L'espace et ses représentations TMO 32, Maison de l'Orient, Lyon, 2000

LA DESCRIPTION DU PENEE THESSALIEN PAR STRABON ÉLÉMENTS D'UNE REPRÉSENTATION DE L'ESPACE GÉOGRAPHIQUE CHEZ LES ANCIENS

Bruno HELLY RÉSUMÉ Strabon, au Livre IX, chapitre 5 de la Géographie, a donné à sa description de la Thessalie un fil conducteur, le cours du Pénée : il le suit depuis sa source dans le Pinde, jusqu'à la mer. On n'a peut-être pas assez vu que cette description n'est pas « au fil de l'eau » : elle est au contraire segmentée en plusieurs parties distinctes qui correspondent aux lignes de force du paysage thessalien, en particulier les défilés qui marquent le passage d'un compartiment de l'espace à un autre. On est ainsi conduit à reprendre l'étude des termes τεμπή, qui est un nom commun générique avant d'être le nom d'un seul lieu, de εκβολή et de ses composés, pour lever un certain nombre d'incompréhensions ou d'erreurs d'interprétation commises sur le texte et la géographie de la Thessalie antique.

On a souligné depuis longtemps déjà l'importance de la description des cours d'eau, fleuves et rivières, dans la Géographie de Strabon : cette description sert très souvent de fil conducteur à la « chorographie », la géographie régionale l. Il est clair aussi que l'utilisation de ces lignes de force du paysage, plus encore que la référence aux massifs montagneux, a servi à définir la position de nombreux autres points de l'espace, depuis très longtemps. Les anciens Grecs ont su utiliser les cours d'eau comme repère, non seulement pour décrire un pays 2, mais aussi pour structurer celui-ci, dans des représentations qui avaient d'emblée une signification politique : celle que l'on doit donner à la distribution et à l'organisation des communautés humaines dans cet espace 3. J'ai montré dans un ouvrage récent que la division de la Thessalie en tétrades, opérée dans la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C. par Aleuas le Roux, est appuyée sur le cours du Pénée, principalement dans la partie occidentale de cette région 4. La représentation du Pénée, dans l'histoire thessalienne, a joué un rôle également dans d'autres domaines, ceux de la mythologie et de la géographie, qui se sont trouvés là étroitement associés, d'une manière paradoxale. De fait, les Anciens avaient produit au fil des siècles une reconstruction très élaborée de l'évolution géomorphologique de la plaine. Celle-ci, pensaient-ils non sans raison, avait d'abord été recouverte pour sa plus grande partie par les eaux dont le Pénée, en amont, était et est toujours le principal collecteur, elle avait été ensuite exondée grâce à l'ouverture de la gorge appelée Tempe, qui a permis à ces

1. Sur la perception que Strabon avait des fleuves, cf. G. Aujac, 1966, Strabon et la science de son temps, Paris, p. 242-245 ; R. Baladié, 1980, Le Péloponnèse de Strabon, Paris, p. 28-29. 2. Je prends ce terme au sens que lui donnent aujourd'hui les géographes. 3. Ce que l'on pourrait appeler une géopolitique, si le mot n'était pas le plus souvent utilisé aujourd'hui pour des représentations à une échelle beaucoup plus haute, celle de la planète. 4. B. Helly, 1995, L'État thessalien, Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, CMO 25, Lyon, p. 180-181. 26 Β. HELLY eaux d'atteindre la mer ; enfin elle conservait dans l'Antiquité - et cette situation, a-t-on souvent pensé chez les historiens modernes, s'est prolongée jusqu'à une époque très récente -, dans les deux plaines thessaliennes, des zones lacustres ou marécageuses considérées comme des vestiges de l'état d'origine 5. De cette représentation, que l'on peut qualifier de fixiste et linéaire, parce qu'elle repose sur le présupposé que les paysages thessaliens n'auraient connu aucun changement essentiel ni aucune variation périodique dans le temps, on peut dire que Strabon a été l'un des principaux témoins, sinon même le principal responsable - il l'est en tout cas pour les modernes. Dans sa recherche des villes homériques de la Thessalie, Strabon s'est référé à un paysage thessalien qu'il connaissait dans ses grandes lignes, directement ou indirectement 6, mais toujours en considérant ce cadre géographique comme stable et identique à toutes les époques 7. C'est là un réflexe qui n'a pas épargné les historiens comme les archéologues d'aujourd'hui et qui conduit à bien des mécomptes 8. Il n'en reste pas moins que la description du Pénée que nous trouvons chez Strabon constitue un fil conducteur de la représentation de la Thessalie qu'il voulait transmettre à ses lecteurs. Les historiens de la Thessalie antique ne s'y sont pas-trompés, qui ont abondamment utilisé ce témoignage pour reconstruire la géographie ou l'histoire de la région, tout en se plaignant souvent des erreurs ou des imprécisions de leur source. Mais, paradoxalement, il semble bien qu'ils ont en même temps souvent maltraité sa pensée, notamment en laissant passer des traductions et en reconstruisant des représentations géographiques et historiques que le texte original, à mon avis, ne contenait certainement pas. Il me paraît donc intéressant de reprendre dans son ensemble la description que Strabon a donnée du Pénée et de vérifier sa pertinence en étant attentif moins, sans doute, aux connaissances géographiques qui ont pu lui servir de référence 9 qu'aux conceptions de l'espace qui s'expriment au fil de son discours. Il me semble qu'on peut ainsi gagner, je l'espère du moins, quelques éléments de la représentation que les Anciens se sont donnée d'un espace géographique tel que celui de la Thessalie.

Le Pénée, frontière de la Grèce

II faut chercher les éléments de la description du Pénée élaborée par Strabon dans deux livres différents : on la trouve bien sûr dans le livre IX qui est consacré à la Grèce et qui contient, en son chapitre 5, la description de la Thessalie, mais aussi dans le livre VII, qui traite en particulier de la

5. Cf. les études que j'ai consacrées à ces aspects mythologiques et géographiques : « Les premiers agriculteurs de la Thessalie : mythe des origines à la lumière de la philologie, de l'archéologie et de la linguistique » Rites et rythmes agraires, M.-C. Cauvin éd., 1991, Lyon, p. 135-147, et 1987, « La Grèce antique face aux phénomènes sismiques », PACT 18, p. 143-160. 6. R. Baladié, répondant amicalement à une demande de ma part, me fait savoir qu'à son avis Strabon ne connaissait la Thessalie que par des intermédiaires, qu'il pouvait mal interpréter. La source principale de Strabon pour son chapitre 5 du livre IX serait Apollodore. 7. Alors qu'il insiste au contraire, à plusieurs reprises, sur les nombreux changements de situations et de lieux qu'ont connus, selon lui, les populations thessaliennes au cours de leur histoire, au point, dit-il, qu'on ne s'y retrouve plus. Cf. les notations sur la division de l'espace en IX, 5, 23, sur « la Thessalie coupée en deux », la réflexion faite en 5, 4 sur le fait que « les changements dont une région est le théâtre dans son ensemble ou ses diverses parties varient selon la puissance des chefs qui sont à sa tête », et plus loin en 5, 8, à propos de Thèbes, en 5, 10 (fin) sur les divisions de la Phthie d'Achille. Remarques aussi 5, 11 sur la prééminence des Thessaliens et des Macédoniens qui a conduit à l'absorption des voisins immédiats de ces deux peuples. Enfin en 5, 12, un commentaire sur la « disparition » de populations anciennes, les causes que Strabon donne de ce phénomène (extermination complète ou extinction et changement d'organisation politique), qui sont autant de raisons d'en parler. 8. Cf. les remarques faites dans l'article de G. King et al, 1985, « The palaeoenvironment of some archaeological sites in : the influences of accumulated uplift in a seismically active région », Proceedings of the Prehistoric Society, rappelant fort à propos l'habitude des archéologues de se référer à un cadre stable : « a static landscape as a fixed framework for measuring variations in prehistoric subsistence and settlement ». 9. Dans cette direction, on pratique en fait une sorte de « Quellenforschung » qui, même si elle est aujourd'hui bien décriée, n'est pas complètement abandonnée. LE PÉNÉE DE STRABON 27

Macédoine. C'est d'abord là, si l'on suit le fil de l'ouvrage, que l'on trouve la première mention du Pénée et une première représentation, celle d'une rivière frontalière, comme nous dirions aujourd'hui : VII, frgt 4 : Ή δε Παιονία τούτοις μεν έστι προς εω τοις έθνεσι, προς δύσιν δε τοις Θρακίοις όρεσι, προς άρκτο ν δ' ύπέρκειται τοις Μακεδόσι, δια Γορτυνίου πόλεως και Στόβων έχουσα τάς είσβολας επί τα προς <νότον στενά > (δι' ών ό Άξιος ρέων δυσείσβολον ποιεί την Μακεδονίαν έκ της Παιονίας, ώς ό Πηνειός δια των Τεμπών φερόμενος από της Ελλάδος αυτήν έρυμνοί) προς νότον <δέ> τοις Αύτοριάταις και Δαρδανίοις και Αρδιαίοις όμορει. « La Paionie est à l'est de ces nations [probablement les Thesprotes et les Molosses], à l'ouest des montagnes de Thrace. Par rapport à la Macédoine elle occupe une position septentrionale et tient la route qui, traversant Gortynion et Stobi, donne accès aux défilés vers le sud. L'Axios traverse ces défilés, ce qui fait que l'accès de la Macédoine est difficile quand on vient de la Paionie, de même que la traversée de Tempe par les eaux du Pénée à leur sortie de la Grèce assure à celle-ci une couverture naturelle. La Paionie est d'autre part au sud limitrophe des Autariates, des Dardaniens et des Ardiaiens 10. » Le passage, on le voit, comporte une lacune et a posé des problèmes qui ont conduit à des corrections : comme l'a noté l'éditeur, le texte présente, sur le cours de l'Axios, Gortynion en aval et Stobi en amont, dans un ordre qui ne suit pas « le fil de l'eau ». Il me semble pourtant qu'on peut conserver le texte, sans ajouter ni une parenthèse, ni une coupe supplémentaire, matérialisée par un <δέ> qui n'est pas dans le manuscrit. Il m'apparaît en effet que le Géographe « voit » la situation géographique de la Paionie à partir de la Macédoine et qu'il décrit un trajet du sud vers le nord ; il fait de même pour définir le rôle de protection du Pénée, au sud de la même région. On a donc deux expressions symétriques, l'une pour caractériser la route vers le nord par l'Axios, l'autre vers le sud par Tempe : par rapport au deuxième terme de la comparaison, ώς ό Πηνειός δια τών Τεμπών φερόμενος άπό της Ελλάδος αυτήν έρυμνοι προς νότον, le premier terme doit se restituer ainsi : δια Γορτυνίου πόλεως και Στόβων έχουσα τας είσβολάς έπι τα προς φορειον στενά >, δι' ών ό Αξιός ρέων δυσείσβολον ποιεί τήν Μακεδονίαν έκ της Παιονίας. Dans cette dernière proposition relative, le participe reprend, par un changement de direction dont on connaît d'autres exemples {cf. plus loin), le cours normal du fleuve et des « invasions » n, et l'on trouve à la fin de la phrase le verbe attendu, dont le sujet est évidemment ή Παιονία et qui définit les limites de la Paionie par rapport aux territoires de plusieurs peuples, qui ne sont pas véritablement, on peut le vérifier sur une carte, au sud de celle-ci. On verra ci-après, dans un contexte plus général, la traduction que nous pouvons proposer de ce passage. Cette idée de frontière se retrouve encore dans un autre passage du même livre : VII, frgt 12 : "Οτι Πηνειός μέν ορίζει τήν κάτω και προς θαλάττη Μακεδονίαν άπό θετταλίας και Μαγνησίας, Αλιακμων δέ τήν ανω, και έτι τους Ήπειρωτας και τους Παίονας και αυτός και ό Έρίγων και ό Αξιός και έτεροι. « Le Pénée sert de frontière à la Macédoine inférieure et maritime du côté de la Thessalie et de la Magnésie, l'Haliacmon à la Macédoine supérieure 12. Ce dernier sert de frontière aux Epirotes et aux Paioniens de même que l'Érigon, l'Axios et quelques autres. »

Strabon utilise ces mêmes données au début de sa description de la Thessalie, quand il veut, comme il en a l'habitude, marquer clairement les limites de la région qu'il va étudier. La première phrase du chapitre 5 explicite à la fois la signification du Pénée comme repère géographique sur un tracé de côte et comme frontière marquant la séparation entre des populations qu'il faut ainsi distinguer : IX, 5,1,1 : "Εστι δ' αυτής προς θαλάττη μέν ή άπό Θερμοπυλών μέχρι της εκβολής του Πηνειού και τών άκρων του Πηλίου παραλία βλέπουσα προς έω και προς τα άκρα τής Ευβοίας τα βόρεια.

10. Géographie, VII, ρ. 152. Dans ce qui suit, les références sont faites, sauf précision contraire, à la CUF et, pour Strabon, toutes les traductions sont de R. Baladié, sauf modifications signalées à leur place. IL Pour le problème qui concerne le sens de δυσείσβολον et donc de εισβολή, voir ci-après. 12. Je ne reviens pas ici sur les expressions, parallèles à celle-ci, que Strabon utilise en IX, 5, 17, 1, en parlant de Haute et Basse Thessalie. 28 Β. HELLY

« On y distingue au bord de la mer le littoral qui va des Thermopyles aux bouches du Pénée et aux saillants du Pélion ; il est orienté vers l'est et fait face aux promontoires septentrionaux de l'Eubée. » Le Géographe poursuit en définissant les principales populations qui entourent ce territoire : « Ce sont, près de l'Eubée et des Thermopyles, les Maliens et les Phthiotes Achéens, près du Pélion, les Magnètes. Disons que ce côté-ci de la Thessalie correspond à sa partie orientale et à sa façade maritime. De part et d'autre de cette zone, il y a d'un côté, bordant la Thessalie, des Macédoniens qui se déploient, à partir du Pélion et du Pénée, vers l'intérieur des terres jusqu'à la Paionie et aux tribus épirotes, de l'autre côté, à partir des Thermopyles, le massif de l'Oité et les monts d'Étolie. » Le problème de la détermination de la frontière septentrionale de la Grèce se trouve ici posé, à partir de la mention du Pénée. Comme l'a souligné R. Baladié en commentant les premières phrases du livre VIII de la Géographie, « pour Strabon, la Macédoine fait partie de la Grèce ; il revient à plusieurs reprises sur cette affirmation (VII, 7,1 ; ibid., frgt 9). Pourtant son ouvrage porte la trace d'une époque où la Macédoine n'était pas considérée comme un pays grec. Ainsi, quand un peu plus bas (au livre VIII, chapitre 1, 3), dans son découpage de la Grèce, il distingue cinq péninsules reliées entre elles par des isthmes, le cinquième étant celui qui va du fond du golfe d'Ambracie au golfe Thermaïque, la Macédoine est tout entière hors des pays grecs ainsi définis ; c'est qu'en réalité Strabon reprend alors un découpage qui remonte à Éphore... La Macédoine en tant qu'entité géographique fut longtemps considérée comme en dehors de la Grèce » 13. C'est donc bien le Pénée, dans son cours supérieur comme dans son cours inférieur, qui était alors pris comme référence et considéré comme la limite septentrionale de la Grèce et constituant le quatrième isthme, qui aboutit à l'embouchure du Pénée. L'une des expressions les plus fermes de cette représentation se trouve chez Scylax, ch. 33 : Εντεύθεν (se. άπό της Αμβρακίας) άρχεται ή Ελλάς συνεχής είναι μέχρι Πηνειού ποταμού και Όμολίου Μαγνητικής πόλεως. « Depuis Ambracie, la Grèce est un tout qui va jusqu'au fleuve Pénée et à la ville magnète d'Homolion 14. » Position complétée, de manière parfaitement symétrique, par celle du chapitre 66 (65 traite de la Magnésie) : Από δε Πηνειού ποταμού Μακεδόνες είσιν έθνος (cf. Ps.- Skymnos, 618 s.) : « À partir du fleuve Pénée, on trouve le peuple macédonien. »

Mais ce qui ne ressort pas clairement de ces textes, c'est que le découpage attribué à Éphore concernant cette limite septentrionale de la Grèce n'a pas été, lui non plus, une référence invariable. Il existe, selon moi, au moins un témoignage qui, tout en prenant le Pénée comme référence, semble avoir localisé, au-delà de la limite géographique marquée par ce fleuve, une population grecque non macédonienne, les Magnètes. Ce témoignage, connu par Denys, fils de Calliphon, est celui de Philéas d'Athènes, géographe contemporain d'Eschyle 15 : GGM, I, p. 239, v. 31-39 : Ή δ1 Ελλάς από της Αμβρακίας είναι δοκεΐ μάλιστα συνεχής· το πέρας αυτής δ' έρχεται έπι τον ποταμόν Πηνειόν, ώς Φιλέας γραφεί, όρος τε Μαγνητών Όμόλην κεκλημένον. Τίνες δε την Μαγνησίαν της Ελλάδος λέγουσιν είναι, τον δέ Φιλέ αν αγνοεί ν άποχωρίσαντα, τούτο δ' είναι συμφανές τοις φιλομαθειν μάλιστα φιλουμένοις (trimètres iambiques). « L'Hellade, à partir d'Ambracie, est, semble-t-il, absolument d'un seul tenant ; sa limite extrême va jusqu'au fleuve Pénée, comme l'écrit Philéas, et jusqu'à une montagne des Magnètes appelée Homolé. On affirme cependant que la Magnésie fait partie de l'Hellade et que Philéas se trompe en la séparant de celle- ci, alors que c'est un fait évident pour tous ceux qui s'efforcent vraiment de chercher la connaissance 16. »

13. O.c, notes complémentaires, p. 215. Je reviens ailleurs sur cette représentation géométrique, dans laquelle on figure la péninsule hellénique comme une suite de trapèzes emboîtés, la grande base de chacun servant de petite base au suivant. 14. Cf. sur ce point Strabon, VII, 7, 4, avec la note de R. Baladié, tome IV, p. 137. 15. Sur ce Philéas, cf. RE XIX, 2, s. v., col. 2133 (F. Gisinger). 16. Denys, f. de Calliphon, K. Millier, 1855-1861 (réimpr. 1965), GGM I, Hidelsheim, p. 239, v. 31-39, dans un poème en trimètres iambiques, mais bien proche de la prose. Le fragment a été aussi attribué à Dicéarque = Ps.- Dicéarque III, 1, ce que refuse le dernier éditeur de Dicéarque, F. Wehrli, 1967, Die Schule des Aristoteles, Texte und Kommentar, Β aie-Stuttgart, I, p. 80. LE PÉNÉE DE STRABON 29

De ce texte, où apparaissent deux repères géographiques qui ne se confondent pas, le Pénée et une montagne appelée Homolé, on doit conclure que Philéas ne situait pas la Magnésie au sud du Pénée, puisque, tout en fixant la limite de l'Hellade à cette rivière, il en excluait la Magnésie, au moins ce qu'on appelait la Magnésie de son temps. Si l'on suit le mouvement du texte, c'est bel et bien ce que comprenaient ses contradicteurs, qui ont contesté sa représentation au bénéfice d'une autre, selon laquelle la Magnésie, étant le territoire d'un peuple grec, était nécessairement située au sud du Pénée 17. On a voulu faire coïncider, à partir d'un certain moment, postérieur à l'époque de Philéas, repères géographiques et limites territoriales. Avec Éphore, le consensus s'est établi sur cette définition de la limite septentrionale de la Magnésie, confondue avec celle de la Grèce tout entière. Mais d'autres témoignages, antérieurs à ceux de Philéas, semblent bien confirmer que celui-ci n'avait pas tort et qu'il faut effectivement, pour les temps anciens, remonter la limite septentrionale du territoire des Magnètes au nord du Pénée, pour y inclure la Piérie macédonienne. C'est ce que pourra confirmer, je crois, une étude que j'ai entreprise sur ce point avec M. di Salvatore et qui devrait permettre de répondre à la question, restée jusqu'à présent, à notre avis, sans réponse satisfaisante : où devons-nous donc localiser les Magnètes de Thessalie entre l'époque homérique et la fin de l'époque classique ?

La chorographie de la rivière : présentation générale (fig. 1)

On connaît la description du Pénée qu'a donnée Hérodote dans ses Histoires, VII, 129 : « Les fleuves descendus des montagnes qui encerclent la Thessalie se réunissent en portant leurs noms respectifs, pour écouler à la mer, par une unique gorge, et une gorge étroite, leurs eaux mêlées auparavant dans le même lit ; et à partir du moment où ils se sont mêlés, le Pénée impose dès lors son nom et fait perdre aux autres les leurs. Anciennement, dit-on, quand cette gorge et cette voie d'échappement n'existaient pas encore, ces fleuves et outre ces fleuves, le lac Boibéis, sans être dénommés comme ils le sont aujourd'hui, n'avaient pas moins de débit qu'ils n'en ont maintenant ; et à force de couler, ils formaient de la Thessalie entière une nappe d'eau. » Ce texte célèbre d'Hérodote a davantage retenu l'attention pour ce que l'historien a dit de Tempe que pour la phrase relative au nom du Pénée. Celle-ci est pourtant tout aussi instructive : dans cet élément du discours, comme dans celui qui concerne l'ouverture de Tempe par un tremblement de terre, on peut voir à l'œuvre, croyons-nous, le rationalisme de l'historien. Hérodote semble avoir choisi d'appliquer le nom Pénée à la seule partie de la rivière pour laquelle il n'existe aucune ambiguïté, le cours inférieur correspondant à la section Rhodia-Tempé, parce qu'on n'y trouve aucun affluent. Pour le reste, Hérodote suggère que des noms divers, parmi lesquels celui de Pénée peut bien aussi se retrouver, sont utilisés sans qu'il y ait formellement accord sur ces dénominations. Strabon, qui ne pouvait pas ne pas connaître ce texte, prend en revanche une position tout à fait différente : « Né dans le massif du Pinde, le Pénée traverse en son centre la Thessalie en se dirigeant vers l'est. Il arrose les cités des Lapithes et quelques-unes de celles des Perrhèbes, avant d'atteindre la vallée de Tempe. Il reçoit les eaux de plusieurs fleuves, entre autres l'Europos, à qui le poète a donné le nom de Titarèse et qui prend sa source dans le mont Titaros18. » On saisit bien la distance qui existe entre le débat engagé par Hérodote sur les noms des différents fleuves de la Thessalie, et la rectitude de la description de Strabon. Celle-ci correspond tout à fait à notre conception moderne ; elle veut suivre le fleuve de sa source jusqu'à la mer. Elle aboutit ainsi à éliminer toute ambiguïté sur les cours d'eau appelés Pénée, dont nous

17. C'est cette représentation qui se retrouve chez Strabon, livres VII et IX, quand il parle d'Homolion, et celle que les modernes ont suivie, sans accorder plus d'attention, apparemment, à la construction de Philéas. En conséquence de quoi ni le Géographe, ni ses successeurs, ni les auteurs modernes ne sont parvenus à résoudre les problèmes posés par la localisation des cités magnètes dans cette partie de la Thessalie ; cf. les discussions dans F. Stàhlin, 1924 (réimpr. 1967), Das Hellenische Thessalien, Stuttgart, p. 46-50. 18. Strabon, VII, frgt 14 (Epit. Vaticanus), commenté ci-dessous. 30 Β. HELLY

Fig. 1. Le bassin hydrographique du Pénée. LE PÉNÉE DE STRABON 31 avons plusieurs attestations 19. Strabon ne mentionne qu'un seul affluent du Pénée dans la plaine orientale, le Titarèse, parce que, par son nom et la mention qu'en a faite Homère sous le nom d'Europos, on peut l'identifier clairement. Il fait de même pour la description du fleuve dans la plaine occidentale : selon lui, il n'existe qu'un seul Pénée, qui vient du nord du Pinde. Mais Pline l'Ancien, Hist. nat., IV, 8 avait une autre vision de la rivière : « Le Pénée, le plus remarquable des fleuves de Thessalie par sa limpidité, prend sa source près de Gomphi et se jette à la mer après avoir traversé une vallée boisée entre l'Ossa et l'Olympe. » Pour lui, le Pénée vient du Pinde méridional. Il n'y a aucune raison de taxer Pline d'invraisemblance sur la localisation des sources du Pénée, même si son témoignage ne s'accorde pas à celui de Strabon. Il peut servir au contraire à montrer que le Pénée avait sans doute deux « branches » dans la partie supérieure du bassin thessalien, dans le Pinde 20. On comprend mieux, par là, la prudence d'Hérodote, qui avait conscience qu'il se trouvait face à une situation très floue, car pour lui, ou pour les Thessaliens de son époque pour lesquels il porte témoignage, le Pénée n'est clairement identifiable que sur le tronc commun formé à partir de la sortie de la plaine par lequel s'écoulent les eaux concentrées dans la cuvette thessalienne, à travers Tempe. Au fil du temps, différentes manières de voir ont existé et d'abord chez les occupants de la Thessalie eux-mêmes ; nous en percevons apparemment quelques-unes, à travers la prudence d'Hérodote ou la vision méthodique de Strabon, que nous allons analyser maintenant.

