs semblent être sensibles, souriant largement et échangeant des plaisanteries (non audibles, malheureusement).

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26 En Egypte, cet humour est considéré comme celui des consommateurs de haschisch, très connus pour produire les meilleures blagues. C’est d’ailleurs le titre de la première vidéo, et l’on voit à la gauche du chanteur un homme en train de rouler une cigarette bien suspecte…

27 En l’absence de contextualisation directe, il a semblé utile d’examiner les réactions des internautes. Les visites sont nombreuses, et les réactions sont tout sauf indifférentes : « Sa voix est incroyaaaable ! », « J’aimerais bien fumer du hasch avec ce rossignol, lui qui réunit le rire et l’émotion musicale, par Dieu, c’est un artiste ! » Mais à l’inverse, il y a aussi des commentaires désobligeants pour le peuple égyptien, qui suscitent en retour des réactions très vives pour défendre l’honneur du pays, parfois par l’insulte…

Syrie : « Il joue du luth avec sa langue »

28 Le luth étant l’instrument le plus répandu dans la musique arabe contemporaine, son imitation est aussi la plus diffusée sur la Toile19. Ces imitations sont en général humoristiques, mais pas toutes20. Si j’ai choisi cet imitateur syrien, c’est en raison de son caractère représentatif d’une certaine évolution. Firās Jum’ah21 est un membre des forces armées syriennes22 qui distrait ses camarades de chambrée en chantant et en imitant des instruments :

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30 Firâs Jum’ah imite un récital que l’on imagine en plein air, avec sa sonorisation puissante. En faisant alterner chant et « instrument », il reproduit le son du luth d’une manière très réaliste en faisant vibrer sa langue contre ses dents et ses lèvres23, ce qui ne manque pas de sensualité. Il imite aussi les effets d’aigu du luth amplifié par l’électricité, ce qui provoque son hilarité et celle de son auditeur. Le timbre du son émis est assez nasalisé, ce qui vise peut-être à reproduire le son électrifié. Il imite ensuite la voix parlée du chanteur qui encourage le joueur de luth en lui disant : « Allah, Allah ! », et plus loin : « Ah ! Le luth ! » (et ainsi, se dédoublant), reproduisant fidèlement l’écho de la sonorisation (et alors il cligne des yeux…). Il imite aussi le son du synthétiseur reproduisant lui-même un hautbois traditionnel, ainsi que d’autres instruments non identifiés, en laissant s’échapper l’air par ses dents serrées. Comme beaucoup de chanteurs et de chantres du monde arabe, il met sa main sur son oreille, mais produit la surprise lorsque, au lieu que, de sa bouche, sorte une voix humaine, il en sort le son d’un instrument !

31 Le texte chanté, du type ‘atāba et mijāna, genre littéraire rural raffiné, est réputé pour exprimer des sentiments amoureux, amicaux ou mélancoliques qui sont magnifiés, voire exagérés et théâtralisés. Ce poème de quatre vers dont les deux ou trois premiers sont fortement assonancés et allitérés, produit des effets de surprise en jouant sur des mots homonymes qui sont utilisés dans des sens différents. Par Dieu tu as coloré la blancheur (de ta peau) par le noir (de tes yeux) Wallah lawwent bayādik bi-l-sawād À cause de toi j’ai bu du vin dans mes moments les plus noirs Wa-’alayk shrabat khamrī bi-s sawādī Oh toi, baisse seulement ton voile Wa lek bes wāttī al-hajab

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Toi qui mène les loups (par le bout du nez) Yā hadratī tsūd al-dhiyāb Yâ ‘aynī24

32 Un peu plus loin dans la séquence vidéo (3'45"), à la demande d’un auditeur, il imite le chanteur libanais Wadī’ al-Sāfī, avec sa voix grave et caverneuse. À ce moment-là, l’imitation du luth est délibérément aiguë et le son aigrelet, créant un contraste comique entre les deux.

33 Comme dans la performance égyptienne, ici, la voix mêle intimement poésie chantée et imitation de l’instrument, qui alternent et se répondent. Mais ceci a lieu dans un cadre plus large de l’imitation d’un spectacle tout entier. À la différence des hymnodes yéménites et de l’imitateur égyptien, chez qui le modèle imité et l’imitation étaient globaux, notre imitateur syrien a une approche spécifique pour chaque instrument et chaque phénomène sonore du concert live. Les différents bruits, les « canards », le son de l’instrument à vent joué par le synthétiseur, la présentation du chanteur, sont très réalistes. Le simple fait de les reproduire dans toute leur diversité, et éventuellement dans leur interaction, est à la fois inattendu et « vrai », et c’est cette virtuose fidélité au réel qui provoque le rire ou le sourire.

34 Autre différence avec l’Egyptien : il ne cristallise pas la même opposition entre ville et campagne. Le genre ‘atāba et mijāna est d’origine rurale, et c’est seulement récemment qu’il a été urbanisé, précisément à la faveur de ce type de récital. Firās le chante donc comme le ferait n’importe quel chanteur, avec brio. La dérision s’attaque plutôt au sérieux que l’on imagine être celui du joueur de ‘ūd, l’instrument « noble » de la musique arabe (et qui, traditionnellement, n’accompagnait pas ce répertoire), ainsi qu’à l’utilisation intempestive de la technique (écho, larsen, synthé). Ne doit-on pas relever ici une convergence avec la définition du comique par Bergson qui y voyait du « mécanique plaqué sur du vivant », et donc un effet de l’automatisme de certains comportements humains (ici, la technique d’amplification, dont les concerts publics sont en quelque sorte prisonniers).

35 Une majorité d’internautes apprécient, mais pas tous, et les réactions sont étonnamment passionnées (sans tenir compte de celles faisant un lien avec la situation politique en Syrie) : pour les uns, « Cette sous-culture reflète le degré de pourrissement moral des sociétés arabes » ; « C’est clair qu’il a été formé dans les bars, dans les lieux de plaisir et de beuverie de l’armée syrienne déplumée ! » ; ou encore : « ça, c’est un ‘ūd en fer rouillé ! Ahhhhhh, je dis : « Que Dieu protège la caméra des imbéciles ! ». Cette réaction manifestant une allergie au son électrifié, exprime évidemment une insensibilité à ce genre d’humour. Il y a aussi quelques réactions religieuses : « Je voudrais savoir, maintenant, si ça, c’est autorisé ou si c’est interdit par la religion ! ».

36 Mais ce sont surtout des relations d’incrédulité qui attirent l’attention : « Vous êtes tous des moutons ! Le son du luth ne vient pas de sa bouche, lui, il remue la langue et il y a sûrement (derrière lui) quelqu’un qui joue du luth ! C’est complètement idiot ! ». Un autre internaute assimile cette « supercherie » à l’utilisation du « sawtoshop », confusion entre le mot arabe sawt, « voix », et Photoshop, qu’il croyait être un logiciel capable de retoucher le son… Pour les autres, la grande majorité, cela prouve que les sociétés arabes ne valorisent pas assez les talents artistiques : « Ton seul tort est d’être arabe, si tu étais d’une autre nationalité, on te retrouverait sur toutes les chaînes de télé ! », et plusieurs lui conseillent de passer dans l’émission bien connue : Arabs Got Talents.

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37 Ainsi, il y a une résistance, soit morale, soit conceptuelle, à l’idée même que la musique instrumentale puisse être imitée parfaitement par la voix humaine. Comme le signalent Charlotte Loriot et Anne Roubet (citant Robert Schumann), il est assez courant que l’humour ne fasse pas l’unanimité : il délimite un public qui adhère, et donc une communauté se séparant ainsi d’une autre ne le partageant pas (Loriot et Roubet 2010 : 8) 25. Ce constat a des implications importantes pour les nations arabes en voie de construction26.

Les procédés comiques de l’imitation vocale

38 Dans le monde arabe, l’imitation musicale qui commence à peine à être reconnue dans les médias, a encore la fraîcheur de la nouveauté. Sur YouTube, alors qu’en Occident, ces documents sont banalisés, les vidéos arabes, en particulier l’Egyptien et le Syrien (ainsi que le Saoudien Fawâz al-Mâlikî), attirent énormément de commentaires, souvent contradictoires, certains favorables et même dithyrambiques, d’autres, à l’inverse, incrédules ou réprobateurs. La comparaison de ces documents avec les matériaux de terrain plus anciens se révèle fructueuse.

39 Si nous reprenons l’ensemble des exemples présentés, nous pouvons constater que la plupart d’entre eux réalisent ce que l’on peut appeler une imitation « parodique », soit un type de comique consistant à traiter un sujet héroïque ou sérieux (pour ‘Atiyya, de la musique militaire, pour Hammāmī, un genre proche-oriental prestigieux, pour l’Egyptien, plutôt romantique), sur un mode de performance trivial, voire vulgaire ou populaire, selon un procédé déjà bien connu d’Aristote (Poétique : chap. V). Chez le Syrien, il y aussi parodie, mais plus qu’un contraste entre distinction et « vulgarité », c’est plutôt la technologie qui est tournée en dérision, en tant qu’elle s’éloigne de l’humain. À ces premiers mécanismes de la parodie, il faut ajouter l’altérité culturelle : dans les deux exemples yéménites, c’est un genre étranger, ou perçu comme tel, qui est parodié.

40 Dans les quatre exemples analysés, beaucoup des procédés humoristiques se situent au centre de l’esthétique de l’union poético-musicale : • Dans la plupart des cas, les effets comiques émanent de l’ambiguïté des relations entre paroles et musique. Chez ‘Atiya, l’imitation de la musique instrumentale par des syllabes non lexicales oppose celle-ci au langage, en en soulignant le non-sens. Chez Hammāmī, les syllabes non lexicales créent un sens comique en creux, en articulation syntaxique avec les quelques paroles chantées. Chez l’Egyptien, c’est la répétition de certaines paroles qui les vide de leur sens ; dans une autre pièce citée, le même utilise beaucoup de syllabes non lexicales. Chez le Syrien en revanche, pas de telles syllabes, mais les assonances et allitérations de la poésie produisant un brouillage des limites entre parole et musique. • Les relations entre la voix et l’instrument sont également un ressort humoristique très important. Chez Hammāmī, l’imbrication de l’« instrument » et de la voix est très intime. Chez l’Egyptien, c’est l’ubiquité de la voix et de l’« instrument » qui est source d’étonnement. Chez le Syrien, si l’on retrouve ce côté ventriloque, ce qui est le plus désopilant est le contraste entre le caractère caverneux de la voix et la hauteur de l’instrument.

41 Dans leur grande majorité, ces imitations restent intimement liées à la voix chantée, qu’elles accompagnent comme le ferait n’importe quel instrument, à la différence de la plupart des imitateurs occidentaux, qui font plutôt montre de virtuosité technique, et

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distinguent davantage les instruments individuellement (voir note 1). De manière significative, la seule imitation arabe ressemblant parfaitement à celles produites en Occident est faite par un Libanais détaillant un à un les instruments de l’orchestre occidental dans un show télévisé27.

42 Mais le ressort principal de l’humour reste l’imitation elle-même d’un ou de plusieurs instruments par la voix, qui recèle un grand potentiel de surprises, car il prend le contre-pied de l’esthétique traditionnelle. À cet effet, il met en œuvre des relations très diverses avec un modèle d’origine qui est plus ou moins clairement identifiable : • Dans le cas du Syrien, l’imitation est très réaliste : elle reproduit fidèlement le timbre spécifique de chaque instrument (et en cela se rapproche le plus des imitations occidentales). • En revanche, chez l’Egyptien, si l’imitation de la trompette est elle aussi réaliste (l’instrument fait partie de cette culture), elle s’applique indistinctement à des modèles d’orchestre entiers où la trompette ne figure pas nécessairement ; mais la parodie se nourrit de ce décalage. • Dans le cas du premier Yéménite également, c’est un orchestre entier qui est imité, mais au moyen de syllabes non lexicales, donc d’une manière encore moins réaliste, caricaturale ; mais le modèle, la musique de fanfare militaire royale, est encore présent dans les mémoires. • Dans le deuxième exemple yéménite, le modèle est moins facilement identifiable : ce sont là aussi des syllabes non lexicales, certaines yéménites et d’autres pas ; la plaisanterie improvisée nous en éloigne encore plus. Cependant, on reconnait encore bien le phrasé et le rythme caractéristiques de la musique syro-libanaise.

43 Il faut ajouter que des aspects humoristiques visuels entrent en ligne de compte comme les mimiques et l’aspect vestimentaire, ce qui fait de ces performances des formes d’expression totales. Nous sommes donc en présence d’un éventail varié d’enjeux de sens et de procédés techniques qui, dans une certaine mesure, constitue un continuum allant du plus au moins réaliste. Mais ceci nous indique-t-il pour autant une progression historique allant d’une sorte de mime verbal parodique, qui daterait du tournant du XXe siècle, vers une imitation réaliste qui s’est surtout développée en Occident avec l’orchestre symphonique et l’orchestre de jazz, les médias et la généralisation des contacts culturels ? Ce n’est sans doute pas si simple. Ici, les valeurs culturelles et les normes sociales jouent un rôle important : à une époque et dans un lieu où n’existaient pas ces différents facteurs, l’imitation réaliste des instruments par la voix aurait-elle eu un sens ? Aurait-elle été en mesure de faire rire ? Chez ‘Atiyya, un Yéménite de l’ancienne génération qui avait connu l’époque royaliste, il semble que la caricature devait nécessairement précéder l’imitation réaliste : l’imitateur se devait de mettre une certaine distance entre lui et le modèle. C’est ce que permettaient parfaitement les syllabes non lexicales, rapprochant ainsi un inconnu, cette musique purement instrumentale, de quelque chose de plus connu, les sons vocaux articulés (pour cette occasion vidés de leur sens lexical). Chez Hammāmī, un chantre religieux accordant la priorité esthétique à la voix humaine, cette dérision et cette caricature de l’instrument étaient également nécessaires, inévitables. Si le concept d’imitation doit être déconstruit, ce n’est donc pas tant par manque de réalisme, que par excès de significations sociales…

44 Dans les performances de l’Egyptien et du Syrien, qui sont pourtant d’une génération plus tardive et qui vivent dans des pays arabes plus ouverts à la modernité que ne

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l’était le Yémen des années 1980, on a du mal à ne pas voir, chez ces hommes du peuple, une revanche prise par la voix humaine sur des orchestrations ostentatoires et sur une esthétique urbaine outrancièrement techniciste. Or, comme on l’a vu, si toutes ces imitations sont assez compatibles avec l’esthétique poético-musicale traditionnelle, elles adoptent aussi une posture inverse : en imitant un ou plusieurs instruments, la voix produit des effets d’étrangeté, de surprise et de dérision, c’est-à-dire un humour novateur et irrésistible, même s’il n’est pas partagé par tous… Faut-il y donc voir une forme de réaffirmation culturelle de la primauté de la voix sur l’instrument ? Ou bien un élargissement inédit du domaine des compétences de l’art vocal arabe, intégrant l’instrument et la technique dans une esthétique plus globale ? Sans verser dans une vision historiciste qui ne saurait se fonder sur un aussi petit nombre de matériaux, et tout en tenant compte du décalage inévitable de la Toile avec les évolutions réelles, on peut se demander si nous ne sommes pas tout simplement en train d’assister à l’émergence d’une forme spécifiquement arabe de l’imitation vocale humoristique des instruments de musique…

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SHILOAH Amnon, 1991, « La voix et les techniques vocales chez les Arabes », Cahiers de musique traditionnelles 4 : « Voix » : 85-101.

NOTES

1. William Klank : http://www.youtube.com/watch?v=suX550Afi8g Jean-Yves Bonneau : http://www.youtube.com/watch?v=vmGPI5Xqw4U Denise Reis : http://www.youtube.com/watch?v=xba_kWmVLNo On manque cependant de recul historique. L’une des plus anciennes date de la fin des années 1960 : Michel Polnareff : http://www.youtube.com/watch?v=M61YoURoL1o. Je ne me référerai pas ici au phénomène beatbox, qui est plus récent, et uniquement rythmique. 2. Pour une imitation comique d’inspiration religieuse par un chantre égyptien : http:// www.youtube.com/watch?v=wSqiUYWPORs 3. Pour d’autres citations similaires, voir d’Erlanger (1935 : 65, 94-95). 4. Le même auteur notait qu’une esthétique assez similaire avait été élaborée durant la Renaissance occidentale. 5. Cette musique se développa d’abord chez les Turcs ottomans vers le XVIe siècle sous la forme de pièces s’inspirant de la musique militaire, les peşrev. Les Arabes l’imitèrent au XIXe siècle, et ne produisirent une musique instrumentale en propre qu’au cours du XXe siècle. 6. Aujourd’hui disparu, Mohammed ‘Atiyya était né vers 1910. 7. Dans les traditions guerrières yéménites, les processions et les danses tribales sont accompagnées seulement par des instruments de percussion. 8. Je retiens cette expression suggérée par Victor Stoichiţă, qui est plus précise que « syllabes sans signification ». 9. Parallèlement, il est important de noter que cette musique militaire avait aussi inspiré l’émergence de la première forme instrumentale yéménite connue sur le luth, le fertāsh turkī, « exploration turque », sorte de préludes mesurés qui avaient été créés dès la période ottomane, par pastiche et libre interprétation de ces mélodies. 10. Habituellement, les cortèges funéraires sont accompagnés par une courte litanie inlassablement répétée, qui n’est autre que la shahada de l’islam : « Il n’y a de dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète ». Pendant les séances de réception des condoléances, les chantres nashshād ne pratiquent quasiment pas leur répertoire chanté (réservé aux mariages), mais principalement des prières et des exhortations récitées et déclamées, sans mélodisation. 11. Enregistré le même jour dans le même mariage. 12. Sur le non-sens en musique, voir Cler (2010 : 133-134) 13. Ces mélodies étaient très inspirées par l’Occident, à travers les premiers instructeurs italiens et français de la fanfare militaire ottomane (milieu du XIXe siècle). 14. D’où le fait que les musiciens cherchaient toujours à faire porter leur instrument par quelqu’un d’autre. 15. A une autre adresse URL du même document, l’instrument est clairement identifié comme tel : http://www.youtube.com/watch?v=uEsMPx5fXvU 16. Par exemple : http://www.youtube.com/watch?v=fArrT3EsMgk

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17. Celle de la même Su’ād Muhammed datant des années 1990 : http://www.youtube.com/ watch?v=uMAxsosmE54 ainsi que celle du chanteur syrien Nūr Muhannā (également années 1990) : http://www.youtube.com/watch?v=YdYQKpeXfZk&feature=related 18. La production des sons par les lèvres serrées (avec ou sans la langue) est une constante des jeux enfantins. Cependant, il y a différentes manières d’imiter la trompette (voir Michel Polnareff, note 1). 19. Voir aussi un jeune Saoudien talentueux, Fawāz al-Mālikī : http://www.youtube.com/watch? v=1mc2RVhPb5Q&feature=related 20. Voir note 24. 21. Ses vidéos sont toutes anonymes, mais son nom est indiqué par un internaute sur un forum. 22. On se demande évidemment avec émotion ce qu’il est advenu de lui pendant les deux dernières années en Syrie. 23. D’autres techniques sont possibles, par exemple celle d’un autre jeune Saoudien, basée sur l’utilisation d’un doigt pour faire vibrer la langue : . Le son aigrelet de cet exemple est assez fidèle au timbre des instruments de qualité médiocre souvent présents dans la Péninsule arabique. 24. Je tiens à remercier Waed BouHassoun pour son aide apportée au décryptage de ce texte. 25. Ce mécanisme a été reformulé par les anthropologues comme la différence entre « rire avec » et « rire de » (Carty & Musharbash 2008) 26. Pour l’Egyptien comme pour le Syrien et comme pour le Saoudien Fawāz al-Mālikī, ces nombreux échanges passionnés nous montrent que la diffusion sur internet de certaines productions culturelles instaure ces dernières comme des marqueurs identitaires nationaux. 27. http://www.youtube.com/watch?v=Tfwgdu6B_fc&feature=related

RÉSUMÉS

Le ressort principal de l’humour musical chez les Arabes est l’imitation vocale d’instruments de musique. Quels procédés sont utilisés ? Quelle relation entretiennent-ils avec la culture ? Depuis le Moyen Âge, la voix chantée avait une supériorité esthétique et morale sur les instruments, qui devaient l’imiter. Si cette norme a perduré jusqu’à nos jours, comment la parodie vocale s’articule-t-elle avec elle ? À travers l’analyse de deux pièces vocales yéménites, une imitation de musique militaire et une parodie de musique moyen-orientale par un chantre religieux, puis l’analyse de deux imitations plus ciblées d’instruments en Egypte et en Syrie, l’article montre comment ces performances, tout en conservant une relation intime avec la voix chantée (par un dialogue entre voix et instrument, par des syllabes non syntaxiques), représentent aussi une inversion de l’esthétique traditionnelle : il s’agirait alors d’une véritable révolution intégrant l’instrument et la technique dans une esthétique plus globale.

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AUTEUR

JEAN LAMBERT Jean LAMBERT est ethnomusicologue, spécialiste du Yémen et de la Péninsule arabique. Il a notamment publié La médecine de l’âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite (Nanterre : Société d’ethnologie, 1997). Il est actuellement responsable du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM-Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 7186 du CNRS-Université de Paris Ouest)

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Bruitage et sonorisation rituelle. Les régimes de l’humour au Kerala (Inde du Sud)

Christine Guillebaud

1 Dernier jour. Le rituel du « tremblement des serpents » (pāṃpin tuḷḷal) touche à sa fin après trois nuits d’hommages et d’offrandes. Prabhakaran, chef de la famille commanditaire du rite, se réjouit d’entamer cette dernière étape à l’issue de laquelle les maux (dōṣam) et les infortunes de sa famille seront traités. Chaque année, il met ses « affaires » entre les mains de spécialistes, une famille de caste Puḷḷuvan1, qu’il fait venir jusqu’à chez lui pour qu’elle y officie et conduise les rites appropriés en l’honneur des divinités serpents (nāga) de son domaine familial (taṟavāṭu’). L’enjeu thérapeutique est de taille : sa belle-fille Mina fait face à des problèmes de stérilité, l’enfant tant attendu depuis le mariage de son fils, il y a déjà trois ans, tarde toujours à venir. Mina est d’ores et déjà prise en charge dans différents réseaux de soins, tant par la médecine « anglaise », à l’hôpital, que par la médecine locale ayurvédique. Mais c’est principalement les consultations faites chez l’astrologue de la famille qui ont révélé dans les diagrammes zodiacaux de la patiente et de ses proches des maux imputables aux divinités serpents du domaine, les principales dispensatrices de la fécondité et de la prospérité familiales. Malgré ce contexte d’infortune dont le rituel cherchera à « tourner les maux » (dōṣam uḻiyuka), cette dernière nuit, par contraste avec les précédentes, s’annonce plutôt gaie et détendue. Elle sera en effet dédiée spécifiquement au Nāgabhūta, connu comme le « gardien du trésor des serpents », autrement dit une divinité de statut mineur (et inférieur) aux nāga auxquels hommage, offrandes et divination ont été rendus jusqu’ici. En guise de partie finale à cette série d’actions, l’invocation au Nāgabhūta s’impose à présent2. Du côté des Puḷḷuvan, cette dernière soirée rime également avec plaisir : un ou plusieurs coqs seront sacrifiés en l’honneur du Nāgabhūta et cuisinés par les femmes de la maison pour toute l’assemblée. Pour ces officiants non végétariens, consommer de la viande en guise de prasādam3, est aussi un moment vécu comme très festif, probablement aussi pour son caractère plus évènementiel. Les divinités principales, elles, sont végétariennes, et

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l’ensemble des offrandes qui ont été effectuées jusqu’alors en ont suivi strictement les préceptes.

2 Le plaisir de la soirée résidera également dans un changement de registre : apparaîtront ce soir une ribambelle de bhūta, de jeunes hommes de la maison qui se sont grimés et costumés pour l’occasion. Ils défileront sur l’aire rituelle, tels des acteurs entrant en scène, c’est-à-dire de manière clairement distincte de la façon dont se sont manifestées les divinités serpents. La mise en présence des nāga s’effectue en effet à travers le corps de jeunes femmes de la maison (généralement deux jeunes filles non mariées, les kanyākanmār « les vierges ») avec lesquelles les officiants puḷḷuvan ont la possibilité d’interagir dans le cadre de courtes séances de possession, suivies de divination. Cette dernière nuit de rituel présente donc un fort contraste avec les précédentes : elle fait basculer l’action rituelle d’un culte aux divinités principales à celui de divinités secondaires, d’un régime d’offrandes végétariennes (pūja) à celui d’offrandes sacrificielles (bali)4 et enfin d’un mode de mise en relation humains- divinités centrée sur la possession à un autre basé explicitement sur le jeu théâtral. À cette série de transformations s’ajoute une ambiance joyeuse qui donne un ton beaucoup plus léger aux actions menées. Elle colore différemment, on l’a dit, le vécu de cette dernière nuit, tant pour les commanditaires (la famille de Prabhakaran entourée du voisinage proche) que pour les officiants puḷḷuvan. C’est dans ce contexte très précisément balisé que l’humour est fortement mis à contribution, voire cultivé pour lui-même. Il concerne l’atmosphère elle-même, légère et détendue, les rapports de connivence entre officiants et commanditaires, enfin (et surtout) la mise en présence spécifique des bhūta, ces entités qui se donneront en spectacle au cours du rituel. Comment l’humour est-il mis en œuvre dans ce contexte de manifestation divine et quelles en sont les composantes et recettes ? Telle est la question à laquelle le présent article entend répondre. En outre, contribuant au présent volume centré sur l’analyse de l’humour au prisme de la musique, il montrera en particulier comment, dans le registre rituel, la modalité sonore entre en action. D’une part, elle renforce sur un mode non verbal (bruitage, cri) un dispositif fortement centré sur le comique du jeu corporel et langagier ; d’autre part, elle agit à l’inverse pour maîtriser les entités divines mises en scène.

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Fig. 1. Début du tracé du Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan Sudarman et sa famille.

Photo : Christine Guillebaud, 2000

Fig. 2. Offrandes sacrificielles placées dans un van près du kaḷam (recouvert pour l’occasion d’un drap pour préserver les prescriptions de pureté rituelle).

Photo : Christine Guillebaud, 2000

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Fig. 3. Un Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan Sudarman et sa famille.

Photo : Christine Guillebaud, 2001.

Fig. 4. Esquisse d’un Nāgabhūta kaḷam, par Puḷḷuvan K.K. Sundaran.

Image : Christine Guillebaud, 2004.

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La manifestation ambiguë des bhūta

3 17 heures. Derrière la maison de Prabhakaran, Puḷḷuvan Sudarman, officiant principal, s’entretient avec quelques jeunes gens de la maison. Ils sont tous âgés de 15 à 20 ans et préparent dans une ambiance bon enfant leurs costumes, maquillages et accessoires. Sudarman les assiste en particulier dans la confection de masques qu’il dessine et découpe dans de la fine écorce d’aréquier. Il y trace ensuite des traits minimaux : yeux, narines, moustache et bouche. Il prête aussi main forte à l’assemblage des costumes de feuilles séchées, spécifiques aux bhūta chori, et qui seront revêtus par trois jeunes hommes. La sortie des bhūta se tient en effet dans seulement quelques heures, quand les jeunes gens présenteront à l’assistance une sorte de parade dans laquelle ils se manifesteront « comme si »5 ils étaient des bhūta, c’est-à-dire par le jeu théâtral et par la danse. Saynètes comiques et chorégraphies spontanées s’organisent en quelques répliques et consignes communes, également ajustées sous le contrôle bienveillant de Sudarman. Lorsque ce dernier a terminé de guider les adolescents loin du regard de l’assistance, il retourne vers l’aire rituelle située face la maison et visible de tous. Le moment est venu pour lui de tracer l’image du Nāgabhūta, un dessin de sol kaḷam, littéralement une « aire », tracé sur plusieurs mètres carrés au moyen de poudres de couleur6. Etape importante du rituel, il en constituera l’épicentre autour duquel seront effectués différents hommages et offrandes en l’honneur des entités invoquées.

4 Durant le tracé, qui se déroule sur plusieurs heures, l’assemblée se limite au début à une poignée de participants. Les premières offrandes, elles, seront effectuées seulement quelques heures après la tombée de la nuit. Ce n’est qu’à partir de ce moment que le public, composé des membres de la famille étendue (taṟavāṭu’) et de quelques voisins, vient s’installer au fur et à mesure que le canevas rituel se dessine, et dans l’enchaînement prédéterminé des actions menées autour du dessin7. Le climax de la soirée, moment le plus attendu, se laisse précisément saisir au vu du nombre de personnes présentes : les derniers participants s’installent effectivement peu avant l’arrivée annoncée des bhūta. À quoi tient la popularité de ces êtres apparemment frustres et si négligemment accoutrés ? Leurs blagues incongrues, leurs costumes grotesques, leurs pitreries ? Bien que les jeunes gens qui les incarnent soient tous connus de l’assemblée (ils vivent sur les lieux ou sont membres de la famille), les personnages présentés font transparaître un aspect ambigu, qui touche à leur identité même et au sentiment qu’ils font naître parmi l’assistance. L’ officiant principal du rituel, Puḷḷuvan Sudarman, exprime aussi cette ambivalence lorsqu’il annonce leur arrivée imminente sur l’aire rituelle : « Faites attention à vous, ils sont venus prendre vos vies ! » crie-t-il d’une voix forte à l’assemblée. L’ironie du propos consiste bien à indiquer sous un ton apparemment enjoué le sort final qui nous sera fait à tous, un jour ou l’autre. Les bhūta sont donc tout autant une menace pour les humains, du fait même de la nature de leur mission (ils disent eux-mêmes venir du « pays des morts », Yamalōka, demeure du dieu Yama), que des personnages de saynètes comiques, mises en scène par des jeunes gens et dont la visée est de provoquer le rire, annoncé et attendu comme tel.

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Fig. 5. Série de bhūta lors de rituels domestiques aux divinités serpents.

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Photos : Christine Guillebaud, 1999-2000.

5 Les bhūta apparaissent toujours dans un accoutrement grotesque qui les qualifie avant même qu’ils aient ouverts la bouche. Certains, comme les chori, sont parés de feuilles qui leur recouvrent l’ensemble du corps ; d’autres se sont travestis, ils portent des robes ou des maillots de corps et arborent chapeaux et bandeaux noués sur la tête. L’aspect clownesque des bhūta est explicitement cultivé par les jeunes gens : les chemises sont portées à l’envers, les pagnes noués jusqu’au cou, les pantalons retroussés jusqu’aux genoux, etc., ce qui ne laisse aucun doute sur le caractère décalé de la séquence. D’un seul coup d’œil en effet, leurs tenues s’avèrent clairement inadaptées au contexte rituel qui s’est déroulé jusqu’ici et qui impose aux principaux protagonistes (commanditaires et officiants) le port d’un simple pagne dhōtti noué

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autour de la taille, et le torse laissé à nu. Au loin, depuis la hutte provisoire qu’ils se sont confectionnée dans le jardin de la propriété familiale, nous arrivent aussi clairement leurs cris stridents et leurs hurlements tapageurs. L’exagération est telle qu’ils nous font déjà sourire et elle renforce le ton comique et la surenchère théâtrale qui seront au cœur de leur présentation.

6 L’ ambiguïté des bhūta s’appuie ici pleinement sur l’intention humoristique posée en amont du rituel, celle-ci se doit d’être déchiffrable en tant que telle. On remarquera à ce sujet que l’une des caractéristiques générales de l’humour « réussi » est bien souvent le fait de ne pas être trop prévisible (« c’est trop téléphoné ! » dit-on souvent lorsqu’une scène ou un sketch nous paraît raté). L’efficacité d’une blague ou d’une situation comique dépend souvent du fait qu’elle vient surprendre son destinataire et l’emmène sur des terrains que ce dernier n’avait pas forcément préfigurés ou imaginés. Avec les bhūta, et de manière décalée par rapport à ce principe général d’efficacité comique, le rituel invite l’assemblée à s’installer sur une voie attendue, ironiquement annoncée comme « dangereuse » et donc humoristique, comme on le verra. L’enjeu de la séquence n’est donc pas tant d’être « réussie » du point de vue de ses effets comiques, du moins ce n’est pas en soi un critère fondamental pour qualifier la relation qui unit les bhūta à leur public, car d’une certaine manière, ce dernier est déjà conquis. Le plaisir qui naît de la séquence rituelle réside principalement dans le fait qu’il met en adéquation l’intention des jeunes hommes à faire rire et celle des destinataires à recevoir leurs saynètes sur ce mode de relation. Autrement dit, leurs intentions comiques découlent directement de l’« attente » de leurs destinataires (Freud 1930 : 277-280) et de leur disposition bienveillante au rire dans cette partie finale du rituel.

Humour et effet de groupe

7 Intéressons-nous à présent aux ressorts de cet humour rituel. Voici un exemple de parade des bhūta qui s’est tenue lors d’un autre rituel domestique, à Punnayur Kulam, petit village du District de Palakkad.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 8 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2027

9 Dans l’espace rituel, l’entrée en scène des bhūta suit une véritable dramaturgie qui allie jeu corporel, scansion sonore, parade quasi dansée et saynètes humoristiques. Le public aperçoit d’abord les bhūta chori, êtres masqués, couverts de feuilles de la tête aux pieds et qui se déplacent au moyen de petits sauts à peine contrôlés. Moins dissipée, mais tout aussi grotesque, la femme enceinte Mūtacci « celle qui désire » leur succède dans la file. En fait, on y reconnaît sans peine un jeune homme, travesti et masqué pour l’occasion, qui se déplace, les mains enserrant son énorme ventre, et s’imposant une démarche marquée par de larges mouvements latéraux. Suit ensuite Kālan « Le Noir », une figure du Trépas, être dangereux vêtu d’un masque (celui-ci peut en outre comporter des cornes) et qui se déplace à demi courbé, entrechoquant des bâtons tout en tirant la langue. Dans d’autres variantes, il peut être précédé d’un scribe, du nom de Citraguptan, toujours muni de son stylet et de son registre, sur lequel il fait mine d’établir scrupuleusement la liste des futurs trépassés au sein de l’assistance. Se présente enfin la figure de la « grand-mère » Mūtacci, jouée elle aussi par un

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adolescent, choisi volontairement pour sa petite taille et son physique gringalet, rentrant tout naturellement en décalage avec l’attitude corporelle habituelle d’une vieille dame – aspect que le jeune homme renforce en combinant, non sans aisance, démarche enfantine et poses séniles, sauts à cloche-pied et pas traînants.

10 L’arrivée des bhūta se fait d’une part au son de l’orchestre puḷḷuvan, composé de pots musicaux (kuṭam, des monocordes à tension variables) joués par les hommes accompagnés de petites cymbales (tāḷam ou jalra) jouées par les femmes. Ces instruments rythment la « marche » des personnages, nom du cycle rythmique joué à cette occasion pour soutenir leurs parcours circulaires autour du dessin de sol kaḷam8.

Fig. 6. « Cycle de la marche, cyclé marché » (nāṭattu tāḷam)9

11 Cette structure rythmique est d’autre part soutenue de syllabes rythmiques « he taka ! » proférées de manière régulière par les mêmes instrumentistes. Particulièrement saillantes dans l’espace sonore au point de « percer » le jeu instrumental, elles renforcent les temps forts du cycle et imposent une logique, un ordonnancement aux déplacements des bhūta. Bien que ces derniers semblent au premier abord désordonnés, ce cadre leur permet d’évoluer sur un rythme commun. Chaque entité se meut en effet selon le caractère propre du bhūta qu’il exhibe (déambulations latérales, cloche-pied, sauts, jeux du bassin, etc.). Mais, soutenus par le jeu de l’orchestre puḷḷuvan, les bhūta se voient aussi contraints d’évoluer en parade, dans un élan partagé et défini sur la base du cycle rythmique d’une « marche ». À ce titre, il est possible de considérer le cycle nāṭattu comme un « médiateur du temps commun », pour reprendre l’expression utilisée dans un tout autre contexte par Sauvanet à propos du batteur du jazz (Sauvanet 2011 : 209). La comparaison bien sûr ne concerne pas le caractère improvisationnel de la séquence rituelle (l’orchestre puḷḷuvan se base plutôt sur un principe d’ostinato varié) mais rend saillant le fait que l’orchestre fournit un référent cyclique partagé et agrémenté de différentes variations, ce qui assure au groupe une certaine cohésion. La mise en présence des bhūta au sein de l’assemblée consiste en une succession de personnages dissipés et tapageurs qui, grâce au soutien et à la conduite de l’orchestre puḷḷuvan, tendent davantage à se coordonner, à se constituer en un collectif autonome. Ce groupe, à travers ses dynamiques corporelles propres et ses proférations vocales (cris, hurlements, rires sarcastiques,

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etc.), ressemble d’ailleurs davantage à une horde, à peine canalisée, qu’à une suite organisée de figures ou de personnages. Les catégories d’êtres mises en scène (personnages feuillus chori, oiseaux korri, etc.) et les figures qu’il représentent (la grand-mère Mūtacci, le Trépas Kālan, son scribe Citraguptan, etc.) sont d’ailleurs souvent décrites dans d’autres cultes de la région comme formant une véritable « troupe » ou « armée » entourant la divinité (voir notamment Tarabout 1986 à propos des bhūta entourant la déesse Bhadrakāḷi). La dramaturgie sonore et chorégraphique vient donc ici canaliser des forces obscures en leur imposant une certaine coordination : un parcours au sol, circulaire et effectué en file, et également un rythme commun.

Fig. 7. Le bhūta Kālan « Le Noir » manifestant le Trépas.

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Images : Christine Guillebaud, 2000-2001

12 Tout au long de la séquence, l’orchestre ponctuera ce parcours d’accélérations successives, intercalées d’arrêts pour laisser place aux saynètes parlées, puis à un ou plusieurs interludes « dansés », pour revenir ensuite au cycle de base. Cette succession de périodes ou de moments différents est précisément imposée par l’orchestre puḷḷuvan, qui semble délibérément favoriser une certaine variété au sein de la séquence rituelle. Ou, pour utiliser un langage plus théâtral, central ici, faire se succéder différents tableaux permet à chaque fois de remettre en jeu le rire, de manière différente, comme si les rôles devaient à tout moment être redistribués parmi les bhūta et dans la manière qu’ils ont de s’exprimer, par la voix, le costume, la parole ou la danse. Cette nécessaire rythmique propice au rire est par ailleurs soulignée par certains auteurs comme une caractéristique générale de l’humour, tel qu’il se rencontre dans l’art : L’artiste doit se plier aux conditions de naissance du rire, à ses éclats comme à ses éclipses. Première difficulté, un rythme s’impose à l’œuvre comique, tributaire du temps de latence qui doit séparer deux tempêtes de rire (Chaulet-Achour et Sylvos 1997 : 5)

13 Il s’avère intéressant de souligner ici qu’une telle dynamique, sur laquelle s’appuie l’humour en général, s’avère d’autant plus fondamentale lorsque l’humour musical est concerné. Je me réfère en particulier à la manière dont certains musiciens-humoristes explicitent leur façon d’utiliser la musique pour faire rire. À titre d’exemple, on citera ici les propos du célèbre « Quatuor », groupe de quatre musiciens humoristes français, interrogés sur la manière dont ils construisent leurs spectacles : Si l’idée de collage permet l’insertion de nombreuses farces sonores et/ou visuelles (je pense, par exemple, à une brusque bifurcation d’une pièce romantique vers un rythme déchaîné de rock’n’roll), de telles pratiques ont leurs limites. Leur effet ne dure qu’un temps […] Si la musique s’installe trop longtemps, cela ne fonctionne

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plus. Il faut enivrer le spectateur afin qu’il accepte de nous suivre et puisse adhérer à notre histoire. Chaque spectacle doit être un peu comme un tourbillon, mêler la musique, le mime, la danse (propos recueillis par Loriot et Tual 2010 : 173).

14 Les membres du Quatuor voient en effet la musique comme un simple ingrédient de l’humour qui s’appuie d’abord sur une trame narrative et théâtrale plus construite. Cette narration permettrait, semble-t-il, une adhésion plus évidente (et donc plus forte) de la part du public, si on la compare à la temporalité sur laquelle se fonde la musique, forcément plus évanescente. Dans le cas des bhūta, il semblerait que ce point de vue puisse s’appliquer de manière tout aussi pertinente. Dans le rituel en effet, rien n’indique que la musique seule puisse provoquer le rire ; elle y participe cependant, d’une part en lui insufflant un rythme, celui qui unit les bhūta (entre eux et en connivence avec les musiciens puḷḷuvan) et dans un minimum de coordination allant contre nature de ce qu’ils sont – des êtres fondamentalement dissipés et tapageurs. D’autre part, elle leur fournit une dynamique de performance (le contraste entre le jeu instrumental, les saynètes et la danse, la pause, l’accélération, la reprise etc.), dynamique nécessaire au déploiement du rire en général.

15 Certains auteurs ont cherché à questionner la musique au regard du paradigme bergsonien du comique, et notamment des procédés susceptibles de provoquer le rire : la répétition, l’inversion et l’interférence des séries (Bergson éd. 2011 : 100). Ces critères une fois transposés au champ musical, il en ressort que le premier procédé (la répétition) ainsi que le troisième (l’interférence des séries) semblent être majoritairement à l’œuvre dans l’humour musical et dans les genres musicaux comiques (voir notamment la lecture pertinente qu’en donne Philippe Cathé dans son analyse du genre Bouffe de Claude Terrasse, 2010 : 85). Cependant, l’interprétation stricte des termes bergsonien en concepts musicaux permet-elle de produire une analyse de l’humour musical qui soit suffisante ? Nous pensons ici bien sûr à la théorie selon laquelle « là où il y a répétition, similitude complète, nous soupçonnons du mécanique fonctionnant derrière le vivant » (Ibid. : 58)10.

16 Appliquée à la musique, comme le font certains auteurs, on comprendra de toute évidence que cette dernière se prête plus naturellement à une analyse « rythmique »11 que tout autre art ; faut-il pour autant y voir une forme particulièrement aboutie de comique (au sens bergsonien), en omettant d’autres paramètres tels que le timbre, la mélodie ou encore, de manière plus générale, ses pouvoirs de suggestion ? Avec les bhūta, la musique semble n’être pour rien dans le comique des personnages eux-mêmes ou des saynètes qu’ils interprètent. Elle vient principalement favoriser la mise en lien entre différents protagonistes (les bhūta entre eux et ces derniers avec leur « musiquant », les Puḷḷuvan) : le rythme fonctionne ici moins comme une « mécanique » que comme un ingrédient assurant le contraste entre différentes dimensions et moments du jeu des bhūta qui s’avère beaucoup plus diversifié. Le sonore agirait donc ici davantage comme une modalité de performance favorable au jeu comique que comme la source rythmique du comique lui-même. Comme nous allons le voir à présent, celui- ci s’appuie principalement sur le registre théâtral et langagier.

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Dialogues du pays des morts et autres singularités vocales

17 Durant les premières minutes de leur apparition, les bhūta donnent l’impression d’être dénués de langage bien qu’ils le maîtrisent parfaitement. Leur manifestation sonore, du moins dans la parade, se fait via des cris stridents, des gémissements suraigus, des rires sarcastiques, des sons de sonnailles manipulés par des mouvements exagérés de la taille. Dans ces expressions relatives à leur désordre inhérent, les musiciens agissent également en proposant une dramaturgie sonore à leurs actions. Tels des bruiteurs, ils viennent renforcer le burlesque des mouvements des corps en accompagnant les sauts par des effets sonores, tels les « taong » émis par les pots musicaux (puḷḷuvan kuṭam, monocordes à tension variable) et évoquent en situation le mouvement d’un ressort. Ce bruitage accompagne par exemple certaines scènes comiques, lorsque les bhūta aux physiques les plus inappropriés, telles la « Grand-mère » Mūtacci et la femme enceinte Kāmaśi « qui désire » s’évertuent en vain à de multiples sauts pour tenter d’attraper des offrandes de nourriture disposées pour l’occasion en hauteur tout autour de l’aire rituelle. Si dans cette séquence, rien n’indique que la musique seule puisse provoquer le rire, elle y participe avant tout via des effets sonores, dont l’aspect ludique est recherché pour lui-même. Par ces incursions, les musiciens participent pleinement du registre théâtral qui se joue aux yeux du public : ils cadrent, ils soulignent. Comme nous allons à présent le voir, ces musiciens interagissent par ailleurs verbalement avec les bhūta au cours de saynètes dont ils sont aussi partie prenante.

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Fig. 8. Les bhūta chori.

Photo : Christine Guillebaud, 2000

19 L’extrait traité ici date de 2000. Dans cette saynète, une troupe de personnages feuillus, les chori, arrivent en courant pour se placer de manière désordonnée face aux officiants puḷḷuvan. Leur accoutrement provoque l’hilarité générale ; outre leur masques et costumes, ils se sont confectionnés des sexes proéminents en feuille, qu’ils manipulent de manière effrénée grâce à un système de cordage. Sudarman, officiant principal, se charge de leur poser des questions standardisées (d’où venez-vous ? Quels sont vos noms ? etc.) et s’applique à leur donner la réplique. De manière inattendue, il s’adresse à eux… en bégayant : Sudarman [S] : « Bu Bu Bu… Et bhūta ! Venez de ce côté ! Oh chef du kaḷam, allume la lampe du côté Est ! Ye ye ye. D’où venez-vous ? » Bhuta [B] : Ya ya ya du pays de la mort (yamalōka) S : Ye ye pourquoi êtes-vous venus ? B : Ko ko ko On a entendu les rythmes et la musique, on est venus. S : Votre ami qui est étendu, qui est-il ? B : Je dois regarder

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Fig. 9. Le bhūta Kāmaśi.

Photo : Christine Guillebaud, 1999

21 Dans cette saynète, fond et forme se disjoignent pour rendre le moment particulièrement comique. Sudarman explique en aparté que le bégaiement est le « langage du pays des morts », la transformation de l’énonciation vient donc qualifier la nature même des personnages. Les modalités du dialogue présentent ici un fort contraste entre, d’une part, la manière de s’exprimer des bhūta et, d’autre part, celle des divinités de plus haut rang (les serpents nāga, qui s’expriment à travers les possédées, la voix pleine de souffle et à faible intensité) ou encore celle des officiants qui s’adressent aux commanditaires lorsqu’ils leur indiquent différentes recommandations à suivre (selon des formules récitées recto-tono et dans un débit rapide). Il est intéressant de noter que le bégaiement crée une discrépance avec le contenu sémantique qui, lui, n’a rien de proprement comique. Au contraire, il fait buter le locuteur – ici un être frustre et d’autant plus dangereux qui a le pouvoir de prendre nos vies – sur des mots-clés du contexte et/ou comportant une forte charge sémantique : « Bhūta », « Mort », « Où ? », « Pourquoi ? », « Rythmes ». Le bégaiement, lorsque celui-ci touche des personnes ordinaires, est souvent étroitement lié dans sa forme aux charges affective et émotionnelle que comportent les mots qu’elles prononcent. Les bhūta présentent semble-t-il un bégaiement de type « clonique » si l’on se réfère à la classification utilisée en phoniatrie et orthophonie12. La forme d’énonciation vient donc ici mettre à distance le monde de la Mort, celui dont les bhūta sont originaires et vers lequel ils comptent emporter de nouveaux trépassés. Voilà pourquoi leur mise en présence dans le rituel nécessite leur mise à distance émotionnelle.

22 Un second exemple de saynète montrera que ces transformations sonores de la voix sont courantes et s’appuient sur d’autres dimensions acoustiques, comme le registre.

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23 Le dialogue ici présenté, enregistré en 2001, implique une autre figure, la femme enceinte Kāmaśi. Face à l’officiant puḷḷuvan, elle pleurniche de manière ostentatoire tout en utilisant une voix suraiguë. Puḷḷuvan Sudarman [S] fait mine d’être inquiet et l’interroge : S : Oh ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ma fille ? Kāmaśi [K] : Il n’y a vraiment rien à dire S : Quel est ton nom ? K : Mon nom est Kāmaśi S : Quel âge as-tu maintenant ? K : Quatorze ans S : Tu es à combien de mois [de grossesse] ? K : Onze mois et quarante jours S : Qui est responsable de cela ? K : Plusieurs personnes S : Peux-tu me montrer ? K : Oui [elle cherche dans le public] S : As-tu trouvé la personne ? K : J’avais un homme, il est parti en courant. Maintenant, deux, trois personnes sont là.

24 Tout comme dans la saynète précédente, le bhūta Kāmaśi démontre sa capacité à déclencher le rire, par ses réponses décalées d’un point de vue sémantique, mais aussi grâce à sa tessiture suraiguë et ses nombreux tics expressifs : un pleur exagéré, une voix timorée, etc. Une manière de comprendre ces déformations de prononciation est de les considérer comme relevant des « signaux de risibilité » (Weyl 1997 : 108). Ces derniers fonctionneraient comme des conditions de l’humour. Ils sont également très courants dans d’autres contextes ; ils foisonnent par exemple dans le langage des sketchs de différents humoristes français. Pour que l’humour en vienne à renverser le destin tragique (ou mortel) de l’homme en effets positifs (par le rire), il s’avère nécessaire que : le destinataire soit a priori consentant, que l’humoriste ne prête pas lui-même à rire, et qu’il assortisse son discours de signaux de risibilité. Ces derniers sont de trois ordres : signaux d’intonation ou de jeu de scène, signaux d’énoncé et signaux d’énonciation. Les premiers sont des décalages par rapport à la norme de prononciation : accent étranger (Popeck), provincial (Anne Roumanov, Guy Bedos), de classe, etc., aussi bien que variante combinatoire phonétique (r roulé) ; ou bien ils correspondent à des parodies, à des outrances caricaturales, y compris l’excès de sérieux du pince-sans-rire […] Les signaux d’énoncé sont des éléments risibles plus grossiers, en général burlesques. Les signaux d’énonciation procèdent de ruptures de ton ou de logique » (Weyl 1997 : 108‑109).

25 Les modalités expressives de la voix sont particulièrement reconnaissables ; mais, pour être pleinement comiques, elles impliquent aussi la présence des référents contextuels (ex : les rapports entre classes sociales, entre la capitale et la province, etc.) qui leur donnent sens dans la situation décrite ou jouée13. Ces référents sont souvent des expressions directes de représentations sociales et d’imaginaires, auxquels les bhūta n’échappent pas eux-mêmes.

Incongruités de genre

26 Nous n’avons encore que peu évoqué la danse, pourtant fondamentale dans l’expression de ces imaginaires sociaux. Celle-ci s’intercale généralement entre la parade « marchée » et les saynètes, ou encore elle vient clore la séquence tout entière.

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Bien qu’il existe un mot en malayāḷam (la langue du Kerala) pour la désigner, āṭṭam, c’est bien en anglais (dance), que les Puḷḷuvan l’annonce dans le cadre du rituel au Nāgabhūta. Pour des locuteurs non anglophones, le fait d’utiliser un terme étranger souligne généralement le caractère non ordinaire du propos ou de l’action désignée, une charge émotionnelle spécifique ou l’indication d’une certaine originalité, voire d’une modernité. Le rythme utilisé pour « faire danser » les bhūta est toujours une formule à quatre temps. Les musiciens la nomment « du peuple, populace » (lōkar), en se référant précisément à cette séquence comique.

27 Musicalement parlant, la séquence dansée possède une certaine « légèreté », assimilable à une sorte de light music si on la compare au répertoire puḷḷuvan dans son ensemble. Elle concerne la mélodie (généralement des pièces « empruntées » à la culture populaire, voire au cinéma), le cycle rythmique utilisé (qui est distingué du reste du répertoire par ce nom)14 ainsi que la séquence dansée elle-même qui n’existe pas dans les autres parties du rituel. Mais que nous dit au juste le chant ?

Fig. 10. Cycle lōkar « du peuple, populace »

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29 Cette pièce évoque une femme lisant les lignes de la main, autrement dit une « gypsy », encore appelée localement la kuṟatti (et son équivalent masculin kuṟavan). Cette caste, qui n’existe pas en réalité, est le fruit d’un imaginaire : elle représente l’altérité et l’extériorité, à la fois spatiale et sociale. Le kuṟavan et la kuṟatti sont en effet des êtres vivant dans la forêt (ou bien dans la montagne), milieu qui les disqualifie aussi en tant qu’êtres marginaux, dangereux et donc potentiellement comiques : Tour à tour lieu de l’innocence insouciante (Tarabout et Vitalyos 1996), de la venue du divin dans la vie des hommes (Tarabout 1991), des périls occultes, il apparaît ici comme le monde du grotesque. Ces multiples facettes ont pour fond commun de renvoyer à du non-réglementé, du non-ordonné, aux antipodes de ce que se doit d’être la société humaine » (Tarabout 1998 : 21).

30 Le kuṟavan et la kuṟatti, sont aussi forcément ignorants, naïfs, et agissent toujours « à côté » des choses qu’il est convenu de faire et de dire. Ce couple est d’ailleurs une figure très courante du comique dans nombre de genres théâtraux du Kerala où il est également mis en parallèle, dans le monde humain, avec les castes de statut comparativement infériorisées (cas du théâtre porāṭṭu’ nāṭakam par exemple).

31 La séquence dansée fait donc surgir une sorte d’incongruité de genres : elle implique un répertoire d’emprunt, considéré comme « léger », au sein d’une action rituelle considérée, elle, comme éminemment plus sérieuse. Ce procédé courant de l’humour

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musical n’est pas sans rappeler les intrusions inattendues qu’effectuent les musiciens- humoristes Igudesman & Joo dans leur interprétation de la 40e Symphonie de Mozart.

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33 Le thème de la 40e symphonie de Mozart est savamment croisé avec celui du film James Bond puis celui du film Love Story15. Mozart et Bond, le mélange des genres se fait ici par le biais de la seconde mineure, le « point de passage » musicalement possible entre ces thèmes. Dans le cas de Karumana interprété par les Puḷḷuvan, le genre « gypsy », « léger », « comique » est bien distingué du répertoire rituel ; nul point de passage musical n’est rendu possible, mais une simple distinction entre les deux genres est posée à travers des séquences rituelles relativement autonomes. L’expression dansée, enfin, participe de cet humour non langagier que nous évoquions plus haut à propos des procédés de bruitages. Elle manifeste « en mouvement des corps-au-monde sans parole » (Wicker 1997 : 112) et amplifie à la manière du cri l’expressivité non verbale des bhūta16.

Théâtre versus danse : les degrés variables du comique

34 Si les bhūta se présentent généralement dans un registre théâtral, il arrive plus rarement d’assister à leurs sorties publiques sous formes de séquences uniquement « dansées » (āṭṭam), c’est-à-dire sans costumes ni saynètes, sans cris ni pitreries. Emerge alors une nouvelle catégorie distincte de comique rituel, un comique « non drôle ». La différence de performance est telle avec le théâtre des bhūta que la « danse » peu donner lieu parfois à des quiproquos sur la nature même de l’action qui est menée. C’est ce genre de situation trouble que j’ai pu un jour filmer, une fois encore lors de la partie finale d’un rituel aux divinités serpents.

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36 Dans cet extrait, on peine à reconnaître les bhūta en tant que tels. Les hommes de la maison, vêtus de la tenue rituelle classique et dans une attitude calme et concentrée, conduisent une danse circulaire autour du kaḷam, sans autres artifices ni accessoires dramaturgiques qu’une simple inflorescence d’aréquier agitée de la main droite. Plus proche du geste du piquage du riz que d’une saynète comique, la danse est aussi effectuée dans une attitude détendue, le visage souriant et dans un esprit ludique qui procure un certain plaisir aux exécutants et au public. Outre les syllabes rythmiques entonnées simultanément par les musiciens puḷḷuvan « tei tei ta ! », il n’est nul autre signe qui rappelle le jeu déjanté des bhūta précédemment décrit, si ce n’est une accélération progressive du rythme qui trouble peu à peu la coordination du groupe et fait rire les participants lorsque les erreurs de pas ou les retards surgissent dans la ronde. Malgré cette relative sobriété, les hommes sont pourtant bien là pour manifester des bhūta.

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Fig. 11. Danse pūvāṭṭam par les hommes de la maison commanditaire.

Photo : Christine Guillebaud, 2000

37 La séquence montre plus loin un évènement complètement inattendu : un des hommes est pris involontairement par la transe, une possession impromptue voire négativement perçue car fondamentalement hors propos. Et pourtant, il s’avèrera qu’il s’agissait du dieu Śiva lui-même, chef de ligne et maître des bhūta. Rapidement mis à l’écart, l’homme possédé est contraint de s’asseoir sur une chaise au sein de l’assistance sans qu’aucune attention ne lui soit donnée. La possession ne semble pas être tolérée au cours de la danse ; elle est d’autant plus improbable dans une séquence à caractère « comique » qui manifeste des bhūta et non des divinités. Dans la situation décrite, on peut cependant faire l’hypothèse que c’est par son aspect fondamentalement non risible (car ne s’appuyant sur aucune composante humoristique) que la séquence a pu donner lieu à une telle possession. Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi ce soir-là, les bhūta n’ont volontairement pas été mis en en scène sur un mode théâtral. S’agissait- il de représenter ces êtres sur un mode plus « sérieux » pour en rehausser l’image et le statut ? S’agissait-il d’une manière d’associer aussi les hommes d’âge mûr de la maison commanditaire, moins naturellement enclins à faire les pitres en public ? Fallait-il aussi trouver un autre moyen de mettre à distance les bhūta, en leur préférant la présence incarnée (possédée) de leur maître Siva ? Nous n’avons aucune réponse définitive sur ce point. La séquence a cependant le mérite de clairement signaler que la qualité « comique » d’une action peut s’appuyer également sur des ingrédients de performance non nécessairement risibles. Cette nouvelle discrépance entre un comique drôle et un autre qui ne le serait pas, est aussi sujette à risque en termes d’incarnation divine. Elle vient confirmer les limites entre les registres que forment la possession, le théâtre et la danse et invite à s’interroger sur les conditions qui font basculer de l’une à l’autre.

38 Une lecture critique des théories du comique rituel a été précédemment proposé par Gilles Tarabout (1998), en particulier celle de Bruce Kapferer (1991) (sur les exorcismes thérapeutiques au Sri Lanka) qui envisage le rire comme une manière de démystifier le

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pouvoir attribué (à tort par le malade) à des puissances « surnaturelles », une sorte de rationalisation nécessaire à la thérapie. Tarabout distingue quant à lui la distanciation prise par rapport aux êtres « surnaturels » eux-mêmes (dans la façon de procéder à l’incarnation, en l’occurrence le registre théâtral comique, mais aussi, nous l’avons montré ici, dans la manière d’exprimer par la voix et le rythme leur dangerosité) et le scepticisme sur le pouvoir attribuable aux Puissances incarnées, le comique n’oblitérant donc pas leur puissance réelle. Les exemples que nous venons d’analyser viennent compléter cette analyse d’un troisième registre, celui de la danse (āṭṭam) dont l’occurrence, bien que relativement rare, se présente comme un cas intermédiaire, s’appuyant sur la qualité reconnue « comique » du théâtre sans en partager les éléments attendus de performance (costumes, saynètes, types de participants), part manquante qui la rapproche de la possession divine. Le commanditaire du rituel que nous avons présenté au début de cet article, Prabhakaran (et sa belle-fille Mina, mariée à son fils aîné), mais aussi son fils cadet (Rajeev), confirment ce point de vue. Le premier, chef de famille, assuma l’ensemble des rôles qui lui ont été assignés dans les premières nuits du rituel dédiées aux serpents. Le second, jeune ingénieur en informatique expatrié à Dubaï aux Emirats, ne cessa, quant à lui, de tenir les propos les plus sceptiques sur ces actions. En aparté, m’a-t-il dit souvent, « tu sais, ces jeunes femmes [qui vont être possédées], on leur a mis cela dans la tête depuis leur enfance. Les serpents, ce sont juste des histoires ! ». Le scepticisme du jeune homme s’exprime assez clairement et pourtant, il fut particulièrement surprenant de le voir présent et même suractif durant toutes les autres actions, en particulier celles dédiées aux bhūta. Prenant tout à tour le rôle de Citraguptan, plaçant ses acolytes sur l’aire rituelle, inspirant et animant les moindres détails des costumes et des accessoires, sa participation s’avèrera incontournable dans la phase finale d’un rituel qu’il jugeait lui- même globalement peu rationnel. Il est fort probable qu’il soit justement celui qui ait le mieux identifié les registres de jeu du rituel aux serpents et ses degrés variables de comique. Ceux-ci permettaient au jeune homme à la fois sa propre distanciation et sa grande implication. À ce titre, il est celui qui en confirme le mieux la pertinence.

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NOTES

1. Sur les différents aspects de l’activité de cette caste de musiciens itinérants, spécialistes des divinités serpents, voir Guillebaud (2004, 2005, 2006, 2008, 2010). 2. Comme dans la plupart des cultes hindous, les divinités principales auxquelles est dédié le rituel impliquent de rendre propice l’ensemble des divinités mineures qui forment leur suite. Il est important de noter que les nāga sont ici (dans le contexte du pāṃpin tuḷḷal), les divinités

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principales du culte, elles seront cependant reléguées au rang de divinités secondaires dans d’autres contextes, par exemple dans le cadre des cultes à la déesse (Bhagavati/Bhadrakāḷi) effectués par d’autres castes. 3. Offrandes consacrées distribuées ensuite aux dévots. 4. Les actions sacrificielles ne sont cependant pas réservées au seul Nāgabhūta, elles s’adressent aussi à la divinité « habitant » la direction Nord de l’image représentant les divinités serpents, à savoir la déesse Bhagavati. Cependant, dans le culte aux nāga mené les nuits précédentes (pūja), elle reçoit uniquement des substituts de sacrifice sanglants (eau gurudi, riz soufflé etc.) afin de préserver les observances de pureté sur l’aire rituelle. 5. Pour l’analyse de cette forme d’intentionnalité qui est aussi courante dans le contexte scénique de festival, voir Guillebaud (2010). 6. Le kaḷam n’est cependant pas spécifique au Nāgabhūta, il peut représenter aussi d’autres divinités (serpents, déesse Bhagavati, Vişņumāya…) selon le type de spécialistes qui sont en charge de le tracer et corollairement en fonction de l’action rituelle menée. Au sein du répertoire graphique des Puḷḷuvan, spécialistes du seul culte aux divinités serpents, le Nāgabhūta kaḷam a la particularité d’être l’unique image divine possédant des caractères anthropomorphes ; les serpents sont, quant à eux, représentés sous forme de complexes entrelacs. Le Nāgabhūta comporte aussi des traits de visage caractéristiques, notamment un nez protubérant et une moustache généreuse qui accentuent, par la caricature, sa différence de nature avec les serpents. 7. Pour une description complète des actions menées la dernière nuit du rituel, point culminant du processus de traitement des « maux », voir Guillebaud (2008 : 81–88). 8. Ce cycle n’est cependant pas spécifique à la séquence décrite. Il accompagne aussi certaines pūja du culte aux divinités serpents, celles qui impliquent un parcours circulaire autour du kaḷam. 9. La portée à trois lignes indique les trois plans mélodiques du jeu du puḷḷuvan kuṭam et non des hauteurs absolues. 10. Encore formulée en « Du mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson 2011 : 61). 11. Voir aussi Cler (2010). 12. Celui-ci est défini comme des « répétitions de syllabes ou “phonèmes” comme un article, une préposition ou un adverbe monosyllabique précédant un mot ressenti comme “chargé d’obligation” et anticipé bloquant sur sa première syllabe, ou la première syllabe d’un tel mot si l’anticipation porte sur une syllabe suivante. Ex : “Un un un café s’il vous plait” ou “Un ca café s’il vous plait” » (page Wikipedia consultée en 2013). 13. J’ai montré ailleurs, à partir de l’exemple des voix de loterie préenregistrées et diffusées dans l’espace public en Inde, comment les différentes modalités d’accélération du débit de parole peuvent créer des effets sémantiques et perceptifs très distincts, allant du comique à l’inintelligibilité outrancière (Guillebaud 2013, sous presse). 14. Pour une présentation des cycles composant le répertoire puḷḷuvan, voir Guillebaud (2008 : 229‑243), ainsi que le DVD encarté (Rubrique « Les cycles de la musique puḷḷuvan »), également en ligne : 15. Ces incongruités sont aussi travaillées par nombre d’orchestres comiques. Ex : des groupes de hard-rockers jouant Mozart ou Bach à la guitare électrique. 16. Au-delà du cas kéralais, l’analyse de la danse comme assimilable au cri est aussi proposée par Montet 1992.

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RÉSUMÉS

Qu’il s’agisse de pratiques rituelles institutionnalisées ou de performances ordinaires, les régimes sonores de l’humour sont à observer dans des contextes divers. L’article s’appuie sur des exemples de saynètes observées lors de différents rituels domestiques pāṃpin tuḷḷal (« tremblement des serpents ») au Kerala, en Inde du Sud. Il s’agit de déterminer comment le sonore participe de cette « mise à distance » (Tarabout 1998) de certaines divinités mineures, telles les bhūta, lors de leur manifestation publique. S’appuyant tantôt sur des procédés de bruitage ou encore des dynamiques de tempo, les musiciens sonorisent (plus qu’ils ne musiquent) l’apparition de ces êtres incongrus dans l’espace rituel. Ces réalisations sonores se mêlent aussi pleinement à d’autres expressions qui leur sont indissociables, comme le jeu théâtralisé ou encore la danse. Le passage du registre comique à celui du « sérieux » (présidant par exemple les séances de possession tuḷḷal) est généralement prédéterminé dans la logique globale du rituel, mais l’imprévu est aussi parfois de mise. L’un peut glisser très rapidement vers l’autre, créant des degrés variables d’expression comique, théâtrale ou dansée.

AUTEUR

CHRISTINE GUILLEBAUD Christine GUILLEBAUD est chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (Univ. Paris Ouest Nanterre) et associée au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS, EHESS). Spécialiste des musiques et des danses en Inde du Sud, elle est l’auteur du livre Le chants des serpents. Musiciens itinérants du Kerala (2008), primé par l’Académie Charles Cros. Ses travaux ont porté sur les processus de création et de patrimonialisation, l’enracinement de projets politiques par le sensible, et la propriété intellectuelle (La Musique n’a pas d’auteur, 2010). En 2011, elle crée le collectif de recherche MILSON dédié à l’étude des environnements sonores quotidiens, domaine émergeant et foncièrement interdisciplinaire.

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Faut-il avoir des bolas pour faire une « vraie » murga ? Comique de genre et transgression dans le Carnaval de Montevideo (Uruguay)

Clara Biermann

Je tiens à remercier les membres de la murga Cero Bola avec lesquels j’ai partagé de mi-janvier à mi-mars 2012 les émotions de cette grande première. Merci à Diego Martín Lozza pour ses images, à Jorge Cabrera pour ses photos et à Dorothée Chouitem pour sa relecture attentive de ce texte. Enfin un merci tout particulier à ma très chère amie Lali, percussionniste de Cero Bola, sans laquelle rien n’aurait été possible. Cet article lui est dédié. « Es mentira que si la murga cambia Se muere el Carnaval »1 Livret de Cero Bola, Jimena Márquez

1 Il ne manque plus que quelques heures avant le lever du jour. La fête bat son plein dans le Club La Espada où le groupe Cero Bola, littéralement « Zéro Boule », a répété pendant plusieurs mois le spectacle qu’il vient de présenter, ce soir du 9 février 2012, au Carnaval de Montevideo, dans la catégorie murga. La murga, genre de théâtre humoristique chanté en polyphonie, est l’une des expressions les plus importantes du Carnaval de la capitale uruguayenne : un long concours sur scène qui dure de mi- janvier à mi-mars, dans lequel s’affrontent cinq catégories différentes. En plus des murgas, il existe la catégorie des parodistas (parodistes), des humoristas (humoristes), des revistas (revues) et des Sociedades de Negros y Lubolos (Sociétés de Noirs et de Lubolos)2. Parallèlement à la compétition officielle, Cero Bola a également joué quotidiennement sur les scènes de quartier appelées tablados. Comme le souligne leur nom avec ironie, les membres de cette murga, c’est-à-dire le chef de chœur, le chœur et le trio de percussionnistes qui l’accompagne, sont exclusivement des femmes3. Cero Bola célèbre son deuxième et dernier passage au Teatro de Verano, le théâtre à ciel ouvert où se déroule la compétition. Chacun sait que Cero Bola n’a aucune chance de passer la liguilla (le match de barrage), sans pour autant en éprouver une quelconque déception. Le

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concours du Carnaval de Montevideo se poursuivra encore une semaine, le temps que le jury voie passer les derniers groupes sélectionnés et détermine les gagnants dans chaque catégorie.

Fig. 1. (De gauche à droite) Jimena Márquez : librettiste et choriste, Belén Cardozo : choriste, Karina Abate : platillos, Ximena Bouso : bombo, Laura « Lali » Ganz : redoblante.

Clara Biermann, 28 janvier 2012.

2 Nous sommes quelques-uns à nous être éloignés de la sono pour pouvoir écouter sur une petite radio à piles les différentes émissions qui commentent les représentations du jour, l’oreille tendue vers l’appareil crachotant. Une journaliste commente le spectacle de Cero Bola en s’attardant plus particulièrement sur deux de ses extraits, l’un ayant pour thématique les règles et l’autre l’orgasme. Elle raconte que les femmes rient beaucoup et se sentent particulièrement identifiées lors de ce passage. L’un de ses collègues s’insurge alors de ne pas se sentir, lui, en tant qu’homme, identifié. Il poursuit en considérant que les voix de femmes ne peuvent pas atteindre les exigences qu’on attend d’un chœur de murga (un chœur d’hommes donc) et juge qu’il faut créer une catégorie spécifique pour les femmes, en avançant qu’un juré ne peut pas noter selon les mêmes critères un chœur féminin et un chœur masculin. Il insiste sur le fait que le Carnaval est un concours, que les gens payent leur place, et se défend surtout d’être machiste tout en réitérant d’un ton furieux sa proposition de créer une catégorie spécifique. Même si ce journaliste n’a pas exactement la réputation d’être un grand spécialiste de la murga ni un grand progressiste, la remise en cause de la légitimité de Cero Bola à concourir au même titre que les autres murgas renvoie immanquablement à cette question : la première troupe exclusivement féminine à se présenter au concours officiel est-elle ou n’est-elle pas une « vraie » murga ?

3 Catégorie reine du Carnaval de Montevideo, la murga est un genre musical et théâtral caractérisé par une polyphonie. Le chœur, constitué d’une quinzaine de personnes, est dirigé par un chef qui s’accompagne à la guitare pour donner l’harmonie aux murguistas (membres d’une murga). L’accompagnement instrumental est joué par un trio de percussionnistes appelé la bateria (batterie) de murga, comprenant des platillos (cymbales), un redoblante (caisse claire) et un bombo (grosse caisse). La murga fonctionne sur une polyphonie tonale reposant sur trois voix principales qui sont généralement

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harmonisées en tierces avec l’intervention de solos, duos et trios (Lamolle & Lombardo 1998 : 37). Dans la murga d’aujourd’hui, un arrangeur écrit le plus souvent les parties chantées, tandis qu’un auteur se charge de l’écriture du livret. Combinant différents registres tels que la critique sociale, la dénonciation des injustices ou le lyrisme nostalgique, une murga doit essentiellement divertir les spectateurs, comme le précise le règlement du concours.

4 En tant que pratique musicale et théâtrale humoristique et satirique, la murga présente un intérêt tout particulier pour engager une réflexion sur le comique. À travers l’analyse de deux extraits du spectacle de Cero Bola, l’un traitant des règles et l’autre de l’orgasme, je me placerai tout d’abord du point de vue de l’intentionnalité comique. Je montrerai sur quel type de dispositif pluridimensionnel combinant les plans musicaux, textuels et gestuels et selon quels procédés se construit le comique de la murga Cero Bola. Je m’intéresserai ensuite à la mise en relation singulière qu’entraîne la dimension féminine des thématiques et des références mobilisées par Cero Bola dans ces deux extraits, tout en mesurant la portée transgressive de ce comique de genre dans un milieu presque exclusivement masculin.

La murga dans le Carnaval de Montevideo

5 Si, pour l’historienne Milita Alfaro, il est difficile de dater précisément quand les Montévidéens ont adopté cette « “barbarie” carnavalesque, héritée sans doute d’Espagne », elle indique que les premiers arrêtés municipaux pour tenter de se prémunir contre des désordres liés à la fête (batailles d’eau, de farine et autres projectiles, jeux de masques dans la rue, etc.) datent de la fin du XVIIIe siècle (Alfaro 1998 : 41). Le Carnaval de Montevideo comme il est fêté aujourd’hui s’est consolidé pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, période pendant laquelle la promotion de groupes préparés spécifiquement pour l’occasion figure une nouvelle façon de vivre la fête (Alfaro 1991 : 63). Les groupes hétérogènes défilant dans la rue au début du XIXe siècle font progressivement place à des groupes structurés et pourvus de répertoires spécialement préparés pour le Carnaval dans lesquels on retrouve notamment les comparsas de negros (groupes de Noirs), très présentes au Carnaval, et également un grand nombres d’expressions d’origine espagnole. Pour Milita Alfaro, l’une des caractéristiques du Carnaval de Montevideo est qu’il devient à cette époque un « Carnaval chanté, dansé et parlé […] où l’inversion du monde et toute la symbolique de la fête passent chaque fois un peu moins par le faire que par le dire (et par l’écoute de ce que les autres disent) » (op. cit.).

6 Les premières traces d’ensembles identifiés comme murgas datent de la fin du XIXe siècle et trouvent leur genèse dans les différents groupes carnavalesques satiriques du Carnaval du XIXe siècle (Alfaro 1998 : 225). Mais il existe un récit mythique de l’origine de la murga. En 1906, une compagnie de théâtre originaire de la ville espagnole de Cadix serait restée à Montevideo faute de moyens pour repartir et aurait inspiré un groupe local qui se présentera au Carnaval de 1907 sous le nom de Murga La Gaditana4 que se va (Murga de Cadix qui s’en va). Cette histoire renvoie à une filiation qui n’est pas uniquement légendaire, puisqu’on trouve en effet au Carnaval de Cadix une série de formes chorales et notamment les chirigotas, les comparsas et les coros5, qui présentent de grandes similitudes avec la murga uruguayenne. Ainsi la murga s’inscrit dans une longue tradition satirique et parodique des pratiques expressives

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carnavalesques espagnoles (Caro Baroja 2006 [1967]) et, plus largement, européennes. Le carnaval a été largement étudié comme un espace social marqué par un symbolisme du monde inversé et par la transgression temporaire des normes morales et religieuses et des hiérarchies sociales (Bakhtine 1982 [1965]). Pour Milita Alfaro, malgré le processus de domestication du désordre par les élites dominantes à partir de la moitié du XIXe siècle, le Carnaval de Montevideo est profondément marqué par une dimension critique et parodique de la vie officielle et des puissants (1991 : 69). Malgré sa forte institutionnalisation, sa réglementation et son conservatisme formel et esthétique certain, on peut encore considérer que le Carnaval de Montevideo reste un moment de licence où « des chansons caustiques et des vers mordants peuvent être entonnés directement à la tête des tourmenteurs auxquels on peut pour un moment manquer de respect, [où] les jeunes peuvent réprimer les vieux, [et] les femmes tourner les hommes en ridicule » (Scott 2006 : 190).

Une nouvelle génération de murguistas

7 Alors que certaines troupes de murga marqueront « avec leur rire de dérision […] le temps de l’engagement et incarneront un mouvement de contre-culture » pendant la dictature militaire entre 1973 et 1985 (Chouitem 2010 : 3), les années 1990 voient une baisse de fréquentation du Carnaval et la fermeture progressive des tablados (Alfaro & Fernández 2009 : 54-55). Mais en 1995, la Mairie de Montevideo et le TUMP (Taller Uruguayo de Música Popular, « Atelier Uruguayen de Musique Populaire ») ouvrent des ateliers de murga destinés aux jeunes, qui connaissent une grande popularité. Trois ans plus tard, un concours de murga joven (jeune murga) est créé (ibid. : 124). Dans les années 2000, plusieurs groupes issus de cette jeune génération montent au Carnaval et l’un d’entre eux, Agarrate Catalina, gagnera même le concours à trois reprises, en 2005, 2006 et 2008. Associée à la diffusion télévisuelle des étapes du concours, cette « révolution culturelle » (ibid. : 55) a contribué à redynamiser le Carnaval de Montevideo et profondément bouleverser les codes esthétiques de la murga.

8 Ces jeunes murgas se distinguent des ensembles définis comme « traditionnels » par différents aspects : les sujets traités, l’importance donnée à la mise en scène et au fil conducteur du spectacle, et surtout la manière de chanter. La murga est historiquement liée au prolétariat urbain (ateliers de bois, usines frigorifiques), aux petits artisans et aux vendeurs de journaux ambulants. L’esthétique vocale de la murga est ainsi souvent liée à l’origine sociale de ces acteurs et à leur mode de vie, le travail dans la rue, les cigarettes et le vin. La voix du murguista, éraillée, nasale et puissante, marque la différence entre les chœurs de murgas dites traditionnelles et les jeunes murgas, comme en témoignent ces propos de l’historienne uruguayenne Milita Alfaro, issus du livre d’entretiens à deux voix avec le journaliste de carnaval Marcelo Fernández : Les petits jeunes, tant par leur âge que par leur expérience de vie, ont peu ou même rien à voir avec les anciens chœurs. Pourtant je les entends et je trouve qu’ils revendiquent et récupèrent certaines clés qui font l’essence du chant murguero dans sa version classique, par exemple le chant collectif, le fait de chanter en chœur. Et pour moi c’est fondamental parce que, sans ignorer les mérites des solistes formidables que comptent certaines grandes murgas, ça me plaît que le protagoniste soit le chœur. […]. Des jeunes hommes qui ont aujourd’hui la vingtaine ne peuvent pas sentir la murga comme il y a soixante ou quatre-vingts ans. Ils ont grandi dans un monde différent et ils n’ont pas bu le vin qu’ont bu les vieux, ni passé des années à vendre le journal en criant. Et je crois qu’en ce sens les jeunes ont les idées bien au

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clair et qu’ils savent parfaitement qu’ils doivent parler leur langue (Alfaro in Alfaro & Fernández 2009 : 66-67).

9 La différenciation faite entre les jeunes murgas et les murgas traditionnelles repose principalement sur les capacités vocales. D’un autre côté on reconnaît aux jeunes murgas une fraîcheur dans l’écriture des livrets, dans la mise en scène et dans leur maniement de l’ironie et de l’insolence (ibid. : 65). Au sein du concours, les réticences du milieu des murgas « traditionnelles » face aux jeunes sont fortes, d’autant plus que les enjeux économiques sont très importants – le Carnaval, comme il m’a souvent été répété, génère en Uruguay plus d’argent que le football. Mais ce qui est en jeu dans ces conflits esthétiques et générationnelles, c’est également une tension liée à l’appropriation de pratiques issues des classes populaires par la classe moyenne et des transformations qui en découlent. On assiste au même processus avec le candombe afro- uruguayen : un changement du statut social des pratiques expressives populaires dépréciées par les élites, qui sont progressivement devenues des emblèmes nationaux dans l’Uruguay post-dictatorial (Biermann 2011).

Cero Bola, les reines du mensonge

10 Composée de jeunes femmes âgées de 20 à 35 ans, issues de la classe moyenne, étudiantes, professeures de lycée, éducatrices ou encore fonctionnaires municipales, Cero Bola a gagné le premier prix des rencontres de « jeunes murgas » en 2007, 2008 et 2009. Le nom Cero Bola joue à la fois sur l’absence d’hommes et sur l’expression « no dar bola » (s’en foutre), pied de nez aux potentiels détracteurs de cette murga féminine dans un milieu presque exclusivement masculin, comme le souligne ici la musicologue uruguayenne Marita Fornaro : [La murga] est une polyphonie masculine […] [qui] se vit, même en Espagne, comme une espèce de club masculin. Des entretiens réalisés à Cadix, Merida [Espagne], Montevideo, Salto, Colonia [Uruguay] montrent une intéressante coïncidence d’arguments masculins sur l’inconvenance de la présence de la femme dans la murga qui vont de considérations technico-musicales pour les arrangeurs à des arguments de portée morale parmi les membres (Fornaro 2002).

11 Selon mes informateurs, il a fallu attendre 1999 et le groupe La Bolilla que faltaba (Le numéro manquant) pour qu’une murga au chœur féminin se présente au Carnaval6. Elle se présentait également au concours cette année, faisant du Carnaval 2012 un crû relativement exceptionnel. Cependant la batterie de La Bolilla que faltaba étant composée d’hommes, Cero Bola est la première murga exclusivement féminine à participer au Carnaval. Pour autant, les membres de Cero Bola ne définissent pas leur groupe comme féministe. Tout en sachant que faire monter exclusivement des femmes sur une scène induit une question de genre, elles aiment à préciser que leur choix de former la murga ne s’inscrivait pas dans la volonté d’ouvrir un espace pour les femmes, mais dans la réalisation de leur rêve de sortir au Carnaval.

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Fig. 2. Cero Bola, second passage au Teatro de Verano, 9 février 2012.

Photo Jorge Cabrera, 9 février 2012.

12 Cero Bola s’est présenté au Carnaval avec un spectacle de structure classique, intitulé « Las Reinas de la Mentira » (Les reines du mensonge), d’une durée de 45 minutes comprenant une presentación, la chanson d’ouverture et de présentation du groupe, des cuplés, séquences théâtrales à la charge d’une ou deux personnes appelées les cupleteros/as qui introduisent des parties chantées, un salpicón, chanson en quatrains centrée sur une compilation de thèmes d’actualité, et enfin une retirada ou despedida, la chanson finale ou les adieux. Je m’intéresserai plus particulièrement à deux extraits : le cuplé de la menstruación (le couplet des règles) et le cuplé del orgasmo (le couplet de l’orgasme), qui se suivent dans le spectacle, et qui font partie de la séquence la plus orientée d’un point de vue féminin. Ce dernier n’est en effet pas exclusivement écrit sur des sujets spécifiques aux femmes, le mensonge n’étant en rien – chacun en conviendra – l’apanage exclusif du beau sexe. De telles thématiques ne passent cependant pas inaperçues dans un milieu du Carnaval particulièrement machiste, où les blagues graveleuses, misogynes et homophobes relèvent presque d’une esthétique nécessaire, comme le relève ici l’hispaniste Dorothée Chouitem : Traditionnellement les murgueros, des hommes comme les autres, mobilisés pour un événement précis – puis restitués en principe à l’époque qui nous concerne à un bien heureux anonymat –, […] critiquent les excès, proposent une actualité satirisée, des défauts exagérés et bien souvent des solutions proches de l’absurde. Leurs joutes touchent des domaines allant de la mode – les us et coutumes féminins étant une cible privilégiée – aux valeurs de justice sociale et économique habituellement revendiquées en passant par une critique des mœurs jugées déviantes – homosexualité et prostitution en tête de liste – et tout ceci agrémenté de jeux de mots grivois, recours comique élevé au rang d’ornement par excellence (2010 : 4).

