La Description Du Penee Thessalien Par Strabon Éléments D'une Représentation De L'espace Géographique Chez Les Anciens
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L'espace et ses représentations TMO 32, Maison de l'Orient, Lyon, 2000 LA DESCRIPTION DU PENEE THESSALIEN PAR STRABON ÉLÉMENTS D'UNE REPRÉSENTATION DE L'ESPACE GÉOGRAPHIQUE CHEZ LES ANCIENS Bruno HELLY RÉSUMÉ Strabon, au Livre IX, chapitre 5 de la Géographie, a donné à sa description de la Thessalie un fil conducteur, le cours du Pénée : il le suit depuis sa source dans le Pinde, jusqu'à la mer. On n'a peut-être pas assez vu que cette description n'est pas « au fil de l'eau » : elle est au contraire segmentée en plusieurs parties distinctes qui correspondent aux lignes de force du paysage thessalien, en particulier les défilés qui marquent le passage d'un compartiment de l'espace à un autre. On est ainsi conduit à reprendre l'étude des termes τεμπή, qui est un nom commun générique avant d'être le nom d'un seul lieu, de εκβολή et de ses composés, pour lever un certain nombre d'incompréhensions ou d'erreurs d'interprétation commises sur le texte et la géographie de la Thessalie antique. On a souligné depuis longtemps déjà l'importance de la description des cours d'eau, fleuves et rivières, dans la Géographie de Strabon : cette description sert très souvent de fil conducteur à la « chorographie », la géographie régionale l. Il est clair aussi que l'utilisation de ces lignes de force du paysage, plus encore que la référence aux massifs montagneux, a servi à définir la position de nombreux autres points de l'espace, depuis très longtemps. Les anciens Grecs ont su utiliser les cours d'eau comme repère, non seulement pour décrire un pays 2, mais aussi pour structurer celui-ci, dans des représentations qui avaient d'emblée une signification politique : celle que l'on doit donner à la distribution et à l'organisation des communautés humaines dans cet espace 3. J'ai montré dans un ouvrage récent que la division de la Thessalie en tétrades, opérée dans la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C. par Aleuas le Roux, est appuyée sur le cours du Pénée, principalement dans la partie occidentale de cette région 4. La représentation du Pénée, dans l'histoire thessalienne, a joué un rôle également dans d'autres domaines, ceux de la mythologie et de la géographie, qui se sont trouvés là étroitement associés, d'une manière paradoxale. De fait, les Anciens avaient produit au fil des siècles une reconstruction très élaborée de l'évolution géomorphologique de la plaine. Celle-ci, pensaient-ils non sans raison, avait d'abord été recouverte pour sa plus grande partie par les eaux dont le Pénée, en amont, était et est toujours le principal collecteur, elle avait été ensuite exondée grâce à l'ouverture de la gorge appelée Tempe, qui a permis à ces 1. Sur la perception que Strabon avait des fleuves, cf. G. Aujac, 1966, Strabon et la science de son temps, Paris, p. 242-245 ; R. Baladié, 1980, Le Péloponnèse de Strabon, Paris, p. 28-29. 2. Je prends ce terme au sens que lui donnent aujourd'hui les géographes. 3. Ce que l'on pourrait appeler une géopolitique, si le mot n'était pas le plus souvent utilisé aujourd'hui pour des représentations à une échelle beaucoup plus haute, celle de la planète. 4. B. Helly, 1995, L'État thessalien, Aleuas le Roux, les tétrades et les tagoi, CMO 25, Lyon, p. 180-181. 26 Β. HELLY eaux d'atteindre la mer ; enfin elle conservait dans l'Antiquité - et cette situation, a-t-on souvent pensé chez les historiens modernes, s'est prolongée jusqu'à une époque très récente -, dans les deux plaines thessaliennes, des zones lacustres ou marécageuses considérées comme des vestiges de l'état d'origine 5. De cette représentation, que l'on peut qualifier de fixiste et linéaire, parce qu'elle repose sur le présupposé que les paysages thessaliens n'auraient connu aucun changement essentiel ni aucune variation périodique dans le temps, on peut dire que Strabon a été l'un des principaux témoins, sinon même le principal responsable - il l'est en tout cas pour les modernes. Dans sa recherche des villes homériques de la Thessalie, Strabon s'est référé à un paysage thessalien qu'il connaissait dans ses grandes lignes, directement ou indirectement 6, mais toujours en considérant ce cadre géographique comme stable et identique à toutes les époques 7. C'est là un réflexe qui n'a pas épargné les historiens comme les archéologues d'aujourd'hui et qui conduit à bien des mécomptes 8. Il n'en reste pas moins que la description du Pénée que nous trouvons chez Strabon constitue un fil conducteur de la représentation de la Thessalie qu'il voulait transmettre à ses lecteurs. Les historiens de la Thessalie antique ne