On trouve d'abord, dans Strabon, VII, frgt 14 {Epit. Vaticanus), la description suivante : Των ταινιών, φησίν, άφοριοϋμεν πρώτους τους περί Πηνειόν οίκούντας και τον Αλιάκμονα προς θαλάττη. Τει δ' ό Πηνειός έκ του Πίνδου όρους δια μέσης της Θετταλίας προς εω. Διελθών δε τας των Λαπιθών πόλεις και Περραιβών τινας συνάπτει τοις Τέμπεσι, παραλαβών πλείους ποταμούς, ών και ό Εΰρωπος, δν Τιταρήσιον εΐπεν ό ποιητής, τας πηγάς έχοντα άπό του Τιταρίου δρους συμφυούς τω Όλύμπω, δ κάντεύθεν άρχεται διορίζειν την Μακεδονίαν άπό της Θετταλίας. « En ce qui concerne ces bandes de territoire, nous distinguerons, dit-il, d'abord l'espace occupé par les riverains du Pénée et de l'Haliacmon au voisinage de la mer. Né dans le massif du Pinde, le Pénée traverse en son centre la Thessalie en se dirigeant vers l'est. Il arrose les cités des Lapithes et quelques-unes de celles des Perrhèbes, avant d'atteindre la vallée de Tempe. Il reçoit les eaux de plusieurs fleuves, entre autres l'Europos, à qui le poète a donné le nom de Titarèse et qui prend sa source dans le mont Titaros ; soudé à l'Olympe, celui-ci commence à partir de là à séparer la Macédoine de la Thessalie 21. » Suit la description de Tempe et la mention de Gyrton. Cette présentation d'ensemble est reprise au début du chapitre consacré à la Thessalie au livre IX, avec deux caractérisations supplémentaires. Strabon précise d'une part quel était le régime des eaux pour l'ensemble du bassin, un régime marqué par les crues de la rivière et de ses affluents. Il souligne d'autre part le rôle essentiel que joue le défilé de Tempe comme unique exutoire du bassin, en évoquant d'un mot, à la suite d'Hérodote, l'analyse selon laquelle on attribuait à une série de tremblements de terre l'ouverture du défilé :

19. Cf. l'étude présentée par J.-P. Bravard, R. Caputo, B. Helly au Colloque sur l'Histoire des paysages dans les pays de la Méditerranée, Ravello, 1993 : « La plaine orientale de Thessalie (Grèce) : Mobilité des paysages historiques et évolution tecto-sédimentaire », à paraître. Version abrégée, J.-P. Bravard, et alii, 1994, « The Pliocene- Quaternary tecto-sedimentary évolution of the Larissa Plain (Eastern , Greece). Évolution tecto- sédimentaire du Pliocène-Quaternaire de la plaine de Larissa (Thessalie orientale, Grèce) », Geodinamica Acta 7, p. 219-231. 20. Comme nous lui en avons trouvé deux en aval de Larissa, dans la plaine orientale, à partir des témoignages d'Apollonios de Rhodes et de Procope : cf. l'étude mentionnée n. 19. 21. Autre version du même passage, dans la Chrestomathie, utilisé lui aussi dans la reconstitution du livre VII, frgt 15 : "Οτι ό Πηνειός ποταμός, ρέων δια των Τεμπών, και αρχόμενος άπό του Πίνδου όρους, και δια μέσης Θεσσαλίας καί των Λαπιθών καί Περραιβών, δεχόμενος τε τον Εΰρωπον ποταμόν, όν Όμηρος Τιταρήσιον ώνόμασε, διορίζει Μακεδονίαν μεν προς βορράν, Θεσσαλίαν δε προς νότον. Αϊ δε του Εύρώπου ποταμού πηγαί έκ του Τιταρίου όρους άρχονται, ό έστι συνεχές τω Όλύμπω. Και έστιν ό μέν Όλυμπος της Μακεδονίας, ή δε "Οσσα της Θεσσαλίας καί το Πήλιον. Texte à peu près semblable dans Eustathe (cf. Strabon, VII, frgt 15 a). 32 Β. HELLY

IX, 5.2 : Ταύτα δ' εστί τα μέσα της Θετταλίας, εύδαιμονεστάτη χώρα πλην όση ποταμόκλυστός έστιν. Ό γαρ Πηνειός δια μέσης ρέων και πολλούς δεχόμενος ποταμούς ύπερχεχται πολλάκις· το δε παλαιόν και έλιμνάζετο, ως λόγος, το πεδίον εκ τε των άλλων μερών όρεσι περιειργόμενον και της παραλίας μετεωρότερα τών πεδίων έχούσης τα χωρία. Τπό δε σεισμών ρήγματος γενομένου περί τα νυν καλούμενα Τέμπη και την "Οσσαν άποσχίσαντος από του 'Ολύμπου, διεξέπεσε ταύτη προς θάλατταν ό Πηνειός και άνέψυξε την χώραν ταύτην. Υπολείπεται δ' όμως ή τε Νεσσωνις λίμνη μεγάλη και ή Βοιβηίς, έλάττων εκείνης και πλησιεστέρα τη παραλία. « Celles-ci [les plaines] forment la partie centrale de la Thessalie ; c'est un terroir très riche, sauf pour la partie qui est exposée aux inondations, car le Pénée qui le traverse dans son cours, et qui reçoit beaucoup d'affluents, déborde fréquemment. Dans le temps, dit-on, cette plaine était sous les eaux en permanence, entourée qu'elle est par des montagnes de tous les autres côtés en dehors de la zone côtière où, malgré tout, le niveau du sol est plus élevé que celui des plaines. Par suite de séismes, une brèche se produisit dans la région de ce que l'on appelle maintenant Tempe ; elle détacha l'Ossa de l'Olympe, et le Pénée se précipita par là vers la mer et assécha le plat-pays. Il en reste toutefois un grand lac, le lac Nessonis, et un plus petit et plus proche de la côte, le lac Boibéis. » J'ai déjà commenté ailleurs les principaux éléments de cette représentation : la rationalisation des mythes relatifs à l'assèchement de la plaine thessalienne, l'hypothèse tectonique dans sa représentation antique 22, et plus récemment, dans l'étude préparée avec J.-P. Bravard et R. Caputo, le modèle de fonctionnement des phases de remplissage de la plaine orientale par l'Asmaki à partir du bassin de Girtoni moderne, la survivance des lacs Nessonis et Boibé et leurs localisations successives 23. Je n'y reviendrai donc pas ici.

Les sources du Pénée et son parcours dans le Pinde

C'est encore dans le livre VII que l'on trouve l'évocation des sources du Pénée et de son cours supérieur avant son entrée dans la plaine occidentale de Thessalie : VII, 7, 9, 1 : Αίθικές τε και του Πηνειού πηγαί, ων άμφισβητοΰσι Τυμφαιοί τε και [οί] υπό τη Πίνδω θετταλοί : « les Aithikes et les sources du Pénée, que revendiquent chacun pour leur compte les Tymphéens et les Thessaliens qui habitent sous le Pinde ». Outre les sources du Pénée, que Strabon fixe dans le Pinde septentrional 24, deux cités riveraines du Pénée sont ici nommées, Aiginion et Trikké, la seconde servant de repère pour situer la première 25. Celle- ci, selon Strabon, n'appartient donc pas à la Thessalie, mais à la Tymphaia, province montagneuse du Pinde. Que cette information soit historiquement exacte, c'est ce que confirment d'autres sources, dont L. Darmezin a fait l'étude 26. Le principal intérêt de cette indication réside, à mon avis, dans le fait que les Anciens ont tenu Aiginion, l'actuelle Kalambaka, comme étant hors des limites de l'Hestiaiotide, la tétrade

22. Cf. les études citées n. 5. 23. Citée n. 19. Les difficultés d'écoulement ne sont pas tant provoquées par des « rétrécissements » qui, aux yeux des modernes, caractérisent le cours du Pénée (les défilés de Zarko, de Kalamaki, de Rhodia et de Tempe), que par le jeu des failles actives qui coupent ces mêmes défilés : faille de Pinias-Atrax-Kalamaki pour le défilé entre les massifs du Titanos et des Ori Zarkou, et surtout faille de Rhodia à la sortie de la plaine orientale au nord de Larissa. 24. On a noté depuis longtemps que Pline, Hist. nat., IV, 8, était en contradiction avec Strabon sur les sources du Pénée ; mais, comme on l'a montré dans l'étude mentionnée ci-dessus (n. 19), cette contradiction n'existe que parce que, tout comme Strabon, nous nous référons à des représentations de l'espace « normalisées ». 25. La position d'Aiginion est définie par rapport aux territoires voisins, l'Aithicie (avec les sources du Pénée) à l'ouest et au nord-ouest, la région de Trikka à l'est. 26. Nous n'avons pas d'autre source que la brève mention faite ici par Strabon sur ces luttes entre les Tymphéens et leurs voisins ; nous savons en revanche qu'Aiginion est restée hors de la Confédération thessalienne jusqu'à la fin de l'époque hellénistique. LE PÉNÉE DE STRABON 33 la plus occidentale de la Thessalie, et considérée comme l'une des subdivisions majeures de la plaine occidentale. On tient là un élément important de ce que j'ai appelé l'organisation de l'espace, qui est fondée sur des représentations de géographie physique et humaine à la fois : on voit bien que, pour les Anciens, Aiginion appartient à un autre « compartiment » de l'espace que les cités thessaliennes, alors que cette même Aiginion, à partir de l'époque impériale romaine, comme pour nous-mêmes aujourd'hui Kalambaka, est une ville de la Thessalie du point de vue géographique aussi bien qu'administratif.

Affluent principal du cours supérieur : l'Ion

C'est à quelques kilomètres en amont d'Aiginion-Kalambaka que se trouve le premier point remarquable que Strabon retient dans sa description du Pénée, la vallée d'un affluent appelé Ion : VII, 7, 9 ... και πόλις Όξύνεια παρά τον "Ιωνα ποταμόν απέχουσα Αζώρου της Τριπολίτιδος σταδίους εκατόν είκοσι* πλησίον δέ και Αλαλκομεναί και Αίγίνιον και Εΰρωπος και αί του "Ιωνος εις τον Πηνειό ν συμβολαί. «... et la ville d'Oxynéia située sur le fleuve Ion, distante de 120 stades de la ville d' qui fait partie des Trois Cités. Non loin se trouvent aussi Alalcoménai, Aiginion, Europos, le confluent de l'Ion avec le Pénée. » Les travaux conduits par L. Darmezin sur cette partie de la Thessalie ont éclairé de manière décisive notre compréhension de ce passage : ils confirment que l'Ion est certainement l'actuel fleuve Mourgani. À partir de la connaissance que nous avons aujourd'hui de la position particulière de ce cours d'eau dans les massifs qui séparent la plaine thessalienne de l'Haliacmon et du bassin du Sarandaporos (ancien Titarèse), on peut sans doute mieux expliquer la relation établie par Strabon entre la cité d'Oxynéia et la Tripolis de Perrhébie, Azoros en particulier. Car la seule cité antique désormais reconnue dans cette région, et dans laquelle nous proposons de reconnaître Oxyneia, doit être selon toute vraisemblance localisée au site, inconnu jusqu'ici, de Paliogourtsia près de Dasochori 27. Elle est bien située sur un axe de communication qui relie la Tripolis à l'extrémité nord-occidentale de la plaine thessalienne. Elle n'est pas directement sur le cours de l'Ion mais « dans la direction de » cette rivière ; ainsi faut-il comprendre la préposition παρά dans l'expression παρά τον "Ιωνα ποταμόν ; nous en aurons d'autres exemples ci-dessous, notamment à propos de la position d'Atrax.

La plaine occidentale : cités riveraines du Pénée et affluents

II faut attendre jusqu'à la section 17 du chapitre 5 la description du cours du Pénée dans la plaine occidentale. Strabon entreprend en effet, à partir de 5, 4, de suivre la présentation de la Thessalie homérique : il décrit successivement la principauté d'Achille, Phthie et Hellade, celle de l'Achaïe Phthiotide et de la Phthiotide historiques, le royaume de Protésilas et celui d'Eumélos, avec la Magnésie et Démétrias, le royaume de Philoctète, les îles de l'Egée qui se rattachent à la Magnésie. Il revient ensuite, toujours suivant le texte homérique, à la Haute Thessalie, en parcourant d'abord les régions qui sont en bordure de la Phthiotide, à partir de la Dolopie et du Pinde : il considère donc en premier lieu, après une mention de Trikka comme capitale des Asclépiades, Ithomé et Métropolis, cités du sud de l'Hestiaiotide (fe 2).

Localisation des trois cités de l'Hestiaiotide septentrionale : Pharkadon, Trikka, Pélinna

Strabon retrouve alors le cours du Pénée. En IX, 5, 17, il indique d'abord : "Εστί δέ και Φαρκαδών έν τη Ίστιαιώτιδι, και ρεί δι' αυτών ό Πηνειός και ό Κουράλιος. « Pharkadon aussi est en Hestiaiotide, et cette région est traversée par le Pénée et le Kouralios. »

27. Cf. L. Darmezin, 1994, « Chassia et Antichassia », La Thessalie, Quinze années de recherches archéologiques 1975-1990, Actes du colloque international, Lyon 17-22 avril 1990, Athènes, p. 211-216. 34 Β. HELLY

Vers Dion, Pydna Thessalonique

Fig. 2. La Thessalie antique et le Pénée. LE PÉNÉE DE STRABON 35

II situe ensuite Trikka (dont il a déjà parlé), Pélinna et Pharkadon, en précisant que ces trois villes sont sur la rive gauche (c'est-à-dire au nord) de la rivière : Αυτός ό Πηνειός άρχεται μεν έκ Πίνδου, καθάπερ εΐρηταν εν αριστερά δ1 άφείς Τρίκκην τε και Πελινναΐον και Φαρκαδόνα. Le problème qui s'est posé aux modernes concerne la localisation de Pharkadon : sur la base de ce passage de Strabon, on a cherché trois sites antiques situés dans la plaine occidentale au nord du Pénée : à l'est de Trikka, on en trouve deux et deux seulement, l'un à Gardiki, l'autre à Klokoto 28. On en a conclu que le premier correspondait à Pélinna, le second à Pharkadon. La colline de Klokoto porte, certes, une ruine antique importante située sur la rive gauche du Pénée, mais son identification avec Pharkadon est loin d'être assurée. Elle fait difficulté, en tout cas, du point de vue de la géographie : elle paraît non seulement déplacer exagérément les limites de l'Hestiaiotide vers l'est, en direction du confluent du Pénée avec l'Énipeus, mais encore être déduite de la situation moderne du cours du Pénée et de son affluent, le Sophaditikos, que l'on veut identifier avec le Kouralios antique. D'autres éléments viennent renforcer le doute que l'on peut avoir sur la pertinence de cette localisation. Nombre d'indices et d'observations géomorphologiques conduisent en effet à supposer que le cours du Pénée à l'époque antique se trouvait certainement quelques kilomètres au sud de l'actuel. Il faut prendre en compte aussi l'existence d'une branche méridionale du Pénée, qui venait du Pinde méridional et débouchait dans la plaine thessalienne près de Gomphoi, on l'a vu (cf. Pline, Hist. nat, IV, 8) : il s'agit pour nous aujourd'hui d'un simple affluent de rive droite et, confiants dans nos représentations géographiques actuelles, nous, modernes, avons voulu accorder sur ce point la représentation de Strabon avec la nôtre pour établir que le cours du Pénée venait du Pinde septentrional par les Météores et passait juste au sud de Trikkala. Faute d'avoir compris que le Pénée s'était déplacé, les modernes, et en particulier Stahlin, ont bien cru avoir trouvé les trois cités d'Hestiaiotide nommées ici ensemble sur la rive gauche du Pénée actuel. Les observations géomorphologiques présentées ci-dessus ne sont cependant pas sans conséquence pour l'identification de Pélinna (que je ne crois pas pouvoir situer à Pétroporo-Gardiki, comme on l'a toujours fait, cf. F. Stahlin, Thessalien, p. 116), comme pour celle de l'emplacement de Pharkadon. Car, pour ce qui concerne cette dernière, le site de Klokoto, un houm calcaire isolé dans la plaine, ne convient nullement à la description que donne une autre de nos sources antiques, Tite-Live, qui fait le récit du siège de la ville et par lequel on apprend que les assaillants pouvaient atteindre les remparts de la cité depuis les contreforts de la montagne au pied de laquelle elle était installée 29. Telle n'est pas la situation à Klokoto, colline isolée, comme je viens de le dire, loin des premiers éperons des montagnes. À ce constat, fondé sur une information essentielle concernant la topographie de Pharkadon antique, s'ajoute une preuve épigraphique que je crois décisive : une inscription de la fin du IIIe siècle av. J.-C. mentionnant το κοινόν των Φαρκαδονίων a été trouvée à Gardiki (traditionnellement identifiée à Pélinna). Dans ces conditions, j'incline à penser qu'il faut localiser Pharkadon à la place où l'on situe, depuis Leake, Pélinna, et qu'il faut chercher cette dernière dans la plaine plus au sud, c'est-à-dire sur la rive droite du cours actuel du Pénée. Cette proposition, qui reste à étayer par des constats archéologiques détaillés, permet de reconstruire beau- coup mieux la représentation du quadrilatère que Strabon a décrit juste avant ce passage en reconnaissant comme sommets de chacun des quatre angles les cités d'Ithômé, Gomphoi, Trikka et Pélinna 30.

L'affluent principal dans la plaine occidentale, le Kouralios, Kôralios ou Kouralios, en Hestiaiotide

En relation directe avec Pharkadon d'Hestiaiotide, se trouve aussi, selon Strabon, le cours d'un important affluent du Pénée, le Kouralios : IX, 5, 17, 40 : "Εστί δε και Φαρκαδών εν τη Ίστιαιώτιδι, και ρεΐ δι' αυτών ό Πηνειός και ό Κουράλιος* ών ό Κουράλιος ρυεις παρά το της Ίτωνίας Αθηνάς ιερόν εις τον Πηνειόν έξίησιν. « Pharkadon aussi est en Hestiaiotide, et cette région est traversée par le Pénée et le Kouralios. Ce dernier, qui longe dans son cours le sanctuaire d'Athéna Itonia, se déverse dans le Pénée. »

28. Pour la localisation de Pharkadon à Klokoto, cf. F. Stahlin, 1924, Thessalien, p. 116. 29. Tite-Live, 31,41,8s. 30. Voir sur ce point mes observations BullÉp (1995), 334. 36 Β. HELLY

L'identification du Kouralios avec le Sophaditikos actuel demande à être précisée, car le cours inférieur de cette rivière est aujourd'hui tout entier situé dans la partie de la plaine qui correspond à la Thessaliotide antique, au nord de Philia, où l'on a reconnu désormais l'Itonion fédéral des Thessaliens, et de Kiérion, principale cité de Thessaliotide. Le Sophaditikos n'a pas aujourd'hui un confluent bien défini avec le Pénée : il débouche en effet dans une vaste zone de marécages qui s'étend entre les sites de Vlochos (Limnaion antique) et de Klokoto, une zone où il se confond avec les rivières de la Thessaliotide {cf. ci- dessous). On en a déduit que Pharkadon devait être localisée à Klokoto, comme on l'a vu. Mais l'affirmation de Strabon n'est pas nécessairement erronée, quand il dit que cette rivière a une partie de son cours inférieur (en aval du sanctuaire d'Athéna Itonia et de Kiérion) et son confluent avec le Pénée en Hestiaiotide et ce, comme on peut le déduire du texte, à proximité de la cité antique de Pharkadon. Si nous acceptons aujourd'hui l'hypothèse que Pharkadon était sur le site antique de Gardiki, là où l'on a voulu situer Pélinna, il faut supposer que le Kouralios avait la dernière partie de son cours bien plus à l'ouest qu'à l'époque moderne. Cela n'est pas du tout impossible. De fait, les déplacements successifs des lits des rivières dans la plaine occidentale n'excluent nullement que, dans l'Antiquité et même jusqu'à une époque récente, le Kouralios se soit déversé directement dans le Pénée nettement plus à l'ouest qu'aujourd'hui. Les études géomorphologiques en cours sur le bassin occidental de la Thessalie montrent que le cours du Pénée n'a cessé de « glisser » depuis le milieu de la plaine occidentale vers le nord de la plaine, qui tend à s'enfoncer régulièrement par le jeu des failles actives qui se succèdent en marches d'escalier, depuis le Pinde méridional jusqu'au secteur de Sophadès, et à celui de Proastio, juste au sud de Trikka. Ainsi le Kouralios (Sophaditikos) semble avoir emprunté bien postérieurement à l'Antiquité, sur son cours inférieur actuel, l'ancien lit du Pénée, aujourd'hui transformé en canal de drainage, tandis que celui-ci en trouvait lui-même un autre (probablement le cours inférieur du Léthaios qui passe à Trikka) en se déplaçant vers le nord. Le débat qui a le plus souvent retenu l'attention porte sur le nom même de Kouralios. Dans le texte de Strabon, en IX, 5, 17, la rivière proche de l'Itonion fédéral des Thessaliens, affluent du Pénée, en Thessaliotide, porte ce nom, Κουράλιος : cette forme doit être identifiée comme la forme dialectale thessalienne, qui a été reçue ici sans normalisation orthographique de la part de Strabon ou de ses sources et dont l'équivalent en koiné est Κωράλιος, puisqu'en thessalien [σ] long fermé s'écrit ou et non pas oméga. Mais le même Strabon, en IX, 2, 29, a cependant ouvert un débat philologique sur ce toponyme : en mentionnant le sanctuaire fédéral des Béotiens proche de Coronée, désigné par le même vocable que l'Itonion des Achéens Phthiotes et que celui des Thessaliens, il dit que la rivière qui en était voisine était appelée par les Béotiens Kouarios. Il précise également qu'Alcée (frgt 325 Lobel-Page) l'appelait, quant à lui, Kôralios, « d'un nom homonyme à celui de là-bas », c'est-à-dire en Achaïe Phthiotide. Pour Strabon (IX, 2, 33), « Alcée n'est pas exact sur ce point, et s'est trompé » ; le Géographe adopte alors la forme « béotienne » pour désigner, en IX, 5, 14, ce fleuve homonyme d'Achaïe Phthiotide. On sait aujourd'hui que le témoignage d'Alcée est confirmé par celui de Callimaque, Pour le bain de Pallas (V), v. 63-64, qui atteste lui aussi le nom de Kôralios pour les deux rivières, celle de Béotie comme celle d'Achaïe Phthiotide mentionnée en IX, 5, 14. Ce qui est encore plus intéressant, c'est que Callimaque ne décrit pas en fait en ce passage seulement l'Itonion de Béotie, comme on l'a cru, mais aussi celui qui existait sous ce nom en Achaïe Phthiotide, en opposant l'un à l'autre. C'est ce qu'a désormais établi la philologue britannique H. White 31. On apprend du même coup que cet Itonion d'Achaïe Phthiotide était proche d'une cité appelée Coronée, qui était située dans la plaine d'Halmyros, sans doute au piémont du versant septentrional de l'Othrys, mais dont la localisation reste inconnue {cf. F. Stahlin, RE XII, 2, s. v., col. 1431). Ainsi, il existait en Achaïe Phthiotide un sanctuaire d'Athéna, avec un bois sacré, au bord d'une rivière appelée Κωράλιος, sanctuaire qui doit être identifié à l'Itonion mentionné par Strabon en IX, 5, 14, sans le nom de la cité. Compte tenu de la dérivation qui lie dans l'histoire les sanctuaires d'Athéna Itonia de Thessaliotide, d'Achaïe Phthiotide et de Béotie, il paraît logique de conclure qu'il existait aussi trois Kôralios/Kouralios, dans l'ordre celui de Thessaliotide, celui d'Achaïe Phthiotide, celui de Béotie. Il ne faut

31. H. White, 1984, « A Town called Coronea in Callimachus1 Hymn V », Mus. Phil Lond. 6, p. 94-102. LE PÉNÉE DE STRABON 37 donc pas croire à une erreur de nom dans le texte de Strabon, dans le passage qui nous occupe ici 32. On peut admettre que cette forme est la seule commune aux populations des trois régions, Thessalie, Achaïe et Béotie, qui ont, comme on sait, cohabité à l'origine. Il me paraît curieux de relever l'absence de toute question relative à l'origine du toponyme, à sa signification et, le cas échéant, à sa valeur paysagique. Pourtant, le terme Κωράλιος/Κουράλιος ne paraît pas inexplicable. On a proposé un rapprochement avec κούρος, κοϋραι, en attique κώραι 33, mais cette hypothèse ne semble pas très convaincante. On devrait penser plutôt, à mon avis, à un toponyme tiré du nom κωράλ(λ)ιον, le corail, spécialement le corail rouge, dont les caractéristiques étaient bien connues des naturalistes et des lapidaires grecs : cette substance était considérée comme une plante marine, qui se pétrifie sous l'action de l'air 34. Sa genèse est expliquée par le mythe de Persée : le corail est l'image du sang de la Gorgone. Par là il est lié à Athéna et ses vertus sont rapportées à cette divinité : elles concernent en particulier la protection des terres labourées et des récoltes contre toutes sortes de fléaux, la foudre, la grêle, les insectes et les rongeurs, toutes les maladies qui « vident les épis de leur moelle ». Je me demande, en conséquence, si un tel nom n'a pas pu s'imposer pour désigner le Sophaditikos. Car cette rivière, qui draine la partie centrale de la Thessaliotide et de l'Hestiaiotide, sort du Pinde au sud de Philia, à Kédros, l'antique Ortha, par un impressionnant défilé de schistes rouges, dont les formes travaillées par l'érosion peuvent bien ressembler à des « polypes pétrifiés » ; en aval, les sols de la plaine sont eux aussi de couleur rouge, et les champs sont régulièrement recouverts de ces sédiments apportés par les crues 35. En Achaïe Phthiotide comme en Béotie, l'on retrouve également, dans les bassins où étaient établis les sanctuaires d'Athéna, des sédiments de la même couleur rouge foncé, même s'il s'agit plutôt, dans ces régions, des produits de la décomposition des calcaires constituant les massifs environnants. Pour revenir à Strabon, qui semble avoir fait un mauvais choix en retenant la forme Kouarios, on peut d'une certaine façon le disculper. Car on connaît à Kiérion une épithète de Poséidon, Kouerios (/G, IX 2, 265 = J.-C. Decourt, 1995, Inscriptions de Thessalie I. Les cités de la vallée de l'Énipeus, n° 20), qui paraît correspondre à Kouarios, comme on a Kiérion à côté de Kiarion. Mais alors comment expliquer cette forme Kouarios ? Pour J.-C. Decourt, qui accepte la correction traditionnelle Kouralios > Kouarios en IX, 5, 17, il s'agirait en fait d'un changement de nom de la rivière, qui serait Kouarios en amont, Kouralios en aval de l'Itonion. De tels changements ne sont pas sans exemple. Mais si l'explication « paysagique » que je viens d'esquisser est pertinente, cette hypothèse d'un changement de nom ne me paraît pas soutenable : car le nom de rivière Rouge doit s'appliquer à tout le cours du Sophaditikos. Il conviendrait donc mieux de disjoindre l'appellation Kouarios des précédentes et de lui trouver une autre origine. À moins qu'on ne suppose une déformation de la forme *Kôralios, qui aurait donné d'un côté Kouralios et Koralios, de l'autre *Kourarios puis Kouarios par disparition du premier Ixl ; mais rien ne permet d'assurer que les différentes formes du nom sont bien le résultat de telles transformations.