13 Costumées de manière identique, les chanteuses et les percussionnistes présentent un ensemble homogène, une masse bien plus qu’une somme d’individualités. En revanche la chef de chœur, appelée localement directora (directrice), est habillée différemment.

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Le rôle hiérarchique du directeur de la murga est traditionnellement marqué par un costume distinct des autres membres du groupe, inspiré très souvent du costume trois pièces des chefs d’orchestre symphonique. Les costumes de la Cero Bola ont été pensés pour être « bien murgueros et bien féminins », selon les termes de la librettiste Jimena Márquez. L’aspect bien murguero renvoie à la recherche d’emphase de la présence corporelle afin de générer un impact visuel autour d’esthétiques proches de la figure du clown ou du bouffon. Les coiffes toujours volumineuses, ici inspirées des cheveux en serpent de la Méduse, font notamment l’objet d’un travail particulier à partir de matières à la fois solides et souples. La dimension féminine s’exprime plutôt par le port d’une jupe longue et bouffante. En effet, les rares femmes qui chantent dans d’autres murgas utilisent plutôt les mêmes costumes que ceux des hommes. Le maquillage est identique pour chaque membre du groupe et dessine un visage peint en blanc, une caractéristique historique de la murga, sur lequel les traits sont exagérés : ici les sourcils sont surélevés, la paupière peinte en bleu irisé, les cils allongés, la bouche peinte en noir et le cou peint de motifs de damier et de cœur. Avec le costume et le maquillage qui s’apparente à un masque, les murguistas assument un corps et un visage de carnaval. Cette transformation du visage relève d’un déguisement et d’un anonymat caractéristiques des pratiques carnavalesques (Scott 2009 : 190). Grâce au costume et au masque, on assiste dans la murga à un nivellement des corps et des visages et à un effacement des individualités. Le groupe forme une masse d’êtres identiques démultipliés, presque des marionnettes, effet qui sera accentué par la polyphonie et la gestuelle comme nous allons le voir dans l’analyse des deux extraits du spectacle de Cero Bola.

Fig. 3. Préparatifs avant le Teatro de Verano : Karina Abate (cymbales), Virginia Cabrera (choriste) et Ximena Bouso (grosse caisse).

Photo Clara Biermann, 16 février 2012.

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Le cuplé des règles ou le « réalisme grotesque »

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15 Nous sommes environ à la minute 13 après la chanson de présentation de la murga et un long passage dédié aux mensonges classiques proférés par les adultes et les maîtresses d’école. Les murguistas abordent cette partie en criant tour à tour des mises en garde répétées comme des vérités absolues : « Il faut attendre deux heures après avoir mangé pour se baigner ! », « Si tu passes sous une échelle, ta vie est foutue ! » puis « Ne te lave pas les cheveux si tu as tes règles, tu pourrais devenir stérile ! », qui marque le début du cuplé des règles.

16 Ce passage commence par une courte séquence théâtrale d’hypnose effectuée par la librettiste et chanteuse de la murga, Jimena Márquez, qui incarne une psychanalyste caricaturale à l’accent français (dans l’imaginaire national uruguayen les scientifiques au sens large sont des Français). Ce personnage pousse Rosario Ferrari, dite « Petite », à se remémorer le moment de ses premières règles et à dire ce qu’elle ressent. La chanson commence par l’interprétation de deux chanteuses solistes rejointes ensuite par le chœur. À peine Petite a-t-elle prononcé les premiers mots de la chanson que le public se met à rire à gorge déployée : tout le monde reconnaît le thème musical qui est parodié par Cero Bola, celle du générique d’une telenovela mexicaine intitulée « Quinceañera7 ». Cette série, qui a commencé à être diffusée en 1987 en Amérique latine, a connu un grand succès et a marqué l’imaginaire d’une génération entière, largement représentée parmi les membres de Cero Bola. Jimena Márquez raconte ainsi le processus d’écriture de ce cuplé : Je suis en train d’écrire le cuplé des règles et ça me parait drôle d’utiliser la chanson du «Yo no sé» (Je ne sais pas). Parce que pour moi une des formes d’humour qui fonctionne et qui me paraît très bonne c’est quand le public connaît la chanson que tu utilises et que ça contribue à la blague, parce que tu lui changes une petite parole. […] Surtout si cette chanson a à voir avec la thématique que tu chantes et que tu la tords un petit peu (Jimena Márquez, entretien du 10 mars 2012).

17 Elle décrit ici un procédé central dans l’écriture de la murga appelé le contrafactum, c’est-à-dire la modification d’un texte par un autre sans altération substantielle de la musique. Il y a plusieurs niveaux de contrafactum : un premier sans aucune relation spécifique entre le nouveau texte et la musique choisie, un second avec une relation entre le nouveau texte et la charge sémantique de la chanson originale, et un troisième lorsqu’il s’établit une relation entre le texte original et le nouveau texte qui en devient plus efficace (Fornaro 2002). Dans le cas qui nous intéresse, on a un contrafactum qui articule les deux derniers procédés. La charge sémantique de la chanson originale marque une forme d’archétype musical et télévisuel niaiseux de l’adolescence féminine. Le nouveau texte se construit sur une alternance entre la reprise des paroles originales et de nouveaux vers (indiqués en italiques dans les paroles à la page suivante).

18 On a affaire à un détournement ironique de la chanson originale : le thème de l’adolescence et de l’éveil des sens est traité par Cero Bola de manière nettement plus crue en se centrant sur un épisode trivial et tabou, les premières règles. Les bouleversements émotionnels qui étaient traités dans la version originale sur un mode très imagé renvoient dans la version de Cero Bola aux sensations liées aux cycles

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hormonaux (« Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui ? », « Pourquoi je me sens bizarre ces jours-là ? »). La cinquième strophe fait rupture au niveau tant musical que textuel, reprenant la mélodie et le premier vers d’une chanson de la murga Contrafarsa intitulée Alquimia8 dans un désenchantement qui repose sur la réalité matérielle : le prix des serviettes hygiéniques et les douleurs ovariennes. Enfin la dernière strophe reprenant la mélodie de Quinceañera entérine la désillusion face à l’enthousiasme du début de la chanson et à « l’aventure de la vie ».

19 Au sein de ce cuplé, il y a un jeu entre la métaphore délicate des changements corporels et hormonaux de l’adolescence et la trivialité des réalités de ces transformations : flux corporels, douleurs, gonflements et mauvaise humeur. Ce procédé a été utilisé précédemment dans la partie théâtrale introduisant la chanson, lorsque Jimena Márquez parle tout d’abord de « la terrible maladie » avec pudeur pour terminer sur des détails crus, en disant « Tu ne sais pas si tu t’es coupée ou si tu t’es chiée dessus », tandis que les filles derrière regardent sous leur jupe d’un air inquiet. Le comique réside dans le traitement du sujet sur un registre soutenu alternant avec un registre trivial, dans un rabaissement de sujet noble qui s’inscrit dans les ingrédients du burlesque (Sternberg-Greiner 2003 : 221).

Paroles originales de Quinceañera Paroles du cuplé des règles

Je ne sais pas Je ne sais pas

Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui Pourquoi je me sens si différente aujourd’hui Pourquoi je n’en ai plus rien à faire des gens Pourquoi mes seins poussent… tout d’un coup. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?

Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Pourquoi mon corps change jour après jour ? Pourquoi je me sens bizarre ces jours-là ? Et que je sens que je ne suis déjà plus la même ? Et je sens des choses qu’avant je ne sentais pas ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?

Maintenant, Maintenant, La femme qui sommeillait en moi se réveille La femme qui sommeillait en moi se réveille Et petit à petit la petite fille se meurt Et petit à petit la petite fille se meurt L’aventure de la vie commence L’aventure de la vie commence

Maintenant, Maintenant, Le printemps m’enflamme comme un soleil J’enfle comme un soleil au printemps Fait de mes rêves des promesses Et maintenant je peux être mère quand je veux Et bouleverse mon cœur d’adolescente Pleurs de bébé, mère…

« Grenouille, poisson et fleuve » Mais il faut voir le budget en serviettes hygiéniques

Et comment ça fait mal aux ovaires Et maintenant…

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Maintenant Maintenant La femme qui sommeillait en moi se réveille J’en ai plus rien à foutre de l’aventure de la vie Et petit à petit la petite fille se meurt Je suis de mauvaise humeur et j’en ai ras le bol L’aventure de la vie commence Je me sens comme María Marta Serralima.

20 Une partie du travail sur cette chanson consiste également à opérer certaines transformations du point de vue musical. L’interprétation vocale des deux solistes relève de la parodie, à la fois du style de la chanteuse dans la version originale et de l’adolescence : elles chantent d’une voix un peu tremblotante, pas très en rythme et pas très juste, tout en accentuant leur air niais avec leur gestuelle, comme me le faisait remarquer Victoria Gutiérrez, directora de Cero Bola : Quand la Petite commence à chanter, ce n’est pas comme une chanteuse soliste qui chanterait à pleine voix. Elle fait une pantomime, elle se moque […]. Elle fait des têtes super exagérées et elle le fait parfois presque parlé, presque sans chanter […] (Victoria Gutiérrez, entretien du 10 mars 2012).

21 Du point de vue rythmique, la chanson un peu accélérée est accompagnée par un rythme appelé funky puis par une marcha camión9 (marche camion), l’un des rythmes les plus emblématiques du répertoire de la bateria de murga. Cero Bola propose ici sa version plus « rock and roll » de l’adolescence, encore accentuée par le « Wo yoh yoh », qui s’élève au dessus du chœur, interjection caractéristique du rock ou encore du reggae qui sémantise la chanson du côté des musiques de jeunes et fait appel à une référence générationnelle.

22 ll faut également être attentif aux gestes effectués par les interprètes et à leurs expressions faciales participant de la mise en scène. Cependant je préfèrerai pour l’analyse le terme de gestuelle, qui me semble plus approprié au procédé que j’ai pu observer lors des répétitions de mise en geste des chansons. Par exemple dans cet extrait, la chorégraphie caricaturale de ballet classique pendant la partie chantée des solistes, activité féminine par excellence dans les imaginaires, renforce la dimension parodique de la chanson. Dans cette chorégraphie relativement libre, il est intéressant de voir les petits détails d’interprétation individuelle comme Virginia Cabrera se reniflant le dessous des bras avec une grimace au moment où Petite chante « Pourquoi mon corps change ces jours-là ? ». Au vers suivant, « Pourquoi mes seins poussent… tout d’un coup ? », toutes les filles miment la poussée soudaine de leur poitrine, accompagnée par une frappe des percussions, rappelant les pitreries des clowns. Cette gestualisation du texte participe au comique en accentuant la trivialité grâce au mime littéral des paroles qui sont chantées. La dimension collective de ce procédé donne à voir un geste multiplié et effectué par une masse mécanique, ingrédient fondamental du comique selon Henri Bergson dans son célèbre essai sur le rire : Le rire sera bien plus fort encore si l’on ne nous présente plus sur la scène deux personnages seulement, […] mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se démènent ensemble, prenant en même temps les mêmes attitudes, gesticulant de la même manière. Cette fois nous pensons directement à des marionnettes (Bergson 1993 [1900] : 22).

23 À un autre moment, le chœur chante « La femme qui sommeillait en moi se réveille » et Sabrina Umpiérrez fait un pas en avant et s’extrait du chœur aligné pour venir saluer le public, puis « La petite fille en moi se meurt » qui donne lieu à l’assassinat par étranglement de Petite. Sur ces paroles extraites du texte original, un décalage comique

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est créé à partir de ce procédé qu’on pourrait définir comme « le geste au pied de la lettre », qui crée une relation ludique au sens.

24 Au delà des différents procédés du comique verbal, sonore et gestuel que nous venons d’analyser, cette parodie du générique de la tele novela, en tournant en dérision les marques stylistiques de la version originale, nécessite une culture et des références partagées, un « sujet riant » compétent (Sternberg-Greiner 2003 : 232). La dimension parodique et burlesque de ce cuplé renvoie également aux caractéristiques de l’humour carnavalesque, et de ce que Mikhaïl Bakhtine, désignant le « système d’images de la culture comique populaire », définit comme « réalisme grotesque » construit sur le « rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel » (1982 [1965] : 28/29). La ligne comique la plus forte dans ce cuplé s’articule autour du jeu sur le bas corporel : le ventre, la chair, les organes génitaux et la vie sexuelle. Ce matérialisme corporel est rendu plus fort encore par le contrafactum du texte du générique de la tele novela qui tire une bonne part de son ridicule du style très imagé utilisé pour parler des émois de l’adolescence.

Le cuplé de l’orgasme ou le comique déchaîné

25 La chanson des règles se termine sur cette phrase énigmatique pour un public non uruguayen : « Je me sens comme Maria Marta Serralima ». Une des murguistas, Sabrina Umpiérrez, s’insurge alors contre le mensonge proféré par la murga, arguant que Maria Marta Serralima, chanteuse star argentine, a perdu beaucoup de poids et exhorte ses compagnes à faire un spectacle un peu plus audacieux, sur un ton qui prend des tournures de meeting politique latino-américain. Sabrina propose alors de « parler de quelque chose dont personne n’a jamais parlé, dont personne ne parle, et dont personne ne parlera jamais… de l’orgasme ». Les filles derrière elle poussent un cri horrifié, mais Sabrina poursuit en déclarant que Cero Bola va enfin dire la vérité sur l’orgasme et révèle que « très souvent les orgasmes sont des mensonges ». Elle annonce ensuite à un public dans l’expectative et à la manière d’un présentateur enflammé que Cero Bola va leur montrer « dix-sept manières différentes de feindre un orgasme ».

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27 Le tabou et le jeu dramatique stimulent d’emblée le rire et la curiosité du public. Dans le livret du spectacle, il est indiqué que chacune des filles doit jouer un orgasme, en émettant des sons de plus en plus stupides jusqu’au coup de cymbales final. La réalisation de ces dix-sept orgasmes est construite sur des cris en série. À ceux qui sont à peu près réalistes succèdent des cris d’animaux (hennissement de cheval, grognement de cochon, barrissement d’éléphant), des compliments de plus en plus enthousiastes : « Tu es un crack ! », « Superman ! », « Etalon ! », en passant par des interjections beaucoup plus incongrues telles que « Afrique ! », « Ariouken ! » cri bien connu des amateurs du jeu vidéo Street Fighter ou encore le célèbre flow de dancefloor « You got the pom pom pe dop ». Des bruits s’intercalent à ces interjections : un bruit de frottement de la caisse claire, un son de cuica10 imitant la voix ou encore une sirène de paquebot. Jimena Márquez explicite ainsi l’intention et les choix comiques effectués pour ce cuplé :

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La première chose c’est qu’on a cherché à faire de l’humour et c’était un risque du fait que c’était sur un thème, disons, tabou. Ca nous semblait fort et drôle de reproduire les bruits de femmes en train d’avoir un orgasme, on était curieuses de la réaction des gens, du sourire au rougissement. D’un autre côté, l’idée était de faire grandir le geste et le son lentement jusqu’à l’absurde et au ridicule, qui est justement le moment où ça provoque le rire. Et en troisième lieu, le son aussi était intéressant […] accompagné d’images photographiques corporelles drôles elles aussi (Jimena Márquez, entretien du 10 mars 2012).

28 Cette chaine d’orgasmes simulés repose sur une construction sonore en tuilage et, du point de vue gestuel, sur une série de postures tenues par les murguistas après l’exécution de leur cri créant une série d’« images photographiques » mises en valeur par le balayage lumière. La gradation vers l’absurde jouant sur les limites de sens tout en gardant les apparences de la logique (Strenberg-Greiner 2003 : 219) passe ici véritablement par le sonore, même si celui-ci est mis en geste, comme permet de le saisir une écoute exclusivement audio de cet extrait.

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30 Simuler des orgasmes sur la scène du Carnaval de Montevideo est particulièrement provocateur et s’inscrit dans une jouissance cathartique de la transgression, celle d’une libération euphorique et momentanée de l’ordre établi. Ce cuplé se poursuit avec une définition pseudo-scientifique de l’orgasme, « solution proche de l’absurde » (Chouitem 2010 : 4) donnée par l’hypnotiseur-psychanalyste interprété par Jimena Márquez que je n’analyserai pas ici, mais dont le lecteur trouvera les images dans la vidéo accompagnant cet article.

Un comique de filles ?

31 Cette partie « féminine » est un passage très apprécié du spectacle. Pourtant, une observation un peu plus précise des spectateurs montre des réactions différentes entre les hommes et les femmes. Lors du cuplé sur les règles, j’ai pu observer que les femmes riaient à gorge déployée dans un rire d’empathie, tandis que les hommes riaient de manière plus circonspecte, étant de fait plus éloignés de la thématique traitée. En effet, si Jimena Márquez me racontait utiliser les mêmes méthodes pour écrire des textes de murga pour hommes ou pour femmes, elle reconnaît dans une interview donnée à la presse que le cuplé des règles fait office d’exception : Cela aurait d’autres connotations si c’était un chœur d’hommes qui le chantait, ce serait du coup une parodie de genre […]. Mais nous ne cherchons pas particulièrement à chanter des choses que seules les femmes pourraient dire. Ce cuplé pour le coup oui, et ça nous plaît parce que c’est une nouveauté par rapport au répertoire de murga (La Diaria, 10 février 2012).

32 On entre ici dans une dimension centrale de l’analyse du comique, celle de l’énonciation et de la relation à son destinataire. En d’autres termes, comment s’agence la relation triangulaire entre émetteur, récepteur et objet de la plaisanterie induite par le comique ? Que ce soit dans le cuplé sur les règles ou dans celui de l’orgasme, les émetteurs sont clairement identifiés : ces sont des femmes. Bien que le spectacle soit destiné à un public mixte, le cuplé sur les règles implique une forme d’exclusion des hommes. Je n’entends pas par là que les hommes ne peuvent pas rire eux aussi. On peut

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en effet rire d’un sujet qui ne nous concerne pas ou que l’on n’a pas expérimenté dans sa propre chair, tout autant qu’on peut rire d’une cruauté proférée à son égard. Mais devant le cuplé des règles, il n’en reste pas moins qu’il faut être une femme pour saisir exactement de quoi il est question dans ce long clin d’œil féminin, ce qui est relativement inédit au Carnaval : Maintenant que tu m’en parles, ça doit être la première fois, pour un couple qui a été au tablado toute sa vie, où l’homme rigolait toujours de la blague sur le string ou la queue ou de je ne sais quoi lié au sexe, que la femme est celle qui peut dire « C’est comme ça, je le sais ». Le type reste en dehors et c’est la première fois que ça leur arrive. Ca c’est bien (Jimena Marquez, entretien 10 mars 2012).

33 Dans le cuplé de l’orgasme, la plaisanterie est faite par les femmes, mais ce sont les hommes qui sont la cible de ces simulations, qui visent un point sensible de la performance sexuelle masculine. Pendant l’orgasme, les femmes rient beaucoup, mais elles rient en se cachant et en rougissant, il y a comme un stress aussi. […] Ça dit «très souvent les orgasmes sont des mensonges», moi j’ai écrit ça comme une blague, mais en fait ce n’est pas une blague. En plus c’est bien, parce que les hommes le savent, enfin je pense qu’ils le savent mais ils veulent croire qu’avec eux personne n’a jamais simulé. C’est hyper marrant, qu’ils soient là avec une petite tête en train de se dire «Aïe, est-ce que ça m’est arrivé une fois ?» (Jimena Márquez, entretien 10 mars 2012).

34 Les remarques de Jimena pointent la dimension grinçante et un peu cruelle de ce passage. Une journaliste commentant le spectacle se demandait ainsi à juste titre : « Il faut voir comment les hommes rient avec les dix-sept façons de simuler un orgasme. Je vous assure que j’ai été prise d’une grande curiosité de journaliste à savoir pourquoi et de qui ils riaient » (Lia Schenck, La República, 19/02/12).

35 Les deux extraits analysés ici ont pour caractéristique de créer un type de relation qui construit une communauté de connivence féminine. Dans le cuplé des règles, les femmes sont les sujets riants compétents, tandis que dans le cuplé sur l’orgasme la communauté de connivence féminine repose sur une cible commune : les hommes. La tension comique repose également sur le fait que ces sujets, généralement plutôt circonscrits aux entre-soi féminins, soient donnés à entendre et à voir sous une forme théâtralisée et emphatique devant les hommes, dont la présence conditionne l’effet comique de dévoilement des tabous.

En avoir ou pas ? Comique de genre et transgression

36 Il est intéressant de s’arrêter un instant sur la réception de ce spectacle dans le milieu du Carnaval. L’étude de la presse écrite et radiodiffusée effectuée pendant mon terrain m’a permis de délimiter différents positionnements face à cette murga. D’un côté, il y avait les journalistes qui rappelaient immanquablement qu’un chœur de femmes était une nouveauté à laquelle le public n’était pas habitué, et de l’autre, ceux soutenant que Cero Bola confirmait que la murga n’est pas la propriété d’un genre en présentant un spectacle de grande qualité. D’autres encore insistaient sur le grand intérêt de la dimension proprement féminine de Cero Bola, sans oublier bien sûr ceux qui prônaient la création d’une catégorie de murga de mujeres au Carnaval de Montevideo. Les critiques les plus virulentes se basaient systématiquement sur le « problème » vocal, renvoyant aussi à la différence qui est faite entre le savoir-faire vocal des murgas

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traditionnelles et celles des jeunes. Problème de hauteur, de texture et de timbre, pour eux la réponse est sans appel : il faut avoir des bolas pour faire une « vraie » murga.

37 Du point de vue des caractéristiques du genre musico-théatral, Cero Bola utilise des procédés classiques de l’écriture de murga. Mais si l’on articule la catégorie d’acteurs, le type de thématiques et leur manière de les traiter, on conçoit à quel point leur proposition est transgressive. En effet, lorsque Marita Fornaro énumère les thèmes classiques de la murga, on y trouve le Carnaval et la murga eux-mêmes, la contestation sociale, la satire politique, les événements annuels, le football, la vie quotidienne, la ville et ses quartiers, et enfin les us et coutumes des femmes tournés en dérision (Fornaro 2002). La dimension transgressive du spectacle de Cero Bola réside dans le fait que ses membres ont été les premières jeunes femmes à parler de ces sujets sur la scène du Carnaval et à avoir imaginé un passage dans lequel un petit quelque chose n’est partageable qu’entre femmes, et ce sous le nez des hommes. Si on s’en remet au dicton qui veut qu’avoir des bolas c’est avoir du courage, alors, comme me le soulignait Lali (Laura Ganz), « Cero Bola rompt avec cette idée machiste, ce n’est pas le fait d’avoir des bolas qui définit le courage. Non il ne faut pas forcément avoir des couilles pour sortir au Carnaval, mais du courage oui ! »

38 L’analyse des deux extraits du spectacle de Cero Bola nous a permis d’identifier différents procédés. La parodie musicale, le burlesque, la démultiplication de l’identique et le jeu sur l’absurde constituent des techniques utilisées pour créer le comique : un écart perçu par le sujet riant entre la norme implicite et l’anomalie observée (Sternberg-Greiner 2002). Cette étude montre également comment, dans la murga, les dimensions textuelles, gestuelles et sonores élargissent la possibilité d’une relation ludique au sens, à travers jeux de mots, de gestes et de sons.

39 Pour Véronique Sternberg-Greiner l’une des caractéristiques du comique est son innocuité, le fait qu’il soit « sans conséquence grave pour l’objet (la victime) du rire. » (2002 : 17). Certes la cible d’une plaisanterie, même touchée en plein cœur, n’y joue pas sa peau. Le comique ouvre un espace relationnel des possibles qui relève d’une forme à la fois relativement inoffensive et extrêmement puissante du réaménagement des valeurs, des stéréotypes et de la place assignée à chacun. Dans le cas de Cero Bola, le fait qu’une catégorie d’acteurs, marginale dans le champ social de la murga, s’empare de l’espace du Carnaval, pour y faire des plaisanteries de femmes chantées au nez des hommes, relève d’une transgression et d’une provocation à l’ordre établi dans le milieu carnavalesque uruguayen. En tant que mode relationnel singulier permettant temporairement un réagencement des hiérarchies, le comique s’inscrit dans le champ de la contestation sociale et politique.

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STERNBERG-GREINER Véronique , 2003, Le comique. Paris : GF Flammarion.

NOTES

1. « C’est un mensonge [de dire] que si la murga change, le Carnaval meurt. » 2. Les parodistas sont des groupes masculins de théâtre parodique, les humoristas des groupes de théâtre humoristique et les revistas des groupes mixtes présentant des spectacles de revues. Les Sociedades de Negros y Lubolos proposent des spectacles chantés centrés sur des thématiques afro- uruguayennes, accompagnés par les tambours du candombe, le genre musical afro-uruguayen. Le terme lubolo désignait les Blancs qui se peignaient le visage en noir. 3. L’équipe de Cero Bola au sens large comprend des hommes : directeur de la troupe, ingénieur du son, éclairagiste, accessoiriste, etc. 4. Gaditan-o/-a est le terme utilisé pour « originaire de Cadix ». 5. Une chirigota (littéralement « plaisanterie ») est un groupe choral humoristique composé d’un chœur d’une douzaine de personnes réparti en quatre ou cinq voix, accompagné par un bombo (grosse caisse), une caja (caisse claire), des pitos (sorte de sifflets) et parfois une ou deux guitares. Les comparsas sont des formations identiques aux chirigotas mais se différencient par un registre plus lyrique et poétique. Les coros (« chœurs ») sont composés de 12 à 35 choristes divisés en trois voix et accompagnés d’un ensemble d’instruments à cordes pincées : guitares, laúds et bandurrias, qui font partie de la famille des luths espagnols joués à l’aide d’un plectre. 6. Néanmoins selon les recherches effectuées par Dorothée Chouitem dans le cadre d’un doctorat intitulé « La murga au sein du Carnaval uruguayen. Contributions à une lecture des années 1969-1989 », soutenue le 25 mars 2011 à l’Université Charles de Gaulle Lille 3, il existerait au

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moins un précédent de murga au chœur féminin qui se serait présentée au concours du Carnaval en 1979. 7. Le terme quinceañera est le nom donné à l’anniversaire des quinze ans pour les jeunes filles, très important en Amérique Latine. 8. Alquimia, Edú Pitufo « Lombardo », murga Contrafarsa, Carnaval 2000. 9. La marcha camión porterait ce nom car c’était le rythme que l’on pouvait entendre sortir des camions qui transportaient les groupes de murgas de tablados en tablados. D’autres ryhtmes du répertoire de la batterie de murga comme le candombeado, plena, conga ou encore funky, sont des transpositions pour grosse caisse, caisse claire et cymbales de rythmiques d’autres genres musicaux du continent comme le candombe afro-uruguayen, la plena portoricaine, la conga cubaine ou encore le funk étasunien. 10. La cuica est un membranophone à friction utilisé notamment au Brésil dans les batteries des écoles de samba.

RÉSUMÉS

La murga est un genre musico-théatral polyphonique humoristique du Carnaval de Montevideo (Uruguay), composé d’un chœur accompagné par un trio de percussionnistes. La murga qui m’intéresse ici est un groupe entièrement féminin – situation inédite dans un milieu presque exclusivement masculin – appelé avec ironie Cero Bola « Zéro boule ». À travers l’analyse d’une séquence particulièrement féminine du spectacle de Cero Bola, je veux montrer comment le comique relève ici d’un dispositif pluridimensionnel où s’articulent les procédés textuels, gestuels et musicaux. L’ analyse de deux cuplés du spectacle de Cero Bola, le premier intitulé le cuplé des règles et le deuxième le cuplé de l’orgasme, me permet d’expliciter les techniques du comique de Cero Bola : burlesque, réalisme grotesque, parodie musicale, pitrerie gestuelle. Dans un deuxième temps je m’intéresse à la dimension féminine des choix thématiques humoristiques effectués par Cero Bola à partir d’une analyse de la relation engendrée par le comique de ces deux cuplés. La transgression de la murga Cero Bola réside dans un comique de genre qui engendre une recomposition temporaire des valeurs, des stéréotypes et des places assignées à chacun.

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Survivre n’est pas toujours drôle… Les moppies, chansons comiques du Cap (Afrique du Sud)

Denis-Constant Martin

1 Au Cap (Afrique du Sud), il existe un répertoire que son nom place sans ambages dans l’ordre du comique1 : les comic songs (souvent abrégé en comics), dits aussi moppies. Il est le seul genre de chanson à être interprété en compétition lors des deux plus importants ensembles de manifestations qui marquent l’entrée dans l’année nouvelle, le Kaapse Klopse Karnaval (dit aussi Coon Carnival) et les concours des Sangkore (Malay Choirs)2. En anglais, comic connote l’humour et la drôlerie, ce qui provoque l’amusement et le plaisir. Le terme afrikaans moppie signifie ce qui est pétri d’humour, souvent dans une intention taquine et moqueuse ; issu du néerlandais mop (histoire drôle, blague, plaisanterie), il est principalement utilisé pour désigner les chansons des Klopse (troupes de carnaval) et des Malay Choirs (chœurs masculins composés en majorité de musulmans). Ce répertoire occupe donc une place particulière dans les pratiques musicales du Cap. Il appartient au patrimoine de ceux qui avaient été classés coloureds aux temps de l’apartheid, et il y est prééminent ; il est généralement considéré comme emblématique de la musique du Cap en général car construit sur une formule rythmique, le ghoema beat (Gaulier 2007 : 46-50 ; Gaulier 2010 : 96-97), qui en est devenu le symbole (Martin 2013). La place centrale occupée par les moppies dans la musique d’un groupe social formé en large part de descendants d’esclaves, systématiquement méprisé – présenté par les idéologues racistes comme sans histoire et sans culture – et discriminé jusqu’à la toute fin du XXe siècle, invite donc à s’interroger sur le sens du comique, sur son « utilité » dans une situation d’oppression et de déconsidération institutionnalisées.

2 Le comique vise à susciter le rire, il émane souvent du traitement humoristique de certaines situations, par la mise en scène de personnages créant un contraste, une disparité, une contradiction entre une norme et son application, entre des niveaux de réalité différents, entre diverses formes de connaissance (Gendrel, Moran 2005 et 2007). Toutefois, comme l’avait souligné Arthur Schopenhauer, le comique « est sans cesse

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guidé par l’exigence du sérieux » (Gendrel, Moran 2007), ce que confirme Vladimir Jankélévitch à propos de l’ironie (qui renvoie à la taquinerie et à la moquerie) : « l’ironie humoresque […] fait allusion au sérieux impalpable de l’apparence : l’ironie plaisante, mais dans sa moquerie on lit la vérité à livre ouvert ; et l’humoriste joue, lui aussi, seulement son sérieux est infiniment lointain […] L’interprétation de l’humour a donc trois niveaux à franchir : il faut comprendre la farce qui est dans la simulation sérieuse, puis le sérieux profond qui est dans cette moquerie, et enfin le sérieux impondérable qui est dans ce sérieux. » (Jankélévitch 1964 : 173) L’énigme qui réside dans la contradiction apparente entre le rire, l’amusement provoqués par le comique et l’humour, et une réalité de relégation sociale et morale alourdie de conditions de vie difficiles, voire misérables, commence à se résoudre dans cette relation entre la drôlerie et le sérieux de la vérité. Dans cette perspective, comique et humour imprègnent des visions du monde (Gendrel, Moran 2007) partagées par les membres d’un même groupe, parlant la même langue, se référant aux mêmes codes sociaux (Jankélévitch 1964 : 42 ; Sibony 2010 ; Williams 1991). Pour Daniel Sibony, « Rire, c’est dire qu’on n’est pas seul, qu’on est multiple » (Sibony 2010 : 66-67), c’est-à-dire que l’on n’est pas isolé, que l’on n’est pas réduit à des caractéristiques assignées – ce que visaient les lois ségrégationnistes sud-africaines – mais qu’on peut se décider divers, notamment par le choix des identifications symbolisées dans la musique ; le rire de groupe allie le désir de diversité et le renouvellement du lien social car « le collectif se réjouit d’être ensemble et de se maintenir » (Sibony 2010 : 113).

3 C’est à partir de ces quelques considérations générales que j’aborderai les chansons comiques du Cap. En tant que répertoire propre à un groupe social – les coloureds –, aujourd’hui principalement interprété dans des situations particulières – les compétitions des troupes de carnaval (Klopse) ou de chœurs dits « Malais »3 (Sangkore) –, il est qualifié de comique, drôle, plaisant, visant à provoquer le rire. Des situations qui, par la combinaison de l’être-ensemble et de l’attente d’humour, renvoient comme le disait déjà Charles Baudelaire, le comique au rieur : « Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement dans l’objet du rire »4. Le sérieux, la gravité, voire le drame du réel se retrouvent en ce point : le rieur peut y percevoir l’humour, intervenant dans une situation où il est prévu et nécessaire, où il permet de réaffirmer la vie, une vie autonome, en dépit des rets multiples de la domination, où il jette un regard décalé5 sur une réalité à la fois chérie (la sodalité dans le groupe) et honnie (parce qu’enserrée dans les contraintes du mépris et de la discrimination).

L’institutionnalisation des chansons comiques

4 Les moppies, dont les paroles sont écrites dans l’afrikaans dialectal parlé par les coloureds du Cap et de ses entours – ce qu’on appelle aujourd’hui l’afrikaaps –, sont généralement considérées comme dérivées des ghoemaliedjies, littéralement chansons de tambours ghoema6 qui accompagnaient autrefois les pique-niques au bord de la mer, ou simplement des divertissements qui prenaient place dans les rues. On a quelquefois attribué une origine indonésienne aux ghoemaliedjies, qui auraient été adaptées en Afrique australe des kroncong7 ou des pantun8 (Winberg 1992) mais, s’il est possible que des esclaves originaires des îles de l’archipel indonésien aient été familiers de ces répertoires tels qu’ils étaient pratiqués aux XVIIe et XVIIIe siècles, il est impossible de mettre en évidence, dans les ghoemaliedjies qui demeurent connues ou dans les moppies,

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des caractéristiques prosodiques ou musicales qui en émaneraient. Le seul trait commun aux pantun et aux ghoemaliedjies est en fait l’humour avec lequel ils traient les sujets qu’ils évoquent, humour qui est aussi caractéristique d’innombrables autres répertoires à travers le monde. En fait, les ghoemaliedjies et les moppies sont des chansons créoles dans l’invention desquelles sont entrées des pratiques venant de toutes les zones d’origine des personnes qui se sont trouvées en contact dans la colonie du Cap : d’Indonésie, d’Inde, de Madagascar, du Mozambique, d’Afrique occidentale et d’Europe, notamment de Hollande dont les mopjes (petites blagues en chanson) ont aussi été transportées en Afrique australe.

5 La mémoire des musiciens du Cap situe l’origine des ghoemaliedjies dans le temps de l’esclavage et les entend comme des airs à moquer le maître, hypothèse possible mais qu’aucune donnée ne confirme ; en revanche, pendant l’esclavage ou après l’émancipation, tous s’accordent à leur attribuer une fonction de divertissement et de célébration9. La première trace de ce qui pourrait constituer une chanson créole, encore antérieure aux ghoemaliedjies, réside sans doute dans la condamnation d’un dénommé Biron qui, en 1707, fut accusé d’avoir fredonné dans les rue du Cap des chansonnettes douteuses (dubious ditties). A défaut de plus amples informations, on peut penser que leur caractère fut jugé « douteux » parce qu’il était humoristique et/ou irrévérencieux et que les paroles, moitié malaises, moitié néerlandaises, annonçaient un créole qui allait devenir l’afrikaans10. Par la suite, des scènes de chants et de danses accompagnées de tambours et d’autres instruments sont attestées par des écrits et des gravures et correspondent aux descriptions des occasions de performances de ghoemaliedjies préservées par transmission orale 11. Le passage des ghoemaliedjies aux moppies se serait opéré durant la première moitié du XX e siècle, sans qu’on puisse en préciser la date. Ce sur quoi s’accordent les musiciens, c’est que le tempo des moppies est plus rapide que celui des ghoemaliedjies, même si un intermède lent persiste dans les premières12. En outre, les moppies sont devenues essentiellement un répertoire de concert.

6 Sans doute chantées dans la rue lorsqu’elles commencèrent à prendre forme, les moppies sont désormais interprétées lors des compétitions des Klopse et des Sangkore. Le carnaval du Nouvel an a commencé d’être institutionnalisé en 1907 et est devenu le grand événement public du début de l’année dont les manifestations, consistant en de nombreux concours, s’étalent sur plusieurs week-ends de janvier (Martin 1999). Les concours des Sangkore ont été organisés à la suite de la fondation du Cape Malay Choir Board en 1939. Soucieux de séparer les coloureds musulmans, dénommés Malays, des autres, majoritairement chrétiens, I.D. Du Plessis, poète qui se proclama expert de la culture coloured et deviendra dans les années 1950 responsable du Department of Coloured Affairs sous le gouvernement de l’apartheid, œuvra d’une part pour mettre en avant des traits prétendus particuliers de la culture des Malays, d’autre part pour rattacher autant qu’il le pouvait les pratiques culturelles des coloureds en général à celles des blancs, par le biais de l’afrikaans, érigé depuis la fin du XIXe siècle en emblème de l’identité afrikaner. C’est ainsi que les Malay Choirs ( Sangkore) se consacrèrent exclusivement à l’interprétation de textes en afrikaans et qu’il exerça une forte pression pour que les organisateurs du carnaval du Nouvel an y introduisent une compétition d’afrikaans moppies, ce qu’ils firent en 194913. Les Klopse, qui reprenaient le plus souvent des airs à la mode venus notamment des États-Unis, en vinrent donc à chanter au cours du carnaval des textes en afrikaans ; pourtant, ils ne se contentèrent

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pas de reprendre des chansons écrites par des Afrikaners14, mais se mirent à en composer d’originales, dans une langue qui n’était pas exactement celle des blancs, sur des sujets qui parlaient de leur vie.

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8 La quasi-totalité des créateurs de moppies ne savent ni lire, ni écrire la musique ; qu’il s’agisse de construire une mélodie, de l’arranger pour chœur et soliste, de la transmettre, ils travaillent d’oreille. Autrefois, ils mémorisaient ce qu’ils entendaient à la radio ou dans des films musicaux ; aujourd’hui, ils utilisent volontiers la fonction enregistreur de leur téléphone portable, disposent parfois de CDs, mais ne se soucient guère d’indexer titres et compositeurs. Eux-mêmes n’archivent pas toujours leurs propres œuvres ; les plus organisés gardent un cahier où les paroles sont consignées, la plupart retrouvent parfois des feuilles volantes remontant à quelques années en arrière, d’autres considèrent que ce qui appartient au passé doit y être laissé. Une mémoire des moppies produites chaque année pour les compétitions se trouve conservée depuis une vingtaine d’années par l’enregistrement vidéo des compétitions effectué à la demande des organisateurs, mais les plus anciennes ne survivent que si des mémoires (de coaches, de chanteurs, d’auditeurs) les préservent, d’où la difficulté de remonter le temps des moppies et d’accéder aux représentations des périodes passées qu’elles recèlent.

Fig. 1. Ismail Dante, compositeur de moppie, chanteur et chef de chœur, 20 octobre 2011.

Photo Denis-Constant Martin.

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Fig. 2. Les frères Ismail et Gamja Dante, auteurs-compositeurs de nombreuses moppies populaires.

Photo : Denis-Constant Martin.

Des pots-pourris minutieusement organisés

9 Il semble que les moppies aient en leur commencement surgi d’inventions collectives, que le coach (directeur musical, chef de chant) et les membres de son chœur bricolaient au fur et à mesure des répétitions. On saisit encore des traces de cette pratique dans la relation qui unissait les frères Gamja (plus de 80 ans) et Ismail (décédé en 2012 à plus de 70 ans) Dante, ou Adam Samodien (né en 1935) et son cadet Rashaad Malick : ils travaillent ensemble paroles et musiques, évaluent leurs rapports, testent mutuellement leurs idées. De ce fait, il n’existe pas pour les moppies de notions précises d’auteur et de compositeur ; la plupart restent anonymes, ou associées uniquement au groupe qui les a interprétées. Les musiciens qui ont accumulé les succès (prix en compétition) finissent parfois par voir leur nom attaché à leurs chansons, mais cela n’empêche en rien qui le souhaite de les reprendre et, parfois, de les transformer ; en tout état de cause, les moppies ne sont pas déposées et ne donnent droit à aucune redevance.

10 Elles peuvent d’autant moins susciter des droits d’auteur que leur musique relève du pot-pourri et se nourrit d’emprunts à des chansons commerciales. La première caractéristique des moppies est d’être construites sur le ghoema beat 15 ; la seconde est de concevoir la mélodie comme un enchaînement de bribes16 tirées des répertoires de la variété (surtout internationale, parfois sud-africaine), reliées lorsque nécessaire par de petites liaisons originales. Un exemple en est fourni par la moppie présentée avec succès au carnaval de 2012 par le Klops des Kenfacs, composée, dirigée et interprétée en soliste par Waseef Piekaan, qui attache, après une introduction originale, des fragments de « Baby » du Canadien Justin Bieber, énorme succès de l’année 2010 ; d’une vieille

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chanson du Cap dont le nom a été perdu ; de « Kaptein (Span die Seile) » (Capitaine, mets à la voile), de l’Afrikaner Kurt Darren ; de « Baby Tjoklits » (Chérie chocolats) d’un autre Afrikaner, Gerhard Steyn ; de l’hymne de la coupe du monde de football 2010, « Wavin’ Flag », du Somalo-Canadien K’naan ; enfin, de « Bottoms Up », du chanteur de RnB états-unien Trey Songz17… Waseef Piekaan a 27 ans, ses choix musicaux témoignent d’une double préoccupation : intéresser les jeunes en utilisant des chansons qu’ils aiment et connaissent, dessiner une nouvelle Afrique du Sud où le local (coloured et afrikaner) est intimement inséré dans le global. Des musiciens plus âgés puisent aux fonds de la chanson étatsunienne, des standards de jazz, de la soul music, mais aussi à diverses strates internationales : de Céline Dion à Al Jolson, en passant par « La Bamba » ou « Une petite musique de nuit ». Le choix des segments empruntés peut être conduit par un souci essentiellement esthétique : parvenir à fabriquer une mélodie cohérente à partir d’éléments hétérogènes, dont les « atmosphères » (moods, Waseef Piekaan) se fondent souplement les unes dans les autres ; il autorise aussi toutes sortes d’allusions : aux musiques des Africains (utilisation de « Meadowlands » de Strike Vilakazi, de « Mbube » de Solomon Linda, de « Homeless » de Paul Simon et Ladysmith Black Mambazo) ; à l’opéra et à la chanson napolitaine qui lui est assimilée, donc à la « grande » musique européenne (le « chœur des esclaves » de Nabucco de Giuseppe Verdi et « Funiculì, Funiculà » dans « Vusie van Gugulethu » de Terry Hector18 ) ; il suggère aussi des parallèles entre les paroles originales de la chanson appropriée et celles de la moppie, ainsi lorsqu’Ismail et Gamja Dante placent sous : Dit is ons land, ons land Suid Afrika Ons mooie land van mooiheid en plesier [C’est notre pays, notre pays l’Afrique du Sud Notre superbe pays, pays de beauté et de plaisir] un fragment de « A golden dream » (Un rêve doré), une chanson patriotique américaine incluse dans le spectacle American Adventure présenté au Walt Disney Worlds Epco d’Orlando (Floride) ou lorsque Anwar Gambeno reprend dans « Die Son » le thème de « Shake baby shake » (dans « Whole lotta shakin’ goin’ on » d’Elvis Presley), pour évoquer – « Shaik Zuma Shaik », répète le soliste – les liaisons compromettantes entre Jacob Zuma, alors vice-président de l’Afrique du Sud et l’homme d’affaires Schabir Shaik (Gaulier 2007 : 61-62).

11 L’appropriation de fragments mélodiques et leur assemblage implique leur transformation de manière à ce qu’ils s’adaptent au ghoema beat et à l’organisation conventionnelle des moppies. Celles-ci sont interprétées par un soliste (voorsinger) et un chœur (pak). Le soliste incarne la chanson, il doit en faire ressortir le comique par son travail vocal (timbre, registre, arrêts et reprises qui ne doivent pas briser la dynamique de la chanson) et par sa gestuelle qui utilise encore des mouvements (notamment des mains gantées de blanc) hérités des blackface minstrels du XIX e siècle, mais il doit surtout faire vivre le texte : dans « Die Son », le voorsinger devient tout d’un coup Elvis Presley et agite comme lui ses jambes ; dans « Die vlooie » (les puces) d’Adam Samodien, il se tortille et se gratte à n’en plus pouvoir. Habituellement le chœur, qui intervient derrière le soliste ou lui répond, se contente d’un petit piétinement sur place, en rythme, prolongé d’un brandissement d’ombrelle chez les Klopse ; mais, depuis quelques années, de jeunes chefs de chœur, tels Waseef Piekaan, s’efforcent de mettre en place des chorégraphies illustratives. Au milieu de l’interprétation, un ralentissement du tempo peut survenir, lors du gimmick qui doit être le temps fort de la chanson, ce qui lui donne sa marque et la gravera dans les esprits parce qu’on y aura ri

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plus qu’ailleurs, et dans la partie qui le précède (Gaulier 2007 : 53). Ce tempo relativement lent favorise une meilleure compréhension des paroles et un repérage plus précis de la mélodie empruntée qui, en ce point, ne doit pas être rendue méconnaissable. C’est dans l’entremêlement des paroles, des bribes de mélodies venues d’ailleurs et du jeu de corps du soliste, voire des choristes, que s’insinue le comique.

Le congru et l’incongru

12 Si les musiques des moppies sont un tissage d’emprunts qui n’est jamais écrit, les paroles, elles, sont tracées sur des panneaux de carton accrochés aux murs des salles de répétition (klopskammer) de manière que les chanteurs puissent les lire et les apprendre. Elles sont toujours originales et doivent, dans l’idéal, raconter une histoire et la présenter sous un angle drolatique. Le sujet n’en est pas nécessairement comique ; dans certains cas, il est ouvertement douloureux ou tragique (la surpopulation des logements à District Six ; la drogue ; la violence domestique) ; mais ce sont la situation – compétition de chansons comiques –, l’intention de l’auditeur qu’elle induit, la manière dont le thème est abordé et les mots ciselés pour le dire qui lui octroient sa dimension humoristique.

Les mots

13 Une analyse thématique des paroles de plus de 70 moppies ou fragments de moppies19 indique que ce sont des événements et des personnages de la vie quotidienne des quartiers coloured du Cap qui fournissent l’essentiel des sujets abordés : une épidémie de conjonctivite des années 1980, au détour de laquelle un chat devint rose (Abdullah Maged, « Pang has pinkeye », Pang a la maladie des yeux roses)20 ; la mode des pantalons dits Oxford dans les années 1940, moquée par Kaparie January 21 ; une noce mémorable (Ismail et Gamja Dante, « Die Bruilof van die Jaar », Le mariage de l’année)22 ; un tabloid sensationnaliste et ragotteur (« Die Son » dans deux versions, celles d’Abdullah Maged23 et d’Anwar Gambeno24 ). La moffie (travesti, souvent paré à la Carmen Miranda pour parader en tête des Klopse) y figure fréquemment et qu’elle y soit montrée excessive et ridicule résulte moins d’une homophobie ordinaire que d’une forme d’inclusion25 qu’expliquait Vincent Kolbe, grand connaisseur de la société du Cap, à Armelle Gaulier : « Si tu fais partie de la culture du sous-prolétariat, ça fait partie de la famille, c’est [les Moffies] des amis. Ils cuisinent pour toi, tu sais, ils accrochent les rideaux, tu les aimes, tu les protèges, tu les traites comme des filles, tu as l’habitude de les appeler par leurs noms de filles. Il y avait une tolérance pour les homosexuels dans l’endroit où j’ai grandi dans District Six. Chaque rue avait une Moffie. Même le carnaval avait une Moffie qui marchait devant les troupes. Et dans la vie réelle, elles étaient acceptées par la communauté parce qu’elles étaient le fils de quelqu’un, le frère de quelqu’un, tu sais, [ils faisaient] partie de la communauté » (Gaulier 2007 : 71). Effectivement, la moffie est souvent associée aux fêtes du Nouvel an, autre thème fréquent des paroles des moppies ; ici, point de causticité, de raillerie mais plutôt l’insistance sur la joie et le sentiment d’être ensemble, parfois émoustillés par l’effervescence du deurmekkar 26.

14 Pour un auditeur étranger au public auquel ils sont destinés, les textes des moppies sont loin d’être toujours drôles. C’est que le terme comic couvre ici un champ sémantique

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très vaste, où l’humour a sa place sans qu’il soit indispensable à la caractérisation du répertoire. Parmi les procédés les plus employés, on rencontre évidemment l’incongru, l’inattendu : la vieille dame indigne de la « Ouma » (Grand-mère) de Mogamat Meniers qui fait la fête et se donne l’air sexy pour draguer27 ; le veuf qui s’amourache d’une moffie dotée d’une jambe de bois (« Die Moffie met die Houte Been », La moffie à la jambe de bois, d’Adam Samodien28 ) ; le joint de cannabis inclus dans la succession des produits alimentaires nouvellement taxés cités dans « Ons Hoor » (On les entend) d’Adam Samodien : Avant, on ne se faisait pas de soucis parce que rien n’était taxé Mais la GST [taxe générale sur les ventes] est venue, et maintenant, c’est la TVA La TVA sur le café, la TVA sur le thé Il y a la TVA sur la viande et le riz Mais pas de TVA sur les joints29

15 Ici l’incongru s’insinue dans un comique de répétition qui est fréquemment utilisé ; dans « Die Moffie » de Adam Samodien, qui aborde le mariage des homosexuels : Qu’est-ce qu’une moffie ? Seulement un homme Que demande une moffie ? Seulement un homme Qui une moffie veut-elle épouser ? Seulement un homme Qui sera la mariée ? Seulement un homme »30 ; dans « Die Bruilof van die Jaar » (Le mariage de l’année), de Ismail et Gamja Dante : [sur les tables, il y avait] Des gâteaux ronds, des gâteaux plats Des gâteaux verticaux, des gâteaux longs Des gâteaux courts, des gâteaux imbibés Tous très goûteux Des petits pains craquants avec des saucisses Des saucisses longues, des saucisses courtes Des saucisses longues, des saucisses de langue Toutes très goûteuses31.

16 Le comique de répétition est lui-même fréquemment accentué par des allitérations, qui, comme d’autres jeux de langage, s’entendent souvent dans les moppies. Le nom local de la drogue qui fait des ravages chez les jeunes déshérités, le tik (crystal méthamphétamine) attire naturellement des rimes en k qui renforcent ses répétitions : Daar’s ‘n lelike ding wat nou hand uitruk Dit is die tik tik (die tik tik die tik tik) Ons weet van kinders wat hul ouers vernuk Om te gaan tik tik (gaan tik tik, gaan tik tik) [Il y a une chose horrible qui nous glisse des mains C’est le tik (le tik, tik, le tik, tik) On connaît des enfants qui mentent à leurs parents Pour aller tik (aller tik, aller tik).] 32

17 Comme dans beaucoup de chansons destinées à faire rire ou sourire, les sous-entendus sexuels ne sont pas absents33. Les saucisses du « Mariage de l’année » semblent se prêter à cette interprétation, comme les légumes vantés par le petit vendeur des quatre saisons d’Anwar Gambeno (« Die lied vannie hawker boy », La chanson du petit colporteur) : Il a des bananes pour [mettre dans] le pain Et ses carottes sont si grandes Ses avocats vous font pousser les cheveux Et ses squashs font grossir la poitrine des filles34 ; et il ne fait guère de doute que les fricadelles qu’évoque Adam Samodien dans « Kaklak frikkedel » (Fricadelles au cafard) sont particulièrement aphrodisiaques :

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Vois la volupté35 qui saisit Abdul Quand Galiema roule ses fricadelles Toute la nuit, le vieux bonhomme ne pense Qu’à s’amuser avec ses fricadelles36.

18 Bien moins évidente est la signification d’une chanson que le père du guitariste Mac McKenzie, le célèbre banjoïste Mr Mac, reprenait souvent : Abassie est dans la boutique Dans la boutique, dans l’entrée Dans la boutique, dans l’entrée Et il fait mal à Nellie.

19 Pour Mac McKenzie, cette chanson date d’une époque où les logements étaient surpeuplés et l’intimité difficile ; les recoins des couloirs menant aux boutiques servaient alors de refuges aux amours subreptices : elle « […] parle d’un type qui dit à sa petite-amie “hé, faisons l’amour ici”, et les gens disent “ils sont en train de se battre”, mais ils ne battent pas, ils tirent un petit coup vite fait [they’re having a quicky, now and then] »37. Cette interprétation met en évidence le lien entre sexe et brutalité, que la violence domestique ordinaire sévissant dans les quartiers pauvres du Cap illustre aujourd’hui encore, tout en insistant sur la densité d’occupation des appartements, comme le faisait très prosaïquement Adam Samodien à propos de District Six dans « Almal in die kamer » (Tous dans la même chambre) (Van Der Wal 2009 : 35-36).

La critique au discours indirect

20 Pour le créateur de cette moppie, il s’agissait de mettre en musique et en spectacle des conditions de vie que beaucoup connaissaient et non pas tant de protester contre la situation faite aux coloureds (Van Der Wal 2009 : 36). Il est vrai que, de la vie quotidienne, la politique ne semble pas pouvoir être abstraite ; elle n’apparaît pourtant presque jamais à la surface des textes. Les quelques chansons se rapportant directement à la vie politique et sociale, ou même y faisant seulement allusion, datent d’avant ou d’après l’apartheid, pour des raisons que l’on comprend aisément. Gamja Dante avait manifesté son soutien à Jan Smuuts, considéré comme seul rempart solide contre la menace de l’apartheid à la veille des élections de 1948 qui porteraient finalement le Parti national et son programme de « développement séparé » au gouvernement. Pendant l’apartheid, des moppies patriotiques (« Hip Hip Horah Suid Afrika » de Adam Samodien38 ; « Ons Land Suid Afrika », Notre pays l’Afrique du Sud, de Ismail et Gamja Dante39) manifestèrent des sentiments ambigus puisqu’en exaltant l’Afrique du Sud, elles affirmaient aussi une revendication d’appartenance totale à ce pays. D’autres chansons auraient suggéré, par des jeux de langage et l’emploi d’un argot que tous les blancs ne comprenaient pas, la dérision ou la critique du régime et de ses dirigeants ; mais même cela était risqué, car elles pouvaient parvenir aux oreilles d’informateurs au service de l’apartheid40. Adam Samodien, grand jongleur de mots qui fit pourtant partie de ceux qui quittèrent le Cape Malay Choir Board en 1952 pour protester contre sa participation aux festivités du tricentenaire de l’arrivée de Jan Van Riebeeck en Afrique australe41, y insiste : lorsqu’il disait en chanson le mal de vivre de ceux qui avaient été déplacés dans les nouveaux townships coloured après la destruction de District Six42, ce n’était pas pour protester, mais pour faire rire car « ce n’est pas la peine de rendre plus triste encore une situation qui est déjà triste, il faut essayer d’en rire, c’est le but d’une moppie » (Van der Wal 2009 : 39). Si résistance il y eut, ajoute

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Anwar Gambeno, elle résida dans le fait de continuer à écrire des chansons comiques, à jouer le carnaval, à faire chanter les chœurs43.

Fig. 3. Izak David Du Plessis (assis) et les Good Hope Entertainers (Ismail Dante à la gauche de I.D. Du Plessis, tenant une guitare), début des années 1980.

Archives Ismail Dante.

21 En tout état de cause, aucun texte véritablement corrosif sur le plan politique n’a été conservé et il est fort peu probable que, s’il y en avait eu, ils aient pu être interprétés en public. Ce que des fragments épars et minuscules nous apprennent, c’est que, dans la rue, des paroles improvisées, détournées pouvaient moquer le pouvoir. En 1952, précisément, Lionel Hampton (« Hey ba ba re bop ») inspira une saillie contre Jan Van Riebeeck : « Hey ba-ba-re-ba se ding is vim » (« Hé ba-ba-re-ba, son truc est nul », autrement dit Van Riebeeck était impuissant) (Howard 1994 : 73). Un peu plus tard, des enfants qui faisaient leur propre carnaval, avaient conçu sur l’air du « It’s now or never » d’Elvis Presley (emprunté à « O sole mio ») un refrain prémonitoire : « It’s now or never, Verwoerd is gonna die » (C’est maintenant ou jamais, Verwoerd va mourir)44. Par ailleurs, les moppies servirent de modèle à des chansons du groupe de ghoema-rock du Cap, The Genuines. Mac McKenzie, qui en fut un des piliers, se souvient : « Nous utilisions le rythme du ghoema pour des textes en anglais, avec des commentaires sociaux acérés, donc fondamentalement des moppies. Et nous avons toujours dit que nous portions la tradition des moppies à un niveau politique. » Les Genuines, par exemple, ridiculisèrent Naas Botha, icone du rugby sud-africain quand celui-ci était totalement ségrégé : Ce n’est qu’une question de temps Jusqu’à ce que le temps te prenne à contrepied. Hum, hum, hors-jeu, déséquilibré Hors-jeu, déséquilibré Hors jeu, pruitt, pruitt [son du sifflet], monsieur l’arbitre Hors-jeu, déséquilibré, Quand vous regardez une mêlée [scrum]

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Vous ne voyez qu’un tas de fesses [bums] Maintenant, Botha est baisé »45.

22 Cette chanson fut bien enregistrée, mais jamais publiée…

23 Après 1994, la vie de la nouvelle Afrique du Sud fut occasionnellement évoquée ouvertement, dans « Die Toi-Toi vir 12 % » (Le toyi-toyi pour les 12%) de Adam Samodien, qui évoquait les manifestations pour des augmentations de salaire et un début de désenchantement46 et surtout dans le grand succès du carnaval de 1994 « Ons Hoor » (On les entend) aussi titré « Die Toi-Toi » où Adam Samodien mettait en scène à la fois les tourmentes qui précédèrent les premières élections au suffrage universel tenues en Afrique du Sud et la réaction à l’imposition d’une TVA sur des produits de première nécessité47. Adam Samodien, un des plus féconds et talentueux créateurs de moppies, célébra Nelson Mandela à l’occasion de son 90e anniversaire en 2008 (« Die Party van die Jaar », La fête de l’année48) mais c’est en revenant à un registre plus allusif qu’en 2012 Anwar Gambeno s’attaqua discrètement à Justus Malema49 dans « Die Spoek » (Le fantôme)50.

Ce média ne peut être affiché ici. Veuillez vous reporter à l’édition en ligne http:// 24 journals.openedition.org/ethnomusicologie/2039

25 Toutefois, les moppies ont une vocation plus morale que directement politique ; elles dénoncent et tentent de faire passer un message, sans y mettre nécessairement de l’humour : la violence domestique, le sexe abusif51, l’alcoolisme, les drogues, soit les maux qui affectent le plus les townships coloureds, mais exceptionnellement le racisme, à l’occasion de la sortie d’un film qui mit sur grand écran l’absurdité des catégorisations raciales, « Fiela se kind » (L’enfant de Fiela, de Adam Samodien)52. Ici la détresse et la dignité de la femme coloured sont à peine contrebalancées par la description qui en est faite : Elle porte une robe à fleurs Et un turban Elle est petite et épaisse comme une poubelle Comme un nid d’autruche53.

26 Il est difficile de saisir dans ces mots la moindre drôlerie et le reste du texte, comme les allitérations de ce couplet, inciteraient à penser qu’ils suggèrent plutôt une forme de détermination opiniâtre : Sy dra ’n bonte rok En ’n turban op haar kop Sy is kort en dik soos ’n vuilnisblik Net soos ’n broeis volstruis.

27 Enfin, après la vie quotidienne, le thème que l’on rencontre le plus souvent dans les moppies est le Nouvel an et ses fêtes, prétexte à une célébration de la culture du Cap qui associe une joie d’être ensemble, un sentiment d’appartenance insistant sur l’indissolubilité du lien qui attache les coloureds à la « Cité mère » de l’Afrique du Sud, donc au pays tout entier, ce que le personnage dénommé Kabola incarne pour Abubakar Davids : Hoza, hoza (× 2) Kabola, la vieille année s’en va C’est le Nouvel an Et tout le monde est déchaîné [deurmekaar] Hoza

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Le temps de la fête commence au Cap […] Nous rendons les gens fous de joie [deurmekaar] Venez et dansez, tout le monde s’amuse Nous sommes tous ensemble […] Kabola, Kabola, c’est l’Afrique du Sud 54.

28 En 2008, Abubakar Davids perpétuait la tradition de chanter le Nouvel an dans une perspective très « nouvelle Afrique du Sud » : l’appel initial « Hoza, hoza », sans doute une déformation du zoulou woza « viens », symbolise les Africains dans plusieurs moppies post-apartheid et proclame donc d’emblée que coloureds et Africains sont enchantés (deurmekaar) d’être ensemble Sud-africains.

Les gestes et la musique

29 Les paroles des moppies ne sont pas nécessairement comiques. L’humour s’y rencontre dans certains modes de description des réalités quotidiennes et dans les procédés rhétoriques et phonétiques auxquels elles recourent, mais beaucoup de textes paraissent être dénués de la moindre drôlerie. C’est que l’humour des moppies ne tient pas aux seules paroles, mais résulte de la combinaison de celles-ci avec la gestuelle du soliste55 et la musique. La musique doit « relever » les textes, comme les épices dans la cuisine56 ; elle doit être calée sur le rythme, le ghoema beat57, et son « atmosphère » (mood) doit correspondre à celle de l’histoire qui est racontée58. Si l’on replace cette combinaison dans le cadre de la situation sociale de performance où le comique est dans le rieur qui se le fait surgir de l’événement à propos duquel il rit (Jeanson 1950 : 87-88), les musiques bâties sur le principe du pot-pourri donnent à l’auditeur l’occasion d’exercer une compétence musicale hors du commun. En effet, si les créateurs de moppies font montre d’une connaissance quasi infinie des répertoires de la chanson populaire, dans le monde occidental et en Afrique du Sud, les connaissances des auditeurs dans ce domaine ne sont pas moindres. Pour ceux-ci, le sentiment de l’humour musical dérive de la capacité à discerner dans une pièce des traits qui viennent d’une autre pièce (Covach 1991) et à apprécier la manière dont ils sont assemblés (com-posés). La compétence de l’auditeur, affirme John R. Covach, à partir d’une étude des parodies de chansons des Beatles contenues dans le film de Eric Idle et Gary Weis [Monty Python], All You Need is Cash (The Ruttles)59, lui confère la possibilité de saisir le comique, l’incongru, le déconcertant dans les rapports entre éléments musicaux, et entre paroles et musiques (Covach 1991 : 122), son aptitude à naviguer dans les chenaux de l’intertextualité musicale (Covach 1991 : 144 ; Meyer 1989) lui permet de reconstruire une relation dialectique entre le congru et l’incongru (Scruton 1987), source non seulement de plaisir, mais de satisfaction sinon de fierté. Vladimir Jankélévitch avait déjà souligné l’importance de ce qui déroute, chez Gabriel Fauré60, de ce qui fait contraste étonnant, chez Claude Debussy61, pour produire un effet d’humour musical.

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Fig. 4. Hadji Kenny et les Kenfacs, répétition de « Sokkie Bokkie », 23 octobre 2011.

Photo : Denis-Constant Martin.

30 Ce sont les mêmes mécanismes – satisfaction tirée de l’identification des emprunts, dialectique du congru et de l’incongru, effets déroutants, contrastes surprenants – que l’on retrouve dans les moppies. Les bribes mélodiques appropriées et retravaillées soulignent, épicent les paroles, évoquent autre chose que ce dont elles parlent, voire semblent les contredire ; l’auditeur jouit (se réjouit) alors de démêler ces intrications. Au moment du gimmick, quand les emprunts doivent être facilement reconnaissables, c’est alors le rapport entre paroles et musique qui devient jubilatoire (Gaulier 2007 : 64, 67). Dans tous les cas, la musique doit plaire ; c’est pour cette raison que les créateurs de moppies demeurent attentifs aux modes, notamment à celles que suivent les jeunes car, s’il veulent que leur message moral passe, que la dénonciation de la violence et de la drogue en particulier soit entendue, il faut que, par-delà une volonté de perpétuer une « tradition » par laquelle les adolescents coloureds ne se sentent pas nécessairement concernés, les musiques insérées dans le cadre conventionnel des moppies les intéressent (Gaulier 2007 : 40). Même en l’absence d’un message moral, l’identification que permet l’appropriation est valorisante : lorsque Waseef Piekaan reprend, dans « Sokkie Bokkie »62, des éléments mélodiques du succès mondial que fut « Baby » de Justin Bieber, c’est parce que les paroles se complètent : à la description burlesque, sinon coquine, que Waseef Piekaan fait de la bokkie : Voici ma chérie La voici qui vient Avec une mini-jupe délicieusement [lekker] sexy Elle est en retard Elle se donne des airs Elle danse la sokkie en arrosant le jardin »63.

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31 La musique ajoute le désir amoureux – qui percera un peu plus tard dans « Sokkie Bokkie » – babillé par la voix juvénile de Justin Bieber : Tu sais que tu m’aimes Je sais que tu tiens à moi Dès que tu m’appelleras, je viendrai Tu veux mon amour, tu veux mon cœur Et nous ne devrions jamais, jamais être séparés »64.

32 La superposition de la « Bokkie » et de la « Baby » inclut jeunes chanteurs et jeunes auditeurs du Cap dans un univers prestigieux de la mondialité médiatisée par internet et illustre très précisément ce que le sociologue Crain Soudien avait mis en évidence dans une étude portant sur des lycéens du Cap : la musique est le moyen privilégié d’étirer les frontières du local pour qu’il enveloppe l’international, elle facilite la construction de nouvelles identités et sert à exprimer la volonté d’appartenir à une communauté transnationale de jeunes (Soudien 2009 : 28).

D’abord survivre

33 Les moppies n’ont pas l’air toujours très comiques… Alors pourquoi sont-ils qualifiés de comic songs ? Parce qu’ils le sont tout de même quelquefois, que leur but reconnu est de faire rire, ce qui se produit parfois lors des compétitions, mais pas toujours de manière éclatante. Pourtant, ces raisons ne sont pas suffisantes. Il faut en revenir à l’idée d’une situation qui crée l’intention de trouver la chanson drôle : ce sont donc les dénominations comic et moppie, ainsi que leur interprétation dans des compétitions institutionnalisées qui, étayées de l’emploi d’un arrangement particulier d’assemblages musicaux, de textes et de gestes, posent les moppies comme comiques. Saisies sous cet angle, leurs fonctions sociales deviennent plus clairement compréhensibles.

34 Quel que soit le ridicule des situations ou des personnages qu’elles dépeignent, elles travaillent l’identité de ceux qui les chantent et les écoutent, comme le font en général les blagues « ethniques » : « Ceux qui s’amusent des blagues qui visent le groupe auquel ils sont liés par descendance y entendent une réponse appropriée à une situation ambigüe et incertaine – leur propre identité ethnique » (Davies 1990 : 311). Parce que, ajoute Daniel Sibony : « Rire, c’est se secouer l’identité en étant sûr qu’on peut la récupérer, que la secousse est sans danger » (Sibony 2010 : 19), c’est se réconcilier avec le monde et avec soi. Ce que font vraiment les jeunes à qui s’adresse Waseef Piekaan avec sa « Sokkie Bokkie ». Du point de vue de l’identité, le comique, l’humour et le rire entretiennent des relations très étroites avec le sentiment de honte, notamment de honte d’être ce qu’on est, ce qu’on est dans le regard de l’Autre. En Afrique du Sud, comme dans beaucoup de pays qui sont passés par une phase de domination raciale (et, pour l’Afrique du Sud, par plusieurs : esclavage, colonisation, ségrégation, apartheid), ceux qui ont été décrétés subalternes par les dominants ont en partie intériorisé leur infériorité, sans jamais cesser de se battre contre elle, abritant de manière ambivalente au plus profond d’eux-mêmes honte et estime de soi, lutte contre la déchéance et pour le recouvrement de la dignité. Dans ces luttes, Igor Krichtafovitch65 (2006), s’appuyant sur Thomas Hobbes, considère que le rire est l’antithèse de la honte. Le Léviathan énonçait en effet que : « La soudaine glorification de soi est la passion qui produit ces grimaces qu’on nomme le rire. Elle est causée soit par quelque action soudaine dont on est content, soit par la saisie en l’autre de quelque disgrâce, en comparaison de laquelle

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on s’applaudit soudainement soi-même. Elle touche surtout ceux qui sont conscients qu’ils possèdent le moins de capacités, et qui sont obligés, pour se conserver leur propre estime, de remarquer les imperfections des autres hommes »66.

35 Dans l’entre-soi de la compétition de moppies, les rieurs (même si c’est à l’intérieur) découvrent soudainement leur capacité à être, leur adaptation supérieure à la vie (Ludovici 1932 : 62), extériorisées par une compétence musicale qui les déghettoïse. Et Francis Jeanson de préciser que le rire témoigne d’un « […] besoin de se découvrir supérieur, et [d’une] sorte de besoin prométhéen, de protestation humaine contre une condition misérable et relative, et contre le Responsable éventuel de cette condition. [Il] constitue sous sa forme la plus générale une récrimination contre le relatif, c’est-à- dire finalement une récrimination implicite du sujet contre sa propre lâcheté à ne point assumer son rôle effectif de sujet » (Jeanson 1950 : 179). Il est donc bien un moyen de contrebattre la honte sans se déprendre totalement de l’ambivalence qu’elle provoque. Mais cela va plus loin encore : si Vladimir Jankélévitch affirme que « […] l’ironie dit à sa manière que toute l’essence de l’être est de devenir, qu’il n’y a pas d’autre manière d’être que de devoir-être […] » (Jankélévitch 1964 : 183), ce devenir dans une situation d’oppression et d’infériorité a pour destination la libération (Jeanson 1950 : 179). L’ironie qui, dans les moppies, corrode le Soi (mais un Soi en partie assigné) et ce qu’il vit (largement imposé), est déjà une liberté, un mouvement qui « porte au-delà » (Jankélévitch 1964 : 35) ; « […] l’ironie, mimant les fausses vérités, les oblige à se déployer […] elle fait éclater leur non-sens, elle induit l’absurdité en auto-réfutation, c’est-à-dire qu’elle charge l’absurde d’administrer lui-même la preuve de son impossibilité ; elle fait faire par l’absurde tout ce que l’absurde peut faire lui-même » (Jankélévitch 1964 : 100). Les moppies tressant des bribes de musiques venues d’au-delà des enfermements de l’apartheid pour faire battre au son de l’emblématique tambour ghoema des paroles qui disent simplement, parfois avec drôlerie, parfois sans, les choses de la vie ordinaire, montrent effectivement l’absurde de l’apartheid administrant la preuve de son absurdité.

36 Ce devenir vers la liberté, conforté par la conviction de l’absurdité du système, n’incite pas à tout « remettre en question », à concevoir une « contestation décisive » ; il nourrit davantage une récrimination latente qui continue de se colleter avec la honte : « […] si l’on récrimine toujours contre quelqu’un ou contre quelque chose, c’est fondamentalement pour éluder, en le reportant à l’extérieur, le reproche de carence que l’on serait tenté de s’adresser à soi-même. Je dénonce le mal au dehors pour ne point risquer de le rencontrer dans mes propres actes » (Jeanson 1950 : 186). Le rire permet de se moquer non de l’oppression elle-même, mais du sens de la loi qui met en ordre l’oppression ; toutefois il s’en gausse pour donner la force de continuer à la subir, il permet de jouer entre « la créativité ouverte et l’imaginaire retenu » (Sibony 2010 : 31). La « résistance » n’est pas le but du rire et « […] l’idée que le rire “subvertit” l’institution est un cliché dépassé […] » (Sibony 2010 : 125).

37 Car l’impératif, lorsque mépris et misère s’additionnent, est de survivre d’abord. Ce qu’ont montré depuis longtemps les intouchables indiens67 : « […] l’humour fait mieux qu’accueillir le désordre ou intégrer l’anormal ; il leur fait dire des choses étranges qui dénoncent l’ordre et la norme – où pourtant il s’intègre. L’humour n’oublie jamais l’essentiel : survivre » (Sibony 2010 : 182). Dans le sens le plus large, « […] l’humour c’est se consoler d’être soi vu qu’on ne peut pas faire autrement […] » (Sibony 2010 : 176). Mais cette consolation va de pair avec la capacité de jouer, avec les mots, les gestes et la

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musique, avec les situations et les pouvoirs, donc de penser la libération, d’abord par la reconquête de l’estime de soi, puis, lorsque les conditions s’y prêtent, que la consolation d’être soi a produit ses effets, en passant à l’action. Les moppies ont servi de modèle, parfois très lointain, mais de référence tout de même, à des chants de lutte car elles fournissaient la forme qui alliait le sens de la dignité et de la responsabilité à la perspective d’une émancipation ; le ghoema beat a constitué l’assise sur laquelle a été érigé un genre nouveau, le Cape Jazz qui tissa la bande sonore des rassemblements du Front démocratique uni (UDF) dans les années 1980 (Martin 2013) ; dans l’Afrique du Sud d’après l’apartheid, où les inégalités héritées ne sont pas arasées, ni même très âprement attaquées, où de nouvelles sont apparues, les moppies conservent un sens moral et clament, au milieu de ceux qui trafiquent et intoxiquent, les dangers de l’alcool, des drogues et de la violence. Les moppies – comme d’autres répertoires et d’autres pratiques, telles les carnavals, ailleurs (Martin 2001) – recèlent donc un stock de références symboliques qui peuvent être développées dans d’autres formes.

38 L’étude68 des moppies indique que, comme le constate Daniel Sibony, l’idée de comique ou de dérision subversifs est un cliché peu fécond et qu’il serait souhaitable de réviser tous les discours interprétant les cultures « populaires » en termes de « résistance » pour mettre en évidence une palette bien plus complexe, et parsemée de touches d’ambivalence, où se verrait d’abord l’impératif de survie, puis sur lequel, par chamarrages multiples, s’esquisseraient des mouvements allant de l’acceptation stratégique de la domination à la lutte ouverte et déterminée contre elle, en passant par des formes passives, souvent symboliques et discursives, de rejet des pouvoirs iniques et des petites actions limitées, impuissantes à remettre vraiment en cause cette domination. L’Afrique du Sud, le Cap offrent quantité d’exemples poussant à telle révision des fonctions sociales et politiques des pratiques culturelles. Les moppies, comme les fêtes du Nouvel an dans leur ensemble (Martin 1999), aident à préciser la place, indispensable et limitée, de l’humour dans les efforts pour atténuer et, si possible, abattre la domination.

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NOTES

1. Cet article a été rédigé à partir de matériel collecté pour l’essentiel lors d’une mission effectuée au Cap en septembre-octobre 2011, mission financée sur le budget du groupe ANR GLOBAMUS (Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global) dirigé par Emmanuelle Olivier (CRAL, UMR8566 EHESS/CNRS) et par « Les Afriques dans le monde » (Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux). Je tiens à remercier Paul Sedres, grand connaisseur des musiques du Cap, qui a non seulement réalisé les traductions des textes en afrikaans, mais encore proposé un grand nombre de suggestions quant à leur interprétation ainsi qu’aux éléments mélodiques empruntés à divers répertoires sud-africains et internationaux. Sans l’aide de Paul Sedres, il ne m’aurait pas été possible de réaliser cette étude. 2. Sur les fêtes du Nouvel an au Cap, voir : Martin 1999 ; sur les moppies : Gaulier 2007, 2010. 3. L’épithète « malais » a été utilisée par certains tenants de l’apartheid pour singulariser les musulmans au sein de l’ensemble coloureds, en leur accordant un statut légèrement supérieur, puis s’est en partie trouvé réapproprié – non sans débats tendus – par certains de ceux qu’il visait. Il provient du fait que les prisonniers politiques indonésiens (principalement originaires des Célèbes) qui ont semé en Afrique du Sud les germes de l’islam parlaient des langues du groupe malais, et non du fait qu’ils seraient venus de Malaisie. 4. « De l’essence du rire », in Curiosités esthétiques. Paris : Calmann-Lévy, 1884, tome 2, p. 370 ; voir : (consulté le 23/11/2011) ; cité dans Jeanson 1950 : 59. Affirmation que précise un peu plus loin Francis Jeanson : « […] il faut concevoir le rire comme étant à la fois intentionnel et spontané. C’est dire qu’en dehors de l’intention qui le commande, on ne saurait pas plus lui trouver des causes que des raisons, mais seulement des occasions, des prétextes, et tout au plus des motivations […] je ne ris pas à cause d’un événement en lui-même comique : je ris selon une certaine intention, et, ce faisant, je me fais apparaître comique l’événement à propos duquel je ris » (Jeanson 1950 : 87-88). 5. Terme galvaudé mais ici approprié, parce que renvoyant au contraste, à la disparité, à la contradiction évoqués plus haut. 6. Tambour devenu emblématique des Klopse et, par extension, de la musique du Cap et du Cap lui-même, il est fabriqué à partir de la structure d’un tonnelet, l’une de ses extrémités étant recouverte d’une peau, généralement d’antilope springbok (antidorcas marsupialis). 7. On appelle kroncong un luth répandu en Indonésie et en Malaisie, un petit orchestre dans lequel il figure et un genre musical dont les origines remonteraient aux contacts établis entre Indonésiens et Portugais au XVIe siècle ; kroncong désigne aujourd’hui en Indonésie un style de chanson populaire interprété par une voix soliste accompagnée d’un ensemble, le plus souvent électrifié.

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8. Le pantun est une forme poétique en langue malaise, le plus souvent un quatrain dont les vers sont allusifs et hautement symboliques, les deux premiers décrivant une scène de la vie quotidienne ou un évènement, les deux derniers proposant une morale. Le pantun a inspiré des poètes français, notamment Théodore de Banville et Leconte de Lisle, qui ont composé des « pantoums ». 9. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011 ; Abubakar Davids, cité dans Van Der Wal 2009 : 87. 10. L’afrikaans du Cap comportait, aux XVIII e et XIX e siècles, nombre d’éléments venus de langues malaises, dont certains ont été préservés dans l’afrikaans contemporain (Davids 2011). 11. Voir Winberg 1992. 12. Entretien avec Anwar Gambeno, Mitchell’s Plain, 11 octobre 2011 ; Gaulier 2007 : 84. 13. « Thousands See Coon Carnivals. ‘Moppies’ a new Feature », The Argus, January 4, 1949 ; entretien avec Gamja Dante et Melvyn Matthews, Victoria and Alfred Waterfront, 17 octobre 2011 ; Van Der Wal 2009 : 50-52 ; sur le rôle politique de I.D. Du Plessis, voir Jeppie 1987. 14. Melvyn Matthews (entretien avec Gamja Dante et Melvyn Matthews, Victoria and Alfred Waterfront, 17 octobre 2011) rapporte que I.D. Du Plessis voulait les entendre évoquer la Boere Plaas, la ferme blanche, thème que les bluettes afrikaners reprennent à l’envi. 15. ou répété deux fois sur une mesure à quatre temps (Gaulier 2007 : 46-48). 16. Dans l’anglais des musiciens : snatches, soit bribes, fragments. 17. Entretien avec Waseef Piekaan, Mitchell’s Plain, 25 octobre 2011. 18. Voir Martin 2008. 19. Recueillis auprès de leurs auteurs, par oral ou par écrit, lors d’entretiens réalisés au Cap, ou tirés des travaux d’Armelle Gaulier (2007) et de Anne Marieke Van Der Wal (2009) qui en a elle- même trouvé un certain nombre, les plus anciennes, dans Du Plessis (1935). Je n’entrerai pas ici dans les questions de méthode (de collecte, de transcription) qu’il conviendrait de se poser à propos des paroles de moppies reproduites par I.D. Du Plessis. Paul Sedres a traduit en Anglais les textes des chansons en afrikaans que j’ai, pour les citations, adaptés en Français, en référence au texte afrikaans. 20. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 12. 21. Voir The Tulips 2002. 22. Entretien avec Ismail et Gamja Dante, Hanover Park, 20 octobre 2011. 23. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 22. 24. Gaulier 2009 : 116-118. 25. « Se moquer de quelqu’un revient alors précisément à l’intégrer mieux encore dans la communauté […] », Antoine de Baecque, « Préface, C’est une bien grande consolation que de se divertir selon les règles philosophiques », in Bergson 2011 : 18. 26. Littéralement : confus, désordonné mais, appliqué aux fêtes du Nouvel an (deurmekaar rime avec nuwe jaar, comme bacchanal avec carnival à Trinidad), avec la suggestion d’un bonheur ouvrant sur la libération de toutes les contraintes habituelles, sur un état (presque) second où tout serait possible (tariek). 27. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 26. 28. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 54. 29. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. 30. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 49-50. 31. Entretien avec Ismail et Gamja Dante, Hanover Park, 20 octobre 2011. 32. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 46-47. 33. Même si interlocuteurs et traducteur hésitent probablement à les souligner devant un enquêteur étranger… 34. Entretien avec Anwar Gambeno, Mitchell’s Plain, 11 octobre 2011.