s'y sont pas-trompés, qui ont abondamment utilisé ce témoignage pour reconstruire la géographie ou l'histoire de la région, tout en se plaignant souvent des erreurs ou des imprécisions de leur source. Mais, paradoxalement, il semble bien qu'ils ont en même temps souvent maltraité sa pensée, notamment en laissant passer des traductions et en reconstruisant des représentations géographiques et historiques que le texte original, à mon avis, ne contenait certainement pas. Il me paraît donc intéressant de reprendre dans son ensemble la description que Strabon a donnée du Pénée et de vérifier sa pertinence en étant attentif moins, sans doute, aux connaissances géographiques qui ont pu lui servir de référence 9 qu'aux conceptions de l'espace qui s'expriment au fil de son discours. Il me semble qu'on peut ainsi gagner, je l'espère du moins, quelques éléments de la représentation que les Anciens se sont donnée d'un espace géographique tel que celui de la Thessalie. Le Pénée, frontière de la Grèce II faut chercher les éléments de la description du Pénée élaborée par Strabon dans deux livres différents : on la trouve bien sûr dans le livre IX qui est consacré à la Grèce et qui contient, en son chapitre 5, la description de la Thessalie, mais aussi dans le livre VII, qui traite en particulier de la 5. Cf. les études que j'ai consacrées à ces aspects mythologiques et géographiques : « Les premiers agriculteurs de la Thessalie : mythe des origines à la lumière de la philologie, de l'archéologie et de la linguistique » Rites et rythmes agraires, M.-C. Cauvin éd., 1991, Lyon, p. 135-147, et 1987, « La Grèce antique face aux phénomènes sismiques », PACT 18, p. 143-160. 6. R. Baladié, répondant amicalement à une demande de ma part, me fait savoir qu'à son avis Strabon ne connaissait la Thessalie que par des intermédiaires, qu'il pouvait mal interpréter. La source principale de Strabon pour son chapitre 5 du livre IX serait Apollodore. 7. Alors qu'il insiste au contraire, à plusieurs reprises, sur les nombreux changements de situations et de lieux qu'ont connus, selon lui, les populations thessaliennes au cours de leur histoire, au point, dit-il, qu'on ne s'y retrouve plus. Cf. les notations sur la division de l'espace en IX, 5, 23, sur « la Thessalie coupée en deux », la réflexion faite en 5, 4 sur le fait que « les changements dont une région est le théâtre dans son ensemble ou ses diverses parties varient selon la puissance des chefs qui sont à sa tête », et plus loin en 5, 8, à propos de Thèbes, en 5, 10 (fin) sur les divisions de la Phthie d'Achille. Remarques aussi 5, 11 sur la prééminence des Thessaliens et des Macédoniens qui a conduit à l'absorption des voisins immédiats de ces deux peuples. Enfin en 5, 12, un commentaire sur la « disparition » de populations anciennes, les causes que Strabon donne de ce phénomène (extermination complète ou extinction et changement d'organisation politique), qui sont autant de raisons d'en parler. 8. Cf. les remarques faites dans l'article de G. King et al, 1985, « The palaeoenvironment of some archaeological sites in Greece : the influences of accumulated uplift in a seismically active région », Proceedings of the Prehistoric Society, rappelant fort à propos l'habitude des archéologues de se référer à un cadre stable : « a static landscape as a fixed framework for measuring variations in prehistoric subsistence and settlement ». 9. Dans cette direction, on pratique en fait une sorte de « Quellenforschung » qui, même si elle est aujourd'hui bien décriée, n'est pas complètement abandonnée. LE PÉNÉE DE STRABON 27 Macédoine. C'est d'abord là, si l'on suit le fil de l'ouvrage, que l'on trouve la première mention du Pénée et une première représentation, celle d'une rivière frontalière, comme nous dirions aujourd'hui : VII, frgt 4 : Ή δε Παιονία τούτοις μεν έστι προς εω τοις έθνεσι, προς δύσιν δε τοις Θρακίοις όρεσι, προς άρκτο ν δ' ύπέρκειται τοις Μακεδόσι, δια Γορτυνίου πόλεως και Στόβων έχουσα τάς είσβολας επί τα προς <νότον στενά > (δι' ών ό Άξιος ρέων δυσείσβολον ποιεί την Μακεδονίαν έκ της Παιονίας, ώς ό Πηνειός δια των Τεμπών φερόμενος από της Ελλάδος αυτήν έρυμνοί) προς νότον <δέ> τοις Αύτοριάταις και Δαρδανίοις και Αρδιαίοις όμορει. « La Paionie est à l'est de ces nations [probablement les Thesprotes et les Molosses], à l'ouest des montagnes de Thrace. Par rapport à la Macédoine elle occupe une position septentrionale et tient la route qui, traversant Gortynion et Stobi, donne accès aux défilés vers le sud. L'Axios traverse ces défilés, ce qui fait que l'accès de la Macédoine est difficile quand on vient de la Paionie, de même que la traversée de Tempe par les eaux du Pénée à leur sortie de la Grèce assure à celle-ci une couverture naturelle.