Le cours moyen du Pénée dans la plaine occidentale (fig. 2)

À la fin du chapitre 17, consacré tout entier à l'Hestiaiotide, Strabon revient au cours du Pénée dans la plaine occidentale de la Thessalie. En IX, 5, 17, on lit : Αυτός δ' ό Πηνειός άρχεται μεν έκ Πίνδου, καθάπερ εΐρηται, έν αριστερά δ' άφεις Τρίκκην τε και Πελιννάιον και Φαρκαδόνα φέρεται παρά τε

32. Parce que l'on a considéré la prise de position de Strabon en IX, 2, 29 et 33, comme pertinente, on a tenu la leçon des manuscrits en IX, 5, 17 comme erronée dans ce passage : une correction proposée par Pléthon, souvent adoptée par les éditeurs modernes, vise ainsi à normaliser le nom sur la base de la forme « béotienne ». 33. Cf. RE XI, 2, s. v. « Κωράλιος », col. 1372 (Mittelhaus) et s. v. « Kuarios », col. 2087-2088 (Stahlin). 34. Références dans Les lapidaires grecs, R. Halleux et J. Schamp éds, 1985, Paris : le texte le plus détaillé est celui des Orphei lithica, v. 510-609 ; cf. les notes complémentaires, o.c, p. 313-316. Pour l'origine du nom, qui viendrait du sémitique, cf. O. Masson, 1972, Recherches sur les Phéniciens à Chypre, Genève-Paris, p. 110. 35. Pour le cours supérieur du Sophaditikos, qui porte dans le Pinde le nom de Smokovitikos, cf. mes observations dans « Incursions chez les Dolopes », Topographie antique et géographie historique en pays grec, I. Blum et alii, 1992, Paris, p. 49-91, en particulier p. 81. 38 Β. HELLY

'Άτρακα και Λάρισαν και τους έν τη Θετταλιώτιδι δεξάμενος ποταμούς πρόεισι δια των Τεμπών έπί τας έκβολας (suit une notice sur Oichalia). « Le Pénée lui-même prend sa source dans le Pinde, comme nous l'avons déjà dit ; laissant sur sa gauche Trikké, Pélinnaion et Pharkadon, il côtoie, dans son cours, Atrax et Larissa, et, après avoir reçu l'apport des cours d'eau de la Thessaliotide, il traverse Tempe pour parvenir à la mer. » Ce passage pose un problème d'interprétation et de traduction. La rédaction de Strabon, telle qu'elle est construite, nous donne apparemment à « suivre le cours » du Pénée, mais jusqu'où ? Tous les éditeurs ont voulu comprendre que la description du fleuve, dans cette phrase portant mention d'Atrax, de Larissa, de « Tempe et des έκβολαί », nous conduit jusqu'à la mer. Mais nous nous trouvons devant deux difficultés. D'une part, il y a apparemment incohérence à nommer d'abord Atrax et Larissa, puis après cela, à évoquer les fleuves de Thessaliotide. D'autre part, l'interprétation traditionnelle des termes « Tempe et les έκβολαί », dans cette fin de phrase, n'est pas correcte, à mon avis, et illustre les incompréhensions et les distorsions que nous introduisons dans notre lecture du grec. Ce genre d'incompréhension conduit, comme très souvent, à proposer de corriger le texte et ce passage est assorti par les éditeurs modernes d'une « curiosité » philologique révélatrice : comprenant immédiatement que Tempe et les έκβολαί ne peuvent désigner que le défilé de Tempe en aval de Larissa et l'embouchure du Pénée dans la mer, Pléthon et Corais ont voulu remplacer la leçon Θετταλιώτιδι des manuscrits par la mention Πελασγιώτιδι 36, ce que d'autres éditeurs ont refusé depuis 37, mais sans modifier leur compréhension du sens ni poser le problème du contexte. On peut en particulier se demander pourquoi Strabon reprend une évocation de la totalité du cours du Pénée, alors qu'il a déjà posé cette représentation d'ensemble au début de sa description de la Thessalie. En réalité, il faut tenir compte du fait que dans tout ce passage, Strabon se limite à décrire les cités de la plaine occidentale, qu'il s'intéresse exclusivement aux affluents du Pénée qui se trouvent dans cette plaine, en Thessaliotide, et qui viennent confluer avec la rivière à l'entrée d'un autre défilé, celui d'Atrax- Koutsochéro. On note en particulier que le Géographe ne fait pas ici mention du Titarèse : c'est parce qu'il le place dans un autre moment de la description de la Thessalie (voir ci-dessous). De fait, si, comme on a voulu le comprendre, Strabon traitait en ce passage du cours du Pénée dans sa totalité de sa source jusqu'à la mer, il serait bien peu conséquent en n'ayant mentionné ici que les seuls affluents du cours moyen, pour l'essentiel ceux de la plaine occidentale, et en ayant reporté ailleurs l'évocation du Titarèse. Ainsi la construction de Strabon est fondée sur un ordre géographique strict. Si le Géographe n'a pas mentionné le Titarèse en ce passage, c'est que celui-ci n'avait rien à y faire. Cette mention est en revanche bien à sa place dans la description du cours du Pénée dans la plaine orientale. En suivant les indications du texte, on aperçoit clairement que la description du cours du Pénée est scindée en blocs distincts : la partie qu'on peut appeler le cours supérieur de la rivière, caractérisé essentiellement par l'indication de la source et le confluent de l'Ion, puis le cours moyen, dans la traversée de la plaine occidentale jusqu'à Atrax et Larissa, et enfin le cours inférieur, marqué par le confluent avec le Titarèse, jusqu'à Tempe et enfin à la mer. C'est pourquoi, quand je constate que Strabon mentionne ici les affluents du Pénée jusqu'au confluent avec l'Énipeus, je me demande si en réalité le Géographe ne désigne pas tout naturellement à cette place, par έκβολάς et Τέμπη, le défilé qui permet au Pénée de sortir de la plaine occidentale et de franchir les Révénia, et dont les extrémités sont marquées à l'ouest par les sites antiques de Phayttos et Atrax, à l'est par ceux d'Argissa (et Larissa). Je confirmerai cette interprétation par des remarques détaillées qu'on trouvera un peu plus loin dans cette étude. Les unes portent sur le sens et l'emploi, bien attesté et indubitable, du mot Τέμπη comme nom générique de tous les défilés de la Thessalie, et sur la description que Strabon nous donne de cette partie du cours du Pénée qui se trouve entre Atrax et Larissa, une description qui est essentielle, si on l'interprète littéralement, pour la localisation de Phalanna 38. Les autres

36. En s'appuyant sur le sens ordinairement admis pour εκβολή, comme sur la mention dAtrax et de Larissa, villes de Pélasgiotide (v. ci-dessous). 37. Ainsi R. Baladié, ad loc. 38. Voir ci-après la section qui concerne la localisation de Phalanna et le Titarèse. LE PÉNÉE DE STRABON 39 permettront d'expliciter le sens des termes εκβολή, έκβολαί, dont l'interprétation correcte est essentielle dans le passage que Strabon a consacré à la localisation de Gyrton. Il apparaîtra évident par cet exemple que l'emploi de ces termes, même lorsqu'on les trouve appliqués à un fleuve, n'engage pas à y retrouver à tout coup la mention d'une embouchure dans la mer : c'est simplement l'idée d'un « débouché », d'une « sortie » hors de quelque espace, qui domine et qu'il faut retenir. Complémentairement, la mention d'Atrax et de Larissa, introduite par la préposition παρά, n'est là que pour indiquer une direction, comme il arrive souvent, et prépare la description de la seconde partie du cours de la rivière. La conséquence de ces propositions est claire : la mention de la Thessaliotide dans ce passage, avec la leçon Θετταλιώτιδι des manuscrits, est tout à fait à sa place et ne doit pas être corrigée. On peut ainsi traduire le passage de Strabon transcrit ci-dessus de la manière suivante : « Le Pénée prend naissance dans le Pinde, comme il a été dit ; ayant laissé derrière lui à gauche Trikka, Pélinna, Pharkadon, son cours le porte vers les parages d'Atrax et de Larissa, et il progresse, après avoir reçu les fleuves de la Thessaliotide, à travers les défilés pour sa sortie de la plaine », étant bien entendu qu'il s'agit ici de la plaine occidentale de la Thessalie et d'elle seule.

La Thessaliotide

Le début du paragraphe qui suit (IX, 5,18) est consacré à une discussion sur la principauté homérique d'Eurypylos, comprenant les cités d'Orménion et d'Astérion. Cette dernière est localisée par rapport au Titanos Oros, c'est-à-dire un district de la Thessalie centrale dont le repère principal est le point culminant nord-occidental de la chaîne des Révénia, les hauteurs qui séparent la plaine occidentale et la plaine orientale. Ce secteur de la Thessalie correspond à une partie, peut-on penser, de la Thessaliotide 39. Il est très remarquable que la description de la Thessaliotide soit traitée en deux morceaux distincts. On trouve d'abord cinq lignes, à partir d'une mention du fleuve Kouralios (celui d'Achaïe Phthiotide, v. ci- dessus), en IX, 5, 14 : on parle là d'Arné-Kiérion, Ichnai et Phyllos. Strabon revient cependant à la Thessaliotide, mais en aussi peu de mots, en IX, 5, 18, à propos des cités homériques d'Orménion, d'Astérion et du Titanos. Il n'a pas un mot sur les cités historiques de cette région ; c'est que, peut-on penser, elles manquaient totalement dans le Catalogue des vaisseaux et que Strabon n'avait pas de sources solides pour en parler 40.

« Les fleuves de Thessaliotide », TÉnipeus

IX, 5, 17 : Και τους έν τη Θετταλιώτιδι δεξάμενος ποταμούς πρόεισι δια των Τεμπών έπι τας έκβολάς. Strabon a laissé ici de côté la mention du fleuve qui est pour nous l'affluent principal du Pénée sur sa rive droite, l'Énipeus. Celui-ci est en fait considéré comme un bassin à part et ce que Strabon en a retenu concerne plutôt le cours supérieur de cette rivière, dans l'Othrys : on l'appelle alors Élipeus 41. Les informations s'y rapportant sont donc placées dans une autre section de la description de la Thessalie, en IX, 5, 6 : on trouve là une évocation complète du cours de la rivière : « L'Énipeus prend sa source dans l'Othrys, passe près de Pharsale et se jette dans l'Apidanos, qui de son côté se jette dans le Pénée. » La situation hydrographique actuelle est caractérisée de nos jours par une zone marécageuse assez étendue, dont j'ai déjà parlé. La présence de ces marécages aussi dans l'Antiquité est tout à fait plausible et c'est là une des raisons pour lesquelles J.-C. Decourt a localisé sur le site de Vlochos, en bordure de cette zone, la cité de Limnaion. Mais la description de Strabon ne peut correspondre à celle qu'évoque R. Baladié 42 : « L'Énipeus rejoint deux cours d'eau venant de l'ouest, le Pharsalitis (ancien Apidanos) et

39. Cf. les travaux de J.-C. Decourt, 1990, La vallée de l'Énipeus en Thessalie : études de topographie et de géographie antique, BCH Suppl. XXI, Paris, et mes observations dans L'État thessalien, p. 165. 40. Voir la carte des principautés homériques dans L'État thessalien, p. 94. 41. Sur ces changements de nom, cf. J.-C. Decourt, 1990, La vallée de l'Énipeus. 42. Commentaire à IX, 5, 6, p. 223. 40 ' Β. HELLY le Sophaditikos (ancien Kouarios). Au confluent des trois rivières se forme encore de nos jours une zone marécageuse. » II n'est, en effet, pas acceptable de se fonder sur le cours actuel du Sophaditikos pour supposer que, dans l'Antiquité, le Kouralios/Kouarios rejoignait l'Énipeus avant de rencontrer le Pénée. Le texte de Strabon, qui fait mention de Pharkadon et que nous avons analysé ci-dessus, caractérise au contraire le cours inférieur du Kouralios comme appartenant à l'Hestiaiotide et comme indépendant des affluents de Thessaliotide évoqués ici.

Le cours moyen (plaine orientale), domaine des Perrhèbes (fig. 3)

La description de la plaine orientale de la Thessalie est chaînée à celle de la plaine occidentale par l'évocation du domaine du prince homérique Polypoïtès, limitrophe de celui d'Eurypylos : IX, 5, 19, 1 : Συνεχέίς δέ τη μερίδι ταύτη λέγονται οι υπό τφ Πολυποίτη "οι δ' Αργισσαν έχον και Γυρτώνην ένέμοντο, Όρθην Ήλώνην τε πόλιν τ Όλοοσσόνα λευκήν". Ταύτην την χώραν πρότερον μεν ωκουν Περραιβοί, το προς θαλάττη μέρος νεμόμενοι και τω Πηνειω μέχρι της εκβολής αυτού και Γυρτώνος πόλεως Περραιβίδος. « Les peuples de Polypoïtès sont contigus, dit-on, à ce district, "ceux qui tenaient et habitaient Argissa, Gyrton, Orthé, Hélôné et la cité d'Oloosson la blanche". Ce territoire était habité, à l'origine, par les Perrhèbes, qui en occupaient la partie voisine de la mer et du Pénée, jusqu'à son embouchure à partir de Gyrton, qui est une ville de Perrhébie 43. » Suivent, après un développement sur l'expulsion des Perrhèbes vers les zones montagneuses, les mentions d'Atrax, Argoussa, Phalanna ; puis celle de Larissa et le Nessonis, les cités du Bas-Olympe avec Oloosson et Gonnoi, la description du Titarèse jusqu'à son confluent avec le Pénée, enfin Gyrton et les cités de la plaine orientale. Il faut, à mon avis, bien rendre l'enchaînement marqué par le premier mot de la phrase, et en conséquence je préférerais garder l'ordre du texte grec : « Confinant à ce district, viennent, dit-on, les peuples de Polypoïtès ». Mais ce n'est pas, je crois, la seule difficulté de traduction que nous devons résoudre dans ce passage, on va le voir.

« Argissa et Gyrtoné, Orthé, Éloné et Oloosson... Ce territoire était habité, à l'origine, par les Perrhèbes »

Parlant du domaine des Perrhèbes, Strabon dit πρότερον, que l'on traduit normalement par « autrefois ». Mais en adoptant cette traduction de l'adverbe, on ne comprend pas la suite de la phrase, qui apporte une précision supplémentaire : « les Perrhèbes qui habitaient (le bassin du) Pénée jusqu'à Gyrton ». Car les villes que Strabon nomme en faisant référence à Homère sont pour partie dans le bassin du Titarèse, pour partie dans la moitié nord de la plaine orientale, sur le cours du Pénée ou à proximité. Il n'est donc pas exact de dire, comme on l'a fait44, que les Perrhèbes occupaient, à l'origine, le bassin du Titarèse, d'où ils s'étendirent sur la plus grande partie de la plaine thessalienne jusqu'à l'Épire, car ce que nous savons sur eux dans les temps les plus anciens, qui remonte au catalogue homérique, les présente comme occupant déjà l'ensemble de cette zone, massifs montagneux à l'ouest de l'Olympe et plaine orientale de la Thessalie tout à la fois. Il me semble au contraire que Strabon considère les Perrhèbes comme les premiers occupants de cette région, et je proposerai de traduire : « Ce territoire était habité d'abord par les Perrhèbes, qui occupaient la partie (de la plaine) proche de la mer (c'est-à-dire sa partie orientale) et (le bassin) du Pénée jusqu'à... et à Gyrton, qui est une ville de Perrhébie. » Je laisse ici en suspens, comme précédemment, l'interprétation de l'expression μέχρι της εκβολής αυτού, sur laquelle je reviendrai plus loin en détail. D'autre part, un peu plus loin dans le même passage (IX, 5, 19), Strabon note que « certaines parties de la plaine à proximité de l'Olympe restèrent occupées par les Perrhèbes », ce qui est conforme à la réalité

43. Traduction R. Baladié. La citation est tirée du Catalogue des vaisseaux, Iliade, II, 478-479. 44. C'est la position traditionnelle chez les historiens, reprise par R. Baladié, o.c, p. 176, n. 5. J'ai déjà pris position sur ce point il y a longtemps : B. Helly, 1973, Gonnoi I, Amsterdam, p. 58-60. LE PÉNÉE DE STRABON 41

1 17 Platykambos Niamatà% t \ ο · Kastri ·

71 Glafki Amygdali 1

151 Lofiskos i2«Mélia ·378 Kalamaki 336 MéliSSa 374--^ Kalamaki 4

Néo Périvoll*o?f

. Mégalo Stéfanovikio Monastiri · . 302 278 383·

Fig. 3. Carte de la plaine orientale. 42 Β. HELLY historique : il s'agit évidemment du bassin de Gonnoi. Mais il savait bien aussi que le nord de la plaine de Larissa le fut également, y compris Gyrton et Mopsion, qui sont désignées, dans nos sources, l'une par l'épithète de cité perrhèbe et magnète (pour Gyrton), l'autre comme ville de Mopsos le Titarésien, et qui ne devinrent des villes des Thessaliens que par la suite. Encore sous Aleuas le Roux, vers 540, la tétrade Pélasgiotis ne comportait, je crois l'avoir montré, que quatre cités (ou districts) proprement « thessaliennes », toutes établies sur les marges occidentales et méridionales de la plaine elle-même : Crannon, Larissa, Phères et Scotoussa 45. Encore à la fin du VIe siècle, Simonide, repris par Strabon, affirme nettement que la rive nord du Pénée, la plaine du Dotion et les piémonts occidentaux de l'Ossa sont, de son temps, des secteurs où les populations se mêlent, δια το άναμιξ οίκειν 46. M. Sordi a pensé que l'organisation en tétrades instaurée par Aleuas devait être postérieure au séjour de Simonide. Mais cette interprétation repose fondamentalement sur le présupposé que les Thessaliens occupaient déjà à ce moment-là toute la Thessalie, alors que le témoignage de Simonide et, comme on vient de le voir, Strabon après lui, disent exactement le contraire. Ce n'est que postérieurement à l'époque d'Aleuas que ces établissements, qui existaient, c'est évident, déjà bien antérieurement, ont été pris en compte comme cités dans l'organisation de Yethnos thessalien 47.

« Argissa... à quarante stades, Atrax... »

IX, 5, 19 : Ή μεν οΰν Άργισσα, ή νυν Άργουσσα 48 έπι τω Πηνειω κείται. Ύπερκειται δ' αυτής Ατραξ έν τετταράκοντα σταδίοις, τω ποταμω πλησιάζουσα και αυτή· την δ' άνάμεσον ποταμίαν εΐχον Περραιβοί. « Argissa, qui s'appelle aujourd'hui Argoussa, est située sur le Pénée. En amont par rapport à elle, se trouve, à quarante stades, Atrax, elle aussi à proximité du fleuve ; la partie intermédiaire de la vallée appartenait aux Perrhèbes. » Le texte se poursuit, sans transition aucune, il faut bien le remarquer, par la mention de Phalanna : Όρθην δε τίνες την άκρόπολιν των Φαλανναίων είρήκασιν ή δε Φάλαννα Περραιβική πόλις προς τω Πηνείω πλησίον των Τεμπών. « Certains ont prétendu qu'Orthé était le nom de l'acropole de Phalanna. Or Phalanna est une ville Perrhèbe sur les bords du Pénée, près des Défilés. » Les informations les plus importantes qu'apporte ce passage concernent à la fois le domaine des Perrhèbes et la localisation de Phalanna. Pour le premier point, il faut faire entrer aussi en ligne de compte dans la discussion une phrase de Tite-Live, 32, 15, 8, à propos d'Atrax, dont on peut conclure que la partie intermédiaire de la vallée du Pénée où cette cité était installée avait appartenu aux Perrhèbes. En conséquence de quoi je propose de localiser Phalanna non pas dans la plaine de Tyrnavo mais dans le défilé de Bogaz, à Damasi. Je donne, dans un ouvrage en préparation sur les cités de la plaine orientale, l'explication de cette formule de Tite-Live qui à mon avis a été mal comprise. Qu'on me permette d'extraire ici quelques paragraphes de cette étude, dans la mesure même où le texte de Strabon a été utilisé à tort sur ce point. Si Phalanna était à Damasi, on interpréterait sans difficulté le texte, essentiel, où Strabon mentionne Phalanna juste après Argoussa et Atrax. F. Stâhlin, dans son livre sur la Thessalie, affirme que « l'information de Strabon, IX, 440, selon laquelle Phalanna est sur le Péneios près de Tempe est inexacte 49 ». Il n'en dit pas plus, mais on peut reconstruire les arguments qui l'ont conduit à condamner ce

45. Cf. L'État thessalien, p. 166. 46. Strabon, IX, 9, 5, 20. 47. On peut le déduire d'un certain nombre de témoignages concernant Atrax, Pagasai etc., que j'ai étudiés dans L'État thessalien, p. 166 et 169. 48. Sur la bonne forme du nom, conservée par les manuscrits, mais non retenue par les éditeurs modernes, cf. D. Knoepfler, 1981, « Argoura : un toponyme eubéen dans la Midienne de Démosthène », BCH 105, p. 312- 324 (sur la modification de forme Argoussa en Argissa introduite par le poète homérique, cf. p. 323 et n. 137) et D. Knoepfler, 1983, « Un témoignage épigraphique méconnu sur Argous(s)sa, ville de Thessalie », RPhil 57, p. 47-51. 49. F. Stàhlin, 1924, Thessalien, p. 30. LE PÉNÉE DE STRABON 43 passage du Géographe. Car l'histoire des interprétations qu'on en a données est tout à fait significative. Au XIXe siècle, on a cherché à localiser Atrax en partant de la lettre du texte tel qu'il était compris. Ainsi le chiffre de 40 stades (c'est-à-dire 7, 2 km) a servi aux historiens du siècle passé de base pour placer Atrax sur un kastro repéré près de Gounitsa 50, ou bien pour localiser Argoussa au même endroit 51. On sait maintenant avec certitude qu'Atrax est une ruine importante située près de Kastro Alifaka, sur la rive droite du Pénée en amont de Koutsochéro, dans le défilé de Pinias. Considérant cette localisation et celle d'Argoussa, qui est fixée désormais de façon certaine à Gremos, le chiffre de 40 stades pour la distance Atrax-Argoussa fait quand même difficulté et on renonce à le justifier. En effet, si l'on considère la distance d'Argoussa (Gremos Magoula) à Atrax (Kastro Alifaka), prise sur la carte, cette distance entre les deux cités s'établit à un peu plus du double du chiffre donné par Strabon, soit, en ligne droite, 15,7 km ou 87 stades (pour un stade de 180 m). On peut chercher à expliquer cette erreur de plusieurs façons : soit par une faute de transmission du texte, soit par une faute dans les sources utilisées par Strabon. On estime en tout cas qu'il faut corriger cette « erreur », qui, à mes yeux, n'en est pas véritablement une : je crois en effet que ces chiffres s'expliquent par référence à une carte régionale construite sur une projection anamorphosée 52. Mais revenons à la rédaction de Strabon : elle est tout à fait correcte, quand il situe les deux cités d'Atrax et d'Argoussa l'une par rapport à l'autre et par rapport au Pénée. Nous pouvons vérifier aujourd'hui que, comme le dit Strabon, Atrax est bien en amont d'Argoussa, ύπερκείται, et que de plus elle est au delà du défilé de Kalamaki par rapport à celle-ci. Mais il y a plus : dans cette phrase, si brève, la notation juste, le détail vrai, c'est la mention précise de cette partie du cours du Pénée qui se trouve entre les deux villes, et qui, nous dit le texte, « appartient aux Perrhèbes », την δ' άνάμεσον ποταμίαν ειχον Περραιβοί. Cette indication renvoie explicitement et sans équivoque à ce que les géographes modernes ont appelé la « boucle du Pénée dans le massif Pélagonien ». L'expression désigne ce trajet particulier qu'accomplit le fleuve, de Koutsochéro, en aval d'Atrax, jusqu'à la sortie du défilé de Kalamaki, et que M. Sivignon a décrit en ces termes : « Dans la dorsale thessalienne, le Pinios, au droit du village de Pinias, méandre à son aise dans une vallée à fond plat large de 1 à 2 km, encaissée entre le Titanos et l'Ori Zarkou... À la sortie de cette gorge, vers l'est, le Pinios débouche au lieu-dit Mavroyia (Terre Noire), dont la dénomination vient de la présence ancienne dans une plaine très uniforme de marécages parcourus par la petite rivière Asmaki. Paradoxalement, le Pinios, au lieu de poursuivre vers l'est, tourne franchement vers le nord et s'enfonce à nouveau dans le massif Pélagonien en empruntant un ensellement qui conduit à la vallée du Titarisios et débouche à la hauteur de Damasi. Vu l'absence de dépôts fluviatiles, il semble difficile d'y voir un ancien cours du fleuve, il doit s'agir plutôt d'une simple dépression entre deux étendues lacustres. Quoi qu'il en soit, le Pinios abandonne à nouveau cette vallée pour franchir en une gorge étroite et profonde, vraisemblablement guidée par des fractures, un dernier massif. Il semble bien en réalité que, jusqu'au quaternaire ancien, le Pinios coulait directement d'ouest en est, dans le prolongement de la gorge de Pinias, et que son cours actuel est lié à la phase tectonique du quaternaire moyen. On peut remarquer en tout état de cause que la grande route de Trikkala à Larissa a toujours emprunté l'ancien cours supposé du Pinios, alors que la gorge de Gounitsa (Amygdalea) était totalement abandonnée : le tracé même de la frontière jusqu'en 1912 était conçu de telle sorte que les Turcs pussent facilement en contrôler le trafic : il incluait en territoire ottoman la boucle du Pinios dans le massif Pélagonien 53. » Le tracé de la frontière gréco-turque de 1881 54, qui maintenait dans les limites de la Turquie l'ensellement conduisant au Pénée (appelé diodos Revenï) et le défilé de Kalamaki, suivait la bordure du chaînon calcaire qui court du nord au sud depuis le Sidéropalouko (défilé de Bogaz, à l'ouest de Tyrnavo) jusqu'au nord de Koutsochéro puis, tournant vers l'ouest, il coupait la vallée du Pénée à peu près à la

50. Hypothèse de W. M. Leake, 1835, Travels. 51. Voir F. Stahlin, 1924, Thessalien, p. 100. 52. Sur ce point, cf. L'État thessalien, p. 178. Je reprendrai ailleurs cette hypothèse, en examinant d'autres erreurs de même nature, notamment celle qui concerne la distance séparant, selon Strabon toujours, Gyrton de Crannon. 53. M. Sivignon, 1975, La Thessalie. Analyse géographique d'une province grecque, Lyon, p. 31-32. 54. Représenté sur les cartes grecques de 1908 au 1775000e, feuilles Larissa et Trikkala (imprimées à Vienne). 44 Β. HELLY hauteur du pont emprunté actuellement par la route de Larissa à Trikkala ; il s'appuyait alors sur la retombée de l'Ori Zarkou, bordure septentrionale du défilé de Pinias, en se tenant au sommet de la ligne de pente jusqu'au dessus de Zarko-Phayttos. Presque partout, et notamment dans la région de Kalamaki, pour des raisons stratégiques, la ligne des postes frontières grecs n'est pas établie au bord du plateau, mais à mi- pente 55, les Turcs s'étant installés, pour leur part, sur les lignes de crête, parce qu'il voulaient à tout prix garder une position dominante et pouvoir surveiller le territoire grec 56. Ce tracé de frontière correspond exactement à celui que Strabon suggère en parlant de la boucle du Pénée dans le massif Pélagonien 57 : entre Argoussa et Atrax, « la section de la vallée du Pénée qui est entre les deux », την δ' άνάμεσον ποταμίαν, reste partie intégrante du domaine des Perrhèbes, même si Atrax, à cause de l'installation des Thessaliens dans la région, a cessé d'en faire partie 58. Il est remarquable de constater que l'information de Strabon concorde exactement avec celle que nous trouvons dans Tite-Live, bien que les « points de vue » des deux auteurs soient différents, puisque l'un utilise ce point de référence, le domaine des Perrhèbes, pour situer Phalanna, et l'autre pour situer Atrax : Inde (Flamininus) Atracem est profectus. Decem milia ab Larissa abest ; ex Perrhaebia oriundi sunt ; sita est urbs super Peneum amnem 59. Pour qui vient du nord, par la passe qui fait communiquer la vallée du Titarèse avec celle du Pénée, on doit bien, de fait, « sortir de la Perrhébie », et la ville d'Atrax est naturellement sur l'autre rive, la rive méridionale. Il faut donc comprendre l'expression de Tite-Live plutôt comme visant la partie située entre ces deux cités (Argoussa et Atrax) « qui appartenait aux Perrhèbes ». Cette phrase de Tite-Live permet de confirmer Strabon : le secteur situé à proximité de l'entrée occidentale du défilé de Kalamaki devait se trouver aux confins des territoires respectifs d'Atrax, d'Argoussa et de la cité perrhèbe installée à Damasi 60. En ce qui concerne la « frontière » du domaine des Perrhèbes, je conclurai de ces informations antiques et modernes relatives à son tracé le plus méridional, que cette « frontière » devait être établie sur les mêmes bases topographiques, les mêmes réflexes de perception et de « découpage » du paysage, un peu plus au nord, à la sortie du défilé de Bogaz. Là aussi, la frontière turque coupait la vallée à la sortie même du défilé. Le domaine des Perrhèbes devait s'arrêter, lui aussi, à peu près au même point. C'est dire que la plaine, dans sa totalité ou presque, n'appartenait plus aux Perrhèbes depuis que les Thessaliens en avaient

55. Voir les cartes grecques de cette époque citées ci-dessus. 56. Cf. M. Sivignon, 1975, La Thessalie, p. 32. 57. Il ne s'agit évidemment pas d'une frontière au sens moderne du terme, encore que la réalité du « partage » des territoires ne puisse être niée. 58. C'est le même terme ποταμία que Strabon emploie au début du passage pour désigner le même secteur, quand il dit que les Lapithes ont réduit le territoire des Perrhèbes à cette portion de rivière qui est entre les deux plaines, et les ont repoussés (addition de R. Baladié, qui n'est sans doute pas nécessaire) hors des limites de la plaine orientale (IX, 5, 19) : είτα ταπειν<ώσαντες εκείνους και άπ>ώσαντες εις την εν τη μεσογαία ποταμίαν, Λαπίθαι κάτεσχον αυτά τα χώρια (il s'agit de Gyrton et Argoussa, d'Orthé, d'Hélôné et du domaine de Polypoïtès, c'est-à-dire de la moitié nord de la plaine de Larissa, cf. ci-après). 59. Tite-Live, 32, 15, 8 ; je donne à l'expression ex Perrhaebia oriundi sunt une valeur géographique en construisant plutôt oriundi comme un gérondif dépendant de sunt, que comme un adjectif verbal au nominatif pluriel : sur cette construction du génitif de relation avec esse, cf. A. Ernout-F. Thomas, Syntaxe latine, p. 267 ; le verbe, sunt au pluriel, est ici la forme à sujet indéfini, « on ». Au contraire G. Kip, 1910, Thessalische Studien, Halle, p. 118- 119, suivi par F. Stàhlin, 1924, Thessalien, p. 102 et n. 5, considère, d'une manière à mon avis moins conforme au contexte immédiat, que la phrase est une information « historique » et a pour sujet les habitants d'Atrax : « (Livius) von den Burgern der Stadt sagt » qu'ils avaient été autrefois perrhèbes (même interprétation chez R. Baladié, o.c, p. 177, n. 3), et il s'attache en conséquence à démontrer que Tite-Live a commis là une erreur. Mais il me semble bien que cette erreur lui est imputée à tort : l'emploi de la forme de gérondif (ou d'adjectif verbal) sert à exprimer « une notion verbale comme éventuelle et non comme réalisée » (cf. A. Ernout-F. Thomas, Syntaxe latine, p. 263) ; si l'historien avait voulu parler de l'origine perrhèbe des habitants d'Atrax comme d'un fait simplement constaté, il aurait employé le participe passé « orti sunt ». 60. La frontière turque se situait un peu en aval du pont par lequel on franchit le Pénée en suivant la route de Larissa à Trikkala. LE PÉNÉE DE STRABON 45 pris possession 61. Tout au plus peut-on supposer que la « sortie » du défilé de Bogaz restait dans les limites de la Perrhébie ; c'est aussi ce qu'il faut comprendre, apparemment, d'une indication de Tite-Live concernant le territoire de Phalanna. Je développe ce point particulier dans l'ouvrage annoncé plus haut.