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35. Lekker : terme qui connote très largement le positif, ce qui est bon, délicieux ; ce qui fait plaisir ; ce qui est joyeux. 36. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 36. 37. Entretien avec Mac McKenzie, Bridgetown, 4 octobre 2011. 38. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. 39. Entretien avec Ismail et Gamja Dante, Hanover Park, 20 octobre 2011. 40. Rashaad Malik, Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. 41. Jan Van Riebeeck était un cadre de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales qui fut envoyé de Batavia au Cap pour y fonder une station de ravitaillement pour les navires de la compagnie. 42. District Six était un quartier du centre-ville habité en majorité par des coloureds, quelques Africains et quelques blancs ; placé en « zone blanche » en vertu du Group Areas Act, ses habitants en furent expulsés et il fut démoli (à l’exception des édifices religieux) à la fin des années 1960 et dans les années 1970. 43. Entretien avec Anwar Gambeno, Mitchell’s Plain, 11 octobre 2011. 44. Melvyn Matthews, entretien avec Gamja Dante et Melvyn Matthews, Victoria and Alfred Waterfront, 17 octobre 2011. Hendrik Verwoerd, Premier ministre de 1958 à 1966, fut poignardé en plein parlement le 6 septembre 1966. 45. Entretien avec Mac McKenzie, Bridgetown, 4 octobre 2011. Le dernier vers dit : « Now Botha is a naai » ; naai est un terme d’argot afrikaans qui signifie en général « baiser » (fuck) ; il peut également s’employer comme épithète pour désigner une personne que l’on souhaite dévaloriser autant que possible. 46. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. Le toyi-toyi est une danse originaire du Zimbabwe qui consiste à marteler le sol avec de grands mouvements de jambes et de buste en scandant des slogans, il apparaît dans toutes les manifestations revendicatives sud-africaines depuis la fin des années 1970. 47. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011 ; on peut entendre « Ons Hoor » sur The Tulips 2002. 48. Entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. 49. Ancien dirigeant de l’ANC Youth League, d’abord soutien puis opposant de Jacob Zuma, il s’est signalé par de nombreuses outrances verbales qui lui ont valu d’être finalement exclu du parti et de sa ligue de jeunesse. 50. Entretien avec Anwar Gambeno, Mitchell’s Plain, 11 October 201. 51. Un mauvais garçon qui engrosse sa fiancée (« Gamad Salie » de Adam Samodien ; Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 38), un adultère (« Ou Tiefie en sy houmeit », Le vieux Tiefie et sa pouffiasse, de Adam Samodien ; Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 35). 52. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 40. Le film Fiela se Kind, de Katinka Heyns, produit par Sonneblom Films (Afrique du Sud), tiré du roman identiquement titré de Dalene Matthee (Le Cap, Tafelberg, 1985), racontait en 1988 l’histoire de Fiela Komoetie, une femme coloured qui a trouvé un garçon blanc abandonné devant sa porte et l’a adopté. Après qu’ont passé plusieurs années, les autorités exigent que cet enfant soit rendu à des blancs qui prétendent être ses parents biologiques. 53. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 40. 54. Van Der Wal 2009, Appendix 2 : 9. 55. Illustration, parfois, de la théorie bergsonienne du « mécanique plaqué sur du vivant » qui, autrement, ne trouve guère à s’appliquer aux moppies (Bergson 2011 : 55, 61). Pour approfondir cette dimension, il faudrait conduire une étude systématique comparant textes et langages corporels du voorsinger, à partir de l’analyse d’un corpus significatifs de vidéos enregistrées lors des compétitions et de la transcription des paroles, ce qui n’a pas pu être réalisé dans le cadre de cette enquête.

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56. Adam Samodien, entretien avec Rashaad Malik et Adam Samodien, Woodstock, 12 octobre 2011. 57. Ismail Dante, entretien avec Ismail et Gamja Dante, Hanover Park, 20 octobre 2011. 58. Entretien avec Waseef Piekaan, Mitchell’s Plain, 25 octobre 2011. 59. Above Average Productions Inc., Broadway Video, Rutle Corp., 1978. 60. « Clair de lune », Op. 46 No 2, sur un poème de Paul Verlaine (Jankélévitch 1964 : 77). 61. « Jimbo’s Lullaby », deuxième pièce des Children’s Corner (Jankélévitch 1964 : 79). 62. Sokkie renvoie à sakkie-sakkie, une danse souvent soutenue par le rythme du vastrap, que l’on pratique dans les soirées langarm (bals populaires surtout coloureds) ; toutes sortes de musiques, réorganisées sur le rythme vastrap, peuvent être utilisées pour danser le sakkie-sakkie ; ici sokkie souligne une modernité internationale rattachée sans solution de continuité à des pratiques chorégraphiques et musicales profondément ancrées localement. Bokkie signifie littéralement petite antilope ; ici, petite poupée, petite baby. 63. Entretien avec Waseef Piekaan, Mitchell’s Plain, 25 octobre 2011. 64. (consulté le 23/04/2012). 65. Ingénieur soviétique, également connu comme poète satirique, qui émigra aux États-Unis en 1994. 66. Thomas Hobbes, Le Léviathan, 1651, cité à : (consulté le 8/10/2012). 67. Qui font montre, notamment les femmes, « […] d’une autodérision, d’une aptitude à plaisanter sur [leurs] malheurs, faute, peut-être, de pouvoir répondre autrement à la dureté du sort et à celle des hommes » (Racine 1995 : 482). 68. Ici encore embryonnaire, puisqu’à l’appel lancé en 2005 (Martin 2005), adressé tout particulièrement à des Capetoniens, aucun projet à ma connaissance n’a répondu…

RÉSUMÉS

Au Cap (Afrique du Sud), les troupes de carnaval (Kaapse Klopse) et les chœurs dits « malais » (Sangkore), dont les compétitions s’enchaînent tous les ans à partir du début janvier, possèdent en commun un répertoire de chansons comiques (moppies). Les textes de ces chansons sont destinés à faire rire ; leurs mélodies, assises sur la figure rythmique du ghoema beat, sont constituées sur le principe du pot-pourri et empruntent au jazz et aux variétés internationales. L’humour des moppies dérive des rapports établis dans la performance entre paroles, musique et gestuelle du soliste. Appuyée sur les réflexions de Francis Jeanson, Daniel Sibony et Vladimir Jankélévitch (entre autres), l’analyse d’un corpus de moppies, comprenant celle qui a été couronnée en 2012, suggère que la situation de performance conditionne le sentiment du comique et que celui-ci travaille l’identité dans un univers toujours modelé par plus de 350 ans d’esclavage, de ségrégation et d’apartheid, en ouvrant un espace de liberté intérieure que l’on ne saurait sans abus assimiler à de la « résistance ».

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AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN Denis-Constant MARTIN est chercheur à la Fondation nationale des sciences politiques (Centre « Les Afriques dans le monde », Sciences-Po Bordeaux). Ses recherchent s’intéressent principalement aux relations entre culture et politique, ainsi qu’aux processus de construction identitaire. Dans cette perspective, il a entrepris des travaux de sociologie de la musique portant sur les musiques afro-américaines des États-Unis, le reggae, le rap et les musiques sud-africaines.

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Moqueries limousines. Chansons en pays rebelle

Françoise Etay

1 C’est à une méprise de taille qu’on doit le premier recueil important de chansons traditionnelles réalisé en Limousin, probablement vers 1845-48 : ignorant totalement l’appartenance du dialecte limousin à l’ensemble occitan1, un des meilleurs érudits locaux, Oscar Lacombe (1818-1895), avait voulu en démontrer la racine celtique. Il y a quelques années, le dictionnaire celto-breton de Legonidec se rencontra sous ma main, j’en lus quelques pages par curiosité et fus frappé de la très grande quantité de mots celtiques qui se retrouvent dans le patois de Tulle. […] Ce fut pour moi un trait de lumière. Les chants populaires de la Bretagne, par M. de la Villemarqué, qui servirent aussi à mes études, me donnèrent l’idée de recueillir les chants populaires de la Corrèze. Je me mis à parcourir les campagnes, et j’eus bientôt une ample moisson de chants du terroir sur lesquels je me proposais seulement, alors, de faire des commentaires philologiques, pour appuyer cette théorie que le langage parlé dans l’arrondissement de Tulle (ne m’occupant que de celui-là) est celtique par sa racine et latin seulement par sa grammaire (Lacombe 1853).

2 Riche de sa collecte, Oscar Lacombe allait naturellement devenir un des principaux interlocuteurs du « Comité de la langue de l’histoire et des arts de la France » lorsque fut organisé, en 1852 et 1853, le « Recueil des poésies populaires de la France » à l’instigation d’Hippolyte Fortoul, Ministre de l’Instruction Publique et des Cultes (Cheyronnaud 1986, Cheyronnaud 1997, Laforte 1995).

3 Une de ses préoccupations principales fut alors de n’envoyer à Paris que ce qui était « vraiment original et de caractère indigène » (Etay 2001). Il élimina donc tout ce qui était français ou issu du français, les complaintes dramatiques, éloignées de « l’esprit national bas-limousin », les chansons obscènes (« le véritable paysan ne les connaît pas ») et celles où il est question d’amour : J’ai de bonnes raisons pour croire les hommes et les femmes trop occupés […] pour laisser une grande place à un sentiment qui, quoiqu’on en ait dit, est étranger aux peuples non encore arrivés à la civilisation, pour en arriver à la conclusion que

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Le caractère dominant des chants réellement originaux du pays est la satire, et cela ne semblera pas étonnant à ceux qui ont vécu avec les indigènes, toujours prêts à rire de ce qu’ils ne comprennent pas et ne voulant pas se donner la peine de comprendre […], tremblants et courbés devant tout ce qui leur paraît fort ou riche et se vengeant par des traits piquants, aiguisés par la trempe naturelle de leur esprit qui, il faut le dire, surtout dans la conversation, ne le cède en rien aux peuples les plus réputés pour l’à-propos de leurs saillies (Lacombe et Clément- Simon 1896 : 546-547).

4 Quelles que soient les réserves suscitées par les multiples a priori de Lacombe, qui, malgré ses nombreuses lectures, ne pouvait mettre à profit le « regard éloigné » des ethnographes à venir, cette dernière remarque nous interroge. La façon dont le faible se moque du puissant en le brocardant en chansons serait-elle un trait spécifiquement local ?

Le bourgeois et le paysan

5 L’inventaire et le catalogage entrepris quelques décennies plus tard par Patrice Coirault apportent un argument en ce sens, en montrant que le type intitulé « Le bouvier qui refuse d’indiquer son chemin au monsieur » est particulier au Limousin. Coirault lui donne le numéro 6203 (Coirault 2000 : 289). Il s’agit d’une chanson en occitan qui a été recueillie et enregistrée à plusieurs reprises dans les années 1970-80-90, et qui figure aussi dans les recueils des folkloristes limousins du début du XXe siècle (Célor 1904 : 95-96 ; Chèze, Branchet et Plantadis 1921 : 125)2. Elle met en scène deux protagonistes, le bourgeois, qui demande son chemin au laboureur, et celui-ci qui lui répond qu’il n’a pas de temps à perdre. Le premier s’offusque alors de cette insolence et son interlocuteur lui fait remarquer que si les paysans s’entendaient, ce serait les bourgeois qui laboureraient et, en outre, parfois, que leurs femmes garderaient les moutons3. Elle est à rapprocher, à mon sens, d’un autre thème très récurrent, celui qui oppose un « monsieur » venu courtiser une jeune bergère et cette dernière qui le repousse4. Une des versions les plus populaires de ce scénario est « Turlututu ». Chantée en occitan, elle est devenue emblématique du « folklore » local pour nombre de Limousins. Elle est pourtant beaucoup moins spécifique de leur région que la précédente. Pour Coirault, qui l’intitule lui aussi « Turlututu » (Coirault 2000 : 49), c’est le type 4109, et il est attesté dans de nombreuses provinces, plus souvent francophones qu’occitanophones, d’ailleurs.

6 Dans les deux types de chansons, on remarque l’ambivalence du statut social du « monsieur ». « Bourgeois » dans certaines versions, il est « gentilhomme », « seigneur », voire « noble » dans d’autres. Il se déplace à cheval et porte parfois une épée au côté. Le personnage moqué au présent, le riche, le bourgeois, ne semble être en fait que la réincarnation ou l’héritier du seigneur de l’Ancien Régime.

7 Dans la tradition orale, ce couple, qu’on appellera par commodité « bourgeois-paysan », aux deux faces antithétiques et irréconciliables, se manifeste, bien entendu, ailleurs que dans les chansons. Un ami5 me signalait ainsi un conseil ancien qu’il avait recueilli récemment : « Si vous ne savez pas quoi voter, demandez conseil au bourgeois et votez le contraire ! » (Si sabetz pas de que votar, damandetz conselh au borges e votetz lo contrari !) et aussi une formulette pour rythmer l’aiguisage de la faux, « Zigue zague, j’affûte ma lame pour couper le cou de la dame » (Ziga zaga – ‘fiale ma lama – per copar lo còl de la dama)6.

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8 Marcelle Delpastre témoigne, par ailleurs, d’une croyance selon laquelle la position respective de deux étoiles, une brillante, le bourgeois, et une plus petite, le paysan, servait autrefois d’augure. Pour que l’année soit bonne, il fallait que le paysan passe devant (Delpastre 1988 : 34-35 ; Delpastre 2000 : 83-84). Elle rapporte aussi un conte mettant en scène un bourgeois et un paysan qui font un pari d’ordre scatologique, à l’issue duquel c’est, naturellement, le paysan qui sort vainqueur de l’aventure (Delpastre 1988 : 34-35 ; Delpastre 2000 : 83).

9 Tout ceci est à rapprocher du fait que le Limousin, « terre sensible et rebelle » (Chatain 1995), a été précocement gagné aux idées du socialisme.

10 On doit à l’historien Alain Corbin l’une des études les plus approfondies sur le sujet. Dans sa thèse Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle. 1845-1880 (Corbin 1975), il distingue, pour l’époque qu’il a retenue, trois courants principaux. Le premier est celui de la « gauche porcelainière » qui s’appuie sur le prolétariat ouvrier de la vallée de la Vienne, à l’écoute de Pierre Leroux, installé à Boussac, en Creuse, dès 1843. Le second est lié aux migrations temporaires, en particulier celle des maçons creusois qui ramènent aux pays convictions socialistes et anticléricales. Le troisième est porté par une petite bourgeoisie locale, au sein de laquelle les membres de professions juridiques se révèlent particulièrement influents dans une région où l’emprise du clergé et celle des grands notables sont faibles.

11 Dans le sillage d’Alain Corbin, une nouvelle génération d’historiens7 a consacré de nombreuses études au phénomène de « communisme rural » et à ses prémices, de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

12 La question se pose pourtant de l’enracinement en des temps plus anciens de ces options politiques et idéologiques peu communes en milieu paysan français. Gérard Monédiaire (1985 : 89-90) se référant à Emmanuel Todd (1983) et Hervé Le Bras (Le Bras et Todd 1981), suggère une relation entre structures familiales anciennes et couleurs politiques au XXe siècle. Todd distingue pour l’Europe quatre types familiaux : la famille communautaire exogame, la famille autoritaire, la famille nucléaire égalitaire et la famille nucléaire absolue. C’est du type de la famille communautaire exogame que le Limousin relèverait, au sein d’un espace géographique plus vaste allant du Périgord au Morvan8. L’hypothèse de Todd, selon laquelle les idéologies ne seraient en fait que des transpositions au niveau social des valeurs fondamentales qui régissent les relations familiales élémentaires est séduisante.

13 L’important corpus9 de chansons recueillies en Limousin de la fin du XIX e siècle au début du XXIe reflète souvent des positionnements politiques affirmés, voire revendiqués.

14 Pour l’étude qui va suivre, j’ai choisi de sélectionner les pièces qui relèvent, à des degrés divers, de la critique sociale tout en appartenant à l’ensemble des chansons humoristiques10. Ensuite, plus précisément, j’ai essayé de voir comment les éléments sonores pouvaient renforcer ou prolonger la portée des paroles. Pour plus de clarté, j’ai subdivisé l’ensemble en trois parties : les chansons traditionnelles, les chansons écrites par des chansonniers identifiés et les chansons anonymes composées, le plus souvent, sur des timbres11 récents.

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Les chansons traditionnelles

15 Transmises oralement en milieu paysan depuis plusieurs générations, elles se présentent sous de multiples versions et ont été, sauf exception, cataloguées par Patrice Coirault et Conrad Laforte. L’impression de gaieté, sur le plan mélodique, est souvent liée, dans cet ensemble, à une dynamique de danse.

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Le curé de chez nous Le curé de chez nous a perdu sa soutane (bis) Rendez rendez La soutane du curé Celui qui la rendra sera récompensé Le curé de chez nous va cueillir les noisettes (bis) Avec la fille La plus gentille La fille la plus gentille qu’il en a pu choisir

17 En cette région largement et depuis longtemps déchristianisée (Pérouas 1985), les histoires de curés galants ne manquent pas.

18 Dans le dialogue suivant, convoquant un Jean-Pierre un peu avare et un curé préoccupé par le sort de sa future femme, le comique de la situation se double d’un comique mélodique puisque l’air qui supporte les paroles est une parodie de Vêpres.

Jan Piere mon amic, Traina malur chaça profit

Original Traduction

Jan Piere mon amic Jean-Pierre mon ami Traina malur chaça profit Traîne malheur, chasse profit De que nuriras-tu ta femna De quoi nourriras-tu ta femme Quand l’auras ? Quand tu l’auras ?

De pan de segle monsur lo curet De pain de seigle monsieur le curé Si ‘quò se pòt Si ça se peut E non pas de carcalinas Et non pas de carcalines (pâtisseries) Sirai pas tan sòt ! Je ne serai pas si sot !

Jan Piere mon amic Jean-Pierre mon ami Traina malur chaça profit Traîne malheur, chasse profit De que vestiras-tu ta femna De quoi vêtiras-tu ta femme Quand l’auras ? Quand tu l’auras ?

D’un caracò monsur lo curet D’un caraco monsieur le curé Si ‘quò se pòt Si ça se peut E non pas d’una rauba de seda Et non pas d’une robe de soie Sirai pas tan sòt ! Je ne serai pas si sot !

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Jan Piere mon amic Jean-Pierre mon ami Traina malur chaça profit Traîne malheur, chasse profit De que chauçaras-tu ta femna De quoi chausseras-tu ta femme Quand l’auras ? Quand tu l’auras ?

D’un parel d’esclòps monsur lo curet D’une paire de sabots monsieur le curé Si ‘quò se pòt Si ça se peut E non pas de bòtinas vernidas Et non pas de bottines vernies Sirai pas tan sòt ! Je ne serai pas si sot !

Jan Piere mon amic Jean-Pierre mon ami Traina malur chaça profit Traîne malheur, chasse profit Emb qui faras-tu coijar ta femna Avec qui feras-tu coucher ta femme Quand l’auras ? Quand tu l’auras ?

Emb ieu monsur lo curet Avec moi monsieur le curé Si ‘quò se pòt Si ça se peut E non pas vos monsur lo curet Et non vous monsieur le curé Sirai pas tan sòt ! Je ne serai pas si sot !

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20 Cet exemple fait cependant figure d’exception. Pour la plupart des chansons de ce groupe, le timbre semble bien de ne pas avoir de sens autre que musical. Les mélodies peuvent d’ailleurs servir de support à d’autres histoires, d’un tout autre esprit. Ainsi, l’air de bourrée qui est chanté dans la version suivante pour la chanson que j’ai intitulée « Le bourgeois et le paysan » (cf. supra) est utilisé par le même chanteur pour raconter l’histoire du mariage de la mésange et du pinson. Sur le plan rythmique, il s’agit d’un standard qu’on retrouve sur des paroles extrêmement diverses, en occitan ou en français.

L’autre jorn que fasia chalor

Original Traduction

L’autre jorn que fasia chalor L’autre jour qu’il faisait chaud Menei mos buòus a las labors Je menai mes bœufs au labour N’aguei pas fach ‘na reja o doas Je n’eus pas fait une rangée ou deux Qu’un gròs borgés ven-t-a passar Qu’un gros bourgeois vint à passer

Dijatz-me donc mon bel amic Dites-moi donc mon bel ami Me montrariatz-vos pas lo chamin Ne me montreriez-vous pas le chemin Per un borgés o mai per dos Pour un bourgeois ou même pour deux Ieu quitarai pas mas labors Je ne quitterai pas mon labour

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Fariatz bian de vos en anar Vous feriez bien de vous en aller Quo es ‘qui que quò vai se gastar C’est ici que ça va se gâter Si los paisans zo volian far Si les paysans voulaient le faire Tots los borgés laborariatz Tous les bourgeois vous laboureriez

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Fig. 1. Léon Peyrat en 1982.

Les chansons des chansonniers

22 L’examen de deux corpus importants de chansonniers limousins, ceux de Georges Montazaud et d’Antoine Paucard, montre sans aucune ambiguïté qu’il y a, la plupart du temps, une relation de sens entre leur nouvelle composition et la chanson antérieure à laquelle ils ont emprunté son timbre12. Il est assez amusant, d’ailleurs, de remarquer que les mélodies utilisées se retrouvent en grande partie, pour le premier, dans des recueils lettrés, tels la Clé du Caveau ou l’œuvre de Béranger13 (Bérat 1865), alors que le second, né pourtant deux générations plus tard, en milieu paysan, s’appuie principalement sur des airs traditionnels14.

23 À l’époque de l’expression publique de leurs créations, la connivence était sans doute suffisamment importante avec leur auditoire pour que celui-ci jouisse pleinement de ce supplément sémantique, et comique dans le cas qui nous intéresse. Mais quelques

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décennies, et même plus d’un siècle plus tard en ce qui concerne Montazaud, la perception de ce sens caché relève souvent plus ou moins de l’ésotérisme.

24 Georges Montazaud est né à Saint-Germain-les-Belles en 1831 et y est mort en 1913. Il a exercé la profession d’huissier et se rattache ainsi clairement au troisième groupe identifié par Alain Corbin, celui de la petite bourgeoisie véhiculant les idées socialistes au XIXe siècle. Pour bien afficher ses convictions politiques, il se promenait, été comme hiver, avec un grand parapluie de berger rouge, alors que la couleur habituelle en était le bleu, ce qui lui avait valu le surnom de « Pair l’Ombrela » (Père l’Ombrelle) (Melhau 1991 : 1). Tout ce qu’on en connaît, ou presque, ainsi que la plupart de ses chansons, nous est parvenu par la tradition orale et a été rassemblé par Jan dau Melhau au cours des années 1970 et 80. La pièce que j’ai retenue ici comme exemple commence par les mots « A la Farjanueva » (Melhau 1986 : 183-190 ; Melhau 1991 : 36-37). Comme tant d’autres, elle a été recueillie auprès de plusieurs personnes, et c’est une version reconstruite à partir de divers souvenirs qui en est présentée15. Elle daterait de 1906 ou 1907 et raconte l’histoire d’une douzaine de personnes, pimpantes et fières, parties faire une promenade en barque, sur l’étang de Forgeneuve, à Meuzac. Ce fait divers banal se transforme soudain en quasi épopée : un très gros poisson fait peur aux dames et un des passagers, n’écoutant que son courage, saute sur la bête, dans l’étang, et la tue d’un coup de couteau. Il s’agit évidemment d’une fiction plaisante du chansonnier, sans doute parce qu’il y avait effectivement eu partie de pêche. On soupçonne qu’il se moquait, en fait, de son propre fils, un homme vaniteux qui avait « réussi dans les affaires », et aurait été le propriétaire du bateau. Le support mélodique du texte fait penser à une scottish de la Belle Époque et participe activement à l’impression guillerette dégagée par cette chanson extrêmement bien écrite (ou réécrite…), un petit chef-d’œuvre, en fait. J’en étais restée là jusqu’à ce que je découvre que la même mélodie16 avait servi de support à un chant de marins. Il s’agit de « La Jeanne Cordonnier ». Montazaud pouvait-il en avoir eu connaissance ? D’où vient ce timbre ? Je n’en ai retrouvé aucune autre trace. Michel Colleu, un des meilleurs spécialistes du répertoire maritime m’a appris que « La Jeanne Cordonnier » avait dû être composée entre 1901 et 1903 et qu’on n’en connaissait que quelques couplets, car la chanson critiquait beaucoup les « gens de l’arrière » et que le capitaine Lozivit, auprès de qui elle avait été recueillie17, n’avait pas voulu la chanter en entier lors de l’enregistrement. Trois questions restent donc en suspens pour l’instant : y a-t-il eu une chanson préexistante, connue à la fois en Limousin et en Bretagne ? Si oui, protestait-elle contre quelqu’un ou quelque chose, ce qui aurait pu lui valoir la sympathie des marins mécontents de leur sort, comme des Limousins socialisants ? Et surtout, Montazaud a-t- il eu connaissance de la chanson de marins, rajoutant ainsi au comique de ses couplets malicieux ?

25 Une chose reste sûre, c’est qu’il a joué avec la mélodie sur un autre plan : alors que, dans « La Jeanne Cordonnier », la deuxième partie de l’air sert régulièrement de support à un refrain, il n’en va de même pour « A la Farjanueva » que lors des trois premiers couplets. Au quatrième, lorsque surgit le « poisson blanc d’une taille énorme », il le fait, comme dans l’urgence, sur la mélodie qui servait précédemment au refrain, renforçant ainsi l’effet de surprise cocasse.

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A la Farjanueva

Original Traduction

1. A la Farjanueva À la Forgeneuve Per se permenar Pour se promener Alau sus la greva Là-bas sur la grève Dotze personas Douze personnes Prengueren la barca Prirent la barque Dau noveu Monsur Du nouveau Monsieur Sens cranher l’embarca Sans craindre l’embarquement Monteren dessus Ils montèrent dessus

Trasverseren l’estanh de lon qu’en large Ils traversèrent l’étang de long en large Raseren los bòrds Ils rasèrent les bords Coma daus Milòrds Comme des Milords E lo bateu que Piare Bissòt farget Et le bateau que Pierre Bissot forgea N’avia pus portat Jamais n’avait porté Qu’aguessan tant de qualitat De gens qui fussent d’une telle qualité

2. Per trasversar l’onda Pour traverser l’onde Qu’òm ven de nommar Qu’on vient de nommer Dins la barca blonda Dans la barque blonde L’i avia tres damas Il y avait trois dames Que de lor toaleta Dont la toilette De simplicitat Toute de simplicité Ornavan la festa Ornait la fête Plena de gaitat Pleine de gaieté

Traverseren…

3. Dos òmes de marca Deux hommes de marque Coma n’i en a pas Comme il n’y en a pas Condusian la barca Conduisaient la barque Que bronchava pas Qui ne bronchait pas Auriatz dich bon’archa On aurait dit bonne arche Que ‘quilhs pelegrins Que ces pèlerins Coneissian la marcha Connaissaient la marche Coma daus marins Comme des marins

Traverseren…

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4. 4. La barca se’n ‘nava La barque s’en allait Los dotze risian Les douze riaient P’un ne bessicava Aucun ne somnolait B’assetz chantavan Certains chantaient Quand ‘na jòuna dama Quand une jeune dame Dau reng de darrier Du rang de derrière Creda : « Paubra Jana Crie « Pauvre Jeanne ‘Queste còp som pres » Cette fois nous sommes pris ! »

Un peisson blanc d’una talha enòrma Un poisson blanc d’une taille énorme Surtiguet dejos Sortit de dessous Lo plais dau Boijos La haie du Boijoux Auriatz jurat en veire ‘quela fòrma On aurait juré en voyant cette forme Que qu’er’ un requin Que c’était un requin Que seguia ‘quilhs respublicains Qui suivait ces républicains

5. Bissòt la man lesta Bissot la main leste Ne fai pas de franc Ne tergiverse pas Ne’n quita sa vesta Il quitte sa veste Vòla dins l’estanh Vole dans l’étang Sauta sus la bestia Saute sur la bête D’un còp de coteu D’un coup de couteau La tua e la gieta La tue et la jette Flau ! dins lo bateu Vlan ! dans le bateau

La meneren au bòrd de l’aiga clara On l’amena au bord de l’eau claire Chas l’amic Pecot Chez l’ami Pécout Per tots n’i aguet pro Pour tous il y en eut assez Ne’n fagueren ‘na sauça la pus rara On en fit la sauce la plus rare Qu’aguessam mas minjat Que nous ayons jamais mangée En tota nòstra vita En toute notre vie

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Les chansons anonymes

26 Les cibles les plus prisées et les plus stimulantes sont de toute évidence, dans cet ensemble, les élus ou candidats aux élections. On est parfois surpris par la permanence des souvenirs à ce sujet. J’ai personnellement eu l’occasion d’enregistrer en 1985 une dame fustigeant les députés qui s’étaient octroyé de fortes augmentations de salaire sous la présidence de Fallières, donc entre 1906 et 191318.

27 L’air de la chanson est celui du « Petit panier », un grand succès enregistré par Charlus en 1903 et popularisé par Mayol en 1905. Son entrain et sa gaîté s’accordent parfaitement avec l’ironie du nouveau texte. Mais peut-être peut-on aller plus loin en se souvenant du contenu à double sens, grivois, de la chanson originale, et postuler que le rire provoqué par le texte du « Petit panier » est présent dans la mémoire des auditeurs de l’époque et confère à la mélodie qui y est associée une sorte de « capital comique rémanent ».

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Sans nous faire de bile, pauvres députés

Le petit panier. Version de Charlus (1903) Chanson enregistrée en 1985

Ninette, ma Ninette, Sans nous faire de bile Viens donc vendanger Pauvres députés Prends ta p´tite serpette C’est des lois utiles Ton gentil panier Qu’il nous faut voter Vois le soleil brille La France est avare Sous les échalas Envers ses élus Partons ma gentille Votons-nous dare dare Oui ne tardons pas Six mille francs de plus

Refrain Refrain

Ah l´envie me démange Ah que la vie est charmante D´aller en vendanges Quand on a des rentes D´aller en vendanges Quand on a des rentes Et de grappillonner Et qu’on peut mettre autour Dans ton p´tit panier Quarante francs par jour Dans ton p´tit panier Quarante francs par jour Percé

29 On remarque en outre ici une pratique fréquente chez les chansonniers, celle de rappeler, par des assonances, les paroles les plus connues de la chanson à laquelle ils ont emprunté son timbre. « Ah que la vie est charmante » est une sorte de clin d’œil aux auditeurs qui y reconnaissent « Ah l’envie me démange ».

30 Léon Betoulle, maire socialiste19 de Limoges de 1912 à 1940 puis de 1947 à 1956 a lui aussi été l’objet de chansons fort peu flatteuses. On sait que l’une d’entre elle20 lui

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reprochant, sans le nommer, d’avoir quitté le quartier populaire des bords de Vienne pour se loger en des lieux plus huppés, lui était régulièrement infligée au moment du vin d’honneur lorsqu’il venait, chaque année, participer aux cérémonies d’ouverture de la Fête des Ponts. Elle se terminait en outre, ultime provocation, par un hommage vibrant à Louis Goujaud, candidat plus « à gauche », qui l’avait devancé en nombre de voix aux élections de 1912 et n’avait pourtant pas été élu, en vertu d’un accord antérieur.

31 C’est sur l’air de « Mont’ là-d’ssus et tu verras Montmartre », que m’a été chantée la charge suivante. Ce choix, associé à un texte particulièrement mordant, suggère à lui seul la prétention de Léon Betoulle en faisant implicitement allusion à son ascension sociale, doublée d’une élévation géographique puisque les beaux quartiers où il résidait se situent en haut de la ville. On remarque aussi que l’effet des mots « Oui c’est lui messieurs, avec sa mine de gueux » est drôle, sans doute parce qu’on ne s’attend pas à ce que le Maire soit traité de gueux, mais aussi peut-être parce qu’on a là une des rares assonances de cette petite diatribe. Les monosyllabes, percutants, semblent d’ailleurs particulièrement efficaces pour provoquer le rire. Y a des gars à Limoges Y a des gars à Limoges C’est de vrais paltoquets Et le jour que l’on vote Ils sont fous comme des lapins Ça y est Ça y est C’est Léon qui va sauver le monde Oui c’est lui Messieurs Avec sa mine de gueux Qu’est roi d’la Socia-a-le

32 On retrouve le même effet comique du monosyllabe final avec, sur l’air de « Lili Marlène », un couplet que des jeunes gens adressaient, en se rendant à leur travail, au soldat allemand de faction à la caserne Marceau, à Limoges, pendant l’Occupation : Devant la caserne Devant la caserne Un soldat allemand Qui montait la garde Comme dans tous les régiments Moi je lui dis « Pourquoi pleures-tu ? » Il me répond « On est foutu On a les Russes au cul »

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Fig. 2. Marcel Ruffino en 2011.

34 Le Limousin a été très marqué par la Résistance. Lors des enquêtes ethnographiques menées au cours des années 1980 et 90, le sujet revenait régulièrement dans les conversations. Même si les questions portaient sur musique et danse traditionnelles, il était rarement possible d’éviter ce passage obligé. La fierté d’un passé courageux et la fascination exercée par les maquis semblaient être le pendant positif de l’horreur associée au passage de la division Das Reich, coupable de multiples atrocités dont le massacre d’Oradour-sur-Glane est le plus connu.

35 Entre héroïsme et souffrance, on ne pressentait pas de place pour le rire. Ce fut donc une surprise de découvrir la chanson suivante. Le texte se moque des Allemands, qui ont bombardé sans la faire fléchir l’Angleterre en août et septembre 1940 et à qui on prédit qu’ils ne débarqueront jamais outre-Manche. La conclusion appelant les « tommies » à venir délivrer la France est peut-être postérieure, si la chanson date réellement de l’époque des bombardements de Londres ou des mois qui les ont suivis. L’air, lui, est emprunté à « Reginella » un succès de Tino Rossi très populaire dès 193921. Cette pièce, que j’avais recueillie en 1996, m’avait fort amusée, d’abord parce que la chanteuse en riait elle-même et que le rire est contagieux, ensuite, et surtout, à cause des onomatopées incongrues qui illustraient l’action, sur la deuxième partie de la mélodie qui en comporte trois.

36 Ce n’est que beaucoup plus tard, en découvrant l’interprétation de Tino Rossi que j’ai compris que l’auteur de la chanson s’était amusé à suivre pas à pas son modèle. Le début de sa version reproduit fidèlement l’original, et les paroles en sont d’abord exactement les mêmes. Puis c’est la rime suivante qui est gardée, le mot « bombardier » ayant été choisi pour rappeler « contrebandier ». Au retour de la première rime, ce sont les « jeunes crapules » qui évoquent la « mule » de l’original. Le plus surprenant vient ensuite : les « bruitages » cités ci-dessus se situent au moment où Tino Rossi ne chante

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pas mais imite les cris du jeune homme encourageant son animal. L’orchestre joue alors, seul, la mélodie qui est soulignée par des percussions suggérant et le pas de la mule et des claquements de fouet. Plus loin, ce sont les envolées lyriques que Pietro adresse à sa belle Réginella qui sont transposées en adresse d’abord à « Gorigne » (Goering) puis à « Gobellse » (Goebells). La troisième syllabe de ces noms propres déformés sonne de nos jours de manière caricaturale et particulièrement burlesque à nos oreilles. Mais en était-il réellement de même au début des années 40 ? Et la mauvaise rime de « fesses » avec « Gobellse », qui rajoute largement pour nous à la drôlerie de l’image, était-elle perçue de la même façon par l’auteur de la chanson et son auditoire22 ? Une nouvelle fois, on ne peut que constater que la transposition d’un élément culturel, ici une chanson, d’une société à une autre, en l’occurrence du milieu populaire des années 1940, rural et essentiellement oral, au nôtre, celui du début du XXIe siècle, peut parfois lui conférer de nouveaux aspects comiques, mais, à coup sûr, lui en fait perdre, puisque des allusions transparentes à l’origine ne le sont plus pour nous.

Lorsque descend le crépuscule

Reginella – Version de Tino Rossi (1939) Chanson enregistrée en 1996

Lorsque descend le crépuscule Lorsque descend le crépuscule Pietro jeune contrebandier Hitler avec ses bombardiers Tirant derrière lui sa mule Conduits par de jeunes crapules Chante en montant dans les sentiers Qui vous canardent sans pitié

Ron ron ron font les avions (Hue ! Ya !) Boum boum boum font les canons Glou glou glou font les All’mands dans l’océan

O bella Reginella En Angle n’Angleterre Ce soir ma vilanella Ils n’auront pas ta terre Te dira cher amour Malgré tous ces avions Jusqu’à l’aurore Tous ces canons Je t’adore Ces chars d’assaut Bien plus encore Et ces bateaux Et pour toujours

Ô ma douce compagne Et toi mon vieux Gorigne Aux échos des montagnes Tu peux venir sur l’île Je livre ma chanson Mon vieux pour l’Angleterre Pour que la brise Faut pas t’en faire Te la redise Tu ne touch’ras Qu’elle te grise Jamais sa terre Dans un frisson

(Hue ! Ya !) —

Apercevant les campanules Quand ils s’embarquent sur leurs navires Grimpant le long d’un mur tout blanc Les Boches aux grosses têtes carrées Pietro vient d’arrêter sa mule Se disent l’âme-t-en délire Seul il avance tout tremblant On va tous(se) se faire noyer

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Qui va piano piano piano piano Va va va dit le chef all’mand Qui va piano piano piano va sano Reste là dit le cœur prudent Qui va sano sano sano sano va lontano Mian Mian mian font les poissons–t-en s’régalant

O bella Reginella Entends ma vilanella Reginella paraît Son front rayonne Son cœur frissonne Et s’abandonne Et toi mon vieux Gobbel(se) A tout jamais On te bott’ra les fesses Quant à ce brav’ Musso Ô ma douce compagne Hitler commenc’ à en avoir plein l’dos Ma reine des montagnes Laisse-moi cher amour Jusqu’à l’aurore Te dire encore Que je t’adore Et pour toujours

(Sifflements) —

Reste là mon amour Hâtez vous les Tommies Pour toujours De délivrer Reginella Notre pays

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38 En arrivant au terme de cette étude, j’aimerais revenir au postulat d’Oscar Lacombe qui l’avait ouverte. Pour lui, le caractère dominant des chansons du pays était la satire. Les chansons moqueuses sont certes nombreuses en Limousin, cet article l’a sans doute suggéré, mais, au-delà de cette constatation, on peut se poser une question élargissant la perspective initiale : seraient-elles représentatives d’une forme d’humour particulier, typiquement local ?

39 Lorsqu’on découvre la contrée – c’était mon cas au début des années 1980 – il est difficile de ne pas être surpris par l’autodénigrement que manifestent si souvent les Limousins et la piètre estime qu’ils semblent avoir de leur région, ceci ne les empêchant pas d’y être extrêmement attachés23. Cet autodénigrement va de pair avec une autodérision très fréquente et qui est peut-être en fait, ici, un des éléments du savoir- vivre local. Le succès récent des vêtements imprimés par la CRIL (Communauté Révolutionnaire Indépendantiste Limousine) pourrait en être un des signes actuels les plus visibles. Mais la moquerie de soi-même et celle de l’autre sont proches, la première pouvant introduire la seconde avec une feinte élégance, et il m’est très souvent arrivé d’entendre des propos tels que « Il est bien comme moi, celui-ci, pas des plus malins ».

40 La « niorle » (francisation de nhòrla, histoire drôle en occitan) a été, comme la chanson, un des éléments importants de la convivialité rurale, lors des veillées en famille, entre amis ou entre voisins, et lors des repas de fêtes. Mais si les chansons ont continué de

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vivre dans la société contemporaine, dans des contextes d’ateliers collectifs, de stages ou de spectacles, la pratique de la niorle a actuellement quasiment disparue. Celles de Lingamiau (Cholet 1932), rimées, ont pourtant été très populaires et on en a parfois enregistré de fort longues, mémorisées par des chanteurs au même titre que d’autres pièces de leur répertoire. Une étude24 est actuellement en cours sur ce sujet et il sera intéressant de savoir si, dans le corpus étudié, les moqueries à caractère politique ou sociétal tiennent une aussi grande place que dans les chansons.

41 Par ailleurs, on peut penser que l’implantation à Saint-Just-le-Martel du Salon international de dessin de presse et d’humour n’est pas le fruit du hasard25. Là encore, c’est bien de moquerie politique qu’il s’agit. Le lauréat du « prix de l’humour vache » y reçoit, en guise de coupe, une vache limousine, cadeau aussi encombrant qu’éminemment emblématique de la région, importante terre d’élevage. Pour la 31e édition de ce festival unique en Europe, en 2012, c’est le dessinateur Aurel, collaborateur de plusieurs publications de gauche et d’extrême gauche, qui a été distingué. Aura-t-il perçu, derrière le blason vivant incarné par son paisible trophée, l’esprit limousin moqueur et acéré, cet autre « marqueur d’identité » pourtant si peu signalé jusqu’à présent, par les observateurs « endogènes » comme « exogènes » ? (Robert 1987 : 17).

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Origine des enregistrements

« Le curé de chez nous » Chanté par Pierre Mondoly à La Celle (19), le 14 mars 1993 Enregistrement : Françoise Étay, avec Paul Gerbaud Références : Coirault « Le curé aux noisettes » 9202. Laforte « La soutane du curé » II O-02

« Jan Piere mon amic, Traina malur chaça profit » Chanté par M. Meynard à Ligneyrac (19) le 11 mai 2004 Enregistrement : Pascal Boudy Transcription en occitan : Jean-François Vignaud Références : Coirault « Vêpres des Huguenots » 11305 Laforte « Le mariage du fils, Royal David » III D-04

« L’autre jorn que fasia chalor » Chanté par Léon Peyrat à Saint-Salvadour (19) le janvier 1988 Enregistrement : Françoise Etay, avec Jan dau Melhau Transcription en occitan : Jan dau Melhau – Roland Berland – Jean-François Vignaud Référence : Coirault « Le bouvier qui refuse d’indiquer son chemin au monsieur » 6203

« Sans nous faire de bile, pauvres députés » Chanté par Mme Bonnat au Palais-sur-Vienne (87) le 20 février 1985 Enregistrement : Françoise Etay

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« Y a des gars à Limoges » Chanté par Jacques Vennat à Limoges (87) le 18 novembre 1987 Enregistrement : Françoise Etay

« Devant la caserne » Chanté par Marcel Ruffino à Limoges (87) le 12 septembre 2011 Enregistrement : Françoise Etay

« Lorsque descend le crépuscule » Chanté par Ginette Paupy à Vallière (23) le 18 avril 1996 Enregistrement : Françoise Etay, avec Roland Faufingue et André Bareaud

NOTES

1. Quelques années après ces premières collectes corréziennes, le Félibrige était créé, le 21 mai 1854, à Font-Ségugne, par sept écrivains provençaux, dont Frédéric Mistral (1830-1914). Il faudra attendre encore trente-huit ans pour que, le 21 mai 1892, sept membres fondateurs regroupés autour de la personnalité de Joseph Roux (1834-1905) demandent la création d’une École Limousine Félibréenne. 2. Elle n’a pas été retenue dans la réédition suivante (Chèze, Branchet et Plantadis 1995). 3. La chanson ne figure pas dans le catalogue du Québécois Conrad Laforte. 4. C’est, à ma connaissance, et malgré tout ce qui a pu être écrit sur la postérité populaire occitane de la lyrique des troubadours, le seul exemple de proximité entre ces deux mondes si éloignés. Ici, en l’occurrence, on retrouve le thème de « la pastorela » (la pastourelle)… qui, elle, peut se conclure à l’avantage du seigneur ! 5. Pascal Boudy. Octobre 2010. 6. Ces paroles relèvent, à mon sens, de la même famille humoristique qu’un certain nombre de petits couplets, souvent chansons à danser, plus pornographiques que grivois. Ecrits, ils semblent d’une grossièreté navrante, mais entendus directement, ils font rire, car il devient alors évident qu’ils sont à prendre au second degré. C’est l’aspect provocateur et inattendu de ce qui est dit qui est drôle. 7. Avec, au premier rang, Pierre Vallin (Vallin 1985, 2006) puis Vincent Brousse (2003, 2006), Dominique Danthieux (2003, 2004, 2005, 2012) et Philippe Grandcoing (Brousse, Danthieux et Grandcoing 2005 ; Brousse et Grandcoing 2005). 8. Seule une autre région en France ressortirait de cette même catégorie, le pourtour méditerranéen, à partir du nord de la Catalogne jusqu’à l’Italie où la bande (rouge sur la carte colorée de l’auteur !) s’élargit pour occuper une vaste zone de la péninsule, avant de progresser encore pour occuper entièrement Yougoslavie, Hongrie, Albanie, Bulgarie et URSS. (Todd 1983 : carte non paginée ajoutée à la 3e de couverture) 9. Les collectes sonores sont encore pour la plupart inédites. 10. Ne seront donc pas retenues ici les innombrables chansons qui se moquent des habitants de tel ou tel village, ou de filles aux mœurs supposées légères. 11. Un timbre est un air préexistant aux paroles qui lui sont adaptées pour constituer une nouvelle chanson (Honegger 1985 : 1016) 12. … et ce, contrairement à ce qu’imagine Jan dau Melhau : « … Et Monsieur Montazaud, à l’instant, sur l’air qui par hasard à ce moment-là lui courait dans la tête, emmanchait de mots un couplet ou dix… » (Melhau 1991 : 1). 13. La référence aux chansons de Béranger (1780-1857), fin du XIX e et début du XXe siècle, est très fréquente, comme si cette figure ancienne (son célèbre Roi d’Yvetot date de 1813), si populaire de son vivant, était perçue comme emblématique des idées de la IIIe République. Citons

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par exemple ici, en accord avec le thème de l’article, la « Lettre de condoléance à Bismarck » sur le timbre « Béranger à l’académie » (Melhau 1991 : 21-23) ou « Le député caméléon » sur « Le carillonneur » (Melhau 1988 : 5 et 16). 14. Le corpus de chansons d’Antoine Paucard (1886-1980) dont j’ai pu disposer grâce aux transcriptions manuscrites réalisées par Jan dau Melhau à partir des carnets de l’auteur se compose de 143 pièces. D’autres chansons ont été recueillies oralement dans la région de Saint- Salvadour. J’ai fait allusion à ce personnage hors du commun dans un précédent article (Etay 2009). 15. Ces chansons, véhiculées et remaniées par tradition orale tout au long du XX e siècle apportent un démenti radical, me semble-t-il, aux folkloristes pour qui la « culture traditionnelle » s’est arrêtée avec la guerre de 14-18, voire encore plus tôt. 16. Merci à Isabelle Merle, puis à Catherine Perrier, qui m’ont mise sur la voie. 17. Par Raphaël Garcia, en 1984. 18. On m’a remis par ailleurs une cassette, datant des années 1980 également, sur laquelle un grand-père chante une autre version, très différente, brocardant ce même « scandale ». 19. Léon Betoulle avait d’abord été membre de la SFIO puis, exclu de cette formation, il avait rejoint le Parti socialiste démocratique, structure d’accueil des socialistes compromis sous le régime de Vichy. 20. « La Vienne ». On peut l’entendre sur le 33 tours « Rue de la Mauvendière » de 1985, réédité sous forme de CD en 2005. 21. On la trouvera facilement sur Internet ainsi que sa source, « Reginella Campagnola » enregistrée par Carlo Buti en 1939 également. 22. Cette déformation du nom propre d’un homme politique rappelle le « Kroutchochev » (Khrouchtchev) dont se moque Antoine Paucard, en 1960 dans une de ses chansons. Il joue, en occitan, sur le nom du chef d’état en proclamant que lui, les croûtes sèches, il les préfère avec du lard. 23. On doit à Claude Husson une synthèse intéressante sur le sujet (Husson 1987). 24. C’est Monique Sarrazy, retraitée dynamique, qui l’a entreprise. 25. Sur un autre plan, non humoristique, « l’affaire de Tarnac », qui, depuis novembre 2008, a été amplement médiatisée, montre elle aussi, au-delà des falsifications policières, que la tradition rebelle de la région perdure actuellement sous d’autres formes, souvent portées, paradoxalement, par des nouveaux venus en Limousin. L’épicerie de Tarnac est l’une des expériences de production et de modes de vie alternatifs qui ont cours en Limousin, particulièrement sur le Plateau de Millevaches, depuis plus d’une vingtaine d’années.

RÉSUMÉS

Au sein de l’important corpus de chansons recueillies en Limousin, de la fin du XIXe siècle à nos jours, on remarque un très grand nombre de textes relevant de la critique politique ou sociale, ainsi qu’une profusion de chansons moqueuses. C’est à l’intersection de ces deux ensembles que se situe la matière de cet article, qui s’est donné pour objet d’analyser la manière dont support mélodique et autres éléments sonores pouvaient renforcer ou prolonger la portée des paroles. Dans le cas des chansons traditionnelles, les airs semblent, la plupart du temps, largement interchangeables, mais dans celui de chansons plus récentes, la connaissance des versions

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originelles auxquelles les chansonniers ont emprunté leurs timbres s’avère capitale pour une perception fine de leur intention humoristique.

AUTEUR

FRANÇOISE ETAY Françoise ÉTAY est professeur responsable du département de musique traditionnelle du Conservatoire à Rayonnement Régional de Limoges. Elle a mené de nombreuses enquêtes et collectes en Limousin et dans les régions voisines. Depuis quelques années, ses travaux ont porté principalement sur les pratiques de danse et de chant. Parallèlement à ses activités pédagogiques et ethnomusicologiques, elle est musicienne et danseuse.

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Tainpane et kussügü. Le solennel et la parodie dans les musiques rituelles des Kuikuro du Haut-Xingu (Brésil)

Tommaso Montagnani

1 Chez les Kuikuro du Haut-Xingu, il existe un système de correspondances et d’analogies musicales entre deux importants rituels : le rituel masculin des flûtes kagutu et le rituel féminin des chants tolo. Ce que je souhaite analyser dans cet article, ce sont certains aspects de la relation entre hommes et femmes telle qu’elle est représentée dans la pratique musicale rituelle kuikuro. En plus des analogies musicales sur lesquelles la relation entre ces deux répertoires est fondée, on assiste à une pratique parallèle non rituelle, mais qui surgit comme une parenthèse en plein milieu des deux rituels ; il s’agit d’une forme d’imitation musicale réciproque, ironique et dérisoire. D’un côté, les hommes, lorsqu’ils jouent de la flûte dans le rituel kagutu, imitent avec leurs instruments le chant féminin tolo dans une ambiance décontractée et au milieu des rires. D’un autre côté, les femmes possèdent un répertoire de chants censés être une version « réduite » des suites kagutu les plus sacrées ; ils sont musicalement très différents des suites qu’ils parodient, et leurs textes traitent de sujets à caractère souvent ironique, sexuel ou sentimental. Alors que les deux répertoires kagutu et tolo sont parsemés d’analogies musicales et mélodies communes, les « parodies » chantées par les femmes diffèrent radicalement, d’un point de vue mélodique, rythmique et stylistique, des suites masculines dont elles portent pourtant le nom. Les caractéristiques musicales des parodies et des suites kagutu parodiées sont même opposées : rapide/lent, structures strophiques/linéaires, ordre dispersé/séquence. Il peut paraître surprenant que pendant kagutu, l’un des rituels kuikuro les plus importants, caractérisé par un sentiment constant de crainte de la part des musiciens hommes, il puisse y avoir de l’espace pour rire et imiter les femmes. De la même façon, dans le contexte xinguanien, caractérisé par une idée d’« authenticité » de la musique rituelle et par un respect constant de la version considérée comme officielle et figée des musiques des esprits, le fait que les femmes se moquent des suites masculines les plus solennelles en utilisant leurs noms nécessite une analyse plus approfondie des relations

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sociales exprimées à travers la musique. Le contraste entre le caractère sacré tainpane des flûtes masculines et le mot kussügü (petit) rajouté dans les parodies aux noms des musiques de flûtes, suscite l’hilarité des participants au rituel et accompagne les moqueries typiques de certains aspects de la relation entre hommes et femmes kuikuro.

2 Tout au long de ce texte, je montrerai la manière dont l’ironie est utilisée de façon contrastive dans le cadre d’un rituel à caractère très solennel afin de créer une forme de régulation de l’équilibre existant entre les trois termes de la relation kagutu/tolo, à savoir hommes, femmes et esprits. Tandis que, du côté masculin, l’ironie est exprimée sous forme d’imitation mélodique, la question se fait plus subtile du côté féminin, où l’utilisation du langage poétique des chants exerce un pouvoir de transformation de la matière musicale, tout comme elle complexifie et remet en question les relations entres genres et catégories telles qu’elles sont représentés dans la pratique rituelle officielle.

Les Kuikuro dans le système xinguanien

3 Selon le dernier recensement de la FUNASA (Fundação Nacional de Saúde/Fondation nationale de la santé) de 2010, la population kuikuro compte environ 600 personnes, habitant six villages.

4 Les Kuikuro parlent l’une des deux variantes de la langue carib du Haut-Xingu (Meira et Franchetto 2005) ; les autres populations de langue carib dans la région sont les Kalapalo, les Matipú et les Nahukwá. Ces populations vivent dans le bassin des affluents du fleuve Xingu, en Amazonie méridionale, sur la Terre Indigène du Xingu, située dans l’état du Mato Grosso. Le Haut-Xingu est une région de transition entre la savane du plateau central brésilien et les limites sud de la forêt tropicale amazonienne. Dans la même région vivent d’autres populations de trois importantes familles linguistiques d’Amérique du Sud, arawak, carib, tupi, ainsi qu’un groupe parlant une langue isolée (trumai).

5 Il existe quinze rituels chez les Kuikuro. La majorité d’entre eux, comme le rituel kagutu, sont classés comme tüitsekekinhü, à savoir, « ceux qui sont pourvus d’itseke » (Mehinaku 2010), les itseke étant les entités animales dont le nom est aussi traduit localement par « esprit » (espíritos en portugais).

6 En choisissant de me concentrer sur ces deux rituels kuikuro (tolo et kagutu) je souhaite mettre en évidence un système de connexions inter-rituelles et inter-genre reposant sur une parodie musicale du caractère solennel des rituels tüitsekekinhü.

7 L’élément parodique et l’ironie, dans le cas kuikuro, offrent la possibilité d’une lecture des relations de genre en Amazonie allant au delà du principe de l’antagonisme sexuel. En ethnologie des Basses Terres d’Amérique du Sud, nombre de travaux ont été consacrés à ce sujet, principalement dans les années 70 et 80. Différentes perspectives ont été utilisées dans l’analyse de ce principe : du mythe universel du matriarcat proposé par Bamberger (1974) à l’approche néo-freudienne à de la sexualité chez les Mehinaku (un groupe xinguanien arawak) de Gregor (1985). Du simple principe de l’antagonisme, certains auteurs sont passés à différentes déclinaisons du principe de hiérarchie des genres et de domination masculine, qui a été vue par Murphy et Murphy (1974) et McCallum (1994) comme une forme de complémentarité productive entre les genres. Ellen Basso (1985) propose l’une des analyses les plus complètes et élégantes des pratiques rituelles liées à des questions de genre chez les Kalapalo du Haut-Xingu,

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population voisine des Kuikuro et parlant une variante dialectale de la même langue carib.

Kagutu : l’univers masculin

8 Le rituel masculin du trio de flûtes, appelé kagutu chez les Kuikuro, est pratiqué dans la majorité des sociétés xinguaniennes. Piedade (2004) a analysé et décrit la musique kawoka chez les Wauja, une population de langue arawak. Piedade utilise des méthodes d’analyse musicologique très avancées afin de mettre en évidence la complexité des structures de la musique jouée par les flûtistes hommes. Les questions de genre autour de kawoka sont tout aussi centrales dans le travail de Piedade : la musique des flûtes est étroitement liée aux chants féminins yamurikumalu, les deux répertoires possédant un nombre important de mélodies communes, comme l’a aussi montré Mello (1999, 2005) dans ses travaux sur les chants yamurikumalu des femmes wauja.

9 Rafael Menezes Bastos (1978), dans ses travaux consacrés à la musique kamayurá, souligne l’importance du rituel comme système de méta-communication parmi les sociétés xinguaniennes. La musique, la danse et le mythe sont les éléments principaux de la construction du sens rituel. Dans le système culturel du Haut-Xingu, le partage des actions rituelles permet aux groupes sociaux d’établir des liens et des formes de communication à travers des canaux différents du langage quotidien. Ceci se produit non seulement entre les groupes sociaux au sein d’une société, mais aussi au niveau intertribal, permettant ainsi de dépasser les barrières linguistiques de la région du haut-Xingu.

10 Hill et Chaumeuil (2011) montrent que les aérophones dans les Basses Terres d’Amérique du sud établissent un lien entre les spécialistes rituels, les entités surnaturelles et les groupes sociaux. D’une façon analogue, les flûtes xinguaniennes et les chants féminins forment un système de relations entre humains et esprits, hommes et femmes, dépassant ainsi les divisions par catégories et genres.

11 Dans la littérature ethnologique sur les sociétés xinguaniennes, la musique masculine de flûte est associée principalement aux chants féminins yamurikuma(lu) ou jamugikumalu. Basso (1985) décrit un groupe de chants jamugikumalu chez les Kalapalo qui prend le nom de kagutu kuegü et dont les mélodies sont communes à celles des flûtes kagutu des Kalapalo.

12 La particularité des Kuikuro par rapport à d’autres sociétés xinguaniennes est le fait que la relation entre musique masculine de flûte et musique féminine se fait principalement au travers des chants tolo (en langue carib), et beaucoup moins au travers des chants jamugikumalu (en langue arawak), qui pourtant sont pratiqués chez les Kuikuro. Les chants tolo sont donc un corpus de chants féminins propre aux Kuikuro, que l’on ne retrouve pas chez d’autres populations de la même région. L’une des preuves de la relation étroite entre kagutu et tolo est le fait que les chants tolo, bien qu’ils relèvent d’un répertoire féminin, sont connus par une partie des musiciens kagutu, qui les utilisent comme supports mnémoniques pour l’apprentissage des mélodies des esprits itseke, étant donné qu’une bonne partie de ces mélodies sont communes aux deux répertoires.

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14 Le mot kuikuro « kagutu » indique à la fois un rituel, un répertoire de suites et la flûte sacrée qui est utilisée pour jouer les suites dans le rituel. Le rituel kagutu est essentiellement de type infra-tribal : il en existe néanmoins une version intertribale rarement exécutée1.

15 Le rituel kagutu est demandé par un membre du village qui est le « maître » de la cérémonie. L’exécution du rituel est censée lui apporter de la prospérité et lui assurer une bonne récolte de manioc ainsi qu’une bonne pêche. En revanche, le maître sera chargé de l’organisation du rituel et de l’approvisionnement de nourriture pour les participants. La figure du « maître » est assez importante dans l’univers rituel kuikuro, et il en existe différents types : le maître du rituel, de la musique, de l’instrument (Fausto 2008).

16 Le rituel kagutu est exécuté assez rarement (à peu près une fois par an) et il n’existe pas de date ou de période prévue pour cela. Kagutu précède des sessions de pêche dans le but d’assurer l’abondance de poissons dans les filets. Le membre de la communauté qui l’organise est chargé de la préparation de la nourriture pour les musiciens. Il est aussi chargé de préparer et d’amener sur le lieu du rituel les offrandes aux esprits. Ces dernières coïncident avec l’exécution des pièces appelées inhankgitoho. La plupart des suites possèdent un groupe central de pièces inhankgitoho, un mot qui peut être traduit par « se sauver », « se remettre »2 ; elles suivent d’autres pièces considérées comme plus dangereuses et dont la fonction est de sortir le flûtiste d’une situation de péril. Les offrandes aux esprits marquent, au même moment que la première série de pièces, une phase de détente suite à la tension émotive causée par les pièces dangereuses. Seuls les participants les plus âgés peuvent consommer la nourriture des esprits. Le rituel peut aussi se dérouler à l’occasion de l’enterrement d’un flûtiste ou de l’un des propriétaires de l’instrument3. Il est en revanche interdit d’exécuter kagutu pendant la période qui précède le kwarup, le grand rituel intertribal en l’honneur d’un chef du passé.

17 L’espace rituel est la maison des hommes, kwakutu en kuikuro. Il s’agit de la construction centrale dans le village typique xinguanien, construction à laquelle aucune femme ne peut accéder. En plus d’être le lieu de la célébration de kagutu, la maison des hommes abrite d’autres activités typiquement masculines, comme la fabrication des flèches utilisées dans le rituel de guerre hagaka.

18 Trois flûtistes jouent et dansent pendant le rituel : un flûtiste principal et deux accompagnateurs. Les accompagnateurs sont souvent des apprentis, qui ne connaissent qu’en partie le répertoire à jouer. Le soliste, quant à lui, est chargé de l’exposition des thèmes des pièces. Pendant la danse, les trois flûtistes kagutu battent le pied droit sur le sol (avec un bracelet de grelots à la cheville), les jambes écartées, parcourant la maison des hommes en son centre par plusieurs allers et retours.

19 Le rituel peut durer jusqu’à 24 heures. La quasi totalité du répertoire kagutu est jouée durant ce laps de temps.

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Musique et langage dans le son des flûtes

20 Le son des flûtes kagutu est conçu comme un véritable langage par les Kuikuro et celui- ci est censé reproduire la scansion des syllabes du langage humain. Il s’agit d’une technique mnémonique utilisée par certains musiciens kuikuro, tels le flûtiste Tütekuegü et son maître Tupà. Les flûtistes du kagutu ne sont pas censés connaître les textes des chants tolo ; pourtant, non seulement certains flûtistes en connaissent une bonne partie, mais ils s’en servent aussi comme support de mémorisation dans l’apprentissage du kagutu. Au cours de mes entretiens avec Tütekuegü, ce dernier jouait les pièces kagutu et chantait peu après le texte du tolo correspondant. Tütekuegü affirme que son maître Tupà, l’un des plus anciens du village, lui a transmis les textes avec la mélodie, et qu’il ne serait pas en mesure de se souvenir de toutes les mélodies sans l’aide des énoncés. Pendant que j’essayais d’apprendre à la flûte certaines suites du kagutu, Tütüquegü corrigeait mes erreurs en ayant recours au texte : il m’obligeait, par exemple, à subdiviser une note longue en deux notes plus courtes, car le mot qui lui correspondait dans le chant féminin tolo était composé de deux syllabes. Il insistait sur le fait que la flûte était en train de chanter. Il fallait donc que je chante le texte dans ma tête en jouant de la flûte.

Fig. 1. Jeunes hommes et femmes kuikuro exécutant une danse du rituel hagaka.

Photo Tommaso Montagnani, 2009.

21 Le contenu des chants féminins n’a pourtant aucune relation avec le contexte sacré. Ils sont plutôt axés sur la vie sentimentale et sexuelle des femmes, et exécutés dans un cadre différent et bien séparé du rituel kagutu. Ceci n’empêche pas qu’ils soient utilisés comme un outil mnémonique par certains des flûtistes.

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22 Les flûtes s’adaptent donc au langage des humains, mais elles sont aussi le véhicule du langage des itseke, dont les noms sont reconnus par les flûtistes dans le profil mélodique du début de certaines suites. Le langage, humain et non humain, plus que la musique, est l’axe par lequel les flûtes créent la connexion entre les hommes et les itseke. Musique et langage sont ainsi étroitement liés, presque fusionnés dans un son qui est à la fois parole et musique. Dans le mythe d’origine de la musique kagutu, chaque esprit-animal commençait sa propre pièce en chantant son nom. Dans le répertoire kagutu, il existe de nombreuses pièces où le nom de l’esprit animal se trouve dans la mélodie initiale de la pièce : il s’agit d’une mélodie strictement instrumentale, donc sans paroles, qui permet pourtant au musicien d’articuler un mot au moyen de sa seule flûte4.

Correspondances musicales et relations sociales

23 Chez les Kuikuro, la musique est utilisée conjointement à la parole pour créer dans le contexte rituel l’espace sonore de la relation aux itseke. Non seulement les chants et la musique instrumentale contiennent dans leur structure des éléments permettant à l’auditoire d’effectuer une projection mentale de l’entité surnaturelle, mais ils sont connectés entre eux par des références mélodiques. L’énonciation de noms propres dans les textes tolo possède une fonction rituelle analogue à celle de certaines mélodies de flûte kagutu : dans les deux cas l’interprète crée une référence musicale à une entité invisible ou absente au moyen de la saillance du fragment mélodique ou du nom propre. Cette correspondance existant entre les deux répertoires est soulignée par l’utilisation de phrases musicales communes. La connexion qui est formée par les spécialistes d’un rituel ou d’un autre a pour effet de créer des entités qui dérivent d’une accumulation de subjectivités. Dans les chants tolo, une mélodie provenant des musiques kagutu et appartenant à un itseke (dont elle est censée prononcer le nom) est superposée à un texte poétique contenant un nom propre de personne. Une entité surnaturelle et un personnage fictif humain partagent alors une mélodie commune. Une nouvelle dimension rituelle est ainsi créée, un contexte dans lequel la rencontre d’identités humaines et surnaturelles donne lieu à une représentation chimérique de type sonore. L’union de la musique venant du répertoire masculin d’une part et du texte du répertoire de chants féminins d’autre part, génère une entité sonore qui est à la fois un humain, un esprit et un animal. Par représentation chimérique (Severi 2007), on considérera ici un objet musical complexe formé par l’union d’éléments provenant de contextes différents : des mélodies sont associées à des noms d’esprits dans le rituel masculin, et à des noms propres, ces personnages humains des récits exégétiques, dans les chants féminins5. Dans ce dernier niveau, ils s’appuient sur les profils mélodiques des esprits du rituel masculin, créant ainsi une référence directe à l’entité surnaturelle au moyen d’une superposition des référents. Dans le cadre de l’exécution de la musique kagutu par les hommes, la référence au texte poétique n’est donc jamais totalement absente, bien que le texte ne soit à aucun moment chanté ou proféré. L’ écoute de la seule mélodie de flûte par les musiciens kagutu ne cesse d’évoquer une image sonore incomplète à laquelle l’identité humaine du chant féminin est mentalement associée par l’auditoire. Il est donc nécessaire de considérer les deux rituels comme formant un même système de relations qui doit être observé dans sa totalité.

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24 Les formes musicales, les textes poétiques deviennent chez les Kuikuro (et plus généralement dans le Haut-Xingu) le domaine de la rencontre entre groupes sociaux. Dans le système inter-rituel que nous allons analyser, la relation entre les genres symbolise la relation entre les catégories. Elle établit ainsi une forme de communication rituelle entre humains et itseke.

Les non-dits et l’autodénigrement paradoxal : l’univers féminin à travers la poétique des chants tolo

25 Les femmes chantent les chants tolo dans une apparente attitude de respect de la tradition imposée par les esprits et protégée par l’autorité masculine. En réalité, il existe à l’intérieur de ces chants une autonomie créatrice, une activité de développement musical qui témoigne d’une attitude de liberté vis-à-vis des impositions et des tabous. Cette autonomie créatrice est connue des hommes flûtistes, qui pourtant n’en parlent pas. Ils s’expriment néanmoins dans un registre ironique, imitant avec les flûtes les femmes en train de chanter. Cette imitation est une plaisanterie qui se déroule lors du rituel kagutu. Le mensonge, le non-dit, l’ironie, sont donc les registres expressifs sous lesquels se cachent d’importantes caractéristiques musicales, reflet d’une dynamique sociale plus complexe que ne laisse croire le discours officiel.

26 Le rituel tolo consiste en l’exécution d’un large corpus de chants, accompagnés par une danse effectuée dans l’espace central du village. Les femmes chantent les tolo en chœur, tout en étant guidées par une chanteuse plus expérimentée appelée eginhoto (maître des chants)6. Les hommes ne participent pas à ce rituel. Leur présence au milieu du village au moment de l’exécution des chants est considérée comme inconvenante, bien qu’il n’existe aucune interdiction formelle comparable au tabou qui interdit aux femmes de voir les flûtes kagutu. Les hommes s’éloignent alors du chœur de femmes et restent à l’intérieur des maisons, ou bien se réunissent en groupes dans les parties plus périphériques du village. Selon le discours kuikuro communément tenu à propos de ces chants, il s’agirait de la transposition vocale des suites kagutu.

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Fig. 2. Le maître flûtiste Jakulu et sa famille.

Photo Tommaso Montagnani, 2009.

27 Le mot tolo, dans la langue carib du Haut-Xingu, signifie « oiseau » et, dans sa forme possédée7, animal domestique (Franchetto 1997, 2001). Tolo dans sa forme possédée (utologu), est un mot couramment utilisé dans le contexte d’une relation sentimentale afin de désigner affectivement la personne aimée. L’un des sujets récurrents des chants tolo étant l’amour, il n’est pas rare de trouver le mot utologu portant sa connotation affective dans un des textes, comme celui de cet exemple (Franchetto, Montagnani 2011) :

Katutolo uatinhi Celui qui court devant tous

Utologui(ni) Est mon aimé

Tikinhü uatinhi Celui qui court devant les gens des autres villages

Utologui(ni) Est mon aimé

28 Le chant tolo est une sorte de message que les chanteuses adressent à quelqu’un. En kuikuro, on utilise l’expression tolo-te-, (tolo-verbalisateur), littéralement « faire aller/ envoyer le tolo », un verbe transitif dont le patient est le destinataire : u-tolo-te-pügü i- heke (1 re personne-tolo-verbalisateur-perfectif 3e personne-ergatif) (Franchetto, Montagnani 2011), « il m’a chanté-tolo ». La personne qui chante n’est pas le sujet du texte : la chanteuse se sert des paroles du texte composé dans le passé par une autre femme pour adresser son propre message.

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29 La relation entre les deux répertoires musicaux tolo et kagutu, et, par conséquent, entre les deux rituels et les hommes et les femmes, est complexe et le discours kuikuro sur la similitude entre les deux musiques est délibérément ambivalent. En observant la relation musicale entre kagutu et tolo, on constate que la conception kuikuro de variation mélodique et de fidélité au modèle nécessite un travail d’interprétation. En contexte kuikuro, l’idée de « déviation » par rapport à un modèle donné est un concept qui concerne à la fois la mélodie, le rythme et le langage, et qui nécessite d’être précisé à chaque occurrence. En ce qui concerne la variation mélodique, le discours kuikuro sur le sujet est assez clair : la variation thématique n’est pas admise dans la musique kagutu. En comparant deux, voire plusieurs exécutions de musique kagutu par des flûtistes différents, j’ai pu constater qu’il n’existe pas de variation mélodique : les différences entre une exécution et une autre concernent principalement le nombre de répétitions des parties qui composent la structure de la pièce. La comparaison entre les exécutions de la musique kagutu et celles des chants tolo présente en revanche des aspects plus problématiques, en particulier en ce qui concerne l’apparente contradiction entre le discours kuikuro sur la musique et les résultats de l’analyse des données. Les femmes affirment s’en tenir au modèle masculin, traduire ou interpréter leurs propres chants sur les musiques de kagutu, mais il existe des différences assez importantes : le chant tolo s’écarte souvent des mélodies kagutu au point de créer un autre répertoire de mélodies. C’est à partir de ce point que les relations entre les hommes et les femmes se complexifient. Le système de correspondances formé par les deux rituels est caractérisé par une tension continuelle entre la différenciation et l’établissement de relations entre le monde masculin et le monde féminin.

30 Je vais à présent tenter de mettre en relation les événements décrits dans les récits mythiques avec les données de terrain et les analyses effectuées à partir de mon corpus d’enregistrements.

31 Le mythe indique en effet les esprits comme les compositeurs de la musique kagutu. Les esprits-animaux itseke , invisibles aux êtres humains dans un état de conscience ordinaire, sont les « maîtres » (oto) et les créateurs des mélodies. Dans le mythe, Tãugi, le trickster créateur chantait les suites dans son village avec les itseke. Chaque esprit, dès qu’il commençait à chanter sa pièce, donnait son nom, comme s’il s’agissait d’une présentation.

32 Le mythe d’origine des flûtes kagutu est raconté principalement par des hommes : j’ai pu en enregistrer des versions auprès des flûtistes Tütequegü et Jakalu. En revanche, il existe des récits mythiques « féminins », qui circulent principalement entre les chanteuses de tolo et jamurikumalu (l’autre grand corpus de chants féminins kuikuro et xinguanien) qui proposent une vision à la fois antagoniste et contradictoire par rapport à la version masculine. Je n’ai pas eu accès directement à ces récits pendant mon séjour, je recours donc aux données de Bruna Franchetto (1996, 2003, 2011), qui a travaillé avec plusieurs chanteuses kuikuro.

33 Chez les Kuikuro, la tension entre autorité masculine et autonomie féminine qui caractérise la relation kagutu-tolo anime aussi le rituel jamurikumalu. Les chanteuses jamurikumalu sont aussi des chanteuses de tolo et, si le répertoire tolo est une prérogative des populations carib du Xingu, le rituel jamurikumalu est pratiqué aussi par les groupes arawak occupant la région. La mythologie jamurikumalu fournit des détails importants sur la relation « secrète » entre les univers musicaux féminin et masculin, des détails utiles à la compréhension du système musical tolo/kagutu. Le mot

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jamurikumalu signifie « hyper-femmes chefs » en langue arawak, ce qui souligne l’idée de transformation et d’inversion des rôles sociaux qui caractérise à la fois la pratique rituelle et le mythe. L’ironie est aussi présente dans ce rituel sous forme d’altercation moqueuse et d’échanges d’insultes entre hommes et femmes à propos du vagin et du pénis. Ces pratiques, certes ironiques, ont néanmoins la fonction de marquer et de souligner l’opposition entre les sexes. L’exécution des chants jamurikumalu représente et célèbre la transformation mythique des femmes en « hyper-femmes » : il s’agit d’un passage de la catégorie d’humain à celle d’esprit (Franchetto 1996, 2011). L’opposition des sexes et la transformation/passage de catégorie ontologique sont ainsi mis en relation dans le mythe et dans le rituel.

34 Dans le récit appelé La métamorphose ou le début des Hyper-Femmes, on trouve deux transformations. Les hommes se transforment d’abord en pécaris suite au rituel d’initiation des jeunes hommes, durant lequel les oreilles des garçons xinguaniens sont percées. Les femmes abandonnées décident alors de prendre la place des maris transformés : elle commencent à danser avec les parures masculines et à chanter sur le kwakutu, la maison des hommes. Elles deviennent alors des êtres androgynes dotés de pouvoirs surnaturels. Elles entreprennent un voyage souterrain pendant lequel elles rencontrent des itseke qui leur apprennent les chants iamurikumalu chantés durant le rituel. Les textes sont principalement en langue arawak, et partiellement compréhensibles. Les hyper-femmes du mythe se piquent le vagin avec des insectes afin de transformer leur sexe. Ensuite, elles s’enfuient jusqu’aux frontières du monde pour y bâtir un village où elles jouent des flûtes kagutu qu’elles ont volées aux hommes.

35 Ainsi, dans le récit des chants iamurikumalu, on trouve un exemple de la relation homme/femme/esprit projetée dans le contexte mythique. La musique, les genres et les catégories ontologiques sont les trois thèmes principaux autour desquels tourne la dynamique des événements racontés dans le mythe. Le vol des flûtes et la danse sur la maison des hommes sont les deux éléments de connexion avec le contexte kagutu. En revanche, dans le mythe d’origine des chants tolo, les femmes racontent des événements qui semblent être en contradiction avec ceux du mythe d’origine de la musique kagutu. Les femmes y revendiquent la paternité des mélodies communes aux deux rituels.

36 Voici des extraits (Franchetto, Montagnani 2011 : 101) du récit historique raconté par Ajahi Kuikuro, une des principales chanteuses de tolo : Ajahi est ici en train de raconter la création des chants tolo, en soulignant la relation originaire avec la musique kagutu. Le mot « elles », dans le texte, indique les femmes chanteuses. Elles chantaient Elles mentaient, elles se disputaient … Elles ont fait (üi) le chant kagutu C’est ça que nous appelons tolotepe, ce qui fut tolo

37 L’idée de la transformation est très présente dans le langage utilisé par Ajahi dans ce récit. Ce qui frappe dans ce récit est surtout la racine kuikuro üi utilisée comme verbe transitif dont l’objet sont les musiques kagutu. Par ce verbe, littéralement « faire- transformer », « causer un changement radical d´état », la chanteuse exprime un processus de modification de la musique des hommes et des esprits. Cette action de transformation est exercée principalement à partir du langage, grâce à l’utilisation

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d’un texte poétique qui vient se rajouter à la mélodie provenant du contexte masculin kagutu.

38 Dans le récit de Ajahi, la revendication de la composition des musiques par les femmes est très claire, surtout dans la ligne finale de l’extrait (« Elles ont fait (üi) le chant kagutu »). Le discours des femmes à propos de la relation musicale Tolo/Kagutu apparaît donc ambigu et contradictoire. Elles reconnaissent l’autorité masculine des joueurs de kagutu et, dans leurs discours publics, attribuent la composition des mélodies sacrées aux esprits. En réalité, elles possèdent et se transmettent une version différente de l’origine de ces musiques, comme on peut le constater dans le récit de Ajahi.

39 Bruna Franchetto (1986), Aurore Monod Becquelin (1975) et Ellen Basso (1987) ont montré le subtil jeu d’antiphrases dans le discours des femmes xinguaniennes. Celles-ci adoptent souvent une posture d’autodénigrement, dont le but est en réalité d’exprimer un sens contraire, de mettre en valeur l’autorité qu’elles exercent dans leur relation avec les hommes : les femmes dirigent d’ailleurs la politique depuis les coulisses domestiques, qui se répercute avec toute sa force dans la politique des hommes à l’intérieur du village, tout comme entre les villages. Selon les Kuikuro, les femmes sont au~gene oto, « maîtres du mensonge et de la rumeur ».

40 Cette forme de mensonge est dans la mythologie kuikuro à la base de toute activité créatrice, sans être l’apanage exclusif des femmes. La mythologie carib attribue également à la parole mensongère de Taugi (le soleil) un pouvoir de création, confirmant ainsi la vision du langage comme générateur de formes et de structures musicales.

41 Le mensonge et le non-dit sont à la base du riche processus de transformation/création mis en œuvre par les femmes. Transformer la mélodie des itseke est l’action qui marque l’affirmation silencieuse de l’autonomie féminine, autonomie exercée dans l’acte de création musicale. Nous pouvons observer ici un des éléments principaux qui caractérisent la relation entre tolo et kagutu, à savoir l’ironie. Le jeu d’antinomie, l’autodénigrement paradoxal et la transformation des mélodies des itseke sont des manifestations du sens de l’ironie qui anime cette dynamique inter-rituelle. C’est une ironie malicieuse et consciente, qui accompagne le refus de l’« imitation » en tant que subordination à un modèle qu’il faudrait reproduire fidèlement.

42 Le mensonge et surtout le non-dit tiennent un rôle primordial dans les dynamiques autour du système rituel kagutu/tolo. En transformant les musiques kagutu, les femmes accomplissent un acte de transgression, dans le mythe et dans la fête.

Tainpane et kussügü : le parcours à double sens d’une parodie musicale

43 Tainpane indique le caractère solennel de la musique kagutu et il peut être traduit par « sacré ». Le même mot est aussi employé, par exemple, pour les offrandes faites aux esprits pendant l’exécution de la musique kagutu par le maître des flûtes : seuls les participants les plus âgés ont le droit de consommer cette nourriture. (Fausto et al. 2011).

44 Le caractère sacré, tainpane, de la musique des flûtes est probablement la raison pour laquelle il n’existe pas de version chantée féminine pour les suites kagutu les plus sacrées et dangereuses. En revanche, notons un fait remarquable, au sujet des deux

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suites kagutu appelées Timüno et Tüheutenhü : il existe bien deux suites de chants tolo qui portent le même nom, mais au lieu d’être une simple version vocale des deux suites kagutu, ces chants en seraient la parodie.

45 Ces deux parodies sont appelées Timüno-kussügü (la petite Timüno) et Tüheutenhü- kussügü (la petite Tüheutenhü). La mélodie de ces deux « petites » n’a rien à voir avec celle des suites kagutu dont elles portent le même nom. Elles sont très différentes et il n’existe aucune analogie mélodique ou rythmique entre les versions kagutu des deux suites et leurs parodies. Ces deux versions8 de Timüno et de Tüheutenhü sont des versions « de brincadeira »9, pour rire. Ces blagues, ces parodies musicales, concernent à la fois les hommes et les femmes. Les flûtistes hommes et les chanteuses femmes sont visés par cette forme d’ironie musicale : • Les femmes « profanent » deux des suites kagutu les plus sacrées et les plus difficiles, très lentes et complexes, en chantant des chansons avec une structure simple, des strophes facilement reconnaissables et un tempo assez soutenu. Ces chansons sont groupées dans des suites qui portent le même nom que les suites dangereuses. Si l’on considère que dans la tradition kagutu les suites les plus sacrées sont aussi les plus lentes et les plus complexes du point de vue de la structure, il apparaît évident que ces chansons, qui sont tout le contraire, sonnent comme des sortes de parodies des musiques dont elles portent le nom. • Pendant le rituel kagutu, les hommes peuvent à leur tour s’amuser à jouer à la flûte les mélodies de ces chansons-parodies. A cette occasion, un flûtiste propose parfois de jouer Timüno et Tüheutenhü : mais le fait qu’il propose cela en riant et que les autres hommes s’amusent beaucoup en entendant cette proposition, laisse entendre qu’il ne s’agira pas des « véritables » suites, mais des parodies, les kussügü, les petites. Ce qui se produit donc (au milieu d’un rituel kuikuro, considéré comme l’un des plus sérieux et dangereux) est l’imitation d’une imitation, la parodie, faite par les hommes, des femmes en train de parodier les hommes.

46 Pour mieux évaluer les différences musicales entre original et parodie, examinons donc le cas spécifique de la suite Tüheutenhü. Je vais ici présenter deux courts extraits, l’un de la suite originale (dont je n’ai transcrit que la partie thématique exposée par le soliste) et l’autre de la parodie.

47 Pièce de la suite kagutu Tüheutenhü, exécutée en situation non rituelle, pendant un entretien de terrain en 2009 par le flûtiste Jakalu Kuikuro :

48 Le suivant est en revanche un extrait d’une pièce de la suite-parodie Tüheutenhü- kussügü. Dans le texte, les chanteuses se moquent d’une femme appelée Itsanuja, en s’adressant directement à elle : « crois-tu que tu es encore une jeune fille, ne vois-tu pas que tu es une vieille, Itsanuja ? »

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49 Les parodies kussügü, en plus de présenter des caractéristiques musicales bien distinctes des versions rituelles de Timüno et de Tüheutenhü, n’observent pas le principe fondamental de la musique tainpane, à savoir la structure tinapisi, en file (Fausto et al. 2011 : 49). Dans le Haut-Xingu, la connaissance est organisée en séquences, listes ordonnées, et le fait de respecter la bonne séquence est extrêmement important dans la pratique rituelle. Plus un corpus de chants ou de musiques est organisé selon un ordre précis, plus il aura de la valeur aux yeux des Xinguaniens. Les connaissances les moins prestigieuses et prisées ne respectent pas une séquence précise et peuvent être exécutées tapehagali, « dispersées ». Les musiques-parodies kussügü peuvent donc être exécutées dans n’importe quel ordre, tandis que les pièces composant les suites Timüno et Tüheutenhü doivent être jouées suivant une séquence précise.

50 Il existe ici une idée de « bonne version » et de « fausse version ». La « bonne version » est soutenue avec fierté par les musiciens kagutu à propos des versions sacrées des deux suites. Les versions sacrées sont appelées « les véritables » à la fois par Jakalu et Tütequegü ; mais il ne faudrait pas pourtant sous-estimer l’importance des « petites » versions : au contraire, il me semble qu’au-delà de cette opposition (la parodie), d’autres interprétations de la relation que les hommes et les femmes tissent autour du système rituel formé par kagutu et tolo sont possibles. La parodie (la « petite » version) est à la fois ce qui permet d’affirmer la séparation entre les deux sphères (chaque groupe a sa version, et chaque groupe « imite » celle de l’autre), et ce qui instaure une séquence d’actes rituels spéculaires soulignant la complémentarité des deux rituels.