« Phalanna est une ville perrhèbe dans les parages du Pénée près des Défilés »

Pour l'instant, restons avec Strabon. Après avoir défini cette extension ancienne du domaine des Perrhèbes, celui-ci enchaîne sans transition, je l'ai dit, avec la mention de Phalanna (IX, 5, 19) : Όρθην δε τίνες την άκρόπολιν των Φαλανναίων είρήκασιν ή δε Φάλαννα Περραιβική πόλις προς τω Πηνειω πλησίον των Τεμπών. L'interprétation traditionnelle de ce passage par les historiens modernes ne convient pas, elle fait difficulté, elle est à revoir. Il est clair en effet que l'interprétation du terme τέμπη comme désignant, dans cette phrase, exclusivement le défilé qui permet au Pénée de sortir de la plaine thessalienne entre Olympe et Ossa ne peut en aucun cas être maintenue. Tout le monde s'accorde pour localiser Phalanna au moins dans la plaine orientale de Thessalie au nord-ouest de Larissa : on est déjà très loin de Tempe. Cette interprétation du toponyme crée donc des difficultés insurmontables, dont Strabon est, à mon avis, moins responsable que nous-mêmes en fin de compte. On peut, on doit en fait modifier cette interprétation. Déjà, on l'a vu pour la description du cours du Pénée dans la plaine occidentale, il m'est apparu qu'il fallait comprendre τέμπη comme désignant le défilé de Zarko-Pinias, où se situait Atrax. Dans le passage qui nous occupe ici, bien plus nettement encore, il s'agit de ce même défilé, prolongé lui-même par les défilés de Tyrnavo et de Kalamaki 62, comme je l'indique dans l'étude mentionnée ci-dessus et que j'utilise une fois encore. Avec ces éléments (qui concernent la situation du Pénée entre Atrax et Argoussa), on comprend alors très bien que Strabon, quand il parle de la boucle du Pénée entre Argoussa et Atrax, mentionne dans le même mouvement Phalanna, l'une des principales villes des Perrhèbes. Car, si Phalanna est à Damasi, en cette position, et elle seule, se justifie l'indication qui a donné tant de mal aux exégètes, celle qui les a poussés à l'erreur, les contraignant à chercher Phalanna au plus près du seul Tempe qu'ils connaissent et à localiser cette cité dans la plaine juste au nord de Larissa, près du village, si mal nommé aujourd'hui, de Phalanni. Car il est juste, quoi qu'on en ait pensé, le renseignement apporté par Strabon disant que Phalanna est, non pas « sur le Pénée », mais en tout cas « proche du Pénée », προς τω Πηνειω 63. Car telle est bien la situation de Damasi, qui n'est éloignée de la boucle du Pénée, juste avant son entrée dans le défilé de Kalamaki, que de six kilomètres 64. On peut du même coup comprendre aussi l'indication qui est associée à la précédente : πλησίον των Τεμπών, en parlant de Phalanna. Strabon reprend d'ailleurs la même information en IX, 5, 20, quand il décrit le cours du Titarèse dans son entier : δς έξ όρους Τιταρίου συμφυούς τω Όλυμπω ρέων εις τα πλησίον των Τεμπών χώρια της Περραιβίας αυτούς που τας συμβολας ποιείται προς τον Πηνειόν, une phrase que je propose de traduire de la manière suivante : « Ce fleuve qui prend sa naissance dans le Titaros, jumeau de l'Olympe, coule vers cette région de la Perrhébie qui est près des Défilés et c'est dans ce même secteur qu'il trouve son confluent avec le Pénée. » En effet, quelle qu'ait été la configuration du cours du Titarèse, nul ne peut imaginer qu'il avait son confluent avec le Pénée près de Gonnoi et du défilé que nous appelons, à la suite des Anciens, Tempe : ce confluent a toujours été dans la plaine thessalienne

61. Voir sur ce point mon livre sur L'État thessalien, p. 168. 62. Voir ci-dessus la description donnée de cet ensemble par M. Sivignon. 63. Pour expliciter le sens exact de la préposition, « en touchant à », ou plutôt « dans la direction de » (le datif repré- sentant un locatif du but du mouvement, « Kurs nehmend », dit F. Schwyzer, 1950-1953, Griech. Grammatik, Munich, II, p. 512-513), il ne faut pas dissocier προς τω Πηνειω de πλησίον των Τεμπών qui suit immédiatement et qui « situe » la relation de la ville avec le fleuve. 64. Distance et rapport de Damasi au Pénée déjà notés, pour eux-mêmes (puisqu'il ne pensait pas à Phalanna) par A. Philippson, 1950, Die griechischen Landschaften, Francfort, p. 86 : on voit que l'indication de Strabon exprime fidèlement la réalité du terrain. 46 Β. HELLY au nord de Larissa 65. On n'a pas bien vu, chez les philologues comme parmi les géographes, qu'il ne peut s'agir, dans ces passages de Strabon, du « Tempe » qui est entre l'Ossa et l'Olympe 66. On reconnaîtra au contraire sans ambiguïté dans ces « Tempe » l'étroite vallée qui conduit vers le Pénée et le défilé d'Atrax- Kalamaki ainsi que celui de Bogaz, et non pas « le Défilé » que nous appelons Tempe, en considérant qu'il a été la seule et unique « cluse » à porter ce nom. Qui faut-il donc rendre responsable d'une erreur aussi grossière ? Strabon ignorait-il à ce point la géographie de la Thessalie ? Ou bien nous-mêmes ne savons-nous pas le grec ? Mais quoi ! La réponse est facile. Τέμπη, en grec, est un « nom commun » ou, si l'on préfère, un toponyme « générique » 67. Ce que les philologues n'ont pas pris en compte, dans les emplois du terme, c'est sa valeur descriptive d'un type de paysage particulier, qui est bien exprimée pourtant dans les scholies à Denys le Périégète, au v. 219 : τα δε κοίλα των όρων τέμπη καλούνται et au ν. 916 : τέμπεα ήτοι τα μεγάλα στενώματα, κυρίως γαρ τας διόδους και τα στενώματα λέγει των όρων, comme encore dans YEtymologicum Magnum, s. ν. τέμπη · Λέγεται τέμπη και τα σύνδενδρα πάντα και τα μεταξύ των όρων στενώματα. On trouve dans le commentaire d'Eustathe, ad Dion., v. 1017, un rapprochement significatif, qui va dans le même sens que la citation précédente, entre le mot τέμπεα et le terme homérique είαμεναί, dont la valeur « paysagique » est bien établie : un bassin de prairies humides et planté d'arbres 68 ; c'est ce que disent explicitement Eustathe et les scholies de Denys le Périégète : τέμπεα τουτέστι δάση και ελη. On peut en conclure que τέμπη désigne une dépression ou un défilé abondamment arrosé, par un cours d'eau le plus souvent, et où pousse une végétation dense 69. Selon R. Baladié, « le terme est d'étymologie obscure 70, entré tardivement dans la langue, puisqu'il est ignoré d'Homère et que sa plus ancienne attestation provient d'Hécatée de Milet (FGrH 1 frgt 133). Le plus souvent employé au pluriel, il se trouve au singulier dans Schol. Euripide, Phén., 600 (repris par

65. Sur ce point, les observations faites sur les variations du cours du Titarèse dans la plaine de Tyrnavo, qu'on peut déduire des observations géomorphologiques et des textes, notamment de l'inscription IG IX 2, 521, qui mentionne explicitement cette rivière sous le nom d'Europos (cf. ma communication « Modèles de l'archéologie des cités à l'archéologie du paysage », Colloque « La cité grecque et son territoire », Athènes, 1991, à paraître), ont pu conduire à enregistrer des changements de la position du confluent, mais ne permettent pas de douter qu'il était situé dans la plaine orientale. 66. De là sont venues toutes les difficultés que les modernes se sont données à propos de Phalanna : faute de comprendre ce que Strabon désigne exactement par l'expression « la région de Perrhébie qui est près des Défilés », ils ont été conduits à chercher Phalanna aussi près que possible du seul Tempe qu'ils connaissent et proposent donc de la situer soit à Tatar Magoula, soit à Kastri Tyrnavou. 67. Il est clair que les auteurs de dictionnaires ont considéré que le sens « générique », attesté seulement par des auteurs tardifs, avait été tiré du nom propre, mais c'est, à mon avis, le contraire qui est vrai. Car nier cet emploi générique originel du mot Tempe serait aussi absurde que de croire que les toponymes Bogaz, Cluse ou Kleisoura des différentes provinces où l'on parlait le turc, le français ou le serbe, n'ont jamais désigné qu'un seul défilé et que le nom propre a engendré le nom commun. Ainsi, au témoignage des voyageurs du XIXe siècle, le mot Bogaz désigne aussi bien Tempe que, par exemple, le défilé situé en amont de Tyrnavo. Certains géographes « en chambre » et philologues ont cependant commis cette faute. F. Stàhlin lui-même, qui comprend bien que Bogaz est un toponyme générique (cf. Thessalien, p. 17, n. 4), admet la possibilité que Tempe ne désigne pas seulement le défilé situé entre Olympe et Ossa, Thessalien, p. 11, n. 9, et il cite les principaux emplois du terme. Mais il ne comprend pas que l'expression Δώτια τέμπεα (Dionys. chez Etienne de Byzance, s. ν. Δώτιον) ne désigne pas forcément ni exclusivement « notre » Tempe, mais peut s'appliquer aussi aux autres cluses qui permettent d'entrer et de sortir de la plaine de Larissa : Bogaz, Kalamaki, défilé de Crannon vers Doxaras, passe d'Agia, au moins. On mettra en parallèle l'expression de Lycophron, les Δωτίου πύλαι, Alex., v. 410 (F. Stâhlin fait lui-même le rapprochement sans l'exploiter) ; il en va de même pour les θεσσαλικά τέμπεα (Elien, Var. Hist., III, 1). 68. Cf. G. Rougemont, 1983, « Le pâturage d'été de Trachis : Sophocle, Trachiniennes, v. 188 », RPhil 57, p. 285- 289. 69. Telle est la définition à laquelle est arrivé R. Baladié, dans les discussions que nous avons eues sur ce mot ; v. maintenant l'édition du livre IX, lexique des noms de lieux, s. v. « Tempe ». 70. Cf. P. Chantraine, 1968-80, Dictionnaire étymologique, Paris, s. v., et H. Frisk, 1960-1973, Griech. Etyrn. Wôrterbuch, Heidelberg, s. v., qui évoquent l'un et l'autre, sans le retenir sérieusement, un rapprochement avec τέμνω ; Bailly, Dictionnaire, rapproche τέμπη de ταπεινός, « bas-fonds ». LE PÉNÉE DE STRABON 47

Etymologicum Magnum, 527, 46). Il existe aussi les adjectifs dérivés τεμπώδης (Eustathe, ad Dion., v. 1017) et Τεμπείτας (/G, IX 2, 1034) du IIIe siècle av. J.-C. 71. Il semble donc bien que ce soit un mot dialectal thessalien ». On a au moins un exemple dans lequel le terme est appliqué à d'autres défilés thessaliens que le Tempe fameux qui a fait tant d'impression sur les Anciens et qui a marqué nos mémoires : déjà Hécatée de Milet, dans une notice transmise par Etienne de Byzance, désignait sous ce nom une partie de la Thessalie où se trouvait Crannon 72. Nous sommes très loin du passage qui se trouvait entre Olympe et Ossa, très loin même du cours du Pénée. On doit reconnaître dans cette évocation sans aucun doute le bassin de Crannon lui-même, avec aussi, toute proche de la cité, la passe de Doxaras qui fait communiquer ce bassin avec la vallée de l'Énipeus. C'est l'une des voies les plus importantes pour qui veut sortir de la plaine de Larissa, celle-là même où l'on a fait passer la ligne de chemin de fer Larissa-Athènes. Évidemment, le terme a été repris par les auteurs : je citerai seulement un emploi (qui peut être métaphorique) chez Théocrite, I, 67, et Cicéron, ad Att., 4, 15, 5, mais surtout les Τέμπεα Δάφνης, dans Denys le Périégète, v. 916, (v. aussi 219 et 1017), pour une région au paysage tout à fait semblable à celui des passes thessaliennes 73. On connaît, bien sûr, des exemples aussi dans la prose tardive, par exemple chez Philostrate, Epist., 16, les Τέμπη της Κιλικίας chez Nicéphore Bryennos, I, 21, les Τέμπη του Αίμου dans Annam., 1. 7, etc. Comment ne pas voir que ces emplois ne dérivent pas seulement des attestations poétiques des auteurs hellénistiques, mais aussi d'un usage du terme qui se trouvait bien plus tôt chez des prosateurs comme Hécatée ? À quoi il faut certainement ajouter, pour ce qui concerne la Thessalie, les emplois topiques que l'on doit supposer répandus chez les habitants de toute la région, à partir des quelques témoignages rassemblés ci-dessus. La question qui se pose est de savoir si Strabon a connu ce sens générique, ou si même il a eu conscience qu'il existait. L'exemple du sens restreint, appliqué au seul exutoire du Pénée vers la mer, vient de loin, puisqu'il figure dans Hérodote, en VII, 173. Rien ne nous assure cependant qu'Hérodote avait limité lui-même l'emploi du mot : il n'avait qu'un seul défilé à mentionner, et c'était celui-là. Mais on peut bien penser que la fortune littéraire du nom propre Tempe vient de cet emploi précis. Cet usage a prédominé, au moins dans les écrits des auteurs qui ont le mieux survécu jusqu'à nous. En ce qui concerne le texte de Strabon, et même en admettant que l'usage constant du mot Tempe en son temps soit celui d'un nom propre, il me paraît difficile de soutenir qu'il ne représente que des références au seul défilé proche de la mer. Peut- être, en réalité, faut-il apercevoir dans son texte, en certains passages 74, une ambiguïté involontaire, ou plutôt un quiproquo intéressant : alors que les sources de Strabon devaient utiliser le terme générique, en son sens premier, chaque fois que de besoin, Strabon ne s'en est en fait pas aperçu, mais il a retransmis le

71. Ce dernier adjectif est connu comme épithète d'Apollon dans plusieurs dédicaces : IG, IX 2, 1034 provenant non pas de Gyrton (fausse attribution et fausse localisation), mais de Larissa, à laquelle il faut ajouter maintenant la dédicace trouvée à Larissa également, publiée par A. Doulgéri-Intzessiloglou, 1984, Thessalika Chronika 18, p. 71-82, et une autre qui a été simplement signalée par A. S. Arvanitopoulos, PAAH 1915, p. 171-172, venant de Crannon. 72. Hécatée, Κράννων πόλις της Θεσσαλίας της Πελασγιώτιδος έν τοις Τέμπεσιν ώς Εκαταίος Εύρώπηι, dans F. Jacoby, FGrH, I, F 133 (cité par F. Stahlin, 1924, Thessalien, p. 111, n. 10 et 112, n. 3) avec ce commentaire p. 344 : « Έν τοις Τέμπεσιν est en contradiction avec la situation réelle (de Crannon) au pied de la chaîne de collines qui, en s'étirant vers le nord-ouest jusqu'au Pénée, forme avec les collines qui s'avancent depuis le nord le défilé de Kalamaki. La dénomination du Κραννώνιον πεδίον comme Κραννώνια τέμπεα ou la mécompréhension d'une tournure poétique est invraisemblable. Hécatée avait-il indiqué le point cardinal (= le nord ?), ou Etienne a-t-il confondu avec la cité (Crannon), plus connue, un lieu homonyme mentionné seulement par Hécatée dans la région de Gyrton ? » On voit à quelles suppositions on est conduit en négligeant de comprendre que τέμπεα peut être un nom commun d'un emploi fréquent, dont le Thésaurus Linguae Graecae et le LSJ sont de bons témoins. 73. Sur la ressemblance des paysages de la vallée de l'Oronte avec ceux de la Macédoine (on peut ajouter aussi ceux de la Thessalie), cf. P. Bernard, 1995, « Une légende de fondation hellénistique : Apamée sur l'Oronte d'après les Cynégétiques du pseudo-Oppien », Topoi 5, p. 353-382. 74. Il ne s'agit évidemment pas des cas où Strabon parle explicitement du défilé entre Olympe et Ossa, dans les passages comme VII, frgt 14 etc., qui sont examinés plus loin dans la présente étude. 48 Β. HELLY terme « authentique ». Peu importe, donc, à mon avis, que Strabon, dans ces cas-là, ait eu en tête la seule acception qu'il connaissait du mot : en fait, nous ne pouvons pas nous en contenter. Il n'y a en conséquence rien d'extraordinaire à identifier les Tempe proches de Phalanna avec les défilés qui se trouvent aussi à la sortie des montagnes de Perrhébie et qui définissent aujourd'hui pour nous la situation de Damasi. On y trouve précisément, entre Vlachogianni et Tyrnavo, entre Koutsochéro et Damasi, tout au long du Titarèse et du Pénée, le même paysage caractéristique de bassins humides et de ripisylve abondante. Ainsi compris, le passage de Strabon qui nous occupe fournit, à mon avis, un argument très pertinent pour fonder une proposition relative à la localisation de Phalanna sur le site antique et médiéval de Damasi 75.

« Certains ont prétendu qu'Orthé... »

La cité perrhèbe appelée Orthé par Homère ne se confond absolument pas avec la cité thessalienne d'époque historique Orthai ou Orthoi, qui était située à Kédros, au sud de Philia, au débouché du défilé par lequel le Sophaditikos sort du Pinde pour entrer dans la plaine. J'ai établi la différence entre les témoignages se rapportant soit à l'un soit à l'autre de ces établissements, que les historiens et archéologues avaient confondus les uns avec les autres (encore récemment), dans mon étude sur « Une liste des cités de Perrhébie » 76. Les fouilles de C. Intzessiloglou au site antique proche de Kédros, avec notamment la découverte de monnaies de bronze des Όρθιέων, en assurent désormais l'identification 77. On peut bien admettre en revanche que les Phalannéens revendiquaient d'habiter sur le site d'une ville protohistorique qu'ils identifiaient comme l'Orthé du Catalogue des vaisseaux, dans le royaume de Polypoïtès, entre Argoussa et Oloosson. La localisation que je propose de Phalanna à Damasi répond au sens que donne le toponyme Orthé : c'était très probablement le nom du piton rocheux qui barre la vallée du Titarèse au- dessus du village de Damasi et qui porte des vestiges de fortifications antiques sous les murs d'une puissante forteresse médiévale.

Larissa, les crues du Pénée et sa défluviation dans le bassin oriental

Dans les zones basses de la plaine orientale, les Perrhèbes ont laissé la place aux Lariséens. Strabon évoque alors les crues du Pénée et leurs conséquences : IX, 5, 19 : Οι μεν οΰν Περραιβοί καταδυναστευθέντες υπό των Λαπιθών εις την όρεινήν άπανέστησαν οί πλείους την περί Πίνδον και Αθαμάνας και Δόλοπας, την δε χώραν και τους ύπολειφθέντας των Περραιβών κατέσχον Ααρισαιοι, πλησίον μεν οίκούντες του Πηνειού, γειτνιώντες δ' έκείνοις, νεμόμενοι δέ τα εύδαιμονέστατα μέρη των πεδίων, πλην ε'ί τι σφόδρα κοίλον προς τη λίμνη τη Νεσσωνίδι, εις ην ύπερκλύζων ό ποταμός άφηρειτό τι της αρόσιμου τους Λαρισαίους* άλλ' ύστερον παραχώμασιν έπηνώρθωσαν Λαρισαίοι. Οΰτοι δ' οΰν κατειχον τέως την Περραιβίαν και φόρους έπράττοντο, εως Φίλιππος κατέστη κύριος των τόπων. « Les Perrhèbes, dominés par les Lapithes, durent, pour la plupart, se retirer dans la région montagneuse du Pinde habitée par les Athamanes et les Dolopes. Quant au plat pays et à ceux des

75. Je développe cette proposition, avec d'autres arguments à l'appui, dans mon étude sur les cités de la plaine orientale de Thessalie. 76. Parue dans La Thessalie, Actes de la Table ronde Lyon 1975 (1979), p. 182-184. Je considère comme caractéristique la prise de position de B. Lenk, dans RE XVIII, 2, s. v. « Orthe », col. 1434-1435 (répétée RE, XIX, 2, s. v. « Phalanna », col. 1618) ; pour Lenk, et bien d'autres encore aujourd'hui, la notice de Strabon est naturellement fausse : « Nun ist die Notis Strabons ganz beilàufig und O. war zweifellos nicht nur eine Akropolis, sondern eine ganz selbststàndige Siedlung » ; Orthé est une cité perrhèbe attestée à l'époque historique, pense-t- il fermement, en citant la liste des théorodoques de Delphes, les monnaies avec l'ethnique Όρθιέων, etc., tous témoignages qui se rapportent à Orthé de Thessaliotide. 77. Cf. mon étude « Incursions chez les Dolopes », 1992 ( art. cit. n. 35), p. 78-79. LE PÉNÉE DE STRABON 49

Perrhèbes qui y étaient restés, ils tombèrent au pouvoir des gens de Larissa qui habitaient près du Pénée et qui étaient leurs voisins ; ces Larissaiens avaient en partage les parties les plus fertiles de ces plaines ; ne faisait exception que toute la zone très encaissée qui avoisine le lac Nessonis, dans lequel pénétrait le fleuve quand il débordait, privant les Larissaiens d'une partie de leurs terres de labour. Ce n'est que par la suite qu'ils arrivèrent, à l'aide de levées de terre bordant le fleuve, à corriger cette situation. Ce qui est sûr, c'est que ce sont eux qui occupèrent la Perrhébie et y levèrent des tributs, jusqu'au jour où Philippe fut le maître de ces régions. » Plusieurs éléments de ce passage demandent à être commentés avec précision.

« ne faisait exception que toute la zone très encaissée qui avoisine le lac Nessonis... »

La localisation du lac Nessonis est maintenant établie par les études que nous avons récemment menées sur l'ensemble du bassin hydrographique de la plaine orientale 78. Ce lac Nessonis se trouvait non pas au nord-est de Larissa, comme on l'a soutenu jusqu'à présent (secteur dit de Gioulbéri ou Karatchaïr), mais à l'est de Larissa (secteur entre Élefthérai et le débouché du bassin d'Agia) ; nous avons reconstitué ainsi le modèle de la défluviation qui conduisait les eaux du Pénée, à chaque crue, à se déverser dans ce bassin par l'Asmaki (considéré lui-même comme un bras du Pénée). Cette identification conduit à traduire l'expression que Strabon utilise en ce passage d'une manière plus conforme à la situation géographique : πλην ε'ί τι σφόδρα κοίλον doit être rendu, à mon avis, par « la partie la plus enfoncée (ou déprimée) du bassin, du côté du lac Nessonis ».

« à l'aide de levées de terre bordant le fleuve... »

On ne peut pas dire, comme l'a fait R. Baladié 79, que ce système de digues a été reconstitué à l'époque moderne, pour plusieurs raisons. De Larissa à sa sortie de la plaine par le défilé de Rhodia, le cours actuel du Pénée est tout à fait récent et artificiel, il est entièrement dessiné par les travaux engagés depuis le début de ce siècle. Les digues actuelles ont été construites au début de ce siècle seulement : la carte grecque de 1910 n'en montre encore qu'une toute petite section, entre Larissa et Koulouri. Tout le programme d'endiguement du Pénée a été préparé par un rapport établi pour le gouvernement grec par un ingénieur du Gouvernement italien, G. Nobile, 1914, Rapport de la Commission des travaux hydrauliques de Thessalie ; études des travaux de protection contre les inondations et de drainage (en grec), Athènes. Il existait quelques éléments construits antérieurement par les autorités turques, mais ceux-ci se trouvaient dans la plaine occidentale. Les descriptions de cette partie du cours du Pénée qu'on trouve dans l'ouvrage de M. Sivignon ne se rapportent en fait qu'à la situation moderne, soit à peu près les cent dernières années. Mais il y a plus : nous avons pu établir que le cours antique du Pénée, au nord de Larissa, était très différent de l'actuel jusqu'à une époque récente. À partir de Larissa, il montait en fait vers le nord-est et non vers le nord, vers le secteur d'Omorphochori moderne, où il était pratiquement capté par l'Asmaki : c'est par là que se faisaient les déversements dans le Nessonis. Au-delà d'Omorphochori, le Pénée longeait ensuite le bord des collines de Chasambali puis le rebord de la terrasse de Girtoni (moderne), jusqu'à son entrée dans le défilé de Rhodia. Les vestiges de ce lit fossile, avec méandres et ox-bow, sont encore bien visibles sur le terrain, et une des branches a pu être datée. Pour tout ceci il faut renvoyer à l'étude déjà citée, dont j'extrais ici les observations qui suivent 80 : « À l'est de Koulouri, se détache un paléochenal sinueux dont les caractéristiques en plan rappellent celles du Pinios ; il est probable qu'il s'agit d'un ancien cours du fleuve attiré vers la zone de subsidence maximale qui est localisée au pied de l'escarpement de Girtoni. En juillet 1990, une tranchée profonde de

78. Étude citée n. 19. 79. O.c, p. 178, n. 1, qui précise : « Ce système de digues a été reconstitué à l'époque moderne et s'étend d'Argoussa, qui est en amont de Larissa, jusqu'aux gorges de Rhodia. » 80. Étude citée n. 19. 50 Β. HELLY

1,50 m a permis d'observer une coupe continue entre le versant de Phasoula et un fossé qui draine le paléochenal ; elle entaillait un limon beige riche en fragments de roseaux. Un chenal, invisible en surface, était remblayé par des sédiments fins organiques contenant des fragments de substratum argileux (rapportés) et de la céramique commune (non datable par la simple observation). La datation d'une branche d'arbre située à la base du niveau organique a donné 655+/-250 B.R (Ly 5350) soit 890 à 1805 A.D. après correction dendrochronologique. Ce chenal était lui-même fossilisé par 60 cm de colluvions caillouto- limoneuses originaires du versant situé à une distance de 40 m. Ce chenal daté est lui-même antérieur au paléochenal du Nessonis identifié sur les cartes, qui est très probablement d'âge moderne ; le "lac Nessonis" (appellation et localisation modernes) a donc non seulement été le champ d'expansion des crues du Pinios, mais il peut être aussi considéré comme un espace de défluviations susceptibles d'avoir accéléré le remplissage sédimentaire de cette partie du fossé à l'Holocène et, de ce fait, d'avoir masqué les dépôts alluviaux holocènes plus anciens ainsi que les preuves de la néotectonique. » Le Titarèse a été lui aussi endigué à l'époque moderne, et son cours rectifié pour conduire les eaux le plus directement possible vers le défilé de Rhodia, à l'entrée duquel il conflue avec le Pénée. Dans l'Antiquité, au contraire, il était attiré vers le sud par la dépression créée par la faille de Girtoni, et son confluent avec le Pénée se situait 4 à 5 km au sud de l'actuel 81. On ne possède en tout cas aucune indication ni observation archéologique permettant de parler de travaux antiques sur le Pénée dans le bassin oriental de la Thessalie au nord de Larissa : d'ailleurs, dans cette direction, le territoire de Larissa ne s'étendait guère au delà du village moderne de Koulouri. Il n'en est pas question non plus, à mon avis, sur le cours de l'Asmaki, qui est un véritable cours d'eau, sinueux et encaissé, comme le montre l'étude d'un texte de Tite-Live relatif à la bataille des Sténa, en 171 av. J.-C. 82. Les travaux des Larisséens dont témoigne Théophraste, De causis plantarum, V, 14, 2, que j'ai mentionné et commenté en étudiant le territoire de Larissa 83, ont pu porter soit sur le secteur où l'Asmaki est le plus proche du Pénée (région d'Agia Sophia Magoula), soit plutôt sur la partie la plus orientale du bassin, au bord de l'ancien lac Nessonis et dans la région de Kastri et de Niamata. Cependant l'évaluation de ces textes antiques doit être faite avec prudence, comme nous l'avons écrit dans l'étude déjà citée : « Ce témoignage [celui de Tite-Live, indiquant que le secteur correspondant à l'ancien Nessonis était asséché au début de l'été 171 av. J.-C] fait écho à celui du philosophe Théophraste, qui déjà à la fin du IVe siècle av. J.-C. signalait un retrait important des eaux dans la région et sur le territoire de Larissa : "À cette époque, comme l'eau s'étendait beaucoup et que la plaine était dans l'état d'un marécage, l'air était plus distendu et la région plus chaude ; mais quand les eaux furent repoussées et empêchées de se réinstaller, la région se refroidit et les gelées devinrent plus nombreuses..." (De causis plantarum, V, 14, 2) 84. Les textes de Strabon et de Théophraste montrent que les paysages de la plaine thessalienne étaient plus secs qu'on ne l'a souvent dit. Mais nos deux auteurs rapportent le retrait des eaux à des actions humaines ; cela pose un problème sur lequel nous aurons à revenir, celui d'évaluer les conséquences effectives des interventions anthropiques sur le paysage thessalien. On peut bien en effet supposer que depuis la plus haute Antiquité les hommes ont cherché à contrôler l'extension des eaux de la cuvette thessalienne par des travaux incessants, dont l'aboutissement sera l'assèchement définitivement réalisé seulement à l'époque moderne, au début des années 1960. Mais peut-on accepter sans examen l'affirmation que l'action humaine a pu entraîner des changements climatiques et écologiques aussi importants que ceux qu'on trouve signalés par

81. Sur les paléochenaux du Titarèse en aval du défilé de Bogaz et sur la restitution de son cours probable dans l'Antiquité, conduisant à situer son confluent avec le Pénée quelques km au sud de l'actuel, à la hauteur du village moderne appelé Girtoni (suite à une fausse localisation de la cité antique de Gyrton), cf. l'étude citée n. 19 et les observations d'E. Fouache, dans B. Helly, R. Caputo, E. Fouache, P.-G. Salvador, B. Tamru, 1997, « Étude de la dynamique des écosystèmes et systèmes sociaux méditerranéens dans la plaine orientale de Thessalie (Grèce) : l'apport de la télédétection », Photointerprétation, p. 127-140. 82. Cf. sur ce texte et l'identification du champ de bataille au bord de l'Asmaki, B. Helly, L'État thessalien, p. 264- 272. 83. B. Helly, 1984, « Le territoire de Larissa : extension, limites et organisation », Ktèma 9, p. 213-234. 84. Le même phénomène a été observé par les habitants de la plaine dans les années soixante, après l'assèchement définitif du lac. LE PÉNÉE DE STRABON 5 1

Théophraste ? Quel a été le rôle du climat dans ces évolutions ? C'est ce que les historiens ne sauraient dire à partir des seuls documents écrits dont nous disposons. »

« Oloosson et Élôné... Leimôné »

Strabon énumère ensuite un certain nombre de cités installées dans cette partie de la Thessalie, y compris les secteurs montagneux du Bas-Olympe : IX, 5, 19 : Και Όλοοσσών δέ, λευκή προσαγορευθείσα άπό του λευκάργιλος εΐναι, και Ήλώνη, Περραιβικαί πόλεις, και Γόννος/Η δ' Ήλώνη μετέβαλε τούνομα, Λειμώνη μετονομασθεισοτ κατέσκαπται δέ νυν αμφω δ1 υπό τω Όλύμπω κείνται ου πολύ απωθεν του Εύρώπου ποταμού, ο ν ό ποιητής Τιταρήσιον καλεί. « Quant à Oloosson, appelée Blanche en raison de son terrain d'argile blanche, et à Élôné, ce sont des villes perrhèbes, de même que Gonnos. Mais Élôné a changé de nom contre celui de Leimoné, et elle est, de nos jours, en ruines. Toutes les deux sont situées au pied de l'Olympe, non loin du fleuve Europos que le poète appelle Titarese. » On tire de ce texte les trois éléments à partir desquels il faut raisonner pour établir la localisation d'Hélôné-Leimôné : premièrement, la ville est dite ύπό τω Όλύμπω, comme Gonnoi, et sans doute aussi Oloosson et Mopsion (celle-ci est mentionnée en IX, 5, 22, hors de tout contexte géographique, à partir d'une « fiche » tirée de Hiéronymos de Cardia), ce qui veut dire qu'elle est en piémont, au-dessous de l'un ou l'autre des contreforts du Bas-Olympe ; deuxièmement, elle n'est pas très éloignée du Titarese ; qu'il s'agisse du Titarese actuel, la rivière de Tyrnavo, ou de l'émissaire de la source Mati, puisque l'un et l'autre cours d'eau portait ce nom, l'information est avérée ; enfin elle est, comme l'indiquent ses deux noms successifs, dans une région de marécages. Je cite ici un passage de l'étude que j'ai consacrée à la localisation de Mopsion et de Leimôné 85 : « Parmi les trois sites repérés dans la région du Titarese et du Pénée qui nous occupe, celui de Rhodia est désormais clairement identifié : il s'agit de Mopsion. Reste à identifier les cités installées sur les deux autres. Le site le plus au nord, celui d1 Argyropouli, convient au mieux, semble-t-il, pour localiser Leimôné, une cité dont Strabon nous dit qu'elle était "sous le Bas-Olympe" 86. Encore faut-il se livrer à quelque contre-épreuve qui permette de répondre à toutes les objections que cette proposition peut amener. Les trois sites centraux reconnus dans la basse vallée du Titarese sont tous les trois caractérisés comme relativement proches du Titarese, que ce soit Argyropouli et Phalanni, comme aussi Rhodia, qui se trouve dans le défilé du Pénée. Mais, d'autre part, des trois sites, deux seulement peuvent répondre à la précision "sous l'Olympe", celui d'Argyropouli et celui de Rhodia, et non celui de Phalanni, qui est plus au sud dans la plaine. Enfin, et encore une fois en se distinguant de Rhodia, les sites d'Argyropouli et de Phalanni ont l'un et l'autre un territoire qui pouvait être occupé par des marécages (caractéristique du paysage qui devrait correspondre au sens du toponyme Leimôné), soit à proximité de la grosse résurgence de Mati, au nord, soit dans la basse plaine, qui était facilement inondable par le Titarese et le Pénée. « Le site du défilé de Rhodia ne peut être pris en compte pour l'identification avec Leimôné, puisqu'il est identifié comme étant celui de Mopsion. Reste donc à choisir, pour retrouver Leimôné, entre les deux sites de Phalanni et d'Argyropouli. L'argument qui me paraît ici décisif, et que je tire, comme mes prédécesseurs, des témoignages antiques, tient à la situation de Leimôné, "sous l'Olympe", qui ne convient pas pour le site de Phalanni. Par conséquent, on est amené, au moins par hypothèse, à identifier l'établissement antique d'Argyropouli, installé au pied du Bas-Olympe, avec la cité de Leimôné et à localiser Kondaia sur le site central le plus proche de Larissa, installé en plat-pays, celui de Phalanni.

85. Cf. note 65. 86. Sur ces informations, les modernes ont eu peu de travail à faire : aussi bien Georgiadis que Lolling, suivi par Stàhlin, en ont conclu sans détours qu'il faut localiser Hélôné-Leimôné au Kastro d'Argyropouli. Cf. N. Georgiadis, 1880, Θεσσαλία, Athènes, p. 260 ; F. Stàhlin citant Lolling (Urbaedeker, p. 150), Thessalien, p. 32 et n. 6 ; W. M. Leake, 1835, Travels, avait vu le Kastro d Argyropouli, mais depuis la route de Mélouna, au- dessus de Ligaria, Travels, III, p. 352 ; il a proposé d'y placer Phalanna, Travels, IV, p. 298. 52 Β. HELLY

« L'analyse géographique fait apparaître que Kondaia et Leimôné sont les deux sites centraux les plus "fragiles" dans le réseau des cités de cette région. De fait, même s'ils sont situés l'un et l'autre sur des axes de communication, ils ne constituent pas des étapes intéressantes sur ces routes 87, car ils sont trop proches de cités importantes : Argyropouli-Leimôné est à moins de 6 km de Rhodia-Mopsion, Kondaia-Phalanni est situé à environ 8 km au nord de Larissa 88. Ces cités devaient donc subir l'attraction de leurs puissantes voisines et il n'y aurait rien d'étonnant à supposer qu'elles aient perdu leur autonomie ou même qu'elles aient cessé d'exister avant la fin de l'époque hellénistique, ce que Strabon atteste pour Leimôné. « Une fois qu'on a établi que Mopsion doit être identifié avec le site central installé dans le défilé de Rhodia, et que Kondaia doit correspondre aux ruines d'un établissement antique repéré depuis longtemps près du village de Phalanni (Tatari), 8 km au nord de Larissa, il devient possible de reconstruire, à l'aide du modèle géographique que nous avons défini, les territoires que l'on peut théoriquement attribuer à chacune des cités de ce coin de la plaine thessalienne. »

Le Titarèse, principal affluent du Pénée

IX, 5, 20 : Λέγει δέ και περί τούτου και περί των Περραιβών έν τοις έξης ό ποιητής όταν φή· "Γουνεύς δ' έκ Κύφου ήγε δύω και είκοσι νήας. Τω δ' Ένιήνες εποντο μενεπτόλεμοί τε Περαιβοί, οι περί Δωδώνην δυσχείμερον οίκί' εθεντο, [οϊ τ'] άμφ' ίμερτόν Τιταρήσιον εργ' ένέμοντο." « C'est de ce fleuve et des Perrhèbes qu'il est question dans le passage suivant du poète, où il dit : "Gouneus avait amené de Kyphos vingt-deux navires. Il était accompagné des Énianes et des Perrhèbes, guerriers valeureux, à la fois ceux qui avaient établi leurs demeures près de Dodone, où règne un hiver inclément, et ceux qui cultivaient la terre aux bords charmants du Titarèse" (Iliade, II, 748-751). »

Strabon consacre au Titarèse un développement assez détaillé, non seulement parce que cette rivière est déjà évoquée par Homère, mais aussi parce qu'elle sert de repère à tout le domaine des Perrhèbes. IX, 5, 20 : Τα δ' ορεινότερα χωρία προς τω Όλύμπω και τοις Τέμπεσι τους Περραιβούς, καθάπερ τον Κύφον και την Δωδώνην και τα περί τον Τιταρήσιον, ος έξ όρους Τιταρίου συμφυούς τω Όλύμπω ρέων εις τα πλησίον των Τεμπών χωρία της Περραιβίας αυτού που τας συμβολας ποιείται προς τον Πηνειό ν. « Les villages les plus enfoncés dans la montagne près de l'Olympe et des Défilés appartenaient aux Perrhèbes : c'était le cas de Kyphos, de Dodone et des villages de la vallée du Titarèse. Celui-ci a sa source dans le mont Titarion qui est une ramification de l'Olympe ; il pénètre dans les cantons de Perrhébie proches des Défilés et non loin de là il fait sa jonction avec le Pénée. »

87. Il existait une voie de communication importante qui conduisait de Larissa à Gonnoi et Tempe par le défilé de Rhodia : c'est elle qui est évoquée par Tite-Live quand il situe Mopsion à mi-chemin entre Larissa et Gonnoi. Sur cette route, avant qu'elle entre dans le défilé de Rhodia, devait se brancher une route de piémont qui conduisait, par Argyropouli, vers le col de Mélouna et Oloosson (ce tracé ne correspond en rien à celui que les voyageurs ont emprunté à l'époque moderne, de Larissa à Tyrnavo vers le col de Mélouna ; c'est pourtant cet itinéraire qu'ils ont retenu comme route antique ; mais, dans l'Antiquité, Tyrnavo n'existait pas !). Ni Kondaia, ni Leimôné ne figurent sur aucun des itinéraires militaires hellénistiques que nous pouvons placer dans la plaine de Tyrnavo. C'est un point important, mais il faut pouvoir montrer aussi que les deux villes n'ont aucune raison de figurer sur ces itinéraires. Dans le cas de Leimôné, le silence des sources s'explique probablement par l'information de Strabon : la ville était ruinée ; si elle subsistait comme simple kômé, son intérêt stratégique était pour ainsi dire nul. Dans le cas de Kondaia, il faut sans doute compter avec la proximité de Larissa, qui a pu détourner un agresseur éventuel et le pousser à s'écarter de la ville pour passer plus au nord : cela doit notamment avoir été le choix de Persée en 171 av. J.-C, quand il « descendit » en Thessalie. Passant par la vallée du Titarèse et Phalanna, il traversa la plaine en diagonale, pour se rendre à Gyrton, à Elateia et à Gonnoi. Son itinéraire le conduisait à franchir le Pénée au nord de Phalanni-Tatar Magoula, pour gagner, par le sud de l'Érimon, la plaine de Tempe. Nous pouvons le suivre dans cette direction, jusqu'à Gyrton et Elateia. 88. Je rappelle que le modèle est établi sur une distance entre cités d'environ 10 km, mais que ce chiffre n'est qu'une moyenne théorique. LE PÉNÉE DE STRABON 53

Une fois de plus, il ne s'agit pas de ce que nous appelons Tempe, mais du défilé ou des défilés qui permettent au Titarèse de déboucher dans la plaine de Tyrnavo depuis les cantons montagneux du nord- ouest de la Thessalie. D'abord les défilés du Sarantaporos (appellation moderne du Haut Titarèse), en particulier ceux d'Azoros (en aval de la plus méridionale des cités de la Tripolis) et de Képhalovryso, près duquel se trouvait la cité perrhèbe de Malloia (Oloosson ne se trouve pas sur cette rivière, mais sur un affluent), puis celui de Damasi (appelé aussi Bogaz, ou défilé de Tyrnavo). De même la mention de l'Olympe en ce passage renvoie aussi bien au versant occidental de l'Olympe, au-dessus de Pythion, Élasson et de la moyenne vallée du Titarèse, qu'au versant méridional qui domine la plaine de Tyrnavo- Rhodia, celle de Gonnoi et notre Tempe. Il faut donc bien traduire en conséquence : « Les villages les plus enfoncés dans la montagne, du côté de l'Olympe et des Défilés appartenaient aux Perrhèbes : c'était le cas de Kyphos, de Dodone et des villages de la vallée du Titarèse. Celui-ci a sa source dans le mont Titarion qui est une ramification de l'Olympe ; il pénètre dans les cantons de la Perrhébie proches des Défilés et non loin de là fait sa jonction avec le Pénée. » Je ne reviendrai pas ici sur la particularité que les auteurs, depuis Homère, ont attribuée au confluent du Titarèse et du Pénée, les eaux du premier, huileuses, chargées de sédiments argileux, ne se mélangeant pas avec celles du second, limpides et transparentes. Le confluent actuel, à l'entrée du défilé de Rhodia, est artificiel, et résulte des travaux modernes d'endiguement des deux cours d'eau 89. On notera d'autre part que Strabon est ici étrangement muet sur la Dodone homérique du domaine des Perrhèbes ; c'est qu'il a déjà posé (en VII, frgt 14 etc.) qu'il existait une Dodone thessalienne, proche de Scotoussa, siège du sanctuaire de Zeus Phégônaios, qui a été transporté secondairement en Thesprotie, où se trouvait la Dodone qui nous est bien connue.

L'exutoire du Pénée hors de la plaine, position de Gyrton

IX, 5, 20 : Δια δέ το αναμιξ οίκεΐν Σιμωνίδης Περροαβούς και Λαπίθας καλεί τους Πελασγιώτας απαντάς, τους τα έωα κατέχοντας τα περί Γύρτωνα καί τας έκβολας του Πηνειού και "Οσσαν καΐ Πήλιον και τα περί Δημητριάδα και τα εν τω πεδίω, Λάρισσαν, Κραννώνα, Σκοτούσσαν, Μόψιον, Άτρακα καί τα περί την Νεσσώνιδα λιμνήν και την Βοιβηίδα. « Du fait qu'ils cohabitent sur le même territoire, Simonide appelle Perrhèbes et Lapithes tous les Pélasgiotes, c'est-à-dire les peuples qui occupent les régions orientales vers Gyrton, l'issue par où s'écoule le Pénée, l'Ossa et le Pélion, les environs de Démétrias, et, dans la plaine, les territoires de Larissa, Crannon, Scotoussa, Mopsion, Atrax, les alentours du lac Nessonis et du lac Boïbéis. » Dans cette énumération, tout indique que Strabon considère dans leur ensemble tous les secteurs de la plaine orientale de la Thessalie, mais non la côte égéenne 90. Car c'était là, à l'origine, comme il l'a dit à plusieurs reprises, le domaine des Perrhèbes et d'autres peuples, Ainianes et Magnètes 91. On peut donc trouver dans le témoignage de Simonide retenu par Strabon une bonne évocation de la mosaïque de peuples qui occupaient la plaine orientale thessalienne en son temps, à un moment où l'appellation géographique de la tétrade thessalienne de Pélasgiotide commençait à prendre son sens 92. Suit l'énumération des principales cités de la Pélasgiotide (Phères n'y est pas mentionnée pour les raisons qu'on vient de dire) et la mention des lacs Nessonis et Boibé. Il est inutile de revenir ici sur les

89. Cf. les observations d'E. Fouache, dans l'article cité n. 81. 90. L'expression τα περί Δημητριάδα me paraît désigner la partie continentale de la Magnésie, celle qui est « sous le Pélion », c'est-à-dire en définitive le territoire de Phères : on sait que, dès l'époque d'Auguste, cette cité n'existe plus, que son territoire est intégré à un domaine impérial et qu'il est administré, selon toute probabilité, depuis Démétrias ; cf. sur ce point B. Helly, 1980, « La Thessalie à l'époque impériale », Mémoires du Centre Jean- Palerne II, p. 37-50. 91. Voir ci-dessous le commentaire à 5, 21 et 5, 22 sur la localisation des Magnètes. 92. Cf. sur ce point B. Helly, L'État thessalien, p. 104-105. 54 Β. HELLY caractéristiques que Strabon a données de l'un et de l'autre : on en trouvera l'interprétation dans les études déjà mentionnées ci-dessus 93.

Position de Gyrton par rapport aux « défilés »

Dans ce passage, c'est la mention τα περί Γυρτώνα και τας έκβολας του Πηνειού qui a retenu le plus souvent l'attention. Elle a conduit les modernes à considérer que Strabon, à ce moment de sa description, parlait aussi de la côte égéenne. Mais tel n'est pas le cas, à mon avis, car la mention des cités côtières vient plus loin. D'autre part, si l'on comprend ainsi l'expression, on ne peut pas expliciter clairement la plupart des notations de position qui se trouvent dans le texte de Strabon, et en particulier l'indication se rapportant à la localisation de Gyrton, que l'on rencontre déjà au livre VII et qui est répétée au livre IX pratiquement dans les mêmes termes : car il est certain que Gyrton est une cité de l'intérieur de la Thessalie. La traduction habituelle de έκβολαί par « embouchure » est donc, à mon avis, impropre voire inexacte, dans la mesure où elle fausse le sens, comme je vais le montrer à l'instant. Voyons les textes. On lit d'abord au livre VII, frgt 14 (Epit. Vaticanus), dans la description du cours du Pénée depuis sa source jusqu'à la mer, l'indication suivante : Φέρεται δ' ό Πηνειός δια των στενών τούτων έπι σταδίους τετταράκοντα, έν αριστερά μεν έχων τον "Ολυμπον, Μακεδονικόν όρος μετεωρότατον, έν δεξία δε την "Οσσαν, πλησίον των εκβολών τού ποταμού. Έπί μεν δη ταΐς έκβολαΐς τού Πηνειού έν δεξία Γύρτων ϊδρυται, Περραιβική πόλις και Μαγνητίς, έν ή Πειρίθους τε και Ίξίων έβασίλευσαν La traduction courante est la suivante : « Le Pénée traverse ces gorges sur quarante stades ayant, sur sa gauche, l'Olympe, la plus haute montagne de Macédoine, et, sur sa droite, près de son embouchure, l'Ossa. Au débouché du Pénée dans la mer, se dresse, sur sa rive droite, la ville perrhèbe et magnète de Gyrton qui eut comme roi Pirithous et Ixion ». On retrouve le même texte, pour l'essentiel, dans Eustathe (Strabon, VII, frgt 15a) : Ό Πηνειός φέρεται έν αριστερά μεν έχων "Ολυμπον, έν δεξία δε "Οσσαν. Έπι μεν δη ταίς έκβολαΐς τού Πηνειού έν δεξία Μαγνητίς πόλις ή Γύρτων, έν ή Πειρίθους τε και Ίξίων έβασίλευσαν. La note de R. Baladié à ce passage résume bien la contradiction que les modernes constatent entre l'information de Strabon et l'opinion traditionnellement acceptée sur la localisation de Gyrton : « En réalité la ville de Gyrton était située dans la grande plaine de Thessalie sur la rive droite du Pénée un peu en amont du confluent avec le Titarèse (Europos), bien avant qu'il ne s'engage dans le défilé de Tempe » ; Baladié décrivait ainsi le site de Bakrena, que Stàhlin donne, dans son livre, pour le site de Gyrton 94. Comme il est naturel, Gyrton reparaît au livre IX de Strabon, quand le Géographe traite de la Thessalie et tout d'abord en IX, 5, 19. Décrivant les domaines des princes thessaliens d'après le Catalogue des vaisseaux, il aborde en ce passage celui de Polypoïtès, avec les villes d'Argissa, de Gyrton, d'Orthé et d'Hélôné (deux vers homériques dont je donne le commentaire géographique complet en parlant de Phalanna), et il ajoute : ταύτην την χώραν μέν ώκουν οι Περραιβοί, το προς θαλάττη μέρος νεμόμενοι και τω Πηνειώ μέχρι της εκβολής αυτού και από Γύρτωνος, πόλεως Περραιβίδος. On trouve encore, en IX, 5, 20, la citation du témoignage de Simonide donné ci-dessus. Vient enfin, en IX, 5, 21, une réflexion sur les contradictions qui peuvent exister entre les sources, avec une discussion intéressante pour la méthode de Strabon, mais qui soulève une autre difficulté. Strabon y indique en effet, comme au livre VII, une distance entre Gyrton et Crannon, qui est, pour les modernes, manifestement erronée, puisqu'il l'évalue à 100 stades 95.