Conclusions

51 Dans la musique rituelle kuikuro, la parodie surgit comme un canal de communication parallèle entre hommes et femmes. Il s’agit d’une forme de correspondance mélodique et rituelle de laquelle – et c’est le seul cas dans le complexe système de relations kagutu/tolo – les esprits sont exclus. La présence constante des esprits dans la musique de flûte masculine suscite un sentiment de peur et de danger chez les musiciens, qui transfèrent cette tension sur les femmes sous forme de contrôle de l’activité musicale féminine, en exerçant en outre l’autorité masculine dans le tabou qui interdit la vision des flûtes aux femmes. Les femmes tentent de se soustraire à la domination masculine au moyen d’une activité transformatrice sur les mélodies kagutu, activité qui est passée sous silence. La parodie est en revanche un moment durant lequel tout ce qui est perçu comme interdit et qui provoque des sentiments de crainte est mis en évidence et valorisé en raison de son aspect dérisoire. Le non-respect des caractéristiques

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musicales et formelles de la musique tainpane suscite l’hilarité parmi les musiciens et les participants au rituel, mais surtout, en évacuant la présence menaçante des esprits, il permet d’effectuer de façon ouverte et publique, et parallèlement à l’acte rituel officiel, les actions ne pouvant pas être explicitées dans le contexte formel. Ce renversement des rôles et des perspectives n’est qu’un phénomène temporaire, et surtout réalisé dans le cadre du rituel solennel et officiel, ce qui inclut le moment parodique dans le processus de construction du sens rituel et donc, finalement, le fait participer à l’articulation de la relation entre humains et esprits.

52 La dérision entre hommes et femmes est en outre un thème récurrent dans la mythologie kuikuro où, comme nous l’avons vu à propos du mythe d’origine des chants féminins, les femmes se transforment en êtres surpuissants et poursuivent les hommes. L’imitation musicale, la parodie, est une sorte de déguisement musical dans lequel les rôles sont inversés, les hommes agissant en femmes et les femmes en hommes, chacun reproduisant de façon exagérée les traits musicaux saillants des styles respectifs : bien qu’il n’existe pas de véritables mélodies ou rythmes communs, la structure strophique caractérisant les chants tolo est imitée dans les parodies, créant ainsi un contraste avec la structure linéaire et longue des suites solennelles. Nous pouvons dire que, dans le Xingu, il existe une musicalité féminine et une musicalité masculine, et que les parodies participent à la reconnaissance mutuelle des différentes approches de la musique, par conséquent aussi à la relation avec les esprits.

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NOTES

1. J’ai effectué deux voyages de terrain, entre 2008 et 2009 à Ipatse, principal village kuikuro dans le Haut-Xingu (Mato Grosso, Brésil.) Une partie importante de mon enquête de terrain sur la musique kagutu a été menée en compagnie du musicien Jakalu Kuikuro en situation non rituelle : le type de relation instauré était, dans ce cas, celle de maître à élève. 2. Fausto et al. 2011 : 58. 3. Le flûtiste et le propriétaire de l’instrument ne sont pas la même personne. 4. Les musiciens kuikuro savent quelles sont les pièces où la flûte « dit » le nom de l’itseke maître du chant et identifient immédiatement le fragment mélodique qui correspond à l’énonciation du nom. Dans les mythes d’origine racontés par les Kuikuro, c’est ainsi que les itseke chantaient leurs pièces, avant que les hommes apprennent la musique de kagutu. Aujourd’hui toutes les suites n’ont pas de « maître », et tous les musiciens du village ne se souviennent pas du nom du maître des pièces dont ils connaissent pourtant la musique par cœur. Jakalu Kuikuro, le flûtiste principal du village, connaît la presque totalité des suites kagutu, mais il ne connaît pas autant de mélodies/noms que Tütekuegü, pourtant considéré comme moins expérimenté que Jakalu en matière de kagutu. 5. Chaque chant est accompagné par un récit exégétique, transmis pendant l’apprentissage des chants. 6. Les eginhoto (femmes et hommes) sont des spécialistes rituels qui jouissent d’un grand prestige dans la communauté, du fait notamment d’un savoir rituel assimilé durant de longues années d’apprentissage. Un flûtiste kagutu expérimenté est aussi appelé eginhoto. 7. La forme possédée de tolo est celle où le radical nominal est précédé par le préfixe personnel et suivi par le suffixe de relation (ou possession), comme par exemple en utologu (1-tolo-REL), littéralement « mon tolo ». 8. J’emploie ici le terme « version » uniquement parce que les parodies portent le même nom que les musiques originales. Musicalement, elles sont radicalement différentes, ce qui est perçu comme de l’ironie par les Kuikuro. 9. En portugais : « plaisanterie », expression utilisée par le maître flûtiste Jakalu Kuikuru.

RÉSUMÉS

Résumé. Chez les Kuikuro du Haut-Xingu il existe un rituel de flûte masculine (kagutu) et un rituel de chants féminins (tolo) connectés par un ensemble de motifs mélodiques communs. En plein milieu du rituel masculin (très solennel et dangereux), les hommes jouent à la flûte des musiques qui suscitent l’hilarité générale : ces musiques sont « l’imitation » des femmes en train de chanter les chants tolo. De leur côté les femmes possèdent un répertoire parallèle dont les pièces sont nommées en référence aux pièces les plus dangereuses de la musique de flûte masculine, mais précédées par « petit » ; la petite Timüno, la petite Tüheutenhü. Il n’existe aucune relation mélodique entre les « petites » et les musiques de flûtes dont elles partagent les noms : il ne s’agit que d’une sorte de blague ou, comme disent les Kuikuro, de « versions pour rigoler ». Il est donc évident qu’on assiste à une parodie dans les deux sens, les hommes imitent les femmes et les femmes imitent les hommes. Cette parodie s’inscrit comme une anomalie dans un système musical dans lequel les relations entre genres sont continuellement représentées et

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reproduites sous forme d’analogies et de variations mélodiques : dans le cas spécifique de ces parodies ce n’est pas l’analogie mélodique qui établit la relation, mais l’ironie.

AUTEUR

TOMMASO MONTAGNANI Tommaso MONTAGNANI est ethnomusicologue, musicien et anthropologue. Il a obtenu son doctorat à l’EHESS (sous la direction de Carlo Severi 2011) avec une thèse intitulée « Je suis Otsitsi : Musiques rituelles et représentations sonores chez les Kuikuro du Haut-Xingu ». Il s’intéresse principalement aux questions de mémoire musicale et de transmission de la musique rituelle en Amazonie brésilienne. Il est actuellement post-doctorant pour le LABEX « Créations, Arts et Patrimoines ». Il a à son actif plusieurs articles scientifiques parus dans des revues d’anthropologie.

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Vous trouvez cela drôle ? Ironie et jeux relationnels dans une musique de fête en Roumanie

Victor A. Stoichiţă

1 Cet article décrit comment un genre musical – la manea – incite ses amateurs à des jeux relationnels empreints d’ironie. Il entend ainsi participer à la description de cette musique, d’apparition relativement récente et dont l’ethnographie reste parcellaire1. Son objectif est aussi de contribuer à la compréhension de l’ironie en tant que phénomène cognitif. Il propose d’étudier celle-ci aux limites entre musique et langage parlé, et à partir d’interactions réelles. Le langage est impliqué dans les manele (pl. de manea) dans la mesure où ce sont pour l’essentiel des chansons. Mais c’est de leur mise en musique et des interactions de leurs protagonistes durant les fêtes que découlent les effets d’ironie dont il sera question.

2 L’ironie est un phénomène intéressant car difficile à saisir par un raisonnement logique. Elle semble enfreindre le principe de non-contradiction lorsqu’elle affirme une chose et son contraire (« c’est une belle journée » pour « il fait vraiment moche »). Depuis l’époque romantique, elle incarne ainsi la résistance aux philosophies rationalistes (Colebrook 2004 : 46-70). Ses usages politiques sont multiples. Fondée sur le sous-entendu, elle souligne les complicités et marque les ruptures, dans des logiques aussi bien d’insubordination que de domination élitiste (Fernandez & Huber 2001 ; Hutcheon 1994).

3 Ses effets dans les interactions quotidiennes sont également variés. D’une part, elle peut porter la critique aussi bien que le compliment. Imaginer les échanges suivants après un match de basket par exemple : a. « Tu es vraiment un pro ! », à un joueur qui se vantait de l’être mais n’a pas marqué un seul panier ; b. « Tu es vraiment un débutant ! », à un joueur qui se dévaluait auprès de ses coéquipiers mais finit par leur assurer la victoire.

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4 D’autre part, les effets pragmatiques de l’ironie sont ambigus. Par exemple, l’énoncé (a) ci-dessus est-il plus critique ou moins que l’énoncé littéral de son sous-entendu (« tu n’es vraiment pas un pro » ou « tu ne joues vraiment pas très bien ») ? Des expériences ont été menées pour tenter de le déterminer, mais leurs résultats se sont avérés contradictoires : tantôt les sujets trouvent que l’ironie atténue la critique ou le compliment sous-entendu (Dews et al. 1995), tantôt ils trouvent qu’elle les renforce (Colston 2000)2.

5 D’ailleurs comment un énoncé devient-il ironique ? À y regarder de plus près, des formules simples comme « dire le contraire de ce qu’on pense » n’en décrivent pas vraiment les rouages. Car, d’une part, des énoncés qui n’ont pas de contraire peuvent fort bien être ironiques. C’est le cas de certaines propositions, questions ou requêtes (Kumon-Nakamura et al. 1995) : « Vous reprendrez bien un peu de tarte ? », à un convive qui vient de s’illustrer par sa gloutonnerie ; « Je vous prie d’avoir l’amabilité de cesser de m’écraser le pied », à un passager inattentif dans le métro.

6 D’autre part, un énoncé peut être ironique tout en étant parfaitement conforme à la vérité (ibid.) : « Vous êtes vraiment très cultivé ! », adressé à un je-sais-tout qui étale ses connaissances de manière énervante.

7 Enfin, aux côtés de l’ironie verbale existe une ironie « de situation ». Le feu qui ravage la caserne des pompiers, le cordonnier mal chaussé et la présidente de la SPA arborant un manteau de fourrure peuvent être perçus comme autant de situations ironiques (Shelley 2001 ; Utsumi 2000 ; Lucariello 1994). Il n’est pas certain toutefois que cette ironie soit repérée selon les mêmes mécanismes cognitifs que celle du langage.

8 L’ironie verbale est un phénomène entièrement pragmatique, en ce sens qu’elle n’est pas marquée par des mots ou des tournures syntaxiques particuliers (Attardo 2001). À l’oral, elle s’accompagne souvent de changements prosodiques affectant notamment l’intonation (Anolli et al. 2002). Toutefois ceux-ci ne permettent pas à eux seuls de la reconnaître (Bryant & Fox Tree 2005). L’ironie est donc, par essence, une inférence incertaine, dont la responsabilité repose, en fin de compte, sur l’auditeur (Hutcheon 1994 : 41 ; Wilson & Sperber 1992).

9 Les mécanismes de reconnaissance de l’ironie verbale ont fait l’objet de nombreuses modélisations, qui ressortissent pour l’essentiel à deux grands ensembles. Certaines poursuivent une idée formulée par Grice (1975), selon laquelle l’ironie violerait des conventions implicites de coopération entre les interlocuteurs. De telles conventions – par exemple « ne pas dire ce que l’on pense être faux » – régiraient la communication dans sa forme la plus simple et la plus littérale. Or il arrive qu’un énonciateur les enfreigne délibérément. C’est le cas, par exemple, chaque fois qu’il dit des paroles qu’il ne pense pas être vraies dans leur sens littéral. Si son interlocutrice s’aperçoit du décalage, elle sera amenée à reconstruire son intention de manière spécifique : l’énonciateur ment-il ? emploie-t-il une métaphore ? glisse-t-il un sous-entendu ?… L’ironie serait l’une de ces interprétations possibles d’une violation délibérée d’un principe de communication. Plusieurs modèles ont poursuivi sur cette voie, en reformulant parfois de manière drastique la proposition de Grice, mais en gardant l’idée de l’ironie comme acte transgressif (Clark & Gerrig 1984 ; Colston 2000 ; Attardo 2001 ; Kumon-Nakamura et al. 1995).

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10 Les théories de cette sorte sont étayées par des arguments solides pour ce qui est du langage verbal (auquel leurs concepteurs les destinent d’ailleurs exclusivement). Leur application à la musique soulève cependant une difficulté importante : il faudrait au préalable décrire ce que serait la communication directe ou normale dans ce domaine. Or rien n’y ressemble à un sens « littéral », par rapport auquel seraient évalués des sens « figurés », « implicites » ou « sous-entendus ». Dans le chant, où le langage verbal est pourtant employé, la plupart des maximes conversationnelles sont enfreintes de toute façon (par exemple, la répétition à l’identique de mots ou de phrases est un procédé courant dans les chansons, mais transgressif dans la communication verbale). Il n’est pas impossible d’imaginer malgré tout une analyse de l’ironie musicale en tant que violation de règles stylistiques propres à un genre. Mais il faudrait alors préciser lesquelles, dans quelles conditions la transgression apparaît comme une ironie (et non comme une erreur par exemple), et en quoi le concept d’ironie serait encore adéquat, alors même que les principes transgressés sont entièrement différents de ceux du langage.

11 L’autre type de théorie émane des propositions de Sperber et Wilson (1981). Leur thèse, qu’ils opposent à celle de Grice (1975), est que l’ironie ne dit pas quelque chose au sujet du monde, mais au sujet d’un énoncé. Imaginons par exemple deux promeneuses surprises par une averse ; l’une se retourne vers l’autre et dit : « quel temps magnifique ! ». Pour y percevoir de l’ironie, l’auditrice devra, selon Sperber et Wilson, renoncer à traiter la phrase comme une affirmation sur les conditions météorologiques présentes (faute de quoi, elle devrait en conclure que son interlocutrice se trompe ou qu’elle ment). Elle devra y voir la « mention » ou l’« écho » d’une autre phrase, énoncée par quelqu’un d’autre ou par l’interlocutrice à un autre moment. Cet autre énoncé pourrait être réel. Quelqu’un avait peut-être dit « partons nous promener, le temps est magnifique ». Il pourrait aussi être fictif : un personnage farfelu ou britannique pourrait juger que cette pluie constitue en effet un temps magnifique. Dans tous les cas, la condition de l’ironie est que l’auditrice considère l’énoncé comme une mention ou une imitation, non comme une proposition réelle sur le monde. Cet effet est donc proche de la parodie. Comme l’ironie, celle-ci imite un objet en le mettant dans une lumière où il paraît « ridiculement inapproprié » (ludicrously inappropriate, Sperber & Wilson 1981). Mais l’imitation parodique prendrait pour objet la forme, tandis que l’ironie porterait sur le contenu (Wilson & Sperber 1992).

12 Tout comme la proposition précédente, celle-ci a fait l’objet de nombreuses discussions, critiques et reformulations ultérieures (Clark & Gerrig 1984 ; Gibbs 1986 ; Wilson & Sperber 1992 ; Giora & Ofer 1999 ; Curcó 2000 ; Attardo 2001 ; Livnat 2003). Elle aussi fut proposée initialement pour rendre compte de l’ironie verbale. Il est peut-être plus facile de voir comment elle pourrait être étendue à la musique. Non moins que le langage, cette dernière est à même de porter des imitations et allusions en tous genres. Un auditeur qui considérerait que certaines de ces mentions sont délibérément incongrues dans leur nouveau contexte pourrait ressentir un effet de décalage humoristique similaire à celui que produit l’ironie verbale. Mais pour confirmer ce parallèle, il faudrait spécifier au préalable la différence entre « utiliser » une idée musicale (pour ses effets propres), et l’« imiter » ou la « mentionner » (comme l’objet elle-même d’une opération musicale plus vaste). Ce problème en tant que tel dépasse le cadre du présent article.

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13 On notera simplement que si l’ironie résulte de l’interprétation d’une action comme un écho moqueur d’une autre situation (Wilson & Sperber 1992), il est relativement aisé d’expliquer comment des paroles peuvent sembler ironiques seulement lorsqu’elles sont chantées (et cesser de l’être lorsqu’elles sont dites). Le chant conjugue en effet deux types d’organisation sonore : les paroles elles-mêmes (construites sur la double articulation du langage), et la musique (mélodie, harmonie, rythme, timbres). Dès lors, celle-ci peut être à celles-là ce que la pluie est à la remarque de la promeneuse : un cadre dans lequel l’énoncé ne renvoie plus au monde, mais à l’incongruité de son énonciation. C’est ainsi que la Marseillaise chantée-parlée par Serge Gainsbourg en version reggae peut suggérer l’ironie.

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15 Il en va de même lorsque Roch Havet chante en boucle et avec swing les paroles énervées d’un Jacques Chirac.

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18 Nous verrons que certaines paroles de manele peuvent aussi être interprétées comme des mentions ironiques, bien qu’elles ne reflètent jamais des énoncés identifiables comme c’est le cas dans les deux exemples qui précèdent.

19 La partie suivante décrit les caractéristiques générales de la manea, et résume sa position dans la société roumaine.

La manea

20 La description qui suit s’appuie sur des observations menées depuis 2001 en milieu rural et urbain, et surtout en 2009-2010 à Bucarest3. Elle corrobore en partie les observations de Giurchescu & Rădulescu (2011). Leur description du phénomène est plus large que celle proposée ici, et le lecteur est invité à s’y rapporter notamment pour une caractérisation plus précise des structures musicales et des mouvements dansés. Mon analyse diffère cependant de certaines interprétations avancées par les auteurs, notamment au sujet du « symbolisme » des manele et de leurs « significations sociales ». Giurchescu et Rădulescu ne semblent pas avoir pris en compte la possibilité d’une appréciation ludique ou décalée des chansons et des interactions qui les entourent. Mes propres observations indiquent cependant que la distanciation ironique joue un rôle clef dans le plaisir des auditeurs.

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Caractéristiques générales

21 En Roumanie, le terme manea désigne un genre musical et une danse, constitués autour d’un rythme qui se décline en deux variantes principales :

Fig. 1 et 2. Formules rythmiques de base de la manea.

22 La plupart des manele sont des chansons, et la vocalité est un élément central d’appréciation pour leurs amateurs. On peut néanmoins aussi jouer des manele de façon purement instrumentale, ce qui arrive régulièrement dans les mariages et les fêtes patronales pendant que les chanteurs se reposent.

23 Le plus souvent, les manele sont jouées et chantées par des lăutari : des musiciens professionnels généralement tsiganes qui animent la plupart des banquets populaires. Le mot lăutar implique une certaine polyvalence. Lorsqu’ils se spécialisent dans l’exécution de manele, on les désigne parfois comme des manelişti.

24 Les principaux thèmes abordés dans les chansons sont : a. l’amour hommes-femmes (heureux ou contrarié), b. l’amour pour les enfants (toujours grandiose), c. la richesse, le pouvoir, le charme sexuel, la force physique (toujours valorisés), d. la trahison, l’exil, le sacrifice de soi (formes de l’héroïsme).

25 Ce qui sera dit plus loin au sujet de l’ironie concerne en premier lieu les chansons sur les thèmes c). Celles sur les thèmes a) et d) peuvent aussi susciter des interprétations au second degré, mais souvent moins par leurs paroles que par leur articulation au contexte de performance. L’amour pour les enfants b) est le seul thème que je n’ai jamais vu pris qu’au sérieux.

26 L’ensemble standard pour jouer des manele est amplifié. Il comporte typiquement les instruments suivants : un synthétiseur qui assure le rythme (avec sa boîte à rythmes) et l’harmonie ; un ou plusieurs instruments mélodiques (saxophone, clarinette, violon ou accordéon) ; une percussion d’appoint, qui complète la boîte à rythmes par une touche plus « vivante » ; et une voix soliste, avec parfois une seconde voix en accompagnement.

27 Le tout est puissamment amplifié et travaillé à l’aide d’effets électroniques variés, parmi lesquels figure toujours un écho et/ou une réverbération (Stoichiţă 2013sp). Les instrumentistes sont toujours des hommes. La plupart des chanteurs aussi, mais quelques femmes s’illustrent en tant que solistes. On entend des manele dans les mariages, les baptêmes et les fêtes patronales. On les entend aussi sur les autoradios, en particulier ceux des taxis et autocars où elles concurrencent les enregistrements folkloriques et l’etno-pop (mélange entre musique disco et folklorique). On les entend, enfin, à la télévision et dans les boîtes de nuit.

28 Dans sa forme actuelle, la manea date du début des années 1990. Elle est associée à une idée d’exotisme oriental et – plus de vingt ans après sa popularisation – de nouveauté (Giurchescu & Rădulescu 2011). Les chansons se renouvellent très vite, et le genre baigne dans une ambiance de perpétuelle surprise.

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Pas de quoi rire ?

29 En Roumanie, la manea n’est guère considérée comme un genre humoristique. Les commentaires qu’elle suscite dans la presse et sur les blogs internet concernent en premier lieu ses liens avec des valeurs (im)morales et un mode de vie mafieux. Voici par exemple ce qu’en écrit un jeune universitaire, dans l’une des innombrables critiques du genre : La vie des manélistes et de leurs fans est centrée sur les milliers d’euros, le kitsch, la sexualité explicite, la ruse (şmecherie), le jeu permanent avec les limites de la loi […] L’étalage ostentatoire des richesses est devenu un système de valeurs à part entière, le mépris des normes morales paraît être une seconde nature, et se ficher de la loi est le sommet du succès public. Les manele constituent l’arrière-plan sonore de la non-culture, des fêtes nocturnes en plein milieu de la rue, de la violence de clan et de la construction des valeurs d’un monde parallèle : le monde des affaires louches, des malfrats de quartier, du refus des règles d’une société déjà boiteuse (Tasenţe 2010, ma traduction).

30 Rien de très drôle donc, à première vue.

31 Ces critiques sont bien connues en Roumanie. Il est rare toutefois que les amateurs de manele tentent de les réfuter. C’est une musique de fête, m’expliquèrent plusieurs musiciens : les convives veulent se distraire, sentir leur force, pleurer peut-être un bon coup… Ils n’ont rien à prouver à ceux qui n’entrent pas dans le jeu. Si leurs détracteurs critiquent les chansons « au premier degré », rien n’indique donc que les amateurs se situent au même niveau.

32 Dans leur construction sonore comme textuelle, les manele ont partie liée avec l’exubérance. Les bouleversements qui ont suivi la chute du régime communiste ont effectivement permis l’ascension sociale de « nouveaux riches » particulièrement voyants (qu’on appelle couramment des « rusés » – şmecheri). Mais la Roumanie reste un pays plutôt pauvre, et le succès populaire de la manea indique qu’elle est goûtée bien au delà des privilégiés de la transition économique.

33 Du point de vue textuel et musical, les manele se meuvent dans la sphère de la « ruse » (şmecherie) et de l’« ironie » (la mişto). D’une part, ces thèmes reviennent fréquemment dans les paroles des chansons. Un exemple parmi d’autres :

Le master en şmecherie Masteratu-n şmecherie

N’est pas donné à tout le monde Nu îl are orişicine

Un vrai şmecher Un şmecher adevărat

À sa licence dès la naissance Se naşte licenţiat

34 D’autre part, dans les discussions des lăutari, le vocabulaire de la ruse, du vol et de la malice (ciorănie) est couramment employé pour analyser des opérations musicales relevant d’une certaine forme de créativité. Liée aussi bien à la virtuosité qu’au camouflage des incompétences, cette faculté d’imaginer des variantes efficaces est réputée nécessaire à l’exercice professionnel de la musique, en général (Stoichiţă 2008).

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Aux dires des lăutari, la manea ne requiert pas plus de « ruse » que les autres genres pour être bien jouée. Mais c’est le seul où la manière dont les musiciens apprécient et commentent la créativité trouve un écho explicite du côté des auditeurs.

35 En effet, ruse et « ironie » (la mişto)4 figurent en bonne place non seulement dans les paroles des chansons, mais aussi dans les commentaires des amateurs de manele. Dans les entretiens que j’ai menés, ce vocabulaire apparaissait en particulier lorsque mes interlocuteurs se sentaient éloignés socialement des opinions et styles de vie dépeints par les chansons. Voici par exemple un extrait d’une discussion avec Ileana et Magdalena, jeunes étudiantes en informatique à Bucarest. Moi, j’aime bien celles à l’esbroufe (la mişto), comme ça, avec des vers… pas sentimentaux [rit]. Par exemple, il y a une mélodie, qui s’appelle, bon, elle s’appelle « Viens te promener, minette ». Elle est chantée par Florin Poisson ou je ne sais plus qui… Elle est très drôle. Si tu l’écoutes, tu meurs de rire. Et j’aime bien aussi « Je suis colossal », de Sorinel le Gamin, je ne sais pas si tu la connais. […] Elle est marrante aussi, elle a des paroles marrantes.

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38 « Je suis colossal » représente l’exultation d’un personnage masculin, « rusé » (şmecher), disposant d’argent et de femmes, et puissant « comme un empereur » (ca un împărat). Dans « Viens te promener, minette », un autre personnage masculin propose à une jeune femme de l’argent « et ce qu’elle veut » afin d’obtenir ses faveurs sexuelles. La jeune femme chante dans un interlude : « je n’ai pas vraiment confiance en toi, car je ne te connais pas bien, mais je ferais bien l’amour avec toi, et après on verra ».

39 Mes interlocutrices évoquèrent ces chansons alors que je venais de leur demander quelles manele elles appréciaient. Ni le boss « colossal » ni la « minette » lubrique ne les représentent vraiment. C’est la mişto – à l’esbroufe, avec ironie, au second degré – que ces paroles font sens pour elles. Le vidéoclip de « Viens te promener, minette » semble lui aussi inviter à une interprétation décalée : aux images du chanteur conduisant une voiture élégante dans un quartier huppé, il juxtapose celles de deux individus pestant contre un âne attelé à un vieux tacot dans la ruelle boueuse d’un village. Le contraste parodique renvoie à des réalités bien présentes dans un pays où près de la moitié de la population vit en milieu rural5.

40 La section suivante analyse de manière plus précise les traits des manele et de leurs performances festives susceptibles d’engager les auditeurs dans une interprétation ludique et décalée.

L’auditeur interprète

Paroles et situations

41 Les paroles des manele emploient un langage assez simple. Leur style est en fait aussi trivial que leur musique est sophistiquée. Celle-ci abonde en effets spéciaux

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(notamment l’écho), en timbres surréalistes et en virtuosité solistique. Son rythme syncopé et fleuri joue à déjouer la pulsation. Les paroles, elles, décrivent en mots banals et crus des pensées et des désirs simples et triviaux.

42 Mais si chaque vers a un sens littéral aisément compréhensible, la succession des vers aboutit plus souvent à des paradoxes qu’à un ensemble cohérent. Dans l’exemple suivant, la dernière ligne brise ainsi tout le contenu érotique construit auparavant.

Viens dans la Mercedes, viens dans l’avion Hai în Mercedes, hai în avion

Et dans ton soutien-gorge, je glisserai un million Şi la sutien să-ţi bag un million

Viens dans la Mercedes, je veux te faire l’amour Hai în Mercedes, vreau să te iubesc

Juste dix minutes, et après je me calme Doar zece minute şi mă potolesc

43 L’incohérence ponctuelle des chansons apparaît encore plus clairement dans les performances sur le vif, qui restent d’ailleurs le point focal de l’activité des musiciens (Voiculescu 2005 ; Stoichiţă 2010)6. Il n’est pas rare en effet que l’ensemble de la chanson se trouve en porte-à-faux flagrant avec le contexte où elle est jouée. Il peut s’agir d’une contradiction pure et simple. Ainsi les paroles suivantes étaient fréquemment chantées en 2010 dans les mariages organisés par des tsiganes :

Ceci est un mariage impérial Asta-i nuntă-mpărătească

Ce n’est pas un mariage de tsiganes. Nu e nuntă ţigănească

44 Je n’ai jamais entendu ces paroles dans un mariage organisé par des Roumains. Tout leur charme tenait à la contradiction entre les paroles et la situation, clin d’œil plutôt ironique aux stéréotypes racistes répandus dans le pays.

45 Même en l’absence de contradictions factuelles, les manele se trouvent souvent en décalage avec les émotions et les attitudes appropriées, en principe, à la situation. Les chansons peuvent ainsi mettre en scène des personnages dont la vantardise, l’arrogance, la vulgarité ou la lubricité dépasse de loin ce qui serait admissible par les convives d’un mariage. De même, alors que les chansons sont pleines de déclarations d’amour, rares sont les convives qui oseraient parler publiquement de leur vie sentimentale. Les caractères incarnés dans les manele ne correspondent donc pas à ceux des auditeurs, du moins pas à ce que ces derniers sont capables d’assumer hors de la musique.

Les « dédicaces » (dedicaţii)

46 De façon générale, les musiciens jouent en « fabricants d’émotion » dans un paradigme de musique sur commande (Stoichiţă 2008). Nul n’irait croire que la première personne du singulier représente vraiment la pensée du chanteur. Dans sa bouche, elle appartient à chacun et à personne. Les « dédicaces » (dedicaţii) sont des interactions par

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lesquelles un ou plusieurs individus se retrouvent associés de manière plus serrée à ses énoncés.

47 Pour faire une dédicace, un auditeur s’avance vers le chanteur et lui glisse une annonce dans l’oreille en même temps qu’un billet dans la main.

48 La forme minimale d’une telle annonce est « De la part de X [l’annonceur], pour Y [le destinataire] », à quoi il est possible d’ajouter toutes sortes de précisions et clins d’œil. En 2010, le montant minimal « acceptable » pour le billet était de 10 lei (environ 2€) ; mais les dédicaces que j’ai pu observer commençaient plutôt autour de 50 lei, et arrivaient parfois à plus de 100 €. Ce paiement est appelé bacşiş, mot qui signifie pourboire ou pot de vin.

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50 Le chanteur répercute au microphone l’annonce qui lui a été glissée à l’oreille. Il ajoute le montant du bacşiş, lorsque ce dernier est honorable et que les circonstances s’y prêtent. Les convives – même ceux qui dansent à l’autre bout de la pièce – entendent la plupart des instruments s’arrêter (seule la boîte à rythmes continue) et la voix du chanteur annoncer : « De la part de Mihai, pour Costică le meilleur des parrains, 500 lei, merci beaucoup ! »

51 S’affubler de chansons est l’un des plaisirs caractéristiques de la manea. On peut donner des dédicaces sur tout ce que jouent les lăutari, mais c’est de loin durant les manele que la pratique est la plus répandue. Les convives sont ainsi impliqués activement dans l’interprétation, aussi bien musicale que sémantique des chansons. Sous le premier aspect, ils interagissent avec les musiciens pour déterminer le cours de la performance. Ils peuvent ainsi demander une autre chanson, un solo instrumental, ou (plus rarement) des paroles improvisées sur l’un des convives. Sous le second aspect, ils font sens des chansons, dont le « message », on l’a vu, ne manque pas d’équivoque, en les liant publiquement au contexte de la performance.

52 L’annonce est parfois clairement humoristique. Celle-ci suscita par exemple l’hilarité générale au club Million Dollars ce soir-là (les points de suspension représentent les pauses durant lesquelles l’annonceur glissait la suite du message à l’oreille du musicien) : De la part de Cristi… pour Alina… son amour… son cœur… ses yeux… son foie… ses poumons… sa rate…

53 Mais le plus souvent, si un parfum d’humour flotte autour de ces associations, il n’est pas possible de le démontrer avec certitude. Dans tel mariage par exemple, le mari dédie à son parrain la chanson « J’ai un cerveau supersonique/Qui pense électronique » (Am un creier supersonic/Ce gândeşte electronic). Ce dernier continue bien sûr à danser sans en prendre ombrage (qui d’ailleurs irait imaginer que le jeune homme insulte publiquement son parrain le jour de son mariage ?). Mais il est évident aussi que les paroles ne peuvent être prises au premier degré. D’une part, le cerveau du parrain n’est « supersonique » et « électronique » que par métaphore. D’autre part, les deux épithètes sont placées dans un ordre qui contrarie l’effet laudatif et le rend légèrement ridicule. L’exagération cocasse portée par les deux métaphores participe de la bonne humeur, et si ironie il y a, c’est davantage de l’auto-dérision de la part du mari (dont le

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rôle en ces circonstances est d’encenser son bienfaiteur) qu’une pique adressée à son parrain.

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Les théories de l’esprit de mon beau-père

55 Les caractéristiques décrites ci-dessus rendent les manele propices aux effets d’ironie. Résumons : d’une part, leurs paroles encouragent ce type d’interprétation, lorsque l’auditeur y décèle des pensées frustes, exagérées, ou partiellement incohérentes ; d’autre part, l’accompagnement musical vise à la sophistication virtuose et aux effets de surprise, tranchant en cela avec le ton quotidien et souvent banal des paroles. Le vocabulaire de la « ruse » (şmecherie) et la notion d’« ironie » (la mişto), reviennent régulièrement dans les commentaires des amateurs comme dans les paroles de chansons. Enfin, l’articulation des manele aux contextes où elles sont jouées est souvent paradoxale. Le système d’interaction qui permet aux convives de s’associer publiquement à la musique (les dédicaces), leur donne notamment l’occasion de farces et sous-entendus divers.

56 Pour autant, il serait erroné d’en conclure que les manele « sont » ironiques. Car tout comme l’ironie verbale, l’ironie musicale est un phénomène entièrement pragmatique. C’est une possibilité d’interprétation, plus ou moins évidente selon les chansons, et dont le choix incombe à l’auditeur. Elle n’exclut d’ailleurs pas les autres interprétations possibles (l’ironie ne respecte pas le principe de non-contradiction). Un convive peut tout à fait se vanter de ses richesses et ironiser en même temps sur sa pauvreté, louer son beau-père et s’en moquer à la fois, évoquer un moment triste et danser avec jouissance. Les manele donnent l’occasion d’interactions où il est impossible – même pour les participants – de démêler le « tranchant » éventuel de l’ironie, d’autres affects comme la joie de vivre, l’exultation victorieuse, la honte ou la nostalgie.

57 Michael Houseman a décrit le rituel comme un moment de « mise en forme et en actes de relations spéciales » (Houseman 2012 [2006]). Selon lui, l’une des caractéristiques des actions rituelles est qu’elles tendent à condenser des attitudes normalement antithétiques : respect et défiance, honte et fierté, secret et exhibition par exemple (ibid.). Ce sont des expériences paradoxales et « difficiles à conceptualiser autrement que dans les termes mêmes de leur accomplissement » (ibid.). Le rituel marque ainsi des changements relationnels au travers d’expériences à la fois fortes et ambivalentes du point de vue émotionnel (Berthomé & Houseman 2010). Ce que je voudrais suggérer ici est que, sans faire partie d’un rituel au sens propre, les manele ouvrent des espaces d’interaction dotés des mêmes propriétés, et où certains convives peuvent remodeler leurs relations de manière similaire.

58 La musique permet de vivre une fiction avec un degré de réalisme inégalé. Elle construit un espace, un temps, et des couleurs émotionnelles qui n’existeraient pas sans elle, comme le font aussi le roman, le théâtre ou le film. Mais ces derniers invitent leur lecteur/spectateur à s’abstraire de la situation présente. Lorsqu’il est « absorbé » par un film ou un ouvrage, son corps, la pièce où il se trouve, les autres personnes à proximité passent à l’arrière-plan de sa conscience. La musique de fête est différente à

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cet égard. Elle installe quelque chose autour des participants, sans rien enlever à leur expérience immédiate du monde présent. Dans une fête à la roumaine (et il en va de même ailleurs), les participants ne sont pas plongés dans le noir, dans l’abstraction de leurs sensations corporelles et de ce qui les entoure. Ils sont présents à eux-mêmes, dans une situation bien identifiée, avec l’intégralité de leur personne et de leur corps, convoqué dans la danse. Ils sont entourés de personnes identifiables, dans un espace bien éclairé, qu’ils peuvent toujours situer avec précision (la maison des parents, la salle des fêtes du village, etc.). Le sonore ne les « absorbe » pas : il les plonge, littéralement, dans une réalité d’ordre différent. En baignant l’espace et en s’enroulant autour des participants, la musique donne à leurs actions une pertinence inédite (Stoichiţă 2013 sp).

59 Dans le cadre d’un rituel, « les comportements, plutôt que de découler d’une négociation permanente, sont fortement contraints » (Houseman 2012 [2006]). Cette contrainte bouleverse le principe d’intelligibilité des actions, qui ne sont plus soumises à l’intentionnalité directe des participants (ibid.). Les fêtes où les manele sont jouées ne sont pas des rituels. Dans un mariage par exemple, le terme conviendrait aux cérémonies du matin, notamment à celle qui se déroule à l’église (cf. Stoichiţă 2008 : 51-62). Elles suivent un script d’action bien précis : s’agenouiller ici, faire sa croix maintenant, dire cela… Dans la fête nocturne, en revanche, chacun se sent à nouveau libre de ses actions. Les convives regroupent d’ailleurs les séquences du matin sous l’appellation « coutume » (obicei), tandis que le soir a lieu une « fête » (petrecere, chef). Il n’en reste pas moins qu’une fête de mariage prolonge, par ses enjeux, le rituel du matin.

60 Dans un mariage, en effet, bien d’autres relations que celle des mariés doivent être reconfigurées (c’est le principe même de l’alliance). Aux côtés des mariés, leurs parents par exemple deviennent « beaux-parents », soit plusieurs relations que la langue roumaine distingue : celle qui lie chaque parent à l’époux de sexe opposé (il en est socru/soacră), et celle qui lie les parents d’un époux à ceux de l’autre (ils sont cuscrii). Les parrains rentrent aussi dans une relation durable, tant avec les jeunes mariés (dont ils sont naşi) qu’avec les parents de ces derniers (dont ils deviennent cumetrii). Les frères et sœurs de chacun des époux se retrouvent beaux-frères/belles-soeurs (cumnaţi/cumnate). Enfin, le mariage représente un moment charnière pour d’autres relations encore, comme celles qui lient les époux à leurs compagnons de jeunesse, à leurs anciens amoureux, à leurs rivaux. Il y a donc un « avant » et un « après » pour bien d’autres relations que celle des mariés. Le rituel du matin est focalisé sur les futurs mariés, et son issue est entièrement prévisible : sauf catastrophe de dernière minute, ils seront unis, et leurs parents respectifs deviendront, de fait, des affins. Mais la manière dont ils vivront cette relation, est bien moins prévisible que dans le cas des mariés. S’en réjouissent-ils, n’ont-ils pas de regrets, qu’attendent-ils les uns des autres ?

61 La fête nocturne est une distraction, mais aussi l’occasion de mettre ces nouvelles relations publiquement « en forme et en actes ». Elle permet aux convives une plus grande souplesse d’interaction, et les paroles des chansons insistent sur le principe d’une liberté individuelle sans contraintes (« Je fais ce que je veux » – fac ce vreau eu – clamait une manea célèbre…). Mais elle garde du rituel la condensation d’affects aussi puissants qu’antithétiques. Ce sont ceux de certains convives, impliqués dans des relations nouvelles pour eux, mais aussi, et surtout, ceux de la musique qui les submerge. Dans ce contexte, la possibilité de l’ironie joue un rôle clef.

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62 L’ironie implique une théorie complexe de l’esprit. Pour estimer qu’un énoncé est ironique, il faut que je pense que l’autre pense que je pense qu’il ne pense pas ce qu’il dit (Grice 1975 ; Curcó 2000). Cette représentation déjà compliquée le devient plus encore lorsque la personne qui prononce les mots n’est pas celle qui en est responsable. C’est le cas avec les lăutari, qui chantent pour – et au nom – des autres. Écouter les manele, les vivre corporellement par la danse, voir les autres en faire de même, est alors une invitation ouverte aux jeux d’identité et de relation. Il suffit donc qu’un convive envisage la possibilité de l’ironie pour que sa perception de la situation change. Les projections d’intentions et d’attitudes que cette opération cognitive implique réalisent de facto les conditions propices à une certaine créativité relationnelle.

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NOTES

1. Le lecteur intéressé pourra consulter les articles suivants : Voiculescu (2005), Beissinger (2007), Giurchescu & Rădulescu (2011), Amy de la Bretèque & Stoichiţă (2012), Stoichiţă (2013sp). Un livre collectif est également en cours de préparation (Beissinger et al. 2014ap). 2. Ces articles et plusieurs autres mentionnés dans les paragraphes qui suivent ont été republiés dans Gibbs & Colston (2007). Cet ouvrage offre un panorama intéressant des débats entourant l’ironie en sciences cognitives. 3. Mes recherches ont été financées par une bourse de l’université Paris X Nanterre entre 2001 et 2003. Le séjour de 2009-2010 a été rendu possible grâce à une allocation post-doctorale du New Europe College de Bucarest. 4. Le mot ironie existe en Roumain, mais il relève d’un registre relativement soutenu et est rarement employé en connexion avec la manea. Mes interlocuteurs lui préféraient de loin l’expression la mişto. Celle-ci est construite sur le mot mişto, d’origine tsigane, qui signifie en roumain « beau » ou « bien ». L’expression la mişto signifie « se moquer (de quelqu’un), ironiser à son sujet » (, 15/05/2013, ma traduction). 5. Selon la banque mondiale, en 2011, 47 % des roumains vivaient en milieu rural. Le revenu national brut (RNB) était de 8140 $ par habitant, soit le quart de la moyenne française (42 420 $). En 2006, 13,6 % des Roumains vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Source : (consulté le 04/2013). 6. S’ils enregistrent des disques et cassettes, le modèle économique des lăutari reste centré sur l’animation d’événements festifs (Voiculescu 2005 ; Stoichiţă 2010).

RÉSUMÉS

Cet article décrit comment un genre musical – la manea – incite ses amateurs à des jeux relationnels empreints d’ironie. Il entend ainsi contribuer à la description de ce style de musique, d’apparition relativement récente et dont l’ethnographie reste parcellaire. Son objectif est aussi de contribuer à la compréhension de l’ironie, en tant que phénomène cognitif. Il propose d’étudier celle-ci aux limites entre musique et langage parlé, et à partir d’interactions réelles. L’intérêt pragmatique de l’ironie musicale est abordé dans la conclusion. À partir des propositions de M. Houseman pour l’analyse des rituels, il est suggéré que la manea ouvre un espace similaire de configuration des relations durables entre les participants.

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AUTEUR

VICTOR A. STOICHIŢĂ

Victor A. STOICHIŢĂ est anthropologue spécialisé dans l’étude des interactions musicales. Il a travaillé sur les conceptions de la ruse chez les musiciens professionnels tsiganes de Roumanie (Fabricants d’émotion, 2008). Il s’est ensuite intéressé à des thèmes comme la virtuosité, la propriété intellectuelle, l’humour et l’ironie, et a par ailleurs publié en 2010 un manuel de chants tsiganes à vocation pédagogique (Chants Tsiganes de Roumanie, Cité de la Musique). Victor A. Stoichiță est actuellement chercheur au laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative du CNRS. Il a reçu en 2013 la médaille de bronze de cette institution.

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Des identités pour rire ? Sur une plaisanterie bavaro-mongole et la question du multiculturalisme dans l’Allemagne d’aujourd’hui

Talia Bachir-Loopuyt

1 17 mai 2007, 22 h 30, dans la salle du Domicil à Dortmund. L’ensemble Egschiglen formé de huit musiciens originaires de Mongolie achève sa prestation par une chanson de Franconie, région du Nord de la Bavière dans laquelle ils résident depuis une dizaine d’années. Après l’introduction instrumentale jouée au yochin (cithare) et au morin khuur (vièle à tête de cheval), le premier couplet de la comptine chantée en dialecte bavarois (« Bäurin hat d’Katz verlorn, Katz verlorn, Woaß net, wo’s is »1 ) provoque un éclat de rire général. La plaisanterie se poursuit avec des variations sur les couplets suivants en employant les techniques de voix rauque et de chant diphonique utilisées précédemment pour les compositions de musique mongole. Le concert se clôt sur une longue ovation. Pour les jeunes étudiants de la Musikhochschule de Cologne venus réaliser une enquête sur la compétition creole, c’est sans conteste le « hit » de la soirée. Une spectatrice d’une cinquantaine d’années trouve ce cas très typique de ce qu’il est convenu d’appeler en Allemagne la « musique du monde » : « La Weltmusik, c’est une musique d’ailleurs dans le monde : par exemple, lorsque les Mongols ont chanté une chanson bavaroise, j’ai trouvé cela génial ! ». Une gazette locale publie deux jours plus tard un article intitulé « La Mongolie bavaroise » prenant position pour cet ensemble : Ce quintette était la formation la plus originale de la première soirée. Les musiciens en costumes, avec leurs instruments traditionnels, jettent un pont entre la musique contemporaine de Mongolie et la musique populaire de Bavière. Ils ont fasciné le public avec le chant de gorge rauque de Mongolie et ils ont faire rire avec leur hymne de l’Altmühtal rappelant la musique pour cithare bavaroise ( Ruhr Nachrichten, 19 mai 2007).

2 La plaisanterie d’Egschiglen constitue un des cas que j’ai interprétés dans mes premiers compte rendus d’enquête sur les compétitions creole comme l’expression d’un « jeu des identités »2 récurrent sur les scènes des festivals de musiques du monde. Tout comme

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les musiciens de l’ensemble Los Dos y Compañeros qui composent des morceaux de salsa chantés en bavarois, tout comme Enkh Jarghal qui interrompt son solo virtuose de morin khuur et se lève pour déclamer un couplet en mimant la gestuelle d’un rappeur, tout comme la violoncelliste d’Indigo se livrant à un solo imitant la guitare électrique, la petite chanson bavaroise d’Egschiglen fait rire parce qu’elle combine des univers sonores distants et contribue par là à défaire l’évidence des frontières entre des genres, des styles ou cultures musicales. Mais cette analyse ne rend compte que d’un aspect de cette plaisanterie. L’objet du présent article est de revenir sur ce cas pour en proposer une description plus dense3, rendant compte des cadres et des attentes enchâssés dans la situation de performance que constitue ici un concert de musiques du monde – ou plutôt, puisque nous sommes en Allemagne, un concert de Weltmusik. Qu’est-ce qui fait rire les personnes réunies à Dortmund lors de ce festival ? Et dans quelle mesure cette forme d’humour est-elle compréhensible pour des spectateurs-auditeurs non allemands ?

L’horizon d’attente de la compétition creole

3 Commençons par replacer la plaisanterie des musiciens dans le cadre événementiel dans lequel elle s’exerce : une compétition publique intitulée creole. Preis für Weltmusik aus Deutschland (« creole. Prix pour une musique du monde d’Allemagne »). La session qui a lieu du 17 au 20 mai 2007 à Dortmund constitue la dernière étape d’une série de sélections qui ont eu lieu dans différentes régions d’Allemagne : c’est la finale, au cours de laquelle les ensembles sélectionnés lors des diverses sessions régionales se rencontrent et concourent pour le prix creole. Cette structure fournit le principe d’une intrigue et génère un certain nombre d’attentes. Les musiciens présents lors de cette finale sont considérés par le public comme des représentants de leur région, dits parfois (dans la presse ou dans les présentations faites par les modérateurs) « ambassadeurs » ou encore « Local Heroes »4 : ce qui ne signifie pas qu’ils dussent nécessairement jouer un répertoire ou un style spécifique de la ville ou de la région d’Allemagne où ils résident, mais qu’on attend d’eux qu’ils puissent contribuer, comme d’autres héros du passé ou du présent (musiciens, écrivains, sportifs ou autres), à la renommée de « la Bavière », de « Berlin », de « l’Allemagne » etc. On attend aussi qu’ils donnent à voir une Allemagne ouverte et riche de sa « diversité culturelle » dans un pays où, jusqu’à aujourd’hui, certains représentants de la classe politique conservatrice et certains intellectuels néo-libéraux contestent la pertinence de l’idéal « Multikulti ». Enfin, comme nous en sommes ici à la finale, on attend aussi de ces musiciens qu’ils soient les meilleurs d’Allemagne – ou en tout cas les meilleurs de ceux qui se sont portés candidats dans le cadre de la compétition creole (un peu plus de cinq cent groupes en 2006/2007).

4 À première vue, tout cela ne prête pas vraiment à rire. Les organisateurs de la compétition s’évertuent d’ailleurs à montrer tout le sérieux de leur projet en développant de multiples justifications dans les entretiens qu’ils accordent à la presse : il y va de la reconnaissance des populations d’origine étrangère, il y va de l’exploration de ce que l’on appelle « la scène » et de la mise au jour de « trésors » insoupçonnés de créativité, il y va de la construction d’un réseau professionnel reliant les instances de la politique culturelle (domaine qui, en Allemagne, est du ressort des communes et Länder) et les acteurs du marché, il y va aussi de « la musique » et de sa capacité à créer

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du lien social ou encore de l’image de l’Allemagne à l’étranger. En outre, les organisateurs s’adossent aussi à la caution d’experts scientifiques (notamment ethnomusicologues5 ) et à une vision du monde aujourd’hui répandue parmi les médiateurs culturels, développée ainsi dans le texte d’introduction du programme : Lorsque la combinaison de plusieurs langues en fait jaillir une nouvelle – on parle de langue « créole ». Voilà précisément ce qui se passe dans le monde de la musique, en Allemagne comme en Europe. De plus en plus de mondes musicaux se rencontrent, s’inspirent mutuellement, fusionnent pour donner naissance à de nouveaux styles […]. Les crossover sont devenus tellement évidents que ce que l’on concevait comme des styles de musiques traditionnels purs – l’opéra, les ragas indiens ou le jazz – se trouvent aujourd’hui sur la défensive. […] L’opposition entre les centres culturels (Europe) et leur périphérie marginale (« Tiers Monde ») est devenue anachronique, les centres sont décentralisés, le local est devenu global (Texte de présentation de la compétition creole rédigé par Martin Greve).

5 Ce projet général fondé sur une analogie avec le phénomène linguistique de la créolisation6 et sur une rhétorique du tournant (opposant les mondes d’hier et d’aujourd’hui) n’empêche pas que l’on continue à croire en la permanence de certains répertoires musicaux qui demeurent identifiables malgré les changements qui les affectent à l’époque présente. Ainsi, par exemple, de « la musique mongole » à laquelle se rattache l’ensemble Egschiglen : Egschiglen – Jodel et diphonie mongole7 L’ensemble Egschiglen joue de la musique mongole contemporaine en misant sur la finesse et la transparence d’une formation de musique de chambre tout en faisant preuve d’une force originelle et entraînante. Les instruments traditionnels – la vièle à tête de cheval morin khuur et le luth tobshuur – les techniques vocales asiatiques et le chant de gorge mongol (khöömi) évoquent la culture fascinante de leur lointaine patrie et font de ces musiciens les ambassadeurs de leur pays. Ce sont aussi des influences de la culture bavaroise qui imprègnent leur musique : le tympanon (cymbalum) et la vièle à tête de cheval dialoguent sans complexe et de manière harmonieuse. L’interprétation de chants populaires de Franconie fait aussi partie de leur répertoire, faisant émerger une forme de jodel mongol. Egschiglen a été fondé en 1991 par des élèves virtuoses du conservatoire d’Ulan- Bator. Quatre des membres fondateurs constituent jusqu’à aujourd’hui le noyau du groupe dont le nom signifie « harmonie ». Avec leurs arrangements soigneusement peaufinés, ils explorent de manière approfondie les dimensions sonores de la musique traditionnelle mongole.

6 Voici ce qu’il en est du « périmètre programmatique » (Cheyronnaud 2009) du concert ayant lieu ce 17 mai 2007 dans la salle du domicil à Dortmund : il incorpore une pluralité de textes bâtis selon des formats et des rhétoriques distincts (le texte d’introduction du festival, les entretiens, les descriptifs des groupes ne répondent pas aux mêmes questions) et une pluralité de justifications qui rendent la manifestation creole irréductible à un message ou à une intention univoque. Entre autres aspects, on peut simplement noter que ce discours d’escorte met en jeu un questionnement sur les catégories délimitant le vaste domaine de « la musique » (genres, styles, répertoires) et qu’il le fait d’une manière relativement ouverte dans la mesure où les organisateurs de la compétition ne se restreignent pas ici à un genre ou un style spécifique. La notion de créolisation a ceci de pratique qu’elle est malléable : il suffit que l’on puisse identifier une « combinaison » entre plusieurs styles ou répertoires pour que la candidature puisse paraître pertinente. Le champ de la compétition est défini de manière suffisamment floue pour accueillir des candidatures usant d’arguments

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contradictoires : en valorisant les « crossover » et les connexions et l’ancrage dans des « traditions », en célébrant la fin des grands partages (nous/les autres, E-Musik/U- Musik8, centres/périphéries, tradition/moderne etc.) sans pour autant renoncer à les invoquer puisque ceux-ci forment une grille de lecture familière du monde dont on ne se défait pas si aisément. En somme, on dira que la compétition creole ouvre un espace d’enquête collective propice à faire surgir des découvertes et à mettre à l’épreuve les catégories existantes.

Egschiglen en concert

Fig. 1. L’ensemble Egschiglen en concert.

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7 Au moment du festival, le ton se fait – heureusement – plus léger. C’est que l’enjeu est avant tout de passer un bon moment et, puisqu’il s’agit ici de musiques du monde, de faire « voyager » les auditeurs-spectateurs tout en assurant les conditions d’un « confort d’attention » (Cheyronnaud 2010) basé sur le cadre familier du concert9. Le festival de musiques du monde combine « le voyage, l’accessibilité et l’être là » (ibid). Dans ce cadre, les origines des musiciens et des répertoires ont une importance et elles peuvent aussi devenir matière à rire : Ulli Langenbrinck (présentatrice) – Comme vous pouvez l’imaginer en regardant les instruments qui se trouvent sur cette scène, le prochain groupe vient de… Bavière ! (rires dans le public).

8 L’effet comique de l’annonce tient au contraste entre le tableau visuel qu’offrent les instruments et objets de l’ensemble Egschiglen déjà disposés sur scène, plutôt exotiques en Allemagne (deux vièles morin khuur, la contrebasse à tête de cheval ih khuur10, le luth à long manche tobshuur, le joochin et son socle finement sculpté, cf. fig. 1) et une mention de leur origine locale. Ces musiciens et ces objets ont l’air de venir de loin, mais en réalité, ils sont de « chez nous », d’Allemagne, et pas de n’importe où en Allemagne : de Bavière, région dans laquelle on revendique haut et fort une particularité culturelle.

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Cette forme de présentation peut se comprendre dans le cadre de la compétition creole puisque celle-ci fonctionne plus largement sur le postulat d’une double origine des groupes candidats. Les musiques sont censées (sur le plan des répertoires, instruments et/ou langues chantées) venir « du monde », soit bien souvent d’ailleurs que d’Allemagne, mais elles viennent aussi en même temps d’Allemagne puisque les musiciens doivent y résider pour participer à la compétition. Ces conditions de participation expliquent que les compétitions creole nourrissent une forme d’injonction identitaire qui contredit le projet annoncé dans les programmes. Ici, le principe de la double origine est en outre pleinement assumée par les musiciens qui se sont entendus précédemment avec la modératrice sur la manière de les présenter et qui en jouent aussi de façon stratégique dans leur concert en y intégrant un morceau de leur « seconde patrie », la Bavière.

9 La plus grande partie de la prestation d’Egschiglen11 est constituée de compositions instrumentales et vocales des musiciens de l’ensemble. On y retrouve à peu près tous les marqueurs d’identité communément associés – dans l’imaginaire des amateurs de musiques du monde – à « la Mongolie » : outre les costumes et les instruments ornés de la fameuse tête de cheval, les techniques vocales (voix rauque, chant diphonique khöömi), les rythmes évoquant le galop des chevaux, les figures de danse d’un chamane qui entre en scène au troisième morceau, le chant d’un barde qui s’accompagne au luth. Mais ces marqueurs sont ici insérés dans des compositions structurées sur la base de procédés pouvant évoquer à un auditeur non spécialiste d’autres genres musicaux présents en Europe : le second morceau, par exemple, rappelle à une des personnes présentes dans la salle un « quatuor de Vivaldi », le suivant fait penser une spectatrice à une « musique de film »12. Et puisque la plupart des auditeurs ne sont pas spécialistes, le programme est là pour aider à identifier de quoi il s’agit : une « musique mongole contemporaine […] misant sur la finesse et la transparence d’une formation de musique de chambre » – soit une musique relevant plutôt du domaine de la musique savante ou « sérieuse » (E-Musik) et requérant (à la différence par exemple du groupe de ska qui joue en fin de soirée) une écoute silencieuse et concentrée.

10 D’où l’effet de surprise provoqué par le dernier morceau, la chanson « Bäurin hat d’Katz verlorn », qui est appréciée d’abord en vertu du contraste avec ce qui précède. L'introduction instrumentale avec sa mélodie sur une échelle tonale, la mesure asymétrique (alternant unités de deux et trois temps) et le rythme scandé avec la régularité d’un métronome fournissent déjà les indices d’un changement de style perçu par certains spectateurs, qui sourient ou se tournent vers leur voisin avec un air interrogateur. Lorsque les musiciens se mettent à chanter, il n’y a plus de doute : cela ressemble à de l’allemand.

Bäurin hat d’Katz verlorn, La paysanne a perdu son chat

Katz verlorn, Perdu son chat

Woaß net, wo’s is, Elle ne sait pas où il est

Schreit im Haus ummadum, Elle l’appelle dans la maison

Muzerl, wo bist ? Minou où es-tu ?

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Hock’st in da Schupfa drin, Es-tu dans la grange,

Schupfa drin, Dans la grange

Oder am Mist ? Ou bien sur le tas de fumier ?

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12 Les paroles peuvent être partiellement comprises par un auditeur germanophone – mais partiellement seulement puisque le dialecte bavarois comporte des termes lexicaux (Schupfa, ummadum) et des accentuations (« Woass net » au lieu de « Weiss nicht ») différents de ceux de l’allemand hochdeutsch. C’est une manière de renvoyer les auditeurs à « l’étrangeté » des coutumes locales : et de souligner que, dans le cadre d’un festival de musiques du monde ayant lieu en Allemagne, les répertoires locaux apparaissent comme plus « exotiques » encore que les musiques de Mongolie13. Pour les couplets suivants, l’effet d’étrangeté est encore accentué puisque les musiciens associent les paroles bavaroises aux techniques vocales typiques de Mongolie (voix rauque au second couplet, puis chant khöömi au troisième), chaque variation relançant les rires et les acclamations des spectateurs. Par ce jeu, les musiciens montrent que l’on peut se rattacher à plusieurs cultures et en jouer de façon ludique. Cette stratégie tend donc, d’un côté, à défaire l’évidence des appartenances culturelles. Mais il importe aussi, pour donner sens à ce jeu, de savoir que les musiciens de l’ensemble Egschiglen viennent de Mongolie et habitent en Bavière : ainsi que le souligne la présentatrice au seuil du concert, ainsi que le répète un des musiciens juste avant ce morceau (« Nous venons de Mongolie… mais aussi de Bavière ! ») et ainsi que le souligneront aussi tous les commentateurs du concert (cf. infra). Le fait qu’ils choisissent de chanter un morceau emblématique de leur « seconde patrie » contribue à justifier l’écart par rapport à ce qui précède et à donner sens à leur interprétation.

13 En outre, le rapprochement peut ici apparaître comme plausible en vertu d’un savoir général sur « la musique » mettant en relation des contextes culturels distants sur la base de catégories organologiques et vocales communes. Ainsi que le suggère le sous- titre du concert (Mongolisches Oberton-Jodeln) et le texte du programme, les musiciens rapprochent ici deux univers sonores distants, mais néanmoins similaires : le chant diphonique mongol renvoyant à son « cousin » le jodel alpin et la cithare joochin à la cithare bavaroise. Même si, sur le plan sonore, la parenté ne s’impose pas nécessairement à l’esprit d’un auditeur, le texte du programme fournit en tout cas un argument permettant de doter la rencontre entre ces deux répertoires d’une certaine nécessité. C’est là encore une manière de dire que cette interprétation n’est pas seulement le fruit d’un hasard, mais qu’elle a des raisons d’être qui reposent sur la « vraie vie » des musiciens (ils viennent vraiment de Mongolie et de Bavière) et au-delà, sur des similarités objectivées par les études des experts de ces répertoires.

14 Enfin, outre ces raisons explicitées dans le discours de présentation, le contraste apparaît aussi comme légitime du fait de sa position liminaire : il s’agit ici du dernier morceau ou (dans le cadre de prestations plus longues de l’ensemble Egschiglen) du morceau de « bis », pour lequel ce type d’écart est à la fois courant et attendu. De

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nombreux autres ensembles programmés dans les festivals creole misent de même sur un changement de répertoire, d’orchestration, d’interprétation et/ou de chorégraphie, de manière à souligner l’effet de clôture de leur performance14. En recourant à ce procédé, les musiciens de l’ensemble Egschiglen montrent leur capacité à varier les styles ainsi que leur maîtrise des règles du jeu qui ont cours dans un concert de musiques du monde – un cadre qu’ils connaissent bien puisqu’ils ont été invités par l’Unesco à faire des tournées dès le début des années 1990 et qu’ils gagnent depuis leur vie en participant à des concerts ou des festivals. C’est un morceau de fin, et c’est aussi un morceau « pour rire » : qui n’est clairement pas sur le même plan que les autres, et pourra susciter pour cela même quelques réserves. La plaisanterie est drôle à condition de pouvoir apprécier le contraste avec ce qui précède (de la « vraie » musique mongole) et à condition que cela ne dure pas trop longtemps. Ce ne sont qu’une minute et trente secondes sur vingt minutes (prestation dans le cadre de la compétition creole) ou sur un concert d’une heure trente à deux heures (en d’autres occasions). Mais c’est un morceau dont les spectateurs du festival se souviennent à coup sûr.

Commentaires

Ce qui a fait le plus sensation au cours de ces trois soirées Multikulti, c’est lorsqu’ont surgi, au-delà de l’exotisme des vièles à tête de cheval, des cithares, de la mbira, du oud, du cajón ou du dotar, des rapprochements particulièrement audacieux. Par exemple lorsque les Mongols d’Egschiglen, qui ont quitté Ulan Bator pour aller habiter à Röthenbach au bord de la Pegnitz – autant dire qu’ils ont troqué un bout du monde pour un autre – ont encouragé le public à chanter avec eux une chanson de Franconie parlant d’un chat disparu, agrémentée de sonorités nasillardes et sifflantes à rendre pantois les partisans de la coutume et Dean Martin. Délirant (« Notre petite musique du monde », Abendzeitung Nürnberg, 12 février 2007). L’ensemble Egschiglen a créé la surprise : cinq Mongols venus de Röthenbach qui ont tenu le public en haleine avec leurs vièles à tête de cheval et leurs incroyables harmoniques à deux ou trois voix, pour finalement faire culminer l’ambiance avec une interprétation particulièrement cocasse d’un chant de Franconie (« La victoire aux musiciens passeurs de frontières ! », Nürnberger Nachrichten, 12 février 2007). Les musiciens en costumes, avec leurs instruments traditionnels, jettent un pont entre la musique contemporaine de Mongolie et la musique populaire de Bavière. Ils ont fasciné le public avec le chant de gorge rauque de Mongolie et ils ont faire rire avec leur hymne de l’Altmühtal rappelant la musique pour cithare bavaroise. (« La Mongolie bavaroise », Ruhr Nachrichten, 19 mai 2007). Une femme d’environ 50 ans – La Weltmusik, c’est une musique d’ailleurs dans le monde (Musik der Welt). Lorsque les Mongols ont chanté une chanson bavaroise, j’ai trouvé cela génial. Lorsque différentes nationalités font ensemble de la musique, avec des instruments de différents pays, c’est de la Weltmusik15.

15 Dans les entretiens avec les spectateurs et dans les comptes rendus journalistiques sur les festivals creole, Egschiglen fait partie des cas les plus cités. Et de leur prestation, on mentionne presque toujours (dans 90 % des cas) la chanson de Franconie qui clôt leur concert. C’est qu’outre l’effet de surprise et la virtuosité dont font preuve les musiciens, le succès de ce morceau tient aussi à sa capacité à catalyser des valeurs partagées : il séduit parce qu’il « jette un pont » entre les musiques d’ici et d’ailleurs entre le sérieux et le divertissement (E-Musik/U-Musik), entre les générations et parce qu’il apparaît comme le symbole d’une rencontre interculturelle (« La Franconie rencontre la Mongolie », Westphälische Rundschau, 19 mai 2007). Il entre aussi en résonance avec l’idée que l’on se fait des « cultures » à l’époque de la globalisation comme d’un

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répertoire de ressources disponibles dont les individus (en premier lieu les artistes créateurs) s’emparent pour les combiner à leur guise. C’est sur cette vision des identités culturelles que se fonde par exemple un compte rendu du festival creole Rhénanie- Westphalie 2008 rédigé par une journaliste de la Tageszeitung, Natalie Wiesmann, qui cite ici un musicologue qui faisait partie du jury, Michael Rappe (Hochschule für Musik, Cologne) : « De plus en plus, il apparaît normal de se procurer une origine d’emprunt (sich Herkunft leihen) et d’user de plusieurs langages musicaux » (« Identités étrangères d’emprunt », TAZ, 23 août 2006).

16 Selon cette interprétation, il en irait des « identités » comme d’une garde-robe ou d’une collection d’objets qu’un individu peut choisir de revêtir ou « emprunter » comme bon lui semble. Mais cette vision n’est juste qu’à condition de reconnaître plusieurs choses : d’une part, que les écarts ou les procédés de mise à distance ne constituent qu’une part relativement réduite des performances musiciennes. La plupart du temps, les musiciens qui se produisent sur les scènes des festivals de musiques du monde font preuve d’un certain sérieux à l’égard de la culture ou des cultures qu’ils représentent ou, lorsqu’ils combinent de façon ostensible plusieurs répertoires, mettent aussi un point d’honneur à ce que cette multiplicité de références soit bien agencée. De même, la plupart des spectateurs attendent aussi de ces performances qu’elles satisfassent à des critères d’authenticité et de qualité. Enfin, même si certains procédés ludiques produisent sur le moment l’effet escompté (faire rire), cela n’empêche pas que surgissent ensuite des réserves dans la bouche de ceux qui ont souri ou ri : ils trouveront parfois que c’est là une « recette » trop facile, que ce n’est plus drôle la seconde fois ou que l’intérêt du concert réside ailleurs16.

17 Dans le cadre des festivals creole, la reprise d’une chanson bavaroise par des musiciens mongols n’est pas perçue comme un écart déplacé. Ailleurs, en Mongolie ou dans des festivals axés sur l’expression authentique de traditions musicales, il est probable qu’il en irait autrement. Si la majorité des spectateurs présents lors du concert à Dortmund rient ou sourient, c’est parce que la plaisanterie apparaît ici plausible au regard du contexte de cette manifestation qui donne à voir et entendre les musiques du monde produites en Allemagne. L’écart apparaît comme une forme d’humour bon enfant qui ne dérange personne. Elle concorde avec un certain code du savoir-rire qui autorise et valorise la mise en scène ludique de marqueurs identitaires et les combinaisons inattendues.

18 Mais c’est aussi là que la thèse des « identités multiples » rencontre ses limites : d’abord parce qu’il ne s’agit jamais, du point de vue des musiciens, de n’importe quelle culture17. Ce sont les cultures auxquelles ils témoignent un attachement durable du fait de leur parcours biographique et qu’ils ne considèrent certes pas comme interchangeables avec d’autres – d’où l’importance des indices disposés dans le discours d’escorte qui contribuent à doter leur choix d’une certaine nécessité. Il y a ici (au-delà d’une mise en scène factice de « traditions ») un enjeu fort qui est celui de la reconnaissance des personnes d’origine étrangère en Allemagne18. Au delà du jeu, l’interprétation de ce morceau par Egschiglen est une manière de revendiquer une appartenance à la société allemande dans un contexte où l’idée de multiculturalisme ne va toujours pas de soi pour tous les membres de cette société. C’est une manière de signifier quelque chose comme « nous sommes Mongols, mais nous sommes aussi des Bavarois comme les autres ». Soit, encore que (contrairement à ce que pense Angela

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Merkel et une bonne partie de l’opinion allemande) le multiculturalisme n’est pas « un échec ».

19 En outre, les répertoires musicaux locaux n’ont pour les spectateurs allemands pas non plus le même statut que les répertoires étrangers. Le fonctionnement de la plaisanterie repose aussi sur la base d’un ensemble d’implicites partagés quant à ce que l’on appelle en Allemagne la Volksmusik.

La Volksmusik : un genre risible ?

Wo sind eure Lieder, eure alten Lieder ? Fragen die aus andren Ländern Wenn man um Kamine sitzt […] Tot sind unsere Lieder, unsere alten Lieder. Lehrer haben sie zerbissen, Kurzbehoste sie zerklampft, Braune Horden totgeschrien, Stiefel in den Dreck gestampft…19 Franz Josef Degenhardt, « Die alten Lieder », 1967

20 Même si personne ne sait vraiment comment la définir, la Volksmusik20 est un genre assez largement déconsidéré en Allemagne. C’est, au mieux, une catégorie risible que l’on réduira à la représentation stéréotypée des émissions télévisées de « musique alpine » : des décors en carton-pâte, des animateurs musiciens (les Musikanten, distincts des Musiker, les musiciens professionnels), des paroles évoquant la nostalgie de la Heimat – soyons sérieux : ce n’est pas de la « culture »21. Au pire, on en fera le symptôme des maux affectant la société allemande : en la réduisant à un instrument de propagande nationaliste, un outil d’abrutissement des masses ou encore un symbole du fétichisme marchand. Du fait de ces connotations négatives, certains médiateurs culturels et organisateurs de festivals œuvrant dans le domaine des musiques du monde ont coutume de dire que, depuis 1945, la Volksmusik a « disparu ». Ce par quoi ils ne veulent pas dire qu’elle a cessé d’exister (nul n’ignore l’énorme succès des émissions télévisées de musique alpine ou du Grand Prix de Volksmusik), mais qu’elle n’a pas droit de cité dans les institutions culturelles. La Volksmusik est un de ces aspects de la culture allemande qui – pour reprendre la description que Michael Herzfeld fait des contextes d’intimité culturelle – « sont considérés comme une source d’embarras externe mais qui procurent cependant aux initiés l’assurance d’une socialité commune » (Herzfeld 1997 : 3). Qu’elle rencontre un succès en Allemagne, passe encore. Mais pas question d’en faire un enjeu de politique culturelle et encore moins de la diffuser à l’étranger.

21 Dans le cadre des compétitions creole qui fonctionnent sur le principe d’un appel à candidatures ouvert et où tous les musiciens d’Allemagne ont donc le droit de se porter candidat, il arrive que se présentent des musiciens se rattachant explicitement à la catégorie de Volksmusik et/ou à un répertoire de musique spécifique d’une région. Ils développent dans ce cas des justifications qui consistent à souligner qu’il ne s’agit pas que de Volksmusik ou alors, pas de celle que l’on connaît : ainsi Tum Suden qui cherche à « réinventer une musique d’Allemagne du Nord » avec une formation comportant un violon et une basse électrique, des percussions africaines et un tambour de lansquenet (Landknechttrommel ). De l’ensemble de cithares du Collegium Concertante, qui entend

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« montrer au public que la cithare ne doit pas se restreindre au petit monde de la Volksmusik ». Ou encore de l’ensemble du chansonnier Stefan Hiss qui reconnaît en entretien qu’il se rattache à la Volksmusik sans pourtant souscrire à cette étiquette, et qui recourt donc dans ses textes de présentation à des néologismes : Volxmusik, Polk, Deutsch-Bluesrock22 – quiconque veut nommer leur musique perd vite les pédales. Il n’empêche que ce quintette souabe cultive une musique qui fait fumer les pistes de danse et a même un jour été classée au Hit-Parade de ZDF. […] (Texte de présentation de Hiss dans le programme du festival creole 2007).

22 Sur scène (pour les groupes sélectionnés par les jurés), la légitimation des répertoires locaux passe de même bien souvent par la combinaison avec des marqueurs d’autres styles musicaux ou d’autres cultures : par exemple un alliage entre le dialecte bavarois et des compositions de salsa (Los Dos y Compañeros) ou entre des mélodies folk, des boucles rythmiques et des procédés de distorsion sonore évoquant le hard rock ou la techno (Ulman). C’est là qu’intervient l’humour comme un procédé de légitimation des répertoires populaires d’Allemagne : comme une manière de montrer que l’on veut bien s’y intéresser mais que l’on n’y croit pas vraiment. Les chansons populaires ou les spécificités locales et instrumentales de différentes régions d’Allemagne n’apparaissent ici (dans le cadre d’un festival de musiques du monde) comme une référence légitime que pour autant que l’on souligne la distance prise avec ces répertoires : en les mettant en exergue par divers procédés citationnels ou en les transformant de telle manière qu’ils n’apparaissent plus comme de la Volksmusik mais comme de la chanson engagée23 (Klaus der Geiger), du jazz (Edgar Knecht Trio, Tritorn), de la musique classique (Singer Pur) ou de la pop (La Brass Banda, Bobo)24.

Une musique pour enfants ?

Fig. 2. Le duo Furiosef25

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Fig. 3. Markus Tuerk (Dortmund, septembre 2008)

23 Dans les cas où la citation se fait sur un mode ludique et distancié, les pièces de référence appartiennent bien souvent au genre de la chanson pour enfants, ce qui est encore un autre indice implicite de minoration : la référence citée est considérée comme suffisamment insignifiante pour ne blesser personne et peut pour cela d’autant mieux être appréciée comme une forme d’humour « bon enfant » (Cheyronnaud 2006). Mais en même temps, les musiciens qui s’emparent de ces répertoires de manière ludique mettent aussi un point d’honneur à faire preuve d’inventivité et de virtuosité dans la recomposition de ces morceaux. C’est le cas d’Egschiglen, qui reprend une chanson bavaroise en faisant preuve d’une certaine virtuosité vocale et instrumentale. C’est aussi le cas de Furiosef, un duo de musiciens multi-instrumentistes enseignant le jazz au conservatoire de Cologne, qui a bâti un programme de concert complet en reprenant les mélodies de célèbres chansons allemandes. Ils se sentent tout de même obligés de justifier cette démarche, face à une journaliste française qui les interroge lors de la session de la compétition creole en septembre 2008 au club du Solendo, à Dortmund : Aux Etats-Unis, les musiciens de jazz n’hésitent pas à utiliser des chansons populaires tirées des spectacles de Broadway, des musicals. Et nous nous sommes dits : pourquoi devrions nous transposer des chansons américaines alors que nous pourrions utiliser des airs avec lesquels nous avons grandi ? Et donc, nous avons décidé de le faire avec des chansons populaires allemandes : parce que nous nous sentons beaucoup plus proches de chansons comme « Es waren zwei Königskinder » parce que nous avons grandi avec, parce que nous chantions cela avec nos mères, à la cuisine…26

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25 Les mélodies reprises par Furiosef proviennent de différents répertoires : la chanson pour enfants (comme « Fuchs, du hast die Gans gestohlen ») ou la chanson populaire à succès (« La Paloma », un hit international devenu célèbre en 1944 en Allemagne avec l’interprétation de Hans Albers). À chaque fois, la réinterprétation se fait sur le mode de la distance : avec des accessoires rappelant l’univers des clowns et de la musique de cabaret, un attirail d’instruments associés au divertissement ou à des contrées exotiques (trompette, trombone, didgeridoo, berimbau, accordéon, piano etc.), des bruitages et des procédés de distorsion (kazoo, baguettes diverses, bassine d’eau etc.), des jeux de scène et des mimiques soulignant l’aspect théâtral et cocasse de ces reprises – tous procédés qui contribuent à souligner l’écart avec les répertoires d’origine tout en manifestant la virtuosité de musiciens à dépasser les frontières entre les genres. Par exemple, pour la reprise de Fuchs du hast die Gans gestohlen (« Renard, tu as volé l’oie »), la mélodie reste identifiable mais le rythme change – d’où le nouvel intitulé choisi par les musiciens : « Fuchs, du hast den Groove gestohlen » (cf. document 2). Pour la ballade « La Paloma », ce n’est pas seulement la mélodie de la chanson qui est citée mais, de manière implicite, les représentations liées au contexte d’apparition de cette mélodie que les spectateurs ont tous en mémoire : notamment l’image de Hans Albers dans le film Grosse Freiheit, qui s’achève par les adieux du héros musicien montant sur un navire en partance pour l’Australie. La casquette de Manfred Heinen prend ici son sens : elle renvoie à l’image du chanteur-acteur Hans Albers interprétant La Paloma (cf. fig. 3) Mais cette histoire tragique est ici détournée à des fins comiques : Markus Türk joue l’air de la Paloma avec une trompette plongée dans une bassine, opérant ainsi un rapprochement implicite entre cette histoire et celle, non moins célèbre, du naufrage du Titanic.

Fig. 4. La Paloma par Hans Albers.

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26 À la différence d’Egschiglen, les chansons sont ici citées sans paroles. Or pour apprécier pleinement l’humour, il faut non seulement pouvoir reconnaître la mélodie (mondialement célèbre) de La Paloma, mais aussi en connaître les paroles dans la version allemande de Hans Albers ainsi que les représentations qui y sont associées, ce qui ne va pas de soi si l’on n’a pas grandi en Allemagne. Lors du concert à Dortmund le 5 septembre 2008, j’avoue ne pas avoir vraiment compris sur le moment les raisons de l’hilarité générale parce que je ne connaissais pas le contexte d’origine de cette chanson. Mais la trouvaille de la trompette dans l’eau, l’effet communicatif des rires des autres spectateurs et surtout la virtuosité des musiciens rendaient tout de même l’humour perceptible, ainsi que le souligne le compte-rendu fait par une autre spectatrice non autochtone, la journaliste Anne-Laure Lemancel : Viennent-ils du Tyrol, de Bavière ou d’une mythique « fête de la bière » ? Les deux compères de Furiosef portent chapeaux et véritables sabots de bois, jouent du berimbau, de la grosse caisse et de la cuisse de canard qui fait « pouet », tâtent de la trompette sous l’eau au secours d’un improbable Titanic, et manient avec brio un humour germanique dont notre connaissance érodée de la langue ne nous permet pas de saisir les subtilités (foi accordée à l’hilarité du public). Au douze-millième degré, ils jonglent avec les clichés, improvisent sur des comptines nationales ; pour autant, ils ne renoncent pas à l’idée d’un certain swing, ni à la parfaite maîtrise de leurs instruments (accordéon, piano, trompettes, mirlitons). Furieux, les Josephs ! Ces Dupond et Dupont de la musique allemande soufflent sur le public un vent rafraîchissant, une bonne humeur pince-sans-rire et un brin potache, mais toujours pertinente. On adhère.27

27 C’est une musique pour rire, mais pas seulement : il importe aussi qu’elle soit bien composée, qu’elle « swingue » et qu’elle témoigne d’une maîtrise instrumentale et d’une inventivité compositionnelle qu’apprécieront non seulement les enfants, mais aussi les adultes. En outre, pour les auditeurs allemands, ces morceaux recèlent aussi une forte composante émotionnelle parce qu’ils sont associés aux souvenirs d’enfance et au cadre intime de la famille ou des échanges privés. Enfin, leur apparition sur la scène des musiques du monde manifeste la levée d’un interdit pesant sur les musiques populaires. Il y va de la reconnaissance publique d’une musique populaire allemande comme d’une musique parmi d’autres (selon l’argument récurrent des musiciens : « Les autres le font, pourquoi pas nous ? »), et au-delà, de la normalisation d’une identité allemande par-delà le problème complexe que constitue la difficile « maîtrise du passé » (Vergangenheitsbewältigung).

28 Le cas de Furiosef est révélateur d’un phénomène plus général que certains commentateurs ont identifié comme un « retour de la Volksmusik »28 : soit d’un ensemble de répertoires et de marqueurs d’identité locale qui n’ont à vrai dire jamais vraiment disparu, mais qui apparaissent aujourd’hui de nouveau comme légitimes et susceptibles de fournir le support de mises en scène ludiques, mais aussi de créations exigeantes, mettant l’accent sur la réinvention plutôt que sur la reproduction des codes conventionnels du genre. Même les musiciens qui réinventent la Volksmusik seront perçus comme les symboles de l’honneur retrouvé des Allemands. Témoin, par exemple, cette description du projet de Degas et Weiser diffusé par le label Piranha à Berlin : It became obvious during the World Cup : As cosmopolitan hosts, the Germans could party and fly their flag with new enthusiasm far away from old clichés. This new German lightness is also present in PIRANHA’s music project « Heimat – von fern so nah » (Home – from far so close). Jorge Degas, Brazilian composer, bass and guitar player and Andreas Weiser, German percussionist, composer and author present modern new interpretations of selected German

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traditional songs with singers Nina Ernst and Sahrin Rezau. This swinging, mostly Brazilian view on ancient tunes is a cheerful revitalisation of an almost forgotten song culture29.

29 Je suis partie dans cet article d’un cas relativement conventionnel d’humour. Celui-ci n’est peut-être pas (en tout cas pas de mon point de vue) le plus drôle de ceux que l’on peut découvrir sur les scènes des festivals de musique du monde d’Allemagne ou d’ailleurs mais il a ceci d’intéressant qu’il met en jeu des appartenances identitaires. Le « bis » de l’ensemble Egschiglen est une manière pour les musiciens de montrer leur capacité à varier leur répertoire tout en faisant preuve d’une connaissance des règles du jeu du concert. Il fonctionne sur la base d’un cadre axiologique partagé qui autorise et encourage des connexions entre des répertoires distants ou opposés. Mais son succès tient aussi à sa capacité à alimenter des interprétations contradictoires : certains y verront le symptôme d’une permanence de l’exotisme, d’autres un symbole du dialogue des cultures, d’autres encore la manifestation post-moderne de la liberté d’un individu à composer son identité « à la carte ». Ces interprétations montrent que ce qui se joue dans ce morceau n’est pas seulement d’ordre ludique. Le jeu n’est apprécié qu’en vertu de l’arrière-plan bien réel que constituent les parcours de vie des musiciens, la situation des minorités étrangères en Allemagne et le passé controversé de la Volksmusik.

30 Il resterait encore à confronter ce cas à d’autres formes d’humour s’exprimant sur la scène des festivals, notamment pour montrer la diversité des codes du « savoir-rire » (Cheyronnaud 2006) entre lesquels un même spectateur peut alterner, parfois en une même soirée. Ainsi que le souligne par exemple la chanson « Ich bin nicht Peter Lustig » de Klaus der Geiger30, l’humour d’un chanteur de folk engagé ne repose pas sur les mêmes attentes que celle des émissions de Peter Lustig, un animateur d’émissions pour enfants que Klaus der Geiger ne trouve, quant à lui, pas du tout drôle. Cet humour n’est pas non plus le même que celui des Dissidenten qui mettent en scène des danseuses orientales dans des costumes et un décor kitsch ou que celui du chansonnier Stefan Hiss qui se livre à « des bons mots corsés dans la langue locale » (descriptif du programme creole 2007) et fait preuve d’une verve langagière qui n’est compréhensible que par des auditeurs allemands – à supposer que ceux-ci apprécient l’ambiance des bals et le volume sonore élevé de leur prestation. D’où les tensions qui peuvent parfois surgir des frictions entre différents codes, d’où aussi les ratés ou les commentaires dépréciatifs qui surgissent parfois (« c’est de l’humour de mauvais goût », « de bas étage », etc.), qui nous rappellent que, si l’humour constitue un trait humain assez communément partagé, le sens de l’humour n’est assurément pas universel et qu’il peut constituer un enjeu majeur de dissension.