93. Voirn. 19. 94. R. Baladié ne connaissait pas le « repli » que F. Stàhlin a fait sur le site de Bakrena, dans RE XVI, 1,5. v. « Mopsion », col. 238, en revenant pour Gyrton à l'identification traditionnelle (Tatar Magoula dans la plaine de Tyrnavo). Mais cette localisation, pas plus que la précédente, ne convient pour situer Gyrton, on va le voir. 95. On ne doit pas séparer cette indication du contexte : car en réalité ce que Strabon veut souligner, c'est la relation qui existe, selon Homère, entre Gyrton et Crannon, en précisant qu'une commune origine mythique les rapproche l'une de l'autre. Je reviendrai sur ce texte dans l'étude consacrée à l'histoire des Magnètes en préparation avec M. Di Salvatore. LE PÉNÉE DE STRABON 55

On se trouve ainsi face à deux difficultés essentielles, que je veux examiner en détail. La première concerne la localisation de Gyrton à l'est de la Thessalie, à une des extrémités du défilé de Tempe, la seconde l'évaluation de la distance de Gyrton à Crannon. Je tenterai de résoudre la première de ces difficultés, réservant la seconde à une autre étude 96. Pour éclairer le problème, on ne tire pas grand bénéfice des récits historiques de Tite-Live sur la position de Gyrton. On apprend seulement que la cité a échappé à Antiochos III en 191 av. J.-C. 97. On voit aussi qu'elle figure sur le trajet que Persée a suivi au printemps de 171 av. J.-C, lors de sa « descente » en Thessalie : de Phalanna, les Macédoniens se rendent à Gyrton, qui une fois encore se ferme à l'arrivant, puis à Élateia et à Gonnoi 98. Venant d'une tout autre source, l'indication que la tombe d'Hippocrate se trouvait sur la route de Larissa à Gyrton n'apporte pas davantage ". On connaît bien en effet l'emplacement de Larissa comme celle des deux dernières cités de l'itinéraire de Persée ; on peut même en tirer l'idée que Gyrton est au point de jonction de deux routes, l'une qui vient de l'ouest, l'autre du sud, et que ces routes aboutissent à Tempe ; mais cela ne suffit pas pour en déduire la position de Gyrton, comme on l'aura compris en constatant que les modernes ont émis des hypothèses incompatibles entre elles sur sa localisation. Tous les éditeurs de la Géographie ont souligné qu'il existe une contradiction importante entre le témoignage de Strabon et celui des auteurs modernes, qui localisent Gyrton quelque part dans la plaine au nord de Larissa, tantôt sur la rive droite, tantôt même sur la rive gauche du Pénée. La localisation « classique » est, depuis Leake, à Tatar Magoula, dans la plaine de Tyrnavo, sur la rive gauche du Pénée ; selon une autre hypothèse, on a placé Gyrton sur le site repéré près du village de Bakrena, au pied de l'Érimon, sur la rive droite du Pénée : d'où le nom du village actuel, Gyrtoni 10° ; une troisième proposition a conduit la recherche dans la région de Makrichori, un peu au nord-est ou à l'est de Gyrtoni. Quel lien existe-t-il réellement entre ces interprétations et la géographie de cette partie de la Thessalie ? Entre ces interprétations et la version « grecque » de Strabon ? C'est dans une note de Curtius, dès 1860, que l'on trouve la meilleure expression du problème que se sont posé les exégètes de la géographie thessalienne. Curtius souligne d'abord la contradiction qu'il perçoit entre la localisation dans l'est de la Thessalie qu'indique Strabon pour Gyrton, par rapport au témoignage de Tite-Live (campagne de Persée en 171) et la localisation de la séquence Mylai-Phalanna-Gyrton dans la plaine de Tyrnavo. Il ajoute : « Im direkten Widerspruche damit steht freilich das Zeugniss des Strabon (VII, 329, f. 14 et 16, IX, 439) dass Gyrton, eine πόλις Περραιβική και Μαγνητίς, επί ταΐς έκβολαΐς του Πηνειού έν δεξία, gegen 100 Stadien von Krannon entfernt liege, ein Zeugniss, das schon an und fur sich einen unlôsbaren Widerspruch enthalt, da die Mundung des Peneios von den durch Inschriften gesicherten Stelle von Krannon iiber 300 Stadien in gerader Linie entfernt ist. Jene Entfernungsangabe passt aber selbst zu der Leakschen Ansetzung von Gyrton nicht recht, da die Magula (il s'agit de Tatar Magula) wenigstens 120 Stadien von den Ruinen von Krannon entfernt ist, lâsst sich also zur Bestimmung der Lage von Gyrton nicht wohl benutzen. Die andere Angabe, dass Gyrton an den έκβολαί des Peneios zur Rechten liege, liesse sich mit der Ansetzung bei Makrychorio vereinigen, wenn man unter έκβολαί nicht die Mundung des

96. Étude mentionnée ci-dessus n. 95, et dans laquelle j'examinerai aussi le problème, déjà posé par Strabon dans ce passage, des conflits que Crannon et Gyrton ont soutenus contre les Thraces. 97. Tite-Live, 36, 10, 2. 98. Tite-Live, 42, 54 ; pour l'interprétation de ce texte, on se reportera à L'État thessalien, p. 264-272, où j'ai présenté, sur des bases nouvelles, l'interprétation des opérations de cette première année de la troisième guerre de Macédoine. 99. Vie d'Hippocrate (Soranos), Kiihn éd., 1927, Medici Graeci, XXIII, Berlin, p. 853 ; pour interpréter ce témoignage, il faut connaître l'emplacement des deux villes ; faute d'avoir compris cette exigence, on a « inventé » une sépulture nouvelle au Père de la médecine, comme je l'ai montré dans une étude récemment publiée, Ή όδος Λαρίσας-Γυρτώνης-Τεμπών • στην αναζήτηση του τάφου του Ιπποκράτη, dans Thessaliko Himerologio 24 (1993), p. 3-17 (en grec moderne). 100. F. Stàhlin, 1924, Thessalien, p. 92 et RE VII, 2, s. v., col. 2101-2102. 56 Β. HELLY

Flusses, sondern sein Austritt aus der Ebene verstehen durfte ; allein warhscheinlich ist die ganze Notiz nur ein mit der Ansetzung von Krannon in den Tempe zusammenhângender, durch falsche Kartenzeichnung hervorgerufener Irrthum. » Ce constat fait par Curtius, et qui a été renouvelé régulièrement depuis, montre que la situation de l'information apportée par Strabon paraît désespérée 101. Pourtant je crois que Curtius avait mis le doigt sur la solution de la difficulté, en supposant que le mot εκβολή ne désignait pas « l'embouchure du Pénée ». C'est bien le sens de εκβολή ou plutôt έκβολαί au pluriel 102 qu'il faut reexaminer ici. On aurait déjà dû depuis longtemps chercher à contrôler les diverses attestations du terme pour mieux comprendre le texte de Strabon. Car les éléments de cette enquête sont tout à fait éclairants, comme on le constatera en considérant les observations qui suivent. D'après le Thésaurus, εκβολή a un sens très classique, celui d'embouchure d'un fleuve (exitus fluminis, ostium). Dans cet emploi, on en trouve partout l'attestation, depuis Hérodote, pour le Pénée précisément, εκβολή ποταμού (VII, 128) jusqu'aux glossaires tardifs. Ce sont six exemples au moins qui figurent chez Polybe 103 et on en compte 118 occurrences chez Strabon 104. Dans tous les cas, on considère le fleuve από της πηγής μέχρι των εκβολών 105, mais je noterai que l'emploi du singulier domine dans ce sens. Il ne semblerait cependant pas qu'il y ait de différences entre les deux nombres, les deux étant employés tour à tour pour le même fleuve 106. Les autres attestations, toujours au pluriel, qui se rapportent à des défilés ou à des passes, qu'ils soient occupés par un fleuve ou non, proches de la mer ou non, conduisent les philologues modernes à traduire dans un sens exactement contraire à celui d'« embouchure ». Le meilleur exemple est fourni par le passage de Strabon sur Gyrton, cité plus haut : on traduit évidemment par « Gyrton est à la sortie du défilé ». Ainsi comprend-on aussi les autres attestations du terme quand il s'en trouve. On a par exemple traduit de cette façon le texte d'Hérodote, IX, 39, relatif aux passes du Cithéron, dans les opérations qui précèdent la bataille de Platées : le Thébain Timégénidès conseille à Mardonios, qui est à Thèbes, de « garder les passes du Cithéron » (τας έκβολας του Κιθαιρώνος φυλάξαι), ce que celui-ci fait en y envoyant la cavalerie : Πέμπει την ίππο ν ές τας έκβολας τας Κιθαιρωνίδας αϊ έπί Πλαταιέων φέρουσι, τας Βοιωτοί μεν Τρεις Κεφαλαΐς καλέουσι, Αθηναίοι δε Δρυς Κέφαλος (« Π envoie la cavalerie à la sortie du défilé... »). Mais cette traduction convenue pour ce texte n'est pas bonne. Observons la situation d'un peu plus près. Le point qui est gardé par la cavalerie de Mardonios est naturellement celui qui est le plus proche de Thèbes. Ce point-là n'est la sortie du défilé, au sens où nous l'entendons, que pour les Athéniens qui viennent du sud, après qu'ils ont traversé ; pour ceux qui les

101. Cf. les observations de F. Stàhlin, 1924, Thessalien, p. 91, avec sa tentative d'expliquer l'erreur de Strabon, ibid., n. 5. 102. Pour ce pluriel qui permet de passer de l'abstrait (action de sortir) au concret (la sortie), cf. W. K. Pritchett, 1965, Studies inAncient Topography I, Berkeley-Los Angeles, p. 121. 103. Polybe, 1, 75, 8 : ή εις θάλασσαν εκβολή 3, 86, 2 ; 5, 59, 10 (l'Oronte) et 11 ; 9, 43, 2 (l'Euphrate) ; 34, 7, 5 (le Tage). 104. Information que m'a très amicalement communiquée R. Baladié ; les principales références de εκβολή dans Strabon concernent le Méandre, l'Ister (Danube), le Pô, le Rhône, le Scamandre, le Nil, le Gange et l'Indus et, naturellement, le Pénée. 105. Polybe, 34, 7, 5 (pour le Tage). 106. Consulté à ce sujet, R. Baladié a bien voulu me préciser sa position : « C'est Hérodote VII, 128-129, qui nous éclaire le mieux sur le sens que les Anciens donnaient à ce terme. On voit par le contexte que Xerxès ne veut pas seulement aller voir l'endroit précis où le Pénée se jette dans la mer, mais l'ensemble du phénomène naturel par lequel se termine son cours entre la plaine de Thessalie et la mer, c'est-à-dire la gorge et l'embouchure proprement dite, ce qu'Hérodote appelle tour à tour εκβολή (VII, 128) et plus bas (VII, 130) έξοδος ες θάλασσαν, έξήλυσις ές θάλασσαν, ou mieux encore (en VII, 129) έκροος ές θάλασσαν "écoulement hors de la plaine dans la mer". Le mot εκβολή signifiera "le fait de se déverser hors de..." ou "l'endroit où un fleuve se déverse dans...", sens impliqué dans le substantif verbal de sa racine. De là l'emploi habituel du mot pour traduire l'embouchure d'un cours d'eau. » LE PÉNÉE DE STRABON 57 attendent, c'est le point de « sortie » des Athéniens, mais dans le sens de leur propre déplacement, quand ils viennent de Thèbes, c'est une « entrée ». Il est clair que tel est le point de vue adopté par Hérodote, qui décrit un mouvement des Perses de Mardonios depuis Thèbes 107. Ainsi notre connaissance de la topographie locale et du mouvement des troupes nous amène à comprendre que la cavalerie venant de Thèbes vient se poster à ce qui est, pour eux, l'entrée du défilé. Mais c'est précisément ce point que les Grecs désignaient par le terme εκβολή, « sortie », quand on vient de la plaine ! Nos traductions modernes sont donc illogiques, si elles conduisent à rendre un même mot grec par deux expressions exactement contradictoires : une fois εκβολή, έκβολαί sont traduits par « embouchure » (i. e. « entrée » dans la mer), une autre fois par « sortie » (d'un défilé) alors qu'il s'agit pour nous de « l'entrée ». Pour surmonter cette contradiction en respectant notre perception de l'espace, il faudrait donc, dans le cas des défilés, traduire logiquement εκβολή par « entrée », comme nous traduisons le mot, quand il est appliqué à un fleuve, par « embouchure », parce que, dans notre perception des choses, il fait son « entrée » dans la mer. Il apparaît alors que les Grecs s'exprimaient dans leur lexique suivant une « logique » exactement inverse de la nôtre : à leurs yeux le fleuve « sort » des terres, comme il « sort » de la plaine par un défilé ou une passe 108, en un point qui est, dans notre perception et notre vocabulaire, une « entrée ». Un autre terme du vocabulaire grec vient confirmer l'interprétation que je propose ici de έκβολαί (interprétation que Curtius, je le rappelle, avait déjà pressentie). Puisqu'ils désignaient ainsi ce que nous appelons le point d'entrée, les Grecs devaient utiliser un autre terme que εκβολή pour désigner le point de sortie. Ce terme existe, c'est celui de διεκβολή, dont la composition, avec δια, indique clairement le sens : c'est « la sortie » une fois qu'on a traversé 109. On en trouve des exemples sans équivoque, dont l'un précisément chez Strabon, quand il parle d'Homolion : το μεν οΰν Όμόλιον ή την Όμόλην (λέγεται γαρ αμφοτέρως) άποδοτέον αύτοίς ε'ίρηται δ' έν τοις Μακεδονικοίς ότι έστι προς τη Όσση κατά τήν αρχήν της του Πηνειού δια <τής> των Τεμπών διεκβολής. Il faut traduire, je crois, non pas par « Homolion se trouve près de l'Ossa, non loin de l'entrée du défilé de Tempe que traverse le Pénée » no, ni même par « elle se trouve près de l'Ossa, à la hauteur de l'endroit même où le Pénée débouche du défilé de Tempe » m, mais avec plus de précision : « du côté de l'Ossa, en tête du cours du Pénée quand il a traversé Tempe » (ici encore il faut donner à προς son sens habituel, « dans la direction de »). Comprenons bien : nous avons affaire en définitive à une différence de perception d'éléments topographiques considérés par rapport à l'origine du mouvement. Pour nous modernes, on entre dans un

107. Discussion topographique pour tout ce passage dans W. K. Pritchett, 1965, Studies I, p. 121 et surtout IV, p. 102. 108. Voir les expressions d'Hérodote rappelées ci-dessus par R. Baladié, où le préfixe du substantif et la préposition qui suit expriment clairement chacune la perception de deux aspects différents du mouvement : έξοδος ές θάλασσαν, έξήλυσις ές θάλασσαν, et surtout (en VII, 129) εκροος ές θάλασσαν « écoulement hors de la plaine dans la mer ». 109. Cf. Thésaurus : trajectio et exitus per locum angustum et interceptum. On trouve ainsi chez Polybe, 3, 93, 10, l'expression ήκε προς τα στένα και της διεκβολής, « Hannibal (à Falerne) se dirigea vers le défilé et sa sortie » ; le même terme, pour les mêmes défilés, en 3, 92, 11 ; de même quand Polybe dit en 3, 40, 1, qu'Hannibal ένεχείρει ταις διεκβολαις των Πυρηναίων όρων, cela ne veut pas dire qu'il « attaquait les défilés de Pyrénées », mais qu'il tentait de mettre la main sur les sorties, après la traversée ; dernière occurrence chez Polybe, en 1, 75, 4. Pour le verbe διεκβαλείν, cf. encore Plutarque, Pélopidas, 17, 2 : τα στένα διεκβάλλοντες, voir W. K. Pritchett, 1982, Studies IV, p. 115. 110. R. Baladié, dans l'édition du livre VII, frgt 16c (ce même texte), p. 158 ; dans la note complémentaire, p. 233, il précise : « Strabon s'exprime comme pourrait le faire un voyageur qui aborderait le défilé de Tempe en venant du nord-est », ce qui peut être correct pour κατά τήν αρχήν {cf. une expression analogue, εοντα, pour la même situation chez Hérodote, ci-après), mais ne l'est certainement pas pour διεκβολή. R. Baladié m'écrit sur ce point : « Ma traduction (de ce passage), où je m'étais placé au point de vue de quelqu'un qui vient de la mer, ne me satisfait plus. En revanche je ne vous suis pas pour garder le texte des manuscrits et laisser της après δια. » le reviens ci-dessous sur l'interprétation de ce passage. 111. R. Baladié, livre IX, 5, 22, p. 184. 58 Β. HELLY défilé et on en sort, car implicitement, nous « accompagnons » le mouvement112. Pour les Grecs, au moins dans les textes que j'analyse ici, on considère que le « mobile » (le courant d'eau d'un fleuve par exemple) s'éloigne et sort de l'espace où se situe celui qui parle. À l'autre bout du défilé, s'il y a défilé, cet observateur n'enregistre pas que le fleuve est sorti, mais qu'il a traversé et continue de s'éloigner. C'est ce que je tente d'exprimer ci-dessous par un schéma.

'Εκβολή Διεκβολή

Quand ils voulaient exprimer au contraire qu'ils accompagnent le mouvement, les Grecs employaient d'autres mots. On trouve par exemple έσβολή, dans le sens du mouvement, quand il s'agit d'un point de vue non plus géographique ou topographique, mais pour ainsi dire « tactique » : ainsi de Xerxès qui, depuis la mer, observe la sortie du défilé de Tempe, Hérodote nous dit qu'il s'interrogeait pour savoir s'il entrerait en Grèce : ές τα Τέμπεα ές την έσβολήν ήπερ από Μακεδονίης της κάτω ές Θεσσαλίην φέρει παρά ποταμόν Πηνειόν, μεταξύ δε 'Ολύμπου τε όρεος έόντα και της Όσσης 113, mais il est évident que Xerxès imagine un mouvement « à contre-courant », comme le souligne explicitement Hérodote par le membre de phrase παρά ποταμόν Πηνειόν, μεταξύ δε Ολύμπου τε όρεος έόντα και της "Οσσης. Il s'agit donc bien d'un déplacement pour lequel l'extrémité orientale de Tempe est le point d'entrée, d'invasion (cf. le grec είσβάλλειν), de la Thessalie. On trouve ce « basculement du sens », pour ainsi dire, encore plus nettement dans un passage du livre VII de Strabon, frgt 4, que j'ai examiné au début de cette étude : Ή δε Παιονία τούτοις μέν έστι προς εω τοις εθνεσι, προς δύσιν δε τοις Θρακίοις δρεσι, προς αρκτον δ' ύπέρκειται τοις Μακεδόσι, δια Γορτυνίου πόλεως και Στόβων έχουσα τας είσβολας έπι τα προς <νότον στενα> (δι' ων ό Άξιος ρέων δυσείσβολον ποιεί την Μακεδονίαν έκ της Παιονίας, ώς ό Πηνειός δια των Τεμπών φερόμενος από της Ελλάδος αυτήν έρυμνοΐ) προς νότον <δέ> τοις Αύτοριάταις και Δαρδανίοις και Άρδιαίοις όμορεί. « La Paionie est à l'est de ces nations (probablement les Thesprotes et les Molosses), à l'ouest des montagnes de Thrace. Par rapport à la Macédoine, elle occupe une position septentrionale et tient la route qui, traversant Gortynion et Stobi, donne accès aux défilés vers le sud. L'Axios traverse ces défilés, ce qui fait que l'accès de la Macédoine est difficile quand on vient de la Paionie, de même que la traversée de Tempe par les eaux du Pénée à leur sortie de la Grèce assure à celle-ci une couverture naturelle. La Paionie est d'autre part au sud limitrophe des Autariates, des Dardaniens et des Ardiaiens. » Cette traduction de R. Baladié, appuyée sur la restitution d'un terme essentiel, νότον, dans l'expression τας είσβολας έπι τά προς <νότον στενά> 114 ne me paraît pas tenir compte du contexte même du passage. L'éditeur s'est d'ailleurs bien rendu compte de la difficulté en précisant dans une note que « Stobi et Gortynion se trouvaient dans la vallée du Vardar... Ces deux bases encadraient, la première en amont, la deuxième en aval, le fameux défilé de Demir-Kapu, le plus resserré des trois que traverse le Vardar entre Titov-Vêles et Thessalonique... On attendrait donc plutôt que Stobi soit placé avant et Gortynion après. » La lettre du texte contiendrait ainsi une sorte de contresens par rapport à la réalité.

112. Le français, en particulier, ne dispose pas de moyens lexicaux assez explicites pour rendre ces aspects du mouvement, qui expriment le point de vue de celui qui se considère comme « fixe » par rapport au déplacement : ce sont les fameuses particules que l'on trouve par exemple en allemand : « hin », exprimant le mouvement de qui (ou quoi) s'éloigne de celui qui parle, et « her » le mouvement de qui (ou quoi) vient vers celui qui parle. 113. Hérodote, Histoires, VII, 173, 1 (cf. 128, 1 et 129, 2). 114. Cf. l'apparat critique à ce passage dans l'édition de R. Baladié, qui retient νότον en suivant une conjecture de Tafel. Mais l'adjonction d'un δε et celle de parenthèses montrent bien que l'éditeur a rencontré des difficultés dans sa compréhension du texte. LE PÉNÉE DE STRABON 59

Ce contresens, en fait, n'existe que par la restitution de νότο ν, qui n'est pas en accord avec le reste de la phrase. Car si Strabon prend la peine de situer la Paionie par rapport à la Macédoine, il adopte alors le point de vue de quelqu'un qui vient de Macédoine, qui va du sud vers le nord, et ainsi, « entre » dans le défilé pour se rendre en Paionie. Dans son déplacement, ce voyageur (fictif ou réel) rencontrait donc bien successivement les places de Gortynion, qui appartient encore à la Macédoine, et de Stobi, qui est en Paionie 115. Le lecteur peut cependant être surpris par la suite de la phrase, car, sans transition aucune, dans la relative qui vient aussitôt après, Strabon (si cette phrase est bien de lui et n'est pas plutôt une glose complémentaire) renverse son point de vue : suivant cette fois-ci le courant de l'Axios, il précise cette fois que « les défilés rendent l'entrée en Macédoine difficile » εκ της Ποαονίας, « quand on vient de la Paionie ». On circule alors dans le défilé du nord vers le sud, évidemment. Je pense donc qu'il faut rétablir, dans ce passage, non pas τας είσβολας επί τα προς <νότον στενά> mais au contraire επί τα προς <βορεΐον στενά>. Ce terme vient alors prendre une position symétrique au προς νότον situé un peu plus loin, avant que Strabon caractérise, de manière statique cette fois, les territoires limitrophes de la Paionie. Il me semble qu'on doit conserver le texte : Ή δε Παιονία τούτοις μεν έστι προς εω τοις εθνεσι, προς δύσιν δε τοις θρακίοις όρεσι, προς άρκτον δ' ύπέρκειται τοις Μακεδόσι, δια Γορτυνίου πόλεως καί Στόβων έχουσα τας είσβολας επί τα προς <βορεΐον στενά>, δι' ων ό Άξιος ρέων δυσείσβολον ποιεί την Μακεδονίαν εκ της Παιονίας, ως ό Πηνειός δια των Τεμπών φερόμενος άπό της Ελλάδος αυτήν έρυμνοΐ προς νότον, τοις Αύτοριάταις και Δαρδανίοις και Άρδιαίοις όμορει. On peut alors traduire le passage de manière plus exacte, à mon avis : « La Paionie est à l'est de ces nations (probablement les Thesprotes et les Molosses), à l'ouest des montagnes de Thrace. Par rapport à la Macédoine, elle occupe une position septentrionale, tenant, sur la route qui passe par Gortynion et Stobi, les accès aux défilés conduisant vers le nord, défilés par lesquels s'écoule l'Axios (qui rend l'entrée en Macédoine difficile quand on vient de la Paionie), de même que le Pénée dans la traversée de Tempe, en sortant de Grèce, assure à celle-ci une couverture naturelle vers le sud ; elle est limitrophe des Autariates, des Dardaniens et des Ardiaiens. » II faut sans doute aller plus loin. On a vu que l'expression εκβολή ou έκβολαί του ποταμού désigne couramment l'embouchure d'un fleuve. Il est souvent précisé, en ce cas, mais pas toujours, εις τήν θαλάττην, εις το πέλαγος, ou des indications du même genre 116. On trouve dans le livre de Strabon qui nous intéresse, au début de sa description de la Thessalie, la définition suivante des limites de la région : "Εστι δ' αυτής προς θαλάττη μεν ή άπό Θερμοπυλών μέχρι της εκβολής τού Πηνειού και των ακρών τού Πηλίου παραλία 117. On a coutume de traduire : « jusqu'à l'embouchure du Pénée ». Il s'agit bien en effet de l'embouchure du Pénée, mais, comme le dit le texte même, en considérant, du « côté de la mer », le point où il « sort » des terres. N'y aurait-il pas dans l'emploi conjugué de l'indication προς θαλάττη et du terme εκβολή le souci de lever une ambiguïté toujours possible et que nous ne saurions nous-mêmes percevoir 118 ? Cette longue discussion sur le vocabulaire était nécessaire pour bien saisir le sens du témoignage de Strabon sur Gyrton, qui nous occupe ici. Car une exacte compréhension du passage qui se trouve en VII, frgt 14, nous donne immédiatement une localisation précise de Gyrton : Φέρεται δ1 ό Πηνειός δια τών στενών τούτων επί σταδίους τετταράκοντα, εν αριστερά μεν έχων τον "Ολυμπον, Μακεδονικόν όρος μετεωρότατον, <έν δεξία δε τήν "Οσσαν, πλησίον> τών εκβολών τού ποταμού. Επί μεν δή ταις έκβολαΐς τού Πηνειού εν δεξία Γύρτων ίδρυται, Περραιβική πόλις καί Μαγνητίς, εν ή Πειρίθους τε καί Ίξίων έβασίλευσαν... Έπί δε θάτερα ή Πιερία.

115. R. Baladié renvoie sur ce point à N. G. Hammond, 1972, A History of Macedonia, vol. I, Historical Geography and Prehistory, Oxford, p. 78. 116. Cf. ci-dessus, n. 109. 117. Strabon, IX, 5, 1. 118. On notera que le latin ne semble pas avoir maintenu la même ambiguïté que le grec et que nous avons nous- mêmes : pour lui, « exitus fluminis » est bien « l'embouchure » d'un fleuve. 60 Β. HELLY

La traduction courante est la suivante : « Le Pénée traverse ces gorges sur quarante stades, ayant sur sa gauche l'Olympe, la plus haute montagne de Macédoine, et sur sa droite, près de son embouchure, l'Ossa. Au débouché du Pénée dans la mer, se dresse, sur sa rive droite, la ville perrhèbe et magnète de Gyrton qui eut comme rois Pirithous et Ixion... Sur l'autre rive du Pénée, c'est la Piérie. » Suit une phrase sur la distance qui sépare Gyrton de Crannon, éloignées de 100 stades l'une de l'autre, avec un chiffre qui a paru manifestement erroné à tous les commentateurs 119. Compte tenu des observations qui précèdent, je crois qu'il faut traduire : « Le cours du Pénée dans la traversée du défilé s'étend sur quarante stades avec sur sa gauche l'Olympe, la plus haute montagne de Macédoine, (sur sa droite l'Ossa, à proximité) de la région où le fleuve sort de la plaine 120. Dans la région où le Pénée sort de la plaine, à droite, se trouve Gyrton, ville perrhèbe et magnète, qui eut pour rois Pirithous et Ixion... De l'autre côté, c'est la Piérie. » II faut comprendre, naturellement, que la Piérie est « de l'autre côté de Tempe », ... à sa sortie 121. Et dans la suite du texte, pour définir la position d'Homolion par rapport à celle de Gyrton, la symétrie convenable est exprimée par l'expression rappelée au livre IX : « Homolion se trouve du côté de l'Ossa (se. quand on vient du nord-est), en tête de la sortie du Pénée quand il a traversé Tempe. » Le sens du texte de Strabon, ainsi restitué, donne désormais la clé de la localisation de Gyrton. Qu'avons-nous appris ? - que Gyrton est sur la rive droite du Pénée, au pied de l'Ossa ; il n'y a aucune raison d'en douter et de chercher la ville sur la rive gauche ; - que Gyrton est dans la région où le Pénée sort de la plaine thessalienne. Encore faut-il s'interroger sur ce qu'était cette région des έκβολαί du Pénée. Elle peut être ce que j'ai appelé, dans mon étude sur Gonnoi, la plaine de Tempe au sens strict 122, si nous nous en tenons aux classements d'unités géographiques qui sont les nôtres. Mais les Anciens pouvaient bien considérer que les έκβολαί du Pénée définissaient tout l'ensemble que constituait la plaine de Tempe et ses bordures montagneuses, parce qu'elles limitent la plaine thessalienne au nord de Larissa : c'est ainsi que Gonnoi peut être situé « dans Tempe » 123. On est alors fondé à interpréter le témoignage de Strabon en comprenant que Gyrton peut être située en un point quelconque de cette région qui est au sud de Tempe en direction de Larissa, à condition que ce point soit hors de la plaine elle-même 124. Le site qui répond le mieux à ces conditions est facile à repérer : c'est celui de la ville antique qui se trouve au lieu dit Mourlari entre les villages actuels d'Élateia et Evangélismos 125.