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NOTES

1. « La paysanne a perdu son chat, elle ne sait plus où il est ». Cette chanson peut être rapprochée de la chanson popularisée en France sous le titre de « La Mère Michel ». 2. Titre d’une communication orale faite à l’EHESS dans le cadre du séminaire « Musique et Sciences Sociales » dirigé par Esteban Buch et Laure Schnapper (décembre 2007). Voir également l’article publié dans le numéro « Performances » des Cahiers d’ethnomusicologie (Bachir 2008). 3. Au sens de Clifford Geertz qui a repris cette notion de Gilbert Ryle et l’a développée dans un célèbre essai fondant une « théorie interprétative de la culture », essai qui traite d’ailleurs notamment de procédés parodiques et de rapports de connivence centraux pour comprendre le fonctionnement de l’humour. Je cite ici la traduction parue dans la revue Enquête (Geertz 1998,

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version consultable en ligne) : « Entre ce que Ryle appelle la ‘‘description mince’’ (thin description) de ce que fait l’acteur (le parodiste, celui qui fait des clins d’œil et celui qui contracte ses paupières…) et la ‘‘description dense’’ (thick description) de ce qu’il fait (répétant la scène burlesque d’un ami feignant de faire des clins d’œil afin de tromper un innocent qui pense qu’une conspiration se trame), réside l’objet de l’ethnographie : une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes dans les termes desquelles les contractions, les clins d’œil, les faux clins d’œil, les parodies, les répétitions de parodie sont produits, perçus et interprétés, et en dehors desquelles ils n’existeraient pas ». 4. Formule qui a donné lieu à plusieurs cycles de concerts de la Brotfabrik à Francfort et que l’on trouve également dans certains textes d’introduction aux programmes des festivals creole : par exemple celui du festival creole Rhénanie-Westphalie 2006, dans lequel l’organisatrice (Birgit Ellinghaus, alba Kultur Cologne) invite les spectateurs de la région à une « grande fête célébrant les Local Heroes ». 5. Comme Martin Greve, spécialiste des musiques de Turquie qui a rédigé le texte de présentation des festivals creole et est aussi l’auteur d’un article controversé sur la « disparition nécessaire de l’ethnomusicologie » (Greve 2002). Dans la plupart des jurys des compétitions creole (dont la composition varie à chaque session), on trouve un représentant du monde universitaire qui se rattache le plus souvent au champ de la Musikethnologie (Raimund Vogels à Hanovre en 2006 et 2008, Kendra Stepputat à Jena en 2008, Tiago de Oliveira Pinto à Hambourg en 2008, Julio Mendivil pour la finale à Berlin en 2009), mais aussi parfois à celui des Popular Music Studies (Michael Rappe à Dortmund en 2006, Nico Thom à Leipzig en 2007) ou encore du champ de la pédagogie musicale (Annemarie Roelofs à Wiesbaden en 2008, Christoph Goelitz à Iena en 2008, Leo Vervelde à Dortmund en 2007). 6. Initialement employé pour désigner les personnes des colonies d’outre-mer, le terme « créole » a été ensuite élargi par les linguistes à une catégorie de langues issues de la coexistence entre une population dominante et des populations colonisées (voir, entre autres références, Thomason/ Kaufman 1988, Chaudenson 2003), puis, plus récemment, à une théorie des phénomènes culturels (voir notamment Enwezor 2003). Il est important de souligner que le transfert de cette notion au domaine musical ne va pas de soi : parce que les catégories musicales ne recoupent pas les distinctions qui valent pour le domaine linguistique (langage/langue/dialecte) et parce que la délimitation entre des musiques « créolisées » et des musiques « pures » est beaucoup plus mouvante et sujette à débat. 7. « Egschiglen. Mongolisches Oberton-Jodeln ». Dossier de presse du festival creole 2007, p. 22. 8. E-Musik : abréviation de Ernste Musik (musique sérieuse) que l’on oppose communément au domaine de la U-Musik (Unterhaltungsmusik, littéralement : « musique de divertissement »). 9. Cadre qui suppose en particulier l’agencement d’un programme qui ordonne les prestations des groupes dans un certain ordre, la mise en place d’un dispositif de sonorisation qui permet (en théorie du moins) d’assurer un équilibre entre les instruments et les diverses prestations, et aussi la mise en récit prise en charge par le modérateur ou la modératrice qui présente les groupes lors du festival. J’ai développé cet aspect dans le chapitre 8 de ma thèse, Une musique du monde faite en Allemagne ? Les compétitions creole et l’idéal d’une société plurielle dans l’Allemagne d’aujourd’hui (EHESS, 2012). 10. Invention récente résultant de la combinaison organologique entre la vièle morin khuur et la contrebasse. 11. Quelques extraits de cette prestation peuvent être visionnés dans un portrait de l’ensemble réalisé à l’occasion du festival creole. Voir document 1 (dans lequel la chanson bavaroise est mise en avant) ainsi que d’autres extraits de concerts disponibles sur Youtube (, consulté pour la dernière fois le 01/02/2013). 12. Entretiens réalisés à Dortmund le 17 mai 2007.

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13. C’est par exemple ce que note Martin Greve (membre du jury du creole NRW 2006), interrogé par une journaliste dans l’émission Musikpassagen diffusée le 30 août 2006 sur WDR3 : « la musique qui nous est apparue comme la plus exotique était celle d’Allemands ». En l’occurrence, la surprise était provoquée par la candidature d’un groupe revisitant des pièces musicales de la région du Rhin, les Einstürzenden Heuschober. 14. Par exemple l’ensemble Trio Fado (creole Berlin 2006), une formation de quatre musiciens qui clôt son concert de fado par une polyphonie a capella interprétée sur le devant de la scène, sans micro, dans laquelle le joueur de guitare portugaise se révèle soudain virtuose du chant diphonique. C’est que cette technique, parmi d’autres procédés vocaux ou instrumentaux particulièrement saillants, est aujourd’hui enseignée de manière autonome dans des écoles de musique et des workshops, ainsi que par des musiciens dans des performances qui n’ont rien à voir avec son contexte d’origine. Or cette autonomisation ne va pas de soi pour tous les auditeurs : certains y verront une preuve de virtuosité, d’autres au contraire le symptôme d’une perte d’authenticité (« cela n’a rien à voir avec le vrai fado »). 15. Cités d’après un rapport d’expertise que nous avons rédigé avec des chercheurs et étudiants de la Hochschule für Musik de Cologne (Bachir/Greve/Rappe 2006 : 56) 16. Voir par exemple l’anecdote rapportée par Laurent Aubert dans son essai sur « La vie d’artiste » : « Je me souviens des soupirs consternés d’une partie du public assistant à un concert du maître du sarod indien Ali Akbar Khan quand ce dernier jugea bon d’inclure des extraits de Greensleaves ou d’Au clair de la lune dans ses improvisations, par ailleurs d’une beauté fulgurante. Ce qui n’était pour lui qu’un trait d’humour passager, un clin d’œil malicieux, fut perçu par une partie du public comme un acte iconoclaste intolérable, et les commentaires entendus dans le foyer après le concert tournaient essentiellement autour de l’influence jugée néfaste de sa résidence californienne sur le génie de cet artiste, sans parler de celle, présumée, de l’alcool et des femmes… » (Aubert 2001 : 70-71). 17. Ainsi que le souligne Gérard Lenclud dans son compte rendu du livre de Margarita Xantakhou Identités en souffrance, l’usage pléthorique que l’on fait aujourd’hui du terme d’identité comme d’un « signe distinctif et totalisant du présent » repose sur une définition incompatible avec celle des philosophes logiciens : « Pas plus qu’une société ne dispose de traditions à la commande, faute que le passé soit une ressource entièrement malléable, un homme ne se dote d’une identité sociale et culturelle à la carte. La raison en est que, pour reprendre une formule célèbre, il ne sélectionne pas la bouche qui dit “Je” ». (Lenclud 2008 : 456) 18. Selon Michael Herzfeld (Herzfeld 1992), la pratique des stéréotypes ne se limite pas à la reproduction de réductions simplistes ou factices par des élites, mais elle intervient localement dans des situations où des identités sont en jeu et peut ainsi constituer le support de stratégies d’autojustification ou de contestation. Pour un argument allant dans ce sens (et à l’encontre d’une réduction des cultures à des « inventions »), voir Sahlins 1999. 19. « Où sont nos chansons/nos vieilles chansons ?/ Nous demandent les visiteurs d’autres pays/ Le soir, au coin du feu […] Elles sont mortes, nos chansons/nos vieilles chansons/Mises en miette par des maîtres d’école/Assassinées [à la guitare] par des garçons en culottes courtes/Hurlées à tue-tête par les hordes brunes/Piétinées dans la boue par les bottes des soldats ». 20. Ce terme signifiant littéralement « musique du peuple » englobe de multiples répertoires et styles dits « populaires ». Dans un de ses séminaires sur la Volksmusik, Gisela Probst Effah (cf. Probst-Effah 2009) y inclut aussi bien les chansons collectées au XIXe siècle (Herder, Brentano, Erk/Böhme), les pratiques du chant collectif dans les mouvements de jeunesse (comme les Wandervogel), les répertoires spécifiques de différentes régions (musique bavaroise, shanties d’Allemagne du Nord, chansons à boire du Rhin) que divers genres apparus au XXe siècle comme le Schlager, le « folk » allemand, la chanson engagée de RDA, la volkstümliche Musik (telle qu’on peut en voir dans les émissions de télévision) ou la Neue Volksmusik, qui incorpore des segments

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de la « pop ». Ce sont en somme des répertoires qui n’ont en commun que leur opposition au domaine de la musique savante ou « sérieuse » (E-Musik). 21. Il a fallu la venue d’un ethnomusicologue péruvien en Allemagne pour que ce phénomène puisse apparaître comme un enjeu de réflexion musicologique (Mendivil 2008) dépassant les a priori formulés par Adorno sur la musique populaire. 22. Volxmusik se prononce de la même manière que Volksmusik mais l’orthographe souligne implicitement que les musiciens se démarquent des conventions de ce genre. Polk est une abréviation de Polka. 23. Une autre voie de légitimation dont le mouvement du Deutsch-Folk s’est fait une spécialité est la politisation des paroles de chansons (voir notamment Kirchenwitz 1993). Dans ce cadre, l’usage de la langue allemande et des dialectes ainsi que celui d’instruments de musique comme la vielle à roue, la cithare de Bohème (Waldzither) ou le cromorne (Krummhorn) sont devenus des marqueurs de démarcation vis-à-vis de la pop anglophone et de la chanson de variété allemande. Mais l’usage de ces symboles n’apparaît ici comme légitime qu’à condition de mettre en avant un message politique, non sans d’ailleurs recourir à certains procédés humoristiques relevant plutôt de la satire : ainsi que le fait par exemple Klaus der Geiger, un violoniste de rue de Cologne candidat à la compétition creole Rhénanie-Westphalie en 2008 (voir vidéo sur < http:// www.mondomix.com/reportages/creole-2008/fr/j7.htm>), dont la chanson « Ich bin nicht Peter Lustig » critique ouvertement une émission de télévision pour enfants célèbres animée par Peter Lustig (« Pierre le Drôle ») et lui oppose une autre forme d’humour fondée sur des valeurs opposées (critique de la société de consommation, engagement au côté des opprimés, mise en avant du dialecte Kölsch). 24. Ces derniers exemples ne sont pas tirés des festivals creole mais il s’agit d’ensembles qui ont récemment connu un grand succès en Allemagne : Singer Pur a reçu en 2005 le prix « Echo » dans la catégorie de musique classique avec un CD reprenant des chansons populaires a cappella. La Brass Banda est une formation de cuivre de Bavière qui connaît un grand succès depuis 2009 et a récemment été nominé pour l’Eurovision. Bobo est une chanteuse qui reprend les textes des poètes romantiques et des chants populaires collectés depuis le XIXe siècle dans une orchestration pop. 25. Source : . 26. Cf. Document 2. Le reportage a été réalisé par Yasmina Bartova Zouaoui, Anne-Laure Lemancel, Margot Vincent, Sebastian Kayser et Nicolas Sardjveladzé. 27. Texte paru sur le site de Mondomix le 6 septembre 2008 (). 28. Voir, entre autres articles, « Das Revival der Volksmusik von den siebziger Jahren bis heute » de Birger Gesthuisen (Source : ). 29. Source : < http://www.piranha.de/english/piranha_musik_verlag/degas_weiser/ heimat_von_fern_so> 30. Extrait de concert visible dans le reportage effectué par l’équipe de Mondomix sur le creole NRW 2008 (http://mondomix.com/reportages/creole-2008/videos/j07_klaus_vid.flv) et relaté de la manière suivante par Anne-Laure Lemancel : « Gepetto à la salopette de cuir, Peter Lustig et grand-père idéal, Klaus der Geiger s’acoquine au guitariste bohème Salossi pour bougonner, rigoler, déclamer une satire sociale virtuose. Après une brillante carrière de concertiste classique, Klaus le violoniste, institution de la musique allemande, a choisi la rue comme scène unique : un auditoire universel et non guindé pour mûrir une révolte tendre, une colère libre, un folk affirmé, à l’émotion vibrante. […] S’ils jouent de la « musique du monde » ? Oui. Peut-être. Qu’importe ! Ils touchent au plus juste et à l’infini. » (Source : http://www.mondomix.com/ reportages/creole-2008/fr/j7.htm).

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RÉSUMÉS

Cet article examine les modalités de mise en scène des appartenances identitaires sur la scène des festivals de musiques du monde en Allemagne et le rôle que l’humour peut jouer dans ce contexte. Partant de l’analyse d’un cas (les musiciens de l’ensemble de musique mongole Egschiglen, qui achèvent leur concert par une chanson de Franconie), il vise à recontextualiser l’usage de procédés citationnels humoristiques en prenant en compte plusieurs aspects de la situation de performance : les codes d’agencement d’un concert, le débat sur le multiculturalisme et le statut particulier qu’occupe les répertoires populaires locaux (Volksmusik) dans un festival de musiques du monde. Au-delà de leur aspect ludique, il s’agit de montrer que ces procédés s’inscrivent dans une situation sociale dans laquelle des valeurs et des normes collectives sont en jeu.

AUTEUR

TALIA BACHIR-LOOPUYT Talia BACHIR-LOOPUYT, après un cursus d’études germaniques à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, s’est tournée vers le domaine de la musique et des sciences sociales. Sa thèse, réalisée en cotutelle entre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) et l’Institut d’Ethnologie Européenne de l’Université Humboldt (Berlin), porte sur les festivals de musiques du monde et l’idéal d’une société plurielle dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Outre les articles publiés sur ce thème, elle a codirigé un numéro de la revue Tracés (Improviser. De l’art à l’action, ENS Editions, 2010) et une publication sur les tendances actuelles des études sur la musique en France et en Allemagne (Musiques, contextes, savoirs, Peter Lang, 2012).

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Postface. Rira bien qui rira le dernier. À propos de l’humour musical

Michael Houseman

1 Lorsque Christine Guillebaud et Victor A. Stoichiţă, coordinateurs de ce dossier thématique, m’ont invité à en rédiger la postface1, il était entendu que, n’étant pas moi- même ethnomusicologue, je ne pouvais apporter qu’un regard quelque peu décalé. Profitant donc de ce statut d’exception, je me permets quelques remarques synthétiques qui, sans entrer en discussion avec les textes précédents, s’en inspirent afin de cerner certains des enjeux qui président à l’analyse du comique sonore et d’alimenter la réflexion à leur égard. Je m’attacherai dans un premier temps à identifier un certain nombre de phénomènes que les diverses contributions regroupées ici ont mis en évidence, lesquels seront envisagés comme autant de traits récurrents de l’humour musical. Dans un second temps, je m’interrogerai sur la spécificité de l’humour sonore et sur son intérêt en tant qu’objet d’études2.

Une multiplicité de plans

2 Une première caractéristique de l’humour musical, qui se dégage de presque toutes les contributions, est qu’il met en jeu une pluralité de plans ou de registres. Comme toute situation jugée comique, l’humour musical comporte l’association d’éléments (musicaux ou autres) tenus pour partiellement incohérents entre eux. Considérez le clip sur le blog « Humours » de la Société française d’ethnomusicologie (http:// www.ethnomusicologie.fr/humours/) qui présente un récital dans lequel la musique des films de James Bond arrive au plein milieu de la symphonie No 40 de Mozart. Comme le remarque Christine Guillebaud, qui l’a mis en ligne, son effet comique réside en le surgissement inattendu d’un passage « léger » au sein d’un répertoire musical « sérieux ». Il s’agit d’un cas d’humour musical à la fois simple, puisqu’il ne comporte que deux plans, et élémentaire, puisqu’il est « endogène » (voir l’article de Bernard Lortat-Jacob) à la matière musicale elle-même. Un autre exemple, « exogène » et plus

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complexe, qui associe une musique classique à deux registres discursifs différents, est la versification bureaucratique, à la fois affectueuse et légèrement scatologique, de l’Humoresque No 7 de Dvořák3. Ce pastiche a atteint aux Etats-Unis le statut de chanson « traditionnelle » :

3 Dans l’un et l’autre cas, l’efficace humoristique dépend de la prise en compte simultanée de plusieurs plans ou registres sensiblement différents (Bernard Lortat- Jacob, encore lui, parle de plusieurs « cohérences »). On remarquera toutefois que ces plans ou registres sont implicitement hiérarchisés, de sorte que leur association comporte un bouleversement des attentes. L’un des plans, celui de Mozart, agit comme « fond » au sein duquel surgit, de façon surprenante, la « figure » quelque peu incongrue de James Bond. Comme l’a proposé Talia Bachir-Loopuyt, il s’agit d’un phénomène proche de la citation, dans lequel un genre musical en mentionne un autre, « sur un mode ludique et distancié ». Pour reprendre la définition bien connue de Mary Douglas, l’humour musical serait de ce point de vue un cas limite, particulièrement bien cadré, de la saleté : une matière sonore qui n’est pas à sa place. Des hiérarchies de ce type n’ont évidemment rien de fixe : elles peuvent s’inverser ou devenir dialogiques (comme lorsque, quelques mesures plus tard, Mozart fait son apparition au sein de la musique de James Bond), ou prendre des formes complexes marquées, par exemple, par une mise en abîme autoréférentielle dont l’exposé inimitable de François Picard nous a fourni un bel exemple, ou par des phénomènes de cumul comme ceux auxquels se livrent les parodistes virtuoses présentés par Jean Lambert où l’imitation vocale d’un instrument est doublée de celle de sa déformation électro-acoustique, puis de celle de la voix amplifiée du présentateur, avant de s’effondrer – en rires – sous le poids de cet empilement précaire. Il est évident que la temporalité de la musique favorise de tels va- et-vient et enchevêtrements qui permettent de réamorcer l’effet comique.

4 M’inspirant des intuitions de Louis Dumont (1979) sur la relation hiérarchique, il me semble que si les incohérences que mobilise l’humour musical sont si souvent hiérarchisées, c’est que cela favorise l’émergence d’un plan supplémentaire, englobant, qui permet d’apprécier ces apparentes incongruités comme formant une totalité harmonieuse. La reconnaissance d’une telle cohérence d’ordre supérieur, à même de transcender des incohérences locales, est en effet nécessaire pour que ces dernières puissent être entendues comme relevant de l’humour et non, plus simplement, d’un désordre (une saleté sonore à proprement parler). De cette façon, l’humour musical reposerait sur une perception combinant deux points de vue contraires : l’un qui focalise sur les discordances, musicales et autres, qu’accompagne l’association de plusieurs plans ou registres disparates, l’autre qui centre l’attention sur leur intégration unitaire. Le comique sonore s’impose ainsi comme un objet foncièrement complexe.

5 Cette complexité – la coprésence de plusieurs plans antinomiques, l’émergence d’un autre plan englobant et la double perspective que cela implique – permet de mieux comprendre un aspect important de l’humour musical souligné dans plusieurs articles : il comporte une certaine prise de distance par rapport à l’émotion de la musique. Dans l’humour musical, les états affectifs provoqués par une immersion sensible dans la production/réception musicale, portés par la cohérence interne du petit monde

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perceptuel qu’elle médiatise, sont comme dissipés par l’apparition de discordances et une reconfiguration subséquente de la matière musicale qui met en relief les relations unissant musiciens et auditeurs. La situation est strictement analogue à celle que décrit Christine Guillebaud pour les saynètes quelque peu comiques qui ont lieu lors de rituels domestiques dans le Sud de l’Inde, où l’introduction de bruitages et de dynamiques de tempo inconvenants entraîne une « mise à distance » de certaines divinités parfois trop envahissantes. De ce point de vue, la connexion cocasse qu’établissent ponctuellement les Kuikuro du Haut-Xingu entre la musique des flûtes kagutu et les chants tolo est tout à fait similaire : une parodie, faite par les hommes, des femmes en train de parodier le répertoire musical masculin, aurait comme effet d’éloigner les redoutables esprits étroitement associés aux flûtes des hommes (cf. la contribution de Tommaso Montagnani). Dans l’humour musical, ce n’est pas que les auditeurs sont basculés hors de la musique (pas plus que les adeptes indiens ne sont basculés hors de la présence des divinités) ; c’est plutôt que la musique cesse d’exister en elle-même et pour elle-même, en tant que fin en soi, pour devenir un moyen, le véhicule d’un certain réalignement relationnel. Et c’est justement ce mouvement de recul impliquant une réévaluation à la fois perceptive et interpersonnelle qui est marqué par l’irruption de cette expression émotionnelle éminemment sociale qu’est le rire.

6 Une dernière remarque à propos de la multiplicité de plans que comprend l’humour musical. Pour que l’effet comique ait lieu, les incohérences « locales » qu’introduit cette multiplicité se doivent, à l’instar de la production sonore explosive qu’il est censé provoquer (c’est-à-dire le rire), d’être ponctuelles et éphémères. Après relativement peu de temps, la « figure » musicale de James Bond ayant surgi de Mozart cesse d’être amusante ; elle perd son relief pour s’imposer comme nouveau « fond » qui, sans qu’il en émerge une nouvelle « figure » discordante (en l’occurrence, le retour de Mozart ou, à un autre moment, l’éruption du thème du film Love Story), n’a rien de drôle en soi. Ainsi, dans la mesure où l’humour musical implique une certaine durée (celle de la musique), il faut que ses effets comiques soient continuellement relancés, soit par des procédés sonores ou proprement musicaux, comme dans les distorsions successives d’un concerto de Haydn soigneusement décomposées par Bernard Lortat-Jacob, soit au moyen de procédés extramusicaux (paroles, grimaces, costumes, attitudes corporelles, etc.) auxquels se livrent à profusion, par exemple, autant les participants aux compétitions de moppies étudiées par Denis-Constant Martin, que les chanteuses de murga subversives présentées par Clara Biermann. En l’absence de cette dynamique de surenchère, des performances musicales qui auraient pu être qualifiées de drôles, en raison des irrégularités qu’elles incorporent, se seraient stabilisées pour devenir des genres musicaux à part entière qui se disent « plaisant », « enjoué » ou « humoristique », mais qui, en principe, ne suscitent pas le rire. C’est le cas par exemple des pièces qualifiées de gecul (« comique ») dans le jeu du gamelan javanais qu’analyse Marc Benamou. D’autres cas occuperaient de ce point de vue une position intermédiaire : les imitations parodiques qui ont lieu dans le cadre de rituels chez les Kuikuro du Haut-Xingu (cf. la contribution de Tommaso Montagnani), ou encore, le genre lyrique des manele roumaines étudiées par Victor A. Stoichiţă, marqué par une invention conventionnelle de figures d’ironie et d’auto-parodie.

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Compétences

7 Une seconde caractéristique générale de l’humour musical, mise en évidence dans la plupart des contributions, est qu’il exige des compétences non négligeables, du côté des auditeurs comme du côté des exécutants.

8 Ceux qui écoutent doivent être à même de reconnaître les différents plans, partiellement incohérents entre eux, qui y interviennent en tant que « figures » et « fonds ». Par exemple, pour quelqu’un (comme moi) qui ignore aussi bien la musique mongole que la Volksmusik allemande, l’interprétation de chansons bavaroises en chant diphonique dont parle Talia Bachir-Loopuyt n’a rien de particulièrement drôle. L’humour de la situation échappe à l’auditeur qui n’a pas les connaissances qui lui permettent d’apprécier l’incongruité que représente la juxtaposition de ces deux registres musicaux ; il ne perçoit pas les guillemets qui entourent la « citation » sonore. Dans la même veine, considérez les imitations musicales illustrant le propos de Jean Lambert. Pour celui qui ne connaît pas les véritables sonorités des instruments mimés, lorsqu’il écoute ces imitations les yeux fermés, certaines d’entre elles ne peuvent que devenir beaucoup moins amusantes : n’est perceptible alors (en l’absence d’indices visuels burlesques) qu’un genre musical jusque là inconnu. J’en tire une conclusion simple : si une appréciation des musiques d’autres cultures ne va nullement de soi, le discernement transculturel de l’humour musical est encore bien moins évident.

9 Du côté de ceux qui jouent, l’humour musical requiert une double compétence. Tout d’abord, il faut que les musiciens puissent connaître et savoir respecter les conventions qui font qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi, d’un point de vue musical comme d’un point de vue plus général. Cette idée ressort clairement, par exemple, de l’étude de Françoise Etay sur les chansons humoristiques comme instrument de contestation ou de dénonciation. Ainsi, dans la région du Limousin certains thèmes (la sexualité, la religion, les injustices sociales) admettent facilement le ridicule et l’irrévérencieux. En revanche, une chanson parodique sur Oradour-sur-Glane ou des grandes figures de la Résistance en Haute-Vienne risqueraient de ne faire rire personne. Ensuite, et tout aussi important, pouvoir associer plusieurs registres partiellement antithétiques de façon réussie, exige une maîtrise technique certaine. Il est facile d’introduire des incohérences musicales : il suffit de mal jouer. C’est tout autre chose que de les introduire de sorte qu’en émerge ce que j’ai appelé un plan englobant qui les intègre à une nouvelle totalité harmonieuse. L’humour musical qui ne fait pas preuve d’un savoir-faire technique suffisamment abouti est comme une blague mal racontée : il tombe à plat. Il est évidemment possible – et même courant – de rire de quelqu’un qui se montre incompétent, mais cela devient vite lassant, en musique comme ailleurs. Ce qui est bien plus drôle est la mise en scène de l’incompétence, et ça, c’est tout un art.

Destinataires

10 En effet, un troisième trait récurrent de l’humour musical, étroitement lié à la question des compétences qu’il requiert, est qu’il est reconnu comme volontairement adressé. Plus exactement, pour qu’il puisse y avoir de l’humour musical (à part le ridicule passager que peuvent provoquer chez certains des maladresses irréfléchies), il faut que l’auditoire puisse apprécier que les exécutants savent que ceux qui les écoutent sont conscients que les incongruités musicales auxquelles ils se livrent sont délibérées et

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qu’elles leur sont expressément destinées. En d’autres termes, pour l’ensemble des participants, il s’agit de sonorités produites avec l’intention de produire des effets, en premier lieu un effet humoristique (le rire), chez certaines personnes. Le comique sonore se doit donc d’être réflexif, et cela contribue grandement à la mise à distance des émotions que peut occasionner l’expérience de la musique en elle-même. Il existe maintes façons de faire entrer cette intentionnalité réflexive dans la production musicale pour la communiquer aux auditeurs, et bon nombre d’entre elles sont illustrées dans les contributions rassemblées ici : l’exagération, la répétition, l’introduction de déformations, de ruptures, de changements de tempo, l’utilisation d’emprunts, de mises en scène corporelles, de jeux de regards, de mimiques, etc.

11 Une dernière caractéristique, qui est à bien des égards le pendant de la précédente, est que l’humour musical a toujours une cible. Autrement dit, il faut que quelqu’un ou quelque chose en fasse les frais : une personne, une collectivité, une institution, des divinités, des personnages fictifs, les exécutants ou les auditeurs eux-mêmes, une école de composition ou d’interprétation (ou ses représentants), un genre, une tradition, etc. Or, dans la mesure où l’humour musical est à la fois adressé (des exécutants à un auditoire) et ciblé (il fait intervenir un tiers qui a bon dos), il implique inévitablement un repositionnement des participants vis-à-vis d’eux-mêmes et d’autres. C’est ce qui permet au comique sonore de prétendre à une efficacité non seulement esthétique mais également sociale. C’est ainsi que les murga féminines du groupe « Zéro Boule » au Carnaval de Montevideo, tout comme bon nombre de chansons populaires parodiques, en Limousin comme au Cap, peuvent devenir des moyens de subversion ou de contestation. C’est également ce qui sous-tend une des qualités des manele roumaines soulignée par Victor A. Stoichiţă, celle d’ouvrir un espace pour de nouveaux réagencements relationnels. En même temps, parce que l’humour musical est à la fois réflexif et fortement astreint à des normes admises par tous ceux qui sont à même de l’apprécier (voir Compétences plus haut), il paraît peu menaçant. Il s’agit d’un « châtiment léger », d’une réprobation bon enfant (cf. article de Talia Bachir-Loopuyt) qui ne porte pas trop à conséquence, d’une attaque acceptable – bref, de quelque chose dont on peut rire. C’est dans ce sens élargi que j’entends la notion de « communauté de connivence » proposée par Clara Biermann, comme quelque chose qui à la fois autorise l’efficacité sociale du comique sonore et en limite la portée : l’humour musical repose sur une complicité non seulement entre ceux qui jouent et ceux qui écoutent, mais aussi entre les uns et les autres et ceux qui en seraient les cibles.

L’humour musical comme objet d’études

12 J’arrive maintenant au second volet de mes commentaires. Ce sera l’occasion de soulever des questions d’ordre général touchant à ce que l’humour musical aurait en propre. Je viens d’identifier quatre de ses caractéristiques récurrentes : 1) il est complexe, comportant une prise en compte simultanée de plusieurs points de vue partiellement incohérents entre eux ; 2) il met en œuvre des compétences particulières chez ceux qui écoutent comme chez ceux qui jouent ; 3) il est reconnu par l’ensemble de ceux qui y participent comme expressément adressé ; et 4) il est implicitement ou explicitement ciblé contre quelqu’un ou quelque chose. Toutefois, à bien regarder, ce ne sont pas tant des traits distinctifs de l’humour musical que des propriétés de l’humour en général, quel que soit le mode d’expression qu’il mobilise. Il existe certes

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des cas – empiriquement très minoritaires – d’humour purement musical, c’est-à-dire « endogènes » à la production musicale elle-même : la juxtaposition de Mozart et de James Bond, les déformations du concerto de Haydn, etc. Mais il est difficile de repérer des caractéristiques propres au comique musical qui ne se retrouvent pas tout autant dans l’humour faisant intervenir d’autres modes de communication (discours, gestes, etc.). À la lumière de ce constat, je suis tenté d’adopter une position déflationniste radicale : l’humour musical, n’ayant pas de propriétés distinctives, outre le fait trivial qu’il soit sonore, est un phénomène analytiquement contingent. Le véritable objet d’études est l’humour, et la musique n’est qu’un de ses contextes possibles de réalisation. Il est vrai que les traits constitutifs du comique sonore ne peuvent s’éloigner trop de ceux du comique en général, au risque que le premier ne soit plus reconnaissable comme de l’humour. Mais cela ne fait que conforter ma conviction que ce qui doit commander notre attention en tant que chercheurs n’est pas tant l’humour musical que l’humour musical.

13 En même temps (il ne faut pas hésiter à retourner sa veste en matière de recherche scientifique), s’interroger sur la structuration sonore du comique aurait, à mes yeux, un intérêt capital : celui de pouvoir déboucher sur des conceptualisations de l’humour qui ne soient pas explicitement ou implicitement inféodées à la modélisation linguistique. Comme l’atteste l’utilisation de notions comme « citation », nos perspectives analytiques sont imprégnées de présupposés de type langagier. Or, il n’est nullement évident que l’humour soit en premier lieu un phénomène discursif. Ainsi, il se peut non seulement, comme l’a suggéré Christine Guillebaud, que le matériel sonore puisse mettre en relief certaines propriétés du comique mieux que tout autre mode de communication, mais aussi que certaines particularités de la musique puissent permettre d’éclairer le fonctionnement de l’humour de façon tout à fait originale. Après tout, comme l’a souligné Jean-Michel Beaudet (1996), le rire, manifestation emblématique de l’humour, est avant tout une expression affective sonore.

14 Il y a en effet bon nombre de caractéristiques de la musique et, plus généralement, du son (dont certaines sont partagées avec la danse et, plus généralement, le mouvement4) qui résonnent, de façon particulièrement évidente, avec des traits constitutifs du comique. Je terminerai en listant, un peu en vrac, celles qui me semblent les plus porteuses.

15 L’une est l’instantanéité de la musique. Sa qualité éphémère favoriserait les effets de surgissement et de concision qui sont si décisifs pour l’efficacité du comique. Aussi, le son est un phénomène physique qui engage le corps, ce médium privilégié de l’affectif, tant sur le plan de la production que sur celui de la réception : on est littéralement frappé, mué, par la matière sonore. Autre caractéristique, particulièrement importante compte tenu de l’importance des multiples plans d’intelligibilité que requiert l’humour : la musique est foncièrement polyvocale (pas « polysémique »), en raison de partiels et des harmoniques constitutifs de tout phénomène périodique, mais aussi en ce qu’elle accueille, bien plus facilement que le langage, la simultanéité d’expressions sonores différentes. L’intégration cohérente d’une pluralité de lignes mélodiques ou rythmiques s’observe dans bien des traditions musicales, tandis que plusieurs personnes qui parlent toutes à la fois ne produisent que du vacarme. En même temps, la musique déborde non pas de sens, mais de forme. Elle instaure de la structure avec une économie surprenante de moyens : une alternance de deux notes, un tempo, une diminution ou augmentation progressive, etc. Orientant donc facilement les

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expectatives, elle peut d’autant plus aisément, à l’instar de l’humour, les déjouer. Plus encore, ces formes musicales sont éminemment modulables, répondant à des procédés de constante composition et interprétation, admettant des dynamiques de recombinaison, de graduation et de coloration très variables capables de diriger l’attention avec précision et subtilité. En somme, la communication sonore a une expressivité immédiate que le langage ne connaît pas. Enfin, la musique, comme l’humour, est en soi une source de plaisir sans utilité intrinsèque : elle distrait, enveloppe, instaure un effet global et diffus à même d’induire une certaine légèreté du comportement, une suspension des enjeux quotidiens et une empathie affective propice au rire et à l’humour (cf. contribution de Victor A. Stoichiţă). De cette façon, elle engendre, bien plus facilement que le discours, des « communautés de connivence » au sein desquelles ces aspects constitutifs du comique que sont l’adresse et le ciblage perdent leurs qualités propositionnelles pour devenir, comme l’a montré Maurice Bloch il y a quelque temps déjà (1974), moins contestables et donc plus acceptables, et donc plus efficaces.

16 Ainsi, il ne me semble nullement déraisonnable de penser qu’il existe de nombreux éléments dans la musique et le sonore capables d’alimenter une conceptualisation proprement résonnante de l’humour qui ne soit pas dépendante des modèles langagiers de la communication et de la signification. C’est un défi qui mérite peut-être d’être relevé.

BIBLIOGRAPHIE

BEAUDET Jean-Michel, 1996, « Rire. Un exemple d’Amazonie ». L’Homme 140 : 81-99.

BEAUDET Jean-Michel, 2010, Nous dansons jusqu’à l’aube. Essai d’ethnologie mouvementée en Amazonie. Paris : Editions du CTHS.

BLOCH Maurice, 1974, « Symbols, Song, Dance and Features of Articulation. Is Religion an Extreme Form of Traditional Authority ? Archives européennes de sociologie 15 : 55-81.

DUMONT Louis, 1979 [1966], « Vers une théorie de la hiérarchie », Postface à Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes. Paris : Gallimard.

HANNA Judith Lynne, 1979, To Dance is Human : A Theory of Non-Verbal Communication. Austin : University of Texas Press.

NESS Sally Ann, 1992, Body, Movement, and Culture : Kinesthetic and Visual Symbolism in a Philippine Community. Philadelphia : University of Pennsylvania Press.

SKLAR Deidre , 2006, « Qualities of Memory. Two Dances of the Tortugas Fiesta, New Mexico », in Theresa Jill Buckland, dir. :Dancing from Past to Present. Nation, Culture, Identities. Madison : University of Wisconsin Press, pp. 97-122.

WILLIAMS Drid, 1991, Ten Lectures on Theories of the Dance. Metuchen (New Jersey) : Scarecrow Press.

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NOTES

1. Ce texte reprend l’essentiel de mon intervention en tant que « discutant » lors des Journées d’études de la Société française d’ethnomusicologie consacrées aux « Constructions sociales de l’humour sonore » (Eymoutiers, 2012). Il a été toutefois retravaillé, notamment afin de tirer profit des échanges qui l’ont suivi et des contributions écrites des uns et des autres. 2. Au niveau où se placent ces propos d’ordre très général, il me paraît superflu de distinguer entre l’humour, le comique, le risible, etc. Adoptant une perspective transculturelle qui s’appuie sur l’universalité de l’expression affective associée à l’ensemble de ces phénomènes, j’entends par l’humour ou le comique tout ce qui concourt à la précipitation du rire. 3. 4. Signalons en passant à quel point les recherches récentes sur la danse en anthropologie s’éloignent de paradigmes fondés sur un rapprochement explicite ou implicite avec le langage (par exemple : Hanna 1979, Williams 1991), en faveur d’approches d’inspiration pragmatique centrées sur l’expérience corporelle et la médiation de configurations relationnelles (par exemple : Ness 1992, Sklar 2006, Beaudet 2010).

RÉSUMÉS

À partir des contributions du dossier, l’auteur identifie quatre caractéristiques récurrentes de l’humour musical : (1) il est complexe, comportant la prise en compte simultanée de plans partiellement incohérents entre eux, (2) il met en œuvre des compétences particulières chez ceux qui écoutent comme chez ceux qui jouent, (3) il est reconnu par l’ensemble de ceux qui y participent comme expressément adressé, et (4) il est implicitement ou explicitement ciblé contre quelqu’un ou quelque chose. Ces traits sont propres moins à l’humour musical qu’à l’humour en général. C’est ce dernier qui s’impose donc comme objet d’étude privilégié, dont le sonore n’est qu’un de ses contextes possibles de réalisation. L’auteur estime toutefois que s’interroger sur la structuration sonore du comique aurait le grand mérite de pouvoir déboucher sur une conceptualisation proprement résonnante de l’humour qui ne soit pas dépendante des modèles langagiers de la communication et de la signification.

AUTEUR

MICHAEL HOUSEMAN Michael HOUSEMAN, ethnologue, ayant mené des enquêtes chez les Beti du Sud-Cameroun et à Abomey (Bénin), est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et membre du Centre d’étude des mondes africains (CEMAf). Il a publié Naven ou le donner à voir. Essai d’interprétation de l’action rituelle (CNRS/MSH, 2009, avec Carlo Severi), Le rouge est le noir. Essais sur le rituel (PUM, 2012), ainsi que nombreux articles sur la parenté et l’organisation sociale. Il co- organise depuis huit ans, avec Georgiana Wierre-Gore de l’Université Blaise Pascal – Clermont Ferrand 2, l’atelier « La danse comme objet anthropologique ».

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Entretien

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Trois continents, une passion. Entretien avec Salwa El-Shawan Castelo-Branco

Salwa El-Shawan Castelo-Branco, Estelle Amy de la Bretèque et Victor A. Stoichiţă

1 Salwa El-Shawan Castelo-Branco est professeure d’ethnomusicologie à l’Université nouvelle de Lisbonne. Elle y dirige l’Instituto de Etnomusicologia, centro de estudos em Música e Dança (INET-MD). Elle est par ailleurs, depuis juillet 2013, présidente de l’International Council for Traditional Music (ICTM) et a été vice-présidente de la Society for Ethnomusicology (SEM) entre 2007 et 2009.

2 Nous l’avons rencontrée au printemps 2012 dans un café du bord de Seine, près de l’Institut du monde arabe . Elle a accepté de revenir avec nous sur son parcours professionnel et personnel, qui l’a menée du Caire aux États Unis, puis au Portugal.

*

Vous avez grandi au Caire… Oui, dans une maison pleine de musique… Mon père, Aziz El-Shawan, était compositeur de musique occidentale dans un style nationaliste influencé par le « Groupe des cinq », puis plus tard par Khatchaturian. Il composait de la musique tonale dans le style de la fin du XIXe siècle, mais en introduisant des thèmes égyptiens. Il croyait beaucoup en la supériorité de la musique occidentale et il avait une perspective très évolutionniste. C’est l’environnement dans lequel j’ai grandi, et la musique classique occidentale a fait partie de ma vie depuis mes premiers souvenirs. J’accompagnais mon père à tous les concerts de l’orchestre symphonique du Caire, et à l’opéra. C’était alors dans l’ancien opéra, celui qui a brûlé en 1971.

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Fig. 1. Salwa El-Shawan Castelo-Branco, portrait.

Vous intéressiez-vous à la musique arabe à l’époque ? Mon père nous interdisait d’écouter à la maison autre chose que de la musique occidentale. Mais bien sûr, en vivant au Caire, j’écoutais aussi Oum Kalthoum, Abdel Wahab, Abdel Halim Hafez et la récitation coranique. J’entendais ces musiques dans les magasins qui avaient tous un transistor, et par les fenêtres des voisins. Il fait chaud au Caire et mes parents n’ont eu la climatisation qu’à la toute fin des années 1970. Avant cela, nous avions un ventilateur et nous gardions les fenêtres ouvertes en croisant les volets, alors on entendait la musique de partout.

Et vous avez commencé tôt la pratique instrumentale. J’ai commencé à apprendre le piano à l’âge de 5 ans. Mon professeur, Maestro Ettore Puglisi, était Italien, disciple de Busoni; il était venu au Caire dans les années 1930 afin être le professeur privé du roi Farouk. Quand le conservatoire national de musique du Caire a été fondé en 1959, j’y suis entrée avec Maestro Puglisi. J’avais alors 9 ans. C’était l’époque où je fréquentais l’école anglaise. Puis, en entrant au collège, je suis passée dans une section en horaires aménagés. Maestro Puglisi était vraiment un professeur excellent, mais il avait ses idées sur ce qu’il était approprié que les femmes jouent. À son avis, Rachmaninoff ou les pièces de Chopin les plus difficiles n’étaient pas appropriées à une femme pianiste. Mais il m’a fait travailler Mozart, et les premières sonates de Beethoven.

C’était l’époque du Caire cosmopolite… À l’époque de mes parents c’était une ville très cosmopolite en effet. Il y avait beaucoup de Grecs, d’Italiens, il y avait aussi des Français, des Arméniens… Dans mon enfance, durant les années 1950-1560, les étrangers sont progressivement partis, surtout après l’invasion militaire du canal de Suez menée par la Royaume-Uni, la France et Israël en 1956. La crise de Suez a été suivie par une montée des

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nationalismes et, au début des années 1960, par la nationalisation des entreprises privées par Nasser. De nombreux chrétiens et Juifs sont partis à cette époque. Ma famille est chrétienne et sans qu’il y ait de réelles discriminations, les gens dans notre entourage, sentaient leur liberté réduite. Et puis c’était aussi l’époque des nationalisations et les gens qui avaient une entreprise familiale ont été dépossédés.

C’est à cette période que Khatchaturian a invité votre père à Moscou. Exactement. Khatchaturian était venu au Caire car ses œuvres étaient présentées à l’Opéra. C’était en 1965-1966, période de rapprochement entre l’Égypte et l’Union soviétique. Pendant sa visite il a manifesté son intérêt pour la musique de compositeurs égyptiens. Il avait aimé la musique de mon père. Il l’a alors invité pour une résidence de deux ans (1968-1970) au conservatoire Tchaikovski de Moscou. Mon père parlait couramment le russe. Il parlait en fait pas moins de sept langues ! Je suis allée lui rendre visite à Moscou et nous avons assisté à de nombreux concerts…

Entre temps vous aviez terminé le secondaire… Oui et je voulais faire carrière comme musicienne. À cette période, certains de mes collègues sont partis en Union soviétique pour y continuer leurs études. Mais au retour de Moscou, mon père m’a conseillé d’aller plutôt aux États-Unis. Au cours des deux années en Union soviétique il avait vécu sous pression. Il s’était senti suivi et observé… Ce sont des choses que vous connaissez sans doute !…

Fig. 2. Première représentation publique de Salwa El-Shawan Castelo-Branco à Al-Salam College au Caire en 1959.

Et vous avez découvert l’ethnomusicologie au États-Unis… Oui. Je suis partie en 1970 étudier à la Manhattan School of Music à New-York. J’y ai fait un master en piano auprès de Constance Keene qui était une enseignante merveilleuse. C’est dans ce cursus que ma professeure de musique médiévale,

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Madame Ethel Thurston, nous a donné à lire des chapitres du livre de Bruno Nettl Theory and Method in Ethnomusicology (1964)… Ce fut une découverte extraordinaire ! Alors, comme j’avais envie d’en savoir plus, je me suis inscrite au Département d’ethnomusicologie de la City University (Hunter College) tout en continuant le piano à l’École de musique de Manhattan. Ma professeur, Rose Brandel, avait été élève de Kurt Sachs, elle n’avait jamais fait de terrain, mais était spécialiste de l’analyse musicale des musiques de l’Afrique sub-saharienne. Et c’est là que j’ai pour la première fois pris conscience de la diversité des musiques. J’étais fascinée !

Fig. 3. Salwa El-Shawan Castelo-Branco interprète le concerto pour piano de Aziz El-Shawan accompagnée par l’orchestre symphonique du Caire, Juillet 1973.

Étiez-vous intéressée par la découverte d’autres musiques ou plutôt par l’approche théorique ? Les deux. C’était passionnant de découvrir des musiques et de comprendre comment les gens font la musique. J’ai alors déposé des candidatures pour un master (puis un doctorat) d’ethnomusicologie et j’ai obtenu une bourse à Columbia University. J’avais espéré continuer mes études de piano en parallèle, mais c’était trop difficile ! Je devais étudier à la fois l’anthropologie, la linguistique, l’ethnomusicologie et la musicologie historique. Dès lors, j’ai dû me consacrer entièrement à mes études d’ethnomusicologie.

Quels sujets vous intéressaient à l’époque ? Pour mon master en ethnomusicologie j’ai travaillé sur la musique copte. Mais pour mon doctorat, je me suis intéressée aux « changements musicaux » et aux politiques culturelles entre les années 1920 et 1970 dans la musique arabe en Egypte. J’ai fait mon premier terrain au Caire en 1976-1977, puis en 1978 sur l’impact des politiques culturelles et des médias sur la musique arabe. Et de fait, le régime de Nasser s’est beaucoup intéressé à la musique. Le ministre de la culture de l’époque était très influencé par la France et il avait voulu renforcer en Égypte la musique occidentale, le ballet, le cinéma etc. Son idée était de créer une musique qui lie l’Occident au

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monde arabe. J’ai ainsi étudié en détail l’histoire de la création de l’ensemble de musique arabe (Firqat al-Musiqa al-’Arabiyyah) et l’émergence d’un nouveau modèle de musique arabe en 1967. Les solos avaient été éliminés et les chœurs introduits ; l’improvisation avait disparu et de nouvelles normes et concepts étaient apparus. J’étais intriguée par l’attrait du public, et en particulier des jeunes, pour ce paradigme de performance musicale complètement nouveau. J’ai voulu savoir qui ils étaient, ce qui les intéressait. Comment la nouvelle politique culturelle introduisait de nouveaux paradigmes de performance musicale ? Et comment les musiciens les mettaient-ils en œuvre ? J’avais des difficultés avec mon terrain, car la musique arabe et la musique occidentale étaient perçues comme deux catégories complètement différentes, et s’appeler Salwa El-Shawan n’était pas neutre dans ce milieu. J’étais la fille de mon père et les professionnels de musique arabe me disaient : « Va étudier la musique arabe et reviens nous voir après ». À l’époque, étudier par l’observation était très étrange. J’avais un problème de légitimité. Et du côté de la musique classique, les réactions n’étaient guère plus favorables (y compris celle de mon père) : « Quelle perte de temps ! Tu vas étudier cette musique inférieure ? » J’ai finalement défendu ma thèse en 1980 et j’ai été directement embauchée de 1979 à 1982 à l’Université de New-York (NYU) avec un contrat de Assistant Professor. C’est un contrat de trois ans renouvelable, qui pouvait se transformer en poste permanent. J’ai été très chanceuse car cette année-là il n’y avait eu que trois postes au États-Unis.

Et comment donc êtes-vous arrivée au Portugal ? J’avais rencontré Gustavo en 1971. Nous habitions tous deux à l’International House près de l’Université de Columbia. Nous nous sommes mariés à New-York en 1974. Il étudiait la physique et il était déserteur… Il n’était pas allé faire la guerre coloniale en Afrique lusofone et ne pouvait donc pas retourner au Portugal. En avril 1974, la révolution des œillets a eu lieu et il a eu son premier post-doc à Bonn en Allemagne. Nous étions alors partagés entre Bonn, New York et le Caire. Je passais trois mois ici, trois mois là. Nous n’avions pas d’enfant bien sûr. Il a ensuite eu son deuxième post- doc à l’Université Carnegie Mellon à Pittsburgh. Nous partagions nos week-ends entre New-York et Pittsburgh. Cela a duré pendant six ans. Puis la situation s’est améliorée au Portugal et on lui a offert un travail à l’Université technique de Lisbonne en 1982. J’ai alors pris rendez-vous avec la fondatrice du Département de musicologie de l’Université nouvelle de Lisbonne, Maria Augusta Barbosa, pour voir quelles opportunités il pourrait y avoir pour moi. Il y avait déjà un ethnomusicologue dans le département, João Ranita Nazaré, qui avait étudié la sociologie de la musique au Portugal. Maria Augusta Barbosa m’a dit que mon parcours et mes recherches sur des musiques non portugaises pourraient être un bon complément. J’ai alors pris une année de disponibilité et je suis venue au Portugal. J’avais aussi envoyé ma candidature à l’Institut grégorien, qui m’a offert de donner quelques cours. C’est ainsi que j’ai partagé mon temps entre l’Université nouvelle et l’Institut grégorien. C’était une période très difficile pour moi. Mon niveau de portugais était bon pour la conversation, mais pas pour enseigner. J’écrivais l’intégralité de mes cours sur papier… Vous savez tous les deux ce que c’est (rires) ! La seconde année, mon contrat s’est un peu consolidé, et j’ai pensé que c’était un défi de construire la discipline au Portugal.

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Quel était le paysage académique au Portugal à l’époque ? Dans quelle société êtes-vous arrivée ? Le Département de musicologie en était à ses tout débuts, les cours avaient commencé en 1981. Le département était encore faible : il n’y avait alors que quatre membres, pas de bibliothèque… Mais il y avait une très bonne énergie, celle des temps d’après la révolution. L’état d’esprit général était : « Nous avons été privés de plein de choses, mais maintenant on peut construire notre futur ». Alors j’ai créé quatre cours d’ethnomusicologie au département pour les années de licence. Les dix premières années, le niveau des étudiants était excellent ! Les étudiants étaient très motivés, ils lisaient des langues variées, et j’ai pu leur donner le même matériel que j’avais enseigné aux étudiants de Master de l’Université de New-York. C’était merveilleux ! Le premier objectif était alors de former une génération à l’ethnomusicologie moderne. Le but était ainsi d’établir la discipline et de changer le sens du mot ethnomusicologie qui était jusqu’alors lié au collectage et au folklore. Après le départ à la retraite de Maria Augusta Barbosa en 1983, j’ai été nommée directrice du département. Je l’ai dirigé entre 1983 et 1988, puis encore pendant deux ans de 1995 à 1997. Quand j’ai laissé ma place de directrice du département, la licence était consolidée, et je venais de créer un programme de master qui avait deux orientations possibles : ethnomusicologie et musicologie.

C’était déjà quelque chose ! Oui, mais le département était encore petit et je me sentais isolée : il n’y avait pas de mail, pas d’internet, la poste était lente, le Portugal était un pays périphérique. Mon projet était d’arriver à inclure le Portugal sur la carte du monde académique en ethnomusicologie, à faire la liaison avec la recherche à l’extérieur du pays, et bien sûr à continuer mon parcours de chercheur. C’était un challenge très dur.

Comment avez-vous affronté ce défi ? Au début, c’est surtout l’ICTM qui m’a aidée à faire partie d’un réseau international de chercheurs. Dieter Christensen avait été mon directeur de thèse à l’université de Columbia. Secrétaire général de l’ICTM de 1981 à 2011, il m’a très tôt impliquée à l’ICTM et je l’en remercie vivement. J’ai présenté mon premier papier en 1979 à Oslo, avant même que je vienne au Portugal. Puis, en 1985, Dieter m’a proposé d’intégrer le CA, et dès 1986 nous avons organisé un colloque de l’ICTM au Portugal, à la fondation Gulbenkian. La thématique était Cross Cultural-Processes in Music : Portugal and the World. J’ai fait participer tous mes collègues musicologues du Portugal. Cette conférence a été un tournant important pour l’ethnomusicologie ici. D’un jour à l’autre mes collègues internationaux, tels Dieter Christensen, Antony Seeger ou Margaret Kartomi, ont vu ce que nous faisions. De même, pour la fondation Gulbenkian, qui était à l’époque un mécène important. Cet événement a considérablement augmenté ma crédibilité à l’époque. J’étais une jeune chercheuse à l’époque, j’avais 36 ans. Ce colloque a aussi renforcé l’intérêt et la motivation de plusieurs de mes étudiants de l’époque pour envisager l’ethnomusicologie comme une carrière professionnelle. Et certains sont aujourd’hui des collègues !

L’institut d’ethnomusicologie (INET) est apparu ensuite ? J’ai créé l’INET en 1995. C’était aussi l’année où la Fondation pour la Science et la Technologie (FCT) a commencé à subventionner les sciences humaines et sociales. Jusqu’alors ils ne soutenaient que les sciences dures. Ce fut une chance car la fondation a tout de suite ouvert des appels à projets pour les sciences sociales. Dès

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l’année suivante j’ai déposé des candidatures pour trois projets. Et nous avons gagné les trois ! Le premier était pour mener les recherches qui ont aboutis à la publication de l’Encyclopédie de la Musique au Portugal au XXe siècle (2010a), le second portait sur le revival au Portugal et le troisième sur les communautés migrantes à Lisbonne. Ces financements ont permis d’inclure de jeunes chercheurs et de les faire travailler ensemble.

Tous ces projets étaient collectifs. Ceci n’est pas toujours évident en ethnomusicologie ? Dans un petit pays comme le Portugal, j’ai voulu créer un endroit où l’on pourrait travailler ensemble plutôt que de se faire la compétition. Et cela nous a permis de mener des projets à grande échelle. Un chercheur seul n’aurait pas pu comprendre aussi bien les processus de folklorisation que ce que nous fîmes en équipe pour la préparation du livre Vozes do povo (2003). Et une personne seule n’aurait pas pu produire une encyclopédie ! Mais pour ce faire, il nous fallait des financements permettant de travailler sur des projets pendant plusieurs années, en équipe. Et pour ma part j’ai dû être à la fois collègue et directeur de projet. J’ai appris à trouver le bon équilibre. Ça s’est affiné avec le temps. En 2002, nous avons eu une collaboration avec un groupe d’étude sur la danse de la Faculté de motricité humaine qui est devenu un pôle de l’INET, puis nous avons ouvert un second pôle de l’INET à l’Université d’Aveiro, dirigé par Susana Sardo. Cette volonté d’élargissement est née de collaborations ainsi que d’une volonté politique du Ministère de la recherche qui encourageait la création de grandes institutions. De nombreux chercheurs de l’INET ont un engagement pratique et social et je pense que nous avons réussi à changer l’image du collecteur en celle d’un chercheur travaillant pour la société dans laquelle il vit.

Fig. 4. Salwa El-Shawan Castelo-Branco avec un interlocuteur à Sohar (Oman) en 1991.

L’orientation des recherches a-t-elle changé depuis les débuts de l’INET ? Oui, les sujets ont évolué. Dans les années 1980, il y avait une pression énorme pour que les recherches soient orientées sur le Portugal ou sur des sujets liés à la

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lusophonie. Je me souviens que j’avais fait une candidature pour un travail de recherche dans le monde arabe, et la bourse ne m’a pas été attribuée parce que cela ne faisait pas partie de l’aire d’influence portugaise… Heureusement cela a changé. Les décideurs ont réalisé que s’ils veulent que le Portugal fasse partie de la carte, les chercheurs doivent travailler sur tous les sujets et être ouverts à la recherche en divers lieux. Dans les premières années, nous avons mis au centre la question de la relation entre musique et pouvoir. Nous avons aussi réalisé l’importance des médias et de l’industrie phonographique et mené des recherches de plusieurs années sur ce sujet. Nous avons aussi très tôt travaillé sur les musiques populaires. Et cet intérêt pour la musique populaire a été stimulé par les étudiants ! Ce sont notamment Antonio Tilly et Pedro Felix, alors en master, qui ont mené des recherches sur le pop/ rock au Portugal. J’ai pensé qu’il fallait encourager leur intérêt et j’ai ouvert un cours de musiques populaires pour les cours de pós-graduação (un cursus d’un an). Ce sont eux qui l’ont assuré dès qu’ils ont eu leur master. Ça a été un succès.

Fig. 5. Salwa El-Shawan Castelo-Branco avec une interlocutrice à Madeira (Portugal) en 1997.

Vous associez souvent les étudiants à vos projets. Et parfois même vous semblez vous laisser influencer par eux… Je pense que c’est ma mission. Je dois aider les jeunes chercheurs à trouver la place qu’ils souhaitent et les soutenir dans leurs projets plutôt que d’imposer un modèle pour tous. Je ne veux pas créer des modèles identiques. Et il y a de la place pour tous, tant que le travail est sérieux et fondé sur des bases ethnomusicologiques solides.

Vous avez publié une encyclopédie des musiques du Portugal en 4 volumes. Le premier a été publié en 2010 et les autres peu de temps après. Ce travail a duré une décennie. Pourquoi avoir orienté votre équipe sur un tel projet ? En arrivant au Portugal j’ai réalisé qu’il manquait un ouvrage de référence contenant des informations de base sur ce qui s’est passé musicalement au Portugal au XXe siècle. Il manquait par exemple une bonne biographie d’Amalia Rodrigues ou de José Afonso, ou une description de la danse vira qui ne soit pas folklorique. Il manquait

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également une réflexion sur le concept de folklore, sur la radio au Portugal, sur le jazz et le pop-rock… Et la liste pourrait s’allonger ! Enfin, il manquait un ouvrage qui réunisse musique savante et musique populaire… Lorsque la Fondation pour la science et la technologie a ouvert un concours pour la production de travaux de référence sur la culture portugaise, j’ai d’abord pensé à un dictionnaire de termes et de personnes. Mais dès que nous avons commencé à lister les entrées du dictionnaire, nous nous sommes aperçus qu’il faudrait aller au delà d’un dictionnaire de termes. Et c’est là que nous avons pensé à une encyclopédie. Nous imaginions alors un seul volume, puis nous sommes passés à deux, et finalement l’encyclopédie en compte quatre. Le programme de la fondation était prévu pour trois ans, de 1997 à 2000. Les trois premières années ont été passées à choisir les entrées, interviewer les musiciens, choisir les auteurs qui pourraient écrire. En 2000, la structure de l’encyclopédie était prête. Mais le travail d’écriture et d’édition a duré dix ans. Nous avons ensuite obtenu des financements de la fondation Gulbenkian, du Ministère de la culture et d’autres fondations… Ceci m’a permis de garder l’équipe au complet et d’employer même d’autres personnes. Au final, l’encyclopédie est à 90 % un travail original, un travail fait spécialement pour cette encyclopédie. Certaines entrées partaient vraiment de zéro. Par exemple, Léonor Losa, alors en master sous ma direction, a orienté son travail sur l’industrie phonographique, et c’est ainsi que, pour la première fois, nous avons eu une histoire de l’industrie phonographique. Mais le travail a été extrêmement long et difficile.

Comment vos propres recherches ont-elles évolué pendant ce temps ? Mon doctorat avait porté sur la musique arabe au Caire entre 1920 et 1970 et sur l’impact des politiques culturelles, des médias, notamment dans sa relation avec la musique occidentale. La question des liens entre musique et pouvoir était là dès le début. Dans les années 1980 et 1990, j’ai réussi à avoir des financements pour retourner régulièrement au Caire et j’ai publié une dizaine d’articles issus de ma thèse et de recherches faites par la suite. J’ai ainsi écrit un article sur les ensembles de musique arabe dans Ethnomusicology (1984), un autre sur les processus de transmission dans le Yearbook (1982), deux sur les changements musicaux dans Asian Music (1980 et 1985), un article sur l’industrie des cassettes en Egypte dans The World of Music (1987). J’ai également écrit des entrées du MGG, du Grove et de Garland sur les musiques dans l’Egypte contemporaine. J’ai essayé de continuer autant que possible mes recherches sur l’Égypte ; mais, en arrivant au Portugal, j’ai réalisé que je devais faire des recherches sur la musique portugaise. Il me fallait explorer l’environnement dans lequel je vivais et ses implications. C’était d’autant plus nécessaire que la plupart de mes étudiants menaient à l’époque leurs recherches au Portugal ou dans l’espace lusophone. Je devais pouvoir les guider correctement.

Vous avez alors commencé à faire du terrain au Portugal. Ma première recherche au Portugal a été dans l’Alentejo (1986-1988). J’en parle dans Voix du Portugal (1997) et dans l’encyclopédie. J’ai aussi écrit à ce sujet dans le MGG, le Grove et le Garland. Puis j’ai continué ma recherche sur les musiques du Nord du Portugal et sur Madeira. Grâce au projet sur la folklorisation, j’ai été capable de comprendre ce qui avait pu mener aux objets que j’observais. Les chorales d’hommes, les femmes jouant le adouf, les ranchos folclóricos, etc. J’ai écrit avec Manuela Toscano (une de mes étudiantes de l’époque qui est devenue une collègue) un article sur la littérature publiée par les folkloristes et collecteurs sur la musique rurale du

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Portugal. Cet article a été publié dans le Yearbook for Traditional Music (1988). J’ai édité (avec l’anthropologue Jorge Freitas Branco) Vozes do povo : A folklorização em Portugal (2003). Ce livre comprend 42 articles (600 pages) portant sur divers aspects de la folklorisation. Entre temps je me suis intéressée à la question de la catégorisation et des domaines musicaux et j’ai écrit Voix du Portugal (1997). La majeure partie de mon travail était alors centrée sur le Portugal, mais j’ai aussi pu faire du terrain à Oman avec Dieter Christensen. C’était dans les années 1990. Nous avons ensuite publié un livre : Traditional Arts in Southern Arabia : Music and Society Sohar, Sultante of Oman (2009). Et puis il y a eu d’autres projets internationaux, tel l’édition du livre Music and Conflict (coédité avec John O’Connell, 2010).

Et pour le futur ? J’ai été invitée par Oxford University Press à écrire dans la collection Global Music Series un livre sur les musiques en Espagne et au Portugal (avec Susana Moreno). Nous avons par ailleurs à l’INET un projet sur le celtisme en Galice et au Nord du Portugal, qui va aussi mener à la publication d’un livre. Et puis j’ai en tête un livre ethnographique sur les chants polyphoniques dans l’Alentejo, et un autre sur le nationalisme musical dans l’Égypte des années soixante, qui inclut des récits personnels sur mon père. Voici mon programme pour les prochaines 50 années (rires) !

Les difficultés économiques mettent en péril le financement de la recherche dans de nombreux pays européens. En même temps, le public de ces pays montre un intérêt grandissant pour les musiques du monde. Comment imaginez-vous le futur de l’ethnomusicologie au Portugal et en Europe ? Y a-t-il de nouveaux besoins ou des opportunités auxquelles les ethnomusicologues devraient être attentifs ? Comme vous le savez, j’ai été impliquée activement dans des organisations internationales telles l’ICTM. J’ai été membre du CA depuis de nombreuses années, j’en suis maintenant la vice-présidente et j’ai été nommée présidente par le CA pour la prochaine élection en juillet 2013. Cette position me donne une vision très large de la discipline, un point de vue européen et mondial. Au Portugal et en Europe je pense que les ethnomusicologues peuvent faire beaucoup et développer des activités très variées. Certains d’entre nous sont de bons chercheurs, publient des livres, mais ne sont pas impliqués dans un travail avec des communautés locales, ou dans des programmes d’éducation musicale ou des projets d’intégration. D’autres apportent des contributions très importantes dans le domaine des politiques d’intégration, des politiques éducatives et culturelles. Ils aident les gouvernements à penser leurs politiques culturelles afin d’utiliser de manière positive le pouvoir de la musique. Car je pense que la musique a un pouvoir énorme. Les gouvernements ne réalisent pas combien la musique est puissante. Pour le futur de l’ethnomusicologie au Portugal et en Europe, il nous faut continuer à développer la discipline sur des bases solides, continuer à essayer de comprendre la musique dans un sens plus holistique. Je pense qu’on peut offrir aux sciences sociales des idées nouvelles, un point de vue que seul le regard ethnomusicologique permet d’appréhender. Je n’aime pas beaucoup le terme Applied Ethnomusicology, mais je pense qu’il faut aussi être plus engagé avec les communautés locales, avec l’éducation et les politiques culturelles, et utiliser nos connaissances de la manière la plus productive possible. À l’avenir, je pense que nous devrions être plus connectés en Europe, plus unis. Avec l’Espagne nous sommes maintenant beaucoup plus proches et nous développons des projets en partenariat. La présence successive de deux post-doctorants espagnols dans nos équipes a aidé en

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cela. Et votre venue au Portugal a changé le panorama de nos relations avec la France. Mais il faut consolider et élargir le réseau. La crise économique peut nous ralentir, mais pas nous stopper. Quand je suis venue au Portugal, la situation était bien pire. Maintenant on peut faire des candidatures pour des projets européens. J’étais seule entre 1982 et le début des années 2000 quand les premiers étudiants ont fini leur doctorat, mais maintenant ce n’est plus le cas ! Nous constituons désormais une équipe avec de bonnes bases et des orientations variées. Et nous allons continuer à construire des ponts avec l’Europe, avec le monde lusophone, et avec l’Amérique du Nord. C’est ce que je vois pour le futur… Je suis toujours optimiste !

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie sélective

Livres

2010b Music and Conflict (co-éditrice avec John O’Connell et auteur de l’épilogue). Urbana : Illinois University Press.

2010a Enciclopédia de Música em Portugal no Século XX (édition et auteur de l’introduction et de 50 entrées) 4 vols, 1250 entrées, 550 photographies, index thématique et index des noms. Lisboa : Círculo de Leitores et Temas e Debates.

2009 Traditional Arts in Southern Arabia : Music and Society Sohar, Sultante of Oman (avec Dieter Christensen). Berlin : VWB Verlag für Wissenschaft und Bildung.

2003 Vozes do Povo : A Folclorização em Portugal. Édition et introduction avec Jorge de Freitas Branco. Lisboa : Celta Editora.

1997 Voix du Portugal. Livre avec CD encarté, Paris : Cité de la Musique / Arles : Actes Sud.

1997 Portugal and the World : The Encounter of Cultures in Music. Ouvrage bilingue portugais-anglais, Édition et introduction. Lisboa : Dom Quixote.

Articles

2008 « The Aesthetics and Politics of Multipart Singing in Southern Portugal », in Ardian Ahmedaja and Gerlinde Haid eds. : European Voices : Multipart Singing in the Balkans : 15-37.

1994 « Change in Arab Music in Egypt : A Major Issue in the 1932 Arab Music Conference », in Ellen Leichtman ed. : To the Four Corners of the World : A Festschrift for Rose Brandel. Michigan : Harmonie Park Press : 71- 78.

1994 « The Dialogue between Voices and Guitars in Fado Performance Practice », in Joaquim Pais de Brito ed. : Fado : Voices and Shadows. Lisboa : Museum of Ethnology, : 125-140.

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1992 « Mutation dans la Musique Egyptienne : Une Question Majeure Au Congres de Musique Arabe », in Musique Arabe : Le Congres du Caire de 1932. Cairo : CEDEJ, : 41-49.

1988 « “In Search of a Lost World” : An Overview of Research and Documentation on the Traditional Music of »ortugal», in collaboration with Maria Manuela Toscano, Yearbook for Traditional Music 20, : 158-192.

1987 « Aspects de l’Improvisation dans la Musique Arabe d”Egypte », in Bernard Lortat-Jacob, dir. : L’Improvisation dans les Musiques de Tradition Orale. Paris : Selaf : xxx-xxx.

1987 « The Commercial Cassette Industry in Egypt », The World of Music 29 (2) : 32-47.

1985 « Western Music and its Practitioners in Egypt (ca. 1825- 1985) : The Integration of a New Musical Tradition in a Changing Environment », Asian Music 17 (1) : 143-153.

1984 « Traditional Arab Music Ensembles in Egypt since 1967 : The Continuity of Tradition within a Contemporary Framework », Ethnomusicology 28 (2) : 271-288.

1982 « The Role of Mediators in the Transmission of Al-Musiqa Al-‘Arabiyyah in Twentieth Century Cairo », Yearbook for Traditional Music 14 : 55-74.

1980 « The Socio-Political Context of Al-Musiqa Al‘Arabiyyah in Cairo, Egypt : Policies, Patronage, Institutions and Musical Change (1927-77) », Asian Music 12 (1) : 86-128.

AUTEURS

VICTOR A. STOICHIŢĂ

Victor A. STOICHIŢĂ est anthropologue spécialisé dans l’étude des interactions musicales. Il a travaillé sur les conceptions de la ruse chez les musiciens professionnels tsiganes de Roumanie (Fabricants d’émotion, 2008). Il s’est ensuite intéressé à des thèmes comme la virtuosité, la propriété intellectuelle, l’humour et l’ironie, et a par ailleurs publié en 2010 un manuel de chants tsiganes à vocation pédagogique (Chants Tsiganes de Roumanie, Cité de la Musique). Victor A. Stoichiță est actuellement chercheur au laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative du CNRS. Il a reçu en 2013 la médaille de bronze de cette institution.

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Livres

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Olivier TOURNY : Le Chant liturgique juif éthiopien. Analyse musicale d’une tradition orale Paris : Peeters, 2009

Anne Damon-Guillot

RÉFÉRENCE

Olivier TOURNY : Le Chant liturgique juif éthiopien. Analyse musicale d’une tradition orale, Paris : Peeters, 2009 (Selaf no 443)

1 Musicologue et ethnomusicologue, chargé de recherche au CNRS, Olivier Tourny est l’actuel directeur du Centre de Recherche Français à Jérusalem. Il travaille sur un projet d’envergure : l’analyse comparative des psalmodies juives, chrétiennes et musulmanes, qui apparaît comme un aboutissement depuis son étude, dans les années 1990, du chant liturgique juif éthiopien1. C’est à cette dernière tradition musicale que l’ouvrage recensé ici est consacré. Il est tiré de la thèse d’ethnomusicologie de l’auteur, dirigée par Simha Arom et soutenue à l’EHESS (Tourny 1997). Puisant également dans des travaux personnels publiés et présentés depuis, il reprend en partie l’analyse pluridisciplinaire développée dans Anthology of the Jewish Ethiopian Liturgical Music (Alvarez-Péreyre et al., à paraître).

2 Le terrain d’étude est bien particulier et le sujet, fascinant. En effet, c’est en Israël qu’Olivier Tourny découvre et étudie la musique liturgique des Juifs d’Éthiopie, après leur « retour » progressif en Terre Sainte dans le cadre de « l’Opération Moïse », de « l’Opération Saba » et, enfin, de « l’Opération Salomon » (1991), orchestrées par l’Agence Juive. Quoique popularisée par le film Va, vis et deviens de Radu Mihaileanu, sorti en 2005, l’histoire reste méconnue. Le premier chapitre de l’ouvrage, « Aperçu anthropologique-historique » (p. 5), évoque la vie de la communauté en Éthiopie, puis en Israël. Le rite liturgique des Juifs d’Éthiopie tel qu’il fut pratiqué pendant des siècles sur les hauts plateaux éthiopiens n’a point perduré dans l’Israël moderne. Le travail

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d’Olivier Tourny relève donc de l’ethnomusicologie d’urgence, comme il est rappelé dans l’avant-propos (p. XIX) : la musique liturgique des Beta Israel (littéralement « Maison d’Israël »), longtemps connus sous l’appellation de falasha, n’existe plus que dans la mémoire de ses derniers témoins. Il a fallu reconstituer cette tradition musicale et religieuse à partir, précisément, de la mémoire des prêtres. La perspective est synchronique, témoignant de l’état d’une musique figée par l’enregistrement.

3 L’ouvrage traite du patrimoine musical du judaïsme éthiopien autant qu’il nous propose une réflexion sur l’heuristique. Il se veut en effet le « témoin d’un apprentissage accompli pendant de nombreuses années » (p. VII). Sur un ton personnel dès le prélude (p. XV), l’auteur nous fait part des difficultés et des problématiques généralement rencontrées devant une tradition étrangère à l’analyste ; il expose alors les méthodologies employées pour y faire face, qu’elles soient disponibles ou à inventer. La musique est considérée comme un système formel, dans la lignée des travaux publiés dans la collection Ethnomusicologie de l’éditeur Peeters-SELAF : « l’ethnomusicologie, telle qu’elle est définie ici, est axée sur l’étude de la systématique des musiques traditionnelles dans leur contexte culturel » (p. IV). En ce sens, l’ouvrage est un manifeste aromien : en Simha Arom, Olivier Tourny écrit avoir trouvé « un maître » (p. XII). Au centre du discours se trouve alors la musique « en tant que phénomène sonore, sensible, cognitif, organisé », et « c’est à l’analyse musicale d’en dévoiler les trésors » (p. XXI). Au nom de l’objectif prioritaire de l’étude – comprendre et décrire les modalités de fonctionnement de la musique liturgique juive éthiopienne (zema) –, l’auteur ne propose pas d’analyse textuelle des prières chantées. Même si, comme il le rappelle, une étude philologique, linguistique et exégétique du corpus a été menée par Frank Alvarez-Péreyre et Shoshana Ben-Dor (ibid.), on peut regretter ici l’absence des textes dans leur intégralité ainsi que leur traduction du guèze, la langue liturgique.

4 Les chants transcrits en annexe sont ceux du disque Liturgies juives d’Éthiopie (Alvarez- Péreyre & Arom 1990). Les transcriptions, à cause d’une mise en page peu réussie, ne sont malheureusement pas toujours facilement lisibles. Après avoir retracé « le contexte et l’atmosphère de l’enquête » (p. 3) dans le chapitre 2 (« premiers pas »), puis exposé la méthodologie de la transcription et de l’analyse dans le chapitre 3 (« de la transcription à l’analyse »), Tourny dévoile le fonctionnement de son corpus dans une présentation paramétrique (« heuristique et méthodologie », chapitre 4).

5 Les chants sacrés de la communauté juive éthiopienne n’avaient fait l’objet d’aucune étude jusqu’à celle, dans les années 1970, de Kay Kaufmann Shelemay (1989), qui fait remonter l’origine de cette communauté à la conversion au judaïsme d’une population éthiopienne de souche chrétienne, au XIVe siècle. La démonstration de cette thèse, censée reposer sur l’analyse musicale, est jugée « peu convaincante » par Olivier Tourny, en raison « de sa trop grande généralité et de sa superficialité » (p. 2). L’auteur explique dans sa « coda » que, si la liturgie des Chrétiens et celle des Juifs d’Éthiopie s’inspirent largement des mêmes sources, « il n’est aucune prière qui leur soit commune » (p. 176). Quant à la musique, la réaction d’un archiprêtre chrétien éthiopien à l’écoute d’un chant des Beta Israel est parlante : « croyant que nous lui faisions entendre des chants liturgiques de l’Église de France, [il] s’étonnait que l’on y chante en guèze ! » (p. 177). Finalement, les deux traditions se seraient élaborées l’une par rapport à l’autre, dans des stratégies identitaires évidentes : « ainsi, l’examen des textes montre souvent l’usage d’un même psaume, le rite juif en empruntant par

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exemple les deux premiers et les deux derniers versets, les chrétiens ceux intermédiaires » (p. 177).

6 La description des expérimentations de terrain contribue grandement à l’intérêt et au ton particulier de l’ouvrage. L’accent est porté sur la démarche épistémologique, l’auteur faisant part de sa « découverte lente et progressive d’un patrimoine inédit » (p. XXI). Ainsi, dans le chapitre 2 (« premiers pas »), l’expérience de l’écoute est retracée de façon intime, des « premières impressions » (p. 33) jusqu’à la familiarité des voix qu’on a tant entendues. De même, l’expérience de la transcription, « véritable parcours initiatique » (p. 41), est relatée à la manière d’un journal de bord (p. 42-46) : des textes témoignent de la progression du travail entre 1991 et 1997, revenant sur un passé « presque déjà mythique » pour le chercheur (p. 41).

7 L’écriture d’Olivier Tourny est particulièrement révélatrice de ce qui fait la richesse d’une recherche, dans ses aspects tant scientifiques qu’humains, dans le superbe hommage qu’il consacre au dernier moine juif éthiopien, Abba Bayenne. Issu, comme les autres Beta Israel, d’un milieu relativement fermé et essentiellement rural, Abba Bayenne fut subitement confronté, à son arrivée en Israël, à une société « hautement technologique » (p. 2), qui lui était totalement étrangère. Les Beta Israel découvrirent que leur reconnaissance en tant que Juifs par le Grand Rabbinat était assortie d’une condition : l’affirmation officielle de leur judéité, par le biais d’une cérémonie symbolique au cours de laquelle les hommes devaient verser une goutte de leur sang – rappel de l’Alliance – alors que les femmes devaient s’immerger dans un bain rituel. Perçue par les Juifs éthiopiens comme infamante et intolérable, cette condition suscita de nombreuses manifestations de protestation, jusqu’à son ajournement. Aujourd’hui encore, le statu quo demeure.

8 Le portrait du moine (menaye) Abba Bayenne nous apprend aussi comment ce dernier, vénéré en Éthiopie par ses élèves, dut, en Israël, apprendre l’hébreu et étudier un judaïsme normatif qui lui était presque inconnu ; comment il vécut à Ashdod dans une « cabane » où il continuait à officier comme en Éthiopie, tout en disant que « le zema, s’il appartenait à Israël, n’était pas d’Israël et que sa disparition marquerait la fin de [l’]identité [des Juifs d’Éthiopie] » (p. 28). Olivier Tourny souligne plus loin l’« ironie de l’histoire » : en effet, c’est en Israël que les pratiques qui, précisément, constituaient la particularité de cette tradition juive, sont « amenées à disparaître, après des siècles de luttes en Éthiopie pour leur préservation et leur transmission » (p. 30). La synagogue a remplacé la masgid – la traditionnelle maison de prière – et les q’essotch (prêtres) deviennent progressivement rabbins.

9 L’étude d’Olivier Tourny révèle son haut degré d’expertise musicologique dans l’analyse musicale du chant de ces q’essotch, qui fait l’objet du dernier chapitre (« heuristique et méthodologie »). Abordant d’abord la question des modalités d’exécution, l’auteur nous apprend que le chant peut être antiphonal (le chœur réitère l’énoncé du soliste), responsorial (le chœur complète l’énoncé du soliste), ou de type « hémiolique » (p. 69) : il s’agit d’une configuration qui présente trois alternances binaires (soliste/chœur – soliste/chœur – soliste/chœur), opposées à une distribution ternaire du contenu mélodique (ABC ABC). Cette dernière modalité d’exécution est la plus représentée dans le corpus récolté. En effet, soucieux de transmettre leur patrimoine avant sa disparition, les prêtres ont eu majoritairement recours, lors des enregistrements effectués à Jérusalem, à ce procédé que la tradition considère comme le plus solennel.

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10 Face au système scalaire, qui relève pour l’essentiel du pentatonisme anhémitonique, Olivier Tourny emprunte les protocoles expérimentaux mis en place par Simha Arom dans le cadre de l’étude des échelles pentatoniques des Pygmées Aka de Centrafrique. Pour la musique des Beta Israel, on peut parler d’échelle modale, déterminée par la finalis, la note finale de chaque verset, qui donne une couleur particulière à la mélodie. Le système est toutefois très souple et l’idée de « contour mélodique » (p. 93) prime sur celle de degré ou d’intervalle. En effet, « la modification de la grandeur des intervalles entre les degrés de l’échelle n’altère pas l’identité du chant, tant que leur ordre de succession demeure inchangé » (p. 93).

11 Sous l’angle de l’organisation temporelle, la musique liturgique des Beta Israel se laisse classer en quatre catégories, selon qu’elle est dansée, accompagnée du gong (metq’e) et du tambour (nagarit), accompagnée du tambour seul, ou enfin ni dansée ni accompagnée. Ces quatre catégories renvoient à quatre conceptions graduées du temps musical – mesuré, quasi-mesuré, ponctué, non mesuré –, dépassant la dichotomie réductrice qui oppose les musiques mesurées à celles qui ne le sont pas.

12 À l’instar des phénomènes observés pour ce qui est de l’organisation du temps, la liturgie des Beta Israel montre l’existence « d’espaces intermédiaires » entre monodie et hétérophonie, tout comme entre hétérophonie et polyphonie, nécessitant, selon Tourny, « de poursuivre l’élaboration d’une typologie rigoureuse des phénomènes plurivocaux attestés de par le monde » (p. 125). En effet, les prêtres qui forment le chœur sont censés théoriquement produire une seule et même voix. Dans la pratique, leur chant présente le plus souvent des strates légèrement décalées et/ou « épaissies » par des variantes (p. 125). Toutefois, même si les chanteurs produisent parfois des mouvements mélodiques parallèles, inversés ou obliques, des agrégats ou du tuilage, la musique liturgique des Beta Israel n’est pas structurellement polyphonique.

13 Enfin, l’auteur a pris le système mélodique à bras-le-corps pour en extraire le focntionnement. À l’écoute de ce patrimoine chanté, survient une « impression de déjà- entendu » (p. 126), qui tient au fait que la plupart des chants relèvent d’un même système scalaire – pentatonique anhémitonique – et que la structure mélodique fonctionne pour l’essentiel par mouvement conjoint. Allant plus loin, Olivier Tourny montre que de nombreux motifs mélodiques réapparaissent fréquemment, non seulement dans la même pièce, mais aussi dans plusieurs autres. Repérant, à partir de l’alternance entre le soliste et le chœur, des « énoncés mélodiques », il procède à leur « épure » (p. 153) – tout élément réitéré au sein d’un même énoncé étant considéré comme redondant – afin de pouvoir les comparer plus aisément. Se dégage alors un contour mélodique récurrent (mouvement ascendant puis descendant), qui se révèle être une « cellule matricielle », dont découlent d’autres cellules « stéréotypiques » (p. 161). Au final, le corpus, pourtant imposant, est réduit à huit cellules (formées de mouvements conjoints ascendants et/ou descendants), qui constituent les fondements du discours mélodique, « c’est-à-dire le stock limité de profils mélodiques abstraits par lequel se réalisent toutes les mélodies » (p. 167). Le patrimoine fonctionne donc avec une grande économie de moyens, en vertu d’un principe de centonisation – à savoir l’utilisation d’un nombre restreint de formules dans des contextes divers. Ce qui varie d’une pièce à une autre, ce sont les modalités de combinaison de ces formules – en d’autres termes leur syntaxe. Le recours à ce principe permet la création, à partir de ce stock, d’une multitude de chants différenciés. En même temps que la présentation des

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résultats de son analyse, l’auteur nous livre la passionnante construction de sa rigoureuse méthodologie.

BIBLIOGRAPHIE

ALVAREZ-PÉREYRE Frank et Simha AROM, 1990, Liturgies juives d’Éthiopie. 1 CD Maison des Cultures du Monde/Auvidis W 460013.

ALVAREZ-PÉREYRE Frank, Simha AROM, Shoshana BEN-DOR et Olivier TOURNY, à paraître, Anthology of the Jewish Ethiopian Liturgical Music. Jerusalem : The Hebrew University of Jerusalem, The Magness Press.

SHELEMAY Kay Kaufmann, 1989, Music, Ritual and Falasha History. Urbana : University of Illinois Press.

TOURNY Olivier, 1997, Systématique de la musique liturgique des Juifs d’Éthiopie, thèse de doctorat, 2 tomes, 6 cassettes audio. Paris : EHESS.

NOTES

1. Dans les années 2000, Olivier Tourny a transmis son savoir-faire à de jeunes chercheurs participant au programme Ethiopian Traditional Dances, Musics and Instruments (coopération franco-éthiopienne, Unesco), qu’il a dirigé. Fidèle à la méthode éprouvée dans l’ouvrage ici recensé, il a veillé à ce que les travaux de ses étudiants reflètent « la réalité des faits observés » (p. 175).

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Aurélie HELMLINGER : Pan Jumbie. Mémoire sociale et musicale dans les steelbands (Trinidad et Tobago) Nanterre : Société d’ethnologie, 2012

Monique Desroches

RÉFÉRENCE

Aurélie HELMLINGER : Pan Jumbie. Mémoire sociale et musicale dans les steelbands (Trinidad et Tobago), Collection Hommes et musiques. Nanterre : Société d’ethnologie, 2012. 224 p., graphiques, accompagné d’un DVD-ROM

1 Les écrits scientifiques autour du steeldrum situent souvent la raison de l’émergence de cet idiophone de Trinidad et Tobago dans le contexte politique et les interdictions du jeu des tambours. Très peu l’abordent, comme c’est ici le cas, en tentant de saisir le rôle des musiciens dans l’avènement de ce nouvel instrument. Aurélie Helmlinger apporte donc un éclairage original sur cette musique des Antilles. Très bien contextualisé et bien problématisé, le livre s’appuie sur une longue et riche démarche de terrain d’une durée de plus de deux ans, axée notamment sur l’apprentissage pratique de cette musique. Ce dernier s’est avéré essentiel, car un des objectifs de la recherche de Helmlinger était de comprendre les processus de mémorisation et de création sous- jacents à la pratique du steeldrum. À la croisée d’une analyse du geste musical, de la cognition musicale et des données sociales, l’auteure se penche plus particulièrement sur le carnaval trinidadien et sur les compétitions musicales (Panorama) pour mettre en exergue ces processus. Ce regard est important car l’auteure, tout en voyant dans la création du steeldrum un acte de résistance face à l’autorité coloniale, déplore par ailleurs le manque de reconnaissance accordée aux musiciens dans la démarche esthétique et dans la créativité organologique (p. 42). Le livre d’Helmlinger tente ainsi de repositionner le rôle et la place de l’interprète dans la création et le développement du steeldrum à Trinidad. Sans nier donc le mythe fondateur dans la foulée de lois

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limitant le jeu des tambours, Aurélie Helmilinger attribue l’émergence du steeldrum à la convergence de plusieurs facteurs. S’appuyant sur diverses études antérieures, elle met notamment en relief le goût des Trinidadiens, depuis la fin du XlXe siècle déjà, pour les sons métalliques aigus et pour toute forme de récupération de matériaux.

2 Dans la première partie du livre (chapitres 1, 2 et 3), il est précisé que le rôle et la place des musiciens ne peuvent être compris que par une analyse approfondie de l’organisation sociale, très hiérarchisée, des steelbands et aussi de leur importance politique. Les performances s’inscrivent en effet dans la foulée des orientations du Steelband Movement qui, elles, sont adoptées par le Pan Trinbago, une « association de type étatique qui a conduit à une réelle vie politique parallèle aux activités musicales » (p. 59). Le but de cette association est de redorer l’image des steelbands. Cet arrimage des activités musicales et politiques a conduit à une sorte de mainmise et de contrôle de l’État et à une « concentration du pouvoir sur un petit nombre de personnes » (p. 60) et d’instances décisionnelles dont les panistes (joueurs de steeldrums) sont exclus des. Helmlinger précise que « Par le choix des règles de composition et par la sélection des juges lors des compétitions, l’association modèle le paysage musical, en laissant peu d’espace à l’initiative des steelbands… » (p. 62). Ces derniers s’expriment « dans le strict cadre de ce système très centralisé et très hiérarchisé… où règnent la jalousie et la volonté de dominer sur les groupes » (pp. 62-63). Quatre « figures » régissent en fait le jeu des ensembles : l’arrangeur (directeur musical), le tuner (accordeur), le captain (intendant général) et le manager. L’analyse ethnomusicologique de ces considérations montrera un peu plus loin l’impact de ces contraintes organisationnelles et sociopolitiques sur la créativité des panistes et la place privilégiée qu’occupe l’arrangeur lors des apprentissages et des performances. Les panistes ont concrètement peu de place pour s’exprimer librement, le jeu, les notes, les gestes musicaux étant au départ établis par l’arrangeur : le rôle des panistes est d’apprendre par coeur et de respecter ses volontés.

3 Les choix des répertoires s’affirment là bien souvent en termes politiques, notamment par des références anti-coloniales (p. 76). Ces références constituent un facteur important dans la construction d’une identité nationale, à laquelle les steeldrums participent. À cette situation particulière s’ajoute celle du sponsoring des groupes, dimension qui risque à son tour d’introduire des déséquilibres au niveau de la qualité musicale entre les ensembles, par le biais, par exemple, du financement des matériaux, de l’expérimentation organologique, etc. À ces éléments s’ajoute une participation fluctuante des musiciens.

4 Aurélie Helmlinger montre que les panistes trinidadiens ont su surmonter ces contraintes et s’approprier les répertoires. Il apparaît clairement dans l’ouvrage que l’apprentissage de cette musique est impressionnant : il conjugue virtuosité, mémorisation, jeu d’ensemble, spectacularisation par des gestes musicaux de repérage spatial des notes sur le plateau de l’instrument .

5 Les chapitres 4 et 5 proposent d’autres niveaux de réflexion : celui de l’approche cognitiviste de la mémorisation et celui de la méthode expérimentale. Helmlinger précise à cet égard que chaque paniste peut mémoriser annuellement 33 pièces d’une durée moyenne de 5,45 minutes. La tâche de mémorisation n’est donc pas simple en soi et elle est d’autant plus complexe que, au sein d’une même formation, tous ne sont pas au même niveau de maîtrise musicale. De plus, dans l’exercice du Panorama (compétion annuelle de steeldrum), la mémorisation rapide est devenue un critère d’excellence, la

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marque du bon musicien. Dans cette culture musicale, « le moindre trou de mémoire est une catastrophe », ajoute t-elle (p. 114). Pas surprenant que la question de la mémoire soit un important facteur d’appréciation, plus encore, de prestige et de pouvoir. « Les désaccords sur une note ou un placement rythmique peuvent irriter les susceptibilités puisqu’ils soulèvent les questions de prestige individuel, et de la légitimité du pouvoir » (p. 111). Il est donc aisé de comprendre l’intérêt de se pencher sur la mémorisation, car sans mémoire, pas de répertoire, ni de performance ni de reconnaissance. L’auteure fait ainsi de la mémoire un enjeu non seulement musical, mais aussi social. En fait, deux grandes parties composent cet ouvrage : la première concerne l’articulation entre organisation socio-politique et pratique musicale, alors que la seconde aborde le phénomène de pensée musicale selon une grille cognitiviste et expérimentale. On se demande pourquoi avoir placé en fin de parcours l’approche expérimentale (protocole), fort distincte du reste du livre, et qui vient brouiller les liens établis entre les autres chapitres. Ainsi, les chapitres 4 et 5 auraient pu être l’objet d’une publication distincte.

6 Axée sur la performance et sur les modalités de transmission, l’étude d’Aurélie Helmlinger est bien étoffée, très agréable à lire et riche en données de terrain. Il me faut toutefois émettre quelques remarques concernant certains énoncés et tout particulièrement la posture de recherche. Il faut savoir qu’un steeldrum comprend entre 10 et 20 notes et qu’une des difficultés de jeu consiste dans l’anticipation du mouvement du paniste qui doit parfois jouer sur une douzaine de tambours à la fois. Il est dommage que, dans le cadre de cette observation du jeu instrumental, la chercheuse n’ait pas jugé bon d’aborder le rôle du corps dans l’esthétique et la stylistique de cette musique. Elle montre bien l’importance de la mémoire visuelle et de la représentation mentale de l’espace de jeu par le musicien. Mais qu’en est-il de la mémoire corporelle et de son incidence sur la dynamique du jeu et la mémorisation des répertoires ? N’avons- nous pas là un bel exemple d’un « apprentissage par corps », et pas seulement d’un « apprentissage par cœur »… Cette dernière question est abordée, mais en filigrane, dans l’avant-dernière section du livre, intitulée « Topologies des pans : questions et régularité ». La disposition des notes sur le plateau et les déplacements des musiciens pour les jouer sont alors analysés, mais au travers de la seule lorgnette de l’approche cognitiviste. Ce qui amène l’auteure à écrire en conclusion que « les mouvements des panistes sont guidés par… la taille et la topologie de l’instrument… l’effet mimétique du jeu simultané des camarades de section » (p. 185). C’est toutefois davantage la compréhension des déplacements vus en termes d’images mentales qui sont traités, que la mise en exergue d’une réelle syntaxe du corps.

7 Aurélie Helmlinger est intéressante et convaincante quand elle reste au sein de considérations ethnomusicologiques. Toutefois, le ton devient plus ambigu quand elle passe en mode analogique et établit des liens de causalité primaires avec la société trinidadienne. En page 19, elle écrit que « la musique est exécutée avec aisance et souplesse malgré la rapidité et l’énergie requise. Ce cas ethnographique semble contredire l’idée qu’une tradition sans écriture s’accorde mieux d’un système souple que d’un apprentissage par cœur à la note près ». Or, ce phénomène n’est pas propre aux musiques des steelbands. La musique de gamelan balinais, notamment, procède ainsi, soit par un apprentissage note à note. Dans cette optique, ce savoir et ce savoir- faire musicaux trinidadiens, brillamment révélés par Helmlinger, mériteraient d’être

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mis en perspective avec d’autres terrains, là où la mémorisation du geste musical est au cœur de l’apprentissage et de la maîtrise des répertoires.

8 Enfin, les photos livrées dans le texte sont certes intéressantes, mais elles auraient gagné en pertinence si elles avaient révélé davantage le geste musical, notamment par des plans plus serrés, plus centrés sur cette dimension. Fort heureusement, le DVD- ROM joint à l’ouvrage compense bien cette lacune.

9 Hormis ces quelques remarques, par son éclairage sur une dimension peu connue de la musique des steelbands de Trinidad, cet ouvrage constitue un must pour les ethnomusicologues intéressés par l’analyse de la performance en général, et plus particulièrement par ses modalités cognitives.

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Raymond AMMANN : Sounds of Secrets. Field Notes on Ritual Music and Musical Instruments on the Islands of Vanuatu Münster : LIT, Klang Kultur Studien/Sound Cultural Studies, 2012

Monika Stern

RÉFÉRENCE

Raymond AMMANN : Sounds of Secrets. Field Notes on Ritual Music and Musical Instruments on the Islands of Vanuatu, Münster : LIT, Klang Kultur Studien/Sound Cultural Studies, 2012, 313 p.

1 Si le Vanuatu a suscité de nombreux travaux ethnographiques et anthropologiques depuis la fin du XIXe siècle (notamment Codrington 1891, Speiser 1923 [1991], Layard 1942, Bonnemaison et al. 1996, etc.), Raymond Ammann comble ici une grande lacune en réalisant le premier ouvrage véritablement ethnomusicologique consacré à cet archipel. Compte tenu de la diversité et de la richesse musicale du Vanuatu, il s’agit là d’un projet ambitieux, que l’auteur parvient à réaliser autour d’une problématique précise et sans prétention à l’exhaustivité. Le livre, en anglais, comporte une très belle présentation en grand format, illustré par de nombreuses photographies en couleur, majoritairement réalisées par le photographe David Becker, et des photographies anciennes en noir et blanc provenant de différentes collections et ouvrages. En outre, les textes d’Ammann sont illustrés par des encadrés contenant des transcriptions de contes et de légendes locaux. Enfin, plusieurs exemples musicaux sont présentés sous forme de transcriptions musicales réalisées par l’auteur en notation musicale occidentale.

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2 La problématique principale de l’ouvrage est annoncée dès sa préface, où l’auteur explique l’origine de ses questionnements concernant le rôle de la musique et de la danse dans les cérémonies liées au monde spirituel. Il s’interroge notamment sur l’universalité de ces concepts (p. 8).

3 Après une introduction exposant un état des recherches sur la Mélanésie depuis le XVIIe siècle, l’ouvrage se compose de six parties de dimensions variables.

4 Dans la première (pp. 23-53), intitulée « Songs in Vanuatu », l’auteur aborde l’énigme de l’incompréhension des paroles des chants par la plupart des interprètes. Si le message n’est pas compris, quelle est donc la fonction première d’un chant ? C’est la relation entre les chants et les ancêtres qui est tout d’abord étudiée. La plupart des chants au Vanuatu ne sont pas accessibles à n’importe qui. Ils peuvent être commandés aux spécialistes, qui ont alors la charge de les recevoir de la part des ancêtres. Les différentes manières d’obtenir un chant sont décrites dans les pages suivantes (pp. 24-29). Certains de ces chants comportent des pouvoirs ancestraux. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont, selon Ammann, ni les paroles ni la mélodie qui détiennent des pouvoirs surnaturels, mais plutôt l’interprétation répétitive des paroles d’un chant et/ou d’un rythme, son origine mythique ou encore sa relation avec un objet (pp. 30-42 et Ammann 2008). Par ailleurs, les chants « silencieux » (song without a sound), chants secrets dont l’interprétation se fait intérieurement, se transmettent au sein d’un groupe de personnes. D’autres chants secrets peuvent par exemple relater l’histoire et la migration d’une famille afin de prouver la propriété d’une terre (pp. 43-44). La dimension secrète d’un chant est ici essentielle (p. 51).

5 La partie suivante est consacrée aux différentes flûtes en bambous (« Flutes in Vanuatu » : 55-117). Elle se divise selon la typologie des flûtes : à encoche, traversières, d’épaule, doubles, globulaires ou nasales, ainsi que différentes formes de flûtes de Pan. Pour chaque catégorie, R. Ammann décrit les flûtes selon leur île d’origine. Les flûtes en bambou, jadis très présentes dans l’archipel, ont aujourd’hui presque disparu, et celles qui sont encore jouées ne le sont que par quelques rares musiciens. De ce fait, les données de terrain, minutieusement recueillies, sont ici complétées par une ample documentation bibliographique et muséographique. Le travail de description organologique sur les flûtes est réalisé d’une manière très détaillée, d’autant plus que l’auteur est lui-même flûtiste.

6 La troisième et la plus vaste partie décrit les « Grands tambours à fente du Vanuatu » (« Large Slit Drums in Vanuatu » : 119-199), instrument aujourd’hui très prisé sur le marché des arts, dont de nombreux spécimens enrichissent les collections de plusieurs musées dans le monde. Même si, dans certaines îles, il n’a probablement jamais existé, ce fut le premier instrument de musique aperçu par l’équipage de James Cook lors de son passage sur l’île de Malakula (p. 119). Raymond Ammann présente tout d’abord les différents styles esthétiques et la symbolique des tambours sculptés. Après un chapitre sur la fabrication et l’installation des grands tambours verticaux sur les îles de Malakula et d’Ambrym (pp. 137-146), il décrit le seul membranophone existant encore au Vanuatu, aux îles Banks, le timiatwos (pp. 146-151). Le chapitre suivant est consacré aux tambours à fente horizontaux existants dans les îles Banks, Santo, Ambae, Pentecôte et Maewo (pp. 153-161). Deux cartes (pp. 161 et 162) présentent, l’une la distribution des tambours à fente dans les îles du centre et du nord du Vanuatu il y a une centaine d’années (à partir des données bibliographiques), l’autre cette même distribution autour de l’an 2000. Les derniers chapitres consacrés aux tambours à fente

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traitent de leurs fonctions. Sur la fonction signalétique et le système des messages tambourinés au Vanuatu, l’auteur relève que ceux-ci sont compréhensibles non pas en comptant le nombre de temps ou de répétitions des motifs, mais en écoutant le signal acoustique dans son ensemble. Un individu qualifié reconnaît le signal à la fois par l’identification du timbre, du tempo et des changements dynamiques (pp. 164-182). Enfin, un dernier chapitre décrit le rôle des tambours à fente dans des cérémonies liées au monde surnaturel et aux masques (pp. 183-199).

7 La partie suivante, « Music in Ceremonies » (pp. 201-246), partage l’archipel en deux grands systèmes différents : l’un, au centre et au nord, fondé sur une structure de grades hiérarchiques et de sociétés secrètes, l’autre, plus au sud, basé sur les échanges rituels entre partenaires. Ces deux systèmes, fondés sur des compétitions de natures différentes, semblent correspondre à la distribution des grands tambours verticaux (p. 199). Dans cette partie, la musique est décrite dans des sociétés à grades hiérarchiques à partir des cérémonies les plus importantes des îles d’Ambrym et de Malakula (pp. 201-229). La musique y joue un important rôle émotionnel et les différents rythmes tambourinés correspondent aux grades, clans ou types de cochons échangés lors des rituels. Le chapitre suivant, intitulé « Pigs and Mats » – deux objets de grande valeur dans les échanges, décrit la musique sur les îles de Pentecôte et d’Ambae (pp. 231-244).

8 Quant à la dernière partie de cet ouvrage, elle pourrait presque former un travail indépendant du reste du livre (pp. 247-294). Consacrée aux cérémonies du sud de l’archipel, essentiellement de l’île de Tanna, où l’auteur a effectué la majeure partie de ses recherches de terrain, elle décrit les cérémonies de circoncision, puis d’échanges, dont Nekowiar, l’une des plus grandes et spectaculaires cérémonies de l’archipel. Celle- ci consiste principalement en une glorification des chefs, confirmation de l’alliance entre deux partenaires d’échange et présentation de nouveaux chants et danses (p. 261). Avec l’abattage de cochons, la danse Toka constitue l’un des points clés de cette cérémonie (pp. 280-283). Les danses de Tanna ne sont pas accompagnées par de grands instruments, ce qui n’est pas le cas dans les îles du centre de l’archipel. L’auteur décrit le déroulement de ces fêtes et des danses qui les accompagnent, y compris leur interprétation symbolique. La musique ne forme pas seulement un fond sonore à ces festivités, mais représente symboliquement toute l’histoire des transformations d’une société jadis égalitaire, ponctuée par des guerres, aujourd’hui hiérarchisée, mais pacifique (p. 290).

9 Dans la conclusion, un bilan des idées essentielles de l’ouvrage est établi, avec un accent particulier sur la dimension du secret.

10 Cet ouvrage d’une grande richesse constitue un outil de référence pour toute recherche sur les musiques au Vanuatu, accessible non seulement aux chercheurs, mais à toute personne s’intéressant à ce sujet. Les amateurs d’analyse musicale regretteront peut- être que les transcriptions musicales soient effectuées en hauteurs absolues, ce qui rend parfois difficiles les comparaisons entre les extraits. En outre, si certaines musiques évoquées ont été publiées sur un CD (Ammann 2001), celui-ci est aujourd’hui assez difficile à trouver. Les exemples musicaux de l’ouvrage éveillent la curiosité du lecteur, qui pourrait déplorer le manque d’un support audio facilement accessible. Toutefois, il s’agit ici du premier ouvrage consacré aux musiques du Vanuatu. L’auteur relève avec succès deux défis majeurs : la richesse et la diversité des musiques de l’archipel et l’accessibilité aux informations liées aux secrets et tabous, qui constituent

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la problématique principale de ce travail. Si le livre rend compte des notes de terrain de l’auteur, il présente également un formidable travail de dépouillement bibliographique des informations concernant la musique, dont on trouvera la liste détaillée en fin d’ouvrage.

BIBLIOGRAPHIE

AMMANN Raymond, 2001, Ol Voes blong Vanuatu. Les Voix du Vanuatu. Voices of Vanuatu. Potr-Vila : 1 CD VKS-Productions.

AMMANN Raymond, 2008, « Chants de pouvoir au Vanuatu », Cahiers d’Ethnomusicologie 21 : 117-134.

BONNEMAISON Joël, KAUFMANN Christian, HAUFFMAN Kirk, TRYON Darrell, (éd), 1996, Vanuatu Océanie, Arts des îles de cendre et de corail, Paris : Réunion des Musées Nationaux/ORSTOM.

CODRINGTON Robert Henry, 1891, The Melanesians : Studies in their Anthropology and Folklore. Oxford : Clarendon Press.

LAYARD John, 1942, Stone Men of Malekula, London : Chatto and Windus.

SPEISER Felix, 1991, Ethnology of Vanuatu : an Early Twentieth Century Study. Liverpool : Crawford House Press. (original en allemand 1923).

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Elena MARTINEZ-JAQUET, dir. : Invocando a los espíritus. Instrumentos musicales de Indonesia y Oceanía en la colección Helena Folch Barcelona : Fundación La Fontana, 2011

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

Elena MARTINEZ-JAQUET, dir. : Invocando a los espíritus. Instrumentos musicales de Indonesia y Oceanía en la colección Helena Folch, Barcelona : Fundación La Fontana, 2011, 287 p., 29 × 24 cm. Espagnol/Castillan. Traduction des textes et légendes anglais et français

1 À l’instar du livre publié il y a quelque temps également par la Fondation Fontana de Barcelone sur les instruments de musique africains dont nous avions en son temps rendu compte dans les colonnes des Cahiers (Martínez-Jacquet et Serra Ester 2008 ; Plisson 2011), ce volume consacré aux instruments de musique de l’Indonésie et de l’Océanie est remarquable par la qualité des photos, la diversité, l’intérêt ethnomusicologique et organologique, ainsi que par la beauté complexe, « convulsive », eut dit un grand poète du XXe siècle, des instruments représentés. Comme pour l’ouvrage sur les instruments africains, il s’agit d’instruments appartenant à la collection Helena Folch, complétés par d’autres issus des collections du Museu de la Música de Barcelone. Ce second volume est publié « con el deseo de difundir su colección y fomentar el conocimiento en el campo de la etnomusicología » (« avec le désir de diffuser la collection, et développer le savoir dans le domaine de l’ethnomusicologie ») comme le soulignait déjà le volume sur l’Afrique. On présente ici modestement « un patrimonio para descubrir » environ 150 pièces pour l’Indonésie et 200 pour l’Océanie. Pour le choix

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des pièces, le merveilleux imaginaire de ces instruments et la puissance de leur force symbolique ont été privilégiés ainsi que, dans certains cas, leur ancienneté.

2 Parmi tous les instruments représentés de ces deux immenses territoires qui comportent chacun un nombre complexe d’ethnies, de langues et de cultures, il y a deux catégories qui se détachent des autres, avertit Elena Martínez-Jacquet dans l’introduction, non par une prédilection de ces sociétés pour certains de ces instruments, mais à cause de la préférence des collectionneurs. Il s’agit, d’une part, des luths naviformes en provenance d’Indonésie (15 exemplaires représentés dans l’ouvrage), et, d’autre part, des membranophones de Nouvelle Guinée (37 représentations).

3 Après l’introduction, le corps même du livre se compose de deux parties. La première est dédiée à l’Indonésie (p. 16 ff.), la deuxième à l’Océanie (p. 96 ff.). Il n’y a pas de CD qui accompagne cet ouvrage, mais de nombreuses références incises dans le corps même du texte renvoient à une riche discographie qui termine la partie indonésienne (p. 34), alors que celle consacrée à l’Océanie n’en propose pas. Chaque partie ou sous- partie est constituée d’un texte introductif et de photographies des artefacts.

4 L’Indonésie, cet ensemble disparate qui comprend 17 500 îles et 719 langues vivantes, mais dont un recensement effectué en 2000 affirme qu’il existerait plus de 1000 groupes ethniques, connaît une immense diversité musicale qui est renforcée par sa géographie insulaire (p. 33). L’auteur, Philip Yampolsky, insiste bien sur le fait que chaque groupe possède sa propre musique. Là comme dans de nombreuses autres régions du monde, le binôme ethnie/langue semble beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, même si le texte ne s’étend pas particulièrement sur cette question.

5 La partie Indonésie se subdivise en plusieurs sections : après un « Panorama general », on trouve « Música indígena », « El complejo musical musulmán », « El complejo musical chino », « El complejo musical europeo » et « El instrumentario indonesio », lui-même divisé en aerófonos, cordófonos. membranáfonos et idiófonos.

6 Dans le « Panorama general », l’auteur tente de définir la notion de « complejo » qui, selon lui, consiste en genres, instruments et pratiques sociales associées à l’islam. De même pour le (IDEM) « complejo europeo », défini par l’usage d’échelles et d’harmonies habituelles en Europe. Le « complejo chino » a, quant à lui, quasiment disparu, selon l’auteur ; mais il était bien présent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Enfin il existe un « complejo musical indígena » défini comme hétérogène et par l’absence de références aux cultures musulmane, chinoise et européenne. On laissera à l’auteur et aux spécialistes la discussion sur la pertinence de ces catégories.

7 L’auteur établit ensuite une sous-catégorisation entre musiques à prédominance vocale et à prédominance instrumentale. Entrent dans la deuxième catégorie des instruments comme les flûtes (jouées en solo ou en duo), les luths (jungga à Sumba, sampé chez les Iban de Borneo), les cithares tubulaires à Rote et Sawu, quelques idiophones et surtout les tambours magnifiquement représentés dans cet ouvrage. Certains instruments sont considérés comme « indígenas » par l’auteur, comme les « conjuntos de carillones de gong » ; mais il semblerait que l’auteur nomme gongs les tambours de bronze : « Los tambores de bronce (en realidad gongs, si reservamos tambor para los membranófonos) ». Laissons ce problème organologique de côté pour nous tourner vers les instruments représentés. Bien évidemment, tous les instruments de l’intrumentarium indonésien ne

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sont pas représentés dans l’ouvrage, certaines catégories d’instruments sont privilégiées, comme nous l’avons déjà noté plus haut.

8 Parmi ceux-ci on note des aérophones ornés de figures anthropomorphiques (Sumatra, Timor), des cithares (Sumba, Rote), des tambours à fente et les tambours de bronze déjà cités, ces fameux moko que l’on trouve dans l’Archipel d’Alor, à forte charge symbolique, objets d’échange cérémoniel, notamment lors des rituels de mariage, ainsi que des tambours de bois à la facture étonnante (Bornéo, Maluku, Sumba…).

9 Les luths, très présents en Indonésie, font l’objet d’un texte séparé signé Gini Gorlinski, ethnomusicologue spécialiste de plusieurs ethnies indonésiennes, qui distingue trois familles de luth. Une famille que l’on appelle « en forme de poire », mais aussi ces fameux luths naviforme, à l’origine à deux cordes, taillés dans la masse et creusés de l’intérieur, avec les frettes taillés sur le manche même de l’instrument (jungga/Sumba), bien représentés dans l’ouvrage, et que l’on trouve un peu partout en Indonésie ainsi qu’aux Philippines.

10 La deuxième partie de l’ouvrage (p. 97) concerne l’Océanie ; elle contient un texte d’introduction aux musiques et danses de ce continent, ainsi que les représentations photographiques des tambours de la région de Nouvelle-Guinée présents dans la collection.

11 Indonésie et Océanie sont des catégories géographiques et non culturelles, chacune de ces entités territoriales contenant des cultures aussi nombreuses que diverses. Pourtant, on a le sentiment qu’avec l’Océanie on bascule dans un autre univers musical, c’est ce qui ressort du texte d’introduction a « Las músicas y a la danza de Oceanía » signé par l’ethnomusicologue Raymond Ammann, spécialiste de ces cultures du Pacifique. Si le texte sur l’Océanie est plus court que celui sur l’Indonésie, les instruments représentés sont en revanche beaucoup plus nombreux. Dans l’instrumentarium océanien, l’auteur souligne l’importance des flûtes traversières d’un mètre ou deux de long, avec peu ou pas d’orifices, des flûtes de Pan (absentes des représentations), des conques marines, des guimbardes (arpa de boca), des diyiridús (didgeridoo en français… !) et des tambours à fente.

12 Toutefois, la partie la plus importante des artefacts représentés (la dernière de l’ouvrage) concerne les membranophones de Nouvelle Guinée. Après une introduction très détaillée de Don Niles, autre spécialiste de ces cultures, on découvre ces extraordinaires tambours magnifiquement représentés dans l’ouvrage. Pas moins de 38 instruments sont ici présents par l’image, fascinants par l’originalité de leur facture comme par leurs ornements zoomorphiques.

13 L’ouvrage se termine par une partie consacrée aux traductions anglaise et française (pp. 213-283) de tous les textes et légendes des illustrations ainsi que par une biographie des auteurs figurant en troisième de couverture. Au final, un album admirablement réussi qui met en lumière des instruments de musique d’une grande beauté et qui est d’ores et déjà indispensable pour l’étude des cultures musicales du Pacifique-Sud.

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BIBLIOGRAPHIE

MARTINEZ-JACQUET Elena et David SERRA ESTER, 2008, Africa. Música y Arte. Colección Helena Folch (con la colaboración de Marc Leo Félix, Madeleine Leclair, Louis Perrois et Bettina von Linting). Barcelona : Fundación La Fontana.

PLISSON Michel, 2011, Compte rendu de Elena Martínez-Jacquet et David Serra Ester : Africa. Música y Arte, Cahiers d’ethnomusciologie 22 : 269-272.

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Emmie te NIJENHUIS (recorded and edited in staff notation by) : Kīrtana. Traditional South Indian Devotional Songs. Compositions of Tyāgarāja, Muttusvāmi Dīkṣitar and Śyāma Śāstri Leiden and Boston : Brill, Coll. « Handbook of Oriental Studies », 2011

William Tallotte

RÉFÉRENCE

Emmie te NIJENHUIS (recorded and edited in staff notation by) : Kīrtana. Traditional South Indian Devotional Songs. Compositions of Tyāgarāja, Muttusvāmi Dīkṣitar and Śyāma Śāstri, Leiden and Boston : Brill, Coll. « Handbook of Oriental Studies », 2011. 302 p., 1 CD

1 Emmie te Nijenhuis, musicologue de renommée internationale, poursuit dans cet ouvrage son travail d’édition des compositions du répertoire karnatique. Comme dans son précédent opus, consacré au varṇam (Nijenhuis 2001), chaque composition, ou chant (kīrtana), est présentée de manière à ce que le lecteur (également auditeur) puisse avoir accès indépendamment ou simultanément aux notations, aux enregistrements et aux paroles des chants. Les notations constituent l’essentiel de l’ouvrage (pp. 76-299). Elles sont la transposition, ou traduction (Picard 1999), sur portée de versions traditionnelles (en notation sargam1) auxquelles différents signes d’ornementation ont été ajoutés. Les enregistrements, réalisés auprès de joueurs de vīṇā reconnus, viennent quant à eux combler le degré d’incertitude qui entoure nécessairement la représentation graphique d’une réalisation sonore. Enfin, les paroles des chants, translittérées du sanskrit ou du télougou puis traduites en anglais, sont insérées au texte de présentation (pp. 1-75) ; les translittérations réapparaissent ensuite dans les

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notations, au-dessous des portées. L’ouvrage est dans l’ensemble bien conçu et la navigation d’un support à l’autre s’effectue, de fait, avec facilité.

2 Le texte de présentation inclut quatre chapitres, des annexes2 et une bibliographie. Dans une brève introduction (pp. 1-5), l’auteur retrace l’histoire du kīrtana en Inde du Sud, du XV e siècle au début du XVIIIe siècle environ, en replaçant dans le contexte sociopolitique et religieux de l’époque les étapes qui ont mené à sa (relative) standardisation. Deux facteurs, examinés conjointement, permettent de comprendre ce processus : d’une part le maintien d’un mécénat royal qui, en dépit des troubles engendrés par les invasions musulmanes puis les incursions européennes, ne cesse d’encourager les compositeurs (ou musiciens-poètes) les plus talentueux ; d’autre part l’essor de grands mouvements de dévotion (bhakti) et de traditions de chant congrégationnel (bhajan) qui en portent le message. À cette histoire – plus littéraire que musicale puisque hormis quelques indications mélodiques et/ou métriques seuls les textes des chants nous sont parvenus – succèdent trois chapitres (pp. 6-60) consacrés à la vie et l’œuvre des auteurs des quarante-et-une compositions sélectionnées : Tyāgarāja (1767‑1847), Muttusvāmi Dīkṣitar (1775-1835) et Śyāma Śāstri (1762-1827). Emmie te Nijenhuis rend compte ici, en parallèle d’un travail strictement biographique, des débats et des questionnements relatifs à l’édition des premières notations syllabiques (au milieu du XIXe siècle) et sur portée (à la fin du XIXe siècle) réalisées par les disciples et/ou descendants de ces trois grandes figures de la musique karnatique. Le but de cette entreprise, nous dit-elle, était avant tout de préserver un héritage oral sous une forme écrite afin de répondre à un enseignement qui, dans les villes au moins, se démocratisait. La notation musicale se serait ainsi peu à peu imposée comme un outil didactique incontournable. Dans un quatrième et ultime chapitre (pp. 61-66), l’auteur revient sur le rôle de la vīṇā dans la théorie musicale. Elle rappelle ainsi combien ce luth à manche long, muni de frettes, est indissociable de l’histoire des échelles et des tempéraments et – sans doute en raison de techniques digitales aisément identifiables – des principales tentatives de catégorisation et de description des ornements (gamaka).

3 Quel est l’objectif de cette édition ? Dans quelle perspective s’inscrit-elle ? En quoi se démarque-t-elle des éditions publiées en Inde3 ? Le choix d’une notation sur portée (graphique) plutôt qu’une notation traditionnelle (syllabique) suppose ici la disparition d’une référence à l’oralité puisque la transmission du répertoire karnatique passe d’abord par la vocalisation du nom des notes. L’abandon de ce lien direct, quasi charnel, entre vocalisation, solmisation et écriture, suggère donc le caractère plutôt descriptif de ces notations – du moins s’agit-il, en première instance, de rendre ce répertoire accessible au-delà des frontières indiennes. Au-delà, l’attention particulière portée à la notation des ornements permet de situer ce travail dans la continuité d’une tradition théorique sud-indienne au sein de laquelle les problématiques relatives à la notation des ornements ont souvent fait l’objet d’un traitement privilégié, et pour cause : l’ornementation joue un rôle fondamental dans la caractérisation des modes (rāga) et la reconnaissance des styles (bānī). En insérant des signes d’ornementation, l’auteur introduit des informations qui relèvent et d’un savoir oral (en principe absent des recueils utilisés lors de l’apprentissage) et des tentatives de représentation et/ou de théorisation de ce même savoir. Les notations proposées ne sont donc pas de simples traductions mais des traductions qui intègrent un commentaire. Or la valeur de ce commentaire est inestimable puisqu’il peut être exploité en vue d’une étude historique et comparée des formes et des styles. Les enregistrements, enfin, invitent l’auditeur à

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pénétrer une musique exigeante en lui offrant la possibilité d’appréhender cet écart, à la fois vertigineux et fascinant, qui sépare notation et réalisation. Mais au-delà de cette dimension sensible, les enregistrements confèrent aussi à cette édition une profondeur, une rigueur et une scientificité qui justifient amplement sa présence aux côtés des éditions antérieurement publiées.

4 La démarche d’Emmie te Nijenhuis, comme celle de l’éditeur, est à bien des égards exemplaire : l’ouvrage est de belle facture, le texte est clair et précis, les annexes sont toujours éclairantes et les notations sont de grande qualité. Une lecture attentive laisse toutefois apparaître de petites faiblesses : d’un côté quelques approximations liées, me semble-t-il, à l’influence d’une littérature musicologique sud-indienne déjà ancienne ou moyennement fiable4, et de l’autre quelques flous méthodologiques. À cet égard, trois questions méritent d’être soulevées. La première touche au choix du corpus et, plus précisément, au choix de ces trois compositeurs : Tyāgarāja, Muttusvāmi Dīkṣitar, Śyāma Śāstri. S’ils sont bien sûr nés dans la même ville, contemporains et, qui plus est, de caste brahmane, il aurait été intéressant, même en quelques lignes, de souligner que leur réunion et leur mise en avant systématique dans les écrits et les discours karnatiques relèvent en partie d’une construction historique et idéologique. La deuxième question concerne l’édition des notations et l’ensemble des problèmes qu’un tel travail suppose (Ramanathan 1998). Un chapitre sur l’attribution certaine d’une pièce à un signataire, sur le traitement de différentes versions, orales et/ou manuscrites, ou encore sur la prise en compte (ou au contraire l’abandon) de séquences ajoutées par tel ou tel auteur à telle période, aurait en effet été bienvenu. La troisième question, enfin, renvoie au caractère résolument visuel des notations sur portée. On peut de fait se demander pourquoi l’auteur n’a pas tiré davantage profit de cette spécificité – à l’instar d’autres auteurs (notamment Widdess 1995 : 314-317) – en intégrant les signes d’ornementation directement aux notes ? Autrement dit, pourquoi ne pas avoir traité comme une même entité la note et l’ornement ? Une brève discussion sur la dimension plus ou moins visuelle des notations et le rapport de cette dimension aux conceptions karnatiques de l’ornement aurait sans doute permis à l’auteur de justifier de manière plus convaincante (p. 65) le choix d’une notation solfégique occidentale.

5 Cela dit, l’ouvrage d’Emmie te Nijenhuis contribue avec brio à une véritable compréhension des répertoires karnatiques et, plus généralement, sud-indiens. Grâce à un travail globalement cohérent et rigoureux, détaillé et bien documenté, cette édition peut d’ores et déjà être considérée comme un outil de référence incontournable, tant pour les musicologues travaillant dans une perspective analytique et historique que pour les musiciens ou simples amateurs éclairés voulant approfondir leur connaissance de ce magnifique répertoire.

BIBLIOGRAPHIE

GOVINDA RAO T. K., 1995, Compositions of Tyāgarāja. Chennai : Ganamandir.

Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013 254

GOVINDA RAO T. K., 1997a , Compositions of Muddusvāmi Dīkshitar. Chennai : Ganamandir.

GOVINDA RAO T. K., 1997b , Composition of Śyāma Śāstri, Subbarāya Śāstri and Annasvāmi Śāstri. Chennai : Ganamandir.

NIJENHUIS Emmie te, 2001, Varṇam : Selected Concert Studies for the South Indian Lute. Naarden : Sarasvati Bhavan.

PICARD François, 1999, « Oralité et notations, de Chine en Europe », Cahiers de musiques traditionnelles 12 : 35-53.

RAMANATHAN N., 1998, « Problems in editing the kriti-s of Muddusvami Dikshita », The Journal of the Music Academy 69 : 59-98.

SUBBARĀMA DĪKṢITAR, 1961-83 [1904], Saṅgīta Sampradāya Pradarśiṇī, Tamil edition, 5 vols. Madras : The Music Academy [Voir aussi l’édition anglaise en ligne : ].

TALLOTTE William, 2007, La voix du serpent. Les sonneurs-batteurs du periya mēḷam et le culte āgamique de Śiva : ethnomusicologie d’une pratique musicale au delta de la Kaveri (Tamil Nadu, Inde du Sud). Thèse de doctorat. Paris : Université Paris IV-Sorbonne.

VIDYA SHANKAR, 1947, Shyama Sastry’s compositions, 3 vols. Madras : Gitalaya.

WIDDESS Richard, 1995, The Rāgas of Early Indian Music. Modes, Melodies, and Musical Notations from the Gupta Period to c. 1250. Oxford : Clarendon.

NOTES

1. La notation sargam est une notation syllabique qui utilise les alphabets sud-indiens : tamoul, malayalam, kannada, télougou. La combinaison consonne/voyelle est représentée dans ces langues par une consonne que l’on transforme en lui ajoutant un signe : ce qui est écrit (sa ri ga ma pa dha ni) correspond donc à ce qui est prononcé (sa ri ga ma pa dha ni). Cette règle diffère lorsque l’alphabet latin est utilisé : les voyelles sont alors omises à l’écrit (s r g m p d n) mais restituées à l’oral (sa ri ga ma pa dha ni). 2. Un tableau comparatif des ornements (gamaka) cités par trois théoriciens (Śārṅgadeva au XIIIe siècle, Kumbhā au XVe siècle, Somanātha au XVIIe siècle) et leurs équivalents karnatiques, hindoustanis et occidentaux ; un tableau comparatif des ornements cités par Śārṅgadeva et partiellement repris et notés par deux auteurs modernes (Subbarāma Dīkṣitar 1904 ; Vidya Shankar 1947) ; une liste des soixante-douze échelles heptatoniques de base (melakartā) et des trente-cinq cycles métriques (tāla). 3. Par exemple : Govinda Rao 1995, 1997a, 1997b. 4. À cet égard, le commentaire de la page 32 sur le mode punnāgavarāḷi est éloquent : le maguḍi des charmeurs de serpent n’est pas une cornemuse (« bagpipe ») mais une clarinette ; aucun élément tangible ne permet d’affilier de manière directe le hautbois nāgasvaram au maguḍi ; enfin, l’affirmation selon laquelle le nāgasvaram est devenu un instrument de temple au XVIe siècle mérite d’être révisée : l’inscription la plus ancienne connue mentionnant l’instrument date de 1496 (Tallotte 2007 : 102) ; par ailleurs, le hautbois apparaît dans l’iconographie des temples dès le XIIe siècle (ibid. : 98-100).

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Matthew RAHAIM : Musicking bodies. Gesture and voice in Hindustani music Middletown : Wesleyan University Press, 2012

Ingrid Le Gargasson

RÉFÉRENCE

Matthew RAHAIM : Musicking bodies. Gesture and voice in Hindustani music, Middletown : Wesleyan University Press, 2012, xvii + 182 p.

1 Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2009 à l’Université de Californie, Berkeley, Musicking bodies aborde la performance musicale sous l’angle de l’engagement corporel. L’auteur, Matthew Rahaim, ethnomusicologue actuellement en poste à l’Université du Minnesota, s’intéresse à la gestuelle produite par les chanteurs de khyāl, principal genre vocal de la musique classique de l’Inde du Nord et étudie donc les gestes spontanés qui accompagnent l’émission vocale improvisée. L’auteur observe ainsi les différents mouvements des mains tels que les courbes et cercles dessinés dans l’air par le chanteur, mais aussi les actions de saisie et de manipulation d’objets virtuels réalisés lors de l’acte vocal, gestes qui ne manquent pas, généralement, de surprendre le public néophyte. Selon lui, l’ensemble de ces mouvements s’assimilent aux gestes qui accompagnent la parole spontanée en situation d’interaction et sont en partie inconscients. Les gestes de communication réalisés par le chanteur sur scène en direction des musiciens accompagnateurs et du public dépassent par conséquent les limites de l’analyse. Dans le cadre de ce livre, M. Rahaim ne considère pas le geste comme vecteur d’une expression et/ou d’une communication, mais l’envisage en tant que partie consubstantielle du chant, posture originale qui conduit à l’étude conjointe de l’action vocale et de l’action gestuelle.

2 Cette recherche s’insère dans le champ des études sur les gestes qui se situent à la frontière de plusieurs disciplines (sciences cognitives, psychologie, linguistique, sémiotique…) et s’inscrit tout particulièrement dans la lignée des travaux sur les gestes musicaux1. Par ses références croisées et variées, Rahaim se positionne également dans

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le domaine de l’anthropologie du corps et de la phénoménologie. En revanche, Musicking bodies aborde un sujet jusqu’à présent peu traité dans le champ des recherches sur la musique classique indienne2 et constitue à ce titre un ouvrage bienvenu dans ce domaine.

3 Comme l’explique l’auteur, la problématique s’est construite à partir d’une observation née de son expérience d’apprentissage du chant khyāl, observation qui s’est rapidement muée en conviction : « la gestuelle et la voix fonctionnent ensemble pour incarner les idées mélodiques » (p. 3). Dès lors, son étude pose pour objectif l’analyse des manières dont le corps s’insère dans les pratiques d’improvisation et de transmission du chant. Pour ce faire, il s’appuie sur l’analyse d’un matériau collecté au cours de plusieurs années d’observation et d’apprentissage auprès de son maître, Vikas Kashalkar, musicien et pédagogue reconnu, installé à Pune, dans l’état du Maharashtra, et disciple de Gajanan Rao Joshi (1911-1987). L’ethnographie a principalement été réalisée au sein de la maison du maître qui accueille chaque semaine des disciples réguliers venus se familiariser avec l’art du rāg. Elle est enrichie par des observations et entretiens menés notamment avec une autre « communauté » d’artistes, celle qui regroupe les disciples du chanteur Jitendra Abhisheki (1929-1998).

4 Les enregistrements filmés de concerts, de cours et d’entretiens constituent le corpus principal de l’étude, l’utilisation de la vidéo permettant la saisie simultanée du geste et de la production vocale. Matthew Rahaim réussit la transposition du format audio- visuel vers le format papier en superposant des photos issues d’arrêts sur image, ou des croquis, à la transcription mélodique. Les illustrations permettent de saisir l’action musicale concernée de manière efficace et complètent les descriptions des enchaînements gestuels. En ce sens, les visuels constituent un élément essentiel de l’ouvrage. On regrette toutefois la mauvaise qualité des photos, qui peut affecter la compréhension d’un lecteur peu familier de la musique hindoustanie. Afin de rester accessible à un large lectorat, l’auteur a par ailleurs fait le choix d’un système de notation original qui combine le système de notation sur portée et le système indien des sargam (utilisant le nom abrégé des notes indiennes, sa, re, ga, ma, pa dha, ni). Ce procédé de transcription a l’avantage de permettre une lecture aisée de la courbe mélodique. On déplore cependant l’inconsistance du système de translittération adopté : le terme rāg est translittéré « raga » mais également « rag » (p. 58) et tāl apparaît en tant que tal (p. 25) et tala (p. 71). Les u et i longs sont translitérés pour certains mots comme « oo » et « ee ». Plus gênant, sont les formes translittérées qui affectent la prononciation du mot : ainsi śāstra (traité, prononcé « shastra ») devient « sastra », le rāg bāgeśrī (prononcé bageshri) est transcrit « bagesri » et le rāg bhīmpalāsī devient « bhimplas ».

5 Les six courts chapitres qui constituent l’ouvrage traitent chacun d’une facette de l’action musicale et sont introduits par une situation mettant en scène l’auteur. Au fil des pages, ce sont trois corps interconnectés qui se dévoilent : (1) le corps dans sa matérialité physiologique, ce qu’il appelle le « corps comme chair » (flesh-body), (2) le corps engagé dans l’action musicale, soit le « corps musiquant » (musicking body) et enfin (3) le « corps paramparique » – ou hérité – (paramparic body), considéré à la fois comme le résultat d’une interaction sociale et d’un apprentissage. Cette dernière expression est construite sur le terme vernaculaire paramparā, la « chaîne de transmission », et illustre le parti pris de l’auteur : formuler certains de ses concepts à partir de termes vernaculaires.

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6 Le premier chapitre, au titre très ambitieux, « Une histoire du mouvement et du chant en Inde » vise à illustrer la manière dont les gestes des chanteurs ont été envisagés par le passé en posant des jalons dans l’histoire socio-culturelle de la musique indienne. À partir de la présentation de quelques travaux majeurs de la littérature musicologique, il montre que le corps du chanteur est depuis l’époque ancienne au centre de discours renvoyant à des normes morales et esthétiques qui ont souvent eu pour conséquence un jugement négatif attaché à la gestuelle des musiciens.

7 Après ce survol historique, le deuxième chapitre entre dans le vif du sujet. Celui-ci définit la mélodie comme un mouvement et expose les liens complexes qui unissent les mouvements des mains du chanteur à la trajectoire de la mélodie. Il affirme que les mouvements gestuels et vocaux improvisés sont des aspects complémentaires de l’expression mélodique. Le chapitre suivant développe le concept de rāg, défini à la fois comme un modèle mélodique ayant sa propre grammaire et guidant les combinaisons de notes possibles, et comme un espace (jagah) topographique incluant des sous- espaces (subspaces) dans lesquels vont se mouvoir les mouvements mélodiques. Pour l’auteur, le chanteur bien entraîné pense le rāg autant comme espaces et mouvements que comme suite de notes individuelles.

8 Le quatrième chapitre aborde le développement du rāg dans la temporalité en explicitant l’articulation du phrasé mélodique avec le cycle rythmique (tāl) et les gestes du haut du corps. Il examine les processus de développement du rāg, introduisant et illustrant au passage les différents termes vernaculaires (baŗhat, vistār, upaj, etc.) désignant l’improvisation. Le cinquième chapitre poursuit l’analyse et traite du mouvement mélodique en tant que production conjointe du geste et de la voix. Il est question des postures adoptées par le chanteur, mais aussi des différents mouvements de manipulation d’objets virtuels. Par l’éclairage apporté sur les mécanismes à l’œuvre dans la performance musicale, les chapitres trois à cinq ne pourront qu’intéresser les amateurs de musique indienne et les chercheurs travaillant sur la question de l’improvisation.

9 Quant au dernier chapitre, « The Paramparic Body », il met en évidence la transmission tacite des gestes du chanteur dans le face à face répété entre maître et disciple au cours de longues d’années d’apprentissage. Au fil du temps, le « corps musiquant » du chanteur se modèle, consolidé par une discipline et une pratique régulières, pour devenir ce « corps paramparique » qui porte l’empreinte des ascendants du lignage. Ne découlant ni de discours explicitement formulés par l’enseignant, ni d’un simple mimétisme de la part de l’élève, la transmission des gestes implique des processus d’identification et de choix conscients. Selon les termes mêmes de l’auteur, « ces corps ne sont ni aveuglement hérités ni arbitrairement choisis, mais construits » (p. 133).

10 Par cet ouvrage qui combine technicité et accessibilité, M. Rahaim réussit à expliciter très justement de nombreux concepts musicaux hindoustanis, illustrant sa compréhension fine de l’objet d’étude. Le travail apporte également des éléments sur la transmission de la musique hindoustanie dans le milieu des musiciens non héréditaires, c’est-à-dire n’appartenant pas à une communauté pratiquant traditionnellement la musique, rejoignant en cela plusieurs études récentes. La plupart des musiciens mentionnés sont en effet des brahmanes du Maharashtra (p. 6), installés dans une région depuis longtemps investie dans la promotion de la musique hindoustanie.

11 Enfin, cette étude a le mérite de dévoiler un aspect de la musique sur lequel les musiciens sont peu volubiles de manière spontanée. Ce sont les interrogations et

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remarques répétées du chercheur qui amènent ses interlocuteurs, dans une approche réflexive, à partager leurs expériences et leurs réflexions, illustrant l’importance de l’engagement corporel dans la pratique musicale. Musicking bodies forme en ce sens un bel exemple du travail de l’ethnomusicologue, en rendant compte de mécanismes inconscients et pensés comme peu importants, à l’image de la question posée à l’auteur par un employé de la All India Radio : « Qu’est-ce que les gestes ont à voir avec la musique ? » (p. 1). C’est en maintenant un équilibre entre les différents niveaux d’interprétation – entre le physiologique et le cognitif, l’objectif et le subjectif, le physique et le métaphysique – que Matthew Rahaim réussit à répondre à cette question de façon convaincante.

BIBLIOGRAPHIE

Cahiers d’ethnomusicologie, 2001, « Le geste musical », Cahiers d’ethnomusicologie 14.

CLAYTON Martin, 2007, « Time, Gesture and Attention in a Khyal Performance », Asian Music 38/2 : 71-96.

FATONE Gina, Martin CLAYTON, Laura LEANTE et Matt RAHAIM, 2011, « Imagery, Melody and Gesture in Cross-cultural Perspective », in Anthony Gritten & Elaine King, dir. : New Perspectives on Music and Gesture. Farnham : Ashgate : 203-220.

LEANTE Laura, 2009, « The Lotus and the King : Imagery, Gesture, and Meaning in a Hindustani Rag », Ethnomusicology Forum 18/2 : 185-206.

MORAN Nikki, 2011, « Music, Bodies and Relationships : An Ethnographic Contribution to Embodied Cognition Studies », Psychology of Music 41/1 : 5-17.

NOTES

1. Le numéro 14 des Cahiers d’ethnomusicologie était d’ailleurs consacré à ce thème. 2. À l’exception de Martin Clayton (2007), Laura Leante (2009) et Nikki Moran (2011). Trois de ces auteurs ont participé en 2011 à un article collectif sur le même thème (Fatone et al. 2011).

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Henri LECOMTE : Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie Sampzon : Éditions Delatour France, 2012

Laurent Legrain

RÉFÉRENCE

Henri LECOMTE : Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie, Sampzon : Éditions Delatour France, 2012. 195 p., ill. coul.

1 En Sibérie, des monts Oural jusqu’à la mer d’Okhotsk, les esprits écoutent ! Mais qu’écoutent-ils ? La réponse d’Henri Lecomte, prise dans son sens le plus large, est qu’ils écoutent les humains ou, plus précisément, les sons que les chants et la musique des hommes produisent et que les enregistrements de terrain de l’auteur ainsi que ses conférences donnent à entendre et à comprendre à un large public depuis vingt ans. Il existe bien sûr des formes particulières pour s’adresser directement aux esprits. Il peut s’agir d’une langue, comme chez les Aïnou (p. 146) ; d’une forme musicale particulière conçue comme la propriété d’un esprit chez les Khakasse (p. 60) ; de mélodies spécifiques chez les Nganassane (p. 34) et les Kète (p. 47) ; d’instruments directement reliés au monde des esprits chez les Chor (p. 58) ; ou encore de ces flûtes toor, don du « Créateur » au héros d’une épopée altaïenne (p. 50). Mais, comme le rappellent les membres d’un groupe folklorique nanaï, « tout chant est susceptible d’être perçu par les esprits » (p. 18).

2 Les esprits se révèlent sensibles au son ; de plus, ils apparaissent bien souvent aux hommes sous forme sonore – une mélodie attachée à un esprit ou des cris censés provenir des esprits animaux – là où les rituels chamaniques existent encore. Souvent l’auteur doit, à regret, constater la disparition d’un « chamanisme traditionnel » ou, à tout le moins, émettre un doute sur l’existence actuelle de chamanes traditionnels. Pourtant, une des hypothèses autour de laquelle gravite l’écriture du livre est que les

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expressions musicales des peuples autochtones de Sibérie sont très souvent liées à la « pensée chamanique », même si ces rapports se trouvent être déclinés différemment par un éleveur nomade, un chasseur, le maître d’école d’un village, le musicien d’un groupe néo-folk ou un intellectuel urbain.

3 Le livre d’Henri Lecomte dessine donc, en un peu plus de 150 pages, un panorama des expressions musicales de plus de trente peuples autochtones qui, ensemble, représentent à peu près 5 % de la population totale de Sibérie. L’auteur reste fidèle à son goût personnel pour les formes traditionnelles, sans pour autant faire l’impasse sur les expressions folkloriques ou les mouvements néo-folk, à condition que ceux-ci soient reconnus localement – et c’est souvent le cas – comme des formes d’expressions autochtones. Mais s’intéresser aux formes traditionnelles ne veut pas uniquement dire s’intéresser aux expressions du passé. Il est de tradition chez les Nénèts comme chez les Khanty de composer des chants personnels (p. 24 et p. 40). La composition de mélodies se retrouve également chez les Selkoupe (p. 29) et, semble-t-il, chez les Koriak (p. 125) et les Aïnou (p. 145). L’authenticité d’une tradition n’est donc pas toujours évaluée à la mesure de sa profondeur historique supposée. Dans Les esprits écoutent, Henri Lecomte transmet à son lecteur une conception de la Sibérie qui souligne les mouvements de populations, les emprunts, les influences réciproques et les rapports complémentaires entre populations. Chemin faisant, il met à mal l’idée d’un espace sibérien conçu comme un patchwork d’isolats culturels, rappelant que la recherche de la pureté culturelle est un leurre. La remarque est utile pour les personnes sensibles aux attraits de l’exotisme, et c’est plutôt à leur adresse qu’elle est formulée, mais probablement aussi pour les acteurs du renouveau identitaire qui anime et traverse toute la Sibérie contemporaine.

4 Les chants, les techniques vocales, les instruments portent les marques des rapports entre les peuples : les ornements des chants des Tofalar évoquent ceux des Kète ou des Évenk méridionaux (p. 63) ; des chanteurs évenk empruntent une technique vocale aux Tchouktche (p. 92) ; l’épopée des Évenk méridionaux est influencée par celle des Sakha (p. 98) ; les Aléoute accrochent des becs de macareux huppés à un cadre circulaire de bois pour obtenir un instrument percussif, alors que, très loin de là, les Évenk font la même chose, aux mêmes fins, cette fois avec des sabots de rennes (p. 133).

5 Au fil des pages et de la lecture des transcriptions des paroles des chants que nous offre l’auteur, l’idée d’une nature sibérienne âpre fait place à la mise en valeur de sa bonté et de sa générosité. « Généreuse taïga, reconnaissante taïga, le destin des hommes est entre tes mains », chante Eldèk Kalkin, un chanteur d’épopée altaïen (p. 51). A l’autre bout de la Sibérie, un chasseur youkaguir du nom de Nikolaï Nikolaevitch Deshkof interprète un autre chant : « Ma vie est à son terme, mais ma terre est restée comme au temps de ma jeunesse. Elle est bonne et généreuse. Elle donne tout et, maintenant encore, elle ne nous oublie pas » (p. 119). Cette conception d’une nature nourricière est très présente dans les sociétés imprégnées de chamanisme. Toutefois, l’abondance de la nature y est conditionnée par l’action du chamane ou du chanteur d’épopée. Si l’intervention du chamane ou la récitation de l’épopée – l’une et l’autre nécessitant une certaine habileté vocale – plaisent aux « maîtres des lieux » ou aux esprits animaux, ils laisseront le chasseur s’emparer du gibier. Hors de la vie de chasse, cette logique peut continuer à être appliquée pour susciter un dénouement heureux dans toutes les activités à l’issue incertaine. Les chamanes nanaï (p. 102) et oultche (pp. 111-112), dont l’auteur nous relate la rencontre, exécutent un rituel dont une partie de l’enjeu est la

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poursuite de son voyage de collecte sous de bons auspices. Il est donc clair que des conceptions issues du chamanisme de chasse peuvent se perpétuer hors de l’activité de chasse proprement dite. Pour prégnante que soit cette idée du don de l’animal dans la vie de chasse, les membres de ces populations n’en ont pas moins développé une série d’appeaux servant à attirer ou à leurrer les grands cervidés et les élans – le gibier par excellence – dont seraient dérivés les trompes et sifflets musicaux. Il me semble cependant qu’il faut être prudent lorsqu’on veut relier l’influence de la musique sur les animaux sauvages à un type de société dit « chamanique » (p. 48). C’était sans doute le cas chez les Kète évoqués par l’auteur, qui semblent avoir eu une cosmogonie explicite faisant le lien entre les sons et des « maîtres » présents dans la nature. Mais dans d’autres sociétés, cette influence des sons est sans doute plus le fait de la chasse elle- même que de conceptions chamaniques liées au don de l’animal par des « maîtres » ou, si c’est le cas, encore faut-il le démontrer. Dans le même esprit (sans mauvais jeu de mot !), lorsque l’auteur évoque la relation qui lie les berceuses chantées par les Tuva aux enfants et les mélodies qui apaisent une nouvelle mère à un agneau, un chevreau ou un veau rejeté, il ne semble pas que « cette relation avec le monde animal évoque le chamanisme […] » (p. 68). Bien sûr, on pourrait dire que, dans une société donnée, toutes les conceptions sont liées d’une manière ou d’une autre. Mais ce holisme flou, qui n’est pas dans les habitudes d’Henri Lecomte, ne nous fait pas mieux comprendre ni la perpétuation des conceptions chamaniques ni les pratiques musicales de ces peuples.

6 Les esprits écoutent. Quant à nous, nous lirons. Nous lirons ce que l’auteur, certainement l’un des plus fins connaisseurs de ces expressions musicales, pense de ces chants et de ces musiques, ce que d’autres ethnomusicologues – locaux ou occidentaux – en disent, ce que des ethnologues pensent du fonctionnement de ces sociétés ; nous lirons les belles transcriptions des chants et les paroles des chanteurs et des musiciens lorsqu’ils évoquent leurs pratiques lors d’interviews, après un enregistrement ou à la sortie d’un concert. Nous lirons… Le livre est hélas publié sans documents musicaux. Celui qui voudrait écouter devra s’impliquer un peu plus, se référer à la discographie sélective disponible en fin d’ouvrage et se plonger dans l’impressionnante récolte de documents sonores qu’Henri Lecomte a déjà mis à disposition du public par l’intermédiaire de onze CDs parus chez Buda Records.

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Jérôme CLER : Yayla. Musique et musiciens de village en Turquie méridionale Paris : Geuthner, 2011

Ariane Zevaco

RÉFÉRENCE

Jérôme CLER : Yayla. Musique et musiciens de village en Turquie méridionale, Paris : Geuthner, 2011. 362 p., ill. coul., 1 CD encarté

1 Jérôme Cler offre, par cette publication attendue de longue date, une somme de ses travaux de recherche sur les répertoires et les pratiques musicales des montagnes du Taurus occidental, au sud-ouest de la Turquie. L’ouvrage ne consiste néanmoins pas en une simple monographie. Les recherches ici restituées concernent une zone restreinte : le massif de Boz Dağ et son arrière-pays (les yayla, c’est-à-dire les anciens pâturages d’été, de Çameli), ainsi que la plaine contiguë d’Acıpayam. Les villages et les pratiques socio-musicales de leurs habitants sont envisagés en fonction les uns des autres, mais aussi dans leurs confrontations à l’espace extérieur (local, régional, national, et au- delà). Les problématiques ethnomusicologiques qui sous-tendent la réflexion de l’auteur partent de la recherche de terrain, dans deux villages de montagne, et sont également envisagées dans une perspective plus large, soit dans une démarche théorique, ou philosophique, où l’auteur explicite les notions qu’il considère comme cruciales pour la compréhension de cette société, soit, pour certaines pratiques, en enrichissant son propos de comparaisons avec l’Europe orientale ou l’Asie centrale.

2 Ainsi, au-delà de l’ethnographie, menée de manière vivante et enrichie de nombreuses « anecdotes de terrain » reflétant l’empathie de l’auteur avec ce monde, dont il pratique la musique, le travail d’interprétation reflète, par sa langue et ses références, les affinités de l’auteur avec la littérature et la philosophie. Jérôme Cler défend une façon de mener la recherche, une « herméneutique ethnomusicologique » telle qu’il l’a

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définie en 2001 : « un très long processus, où tout se passe entre : entre l’un et les autres, entre le terrain et le “laboratoire”, entre les langues, leurs sous-entendus, leurs implicites respectifs. De sorte que la recherche apparaît comme un devenir dans lequel le chercheur et ses interlocuteurs sont tous deux emportés » (Cler 2001 : 31-32).

3 L’idée d’« entre-deux » constitue justement un fil majeur de la trame de pensée et du récit anthropologiques de l’auteur, tant pour rendre compte des situations et des pratiques des musiciens des yayla (situations géographique, historique, sociologique, répertoires et modèles musicaux) que pour évaluer son propre positionnement. Il clarifie ce dernier dès le début de l’ouvrage, en avant-propos, offrant un historique de sa relation avec ce terrain où il a trouvé, dit-il, « le lieu et la formule. […] Le lieu : altitude, légèreté de l’air, splendeur tout à l’entour. La formule : derrière le répertoire varié qui m’était révélé, j’entendais comme une formule unique, une ritournelle primordiale » (p. 20). En parallèle d’un attachement personnel assumé, « le lieu et la formule » ainsi définis sont bien au cœur des investigations ethnomusicologiques de Jérôme Cler, à travers les rapports socio-musicaux à l’espace et au territoire, et l’appréhension du temps, historique, mémoriel, passé, présent et futur. Enfin, l’auteur est bien à la recherche de la « structure », des fondements « culturels », des « modèles » – autant de termes jalonnant l’ouvrage – qui sous-tendent les pratiques et les airs musicaux. Le point de vue adopté est ainsi celui d’un « fait musical total » dont l’agencement de l’ouvrage témoigne, sous forme d’une boucle, de la situation historique et géographique locale des territoires concernés à leur place au sein de la « société globale », ou globalisée. La « ritournelle » (ainsi que le « galop », notions empruntées par Cler à Deleuze et Guattari) apparaît ainsi non seulement comme un concept-clé pour rendre compte des musiques produites dans les yayla, basées sur la répétition, mais aussi comme le fil conducteur du récit, témoignant des « entre-deux », voire du « secret », qui caractérisent les exécutions musicales des yörük (pasteurs semi-nomades, litt. « les gens qui marchent », p. 33).

4 Les deux premiers chapitres présentent le « milieu » (p. 57) historique, géographique et ethnique des musiques et des musiciens : l’« ascendance nomade » (p. 33), turkmène (p. 41), et l’ancrage dans un territoire spécifique (rural et montagnard, régulièrement opposés, quoique connectés, à la ville et à la plaine) en constituent des paramètres fondateurs. L’auteur propose donc une « géo-musicologie » (p. 47) historique de cette petite région du Taurus (premier chapitre), puis campe la situation des villages étudiés (deuxième chapitre), tant géographique (morphologie, agriculture, configuration de l’habitat) que sociologique (lignages, pratiques matrimoniales, réseaux amicaux). Après la présentation des musiciens dont les figures et les pratiques seront étudiées tout au long de l’ouvrage, le second chapitre se clôt sur la transmission du savoir musical, qui relève de « l’imprégnation » (p. 80). Cette dernière est définie à la fois comme l’appropriation par le musicien de la musique comme « “objet extérieur”, disponible » (p. 80) à capter, dans une proximité immédiate donc, et comme résultante d’une superposition d’âges différents formant « les stratifications de la mémoire musicale » (p. 82). Ainsi, l’imprégnation apparaît comme l’un des principes de la musique en « performance » : une musique en événement, individuée et particulière (au musicien, à l’auditoire, au contexte spatial et temporel), mais qui porte en filigrane les traces d’une mémoire plus ou moins lointaine qu’elle réactualise à chaque fois, thème ensuite développé au chapitre 4. Après un troisième chapitre consacré à l’étude organologique des instruments de musique, et notamment du petit luth à trois cordes üçtelli bağlama, le troisième et le quatrième chapitres sont employés à l’analyse des différents espace-

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temps sociaux de la pratique et de la pensée musicales. En particulier, la question du temps (passé, enfance, souvenir, temps « vécu ») fait l’objet du quatrième chapitre. En évoquant les anciens yaranlık (réunions amicales), les rythmes différenciés de la vie quotidienne qui se superposent, les représentations cosmologiques et religieuses (cycles annuels), l’auteur s’attache à définir la « conscience du temps » (p. 124) dans les yayla. Elle est caractérisée par une alternance de lenteurs, d’accélérations et de répétitions et, comme la musique, est désignée par ses acteurs en termes d’événements, d’affects et d’actions. L’auteur évoque aussi les sauts générationnels, analysés en termes de « mutation ». Les modalités sociales de l’« occasion » musicale sont ensuite développées au cinquième chapitre, dans le continuum de l’analyse du rapport des villageois au temps et au territoire : la musique « signifie la rupture, l’assignation d’un temps au divertissement festif, qu’il soit individuel, interactif, cérémoniel, aux interactions complexes (noces) » (p. 145). Les différentes configurations des solidarités, des espaces et des temporalités lors des événements musicaux, se manifestent dans les réunions familiales, villageoises, ou encore celles des « confrères », petits notables de la ville d’Acıpayam, dont les familles sont issues des yayla et qui y reviennent volontiers pour organiser des piknik (p. 150). Ces différents espaces, tout comme celui de de la danse, sont l’occasion pour Jérôme Cler d’affiner la définition du territoire comme « acte […] de territorialiser » (p. 158).

5 Les chapitres 6 (« Rythme ») et 7 (« L’ordre des hauteurs : échelle et économies modales ») sont ensuite dédiés à l’analyse musicologique du répertoire, à commencer par le rythme, concept central du livre. Il s’illustre ici dans l’aksak (système d’organisation du cycle rythmique, ici en quatre temps et demi, soit neuf pulsations groupées 2+2+2+3, à différents tempi) et est affirmé comme un « modèle culturel » (p. 199). Le chapitre suivant, « petit traité du bağlama », détaille avec minutie les différentes techniques de jeu du luth, en particulier à travers la distinction entre jeu « conatif », pour faire danser, et jeu « méditatif », solitaire. L’étude du répertoire par l’auteur est menée à partir de sa pratique du luth et des dialogues entretenus avec son principal informateur Hayri Dev. Le CD accompagnant l’ouvrage permet d’entendre l’ensemble des exemples musicaux ici transcrits et analysés. Au chapitre 9, les discours portés sur les différents genres musicaux, leurs rapports et leurs traitements différents selon les contextes, permettent à l’auteur de dégager un modèle sous-jacent de la performance, qui est à envisager « sur le mode du manque […] affirmé dans la valorisation d’une expressivité non-verbale » (p. 284). La relation au texte poétique est l’objet du chapitre suivant, dans lequel l’auteur recherche comment les poèmes, pour la plupart perdus ou oubliés et donc non-verbalisés, fonctionnent néanmoins comme fondement de la pratique instrumentale. À travers l’étude des équivalences entre la métrique poétique et le rythme musical, le système de la « ritournelle territoriale » est défini comme l’interaction permanente entre trois niveaux : chorégraphique, prosodique, et mélodique (p. 290). Aux « petites formes » des musiques des yayla caractérisées par une « fonction impressive » (ou conative) sont opposées les « grandes formes » lyriques à « fonction expressive », telles que le gurbet havasi, ou chant d’exil, caractéristiques des terres de plateau. C’est pourquoi Jérôme Cler qualifie les premières de « pratique mineure » au sein d’un « monde majeur » (p. 311) ; représentation développée au dernier chapitre (« Le village et la société globale »), qui décrit et analyse, en termes de résistance, les relations de l’espace socio-musical des yayla aux altérités des mondes extérieurs plus ou moins proches. Les rapports aux mondes musicaux officiels, ou alévi, y sont notamment explorés, et l’auteur affirme son travail

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comme la proposition « d’une interprétation nomade d’un art, et du même coup d’une société où l’imperceptible et le secret permettent d’éviter que rien ne se fige ». Et, quoique « le fonds nomade perdure » (p. 334), les oppositions entre mondes nomade et sédentaire, rural et urbain, alévi et sunnite ne sont pas si marquées : les musiques des yayla sont toujours à comprendre dans un « entre-deux ».

6 Complétée par des exemples audio (CD) et vidéo (consultables sur internet) précisément référencés au fil de la lecture, l’étude que présente Jérôme Cler défend une ethnomusicologie du temps long, dans laquelle l’implication personnelle du chercheur- musicien est partie prenante des opérations d’interprétation. Cet ouvrage offre une analyse musicale et anthropologique complète, soucieuse autant du détail et du réel que des paradoxes et contradictions, en bref du caractère mouvant qui construit le monde musical des yayla autant que le travail du chercheur.

BIBLIOGRAPHIE

CLER Jérôme, 2001, « Le terrain et son interprétation. Quelques aspects de l’herméneutique en ethnomusicologie », in Jacques Viret, dir. : Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2001 : 29-38.

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Nicolas ÉLIAS : Lavta, Étude pour un Luth d’Istanbul Istanbul : Les Éditions Isis/IFEA collection Les Cahiers du Bosphore 2012

Ruben Tenenbaum

RÉFÉRENCE

Nicolas ÉLIAS : Lavta, Étude pour un Luth d’Istanbul, Istanbul : Les Éditions Isis/IFEA collection Les Cahiers du Bosphore 2012. 121 p., ill. n.b.

1 Les familles ont souvent en leur sein un être qui déroge au devenir commun mais dont le parcours est bien souvent révélateur de l’histoire et du fonctionnement familial. En s’intéressant au lavta1, « luth mineur » de la tradition stambouliote, Nicolas Élias interroge en réalité un siècle de musique qui n’est pas resté indifférent aux événements historiques, chute de l’Empire Ottoman et construction républicaine, génocide, échange de populations…

2 Loin des classifications organologiques du passé, cette étude nous parle des hommes, des musiciens. L’ethnographie qui est au cœur de l’ouvrage révèle de l’auteur une réelle connaissance des cultures étudiées qui alliée à des concepts philosophiques comme le « territoire » ou le « devenir mineur » donne à voir le « fait social total » décelable derrière l’instrument.

3 L’ouvrage est composé de quatre parties dont les deux premières proposent une étude d’anthropologie historique musicale, sur une période couvrant la fin de l’empire ottoman et les premières décennies de la République Turque. La troisième partie rend compte des mouvements de l’instrument et des musiciens entre Istanbul et la Grèce et de ce qui constitue son actuel renouveau pour enfin aborder les questions de jeu : ce sont elles en effet qui fondent son identité, inscrivant le lavta dans une aire musicale tout en créant de nouveaux territoires en fonction des usages qu’en font les musiciens.

4 Il semble que le lavta soit bien originaire d’Istanbul, où il aurait profité, à l’ombre du tanbûr, luth à manche long sacré « roi de la musique d’art ottomane », de la disparition

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momentanée du oud. Cependant, à la fin du XVIIIe siècle le lavta est représenté sur un tableau aux côtés du kemânçe-i rûmî, la vièle 2 des Rûms (Grecs orthodoxes), dans un contexte de divertissement. Cela incite l’auteur à penser plutôt ce duo comme une variante stambouliote de la vaste tradition égéenne du duo vièle/luth. De là, on peut imaginer un jeu d’accompagnement vigoureux alternant accords et mélodies. Le répertoire, pour léger qu’il soit, utilise pourtant le langage des makam (d’où le frettage identique à celui du tanbûr), et ses interprètes, souvent issus de longues lignées de musiciens rûms, parfois appelés au palais, ont laissé leur empreinte dans le répertoire classique.

5 En parallèle à cette pratique du duo propre au cabaret, dont nous n’avons pas de trace sonore et qui a disparu au début du XXe siècle, le lavta connaît son heure de gloire dans les mains de Tanburi Cemil Bey. Ce musicien, compositeur, virtuose du tanbûr, et passionné de musique populaire, a entre autres donné ses lettres de noblesse au kemençe, depuis parfaitement intégré aux ensembles classiques. Dans la même logique, parmi ses nombreux enregistrements, il choisit le lavta à trois reprises pour la pratique du taksim, lui offrant donc un nouveau rôle, celui de soliste. L’auteur entrevoit là une esthétique nouvelle, une recherche de modernité au sein de la culture populaire d’Istanbul, alors que les institutions traditionnelles, le palais notamment, ne remplissent plus leurs obligations. Si les élites regardent vers l’Occident, les enregistrements de Cemil Bey ancrent la musique classique plus profondément en Istanbul. Ils sont d’ailleurs l’unique raison de la sauvegarde du lavta. En effet, les musiciens des générations suivantes ont continué d’en jouer par identification au maître. Le répertoire initial du duo lavta/kemençe a donc disparu et n’est restée que la pratique de la musique classique qui pourtant demeure marginale, le lavta éprouvant des difficultés à concurrencer le timbre racé du tanbûr.

6 Attribuer la survie du lavta à l’unique Cemil Bey serait pourtant négliger l’influence de son propre fils, Mesut Cemil, qui prend la tête de la Radio d’Istanbul à la fin des années 1930 après une période difficile pour la musique ottomane. En effet, l’idéologie nationaliste qui avait mené à la création de la République en 1923 rejette fermement tout l’héritage ottoman. Ainsi le Conservatoire ferme ses portes et la diffusion de la musique classique est interdite en 1934. Quand l’interdiction est levée en 1939, il s’agit d’élever la « musique d’art turque » au rang des musiques occidentales. Pour ce faire, de larges chorales où le nombre d’instruments est accru sont formées, et il est clair que le lavta, du fait de ses propriétés acoustiques, n’y trouve pas sa place. Par contre, Mesut Cemil nourrit également un désir de « patrimonialisation un brin nationaliste » qui le pousse à enregistrer à nouveau le lavta, cette fois-ci en ensemble, et à former celui qui restera longtemps l’unique joueur de lavta de la Radio d’Istanbul, Kenan Şavklı.

7 Le cas de ce dernier est remarquable car il est le seul qui ait reçu un enseignement direct de l’instrument. Tous les autres musiciens qui l’ont pris en main sont des autodidactes, le plus souvent joueurs de tanbûr, inspirés par Cemil Bey. Ces raisons suffisent-elles à expliquer le regain d’intérêt à l’égard du lavta au cours des vingt dernières années ? Nicolas Elias nous invite à regarder vers la Grèce.

8 L’instrument, s’il était au XIXe siècle l’apanage des Grecs d’Istanbul, avait déjà disparu lors de leur arrivée en Grèce. Sa réintroduction est le fait de Ross Daly, musicien irlandais installé en Crète qui, depuis la fin des années 1980, le fait travailler à ses élèves ; ces derniers sont devenus ainsi les artisans du retour des Grecs vers la culture ottomane, plus précisément les musiques classiques et populaires d’Izmir et d’Istanbul.

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Pour la plupart, ce sont des musiciens urbains, d’Athènes et Thessalonique notamment, dont l’histoire familiale est souvent liée à l’Asie Mineure. Les passages à « la Ville » sont monnaie courante dans leur apprentissage et ces jeunes musiciens représentent souvent la seule occasion d’entendre le lavta en concert à Istanbul. Le lavta constitue en quelque sorte pour les Grecs la porte d’entrée vers la musique ottomane grâce à son frettage qui facilite la formation de l’oreille, mais aussi parce qu’il représente un espace non occupé par les musiciens turcs. Il paraît donc plus simple de se faire une place et de créer une identité musicale et stylistique reconnue. Il faut noter aussi que la Grèce a semblé réussir au lavta dans le sens où il n’est plus cantonné à un unique répertoire, mais se retrouve aussi bien dans les genres cités que dans des projets plus expérimentaux. En un mot, « la Grèce s’est appropriée la pratique du lavta » (p. 64).

9 Toutefois, la Grèce ne s’est pas totalement émancipée de la Turquie. Le va-et-vient continue car les instruments sont toujours fabriqués à Istanbul. Si, jusqu’aux années 1930, la lutherie était le monopole des Grecs et des Arméniens, le savoir-faire est passé aux Turcs sans jamais arriver en Grèce, le lavta ayant déjà disparu quand le dernier artisan a quitté la Ville.

10 Pour parler de cet instrument fabriqué dans un pays et joué dans un autre, l’auteur s’appuie sur la philosophie : l’instrument produit du « territoire ». En effet, le frettage du lavta permet de jouer toutes les intonations du makam, ce qui n’est le cas d’aucun luth grec. Cependant la finalité n’est pas la transposition de la musique turque en Grèce mais bien la re-création d’une identité ou du moins d’un patrimoine d’Asie Mineure. Ici, les concepts de Deleuze-Guattari permettent de décrire le devenir « forcément mineur » (p. 73) du lavta, car s’il « passe plus furtivement les douanes » (p. 75), il n’a pas l’envergure en terme de timbre pour égaler le tanbûr ou le bouzouki. C’est d’ailleurs ce caractère mineur qui lui permet de voyager entre Athènes et Istanbul.

11 Par l’étude détaillée du frettage, Nicolas Elias montre que les intervalles du lavta « opèrent une territorialisation de l’instrument, non pas sur un territoire géographique (Istanbul), mais stylistique, le makam stambouliote ». Pour ce faire, il enracine l’instrument au sein d’une tradition ininterrompue en Turquie et retrouvée, reconstruite en Grèce.

12 Si les deux traditions ont en commun la langue du makam, le geste musical, le jeu de plectre les différencient. Il n’existe pas réellement d’école de lavta qui dicterait la technique de jeu : on observe donc que la technique et l’expressivité varient en fonction de l’origine musicale des interprètes. À un jeu purement mélodique tout en retenue, directement influencé par le tanbûr, s’oppose un jeu plus proche du oud ou du laouto où la main droite, plus libre, autorise une plus grande intensité. Toutes ces possibilités inspirées de tous les gestes de luth du pourtour de la Méditerranée sont vues par l’auteur comme autant de territorialisations en puissance. Si les gestes s’opposent, ils sont aussi le signe d’un mouvement qui les rapproche. Ainsi l’auteur imagine le lavta comme un « devenir-laouto du tanbûr » en Turquie et à l’inverse un « devenir-tanbûr du laouto » en Grèce.

13 Le lavta aurait donc toujours été, du moins depuis Cemil Bey, une passerelle entres les musiques. Sa pratique, jamais vraiment stabilisée bien qu’évoluant très lentement, serait comme le gage de sa pérennité.

14 Il est dommage que les répertoires de cabarets ne soient pas plus longuement évoqués car, si certaines pièces ont bien disparu, il n’est pas certain que les nombreux morceaux comportant des toponymes dans leur titre ne fassent pas partie du corpus. Cependant,

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l’étude bien documentée de Nicolas Élias, qui montre clairement la causalité entre les événements historiques et les problématiques actuelles, semble le fruit d’une ethnographie sensible.