119. Je traite de ce problème dans une autre étude, consacrée aux cités de la plaine orientale de Thessalie. 120. Le membre de phrase ici entre parenthèses vient d'une addition de l'éditeur d'après une conjecture de Meineke (entre crochets dans le texte), qui n'est pas forcément mauvaise : mais, on l'a vu, le vrai problème posé aux modernes par le texte ne porte pas sur la lacune, non plus que sur la position de l'Ossa, mais sur l'interprétation de των εκβολών του ποταμού. Cette expression ne peut pas désigner ici, d'après le mouvement même du texte (on est encore « en Thessalie » et non pas sur la côte égéenne), l'embouchure du Pénée: il s'agit bien en fait de son entrée dans le défilé. 121. Dans la traduction de R. Baladié, ce membre de phrase est rendu par : « Sur l'autre rive du Pénée, c'est la Piérie », ce qui est la conséquence d'une interprétation qui met Gyrton, en ce passage, à l'extrémité orientale de Tempe. Contre ma position, on pourrait objecter que la Piérie ne commence pas immédiatement à l'entrée occidentale de Tempe ; mais qu'en savons-nous ? Sinon que précisément ce secteur montagneux est aux confins de Gonnoi et d'Héraclée de Piérie et que l'Olympe dans son ensemble est considéré comme appartenant à la Macédoine : cf. B. Helly, Gonnoi I, p. 34-35. 122. B. Helly, Gonnoi I, p. 3-5. 123. Cf. Tite-Live, 36, 10 11 : Oppidum Gonni viginti milia ab Larissa abest, in ipsis faucibus saltus quae Tempe appellantur, situm. 124. On voit ici l'intérêt de l'intuition de Curtius, quand il évoquait, sans trop y croire, la région de Makrichori pour localiser Gyrton (texte cité ci-dessus) ; mais il commet l'erreur de prendre comme référence la route moderne de Larissa à Tempe. 125. Je donne dans mon étude en préparation sur les cités de la plaine orientale de Thessalie d'autres justifications et arguments en ce sens. LE PÉNÉE DE STRABON 61

Le « grand Tempe »

On a vu que, dans le livre VII consacré en grande partie à la Macédoine, Strabon a déjà donné une description complète du cours du Pénée depuis sa source jusqu'à la mer. C'est là que l'on trouve la mention aussi du principal défilé qui conduit le Pénée jusqu'à son embouchure : VII, frgt 14 : "Εστί γαρ τα Τέμπη στενός αυλών μεταξύ 'Ολύμπου και Όσσης. Φέρεται δ' ό Πηνειός από των στενών τούτων έπι σταδίους τετταράκοντα, έν αριστερά μεν έχων τον "Ολυμπον, Μακεδονικόν όρος μετεωρότατον, <έν δεξία δε την Όσσαν, πλήσιον> τών εκβολών του ποταμού. « En effet Tempe n'est autre qu'un vallon étroit entre l'Olympe et l'Ossa. Le Pénée traverse ces gorges sur quarante stades, ayant sur sa gauche l'Olympe, la plus haute montagne de Macédoine, et sur sa droite l'Ossa, proche de la sortie du fleuve hors de la plaine. » II est tout à fait remarquable que Strabon n'ait pas donné une description plus imagée du défilé de Tempe : l'expression la plus précise tient seulement en deux mots, Tempe est un στενός αυλών. Mais une telle description revenait aux poètes et aux peintres 126. Dans le livre IX, l'évocation de Tempe est encore moins expressive. Pour le Géographe, seules comptent la chorographie de la rivière et la mention des cités que l'on peut repérer par rapport à ce défilé comme à d'autres semblables portant, on l'a vu, le même nom, qu'on l'écrive avec ou sans majuscule. On peut en juger quand on fait la liste des passages où le mot τεμπή apparaît : IX, 5, 2 (cours du Pénée) IX, 5, 15 (rôle de Démétrias) IX, 5,17 (les Défilés au sortir de la plaine occidentale) IX, 5, 19 (les Défilés près de Phalanna) IX, 5, 19 (position de Gyrton par rapport aux Défilés) IX, 5, 20 (les Défilés des Perrhèbes) IX, 5, 20 (à nouveau position de Gyrton) IX, 5, 22 (position des Magnètes, ceux qui habitent « à l'intérieur » des Défilés) C'est cette dernière expression qu'il faut encore analyser, pour comprendre ce que Strabon veut dire de la localisation des Magnètes.

Où étaient donc les Magnètes ?

On savait déjà dans l'Antiquité que les Magnètes avaient changé de place au cours de l'histoire. Strabon écrit, au début du passage IX, 5, 21, en évoquant les migrations des différents peuples qui cohabitaient dans la plaine orientale de la Thessalie 127 : IX, 5, 21 : Πέπονθε δε τι τοιούτο και ή Μαγνήτις· κατηριθμημένων γαρ ήδη πολλών αυτής τόπων ούδένας τούτων ώνόμακε Μάγνητας "Ομηρος αλλ' εκείνους μόνους ους τυφλώς και ού γνωρίμως διασαφεί οϊ περί "Πηνειόν και Πήλιον είνοσίφυλλον ναίεσκον". « La Magnésie a subi à peu près le même traitement (que les cités de Pelasgiotide). Homère, après avoir dénombré beaucoup de localités qui en faisaient partie, n'en a désigné aucune comme étant Magnète, sauf les peuples qu'il nous laisse entrevoir par une expression obscure, peu explicite, comme "habitant la région du Pénée et du Pélion au feuillage mouvant" 128. » Mais les indications topographiques du Poète ne sont pas claires et Strabon ouvre une discussion sur ce point :

126. Cf. Théocrite, I, 67 ; Élien, Var. Hist., 3, 1 s. ; Synésios, Dion, 241, 317 ; dans Aelius Théon, Progymnasmata, 68, 16 (1997), la description de Tempe faite par Théopompe dans ses Philippika est donnée comme un modèle : "Εχομεν δέ και έν τη ενάτη τών Φιλιππικών Θεοπόμπου τα έν Θετταλία Τέμπη, α έστι μεν μεταξύ δύο ορών μεγάλων της τε Όσσης και του 'Ολύμπου, ρεί δι' αυτών μέσος ό Πηνειός, εις ον άπαντες οι κατά την Θετταλίαν ποταμοί συρρέουσι (cf. FGrH Π, 115, frgt 78). Pour les peintres, cf. Philostrate, Imagines, II, 14. 127. Strabon, IX, 5, 20 : je développe ailleurs le problème de la localisation des Magnètes. 128. La citation d'Homère est celle du Catalogue des vaisseaux, Iliade, II, 757. 62 Β. HELLY

Άλλα μην περί τον Πηνειόν και το Πήλιον οίκούσι και οί την Γυρτώνα έχοντες, ους ήδη κατέλεξε, και το Όρμένιον και άλλοι πλείους και ετι άπωτέρω του Πηλίου όμως Μαγνήτες ήσαν άρξάμενοι από των υπ' Εύμήλω, κατά γε τους ύστερον ανθρώπους. Έοίκασιν οΰν δια τας συνεχείς μεταστάσεις και έξαλλάξεις των πολιτειών και έπιμίξεις συγχεΐν καί τα ονόματα και τα έθνη, ώστε τοις νυν εσθ' ότε άπορίαν παρέχειν, καθάπερ τούτο το πρώτον μεν επί Κραννώνος καί της Γυρτώνος γεγένηται 129. « Or à coup sûr vivaient sur les bords du Pénée et dans le Pélion les habitants de Gyrton, qu'il a déjà énumérés dans le Catalogue, et aussi les habitants d'Orménion et plusieurs autres. Il y avait même des Magnètes à plus grande distance encore du Pélion, à commencer par les sujets d'Eumélos, du moins du point de vue des générations postérieures à Homère. Les continuels déplacements de populations, les changements de régimes politiques, le brassage des peuples sont vraisemblablement responsables de la confusion qui règne dans les noms et les races, d'où résulte parfois pour nos contemporains un certain embarras. C'est tout d'abord le cas pour Crannon et Gyrton. » Strabon donne alors l'exemple de la confusion qui touche la localisation et l'identité de résidence des Perrhèbes et des Ainianes. Il revient ensuite sur le problème des Magnètes en IX, 5, 22, 27, avec une proposition de solution : Τους δ' οΰν υπό του ποιητοΰ λεχθέντας Μάγνητας ύστατους εν τω Θετταλικώ καταλόγω νομιστέον τους εντός τών Τεμπών άπό τού Πηνειού και της "Οσσης εως Πηλίου, Μακεδόνων τοις Πιεριώταις όμορους τοις εχουσι την τού Πηνειού περαίαν μέχρι της θαλάττης. « II faut donc penser que les peuples qui ont été appelés Magnètes par le Poète, qui arrivent en toute dernière position dans le Catalogue thessalien, ne sont autres que les populations qui habitaient à l'intérieur des Défilés depuis le Pénée et l'Ossa jusqu'au Pélion ; ils y étaient frontaliers des Macédoniens de Piérie, qui possédaient les territoires situés sur le cours du Pénée de l'autre côté (de ces défilés) jusqu'à la mer 13°. » On a traduit l'expression εντός τών Τεμπών par « à l'intérieur de Tempe », traduction communément acceptée. L'indication du voisinage avec les Piériotes Macédoniens paraît confirmer cette localisation. Mais cette interprétation du texte n'a pas de sens. Si, comme on l'a toujours cru, le mot Tempe doit désigner, ici encore, le seul défilé qui permet au Pénée de déboucher sur la mer, on voit que la localisation des Magnètes n'a aucun aspect de réalité. Le défilé n'était pas et n'est toujours pas un territoire d'exploitation et de résidence propre à l'installation d'une population de quelque importance 131. On met ainsi au compte de Strabon une proposition incohérente qu'il n'a jamais faite et qui revient plutôt, je crois, à ses interprètes modernes. Les uns et les autres se trouvaient affrontés à la même difficulté : la localisation des Magnètes à l'époque historique ne correspond certainement pas à celle que donne Homère. Les Magnètes de l'époque hellénistique sont installés sur la côté égéenne du Pélion et de l'Ossa et dans le golfe de Volos. Pour Homère, ils étaient certainement établis à l'intérieur de la Thessalie : car pour lui les cités de la côte égéenne constituaient le royaume de Philoctète, qui ne se confond aucunement avec celui de Prothoos. Strabon, comme les modernes, a donc cherché à accorder le témoignage du Catalogue avec ce que l'on sait des Magnètes à une date plus récente. Comme je l'ai montré récemment, les éléments de l'interprétation changent complètement à partir du moment où l'on peut donner, à partir du texte de Strabon lui-même, une localisation correcte pour Gyrton, qui était une ville du royaume de Polypoïtès selon Homère. Il faut désormais retrouver le territoire de cette cité dans la région même qu'on a considérée comme étant celle des Magnètes, la boucle du Pénée à l'ouest de l'Ossa (ou plus exactement l'espace qui

129. Suit un développement sur Crannon et Gyrton et leurs liens avec la Thrace, que je traite ailleurs. 130. Je pense que le contexte (réflexions sur les changements survenus, participe aoriste (λεχθέντας pour désigner les Magnètes) imposent de traduire les infinitifs et participes de cette phrase par des formes de passés et non de présents, comme on le fait d'ordinaire. 131. On ne trouve pas trace d'habitat antique dans le défilé lui-même, bordé par des falaises abruptes, ni sur les versants de l'Olympe et de l'Ossa immédiatement voisins. Le seul terroir utile, celui du village d'Ambélakia, est largement au-dessus du passage ; là non plus nous ne connaissons aucun établissement antique. LE PÉNÉE DE STRABON 63 s'étend de la rive droite du Pénée jusqu'au pied de l'Ossa et inclut aussi la partie de la plaine située au nord- ouest du Mavrovouni). C'est effectivement cette région, avec Gyrton elle-même, que Strabon, en s'appuyant sur le témoignage de Simonide, attribue aux Magnètes de l'époque archaïque. Mais si, comme il semble, les Magnètes de Prothoos n'occupaient pas, dans la géographie du Catalogue, le versant occidental de l'Ossa, alors il faut réinterpréter la relation entre le texte homérique et celui de Strabon. Le premier renvoie à une situation qui n'est pas, comme on l'a cru, celle que le second emprunte à Simonide pour la fin du VIe siècle, elle doit bien être plus ancienne : les Magnètes ne peuvent se situer qu'à l'est et au sud de Gyrton, au nord-est de Boibé ou Orménion (s'il s'agit, comme je le crois, d'Arménion-Pétra), dans la région entre Ossa et Mavrovouni, c'est-à-dire dans le bassin d'Agia et sur la bordure orientale de la plaine de Larissa (entre Eleftheri et Kanalia) sur le cours de l'Amyros et de l'Asmaki, qu'il faut appeler Pénée, comme je le montre dans l'étude à paraître consacrée à l'évolution tecto-sédimentaire de la plaine de Larissa 132. On peut alors revenir à l'expression employée par Strabon pour localiser les Magnètes, εντός των Τεμπών : elle ne peut être traduite que par « ceux qui habitaient en deçà des Défilés depuis le Pénée et l'Ossa jusqu'au Pélion », en utilisant une valeur courante de εντός. Le mot Tempe désigne alors ici tous les passages qui, se succédant du nord vers le sud, assurent des communications entre la côte et la plaine orientale de Thessalie, soit (énumération théorique que je préciserai ailleurs), Tempe même, mais aussi la passe de Méliboia, celle de Polydendri, toutes deux donnant sur le bassin d'Agia, le passage de Kéramidi, enfin la passe de Kanalia, c'est-à-dire les vallées qui découpent le versant oriental du bassin thessalien de Larissa. On comprend ainsi, je crois, pourquoi Strabon prend deux repères pour définir le domaine des Magnètes. D'une part il situe sans ambiguïté les Magnètes d'Homère dans la plaine thessalienne, depuis les versants sud de l'Ossa jusque sur les versants occidentaux du Mavrovouni 133. D'autre part il prend deux fois le Pénée comme repère, mais selon deux directions différentes : dans la plaine, avant les Défilés, le fleuve est désigné comme la limite du domaine de Prothoos, tandis qu'en attribuant aux Macédoniens de Piérie l'ensemble du cours inférieur du Pénée jusqu'à son embouchure, le Géographe définit aussi la limite septentrionale de ce domaine.

Le cours inférieur après la sortie des défilés : de Tempe à l'embouchure

Strabon fait explicitement le lien entre le domaine des Magnètes et la localisation d'Homolion à la fin du même passage : IX, 5, 22 : Το μεν οΰν Όμόλιον ή την Όμόλην (λέγεται γαρ άμφοτέρως) άποδοτέον αύτοις* εϊρηται δ' εν τοις Μακεδονικοις ότι έστι προς τη Όσση κατά την αρχήν της του Πηνειού δια των Τεμπών διεκ βολής. « Naturellement il faut leur attribuer la ville d'Homolion ou Homolé (les deux formes sont usitées). Nous avons dit, dans les chapitres sur la Macédoine, qu'elle se trouve près de l'Ossa, à la hauteur de l'endroit même où le Pénée débouche du défilé de Tempe. »

« Homolion... en tête du Pénée, quand on passe par la sortie de Tempe après que le fleuve l'a traversé »

Comme on l'a vu, le terme διεκ βολή ne peut signifier qu'une chose : étant donné qu'il faut considérer le sens du mouvement (Strabon « vient » de l'intérieur de la plaine, et il va vers la côte, cf. ci-dessous), il s'agit de « la sortie de Tempe, après que le Pénée l'a traversé ». Il me semble qu'en adoptant ce sens, on peut tenter de conserver le texte des manuscrits, sur lequel les philologues modernes ont voulu introduire une correction en déplaçant l'article τής qui se trouve après la préposition δια, pour le transférer après le substantif précédant le nom du fleuve. Le texte des manuscrits, avec κατά τήν αρχήν του Πηνειού δια τής

132. Cité n. 19 ; cf. Β. Helly, L'État thessalien, p. 90-91, avec la carte p. 94. 133. Points de repère ouest-est plutôt que nord-sud, comme on le croit au vu de nos cartes modernes. 64 Β. HELLY

των Τεμπών διεκβολής, devrait vouloir dire « en tête du Pénée (i. e. de la nouvelle et ultime section de son cours), en passant par la sortie de Tempe, après que le fleuve l'a traversé ». Cette proposition me paraît confortée par deux autres éléments du passage. D'une part on y trouve la mention d'une « pérée » du Pénée en aval de Tempe, possession des Piériotes Macédoniens, Μακεδόνων τοις Πιεριώταις όμορους τοις εχουσι την του Πηνειού περαίαν μέχρι της θαλάττης 134. D'autre part, ce « point de départ » d'une ultime section de la description du cours du Pénée paraît en bonne concordance avec l'indication du paragraphe suivant : IX, 5, 22 : Ει δε και μέχρι της παραλίας προϊτέον της έγγυτάτω του Όμολίου, λόγον έχει ώστε και τον 'Ριζούντα προσνέμειν και Έρυμνας έν τη υπό Φιλοκτήτη παραλία κειμένας και τη υπό Εύμήλω. Τούτο μεν οΰν έν άσαφει κείσθω. Και ή τάξις δε των εφεξής τόπων μέχρι Πηνειού ου διαφανώς λέγεται, άδοξων δ' όντων των τόπων ούδ' ήμιν περί πολλού θετέον. « Si nous devons avancer jusqu'au bord de mer le plus proche d'Homolion, il y a de bonnes raisons pour leur attribuer (/. e. aux Magnètes) aussi bien Rhizous qu'Euryménai, situées sur la partie de côte soumise à Philoctète et à Eumélos. Mais que ce point reste obscur. La succession des localités qui viennent après jusqu'au Pénée n'est pas parfaitement tirée au clair ; ce sont des endroits dénués de célébrité, gardons- nous, à notre tour, d'y attacher beaucoup d'importance. »

« la description qu'on fait de la succession des localités jusqu'au Pénée n'est pas d'une parfaite clarté »

La question de la localisation d'Homolion, contrairement à ce que l'on croit, est loin d'être résolue. On a voulu tirer du texte de Strabon que cette cité était toute proche de la sortie orientale de Tempe. Mais il me semble que c'est là une interprétation douteuse. Il n'est même pas certain qu'Homolion ait été la ville la plus septentrionale de la Magnésie historique. Le problème est posé quand on confronte l'énumération des différents établissements de cette côte, entre Méliboia et le Pénée, que fait Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques, avec celles de Strabon et d'Homère. Ce problème a lui aussi fait couler de l'encre chez les modernes. J'en ai proposé une solution, dans l'étude déjà utilisée à plusieurs reprises ici même 135. J'en extrais les observations suivantes. Le témoignage d'Apollonios au chant I des Argonautiques, v. 592-600, se place dans le cours de la description que le poète consacre à la route suivie par la nef Argô le long de la côte égéenne de la Thessalie : Ένθεν δε προτέρωσε παρεξέθεον Μελίβοιαν, ακτην τ' αίγιαλόν τε δυσήνεμον είσορόωντες. ' Ηώθεν δ' Όμόλην αύτοσχεδόν είσορόωντες πόντω κεκλιμένην παρεμέτρον ούδ' ετι δηρόν μέλλον ύπέκ ποταμοιο βαλεΐν Άμύροιο ρέεθρα. Κείθεν δ' Εύρυμενάς τε πολυκλύστους τε φάραγγας "Οσσης Ούλύμποιο τ' έσέδρακον αύταρ έπειτα κλείτεα Παλλήναια Καναστραίην υπέρ άκρην ήνυσαν έννύχιοι, πνοιη άνέμοιο θέοντες. « De là, continuant leur course, ils passèrent devant Méliboia dont ils voyaient la côte rocheuse et la grève battue des vents. Dès l'aube, ils voyaient aussitôt et longeaient Homolé située sur la mer ; peu après, ils allaient dépasser le cours du fleuve Amyros. Ils aperçurent ensuite Euryménai et les falaises battues des flots de l'Ossa et de l'Olympe ; puis ils passèrent de nuit devant les collines de Palléné, au-delà du cap Canastron, poussés par le souffle du vent » (trad. É. Delage, 1974).

134. Je reviens dans une autre étude sur le problème des cités magnètes et l'interprétation de l'expression employée ici par Strabon. 135. Cf. n. 19. LE PÉNÉE DE STRABON 65

Pour l'interprétation de ce passage, on bute sur deux difficultés cumulées : d'une part, comme l'a bien dit l'éditeur d'Apollonios, F. Vian, en lisant le vers 596 : « Tout le monde comprend que l'Amyros se jette dans la mer », ce qui, ajoute le commentateur, n'est pas admissible puisque l'Amyros coule vers la plaine thessalienne ; d'autre part, l'ordre géographique des villes est aberrant, puisque Méliboia, Homolion et Euryménai sont citées avant l'Amyros, donc au sud de l'Ossa, alors que tout le monde sait bien que les deux dernières en tout cas sont proches de Tempe. Pour lever ces difficultés, les éditeurs imaginent soit une interpolation des vers, soit deux recensions différentes du texte, ou bien enfin un sens particulier et inédit du verbe ύπεκβαλείν, qui signifierait « dépasser », « passer au-dessous » 136. Pourtant le texte est clair, si l'on veut bien comprendre les éléments dont nous disposons. On a cru que dans un autre passage de son poème, en IV, 617, Apollonios avait encore une fois évoqué l'embouchure de l'Amyros sur la mer. En fait, en ce passage, le poète parle des eaux, προχοαί, de l'Amyros, comme l'a bien établi F. Vian 137, et il ne faut pas interpréter le terme par « embouchure », comme on le fait normalement : Apollonios évoque là seulement la ville où est née Coronis, Lakéreia, située non loin de l'Amyros, sur les bords du lac Boibé. En revanche, tout le monde l'admet, en I, 596, le poète parle clairement, mais à tort, pense-t-on, du débouché des eaux de l'Amyros dans la mer : les Argonautes remontent la côte de Magnésie, croisent au large de Méliboia et Homolé, après quoi ils doivent rencontrer les eaux de l'Amyros ; enfin, à partir de là, « ils aperçurent Euryménai et les falaises battues des flots de l'Ossa et de l'Olympe » 138. On voit donc bien les raisons pour lesquelles ce passage a donné du mal aux éditeurs : le sens du mouvement des navigateurs est assuré, mais le vocabulaire et la position de la rivière sont aberrants. Faute de mieux, les commentateurs modernes n'imaginent qu'une situation qui rende compte de la présentation d'Apollonios, mais c'est pour l'écarter avec raison comme invraisemblable : Apollonios décrirait un cours de l'Amyros suivant lequel la rivière quitterait le bassin d'Agia en coulant directement vers l'est, vers la côte égéenne et vers Méliboia. Mais cette solution est en contradiction avec la connaissance qu'Apollonios lui-même avait de l'Amyros : il sait, comme l'atteste le passage du chant IV, que l'Amyros coule vers la plaine thessalienne : cette seconde évocation de l'Amyros interdit d'autre part de soutenir l'hypothèse que le poète a parlé de deux Amyros distincts. Il est d'autre part évident qu'une telle situation de la rivière, si elle était celle que l'on prête à Apollonios, serait irréaliste : entre le bassin d'Agia et la mer, il existe une ligne de partage des eaux qu'aucun cours d'eau ne peut franchir à moins de couler en remontant la pente naturelle du relief ; celle-ci impose l'écoulement vers l'ouest, c'est-à-dire vers la plaine thessalienne. De toute façon, cette explication n'est qu'un pis-aller, qui oblige à accepter un emploi aberrant du verbe ύπεκβαλείν et un désordre manifeste dans l'énumération des repères à la côte. Un explication correcte devrait au contraire permettre de surmonter toutes les difficultés du texte, et non telle ou telle d'entre elles seulement.