NOTES

1. Qu’on ne confondra pas avec le laouto, son cousin grec à cordes en métal, et plus grand, qui accompagne souvent les vièles. 2. Il s’agit de cette vièle à forme de rebec, que l’on trouve également dans les régions égéennes et balkaniques sous le nom de lyra, gadulka, et non du kemençe de la Mer Noire.

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Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. Bandas, musique et fête dans un village maltais (Zabbar) Valetta : Fondation de alte, 2012

Luc Charles-Dominique

RÉFÉRENCE

Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. Bandas, musique et fête dans un village maltais (Zabbar), Valetta : Fondation de alte, 2012. 352 p., ill. coul, transcriptions, graphiques, accompagné d’un CD.

1 Zabbar, au Nord-Est de Malte, est l’un des plus gros villages de l’île, une vraie petite ville qui a pourtant conservé, comme le précise Giovanna Iacovazzi, son « âme d’ancien village », ce qui « transparaît lors de la fête patronale, quand la communauté villageoise renaît et se réunit autour de la préparation [de la fête] et de la Sainte », en l’occurrence Maria Mater Gratiæ de Zabbar. Cette fête a lieu tous les ans, le premier dimanche qui suit le 8 septembre ; elle dure plusieurs jours. Elle constitue un moment fort de cohésion communautaire, même si, à Zabbar, deux bandas ayant en charge l’animation complète de la fête, affichent ostensiblement leur rivalité, qui n’est, bien sûr, pas que musicale, mais aussi sociale et territoriale. En ce sens, Zabbar n’est pas une exception : de nombreux villages maltais possèdent plus d’une banda (parfois deux, trois ou quatre). Chacune a son saint protecteur, sa fête et ses propres supporters, et son kazin, sorte de siège social de la banda et lieu affirmé de la sociabilité villageoise. À Zabbar coexistent aujourd’hui deux bandas rivales, la banda Maria Mater Gratiæ, identifiée notamment par le costume bleu de ses membres, et la banda San Mikiel, qui se distingue par le costume vert de ses musiciens. Cette dernière, issue d’une dissidence ancienne, a en principe sa fête propre (celle de San Mikiel, que personne ne célèbre vraiment à Zabbar, quinze jours après celle de Maria Mater Gratiæ), mais revendique en fait sa fidélité à la sainte patronne de Zabbar, ce qui génère la pika, c’est-à-dire une forte

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rivalité entre ces bandes musicales. C’est tout cela à la fois, les formes locales de cette dévotion votive, la sociabilité villageoise structurée autour de ses bandas, l’espace villageois redistribué autour de la pratique musicale (du kazin au territoire villageois investi par les musiciens), mais aussi l’expression des identités rivales (les « Bleus » contre les « Verts »), notamment à travers une certaine idée de l’efficacité sonore - en tant qu’expression de la violence - présente dans la notion de briju, brio musical, que cet ouvrage tente de restituer et d’analyser.

2 Giovanna Iacovazzi commence par présenter la physionomie de la banda maltaise, sa structure orchestrale et ses répertoires, non sans avoir au préalable tenté de situer cet ensemble instrumental au sein de la typologie complexe et abondante des « sociétés musicales ». Au-delà, c’est tout le fonctionnement de ce type d’ensembles qui est finement étudié : le statut des musiciens, leur apprentissage, etc. J’ai retrouvé ici avec beaucoup d’intérêt la plupart des composantes du corporatisme ménétrier qu’une partie de l’Europe, notamment la France, a connu dans les siècles passés : échelle communale de l’activité de ces orchestres ; similitude dans la durée de l’apprentissage (quatre années en moyenne chez les ménétriers historiques en France, quatre ans dans les bandas maltaises) ; identité du mode d’administration (les responsables des bandas sont élus pour un an, comme les anciens chefs des corporations ménétrières) ; établissement de règlements visant à moraliser la pratique musicale des bandas comme ont pu le faire dans le passé les ménétriers (et les artisans des corporations en général) ; patronages votifs de ces sociétés musicales ; jusqu’à l’entraide mutuelle, survivance du système confraternel.

3 Viennent ensuite les trois chapitres qui constituent le cœur de l’ouvrage, dans lesquels Giovanna Iacovazzi dévoile son ethnographie musicale en même temps qu’elle livre un certain nombre de clés permettant de la théoriser. Partie passionnante, de haute portée ethnologique, sociologique, anthropologique. Car ces bandas ont une fonction emblématique importante, à la fois religieuse et sociale ; elles structurent la sociabilité villageoise, l’« espace vécu », elles exacerbent le sentiment identitaire à travers la surenchère permanente entre formations et groupes sociaux rivaux, elles instaurent toute une économie de l’échange et fondent une mémoire particulière, celle des interprètes, des compositeurs et des répertoires, mémoire à la fois réactivée et alimentée par des apports nouveaux.

4 Parmi les axes d’étude et les outils d’analyse, figure l’anthropologie de la notion capitale de territoire, territoire ici revendiqué et accaparé à partir d’un partage de l’espace villageois, mais aussi territoire de la fête, espace métamorphosé, travesti, hiérarchisé, à l’image de l’espace urbain européen de l’Ancien Régime lors des grandes processions politiques ou religieuses. Peut-être serait-ce là une piste à creuser que de réfléchir à des parallèles possibles entre ces façades embellies, ces illuminations, ces guirlandes, ces bannières, ces inscriptions diverses de la fête maltaise actuelle avec les arcs de triomphe, devises, illuminations, fontaines de vin, constructions éphémères emblématiques de toutes sortes qui jalonnaient les grands parcours processionnels urbains européens de la Renaissance à la fin de l’Ancien Régime, selon une progression parfaitement codifiée, avec autant de haltes symboliques (« stations » ?).

5 Une autre thème qui m’a particulièrement intéressé concerne l’anthropologie du sonore, à travers l’étude symbolique du très fort volume des bandas (la notion de « bruit assourdissant » revient comme un véritable leitmotiv). Ainsi, Giovanna Iacovazzi se demande si « la musique peut servir à faire la guerre », ceci pour poser la question du

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volume sonore dans l’étude des rivalités des deux bandas de Zabbar. Cette question est tout à fait judicieuse : le mot « bruit », en ancien français, possède une polysémie particulière, tout comme le mot « noise » : en effet, on y trouve, entre autres, la notion de querelle (Charles-Dominique 2008). Par ailleurs, au-delà de l’idée guerrière (on parle de la « violence » d’un son très fort), toute l’emblématique politique est bâtie sur la notion de bruit (l’un des sens anciens de « bruit » est la réputation, avant de devenir plus récemment la rumeur) et de fort volume sonore que procurent les instruments à vent (d’où l’un des sens du mot « blason » qui renverrait à l’allemand « blasen » : souffler). Le son général des bandas, ensembles hautement emblématiques, est de ce point de vue très cohérent.

6 L’analyse musicale proposée à la fin de l’ouvrage est également intéressante car, au- delà de l’analyse du son et de sa dynamique par le biais des outils modernes informatiques, c’est un certain nombre de procédés compositionnels, visant à communiquer le sentiment de brio, que Giovanna Iacovazzi met ici en exergue, là où certains n’auraient vu qu’une composition tonale moderne sans intérêt. Un autre aspect captivant de cette ethnomusicologie maltaise est de montrer des processus compositionnels autochtones toujours à l’œuvre, signes d’une musique réellement populaire, jouissant d’une forte assise sociale, comme ont pu l’être jusqu’il y a peu les musiques des fécos du carnaval de Limoux, dans l’Aude, où certains viticulteurs locaux, parallèlement à des répertoires exogènes standardisés, composaient de nouvelles pièces de musique destinées à être jouées par les diverses « bandes » (nom local de ces fanfares), cela pour faire danser les participants masqués au carnaval. Au-delà d’une analyse strictement musicologique, on s’aperçoit que les enjeux identitaires et patrimoniaux constituent un niveau analytique pertinent et même indispensable de ces pratiques musicales.

7 Giovanna Iacovazzi appréhende ici cette réalité complexe de façon convaincante et avec une méthode irréprochable. Elle montre à quel point cette musique des bandas, dans cette société villageoise maltaise, fonctionne comme un « fait social total », le tout grâce à une « ethnomusicologie totale », qui ne considère pas la musique comme un « objet autoréférentiel » mais, au contraire, perçoit et analyse cette production sonore comme subordonnée à des rituels sociaux, religieux, politiques, à des échanges, des influences, des passés particuliers, etc. Grâce au recours à l’histoire, à l’ethnologie et à l’anthropologie religieuse, sociale, culturelle, Giovanna Iacovazzi apporte la démonstration éclatante du succès d’une analyse multidirectionnelle et interdisciplinaire dans l’étude d’un objet complexe, ce qui constitue, à mon sens, la seule bonne méthode pour l’ethnomusicologie européaniste. Giovanna Iacovazzi fait tout simplement ici de l’ethnomusicologie telle qu’on devrait toujours la pratiquer.

8 L’un des intérêts principaux de cet ouvrage est de proposer l’étude d’un objet musical auquel l’ethnomusicologie n’aurait pas attaché beaucoup d’attention, mais qui est pourtant prégnant dans la vie musicale populaire européenne : les sociétés musicales au premier rang desquelles figurent les fanfares et les bandas. On pourrait ainsi citer la Cobla catalane moderne, les musiques du carnaval de Limoux, les musiques languedociennes des jeux taurins, etc. Ce type de formation musicale qui n’a rien de très spécifique ni de très ancien et qui n’est menacé d’aucune disparition (et donc peut- être heureusement à l’abri des formes modernes de patrimonialisation), sonorise des événements et des rituels sociaux ancrés dans le local, produisant un fort sentiment identitaire. Les répertoires joués sont autant exogènes que de composition locale. La

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musique y est écrite, mais l’écrit n’est pas omniprésent… Autant de constats complexes que seule une analyse subtile peut tenter d’expliquer, sans les a priori dichotomiques qui ont pu être ceux d’une ethnomusicologie classique aujourd’hui en grande partie révolue.

9 Cet ouvrage, publié à Malte - ce qui est la marque d’une certaine éthique de la part de l’auteure –, magnifiquement illustré de photographies de terrain en quadrichromie, accompagné d’un disque, compte parmi les rares études européanistes portant sur autre chose qu’une « tradition » locale ou une forme particulière de revivalisme. Il constitue une étude ethnologique du fait musical, la musique dans la culture, la musique comme culture. À ce titre-là, il est exemplaire.

BIBLIOGRAPHIE

CHARLES-DOMINIQUE Luc, 2008, « Anthropologie historique de la notion de bruit », Filigrane 7 : 33-55.

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Antonello RICCI : Antropologia dell’ascolto a Mesoraca (1991-2011) Roma : Squilibri, 2012

Fulvia Caruso

RÉFÉRENCE

Antonello RICCI : Antropologia dell’ascolto a Mesoraca (1991-2011), Roma : Squilibri, 2012. 240 p., accompagné d’un DVD.

1 Je me rappelle parfaitement qu’en 1996, j’ai lu avec enthousiasme Ascoltare il mondo (Écouter le monde) d’Antonello Ricci1, premier ouvrage en Italie consacré à la « culture sonore » d’une communauté : une ethnographie d’un village centrée sur la production, la perception et la traduction culturelle du son.

2 Aujourd’hui, Ricci nous propose une nouvelle version de cet ouvrage avec des modifications formelles substantielles, sous le titre Il paese dei suoni. Antropologia dell’ascolto a Mesoraca (1991-2011) (Le pays des sons. Une anthropologie de l’écoute à Mesoraca), publié par les éditions Squilibri. C’est une publication qui arrive bien à propos car la réflexion de l’auteur sur la culture sonore de Mesoraca, village agro- pastoral de dimension moyenne situé dans la province de Crotone (en Calabre), apparaît plus que jamais actuelle. Les modifications formelles sont fondamentales : on trouve, joint à ce volume, un DVD fournissant la documentation audio et audiovisuelle du paysage sonore de Mesoraca, documentation accumulée par l’auteur sur une période de vingt ans2.

3 Grâce à sa longue pratique de l’écoute ethnographique – en vivant dans le pays et en acquérant la juste « intimité culturelle » (Herzfeld 2003) avec ses habitants – Ricci restitue, à travers des codes multimédias, l’horizon sonore de Mesoraca, qui inclut aussi bien « l’espace acoustique » (Carpenter, McLuhan 1966 ; Ong 1970 : 185) dans lequel vivent ses habitants, que la façon dont ces derniers perçoivent et comprennent les « objets sonores » (Schaeffer 1952, Chion 1983).

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4 À la base du travail de Ricci se trouvent les théories sur le paysage sonore, mais aussi celles de la psychologie acoustique, des théories de la communication, de l’ethnographie linguistique et de l’anthropologie du son. Comme l’auteur l’explique dans l’introduction, l’ouïe est « un système complexe de perception, un vaste appareil neuronal en mesure d’influer sur tout le fonctionnement du corps et de la psyché » (p. 21). Pour comprendre pleinement son fonctionnement, nous devons prendre en considération non seulement les sons musicalement organisés, mais tout le paysage acoustique de l’espace culturel étudié, la façon dont les personnes qui l’habitent le perçoivent et le traduisent verbalement, comment ils construisent une culture autour de ces sons, comment ils la transmettent d’une génération à l’autre, comment ils la vivent. « Les sons, les bruits, les stimulations auditives produits au sein d’un espace communautaire, en particulier ceux qui définissent en tout ou en partie l’interaction sociale, peuvent être utilisés aussi bien que d’autres produits de la culture, comme autant de données permettant d’appréhender et de comprendre une culture » (p. 25).

5 C’est ce qu’a fait Ricci, en répartissant le matériel de sa recherche en deux parties : La géographie acoustique et Le temps des sons. L’auteur a en effet bien à l’esprit que la signification du son varie en fonction du lieu, de l’espace physique, mais aussi de sa position dans le temps historique et mythique. Vu que les deux catégories sont aussi internes à la culture locale et toujours en coprésence, la distribution des matériaux dans l’une ou l’autre des parties est déterminée par l’auteur, qui évalue chaque fois si c’est la catégorie du temps ou celle de l’espace qui prévaut.

6 La première section commence avec la « Semaine sainte », considérée à juste titre comme une « puissante synthèse rituelle de l’univers de la dialectique écoute/ production sonore de l’horizon culturel de Mesoraca » (p. 16). Ricci reconstruit d’une façon détaillée et approfondie la densité des comportements sonores et non sonores qui convergent dans la procession du Vendredi saint. Les enchères publiques qui règlent la participation à la procession, « l’effusion de sons » des crécelles agitées par les enfants, la percussion des chaînes sur la croix du Christ, les chants des femmes et les chants à l’Etendard, tous ces comportements sonores et rituels démontrent que les citoyens de Mesoraca font partie intégrante d’une culture « verbomotrice » (Ong 1970 : 167-68 et 1986 : 101), à travers laquelle ils redéfinissent les espaces physiques urbains qu’ils habitent.

7 Le deuxième chapitre, « Foires et marchés », est consacré au monde sonore des bergers, qui occupe l’espace naturel du territoire de Mesoraca. « La préférence d’un certain type de timbre et de couleur de son et sa manifestation publique lors des discussions et des achats à la foire a valeur de signature de sa propre présence au sein du système socio- économique des bergers » (p. 106). Ainsi, en retraçant les lieux, les époques des foires et des marchés, et la manière dont les bergers s’y rendent, choisissent et acquièrent le nouvel équipement sonore de leur troupeau, effectuent son accordage et sa mise en marche, l’auteur restitue l’esthétique sonore et la culture pastorale de Mesoraca : une culture commune à tout le centre et le sud de l’Italie, où la pratique de l’écoute et l’orientation acoustique assument un rôle central.

8 Le dernier chapitre de la première section est la juste conclusion du précédent. « Les voies sonores de la transhumance » illustre comment chaque berger attribue une sonnaille spécifique à chaque bête de son troupeau (chèvres, brebis ou vaches), comment il recherche aussi bien le juste effet des différents sons que leur ensemble pour connoter son propre troupeau. L’auteur présente plusieurs exemples concrets du

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caractère fondamental du son dans le cycle de la vie d’un berger. Parmi ceux-ci, la transhumance est tellement importante qu’Antonello Ricci baptise « parcours sonores » les chemins et les sentiers sur lesquels sont conduits les animaux lors de cette délicate opération de déplacement (p. 143). A travers le récit de son expérience en compagnie d’Alessandro Perri en 1994, l’auteur retrace un univers sonore extrêmement raffiné, qui ne démontre pas seulement l’habileté acoustique des bergers, mais aussi la complexité du monde symbolique construit par ces derniers.

9 La deuxième partie du volume, Le temps des sons, est consacrée à trois moments de l’année retenus par l’auteur comme étant fondamentaux dans la construction de l’univers sonore de Mesoraca : la commémoration des saints et des morts, la période de Noël et enfin les neuvaines du soir, organisées à l’occasion de certaines fêtes.

10 Le rapport avec le monde des morts nécessite un investissement acoustique complexe, du son des cloches des églises à « l’empreinte sonore des enterrements », rièpitu, la lamentation funèbre que les femmes entonnent autour du cercueil pendant la veillée funèbre.

11 La cornemuse, jusque-là brièvement citée dans le cadre du monde de l’élevage ovin et des veillées des saints, acquiert un rôle central dans le chapitre consacré à la période de Noël : les trois nuits de Noël, de la Saint Sylvestre et du Vattìsimu (le 5 janvier). À Mesoraca, on joue de deux types de cornemuses : la stifetta et la cornetta a chiave ; des instruments essentiellement solistes, utilisés aussi bien pour exécuter des morceaux instrumentaux que pour accompagner le chant. À côté des professionnels de la pratique musicale, l’auteur relève une capacité largement répandue de donner vie à une action musicale, qui laisse supposer « une compétence sociale de la musique garantie pas la compétence individuelle des faiseurs de musique » (p. 197). La cornemuse est au sommet de l’univers symbolique acoustique de Mesoraca. Le fréquent échange de visites nocturnes ritualisées des joueurs de cornemuses dans les maisons, les émotions et les sensations physiques que ces événements musicaux produisent démontrent l’enchevêtrement des liens individuels et collectifs sur lesquels se basent « la parenté et les autres formes d’alliance, l’économie et la distribution du pouvoir, la religion et le rapport avec la mort, l’imaginaire, l’esthétique » (p. 207).

12 Le dernier chapitre se décline au féminin. Les rosaires chantés qui se déroulent pendant les neuvaines, à l’église ou à la maison, sont en effet des occasions de rencontres exclusivement féminines. Ils sont effectués avec une technique particulière : « la structure sonore (mélodico-harmonique), même avec la simplicité du récitatif, se développe sur deux notes de bourdon : la note grave a une intonation indéfinie et se maintient dans le registre du parlé, la note aiguë semble suspendue au-dessus d’une note finale imaginaire, ce qui donne à la prière un caractère psalmodique » (p. 222). Le chapitre se termine par un curieux paragraphe sur la clédonomancie, une forme divinatoire basée sur l’interprétation de signes sonores.

13 L’intimité culturelle et le respect pour les habitants de Mesoraca sont particulièrement soulignés dans la conclusion du volume, Gente e suoni di paese, dans laquelle l’auteur énumère les noms, les lieux et les compétences des personnes qui ont contribué à la restitution de la dense construction harmonique du paysage sonore de la contrée. Cette intimité, pour ne pas dire l’affection de l’auteur envers les personnes concernées, apparaît aussi évidente dans l’élaboration du DVD, qui rend particulièrement tangibles les descriptions et les analyses du texte.

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14 Le DVD comporte quatre sections : Territori, Film, Suoni, Immagini. Dans la première se trouvent reproduites quatre cartes géographiques sur lesquelles ont été reportés les principaux lieux de la recherche. À partir de chacune d’entre elles, on peut se référer aux contributions des autres sections. La section Immagini présente les 131 photographies en noir et blanc déjà publiées dans le volume de 1996. L’auteur les définit comme les « images des sons » car elles complètent visuellement le monde sonore décrit dans l’ouvrage. La section Suoni contient trente pièces musicales (déjà publiés en CD : Ricci 1996b) présentées selon l’ordre chronologique de leurs occasions de jeu. On a associé à leur écoute des images, en partie déjà présentes dans la section Immagini, en partie nouvelles. Le montage entre sons et images est émouvant et suggestif. Quant à l’analyse des morceaux, elle est reproduite dans les pages du livre, au chapitre Vita musicale di un paese.

15 De la section Film, le mélange de prises de vue réalisées sur une longue période apparaît particulièrement efficace, surtout dans la monographie en huit chapitres centrée sur le personnage d’Alessandro Perri. Dans sa monographie, en mélangeant habilement les prises de vue réalisées entre 1994 et 2011, Ricci nous plonge dans la vie quotidienne de ce berger, joueur de cornemuse, et de sa famille. La richesse de la documentation et son étalement dans le temps permettent de reconstruire le travail et les différents aspects du métier du berger, avec une attention admirable envers ses gestes, ses paroles et ses silences. La continuité de cet ancien métier et sa transmission entre les différentes générations sont ainsi mises en évidence : les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes silences d’Alessandro sont progressivement absorbés pas son fils Maurizio.

16 Ricci ne se limite pas à retracer et à documenter avec précision les événements culturels, sujets de son enquête ; mais, à travers leur description minutieuse, leur distribution dans le temps et l’espace tout comme dans la société, il reproduit aussi admirablement les fonctions de ces sons, le monde symbolique qui les construit, et leur sens.

BIBLIOGRAPHIE

CARPENTER Edmund et Marshall McLUHAN, 1966, « Spazio acustico », in La comunicazione di massa, édité par E. Carpenter et M. McLuhan. Florence : La Nuova Italia éditrice : 82-90.

CHION Michel, 1983, Guide des Objets sonores. Paris : INA-Buchet-Chastel.

HERZFELD Michael, 2003, Intimità culturale. Antropologia e nazionalismo. Naples : L’ancora del Mediterraneo.

ONG Walter, 1970, La presenza della parola. Bologne : Il Mulino.

RICCI Antonello, 1996a, Ascoltare il mondo. Antropologia dei suoni in un pase del Sud d’Italia. Rome : Il Trovatore.

RICCI Antonello, 1996b, Mesoraca. Vita musicale di un paese di Calabria. CD, AIMP (Archives Internationales de Musique Populaire), Genève / VDE Gallo CD-872.

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RICCI Antonello et Roberta TUCCI, 2004, La capra che suona. Immagini e suoni della musica popolare in Calabria. Rome : Squilibri.

SCHAEFFER Pierre, 1952, À la recherche d’une musique concrète. Paris : Le Seuil.

NOTES

1. Anthropologue et musicien, professeur à l’Université La Sapienza de Rome. 2. L’auteur, calabrais d’origine, a consacré plusieurs publications à la musique traditionnelle calabraise, notamment en collaboration avec Roberta Tucci. Leurs recherches sont très bien exposées dans un volume publié en 2004 par Squilibri.

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Serena FACCI et Gabriella SANTINI : Chants d’Italie. Pour chanter ensemble de 8 à 14 ans Paris : Cité de la musique, 2012

Ignazio Macchiarella

RÉFÉRENCE

Serena FACCI et Gabriella SANTINI : Chants d’Italie. Pour chanter ensemble de 8 à 14 ans, Paris : Cité de la musique, 2012. 103 p., accompagné d’un CD.

1 L’introduction d’une plus grande diversité musicale dans les écoles fait aujourd’hui l’objet d’une attention particulière. À certains égards, elle représente même une nécessité pressante, suscitée, d’une part, par l’intérêt pour la variété des langages musicaux et des cultures musicales du monde, et, d’autre part, par le multiculturalisme croissant dans les établissements scolaires.

2 Comme le souligne John Blacking (1987 : 146-147), les écoles proposent des contextes nouveaux pour le music-making ; pour les enseignants, il s’agit de donner un sens inédit à des musiques à la fois familières et inconnues. La manière de présenter une expression musicale a une importance cruciale car l’enseignement musical dans les écoles devrait tendre vers l’abolition des « frontières tribales ».

3 Plus que jamais, l’ouverture à la diversité est un objectif fondamental de l’éducation, et ceci depuis les étapes initiales du parcours scolaire, d’autant plus que l’école est bien souvent le premier lieu où les enfants rencontrent des personnes ayant d’autres manières de vivre que celle qu’ils connaissent dans leur famille. Pour la pédagogie actuelle, les structures cognitives de l’élève sont au centre du système éducatif. Fournir des connaissances et des techniques visant à l’interaction avec le monde constitue une tâche fondamentale de l’école. Pour la musique, cela implique essentiellement la compréhension et la production, l’expérience concrète et la stimulation d’activités

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créatrices. Plus qu’une transmission de connaissances (informations, notions, etc.), l’objectif principal est de construire des capacités conscientes à « faire », c’est-à-dire des compétences comportementales permettant d’opérer de façon autonome dans des contextes autres que l’école, en tenant compte surtout de la dimension relationnelle de la musique dans la construction des rapports humains.

4 Dans une perspective d’élargissement de l’enseignement aux musiques du monde, l’avantage de regards croisés entre les sciences de l’éducation et l’ethnomusicologie est même tout à fait évident. L’interaction entre les compétences des enseignants sur ce que l’élève peut (ou pourrait/voudrait) faire dans la « vie en classe » et celles, acquises sur le terrain, sur d’autres façons de faire et de penser la musique (en ayant, notamment, conscience des limites de notre perception des cultures musicales « autres ») constitue une ressource vitale pour l’élaboration de matériaux utiles à l’expérimentation concrète et à la création de programmes musicaux viables.

5 C’est le cas de la coopération fructueuse entre les deux Italiennes Serena Facci et Gabriella Santini, la première ethnomusicologue à l’Université Roma-Tor Vergata, la seconde pianiste et anthropologue. Dotées d’une grande expérience pédagogique à différents niveaux, elles sont les auteures d’un livre subtil, mûrement réfléchi. Inséré dans la prometteuse collection « Traditions chantées » d’Actes Sud, sous la responsabilité de Luciana Penna-Diaw, ce livre se présente avant tout comme un instrument didactique potentiellement très efficace ; mais il peut aussi être considéré comme une œuvre exemplaire de vulgarisation scientifique.

6 Après une première partie contenant des aperçus historiques et linguistiques permettant de situer la mosaïque des régions culturelles coexistant sur le territoire italien, l’ouvrage propose quelques observations de base sur la grande diversité de leurs musiques traditionnelles. Se référant à Diego Carpitella, les auteures soulignent que les différences essentielles entre celles-ci concernent moins ce que l’on joue ou chante que la façon de faire de la musique, en soulignant le fait qu’aujourd’hui, « pendant les fêtes populaires, même des chansons de variété peuvent être “popularisées”, c’est-à-dire jouées en respectant certaines spécificités de la musique de tradition orale » (pp. 15-16).

7 Cette attention à la diversité performative est la clé du travail, notamment de la sélection des dix pièces contenues dans le CD et proposées à l’expérience didactique. Une sélection très soigneuse présente des matériaux « historiques » des Archive ethnomusicologiques de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome, enregistrés dans les années 1950 et 60 par Diego Carpitella, Alan Lomax, Giorgio Nataletti ou Luigi Colacicchi, ainsi que d’autres documents plus récents, enregistrés soit sur le terrain, soit en studio, qui révèlent la participation active et passionnée d’interprètes tels que le jeune poète improvisateur toscan Enrico Rustici ou le musicien et ethnologue Mauro Geraci, cantastorie sicilien rattaché à l’Université de Messina.

8 Les morceaux sélectionnés sont représentatifs des pratiques du chant monodique, de la polyphonie à deux parties parallèles ou à quatre ou cinq parties en accords, du chant avec accompagnement instrumental. Provenant de différentes régions, ils constituent des éléments formels saisis et développés en cohérence avec les objectifs énoncés. Cette sélection est illustrée de façon très efficace par l’intégration de représentations graphiques de certaines des pistes audio du CD. Pour la plage 6 – une polyphonie à deux voix du Latium, Ohi che bell’aria, enregistrée par Colacicchi et Nataletti en 1951 –, la description des spécificités formelles de l’enregistrement est, par exemple, suivie d’une

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autre version plus récente. Il s’agit là de faciliter l’illustration de la superposition des voix (notamment par l’enregistrement distinct des deux parties) et, en même temps, de suggérer des applications concrètes concernant l’intonation mélodique (le chant contient une succession de sons faisant apparaître l’intervalle de quarte augmentée), l’expérience rythmique (la version de référence présente des alternances de temps à division binaire et ternaire), et les procédés polyphoniques (le système original est formé de passages de chant avec bourdon mobile ou en tierces parallèles).

9 Chaque pièce est également accompagnée de la transcription des textes et de notations musicales simplifiées. D’efficaces commentaires analytiques sont proposés, suivis de nombreuses applications pédagogiques très utiles, facilement assimilables par l’emploi du graphisme et de la couleur. Seuls les deux derniers morceaux – un fragment de canto a tenore de Sardaigne, spécifiquement enregistré à Nuoro par Fabio Calzia, et un morceau de trallallero gênois, enregistre par Lomax en 1954 – ne sont disponibles qu’à l’écoute, l’application pédagogique de ces polyphonies à quatre ou cinq voix étant jugée trop complexe pour des élèves de 8 à 14 ans. Dans les deux cas, les traces sonores mettent en valeur le rôle et le caractère de chaque voix, en soulignant aussi les timbres spécifiques et d’autres éléments particuliers. À cet égard, l’écoute se révèle plus efficace que de longs développements écrits.

10 Grâce à une bonne présentation des matériaux (même si l’informatique pourrait être utilisée plus largement) et à ses propositions pédagogiques, Chant d’Italie propose des formes d’interaction musicale utiles à l’émergence d’une dynamique de groupe et d’expériences de socialisation. Loin d’être un banal exercice « d’écoute et de calquage » des enregistrements, une telle interaction est de nature à susciter le développement de la créativité des élèves.

11 Chant d’Italie est ainsi une très belle contribution, qui s’inscrit dans la ligne des recherches que, de Diego Carpitella à Giovanni Giuriati (1985), l’école romaine d’ethnomusicologie a su développer de façon très profitable.

BIBLIOGRAPHIE

BLACKING John, 1987, A common sense view of all music. Cambridge : Cambridge University Press.

GIURIATI Giovanni, dir., 1985, Forme e comportamenti della music folklorica italiana. Etnomusicologia e didattica. Milano : Unicopli.

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Patrice COIRAULT : Chansons françaises de tradition orale. 1900 textes et mélodies collectés par Patrice Coirault Paris : BNF, 2013

Françoise Etay

RÉFÉRENCE

Patrice COIRAULT : Chansons françaises de tradition orale. 1900 textes et mélodies collectés par Patrice Coirault, Ouvrage révisé et complété par Marlène Belly et Georges Delarue. Paris : BNF, 2013. 544 p.

1 C’est une très belle pierre, pour ne pas dire un pavé, que la BNF vient d’ajouter à l’édifice qu’elle consacre, depuis une quinzaine d’années, à l’œuvre de Patrice Coirault. En 1996 paraissait le premier volume du Répertoire des chansons françaises de tradition orale, « La poésie et l’amour ». En 2000 suivit le deuxième tome, « La vie sociale et militaire », et 2006 marqua la clôture de la trilogie avec l’édition de la suite et fin du répertoire : « Religion, crimes, divertissements ». Les renvois aux collectes personnelles de Coirault sont nombreux au fil des 2358 types référencés, et il était souvent frustrant, jusqu’à présent, de ne pas y avoir accès, en particulier lorsqu’à un type donné ne correspond qu’une chanson inconnue par ailleurs. La publication de ces 1900 textes et mélodies collectés par Patrice Coirault vient heureusement répondre à toutes les questions que nous avions accumulées à leur sujet. Et, en un aller-retour naturel, chaque pièce renvoie à la classification du Répertoire.

2 L’Avertissement, signé par Marlène Belly et Georges Delarue, permet de mesurer l’ampleur du travail que les deux chercheurs ont dû fournir en amont de cette parution. L’écriture de Coirault est fine, de petite taille, souvent difficile à déchiffrer, et on

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comprend les moments de découragement qui ont pu s’emparer des auteurs lorsqu’ils n’arrivaient pas, loupe en main, à décrypter ce qui était sous leurs yeux. De nombreuses questions d’ordre éthique ont dû, en outre, être résolues. Ainsi, quel parti prendre dans le cas d’un oubli évident ou d’une erreur manifeste ? Comment procéder lorsque Coirault a noté diverses occurrences d’une chanson-type avec des organisations métriques différentes, telles que des hexasyllabes pour l’une et des alexandrins pour l’autre ? Quels choix opérer face à une notation mélodique rendue obscure par l’effacement, un siècle plus tard, de portées imprimées par un timbre en caoutchouc trop peu encré ? Que faire de fiches laissées à l’état de brouillon ? Il est clair, et nous en sommes prévenus, que les chansons que nous avons sous les yeux ne sont pas toujours la transcription à l’identique des notations de Coirault. Marlène Belly et Georges Delarue ont dû faire des choix et on pressent le poids des scrupules qui ont parsemé leur chemin.

3 Outre l’Avertissement, les paroles et mélodies des chansons recueillies sont précédées de plusieurs textes dont un de Marlène Belly intitulé « Patrice Coirault : l’homme et l’œuvre ». Il s’agit là d’une superbe synthèse, dense et très documentée1. On y apprend, entre autres, que Coirault n’a jamais eu l’intention de publier cette collecte, pourtant une des plus importantes de son époque. Nous savions déjà qu’il n’avait pas davantage souhaité rendre public le fichier qui est à l’origine du Répertoire publié par la BNF (Belly 2009 : 31).

4 Étonnante passion que celle de cet homme, qui, avec l’aide de son épouse Alice Perguilhem, a consacré sa vie, en marge de son activité professionnelle, au dépouillement de centaines d’ouvrages, à l’élaboration d’un fichier vertigineux et à la collecte, année après année, de centaines de chansons pour lesquelles il n’envisageait pas d’autre avenir que celui de rester à l’état d’outils de travail sur lesquels appuyer sa réflexion.

5 Sur la genèse de la constitution de l’immense corpus, essentiellement poitevin et béarnais, qui nous est présenté, Jean-Michel Guilcher, dans sa remarquable préface à l’édition du premier volume du Répertoire (Coirault 1996 : 11), écrit : « Il a aimé, inséparablement, l’ancienne chanson populaire et ceux qui la chantaient. Ils étaient nombreux encore, au dernier quart du XIXe siècle, dans le village poitevin où son père était instituteur. […] Adolescent, il la réclamait à ses proches. Étudiant en vacances, il entreprend de recueillir méthodiquement ce qui, dans son terroir natal, demeure présent aux mémoires. Ainsi commence une quête qui ne s’achèvera que longtemps plus tard. Quelques années passent. Avec l’aide de sa jeune femme, Coirault étend sa collecte au Béarn. »

6 Dans cette préface, Guilcher déplore, par ailleurs, que « L’œuvre de Coirault demeure mal connue. Dire que nos institutions scientifiques ont peu fait pour l’accueillir relève de l’euphémisme charitable ». Nous savons en effet par Jacques Cheyronnaud que ce n’est qu’en 1947 que Paul Delarue, le père de Georges, mit en relation Patrice Coirault et Claudie Marcel-Dubois (Cheyronnaud 2002 : 191). Le nom de celle-ci était alors « associé à la plupart des bureaux ou des présidences d’instances européennes ou internationales, culturelles ou scientifiques, en matière de folklore musical, bientôt d’ethnomusicologie » (Cheyronnaud 1990 : 173). Prit-elle le temps de lire attentivement ne serait-ce que Notre chanson folklorique, dont Paul Delarue venait de faire un compte rendu dans Le mois d’ethnographie française ? Il est permis d’en douter. Lors du décès de Coirault, en 1959, elle résume ainsi son œuvre, dans une brève notice nécrologique :

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« [Il] étayait ses théories sur des recherches archivistiques très minutieuses. On sait que ses méthodes le conduisirent à considérer, à la suite d’Anatole Locquin [sic] et en accord avec la Rezeptiontheorie, la chanson folklorique française comme le résidu des chansonniers urbains ». Or, quiconque a fréquenté les écrits de Coirault avec attention sait que sa pensée diffère considérablement de celle de Loquin.

7 Cependant, malgré le peu d’intérêt que l’ethnomusicologie officielle a manifesté pour son œuvre, Coirault n’a pas été un chercheur isolé. En témoignent les quelque trois mille lettres que Catherine Massip a parcourues et dont elle analyse et résume le contenu dans une contribution ayant pour titre « La correspondance de Patrice Coirault ». On y découvre, et c’est très réconfortant, l’importance et la qualité des réseaux qu’il a entretenus, que ce soit en France avec des personnalités d’envergure telles que Marguerite Gauthier-Villars, Paul Delarue, William Lemit, Paul Bénichou et bien d’autres, ou à l’étranger avec des chercheurs aussi divers que Greta Dahlström, spécialiste du folklore scandinave, Giovanni Bronzini en Italie ou Geneviève Massignon au Canada. Mais il n’était pas pour autant avide de reconnaissance et, soucieux de ne pas perdre de temps, il a évité « l’engrenage des congrès internationaux » comme, pendant la Seconde Guerre mondiale, et pour d’autres raisons, les sollicitations venant de mouvements folkloristes liés au régime de Vichy.

8 Signalons encore d’autres atouts de ce volume : les notes d’Eliane Gauzit et Pierre Bec expliquant leurs choix pour la transcription des chants en béarnais, un texte de Luc Charles-Dominique intitulé « Patrice Coirault et la chanson populaire, ou la fin du “dilettantisme” romantique » et des index précieux sur les informateurs, les lieux, les incipits, les refrains et les titres des chansons-types. Celui sur les refrains, en particulier, est une excellente idée qui va permettre de nouvelles articulations avec le Répertoire.

9 On ne peut que ressentir gratitude et admiration pour Georges Delarue, qui nous offre à nouveau un magnifique cadeau. Avec une modestie rare, il a mis, depuis des années2 toute son énergie, son temps, et aussi son intelligence fine et synthétique, au service de l’œuvre de deux personnages hors du commun, Achille Millien et Patrice Coirault. Sans lui nous n’aurions probablement pas eu accès à des outils qui nous sont pourtant devenus indispensables. Ses compagnons de route Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Joseph Le Floch ont disparu au fil des ans. Saluons ici la vaillante Marlène Belly, qui n’a pas hésité à prendre une relève particulièrement chronophage. On sait que le duo travaille maintenant sur un autre chantier colossal, sans doute le dernier de cette ampleur, celui de la publication des timbres répertoriés par Coirault. Nous leur souhaitons pour cette tâche tout le beau courage qui ne leur a jamais fait défaut.

BIBLIOGRAPHIE

BELLY Marlène, 2009, « Patrice Coirault, d’une “tête chercheuse” d’hier aux promoteurs d’aujourd’hui », in Luc Charles-Dominique et Yves Defrance, dir. : Ethnomusicologie de la France, De l’«ancienne civilisation paysanne» à la globalisation. Paris : L’Harmattan : 27-45.

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CHEYRONNAUD Jacques, 1990, « Une vie consacrée à l’ethnomusicologie Claudie Marcel-Dubois (1913-1989) », Cahiers de musiques traditionnelles 3. Genève : Ateliers d’ethnomusicologie : 173-185.

CHEYRONNAUD Jacques, 2002, Musique, politique, religion. De quelques menus objets de culture, Paris : L’Harmattan.

COIRAULT Patrice, 1942, Notre chanson folklorique, Paris : Auguste Picard.

COIRAULT Patrice, 1996, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, I. La poésie et l’amour. Paris : BNF. Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff et Simone Wallon.

COIRAULT Patrice, 2000, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, II. La vie sociale et militaire. Paris : BNF. Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff et Simone Wallon.

COIRAULT Patrice, 2006, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, III. Religion, crimes, divertissements, Paris : BNF. Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Marlène Belly et Simone Wallon.

MARCEL-DUBOIS Claudie, 1960, « Patrice Coirault », Journal of the International Folk Music Council 12 : 89.

NOTES

1. Rappelons ici que Simone Wallon (1918-2001), à qui est dédiée la publication, a légué à Marlène l‘importante partie de sa riche bibliothèque concernant le domaine des traditions orales. 2. Rappelons que le début de l’aventure de la publication du Répertoire remonte à 1986 !

AUTEURS

FRANÇOISE ETAY Françoise ÉTAY est professeur responsable du département de musique traditionnelle du Conservatoire à Rayonnement Régional de Limoges. Elle a mené de nombreuses enquêtes et collectes en Limousin et dans les régions voisines. Depuis quelques années, ses travaux ont porté principalement sur les pratiques de danse et de chant. Parallèlement à ses activités pédagogiques et ethnomusicologiques, elle est musicienne et danseuse.

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Jean-Nicolas DE SURMONT, dir. : « M’amie, faites-moi un bouquet… » Mélanges posthumes autour de l’œuvre de Conrad Laforte Montréal : Presses de l’Université Laval, Éditions Charlevoix, 2011

Sylvie Genest

RÉFÉRENCE

Jean-Nicolas DE SURMONT, dir. : « M’amie, faites-moi un bouquet… » Mélanges posthumes autour de l’œuvre de Conrad Laforte, Montréal : Presses de l’Université Laval, Éditions Charlevoix, 2011. 329 p.

1 Bien nommé, ce livre est un vrai bouquet de dix-sept textes publiés sous la direction de Jean-Nicolas De Surmont avec la collaboration de Serge Gauthier. Il s’agit d’un mélange posthume rendant hommage à Conrad Laforte, ethnologue bien connu pour son travail comme bibliothécaire et archiviste ayant œuvré de 1951 à 1988 à la classification, à l’amplification et à la mise en valeur de la vaste collection de littérature orale des Archives de folklore de l’Université Laval (Québec, Canada). Pour le lecteur qui ne connaîtrait pas Laforte, ces trois premiers textes réunis sont une fenêtre ouverte sur la personnalité et l’œuvre impressionnante de patience et de rigueur de ce chercheur.

2 Le livre s’ouvre sur une notice biographique suivie de plusieurs extraits d’un long entretien que Conrad Laforte avait accordé avec enthousiasme à Jean-Pierre Pichette en 2002. L’idée de livrer presque sans traitement les propos de l’ethnologue est excellente. Il raconte librement, dans le français de la conversation. On y trouve un homme simple, fier, respectueux de ses racines et heureux du travail qu’il aura accompli au cours de sa longue carrière. Suit le portrait que peint Jean-Claude Dupont de Laforte, portrait dans lequel l’ethnologue nous est présenté comme un être stable et tenace ayant résisté aux

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nombreux changements survenus dans le domaine. Comme un « phare dans la tempête » du renouveau disciplinaire (p. 46), Laforte semble ne jamais avoir dérogé à sa motivation première, celle du travail de terrain de l’ethnologue qui « entend se laisser instruire par ses informateurs » (p. 51) ; celle aussi de la compilation minutieuse et du travail à long terme qui rend compte de la chanson de tradition orale (p. 52). Pour Benoît Lacroix, la « compétence, le sérieux de ses travaux et sa probité scientifique » font de Laforte un modèle pour ses successeurs « épris de folklore » (p. 62).

3 Bien sûr, le travail de Laforte s’inscrit dans le cours d’un mouvement folkloriste dont l’histoire nous apparaît peu à peu en deuxième partie du livre. Chacun à sa manière, Ludivine Isaffo et Michel Brix nous rappellent l’engouement « des auteurs du XIXe siècle pour la littérature orale et l’épistémologie des folkloristes » (p. 10). Alors que Isaffo rend compte de l’état de la recherche ethnologique en France au cours de la IIIe République, Brix illustre pour sa part ce « grand mouvement d’intérêt pour les chansons de tradition orale » en tirant ses exemples de l’œuvre de Gérard de Nerval (p. 83).

4 La troisième partie du livre se concentre sur l’analyse de corpus de chansons de tradition orale ou de chansons signées qui s’en inspirent. Le texte de Marlène Belly illustre bien le « principe de variabilité propre à la chanson de tradition orale » par une analyse des paramètres textuels et mélodiques de « La fille de Parthenay », une chanson dont la présence s’observe « de part et d’autre de l’axe France-Canada » (p. 100). Dans le cours de son étude comparative, Belly prend soin de dresser un intéressant « état des lieux des outils à disposition pour conduire la réflexion » sur ce répertoire, soulignant à mon avis avec raison que l’approche des paramètres textuels privilégiée par Laforte gagnerait en force si d’autres dimensions des chansons étaient prises en compte, notamment la musique et le mouvement (ce dernier paramètre n’étant toutefois pas clairement défini). Dans un autre registre, Marc-Antoine Lapierre examine « les rapports entre la tradition orale locale […] et le corpus de chansons signées des chansonniers […] des années soixante au Québec » (p. 133), un sujet intéressant que l’auteur n’arrive cependant pas à exploiter de manière articulée dans un texte pourtant concis et clair. Quant à Marcel Bénéteau, il fait au contraire un récit rebondissant du parcours l’ayant conduit de la collecte d’une chanson grivoise à Windsor (Ontario) à l’analyse de son scénario, une stratégie qui lui permet d’organiser avec brio les différentes versions canadiennes, européennes, masculines et féminines de cette chanson du « Galant châtré ».

5 Les deux textes suivants dressent les portraits d’influents folkloristes québécois en comparant leurs approches, leurs terrains et leurs méthodes. Le texte de Serge Gauthier met en parallèle la manière dont Marius Barbeau et Conrad Laforte ont respectivement conduit leur ethnographie autour du personnage d’Alexis Le Trotteur, Barbeau prenant lui-même la parole dans un texte de facture littéraire, alors que Laforte rapporte plutôt minutieusement les propos de ses informateurs. Ces deux conditions du rapport ethnographique éclairent à la fois la personnalité des chercheurs et l’histoire de la discipline au Québec. Le texte suivant, écrit par Yvan G. Lepage, met en relief l’« apport au monde des arts et traditions populaires du Canada, et spécialement de l’Acadie » de l’abbé Félix-Antoine Savard, que Conrad Laforte a côtoyé de façon régulière aux Archives de folklore de l’Université Laval jusqu’en 1964.

6 Le conte et la littérature orale occupent la section suivante. Mark Benson y rend compte de son analyse des processus de littérarisation du conte oral québécois,

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remarquant par exemple les changements de statuts du narrateur, dont la personnalité est très présente dans le conte oral et plus effacée dans les contes écrits. Aurélie Melin étudie pour sa part le conte en tant que parole révélant « l’imaginaire et l’ingéniosité de nos sociétés passées et actuelles » (p. 234).

7 La sixième partie du livre est consacrée, en deux temps, à la question de la numérisation de la tradition orale d’expression française. Jean-Pierre Bertrand nous dresse le tableau des difficultés et solutions relatives à la gestion du fort volume d’archives sonores collectées par les membres de l’Association de recherche et d’expression pour la culture populaire (Arexcpo) en Vendée. Quant aux collections sonores ciblant la littérature orale (récits, chansons et formes brèves), leur état nous est décrit par Véronique Ginouvès, qui remarque un certain nombre de lacunes relatives à l’accès et au traitement des documents qu’elles réunissent.

8 L’un des passages les plus chaleureux du livre est sans doute celui qui illustre la nature et la richesse des relations que développent avec leurs informateurs les ethnologues travaillant dans le sillon et à la manière de Conrad Laforte. Le texte de Ronald Labelle trace à cet effet un portrait très attachant du chanteur Allain Kelly, un canadien du Nouveau-Brunswick connu pour l’intégrité de sa démarche et la qualité des traditions qu’il a portées et défendues jusqu’à l’âge vénérable de 105 ans. On sent tout le respect avec lequel l’ethnologue décrit les caractéristiques musicales et personnelles de son informateur, choisissant de le mettre en avant plan sans toutefois tomber dans le style biographique. On termine cette lecture avec l’impression d’avoir assisté aux rencontres de Labelle avec Kelly, des rencontres où l’ethnologue se fait l’observateur attentif d’une culture pleine d’humanité et de candeur. Le deuxième texte de ce chapitre sur les enquêtes de terrain nous laisse cependant plus perplexe. Les auteurs nous y laissent en plan avec le regret de ne pas en avoir appris assez au sujet de Marie Magnant, une informatrice rencontrée trop peu de fois par des enquêteurs mal préparés à recueillir ses airs grivois et ses propos colorés.

9 La huitième branche de ce bouquet en hommage à Conrad Laforte est un exemple du travail d’analyse interne qu’effectuent généralement les ethnologues des chansons sur lesquelles ils portent leur attention. L’auteur Roger Pinon fait ainsi « l’examen textuel et musical des dix-sept notations de la ronde des remèdes refusés » (p. 320), se concentrant tantôt sur les textes, tantôt sur le timbre (la mélodie, si l’on veut), comme il se doit. Le résultat de ce travail se présente comme une suite d’informations difficiles à apprécier pour les novices, d’autant plus qu’il s’adresse plus particulièrement à un lectorat initié aux subtilités du wallon. À cet égard, quelques notes supplémentaires auraient été appréciées, même si elles n’auraient rien ajouté de substantiel à la teneur de l’article. Le livre se termine enfin sur une bibliographie de Conrad Laforte établie par Jean-Pierre Pichette, une référence à conserver dans nos dossiers.

10 Comme tous les bouquets bien constitués, cet hommage à l’œuvre de Conrad Laforte est riche en tons, en formes et en espèces variées. Cela pourrait encourager quelque lecteur à apprécier l’ensemble sans nécessairement goûter chacune de ses parties.

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Bob WHITE, coord. : Music and Globalization. Critical Encounters Bloomington : Indiana University Press, 2012

Marie-Christine Parent

RÉFÉRENCE

Bob WHITE, coord. : Music and Globalization. Critical Encounters, Bloomington : Indiana University Press, 2012. 233 p.

1 Ouvrage collectif coordonné par Bob White, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, Music and Globalization. Critical Encounters est le fruit d’un travail mené par le laboratoire de recherche virtuel Critical World (www.criticalworld.net), qui se base sur la recherche ethnographique afin d’explorer les relations entre la culture populaire et les phénomènes de globalisation. Le lancement de Critical World, en 2004, fut marqué par des journées d’étude internationales qui ont posé les jalons de plusieurs analyses proposées dans le livre dont il est ici question. Ce dernier présente les contributions de dix chercheurs (anthropologues et ethnomusicologues) provenant de divers pays (États-Unis, Indonésie, France, Brésil et Canada).

2 Music and Globalization. Critical Encounters propose une étude critique des « rencontres globalisées » (global encounters) qui s’opèrent à travers la musique. On y apprend que la connaissance du monde qui nous entoure est à facilitée par différents types de rencontres, mais aussi que les résultats de ces rencontres sont non seulement contrôlés par les artistes et les consommateurs, mais également limités par les acteurs et les institutions extérieurs. Dans son introduction, Bob White clarifie la notion de « global encounter » qui se réfère, selon ses termes, « aux situations dans lesquelles des individus dont les traditions et la vision du monde diffèrent radicalement sont mis en contact et interagissent sur la base d’une information limitée quant aux valeurs, aux ressources et aux intentions de l’autre1 » (p. 6). Ce type de rencontre marque la plupart des échanges et productions en musique à l’heure actuelle. Dans cet ouvrage, la « world music » est

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comprise comme étant une catégorie inclusive couvrant divers types de musiques traditionnelles et non occidentales, produites et commercialisées pour des auditeurs occidentaux. Tandis que la world music est généralement censée élargir les possibilités d’écoute et de compréhension des contextes culturels et politiques de différents pays, les auteurs de cet ouvrage y apportent un point de vue critique en soulignant le fait qu’elle semble aussi mener à des formes confuses d’expansionnisme et d’exploitation culturelle.

3 Pour reprendre les mots de White, « Si la world music est effectivement devenue la bande-son de la mondialisation, c’est que, plus qu’une simple manifestation de processus et de dynamiques globaux, la musique est le terrain même sur lequel s’articule la mondialisation ». Partant de cette position, la musique est ici perçue comme étant ductile et propice à la marchandisation (commodification). Elle s’avère révélatrice pour une compréhension de la globalisation, puisque sa nature est avant tout sociale. Le phénomène de la world music, dans un sens large comprenant l’ensemble des acteurs sur un continuum allant du pôle de la production jusqu’à celui de la réception, permet alors d’observer la globalisation à partir de l’expérience humaine et de la vie sociale. Autrement dit, on s’attarde à mieux comprendre comment la musique en elle-même peut exprimer et créer les conditions d’une globalisation. Ces conditions rendent compte de relations de pouvoir complexes entre les différents acteurs et institutions, exprimées de diverses manières par les auteurs.

4 Music and Globalization. Critical Encounters est divisé en trois parties. La première, intitulée « Structured Encounters » (Rencontres structurées), révèle la manière dont l’histoire façonne et influence les rencontres globales actuelles. Dans sa contribution, Denis-Constant Martin associe les phénomènes de fusion, d’innovation et de créolisation, musicales ou autres, aux systèmes d’oppression et aux stratégies de résistance, d’accommodement et de pouvoir qui en ont découlé et auxquelles on recourt encore aujourd’hui. L’auteur présente une analyse détaillée de divers processus de créolisation musicale durant l’esclavage, démontrant que la domination, aussi présente dans les processus de création et de production de la world music, n’empêche pas l’innovation et que les stratégies d’invention se renouvellent. L’analyse de Steven Feld de l’album My life in the Bush of Ghosts de Brian Eno et David Byrne permet à l’auteur de revenir sur le concept de « schizophonia » (Murray Schafer 1977) en lien avec la world music, devenue bien de consommation. Ce mécanisme de « schizophonia », qui caractériserait la majeure partie de la production de world music, se définit par l’extraction des sons de leur contexte original, ou encore par la « recontextualisation » qui amène une nouvelle signification des sons. Cette idée se rapprochant de la marchandisation de la culture se retrouve également dans le texte de Philip Hayward portant sur l’industrie musicale locale d’après-guerre au Vanuatu. L’auteur y décrit l’impact de plusieurs vagues d’interventions étrangères sur l’identité et les prestations culturelles dans la région, faisant de la globalisation davantage une ressource qu’une contrainte, puisqu’elle ouvre de nouveaux marchés et contribue ainsi au développement économique du pays. Cette première partie s’achève sur une contribution de Rafael José de Menezes Bastos, qu’il qualifie lui-même d’anthropologie la rencontre entre le chanteur populaire britannique Sting et le leader autochtone amazonien Raoni. Une fois de plus, les relations de pouvoir sont mises en évidence dans cette analyse. L’auteur invite également le lecteur à appréhender la rencontre,

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musicale ou autre, dans toute sa complexité, c’est-à-dire en dépassant les idées reçues, les discours officiels, et en usant de son sens critique.

5 La deuxième partie de l’ouvrage présente un certain nombre de regards sur le positionnement d’acteurs individuels (artistes, diffuseurs et producteurs) en tant qu’agents artistiques ou commerciaux à l’intérieur des structures institutionnelles exposées en première partie, soit l’esclavage, le colonialisme et le capitalisme. Insistant sur les processus de médiation, on y examine l’interaction entre les perceptions du désir des auditeurs/consommateurs et l’authenticité des artistes. Daniel Noveck, dans sa contribution, questionne la musique en tant que médiation, insistant sur la signification du violon dans une communauté autochtone du nord-ouest du Mexique (les Rarámuri). Il montre aussi comment les connaissances et le pouvoir des différents types d’agents culturels ont un impact sur les résultats de rencontres particulières. L’analyse d’Ariana Hernandez-Reguant porte sur l’entrée de la musique afro-cubaine dans le marché mondial de la musique, initiée par des producteurs indépendants étrangers grâce à des stratégies et un positionnement spécifiques à Cuba. Richard Shain vient en quelque sorte compléter cette analyse en présentant la carrière du musicien sénégalais Laba Sosseh, soucieux de reproduire les canons de la musique afro-cubaine dans un contexte africain. L’analyse de son parcours fournit non seulement un regard sur les dynamiques et les mécanismes d’échanges interculturels entre artistes, mais souligne également la pertinence des échanges Sud-Sud, offrant un modèle alternatif à la globalisation et encore trop peu considérés dans les recherches en ethnomusicologie, de même que dans la plupart des sciences sociales.

6 La dernière partie porte essentiellement sur la réception de produits musicaux médiatisés et sur les idées développées ou imaginées par rapport à l’Autre lors de leur consommation. Il s’agit donc ici d’analyses de manifestations de la globalisation et de la musique qui n’impliquent pas de rencontres personnelles à travers la musique. Barbara Browning s’appuie sur des recherches antérieures au cours desquelles elle a développé le concept métaphorique de « contamination », offrant des conditions productives pour l’analyse des relations entre l’exploitation politique, la propagation de maladies et la transmission culturelle. Son analyse porte, entre autres, sur des questions liées à la propriété intellectuelle et à la libre circulation des objets protégés, dont la musique et les médicaments. Timothy Taylor se penche quant à lui sur l’évolution du concept de world music depuis la parution de son ouvrage Global Pop : World Music, World Markets, en 1997. Il y présente une analyse typologique des consommateurs de world music, dont il constate l’intérêt croissant pour les cultures du monde (Global informational capital, in Taylor 2007). L’ouvrage s’achève sur la contribution de Bob White, coordonnateur du collectif, qui s’intéresse aux pratiques et aux imaginaires des consommateurs de world music. Il en ressort, d’une manière plutôt originale s’appuyant sur la nécessité de développer l’esprit critique des auditeurs de world music, une sorte de guide des pratiques d’écoute visant à comprendre la musique dans toute sa complexité.

7 Pour conclure, cet ouvrage rappelle que les circulations et les rencontres autour de la musique sont conditionnées par le contexte social, politique et économique qui les suscite et que leurs conséquences sont complexes à évaluer et à analyser car ces processus nécessitent un examen prenant en compte les singularités et les particularités des individus, des groupes et des sociétés qui en sont les acteurs. Music and Globalization. Critical Encounters répond à des problématiques et des enjeux contemporains en soulevant des questions d’ordre théorique cruciales pour notre

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discipline. Son contenu novateur pose en quelque sorte les bases d’une ethnomusicologie de la rencontre…

BIBLIOGRAPHIE

MURRAY SCHAFER Raymond, 1977, The Tuning of the World. New York : Knopf.

TAYLOR Timothy, 2007, Beyond Exoticism : Western Music and the World. Durham, NC : Duke University Press.

NOTES

1. Ma propre traduction.

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Sara LE MENESTREL, coord. : Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations Paris : Éditions Hermann, 2012

Marie-Christine Parent

RÉFÉRENCE

Sara LE MENESTREL, coord. : Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations, Paris : Éditions Hermann, 2012. 200 p.

1 Ouvrage collectif coordonné par Sara Le Menestrel, anthropologue au CNRS, Des vies en musique. Parcours d’artistes, mobilités, transformations présente une partie des travaux scientifiques effectués par le groupe de recherche Musmond, formé au cours des années 2000 dans le cadre du projet Mondialisation, musiques et danses : circulations, mutations, pouvoirs, dont les activités ont été financées par l’ANR de 2007 à 2012. Cette équipe se caractérise par la pluralité et la complémentarité des démarches et objets de recherche de chacun de ses membres, favorisant ainsi un dialogue entre disciplines et une mise en commun des méthodes d’investigation.

2 Ce groupe de recherche a fait le pari d’aborder certains des enjeux majeurs de l’anthropologie contemporaine, dont les processus liés à la mondialisation et aux circulations, par le prisme de la musique et de la danse. Sa réflexion est développée à partir de la diversité des disciplines (anthropologie urbaine, anthropologie des religions, du tourisme, de la danse, sociologie, ethnomusicologie) et des terrains (des Amériques à l’Océan Indien, en passant par la France et l’Égypte). Globale, elle ne se limite pas à des genres musicaux spécifiques, ni à des contextes particuliers ou à des catégories délimitées, mais elle se veut ancrée dans le terrain.

3 La particularité de cet ouvrage consiste à mettre en avant des parcours d’individus ou de petits groupes de personnes : musiciens, danseurs, amateurs se dévoilent,

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individuellement, comme des réceptacles dont la convergence édifie la singularité. Jean-Luc Bonniol y voit ici, dans la préface de l’ouvrage, une forme d’« individuation de la culture ». Ces parcours émergent à partir de situations observées sur les terrains où ils se déploient, et les analogies qui en découlent leur confèrent une forte valeur heuristique, allant bien au-delà des cas personnels présentés et proposant ainsi un outil méthodologique défendu par les auteurs. De ce fait, la problématique s’inscrit ici dans une perspective transnationale nécessaire à une comparaison des logiques à l’œuvre. Dans ce sens, le premier chapitre, intitulé « Le parcours comme démarche », propose une réflexion sur l’intérêt du parcours en tant qu’outil méthodologique. Traiter des parcours des musiciens relève donc d’un choix épistémologique qui fournit des voies d’accès privilégiées pour appréhender les processus de circulation, de mutation et de hiérarchisation analysés dans cet ouvrage.

4 Le deuxième chapitre présente les parcours individuels ou croisés (au sein d’un petit réseau de personnes) élaborés à partir d’itinéraires reliant l’univers musical et/ou chorégraphique des individus aux autres espaces de leur vie sociale. La lecture de ces « sept parcours singuliers » donne à voir les acteurs et leurs différents rôles sociaux dans toute leur complexité. Autrement dit, ce chapitre reconstitue l’itinéraire de musiciens, insistant sur la manière dont circulent les personnes, les objets et les esthétiques, tout en analysant les changements d’échelle et de statut dont ces individus sont à la fois les témoins et la personnification. Pour réussir une telle entreprise, il était indispensable que chacun des auteurs bénéficie de relations longues et d’une proximité, voire d’une complicité, avec son (ses) interlocuteur(s) et son terrain. L’analyse des parcours d’individus ne consiste pas seulement en l’écriture et l’analyse des récits de vie, mais ces derniers doivent être situés dans des contextes précis (que l’on ne retrouve pas forcément dans les textes, mais qui ont probablement guidé les auteurs dans leurs choix lors de l’exercice d’écriture des parcours). Pour ce faire, la connaissance du terrain, de ses spécificités historiques, ainsi que des personnes concernées, est essentielle. Les auteurs de cet ouvrage l’ont bien compris. En utilisant le parcours pour construire un savoir musical plus global, ils ont conscience des pièges et des limites de cette méthodologie et font preuve d’une vigilance épistémologique qui apparait notamment dans la gestion des relations engagées avec les enquêtés, ainsi que dans la production ou l’écriture du parcours.

5 Le premier cas, celui d’Olivier Araste, un musicien et animateur central d’un courant du maloya réunionnais, est rédigé par l’ethnomusicologue Guillaume Samson. Le parcours d’Olivier révèle certains des enjeux du maloya contemporain, où se négocient visées culturelles, engagement institutionnel et médiations des pratiques musicales. Julien Mallet, également ethnomusicologue, nous fait découvrir Damily, musicien de tsapiky, dans son itinéraire le menant de Madagascar vers la France. Son parcours contribue à une meilleure compréhension des problématiques liées à la mondialisation, à la migration, aux relations interculturelles, ainsi qu’aux processus identitaires. Quant à l’anthropologue Sara Le Menestrel, elle se penche sur les transplants, un cercle d’amateurs de musique franco-louisianaise, et démontre que ces individus jouent un rôle non négligeable dans le renouveau de cette pratique musicale en Louisiane et dans son rayonnement au-delà des frontières de l’État. En effet, ils contribuent à de nouveaux processus de hiérarchisation ayant un impact sur le statut des amateurs, danseurs et musiciens (du fan fréquentant des événements dans l’ensemble du pays au résident de Louisiane, du danseur au musicien, etc.), ainsi que sur la musique elle- même et les styles qui lui sont associés. De son côté, l’anthropologue Kali Argyriadis,

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qui se consacre à l’étude des réseaux transnationaux religieux et artistiques, expose ici une analyse de quelques trajectoires et interroge la nature du sentiment d’appartenance dans un réseau d’interprètes-promoteurs du répertoire « afro-cubain » au Mexique. Le cas d’Ahmad Wahdan, musicien du Caire, est relaté par Nicolas Puig, spécialiste de l’anthropologie urbaine. Il fait ressortir, entre autres, l’aptitude du musicien à voyager dans des mondes urbains et sociaux diversifiés afin de multiplier les rencontres, en sus de ses compétences musicales. Christophe Apprill porte un regard sociologique et anthropologique sur le cas de Federico, né en Argentine et installé en France, devenu professeur de tango argentin, un métier inventé pour répondre à une demande locale. Enfin, le cas de Julien, bassiste rock en France, procède d’une analyse plutôt sociologique traitée par Gabriel Segré. Ce dernier y présente un cheminement à la fois riche et complexe, représentatif mais également marginal, qui mène à éclairer des passages, des mobilités et des circulations en lien avec la diversité des activités et des conditions du métier de musicien.

6 En plus d’être très agréables à lire car ils permettent de plonger rapidement dans la vie des individus ici présentés, ces parcours sont traités de manière rigoureuse, proposant des questionnements sur des sujets actuels en ethnomusicologie, tels que les circulations et mobilités – dont l’inscription du local vers le global –, le statut et la professionnalisation des artistes.

7 Au delà des parcours, une réflexion collective tirée des itinéraires individuels impliquait une « écriture à plusieurs mains », pour reprendre les termes de Sara Le Menestrel (p. 16). Il s’agissait là de croiser les regards et d’analyser, de confronter les points de vue pour esquisser des logiques globales. C’est ainsi que le troisième chapitre, « Des singuliers au pluriel », s’appuie sur ces parcours pour établir des comparaisons, dégager des logiques communes de circulations et de transformations, sans pour autant occulter les différences. Il met en lumière des mobilités tant géographiques que sociales, statutaires et contextuelles. Il décrit des ajustements, des négociations et transformations des musiques, des façons de jouer, de composer, de collaborer, de hiérarchiser, qui relèvent autant du compromis et de la tension que du conflit. L’individu étant à la fois représentatif et singulier, son itinéraire révèle autant la capacité d’action et l’autonomie des acteurs sociaux (agency) que les limites commandées par le système auquel les circulations à l’œuvre sont assujetties.

8 L’analyse de parcours variés mène nécessairement à questionner les rhétoriques à l’œuvre pour désigner des catégories esthétiques. Qu’elles soient basées sur une dimension religieuse de l’authenticité ou, par exemple, sur une revendication des origines, les catégories esthétiques révèlent des enjeux sociaux, historiques, politiques ou économiques auxquels les ethnomusicologues s’intéressent. Ainsi, dans le contexte actuel où les concepts de « métissage » ou d’ « hybridité » sont valorisés, contribuant à une nouvelle forme d’ « authenticité » fondée sur la fusion d’éléments d’origines diverses et la création de quelque chose d’essentiellement nouveau (rhétorique actuellement très en vogue dans les créations musicales populaires), les catégories esthétiques ainsi conçues participent souvent au discours idéologique prônant, par exemple, une unité nationale. C’est ce que rapportent les discours de certains musiciens cubains, mexicains ou créoles, entre autres. Conscients des enjeux à la fois scientifiques, idéologiques et esthétiques que le recours à ces termes (métissage, hybridité, créolité, etc.) soulève, les auteurs ont favorisé une approche descriptive fondée sur les notions de reconfigurations, de recompositions, d’emprunts,

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d’ajustements, de négociations, de transformations, etc., réinsérant l’individu au cœur de l’analyse des interférences musicales et démentant les interprétations en termes de « conflits de culture ».

9 L’iconographie et l’approche globale du livre contribuent à en faire un objet convivial. De plus, l’index situé en fin d’ouvrage constitue un outil pratique qui permet de retracer facilement des informations liées à des notions, des localités, des musiciens, des auteurs, etc. Le livre est accompagné d’un site internet (http:// musmond.hypotheses.org) qui complète les informations grâce à des documents iconographiques, audio et audiovisuels, et donne des détails sur le projet et l’équipe de Musmond, dont les membres se sont eux-mêmes prêtés au jeu de la rédaction de leur parcours pour se présenter. Le lien vers ce site aurait toutefois pu être mis davantage en évidence dans l’ouvrage.

10 Somme toute, ce livre intéressera certainement anthropologues, ethnomusicologues, tout autant que sociologues de l’art, et constitue un outil de référence en ce qui concerne la méthodologie utilisée.

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Laurent AUBERT, dir. : L’Air du temps. Musiques populaires dans le monde Éditions Apogée

Marcello Sorce Keller Traduction : Georges Goormaghtigh

RÉFÉRENCE

Laurent AUBERT, dir. : L’Air du temps. Musiques populaires dans le monde, Catalogue d’exposition, EPCC Chemins du patrimoine en Finistère, Abbaye de Daoulas. Rennes : Éditions Apogée. 192 p., ill. n.b. & couleurs

1 Voici un livre insolite, difficile à expliquer et à résumer, même si le but de l’ouvrage est parfaitement clair : documenter une exposition portant le même titre, « L’air du temps », qui s’est tenue du 4 mai au 14 octobre 2012 en l’Abbaye de Daoulas, (ancien monastère régi du XIIe siècle à la Révolution par les chanoines réguliers de l’Ordre de Saint Augustin), et proposée par l’établissement public de coopération culturelle Chemins du patrimoine en Finistère. L’exposition a été conçue au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) sur la base et les matériaux des Archives internationale de musique populaire (AIMP). Le livre témoigne de cette exposition en présentant ces matériaux, en particulier des photos d’instruments de musique d’une rare beauté ainsi que des clichés d’un intérêt historique considérable, comme ceux, par exemple, où l’on voit Constantin Brăiloiu et André Schaeffner à l’œuvre.

2 Ce témoignage est encore renforcé par la présence d’une série d’articles assez brefs qui explicitent la « philosophie » de l’exposition et les problèmes conceptuels dont il a fallu tenir compte. Les dix-neuf articles que comprend l’ouvrage et les schémas qui les accompagnent pourraient du reste parfaitement être utilisés dans un cours universitaire d’introduction à l’ethnomusicologie – le genre de cours intitulé

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« problems and methodology in ethnomusicology » dans les universités américaines – tant ils mettent en évidence les problèmes liés à la recherche ethnomusicologique et à la transmission/divulgation des connaissances liées à son développement. Ceci étant, il me semble utile de formuler quelques observations à propos de leur contenu.

3 Lorsqu’on a ce volume en main, on peut se demander pourquoi un tel livre, qui témoigne de la diversité et de la complexité du patrimoine musical traditionnel de la Bretagne dans le contexte plus large de la recherche sur les musiques du monde, s’intitule « L’air du temps ». La première réponse figure dans l’introduction de Laurent Aubert où il apparaît clairement que cette expression contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas l’équivalent du concept de Zeitgeist formulé par Herder et reprise par Hegel dans sa philosophie de l’histoire dans le sens d’une conception du monde prévalant à une période particulière de l’évolution socioculturelle. « L’air du temps », évoque plutôt, d’une part, l’esprit du temps tel qu’on le perçoit dans un lieu, une ambiance et une communauté particulière (la culture musicale bretonne), et, de l’autre, le climat culturel qui a conduit à la naissance de l’ethnomusicologie européenne. L’exposition dont il est question donne en effet à réfléchir sur une identité locale, sans perdre pour autant la conscience que le local n’a de sens, et ne devient intéressant, que s’il est perçu dans un contexte plus large. Laurent Aubert énumère dans son introduction les questions fondamentales qu’on doit se poser lorsqu’on présente des images et des objets censés illustrer une culture musicale.

4 Dans l’article suivant, toujours de Laurent Aubert, une question, plus fondamentale encore, est posée : « exposer la musique » n’est-il pas un paradoxe – certes nécessaire dans certain cas ? Toujours dans la première section figure un article de Luc Charles- Dominique qui reprend un des derniers points mentionnés par Aubert dans son introduction : « Quel domaine recouvre le terme ambigu de “musique(s) populaire(s)”, quelles en sont les limites, et quels sont les critères qui permettraient d’en décider ? ». En fait, Luc Charles-Dominique examine les concepts de « musique savante » et de « musique populaire » et leur développement dans le contexte occidental en montrant à quel point ils peuvent être diversement perçus dans les cultures extra-européennes et en insistant sur la prudence avec laquelle ces termes doivent être utilisés. Dans ce cas précis, on notera que l’expression « musique populaire » est toujours en usage en Europe (dans les régions francophones, italophones et germanophones) alors que dans les pays de langue anglaise, on parle le plus souvent de traditional music ; quant au terme « folk », il acquiert de plus en plus une connotation historique : une façon de conceptualiser les répertoires oraux et traditionnels en usage aux XIXe et XXe siècles. L’auteur souligne la polysémie du terme « populaire » et donc la nécessité de le réinterpréter … justement selon « l’air du temps ».

5 Vient ensuite la contribution de Denis-Constant Martin, « La tradition, masque et révélateur de la modernité ». Il démontre combien le concept de « tradition », tel qu’on l’utilise aujourd’hui dans les sciences sociales et en ethnomusicologie, a un caractère dynamique en expliquant comment les innovations et la modernité sont capables de respecter les contraintes culturelles et pourquoi le neuf non seulement n’interfère pas, mais constitue au contraire un apport à ce sens d’identité locale que nous appelons justement « la tradition ».

6 Tout ceci est contenu dans « Exposer la musique », la première section du livre, qui est suivie de deux autres : « Collecter la musique » et « Revisiter la musique ». Vu dans son ensemble, l’ouvrage comporte des articles de caractère théorique général (Aubert,

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Charles-Dominique, Martin) auxquels il faut ajouter un extrait du célèbre essai d’importance historique, le « Pourquoi et comment recueille-t-on la musique populaire ? » de Béla Bartók. Plusieurs contributions sont consacrées à la tradition bretonne (Marie-Barbara Le Gonidec, Françoise Daniel, Laurent Bigot, Éva Guillorel, Vincent Morel, Charles Quimbert, Ifig Troadec, Michel Toutous), alors que d’autres abordent des problèmes de recherche musicale en contexte extra-européen (Laurent Aubert) ou le monde contemporain de la musique pop (Bertrand Dicale, Daniel Lesueur, Erik Marchand, Victor A. Stoichită, Elina Djebbari). Pour terminer, mais répartis dans les sections mentionnées plus haut, deux articles mettent en perspective historique les travaux de Brăiloiu et de Schaeffner.

7 Le livre, je l’ai dit, est difficile à résumer car il comporte à la fois : la documentation d’une exposition dédiée aux traditions de la Bretagne, une introduction aux problèmes et aux méthodes de l’ethnomusicologie, mais aussi un hommage à Constantin Brăiloiu et André Schaeffner, les deux chercheurs qui, dans le domaine francophone, ont probablement le plus contribué au développement de l’ethnomusicologie à l’époque où elle était en train de se séparer et de s’émanciper des études folkloristes. À Brăiloiu, Speranţa Rădulescu consacre un article « Constantin Brăiloiu (1893-1958), pionnier de l’ethnomusicologie moderne » qui, dans sa brièveté, offre un portrait intéressant du savant, accompagné d’informations biographiques difficilement accessibles ailleurs. L’œuvre d’André Schaeffner est décrite et commentée dans deux articles : celui de Madeleine Leclair, « Les instruments de musique de la mission Daka-Djibouti », et celui de Brice Gérard, « La mission Dakar-Djibouti (1931-1933), André Schaeffner et l’histoire de l’ethnomusicologie en France » : deux contributions qui rappellent la célèbre publication de Guillaume A. Villoteau, « De l’état actuel de l’art musical en Egypte » (1809), et donc l’importance qu’ont pu avoir certaines expéditions de recherche scientifique dans le développement de l’ethnomusicologie en France.

8 Idéalement, les articles consacrés à la musique bretonne constituent le noyau central du livre, même s’ils sont répartis au sein des trois sections, tout le reste étant en quelque sorte le contexte général dans lequel on souhaitait situer la musique bretonne. Pour présenter la Bretagne musicale dans le contexte le plus large possible (à l’exposition comme dans le catalogue), il aurait peut-être été judicieux de proposer une ou deux contributions sur la musique celtique en général, ce qui aurait permis d’évoquer, ne serait-ce que brièvement, les musiques traditionnelles d’Irlande, d’Ecosse, du Pays de Galles et de Bretagne bien entendu, mais aussi leurs pendants en Australie et au Canada. La bibliographie aurait aussi pu mentionner les contributions qui vont dans ce sens (Stokes et Bohlman 2003), ainsi que, par exemple, l’article de Lois Kuter publié dans la Garland Encyclopedia of World Music (Kuter 2000). Ce sont là les seules lacunes, mineures, d’un ouvrage vraiment plein de qualités.

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BIBLIOGRAPHIE

KUTER Lois, 2000, « Brittany », in Timothy Rice, James Porter, and Chris Goertzen eds. : The Garland Encyclopedia of World Music 8 : 558-565.

STOKES Martin & Philip V. BOHLMAN, 2003, Celtic Modern : Music at the Global Fringe. Latham : Scarecrow Press Inc.

VILLOTEAU Guillaume A. Villoteau, 1809, De l’état actuel de l’art musical en Egypte », in Description de l’Égypte, vol. I. Paris : Imprimerie Nationale.

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Leonardo D’AMICO : Filmare la musica Roma : Carocci Editore, 2012

Marcello Sorce Keller Traduction : Georges Goormaghtigh

RÉFÉRENCE

Leonardo D’AMICO : Filmare la musica, Roma : Carocci Editore, 2012. 189 p., ill. n.b., bibliographie, filmographie

1 Voici un bon livre, d’un grand intérêt pour les spécialistes de l’ethnomusicologie. Le sujet est réellement important et, disons-le d’emblée, l’auteur réussit à donner une vue d’ensemble de toute la problématique liée à la documentation (audio-)visuelle de la musique. On espère que l’ouvrage, publié en italien, sera un jour traduit en anglais pour qu’il soit plus largement accessible.

2 L’auteur explique bien que l’enregistrement audiovisuel n’est toujours pas considéré comme une condition sine qua non de la recherche ethnomusicologique. On peut effectivement se demander pourquoi. Cette conception d’une musique séparée du corps, encore tellement ancrée dans la subculture de la musique « classique » (une musique à écouter en silence et sans jamais réagir avec son propre corps) se retrouve également, peu ou prou, dans le monde de l’ethnomusicologie. Nous pensons que les musiques du monde ne peuvent pas s’écouter sans « voir » ce que fait le corps du musicien, ni comment réagit le corps de ceux qui reçoivent sa musique.

3 D’Amico affirme d’emblée que « voir la musique, et non seulement l’écouter, est un des principes fondamentaux pour approfondir la connaissance des traditions musicales appartenant à des cultures de traditions orales » (p. 10). J’ajouterais ici que cela vaut également pour les cultures musicales écrites, même celles de l’Europe car, comme aimait à le rappeler Roberto Leydi, les traditions écrites s’appuient nécessairement sur une tradition orale (Leydi 1991). La musique « classique » pourrait parfaitement être

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étudiée à l’aide d’une documentation visuelle : on y découvrirait, je crois, des aspects de ses liens avec le monde social que le son seul ne saurait révéler, des manifestations corporelles qui, bien qu’inhibées, se manifestent toujours d’une façon ou d’une autre.

4 L’auteur remarque très justement que la documentation visuelle n’a pas encore la place qui devrait être la sienne en ethnomusicologie, ce qui semble absurde. A ce propos, on pourrait mentionner un classique, le manuel de terrain de Marcia Herndon et Norma McLeod, qui consacre de nombreuses pages à l’enregistrement du son, mais pas une seule à la documentation visuelle. (Herndon et Mc Leod 1983). Un autre célèbre ouvrage traitant du même sujet s’adressant aux folkloristes et aux anthropologues contient deux chapitres dédiés à la photographie, deux à l’enregistrement du son et un (mais c’est déjà un progrès) à la documentation cinématographique (Jackson 1986).

5 Leonardo D’Amico souligne bien entendu la pluralité des fonctions potentielles ou intentionnelles de la documentation visuelle en dressant la liste de ses différentes modalités de production et d’utilisation ; il explique comment la production d’un document visuel peut devenir un acte de conservation, lorsqu’on a affaire à des répertoires et des pratiques en danger d’extinction, ou fournir un corpus de documents à l’usage du chercheur (équivalent moderne des cahiers d’ethnographie) ; mais il peut aussi constituer un véritable produit scientifique, avec ou sans complément d’analyse et de commentaire ou, mieux encore, un documentaire réalisé à seules fins de vulgarisation. L’auteur, au moins idéalement, aime à distinguer entre documentaire « ethnomusical » et documentaire « ethnomusicologique » : le premier remplissant une fonction essentiellement documentaire et descriptive, le second étant plutôt un instrument de recherche permettant de répondre à des questions sur le pourquoi et le comment de certaines pratiques musicales et sur leurs réalisations. Pour avoir une idée de la façon dont le livre parvient à donner une vue d’ensemble de toute la problématique, on peut se référer au titre des sections autour desquelles il s’articule : 1) Le documentaire ethnomusical et ethnomusicologique ; 2) Les styles du documentaire ethnomusicologique ; 3) Analyses ethnomusicologiques de la documentation audiovisuelle ; 4) Le documentaire ethnomusical à travers le cinéma et la télévision. Dans ces sections figurent de brefs chapitres consacrés aux styles documentaires de certains chercheurs (Diego Carpitella, Jean Rouch, Gilbert Rouget, Hugo Zemp, Gerhard Kubik, Regula Qureshi) et à ceux pratiqués dans des centres de recherches importants tels que le CNRS français ou l’IWF allemand. D’autres thèmes alléchants et actuels sont abordés dans l’ouvrage, tels ceux de la vulgarisation, de la world music, de la docu-fiction et de l’ethno-clip.

6 D’Amico cite très souvent et fort à propos Mantle Hood, qui fut un des premiers ethnomusicologues à souligner l’importance de la documentation visuelle, à une époque – les années 1970 – où bien peu d’ethnomusicologues en étaient encore conscients. Il est intéressant de constater en lisant ses ouvrages combien les problèmes évoqués alors par Mantle Hood sont restés d’une grande actualité. Je signalerais cependant une petite imperfection : quand D’Amico cite le livre le plus célèbres de Mantle Hood, The Ethnomusicologist, il se réfère invariablement à sa première édition (Hood 1971) plutôt qu’à la seconde (Hood 1982).

7 Pour être complet, je signalerais encore ce que je considère comme des petites faiblesses dans le développement. On retrouve dans l’ouvrage le lieu commun de la standardisation, voire de « l’homologation », comme on aime à le dire en Italie (p. 15), issue de la mondialisation. Si cette standardisation peut certes avoir lieu à différents

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niveaux de culture musicale, il est cependant des cas où c’est le contraire qui se produit. Un livre déjà ancien de Bruno Nettl montre bien qu’il n’y a jamais eu autant de diversité musicale dans le monde, justement grâce à l’impact global de la musique occidentale et à la façon dont les cultures locales réagissent, en se diversifiant de l’intérieur (Nettl 1985). Si le livre de Nettl n’a pas eu plus d’impact, c’est peut-être justement parce qu’il contredit la rengaine anti-globalisation.

8 Pour ce qui est de l’exhaustivité de cet ouvrage, il y a peut-être un seul sujet que l’auteur ne traite pas : celui du grand cinéma, du cinéma d’auteur, pour la période qui s’ouvre juste après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’œuvres cinématographiques qui n’avaient aucune ambition « ethnomusicale » ni « ethnomusicologique » et qui comportent cependant des scènes et des séquences d’un grand intérêt pour l’ethnomusicologie, parce qu’ils montrent des événements qui n’ont plus lieu ou, du moins, plus sous cette forme. Je pense par exemple à « La terra trema » (1948) de Luchino Visconti, « Il cammino delle speranza » (1950) de Pietro Germi ou à « Stromboli » (1950) de Roberto Rossellini. Cette omission n’est en soi pas si grave, puisque D’Amico s’intéresse aux les relations entre les moyens cinématographiques et les études ethnomusicologiques telles qu’on les pratique aujourd’hui.

9 L’ouvrage est complété par une belle bibliographie. Plus imposante encore, et d’une très grande utilité, une filmographie, riche de près de 500 titres, donne une vue d’ensemble sur le volume de la documentation visuelle produite dans différentes aires géographiques. Elle permet aussi à ceux qui enseignent l’ethnomusicologie, d’avoir accès à cette ressource et d’y puiser pour leurs cours.

10 Le livre est donc certainement à recommander à toute personne se préparant à la recherche sur le terrain. Je voudrais cependant conclure en formulant une requête à l’auteur pour l’inciter à nous donner bientôt une nouvelle contribution : en utilisant la compétence qu’il a acquise dans le domaine de la documentation visuelle sur la pratique de la musique, peut-être aurait-il pu produire des idées et des suggestions sur la manière d’intégrer la documentation visuelle à un commentaire écrit – afin que ces deux approches soient complémentaires – l’idée étant de créer un format qui rende possible la publication des contributions scientifiques dans les revues électroniques. Elles prolifèrent à l’heure actuelle sur Internet, mais il s’agit toujours de contributions qui ne diffèrent en rien des articles publiés dans les revues papier, à part les références optionnelles à des exemples multimédia. Un nouveau format intégrant des contributions audio et vidéo aux commentaires écrits et aux analyses des chercheurs est certainement une perspective à considérer.

BIBLIOGRAPHIE

HERNDON Marcia and Norma McLEOD, 1983, Field Manual for Ethnomusicology. Norwood, Pa. : Norwood Editions.

HOOD Mantle, 1971, The Ethnomusicologist. New York : McGraw Hill.

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HOOD Mantle, 1982, The Ethnomusicologist. New Edition. Kent : The Kent State University Press.

JACKSON Bruce, 1986, Fieldwork. Urbana & Chicago : University of Illinois Press.

LEYDI Roberto, 1991, « Anche la tradizione scritta ha la sua tradizione orale ». L’altra musica. Milano : Giunti-Ricordi : 134-142.

NETTL Bruno, 1985, The Western Impact on World Music. Change, Adaptation, and Survival. New York : Schirmer Books.

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CD

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INDE. Le chant du Mohini Attam, danse classique du Kerala

Fabrice Contri

RÉFÉRENCE

INDE. Le chant du Mohini Attam, danse classique du Kerala, Direction artistique : Brigitte Chataignier ; textes : Brigitte Chataignier et Brigitte Prost. 1 CD Inédit W 260145, 2012.

1 Voici un objet fort précieux, dans le meilleur sens du terme, comme ces guirlandes de joyaux dont sont ornées, en Inde, les divinités que ne cesse de célébrer le Mōhiniyāṭṭam ou « danse de l’Enchanteresse ». La dévotion avec tout l’élan de l’être – l’intellect, l’esprit, sans omettre le corps –, c’est bien un aspect essentiel de cette forme d’expression, ô combien subtile ; c’est également ce qui anime, avec ferveur, la danse et la musique indiennes. Ce nouveau Cd, de la très belle collection Inédit – Maison des Cultures du Monde, est le premier en France consacré au Mōhiniyāṭṭam.

2 Danse sacrée, narrative, le Mōhiniyāṭṭam cherche à capter et exprimer tous les sentiments du monde des dieux comme de celui des hommes, mêlant l’ici et l’ailleurs, le mythe et la vie quotidienne, les mots et les notes, le son et le geste, en une savante alchimie. Sacré, savant, dévotion mais aussi rituel : ces termes, souvent mal compris sous nos latitudes, à notre époque, ne doivent pas être craints, et l’univers musical que nous fait découvrir Brigitte Chataignier nous fait ressentir qu’ils ne sont pas contraires à l’émotion, à la générosité, à l’altruisme.

3 Fruit d’une longue expérience de terrain, le présent ouvrage, d’une grande fluidité artistique, possède en outre d’indéniables qualités scientifiques : Brigitte Chataignier et Brigitte Prost n’ont pas omis de citer, dans le livret, les poèmes dans leurs langues originelles (sanskrit, malayālam, maṇipravāḻaṃ) et de les accompagner de leur traduction française. Après une brève synthèse de l’histoire et des caractéristiques musicales du Mōhiniyāṭṭam (dont l’instrumentarium), les pièces interprétées sont précisément décrites. Les commentaires rendent naturellement hommage à l’un des plus fameux vāggeyakāra (« compositeur poète ») de la tradition musicale classique

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d’Inde du Sud (tradition carnatique) et de chants de Mōhiniyāṭṭam : le maharajah Svāti Tirunāḷ (1813-1847), ardent défenseur des arts du Kerala. Différentes formes musicales sont tour à tour présentées, suivant un ordre qui associe cohérence scientifique et artistique ; des analyses éclairent sur l’extraordinaire invention musico-poétique de la musique indienne qui explore la parole dans toute sa diversité (jeux réthoriques et phonétiques combinant poèmes, syllabes rythmiques, noms des notes) pour en extirper, au-delà de la signification, l’essence des sentiments, et ainsi tout le sens. Des fragments de « partitions », en notation traditionnelle indienne, sont même cités avec leurs codes (plages 2 et 3) : ils permettent d’apprécier à quel point l’improvisation fait partie intégrante de la lecture musicale. L’interprétation des modes (rāga) apparaît d’une très grande subtilité quant à la justesse d’intonation, spécialement dans les rāga Tōḍi et Punnāgavarāli (plages 4 et 6) dont les mélodies sinueuses se prêtent à d’infinies variations de couleurs à la flûte et à la vīna ; l’iṭakka (tambour à tension variable) est joué par Tripunithura Krishnadas avec une rare finesse de timbre et d’inflexion mélodique. La lenteur du tempo de ce style de danse, nécessaire à la réalisation des gestes expressifs (mudrā), aide à goûter toute la saveur de ces raffinements esthétiques comme celle de l’ornementation musicale (gamaka) qui, loin d’être une simple décoration, nuance avec grâce chaque note, chaque émotion : cette dimension essentielle de la mélodie est hélas aujourd’hui souvent délaissée par nombre d’interprètes... Tel n’est pas le cas, dans ce disque, du talentueux chanteur Kalamandalam Jaya Prakash et de ses « accompagnateurs » instrumentistes.

4 Brigitte Chataignier, elle-même danseuse de haut niveau – notamment de Mōhiniyāṭṭam – n’a cessé depuis plus de vingt-cinq ans d’étudier, de pratiquer auprès des meilleurs maîtres musiciens et danseurs du Kerala. C’est un bel exemple de recherche participative où la prospection se nourrit non seulement de l’étude, de l’observation, du dialogue mais aussi du partage, de l’échange, du vécu ; autant d’outils fondamentaux pour une véritable direction artistique. Les musiciens enregistrés n’ont sans doute pas livré tous leurs secrets, ni tout leur savoir- faire, à la première rencontre et leur remarquable symbiose rend compte de cette recherche commune, sur le long terme.

5 Certes, il manquerait ici la vidéo1… On souhaiterait voir la danse ; mais la finesse de ces intentions musicales totalement partagées – où chaque ornement musical prolonge ou inspire le geste dansé – semble finalement laisser deviner « l’Enchanteresse » à maintes reprises. Eviter, contourner le véritable objet du désir pour le rendre encore plus présent s’avère, après tout, une attitude bien indienne. L’originalité de la démarche tient enfin en la réunion, en un même ouvrage discographique, des deux principaux styles musicaux qui accompagnent le Mōhiniyāṭṭam : la musique classique de l’Inde du Sud (musique carnatique) et le style sōpānam, typiquement keralais, « plus sobre et épuré » (p. 4 du livret). Terre de nombreuses traditions rituelles et théâtrales, le Kerala est parfois mis à l’écart quant à sa contribution au grand édifice de la musique carnatique. Cependant, certains musiciens et musicologues indiens tendent à envisager le sōpānam comme une musique « savante » – « la musique carnatique du Kerala a un synonyme dans le mot ‘sōpānam’ » (Natarajan 1986) – ; d’autres, surtout ceux qui le pratiquent, y voient l’une des origines de la musique classique de l’Inde du Sud… Questions de style : ce débat touche essentiellement aux intentions du chant puis, parmi leurs multiples conséquences, aux modes d’expression et aux formes. Lorsqu’il n’est pas destiné à la scène (comme dans le Kathakali, le Kṛṇanāṭṭam, le Muṭṭiyēṭṭu, le Mōhiniyāṭṭam), le sōpānam exalte les dieux et les déesses dans les temples hindous, aux

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seuls sons de la voix et de l’itakka. « Instrument de la dévotion [bhakti], intimement lié au Gīta-Govinda […], il est d’abord une offrande, il célèbre la figure divine [la représentation de la divinité] et narre ce qu’elle recèle »2 : ainsi se développe-t-il dans un tempo assez lent, ainsi évite-t-il les artifices, la virtuosité démonstrative. « La musique sōpānam […] est simple, douce, peut-être languissante, plus encore pathétique » (Nayar 1994). Elle privilégie les paroles, l’intelligibilité des mots, leur sens et les nuances du rāga ; sur scène, elle s’adapte avec une infinie souplesse au langage gestuel de la danse. Sōpāna-saṃgītam signifie littéralement « chant des marches » ; lors du culte, il est entonné devant le petit escalier qui mène au saint des saints (garbhagṛha) : sans nous ouvrir les portes de ce dernier, Brigitte Chataignier nous dévoile ici une part de son enchantement.

BIBLIOGRAPHIE

NATARAJAN S., 1986, « Sopana Music », The Journal of the Music Academy, Vol. LVII : 199-204.

NAYAR Brig. R.B., 1994, « Music of the sopanam (A study of Kerala’s traditional music) », The Journal of the Music Academy, Vol. LXV : 67-80.

NOTES

1. Avant ce disque, Brigitte Chataignier a participé à la réalisation d’un long métrage La Danse de l’Enchanteresse (en collaboration avec Adoor Gopalakrishnan, Films du Paradoxe, 2007) auquel il est fait référence dans le livret du CD. 2. Kavalam Narayana Panikkar, dramaturge et poète keralais, communication personnelle, Trivandrum, 2000.

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BÉNIN. Musiques yoruba. Les Voix de la mémoire

François Borel

RÉFÉRENCE

BÉNIN. Musiques yoruba. Les Voix de la mémoire, Enregistrements : Madeleine Leclair et Gilbert Rouget ; texte : Madeleine Leclair (français et anglais) ; photos n.b. et coul. Coffret-livre de 2 CDs. Paris : Musée du Quai Branly/Ocora Radio France C 560237/38, 2011

1 Cette publication initie une collaboration entre Ocora Radio France et le musée du Quai Branly, en vue de publier une collection, sous la forme de coffrets dédiés à des traditions musicales spécifiques. Elle est aussi en quelque sorte la partie publiée de la thèse de doctorat que Madeleine Leclair a soutenue en 2004 à Nanterre.

2 L’ouvrage se présente sous la forme d’un livre au format 14 × 19 cm dont la couverture en carton fort reproduit un bas-relief ornant une porte de palais yoruba du Nigeria. A l’intérieur, deux CDs sont encartés dans la « deuxième de couverture » et font face à la partie texte, une brochure de 95 pages solidaire de l’armature rigide. Les textes français et anglais, sur papier glacé, sont émaillés de nombreuses photographies noir/blanc et couleurs, dont deux sont extraites des archives de Pierre Verger, quatorze de celles de Gilbert Rouget, alors qu’une vingtaine proviennent des divers séjours de terrain de Madeleine Leclair.

3 Les Yoruba sont une population principalement localisée au sud-ouest du Nigeria (et non au sud-est, comme indiqué à la page 1), dans une zone parfois appelée le Yorubaland, dont l’expansion, datant déjà du XVIIIe siècle, les a conduits plus à l’ouest dans des territoires s’étendant jusqu’au centre de l’actuelle République du Bénin (anciennement Dahomey). C’est précisément dans ces régions (Département des Collines) que vivent les sous-groupes yoruba étroitement apparentés Itcha et Ifé, totalisant environ 25 000 individus, auprès desquels Madeleine Leclair a séjourné à plusieurs reprises dans le but d’établir le répertoire des musiques liées au culte et des

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musiques récréatives. Jusqu’ici, à part des publications sur la musique des Yoruba du Nigeria, il n’existait à notre connaissance que deux recueils de musiques yoruba de la République du Bénin, celui de Charles Duvelle, datant de 1963 (collection Prophet 26) et celui de Marcos Branda-Lacerda, publié en 1996 (Smithsonian Folkways).

4 Les enregistrements présentés sur les deux CD ont été effectués en 1958 et 1969 par Gilbert Rouget et entre 1996 et 1999 par l’auteure de l’ouvrage. Ils sont tous inédits, à part un court extrait d’une pièce publiée en 1961 par Rouget dans le volume 1/3 de la revue L’Homme sous la forme d’un disque 45 tours. L’importance de ces documents réside, comme il est souligné à la page 5, dans trois caractéristiques : 1) l’ancienneté des sources liées à cette région, notamment les photographies de Pierre Verger datant d’avant 1950 et les enregistrements de Rouget, confrontés à ceux recueillis par Madeleine Leclair dans les mêmes lieux quelque 60 ans plus tard ; 2) l’aspect très original du répertoire des chants liés au culte de la divinité Nana Burukuu, fait de « conduite polyphonique des voix », et de l’usage du chromatisme (déjà relevé par Rouget), et surtout du maintien de ce répertoire quasiment inchangé depuis une soixantaine d’années ; 3) la richesse et la diversité des formes, timbres et instruments et des circonstances au cours desquelles ces musiques sont jouées.

5 La classification des répertoires a été établie à partir de la nomenclature utilisée par les musiciens. Par exemple, le terme le plus couramment employé pour traduire le mot « rythme » est arùn, littéralement « tambour ». C’est une catégorie qui comprend les répertoires joués par des chœurs et au moins un instrument percuté, dans le cadre de « musiques d’initiés », comme les nomme l’auteure, dédiées à diverses divinités telles que Nana Burukuu, Sanponna, Orisha Agbaji ; mais aussi par des porteurs de masques gelede et des groupes de musiques récréatives et des associations, ou clubs de musiciens, qui imitent la structure et le fonctionnement des confréries initiatiques. Parmi les autres types de pratiques musicales non arùn, on trouve les jeux musicaux et les rondes chantées (plages 3-4), ainsi que le jeu des tape-cuisses ou du xylophone sur jambes. Si l’on se réfère au statut des musiciens, il y a donc une nette séparation entre ceux qui entretiennent le lien avec les divinités et ceux, évidemment plus nombreux, qui ne font pas partie du monde des initiés.

6 Nana Burukuu, la divinité féminine archétype des personnes calmes et bienveillantes, fait partie des bukuu, terme générique qu’on peut traduire par « divinités », nommées orisha par d’autres populations yoruba, ou vodun dans les régions voisines non yoruba où se pratiquent des cultes identiques, au Bénin et au Togo par exemple. A côté de cette divinité, on en rencontre d’autres, comme Sanponna, liée à la terre cultivée, à la croissance des semences et à des maladies, mais inspirant la peur, ou comme Ogu, vénéré par les chasseurs et les forgerons. Mais Nana Burukuu a aussi engendré d’autres déités, chacune d’elles étant spécifique à un lieu donné. Les adeptes de ces divinités observent un certain nombre de conduites rituelles, parmi lesquelles la représentation en public de chants dansés. C’est donc principalement de musiques d’initiés qu’il s’agit ici.

7 Les étapes de l’initiation se succèdent pendant une période de « réclusion », dont la durée varie selon les divinités et les régions, au cours de laquelle les jeunes novices, presque toujours des fillettes, mais parfois aussi des garçons, séjournant dans un « couvent initiatique », subissent un apprentissage pendant lequel leur sont transmises « des connaissances plus ou moins ésotériques se rapportant à des valeurs fondatrices ou encore à des règles de vie et de comportement que la divinité exige de ses adeptes »

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(p. 15). Les répertoires de chants font bien sûr partie des « matières » transmises aux novices durant leur apprentissage. C’est ainsi qu’on leur apprend notamment à exécuter une pièce musicale à répéter plusieurs fois par jour comme une offrande à leur divinité, telle que celle qui se trouve à la plage 11 du CD 1, appelée « L’aube de Naa Buuku » par Gilbert Rouget, qui l’enregistra en 1958 et l’analysa dans son article de 1961 comme le rare exemple d’un chant présentant une inflexion chromatique.

8 Après l’initiation, les adeptes participent à de grands rites saisonniers collectifs où sont exécutés des chants et notamment des chants dansés. C’est principalement sur le CD 1 qu’ils peuvent être entendus : il s’agit de magnifiques chœurs de fillettes et jeunes filles, accompagnés d’un tambour ou d’un motif rythmique frappé sur une cloche, notamment le chant dansé de la plage 2, malheureusement trop court, qui nous semble le plus remarquable du CD 1. Pour bien souligner le caractère de perennité de ces musiques, l’auteure a juxtaposé les documents anciens (Rouget 1958 ou 1969) avec ceux de ses enregistrements plus contemporains (plages 5-6, 7-8) qui présentent un même chant. Ce faisant, elle a pris le parti de gommer les silences entre les plages, afin probablement de faciliter les comparaisons, d’accentuer les similitudes ou de donner l’illusion de continuité entre les anciennes et nouvelles musiques. Ce procédé a été étendu à plusieurs plages du CD 1, même les plus dissemblables, ce qui ne facilite pas l’identification des pièces. De plus, il donne parfois l’impression qu’on a affaire à une performance musicale unique.

9 Il faut encore s’arrêter sur les chants d’hommes, regroupés en fin de CD 1 (plage 20), notamment le chant de veillée de devins du Faa, système de divination qui recourt à la manipulation de demi-noix sacrées et à l’interprétation symbolique de leurs combinaisons par un personnage craint et respecté, le bobalawo, qui délivre ainsi les règles d’éthique et de morale et les croyances religieuses de la société.

10 Le CD 2 comprend un ensemble de huit enregistrements du répertoire profane, interprétés par des clans, clubs ou groupes de musiques récréatives, dont les membres se doivent entraide et assistance, notamment lors de funérailles. Ici, c’est principalement le nom de l’instrument qui est donné au répertoire joué par l’orchestre. A noter que certains de ces répertoires de musiques profanes ont inspiré, il y a une quarantaine d’années, des musiques « modernes » qui ont fait partie des « succès » populaires dans les zones urbaines de Cotonou (Bénin) et Lomé (Togo).

11 En lien étroit avec cette musique profane, Madeleine Leclair n’a pas oublié d’énumérer les instruments de musique, dont le rôle principal est d’être au service de la voix chantée. Elle nous en donne la classification organologique, enrichie de leur fonction au sein des orchestres d’accompagnement, éventuellement de leur origine symbolique. Notons que le tape-cuisse tuntula, que l’auteure a classé dans la catégorie des aérophones, est véritablement un idiophone, puisque c’est le choc de la calebasse contre la cuisse qui engendre la vibration amplifiée, ou modifiée, par l’air. Par ailleurs, cet instrument, relativement rare, est également présent dans l’instrumentarium domestique des Haoussa, au nord du Nigeria.

12 Cette belle publication, dont les enregistrements, les photographies et les textes sont des exemples de qualité éditoriale et de professionnalisme, comblera aussi bien le monde institutionnel des musées et de l’ethnomusicologie que les amateurs de musiques du monde.

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BIBLIOGRAPHIE

ROUGET Gilbert, 1961, « Un chromatisme africain », L’Homme I/3 : 32-46, avec disque 45 t. encarté.

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COLOMBIE. Sixto Silgado « Paito » & Los Gaiteros de Punta Brava

Michel Plisson

RÉFÉRENCE

COLOMBIE. Sixto Silgado « Paito » & Los Gaiteros de Punta Brava, Direction artistique et texte : Natalia Parrado. 1 CD Ocora Radio France C 560236, 2012.

1 Ce CD est l’aboutissement d’une activité de production effectuée par Natalia Parrado, musicienne et ethnomusicologue, pour faire connaître en France ce très beau genre musical afro-colombien.

2 En Colombie, cette musique de gaita qui, pendant une vingtaine d’années avait connu un certain recul, a repris une certaine vigueur à partir des années 1980, à l’instar de nombre musiques traditionnelles, en Colombie et ailleurs en Amérique latine. Plusieurs festivals ont alors vu le jour, obtenant un succès populaire certain, largement relayé par les médias locaux et nationaux. Des musiciens issus des grandes villes commencèrent alors à s’intéresser à cette musique pour apprendre ou réapprendre une tradition qui, si elle avait été parfois celle de leurs parents et grands parents, n’était plus la leur. C’est le cas d’Urián Sarmiento, venu de Bogotá, présent dans l’album, qui procéda à du collectage ainsi qu’à la pratique de la gaita negra, en s’intégrant aux ensembles de gaiteros de la Costa altlántica, cette région musicale de Colombie.

3 Ces populations afro de la côte caraïbe sont issues directement de la traite esclavagiste atlantique en provenance d’Afrique. Celle-ci commença très tôt dans cette zone, où la ville de Cartagena de las Indias est fondée dès 1533. Par son relief escarpé et l’immensité du territoire, cette région de la côte caraïbe fut propice au marronnage (cimarrones) et à la constitution de palenques, préservant des pratiques musicales anciennes, ce qui n’empêcha pas les métissages dans une florissante diversité faite d’emprunts et de créations (Perdomo Escobar 1980).

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4 L’instrument clé de cette musique très originale est la gaita, ainsi nommée par les Espagnols lors de la conquête, qui leur rappelait sans doute le timbre des cornemuses que l’on trouve dans la péninsule ibérique (Galice, Asturies, León, Aragón, Portugal…). Flûte à conduit externe, la gaita comporte une « tête » constituée de cire d’abeille et de charbon végétal mélangés afin d’en obtenir une pâte au centre de laquelle on a introduit un tube, en général une plume d’oiseau ou de canard appelée fotuto (Abadia Morales 1983 : 243) 1 à l’intérieur duquel souffle le musicien. Le jeu des gaitas est particulièrement difficile car les sons s’obtiennent non seulement par la modification de la longueur de la colonne d’air, mais aussi en variant l’intensité du souffle afin de reproduire les notes harmoniques.

5 On trouve encore aujourd’hui les gaitas chez plusieurs ethnies, parmi lesquelles les Kuna2 et les Wiwa qui vivent sur les flancs de la Sierra Nevada de Santa Marta, région montagneuse de la Costa atlántica. Les Wiwa nomment ces flûtes guatukua et les pratiquent accompagnées de la maraca (taguena en langue wiwa). D’autres ethnies les appelle carrizo. Les Kogui de la Sierra Nevada de Santa Marta nomment ces flûtes kúisi sigi pour la gaita mâle (macho) et kúisi bunzi pour la gaita femelle (hembra). Ces flûtes sont encore pratiquées de nos jours par les ethnies sus-nommées pour des musiques très ritualisées. La gaita femelle possède cinq trous très espacés dont quatre seulement sont utilisés, et la gaita mâle deux trous, dont l’un est presque toujours bouché.

6 Cette musique afro-colombienne a également emprunté au monde amérindien la maraca (totumo) jouée par le machero qui tient la flûte d’une main et la maraca de l’autre. Il faut noter également un substrat pentatonique que l’on décèle dans les deux types de musique. Mis à part ces éléments communs partagés avec les cultures amérindiennes, ces deux univers musicaux sont complètement différents, tant pour la matière musicale, le langage, les pratiques sociales et contextuelles, le rythme et la présence des membranophones. La gaita afro-colombiana est en effet indissociable des tambours. Ces tambours sont au nombre de trois. Le tambour alegre, le tambour llamador et la tambora 3. Les deux premiers sont les plus anciens. Le llamador marque une pulsation immuable à contretemps, alors que le tambour alegre « exploite une grande variété de timbres, autant que de motifs rythmiques, multipliant les divisions métriques », dit le livret. Le troisième, la tambora, est de facture différente, peut-être européenne, et ne s’est intégré à l’ensemble gaita que depuis les années soixante, à l’époque de la formation des Gaiteros de San Jacinto 4. Aujourd’hui, la tambora constitue un élément important de la música de gaitas.

7 La música de gaita recouvre ainsi un ensemble complexe comprenant un instrumentarium très stable, un ensemble de mélodies à couleur clairement pentatonique, basé sur un jeu de dialogue de ces gaitas largas 5 jouées en paires, entre les deux flûtes mâle et femelle auquel s’ajoute la voix qui s’entremêle avec le jeu des tambours et des flûtes. Les magnifiques dialogues entre la gaita femelle et le tambour alegre constituent un des moments forts de cette musique sur des genres musico- chorégraphiques tels que bullerengue, bullerengue (chalupa), gaita corrida , porro, merengue…

8 S’il existe beaucoup de joueurs de gaita aujourd’hui en Colombie, Sixto Silgado « Paito » par son âge et son expérience a conservé une tradition très ancienne devenue rare. Comme le soulignait Natalia Parrado dans une récente émission de radio 6, Paito est un maître, un des derniers de la tradition que l’on appelle la gaita negra. Il a su garder à cette musique longtemps pratiquée dans des villages restés à la marge, redécouverte

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grâce à de jeunes musiciens urbains, une singularité de style qui réside certainement dans « l’écart géographique entre les Montes de María et l’Isla Grande », ainsi que le note le livret (p. 7).

9 Une musique « brute, efficace, loin des formes conventionnelles » : on s’en rend compte en écoutant ces musiciens remarquables. La musique de Paito possède cette saveur, cet indicible de la musique de gaita qui la rend inconfudible, tout comme le « groove » des joueurs de tambour qui l’accompagnent.

10 Une musique magnifiquement enregistrée dans les conditions techniques optimales auxquelles Ocora/Radio France nous a depuis longtemps habitués, et qui nous permet de pénétrer au plus profond l’univers merveilleux de ces gaitas aujourd’hui identitaires de la Costa Atlántica de la Colombie.

BIBLIOGRAPHIE

ABADIA MORALES Guillermo, 1983, Compendio general de folklore colombiano, cuarta edición revisada y acotada, Fondo de promoción de la cultura del Banco popular, vol. 112. Bogotá : Biblioteca Banco Popular.

CARBO RONDEROS Guillermo, 2003, Musique et danse traditionnelles en Colombie : La Tambora. Paris : L’Harmattan.

PERDOMO ESCOBAR José Ignacio, 1980, Historia de la música en Colombia de José Ignacio Perdomo Escobar, Bogotá : Plaza & Janes.

NOTES

1. Fotuto est également le nom donné à l’instrument fabriqué dans une conque marine ou une corne animale dans plusieurs traditions musicales latino-américaines. 2. D’après Abadia Morales (1983), on trouve un instrument similaire à la gaita, quoiqu’un peu plus petite, chez les Indiens Kuna de Colombie et de Panama sous le nom de suarras ou supé, aussi joué par paire hembra y macho. 3. Il faut distinguer la tambora, un des trois tambours de la musique de gaita, de la Tambora, genre musico-chorégraphique pratiqué de manière festive sur une rythmique combinatoire spécifique qui se pratique à l’intérieur des terres, jusqu’au cours moyen du fleuve Magdalena, dans la région de Mompox (Carbó Ronderos 2003). 4. Cf. CD Un fuego de sangre puro, Los Gaiteros de San Jacinto from Colombia, Smithsonian Folkways Recording, 2006, SFW 40531. Au Venezuela, la tambora de la région de Barlovento correspont à d’autres types de tambours. 5. Il existe une autre tradition de flûte gaita plus courte, jouée également sur la Costa atlántica mais dans une autre région (Departamento de Córdoba) appelée machihembriada (« mâle- femelle », hermaphrodite) qui se joue toute seule. 6. Emission « Couleurs du monde », France Musique [Françoise Degeorges], 30 janvier 2013.

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Thèses

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Lorraine ROUBERTIE : La transmission du jazz en Afrique du Sud. Penser l’héritage d’un enseignement inégalitaire dans le contexte post- apartheid. L’exemple du Western Cape Thèse de doctorat en Musique et musicologie, soutenue à l’Université Paris 8 – Saint-Denis le 20 juin 2012

RÉFÉRENCE

Lorraine ROUBERTIE : La transmission du jazz en Afrique du Sud. Penser l’héritage d’un enseignement inégalitaire dans le contexte post-apartheid. L’exemple du Western Cape Thèse de doctorat en Musique et musicologie, soutenue à l’Université Paris 8 – Saint- Denis le 20 juin 2012 592 p., annexe audio (CD) Directeur de thèse : Denis-Constant Martin

1 Depuis plus d’un siècle, l’Afrique du Sud est le lieu d’une réappropriation singulière et autonome de l’idiome jazzistique, qui se joue en milieu populaire urbain, au sein des populations victimes de l’oppression raciale. Ce processus d’acculturation s’effectue sur un plan musical aussi bien que symbolique, le jazz représentant un modèle de contre- modernité non-blanche. Avec la fin de l’apartheid, cette musique a changé de statut tout en continuant d’être investie des valeurs spécifiques à la période de reconstruction de l’Afrique du Sud. Aujourd’hui, de nouvelles questions se posent aux jeunes générations de musiciens face à l’uniformisation culturelle planétaire perçue comme une nouvelle menace de dissolution identitaire. Des questions qui se traduisent notamment par la tentation d’un retour aux racines, la nostalgie d’un âge d’or mythique de la création non-blanche, ou la volonté de dépasser l’imaginaire de l’apartheid.

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2 Tâchant d’éclairer ces mécanismes psycho-sociaux et leurs ‘traductions’ musicales, la thèse interroge et analyse les processus de transmission du jazz dans l’Afrique du Sud post-apartheid. Deux grandes questions sont envisagées : d’une part, quelles sont les méthodes utilisées dans ce contexte très particulier pour enseigner une musique qui se caractérise par l’improvisation et le traitement souple des règles musicales ? D’autre part, que signifie enseigner une musique dénommée jazz dans l’Afrique du Sud des années 2000 et, plus spécifiquement, quelles sont les constructions identitaires qui sont attachées à l’idée de jazz, tout particulièrement lorsqu’on parle de jazz sud-africain, voire de Cape jazz ?

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HAN You Mee : Le pansori, patrimoine coréen sous sa triple dimension littéraire, musicale et scénique : histoire, analyse et perspective Thèse de doctorat en Sciences humaines et Asie orientale, soutenue le 3 juillet 2012 à l’Université Paris Diderot-Paris VII

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RÉFÉRENCE

HAN You Mee : Le pansori, patrimoine coréen sous sa triple dimension littéraire, musicale et scénique : histoire, analyse et perspective Thèse de doctorat en Sciences humaines et Asie orientale, soutenue le 3 juillet 2012 à l’Université Paris Diderot-Paris VII 559 p. Directeur de thèse : LI Jine-mieung

1 Le pansori est un art scénique populaire ancien où un interprète chante un long texte transmis de manière orale, désormais patrimonialisé (Corée 1964, Unesco 2003). La première partie de la thèse examine la manière dont le pansori est aujourd’hui pensé comme objet culturel, en particulier à travers la façon dont on réinvente son histoire selon les époques. La deuxième partie analyse les trois aspects de cet art – littéraire, musical et scénique – pour montrer comment ils sont liés et organisés autour de la performance scénique où s’accomplit pleinement le genre. La troisième partie montre comment, de nos jours, le genre maintient la transmission orale en évitant la folklorisation au profit d’une dualité entre la classicisation (répertoire fixé) et la modernité (création de nouvelles œuvres), et parvient à élargir son auditoire, en étudiant l’histoire du pansori en France.

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Marc VILLETELLE : Parcours de musiciens. Quotidien(s) sous tensions et rapports au politique à La Havane aujourd’hui Thèse de doctorat en Sociologie soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail

RÉFÉRENCE

Marc VILLETELLE : Parcours de musiciens. Quotidien(s) sous tensions et rapports au politique à La Havane aujourd’hui Thèse de doctorat en Sociologie soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail 474 p., annexes photos et textes 57 p. Directrice de thèse : Angelina Peralva

1 Ce travail de thèse vise à présenter un certain nombre de tendances et de points de tension nés ou mis à jour à Cuba à la suite de la période spéciale, période de crise économique et sociale d’une ampleur considérable ayant frappé ce pays à la suite de la chute du camp socialiste au début des années 1990. Pour ce faire, nous nous centrons sur l’expérience de musiciens qualifiés « d’ordinaires » évoluant dans la capitale, La Havane. C’est à la lumière du quotidien de ces artistes qu’il sera possible de comprendre et de saisir la profondeur de cette crise et les fortes redéfinitions qu’elle génère.

2 Cette thèse cherche ainsi à voir de quelles manières un certain nombre de tensions, issues de ces changements (entre un passé idéalisé et un futur incertain, entre l’image de l’authentiquement cubain et celle du non-cubain, et enfin entre le nous révolutionnaire et les projections individuelles) sont traités par ces musiciens, particulièrement sensibles au décloisonnement de l’expérience cubaine.

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3 Dans le regard qu’ils portent sur leur trajectoire et leur métier, ces individus procèdent à un bricolage, à une négociation identitaire incessante visant à conférer à leurs actes un sens que la réalité sociale et économique a rendu trouble. Leurs pratiques professionnelles illustrent la société cubaine dans son ensemble, marquée par une grande ambivalence, par le besoin « d’inventer » de nouveaux moyens de subsistance et la nécessité d’assembler des éléments en décomposition ou émergents.

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Marie HIRIGOYEN BIDART : Le chant basque monodique (1897-1990) : analyse musicologique comparée des sources écrites et musicales Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail

RÉFÉRENCE

Marie HIRIGOYEN BIDART : Le chant basque monodique (1897-1990) : analyse musicologique comparée des sources écrites et musicales Thèse de doctorat en musicologie, soutenue le 25 septembre 2012 à l’Université Toulouse 2 Le Mirail 288 pages + 62 pages d’annexes, 1 CD contenant quinze chants du corpus Directeurs de thèse : Philippe Canguilhem, Jean-Christophe Maillard, Pascal Gaillard

1 Le XXe siècle marque le début de l’étude musicologique sur le chant basque, concept apparu dans le courant du XIXe siècle. La plupart des recherches insistent sur les spécificités de cette pratique. À cette même époque, l’enregistrement de ce répertoire permet la constitution d’archives sonores. Pourtant, musicologues et collecteurs de sources sonores ne se rencontrent pas. Or, l’examen approfondi des études musicologiques publiées sur le chant basque amène à penser que les caractéristiques musicales attribuées à cette pratique tout au long du XXe siècle ne sont pas toutes pertinentes, que ce soit dans les termes employés ou dans la conception même de la musique. Elles renseignent parfois plus sur les auteurs et le contexte de leurs écrits que sur la musique elle-même. Ces descriptions peuvent de ce fait être nuancées à la lumière de nouvelles analyses.

2 Une comparaison diachronique et synchronique de sources écrites et musicales de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe siècle permet d’une part d’observer le lien entre ce qui

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est « dit » sur le sujet du point de vue musicologique et ce que nous pouvons en entendre, et d’autre part de repérer les caractéristiques musicales communes qui se dégagent de l’ensemble. Nous formulons l’hypothèse qu’il existe dans le chant basque monodique, non des caractéristiques musicales intrinsèques, mais des éléments musicaux mobiles, variés, des « indices », notamment du point de vue de la hauteur des sons, qui peuvent être observés grâce à des outils d’analyse modernes.

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David NADEAU-BERNATCHEZ : La musique comme rapports aux temps : chroniques et diachroniques des musiques urbaines congolaises Thèse de doctorat en histoire et en anthropologie, soutenue le 4 octobre 2012 à l’Université Laval, Montréal

RÉFÉRENCE

David NADEAU-BERNATCHEZ : La musique comme rapports aux temps : chroniques et diachroniques des musiques urbaines congolaises Thèse de doctorat en histoire et en anthropologie, soutenue le 4 octobre 2012 à l’Université Laval, Montréal (cotutelle : EHESS) 528 p., annexes vidéo (12 courts films totalisant 356 min.) Directeurs de thèse : Bogumil Koss-Jewsiewicki, Jean-Paul Colleyn, Nathalie Fernando

1 Cette thèse s’intéresse au présent des musiques urbaines congolaises (RDC) dans leurs rapports à la vie quotidienne, à l’histoire et à l’identité de sa capitale Kinshasa. Partant d’une intuition fondamentale de Claude Lévi-Strauss (la musique serait, comme le mythe, une machine à supprimer le temps), c’est autour de la problématique de la musique comme rapports aux temps (social et symbolique, historique et mémoriel, musical, performatif) que l’auteur cherche à en renouveler la portée en lui donnant une emprise analytique nouvelle.

2 La thèse débute par une étude générale de l’évolution des musiques urbaines congolaises à l’aune des catégories endogènes contemporaines (« moderne », « religieuse », « traditionnelle » et « internationale »). Combinant l’histoire et l’anthropologie culturelle, l’ethnomusicologie et l’écriture audiovisuelle, différents plans de la vie quotidienne et de la pratique musicale sont ensuite observés, analysés, confrontés : celui d’une commune de la capitale (Bandal) ; celui d’un certain nombre

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d’acteurs individuels, principalement des musiciens et des mélomanes ; celui de la ville entière comme espace imaginaire et identitaire.

3 À la fois théorique, comme interrogation générale sur les relations entre la musique et la vie sociale, et empirique, comme ethnographie des conduites et des savoir-faire qui lui sont associés à Kinshasa, la thèse cherche ainsi à dépasser les écueils du culturalisme en interrogeant la manière dont la « globalisation » met en mouvement les notions d’« universalité » (la musique, le temps, l’humain) et de « particularité » (l’appartenance, le quotidien, l’organisation sociale) tels que définis par le projet de modernité.

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Juan PAULHIAC : Les (dés)accords de la champeta, musique, spectacle médiatique et politiques de réconciliation nationale en Colombie entre 1991 et 2011 Thèse de doctorat en ethnoscénologie, soutenue à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris Nord, le 29 octobre 2012, Université Paris 8

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Juan PAULHIAC : Les (dés)accords de la champeta, musique, spectacle médiatique et politiques de réconciliation nationale en Colombie entre 1991 et 2011 Thèse de doctorat en ethnoscénologie, soutenue à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris Nord, le 29 octobre 2012, Université Paris 8 536 p., 20 annexes, 9 archives audiovisuelles Directeur de thèse : Jean-Marie Pradier

1 Cette thèse rend compte de la transformation des régimes créatifs et discursifs du phénomène musical et spectaculaire de la champeta en Colombie entre 1991 et 2011. La champeta émerge dans les années 1970-80 suite à la circulation de divers genres musicaux africains à Cartagena de Indias. Emblème d’une Colombie « afrodescendante » dans les années 1990, la champeta devient un phénomène mainstream entre 2000 et 2002, avant de s’essouffler face à la récession du marché discographique global.

2 Dans un premier temps, il s’agit d’analyser l’élaboration d’un habitus de perception de la champeta au fil des interactions entre la presse écrite, l’université, les administrations culturelles et l’industrie musicale à l’échelle nationale. Nous analysons la transformation du statut culturel de la champeta en fonction des attentes sociales engendrées par l’histoire de la violence en Colombie et dans le contexte des

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transformations des politiques culturelles de ce pays après la réforme constitutionnelle de 1991.

3 Dans un deuxième temps, les statuts culturels de la champeta sont mis en perspective du point de vue de la praxis musicale, performative et commerciale. Prenant comme point de départ le secteur informel du marché musical de la ville de Cartagena, nous observons l’impact d’internet sur la production locale de champeta. Nous observons comment, afin de rendre viable la production musicale dans le contexte actuel de transformation des technologies de la communication, la filière de la champeta invente des nouvelles esthétiques et innove commercialement.

4 L’histoire de la champeta, phénomène musical et spectaculaire « localisé », met ainsi en évidence les enjeux économiques, esthétiques, politiques et techniques qui caractérisent les différentes échelles de sa médiation « globale ». Dans leur ensemble, ces différents questionnements et matériaux empiriques aident à penser la modernité numérique non pas comme un « tout » global, mais en fonction de la diversité des conceptions locales et nationales qui l’encadrent.

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Damien VERRON : Des relations entre les structures musicales et les contextes sociaux dans un répertoire de « sessions » instrumentales irlandaises Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 octobre 2012 à l’Université Jean Monnet, Saint Etienne

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Damien VERRON : Des relations entre les structures musicales et les contextes sociaux dans un répertoire de « sessions » instrumentales irlandaises Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 octobre 2012 à l’Université Jean Monnet, Saint Etienne (cotutelle : Université de Montréal) 455 p., transcriptions, photographies et CDs audio Directeurs de thèse : Nathalie Fernando et Béatrice Ramaut-Chevassus

1 Instants et espaces investis par la musique, les sessions sont aujourd’hui en Irlande un marqueur d’expression culturelle. En surface, celles-ci peuvent être définies en tant que regroupement prévu ou spontané de plusieurs musiciens dans le but de faire de la musique et de passer un agréable moment ensemble. Toutefois, un travail d’enquête réparti sur sept années de recherches dans le nord-ouest irlandais a révélé qu’en profondeur, les sessions représentent un phénomène socioculturel complexe, social autant que musical, édifice symbolique mixte tissé d’interactions dont la combinatoire à chaque fois renouvelée implique un jeu de relations entre le facteur individuel et les stratégies collectives qui, radicalement, affectent l’ensemble de la structure de l’événement.

2 Comprendre le fonctionnement d’une session revient alors à poser un certain nombre de questions ayant pour finalité de révéler la manière dont les deux pôles du social et du musical se trouvent, en même temps que distincts, inextricablement liés. À partir

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d’une procédure de mise en série, il est proposé d’apprécier les liens entre structure et contexte à travers l’analyse comparée d’un corpus de 26 pièces musicales, collectées lors de sept situations de sessions distinctes. Il s’agit d’observer, d’une part, si les spécificités sonores immanentes d’une performance musicale en session dépendent des rapports entretenus par les musiciens et leur environnement, et, d’autre part, si des indices musicologiques tangibles de cela existent, en même temps que suffisent à rendre compte des différents processus interactionnels auxquels on les suppose liés – l’idée en question étant bien ici celle d’une possible incarnation des faits interactionnels lesquels, figés en quelque sorte dans la musique, s’inscrivent dans le produit symbolique à l’instar pourrait-on dire du fossile prisonnier de la roche. Le sonore, comme objet, formerait alors le témoin matériel d’une réalité symbolique mixte, la musique, aux contours restant toutefois à définir sur bien d’autres plans.

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Marie-France MIFUNE : Performance et construction identitaire. Une approche interdisciplinaire du culte du bwiti chez les Fang du Gabon Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 12 novembre 2012 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris

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Marie-France MIFUNE : Performance et construction identitaire. Une approche interdisciplinaire du culte du bwiti chez les Fang du Gabon Thèse de Doctorat en Anthropologie Sociale et Ethnologie, soutenue le 12 novembre 2012 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris (cotutelle : Université Omar Bongo de Libreville, Gabon) 2 vol. (805 pages), DVD 1 (cérémonie de bwiti), 2 DVD (18 séquences vidéo) et 1 CD (25 extraits sonores) Directeurs de thèse : Frank Alvarez-Pereyre et Jean-Emile Mbot

1 Ce travail porte sur le rôle de la performance dans la construction identitaire des initiés de la communauté bwitiste disumba mongo na bata chez les Fang du Gabon. Au-delà de cette étude spécifique, c’est la question d’une approche cohérente et unifiée de la performance qui est posée. Etant donné que le rituel principal, appelé ngozo, se présente comme un enchaînement continu et préétabli de pièces musicales, nous définissons le concept de performance comme l’ensemble des modalités de production et de réception mises en œuvre au cours de chaque pièce musicale. L’analyse prend en compte non seulement le matériau musical, mais également l’ensemble des composantes qui lui sont intimement liées dans la pratique rituelle du bwiti : les matériaux corporels et linguistiques.

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2 Selon une double analyse, à la fois formelle et ethnologique, ce travail montre que la performance dans le rituel est un moyen à travers lequel la communauté s’exprime, se structure et se pense. Cette étude a permis de mettre en exergue différents niveaux de significations de la performance dans le rituel, sa structure et son lien avec l’univers symbolique du bwiti. Les textes des chants, les instruments de musique, les danses et les actions rituelles constituent différents canaux de significations à la fois sur les plans structurel et symbolique. En outre, la performance participe à la construction identitaire complexe des initiés. Support de conservation, d’actualisation et de transmission des savoirs rituels (pratique et interprétatif), elle les fabrique sur les plans aussi bien rituel que sexuel et social.

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Ons BARNAT : Le studio d’enregistrement comme lieu d’expérimentation, outil créatif et vecteur d’internationalisation. Stonetree Records et la paranda garifuna en Amérique centrale Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 novembre 2012 à l’Université de Montréal.

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Ons BARNAT : Le studio d’enregistrement comme lieu d’expérimentation, outil créatif et vecteur d’internationalisation. Stonetree Records et la paranda garifuna en Amérique centrale. Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 22 novembre 2012 à l’Université de Montréal. 381 p., annexes audio et vidéo. Directeurs de thèse : Nathalie Fernando, Denis-Constant Martin

1 Genre né de la rencontre (imposée par l’exil) au XIXe siècle entre les Garifunas et des populations hispaniques centraméricaines, la paranda connaît aujourd’hui un regain d’intérêt chez les acteurs de la production discographique locale. Depuis son apparition dans les studios d’enregistrement, elle a évolué vers une forme modernisée, faisant appel à des instruments électriques et des procédés de traitement du son caractéristiques des musiques « populaires ». Devenue en 2000 (avec la compilation Paranda ; Africa in Central America, produite par Stonetree Records et distribuée par Warner/Elektra) une « musique du monde » sur le marché discographique international, cette nouvelle forme de paranda connaît un succès conséquent dans les palmarès de world music – popularité qui se déploie après coup chez les Garifunas

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centraméricains, qui redécouvrent un genre jusqu’alors quasiment disparu dans sa version villageoise.

2 À partir de l’exemple de la « récupération », à des fins commerciales, d’un genre musical « traditionnel » par un label indépendant centraméricain, cette thèse montre comment un producteur de world music a su se servir du studio d’enregistrement comme d’un outil créatif susceptible de lui ouvrir les portes de l’internationalisation. Utilisant le studio comme laboratoire expérimental, Ivan Duran est ainsi parvenu à réaliser des disques qui – tout en atteignant un succès critique international – allaient lui permettre d’établir son label, Stonetree Records, en tant que standard pour l’ensemble de l’industrie musicale régionale.

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Ahlam MRABET : Le naç. Une tradition musicale de Tataouine (Tunisie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne

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Ahlam MRABET : Le naç. Une tradition musicale de Tataouine (Tunisie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 29 novembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne 350 p., annexes audio Directeur de thèse : Frank Alvarez-Pereyre

1 À Tataouine, le chant est profondément lié aux diverses activités quotidiennes, y compris les occasions de fêtes. Sa pratique témoigne d’un grand échange culturel. Ce travail présente un genre vocal appelé naç, connu dans la région de Tataouine (sud-est de la Tunisie). Il a pour objectif de mettre en valeur la production musicale des hommes et des femmes et de présenter le rituel du mariage, qui est pour le naç une importante occasion.

2 La thèse se subdivise en quatre parties : après une présentation géographique de la région, la deuxième partie est consacrée au genre vocal naç. Elle interroge la pratique musicale dans la région de Tataouine en étudiant les thématiques abordées par les femmes et les hommes. La troisième partie examine la fête du mariage chez trois tribus : Ouled Dabbâb, Ouled Ch’hida et les Dghâghra. On suit le déroulement des rituels en dégageant les chants qui les accompagnent. La quatrième partie comprend des analyses musicales du répertoire chanté. Cette analyse porte, d’une part, sur les éléments musicaux (échelles, ambitus, intervalles..) et, d’autre part, les rapports entre la musique et la poésie. Cette démarche révèle deux types différents de chant : chants

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mélismatiques simples du domaine festif et chants mélismatiques riches, en phonèmes, propres à exprimer le domaine de l’intime.

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Manuel ARCE SOTELO : Les wankas de Tarcuyo. Chants et rituels dans les Provinces Hautes de Cusco (Pérou) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 6 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre

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Manuel ARCE SOTELO : Les wankas de Tarcuyo. Chants et rituels dans les Provinces Hautes de Cusco (Pérou) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 6 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre 406 p., glossaire, transcriptions, annexes audio et vidéo Directrice de thèse : Antoinette Molinié

1 Parmi les communautés d’altitude des Andes du Sud, la pomme de terre est considérée comme bien plus qu’un simple produit alimentaire. Traitée comme un être vivant, sa culture fait l’objet d’une série d’offrandes rituelles tout au long de son cycle agricole. Au village de Tarcuyo (Province d’Espinar, Cusco), les semailles de ce tubercule se font avec le concours de chanteuses rituelles connues comme les wankas. Leurs vers en quechua s’adressent en premier lieu aux plantes afin d’activer leur croissance, mais aussi à d’autres destinataires tels le propriétaire du terrain à semer, les travailleurs ou différents éléments de la nature.

2 L’analyse de ce répertoire met en lumière différents paramètres qui constituent son esthétique musicale : relation avec la fécondité et la fertilité, aspect ludique et rituel du travail collectif, organisation du répertoire vocal sous forme de programme musico- rituel avec étapes, paramètres spécifiques des étapes qui s’enchaînent dans une progression qui aboutit au sommet de la performance. Des acquis de cette analyse seront mis en parallèle avec le déroulement du tinku, confrontation entre coalitions de communautés, réalisée également avec des chants féminins (qhashwas). Cela permettra

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de constater des analogies significatives entre ces deux rituels agraires des Provinces Hautes de Cusco. Les wankas témoignent ainsi de l’influence que la voix peut exercer sur la pomme de terre ou sur les hommes, mais également du rôle des interprètes, intermédiaires rituels entre les villageois de Tarcuyo et les divinités de l’inframonde, dans un environnement où les traditions cèdent de plus en plus le pas à la modernité.

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Eckehard PISTRICK : Singing Nostalgia – Migration Culture and Creativity in South Albania Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à la Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg (cotutelle : Université Paris Ouest Nanterre– La Défense)

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Eckehard PISTRICK : Singing Nostalgia – Migration Culture and Creativity in South Albania Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à la Martin- Luther-Universität Halle-Wittenberg (cotutelle : Université Paris Ouest Nanterre– La Défense) 316 p., annexes audio et vidéo Directeurs de thèse : Bernard Lortat-Jacob, Gretel Schwörer-Kohl

1 La thèse propose une approche culturelle du phénomène de la migration albanaise fondée sur une méthodologie interdisciplinaire recourant à l’historiographie, l‘ethnomusicologie, l’anthropologie des émotions, l’anthropologie de la mémoire. recherche est basée sur un travail de terrain en Albanie du Sud, particulièrement entre 2007-2012 dans les régions où la tradition de chant polyphonique est encore vive. Le but principal de ces missions fut l’étude des fêtes de villages pendant les Pâques et au mois d’août, occasions pour des milliers de migrants albanais d‘Italie et de Grèce de retourner dans leur village d’origine. La fête est le lieu où se rencontrent les villageois et les émigrés et, à travers eux, deux manières de vivre, impliquant différentes conceptions de la culture, de la modernité, de la tradition et de ses valeurs – la fête est alors un lieu de discussion où le consensus se révèle problématique.

2 L’auteur a suivi les processus de création du chant et la « traduction » émotionnelle et vocale de l’expérience de migration. A cette fin, il a choisi une approche strictement émique en suivant les discours des chanteurs et les discussions entre ces derniers et

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leurs destinataires. Au centre de la thèse figurent les discours locaux et la performance de la musique en acte. Le chant suscite les réactions émotionnelles des participants et ouvre plusieurs pistes d’analyse : la dimension sociale et performative, l’interaction entre chanteurs et destinataires pour susciter et transporter une émotion souvent ambiguë, la migration comme source d’inspiration et de créativité musicale.

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Jessica RODA : Vivre la musique judéo- espagnole en France. De la collecte à la patrimonialisation, l’artiste et la communauté Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne (cotutelle : Université de Montréal)

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Jessica RODA : Vivre la musique judéo-espagnole en France. De la collecte à la patrimonialisation, l’artiste et la communauté Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 7 décembre 2012 à l’Université Paris Sorbonne (cotutelle : Université de Montréal) 492 p., annexes audio et vidéo Directeurs de thèse : François Picard, Monique Desroches

1 La question centrale de cette recherche s’inscrit dans la foulée des problématiques autour de la patrimonialisation, de la performance et de la mise en scène des pratiques musicales. Elle vise plus précisément à comprendre comment et pourquoi les Judéo- espagnols de France, installés depuis le début du XXe siècle, utilisent les pratiques singulières des musiciens et chanteurs professionnels majoritairement externes à la communauté pour revendiquer leur patrimoine musical collectif et affirmer leur identité. La chercheuse replonge dans le passé afin de saisir comment le répertoire musical s’est construit et est devenu un objet quasiment exclusif au monde de l’art, alors qu’il reste associé aux répertoires dits « traditionnels ».

2 En vue d’interroger la judéo-hispanité musicale et de déterminer ce qui la caractérise au présent, une ethnographie multi-site auprès des artistes et de la communauté est proposée. Enfin, pour comprendre le sens des pratiques, différents espaces de performance sont examinés à partir de l’analyse des interactions entre les pôles de

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production et de réception, en cohérence avec le contexte général de la pratique et de l’ensemble des paramètres performanciels. La conclusion révèle notamment que la relation entre les artistes et la communauté génère un nouvel espace familial et intimiste et que chacun des espaces forme un système interrelationnel dont l’interaction permet de produire un équilibre qui consiste à faire vivre et à investir le patrimoine musical au présent. Par ce biais, c’est notamment la problématique des catégories musicales (musiques populaires, musiques traditionnelles, musiques de scène) reliées aux espaces de pratique qui est interrogée.

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Luciano PEREIRA : Itinéraire du samba en France : des Batutas (1922) à Baden Powell (1964) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue à l’Université de Nice- Sophia-Antipolis le 14 décembre 2012

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Luciano PEREIRA : Itinéraire du samba en France : des Batutas (1922) à Baden Powell (1964) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue à l’Université de Nice-Sophia- Antipolis le 14 décembre 2012 371 p. Directeurs de thèse : Luc Charles-Dominique et Matha Tupinamba de Ulhoa

1 Nous avons retracé dans ce travail ethnologique l’itinéraire du samba en France au cours du XXe siècle. Auparavant méprisé par l’élite, le samba était et demeure toujours l’apanage des Noirs et du peuple. L’étude des fondements idéologiques de la pensée racialiste brésilienne à travers Silvio Romero, Nina Rodrigues ou Oliveira Vianna permet dans un premier temps d’appréhender la physionomie de la société brésilienne dans laquelle naquit le samba. Issu de la colonisation et d’un grand brassage de peuples de divers horizons, le Brésil est une nation métissée, tout comme sa musique dont les caractéristiques émanent de toute part (Afrique, Europe, Brésil). Dans les années 1920, période fortement marquée par le colonialisme et l’exotisme, le samba a été très bien accueilli à Paris. L’anthropologie dynamique nous servira alors de référence pour analyser les différents processus attachés au parcours du samba en France.

2 Darius Milhaud est le premier à s’approprier le samba, avec Le bœuf sur le toit en 1921, le soumettant ainsi au blanchissement. Parallèlement, le samba s’exporte tel quel avec un groupe de musiciens brésiliens controversés au Brésil, les Batutas. Le samba passe également en France par une phase d’assimilation et d’acculturation. Divers musiciens français l’adaptent et le réécrivent. Installé en France et donc libéré de la censure faite

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au samba au Brésil, Baden Powell va opérer la réafricanisation du samba. Face à l’engouement pour le samba en France, le Brésil ne pourra que se réapproprier cette musique, anoblie à ses yeux, au point même d’en faire un symbole national. Transculturé, le samba en France continue aujourd’hui sa route sous diverses formes.

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Benjamin LAGARDE : Réunion maloya. La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa « musique traditionnelle » Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 13 décembre 2012 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme (Université Aix- Marseille)

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Benjamin LAGARDE : Réunion maloya. La créolisation réunionnaise telle qu’entendue depuis sa « musique traditionnelle » Thèse de doctorat en anthropologie soutenue le 13 décembre 2012 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme (Université Aix-Marseille) 624 p., 2 CD annexes (43 plages) Directeur de la thèse : Jean-Luc Bonniol

1 Première étude doctorale entièrement dédiée à cet art musical créole aujourd’hui classé à l’UNESCO, cette « maloyanthropologie » propose une approche fouillée de ses implications dans le continuum socioculturel réunionnais, documentée par une écoute approfondie de sa relativement jeune discographie (débutant en 1976) et de ses acteurs. Rencontrés entre 2000 et 2009, ces derniers permirent à l’auteur d’identifier trois différents « bordages » du maloya qui sont autant de manières de le vivre, de le faire et de le ressentir. De la « mise en l’air » autonomiste (portée par des chanteurs tels Firmin Viry, Simon Lagarrigue, Danyèl Waro ou des personnalités aussi décisives qu’Alain Lorraine ou le Père Christian Fontaine) au champ religieux des cultes de possession destinés aux ancêtres créoles et afro-malgaches (cf. les œuvres du Rwa Kaf et des granmoun Lélé, Bébé ou Baba) en passant par sa « mise en tourisme » (initiée par le Groupe Folklorique de La Réunion, Jacqueline Farreyrol ou René-Paul Élléliara), nous

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est ainsi présentée la diversité d’une musique qui, comme le dit l’ethnomusicologue Gilbert Rouget, est toujours bien plus que de la musique…

2 À l’aide d’un système inédit de notation du chant maloya ainsi que d’une attention soutenue portée à des critères musicaux (modes, échelles, tempi, rythmes, instrumentations…), linguistiques (les variétés de créole employées) et poétiques (les thèmes abordés ainsi que leur organisation strophique), l’auteur parvient à mettre au jour plusieurs composantes non explicites de cette pratique. Après avoir démontré l’existence de quatre répertoires du maloya ainsi que l’importance cardinale du chant kabaré, il insiste sur la figure du pot-pourri ainsi que sur une seconde, qu’il nomme la « réduction », dont les trois niveaux analysés donnent directement accès à certaines logiques de ce mode d’expression puisant ses racines en différents lieux et époques. Ces éléments permettent à l’auteur de prendre vue de manière originale sur la créolisation insulaire, tant historique que contemporaine, et tout particulièrement sur la contribution qu’y apportèrent les esclaves et leurs descendants, c’est-à-dire les couches sociales « traditionnellement » les moins nanties de l’île.

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Katell MORAND : Solitudes habitées. Le chant, le souvenir et le conflit chez les Amhara du Goğğam (Éthiopie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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Katell MORAND : Solitudes habitées. Le chant, le souvenir et le conflit chez les Amhara du Goğğam (Éthiopie) Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 14 décembre 2012 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense 2 vol., 409 pages + 115 pages d’annexes, 2 DVD (vidéo, audio, multimédia flash) Directeur de thèse : Bernard Lortat-Jacob

1 Cette thèse porte sur une pratique de la musique en solitude dans une société paysanne du nord de l’Éthiopie. Dans cette solitude « viennent » des souvenirs précis et se nouent les intrigues de la vie sociale, entre attachements, conflits et violence : car le chant « pour soi » est toujours habité par la présence des autres. L’étude interroge le lien entre la musique et la mémoire autobiographique en se plaçant dans la lignée des travaux qui, en anthropologie cognitive, envisagent la mémoire à la fois sous l’angle des contraintes cognitives et sous celui des significations culturelles.

2 Une ethnographie intime et l’étude détaillée des interactions qui forment la matière des souvenirs mettent d’abord en lumière le rôle de la poésie chantée dans les relations interpersonnelles : puissant moyen de communication, elle permet de dire « juste », provoque des effets émotionnels irrésistibles et pousse à l’action. L’analyse des réactions d’auditeurs lors d’un cas limite révèle ensuite les attentes implicites qui sous- tendent leur écoute et suggère l’existence de schémas cognitifs et culturels correspondant à chacun des genres musico-poétiques. Par l’exploitation d’un questionnaire sont mis en évidence les noyaux d’inférences qui agissent sur la

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perception des sons et, au-delà de celle-ci, sur l’interprétation des intentions des chanteurs. Enfin, l’analyse des échelles temporelles mobilisées au cours des performances permet de comprendre comment ces souvenirs s’intègrent dans le système de la mémoire autobiographique, s’organisent en récits et influencent de façon déterminante les points de vue des chanteurs sur leur propre histoire, sur leurs choix et leurs actions.

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Séverine GABRY-THIENPONT : Anthropologie des musiques coptes en Égypte contemporaine. Tradition, identité, patrimonialisation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 janvier 2013 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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Séverine GABRY-THIENPONT : Anthropologie des musiques coptes en Égypte contemporaine. Tradition, identité, patrimonialisation Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 11 janvier 2013 à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense 299 p., 1 CD audio Directeur de thèse : Jean Lambert

1 Cette thèse de doctorat porte sur les musiques coptes d’Égypte dans leurs dimensions anthropologique, socio-politique et historique, dans un pays où cette communauté religieuse est en situation clairement minoritaire. Elle s’appuie sur une démarche à la fois synchronique et diachronique, visant à aborder trois axes de la pratique musicale des coptes en ce début de XXIe siècle : le contexte humain de ces pratiques, à travers l’ethnographie d’un monastère de Haute-Égypte, Dayr el-Moḥâreb, et des villages qui en forment la paroisse ; les parties liturgique et paraliturgique, en pleine expansion, du répertoire, suivies par une présentation des différents modes de transmission observables de nos jours ; l’évolution des musiques coptes depuis le XIXe siècle, enfin, à travers l’étude de l’influence du Renouveau copte et de son implication sur les effets de patrimonialisation, de rigidification et de transformation du répertoire musical.

2 La musique copte s’inscrit-elle simplement dans la continuité de l’ancienne civilisation égyptienne, comme le clame à loisir le discours identitaire des coptes en ce début de

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XXIe siècle, conforté en cela par les travaux de certains musicologues orientalistes ? Ou bien est-il temps de parler de « musiques coptes » au pluriel, du fait des nombreuses influences culturelles, sémitique ancienne, grecque, arabe et occidentale, qui ont de tout temps touché cette tradition ? Ce travail a ainsi pour ambition de comprendre ces musiques, considérées comme héritières de l’ancienne civilisation égyptienne, et d’étudier le discours identitaire qui s’y attache.

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Talia BACHIR-LOOPUYT : Une musique du monde faite en Allemagne ? Les compétitions creole et l’idéal d’une société plurielle dans l’Allemagne d’aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2013 à l’EHESS, Paris

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Talia BACHIR-LOOPUYT : Une musique du monde faite en Allemagne ? Les compétitions creole et l’idéal d’une société plurielle dans l’Allemagne d’aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 28 janvier 2013 à l’EHESS, Paris 2 volumes (528 et 175 p.), résumé en allemand (12 p.), 2 DVD Directeurs de thèse : Michaël Werner et Wolfgang Kaschuba

1 Ce travail vise à rendre compte des relations entre création musicale, politiques de la diversité et mondialisation dans l’Allemagne d’aujourd’hui en partant d’un cas : les compétitions creole, un cycle de festivals débouchant tous les deux ans sur un prix de « musiques du monde d’Allemagne » (depuis 2010 : « musique globale »). Selon les textes de présentation, cette manifestation est censée illustrer la créolisation du monde et la diversité des cultures présentes en Allemagne. Lorsque l’on se penche sur la genèse du projet et sur les dynamiques de mobilisation des candidats, partenaires et experts impliqués, il s’avère pourtant que le spectre des attentes est plus complexe et que ces événements, plutôt qu’illustrer une réalité établie, fabriquent en des versions plurielles les musiques du monde d’Allemagne.

2 L’enjeu de ce travail est d’expliquer les tensions entre les valeurs qui ont cours dans l’intimité de ce secteur professionnel (« die Nische Weltmusik ») et la perception publique

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du genre, entachée de soupçon et de controverses. C’est que ce monde de musique est traversé par des questionnements qui marquent plus largement la société allemande d’aujourd’hui : en tant que « pays d’immigration » partagé entre l’idéalisation du métissage et le souci de diversité, en tant que « pays de musique » reconnu pour la richesse de son patrimoine savant mais désireux de promouvoir des exemples de musiques actuelles et en tant que système politique pris entre les structures locales et les cadres mondialisés définissant la culture publique. Autant l’arrière-plan pris en compte dans ce travail est large, autant l’attention portée aux situations se veut précise : pour rendre compte aussi bien des cadres organisant les épreuves, des critères pluriels pris en compte par les jurys dans leurs délibérations et des débats qui surgissent ensuite parmi les spectateurs sur « l’esprit » de cette manifestation.

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Elina DJEBBARI : Le Ballet National du Mali : créer un patrimoine, construire une nation. Enjeux politiques, sociologiques et esthétiques d’un genre musico-chorégraphique, de l’indépendance du pays à aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 mars 2013 à l’EHESS, Paris

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Elina DJEBBARI : Le Ballet National du Mali : créer un patrimoine, construire une nation. Enjeux politiques, sociologiques et esthétiques d’un genre musico-chorégraphique, de l’indépendance du pays à aujourd’hui Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 25 mars 2013 à l’EHESS, Paris 500 pages, 1 DVD Directeurs de thèse : Esteban Buch, Emmanuelle Olivier

1 Cette thèse porte sur le Ballet National du Mali et ses différents espaces de médiatisation et de transmission, à travers les troupes privées et la Biennale Artistique et Culturelle. Elle analyse comment les processus de spectacularisation et de patrimonialisation des musiques et des danses « traditionnelles » au Mali s’articulent autour de la construction de l’identité nationale depuis l’indépendance du pays en 1960. Survivant aujourd’hui difficilement dans un contexte économique globalisé, le Ballet National révèle la faillite d’une conception de la nation malienne fondée sur la patrimonialisation de ses traditions.

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2 À travers l’analyse des « mises en » – « mise en tradition », « mise en ethnie », « mise en patrimoine », « mise en discours », « mise en scène » –, cette thèse soulève un certain nombre de questions historiques, politiques, sociologiques et esthétiques : que le répertoire du Ballet révèle-t-il des enjeux et des stratégies de la construction identitaire nationale ? Quel est le rôle des politiques culturelles dans l’avènement de ce genre musico-chorégraphique ? Quels imaginaires de la nation et de la société malienne sont véhiculés par les spectacles du Ballet depuis plus de cinquante ans ? Quels processus de transformations sont mis en œuvre pour adapter les pièces issues de pratiques sociales locales à une mise en scène globalisée ? Comment la « tradition » est- elle mobilisée par les danseurs et les musiciens pour servir la « création » ? Quelles conceptions locales du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle traversent ce domaine artistique fortement régi par le « vol » des pas et des rythmes ? Qu’en est-il enfin aujourd’hui de ce modèle du Ballet National, soumis à la concurrence des troupes privées qui se réapproprient son répertoire en y intégrant d’autres sources d’inspiration ? Au final, il s’agit de comprendre comment le genre musico- chorégraphique du ballet s’est développé au point d’être devenu une « tradition » malienne et une référence artistique internationale, qui a fait école dans toute l’Afrique et essaimé dans le monde entier, pour être aujourd’hui concurrencé, et même supplanté, par la world music et la danse contemporaine africaine.

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Jean DUVAL : Porteurs de pays à l’air libre : jeu et enjeux des pièces asymétriques dans la musique traditionnelle du Québec Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 23 mai 2013 à l’Université de Montréal

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Jean DUVAL : Porteurs de pays à l’air libre : jeu et enjeux des pièces asymétriques dans la musique traditionnelle du Québec Thèse de doctorat en ethnomusicologie, soutenue le 23 mai 2013 à l’Université de Montréal 470 p., annexes audio Directrices de thèse : Monique Desroches, Nathalie Fernando

1 Le répertoire de musique traditionnelle instrumentale québécoise comporte de nombreux exemples de pièces asymétriques, familièrement appelées « tounes croches » par les musiciens. Il s’agit de mélodies qui ne respectent pas le modèle carré dominant de 16 ou 32 temps par section. Les principaux objectifs de cette recherche sont, d’une part, de comprendre le « dialecte » musical asymétrique et, d’autre part, d’examiner divers enjeux reliés au jeu de pièces asymétriques chez les musiciens traditionnels québécois actuels. Suite à une vue d’ensemble sur la musique traditionnelle québécoise couvrant l’histoire, le répertoire, les styles de jeu et les contextes de performance, les pièces asymétriques sont analysées en tant qu’objet musical. Basée sur les enregistrements historiques du Gramophone virtuel, la mise en comparaison de versions symétriques et asymétriques de pièces sert à élaborer une typologie comprenant trois grandes catégories : syntaxiques, morphologiques et pulsatives. La vingtaine de types d’asymétries syntaxiques répertoriés impliquent l’allongement ou l’écourtement dans une section. Elles peuvent survenir à différentes positions de la

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section, bien que les asymétries finales soient les plus courantes. Les asymétries morphologiques concernent la macrostructure des pièces telle que l’ordre de jeu des sections et le nombre de reprises de chacune d’elles.

2 Une analyse de l’asymétrie dans d’autres traditions musicales d’Europe et d’Amérique du Nord est aussi réalisée. Elle permet d’affirmer que nous avons affaire à un système musical cohérent et en partie distinct dans le cas québécois. Les enjeux originels, identitaires, esthétiques et de réalisation sont ensuite explorés en se basant sur les résultats d’une enquête menée auprès de 18 musiciens traditionnels. Ces derniers expliquent l’origine des pièces asymétriques par des raisons cognitives, chorégraphiques et artistiques. Leurs propos servent à démontrer que le jeu de pièces asymétriques touche à de nombreuses dimensions identitaires : nation, région, génération, communauté contextuelle et individu. Un choix esthétique, un désir de liberté dans la création, un lien au passé et un besoin de distinction d’un corpus de musique traditionnelle standardisé incitent les musiciens traditionnels québécois d’aujourd’hui à perpétuer et à enrichir le répertoire de pièces asymétriques.

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Publications reçues

Les publications figurant ici ont été reçues par la Rédaction. Les auteurs, éditeurs ou diffuseurs désirant voir leurs publications mentionnées dans cette rubrique sont priés de les adresser en deux exemplaires à : Ateliers d’ethnomusicologie, 10 rue de Montbrillant, CH-1201 Genève.

Livres

Raymond AMMANN : Sounds of Secrets. Field Notes on Ritual Music and Musical Instruments on the Islands of Vanuatu. KlangKulturStudien/SoundCultureStudies. Zürich/Berlin : Lit Verlag, 2012. 314 p., ill. coul., transcriptions. Filippo BONINI BARALDI : Tsiganes, musique et empathie. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013. 357 p., ill. n.b. & coul., accompagné d’un DVD-ROM. Estelle AMY DE LA BRETÈQUE : Paroles mélodisées. Récits épiques et lamentations chez les Yésidis d’Arménie. Paris : Classiques Garnier, 2013. 230 p., liens vidéo et audio. Christophe APPRILL, Aurélien DJAKOUANE et Maud NICOLAS-DANIEL : L’enseignement des danses du monde et des danses traditionnelles. Paris : L’Harmattan, 2013. 234 p. Linda BARWICK & Marcello SORCE KELLER eds : Italy in Australia’s Musical Landscape. Australasian Music Research 12. Melbourne : Lyrebird Press,2012. 254 p., ill. n.b. Jean-Jacques CASTÉRET : La polyphonie dans les Pyrénées gasconnes. Tradition, évolution, résilience. Collection Anthropologie et musiques. Paris : L’Harmattan, 2012. 367 p. Patrice COIRAULT : Chansons françaises de tradition orale. 1900 textes et mélodies collectés par Patrice Coirault. Ouvrage révisé et complété par Marlène Belly et Georges Delarue. Paris : Bibliothèque nationale de France, 2013. 544 p., transcriptions. Carl DAHLHAUS : Fondements de l’histoire de la musique. Présenté et traduit de l’allemand par Marie-Hélène Benoit-Otis. Arles : Actes Sud/Paris : Cité de la musique, 2013. 287 p. Jean-Nicolas DE SURMONT, dir. : « M’amie, faites-moi un bouquet… » Mélanges posthumes autour de l’œuvre de Conrad Laforte. Publié avec la collaboration de Serge Gauthier. Les archives de folklore 30. Montréal : Presses de l’Université Laval, 2011. 332 p. Nicolas ÉLIAS : Lavta, étude pour un luth d’Istanbul. Collection Les Cahiers du Bosphore LXVII. Istanbul : Les éditions Isis, 2012. 121 p., ill. n.b.

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Alexandre GALAND : Field Recording. L’usage sonore du monde en 100 albums. Marseille : Le mot et le reste, 2012. 312 p., ill. n.b. Marc-Olivier GONSETH, Bernard KNODEL, Yann LAVILLE et Grégoire MAYOR eds : Hors- Champs. Eclats du patrimoine culturel immatériel. Neuchâtel : Musée d’ethnographie/ Gollion : Infolio, 2013. 326 p., ill. coul. Aurélie HELMLINGER : Pan Jumbie. Mémoire sociale et musicale dans les steelbands (Trinidad et Tobago). Collection Hommes et musiques. Nanterre : Société d’ethnologie, 2012. 224 p., graphiques, accompagné d’un DVD-ROM. Keith HOWARD ed. : Music as Intangible Cultural Heritage. Policy, Ideology and Practice in the Preservation of East Asian Traditions. SOAS Musicology Series. Farnham : Ashgate, 2012. 277 p., ill. n.b. Giovanna IACOVAZZI : Un bruit pieux. Bandas, musique et fête dans un village maltais (Zabbar). Valetta : Fondation de alte, 2012. 352 p., ill. coul, transcriptions, graphiques, accompagné d’un CD. Chérif KHAZNADAR, dir. : « Le patrimoine, oui, mais quel patrimoine », Internationale de l’Imaginaire 27, nouvelle série. Arles : Babel/Paris : Maison des Cultures du Monde, 2012. 483 p. Henri LECOMTE : Les esprits écoutent. Musiques des peuples autochtones de Sibérie. Sampzon : éditions Delatour France, 2012. 195 p., ill. coul. Ignacio MACCHIARELLA ed. : Multipart Music. A Specific Mode of Musical Thinking, Expressive Behaviour and Sound. Udine : Nota, 2012. 507 p., ill. n.b., transcriptions. Susana MORENO FERNANDEZ, Salwa EL-SHAWAN CASTELO-BRANCO, Pedro ROXO & Iván IGLESIAS eds : Current Issues in Music Research. Copyright, Power and Transnational Music Processes. Instituto de Etnomusicologia – Centro de Estudos em Música e Dança/ SIBE – Sociedadd de Etnomusicologia. Lisboa : Edições Colibri, 2012. 232 p., ill. n.b. Susan H. MOTHERWAY : The Globalization of Irish Traditional Song Performance. Farnham : Ashgate, Ashgate Popular and Folk Music, 2013. 212 p., transcriptions. Emmanuelle OLIVIER, dir. : Musiques au monde. La tradition au prisme de la création. Sampzon : Delatour. 320 p., ill. n.b. Didier PERRE et Marie-Barbara LE GONIDEC, éds : Chansons et contes de Haute-Loire. L’enquête phonographique de 1946. Édition critique établie par Didier Perre, avec la collaboration de Marie-Barbara Le Gonidec. Paris : Éditions du CTHS, 2013. 472 p., transcriptions, accompagné d’un CD. Shrz Ee TAN : Beyond ‘Innocence’ ; Amis Aboriginal Song in Taiwan as an Ecosystem. SOAS Musicology Series. Farnham : Ashgate, 2012. 296 p., ill. n.b., accompagné d’un CD. Joshua TUCKER : Gentleman Troubadours and Andean Pop Stars. Huayno Music, Media Work and Ethnic Imaginaries in Urban Peru. Chicago/London : The University of Chicago Press, 20113. 232 p.

CD

Afrique

AU PAYS DU CAMEROUN. Enregistrements et texte : Apollinaire Anakesa. 1 CD+DVD Buda Records 3709926, 2013.

Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013 359

FARAFINA. Denti Féré. Enregistrements et texte : Sergio Gautier. 1 CD Watermelon World WTM 000073, 2012. KALA JULA. Samba Diabaté, Vincent Zanetti. Enregistrements, direction artistique et texte : Vincent Zanetti. 1 CD Buda Musique 860229, SC870, 2012. LES VOIX DES FEMMES BAAKA. Groupe Ndima. Makingo Ma Beeto Baaka. Enregistrements : Rodrigue Mouhoula ; texte : s.n. 1 CD BCDA, 2012. MALICK PATHÉ SOW & BAO SISSOKO. Aduna. Enregistrements : Emre Gültekin ; texte : s.n. 1 CD Muziekpublique 05, 2012. ZIMBABWE. Insingizi. Chantzs ndebele. Enregistrements : Pierre Minne ; texte : Vincent Hickman. 1 CD Ocora Radio France C 56239, 2011. ZIMBABWE. Ambuya Nyati. Musique rituelle shona. Enregistrements : Jean-Louis Deloncle ; texte : Vincent Hickman. 1 CD Ocora Radio France C 560252, 2013.

Amériques

COLOMBIE. Sixto Silgado Paíto & Los Gaiteros de Punta Brava. Enregistrements : Rémi Fessart ; texte : Natalia Parrado. 1 CD Ocora Radio France C 560236, 2012. FRANCE/MARTINIQUE. Edmond Mondésir. Bèlè, tradition & création. Enregistrements : Ivan Charbit ; texte : François Bensignor et Edmond Mondésir. 1 CD Ocora Radio France C 560249, 2012.

Asie

CACHEMIRE. Le sūfyāna kalām de Srinagar. Ustad Ghulām Mohammad Sāznavāz. Enregistrements : Renaud Millet-Lacombe ; texte : Laurent Aubert. 1 CD AIMP CVI/VDE-1410, 2013. CORÉE. Jongmyo Jeryeak. Musique rituelle pour les ancêtres royaux. Enregistrements : National Gugak Center ; texte : Kim Sun-Kook. 1 CD Ocora Radio France C 560242, 2012. CORÉE. Kim Hae-Sook. Gayageum Sanjo. École Choi Ok-Sam. Enregistrements : Choi Nam-Jin ; texte : Kim Sun-Kook. 1 CD Ocora Radio France C 560247, 2012. CORÉE. L’art du sanjo d’ajaeng, par Kim Young-gil. Enregistrements : Choi Nam-Jin ; texte : Kim Sun-Kook, Kim Hae-Sook, Pierre Bois. 1 CD Inédit W 260143, 2012. CORÉE. L’art du sanjo de geomungo, par Lee Jae-hwa. Enregistrements : Choi Nam-Jin ; texte : Kim Sun-Kook, Kim Hae-Sook, Lee Jae-Hwa, Pierre Bois. 1 CD Inédit W 260146, 2013. EMIRDAĞ TÜRKÜLERI (Chansons populaires d’Emirdağ). Emirdağ’a bir gitmeyle yel olmaz. Enregistrements : Melih Duygulu et al. ; texte (turc, anglais, néerlandais, français) : Melih Duygulu. 2 CD Kalan 581-582, 2012. ENSEMBLE MARÂGHÎ. Anwâr. From Samarqand to Constantinople on the Footsteps of Marâghî. Enregistrements : Domenico Crudo ; texte : Giovanni de Zorzi. 1 CD Felmay fy 8172, 2010. INDE. Le chant du Mohini Attam, danse classique du Kerala. Direction artistique : Brigitte Chataignier ; textes : Brigitte Chataignier et Brigitte Prost.

Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013 360

1 CD Inédit W 260145, 2012. INDE DU SUD. Musiques des Monts Nilgiri. Enregistrements et texte : William Tallotte. 2 CDs Ocora Radio France C 560250/51, 2012. JAPON. Okinawa. Chants classiques et courtois des Ryûkyû. Enregistrements : Claire Levasseur ; texte : Alain Desjacques. 1 CD Ocora Radio France C 560244, 2012. KOREAN TRADITIONAL MUSIC in the John Levy Collection. Enregistrements : John Levy (1964), the School of Scottish Studies Archives ; textes : Margaret A. Mackay, Song Hyejin, Lee Byong Won, So Inhwa et al. Coffret de 10 CDs JhustMusicPublishing JMICD 1001-1010, 2009. LUTH ARABE. Omar Bashir. Taqâsîm. Enregistrements : Gábor Füri ; texte : Chérif Khaznadar. 1 CD Inédit W 260144, 2012. TURQUIE. Cérémonie de Djem Bektashi. La tradition d’Abdal Musa. Enregistrements et texte : Jérôme Cler. 1 CD Ocora Radio France C 560248, 2012.

Europe

AL ANDALUZ PROJECT. Abuab al Andalus, live in München 2011. Enregistrements : Hans von Chelius ; texte : Michael Popp. 1 CD Galileo Music GMC050, 2012. FRANCE/CORSE. Canti & Musica. Anthologie de chants et musique profanes. Enregistrements : Association Musiques du Monde, Klaus Blasquiz et Christophe Alexandre ; texte : Ghjermana de Zerbi, Toni Casalonga, Damien Delgrossi et Bernard Pazzoni. 2 CDs Ocora Radio France C 560234/35, 2011. GÉORGIE. Ensemble Basiani. Polyphonies vocales profanes et sacrées. Enregistrements : Michel Kilosanidze ; texte : Polo Vallje et Simha Arom. 1 CD Ocora Radio France C 560240, 2012. LO CÒR DE LA PLANA. Marcha ! Enregistrements : Christian Noël ; texte : s.n. 1 CD Buda Musique 2799095, 2012. NOLDI ALDER MIT KLANGCOMBI. Hommage an die Streichmusik Alder zum 125-Jahr-Jubiläum. Enregistrements : Johannes Widmer ; texte : Claudio Danuser. 1 CD Musiques suisses MGB-NV 12, 2009. ROMANIA. Folk Musicians and Ensembles from Gorj Country/Tarafuri şi Lăutari din Gorj. Enregistrement et texte : Speranţa Rădulescu et al. 2 CD Ethnophonie 21-22, 2012.

Compilations

MUSIQUES SACRÉES. Réalisation : Yves Dutoit, Sabine Girardet, Laurent Aubert et Olivier Buttex. 1 CD ENBIRO/VDE-Gallo/ADEM CD-1386, 2012.

Cahiers d’ethnomusicologie, 26 | 2013