136. Selon. F. Vian éd., 1976, Argonautiques I, p. 256 (avec renvoi à É. Delage, 1930, La géographie dans les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes, Paris, p. 82-83), « l'ordre géographique fait problème dans les v. 594- 596 ». Pour ces deux savants, « le poète situe au sud de l'Ossa Homolé et Euryménai qui se trouvaient sur les contreforts septentrionaux de cette montagne : cf. Strabon, IX, 5, 22, qui hésite cependant sur la localisation d'Euryménai ». Pour certains éditeurs, il faudrait déplacer la mention de Méliboia des vers 592-593 après la mention d'Euryménai au v. 598 ; pour d'autres encore, ces deux vers viendraient d'une autre recension, puisque Valérius Flaccus et le Pseudo-Orphée les ignorent (c'est la position de F. Vian). On ne peut pas se résigner à admettre, malgré l'autorité de Vian et de Delage, qu'il y ait une erreur géographique dans la présentation faite par Apollonios. On verra, par l'interprétation que nous donnons du cours de l'Amyros, qu'on retrouve dans l'énumération d'Apollonios la position correcte des deux cités, au nord de Méliboia ; en conséquence, et contre l'interprétation des modernes, nous serions tentés de faire confiance à Apollonios aussi pour situer dans l'ordre d'abord Homolion puis, plus au nord, Euryménai, étant donné précisément l'incertitude dont témoigne Strabon lui-même sur la localisation de cette dernière. Le témoignage d'Apollonios nous apporte au contraire un élément décisif : Euryménai doit être tout proche de l'entrée de Tempe. 137. C/au tome III, la n. 3, p. 96. 138. Cf. F. Vian, ad loc, et 1970, REA 72, p. 89-90, repris par B. Helly, 1988, dans JSav, p. 137 à propos de Lakéreia. 66 Β. HELLY

II existe une solution qui remplit ces conditions : si l'on considère que, pour le poète, l'Amyros, dans son cours traditionnel, et le Pénée, dans son cours depuis la plaine thessalienne jusqu'à la mer, ne constituent qu'un seul et même cours d'eau, il paraît tout à fait simple de comprendre que, dans ce passage, Apollonios désigne tout simplement l'embouchure du Pinios actuel à la sortie de Tempe. Dans cette hypothèse, on proposera de traduire les v. 595-599 par : « Ils n'étaient pas loin du moment où ils auraient dû 139 franchir, ύπεκβαλείν, les courants, ρέεθρα, de l'Amyros ; du point où ils étaient, ils apercevaient Eurymenai et les falaises battues des flots de l'Ossa et de l'Olympe ; mais alors ils poursuivirent leur route pour passer de nuit devant les collines de Pallène, au-delà du cap Canastron. » On peut bien se représenter la situation : le navire Argô n'est plus, après Méliboia, au droit du bassin d'Agia, il remonte la côte égéenne sous l'Ossa, où se trouve Homolé, il navigue déjà au sud de Tempe. S'il garde sa route le long de la côte (celle qui conduit à Thessalonique aujourd'hui), il doit passer devant l'embouchure de l'Amyros, selon le poète, c'est-à-dire, dans la réalité, le delta du Pénée à la sortie de Tempe : c'est là un passage difficile, car au large de l'estuaire, les eaux du fleuve ne manquent pas de créer en mer, sur plusieurs kilomètres, de forts courants qui portent bien souvent aussi quantité de corps flottants, troncs d'arbres et autres, constituant autant de dangers mortels pour le navire. C'est ce que redoutent toujours tous les marins sur toutes les côtes. L'embouchure du Pénée était considérée par les marins d'autrefois comme tout aussi dangereuse que celle des grands fleuves océaniques par ceux d'aujourd'hui. En témoignent deux épigrammes de l'Anthologie. L'une, attribuée à Antipatros de Thessalonique, conte le destin malheureux d'un certain Antheus, qui « avait fait naufrage à l'embouchure du Pénée, la nuit, et sur une frêle planche s'était sauvé à la nage ; un loup sauvage, bondissant à l'improviste d'un buisson, le tua » : Άνθεα τον ναυπηγόν επί στόμα Πηνειοΐο νυκτός υπέρ βαιής νηξάμενον σανίδος, μούνιος εκ θάμνοιο θορών λύκος, άσκοπον άνδρα εκτανεν Et le poète de conclure : γαίης κύματα πιστότερα « Ô terre moins ferme que les flots » 140. L'autre épigramme, signée de Léonidas d'Alexandrie, reprend la même situation, la localise au même endroit, ce qui indique bien que les dangers des bouches du Pénée devaient être connus de tous 141. « Antheus naufragé fuyant les menaces du glauque Triton, ne put échapper à un loup terrible de Phthiotide ; c'est ainsi qu'il périt près des ondes du Pénée » auxquelles il avait échappé 142. Avec cette interprétation, on redonne ainsi à ύπεκβαλείν son plein sens, le seul qui lui convient dans tous ses emplois, celui de « surmonter un obstacle, se tirer d'un danger » 143. Mais on restitue également la séquence correcte de la navigation. Car « en vue de l'estuaire » se situe précisément le moment où le navire Argô doit changer de cap : c'est de ce même point, juste avant d'atteindre Tempe, au large d'Homolé, qu'on trouve la route la plus directe pour couper le golfe Thermaïque vers l'est, c'est-à-dire vers la

139. « Ils auraient dû, mais ils ne l'ont pas fait » : c'est le sens attendu pour le verbe μέλλον (je remercie mon collègue L. Basset d'avoir attiré mon attention sur ce point). 140. Anthologie, VII, 289 : « Ô terre plus perfide que les flots », que j'ai modifiée pour le dernier vers (je remercie G. Lucas qui m'a très amicalement signalé ces deux textes). Du même Antipatros, mais sans indication de lieu, cf. aussi Anthologie, IX, 269, qui est sur le même thème, celui de la malchance du naufragé sauvé des eaux, et plus généralement celui de la mort inattendue, qui paraît avoir été souvent traité par les épigrammatistes. 141. Les érudits ont pu se demander s'il s'agissait du Pénée d'Élide ou de celui de Thessalie (cf. G. Gow-Page, 1968, The Greek Anthology, The Garland of Philip, Cambridge, II, p. 42) ; mais on doit retenir le fait qu'Antipatros était de Thessalonique, et que la mention, dans la version isopséphique de Léonidas, d'un « loup de Phthiotide » (expression poétique désignant la terre thessalienne dans sa plus grande extension, et non pas seulement la petite région qui portait ce nom), doit renvoyer sans équivoque à la Thessalie. 142. Anthologie, VII, 550. 143. Cf. F. Vian, p. 90, qui insiste sur cette valeur courante du mot : « échapper à un danger » (au sens de « le surmonter » et non pas « l'éviter »). LE PÉNÉE DE STRABON 67

Chalcidique, comme Apollonios l'atteste pour les Argonautes 144. Les Argonautes s'éloignent donc de la côte, ils « évitent », comme on dit en langage de marin, l'embouchure de l'Amyros, mais au tout dernier moment : et c'est pourquoi le poète nous dit qu'ils aperçoivent seulement, de loin, Euryménai et les falaises de l'Olympe et de l'Ossa, c'est-à-dire une partie de l'intérieur du défilé de Tempe. Cette interprétation des vers d'Apollonios s'oppose évidemment du tout au tout à la perception que nous avons du fleuve Amyros. On rencontre en effet, grâce à ce témoignage, la représentation d'un cours d'eau considéré comme unique du bassin d'Agia jusqu'à la mer dans laquelle il se jette par Tempe. De plus, et c'est un point intéressant, ce cours d'eau nous est présenté sous une appellation qui écarte celle de Pénée au profit de celle d'Amyros. Il faut expliquer cela de manière sérieuse : il ne s'agit pas nécessairement d'une invention de poète. On peut penser au contraire que l'on se trouve devant l'expression d'une perception de la réalité géographique de ces deux rivières différente de celle qui nous est habituelle, une perception dont Apollonios serait le témoin ou qu'il aurait volontairement choisie. F. Vian rappelle justement que la mention de l'Amyros a pu être suggérée par des traditions argonautiques, dont on peut trouver trace par Etienne de Byzance, Αμυρος, από ενός των Αργοναυτών, peut-être d'après l'historien Suidas, auteur de Thessalika 145. On pourrait en tout cas y trouver l'expression du point de vue des Magnètes, c'est-à-dire le point de vue des habitants des piémonts de l'Ossa et du bassin d'Agia : ils pouvaient bien penser que « leur » fleuve allait jusqu'à la mer. Il est clair maintenant, en considération du témoignage d'Apollonios, qu'Homolion n'est pas directement située à l'entrée du défilé de Tempe, comme on l'a toujours dit. Il faut compter avec d'autres établissements, Euryménai et Rhizous. Mais les hésitations que montre le Géographe sur la localisation de ces deux cités comme sur leur attribution, sont clairement exprimées, si je comprends bien le texte, que je propose de traduire ainsi : « Mais si on prend la peine d'avancer jusqu'à la partie de la côte qui est la plus voisine d'Homolion, on discute pour savoir s'il faut leur assigner en outre et Rhizous et Euryménai, qui étaient situées dans la partie de la côte qui était placée soit sous l'autorité de Philoctète soit sous celle d'Eumélos. Ce point doit rester dans l'obscurité. L'ordre même dans lequel on énumère les places qui se succèdent depuis cette partie de la côte jusqu'au Pénée n'est pas présenté de manière claire. Ce sont d'ailleurs des places qui n'ont pas de renom, et gardons-nous, à notre tour, de leur accorder beaucoup d'importance. » II devient alors évident que la description de Strabon ne permet pas de traiter le problème.

Ultime section : la côte proche de l'embouchure du Pénée et de lOssa

On doit en revanche accorder une importance particulière à ce qui suit : IX, 5, 22 : Τραχύς δ' έστιν ό παράπλους πάς ό του Πηλίου όσον σταδίων όγδοήκοντα* τοσούτος δ' εστί και τοιούτος και ό της Όσσης' μεταξύ δέ κόλπος σταδίων πλειόνων ή διακοσίων, εν ω ή Μελίβοια. Ό δέ πάς άπό Δημητριάδος έγκολπίζοντι έπι τον Πηνειόν μείζων των χιλίων, [από δέ Σπε]ρχειού και άλλων οκτακοσίων, άπό δέ Ευρίπου δισχιλίων τριακοσίων πεντήκοντα. « Toute la côte du Pélion est accore sur une distance de 80 stades environ (à peu près 15 km). La côte à la hauteur de l'Ossa, de même longueur, en est l'exacte réplique. Dans l'intervalle de cette section de côte s'ouvre un golfe de plus de deux cents stades (environ 37 km), sur lequel est située Méliboia. Au total le trajet par mer, à partir de Démétrias, en suivant les sinuosités de la côte, est de plus de mille stades pour atteindre les bouches du Pénée ; à partir du Sperchéios, il faut ajouter soixante-dix stades ; à partir de l'Euripe, on en compte mille trois cent cinquante. »

144. Il s'agit d'une route maritime très importante et ancienne, celle-là même que les Chalcidiens et les Eubéens en général ont suivie pour aller installer leur colonies en Chalcidique. Je reviendrai sur ce point dans une autre étude. 145. Cf. F. Jacoby, FGrH, vol. III, 602, frgt 4 ; une scholie à Arg. I, 596, fait d'Amyros le nom d'un dieu-fleuve, cf. RE I, 2, s. v. « Amyros 4 », col. 2011 (Tumpel). 68 Β. HELLY

« La côte proche de l'embouchure du Pénée et de l'Ossa »

Au début de cette phrase, je ne vois pas pourquoi on ne conserverait pas le texte des manuscrits, τραχύς δ' έστιν ό παράπλους πάς ό του Πηνειού, sans corriger en Πηλίου, comme le font les éditeurs modernes, et en rapportant la première phrase au Pénée. Car la correction conduit à prendre le texte de la description dans le sens inverse de celui que Strabon a donné d'abord, du nord vers le sud, depuis la sortie de Tempe jusqu'à Homolion. Le Géographe ne prend le sens sud-nord que pour donner la distance totale de Démétrias aux bouches du Pénée, puis d'autres distances, qui toutes correspondent à des trajets de navigation côtière depuis les provinces de la Grèce centrale, donc à des « périples ». Sur ce point, on a l'impression que Strabon « a changé de fiches ». Je propose donc de traduire en conservant le texte : « Tout le trajet maritime qui conduit à passer le Pénée est accore sur une distance de 80 stades. » En commentant le texte d'Apollonios de Rhodes, on a pu comprendre que l'approche des bouches du Pénée, ό παράπλους πάς ό τού Πηνειού, (dans les deux sens, depuis la Macédoine comme depuis le sud) était un secteur où la navigation était réputée difficile. Outre les courants créés par le fleuve, on constate que la côte est accore et que les naufrages y étaient assez nombreux pour fournir un thème aux épigrammatistes.

Position de Méliboia et de Sykourion

Strabon en donne ainsi la situation en ces termes : IX, 5, 22 : Τραχύς δ' εστίν ό παράπλους πάς ό τού Πηνειού όσον σταδίων όγδοήκοντα* τοσούτος δ' εστί και τοιούτος και ό της "Οσσης* μεταξύ δε κόλπος σταδίων πλειόνων ή διακοσίων, έν ω ή Μελίβοια. Les progrès récents de nos connaissances devraient sans aucun doute faciliter la recherche de la véritable localisation de Méliboia, sur laquelle les hypothèses des historiens sont encore très floues, contradictoires et donc peu convaincantes 146. Comme je l'ai dit, en conservant le texte des manuscrits, il faut également conserver l'ordre nord-sud de la description pour comprendre la position de Méliboia. Car la localisation retenue par la plupart des modernes, au sud de la grande baie d'Agiokampos, ne tient pas. Cette localisation a paru claire, d'après le texte de Strabon corrigé (Πηλίου au lieu de Πηνειού), d'après le texte d'Apollonios de Rhodes également : on situe en conséquence Méliboia entre Ossa et Pélion. Mais on a vu ci-dessus comment le témoignage d'Apollonios devait être interprété. Il donne une séquence claire des établissements installés sur cette côte. La cité de Méliboia me paraît en conséquence être établie au nord de la baie d'Agiokampos, du côté d'Athanatou, comme on l'a déjà proposé, mais en manquant jusqu'à présent d'arguments décisifs. On peut en effet considérer que la baie d'Agiokampos (avec une ligne de rivage beaucoup en retrait par rapport à l'actuelle, par suite des apports sédimentaires qui l'ont comblée) constitue une grande coupure sur le tracé de la côte de l'Ossa 147. Je comprendrais alors l'adverbe μεταξύ comme caractérisant la situation de Méliboia non pas « entre la section de côte du Pénée et celle de l'Ossa », mais « dans l'intervalle de la section de côte de l'Ossa ». C'est également ce que nous dit Tite-Live, 44, 13, 2, qui définit sans ambiguïté la position de Méliboia : (Méliboia) sita est in radicibus Ossae montis, qua parte in Thessaliam vergit, opportune imminens super Demetriadem. On y trouve une indication conforme à celle que nous donne Strabon. D'autre part, la situation de Méliboia est exactement parallèle, et symétrique, à celle que ce même auteur (et sa source Polybe naturellement) donne pour caractériser la situation de Sykourion.

146. Sur ces hypothèses, cf. C. Intzessiloglou, 1985, « Ή πόλη Μελίβοια της Μαγνησίας · προσπάθεια ταύτισης της θέσης της », Archeion Thessalikon Meleton 6, p. 127-143. 147. Cf. la description de F. Stàhlin : « La nature du terrain fait obstacle à une route nord-sud à travers le massif de l'Ossa. Car la montagne est constamment coupée à très courts intervalles par les profondes entailles de vallées, toutes orientées ouest-est, qui ne se contournent ni ne se franchissent facilement. » LE PÉNÉE DE STRABON 69

II faut localiser désormais dans le bassin d'Agia la ville antique de Sykourion 148. Avec D. Agrafiotis et A. Tziafalias, j'ai reconnu, il y a peu d'années, les ruines d'une acropole juste au-dessus du village de Néromylo ; la ville basse était au pied, dans la partie haute d'une vaste terrasse qui s'étend au-dessous de l'actuelle agglomération d'Agia. La situation de cet établissement répond en tout point à la définition que nous en a donnée Tite-Live, sur des informations tirées de Polybe : Sycurium est sub radicibus Ossae montis, qua in meridiem vergit ; subjectos habet Thessaliae campos, ab tergo Macedoniam atque Magnesiam 149. Cette position où était établie Sykourion explique pourquoi le roi Persée l'a choisie comme base arrière pour ses opérations de l'été 171 av. J.-C, première année de la troisième guerre de Macédoine 15°. Depuis, d'autres travaux dont le mérite revient à l'Ephorie des Antiquités Préhistoriques et Classiques de Larissa ont révélé sur cette terrasse située en aval de l'actuelle Agia un grand établissement d'époque impériale romaine, une ville considérable par son extension, ses installations révélant un urbanisme très développé. Enfin, il vient d'apparaître toujours sur cette même terrasse un grand établissement de l'Antiquité tardive, dont s'occupe l'Ephorie des Antiquités Byzantines. Je n'hésiterai pas à nommer cette ville Kentauropolis et à dire que ces découvertes donnent enfin un contenu concret à une hypothèse que j'ai conçue il y a déjà longtemps 151. Une fois encore, nous sommes en territoire thessalien 152. Plus tard, la ville s'est déplacée ou étendue encore vers l'ouest, jusqu'au vallon occupé par l'ancien village appelé Bathyreuma, et est devenue un important évêché, celui de Bésaina 153. Si l'on accepte ma proposition de reconnaître Sykourion à Néromylo, on en déduira que Tite-Live a caractérisé les deux établissements comme symétriques, l'un en Thessalie, l'autre en Magnésie. Je tire de cette double indication concernant Sykourion et Méliboia la conviction que cette dernière doit être cherchée sur le versant sud-est de l'Ossa, à l'est de la ligne de partage des eaux, à proximité de la mer, dans le secteur de l'actuel village de Méliboia (ancien Athanatou), au nord de la petite plaine côtière d'Agiokampos, et non au sud de celle-ci, vers Skiti ou Polydendri, comme on l'a pensé trop souvent. Telle est la situation que connaît Strabon, à partir de ses sources hellénistiques, en remontant jusqu'à Skylax : il attribue toute cette côte à la Magnésie. Mais il apparaît que Strabon, en utilisant cette représentation de la région côtière, avait bien des difficultés à retrouver la géographie d'Homère qu'il voulait suivre. Je pense pour ma part que cette présentation de la Magnésie est celle d'une situation toute récente dans l'histoire de la région et que, faute d'avoir aperçu cette distorsion chronologique, comme je le montrerai ailleurs, notre compréhension des problèmes posés par Strabon s'en est trouvée faussée.

148. J'en donne ailleurs la démonstration, en expliquant les opérations de cette campagne, avec la bataille dite de Kallinikos. 149. Tite-Live, 42, 54, 9 ; la correction proposée par Madvig, qua... ne s'impose pas ; elle ne se justifie que par la volonté de faire porter sur « mons Os sa » la relative « subjectos habet etc. » ; cette correction montre seulement que les exégètes ne savaient pas localiser correctement Sykourion, puisque, dans leurs hypothèses géographiques, la relative « qua... » n'avait pas de sens s'il fallait l'appliquer non pas à « mons Ossa » dans son ensemble, mais, comme je le crois, à la définition de la position de Sykourion elle-même. 150. Tite-Live oppose clairement la Macédoine et la Magnésie « a tergo » et les vastes étendues de la plaine de Thessalie que l'on a « sous la main ». La position de Persée à Sykourion en 171 offre donc un double avantage. 151. Pour la signification parlante du nom Kentauropolis, je rapprocherai la note d'Etienne de Byzance, s. v. « Amyros », qui cite l'historien Suidas : Σουίδας δ' έν ταΐς Γενεαλογίοας, ότι οΰτοι έκαλοΰντο Έορδοι, ύστερον δε Λελεγές οί αΰτοι και Κένταυροι και Ίπποκένταυροι και την πόλιν Άμυρικήν καλεί. 152. Non sans raison, S. C. Bakhuizen, 1987, Magnesia unter makedonischer Herrschaft, Demetrias V, Bonn, p. 319- 338, a cherché une route terrestre entièrement placée en territoire magnète : encore faut-il savoir à quelle époque. Pour ce qui est du bassin d'Agia, comme pour l'ensemble des piémonts du massif de l'Ossa, la question se pose en effet : certes, à l'époque classique et hellénistique, le bassin est certainement thessalien, mais à époque plus ancienne, comme la région occidentale de l'Ossa (voir Gyrton), il doit appartenir aux Magnètes. C'est ce que l'on peut tirer de Strabon, et ce que confirme l'interprétation que j'ai donnée du passage d'Apollonios de Rhodes, Arg., I, 596, sur la géographie de Γ Amyros, fleuve « magnète ». En revanche, pour les rois de Macédoine, la difficulté n'a pas dû exister, puisqu'ils étaient maîtres tout à la fois des versants maritimes et continentaux de l'Ossa, du Mavrovouni et du Pélion. 153. Pour Bésaina, cf. les travaux récents de D. Agrafiotis, 1986, Thessaliko Himerologio 10, p. 17-43. 70 Β. HELLY

Conclusion

La description du Pénée par Strabon est essentielle, on l'a vu, à la compréhension de la géographie de la Thessalie, telle qu'il se la représentait. Cette description est fondée sur quelques éléments caractéristiques. C'est tout d'abord un découpage en plusieurs sections bien précises, depuis la source et le cours supérieur, jusqu'à la mer et à l'embouchure. La division entre les sections est chaque fois bien marquée. Dans le cas de la Thessalie, ce sont les défilés, τα τέμπη, qui rythment chaque changement de section, bien plutôt que la distinction entre les affluents ou les différences de paysages. Mais ce qui compte tout autant que le cours d'eau lui-même, c'est le terroir qui en dépend : le terme ποταμία, qui revient plusieurs fois, porte précisément cette signification. Il en va de même pour la dernière section, à la sortie de Tempe : elle aussi est considérée dans son extension, avec la portion de côte qui s'y rapporte. Dans chaque section, l'attention est portée essentiellement aux populations et aux établissements qui se répartissent, quasi linéairement, dans les limites des différents compartiments de terrain ainsi isolés les uns des autres. Une deuxième caractéristique doit être retenue : le sens de la description elle-même. Il est bien clair que Strabon, conformément aux habitudes bien attestées en Grèce ancienne, suit le fil de l'eau, ώς ΰδωρ ρει. Mais Strabon introduit parfois des inversions de sens, auxquels il faut être particulièrement attentif. C'est le cas à trois reprises : pour la relation établie entre Argoura et Atrax, pour celle qui associe Gyrton et Crannon, pour la description de ce que j'ai appelé « la côte du Pénée ». Dans chaque cas, on s'aperçoit que cette inversion du sens de la description est accompagnée d'une indication de distance. Il semble bien que dans de tels cas, Strabon a exploité une information venant de sources différentes et cherche à lever une difficulté. Mais en fin de compte, cette complexité de la description est dominée grâce à une conception très unitaire de la rivière : un seul cours d'eau, un seul nom, une seule origine, un seul tracé sur la carte depuis la source jusqu'à l'embouchure. On mesure ainsi la différence avec le témoignage d'Hérodote que j'ai cité en commençant. Nous trouvons chez Strabon une conception complètement rationalisée de la rivière. Cela ne doit cependant pas nous conduire à récuser ce que disait Hérodote. Cela serait d'autant moins justifié qu'il existe d'autres témoignages littéraires se rapportant à un Pénée thessalien qui n'est pas identique à celui de Strabon. J'ai évoqué la représentation que nous donne Apollonios de Rhodes d'un Pénée-Amyros venant de l'Ossa et du Pélion. Il en existe au moins deux autres, un de Tite-Live, un autre de Procope, qui paraissent en pleine contradiction avec la description de Strabon et avec ce que nous concevons aujourd'hui comme la réalité physiographique du terrain. Dans le schéma d'interprétation que nous venons d'établir, ces textes peuvent cependant trouver leur place et recevoir une explication satisfaisante 154. L'interprétation de ces témoignages a été en réalité faussée, semble-t-il, parce qu'en fait les auteurs modernes tendent automatiquement à penser que la réalité antique était conforme à ce qu'ils perçoivent, que la perception des Anciens a toujours été identique à la nôtre, que la toponymie enfin devait être la même que celle qu'ils reçoivent des habitants ou qu'ils peuvent lire sur des cartes. Cette perception du réel est si forte qu'elle a détourné les philologues, depuis plus de cent ans, de prendre ces textes « au pied de la lettre » et de les accepter comme ils sont pour ce qu'ils disent. Notre problème à nous doit être au contraire de faire la distinction entre la réalité du paysage reconstituée pour une époque donnée et le rapport qu'un nom antique (Amyros, Pénée) ou un tracé décrit par un auteur (cours d'eau) semble établir avec celle-ci, pour telle ou telle raison, indépendamment de la situation actuelle. Il est vrai que quand Procope dit que le Pénée vient du Pélion, et qu'il coule en méandrant à travers la plaine orientale de la Thessalie autour de Larissa, nous pouvons à bon droit nous demander s'il ne rêvait pas. Car, pour nous, le Pénée prend naissance dans le Pinde, il traverse les deux plaines thessaliennes jusqu'à Larissa, et de là s'infléchit vers le nord en direction des défilés de Rhodia et de Tempe. C'est aussi ce que nous dit Strabon, on l'a vu, et nous considérons sans hésitation que tous les géographes de l'Antiquité et que tous les habitants de la Thessalie avaient sans aucun doute la même compréhension et la

154. Cf. l'étude citée n. 19. LE PÉNÉE DE STRABON 71 même perception que nous de cet espace géographique que nous définissons par le cours du Pénée (considéré comme un tracé axial unitaire) et que nous appelons son bassin (voir la carte, fig. 7). Nous savons bien pourtant que rien n'est plus difficile que d'isoler un tracé de rivière déterminé et de lui affecter une seule et même appellation alors que celle-ci est insérée dans tout un réseau de cours d'eau tributaires et affluents, et que dans bien des cas la même dénomination désigne l'un ou l'autre de ceux-ci, quand elle ne s'applique pas à deux ou trois « bras » distincts. Cette ambiguïté, et nos difficultés à la résoudre, viennent du fait qu'il peut exister des perceptions de l'espace très diverses et même opposées d'une même réalité physiographique. Les cours d'eau en offrent des exemples tout à fait significatifs, à mon avis, comme on vient de le voir ici pour le Pénée. Dans l'une de ces perceptions, ce que l'on cherche est linéaire, et l'on vise à suivre un cours d'eau unique, de son embouchure à sa source ; c'est notre perception moderne, cartographique et administrative des rivières 155. Dans une autre, on perçoit au contraire les cours d'eau comme des sortes d'écheveaux, une « chevelure » qui, à partir d'un tronçon commun, l'émissaire, se diversifie de plus en plus finement au fur et à mesure que l'on remonte en amont ; dans cette conception, il n'existe pas une source unique, il peut en exister plusieurs, et peu importe que les cours d'eau qui en sont issus aient tous le même nom 156. Mais on trouve aussi bien la vision contraire, selon laquelle tous les cours d'eau d'un même bassin, même s'il portent des noms différents dans leur cours supérieur, se réunissent tous pour finir, sous un même nom, dans un unique émissaire.

POST-SCRIPTUM. L'essentiel de cette étude a été rédigé en 1995-1996 pour le Séminaire sur les représentations de l'espace ; l'interprétation du chapitre de Strabon sur la Thessalie m'est apparue comme une étape incontournable pour faire progresser notre recherche sur la localisation de nombreuses cités thessaliennes, encore largement discutée. Cela a été le cas, récemment, dans un petit ouvrage publié par K. Rakatsanis et A. Tziafalias et consacré aux cultes et sanctuaires de la Thessalie antique, Λατρείες και ιερά στη αρχαία Θεσσαλία, Α. Πελασγιώτις, Publications de l'Université de Ioannina, Δωδώνη, Parart. 63, Ioannina, 1997, notamment pour la partie septentrionale de la plaine de Larissa. Des localisations tout à fait nouvelles y sont proposées (notamment p. 63-64) pour Gyrton, Mopsion, Kondaia, etc., sur la base de récentes découvertes archéologiques (inscriptions de Mopsion à Gyrtoni et monnaies de Gyrton à Gremnos Magoula). Est-il besoin de rappeler que, contrairement à une croyance trop souvent répandue, les « évidences archéologiques » n'en sont pas toujours ? Il existe des trésors monétaires « aberrants », des pierres « errantes », des transports de matériaux pour remplois dans toutes les directions, à toutes les époques, etc. Il faut bien avoir conscience que les « données » archéologiques sont tout aussi ambiguës que les sources écrites, contre lesquelles, si elles sont explicites et cohérentes, il sera toujours difficile d'aller. Tel est le cas, je crois pour la localisation d'Argoussa, de Mopsion, de Gyrton et de quelques autres cités thessaliennes.

155. Il est très important, de ce point de vue, d'identifier « les sources de la Loire », par exemple, à tel endroit et pas ailleurs ; on en tire avantage pour le tourisme ! 156. C'est une situation attestée en plaine comme dans les montagnes, et dans nos Alpes pour commencer : que l'on songe à ces rivières du versant italien qui s'appellent Doria et que l'on ne distingue que par des appellatifs complémentaires, Doire Baltée ou Doire ripaire. On songera aussi à l'exemple classique des « Deux-Sèvres ».